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Title : Correspondance littéraire, philosophique et critique de Grimm et de Diderot depuis 1753 jusqu'en 1790. Tome 4
Author : Grimm, Friedrich Melchior (1723-1807). Auteur du texte
Author : Diderot, Denis (1713-1784). Auteur du texte
Publisher : Furne (Paris)
Publication date : 1829-1831
Contributor : Taschereau, Jules-Antoine (1801-1874). Éditeur scientifique
Contributor : Chaudé, A.. Éditeur scientifique
Set notice : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb314352802
Artwork notice : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb12331718t
Type : text
Type : printed monograph
Language : french
Format : 16 vol. ; in-8
Description : [La correspondance littéraire (français)]
Description : Collection numérique : Arts de la marionnette
Description : Appartient à l’ensemble documentaire : GTextes1
Rights : Consultable en ligne
Rights : Public domain
Identifier : ark:/12148/bpt6k5719205h
Source : Bibliothèque nationale de France, département Collections numérisées, 2009-20886
Provenance : Bibliothèque nationale de France
Online date : 09/11/2009
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CORRESPONDANCE
LITTÉRAIRE.
TOME IV.
IMPRIMERIE DE R. FOURNIER
RUE DE SEINE n° 14.
CORRESPONDANCE
LITTÉRAIRE, PHILOSOPHIQUE ET CRITIQUE
DE GRIMM
ET
DE DIDEROT;
DEPUIS 1753 JUSQU'EN 1790.
NOUVELLE ÉDITION,
REVUE ET MISE DANS UN MEILLEUR ORDRE,
AVEC DES NOTES ET DES ÉCLAIRCISSEMENS ,
ET OU SE TROUVENT RETABLIES POUR LA PREMIERE FOIS
LES PHRASES SUPPRIMÉES PAR LA CENSURE IMPÉRIALE.
TOME QUATRIÈME.
1764—1765.
A PARIS,
CHEZ FURNE, LIBRAIRE,
QUAI DES AUGUSTINS, n° 37
ET LADRANGE, MÊME QUAI, N° 19.
M DCCC XXIX.
CORRESPONDANCE
LITTÉRAIRE.
1764.
JUILLET.
Paris , 1er juillet 1764
ON comptera parmi les ouvrages qui ont illustré le siècle de Louis XV, l'Histoire Naturelle générale et particulière, avec la description du Cabinet du roi, entreprise par MM. de Buffon et Dâubenton, de l'Académie royale des Sciences, et gardes du Jardin du roi et de son Cabinet d'Histoire Naturelle. Ces deux hommes célèbres, en réunissant leurs talens et leurs connaissances ; ont fourni jusqu'à présent une vaste et belle carrière. M. de Buffon, après avoir exposé dans des discours généraux ses idées sur la formation la constitution de l'univers, sur la nature et les révolutions de notre globe, sur l'homme, sur les animaux, s'est attaché à l'histoire particulière de chaque espèce; M. Dâubenton y a ajouté la description anatomique et détaillée de chaque animal. Si le travail de M. de Buffon est plus brillant, s'il est reçu avec plus d'empressement de la part du plus grand nombre, qui ne cherche à avoir que des notions générales, il faut convenir que celui de M, Dâubenton sera bien précieux
à la postérité; car si jamais la science de la nature peut
TOM IV. I
2 CORRESPONDANCE. LITTERAIRE, '
faire quelque progrès, ce sera par de tels travaux répétés comparés et transmis de siècle et en siècle : si Aristote ou Pline avait eu son Daubenton ,on sent aisément que nous serions débarrassés de beaucoup d'incertitudes et d' obscurités, et que l'histoire naturelle en serait un peu plus avancée.... On a reproché à M. de Buffon une trop grande facilité à créer des systèmes et à s'en engouer ; on a dit qu'il voyait moins la nature dans ses opérations que dans sa tête; de savans naturalistes des pays étrangers, et surtout d'Allemagne, où cette science est particulièrement cultivée, ont relevé un grand nombre de ses erreurs. Malgré tout cela, M. de Buffon aura toujours la réputation d'un philosophe distingué; l'élévation de ses idées et de,son style lui donnera toujours un droit incontestable à l'emploi difficile et glorieux d'historien de la nature. Si des gens d'un goût sévère lui reprochent un peu trop de poésie dans son style, il faut convenir que ce défaut se pardonne bien plus aisément que la sécheresse et la pauvreté qu'on remarque dans d'autres ouvrages philosophiques de notre temps.
L'étude de la nature serait la plus digne d'occuper le premier âge, et d'entrer principalement dans le plan de notre éducation. Au lieu de faire perdre aux jeunes gens un temps précieux dans des exercices gothiques, qu'on a compris dans les collèges sous le nom de rhétorique et de philosophie, et qui ne servent qu'à gâter l'esprit , ne serait-il pas beaucoup plus convenable de leur meubler la tête de mille connaissances certaines et utiles pour tout le reste de la vie? Cette étude, jointe à celle des arts mécaniques ; non moins recommandable, rendrait là première éducation moins sédentaire et plus conformé au
voeu de la nature qui exige un mouvement continuel pour
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l'âge de la croissance; le maître se promènerait avec ses disciples, de campagne en campagne, d'ateliers en ateliers, au lieu de les renfermer dans de vastes prisons, et de les occuper à composer un thème, à argumenter sur une thèse, et à d'autres travaux aussi nuisibles qu'insipides. Cette étude conviendrait particulièrement à la curiosité du premier âge. L'ardeur de s'instruire est plus grande dans l'enfance, et la mémoire toute fraîche recevrait une nomenclature utile et réelle, au lieu de ce fatras de termes scolastiques, métaphysiques, théologiques, dépourvus de sens et d'idées. Comme l'éducation publique, dans des États immenses tels que les nôtres, ne saurait être que vague et indéterminée, l'étude de la nature et des arts mécaniques aurait encore l'avantage d'être également utile dans toutes les conditions de la vie. Quelque état qu'un jeune homme,embrasse au sortir de l'enfance, il lui sera toujours honteux de ne rien connaître aux productions naturelles, et d'ignorer la manière dont se fabriquent
fabriquent linge et le drap qu'il porte. Enfin, l'avantage le plus décisif de cette étude sur celle dont on occupe la jeunesse, serait d'accoutumer l'esprit, dès les premiers pas qu'il fait, à penser avec justesse, à ne se pas payer de mots, à comprendre de bonne heure les bornes et la
, pauvreté de nos connaissances, à sentir combien il est difficile d'échapper à l'erreur, à apprendre le grand art de douter, de se défier de ses lumières, d'être modeste et sage, qualités sans lesquelles on ne peut devenir un bon esprit, et que la véritable science peut seule donner à la jeunesse, naturellement confiante et présomptueuse.
Rien en effet ne paraît plus propre à tempérer notre orgueil, que l'état où se trouve l'histoire de la nature. Malgré les efforts de tant de siècles et les travaux de tant
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d'excellentes têtes, on n'y saurait faire un pas sans rencontrer des difficultés et des incertitudes. Les faits manquent partout, et partout les philosophes leur ont substitué leurs faux systèmes.ll y a même apparence que la nature restera pour nous éternellement impénétrable, et qu'elle se refusera toujours à notre regard audacieux et faible. L'étude de la nature sera donc moins pour nous un moyen de perfectionner la science, qu'un avertissement utile de la faiblesse de nos organes, des bornes de notre esprit et de la vanité de nos travaux... Deux choses semblent s'opposer à la perfection de cette science, la brièveté de la vie et les barrières insurmontables que la nature a élevées entre les espèces. Je ne parle pas seulement des espèces sauvages et carnassières que leur instinct éloigne, de l'homme et rend, indomptables ; mais celles que nous avons réduites en servitude ou à l'état de domesticité depuis l'antiquité la plue reculée, ne se refusent pas moins à notre curiosité et, à notre instruction. Nous connaissons sans doute le chat et le chien un peu mieux que le lion et la panthère; mais combien de questions importantes et essentielles à éclaircirsur ces animaux qui vivent avec nous depuis tant de siècles! Nous n'aurons des idées nettes sur leur organisation, sur leurs perceptions , sur leur manière de recevoir et de communiquer leurs idées que lorsqu'il y aura, des Buffons parmi eux comme parmi nous, et que nous pourrons lire l'histoire naturelle qu'ils auront; écrite de leur espèce. Ces Buffons chiens, ou chats tomberont dans d'étranges bévues. Il y a grande apparence que le chat fera une description plus magnifique de la Chartreuse de la rue d'Enfer que du palais de Versailles; que saint Bruno sera pour lui un plus grand homme que Louis, XIV, parce qu'il aura;
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procuré aux chats l'occasion de faire toute l'année, bien à leur aise, excellente chère en maigre, tandis qu'il n'y a à Versailles que des viandes et du tumulte. L'historiographe des loups ou des oiseaux de proie ne manquera pas de consacrer dans ses fastes l'année 1757, comme une des plus heureuses. Neuf batailles rangées en moins de huit mois de temps! Quelle abondance de gibier! Mais il dira que le bonheur du monde a toujours été en diminuant depuis ce moment, et que vers l'année 1763, une disette générale et affligeante a succédé à tant d'abondance (1). Au milieu de ces beaux raisonnemens auxquels ceux de nos philosophes ne ressemblent que trop souvent, nous serions bien surpris d'apprendre des vérités sur la nature, sur le caractère, sur les moeurs de ces espèces dont nous ne nous, étions jamais doutés, quoiqu'elles nous eussent pour ainsi dire crevé les yeux depuis cinq ou six mille ans.;.. Il est évident que l'histoire de la nature est différente pour chaque espèce, et que chaque être lit dans ce grand livre, comme il peut, avec les yeux qu'il a reçus, c'ést-à-dire suivant les organes et les facultés dont-il est doué. Tous les objets extérieurs sont modifiés par nos organes, dont la faiblesse et les bornes nous mettent à tout instant dans le cas d'une ignorance invincible, et nous empêchent d'assigner un certain degré d'évidence, même aux choses que nous croyons le mieux savoir. Le moucheron, presque imperceptible, qui erre sur le front du professeur d'histoire naturelle comme sur un vaste continent bordé d'un coté d'immenses forêts, et de l'autre de gouffres et de précipices, tandis que celui-ci explique gravement à ses écoliers la science de la nature ; ce moucheron, s'il pouvait se faire écolier pour un mo(1)
mo(1) paix conclue après la guerre de Sept-Ans.
6 CORRESPONDANCE LITTERAIRE
ment, serait bien étonné d'apprendre que ce vaste continent, dont la solitude l'effraie, n'est pas la moitié du visage d'un animal appelé homme, qui fait tant de train dans ce monde sans que les moucherons s'en doutent seulement, et dont un doigt, porté sur le front, sans dessein, peut devenir aussi funeste au voyageur moucheron que l'écroulement d'une montagne au voyageur homme.... Il est constant que l'homme n'a, à cet égard aucune supériorité sur la créature la plus chétive. L'erreur nous environne également, avec la différence que le moucheron vraisemblablement ne consume pas l'instant de son existence à faire des systèmes et des raisonnemens à perte de vue, et que tous les étonnans efforts du génie de l'homme ne lui ont appris qu'à connaître sa faiblesse, en l'embarrassant d'incertitudes, de doutes, de difficultés inexplicables. La brièveté de la vie paraît opposer des obstacles insurmontables aux progrès de cette science. Même'en réunissant nos travaux, en les dirigeant vers un but commun, nous ne pouvons nous flatter de recueillir assez de faits pour constater les principes généraux et les lois constantes de la nature. Tout notre savoir-faire consiste à généraliser nos idées, à imaginer des rapports qui n'existent que dans notre tête, et qui, pour faire honneur à notre imagination ou à notre sagacité, n'en sont pas moins chimériques; à former enfin, d'après quelques faits particuliers, des inductions sur lesquelles nous établissons des lois prétendues éternelles et invariables que la nature n'a jamais connues. Ainsi la source des erreurs est en nous-mêmes, et par conséquent intarissable. Si l'invention de quelques arts utiles paraît nous avoir donné quelques avantages sur les anciens; si la facilité de voyager facilite les moyens de s'instruire ; si
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l'établissement des postes rend la communication des lumières prompte et aisée; si l'imprimerie et l'art de représenter les objets par la gravure paraissent fixer la science en multipliant l'instruction et en portant les connaissances acquises d'une extrémité du globe à l'autre, nous sommes trop continuellement sujets à des révolutions physiques, et morales pour tirer de cette circulation des avantages durables : un instant malheureux, un incendie, un ouragan, un tremblement de terre, un homme puissant et absurde, fléau plus cruel que tous les autres, suffit pour anéantir les fruits de vingt siècles d'effort et de génie.
Les naturalistes nous ont donné de belles méthodes ; de beaux systèmes; ils savent classer les êtres avec plus d'ordre et d'exactitude que nos intendans n'en mettent à classer les matelots dans les provinces maritimes ; mais la nature méprise ces classes, et se moque de nos méthodes. Quel philosophe est assez hardi pour oser assurerqu'il n'y a point d'espèces perdues depuis cinq ou six mille ans que nous prétendons savoir quelque chose de l'histoire de notre globe, ou qu'il né s'en est pas formé de nouvelles pendant cet intervalle, et qu'il ne s'en forme pas journellement? Pour prononcer sur ce seul point, il faudrait être immortel et remplir à la fois tout l'univers, comme cet être en question que nous connaissons si bien. La rapidité et la brièveté de notre existence nous doivent sans cesse rappeler, ce joli mot de F*ontenelle : « De mémoire de rose, on n'a vu mourir un jardinier. » Il est évident que, pour les roses, le jardinier est un être immortel. Qu'une rose qui voudrait expliquer à ses soeurs les lois éternelles de la nature nous paraîtrait absurde et ridicule.
En lisant les deux nouveaux volumes que MM. de
8 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
Buffon et Daubenton tiennent de publier et qui font le dixième et le onzième de leur ouvrage, vous aurez occasion de vous confirmer dans toutes ces idées. On trouve dans le dixième l'histoire et la description d'un grand nombre d'animaux du Nordde l'Afrique et de l'Amerique, dont les noms sont à peine connus. Tels sont l'ondatra et le desman , le pecari ou le tajacu, la roussette et le vampire, le polatouche, le petit-gris , le galmiste,le barbaresque et le suisse; le tamanoir, le tamandua et le fourmillier ; le pangolin et le phatagin , les tatous , le paca; le sarigue ou l'opossum; la marmose, le cayopollin. Tout le travail de nos deux acadé- , miciens se réduit à la dissection de] quelques individus de ces espèces opération utile sans doute, mais qui ne répand aucune lumière sur leur nature, sur leur espèce, sur leur instinct, sur leurs moeurs, etc. L'histoire que M. de Buffon en a voulu tracer ne consiste que dans une réfutation assez ennuyeuse des erreurs où d'autres naturalistes sont tombés sur ces espèces, mais sans qu'il ait pu substituer à ces erreurs des notions plus certaines : les faits et les connaissances manquent partout; les conjectures et les inductions les remplacent bien mal. Le Onzième volume est plus intéressant. Il traite de l'éléphant, le premier des animaux ; du rhinocéros, du chameau et dromadaire ; du buffle, bonasus, aurochs, bison et zébu ; du mouflon et des autres brebis ; de l'axis , ou la biche de Sardaigne, ou le cerf du Gange; enfin du tapir, ou l'anta du Brésil. L'histoire de l'éléphant et celle, du chameau sont les deux morceaux distingués; mais on admire dans tous les articles de M. de Buffon ce coupd'oeil philosophique, cette tête saine et sage, ce style noble, élevé, majestueux qui,enchante et agrandit, pour
Ier JUILLET 1764. 9
ainsi dire, le lecteur. Je me bornerai à quelques remarques,' plus dû ressort du goût que de la science. En rendant compte des respects qu'on rend aux éléphans dans les cours indiennes, M. de Buffon observe que l'empereur vivant est le seul devant lequel les éléphans fléchissent les genoux, et que ce salut leur est, rendu par le monarque. « Cependant, ajoute l'historien, les attentions, les respects , les offrandes, les flattent sans les corrompre; ils n'ont donc pas une aine humaine; cela seul devrait suffire pour le démontrer aux Indiens. » Voilà un plaisant argument; mais il est plus ingénieux et poétique que philosophique. C'est un raisonnement à la Juvénal ; il s'emploierait très-bien dans, une satire, mais non pas dans un ouvrage sérieux.... En parlant de l'art avec lequel les Hottentots savent dresser le boeuf, sauvage , M. de Buffon dit : « Les hommes les plus stupides sont, comme l'on voit, les meilleurs précepteurs des bêtes ; pourquoi l'homme le plus éclairé, loin de conduire les autres hommes, a-t-il tant de peiné a se conduire lui-même?» Il n'y a point d'enfant qui ne puisse répondre à cette question.
Dans son Discours sur les animaux de l'ancien et du nouveau continent, M. de Buffon a exposé une assez belle et grande vue. Il prétend qu'on ne trouve dans l'Amérique que les animaux qui ont pu passer dans Ce nouveau continent par le nord de l'ancien. Tous ceux à qui leur tempérament ne permet pas de subsister dans le nord ne se trouvent pas dans le nouveau monde, parce qu'ils n'ont trouvé aucun passage praticable. Cette conjecture est belle et philosophique ; mais il faut bien se garder de lui assigner un degré de certitude qu'elle ne saurait avoir , à cause de la disette des faits et des,
10 CORRESPONDANCE LITTERAIRE
observations. Par exemple , M. de Buffon remarque qu'on n'a pas trouvé de boeufs dans l'Amérique méridionale, où il n'y a aujourd'hui que des boeufs sans bosse qu'on y a transportés d'Europe depuis la découverte, au lieu que l'Amérique septentrionale s'est trouvée remplie , de bisons ou de boeufs à bosse. « Ces bisons, dit M. de Buffon, y ont passé par le nord de l'Europe. » Cependant il assure lui-même qu'il n'y a dans, les parties septentrionales de l'ancien continent que des aurochs ou boeufs sans bosse,et que le bison du boeuf à bosse est un animal des pays méridionaux. Suivant ces observations , c'est l'aurochs qu'on devrait trouver dans. l'Amérique septentrionale, et non le bison... Finissons par un fait important que M. de Buffon a ignoré sans doute, puisqu'il n'en parle pas, et que je tiens de M l'abbé Galiani, qui s'en est assuré par lui-même; c'est que le rhinocéros a deux langues distinctes, placées l'une sur l'autre, de manière que l'inférieure avance jusque sur les bords de la gueule, comme dans les autres animaux, et que la supérieure couvre la moitié de l'autre depuis sa racine. Pour en comprendre le mécanisme, il faut se souvenir . que le rhinocéros, ayant le col excessivement court et raide, ne serait guère en état de se procurer sa subsistance sans un museau très-allongé, au bout duquel la lèvre supérieure, avancant de beaucoup sur l'inférieure, lui sert, comme la trompe à l'éléphant, à ramasser sa nourriture et à la porter sur sa première langue. Celle-ci la jette sur la seconde, qui en fait la déglutition. Notre langue suit un mécanisme à peu près pareil. Elle est élevée vers son milieu comme un pont, et c'est ce pont qui porte les alimens, après la trituration , à l'orifice du gosier. Vraisemblablement la première langue du rhino-
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céros manquerait de ressorts, à cause de sa longueur ; pour se former en pont, il a fallu à l'animal une seconde langue pour recevoir les alimens et les porter en arrière. Beau sujet de dissertation pour, les sectateurs des causes finales !
On a agité dans un grand conseil, tenu avant le départ de la cour pour Compiègne, l'importante question de la libre exportation des grains, et la liberté de ce commerce a été accordée sous de certaines restrictions, qui né la gêneront pas si elle ne rencontre pas d'autres obstades dans l'exécution. On prétend que M. le Dauphin a dit qu'il était du parti de la libre exportation, avec environ douze millions de Français, et que le roi s'est rangé du côté des jeunes; car les vieilles perruques étaient toutes pour les lois de prohibition, et né voyaient que famine et calamités dans le libre commerce des blés. L'esprit' de règlement nous obsède, et nos maîtres des requêtes ne veulent pas comprendre qu'il y a une infinité d'objets dans un grand État dont le gouvernement ne doit jamais s'occuper. Feu M. de Gournay , excellent citoyen, respectable par sa droiture et ses lumières, et qui nous a été enlevé trop tôt (1), disait quelquefois : « Nous avons en France une maladie qui fait bien du ravage; cette maladie s'appelle la bureaumanie. » Quelquefois il en faisait une quatrième ou cinquième forme de gouvernement, sous le titre de bureaucratie. A quoi bon en effet tant de bureaux, tant de commis, tant de secrétaires, tant de subdélégués, tant de maîtres des requêtes , tant d'intendans, tant dé conseillers d'Etat, si la machine va d'elle-même, et qu'il ne reste point de
(1) C'est lui dont il a été parlé tom. I, p. 191.
12 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
règlement à faire, pas une pauvre petite formalité à observer? Vous voyez bien que pour tous ces gens-là la liberté du commerce des grains doit être une hydre abominable. En tout pays la raison ne s'établit qu'à la longue et qu'après avoir terrassé tous les monstres et tous les fantômes du préjugé et de la pédanterie. Voici la première victoire qu'elle remporte en France, à force de brochures, après un combat de douze a quinze ans ; car il s'est bien passé quinze ans depuis l'excellent Essai sur la police des Grains, publié par M. Herbert (1) , qui, quelques années après son ouvrage, s'est défait luimême pour s'être ruiné par des entreprises malheureuses (2). Tous ceux qui ont écrit depuis sur ce sujet n'ont fait que répéter les idées de M. Herbert; mais cette répétition même était nécessaire pour faire réussir enfin un projet si salutaire. Comment se peut-il donc qu'on ait défendu, en dernier lieu, d'écrire sur les affaires d'administration et de finance ? Indépendamment de l'odieux des lois prohibitives, lorsqu'elles ne sont pas d'une nécessité absolue, ne sent-on pas que, quand sur dix mille sottises qu'on imprime,; il ne se trouverait qu'une vérité, une vue utile, elle suffirait pour dédommager de l'inutilité des autres?
Parmi les ouvrages qui ont paru depuis quelques mois sur cette matière, il faut compter celui de M. Dupont, sur l'Exportation et l'Importation des Grains (3), et une brochure de M.. Abeille, intitulée!: Réflexions sur la
(1) Grimm se trompe : l'Essai sur la police générale des Grains a été publié par Herbert en 1754 et 1757, et non avant. Voir, 1.1, p.131, t. II, p. 170
(2) Voir loin. II, p. 222. I
(3) De l' Exportation et l'Importation des Grains, 1764, in-8°.
Ier JUILLET I764. 13
police des Grains en France et en Angleterre (1). Ce dernier morceau est très-bien fait... ll me resté une in-, quiétude que je n'ai remarquée à aucun des auteurs qui ont écrit sur cette matière. Si la liberté de ce commerce s'établit en France en vertu des dernières résolutions, je ne doute pas qu'elle ne devienne une source de prospérité intarissable, et que cette seule permission ne soit plus effrayante pour les Anglais que toutes nos forces ensemble; mais pour en tirer tous les avantages que la France est endroit d'en attendre, ne faudrait-il pas en même temps abolir la taille arbitraire, le plus grand de nos maux ? Car lorsqu'une culture heureuse et libre aura procuré de l'aisance au laboureur français, si indigent, si malheureux aujourd'hui, ne sera-t-il pas à craindre que monsieur le subdélégué le voyant mieux vêtu, sa femme et ses enfans mieux entretenus, n'en prenne occasion de l'augmenter à la taille ? Ce serait un moyen sûr de lui faire passer l'envie de s'enrichir par une culture améliorée.
M. l'abbé Morellet a aussi publié un fragment de 35pages sur la police des grains (2). Il prétend dans cette lettre que les faits sont inutiles en matière d'administration, et ne doivent rien prouver; que c'est par des principes qu'il faut se conduire et non par des faits. En honneur, M. l'abbé Morellet se moque un peu de nous. Les principes sont-ils autre chose que ce qui résulte des faits ? Lorsqu'un fait paraît contraire à un bon principe, ou favorable à une absurdité, c'est une preuve qu'il y a quelque chose de caché dans ce fait, et que je n'en ai
(1) M. Abeille n'est mort qu'en 1807, âgé de 88 ans. On a de lui d'autres écrits sur des questions d'économie politique. (B.)
(2) Lettre sur la Police des Grains, 1764 , in-12,
l4 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
qu'une connaissance imparfaite ; car un fait réel ne saurait être contraire à un bon principe, ou ce principe cesserait de l'être, si le fait lui était véritablement opposé. Ainsi, quoique notre cher abbé ait hasardé cette assertion d'un ton très-affirmatif, il me permettra de croire qu'il ne sait ce qu'il dit (1). .
. Palis, le 15 juillet 1764
On a donné le 5 de ce mois, sur le théâtre, de la Comédie Francaise, la première représentation des Triumvirs, tragédie nouvelle. C'est le dernier triumvirat de Rome dont il est question ici, c'est-à-dire celui de MarcAntoine, de Lépide et d'Octave. Feu Grébillon avait traité le même sujet ; ce fut sa dernière pièce que nous vîmes jouer et tomber, il y a dix à douze ans. L'auteur de la tragédie nouvelle est anonyme ; on prétend que c'est un ex-Jésuite qui s'appelle Marchand , et je ne serais pas éloigné : de croire cette pièce l'ouvrage d'un homme de collège (2). Cette tragédie est tombée, et n'a point reparu. J'en ai vu cependant réussir de plus mauvaises : réussir, c'est-à-dire avoir un succès passager,et je crois, que ceux qui ont applaudi Cromwell en dernier lieu n'étaient pas en droit de sifflet les Triumvirs ; mais enfin, le parterre n'était pas disposé cette fois-ci à l'in(1)
l'in(1) à la suite de ses Mémoires, dans des Observations sur la Correspondance littéraire de Grimm, répond à diverses attaques du correspondant, et fait justice du ton haineux ce celui-ci. Sous donnerons des extraits de ces Observations au basdes pages auxquelles elles répondent.
(2). D'autres attribuèrent e Triumvirat à Chabanon, d'autres à madame Guibert (Biographie universelle ,tom. XVI, P.67 ), mais personne ne songea à Voltaire, qui en était le véritableauteur, et Grimm, dans l'ignorance comme tout te public, jugea la pièce avec plus de sévérité, sans doute, qu'il n'en eût mis s'il eût su qu'elle était du Patriarche.
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dulgence. Julie disait à Octave, au dernier acte, avec emphase, en montrant Pompée :
Nous nous aimons tous deux pour le bonheur du monde.
Ce vers et quelques autres aussi plats firent rire. Les acteurs, en général, jouèrent fort mal. Le rôle du jeune Pompée , en particulier, était aussi mal fait que mal rendu, et le public fît justice de celui à qui Octave avait pardonné trop légèrement... Il s'en faut bien sans doute que cette tragédie soit un bon ouvrages Les trois derniers actes surtout sont pitoyables, et toute la fable en est ridicule et absurde. Faire dépendre le sort du triumvirat et de l'empire du monde de l'intrigue de deux femmes et de l'intérêt de leur passion, voilà une invention peu heureuse. L'intérêt ne pouvait d'ailleurs tomber sur aucun acteur, et le dénouement ne pouvait être sa-, tisfaisant. On voit que l'auteur a compté sur l'effet que ferait l'assassinat d'Octave au quatrième acte; mais cet événement n'en pouvait faire aucune parce que tout le monde savait d'avance que l'auteur serait obligé de ressusciter Octave dans l'acte suivant. Il n'en coûte rien au poète de conduire son petit Pompée jusqu'au lit d'Octave, sans que personne s'oppose à leur passage ; mais enfin, il faut bien qu'ils le laissent vivre, malgré qu'ils.en aient, et de quelque commodité qu'il fût pour eux de s'en débarrasser... Avec tout cela, malgré une intrigue très-informe, malgré beaucoup d'absurdités et de platitudes dans le plan et dans les détails, si l'on m'assurait que l'auteur n'a que dix-huit ans, je n'en désespérerais pas. C'est que le ton en général est bien; c'est que tous ces personnages parlent assez en Romains, qu'ils ont assez les idées et la tournure de leur siècle, et que ce mérite
l6 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
est fort rare; c'est que le poète exprime ses idées souvent assez heureusement, qu'il les tire du fond de son sujet et des exemples domestiques, et que c'est ainsi que se traitent les grandes affaires, et non par maximes et avec cette) fausse emphase si commune, dans nos tragédies , et si fastidieuse aux gens de goût; c'est que son style,_ quoique inégal et souvent faible, m'a pourtant paru le véritable style de la tragédie, aussi long-temps qu'on la fera en vers alexandrins; c'est qu'il serait pardonnable à un enfant, d'ailleurs de beaucoup de talent, de manquer un sujet qui exige le génie de Sophocle, c'est-à-dire les talens de grand poète et de grand homme d'Etat réunis, pour être traité convenablement... Jugez quel terrible effet aurait produit sur les théâtres des anciens cette scène entre Octave et Marc-Antoine, où ils décident du sort de Borne, où ils auraient marchandé entré eux la vie de tant de grands personnages, de tant d'illustres Romains , où l'un aurait sacrifié son ami, son ! bienfaiteur, pour obtenir de l'autre la proscription de son frère où de son allié; où enfin l'intérêt aurait fait taire et la voix dû sang, et celle de l'amitié et celle de la reconnaissance! Voilà un grand et illustré spectacle, digne d'être montré à une nation ; mais de tels spectacles ne se verront que lorsque les théâtres redeviendront une école publique de moeurs et une des plus importantes institutions du gouvernement.,Aussi long-temps qu'on n'ouvrira les théâtres que pour l'amusement et le délassement d'un certain ordre de citoyens, je l'ai déjà dit, il faudra renoncer à voir la tragédie reprendre son ancien et véritable lustre. C'est bien sur un théâtre où l'on ne peut faire de tragédie sans qu'il y ait de rôle de femmes, qu'il faut traiter le sujet du Triumvirat? Tout
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poète qui est obligé de mêler aux grands intérêts d'Octave et d'Antoine les petits intérêts de Fulvie; et les tendres intérêts de Julie, est sûr de faire un mauvais ouvrage; tout poète qui entreprend de faire, régler aux triumvirs leurs affaires en vers alexandrins, peut se flatter de leur mettre dans la bouche quelques vers heureux, mais n'approchera jamais du naturel et de la force d'une telle discussion, ni de l'effet terrible que produirait une telle conférence.
M. Algarotti vient de mourir en Italie. Cet homme est célèbre en Europe par ses liaisons et par le séjour qu'il a fait auprès d'un grand roi (1). Il a écrit dans sa langue un Newtonianisme pour les dames, ou des entretiens dans lesquels il explique le système de Newton, comme Fontenelle avait expliqué, dans ses Mondes, le système de Descartes, Cet ouvrage, trop vanté par M. de Voltaire, a été traduit en,français (2), et a eu une vogue passagère à Paris ; mais il est oublié aujourd'hui, M. Algarotti a fait d'ailleurs plusieurs petits écrits sur la poésie et sur les beaux-arts. Il y en a un dans lequel il désire que l'opéra italien, en conservant sa musique, adopte le plan et la constitution de l'opéra français, en associant les ballets et les choeurs au fond du poëme. Cela a été tenté il y a quelques années, sans succès, à Parme, par ordre de l'Infant. On traduisit l'opéra d'Armide de Quinault, que les Français regardent comme le chefd'oeuvre de leur théâtre lyrique; on traduisit encore
(1) Algarotti mourut à Pise le 3 mars 1764; il était né le 11 décembre 1712, Il jouit de la plus grande faveur auprès de Frédéric II, qui le fit comte.
(2) Sewtonianisme pour les dames, ou Entretiens sur la lumière, les couleurs et l'attraction, traduit par Duperron de Castera, 1738, 2 vol. in-12 TOM. IV. 2
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l'opéra ; d'Hippolyte et Aricie; un des plus célèbres maîtres modernes, Fraetta, les mit en musique; la Gabrieli, la divineGabrieli, y chantait; la nouveauté du spectacle avait attiré un monde prodigieux de toutes les parties d'Italie, mais, malgré tout ce qu'on a imprimé dans les feuilles publiques pour les vanter, ces opéra n'eurent point de succès. Le comte de Durazzo, intendant des spectacles à la cour de Vienne(1),a fait faire; en dernier lieu, un pareil essai dans l'opera d'Orphée et Euridice, mis en musique par le chevalier Gluck, Cet ouvragé, dont j'ai emoccasion de voir la partition, m'a paru à peu près barbare. La musique serait perdue si ce genre pouvait s'établir , mais j'ai trop bonne, opinion des Italiens, nos seuls maîtres dans les arts, peur craindre . que ce faux genre leur plaise jamais. Je crois avoir démons tré dans l'Encyclopédie , à l'article Poëme lyrique, que le plan et la constitution de l'opéra français sont aussi vicieux que sa musique est froide et ennuyeuse, et que c'est un reste de barbarie qui nous a fait associer, ou plutôt confondre dans un même drame, deux imitations aussi distinctes que le chant et la danse. Pour revenir à M. Algarotti, ce que je trouve de plus beau et de plus glorieux c'est qu'il a pu laisser par soir testament une marque de souvenir au roi de Prusse et une autre à M. Guillaume Pitt. C'est annoncer au public qu'il a été honoré de l'amitié de deux grands hommes, et je trouve plus de vanité à cela qu'à son épitaphe, quoi qu' en disent les pédans Il a ordonné qu'on mit sur sa tombe : Hic jacet Algarottus , sed non omnis (Ci-gît Algarotti, mais, pas tout entier). Cette épitaphe peut paraître chrétienne,pu, dévote, si vous voulez; mais pour vaine.,
(1) C'est à ce comte Durazzo qu'est adressée la Correspondance de Favart.
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je ne le sens pas. Je crois d'ailleurs que ce n'est que la parodie de celle qu'un autre Italien célèbre, dont le nom ne me revient pas, fit mettre sur sa pierre : Hic jacet... totus ( Ci-gît un tel, tout entier). L'abbé Galiani prétend que l'épitaphe de M. Algarotti appartient de droit à Farinelli, ou à Gaffarelli, ou à Salimbeni (1), à qui il convient de la restituer.
La mort vient de nous enlever, à un âge peu avancé, M. Le Vayer, ancien maître des requêtes (2). C'était un homme moins célèbre que savant et aimable. Il possédait toutes les langues anciennes et modernes, et avait, avec un esprit droit, des connaissances fort variées. Il avait été, dans sa jeunesse, de la cour de mademoiselle de Charolais. Plusieurs couplets charmans, où la beauté et les graces de cette princesse sont célébrées, sont de M. Le Vayer. Il se perd tous les jours de bien jolies choses en ce genre, et c'est dommage. On prétend que ces riens ont nui à la fortune dé M. Le Vayer dans la carrière qu'il avait embrassée. Les pédans voudraient bien établir qu'il faut être aussi sot qu'eux pour être capable de placés et d'emplois sérieux ; ils ont du moins grand intérêt et grand soin de décrier les gens d'esprit. La vie privée, à laquelle M. Le Vayer se vit condamné, ne lui fut point à charge. Il jouissait d'une fortune considérable avec une femme aimable qu'il aimait beaucoup, et dont il était adoré. Il passait une grande partie de l'année dans ses terres, où il faisait du bien, et où sa mémoire sera long-temps en
(1) Chanteurs italiens auxquels on avait procuré des voix de ténors trèsélevées.
(2) Jean - François Le Vayer de Marsilly, auteur de plusieurs ouvrages, mourut le 5 juin 1764.
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vénération. Il est mort d'une manière bien malheureuse: il avait coutume de se baigner chez lui dans un bain, qu'on lui chauffait au moyen d'un cylindre rempli de charbons allumés. Le domestique, qui avait placé le cylindre à côté de la baignoire lorsque son maître y fut. entré, oublia, en s'en allant', de remporter avec lui. On sait que la vapeur du charbon, qui ne peut se dissiper dans l'air, est un poison prompt et actif auquel rien ne résiste. On trouva le maître et son chien, qu'on avait enfermé avec lui dans la chambre du bain, sans vie.
ll vient de paraître un nouveau roman intitulé : Lettres du marquis de Roselle, en deux parties, par madame Élie de Beaumont, femme du célèbre avocat de ce nom. Le marquis de Roselle est un jeune seigneur fort riche, qui, entrant dans le monde avec un coeur tout neuf, un caractère honnête et des passions très-vives, tombe dans les pièges d'une fille de l'Opéra, qui joue la vertu avec lui, et lui tourne la tête au point de le déterminer à l'épouser, il est prêt à consommer cet acte de folie et de honte, lorsqu'on réussit à lui ouvrir les yeux; Cette passion insensée ayant dérangé sa santé, on l'envoie aux eaux, où il devient amoureux d'une fille de condition peu riche, mais d'ailleurs charmante, et l'épouse au grand contentement de tout le monde. Voilà toute la fable, qui est assez plate; comme vous le voyez. Ce M. de Roselle est un sot enfant, dont l'aveuglement pour une courtisane est trop bête pour intéresser. Il fallait un prodigieuxgénie pour rendre cette situation susceptible d'intérêt, et madame de Beaumont n'en à pas l'ombre. Son roman a pourtant eu. une sorte de succès ; c'est qu'il est rempli de sentimens honnêtes et d'une sorte de morale à la portée
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de tout le monde; on y trouve même quelques sermons assez chauds. On ne peut refuser de l'estime à une femme qui a écrit les Lettres du marquis de Rosette ; mais on l'estimerait encore davantage si, après les avoir écrites, elles les eût jetées au feu, parce qu'elle en aurait senti la médiocrité. .
L'Homme, ou le Tableau de la Vie, histoire des passions, des vertus, et des évenemens de tous les âges, trouvée dans les papiers de feu M. l'abbé Prévost, avec figures , trois volumes in-12, voilà le titre d'une insigne rapsodie qu'on vient de publier sous le nom d'un auteur célèbre ( 1 ) mort sur la fin de l'année dernière. Soit qu'on l'ait effectivement trouvée dans ses papiers, soit qu'un mauvais auteur ait voulu se servir d'un nom célèbre pour donner de la vogue à ses platitudes, on ne peut rien lire de plus détestable, On a publié dans le même temps la suite d'un roman que l'abbé Prévost avait commencé deux ans avant sa mort, et qu'il avait intitulé le Monde moral, ou Mémoires pour servir à l'histoire du coeur humain. Ce roman consiste en aventures détachées, et la suite, qui paraît en deux parties, est encore plus mauvaise que les premiers volumes, qui n'eurent aucun succès dans leur temps. Enfin, on a ramassé en deux volumes des contes, aventures et faits singuliers recueillis de M. l'abbé Prévost. La plupart de ces rapsodies sont tirées du Pour et Contre, journal dé ce laborieux écrivain. L'abbé Prévost était né avec beaucoup de talent; une conduite déréglée lui nuisit beaucoup. Il avait' un besoin continuel d'argent, et il écrivait toujours. La réputation de ses premiers ouvrages le mit aux gages des
(1) Cet ouvrage est d'un écrivain nommé Baret,
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libraires. Il aimait le vin et les femmes, et trouvait le secret de dépenser tout ce qu'il gagnait (1).
M. Necker, de Genève, chef d'une des plus fortes maisons de banque de Paris (2), a lu à la dernière assemblée générale de la Compagnie des Indes un Mémoire au nom des députés des actionnaires, du nombre desquels il était. Ce Mémoire, qui a été imprimé, trace le nouveau plan d'administration sur lequel la Compagnie se propose de continuer son commerce. Ce plan paraît très-bien combiné, et il vient d'être adopté par la Compagnie. M. Necker est un homme de beaucoup d'esprit et de mérité. En crayonnant à là fin de, son Mémoire le tableau du véritable négociant, il a fait, sans le savoir, son propre portrait. Il serait à désirer que nous en eussions beaucoup qui lui ressemblassent. Le père de M. Decker, né à Gustrin, était professeur en droit public à Genève, où il en publia des principes élémentaires, dont il se servait pour ses leçons (3).
(1) L'abbé Prévost était mort le 23 novembre de l'année précédente. Comme il traversait la forêt de Chantilly, il fut frappé d'une apoplexie soudaine. Des paysans relevèrent son corps privé de mouvement, et le remirent au curé le plus voisin La justice fut appelée pour constater l'état du prétendu cadavre. L'officier public, descendu sur les lieux, agît avec une précipitation déplorable, et ordonna l'ouverture du corps. L'opérateur avait porté le premier coup quand un cri se fit entendre ; sa main glacée s'arrêta mais il n'était plus temps. Tiré de sa léthargie par la vivacité de la douleur, Prévost n'ouvrit les yeux que pour voir l'horreur de son sort, et il expira sur-le-champ
(2) Le même qui depuis fut ministre. (3) Necker (Charles Frédéric,) mort en 1760 On a de lui quatre Lettres, sur la discipline ecclésiastique, et une Description du Gouvernement du corps
germanique appelé communément le Saint-Empire romain (Genève) 1741 ,
in-8° L'auteur dit dans sa préface qu'il avait séjourné, à Ratisbonne, et passé
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AOUT.
Paris ; 1er août 1764
II serait à souhaiter qu'on recueillît dans un Lambertiniana les mots et les traits particuliers de Benoît XIV ( 1), le plus infaillible de tous les successeurs du prince des. apôtres, parce qu'il avait à lui seul plus d'esprit et d'agrément que tous ses prédécesseurs ensemble. Ce grand et aimable pontife voyant un jour entrer chez lui l'ambassadeur de France, M. le cardinal de Rochechouart, avec un air fort triste et un visage fort allongé : « Eh bien! qu'y a-t-il, monsieur l'ambassadeur? lui dit-il Je viens. de recevoir la nouvelle, répond celui-ci en soupirant, que M. l'archevêque de Paris est de nouveau exilé. — Et toujours pour cette bulle ? demande le pape. - Hélas ! oui, Saint-Père. — Cela me rappelle,' reprend le pontife, une aventure du temps de ma légation de Bologne. Deux, sénateurs prirent querelle sur la prééminence du Tasse sur l'Arioste; celui qui tenait pour l'Arioste reçut un bon coup d'épée dont il mourut. J'allai le voir dans ses derniers momen : « Est-il possible, me dit-il, qu'il faille périr dans la force de l'âge, pour l'Arioste que je
quelques années à la cour de Vienne. Il n'était donc pas simplement maître d'école, comme l'ont annonce des ennemis du ministre Necker. C'est le père de madame Necker qui avait été ministre et maître d'école dans un petit village
village .
(1) Son nom était Prosper Lambertini.
24 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
n'ai jamais lu ! Et quand je l'aurais lu, je n'y aurais rien compris ; car je ne suis qu'un sot.» Quand on lit de ces traits, tout hérétique qu'on est,on a envie de s'écrier: « Sancte Benedicte, ora pro nobis et ne remets l'anneau du pécheur qu'à ceux qui te ressemblent » Le comté de Bissy nous dit un jour, en parlant de ce pape et du bon Mahmoud, en son vivant Grand-Seigneur des Musulmans : « Ils sont si bons l'un et l'autre que si on les changeait de place, qu'on fît l'un grand-seigneur et l'autre pape, personne ne s'en apercevrait. » Mais supposé, que ce troc n'eût pas produit de changement dans le monde, je crois que le sérail, en revanche ,s'en serait bien aperçu...
Cette dispute de la supériorité du Tasse ou de l'Arioste ne dure en Italie que depuis quelque cent ans, et il faut espérer, pour la consolation des oisifs, qu'elle subsistera encore plusieurs siècles; Tous les gens d'esprit sont partagés sur. la question, lequel de ces deux poètes a le plus de mérite, et tous les sots prennent fait et cause pour l'un ou pour l'autre, sans savoir pourquoi. A tout prendre, cela vaut encore mieux que de disputer sur la grâce efficace et sur d'autres questions aussi gaies et aussi intelligibles. L'argument qui m'a toujours paru le plus fort en faveur du Tasse, c'est que c'est le poète du peuple. Les gondoliers; de Venise les paysans de la Toscane, ne chantent point les octaves de l'Arioste, mais celles du Tassé ; ils savent le Tasse par coeur. Mais si cet argument est concluant, il s'ensuit que les couplets d'Annette et Lubin sont préférables à la plus belle sonate de Lolli; car on chante les premiers sur les théâtres, dans les rues, dans les ateliers, dans les boutiques, et tandis qu'un petit nombre de connais-
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seurs s'extasie au jeu du divin Lolli (1), la multitude reste insensible. On peut dire que c'est là le sort de l'Arioste en Italie. Il a sans doute, quant au nombre, moins de partisans que le Tasse; mais ses partisans sont bien plus pétulans, plus enthousiastes, plus ivres que les autres. C'est l'élite des esprits délicats qu'un beau vers, qu'un trait de génie et de verve transporte hors d'eux-mêmes, et affecte plus violemment et plus profondément en un
clin d'oeil, que la beauté noble, soutenue et un peu froide du Tasse ne saurait faire en un an. C'est donc toujours un procès qui reste à juger entre le grand nombre et, s'il est permis dé se servir de cette expression, ces gourmets en littérature, qui préfèrent ce qui est exquis et rare, et dont il n'appartient pas à tout le mondé de sentir le charme, à une beauté plus commune et plus généralement sentie. Cette dispute occupa un jour les gens. d'esprit qui étaient en usage de s'assembler à Rome, une fois la semaine, chez monsignor Forteguerri. Ce prélat, célèbre en Italie par l'étendue de son génie,et de ses connaissances, se déclara pour le Tasse. Il prétendit qu'il n'était pas bien difficile de réussir, lorsque, à l'exemple de l'Arioste, on pouvait tout se permettre et pour
prouver ce qu'il avançait, il s'engagea de faire lui-même
(1) Lolli est un virtuose attaché au duc de Wurtemberg, qui se trouve à Paris depuis quelques mois. C'est l'homme le plus éloquent que j'aie jamais entendu sur le violon; il ravit, il trouble, il enchante; son jeu est plein de hardiesse, mais la grace ne l'abandonné jamais : ainsi, ce qu'on admire chez les autres comme difficulté vaincue, prend chez lui un caractère aimable et touchant. Il est venu ici avec un autre virtuose nommé Rodolphe, qui appartient au même prince, et qui joue des concerto dé cor de chasse comme d'autres en jouent sur la flûte. ll ne lui en coûte rien de jouer l'adagio en fa ut fa, tierce mineure. En fourrant la main droite dans le pavillon de son cor, il monte ou descend chromatiquement de demi-ton en demi-ton. Ce Rodolphe est un homme unique; et Lolli est divin. (Note de Grimm.)
20 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
un poëme dans le goût de Roland furieux, et d'en apporter des essais à la prochaine assemblée. En effet, huit jours après cette espèce de défi, il lut les dix premiers chants dû Ricciardetto, dont le reste fut achevé avec la même rapidité. Ce poëme eut une vogue étonnante, et sa réputation n'a point diminué dépuis. On y trouve à peu près les. mêmes personnages que l'Arioste a rendus célèbres; mais surtout on y trouve, le génie et la verve qui ont immortalisé les productions de ce grand poète. On peut dire que le Ricciardetto a fait plus de tort à l'Arioste que le Tasse ne lui en fera jamais, parce qu'il a partagé ses lauriers, au lieu que le Tasse jouissait d'un autre genre de gloire. Il faut dire aussi que monsignor Forteguerri soutint une mauvaise cause, peut-être, d'une manière victorieuse, et que le Ricciardetto ne prouve point du tout qu'il soit aisé de faire un poëme dans le goût du Roland furieux ; mais qu'il prouve seulement que monsignor Forteguerri était un, homme d'un grand génie et d'une fécondité incroyable, vu le peu de temps
qu'il mit à la composition de son poëme. Ce prélat a laissé, entre autres productions précieuses, des Sermones en vers latins, dans le goût de ceux d'Horace, mais que sa famille n'a pas encore jugé à propos de publier, à cause de plusieurs traits répandus sur les plus illustres personnages d'Italie. C'est un ouvrage dont jouiront nos neveux, lorsque la génération renouvelée aura rendu ces traits indifférens.
Les cendres des grands hommes ne sont pas toujours respectées. Un rimailleur qui ne s'est point nommé vient de publier une imitation libre du Ricciardetto en vers
français. Il n'en paraît que la moitié; l'auteur nous promet l'autre, au cas que celle-ci soit bien accueillie. En ce
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cas, nous pouvons être sûrs de ne la jamais voir (1); car personne n'a pu soutenir là lecture d'une imitation aussi barbare et aussi plate. Ce poète ne mérite d'éloges que parce qu'il ne trompe pas un instant sur son talent. Voici, Son début :
Je ne sais d'où me peut être venue
Certaine tumeur logée en mon cerveau D'écrire en vers un ouvrage nouveau , Dont la matière est assez inconnue. Ma muse aussi l'est même d'Apollon (2). Fort peu lui chant de lyre et d'harmonie ; A travers champ, loin du sacré vallon Son chant s'égare ainsi que son génie.
Quand un poète débute ainsi, on voit tout d'un coup ce qu'il sait faire, et on lui souhaite le bonsoir sans aucun regret. Il serait à désirer, pour ceux qui ne peuvent lire le Ricciardetto dans l'original, qu'on en publiât une traduction en prose qui pût faire connaître ce charmant poëme; car de le traduire en vers français avec quelque fidélité, c'est une entreprise folle, et une simple imitation ne mérite point d'attention, parce qu'elle ne donne aucune idée ni du génie, ni du goût, ni des qualités , ni des défauts de l'ouvrage original.
La. dispute sur la préférence des auteurs est ordinairement une marque de la frivolité des esprits; elle res(1)
res(1) fut trompé, comme on le verra, car dans sa lettre de juin 1766 il annonce lui-même la publication de la traduction entières Richardet, poëme par M. Dumouriez, 1766, 2 vol. in-8° et petit in-12. Il avait publié, en 1764, in-8°, les six premiers chants, c'ést-à-dire la moitié de l'ouvrage, car il réduisit à douze les trente chants de l'original. Ce traducteur, auteur de plusieurs autres ouvrages, était le père du général qui depuis rendit ce nom si célèbre. Grimm annonce sa mort dans sa lettre du 15 avril 1769. Il était né en 1707.. (2) On le croit sans peine, et ce beau vers le prouvé. (Note de Grimm,)
18 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
semble à ces tracasseries d'étiquette qui s'élèvent dans les fêtes publiques, ou chacun dispute le pas, mais quand il est question d'affaires sérieuses et importantes, ces futilités disparaissent. On a long-temps disputé en France sur la prééminence des anciens ou des modernes, et il n' en est pas resté un bon ouvrage. Il y a douze ans que l'arrivée de deux mauvais bouffons d'Italie fit disputer tout Paris avec acharnement sur. la musique italienne et sur la musique française. La dispute de la préférence dé Pierre Corneille sur Racine ressemble à celle qui partage l'Italie entre l'Arioste et le Tasse. On sait, par les lettres de madame de Sévigné, et par d'autres monumens de ce temps, avec quel mépris les partisans de Corneille parlaient de Racine, et c'était alors le grand nombre; mais plus une nation cultive les lettres, plus le goût s'épure; l'élégance et l'harmonie, d'abord à peine senties, deviennent bientôt des qualités sans prix, et voilà la raison pourquoi Corneille perd tous les jours de ses partisans, et pourquoi Racine en acquiert tous les jours de nouveaux; mais dans le fond, la dispute est frivole: parce que César est un grand homme, il ne s'ensuit pas que Pompée soif un polisson.
On a assez parlé des maux de la guerre; les philosophes, les poètes, les ames sensibles et tendres se sont efforcés à l'envi d'en faire un tableau effrayant ; mais la paix n'a-t-elle pas ses maux comme la guerre , et celle-ci n'est-elle pas aussi nécessaire que les ouragans le sont dans la nature pour ébrancher les arbres, purifier l'air, et donner du ressort à toute la machine engourdie par une température trop égale? Je crois qu'on ferait un ouvrage neuf et intéressant sur les maux de la paix. Le repos et l'oisiveté qu'elle entraîne émoussent à la longue,
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les esprits et leur, ôte la vigueur; tout s'affaiblit et s'endort, et l'on ne s'occupe plus que. de choses futiles et de niaiseries. De là la multiplicité des académies, le goût des disputes frivoles et du bavardage. L'esprit militaire se perd dans un long repos, et l'on n'est pas en droit de dire qu'il n'y a point de mal qu'une nation qui n'est plus dans le cas de se défendre perde l'esprit militaires II ne faut pas croire que cet esprit soit seulement utile à ceux qui combattent pour l'Etat; il se répand sur toutes les conditions d'une nation guerrière, il influe jusque sur les arts qu'on a appelés les arts de la paix par excellence. La poésie, la peinture, la musique, tout en a besoin, tout en reçoit un caractère de vigueur, seul capable de rendre les productions d'un siècle dignes de l'admiration des siècles suivans ; tandis que la paix ne produit à la longue que des dissertations, des sonnets, des madrigaux, des fadeurs et des fadaises.... Lorsqu'on veut se formerune juste idée de l'estime que mérite la nation italienne, il faut la considérer produisant tant de chefs d'oeuvre dans tous les genres, après avoir absolument perdu l'esprit militaire au milieu de ses Etats divisés, et lorsque l'Italie était depuis long-temps le théâtre dès querelles étrangères, sans que la nation y prît aucune part directe.' Son génie a long-temps résisté aux effets inévitables de l'oisiveté; mais, à la longue, il arrivera pourtant qu'il n'y aura plus en Italie que des arcadiens, des faiseurs de sonnets et des cicisbei, parce que la plus grande partie de la noblesse n'a d'état que celui de la robe ou de la préIature. Heureusement pour les arts, il n'est pas à craindre que cette maladie de la paix gagne toute l'Europe, et ilrestera toujours assez de sujets de guerre pour nous conserver l'esprit militaire avec tous ses avantages.
30 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
M. l'abbé de Mably vient de donner une nouvelle édition de son Droit public de l'Europe depuis le Traité de Westphalie ( 1). C'est un ouvrage utile, mais qui pourrait l'être davantage. On lit à la tête de chaque traité une espèce de discours sur les guerres et les négociations qui l'ont précédé. Vous trouverez dans ces morceaux une politique assez sensée , mais rarement lumineuse. Ils sont quelquefois accompagnés de petites dissertations sur des questions du droit politique importantes et curieuses. A la suite de ces discours, on trouve les articles de chaque traité; mais il fallait ou les rapporter tous, ou ne rapporter que ceux qui sont en vigueur. Le troisième volume, que l'auteur vient d'ajouter aux deux premiers qui étaient déjà connus, renferme les trois derniers traités, et me paraît fort inférieur aux volumes précédens. Ce n'est, pour ainsi dire, qu'une copie des traités et de quelques pièces qui y ont rapport, soit que l'auteur n'ait pas donné à cette addition les mêmes soins, soit qu'il ait manqué de courage en parlant d'événemens trop récens. Cette dernière opinion me paraît d'autant plus vraisemblable, que M. l'abbé de Mably a déjà pensé se faire des affaires avec son livre sur les négociations (2), où le traité de Versailles avec la cour de Vienne était attaqué avec Beaucoup de hardiesse. Après tout, il vaut mieux dormir tranquillement et se taire, et le raisonnement le plus profond et le plus lumineux ne vaut pas une nuit passée à la Bastille.... Le morceau de droit politique le plus curieux est l'article séparé qui réunit tous les traités de commerce. Le discours qui précédé ces traités est
(1) La première édition était de 1748, 2 vol.in-12; la seconde, celle que Grimm annonce, 1764, 3 vol. in-12. ■
(2) Principes des Négociations, 1757-in-12
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dans les bons principes, et prouve que l'auteur, a des connaissances.
Les continuateurs d'ouvrages commencés par d'autres ont ordinairement la plus mauvaise réputation du monde, et ne la méritent que trop souvent. M. Villaret est peutêtre le seul qui fasse exception de cette règle (1). Depuis la mort de l'abbé Velly, il s'est mis à continuer l'Histoire de France commencée par celui-ci, et, de l'aveu de tout le monde, son travail est très-supérieur,à celui de son prédécesseur. Cela n'était pas fort difficile. L'ouvrage de l'abbé Velly avait été fort prôné ; toute l'Académie des Inscriptions s'intéressait à lui faire une réputation, : les gens médiocres sont toujours sûrs de trouver des prôneurs et des partisans, tandis que les hommes supérieurs sont obligés d'arracher les suffrages. Le plan sur lequel l'abbé Velly prétendait avoir travaillé était excellent. L'Histoire de Finance, sous sa plume, ne devait pas être un ramassis de récits de batailles, comme dans le P. Daniel, mais un tableau des moeurs de la nation avec les époques des lois et des révolutions. Toute histoire doit sans doute être écrite sur ce plan ; mais, après ce bel exposé de l'abbé Velly, on est tout étonné de lire une histoire guère moins ennuyeuse que celle du pauvre Jésuite Daniel, et surtout écrite dans un ton bourgeois qui dégoûte. C'est que, quoi qu'en disent nos pédans, l'histoire ne peut être écrite que par un philosophe; et cette sorte de critiqué, qui est nécessaire à un historien de siècles barbares et de temps obscurs, est encore, une qualité bien rare. Depuis que la qualité d'homme de lettres
(1) Grimm a déjà porté, p. tom. III, 238 , le même jugement sur Villaret. Il a critiqué le travail de Velly, tom. I, p. 258.
32 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
est séparée de celle d'homme d'Etat, les historiens ont disparu, et le talent de l'histoire est devenu de tous les talens le plus rare. M.Villaret vient de donner le treizième et le quatorzième volumes de son Histoire.
Il faut conserver ici un sonnet de Crudeli, poète célèbre en Italie par ses talens et par ses malheurs (1). Crudeli doit être compté au nombre des meilleurs poètes de cette patrie du,génie, et c'est la dernière victime de l'Inquisition ; des moeurs plus douces ayant triomphé enfin dans cette belle contrée de l'Europe, malgré les prêtres, de la cruauté de ce tribunal abominable. Je ne sais pourquoi on a oublié ce sonnet dans le recueil des poésies de Grudeli. On ne peut rien lire de plus beau, de plus noble et de plus poétique. C'est la Virginité qui parle à l'Épousée.
Per le nozze d' una dama Milanese,
Del letto marital questa è la sponda, Più non lice seguirti: io parto ; addio. Ti fui custode dall' età più bionda,' E perte gloria accrebbi al regao mio.
Sposa e madre or sarai, se il ciel seconda L'Insubra speme ed il comun desio.
Già vezzeggiando ti carpisce e sfronda I gigli amor chedi sua mano ordio.
Disse, e disparve in un balen la Dea,
E in vau tre volte la chiamo la bella Vergine che di lei pur anche ardea.
(1) Thomas Crudeli, né en 1703, mort en 1745, détenu, puis persécuté par l'Inquisition. Son recueil est intitulé: Rime e prose del dottor Crudeli, Paris, 1805, in-12.
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Mascese intanto sfolgorando in viso Fecondità, per man la prese , e diella Al caro sposo, e 'l duol cangiossi in riso.
Epitaphe de madame la marquise de Pompadour, morte le 1 5 avril 1 764 (1)
Ci-gît d'Etiole et Pompadour, _ Qui charma la ville et la cour ; Femme infidèle et maîtresse accomplie : L'Hymen et l'Amour n'ont pas tort, Le premier, de pleurer sa vie Le second, de pleurer sa mort (2).
M. Dorat, ou son ami M. de Pezay, vient de faire imprimer dans la même brochure une Lettre d'Alcibiade à Glycère, bouquetière d'Athènes, suivie d'une Lettre de Vénus-à Paris, et d'uneÊpitre à la Maîtresse que j'aurai; le tout orné d'estampes et de vignettes (3). Voilà encore trois morceaux dé poésie dont aucun n'est bon; le dernier seul est passable, et encore faut-il être excessivement indulgent. Messieurs, vous vous faites trop imprimer. Si vous ne finissez , nous dirons incessamment que vous nous vendez les jolies images de M. Eisen (4) pour faire passer vos vers, qui ne le sont point du tout.
(1) La Biographie universelle dit le 14 ; mais Bachaumont et Collé sont d'accord avec Grimm. ,
(2) Les Mémoires secrets rapportent aussi cette autre épitaphe :
Ci-gît qui fut vingt ans pucelle, Quinze ans catin, et sept ans m..
(3) Cette Brochure est de Pezay.
(4) Eisen, dessinateur, a composé les vignettes des Baisers de Dorat et de la plupart des ouvrages de luxe d'alors. Né en 1711, il mourut en 17 7 8.
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M.Duclairon vient de faire imprimer sa tragédie de Cromwell, et en même temps il en a paru une autre aussi en vers et en cinq actes. On prétend qu'elle est d'un cidevant soi-disant le père Marion, Jésuite(1). Quoi qu'il en Soit, elle est encore un peu plus mauvaise que celle de M, Buclairon. Celui-ci a pris pour sujet de sa tragédie le
moment de la mort de Cromwell; l'autre, au contraire, le moment du supplice du roi Charles Ier. Ce poète est froid et plat, et l'expression est chez lui toujours à côté de
l'idée, ce qui est une marque certaine de l'absence du talent. Tout le rôle de Charles corisiste à dire des injures à ses ennemis. Le poète, en revanche, peint ce roi infortuné comme un Titus ou un Trajan. On sait assez que Stuart n'était pas cela, et qu'il ne ressemblait ni à un bon, ni à un grand roi. Il assure cependant que
La vertu d'un grand roi , c'est d'être débonnaire.
Mais depuis le sort de Louis-le-Débonnaire, qui perdit une grande monarchie formée par son père, les rois de la terre devraient être dégoûtés de cette épithète Cromwell, de son côté, dit dans un monologue :
II n'est pas temps encor de nous faire connaître ; Je yeux être tyran , mais non pas le paraître.
, Quel est l'homme qui se soit jamais proposé d'être tyran? On est dur et cruel de caractère, on fait des injustices et des abominations pour parvenir à ses fins; mais nos poètes font prendre à leurs acteurs le métier de tyran, comme nos grands marchands de la rue St.-Denis achètent à leurs fils, un office de conseiller au parlement.
(1) La Mort de Cromwell, tragédie du P. Marion, fut représentée à Marseille, et imprimée à Paris en 1764..
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Paris, 15 août 1764
Le Ier de ce mois, on a donné, sur le théâtre de la Comédie Française la première représentation de Timoléon, tragédie nouvelle, par M. de La Harpe. C'est, le second essai de ce jeune poète dans la carrière dramatique; mais le succès de Timoléon est fort différent de celui du comte de Warwick.... On peut lire dans Diodore de Sicile, dans Cornélius - Népos, et surtout ,dans Plutarque, l'histoire de l'illustre Corinthien que M. de La Harpe a choisi pour le héros de sa nouvelle tragédie. On Sait que, plein dé ce fanatisme de la liberté et de' la patrie qui a produit dans tous les temps des actions si grandes et si mémorables, il se mit à la tête de ces généreux citoyens qui défendirent la république contre la tyrannie de son frère Timophane, et que, n'ayant point réussi à lui inspirer des sentimens plus modérés, il consentit enfin à sa perte, non sans un regret extrême Timophane fut assassiné en présence de Timoléon. Cette action héroïque, à laquelle Corinthe dut la conservation de sa liberté, fut admirée par les uns et blâmée par les autres. Sa propre mère ne put lui pardonner la perte d'un fils coupable, et Timoléon en conçut un si violent chagrin , qu'il renonça aux affaires pour vivre dans la retraite à la campagne; niais lorsque les Corinthiens eurent résolu d'envoyer des troupes en Sicile pour secourir la ville de Syracuse qu'ils avaient fondée, contre les usurpations de ses tyrans et des' Carthaginois, Timoléon fut nommé pour être à la tête de ces troupes. Il alla donc faire la guerre en Sicile, et, après dix ans d'exploits et de succès incroyables, il parvint à délivrer cette-île de l'esclavage, et à rendre la liberté et des lois à Syracuse. Il y jouit longtemps de ses travaux et de sa gloire, et mourut
36 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
Sans avoir revu sa patrie. Voilà le précis de la vie de Timoléon. -
Cette pièce n'a point réussi. Elle aurait eu cependant quelques représentations ! sans un accident arrivé à un des principaux acteurs. Timphane Le Kain s'est donne une entorse qui l'a mis hors d'état de jouer. Je doute que cette pièce reprenne après le rétablissement de l'acteur; elle n'a que trop confirmé les craintes de la plus saine partie du public sur le talent de M. de La Harpe, et il me paraît maintenant décidé que ce jeune poète n'aura jamais de succès solides dans la carrière dramatique.... Quoique le plan de Timoléon soit très-informé, comme vous pouvez voir, il était aisé cependant de montrer du talent dans l'exécution de ce plan. Timoléon pouvait être grand et touchant , la situation de cette mère pouvait être pathétique ; l'amour même de Timophane et d'Éronime, tout absurde qu'il est, pouvait n'être pas sans quelque intérêt; mais malheureusement M. de La Harpe n'a point de sentiment; il est toujours froid, il manque partout de chaleur et de forée tragique. La tragédie de Timoléon à le plus grand de tous les défauts, celui auquel rien ne peut remédier, le défaut d'intérêt..... Le talent de M. de La Harpe se borne à écrire purement et correctement, et c'est un mérite saris doute, dans cette foule d'ouvrages d'un style barbare qu'on voit successivement paraître et disparaître sur nos théâtres. Vous trouverez dans la tragédiede Timoléon plusieurs tirades
déplacées quant au fond et quant au ton; comme morceaux détachés, on pourra les lire avec plaisir. M. de La Harpe pourra réussir dans des genres de poésie plus froide, pour ainsi dire comme dans les épîtres, dans l'héroïde, etc. ; mais s'il fait jamais une tragédie, je se-
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rai bien trompé.... On dit souvent que nous approchons de notre hiver, et il faut bien que cette saison vienne après les autres. Si cela est, on peut dire que M. de La Harpe est notre soleil du mois de novembre. C'est bien toujours le soleil, mais sans chaleur, sans force, sans action; il ne sait ni atteindre, ni pénétrer, ni répandre cette influence puissante et douce qui porte à toute la nature l'existence et la vie.
M. Drouais le fils, peintre de l'Académie, vient d'exposer dans, une,salle du palais des Tuileries, le portrait de madame de Pompadour, de grandeur naturelle, travaillant au métier dans un cabinet pu l'on voit d'un côté une large draperie formée par des rideaux, de l'autre des livres, des instrumens de peinture et de musique, etc. Devant le métier est un petit épagneul regardant; sa maîtresse qui a suspendu son travail et qui paraît méditer. Ce tableau, qui est un chef-d'oeuvre, a été achevé depuis la mort de cette femme célèbre, La tête était finie dès le mois d'avril de . 768. On ne peut, rien ajouter à la grâce de la figure, quoique dans une situation peu favorable à la peinture, à la richesse et au fini des habits, au goût qui règne dans l'ensemble : le petit chien m'a paru ce qu'il y a de moins bien. Tous les maîtres, de notre Académie ont peint madame de Pompadour ; mais, à mon gré, Drouais les a tous surpassés. C'est le seul homme qui sache peindre les femmes, parce, qu'il sait les faire ressembler sans nuire à cette délicatesse et à cette grace qui faille charme de leur physionomie. Aussi, je suis persuadé que toutes nos femmes voudront désormais être peintes par Drouais.
A côté de ce grand et beau tableau, qui est à vendre
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à ce qu'on prétend, il a exposé le portrait d'un petit Anglais de huit ou dix ans, fils de milord Holland. Cet enfant est habillé à l'anglaise, avec une petite fraise autour du cou, les cheveux châtains, bien peignés, plats et sans poudre.Ce petit morceau est à tourner la tête.
Feu madame la princesse de Gallitzin, femme du mi-, nistre plénipotentiaire de Russie à la cour de Vienne, éprise du talent de mademoiselle Clairon, avait fait peindre cette célèbre ; actrice en Médée traversant les airs dans son char magique, et montrant à son perfide époux ses enfans égorgés à ses pieds. Ce tableau, exécuté par Carie Vanloo, le premier de nos peintres, et de même grandeur que celui du Sacrifice d'Iphigénie, que ce maître a fait pour le roi de Prusse, a été exposé en son temps au salon, non sans essuyer beaucoup de critiques. La figure du Jason, entre autres, fut généralement condamnée, et l'on dit que le peintre l'a retouchée depuis; celle de l'actrice était très-ressemblante. Depuis que madamoiselle Clairon est en possession de ce grand et magnifique tableau, le roi a ordonné, qu'il fut gravé à ses dépens, et a fait présent à l'actrice de la planche. Cette estampe paraîtra dans le courant du mois prochain ; on dit qu'elle sera parfaitement bien exécutée, et que l'exemplaire coûtera un louis; Ceux qui seront curieux d'avoir une belle épreuve feront bien de se dépêcher (1).
Lorsque j'étais à Genève, il y a quelques années, M. de Voltaire avait fait acquisition d'un ; étalon danois bien
(1) Grimm modifie un peu j cette annonce dans la lettre du 1er du mois suivant:,
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vieux, avec lequel il se proposait d'établir un haras dans sa terre. Il avait une demi-douzaine de vieilles jumens qui le traînaient lui et sa nièce. Un beau matin, l'oncle se mit, lui et sa nièce, à pied, pour abandonne]' lés six demoiselles aux plaisirs de l'étalon; il espérait être dédommagé de cette petite gêne par une belle raee de chevaux danois nés aux Délices , près Genève. Ses essais ne furent point heureux; les efforts du vieux danois ne fructifièrent point; cependant son maître nous en donnait tous les jours le spectacle dans son jardin au sortir du dîner. Il voulait surtout le montrer aux femmes qui, venaient dîner chez lui. « Venez, mesdames, s'écriait-il, voir le spectacle le plus auguste; vous y venez la nature dans toute sa majesté. » Cette folie, qui nous amusa long-temps, a donné à M. Buber l'idée d'une découpure très-plaisante qu'il vient d'envoyer à Paris à son commissionnaire, qui veut la vendre dix ou douze louis. On voit au milieu du tableau la jument saillie par l'étalon. A côté, sur une butte un peu élevée, on voit Voltaire, son habit boutonné, sa grande perruque, et par-dessus un petit bonnet : c'est son accoutrement ordinaire. Il est parlant; il est plein d'enthousiasme. Il a saisi une jeune fille par la main pour lui montrer l'auguste, spectacle. Elle recule, et fait les plus grands efforts pour se dégager. A côté d'elle, sa compagne se met à courir de toutes ses forces, de peur d'être aussi saisie par Voltaire. Derrière ce groupe, on voit deux hommes qui se tiennent les côtes de rire. Dans le fond ou voit un château et sur un balcon de ce château une femme que les mauvais plaisans disent ressembler à madame Denis : cette femme regarde le spectacle auguste avec une lunette d'approche. De l'autre côté de la jument, on voit une paysanne avec son mari,
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ayant un petit enfant dans sesbras et regardant paisiblement l'auguste spectacle. Cette dernière idée, pleine d'esprit et de délicatesse, achève de rendre ce morceau précieux, elle tempère ce que le resté pourrait avoir de trop libre. C'est une idée que notre Greuze n'aurait pas dédaignée. Ce Huber est un homme plein de génie et d'un talent unique. Il peut dire hardiment à Voltaire et à Greuze et à tous les peintres du monde: Anch' io son pittore.
On dit que la Faculté de Médecine vient enfin de se décider en faveur de la tolérance de l'inoculation. Si cela est, il ne lui à fallu que quatorze mois pour prendre un parti sensé ; ce n'est pas trop. Depuis le petit livre de M. Gatti (1), qui est le seul qui restera sur cette question, il a paru une Dissertation neutre sur l'inoculation(2), qui lui est très-opposée; une autre brochure qui a pour titre lInoculation de la petite vérole renvoyée à Londres, par M. Le Hoc (3), qui s'appelle aussi Caridide, et qui n'est que bête ; M. le comte de Lauraguais, enfin, à publié des Observations critiques (4) sur une lettré que M. Gatti a fait imprimer l'année dernière (5), et qu'il aurait aussi bien fait de garder dans son porte-feuille. Quant à la brochure de M. de Lauraguais, c'est, comme de coutume, un bavardage obscur et sans but; la lettre qui se trouve
(1) Voir la lettre du 15 mars précédent, tom. III, p, 432. (2) Dissertation neutre sur l'inoculation de la petite, vérole,- Amsterdam, et Paris, 1764; in-12.
(3) 1764, in-4°
(4) Nous ignorons le titre exact de cette brochure; qui ne figure pas dans la liste des très-nombreux écrits de l'auteur, donnés dans l'Annuaire nécrologique de M. Mahul, tom. V.
(5) Lettre de M Gatti. à M. Roux sur l'inoculation de la petite vérole, 1763, in-12 Gatti a encore publié en 1767 Nouvelles réflexions sur la pratique de l'inoculation, in-12
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à la fin, adressée à l'auteur de Candide, pour savoir si celui qui a écrit contre l'inoculation est le véritable Candide, pouvait être très-plaisante, et ne l'est point du tout. M. de Lauraguais cherche toujours à occuper le public de lui., mais malheureusement ce n'est pas toujours à son avantagé. Il vient de faire annoncer dans les journaux qu'il a découvert une porcelaine supérieure à toutes les autres. Cela pourrait bien être vrai; mais l'intérêt de la vérité oblige de dire que cette découverte est due à M. de Montami, premier maître d'hôtel de M. le duc d'Orléans, qui a donné son secret à M. de Lauraguais, il y a plusieurs années, dans l'espérance qu'il ferait la dépense nécessaire pour le porter à sa perfection. Jusqu'à présent , M. de Lauraguais n'a fait que déranger les essais de MM. Roux et d'Arcet, deux chimistes habiles qu'il a employés et qui sont très-propres à conduire une entreprise bien commencée. Au reste, le but de M. de Montami était, de vendre une assiette de porcelaine huit ou dix sous au plus; il prétend que ce n'est pas la peine de se tourmenter pour faire une porcelaine d'un prix exorbitant. La sienne a tous les caractères de la vieille porcelaine du Japon; mais aussi long-temps que M. de Lauraguais s'en mêlera, je crains bien que, malgré ses annonces, elle ne devienne jamais commerçable.
On a annoncé aussi avec beaucoup d'emphase, dans nos papiers publics, l'importante découverte de M. Poissonnier, médecin, qui prétend faire époque dans le Discours d'Antoine Vade aux Welches(1), pour avoir inventé le secret de dessaler l'eau de la mer. Il y a dix ou douze ans qu'un Anglais, nommé Apelby, trouva ce
(1) Voir tom. III, p. 476;
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secret, et reçut une, récompense du parlement d'Angleterre.' Cette découverte fut cependant négligée à Londres, comme il arrive volontiers lorsque les choses ne sont pas d'une nécessité immédiate. M. de Masones, alors ambassadeur d'Espagne en France, eut la curiosité de faire répéter le procédé d'Apelby par M. Rouelle, le premier
de nos chimistes; Il fit venir plusieurs tonneaux d'eau de la mer; et M. Rouelle la dessa la parfaitement en suivant les procédés d'Apalby qu'il approuva. Cette opération se fait par l'alkali fixe combiné avec de la chaux vive; la chaux même toute seule suffit pour produire, cet effet. Elle décompose et précipite la partie bitumineuse de la nier; quant à la partie! saline, on sait bienque les sels ne montent point dans la distillation. Voilà le secret d'Apelby et celui de M. Poissonnier. Ce dernier pour donner à son secret un air de nouveauté, prétend que l'eau de la mer ne contient point de bitume; mais nos chimistes disent qu'il se moque du public. Il se peut que M.. Poissonnier ait trouvé le moyen de rendre la machine qui distille plus simple, moins embarrassante pour les vaisseaux, ou d'économiser le charbon nécessaire à L'opération, etc., et Antoine Vadé, qui est l'ennemi juré des charlatans, sera charmé de lui rendre justice à cet égard, lorsque la machine dessalatoire sera
, devenue aussi commune sur nos vaisseaux qu'elle est prônée dans nos gazettes.
Le nombre des bons esprits est toujours excessivement petit; le sort des autres, c'est d'être absurde, soit qu'ils. s' attachent aux premiers, soit qu'ils cherchent à les combattre., Aristote était un grand philosophe ; voyez ce que les scolastiques en ont fait. Le même sort attend les
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Newton, les Montesquieu , tous les philosophes modernes qui ont bien mérité de l'humanité par leurs ouvrages. Dans la foule des esprits absurdes, les uns les attaqueront à outrance, les autres embrasseront leurs idées sans en connaître l'étendue et les bornes; on poussera tout à l'extrême; on oubliera que de la vérité et du bon sens à l'absurdité il n'y a qu'un pas, et, à force de bavarder, on introduira un jargon barbare et inintelligible. J'ai bien de la peine à croire que l'invention de l'imprimerie puisse prévenir ou reculer cette chute, quand je vois combien la raison a peu de défenseurs dont elle puisse se glorifier. Un Genevois, M. Roustan, qui prêche actuellement la parole de Dieu dans une chapelle de Londres, qui a autant de chaleur que de sottise,, au demeurant,, singe de J.-J. Rousseau, a publié en Hollande une Offrande aux Autels et à la Patrie (1), dans, laquelle il défend le christianisme contre les attaques de son ami Rousseau. Le résultat de son bavardage, c'est qu'il faut être calviniste pour être bien gouverné. Ensuite, il prouve, contre le Siècle de Louis XIV, par M. de Voltaire, que les quatre beaux siècles de littérature ont produit beaucoup de malheurs et de crimes ; item, que Louis XIV a commis beaucoup de fautes et d'injustices; ce qui empêche, comme vous voyez, que Molière et La Fontaine ne soient de grands poètes, Le Poussin et Le Sueur de grands peintres. Le dernier morceau , sur les moyens de tirer un peuple de sa corruption , est également pitoyable.
Un Roustan français, que je ne connais point, vient
(1) Offrande aux Autels et à la Patrie, ou Défense du christianisme ; 1764 in-8°. Le même Roustan (né en 1734, mort en 1808) a publié plusieurs autres écrits dans les mêmes idées. Ses Lettres sur l'état présent du christianisme , 176S, in-12 , lui valurent des Remontrances du Corps des pasteurs du
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de nous envoyer d'Abbeville en Picardie une brochure de quarante pages, tout aussi lumineuse et bien raisonnée; elle a pour titre le Fanatisme des Philosophes. On attribue cette brochure à M Gresset; mais j'ai de la peine à le croire si plat (1). Cet auteur éclairé, quel qu'il soit, prétend que les philosophes portent la pourriture partout, et que les princes qui ont été élevés par eux n'ont été que des monstres, témoins Néron et Alexandrele-Grand qu'il associe ensemble; et il nous assure que si ce dernier n'était mort au milieu de sa carrière, nous en aurions vu des forfaits exécrables. Il dit aussi que si l'on avait-rendu justice à Leibnitz, il serait mort aux PetitesMaisons. Quant à l'éducation, je. ne sais si c'est la crainte d'avoir des Néron ou des Alexandre qui a fait ôter aux philosophes le dangereux emploi d'élever les princes mais, grâces au ciel, du moins dans les Etats catholiques, les prêtres ont bien garariti les peuples de cet affreux malheur, et je ne connais aujourd'hui,de tous les princes de la communion romaine, que le fils de l'infant don Philippe, élevé par le philosophe Condillac, qui coure risque d'être_ un monstre; abominable. Si une grande princesse de nos jours (2) a voulu confier l'héritier de son trône à un philosophe (3), j'espère quelle frémira du danger qu'elle a couru, en lisant l'auteur du Fanatisme des Philosophes, et qu'elle de mandera lui-même d'Abbeville en Picardie pour former le successeur ,de ses vertus et de sa gloire par ses maximes pleines de raison et de lumière.
Gévaudan à Ant.-Jacq. Roustan,pasteur suisse à Londres, dans les OEuvres de Voltaire, tom. XXXII, p. 357 et suiv. de l'édit. de Lequien.
(1) Cette brochure ( 1764, in-8°) n'était pas de' Gresset, mais de l'avocat; Linguet, (2) Catherine.—.(3) D'Alembert.
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Les philosophes, qui sont la source de tous nos maux, et qui, entre autres, nous ont fait perdre tant de batailles pendant la dernière guerre, sont aussi cause de la chute de l'opéra français, ainsi que de l'ancien opéra comique en vaudevilles, et de la fureur avec laquelle on court au nouvel opéra comique en musique. On a déploré cet aveuglement dans une feuille intitulée les Baladins, ou Melpomène vengée, où l'on prouve que le dégoût du siècle pour l'opéra français est une suite de la corruption des moeurs et de l'extinction du patriotisme. Un baladin a voulu répondre à cet auteur chagrin (1), qui lui a opposé tout de suite son dernier mot en réplique.
Il faut reprendre un peu la correspondance du patriarche des Délices avec un des fidèles. C'est une récapitulation aussi instructive qu'amusante de notre littérature.' A M ***(2).
Du 17 octobre 1763.
Mon cher frère, vous savez que je m'adresse à vous pour le spirituel et pour le temporel. Voici une lettre pour M. Mariette, qui, régarde l'un et l'autre. Je vous supplié de lire le paquet; vous y verrez qu'on ne laisse pas de trouver dans ce siècle-ci de la protection contre la' sainte église ; mais il y à toujours de grandes précautions à prendre contre elle, malgré cette protection même.... Plusieurs personnes me parlent du mandement du sieur évêque du Puy, frère du célèbre Pompignan; voudriez-vous bien avoir la bonté de me le faire tenir (3)?
(1) Réponse aux Baladins. Bachaumont ne nomme pas non plus les auteurs de ces écrits.
(2) Cette lettre ne se trouve pas dans lés éditions de Voltaire.
(3) Voir tom. III, p. 355.
46. CORRESPONDANCE LITTERAIRE, -
Il faut bien lire quelque chose d'édifiant. Saurin a-t-il fait imprimer sa tragédie (1)?
Du 29 octobre 1763
J'ai reçu, mon cher frère ,l'inlisible ouvrage du digne frère du sieur Le Franc de Pompignan. Je sais bien qu'il ne mérite, pas de réponse ; cependant on m'assure qu'on en fera une qui sera courte, et qu'on tâchera de rendre plaisanté (3). Tout ce qui est à craindre, c'est que le public né soit, las de se moquer des sieurs Le Franc de ; Pompignan Heureux nos frères que leurs ennemis soient, si ennuyeux!
A M***(4)
' Du 4 novembre 1763.
Mon cher frère et mes chers frères, vous avez bien raison de dire que les peuples du Nord l'emportent aujourd'hui sur ceux du Midi, Frère Protagoras (5) se trouve dans une position qui me paraît embarrassante. Le voilà entre l'impératrice de Russie et le roi de Prusse, et je le défie de me dire qui a le plus d'esprit des deux. JeanJacques, dans je ne sais lequel de ses ouvrages, avait dit que la Russie redeviendrait bientôt esclave, malheureuse et barbare (6). L'impératrice l'a su; elle me faitl'honneur de me mander que tant qu'elle vivra elle donnera trèsimpoliment un démenti à Jean-Jacques. Ne trouvez-vous pas, comme moi, cet impoliment fort joli? Sa lettre est
(1) Blanche et Guiscard, imprimée peu après la représentation.
(2) Cette lettre manque également aux OEuvres de Voltaire. (3) Lettre d'un Quaker, Voir tom. III, p. 402, note 5.
(4) Non comprise dans les OEuvres de Voltaire.
(5) D'Alembert. .
(6) Du Contrat social, liv. II, ch. 8.
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charmante (1); je ne doute pas qu'elle n'en écrive à M. d'Alemberl de plus spirituelles encore, attendu qu'elle sait très-bien se proportionner.
Gardez-vous bien, je vous en supplie, de solliciter mademoiselle Clairon pour faire jouer Olympie (2); c'est assez qu'on la joue dans toute l'Europe, et qu'on la traduise dans plusieurs langues. On vient de la représenter à Amsterdam et à La, Haie avec un succès semblable à celui de Mérope; on va la jouer à Pétersbourg.' Laissez aux Parisiens l'Opéra Comique et les réquisitoires. La France est au comble de la gloire ; il faut lui laisser ses lauriers.... Le mandement du digne frère de Pompignan m'a parti un ouvrage digne du siècle. On m'a montré pourtant une petite réponse d'un évêque son confrère (3). Il me paraît que ce confrère n'entre pas assez dans, les détails ; apparemment qu'il les a respectés, et que l'évêque du Puy s'étant retiré dans le sanctuaire, on n'a pas voulu l'y souffleter.
A M *** (4).
Du 26 novembre 1763.
Frère très-cher, le voyageur qui vous rendra cette lettre est M. Turretin; il est philosophe et aimable. Agréez ce Traité de la Tolérance (5), ayez-en pour le style; je ne,vous en demande point pour le fonds. On croit que cette petite semence de moutarde produira
(1) Cette lettre est la première du volume de Correspondance de Catherine et de Voltaire. Voir tom. LIII, édit. Lequien.
(2) Nous avons vu tom. III, p. 441, qu' Olympie fut représentée à Paris le 17 mars 1764.
(3) L'évêque d'Alétopolis sans doute. Voir tom. III, p. 402, note 5.
(4) Cette lettre ne se trouve pas dans les éditions des OEuvres de Voltaire. (5) Opuscule de Voltaire compris dans ses OEuvres.
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beaucoup de fruit un jour ; car vous savez que la moutarde et le royaume des cieux c'est tout un.... Eh bien que font les parlémens? Veulent-ils faire renaître le temps de la Fronde ? Ont-ils le diable au corps ? Mais ce ne sont pas là nos affaires.
SEPTEMBRE.
Paris, 1er septembre 1764,
LORSQUE des moeurs douces et une ame sensible et tendre sont accompagnées de ces qualités fortes qui, dans l'occasion, font faire de grandes choses, il en résulte un caractère d'héroïsme tout-à-fait précieux, soit pour l'histoire, soit pour la poésie. Tel était celui de Timoléon; il ne se borne pas à captiver l'admiration ,il inspire encore le plus tendre intérêt, et ce sentiment d'amitié mêlé de respect; qu'il est si doux, si délicieux d'éprouver. Bon fils, bon frère, bon ami, à n'examiner que son caractère privé, on le prendrait pour un de ces hommes aimables et utiles, ornés de mille bonnes qualités, capables de remplir avec honneur des places même distinguées dans l'Etat, mais qui ne paraissent pas appelés aux premiers rôles, toujours aussi épineux et difficiles que glorieux et brillans. Ce n'est que lorsqu'il s'agit de patrie et de liberté que Timoléon devient un héros. Alors son grand coeur se déploie sans perdre ce caractère, de douceur qui lui est naturel. Sans connaître cette effervescence; de sang et cette impétuosité qui paraissent nécessaires au développement des qualités héroïques, il exécute les plus grandes
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choses avec autant de nerf que de réflexion. Montaigne dirait que les héros vont assaillant le sort pour le dompter, tandis que Timoléon ne sait lui opposer qu'une contenance tranquille; mais inébranlable. Les premiers vont ordinairement à la gloire par une route prompte et brillante; mais si là réputation des héros de l'espèce de Timoléon est un peu plus lente, elle est en revanche bien plus solide et bien plus touchante. Plus un homme réunit de qualités en apparence opposées, plus son caractère est précieux et rare. Son frère Timophane était un de ces hommes brillans et téméraires dont il n'y a que le succès qui puisse justifier les entreprises ; il avait sur. Timoléon tous les avantages que donnent l'âge et le crédit, avec une présomption et une confiance sans bornes ; mais le généreux Timoléon avait repris sur son frère, au risque de sa vie, un avantage infiniment plus grand. N'étant encore que simple soldat, il avait eu le bonheur de sauver la vie à Timophane, dans un combat que celui-ci, commandant déjà en chef les troupes de Gorinthe, avait engagé avec autant de précipitation que de témérité. Avoir sauvé la vie d'un frère que votre devoir vous condamne ensuite à immoler au salut de la patrie, voilà un de ces hasards singuliers qui paraissent plus tenir, de l'arrangement d'un roman que de la vérité historique. Quoi qu'il en soit, Timophane s'étant attaché par ses manières brillantes et populaires, nonseulement les. troupes de la république, mais même, une partie du peuple, et voulant se servir de soti crédit pour changer la constitution de l'Etat et s'en rendre maître, Timoléon commença tout aussitôt son rôle de citoyen vertueux et invinciblement attaché a la patrie. Son âge ne lui donnait encore que peu de poids dans la TOM. IV. 4
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république, et peu de crédit sur l'esprit de son frère. Il essaya long-temps inutilement de le ramener, à force de prières et d'instances, à une conduite plus modérée; mais ne voyant point d'espérance de réussir, il ne balança plus à le sacrifier au salut public. Plutarque dit que, s'étant rendu chez Timophane avec le propre frère de sa femme et un devin, et l'ayant conjuré de bouveau de se rendre à son devoir, et Timophane ayant répondu à ces remontrances, d'abord par des plaisanteries, ensuite, avec colère , Timoléon voyant tout succès désespéré, se retira à l'écart, se couvrit le visage et se mit à pleurer, tandis que les autres tuèrent son malheureux frère sur la place... Je suis si éloigné du sentiment de ceux qui, pour approuver cette action de Timoléon, voudraient qu'il eût immolé son frère lui-même dans un transport d'enthousiasme pour la liberté et pour la patrie, et qui ont de la péine à lui pardonner son sang-froid dans cette occasion, qu'ils me paraissent vouloir faire une action ordinaire et peut-être blâmable d'une, des plus belles actions dont l'histoire nous ait conservé la mémoire. Nos critiques ne veulent ou ne peuvent se départir de leurs idées modernes et nationales, en jugeant les grands tableaux de l'histoire et de la poésie. Ils décident de tout d'après les préjugés que les moeurs de la chevalerie ont répandus dans l'Europe moderne. Ces moeurs ont aussi leur intérêt et leur caractère; elles sont belles et poétiques, pourvu qu'on ne cherche, pas à ériger les préjugés sur lesquels elles sont fondées en principes indubitables, et d'après lesquels il faille juger tous les peuples de la terre. Si dans nos idées il n'y a qu'un homme vil qui puisse assaillir son ennemi avant qu'il se soit mis en défense, il faut aussi se souvenir que parmi tous les peuples de l'antiquité, si célèbres par
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leurs vertus et par des siècles d'actions héroïques et généreuses , il ne s'en trouve pas un seul qui ait connu celle loi de générosité romanesque, et que l'honneur et la gloire d'une nation dépendent de la religion qu'elle a pour ses préjugés, et non pour les nôtres. Cette théorie est nécessaire aux jeûnes poètes, afin qu'ils apprennent à conserver à leurs personnages les moeurs de leur siècle et de leur nation, sans quoi ils ne feront jamais d'ouvrage d'une réputation durable; elle est nécessaire encore à tout homme qui veut se former le goût, étendre sa tête, et se préserver de cette pédanterie qui résulte du rétrécissement des idées. Je ne sais par quelle fatalité M. de La Harpe, ayant à parcourir un si beau champ que l'histoire lui offrait, s'en est écarté ; dans tous les points. Il en est résulté, pour sa tragédie, le plus grand, le plus irrémédiable de tous les vices; c'est que le meurtre de Timophane n'étant plus nécessaire au salut de la république, devient une action indifférente; je dis indifférente, à cause de la faiblesse du coloris; car elle serait exécrable, si M. de La Harpe avait assez de force pour donner du caractère à quelque chose. Il a donc, contre les intérêts de son sujet, et même en dépit du bon sens, changé tous les élémens nécessaires pour faire de l'assassinat de Timophane une action vertueuse et héroïque. Timoléon était frère cadet de Timophane; M. de La Harpe lui donne les droits et l'autorité de l'aînesse. Timoléon n'avait encore rien fait pour mériter la considération publique, lorsqu'il se crut dans la nécessité d'immoler son frère, et qu'il se résolut à ce sacrifice; M. de La Harpe place au contraire cet événement après ses grands succès en Sicile, qui, certainement, l'auraient dispensé d'avoir recours à un moyen
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si terrible. Suivant l'histoire, Timophane offrit à son frère de partager avec lui le pouvoir souverain. Celle circonstance rend l'action de Timoléon encore plus grande et plus belle, et fournit une dès plus belles scènes de la tragédie;; niais elle est perdue pour M. de La Harpe, parce que, dans sa pièce, c'est Timoléon qui peut tout, et Timophane ne peut rien. Cet arrangement ôtant la nécessité du meurtre, fait qu'il ne peut plus y avoir de tragédie.... Avec un peu de jugement, M. de La Harpe aurait senti qu'il faut que Timoléon soit un jeune homme sans réputation, sans crédit dans l'Etat, sans autorité sur l'esprit de son frère, sans influence, sans poids, pour
être forcé à exécuter un projet dont la seule idée le fait frémir. Ce,né peut être que le début d'un héros encore ignoré ; mais de combien de combats cet affreux sacrifice ne devait-il pas être précédé ! Combien de fois Timoléon ne devait-il pas prendre les intérêts de son frère contre sa patrie, et se plaindre, dans son désespoir, de la rigueur de ceux qui ne voyaient le salut public que dans la perte.
de son frère. Passer par tous ces cruels combats, et cependant persister, inébranlable dans le plus généreux dessein, puisqu'il est seul capable de sauver l'État; le consommer avec un désespoir à nul autre pareil, mais le consommer : voilà le plan de la tragédie de Timoléon. Dans celle de M. de La Harpe, Timoléon est un personnage si considérable, il a tant d'expérience, tant de poids, qu'il suffit certainement d'un mot de sa part pour ranger et retenir son frère dans son devoir Dans la mienne, au contraire, c'est Timophane qui est l'homme considérable, et Timoléon n'a d'autre ressource, après L'inutilité de ses instances, que son grand caractère,
combattu par sa douceur naturelle, mais soutenu par sa
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passion pour la patrie, et par un petit nombre de bons citoyens.... C'est encore une grande maladresse d'avoir changé le caractère que l'histoire donne aux deux frères, et qui est la source de tout l'intérêt de ce sujet. M. de La Harpe; a fait de son Timophane le meilleur enfant du monde; c'est un mouton; il voudrait complaire à tous; le dernier qui lui parle a toujours raison avec lui. Timoléon, au contraire, est emporté et sévère, et perd ainsi ce contraste précieux d'une ame douce et forte.... Il est aussi peu heureux d'avoir placé dans le cours de la pièce ce combat où Timoléon sauve la vie à son frère; car on n'assassine pas le soir celui qu'on a sauvé le matin, et ce jour-là Timophane n'aurait rien refusé à un frère à qui il devait la vie. S'il est permis au poète de rapprocher les événemens,il ne doit pas oublier que le défaut de génie le plus évident, c'est de les trop entasser, et de vouloir soutenir l'intérêt ou produire des effets à force de mouvement et d'événemens successifs. Comme le coloris de la tragédie de Timoléon est excessivement faible, vous ne serez point étonné qu'il n'y ait ni moeurs ni caractères. Je n'insiste point sur cet amour insipide et froi d dont M. de La Harpe a fait le pivot de sa pièce; tout le monde a senti qu'il fallait une autre chaleur, une autre force de passion pour faire oublier ou négliger à un homme les liens les plus sacrés pour l'amour d'une maîtresse. Le comble de l'absurdité, c'est de traiter l'amour à la française en plaçant la scène à Corinthe. M, de La Harpe devait savoir que les Grecs ayant une autre formé de gouvernement, d'autres idées de religion, de pudeur, de convenance, leur amour ne pouvait ressembler au nôtre. Ce qui irrité nos désirs, ce qui produit parmi nous les malheurs de l'amour; c'est ce contraste et ce choc de l'in-
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térêt du coeur et des moeurs de chevalerie avec les pré- ■ jugés religieux, qui attachent je ne sais quelle idée de crime aux sentimens les plus doux et les plus naturels; c'est, en autorisant le commerce des deux sexes, d'avoir assujetti l'union des coeurs à tant de conditions, d'intérêt; de fortune et de convenance, qu'un mariage heureux en est devenu presque impossible. Les Grecs ne connaissaient rien, de tout cela. Les passions sont de tous les siècles ; mais les moeurs de chaque âge et de chaque peuple leur donnent un ton, un tour d'idées et d'expressions, un langage propre qu'il n'est pas permis au poète d'ignorer et de confondre.
•On a remis sur le théâtre de la Comédie Française le Malade imaginaire de Molière, avec des divertissemens et la réception du malade dans, la Faculté de Médecine: cette pièce a fait grand plaisir à cette reprise. Ce n'est qu'une farce; mais quelle verve ! quel naturel! quelle excellente plaisanterie! Les médecins entendent mieux la plaisanterie que les autres classes de la société Le docteur Malouin, vrai médecin de la tête aux pieds, et dont madame de Graffigny disait plaisamment que Molière, en travaillant à ses rôles de Diafoirus et de Purgon, l'avait vu en esprit, comme les prophètes le Messie, ce bon docteur Malouin nous remontra un jour, pour nous guérir de notre incrédulité, que les véritablement grands hommes avaient toujours respecté les médecins et leur science. «Témoin Molière , s'écria l'un de nous, Voyez aussi, reprit le docteur, comme il est mort. »
On a remis sur le même théâtre Deucalion et Pyrrha, l'Ile sauvage et les Graces, trois pièces en un acte cha-
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cune, par M. de Saint-Foix. Ce genre m'est insupportable par sa fausseté ; il ne peut être tolérable que dans les fêtes théâtrales, et encore y faudrait-il de la musique et la déclamation ordinaire le rend trop froid et trop insipide. Au reste, indépendamment du genre, les deux premières de ces pièces sont bien mauvaises ; la troisième a fait plaisir, et mademoiselle Luzy a été fort applaudie dans le rôle de l'Amour, qu'elle a joué avec beaucoup de vivacité et de gentillesse.
La Comédie Italienne vient de donner une nouvelle pièce de M. Goldoni, intitulée le Portrait d'Arlequin (1) Ce portrait passe de mains en mains, et cause une confusion, dont il, résulte des quiproquo sans fin. Les Italiens, et M. Goldoni en particulier, entendent supérieurement ce qu'ils appellent l'imbroglio ; leurs pièces sont des chefs-d'oeuvre en ce genre, pour lequel il faut beaucoup d'esprit, de finesse et d'invention. Ce n'est pas là la bonne comédie ; elle n'a ni caractères ni moeurs ; mais lorsqu'on a donné toute la journée aux occupations et aux affaires, elle est bien propre à amuser et à délasser le soir.
Il existe un Dictionnaire philosophique portatif, volume de plus de trois cents pages, publié par le zèle infatigable du patriarche des Délices; mais cela n'est vrai que pour les vrais fidèles; car pour les malveillans, il est démontré que ce grand apôtre n'y a aucune part. Au reste; l'édition entière de cet évangile précieux se réduit peutêtre à vingt ou vingt-cinq exemplaires (5). Heureux ceux
(1) Canevas italien en trois actes, représenté pour la première fois le; 7 août 1764.
(2) Dictionnaire philosophique portatif, Londres, 1764, in-8°. C'est la,
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qui en peuvent avoir! Si nous ne sommes pas au nombre de ces élus, il faudra bien chercher à obtenir communication et copie de quelques-uns des principaux articles, jusqu'à ce qu'une heureuse témérité ait déterminé quelque libraire, digne des honneurs du martyre, à multiplier ce grain au profit des ames, et de son commerce.
L'estampe de mademoiselle Clairon représentant Médée est publique depuis quelques jours. A mon gré, cela n'est rien moins que beau. Ce n'est pas le tableau que Carle Vanloo a exposé au salon ; c'est une nouvelle composition qu'il a faite pour les graveurs, et, qui me paraît bien moins bonne que la première. Ce Jason est tout aussi mauvais que celui que nous avions vu; il nous tournait le dos, il nous montre la poitrine sans nous faire voir ses yeux : voilà toute la différence. Ces enfans égorgés, qui étaient beaux et bien jetés dans le tableau, sont bien maussadement arrangés dans l'estampe : ce dragon, avec son oeil farouche, qui est peut-être ce que Vanloo à jamais fait de plus beau, n'existe plus. La figure de l'actrice est ce qu'il y a de mieux; mais comme cette draperie est lourde! comme toutes ces masses font un vilain effet! La composition ressemble à une composition de plafond qu'il faut regarder de bas en haut. D'ailleurs, c'est Beauvarlet. qui a gravé la figure de mademoiselle Clairon, et Cars le reste du tableau ; et la différence de ces deux burins jette dans toute l'exécution une discordance qui fait mal aux yeux. Partant, nous condamnons cette estampe à parer la thèse d'un bachelier.
première édition du Dictionnaire philosophique, qui fut bientôt réimprimé et augmenté considérablement.
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L'Abbé et le Rabin, par M. le baron d'Holbach.
Un abbé vénitien, disputant avec un rabbin de Ferrare, prétendit lui prouver la vérité de la religion chrétienne et la certitude de la venue du Messie. ll se fondait, suivant l'usage, sur l'accomplissement des prophéties qui annonçaient la dispersion des Juifs et les malheurs' dont cette nation est accablée. Le. rabbin lui répondit d'abord que le Messie annoncé par les Écritures n'était ni un dieu, ni un libérateur, ni un monarque, comme on l'avait cru vulgairement ; mais que c'était un période fortuné qui était arrivé, et dont les Hébreux jouissaient, déjà depuis,un grand nombre de siècles. Il alla même jusqu'à prouver à l'abbé que le peuple juif était incomparablement plus heureux que les chrétiens et qu'aucun des peuples qui sont actuellement sur la terre. Voici sur quoi il fondait ce paradoxe : « I°, dit-il, de votre aveu même, nous adorons le vrai Dieu; mais il ne nous en coûté rien aujourd'hui pour son entretien. Nous n'avons plus ni temples, ni autels, ni sacrifices ; nous n'avons ni pape, ni évêques, ni prêtres à payer chèrement; nous ne sommes point obligés de pensionner une foule de moines qui dévorent la substance des nations sans leur être d'aucune utilité.... 2° L'Éternel n'exige point de nous que nous nous fassions du mal. Les Juifs ne se condamnent point à un célibat volontaire; les filles de Sion ne pensent point que la Divinité soit flattée de les voir gémir dans des prisons perpétuelles, où elles meurent inutiles après avoir été malheureuses toute leur vie. Elles ne se reprochent pointée donner des descendans à Abraham, et de multiplier sa race comme les étoiles du ciel.... 3° Nous n'avons point de monarque à maintenir, de
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courtisans à rassasier de troupes à soudoyer, de patrie à défendre; nous ne sommes les sujets de vos princes qu'autant et aussi long-temps que cela nous convient. Dès qu'un pays nous déplaît, nous passons dans un autre; et, à l'aide des lettres-de-change, dont nous sommes les inventeurs, notre fortune nous suit. Privés du droit d'acquérir des biens-fonds, nous sommes, Dieu merci, étrangers dans tous les pays de la terre...! 4° Descendus également d'Abraham, d'Isaac, et de Jacob, on ne connaît point parmi nous la distinction fâcheuse du noble et du roturier. La naissance de tout Juif est illustre, et nous ne méprisons aucun de nos frères.... 5° Si les,autres nations nous méprisent, nous le leur rendons bien; il n'est point de Juif qui n'ait pour les autres peuples le plus profond, mépris. Nul homme, parmi nous, n'est ni esclave, comme les nègres, ni serf, comme les chrétiens ; on ne nous condamne point aux mines ni aux travaux publics. Jamais nous ne servons ni comme soldats, ni comme matelots ; on ne nous fit jamais tirer à la milice. Les chrétiens se battent entre eux pour que notre commerce fleurisse.... 6° Les récompenses qui nous sont promises par le Dieu d'Abraham sont purement temporelles, et nous en jouissons depuis long-temps. On nous a fait espérer que nous aurions la graisse de la terre ; cette graisse, c'est l'argent. Nous avons le bénéfice , et d'autres ont,les charges. N'avons-nous pas dans nos mains une grande partie des richesses du monde ? On nous a promis crue nous prêterions à usure; ne sommes-nous pas les plus grands usuriers de la terre? On nous a promis aussi que les autres n'exerceraient point l'usure contre nous ; est-il un chrétien qui puisse se vanter d'avoir prêté à un Juif à usure?..... 7° On nous accuse de friponnerie et de mauvaise for en
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vers les étrangers ; mais ces étrangers ne sont-ils pas nos ennemis ? Nous sommes doux, humains, compatissans envers nos frères. Nous observons entre nous la plus exacte justice; nous sommes très-fidèles à nos engagemens. Notre Dieu nous a dispensés de ces devoirs envers les autres ; et pour le bien qu'ils nous veulent ou qu'ils nous font, vous conviendrez que nous ne leur devons pas grand'chose. 8° Nous ne nous mêlons point avec les femmes des chrétiens et de tous les peuples modernes; nous sommes les moins infectés du mal que les pieux Espagnols ont apporté des extrémités de la terre. S'il arrive quelque accident de ce genre, il ne retombe guère que sur quelque Juif portugais, qui transgresse sa loi en portant son hommage à la fille d'un incirconcis.
«Pesez, dit le rabbin, ces avantages, et voyez si les Juifs sont aussi malheureux qu'on le pensé. Doutez-vous que notre nation ne soit aujourd'hui plus nombreuse que lorsqu'elle était confinée dans l'aride Judée? Ne la croyezvous, pas plus riche que sous David et Salomon?Par sa dispersion même, l'univers entier n'est-il pas devenu son héritage ? Ne recueillons-nous pas où d'autres ont semé? Les chrétiens ne vont-ils pas au bout du monde amasser des richesses et s'égorger pour nous ? »
L'abbé demeura interdit. Il fut obligé de convenir que les Hébreux, tout réprouvés qu'ils sont, ne sont pas les hommes les moins favorisés en ce monde.
Vers de M. Diderot.
LE PÉRIL DU MOMENT.
Mon ame s'élançait vers sa bouche ingénue ; Je sentais ses beaux bras doucement me presser:
66 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
Moment terrible et doux! je tremble d'y penser Ses yeux cherchaient mes yeux ; sa gorge toute nue Tressaillait, sous ma main ; que j'y trouvais d'appas Quel trouble j'éprouvai ! Que ne devins-je pas ! Je t'en atteste, Amour. Telle fut mon ivresse, Qu'un seul instant de plus.... Ah! j'irai chez les morts Sans connaître le crime et sentir le remords ; Car j'ai pu demeurer fidèle à ma maîtresses
Paris, l5 septembre 1764.
On a donné ces jours passés (1), sur le théâtre de la Comédie Française, une petite pièce épisodique en un acte et en prose intitulée : le Cercle, ou la Soirée à la mode. C'est un tableau assez vrai du désoeuvrement,-de l'ennui, de la frivolité des gens du monde et de la plupart des cercles de Paris. Ce Cercle à beaucoup réussi. Ce n'est point là une comédie;, il n'y a point d'intrigue, point de scènes, et surtout point de dialogue; mais, comme je l'ai déjà dit, c'est un tableau assez frappant des sociétés de Paris. Le ton de tous ces gens-là n'est pas trop mauvais, et c'est là le principal mérite des pièces de ce genre. Vous trouverez dans celle-ci de la vivacité et un - grand nombre de traits, ll aura été aisé à l'auteur de supprimer des longueurs qu'on a remarquées à la première représentation, et en serrant sa pièce, de conserver la vivacité, non pas du dialogue, car il n'y en a point, mais des propos, d'un bout à l'autre. Parmi les traits que vous remarquerez à la lecture, il y en a un qui a fait grande fortune. Le médecin dit, après une visite fort longue et fort inutile : «Mesdames, je me sauve; je n'ai pas un moment à moi. Il y a tant de malades en ce temps-ci, qu'en vérité mes pauvres chevaux, me fout pitié. » On a
(1) Le 7 septembre.
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trouvé très-naturel et très-plaisant que le médecin n'eût de la pitié que pour ses chevaux. Un autre trait plus heureux encore et qui me plaît davantage, c'est lorsque le baron parle à Araminte, des satisfactions délicieuses qu'il sait se procurer dans sa terre en soulageant le pauvre laboureur, en payant pour lui une partie des impôts, etc. « Ces gens-là, dit-il, ne me louent point, mais ils me bénissent,» D'ailleurs, on parle dans cette pièce de toutes les affaires du temps excepté peut-être l'inoculation et les remontrances des parlemens, et cela plaît toujours. Les traits contre l'opéra comique ont beaucoup réussi. La passion que le public montre pour ce spectacle depuis qu'on a supprimé les vaudevilles, aussi licencieux que déplacés, et qu'on leur à substitué les airs en musique, déplaît à beaucoup de pédans. L'auteur du Cercle a fait sa cour à ceux-ci, sans faire de la peine aux partisans de l'opéra comique.... Pour tout dire, enfin, le nom de l'auteur a aussi beaucoup contribué au succès de la pièce. On en attendait si peu, qu'il n'y avait personne à la première représentation, et l'on a été d'autant plus émerveillé, qu'on, était, moins préparé à voir quelque chose de supportable. M, Poinsinet, auteur de cette petite pièce, n'était connu jussqu'à présent que pour une espèce d'imbécile, faiseur de mauvaises parades et autres drogues détestables. Il y a cinq ou six ans que son cousin Poinsinet de Sivry et Palissot de Montenoy lui persuadèrent que le roi de Prusse avait résolu de lui confier l'éducation du prince de Prusse s'il voulait renoncer, à sa religion. En conséquence, ils lui firent faire abjuration de la religion catholique entre les mains d'un prétendu chapelain, protestant que ce monarque était supposé avoir envoyé clandestinement pour enlever à la France un homme si
62 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
précieux. Cette comédie dura plusieurs mois et eut plusieurs actes, sans que Poinsinet doutât un instant de la réalité de tous ces faits. Ses amis appelaient cela mystifier un homme, et lui donnèrent le surnom de mystifié, terme qui n'est pas français, qui n'a point de sens, et qui, inventé et employé par certaines gens, ne mériterait pas d'être remarqué, si M. D'Eon ne l'avait employé en dernier lieu dans sa fameuse et étrange apologie (1); Supposé que, suivant les désirs' de M. Poinsinet , sa petite comédie aille à la postérité, qu'elle soit en état de l'entendre parfaitement, ce qui n'est pas aisé lorsque le sel et la finesse consistent dans le ton, on peut croire qu'elle s'en querra avec quelque curiosité, si ces moeurs ont été réellement les moeurs d'une grande et illustre nation, puisque enfin toutes les comédies du temps l'ont ainsi représentée; si les femmes, en général, aux intrigues et à la galanterie près, passaient leur vie dans ce désoeuvrement, dans cet abandon de tout sentiment quelconque, comme Araminte, Cidalise et Ismène; si enfin la jeunesse distinguée par la naissance et par les autres avantages de la fortune ressemblait, par son oisiveté,: son ignorance et sa dégradation, à ce jeune marquis, ou à ce Lisidor empesé et pédant dont l'auteur a compté faire l'homme estimable de sa pièce , ou enfin à cet abbé mignon de M. Poinsinet. Il faut espérer que les curieux d'alors pourront se répondre que ces moeurs ont été en effet celles d'une génération aussi courte que frivole, dont les travers ont été réparés par des siècles de vertus;
(1) Mémoires de M. D'Eon de Beaumont. Cet auteur est le même qui, plus tard, acquit une si grande célébrité par ses missions et ses intrigues mystérieuses, le chevalier D'Eon, que son travestissement fit appeler aussi mademoiselle D'Éon.
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car, si de telles moeurs eussent duré plusieurs générations de suite, l'histoire apprendrait sans doute en même temps aux curieux des siècles à venir les funestes influences que leur durée aurait eues sur là gloire et la splendeur d'une telle nation.
On a donné, sur le théâtre de la Comédie Italienne, un opéra comique en deux actes, intitulé l' Anneau perdu et retrouvé, dont le poëme est de M. Sédaine, et la mu- - sique d'un amateur, M. de la Borde, premier valet de chambre du roi (1). Cette pièce, que je. n'ai pu, voir, n'a point réussi, et il faut que ce soit la faute pu de la musique ou des acteurs; car on reconnaît dans le poëme la touche ferme, délicate et naïve de M. Sédaine. Ce poète, qui exerce à Paris la profession de maître maçon, avait déjà, un peu de réputation avant de travailler pour le théâtre. Il publia un recueil de vers qui eut du succès (2); la pièce intitulée Épître à mon habit en eut beaucoup. Depuis, M, Sédaine a créé cette comédie en musique qui a pris la place de l'ancien opéra comique français. Ce genre détestable n'était pas moins odieux aux gens de goût qu'à ceux qui comptent l'honnêteté publique pour quelque chose. Si ceux-ci étaient indigués d'y entendre toujours des sottises, des allusions obscènes ou satiriques, de sales équivoques, les autres n'étaient pas moins choqués d'y entendre dialoguer en vaudevilles et en couplets sans aucun accompagnement de musique. Cet ancien opéra comique que la jeunesse suivait avec
(1) Jouée pour la première Fois le 20 août, cettepièce n'obtint que cinq représentations.
(2) Grimm veut parler des Pièces fugitives de Sédaine, 17 52, in-12. L'auteur en donna en 1760 une seconde édition même format, très-augmentée, sous le titre de Recueil des poésies de M.Sédaine
64 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.
fureur, il n'y a encore que dix ans, est tombé, ou plutôt il a passé dé mode, sans que ses partisans s'en soient aperçus. M. Sédaine n'avait pas sans doute formé) le projet de le renverser; en travaillant dans ce genre, il comptait vraisemblablement suivre la route tracée par ses prédécesseurs; mais son talent lui en ouvrit une nouvelle sans qu'il s'en aperçût peut-être, lui-même. Nous avons de lui une demi douzaine d'opéra comiques charmans, pleins de naïveté, de caractère, d'originalité et de force comique ; le Jardinier et son Seigneur, On ne s'avise jamais de tout, le Roi et le Fermier, Rose et Colas, sont quatre pièces charmantes. J'aimerais mieux avoir fait, la moindre de ces pièces que toutes les tragédies et comédies qui ont paru depuis dix ans, sans en excepter, Dieu me pardonne, ni Tancrède ni Olympie. On ne peut juger des pièces de M Sédaine d'après la lecture; c'est au théâtre qu'il faut les voir; elles enchantent. Ce qu'il y a de singulier, c'est qu'elles n'ont pas réussi d'abord comme dans la suite. Le Roi et le Fermier et Rose et Colas sont même tombés à la première représentation, et aujourd'hui qu'on les a joués cent fois, la foule est si grande quand on les donné, que la moitié des spectateurs ne peut approcher de la salle. C'est que ce genre exige une si grande finesse et tant de perfection et d'accord dans le jeu, que ce n'est qu'à la troisième ou quatrième représentation que les acteurs commencent à être ensemble, et les spectateurs à voir et à saisir ; il y a des riens qui échappent d'abord, et qui sont d'un prix infini.... Ce qui manque à M. Sédaine, c'est là facilité dans les vers, qu'un de ses rivaux, M. Anseaume, a montrée dans ses pièces; ceux de M. Sédaine sont souvent durs et mauvais. Quant à la musique de ces pièces,
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on ne peut s'en accommoder sans une excessive indulgence, surtout quand on se souvient des opéra comiques de Pergolèse, de Buranello et de Piccini. Nos commencemens sont bien faibles. Je voudrais bien que les pièces de M. Sédaine fussent, non pas précisément traduites, mais imitées par les Italiens, et mises ensuite en musique par les grands maîtres. Les opéra comiques d'Italie ne pèchent ni par le défaut de verve, ni par celui de situations plaisantes et originales; mais il y règne un décousu et une plate bouffonnerie qui dégoûtent. Je voudrais bien que l'Italie dût à notre maître maçon plus de régularité dans le plan, et cette vérité naïve et comique qui se trouve dans les moeurs de ses comédies en musique.
Le concours pour le prix de poésie proposé par l'Académie Française a été très-brillant cette année. Le plus redoutable concurrent, M. Thomas, dont l'Académie a si souvent couronné les pièces en vers et en prose, s'est repose cette fois-ci, et a abandonné le champ à ses rivaux. Ce poète s'occupe sérieusement d'un poëme épique , dont le héros sera Pierre-le-Grand, fondateur de l'empire de Russie. Il y a déjà trois ou quatre chants de finis, et j'ai très-bonne opinion de cette entreprise. L'Académie a couronné M. de Chamfort,. jeune, fier, pauvre, né avec tous les signes de vocation pour la poésie. Sa petite pièce, la Jeune Indienne, a été jouée avec succès il y a quelques mois. La pièce de vers qui a remporté le prix est une.Epître d'un père à son fils, sur la naissance d'un petit-fils. Vous ne serez pas, peut-être, content, de la totalité de ce morceau,; vous n'y trouverez point ce langage touchant et grave qui convient à un père dans la circonstance où le poète l'a placé; mais si l'Académie n'a TOM. IV. 5
66 CORRESPONDANCE LITTERAIRE, '
voulu que couronner le talent des vers, il faut convenir que M. de Chamfort est de tous les concurrens celui qui en a montré le plus ....L'Académie, en décernant le prix à M. de Chamfort, à accordé l'accessit à plusieurs autres pièces, Le poëme qui a pour titre: la Nécessité, d'aimer est de M. Gaillard de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, connu par une Histoire de Marie de Bourgogne qui eut quelque succès il y a dix ans (1). Son poëme est faible et vague; car il chante tantôt l'amour, tantôt l'amitié, tantôt la tendresse filiale ou maternelle ; mais il y a par-ci par-là quelques vers doux......... M. Le Prieur, avocat au parlement, a eu un accessit pour une Epitre à un commerçant, qu'on suppose vouloir quitter sa profession, et acheter des lettres de
noblesse. IL y a de la chaleur et dé la force dans cette
épître Le troisième accessit a été. accordé à M. de
Chabanon, de l'Académie des Inscriptions et BellesLettres
BellesLettres de cette malheureuse Eponine , tragédie
tant prônée et ensuite tant sifflée lorsqu'elle parut sur le théâtre,il y a deux ans (2). Son poëme qui a concouru, est intitulé: Surle sort de la Poésie en ce siècle philosophe. Quoiqu'on n'y trouve rien de bien lumineux, il
y a des vers bien faits, et on le lit avec plaisir faut dire un mot du sujet... Parmi les torts innombrables que la philosophie a faits à la France en ces derniers temps!, on compte ausi celui de nous avoir ôté le goût des vers, C'est une vérité reçue que le public n'aime plus les vers aujourd'hui, et l'on a prouvé; par de, très beaux raisonnemens que le goût et le talent de la poésie disparaissent
(1) Sept ans seulement auparavant. Grimm a annoncé cette Histoire dans sa lettre du 1er mai 170-7 , tom. II, p. 126.
(2) Voir tom. III, p, 137.
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dès qu'on commence à cultiver là raison et la philosophie. Nous sommes bien plats. Il est arrivé par hasard en France que la disette des poètes et les faibles progrès de la philosophie ont commencé en même temps, et, parce qu'on n'a plus voulu écouter les rimailleurs, ils ont dit que le public n'aimait plus les vers, et d'autres sots l'ont répété, et d'autres ont ajouté que c'était là faute dé
. la philosophie, et d'autres l'ont cru, et personne n'a vu que c'était la faute des poètes et non des philosophes. Il se peut que les poètes, médiocres n'aient plus les mêmes facilités pour se faire une réputation, mais, en revanche, les grands poètes ont infiniment gagné à là sévérité du public; et ceux qui prétendent que nous n'aimons plus les vers, n'ont qu'à voir avec quelle avidité nous avons attendu et reçu tour, à tour les. Contes de Guillaume Vadé, que M. de Voltaire nous a envoyés
; successivement dans le cours de l'hiver dernier. Le fait est que les progrès dé la philosophie, bien loin de nuire à la poésie, ne servent qu'à l'embellir et à l'encourager ; et si la disette des poètes arrive par hasard en mêriié temps que, les progrès de la raison, c'est ailleurs qu'il en faut chercher la cause. En Grèce, ces deux filles du ciel parurent en même temps sur la terre, et le même siècle vit naître et se renouveler cette foule de sages, de législateurs, de grands poètes, de grands hommes dans tous les genres, dont tous les noms ne sont, jamais prononcés sans un mouvement de respect. Chez les Romains; la philosophie naquit long-temps avant la poésie, et le siècle d'Auguste n'eût peut-être jamais existé , sans siècle de Cicéron et d'Atticus. Je ne vois pas que les Newton, les Shaftesbury, les Locke, aient empêché les Anglais d'avoir de grands poètes, et si l'étoile de la
68- CORRESPONDANCE, LÏTTERAIRE^
Franceavai permis à Henri IV de la rendre protestante, la lumière y serait descendue du ciel long-temps avant la poésie, et les grands poètes du siècle de Louis XIV en auraient encore mieux valu. Que les bavards cessent donc d'insulter à la philosophie, et, s'ils ont des yeux, qu'ils cherchent à découvrir les véritables causes de la décadence de la poésie.
M. de Chabanon a imprimé, à la suite de son épître en vers (i), une Dissertation sur Homère, considéré) comme poète tragique. IL y a dans ce morceau beaucoup de bavardage et peu d'idées....; Après la Dissertation, on ; lit Priant au camp d'Achille, tragédie en vers et en un:
un: M.. de Chabanon a choisi le moment où ce père infortuné vient demander le corps de) son fils Hector ; mais que la touche de M. de Chabanon est différente de celle d'Horiière ! Et si Sophocle et Euripide orit mis à Coritribution le génie du père de la poésie ; il faut convenir qu'ils ont su en tirer un autre parti que notre poète français.
On a lu à la séance; publique de l'Académie plusieurs morceaux détachés d'autres pièces qui ont été envoyées au concours, mais qui n'ont pas été imprimées. II y en a eu une ou le poète réfute le sentiment de M. Helvétius,
; qui prétend que c'est l'ennui qui fait nôtre supériorité; ! Sur les animaux , et que si les singes ou les castors s'énnuyaient, nous n'aurions aucun avantage sur eux. Cette idée est en effet plus ingénieuse que philosophique ; elle peut fournir le sujet d'une épître en vers, mais non pas
celui d'un ouvrage sérieux. Notre poète soutient, au con(i)
con(i) le sort de la Poésie en ce siècle philosophe, 1764, in-8°
-l5 SEPTEMBRE 1764. 69
traire, que l'ennui n'a produit aucun des grands hommes de l'antiquité, et finit par conclure
Que ce n'est pas, dans le siècle où nous sommes, Faute d'ennui qu'on manque de grands hommes.
Ces vers firent beaucoup rire (i).
Il y-a à la Sainte-Chapelle un sacristain qui se nomme M. l'abbé Le Monnier, et qui fait des vers d'une manière bien originale. On. m'a promis de lui plusieurs fables qui rappellent la manière de La Fontaine (2). L'autre jour, il était attendu à dîner dans une maison, et il envoya les vers suivans à sa place :
Il ne pourra jamais entrer, .
Non, non, la chose est impossible ;
Rien ne sert de pester, jurer " '
Il est d'une grosseur terrible. Àh! ah! chien! ah! que c'est sensible! Il vaudrait mieux y renoncer— Y renoncer ! quoi, sans secousse Ne pourrait-on point l'enfoncer Par une violence douce ? _
Allons, occupe-toi, mon coeur De la volupté vive et pure Qui bientôt suivra la douleur, Et tu souffriras sans murmure. Essayons encore une fois, Et nous armons de patience ;
Mais plus j'essaie et plus je vois.
(1) Cette pièce, dont les Mémoires secrets (24 août 1764.) ne nomment pas non plus l'auteur, était intitulée : Épure sur l'effet des Passions.
(2) Le recueil des Fables, Contes et Êpitres de l'abbé Le Monnier ne fut publié qu'en 1773, in-8°.
70 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
Que la douleur sur ma constance L'emporte et me met aux abois.
Cher compatriote, cher hôte, Voyez, voyez si c'est ma faute, Voyez si j'ai rien négligé Pour vaincre le mal et l'enflure. D'un pied de la goutte affligé; Pour qui je n'ai point de chaussure.
Nous venons de perdre un de nos plus fameux graveurs. Balechou est mort depuis peu à Avignôn (I), où le dé-, rangement de sa conduite l'avait fixe depuis quelques années. Cet artiste ne dessinait pas bien correctement, mais il avait une force et une chaleur de burin bien singulières. Quelques morceaux qu'il aggravés d'après Vernet ont la plus grande réputation (2), et se vendaient déjà fort cher de son vivant ; sa mort ne les fera pas diminuer de prix. Le seul graveur supérieur qui reste actuellement à la France, c'est un Bessoîs qui s'appelle M. Wille (3). Les morceaux qu'il a gravés d'après Gérard Dow et d'autres Flamands, sont bien précieux.
OCTOBRE.
Paris, ier octohre 1764..
ON nous a envoyé de province une brochure de cent pages, intitulée Nécessité d'une réforme dans l'adminis(I)
l'adminis(I) 18 août 1765 ; il était né à Arles en 1715.
(2) La Tempête et les Baigneuses. Voir tom. IIIJ p. 255. (3) Voir une note sur lui, tom. I, p. 246.
1er OCTOBRE 1764 71
tration de la justice et dans les lois civiles en France (1 ). Je ne crois pas que l'auteur soit tenté de se nommer ; car vouloir réformer les abus de notre jurisprudence, c'est, suivant la doctrine modérée des parlementaires, bien pis que de porter une main sacrilège à l'encensoir, et si nos pères conscrits ont Un goût décidé pour les remontrances, c'est pour en faire et non pour en recevoir. Il est vrai que quelques esprits sages penisent avec l'illustre Antoine Vadé (2), que ceux qui veulent réformer tout le monde, feraient bien de commencer par se réformer eux-mêmes, et qu'un bon roi, excédé de remontrances, pourrait trèsbien leur dire : « Messieurs, avec quarante du cinquante mille francs, vous ayez acheté le droit de juger les procès de mes sujets, car c'est ainsi que cela a été sagement établi par nos ancêtres ; mais je vois que la passion du bien-public vous tourmente au point de vous faire, sans cesse négliger vos fonctions ordinaires. Ce qui m'étonne le plus, c'est que vous me parlez sans cesse de finances et d'autres matières dont vous ne connaissez pas les premiers élémens ; et tandis que tout mon peuple souffre des abus sans nombre qui se sont glissés dans l'administration de la justice, il ne vous est jamais venu dans l'idée de me proposer un plan de réforme que le bien de mes sujets rend indispensable. Je vous ordonne de vous occuper sans délai de cet objet important, et dé m'apporter, le plan d'un code qu'Antoine Vadé soit obligé d'appeler français, et non pas welche. Lorsque vous m'aurez satisfait sur une matière dont vous avez payé le droit de vous... occuper, je pourrai petit-être vous écouler sur d'autres. »
(1) Par linguet, 1764, in-8° .
(2) Discours aux Welches (par Voltaire), dont il a été plus d'une fois, question précédemment.
72 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
II est certain que le titre de la brochûre dont nous parlons convient à toûtes les parties d'administration, et qu'on peut liardiment mettre à la tête de chaque partie : Neçes-i site d'une réforme ; mais quelque prèssans que soient nos ; autres maux, le désordre et les abus ne paraissent nullepart
nullepart grands que dans la partie de la législation et de
l'administration de la justice... Ce malheur n'est pas particulier à la France, et peu s'en faut qu'en y réfléchissant on ne se persuadé qu'il est inséparable de la condition humaine. Tous les grands peuples et la plupart des petits l'ont constamment éprouvé, et en tout temps, en tont lieu, il a été plus aisé de rassembler les hommes et de leur
donner des ; moeurs, que de leur donner de bonnes lois.
- Ce qu'il y a de plus étrange, c'est que les, plus sages législateurs ont presque tous commencé leur outrage par
une démarche qui paraît contraire au bon sens. Au lieu d'étudier le caractère, les moeurs, la position, les besoins du peuple auquel ils avaient des lois à prescrire, et de régler leur codé en conséquence des différences résultats de toutes ces considérations, ils allèrent chercher chez des peuples éloignés un recueil de lois qu'ils adaptaient ensuite aux moeurs de leurs sujets onde leurs concitoyens, le moins mal qu' il était possible.... C'est ainsi qu' en usaient ces sages si fameux qui les premiers ont policé la
Grèce. Ils voyageaient dans diverses contrées, en Asie,
en Egypte, et ils rapportaient dans leur patrie les Lois et
les coutumes qu'ils avaient trouvées chez les étrangers.
Cette pratiqué dépose du moins de la haute antiquité du
monde, et qu'il y avait des peuples très-anciennement policés, puisqu'ils en avaient la réputation jusque dans le fond de cette Grèce encore barbare et grossière.... A Rome, lorsque la tyrannie des patriciens, pire que
Ie' OCTOBRE 1764. 73
; celle des rois, eut poussé la patience du peuple à bout, et qu'il fallut lui accorder des lois pour prévenir la dissolution entière de l'Etat, loin de se consulter d'un commun accord et de convenir des lois nécessaires et utiles, on envoya en Grèce chercher des lois quelconques. La jurisprudence devint-ensuite à Rome un ressort de la plus fine politique. La science des formules, si obscure en même temps et si essentielle, ne pouvait être étudiée par un plébéien; c'était un dépôt sacré, confié au patricial, qui ne cherchait qu'à le dérober à la connaissance du peuple. Ainsi, ce qui paraissait n'avoir été établi qu'en sa faveur, devint le lien le plus fort de sa dépendance. IL en résulta lé rapport du client au patron, et ce lien fut bientôt aussi sacré que celui qui soumet le fils à l'autorité du père. Le client plébéien ne pouvait se passer de son patron, toujours patricien, dans aucun acte de la vie civile. Tout était embarrassé de formules, de l'exactitude desquelles dépendaient le validité et la sûreté de tous les actes; un seul mot déplacé dans une formule entraînait une nullité et la perte d'un procès. Lorsque enfin un plébéien réussit à ravir et à divulguer le secret des formules, ce fut un grand coup porté à la magistrature, qui causa, une révolution dans la constitution dé l'Etat.... Je ne me souviens pas d'avoir vu remarquer ce lien, ces influences et cette révolution par aucun de nos historiens ou dé nos auteurs politiques. Le président de Montesquieu, qui a écrit, sur les causes de là grandeur et de la décadence de Rome, un livre que je n'aime point, n'en fait nulle mention. Il est cependant certain qu'on ne comprend rien' ni à l'esprit des lois romaines, ni à l'histoire d'un période de temps considérable de la république, lors-
74 CORRESPONDiNCE LITTÉRAIRE, ,
qu'on n'a point l'intelligence et la clef de faits en apparence si étranges. Quand les maximes elles coutumes féodales ne nous ont plus suffi à nous autres barbares, et que l'affranchissement et l'ingénuité de cet état mitoyen entre la noblesse et le paysan, qu'on nomme la bourgeoisie ont exigé d'autres réglemens; nous avons eu recours aux lois romaines, c'est-à-dire à ce qu'il y avait à peu près de plus •opposé à nos 'institutions et à nos moeurs; et, confondant ces lois avec nos coutumes, on est parvenu dans toute l'Europe à construire un labyrinthe où la justice s'égare à chaque pas et se perd, où les fortunes des citoyens deviennent là proie de la chicane : labyrinthe dont personne né connaît l'issue, et dont les plus habiles connaissent à peine quelques: détours tortueux. Mais notre culte, nos moeurs, nos institutions, ce choc et cette contradiction perpétuelle de principes et de conduite, tout dépose si fort de notre origine gothique, qu'il ne faut point s'étonner du désordre et de l'absurdité de notre législation civile.
On a, suivant les différentes constitutions des États de l'Europe, employé des moyens différenspour apporter quelque remède à une confusion intèrminable. En France, par exemple, un arrêt de cour souveraine expliqué la loi, et l'applique au cas qui fait l'objet de la contestation. Cet arrêt devient ensuite loi lui-même ; il est cité, et il fait, autorité dans d'autres cas à peu près pareils; et dans cette multiplicité innombrable de lois de toute espèce, il n'existe plus; aucun objet dont les deux propositions contradictoires ne puissent être établies chacune sur un arrêt, comme dans la décadence de L'empire romain il n'y en avait plus aucune qui: rie pût alléguer en sa faveur la décision de quelque jurisconsulte. Les Anglais ont cru
1er OCTOBRE 1764. 75
devoir tenir une route différente. Ils ne permettent point qu'on explique la loi. Tout citoyen est jugé par un jury composé de ses pareils, qui déclare que tel. cas est où n'est pas selon la loi. Lorsque la loi n'a point pourvu au cas dont il s'agit, il n'y a point de jugement; la législation pourvoit à ce cas par une nouvelle loi, mais qui ne peut avoir un effet rétroactif. Si un Anglais est autorisé à regarder cette manière de procéder comme là. sauvegarde de sa liberté, il est vrai aussi qu'il en résulte la nécessité de créer presque autant de lois qu'il se présente de cas particuliers, et de là la même confusion à laquelle, on est arrivé en France par une route opposée.... Il paraît donc qu'il n'y a rien de plus difficile que de donner des lois à un peuple, et que les hommes ont réussi à perfectionner tout, excepté la législation : mais les coutumes et les moeurs, plus fortes que la loi , en tiennent presque partout lieu. Le monde va de lui-même; il rie faut pas beaucoup d'ordonnances pour ranger un bercail, et il semble que le soin le plus pressant du législateur se réduise aujourd'hui à abréger les formalités, à contenir la chicane, à dégoûter les citoyens de la fureur de plaider; C'est ce qui a été exécuté de nos jours par un grand prince, et le code Frédéric ne sera point regardé par les sages des siècles à venir comme le dernier des travaux d'AIcide le Prussien.
Pour remédier au fond de cette maladie devenue incurable, il faudrait concilier trop de choses contradictoires. Pour que les lois soient connues, respectées, suivies, il faut qu'elles soient claires, précises et en petit nombre ; et l'activité du génie de l'homme a produit dans les sociétés policées une si grande variété d'affaires de toute espèce et de toute couleur, qu'elles paraissent exiger
76 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
un nombre immense d'ordonnances et de réglémens, dès • qu'elles déviennent un objet de législation. Peut-être faudrait-il que les affaires des particuliers ne fussent point regardées comme un objet de législation, et que leurs contestations fussent jugées suivant le bon sens et la droite raison par une assemblée d' hommes vertueux et intègres; car il n'y a point de cas, quelque compliqué qu'il soit, qu'un homme de bien et de bon sens ne décide et ne démêle avec plus d'équité que le plus habile jurisconsulte. Le droit public, gravé dans le coeur de l'homme, est au-dessus de tous les codes de la jurisprudence humaine. Si cette méthode de juger suivant le bons sens et la bonne foi pouvait avoir lieu dans les sociétés policées, le genre humain serait trop heureux; car l'exercice de cette justice supposerait une intégrité et une pureté de moeurs dont les petites sociétés ont seules fourni quelques exemples, mais- que les grands peuples n'ont jamais pu conserver long -temps. Il est évident que le législateur qui saurait le secret de conserver à un peuple policé et guerrier ses moeurs, aurait trouvé le gouvernement le plus parfait, et aurait le mieux pourvu à tous les inconvéniens de nos institutions ; mais cette perfection durable sera toujours une chimère.
L'auteur de la Nécessité d'une réforme trouve deux défauts principaux dans l'administration de la justice en France : le premier la multiplicité des tribunaux subalternes, qui cependant ne peuvent rien décider définitivement. De là l'appel continuel aux cours souveraines, le déplacement des plaideurs, des frais immenses, et ordinairement la ruine de la fortune des citoyens.; Le riche seul est en état de se faire rendre justice à ses frais et dommages ; le pauvre n'a nul moyen de l'obtenir. Il vaut
Ier OCTOBRE 1764. 77
mieux pour lui souffrir l'injustice la plus criante, que de risquer un procès. Ceux qui disent que la loi a: été faite pour protéger le pauvre et le faible contre les entreprises de l'homme puissant et riche font un abus de mots bien étrange. Là loi n'est parmi nous qu'un moyen d'opprimer le faible dans les formes et avec une apparence de justice. L'auteur descend, dans cette première partie, dans beaucoup de.détails bas, et devient bas comme eux; mais le philosophe, digne de parler des maux publics, sait présenter même les détails bas avec noblesse et convenance... Le second défaut, suivant notre auteur, c'est de toujours créer des lois, et de n'en jamais supprimer : de là ce chaos monstrueux qu'il n'est plus possible de démêler. Nous avons vu, sur cette science d'abroger les lois, une brochure, il y à dix ou douze ans, attribuée à un grand roi, où cette matière est traitée avec plus de lumière et de philosophie que dans la Nécessité d'une réforme (1)... Il est étonnant que notre auteur n'ait rien dit de la vénalité des charges. Quand cet usage barbare n'aurait eu d'autres inconvéniens que de réduire les gens de lettres au titre de simples académiciens, et de leur fermer tous les accès aux emplois, il aurait produit un très-grand mal; car il ne faut pas croire que des philosophes , qui n'ont jamais pris part à l'administration et aux affaires, puissent Soutenir le parallèle de ceux dont le génie a été secondé par l'expérience acquise dans différentes charges de l'État.. C'est ce mélange d'activité dans les emplois et de repos littéraire qui a formé les grands hommes de l'antiquité... L'auteur de la Nécessité d'une réforme réfute, chemin faisant, plusieurs passages de l'Esprit des Lois, mais ses
(i) Dissertation sur les raisons d'établir ou d'abroger les lois, par Frédéric II, réimprimée p. 311-345du tom. IV de ses Oeuvres primitives, Amsterdam, 1790.
78 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
observations portent au fond sur des misères. J'aime mieux ce qu'iL dit sur le sort des hommes de génie : " Le public, en général, persécute d'abord tous les hommes extraordinaires, sans examiner s'ils enseignent la vérité ou l'erreur. Quand ensuite il s'est laissé subjuguer par eux, son opiniâtreté, à les défendre! est aussi aveugle que l'était son acharnement à les attaquer.; Les grands génies, quand une fois ils ont fait des enthousiastes , ressemblent à ces rois qui recrutent leurs troupes dans le pays de - leurs ennemis : une première: victoire les fait paraître
■ invincibles, et leur donne réellement, le moyen de le dévenir. Il faut qu'il se présente un homme de leur force pour entreprendre de leur enlever ce beau titre , en s'exposant aux mêmes contradictions." Voilà l' histoire de tous les hommes de génie : bien entendu, que leurs compatriotes,
compatriotes, passent de la persécution à l'admiration aveugle que le plus tard qu'ils peuvent, et ordinairement lorsqu'ils ne sont plus. Le président de Montesquieu a été occupé, les dernières années de sa vie, à empêcher la Sorbonne de censurer son livre ; s'il eût été simple homme de lettres relégué à un quatrième étage, il aurait été enfermé à la Bastille pour l'avoir publié, ce qui ne nous aurait pas empêchés de passer ensuite à une admiration qui n'eût plus permis à personne d'y trouver la moindre imperfection. Les morts doivent être bien contens de la justice des vivans. Si l'abondance des matières nous le permet, nous verrons une autre lois si les griefs de l'auteur de la Nécessité dune réforme, contre l'Esprit des Lois, sont fondés , car il est juste d'écouter tout le monde.
M. le marquis de Sancé ayant cherché M. le baron de
1e' OCTOBRE I764. 79
Besenval à son ancien logement, il apprit qu'il venait de louer la maison que feu M. l'évêque de Rennes s'était fait bâtir près la barrière de Grenelle, et il se mit à écrire dans la loge du suisse les vers suivans :
Près la barrière de Grenelle, Un prélat par dévotion, D'une manière-agréable et nouvelle .
Avait embelli sa maison ; Mais las! sur quoi fonder la vanité mondaine ! L'ouvrage finissait à peine, Quand un sort barbare et cruel Appelle le prélat au sein de l'Eternel.
L' Amour le voyant mort, dit : « Bon , Ceci faisait un endroit de délice A mes mystères tout propice ; J'y veux loger un baron suisse, Il y célébrera mon nom. Holà, les Bis, les Grâces et les Jeux ,
Amenez Besenval, et sans plus de remise Installez-le de votre mieux Au lit d'un père de l'église.
Il faut se souvenir que feu l'évêque de Rennes, Vauréal, était fort galant (1). J'ai vu de lui des lettres écrites à des femmes, pleines de chaleur et de passion. M. de, Sancé a une si grande facilité à faire des vers, qu'il improvise quand il lui plaît. C'est d'ailleurs un homme de beaucoup de mérite. Après avoir servi avec distinction pendant la dernière guerre dans l'état-major de l'armée, il s'est mis en dernier lieu à la tête des affaires de la Compagnie des Indes, et il est un des principaux moteurs de la nouvelle forme qu'on vient de lui donner.
(1) Voir la note 1 de la page 418 du tome II.
80 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
Jean-Philippe Rameau, célèbre dans les annales de la musique française, vient de mourir ; à l'âgé de quatrevingt-deux ans (i). On a de lui plusieurs ouvrages théoriques sur la musique, un grand nombre d'opéra, un recueil de pièces de clavecin et d'autres productions musicales. Rameau a eu en France le sort de tous les grands hommes : il a été long-temps persécuté avec acharnément. Parce qu'un nommé Lulli avait, platement psalmodie les poëmes lyriques de Quinault sous le règne de Louis XIV, on accusait Rameau de détruire le bon goût du chant, et d'avoir porté un coup mortel à l'opéra français. Tous ses ouvrages tombèrent d'abord, et s'ils se relevèrent ensuite, ses partisans ne furent pas moins regardés comme hérétiques et presque comme mauvais citoyens. Lorsque ensuite la musique italienne fit des progrès en France, les ennemis les plus violeris de Rameau passèrent de leur acharnement à l'admiration la plus aveugle, et, ne pouvant soutenir Lulli, ils opposèrent le
nom et la célébrité de Rameau aux partisans de la musique italienne. Ceci fut encore traité en affaire nationale, et c'était un outrage fait à la nation que de préférer une musique ultramontaine à celle d'un Français et d'un
vieillard. Depuis cette époque, tous les journalistes, et surtout ceux qui avaient le plus déchire le pauvre Rameau, imprimèrent une fois par mois que c'était le premier musicien de l' Europe. Cependant l' Europe connaisSait à peine le nom de son premier musicien; elle ne
connaissait aucun de ses opéra, elle n'en aurait jamais pu supporter aucun sur ses théâtres; tout, ce qu'elle connaissait enfin de son premier, musicien! se réduisait à
(I) Rameau, né en 1683, mourut le 12 septembre 1764.
Ier OCTOBRE I764. 81
quelques airs de danse, que des danseurs français portaient de temps en temps dans les pays étrangers, où la plupart du temps quelque violon d'orchestre prenait la peiné de les corriger pour leur donner un peu de style, de goût et de grâce. Il faut convenir que nos papiers publics font un aussi grand abus d'éloges que d'injures ; nos * gens les plus médiocres se trouvent plus prônés, plus exaltés en trois mois de temps, que les plus grands hommes des autres pays pendant toute leur vie; et, comme l'ignorance se joint à cette admiration stupide, on se persuade qu'il n'y a ailleurs ni génie ni talens, parce que le Mercure de France et l' Avant-Coureur (I) n'en parlent pas. La Gazette de France, en annonçant la mort de Rameau, dit que son nom et ses ouvrages feront époque dans la musique ; il fallait dire dans la musique française; car je veux mourir si Rameau et toutes ses notes sont jamais comptés pour quelque chose dans le reste de l'Europe. Si elle a perdu son premier musicien, elle se trouve précisément, à son égard, dans le cas des Juifs à l'égard de leur Messie, qu'ils n'ont jamais pu reconnaître depuis dix-huit cents ans qu'ils l'ont mis à. mort, quelque torture qu'ils se donnassent pour lui appliquer le sens de leurs prophéties.... Rameau a laissé plusieurs ouvrages théoriques et fort obscurs sur le principe de l'harmonie. Les journalistes disent qu'il a fait les plus importantes découvertes sur cet objet. C'est encore un bienfait qu'il a rendu à l'art de la musique, à l'insu de tous les conservatoires d'Italie et de toutes les écoles d'Allemagne. Je sens que l'inventeur du contre-point était
(I) L'Avant-Coureur, feuille hebdomadaire, depuis 1760 jusqu'en 1773 inclusivement (rédigé par de Querlon, Jonval de Villemert, La Combe et La Dixmerie), 13 vol. in-8°.
ToM. IV. 6
82 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
un homme d'un aussi grand génie que Pythagôre; mais je rie vois pas à quoi ; les prétendues découvertes de M. Rameau pourront jamais servir. Dans ses opéra, cet homme célèbre a écrasé tous ses prédécesseurs à force d'harmonie et de notes. Il y a de lui des choeurs qui sont fort beaux. Lulli ne savait que soutenir par la basse une voix qui psalmodiait ; Rameau ajouta presque partout à ces récits des accompagnemens d'orchestre. Il est vrai qu'ils sont d'assez mauvais goût ; qu'ils servent presque toujours à étouffer la voix plutôt qu'à la seconder, et que c'est là, ce qui a forcé les acteurs de l'Opéra de pousser ces cris et ces hurlemens qui font le supplice des oreilles délicates. Onsort d'un opéra de Rameau ivre d' harmonie, et, assommé par le bruit des voix et des instrumens : son . goût est toujours gothique, son style toujours lourd dans les choses gracieuses comme dans les choses de force. Il ne manquait point d'idées, mais il ne savait qu'en faire ; son récitatif est, comme celui de Lulli, un mélange de contre-sens continuels et de quelques déclamations heureuses. A l'égard de ses airs, comme le poète ne lui a jamais imposé d'autre tâche que ; de jouer autour d'un lance, vole, triomphe , enchaîne, etc., ou d'imiter le chant des rossignols par des flageolets et d'autres puérilités de cette espèce, il n'y a rien à en dire. S'il avait pu se former dans quelque école d'Italie, et apprendre ce que c'est que style et pensée en musique, ce que c'est. que composer, il n'aurait jamais dit que tout poëme lui létait égal, et qu'il mette ait en musique la Gazette de France (! t.) ; il . aurait pu créer la musique dans; sa patrie, mais il ne savait qu'imiter Lulli et l'écraser.
(1) Quelqu'un reprochant à Rameau de ne s'attacher qu'aux ouvrages de Ca. husac, poète médiocre, dont nous avons déjà parlé, et qui a fait les paroles
1er OCTOBRE 1764. 83
Rameau était d'un naturel dur et sauvage; il était étranger à tout sentiment d'humanité. J'étais présent un jour qu'il ne put jamais concevoir qu'on désirât que M. le duc de Rourgogne montrât des qualités dignes du trône « Qu'est-ce que cela me fait ?- disait-il naïvement ; je n'y serai plus quand il régnera. — Mais vos enfans ? » Il ne comprenait point qu'on pût s'intéresser à ses enfans aude la du terme de la vie. Sa passion dominante était l' avarice, Il était insensible à la réputation, aux distinctions, à la gloire; il voulait de l'argent, et il est mort riche (i)... Il était aussi remarquable par sa figure, que célèbre par ses Ouvrages. Beaucoup plus grand que M. de Voltaire, il était aussi hâve et sec que lui. Comme on le voyait sans cesse dans les promenades publiques, M. de Carmontelle le dessina de mémoire, il y a quelques années : cette petite gravure est faite spirituellement et très-ressemblante.
M. Poinsinet, non content du succès brillant que petite comédie du Cercle a eu, a voulu jouir aussi des honneurs de la presse ; mais celle-ci a bien mal secondé ses vues. On a trouvé à l'impression sa pièce froide, ennuyeuse, mal écrite, d'un ton détestable; il n'y a pas
de presque tous ses opéra : Qu'on me donne la Gazette de Hollande, répondit Rameau, et je la mettrai en musique.
(1) Le roi lui avait accordé des lettres de noblesse pour le mettre en état d'être reçu chevalier de Saint-Michel ; mais il ne voulut pas les faire enregistrer, et se constituer en une dépense qui lui tenait plus au coeur que la
noblesse.
Plusieurs prêtres vinrent inutilement à son lit de mort lui offrir les secours de la religion. Le curé de Saint-Eustache, espérant être plus heureux, s'y présenta également, et pérora long-temps le malade, qui s'écria en colère : Que diable Venez-vous me chanter là, monsieur le curé? vous avez la voix fausse.
84 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
jusqu' à ces traits que la vivacité dû jeu des acteurs fait réussir au théâtre que personne n' a voulu sentir à la lecture. Avec; un peu d'adresse, l'acteur escamote les mauvais propos qui pourraient blesser les oreilles; mais ils offensent les yeux, qui ne pardonnent point. On voit à chaque ligne que M. Poinsinet n'a pas vécu dans la meilleure compagnie du royaume, et nous l'aurions bien cru sans tant de preuves. Les damés de son Cercle se tutoient. Cela est en usage parmi les filles, dont Gidalise et Ismène ont bien le ton et les manières ; mais M. Poinsinet devait s'informer de l'usage à cet égard, et il aurait appris que les hommes se permettent à peine ces familiarités en présence des autres, et qu'elles sont absolument inconnues aux femmes du monde. Ce sont dans le fond des misères; mais elles font plus de tort à un auteur, et sont plus choquantes pour la délicatesse parisienne que des fautes plus considérables. L'exemple d'un poète beaucoup plus illustre aurait dû corriger M. Poinsinet de l'envie d'imprimer. La comédie de Dupuis et Desromais, par M. Collé, eut le plus grand succès au théâtre, et tomba ensuite entièrement à la lecture; les malheurs des. grands devraient servir à l'instruction des petits.
Un polisson qui s'appelle Nougaret a voulu aussi empoisonner le triomphe du pauvre Poinsinet par une lettre de quinze pages qu'il lui a adressée (i). Cette lettre est plus bête que tout ce que Poinsinet fera de sa vie.
Nous avons eu encore deux, traîneurs du concours pour le prix de poésie de l'Académie française. Un M. Des Fontaines a fait imprimer une Épitre à Quintus, où il combat l'insensibilité des stoïciens. Malgré les vers
(j) Lettre à M. Poinsinet sur la comédie du CERCLE, 1764.
Ier OCTOBRE I764. 85
faibles et mous de M. Des Fontaines, je crois, avec M. de Montesquieu, que la religion chrétienne a fait une grande plaie au genre humain en détruisant la secte du Portique. Vous serez un peu moins mécontent de l' Epître aux grands et aux riches, par un certain M. Vallier, colonel d'infanterie, et grand rimailleur. En supprimant les deux tiers de cette épître, on pourrait supporter la lecture du reste (1).
Les anti-inoculateurs se voyant écrasés à la dernière, séance de la Faculté de Médecine, ne se sont pas tenus pour battus. Ils sont revenus à la charge ; et quoique le décret de la Faculté de Médecine ait été arrêté en faveur de l'inoculation à une très-grande pluralité de voix, ils ont dit qu'ils avaient de nouvelles observations à présent ter contre cette pratique. C'eût été la première fois qu'un corps assemblé eût pris un parti sage. Il y a lieu de se flatter que les fripons et les sots, réunis de droit dans cette illustre compagnie, y mettront bon ordre.
Il a paru sur la fin de l'année dernière un petit livret de 143 pages, intitulé : Examen de la Religion, dont on cherche l'éclaircissement de bonne foi, attribué à M. de Saint-Evremont, traduit de l'anglais de Gilbert Burnet. Ce livre a aussi paru sous le titre de la Vraie Religion, traduite de l'Ecriture sainte, par permission de Jean, Luc, Marc et Mathieu (2). Il n'y en a eu que très(1)
très(1) Mémoires secrets (24 août 1764) disent que l' Épitre à Quintus. obtint un accessit : c'est uue erreur. On lut à la séance des fragmeus de l' Epitre aux Grands que l'Académie avait remarqués.
(2) Cet ouvrage avait paru dès 1745 (Trévoux, aux dépens des Pères de la Société de Jésus, in-12). Il fut réimprimé sous le litre de la Vraie Religion démontrée par l'Écriture sainte, traduit de l'anglais de Gilbert. Burnet j
V
86 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.
peu d'exemplaires. Cela est très-mal imprimé et défiguré par un nombre prodigieux de fautes d'impression. On dit que nous allons en avoir une édition plus correcte et plus ' jolie. M. de Voltaire prétend que cet ouvrage est du célèbre Dumarsais ; et comme c'est un chef-d'oeuvre de raisonnement simple et lumineux, on n'a point de peine à le croire (I). Le but de l'auteur est de prouver l'absurdité d'une révélation quelconque. C'est dommage que le dernier chapitre, où il traite de la conduite qu'un honnête , homme doit garder dans la vie, ne soit pas de la force du reste. Dumarsais, outre qu'il était le premier grammairien du siècle, était un excellent esprit ; il avait une force de logique et de raison irrésistible, avec une simplicité peu commune (2). Il nous disait un jour qu'il avait découvert vingt-cinq nullités dans la résurrection de Lazare ; il allégua pour première que les morts ne ressuscitaient point. Nous l'assurâmes qu'il en avait découvert vingt-quatre de trop. Un enfant de son voisinage, qu'il aimait beaucoup,- fut blessé par un accident, et mourut. Dumarsais profondément affligé se mit à faire une Philippique si pathétique et si originale contre les anges gardiens, que nous ne pûmes nous empêcher de rire et de pleurer en même temps. Il allait souvent causer dans son quartier chez un
Londres, G. CocK, 1745 ; et sous celui de Examen de la religion, dont on cherche l'éclaircissement de bonne foi, attribué à M. de Saint-Évremont, traduit de l'anglais de Gilbert Burnet ; Londres, G. Coek, 1761 ,in-12. Ce sont deux autres réimpressions dont Grimm parle ici. Ce livre fut condamné à être brûlé par le parlement de Paris.
(1) Cet ouvrage est de La Serre, lieutenant de la compagnie franche du chevalier Vial, qui déclara par écrit qu'il était l'auteur. Il fit cet aveu la veille de sa mort. On assure qu'elle ne fut pas naturelle, et que La Serre fut pendu comme espion à Maestricht, le n avril 1718. Voir le n° 6158 de la seconde édition du Dictionnaire des Anonymes.
(2) D'Alembert l'avait surnommé le La Fontaine des philosophes,
Ier OCTOBRE I764. 87
libraire dévot et janséniste qui l'aimait beaucoup, malgré son incrédulité. Un jour, pendant un orage, le libraire lui dit : « Monsieur, vous avez pris Dieu en grippe. Quand il fera beau, vous viendrez chez moi tant que vous voudrez; mais quand il tonne, je vous prie de rester chez vous.» Quand on demandait à Boindin quelle différence il y avait entre Dumarsais et lui, il répondait : «Dumarsais est athée janséniste, et moi je suis athée moliniste. » Ils sont morts tous les deux fort vieux et comme ils avaient vécu, avec une simplicité de moeurs qui faisait un contraste piquant avec l'étendue et la justesse de leur tête , et dans une pauvreté qui ne les empêchait pas d'être contens.
Suite de la correspondance du Patriarche des Délices..
A.M. *** (I)
Du 6 décembre 1763.
Je croyais que vous aviez des Tolérances (2), mon cher frère. Un jeune M.Turretin de Genève s'est chargé d'un paquet pour vous; il est digne de Voir les frères, quoiqu'il soit petit-fils d' un célèbre prêtre de Baal. Il est réservé, mais décidé, ainsi que sont la plupart des Genevois. Calvin commence dans nos cantons à n'avoir pas plus de crédit que le pape ; le bon grain lève de tous côtés, malgré l'abominable ivraie qui couvre nos campagnes depuis si long-temps.... Je Connaissais le livre attribué à SaintÉyremont (3). Ce n'est pas assurément son style; et
(I) Cettre lettre ne se trouve dans aucune édition de Voltaire.
(2) Des exemplaires du Traité sur la Tolérance, par Voltaire.
(3) L' Examen de la Religion dont il vient d'être question.
88 CORRESPONDANCE LITTERAIRE, ■
Saint-Évremont d'ailleurs n'était pas assez savant pour composer un tel ouvrage. Il est de Dumarsais ; mais il est fort tronqué et détestablement imprimé. On dit que toutes les affaires financières et parlementaires vont s'arranger. Dieu soit béni ! et vive le roi et Pompignan !
A:M.***(I)
Du 11 décembre 1763.
Vous devez à présent, mon cher frère, avoir récit quelques Tolérances. Il est vrai qu'elles ont été bien reçues des personnes principales à qui les premiers exemplaires ont été adressés ; mais il faudra bien du temps pour que ce grain lève, et ne soit pas étouffé par l'ivraie... Vous savez sans doute que le livre attribué a Saint-Évremont est de Dumarsais, l'un des , meilleurs encyclopédistes. Il est bien à désirer qu'on en fasse une édition nouvelle plus correcte. Je n'aime point le titre, par permission de Jean, etc. L'ouvrage est sérieux et sage; il ne lui faut pas un titre comique... Je vous supplie de vouloir bien m'énvoyér encore un exemplaire, car j'ai marginé tout le mien, suivant ma louable coutume..... Vous ai-je mandé que j'avais été fort content de Warwick (2), et que je conçois de grandes espérances de son auteur?.... Ne pourriez-vous point, mon cher frère, charger Merlin de me faire avoir le Droit ecclésiastique composé par M. Boucher-d-Argis (3). On dit que c'est un fort bon
(I) Cette lettre n'est comprise dans aucune édition de Voltaire.
(2) La tragédie de Warwick, de La Harpe.
(3) Institutions au Droit ecclésiastique, par l'abbé Fleury, avec des noteset deux tables, par M. Roucher d'Argis, 1762, 2 vol. 111-12, Né en 1708. Boucher d'Àrgis mourut vers 1780
Ier OCTOBRE I764. 89
livre, et qu'il y a beaucoup à profiter. Recevez mes tendres embrassemens, et embrassez pour moi les frères.
A. M. ***(l).
Du 16 décembre 1763.
Mon cher frère, si je puis trouver dès Tolérances, je Vous en ferai parvenir. Il faut espérer que le débit n'en sera pas défendu, puisque les ministres approuvent l'ouvrage, et que madame de Pompadour en a été très-contente. Un ministre même a dit que tôt ou tard, cette set. menée porterait son fruit. Je ne sais pas quel est le saint homme, auteur de ce petit Traité; mais il me semble qu'il ne peut que rendre les hommes plus doux et plus sociables. Je défie même Omer de Fleury de faire un réquisitoire contre cette homélie.... Il est vrai que Ce qui plaît aux dames fait un assez plaisant contraste avec le livre de la Tolérance ; aussi, je vous ai adressé ce livre théologique comme à un de nos saints apôtres, et Ce qui plaît aux Dames à frère Thiriot, qui n'est pas si zélé, et qu'il a fallu réveiller par un conte.
A M.*** (2).
Du 21 décembre 1763.
On me mande de Paris que l'édition publique de la Lettre d'un Quaker pourrait faire grand tort à la bonne cause ; que les doutes proposés à Jean George sur une douzaine de. questions absurdes rejaillissent également
(1) Cette lettre est également non recueillie.
(2) Cette lettre a été comprise dans les éditions modernes des OEuvres de Voltaire. Elle y est adressé à Damilaville,
90 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
contre la doctrine et contre l'èndoctfineur ; que le ridicule tombe autant sur les mystères, que sur le prélat ; qu'il suffit du moindre Gauchat, du moindre Chaumeix, du moindre polisson orthodoxe., pour faire naître un réquisitoire de maître Orner ; que cet esclandre ferait grand tort à la Tolérance ; qu'il ne faut pas sacrifier un bel habit pour un ruban, que ces ouvrages sont faits pour les adeptes, iet non pour la multitude.... C'est à mon trèscher frère à peser mûrement ces maisons ; je me repose sur son zèle éclaire. Nous parviendrons infailliblement au point où nous voulions arriver qui est d'ôter tout crédit aux fanatiques dans l'esprit des honnêtes gens. C'est bien assez, et c'est tout ce qu'on peut raisonnablement espérer. On réduira la superstition à faire le momdre mal qu'il soit possible. Nous Imiterons enfin les Atiglais, qui sont dépuis près de cent ans le peuple le plus sage de la terre, comme le plus libre... Je sais l'aventure des Bigots. Voilà le seul bigot qu'on ait puni. Pardon de cette mauvaise plaisanterie.
A M. *** (1)
Du 26 décembre 1753.
Je souhaite à mon cher frère , pour l'an de grâce 1764, une santé inébranlable, quelque excellente place qui lui laisse le loisir de se livrer aux belles-lettres. Je lui souhaite une vinée abondante dans la vigne du Seigneur.... On parle de l'Anti-Financier (2) parle M. de L'Averdya-t-il déjà changé fout le système
(1) Cette lettre et la suivante ne se trouvent dans aucune édition de Voltaire.
(2) L Anti-Financier, ou Relevé de quelques-unes des malversations dont se rendent journallement coupables les ferliers généraux, et des vexations qu'ils commettent dans les provinces, etc. (par Darigrand ) ; Amsterdam, 1763, in-8°
15 OCTOBRE 1764. 91
des finances ? Il me semble qu'on a banni quinze ou seize personnes avec le sieur Bigot. Pourquoi envoyer quinze ou seize citoyens dépenser leur argent dans les pays étrangers? Ce n'est pas les punir, c'est punir la France. Nous avons une jurisprudence aussi ridicule que tout le resté. Cependant tout va, et tout ira.... Que fait le tiède Thiriot? Embrassez, je vous prie, pour moi le. grand frère Platon (1), que j'aime et que j'honore comme je le dois. N'y a-t-il pas deux volumes de planches de l' Encyclopédie? J'attends cette Encyclopédie pour m'amuser et m' instruire le resté de mes jours.
-, A M. ***.
Du 01 décembre 1763.
Je pense que la fermentation au sujet des finances empêchera qu'on ne songe à la philosophie. Quand les hommes sont bien occupés d'une sottise, ils ne songent pas à en faire une autre ; chaque impertinence a son temps. A demain lé premier jour de 1764, qui probablement produira autant de sottises que les précédentes, sans recourir à l' Almanach de Liège.
Paris , l5 octobre 1764.
Le roi étant venu à Paris au commencement du mois dernier pour poser la première pierre du maître autel de l'église de Sainte-Geneviève, qui s'élève sous la direction etsur les dessins de M. Soufflet ; on a figuré à cette oc casion, sur une toile en grand, la colonnade du portail, telle qu'elle sera un jour, afin d'en donner une idée à Sa Majesté, et le public a joui de ce spectacle plusieurs jours,
(x) Diderot.
92 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
de suite.... M. Souffiot n'a pas manqué de censeurs. Il a, avec le public dé Paris, le tort d'avoir mal réussi dans cette salle du palais des Tuileries, où l'on joue l'opéra en attendant la reconstruction de la salle du Palais-Royal; il passe pour n'être pas fort modeste ; il faudra qu'il fasse mieux qu'un autre à Sainte-Geneviève pour obtenir justice. Il faut, sans doute être bien pressé de juger pour censurer un édifice qui sort à peine de sous terre, et dont il n'est pas possible de sentir d'avance l'impression et les effets. Je passe sous silence tous les jugemens téméraires et précipités; autant en emporte le vent, et quand une fois huit cent mille hommes s'assemblent quelque part sous un tas de pierres, et qu'ils aiment à parler, il faut qu'ils disent bien des sottises et bien des mensonges, car il n'existe pas assez de vérités ni assez de propos sensés pour fournir au babillage continuel de huit cent mille hommes pendant les trois cent soixante-cinq jours de l'année. Voilà pourquoi on ment et on déraisonne bien plus souvent dans le tas de pierres appelé Paris, que dans -, d'autres tas moins considérables.. Je me contenterai de relever deux reproches qu'on a faits à M. Souffiot... On a généralement attaqué son église souterraine!, qu'on trouve ressembler plutôt à une prison qu'à un souterrain sacré. M. Souffiot aurait sans doute de bonnes raisons à dire pour nous convaincre de la nécessité de cette forêt de colonnes qui soutient la voûte et qui rend cet édifice si étroit, et si écrasé, mais le génie, consiste précisément à vaincre, par des combinaisons heureuses, des obstacles qui paraissent insurmontables. On a dit que l'escalier par lequel on descend dans l'église souterraine ne ressemble pas mal à un puits, et il faut convenir que cette observation paraît assez fondée. Cela sera d'autant plus
' 15 OCTOBRE 1764. 93
choquant que cet escalier se trouvera au beau milieu de l'église... On a reproché à la porte du milieu de la façade, et. par. conséquent à la principale entrée dans l'église, d'être beaucoup trop étroite. M. Souffiot, pour répondre à cette critique, a fait graver toutes les portes d'entrée des anciens temples grecs et romains, qui sont tout aussi étroites que la sienne. Cette réponse est en effet excellente,, non que l'exemple des anciens soit d'une autorité à laquelle il faille céder sans réplique; mais parce que les critiques n'ont pas réfléchi qu'ils demandaient à l'architecte une chose absurde; car, en déférant à leur Censure, il aurait fait la porte plus large que les entre-colonries du péristyle; ce qui eût été barbare. Ou bien voulaient-ils qu'il écartât aussi les deux colonnes du milieu du péristyle, et qu'il laissât là un entre-colonne immense- qui n'eût plus de proportion avec les autres entre-colonnes de la façade, afin de pouvoir ensuite percer une porte aussi large que cet entre-colonne, et de gâter le devant et le fond du péristyle en même temps? Il est certain qu'il faudrait réfléchir au moins quelques momens. avant de condamner lés longues et. pénibles études d'un artiste.
Je lie connais point l'auteur d'un Poëme sur la Mort de Zélime, en trois chants (1). Zélime, c'est madame de Pompadour, et son poète paraît un pauvre diable. Il faut prier pour le repos de l'amé de l'une, et pour Le repos de là plume de l'autre.
Il est des sujets sur lesquels il faut être sublime ou se taire. Un bavard qui fait un ouvrage médiocre sur les
(1) T764, in-4°.
94 CORRESPONDANCE LITTERAIRE. .
passions ou sur l'amitié ne peut être regardé que comme un marchand de pàpillottes. Nous en avons un qui a!
. publié, il y a quelques années , un froid traité De l' Amitié) et quivient d'en imprimer Un autre sur Les Passions. Ces deux ouvragés: ont été attribués à une femme de beaucoup' d'esprit, madame la comtesse de Boufflers ; mais ils ne sont pas d'elle. L'auteur a gardé l'anonyme, et lé public n'a voulu ni connaître son nom, ni lire son ouvrage. Il y a à la tête du traité Des Passions un éloge:
de l'amitié en vingt lignes. On ne peut rien lire de plus sec en fait de sentimens, et de plus dur et heurté en fait de style. Cet homme (I) a voulu nous prouver que M. de Voltaire a raison de nous reprocher, dans le Portatif (2), à l'article Amitié, que nous sommes un peu secs en tout/ Cet article n'a que vingt lignes au plus ; mais quelles lignes ! Voilà comme il faut traiter ces sujets, ou bien : se taire:
Un compilateur anonyme vient de publier, en deux volumes in-8°, un Spectacle historique, ou Mémorial des principaux événeniens tirés de l'Histoire universelle (3). Ce Mémorial commence avec la monarchie assyrienne, et finit avec la mort de l'empereur Valentinien III. Vraisemblablement l'auteur ne s'en tiendra pas la Sa compilation n'est ni un abrégé, ni une histoire; c'est un tableau
(I) En effet, ce n'est pas madame de Boufflers qui est auteur des traités De l' Amitié (Amsterdam et Paris, Desaint, 1761, in-8°) et Des Passions ( 1764, in-8°); mais ces ouvrages ne sont pasjnon plus d'un homme. Ils sont de madame la présidente d'Arconville, morte à|Paris en 18o5, âgée de 85ans. (2) Grimm veut parler du Dictionnaire philosophique portatif qu'il a précédemment annoncé, pag. 55.
(3) Paris, Valeyre, 1764, 2 vol. in-12. L'auteur est un libraire compilateur, nommé Charles-Antoine Cailleaut
15 OCTOBRE 1764. 95
des principaux événemens rédigés par articles, pour l'instruction de la jeunesse. A la fin de chaque article, on trouve un trait de morale tiré de quelque poète français, et, pour cet effet, l'auteur a mis à contribution et nos poètes les plus illustres et lés plus détestables. D'ailleurs, le trait va le plus souvent si mal au sujet, que cette méthode me paraît merveilleuse pour gâter l'esprit de la jeunesse. Un autre tort plus grand encore, c'est d'avoir exposé et répété toutes les erreurs populaires, tous les préjugés reçus dans les faits historiques, quoique l'auteur assure, dans son discours préliminaire, que l'histoire ne doit être qu'un cours de philosophie. Ce n'est pas son Mémorial qui est ce cours-là. Si vous, voulez rétrécir la tête de vos enfans, et en faire des sots et des pédans, donnez-leur de tels livres pour leur instruction; mais si vous voulez en faire des hommes, il faudra leur choisir d'autres maîtres.
-M. de Chennevières est un premier commis au bureau delà guerre. Il est fort ennuyeux, à ce que prétendent ses amis; mais, à cela près, le plus galant homme du monde. Ce galant homme a un tic fort malheureux, il ne peut souhaiter le bonjour à personne sans rimailler, et, par un autre tic encore plus malheureux, il garde copie de tout ce qu'il écrit en vers et en prose; ainsi, tous ceux qu'il a jamais rencontrés sont sûrs d'être dans son portefeuille. Or, il vient de s'aviser de vider ce porte-feuille, et de faire imprimer ses chiffons en deux volumes de plus de quatre cents pages chacun: Cela fait un tas énorme de platitudes et d'ordures, parmi lesquelles vous auriez de la peine à trouver une ligne supportable. M. de Voltaire même, dont on trouve par-ci par-là des réponses
96 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
aux agaceries sans nombre de M. de Chennevoères, n'y est point recorinaissable, et paraît anéanti dans ce vaste océan de-platitudes. Le second volume est terminé par un recueil de lettres galantes. M. de Chennevières dit, en parlant de deux de ses amis : «Chacun a pris dzs allures selon son goût: l'un aime le lard frais, et l'autre le lard rance » et pour expliquer ce passage fin et ragoûtant, il ajoute en note: «L'un voyait souvent une jeune demoiselle, et «l'autre une veuve déjà sur l'âge, " Ceci peut vous faire juger du ton de ces lettres galantes. Cette rapsodie est intitulée les Loisirs de M. de C***(I). Plaise à Dieu et à M. le duc de Choiseul de ne plus jamais accorder de loisir à M. de Chennevières !
M. Dorât a fait imprimer une Epître à l' auteur des Grâces (M. de Sàmt-Foix), où l'on trouve l'éloge de l'auteur, de la pièce et des actrices qui l' ont jouée. La représentation de cette pièce a été interrompue par un accident qui a pensé devenir fatal aux actrices louées par M. Dorât. Tandis que les trois Grâces et l'Amour étaient dans la coulisse pour commencer, une poutre s'est détachée du cintre pour les écraser! Heureusement il n'y a eu que l'Amour (Mlle Luzy) de légèrement blessé : cet accident a troublé le spectacle. L'Épître de M. Dorât est fort médiocre. Ce poète ne fait peut-être pas trop de vers, mais il se fait certainement trop imprimer.
, Si l'on ne connaissait pas notre passion pour les privilèges exclusifs, on aurait de la peine à croire que les trois spectacles de Paris, l'Opéra, la Comédie Française
(I) La Haie (Paris), 1764 , 2 vol. in-12.
Ier NOVEMBRE 1764. 97
et la Comédie Italienne, se soient réunis contre un misérable joueur de farces sur le boulevart, appelé Nicolet, pour lui faire défendre dé représenter des pièces où l'on parle, et le réduire à la pantomime. La police, toujours attentive à maintenir le bon ordre, a judicieusement déféré à la requête des trois spectacles. Je crois qu'on a, rendu un grand service à M. Nicolet en lui défendant de jouer les pièces de Molière, que ses acteurs défiguraient à faire bâiller et fuir tous les partisans du boulevart. Il a profité de cette défense pour faire une plaisanterie intitulée Placet présenté aux Dames. Il signe ses lettres Nicolet, Pantomime indigne, comme les capucins signent Capucin indigne ; c'est à peu près la seule bonne plaisanterie de cette feuille. Je suis bien fâché que quelque bon esprit ne se soit pas empare de la cause de M. Nicolet; on en aurait fait une excellente plaisanterie sur les privilèges exclusifs.
NOVEMBRE.
Paris, 1er novembre 1764 (1)
Madame du Boccage vient de faire faire une nouvelle édition de ses OEuvres en trois volumes in-12, d'une élégante impression ; mais si fine et si pâle qu'on a peiné à la lire. Heureusement personne n'est tenté ni obligé de sacrifier
(1) Dans la première édition, ce mois commençait par les vers de d'Alembert pour le portrait du roi de Prusse qu'on a déjà lus tom. II, pag. 260. Nous supprimons ce double emploi, mais nous devons dire toutefois que ces vers étaient imprimés ici suivant la version que nous avons donnée en note à l'endroit cité.
T0M. IV. 7
98 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
ses yeux au Paradis dé madame du Boccage, qui n'est pas celui de Miltou, ni à ses Amazones) ni à sa Colombiade. On est justement étonné de la patience et dû courage d'une femme qui, née sans aucun talent, se résout à faire des vers par milliers, avec une peine incroyable, car même dans ses pièces fugitives il n'y a pas l'ombre de facilité; on ne voit partout qu'un travail opiniâtre produire des vers durs et plats. Elle chanté M. Clairaut, géomètre, célèbre de l'Académie, sur ce qu'il à prédit une comète, il y a quelques années. Cette comète ne s'est pas trop rendue aux ordres du géomètre, si je m'en souviens bien. Madame du Boccage veut dire que cette comète portera le nom.de celui qui l'a annoncée, et voici l'étrange couplet qu'elle a fabriqué à ce sujet:
Déjà la Clairaut on la nomme ;
Que tes calculs vus à Torno (I)
Et qu'un jour saura le Gongo, Vont étonner Pékin et Home,
Cela s'appelle savoir voyager. C'est dommage, madame du Boccage n'avait pas besoin de cette manie pour se faire un état agréable à Paris. Elle était d'une figuré aimable; elle est bonne femme; elle est riche ; elle pouvait fixer chez elle les gens d'esprit et de bonne compagnie, sans les mettre dans l'embarras de lui parler avec peu de sincérité de sa Colombiade où de ses Amazones. Je me souviens toujours, lorsque , cette terrible Colombiade, parut pour la première fois, qu'un de ses amis et des nôtres, M. le marquis de Croixmare, homme de beau' coup d'esprit et ; de finesse, et une! des plus aimables
(i) Pour Tornéo. ( Note de Grimm■.) Il avait déjà cité cet étrange Couplet dans sa lettre du 5 juillet 1759, tom. II, p. 333. |
Ier NOVEMBRE 1764. 99
créatures que j'aie jamais vues, ne pouvant nous faire admirer les beautés de cet ouvrage, voulut nous persuader que la patience qu'il avait fallu pour le composer était aussi rare et aussi admirable que la Henriade peut j'être par ses beautés. Il disait là-dessus des choses trèsplaisantes.... Le troisième volume contient des lettres sur le voyage de madame du Boccage en Angleterre, en Hollande et en Italie, qui paraissent ici pour la première fois. Il ne faut pas se souvenir des lettres de milady Wortley Montagué sur ses voyages, ni du talent de cette célèbre Anglaise, quand on veut lire celles de madame du Boccage ; mais quoiqu'on n'y trouve pas l'ombre du talent, ni même beaucoup d'esprit, on les parcourt cependant avec plaisir. Un certain sens droit, s'y fait apercevoir, et l'intérêt du sujet, celui aussi d'entendre parler de beaucoup de gens connus, entraîne. Un peu plus de naturel, un style plus simple, moins de prétention, et moins de réflexions amenées bon gré, mal gré, auraient rendu ces lettres plus agréables. Je n'aime pas qu'on nomme la cathédrale de Sienne un vaste bijou; qu'on dise que les yeux en sont éblouis et non fatigués. Il vaut mieux dire tout simplement, « la plage où le Pô se jette dans la mer," que « la plage où le Pô vomit ses eaux dans la mer. » Ce mot vomir est souvent employé par nos écrivains médiocres, et presque jamais heureusement. Madame du Boccage, en faisant la description d'une fôritaine, parle de deux chevaux marins qui en font la décoration, dont l'un est le symbole des tempêtes ; « l'autre, l'image du calme, vomit, dit-elle, paisiblement la source qui l'abreuve..» On ne vomit pas paisiblement, on ne vomit jamais sans effort, et l'image de cette action est désagréable et dégoûtante.... La relation de ces
100 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
voyages est.terminée par le récit de la réception que M. de Voltaire fit à madame du Boccage aux Délices, et du; Souper où il lui mit une couronne de laurier sur la tête. Je me trouvai à cette fête, et je pourrais en donner des détails que l'héroïne du jour a elle-même ignorés. M. de Voltaire se tourmenta toute la journée à faire Un quatrain pour elle, et n'en put jamais venir à bout; le dieu des vers, prévoyant l'usage-qu'il- voulait faire de ses talens, s'étaitretiré de lui. Le souper arrive, poibtt de. vers. Le chantre de Henri IV, dans son désespoir, se fait apporter du laurier, en fait une couronne qu'il pose sur la tête de la pauvre Colombiade, en lui faisant les cornes de l' autre main et tirant sa langue d'une aune aux yeux de vingt personnes qui étaient à tablet Et moi qui crois rèligieusentent à l'hospitalité, et quila foutiens d'institution divine, j'étais assez fâché de voir le premier poète de France la violer envers une bonne femme qui prenait toutes ses pantalonnades au pied de la lettre.
On dit que Pascal Paoli, chef de Corses, vient d'écrire à J.-J. Rousseau pour lui demander des lois pour sa nation. Voilà une démarché qui flattera singulièrement le ci-devant -soi-disant citoyen de Genève, et qui, si elle ne procuré pas aux Corses les lois qu'ils désirent, nous, vaudra peut-être un ouvrage de Jean-Jacques d'un caractère neuf et piquant (1). On prétend que d'autres, Corses
(1) Dans son Contrat social (liv. II, chap. 10) Rousseau avait fait l'éloge des Corses, et souhaitait que quelque homme sage leur apprit à conserver leur liberté. Ce passage donna l'idée, à M. Butta-Foco, capitaine au service de France., d'inviter Rousseau à se charger de celte noble tâche. Ces démarches furent faites de Concert avec Paoli. De là les Lettres à M. Butta-Foco sur la législation de la Corse. Voir les OEuivres de J.-J. Rousseau, édit. de M. de Musset-Pathay, tom. V, pag. 38.7.
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se sont aussi adressés à d'autres personnes pour le même objet. Ce serait bien le mieux, que de prendre l'avis des hommes les plus éclairés de l'Europe, de les comparer, et de choisir ou d'en composer le' meilleur. La belle, tâche que Paoli propose aux philosophes à remplir ! Il ne s'agit pas ici de belles phrases; il s'agit de déployer le génie dej Solon et de Lycurgue dans une occasion unique. Policer un peuple plein d'esprit, de valeur, et d'autres grandes qualités, tel que les Corses, c'est sans doute tenter la plus belle entreprise du siècle. On peut compter d'avoir dans ce projet tous les voeux de l'Europe favorables; car il n'y a point d'homme d'honneur qui né s'intéresse au sort de ces braves gens et contre ce détestable gouvernement des Génois oppresseurs.
Un bon prêtre Janséniste,, de Rouen, appelé l'abbé Sans, vient de publier en un volume de 190 pages in-8° des Lettres ,sur /'ENCYCLOPÉDIE, pour servir de supplément aux.sept volumes de ce Dictionnaire (i). La meilleure réponse qu'on puisse faire à cette, critique, c'est de corriger les fautes quel'auteur relève, dont les unes regardent la géographie, les autres la mythologie, d'autres enfin la philologie, que le bonhomme appelle assez bizarrement bibliographie. Quand on pense quel' Encyclopédie a été entreprise, par quelques hommes de lettres sans protection, sans secours, sans encouragement, qu'elle a été continuée sous les plus cruelles persécutions, on sera étonné, non qu'il y ait des fautes, mais de voir que l'abbé Sans, avec toute son érudition, n'a pu trouver dans un
(1) Amsterdam (Rouen), 1764, in-8°. Né en 1703, l'abbé Saas, auteur d'un assez grand nombre d'écrits dont la Biographie universelle doune la liste, mourut en 1774.
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immense recueil de sept volumes in-fol. que de quoi remplir 190 pages in-8° de ses ordures ; encore, dans ces 190 pages, n'a-t-il raison que dans les choses d'érudition ! qui tiennent le moins de place dans son livre; car aussi souvent qu'il raisonne ou discute, ou qu'il veut parler dé
choses de goût, il fait, pitié. Il relève, par exemple, dans l'article Fraîcheur, qu'on a écrit Licori par un i, au lieu de Lycori par un y; et puis il ajouté : « l'article Fraîcheur, dans le Dictionnaire de Trévoux vaut beaucoup mieux. » Cela vous-plaît à dire, mon cher abbé ; j'ai lu cel article qui est plat et mauvais, et je me souviens de celui de l' Encylopédie qui est de M. Diderot. Il
. y a là unee douzaine de lignes qui ,j ainsi queles douze lignes de l'article Délicieux, sont une dis choses les plus précieuses qu'on ait écrites en français. Je vous prie de m'en croire., monsieur l'abbé, tout comme je vous crois quand vous me dites qu'on a. fait de Crossen et Grossen deux, villes dans ce Dictionnaire, tandis que c'est la même. ,. Je conviens qu'il vaudrait beaucoup mieux qu'il n'y eût point de fautes du tout dans l' Encyclopédie. Je voudrais encore qu'il n'y eût point de fripons, ni de sots dans ce monde; mais on dit que ceux qui ont de tels désirs forment des voeux impies. La loi éternelle veut qu'il n'y ait rien départait sous le soleil ; et s'il n'y avait plus de fautes à faire, que deviendrait la grâce efficace? M. Diderot prétend que si vous connaissiez l' Encyclopédie comme lui, vous y auriez bien vu d'autres sottises; ce qui ne l'empêchera pas, je crois, de devenir lin des plus beaux monumens de ce siècle, si les sots et les fripons n'y mettent ordre.
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Paris, l5 novembre 1764.
Ce que j'ai dit sur l'origine de la forme des temples chrétiens (I) me fait désirer qu'un philosophe entreprenne enfin d'écrire l'histoire du christianisme, et de développer son véritable esprit. On nous avait assuré que M. Hume comptait écrire une histoire ecclésiastique ; mais depuis que nous le possédons en France, je lui ai., ouï dire qu'il a renoncé à ce projet; et c'est dommage. M. de Voltaire travaille actuellement à un morceau d'histoire qui doit servir d'introduction à son Essai sur l'Histoire générale, et remplacer le Discours éloquent et peu philosophique de Bossuet sur l'Histoire universelle. Cet ouvrage sera en grande partie l'histoire de l'Eglise il. est seulement à désirer que cet illustré philosophe s'aperçoive de bonne heure que ce n'est pas l'histoire d'une religion, mais celle d'un gouvernement qu'il compose ; cette découverte lui donnera tout d'un coup la clef de tous les faits qu'il a si bien vus d'ailleurs. L'homme le plus propre à faire la véritable histoire de l'Eglise serait M. l'abbé Galiani. Ce petit être, né au pied du mont Vésuve, est un vrai phénomène. Il joint à un coup-d'oeil lumineux et profond une vaste et solide érudition, aux vues d'un homme de génie l'enjouement et les agrémens d'un homme qui ne cherche qu'à amuser et à plaire. C'est Platon avec la verve et les gestes d'Arlequin ; c'est le seul homme que j'aie vu être diffus, et cependant toujours' agréable. Quel dommage que tant d'idées rares, fécondes, originales, ne soient confiées qu'à un petit nombre de philosophes, ou s'évaporent avec les entretiens d'un cercle
(1) Nous n'avons pas vu Grimm traiter ce sujet daus les lettres qui précèdent.
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frivole, et que notre petit Napolitain soit assez paresseux ou assez sage pour préférer la tranquillité à la réputation, et pour croire que le repos vaut mieux que la gloire! Malgré l'amitié qu'on se sent pour lui, il faut encore être vertueux pour ne point désirer qu'il renonce à sa paresse, qu'il s'abandonne à son génie, et qu'il en laisse lés monumens et les avantages au public, au risque - d'être malheureux et persécuté comme tous ceux qui orit osé éclairer leur siècle. Si j'ai quelque vanité à me reprocher, c'est celle que je tire malgré moi de la conformité de mes idées avec les idées des deux hommes les plus rares que j'aie eu le bonheur de connaître, lui et. le philosophe Denis Diderot.... Nous étions ces jours passés tous trois à nous entretenir, au coin du feu, de l'église de Sainte-Geneviève que nous avions été voir ensemble ; cet entretien nous conduisit à la forme primitiye des temples chrétiens, et de là à l'esprit du christianisme. J'avais dit que les Hernhutes seuls avaient cherché de nos jours à rétablir et à reproduire le véritable gouvernement de l'Eglise. L'abbé en prit occasion de démontrer que l'esprit de l'Église avait été dans tous les temps celui d'un gouvernement, et non d'une religion ; le philosophe se borna à nous faire, dès objections qui nous obligèrent d'approfondir notre système, ce qui servit, comme il arrive toujours quand on"a rencontré la vérité, à le rendre évident et inébranlable. Si dans ce que, j'ai dit sur ce sujet et ce que je vais en dire ici, il y a quelques idées dignes dé votre suffrage, c'est à ces deux hommes rares, qu'il en faut attribuer la gloire; je n'ai que le mérite de les avoir fait naître et rédigées.... Le président de Montesquieu voulant pénétrer les causes de la chute de l'empire roniain dans son livre Delà grandeur et de la décadence
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de Rome, s'épuise en conjectures plus ingénieuses que philosophiques. J'y trouve beaucoup d'esprit, mais je n'y ai jamais pu voir une liaison nécessaire et réelle entre les résultats qui sont les faits historiques et les causés auxquelles il les attribue. Voulez-vous une preuve certaine que ces causes ne sont pas les véritables? .Choisissez un excellent esprit qui ignore, s'il se peut, parfaitement l'histoire romaine ; proposez-lui le problème, toutes les causes de M. de Montesquieu données, de trouver les faits qui en ont résulté, et vous verrez qu'en raisonnant avec la plus grande justesse, il aura trouvé des résultats absolument différens. Le chapitre de l'Es- . prit des Lois sur le gouvernement d'Angleterre est, pour le dire ici en passant, dans le même cas. Il ne faut pas être Anglais pour trouver la constitution de cet Etat belle ; mais il faut une imagination peu réglée pour en regarder comme une suite les effets que notre illustre président lui attribue. Qu'on me permette de bâtir une chaussée de cinq ou six lieues de large depuis Calais jusqu'à Douvres, et, sans avoir altéré un seul principe de la constitution anglaise, sans avoir déplacé une ligne dans ce chapitre de l'Esprit des lois, je l'aurai renversé tout entier. Une imagination brillante séduit trop aisément; elle crée des causes imaginaires, et ne pénètre point dans, les ressorts cachés d'un événement; surtout elle ne sait point embrasser ce concours de causes et de circonstances, eu apparence étrangères et fortuites, et dont aucune rie pourrait être supprimée ou changée sans influer sur le résultat. Celui qui regarderait le temps qu'il fit le jour de l'assassinat de César comme une circûn-- stànce indifférente à l'événement, ne connaîtrait pas la marche dé la nature... Je ne crains point qu'on me fasse
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le reproche que j'ose faire ici à un des plus célèbres philosophes du siècle. Au contraire, plus vous approfondirez les causes que je vais indiquer de la chute de l'empire romain, plus vous en trouverez les résultats inévitables; plus vous pénétrerez l'esprit de cette société qui se forma sous le nom de chrétiens, moins vous serez étonnés de la voir à la longue ruiner la police de l'empire, la remplacer par la sienne, et produire ensuite une anarchie universelle... Je ne dis point que tel ail été le projet'des chrétiens. Il ne faut point regarder comme la suite d'un système réfléchi ce. qui est l'ouvrage de cette force aveugle et souvent ignorée de ses propres auteurs, qu'on nomme l'esprit d'un institut. Cet esprit, quand il est agissant, est un esprit de conquête qui ne s'arrête jamais. S'il rencontre des obstacles, il faut ou qu'il les surmonte, ou qu'il en soit vaincu; mais lorsqu'il les surmonte, il en acquiert de nouvelles forces, il s'étend, et peu à peu il faut que tout plie à son génie. Tout dépend du moment de paraître à propos... Le christianisme eut cet avantage. Ses principes d'égalilé, de communauté, de confraternité, si propres à séduire en tout temps la multitude, se glissent dans Rome au moment où tous les liens qui unissent les hommes sont prêts à se rompre, où tous les préjugés qui conservent et perpétuent les ressorts de la société sont détruits. D'un côté, la communication avec les Grecs, le progrès des lettres et de la raison, le d soeuvrement, suite nécessaire de la perte de la liberté, avaient multiplié les sectes de philosophie à l'infini; de l'autre, le dérèglement des moeurs était à son comble, toutes les passions poussées à l'excès avaient fait naître ce système d'indifférence, fruit du libertinage. Les uns ne voulaient plus des dieux, parce qu'ils les trouvaient
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absurdes, les autres parce qu'ils les trouvaient incommodes Les hommes se lassent de tout, même de
leur religion. Il faut h de certains périodes un renouvellement d'opinions et d'idées, sans autre raison que parce que les anciennes ennuient. Au temps dont je parle, le paganisme était précisément arrivé à ce point de maturité. Cette mythologie, fille du génie et de la poésie, ces opinions si favorables aux beaux-arts, ces cérémonies qui nous paraissent si intéressantes et si belles, avaient fait, comme on dit, leur temps; personne ne se souciait plus de la cause des dieux... C'est dans cet instant que le christianisme s'annonce comme une secte de théistes,ne reconnaissant qu'un seul Dieu, éternel, universel, qui n'habite point dans les temples, qui ne peut être représenté par des images, ni honoré par des cérémonies; c'est avec ce nouvel ordre d'idées qu'après avoir éprouvé les contradictions inséparables de toute nouveauté, il renverse les autels et les idoles. Ses principes d'égalité, comme nous l'avons déjà remarqué, lui attirent toute la populace, tous les esclaves, la plus grande moitié des sujets.de l'empire; les hommes éclairés, les philosophes, les hommes d'Etat, regardent ce changement avec indifférence, et trouvent assez égal que le peuple adore plusieurs dieux ou un seul, qu'il le nomme le Père éternel ou Jupiter... Un système adopté en tous lieux par le peuple ne piqua pas d'abord assez la curiosité des philosophes et des honnêtes gens: ils ne s'aperçurent point de cet esprit de police et de discipline qui tendait à former dans l'État un gouvernement particulier et indépendant de la puissance civile, qui ne pouvait s'étendre qu'à ses-dépens, et s'établir que sur sa ruine. Il est vrai qu'à mesure que le christianisme gagne, là prudence
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des chefs fait un secret de sa police, et ce secret augmente avec la curiosité du public. De faux frères, qui se glissent dans les coteries chrétiennes, obligent à Un redoublement de précautions. Les nouveaux convertis ne sont plus au fait du gouvernement de la société; ce n'est que peu à peu qu'on est initié, ce n'est qu'après avoir donné des preuves de fidélité multipliées qu'on parvient enfin à connaître les véritables ressorts de. la machine. Ce sont là les seuls mystères de l'Église primitive, et c'est aussi l'origine de l'autorité du clergé qui s'en fait le dépositaire... Cette police s'àrroge dès le comriièncement un pouvoir absolu el exclusif sur tous ses membres. Si elle ne peut encore les soustraire à l'autorité des lois civiles, elle n'en usurpe pas moins toutes les fonctions de la législation. Non-seulement elle prétend donner aux lois de l'empire une nouvelle sanction, en les prescrivant à ses membres sous des peines particulières, mais elle en réforme et abroge plusieurs, et dispense de leur ■ observation tous ceux de sa secte qui- pourront y manquer sans se compromettre : ainsi elle condamne et casse l'esclavage, quoiqu'elle n'ait pas encore l'autorité d'affranchir les esclaves. Elle créé aussi ide nouvelles lois pour tous les cas auxquels les loisromaines n'avaient pas pourvu selon ses principes. Trois cas ignorés ou négligés par la législation de l'empire deviennent particulièrement l'objet de sa sévérité; celui de l'apostasie^ le plus grand des forfaits, puisqu'il attaque la sûre lé et l'autorité de l'Église; le crime de l'adultère, que la licence des moeurs de Home avait porté à un tel excès dans ces siècles de débauche qu'il n'y eut plus aucune différence entre une femme honnête et une prostituée; l'homicide, enfin, qui -n'était pas puni par les lois romaines, car le crime capital était
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de tuer un citoyen, mais ce n'en était pas un de tuer un homme. On tuait ses-esclaves sans crime, on tuait ceux des autres pour de l'argent. Les meurtres se commettaient dans les provinces de l'empire sans aucune animadversion des lois ; chaque Romain y ayant quelque autorité exerçait impunément les plus horribles tyrannies... Les chrétiens observent ainsi, au milieu des désordres publics., une législation particulière, qui, en ramenant les hommes aux premiers principes du droit naturel, leur rerid leur institut précieux et cher. La jurisprudence de l'Église se forme insensiblement. A mesure qu'il se présente des cas nouveaux., de nouveaux canons pénitentiaux sont promulgués; la pénitence ecclésiastique s'établit avec tous ses différens degrés.Un crime capital est puni par Fanathème , le coupable est retranché de la communion dés fidèles; l'exclusion des assemblées pour un temps plus ou moins long est la punition des péchés moins graves. Cette pénitence est un véritable procès criminel que l'Église intente aux pécheurs, c'est-à-dire à ceux de ses membres qu'elle juge coupables; la sentence dont ce procès est suivi prononce le châtiment que le pécheur a encouru. Voilà la procédure que l'Église romaine a convertie avec le temps en un sacrement : elle était si peu un sacrement dans son origine, qu'elle ne supposait ni n'exigeait le repentir, et qu'elle était également imposée et aux pécheurs qui se confessaient de leurs fautes, confidentibus, et à ceux qui, sans les avouer, en étaient convaincus d'ailleurs, çonvictis... Mais, c'est lorsque le christianisme, déjà prodigieusement étendu, est enfin avoué et reçu dans l'empire, que son esprit se déploie dans toute sa force. Dès ce moment, il envahit et tend à détruire toute autre puissance que la sienne; les prêtres, accoutumés
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à la fonction déjuge, cherchent à en dépouiller les juges civils, et y réussissent avec le temps. Si l'Eglise accorde encore aux lois civiles le droit de punir, elle regarde ces punitions comme non avenues, et impose de Son côte - des châtimens et des pénitences conformes à son cède. Ainsi, le citoyen devient responsable à l'Église de ses actions civiles. Cependant on sent que la pénitence ecclésiastique ne peut manquer de tomber dans le mépris, si elle n'a d'autre effet que celui d'exclure des assemblées chrétiennes; on sent l'importance de lui donner une influence plus immédiate sur l'état du citoyen, et l'on y réussit encore : c'est le plus grand pas vers le despotisme de l'Église. Dès qu'un citoyen est sous la pénitence, il est suspendu de ses fonctions, il perd le cingulum militaire , c'est-à-dire qu'il est inhabile à servir dans l'armée ; el comme, dans un gouvernement tout militaire, il n'y avait aucune charge de l'État qui ne donnât à celui qui l'exerçait un rang et un titre militaires, tout homme déclaré pénitent devient, dans le fait, incapable d'exercer aucun emploi dans l'empire. A cette époque, on voit là puissance civile entièrement succomber sous la puissance de l'Église, et les lois de l'État, sans autorité et sans force, remplacées par les statuts de la pénitence ecclésiastique.... De toutes les sciences de l'art de gouverner; celle d'abroger les lois, de changer de principes et de conduite à propos est la plus difficile. Si le clergé eût connu à temps sa nouvelle situation, et qu'il eût arrangé ses principes sur elle, c'en était! fait de la puissance ci-? vile; elle rie se serait jamais relevée de sa ruine. Un seul principe de l'Église conservé mal à propos empêcha le gouvernement des prêtres de devenir durable, causa la chute de l'empire et cette anarchie universelle qui s'in-
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troduisit partout avec le christianisme, et dont après plusieurs siècles de désordres, le droit du plus fort et le sort des armes redevinrent à leur tour le terme elle remède.
La faiblesse de l'Église dans ses commencemens, ses idées d'égalité et de confraternité, avaient fait passer en maxime fondamentale que l'Église à horreur du sang : ecclesia abhorret à sanguine. Ce principe se glisse dans l'empire avec les autres idées chrétiennes, détruit les jeux des gladiateurs, énerve les courages, et éteint l'esprit militaire. Ce torrent de barbares, que deux ou trois cents ans auparavant quelques légions romaines auraient arrêté et fait rentrer dans ses forêts, ne trouve plus personne en état de lui résister. Un saint Ambroise sait bien faire respecter une cathédrale de Milan à un chef crédule et barbare ; mais il aurait fallu des cohortes disciplinées pour l'empêcher dé saccager Rome; et il n'y avait plus d'autre discipline que celle de l'Église : l'empire devient la proie des barbares... Mais enfin cet essaim de barbares, après avoir envahi tout l'empiré, pouvait être subjugué à son tour par l'esprit de l'Église; on aurait dit d'elle ce qu'Horace dit de la Grèce soumise par lès Romains : capta ferum victorem cepit (I). Ce même principe de l'horreur du sang empêche cette conquête, et finit par anéantir entièrement la police. Les censures ecclésiastiques sont un frein trop faible pour les crimes; la ferveur des temps apostoliques est passée; on s'accoutùme à la pénitence; on cesse de la redouter; on s'y soumet , et dès qu'elle est finie on recommence à la mériter. Les progrès de la superstition et l'avidité du clergé portent bientôt le dérèglement à un tel excès, qu'on laisse le choix au criminel, ou de subir la pénitence imposée
(1) HORACE, epit. 1, lib. II.
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par les canons, ou de payer une amende qui a été jugée l'équivalent de celte pénitence. Ou met un taux à tous les crimes, et. le coupable paie suivant le tarif. Ce sont les criminels qui couvrent l'Europe de temples chrétiens. Un assassinat est expié par la fondation d'un monastère; un adultère achève une église commencée par un sodomiste. La formule de nos arrêts criminels, qui condamne le coupable à une amende pécuniaire, dépose encore de cet usage. Autrefois le crime était expié par celle amende; aujourd'hui la puissance civile, rentrée dans ses droits, fait encore pendre ou rouer l'amende par-dessus le marché. La corruption parvint à son comble lorsqu'on put s'abonner pour les crimes à commettre, et payer d'avance l'amende des forfaits qu'on méditait, et qu'on exécutait ensuite en sûreté de conscience.... Celle indulgence et ce trafic infâmes éteignent à la fin jusqu'à l'ombre de police, et alors le genre humain se rapproche de son étal primitif; le droit naturel reprend sa force ; chacun cherche à se procurer la satisfaction des torts qu'il reçoit. On se fait la guerre de particulier à particulier; le duel est autorisé comme un moyen légitime de se faire justice; l'Europe reste plongée, pendant le cours de plusieurs siècles, dans cet état déplorable d'abrutissement et de barbarie qui lui fait perdre toute idée d'art, de police et de morale.... Il n'y a pas encore trois cents ans que nous sommes sortis de cet état funeste. Maximilien Ier, en rétablissant la paix publique, en défendant la guerre aux particuliers, en les obligeant de se soumettre à l'autorité des tribunaux nouvellement créés pour rendre la justice, fit rentrer dans ses droits cette police conservatrice des empires, si mal remplacée par celle de l'Eglise; la constitution criminelle de Charles-Quint rétablit la sévérité
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des lois pénales. Depuis cet instant, la puissance civile a recouvré successivement tous ses droits, et le christianisme s'est acheminé à sa ruine, que la renaissance des lois, des arts et des lettres, celle aussi de la discipliné militaire et du système politique de l'Europe, n'ont fait que hâter et rendre inévitable.
On a donné sur le théâtre de la Comédie Française quelques représentations de l'Homme singulier, comédie en vers et en cinq actes, qu'on lit dans les OEuvres de Néricault Destouches , mais qui n'avait jamais été jouée à Paris (1). C'est une bien mauvaise pièce, froide à glacer, dénuée de naturel et de vérité. La singularité de l'Homme singulier consiste à se vêtir comme on l'était il y a cent ans, à se familiariser avec ses valets de la manière du monde la plus choquante, et en d'autres bêtises de cette espèce. La contexture de la pièce n'est guère moins mauvaise que les caractères et les incidens, et les discours sont froids, comme le sont ordinairement ceux de Destouches. On a supprimé à la représentation une partie des pasquinades de M. Pasquin et le rôle entier du baron de la Garouffière ; ces retranchemens nous ont épargné quelques mauvaises scènes. Quoique cette pièce soit assez bien jouée, elle ne restera pas au théâtre.
La Comédie Italienne, pour nous amuser pendant le voyage de ses meilleurs acteurs à Fontainebleau, a donné Ulysse dans l'île de Circé, ballet héroïque de la composition de Pitrot (2). Il ne faut pas avoir vu les superbes ballets du duc de Wurtemberg ou de la cour de Man(1)
Man(1) première représentation est du 29 octobre; la pièce n'en eut que six. (2) Représenté pour la première fois le 24 octobre 1764. TOM. IV. 8
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heim pour trouver celui-ci supportable; il, a cependant beaucoup réussi. C'est un mauvais maître des ballets que M. Pitrot; comme danseur, il a le buste assez bien; mais, la jambe grosse, beaucoup de force, des à plombs singuliers, point de gracé, rien de doux ni de moelleux dans ses moùvemens, qui sont brusques et durs : il n'arrivera jamais à la perfection de Vestris. En revanche, je crois qu'il n'y a point de danseur en Europe qui fasse Une pirouette aussi vigoureusement que, lui. Sa femme, que nous avons vue danser à l'Opéra il y a une dizaine d'années, sous le nom de la petite Rey, a dansé dans ce bàllèt avec la légèreté qu'elle a toujours eue.
On a imprimé le réquisitoire de M. de La Châlotais, procureur-général-du roi au parlement de Bretagne, pour l'enregistrement de l'édit concernant le libre commerce des grains. Ce magistrat est le seul du royaume qui ailles idées elle ton d'un homme d'État. Il faut prier le génie de la France de répandre son esprit sur tous les parteinens, ou pour parler correctement, suivant le nour veau style, sur toutes les classes du parlement ; fours Remontrances seront moins ennuyeuses et plus dignes d'un corps qui veut parler au nom de la nation, La sagesse du parlement de Paris a balancé plusieurs années ; avant de se déclarer pour la. liberté du commerce des grains, et ne s'est décidée qu'avec beaucoup de restrictions: M. de Là Châlotais, au contraire, exhorte le parlement de Bretagne à supplier le roi d'ôter à ce commerce toute entrave, toute restriction, toute formalité, et de le permettre dans tous les ports indistinctement ; il en prouve la nécessité ; il démontré le danger des ordres contraires. M. de La Chzlotais mériterait d'être le premier magistrat du royaume,
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ou plutôt la France mériterait d'avoir un tel homme à la tête de la magistrature. Je ne l'ai jamais vu ; je n'en juge que d'après sa conduite publique.
M. Abeille, qui a écrit sur cette matière (i), se trouva, il n'y a pas long - temps, chez l'intendant de Paris, qui pérora avec beaucoup d'emphase sur les dangers de cette liberté. «On a été bien vite, dit-il. Quand il y aura des émeutes dans Paris, quand on viendra casser les vitres chez moi et chez le lieutenant de police, il sera trop tard de remédier aux maux de ce libre et dangereux commerce.— Rassurez-vous, lui dit M. Abeille ; voilà précisément ce qui n'arrivera pas. — Dès que vous niez les faits, lui réplique l'intendant, il n'y a plus moyen de disputer. »
Il paraît une feuille intitulée Rameau aux Champs Elysèes. On dit qu'elle est d'un certain M. Duransot, et les mauvais plaisans prétendent que ce M. Duransot a deux syllabes de trop dans son nom. Rameau, à son arrivée dans l' Elysée, est reçu par tous les grands hommes du siècle de Louis XIV, qui sont curieux de savoir des nouvelles de leur patrie. Le tableau que Rameau en fait n'est pas flatté. M. Duransot a beaucoup d'humeur ; il n'accorde à M. de Voltaire que le titre de bel-esprit, et encore avec bien de la peine. Je crois que M. Duransot « fera bien de se défaire de ses deux syllabes. Il à écrit, il y a quelque temps, une Melpomène vengée (2). M. Duransot , votre nom est bien long. Je crois qu'il a porté malheur à ce pauvre Leclair, célèbre violon , qu'il désigne
(1) Né en 1719, mort en 1807; il est auteur de quelques opuscules sur l'éconoînie politique.
(2) Les Baladins, ou Melpomène vengée voir précédemment pag. 45-
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comme le successeur de Rameau, et qui vient d'être as^ sassiné dans une petite maison du faubourg du Temple, où il aimait à se retirer quelquefois (i).
-DECEMBRE.
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Paris, 1er décembre 1764JE
1764JE suis occupé avec plaisir à développer l'esprit du christianisriie, ses entreprises, ses Succès et ses fautes. C'est l'histoire du genre humain;, ou dû moins !celler de; notre Europe depuis dix-huit cents ans ; c'est le tableau ; le plus grand et le plus iritéressanl qu'on puisse offrir à la contemplation d'un philosophe. Jîavoue qu'on est plus
satisfait, en étudiant l'histoire de Grèce et dé Rome, de
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voir les préjugés des hommes, les vrais moteurs, des ; grandes actions. fondés sur l'élévation des anies ; le speçtacle d'un généreux amour de la patrie, d'un noble et héroïque sacrifiée de l'intérêt particulier à l'intérêt public, me touche, me console, m'élève, et me rend mon existence précieuse. Je n'ai point cet avanlage en étudiant le système chrétien et ses effets sur l'esprit des homnies; mais on né peut disconvenir qu'il n'ait aussi saforce et sa beauté. Un système qui a pu durer tant der siècles, qui a pu changer toutes les idées et toutes les têtes, qui a porté un nouvel ordre de principes, un nouveau tour de pensées dans la religion, dans leS'moeurs,
(i)Leclair était né en 1697; il avait le titre de symphoniste du roi, II a laissé des sonates pour le violon, et a fait en outre la musique de l'opéra de Scylla et Glaucus.
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dans les lois, dans la police, dans les études, dans les arts de toute l'Europe, quel que soit enfin son sort, ne
saurait manquer d'exciter unjuste étonnement Ce
. système ne devient une religion véritable et positive, un culte ayant des dogmes et des cérémonies, que lorsque l'irruption générale des barbares, la perte entière de la police et de la science, ont répandu des ténèbres universelles. Alors, un reste d'idées judaïques amalgamées avec la philosophie de Platon, dont on avait perdu la clef et l'intelligence, produit un système ; de religion, de cérémonies ét de mystères. Si je m'en rapporte aux idées, de l'abbé Galiani, le christianisme ne pouvait manquer de prendre ce nouveau pli à cette époque. Les barbares viennent dés extrémités de la terre envahir l'empire. II n'est plus ici question de combattre des augures, des prêtres, des oracles, des philosophes, mais les préjugés d'un peuple belliqueux et agreste. Le théisme fondé sur des idées d'ordre et d'optimisme, le paganisme fondé sur l'enthousiasme et sur les beaux-arts, sont également inconnus à ces barbares : l'esprit des tempêtes, l'esprit de la montagne, le génie de la guerre, le conquérant Odin, voilà les êtres avec qui il faut que le christianisme compose. Alors il se plie ad duritiem cordis. On commence à honorer les esprits, à invoquer les anges, à conjurer les démons ; l'origine des cérémonies est l'époque de la perte absolue, de la science et d'une superstition aussi, épaisse que générale. Vers, le onzième siècle, on veut sortir de ces ténèbres; on commence à étudier le latin, et l'on introduit ses termes dans la religion; au lieu que,., dans la marche ordinaire de l'esprit humain, ce sont les, idées et les choses qui obligent à créer les, expressions et les termes. C'est ici tout le contraire; ce sont les mots qui
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font inventer les choses. On adopte, par exemple, le terme sacrifice de la langue latine, et, pour pouyoir s'en servir, on change le repas de l'eucharistie en un sacrifice non sanglant. Ce sacrifice devient la messe, et, une no- . mënclâture latine devient l'origine d'une religion absolument différente du christianisme des premiers siècles... C'est cette religion, résultat de l'invasion dès barbares, de la perte dé la science et des lettres, de l'ambition du clergé et de la superstition générale, que les historiens dé l'Église ont seule connue jusqu'à présent, et qui leur a caché l'esprit primitif du christianisme. S'ils s'étaient bornés à étudier les constitutions apostoliques et le code Théodosien, ils auraient connu les véritables sources de leur histoire; ils auraient pu s'apercevoir que c'était un gouvernement et non pas une religion qu'ils avaient à décrire ; ils auraient compris son esprit, ses effets et ses révolutions; ils auraient senti que ce n'est pas l'ouvrage du hasard que toutes les dignités de l'Église, ses lieux n'assemblée, ses institutions, aient généralement des noms de police, qu'il ne soit question que de basiliques, de cathédrales, de sièges, de canons, de décrétales, desurintendans et de ministres.... On suit avec étonnemenl , l'histoire de cette lutte longue et terrible du sacerdoce et de l'empire, dont on ne voit rien d'approchant dans l'histoire d'aucun peuple de la terre; mais on cesse de s'en étonner qaund on a saisi l'esprit du christianisme. Il tendait, depuis l'instant où il fut reçu dans l'Etat, à réduire les empereurs à la simple dignité de chef de l'armée, et cette armée à être la puissance exécutrice des ordres de l'Église.
Les temps sont bien changésv. La puissance civile est rentrée dans ses droits ; la raison a eu son tour comme
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l'aveuglement et la superstition ; le prince le plus faible et le plus bigot ne souffrirait pas,aujourd'hui la moindre des insultes que le puissant et éclairé Frédéric II fut obligé de souffrir sans murmure. Convenons cependant que, malgré ses pertes, le christianisme et ses ministres ont encore conservé dans toute l'Europe de beaux restes de leur ancienne puissance. Les trois actes les plus importans de là vie civile sont restés subordonnés à la police ecclésiastique : l'extrait baptistaire, la bénédiction nuptiale, l'extrait mortuaire, sont les débris de sa législation. C'est l'autorité et le témoignage d'un prêtre qui décident en tout pays chrétien de l'existence et de l'état des citoyens. Quand on pense que la plus belle prérogative de la magistrature de Rome, que le droit de haranguer le peuple, réservé aux premiers magistrats de l'État, appartient aujourd'hui au clergé exclusivement, on commence à se former une justeidée de l'étendue de ses usurpations. Dès légions de prêtres sont en droit de monter tous les matins, à onze heures, en chaire, et de prêcher le peuple. Quel terrible instrument entre des mains qui sauraient s'en servir! Heureusement pour le repos des empires, en le confiant à tant d'imbéciles, l'Église a contribué elle-même à l'avilir. L'abus continuel qu'elle fait de la parole lui a enfin ôté sa vertu, et l'éloquence de la chaire est devenue aussi méprisable par ses effets que par sa forme, et par le fond d'une morale rétrécie, incompatible avec lès devoirs de la vie civile, et toujours menaçante;.... Il est évident que Fauteur sanguinaire du saint Office est venu trop tard au secours de l'autorité ecclésiastique. Cet affreux saint Dominique, à qui l'Église a élevé des autels, avait, avec une ame atroce, beaucoup de génie, et savait bien ce qu'il faisait en établissant le
120 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
tribunal horrible de l'inquisition ; niais c'était trop tard,. et tout était déjà perdu, si le clergé eût-su associer, à, temps le glaive des peines capitales à son crédit et à sa puissance. Si, au lieu de continuer à dire «l'Eglise abhorre le sang, » on eût eu le courage de dire à propos «l'Eglise veut du sang;» si, à côté du signe de la rédemption , on eût élevé alors des roues et des potences, le gouvernement de l'Eglise aurait; pu devenir éternel; les prêtres auraient régné : nous serions tous sous un gouvernement théocratique, et les princes auraient été réduits à la condition de chef militaire, ministre et exécuteur des ordres du clergé ; ce qui leur avait déjà valu les titres de fils aîné de l'Église, de défenseur de la foi, et d'autres belles prérogatives de cette espèce dont la cour de,Rome payait leur attachement et leur obéissance.... Il fallait sentir que ce qui convenait au régime-d'une coterie;ne pouvait servir à la législation d'un empire, ni au maintien de sa police. Pour n'avoir pas connu et changé les défauts de son institut à propos, c'est le clergé qui est réduit aujourd'hui à persuader à la crédulité des princes que l'autorité souveraine reçoit son-principal appui de l'autorité de l'Eglise, que la soumission des peuples ne peut être assurée que par un attachement aveugle pour leur culte et leurs superstitions : assertion fausse, dangereuse pour le repos des gouvernemens et le bonheur des peuples, et d'autant plus impudente dans la bouche des prêtres, que l'Eglise a été de tout temps, par son esprit et par ses principes, l'ennemie capitale de toute autre puissance.
Le grand Julien remarque dans un de ses ouvrages que pendant deux cents ans, à compter depuis Auguste, on ne trouve pas un seul homme au-dessus de la lie du
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peuple qui se soit fait chrétien; mais les principes chrétiens devaient se répandre parmi la canaille avec une extrême rapidité, et ce fut de la part du gouvernement une faute énorme qui devint bientôt irréparable, que de n'en avoir pas prévu les suites. Le christianisme détruisit l'état d'esclavage et de servitude : a-t-il fait en cela un grand bien ou un grand mal? C'est une question qu'il né faut pas résoudre légèrement.... Nous sommes des êtres bien étranges! Nous nous laissons égorger pour le main- ■ tien de certaines opinions qui ne concernent en rien ni le bonheur public, ni le bonheur particulier du genre humain; cette frénésie dure plusieurs siècles de suite; et lorsqu'au prix du sang des hommes et des plus grands maux on a enfin réussi à établir ces opinions, et qu'il n'y a plus de contradicteurs, l'ennui en gagne aussitôt ; alors les mêmes préjugés qui ont résisté à toutes les attaques de la raison, ou d'autres préjugés opposés, tombent d'euxmêmes en poussière, et disparaissent sans que personne s'en mette en peine. Malheureusement, dans le cours ordinaire des choses, une absurdité est remplacée par une autre, et toutes ces révolutions se succèdent sans aucun profit pour la raison..,. Pourquoi le théisme annoncé par les chrétiens et par les mahométans parvient-il à détruire l'ancienne religion de presque toute la terre, et pourquoi Ce même système professé par les Juifs de toute antiquité n'eut-il aucune influence sur la religion des peuples? c'est que l'esprit du judaïsme était exclusif. Les Juifs regardaient leur culte comme un privilège dont les autres nations ne devaient point jouir ; ils ne cherchaient point à faire"des prosélytes; quand ils étaient les maîtres, ils exterminaient, mais ils ne convertissaient pas. La religion des musulmans et celle des chrétiens sont
122 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
au contraire fondées sur la conquête ; l'une s'établit les armes à la main, l'autre par la seule force de l'esprit convertisseur secondé par la politique la plus adroite toutes les deux ont dû périr ou subjuguer les hommes. Mais ce qui est fondé sur la conquête a ses périodes d'accroissement et de décroissenient, et ne peut perdre de son activité sans risquer de se dissoudre. Les Juifs se sont conservés, par leur esprit exclusif, au milieu de leur dispersiom Les chrétiens, ayant employé à leur établissement l'art d'argumenter, ont risqué de faire usage d'un instrument qui pourra leur devenir funeste; car lorsque les hommes se sont épuisés pendant des siècles en sophismes et en argumentations sur de faux (principes, la vérité a
enfin son tour aussi, et il vient un moment où ils emploient
emploient raisonnement contre leurs erreurs ci leurs préjugés.... Quel que soit le dieu que vous vouliez faire révérer aux hommes, vous voudrez sans doute qu'ils le regardent comme un être souverainement juste et miséricordieux. Or, daignez examiner si l'idée d'un Dieu juste ne doit pas jeter de l'effroi, et du trouble dans toutes les ames, d'autant plus vertueuses qu'elles sont plus disposées à s'exagérer leurs fautes et leurs faiblesses, et si' celle autre idée d'un Dieu miséricordieux n'ouvre pas la barrièr des forfaits à tous les coeurs, nés pour le crime.
Il passe pour certain qu'on a publié en Hollande un recueil considérable de lettres particulières de M. de Voltaire avec plusieurs pièces de littérature (I). Ce recueil a été fait par un homme qui , pour son amusement particulier, ramassait tout ce qu'il pouvait attraper de
(I) Voir dans la lettre suivante des détails sur ce recueil.
- Ier DÉCEMBRE 1764. 123
M. de Voltaire et d'autres personnes célèbres : cet homme est mort à Paris il y a quatre mois, et ses porte-feuilles sont tombés entre des mains qui ont voulu les troquer contre du papier au porteur. La police a empêché un libraire de Paris de faire ce troc à son profit; mais il aura été aisé au possesseur de faire son affaire avec quelque libraire de Hollande. On prétend qu'il y a dans ces lettres beaucoup de particularités qui pourront compromettre M. de Voltaire ; aussi est-ce étrangement manquer à tous les devoirs de la société que de publier un tel recueil. Au reste, si ce livre est réellement public, il n'y en a pas du moins un seul exemplaire à Paris ; et grâce aux sages précautions du gouvernement prises contre le Traité de la Tolérance, le Portatif (i), et d'autres ouvrages pernicieux, les nouveaux livres de philosophie seront bientôt à Paris aussi difficiles à trouver qu'à Constantinople.
On dit toujours qu'il existe des Lettres de la, montagne par J.-J. Rous seau (2), volume de plus de 3oo pages; mais on ne les connaît ni à Paris, ni à Genève. En attendant, un libraire a fait ici une compilation de cinq ou six lettres de M. Rousseau, mais qui sont toutes connues depuis long-temps, comme la lettre par laquelle il renonce à son droit de bourgeoisie de Genève, celle qu'il a écrite au commencement de cette année pour désavouer la réponse qu'un Janséniste a faite sous son nom au mandement de l'archevêque d'Auch, etc. La plus considérable de ces lettres est celle qu'il écrivit à M. de Voltaire, il y a huit ans, à l'occasion du tremblement de terre
(1) Le Traité, sur la Tolérance et le Dictionnaire philosophique portatif' dont il a été question précédemment.
(2) Lettres écrites de la montagne, 1764) in-8°.
124 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE, " ,;
de Lisbonne, ou il défend les principes de l'optimisme contre le poème que M. de Voltaire publia à cette ocçasion (i)... Ces deux hommes célèbres me paraissent avoir ; fait revivre les personnages de Démocrite et d'Heraclite tant les hommes se ressemblent en tous les temps. - L'un' gémit et pleure toujours, l'autre rit et se moque de tout. Si M. Rousseau avait été en guerre avec M. dé Poinpîgnan, et qu'un parent de ce dernier, officier dans les troupes du roi, lui eût écrit une lettre menaçante, il aurait crié à l'assassin; l'état militaire et le genre humain en général auraient remboursé cent mille injures de cette aventure; M: de Voltaire reçoit cette lettre, s'en-moque, , et écrit à M. le duc de Ghoiseul : « Monseigneur, voilà une cruelle famille pour moi ; ce n'est pas âssez qu'un m'ait écorché les oreilles toute sa vie avec ses vers,Jen voilà.un autre qui me les veat couper (2)....;» >
Les jeunes gens et les femmes aiment les romans qui représentent l'amour malheureux,' et qui leur font répandre des larmes. Les Mémoires du comte de Commingé
(I) Grinim a.parlé', tom. III, p. 237, de la lettre de Rousseau au syndic de la république de Genève, et p. 4.44 de sa réponse supposée a M. dé Montillel. La lettre fort curieuse adressée par Rousseau à Voltaire, le 18 août 1756 (voir la Correspondance de Rousseau ), à l'occasion de l'envoi que celui-ci lui avait fait de son Pbëme sur le désastre de Lisbonne, avait été imprimée, contre le gré de Jean-Jacques, en 1759, à Berlin. Il écrivit alors à Voltaire, le 17 juin 17Ô0, pour lui dire que cette publication indiscrète ne pouvait provenir que dnfâit de Grimni ou de celui de "Vollaire lui-même. Elle fut malgré cela plus d'une fois réimprimée. ' .
(2) La citation n'est pas exacte; voici le fragment de la lettre de Voltaire (mars 1762 , tom. LXII, p. 23i de l'édition de Lequieu): « J'ignore ce que mes oreilles ont pu faire aux Pompignan. L'un me les fatigue par. ses mah.de.- m'ens, l'autre nie les écorche par ses vers, et le troisième me menace de les ' couper. Je vous prie dé me garantir du spadabip ; je me chargé des deux écrivains.»
1er DÉCEMBRE 1764. 12 5
sont en possession de faire pleurer. On y voit un jeune homme accompli et favorisé de tous les dons de la nature et de la fortune, conduit de malheurs en malheurs par une passion que tout justifie, excepté l'inimitié de son père pour la famille de l'objet qui l'a captivé. Le désespoir conduit enfin le comte de Commingé à la Trappe, où il fait ses voeux et s'enterre tout vivant parce qu'il croit Adélaïde morte. Quel est son état lorsque, après plusieurs années d'une vie consacrée à la pénitence la plus austère, il est appelé, suivant l'usage, pour assister à la mort d'un des religieux de ce fameux et lugubre couvent, et qu'il reconnaît dans le mourant cette Adélaïde, l'objet de tant de regrets et de larmes ! Si cette situation n'est pas vraisemblable, elle est touchante, et le roman du comle de Commingé a toujours conservé beaucoup de réputation. Il est de feu madame Tencin, soeur du cardinal de ce nom , et femme célèbre de plus d'une manière. Je ne sais pourquoi M. Dorât veut que ce roman soit de madame de Murât, à qui il n'a jamais été attribué par personne.... Ce poète vient d'en faire le sujet d'une héroïde, ornée d'une estampe, suivant l'usage, et imprimée avec beaucoup d'élégance (I); mais cette fois-ci le dessinateur et le graveur ont été plus froids que le poète, qui ne l'est pourtant pas mal. M. Dorât suppose que le comte de Commingé écrit à sa mère, après avoir vu expirer Adélaïde sous le cilice et l'habit d'un religieux de la Trappe ; il l'a retrouvée encore une fois, mais c'est pour la perdre à jamais. L'effet que cette lecture m'a fait, c'est de me faire estimer le talent du poète, sans faire aucun cas de son ouvrage; car quelle estime peut mériter cette
(1) Lettre du comte de Commingé à sa mère, 1764,in-8°,
1 26 CORRESPONDANCE LÏTTÉRAIRE,
héroïde, si elle ne fait pas fondre en larmes depuis le commencement jusqu'à la fin? Malgré cela, on ne peut nier que M.Dorat n'ait beaucoup de talent; il a l'élégance et la tournure du vers. Je crois qu'il a bien choisi son genre; car Fhéroïde comporte , i plus qu'aucune autre espèce de poésie, ce je ne sais quoi de froid et de faux qu'on sent dans les ouvrages de Ml Dorât, et qui s'associe volontiers au vers français alexandrin. On lit à la suite de la Lettre du comte de Commingé une lettre de Philomèle à Progné, sa soeur, où elle lui rend compte des outrages reçus de son barbare et perfide époux, Tcrée. Ce morceau, qui est bien plus faible que le premier, avait déjà été imprimé I)^ car M. Dôrat se Fait souvent imprimer.
Pendant qu'il s'occupait du sujet du comte de Coinminge, un autre poète y travaillait de son côté pour en faire un drame, et ce drame a presque paru en même ' temps que l'héroïde (a). Il est de M. Baculard D'Arnaud, ancien conseiller d'ambassade du roi de Pologne, électeur de Saxe. On ne peut; guère rien lire de plus mauvais. Cela est d'un froid à glacer , malgré les; efforts du poète pour être chaud; M. Dorât est un volcan en comparaison de lui. Ce pauvre D'Arnaud s'imagine que, pour être pathétique et chaud, on n'a qu'à faire dire à ses acteurs des discours interrompus et entrecoupés; aussi; vous ne trouvez dans son drame que des propos corn-; ■-menées.et des...... et, quoiqu'il n'ait que trois actes, je
suispersuadé qu'il ne restait plus de points à l'imprimerie. Au lieu de ce sombre terriblequi règne à la Trappe, vous ne trouvez .qu'un froid mortel qui règne dans tout le
(1) Philomèle à Progné, IJ5O,, in-8°.
(2) Les Amans malheureux, ou le comte de Commingé, drame en trois actes, et en vers, 1764, ïn-8°.
Ier' DÉCEMBRE I764. 127
drame, et auquel le pauvre diable de poète cherche en vain à remédier par de grands mots, par des vers gigantesques et pleins d'enflure, par une pantomime laborieusement et puérilement décrite.
Sous le poids du malheur je viens vous appuyer.... Déjà votre douleur dans mon sein a gémi.... Je vois mourir les fleurs qui naissent sur ma roule.... Oui, j'approfondissais mes profondes blessures.
Quels vers! quel langage! Il faut convenir que Racine et
Voltaire ne savent pas écrire comme M. D'Arnaud
L'arrangement de ce drame n'est guère moins mauvais que la manière dont il est exécuté. Dans le roman, Commingé ne se fait religieux de la Trappe que parce qu'il ne doute point de la mort d'Adélaïde, que toutes les circonstances le forcent de regarder comme certaine; dans le drame, au contraire, Comminge sait très-bien que sa , maîtresse n'est pas morte, c'est-à-dire que l'unique motif qui l'a, conduit à la Trappe n'existe plus. Mais c'est trop s'arrêter sur ce mauvais ouvrage. Le lieu de la scène représente un souterrain où sont les tombeaux des religieux de la Trappe, avec des crucifix, des têtes de morts et des inscriptions de la façon de M. D'Arnaud. Une femme de beaucoup d'esprit, et dont l'humeur est un peu portée à la mélancolie, disait, ces jours passés : « Ces inscriptions sont si plates, qu'elles dégoûtent du caveau. » Le libraire de M. D'Arnaud, en homme avisé, a fait imprimer le roman du comte de Commingé à la suite du drame.
Sortons de la Trappe, et allons faire visite aux révérends pères capucins. La discorde a secoué son flambeau sur les capucinières de Paris; une guerre sanglante s'est
'12.8 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
allumée entre les pères gardiens et; définiteurs d'un côté, et les frères quêteurs de l'autre. Trois ou quatre batailles,, données à coups de poings et de clefs, n'ont pu assoupir ces querelles. Il s'est répandu dans; le public un mémoire des frères quêteurs, rempli de détails scandaleux de la I; conduite des pères supérieurs; la rapine, la lubricité, la dureté, sont les compagnes de leur administration. On est justement surpris de voir, parmi des coquins qui vivent des aumônes du public, une dissipation incroyable; c'est à qui volera le mieux. L'institut de ces fâinéans n'est pas moins singulier: on croirait que le quêteur rend au couvent ce qu'il reçoit de la charité des bonnes âmes. Point du tout. Il s'engage de livrer au couvent tant de pain par semaine, de payer telles et telles charges du couvent, etc. C'est à lui de voir [comment il satisfera à ses engagemens : c'est comme le receveur ou le collecteur de la taille répond, au l'oi, en son nom, du produit, avec la différence que ce collecteur peut employer les moyens de contrainte envers les taillables, et que le quêteur ne peut employer que la persuasion ppur obtenir l'aumône. La levée de l'un est fixée, celle de l'autre dépend de son savoir-faire, et tourne ou à son profit ou à son dommage. Quels abus!
Paris, 15 décembre 1764.
Il s'est élevé une autre dispute. M. l'abbé de Mably, dans la nouvelle édition de son Droit public de l'Europe, a attaqué la mémoire de M. le maréchal de Bëlle-Isle, à qui il reproche tous les malheurs de la guerre de Bohême et.de Bavière de 1741; et en même temps qu'il déprime cet homme célèbre, il exalte tant qu'il peut M. le maréchal de Broglie. M. l'abbé Rome, qui a été attaché a
l5 DÉCEMBRE 1764. I 29
M. le maréchal de Belle-Islë ; a cru devoir défendre sa mémoire dans une lettre imprimée, et adressée à M. l'abbé de Mably; celui-ci y a fait une réponse, où il est bien, éloigné de se rétracter. M. l'abbé Rome vient d'y faire une réplique, où il insiste sur la réparation due à la mémoire de M. le maréchal de Belle-Isle: voilà où en est ce procès jusqu'à présent. M. l'abbé de Mably a certainement tort. On ne s'attend pas à voir discuter dans un livre du Droit Public la conduite d'un général, dont l'auteur convient lui-même de n'avoir, vu ni le plan, ni les dépêches : cela est excessivement téméraire, surtout quand on paraît confondre encore exprès, toutes les époques. Ceux qui sont un peu au fait, de ces événemens et de leur enchaînement ; savent bien que ce n'est pas au maréchal de Belle-Isle qu'il en faut attribuer les fautes et les malheurs. Malgré Cela, M. l'abbé Rome n'a pas beau jeu; c'est que la mémoire du maréchal de Belle-ïsle n'est pas chère a la nation. Le moyen de se faire écouter avec son apologie? On haïssait le maréchal de Belle-Islë, on ne rendait pas même à sa capacité toute la justice, qu'il méritait; une foule de mauvais sujets, dont il était, entouré et qu'il protégeait ne contribuèrent pas peu à le rendre odieux au public. Lorsqu'il perdit son fils, le cointe de Oisors, à la bataille de Crévelt, on fit le couplet suivant qui eut beaucoup de succès :'
J'ai perdu ma femme et mon fils , Après le chevalier mon frère; Je suis sans parens, sans amis, Hors l'Etat dont je suis le père ; . Hélas! je vais lé perdre encor Sans dire mon Cpnfiteor{i). \
(i) Dans la première édition de Grimm, on trouvait ce couplet répété au
ToM.,rv. . . \. 9 '
l3o CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
Lors de la fameuse retraite de Prague; on chanta celui-ci :
•Quand Belle-Isle partit
De Prague à petit bruit, Il disait à la lune Liimiè re. e nies «jours,
Astre de ma fortrine ,
Conduisez-moi toujours. -
Les couplets qu'on a faits dans l'intervalle de ces deux événeinens ne lui ont pas été plus favorables. .
Enfin, après quatre mois de repos, Timoléon a reparu sur le théâtre, mais sans ..succès (i). M. de La Harpe l'a raccommodé le mieux qu'il lui a été possible; il a fait aux quatrième et cinquième actes beaucoup de changeméns heureux; mais il n'a pu remédier aux défauts d'un mauvais plan, et la pièce, est tombée. On dit que ce plan lui a été donnépar un autre ; en ce cas, je lui donne rendez-vous à sa troisièmej tragédie. S'il fait imprimer sa pièce, je crois que vous y trouverez parT-Ici; par-là d'assez beaux vers. Ses amis et ses ennemis sont également charmés de sa chute; ceux-ci sont bien aises de le voir puni de sa fatuité, les autres espèrent que le malheur pourra l'en corriger. Il vient de se marier à la fille d'un limonadier qui fait des vers. Une mauvaise tragédie et un mariage, c'est faire deux sottises coup sur. coup.
Je veux bien croire, par amitié pour M. de Pezay,
commencement du mois de décembre 1777, avec ce litre : Couplet de madame la marquise du Dcffand sur le maréchal de. Belle-lsle, qui) venait de perdre sa femme, son fds et son frère lorsqu'il fut fait ministre.
(1) Cette reprise, qui eut lieu le 10 décembre, ne fut suivie que de dîux , autres représentations. !
.''.-. ':'■.'_ l5-DÉCEMBRE.; 1764- 131
que ce n'est pas lui qui a-fait une héroïdë qui vient; de paraître, sous le format et avec les Ornenens favoris de MM. de Pezay et Dorât. Elle est intitulée: Lettre de Cain, après son crime, à Méhala, son épouse.(1). Voilà assurément une belle extrayagance de faire écrire à Gain, des lettres en vers français. Ce Gain connaît l'honneur; il parle en mousquetaire qui, après avoir reçu une bonne éducation, a eu le malheur de faire un mauvais coup. Quelle absurdité! C'est l'ouvrage d'un enfant, séduit par le succès que le poëme allemand de la Mort d'Abel aèu en France. .■■:'-...'
M. de Ghabanon, de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, après avoir publié cet automne un pôëme Sur le sort de la Poésie en ce siècle philosophe, poëme qui n'est ni d'un poète ni d'un philosophe, vient de mettre au jour un Éloge de M. Rameau en 60 pages.(2). M. de Ghabanon est. un enthousiaste bieti froid; .il raisonne d'ailleurs sur la musique à peu près comme une huître. Il a pourtant entrevu qu'on ne pourra -se Hâtter d'avoir une musique en France aussi long-temps que Ton ne changera pas le caractère du récitatif, et c'est avoir bien vu. Il faut toujours en passant prendre un peu garde au style, surtout d'un académicien des BellesLettres. M. de Ghabanon, en parlant de la figure de M. Rameau, dit que, « maigre et décharné il avait plus l'air d'un fantôme que d'un homme. » On dit d'un homme pâle et défait qu'il ressemble à un fantôme, c'ësi-à-dirë à l'idéelgue notre imagination s'est faite de cet être chi(1)
chi(1) in-8°. Comme lé présumait Grimm, cette lettre n'était pas de Pezay, mais d'un libraire nommé Costard, -
(a) 1764, in-8?. Il parut un. autre Eloge *historique de M. Rameau, par Maret, 1766, in-8°.
l32 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
mériqûe. Cette manière de parler peut être soufferte dans le style familier, comme d'autres expressions populaires; mais dire qu'un tel homme ressemble plutôt à un fantôme qu'à un homme, c'est supposer tacitement le fantôme un être aussi réel que l'homme, et voilà comme une expression, d'abord irrépréhensible, devient insensiblement fausse. On croirait que cette observation porte -sur unë misère; c'est pourtant par ces nuances imperceptibles que la corruption du goût commence. Qu'on dise maintenant, en renchérissant sur M. de Chabanon, que les traits hideux et décharnés d'un fantôme peindraient mieux M. Rameau que la couleur vermeille et animée d'un homme, et l'on se sera encore plus rapproché du mauvais goût. Vous ne trouverez jamais de ces expressions dans les ouvrages de M. de Voltaire; aussi resteront-ils un modèle de style aussi long-temps qu'il y aura du goût en France.
Les Lettres Secrètes de M. de Voltaire, qu'on vient dimprimer en Hollande (i), sont une correspondance particulière, comme pelle que vous lisez à la suite de ces feuilles, et que je serais bien fâché de voir jamais imprimée. Ces Lettres ont été écrites, il y a une trentaine d'années, pendant le séjour de Cirey. On s'aperçoit aisément que l'éditeur n'a pas eu les véritables dates de ces Lettres. Au reste,, leur publicité ne peut faire aucun
. (i) Lés Lettres secrètes ,.àe Voltaire ont été publiées en Hollande par M. Robinet, qui s'est caché sous les lettres L. B., apparemment pour faire attribuer cette publication à La Beaumelle. (B.) Bien qu'imprimées en 1764 , d'après cette annonce, elles porient le.millésime de 176.'); in-8°. Voltaire parut contrarié de celte indiscrétion : «Ce Robinet, écrivait-il à Damilaxille le 8 septembre 1766, est un faussaire. Il est triste que de Mais philosophes aient été en relation avec lui. »
I 5 DÉCEMBRE I764. l33
tort à M. de Voltaire ; au contraire, elles ne peuvent, que lui faire honneur.: Il n'avait pa;alors encore ce ton. philosophique qu'il a pris depuis; mais il a conservé, aujourd'hui la même grâce le même charme dans tout ce qu'il écrit, la même politesse, la même estiesur; ses; ouvrages, qu'il avait alors. Ce qu'il a,acquis depuis, c'est ce beau zèle contre l'infâme dont il est trop absorbé,, et qui faisait dire à frère Berthièr, ci-devant soi-disant Jésuite, avec de profonds gémissemens, que,cet homme; avait lui seul plus, d'ardeur-à détruire;lareligion,. que; Jésus-Christ et ses. douze apôtres n'en avaient, montré à. l'établir. Ces Lettres. Secrètes font un volume de deux.. cents pages qui né. se trouvé pas à Paris.
Le poète Roy, dont je croyais, la France débarrassée
depuis un an, ne fait que mourir (1). Il était depuis plus.
de dix ans imbécile, et dévot,, après avoir été toute sa vie
. lâche et méchant : cela s'arrange très-bien ensemble. Il
est tombé dans la caducité à force de coups de bâton.
Roy ne se reprochait pas trop ses méchancetés ; ce qu'il se reprochait le plus, c'est d'avoir fait des opéra dont la morale voluptueuse s'accorde si mal avec la morale chrétienne ; et quand son confesseur, pour le tranquilliser, l'assurait que tout cela était oublié, le pénitent s'écriait avec componction : « Ah! monsieur, ils sont trop beaux pour que la France les oublie jamais, » Il aurait pu mourir tranquille depuis long-temps, s'il n'avait eu d'autres péchés à se reprocher.
; (1) Nouravions raison de penser, au mois de décembre de la précédente année, que Grimm rapportait un faux bruit en annonçant alors la mort de Roy. il mourut, comme nous l'avons dit, le 23 octobre 1764. Mais les Mémoires.. secrets disent (au 23 octobre 1764) qu'effectivement ou avait répandu précé. demment la nouvelle de son décès.
134 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
Une perte plus réelle et véritablement déplorable est celle de M. le marquis de Montmirail, neveu de M. le maréchal d'Estrées, jeune homme d'une grande espérance, qu'une fièvre maligne vient d'emporter à la fleur de son âge. il était de l'Académie des Sciences et colonel d'un régiment de cavalerie. Il avait servi avec distinction et cultivait les lettres avec succès. Un esprit solide et plein d'agrémens, ainsi que sa figure; mille qualités aimables, mille vertus, relevées encore par la modestie, le rendaient cher à ceux qui le,connaissaient. Quelle perte dans un moment où la jeunesse de la cour offre si peu de sujets d'une espérance même médiocre! M. de Montmirail se communiquait peu; il savait employer son temps, et ne connaissait pas ce désoeuvrement qui rend à nos jeunes gens le temps d'un poids si lourd. Je l'avais vu à l'armée en 1757, assez souvent pour démêler tout ce qu'il valait. Comme il était ardent à s'instruire. nous nous rencontrions volontiers, sans nous connaître, à chaque mouvement de l'armée, dans les mêmes endroits, pour questionner les gens du pays. Il était partout bien, à l'armée, à l'Académie, à la cour, dans le monde. Le philosophe Diderot le comparait, comme courtisan , à un cigne ob-. lige de se plonger dans un bourbier. « Il est, disait-il, si bien huilé de probité et d'honnêteté qu'il en sort blanc comme il était, et saus donner prise sur lui ni au plus petit vice, ni au plus petit ridicule. »
Il paraît une traduction des Fables de M. Lessing, poète de Berlin (1). Ces fables renferment ordinairement
(1) Failles de Lessing, traduites de l'allemand, 1764 , in-12. Le traducteur était Pierre-Thomas Antèlmi, qui fit également passer en 17(17 dans notre langue la Messiadc de Klopstock. Il mourut en1783.
15 DÉCEMBRE 1764. 35
en peu de lignes un sens moral neuf et profond. M. .Lessing a beaucoup d'esprit ; de génie et d'invention ; les dissertations dont ses fables sont suivies prouvent encore qu'il est excellent critique. On ne lui a reproché ici que de s'être un peu trop étendu à réfuter .M. l'abbé Batteux, qui n'est pas un écrivain assez estimépdùr qu'on s'y arrête long-temps; moi, je reproche encore à M..Lessing, en certains endroits de ses dissertations, un langage trop, métaphysique où plutôt scolastique ; car le jargon d'école que Wolf a Substitué en Allemagne au jargon de la philosophie d'Arisfote, n'est pas moins barbare que celui ci, et M. Lessing a assez de netteté et d'agrémens dans l'esprit, et assez de goût pour se passer de cette forfanterie pédantesque. Ses fables ; et ses dissertations, quoique médiocrement traduites, ont eu beau coup, de succès. Ce poète a de la réputation en France depuis plusieurs années ; l'idée qu'on a donnée, dans le Journal étranger, dé sa tragédie de Miss Sara Sampson,l'a fâit regarder comme un homme dé génie. M. trudaine de Montigny(I),. intendant des finances , a traduit cette pièce, qui a eu un grand succès, à Paris, quoique le traducteur ne l'àit communiquée qu'en manuscrit, et n'ait pas voulu qu'elle fût imprimée. Elle vient d'être jouée à Saint - Germain- en-- Laye, sur le théâtre particulier de M. le duc d'Aven, par une troupe choisie. On dit que madame la comtesse deTessé, fille de M.le duc d'Ayen, a joué le rôle de miss Sara d'une manière ravissante, et c'est bien aisé à croire. Son frère, M. le comte d'Ayen, joint à des qualités plus. essentielles et plus distinguées, le talent d'un excellent comédien; il a joué le- rôle dé l'amant dé Sara. Cette(I)
Cette(I) en 1733, il murt en 1777. Il était membre honoriraire de l'Académie des Sciences. démie des Sciences,,
l36 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
pièce, représentée: devant la plus grande compagnie de France,.a reçu de grands applàudissemens, et produit les plus fortes impressions. Elle a déjà été jouée trois fois. :
.M. l'abbé Batteux, de l'Acàdémie Française et de celle des Inscription et Belles - Lettres, a fait réimprimer son Cours de belles - lettres, ses Beaux - Arts réduits à un même principe, ,et ses Lettres sur la construction oratoire, fondus ensemble et considérablement augmentés, sous le titre de Principes de la littérature, cinq volumes in-i 2(1). M. l'abbé Batteux est un bon littérateur, comme M. de Foncemagne, sans goût, sans critique et sans philosophie; à ces bagatelles près, le plus joli garçon du monde.
Un bon Janséniste, dont j'ignore le nom, a trouvé le secret de faire imprimer le Catéchisme de l'honnête homme, autrement dit, le Caloyer, à Paris, en cette aimée de grâce 1764, avec approbation et privilège (2); c'est qu'il a pris la peine de le réfuter pas à pas, et, par conséquent, de l'insérer tout entier dans sa pieuse réfutation. Mon Dieu, bénissez ce bon Janséniste !
Le succès des Contes moraux de M. Mârmontel a mis ce genre en vogue, et plusieurs mauvais auteur ont voulu y réussir comme lui. Cela nous a déjà valu les Contes
(1) Le titre porte le millésime de 1765.
(2) Grimm veut probablement parler de l'Examen du Catéchisme de l'hon-: nëte homme, ou Dialogue entre un caloyer et un homme de bïen (.par l'abbé François ); Bruxelles et Paris, 17.64, in-12. (B.) Le Dialogue entre un caloyer et un honnête homme est de Voltaire, 1763; voir l'édition) Lequien, t. XXXV, p. 147 et note.
15 DÉCEMBRE I704 137
moraux de M- de Bastide ( 1), et voici maintenant deux volumes de Contes, philosophiques et moraux, par M. de. La Dixmerie (2),.qui en a déjà successivement-embelli le Mercure de France. Quels philosophes,.et quels mo ralistes que M, de Bastide,et M. de La Dixmerie! Il Saut rendre justice a la bonté de leur.coeur;, à la pureté de leurs intentions, mais leurs contes, froids et plats, seraient Men capablesde rendre la vertù insipide et méprisable. Au reste, on préparé une nouvelle édition des Contes de M. Mârmontel ; elle sera embellie par des estampes et par d'autres omemens: typographiques, et se trouvera augmentée de cinq pu six contes nouveaux. Je. n'aimé point ce genre, du moins de la manière dont M. Mârmontel l'a traité ; je n'y trouve ni assez denaturel ni assez de philosophie; il faut d'ailleurs une si grande délicatesse dans le goût, tant de grâce dans le style, qu'à parler franchement, il n'y a que Hamilton et Voltaire qui puissent me séduire et me plaire. -
Dans la foule des almanachs nouveaux qui paraissent dans cette saison, il faut remarquer celui que M. Dauptain, teneur de livres, a publié sous le titre d'Etrennes encyclopédiques, ou les Philosophes en querelle, dans lequel on trouve un précis de toutes les querelles littéraires depuis Homère jusqu'en 1764 (3). M. Dauptain est apparemment teneur de livres des sottises humaines; il doit avoir de gros registres.
C 1) 1763 , 3 vol. ïïj-12; (2) J765, 2 vol. in-ia.
(3)~L'abbédeLa Porte s'est caché.sous le nom de M. Dauptain, teneur de livres, pour publier le petit volume intitulé Êtrennes encyclopédiques; ou les Philosophes ènquerelles, in-18. C'est une espèce d'abrégé des Querelles litté-, raires, par l'abbé Irailh. ■ , .
138 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE ,• '
Je lie puis montrer dé l'indulgence pour un Essai de traduction des batailles de César, par M. de S***, officier au régiment de Condé, infanterie, qui paraît depuis quelques jours, (i). Si cet Essai réussit, l'auteur promet une traduction, de toutes les batailles de César, et, pour en montrer la■: supériorité sur celle d'Ablâncourt et sur Une autre plus moderne que nous avons des Commentaires de César, il les a fait imprimer à côté de'la sienne. Je n'en suis guère plus content que des autres ; M. de S^-* écrit fort mal; et je ne puis souffrirTes officiers d'infanterie ou de cavalerie auteurs. Si j'étais ministre de là guerre, je ne manquerais pas de réformer tous les officiers qui ont la manie d'écrire sur leur métier ou sur d'autres matières, afin de leur procurer tout le loisir, dont un écrivain a besoin, et qu'un officier ne doit pas avoir. N'est-il pas étrange que nous ayons y depuis douze du qumzé ans, dans nos armées deFrance, des Césars à foison, qui écrivent des traités sur; là guerre,; et que dans, cette armée de César qui a subjugué les Gaules et triomphé du génie de Rome, il ne se soit pas trouvé un seul sous-lieutènant qui ait écrit sur son métier?
On a traduit depuis, quelque temps la Théorie des sentimens moraux, ouvrage de M. Adam Smith, professeur de philosophie morale dans l'université de Glasgow, deux volumesm-8°. Le traducteur ou le libraire, pour lui donner un titre plus piquant, l'a nommé spirituellement Métaphysique de l'ame (2). Cet ouvrage a beaucoup de réputation en Angleterre, et n'a eu aucun succès^
(1) Bouillon, 1764 une feuille in-8°. -
(2) 1764 , 2 vol. in-12. Le traducteur était Eidous, qui à fait passer tant d'ouvrages anglais dans notre langue. !
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à Paris ; cela ne décide rien contre: son mérite. Après la poésie, les ouvrages métaphysiques sont ce qu'il y a de plus difficile à traduire peut-être-même réussirait-on plutôt à rendre les images d'un poète que les idées précises d'un métaphysicien; Il faudrait y pour réussir dans ce dernier travail, qu'on trouvât toujours dans les deux langues des termes exactement équivalens pour exprimer en autant de mots; français d'idée que l'auteur Original aurait dite en tant de mots anglais. Or, chaque, peuple arrange ; ses idées abstraites et scientifiques à sa manière, et leur assigne à sa fantaisie des mots dont il est impossible de trouver des termes toujours exactement équivalens dans une autre langue. Pour une expression où cette conformité entre, deux: langues se rencontre, il y en a cent, il y en a mille où elle n'existe pas. Or, ôtez à un livre métaphysique sa précision; et il lie resté plus qu'un jargon obscur et vague, qui est celui du traducteur de la Théorie des séntimens moraux.
Malgré tous les efforts que M. d'Alembert a faits pour nous persuader que rien n'est au-dessus de la traduction nouvelle que M. Bitaubé vient de publier de l'Iliade ( i), nous n'avons pu lui faire le plaisir d'être de son avis, et nous sommes au contraire obligés de convenir que la traduction de madame Dàcier, toute froide qu'elle est, nous a paru encore préférable à celle de M: Bitaubé, à , qui aucun de nous ne conseillera jamais de traduire un poète, parce qu'il a un secret merveilleux pour tuer tout
-(1) Bitaubé avait publié dès 1760 ..un Essai d'une nouvelle ■traduction^ d'Homère, in-12 Il fit paraître en 1762 , ïn-12, une Traduction libre del'Iliade, qui n'était qu'un/abrégée de l'Iliade d'Homère; ce ne fut qu'en 1764, " qn'il'donna en 2 vol. in-8° sa traduction complète de ce poëmè /
140 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE ,
ce qui est poésie et image. Quand nous faisons de ces remontrances à M. d'Alembèrt, il ! se fâche, il nous accùse de superstition. Il ne sent pas le génie d'Homère. Eh! que faire à cela? M. Bitaubé ne le lui fera jamais sentir, et la poésie n'est pas une affaire de calcul.. Le géomètre veut absolument que l'homme qu'il protège ait bien fait, et nous, nous le voudrions. Voilà, sur ce point, la différence entre M. d'Alembèrt et quelques , autres philosophes, et le sujet d'un schisme dans l'église de Dieu. M. Bitaubé, ministre, du saint Evangile à Berlin, est venu en ce pays-ci avec M. d'Alembert, il y a dix-huit mois, et, quoique sa traduction n'ait point eu de succès, il compte s'y arrêter encore quelque temps.
M. de Rochefort a fait paraître presque en même temps un Essai d'une traduction en vers de l'Iliade d'Homère (i). C'est le neuvième, le dix-huitième et le; vingt-deuxième chant du divin; poète qui ont eu le malheur d'être choisis par M. de Rochefort, qui paraît n'avoir imprimé son Essai que pour prouver qu'on pouvait plus mal faire que M. Bitaubé, Messieurs de l'Académie royale des Inscriptions et des Belles-Lettres, qui ont permis à M. de Rochefort de leur dédier cet Essai, ont voulu lui faire une réputation; mais on s'est moqué des protecteurs et du protégé.
Dans l'Eclipse moderne, ou la Folie du jour, petite brochure de soixante-dix pages,il est question de notre goût pour les bijoux à la grecque, du bon ton, des femmes, des petits maîtres, de la musique italienne et de la musique française, le tout le plus pauvrement et
(I) Précédé d'un discours sur Homère ; Londres et Paris , 1765 , in-8°.. .
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le plus insipidement possible, à l'occassion deladerniere éclipse du soleil qui a si mal répondu aux annonces de nos curieux.
COPIE de la lettre de M. de L'Averdy, contrôleur néral, à M. Le duc d'Aiguillon, du décembre 1764;
" En verité, M. le duc, la folie des Etats dévient incurable; il né reste d'autre parti qu'à faire régler au conseil les affaires du 1,2 octobre;,après cette disçussipn solennelle, il n'y aura plus de remède. 1 ° L'intention de la Noblesse et de, M. de Kergnesec est-elleyaonc que toutes les impositions cessent dans la province de~ Bretagne, et que les autres sujets du roi paient pour les Bretons? 20 Veut-il forcer le gouvernement à se monter sur le ton de rigueur, et à quitter le ton de, douceur qu'il avait pris? Lorsque la raison et l'honnêteté conduisent les hommes, l'autorité peut céder, quand il n'y a pas d'inconvénient ; mais lorsque la déraison et la révolte s'emparent des esprits, il ne reste d'autre parti que celui de la sévérité, et il y aurait du danger à en user autrement. Croient-ils que le roi laisse à ce point avilir son autorité? 3°. Croient-ils par-là hâter le retour des mandés? Si la conduite delà Noblesse avait été telle qu'elle devait être, le roi eût accordé à votre instance, les mandés; mais le roi s'irrite ; il m'a parlé encore hier d'une manière à me faire sentir son mécontentement, et si, avant huit jours , l'ordre, de la Noblesse n'a pris le parti convenable, le roi est prêt à partir. On croira que ' ce que je vous mande ici est un conte; mais cependant, M.le due, c'est la vérité toute pure. Vous connaissez l'attachement. et tous les autres sentimens avec lesquels
l42 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
j'ai l'honneur d'être, M. leduc, etc. Signé DE L'AVERDY. "
« Je vous prie de lire ma lettre à la Noblesse.»
Les anciens oracles se rendaient toujours envers, afin qu'on les retînt avec plus de facilité, et par la même raison on les mettait souvent en chant. On à cru devoir les mêmes honneurs aux, sacrées paroles de M. le con-- trôleur L'Averdy, en donnant une traduction en vers français de sa lettre dû 4 décembre au duc d'Aiguillon. Les lois scrupuleuses de la traduction n'ont pas laissé beaucoup d'essor à l'enthousiasme poétique. Pour la commodité, on a encore mis cet hymne nouvel sur l'air noble et célèbre: Accompagné de plusieurs autres, etc.
.Ier JANVIER.1765 143
1765.
JANVIER.
Réflexions sur la tragédie.
Paris, 1er janvier 1765.,
LA tragédie était chez les anciens une institution politique, un acte de religion; chez nous, c'est une affaire d'amusement, pour faire passer quelques heures, de la journée aux désoeuvrés dont les capitales et les grandes villes sont remplies. En Grèce et à Rome, le peuple assistait, aux spectacles en corps; en se rendant au théâtre, il satisfaisait à un devoir. Dans les gouvernemens modernes et chrétiens, une partie des docteurs de la science absurde regardent la fréquentation des théâtres comme un crime et il faut convenir qu'en cela ils sont au moins conséquens dans leurs idées. Au reste, ce n'est point le peuple qui fréquente chez nous les spectacles; c'est une coterie particulière de, gens du monde, de gens d'arts et de lettres, de personnes des deux sexes à qui leur rang ou leur fortume a permis de, cultiver leur esprit; c'est l'élite de la nation à laquelle se joint un trèspetit nombre de gens qui tiennent au peuple par leur état pu par leur profession. Il résulte d'un but si divers une, différence , qui a dû nécessairement influer sur le caractère, de la tragédie, moderne.Il ne faut pa croire qu'étant Revenue un passe-temps et un jeu, elle ait pu conserver la dignité et : l'importance d'une institution publique et religieuse. Si le peuple d' thènes ou de Rome
l44 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
pouvait voir représenter nos tragédies les plus pathétiques, celles que nous nommons des chefs- d'oeuvre, il, les jugerait, à coup sûr, destinées à l'amusement d'une assemblée d'enfans ; encore, le fils d'un citoyen romain qui aurait reçu une éducation libérale, ne ferait que se moquer de nos petits ressorts, de nos petites maximes, de notre petite emphase, de toutes ces pompeuses misères qui entrent dans la composition d'une tragédie moderne, et qu'il trouverait peu dignes d'amuser son enfance; car ces enfans ayant reçu une éducation conforme aux principes de l'État, convenable à un peuple maître et arbitre du monde, avaient la tête plus mûre et plus formée en prenant la robe virile, que ne l'ont souvent nos hommes faits après une longue et pénible expérience. La seule disproportion de profession des faiseurs de tragédies à Athènes et à Paris, peut faire concevoir l'intervalle immense qui doit se trouver entre leurs ouvrages. Chez les Grecs; le poète était un homme d'État qui, après avoir vieilli dans les emplois les plus importans de la république, consacrait les restes d'une vie glorieuse à l'instruction du peuple en composant des tragédies. Comparez à. un tel perspnnage nos poètes les;, plus célèbres, le grand Corneille, le divin Racine, l'illustre Voltaire, et croyez que le respect public, l'importance de la profession, influeront puissamment sur le caractère des productions, et ne permettront jamais à nos modernes de lutter contre les anciens avec avantage. Là tragédie grecque restera éternellement une école de morale et dé philosophie digne d'être fréquentée par dès hommes; ; la nôtre sera toujours un répertoire, de lieux communs et de maximes futiles. Ce n'est pas le génie qui aura manqué à nos poètes ; mais l'esprit de religion et
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de gouvernement aura en tout lieu dégradé l'art dramatique.... Nous avons donc fait un insigne paralogisme contrele goût, lorsqu'à la renaissance dés arts nous avons introduit la tragédie ancienne sur nos théâtres. Il fallait sentir qu'elle ne convenait ni au but de nos spectacles, ni au temps, ni aux lieux de leur représentation ; il fallait voir que la tragédie ainsi dénaturée deviendrait bientôt un jeu d'enfant.. C'est ce qui est arrivé. Notre tragédie a un code particulier de lois; les événemens s'y passent et' s'y enchaînent autrement que dans le monde moral. Les personnages agissent par d'autres motifs que ceux qui déterminent les actions des hommes; leurs discours ne ressemblent point à ceux que l'intérêt, la passion, la vérité de la situation inspirent: tout le système de la tragédie moderne est un système de convention et de fantaisie qui n'a point de modèle dans la nature. Si un homme sensé vous racontait sérieusement qu'il s'est passé en tel lieu de l'Europe un événement important de la manière dont ils se passent dans nos tragédies les mieux intriguées, cet homme vous ferait pitié avec son conte. Si un ministre, un homme d'État discutait une grande affaire dans le goût de la fameuse scène de Sertorius, qu'on entend citer sans cesse comme un chef-d'oeuvre de politique, vous le croiriez menacé de tomber en enfance; si les discours d'un homme en détresse, ou en proie à une passion terrible, ressemblaient le moins du monde à une tirade tragique, au lieu de vous intéresser ils vous feraient rire. Tout est devenu faux dans notre tragédie. La fausseté des événemens a été étayée par des discours emphatiques et sententieux ; le naturel, la vérité, la simplicité ont absolument disparu; l'instrument même dont on s'est servi pour le langage dramatique répugne aux premiers TOM. IV. 10
l46 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE, ■
résultats du goût, qui ont le bon sens pour base. Si un poète s'était avisé à Athènes d'écrire une tragédie en vers héroïques ou alexandrins, on lui aurait reproché d'ignorer les élémens de son art, et on l'aurait sifflé. Les Grecs avaient le goût trop délicat et trop perfectionné pour ne point sentir qu'il faut à la poésie dramatique un genre de vers qui l'éloigné le moins; qu'il soit possible du discours ordinaire, qui lui en conserve le naturel, la concision, la flexibilité. L'ïambe avait tous ces avantages; sans cesser d'être mesuré, il conservait tous les caractères du discours ordmaire : il réunissait; la vérité de la nature et le mensonge de l'imitation.... Les vers alexandrins et rimes des tragiques français ont fait, disparaître ces avantages. Le vers alexandrin est trop long, trop nombreux , trop harmonieux, trop fait, trop arrondi pour convenir à la simplicité et à l'énergie du discours dramatique. Dans les momens tranquilles, ce, vers a trop de pompe, il est toujours fastueux; dans les inomens passionnés, il empêche le discours de se briser avec la souplesse et la rapidité qu'exigent les diverses agitations de l'aine ; il force, pour ainsi dire, la passion à une marche uniforme et cadencée. Son excessive longueur a introduit sur le théâtre la poésie des épithètes, si opposée à la vérité du dialogue; presque, toujours le premier vers n'est fait que pour le second. Le sens finit, et de cette manière de défiler deux à deux résulte la monotonie la plus fatigante. Qu'on lise les plus beaux vers de Racine ; comme ils remplissent et chârment l'oreille ! Mais c'est, un ramage; ce ne sont pas les vrais accens de la nature, elle a je ne sais quoi de moins beau, de moins arrangé, de plus sauvage, de plus sublime que j'aperçois dans les beaux morceaux de Shakespear, et , que je cherche en vain dans nos
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poètes tragiques. Un fameux artiste, Allemand d'origine, mais qui a vécu et qui vient de mourir à Londres, le célèbre Hogarth, connu par le génie et l'esprit de ses compositions, a écrit un ouvrage sur le beau, rempli d'idées extraordinaires (1). On y voit, entre autres, une estampe où un maître de danse français est vis-à-vis la belle statue d'Antinous ; il s'occupe à lui relever la tête, à lui effacer les épaules, à lui placer les bras et les jambes, à le transformer, en un mot, en petit maître élégant et agréable : cette satire est aussi fine qu'originale. Je doute cependant que notre célèbre Marcel eût touché à la contenance d'Antinous ; mais mettez à la placé d'Antinous la statue de Melpomène l'athénienne, et nommez les maîtres de danse Corneille et Racine, et le symbole ne s'écartera pas trop de la vérité.... Je suis convaincu que la tragédie française restera dépourvue de naturel aussi longtemps qu'elle emploiera le vers alexandrin. Sa monotonie et sa fausseté influeront jusque sur la déclamation et le jeu des acteurs. L'une deviendra un chant insipide et Uniforme, l'autre une, affaire d'apprêt et de ressort, de symétrie et d'élégance, et tout répondra parfaitement à la fausseté du ton : il est impossible que le geste ne soit pas maniéré lorsque le discours l'est toujours. Le véritable discours théâtral est un mélange de gestes et de paroles. C'est la le caractère du langage de la nature; le visage, la contenance, l'action parlent toujours autant et plus que la bouche. A mesure que la passion s'accroît et se développe, elle n'emploie plus que quelques mots •• énergiques et rares; mais elle a une infinité de gestes plus . élôquens et plus terribles que les plus sublimes discours.
(1) Né en 1697* mort en 1764. Analyse de la Beauté, Londres, 1793, a été traduite en français par Jansen , an XIII ( 1804): 2 vol. in-8.
l48 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
Dans les beaux morceaux de Shakespear, vous trouverez ■cesintervalles d'un mot à un autre qu'un acteur de génie peut seul" remplir ; mais dans les beaux morceaux de Racine-, il ne reste rien à faire à l'acteur ; le poète a tout dit : il est parfait; mais il est froid en comparaison de celui qui, sachant imiter la marche de la nature, sait aussi produire comme elle des impressions profondes et durables....
Voilà des réflexions que j'offrirais à la méditation de M. de La Harpe, si j'avais l'honneur de le connaître. Elles peuvent servir à un jeune poète dramatique; elles pourraient du moins lui en faire naître de meilleures. M. de La Harpe vient de faire imprimer son Timoléon; vous y trouverez tout plein de beaux vers qui me paraissent contraires à l'effet de la tragédie. Je voudrais qu'il réfléchît sur son instrument, et qu'il eût assez de génie et de courage pour s'ouvrir une carrière nouvelle. On lit. à la suite de sa tragédie, des réflexions utiles où il ne défend-pas sa pièce, mais sa personne. Je suis très-disposé à croire que ses ennemisne lui rendent pas justice; car il n'est que trop vrai qu'on n'a qu'à montrer le moindre talent pour être en butte à la méchanceté et à la calomnie. Ces réflexions sont bien écrites. Je ne sais si M. de La Harpe fera jamais des tragédies ; mais il aura du style, et ce n'est certainement pas un homme sans talent. Il vient de publier aussi un recueil de poésies fugitives, dont la plupart étaient déjà connues (i).
On vient de donner, sur le théâtre de la Comédie Italienne, un opéra comique nouveau, intitulé le Serrurier (2). Si 1a police n'y met ordre, toutes les professions
(1) Mélanges littéraires, ou épitres etpièces. philosophiques, par M. de La Harpe, ; 1765 in-12.
(2) Représenté pour la première fois le 20 décembre 1764.
1er JANVIER 1765. 149
passeront successivement en revue sur ce théâtre. Cepen- • dant, dans la pièce du Serrurier, il n'est pas tant question, de sa profession que de sa jalousie. Il voit un jeune homme venir dans sa maison faire l'amour à sa nièce, et il croit que c'est à sa femme qu'il en veut. Dans cette idée, il forge un ressort qu'il place sous la porte d'une cabane qu'il croit destinée à leurs rendez-vous. Ce ressort doit faire sonner une petite cloche, et l'avertir par ce. moyen de l'instant du tête-à-tête. Lorsque la clochette a sonné, il fait assembler tout le village pour avoir des témoins de son affront et de l'infidélité de sa femme. On ouvré la porte de la cabane, et l'on y trouve la femme du serrurier avec sa nièce, travestie en homme. Tout le monde se moque du jaloux, et il est obligé de donner sa nièce au jeune homme qu'il a injustement soupçonné. Cette pièce, assez plate et mauvaise, n'a fait fortune que par un rôle épisodique. Le serrurier a un garçon ou un compagnon qui est son confident, et qui, pendant que son maître se tourmente, n'a jamais qu'une affaire,. celle de manger. Il arrive avec une grosse tranche de pain qu'il ne perd pas un instant de vue. Ce rôle est bien moral, et Laruette l'a joué très-plaisamment. Le sujet de cette bagatelle est d'un M. de La Ribardière., fort mauvais auteur. M. Quêtant, l'a corrigé et arrangé pour le théâtre. Je parie que ce qu'il y a de supportable, et entre autres le rôle du compagnon, est de lui : c'est lui qui a faitles paroles du Maréchal-(1) qui a eu un si grand succès. La musique, du Serrurier est faible et sans génie; il y a cependant quelques jolis morceaux. L'auteur est M. Kphaut, Allemand, de la musique de M. le prince de Conti. Il a eu le plus grand succès; je doute cependant
(1) Le Maréchal ferrant (musique de Philidor,), donné le 22 août 1761,
l50 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
• qu'il réussisse dans cette carrière; il me semble qu'il n'a point d'idées. J'aime mieux le plus faible morceau de là pièce de M. Rodolphe, qui a été sifffée, que le plus fort morceau.de la pièce de M., Rohaùt, qui a eu tant de succès. Ce M. Rohaut. a un frère aîné qui est venu en France avec M. le comte de Kaunitz, et.qui est un homme sublime quand il touche le luth. Celui qui nous est resté joue aussi de cet instrument, mais froidement et sans enthousiasme : l'homme de génie est à Vienne.
On vient de publier, en un volume de plus de quatre cents pages, les Oeuvres de théâtre de M.de La Noue(I), Jean-Baptiste Sauve de La Noué; célébré acteur de là Comédie Française, mourut en 1.7.61 ; il avait, quitté le théâtre quelques années auparavant(2). C'était Un homme d'esprit, mais comédien sans talent; son jeu était naturel et sensé, mais figure, voix, il avait tout contre lui. Il a fait quelques pièces médiocres, parmi lesquelles sa tragédie de Mahomet II et sa comédie de la Coquette corrigée eurent un succès passager : c'est ce qu'il y a de mieux . dan ce recueil (3).
Paris, l5 janvier I7Ô5Nous
I7Ô5Nous ici quelques, exemplaires clés Lettres écrites de la montagne, par J.-J. Rousseau ; Cet étrange écrit, doit servir de réponse aux Lettres écrites de la campagne, que; M, Tronchin, procureur-général de là, république de- Genève, publia,hon comme magistrat, mais comme; particulier, il y a environ quinze mois (.4),pour prouver
:(ï) Paris, Duchesne,..1.765,10,-12, . I
(2) il mourut le i5 novembre 1761. Il s'était retiré au mois de mars 1757.
(3) Voir tom. I, p. 444-45, note. , (4) Voir tom. III, p. 370..
l5 JANVIER I765. ; l5l ,
que tout ce que le conseil avait fait en condamnant le livre à'Emile était conforme aux lois. Cet écrit d'un citoyen éclairé et sage déconcerta alors les manoeuves de quelques esprits remuans. J. - J, Rousseau y était traité avec les plus grands égards ; mais il n'est pas homme à imiter ses adversaires en quoi que ce soit. Sa réponse est un chef-d'oeuvre d'éloquence, de sarcasme, de fiel, d'emportement, de déraison, de mauvaise foi, de folie et d'atrocité; on n'a jamais fait de ses talens un tel abus.... Dans ses premières Lettres,, il veut prouver qu'il est chrétien, et il fait les plus étranges raisonnemens sur la religion chrétienne, qui tous en démontrent l'absurdité. Il fait une dissertation sur les miracles, qui n'a pas le sens commun, et qu'on petit comparer à celle de David Hume, pour sentir la distance d'un sophiste à un philosophe. Il dit qu'il croit en Jésus-Christ, malgré ses miracles. Il dit, à l'imitation du père Berruyer, que Jésus-? Christ était un homme fort aimable et de bonne compagnie. Il dit que l'Evangile est un livre divin, et il fait un réquisitoire contre l' Évangile, où il extrait toutes les propositions absurdes et scandaleuses qu'il renferme. Il soutient que la religion chrétienne convient en général au genre humain, mais qu'elle ne convient en particulier à aucun État, et que cette opinion suffit pour prouver qu'il est bon chrétien. Il prétend qu'il n'a écrit la Profession de foi du Vicaire savoyard que pour empêcher la religion chrétienne de succomber sous les coups que les philosophes lui portent de.toutes parts. Il compte que le parlement de Paris se repentira d'avoir méconnu son but, et d'avoir flétri un livre avec lequel il espère effacer un jour les fautes de sa vie entière, en le présentant à Dieu au grand jugement, et en lui disant : « J'ai péché..
- - -
152 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
mais j'ai publié cet écrit. » Assurément, si Jésus-Christ se trouve à la droite de son père au moment où JeanJacques les honorera de sa présence,, il lui devra un mot de remerciement pour tous les services qu'il lui a rendus. Il est donc enfin chrétien indubitablement, niais d'une manière si nouvelle, qu'il n'y a point de,déiste, point.de sceptique qui ne puisse se dire chrétien comme lui.
Vous trouverez en passant un éloge fort entortillé du roi de Prusse, une apostrophe touchante à Georges Keith, c'est-à-dire, à milord Maréchal, mais surtout une naïveté bien grande sur son propre mérite, et sur le respect et la reconnaissance que lui doit le genre humain. Il dit aussi que Cicéron n'est qu'un rhéteur, que Voltaire est un Aristophane, et lui, Rousseau, un Socrate. Tout Cela serait bien fou si cela n'était pas si atroce.... Je ne suis pas sévère; je ne reproche pas à M. Rousseau le..méV pris avec lequel il traite.le conseil de Genève; je ne lui reproche pas son ton satirique, violent, emporté ,-qui ne respecte rien, et qui tombe maladroitement sur le corps des ministres qu'il fallait ménager : un acte d'hypocrisie de plus ne devait pas coûtera l'auteur. On peut comparer, les Lettres de la montagne avec l'Epitre dédicatoire qu'il adressa à la république, il y a précisément dix ans Ci), et l'on verra le plus plaisant contraste. Ce que je reproche à M. Rousseau, et ce qui me paraît criminel, c'est d'avoir traité la constitution fondamentale de sa patrie de la même manière que la religion chrétienne, c'est-à-dire qu'il prétend qu'il faut maintenir cette- constitution ; et puis, immédiatement après, il se met à la démolir de fond en comble; Or , ici il n'est plus question d'opinions absurdes et religieuses. qui n'ont aucune in(I).En
in(I).En adressant le Discours sur l'inégalité parmi les hommes
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fluence immédiate sur le bonheur public; il ne s'agit pas de moins que d'armer le citoyen contre le citoyen. L'auteur déclare franchement, à la fin de son ouvrage, qu'il croit la bourgeoisie en droit et dans le cas de prendre les armes contre le conseil, le tout pour avoir brûlé Emile... Cet. ouvrage vient d'exciter à Genève une fermentation effroyable, dont il serait difficile de prévoir les suites. Voici,ce qu'en écrit un homme de beaucoup d'esprit; mais depuis sa lettre, les troubles n'ont fait qu'augmenter, et' les têtes ne sont pas prêtes à se calmer.
«Je crois que je n'ai pas le courage de vous parler du malheureux Jean-Jacques, Je l'aimais, je me plaisais à l'admirer, et je croyais, en lisant ses ouvrages, lui devoir de la reconnaissance; mais aujourd'hui, il me force de prendre des sentimens bien différens. Il vient de publier le livre le plus ingénieusement atroce dont on ait jamais ouï parler. Je conviens qu'il y rend justice à nos ministres, et peut-être aux miracles : il n' y a rien à dire; mais tout le reste est un tissu de malignité et de noirceurs. Quelques principes vrais, des faits altérés, exposés artificieusement, des réticences criminelles, des conséquences affreuses, tendantes à détruire notre constitution, à nous occasioner peut-être une guerre civile, à compromettre l'indépendance de -notre État qui fait tout notre bien ; enfin ce livré me tourne là tête. Il échauffe en sa faveur, celle de quatre cents personnes ; il met le gouvernement trop faible dans le plus grand embarras, et peut-être la république dans quelque danger. Il y a plus de huit jours que je ne puis lire autre chose, penser à autre chose, ni parler d'autre chose. Il est écrit à merveille, ce livre; il est adroit, séduisant au dernier point. Le ton de la vertu la plus pure, que l'auteur sait prendre, le rend d'autant
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plus dangereux; cependant, la passion perce tellement à travers le sang-froid qu'il affecte, que je me flatte qu'à là longue il désenthousiasmera les gens qui aiment un peu la patrie. Le coeur me saigne! quand-je vois l'usage que l'on peut faire des plus rares talens; je suis effrayé, saisi d'horreur quand je vois que l'hypocrisie, l'orgueil et la vengeance s'ont les premiers sentimens d'un homme justement célèbre, que l'Europe admire, et que, faute de le connaître mieux, elle honore peut-être du : nom de philosophe. Dites-moi, au nom de Dieu, et de Vous à moi, si ce livre est lu dans Paris, et ce qu'on en pense. Notre gouvernement sera,obligé, suivant toute apparence, de publier un manifeste pour les cours étrangères; car enfin, il n'y a aucun étranger qui soit obligé de croire que Rousseau est fourbe et méchant. Vitam impendere vero ! Quelles vérités, bon Dieu ! Vous pouvez m'en croire, je ne suis point du tout amoureux de notre conseil ; mais en honneur, ce livre est l'ouvrage d'un perturbateur du repos public. Pardonnez-moi cet énorme rabâchage. Écrivez-moi, consolez-moi; nous avons tous grand besoin par ici. qu'on nous fasse du bien. Avec cela cependant nous mangeons encore quelques truites en rognonnant, et nous rions encore du bout des lèvres. Lisez ces Lettres de la montagne.; vous connaissez trop bien Genève, vous êtes trop bon patriote pour ne les pas bien juger, et ce jugement sera mon excuse. »
L'art du sophiste le plus ordinaire consiste à faire valoir le côté favorable d'un raisonnement, et à en déguiser - et faire oublier le, côté faible; c'est la méthode favorite de Jean-Jacques. Il donne au conseil de Genève, qu'il appelle une assemblée de vingt-cinq tyrans, la conduite atroce et souple d'un homme de beaucoup d'esprit. Il est
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certain qu'un homme d'un esprit profond et subtil, d'une tête assez froide pour ne jamais prendre une fausse mesure, qu'un tel homme, s'il était immortel, finirait par être le maître du monde ; mais un corps, quel qu'il soit, s'il a l'avantage d'être immortel, ne peut jamais avoir cette unité de concert et de volonté qui est nécessaire au succès constant des entreprises. Pour ne point sortir de Genève, la moitié du conseil est toujours dans les intérêts du peuple, parce que la faveur populaire lui est indispensable pour parvenir au syndicat et pour s'y conserver. Jugez de l'unanimité et du secret qu'il pourrait y avoir dans les projets d'ambition contre les droits du peuple. Il faudrait encore que ces projets eussent un' motif et un but; mais, dans tout ce que Jean-Jacques suppose au conseil de Genève de vues odieuses, on ne voit d'autre intérêt, d'autre profit pour ce corps que celui de faire le mal gratuitement, de s'établir une réputation de tyrannie et de violence, sans rien gagner du côté du pouvoir et de l'ambition. En revanche, la conduite du peuple est toujours réprésentée par .l'auteur comme la conduite du plus parfaitement honnête homme et du plus sage, qui ne sait ce que c'est que de faire un pas de trop et d'empiéter sur les droits des autres. En effet c'est, comme on sait, une chose dont il n'y a point. d'exemple dans l'histoire, que des boute-feu aient entraîné la multitude loin de ses devoirs et de ses intérêts, et s'en soient fait un instrument de leurs passions et de leurs vues pernicieuses. Lorsque cette mauvaise foi est employée dans la discussion de quelque question oiseuse,. on peut séduire le vulgaire, et déplaire, malgré la magie de son style, aux esprits sages peu touchés d'une éloquence qui ne sert qu'à établir des paradoxes ; tout cela
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est assez indifférent;; mais lorsque cette mauvaise foi et ces talens sont employés à troubler le repos même du plus petit État, ils deviennent affreux et horribles-.'S'il y a Un crime de lèse-majesté sur la terrée? c'est certainement celui d'attaquer la constitution fondamentale d'un État avec les armes que M. .Rousseau a employées-pour renverser celles de sa patrie. '
Ces Lettres écrites de la montagne ne sont pas encore assez connues à Paris pour qu'on puisse parler de leur succès; mais, en général, tous ceux qui les ont lues les ont, trouvées ennuyeuses. Il faut connaître la Constitution de Genève, et même les anecdotes de la république," pour sentir tout le venin de ces sophismes; ceux qui ne; ^savent pas où les différens coups portent, ont regardé cette lecture comme insipide. L'auteur ménage beaucoup les Français et les parlemens; pas un mot désobligeant contre le beau réquisitoire de maître Omer Joly de Fleury : on voit que M. Rousseau n'a pas renoncé à lesr pérance de revenir en Finance; mais il se trompe, les Lettres de la montagne ne hâteront pas l'abolition du décret de prise de corps.... La conduite de cet homme célèbre est bien étrange : il s'est fait catholique dans sa: jeunesse, et à quarante-cinq ans il s'est refait protestant, et il prétend avoir fait ,en cela un acte très-coufageux.- Il a cultivé les lettres toute sa vie, et ensuite il les a déférées comme la source de toute corruption. Il a fait beaucoup de comédies, mauvaises 1 à là vérité, et qu'il faisait corriger par Marivaux , et il a écrit ensuite contre la comédie. A son retour de Venise, il était si peu triu-. ché de la musique italienne, qu'il chantait les opéra; de Lulli avec délices; il fit lui-même un.opéra entièrement dans le goût français, intitulé les Muses galantes, mais,
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qui ne fut point trouvé assez bon pour être joué; et quelques années après, il imprima que les Français n'avaient point de musique, et que, s'ils en avaient jamais, ce serait tant pis pour eux. Il donna, il y a dix ans, la constitution de sa patrie pour le chef-d'oeuvre de l'esprit humain, et aujourd'hui il la traite comme le chef-d'oeuvre de l'iniquité et de l'oppression. Il écrit aujourd'hui contre les miracles, et par un hasard unique il, a attesté autrefois juridiquement un miracle fait par l'évêque d'Annecy en Savoie. Mon cher ami Jean-Jacques, c'est trop se moquer du genre humain ; vous avez raison de nous traiter d'imbéciles; mais si vous nous dites sans cesse qu'il faitnuit en plein midi, il se trouvera à la fin un homme d'esprit qui dira qu'il fait jour, et vous-perdrez votre crédit.
Un homme de bien qui n'avait pas lu les Lettres de la montagne, mais qui entendait parler des troubles que cet écrit excitait à Genève, dit ces jours passés qu'il fallait adresser à J.-J. Rousseau le discours suivant : «Vous avez sans doute bien mérité d'une patrie que vous illustrez par vos talens, et il se peut que vos concitoyens ne vous aient pas rendu, tous les égards qu'ils vous devaient; mais Cimon, Thémistocie, Aristide, Miltiade ont été traités plus indignement que vous par les Athéniens, et ne se sont pas plaints. Thémistocie était presque le fondateur d'Athènes, et vous n'avez point fondé Genève; vous n'avez pas encore, comme Miltiade, battu sur mer et sur terre le grand monarque de l'Asie : si vous n'avez ni les.vertus guerrières, ni les vertus civiles de Cimon, vous voudrez être pour le moins aussi vertueux et aussi juste .qu'Aristide. Lorsque ces braves et glorieux citoyens ont été ignominieusement bannis de leur ville, chassés de leurs maisons, arrachés du sein de leur femme et des bras de
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leurs enfàns, ils s'en sont allés en souhaitant à leur ingrate patrie des hommes qui l'aimassent autant qu'eux, et qui la servissent mieux. Aucun d'eux s'est-il avisé de ; s'en venger, d'armer citoyen contre citoyen, d'ensanglanter les rues, les places publiques , les temples? Et s'il arrivait qu'il y eût une seule; goutte de sang: de ; versée, un seul citoyen d'égorgé! dans Genève;, l'injure faite à votre Emile mériterait-elle une si horrible réparation? Je sais que vous ne manquerez point d'éloquence pour me montrer que Thémistocie, Aristide, Miltiade ont fait ce qu'ils,devaient, et vous aussi, et je sens; qu'il faudrait; avoir tout votre art pour vous répondre ; mais ce que je sens encore mieux, c'est qu'il en faut beaucoup pour faire votre apologie;, et qu'il; n'en faut point pour; faire celle de Thémistocie et .de Miltiade : il me faut les plus grands: efforts de raisonnement pour vous trouver; innocent, et je trouve les autres innocens, justes, vertueux, sans y réfléchir.» J.-J. Rousseau ne serait pas d'accord sur les moindres services, Qu'est-ce que les victoires de Thémistocle et de Miltiade en comparaison de ses écrits? Il a honoré, dit-il, sa patrie dans toute l'Europe. Avant lui, le nom de genevois était presque un opprobre; Genève n'est devenue illustre et respectable que depuis qu'elle a vu naître J.-J. Rousseau : sa modestie égale ses services,... Un assez plaisant contraste encore, c'est de voir M. Rousseau mettre le feu dans sa patrie, au moment où il s'est fait législateur de la Corse. Il passe aujourd'hui pour constant que celle lettre de Paoli qu'il a reçue est l'ouvrage d'un mauvais plaisant qui a voulu s'amuser à ses dépens ( I ).
(i) Cette assertion est mensongère, et est une pleine nouvelle de l'envie de Grimm contre Rousseau.
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- Anne Grandjean, née à Grenoble, est baptisée et élevée en fille jusqu'à l'âge de quatorze ans.' Elle éprouve alors un changement et des révolutions qui lui donnent, ainsi qu'à ses parens, des doutes sur son sexe. Le confesseur est consulté, et décide qu'il faut habiller Anne Grandjean en garçon. La voilà donc métamorphosée en Jean-Baptiste G-randjean. Son goût pour les femmes, son aversion pour les hommes, paraissent autoriser ce changement. Jean-Baptiste Grandjean, après avoir fait quelque temps l'amour à mademoiselle Toinette Legrand, épouse de bonne foi, et sous le consentement de ses parens, mademoiselle Fanehon Lambert. Ce mariage 4ure deux ou trois ans. Les époux s'établissent à Lyon. Le sort y conduit aussi mademoiselle Toinette Legrand , première maîtresse de Jean-Baptiste Grandjean. Cellerci, plus expérimentée que madame Fanchon Grandjean, lui apprend que son mari n'est pas un véritable homme. Cette insinuation donne des scrupules aux deux époux. Ils s'adressent de nouveau à l'Église. Tandis que le directeur examine, balance, consulte les canons et les décrétâtes, l'affaire fait du bruit à Lyon. Le substitut du procureurgénéral s'en empare; il est assez bête pour intenter procès d'office contre Jean-Baptiste Grandjean, et les juges de Lyon sont assez welches pour condamner un pauvre diable, qui ne sait s'il est fille ou garçon, au carcan, au fouet et au bannissement, en qualité de profanateur du . sacrement de mariage. Apparemment que l'auguste tribunal de Lyon a jugé de la nécessité la plus urgente d'effrayer, par une punition sévère, les filles qui pourraient être tentées d'épouser des filles', ou plutôt, en confirmant les conclusions de leur procureur-général, les juges de Lyon ont voulu prouver qu'où pouvait -être plus bête que
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lui, ce qui n'était pas aisé. Quoi qu'il en soit, Jean-Baptiste Grandjean a appelé de ce jugement au parlement de Paris, qui vient de le casser, renvoie ledit Jean-Baptiste absous de l'accusation, déclare son mariage nul, et, pour montrer à son tour un petit tout d'oreille, lui ordonne de reprendre l'habit de femme. Celte dernière clause est assez étrange; car, suivant la description qu'on nous donne des organes de génération dudit Jean-Baptiste, s'il n'est pas hommes, il n'est certainement pas femme non plus: c'est un parfait hermaphrodite ; et, comme son goût pour les femmes prédomine, et qu'il n'en a jamais eu pour les hommes, il est évident que l'habit de femme lui donnera toutes sortes de facilites de se satisfaire. Certains chanteurs d'Italie ont la réputation d'être agréables aUx femmes, indépendamment de leur voix; Jean-Baptiste, redevenu Anne Grandjean, sans savoir chanter, pourra avoir les mêmes agrémens et les mêmes avantages. . M. Vermeil, jeune avocat, a défendu la cause de Grandjean dans un Mémoire imprimé. Ce Mémoire est plat et mal fait: il n'a pas même la clarté et la précision qu'on est en droit d'attendre d'un avocat. La description du, sexe de Grand.jéan est faite en latin, que M. Vermeil n'écrit pas tout-à-fait aussi purement que son
ancien confrère, un nommé Cicéron de Rome Cette
affaire n'aurait, jamais dû faire un sujet de procès public dans un siècle éclairé. Je me souviens qu'un pâtre fut accusé, il y a quelques années, de crime de bestialité devaut le conseil de Berne. Nos sages ancêtres, conduits par le flambeau du droit canon, ont établi dans toute l'Europe le supplice du feu en réparation de ce crime. Le conseil de Berne ne jugea pas à propos de se conformer à cette antique sagesse. Il fit chasser le pâtre, et im-
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posa dix écus d'amende à toute personne qui oserait parler de son crime. Les juges des Welçhes devraient bien voyager quelquefois chez leurs voisins.
FEVRIER.
Paris 1er février 1765.
LA tragédie bourgeoise de Bamwell, ou le Marchand de Londres, a. eu du succès en Angleterre et de la réputation en France (1). Un jeune homme, neveu d'un honnête négociant, est entraîné au crime par une malheureuse passion ; de précipice en précipice, il se laisse conduire à sa perte, et se détermine enfin à assassiner et à voler son oncle et son bienfaiteur pour secourir une infâme et perfide maîtresse. Il reçoit la peiné due à son crime, et subit son supplice au milieu des plus cruels remords. Voilà sans doute un horrible sujet, et nos gens délicats s'écrient qu'il faut envoyer à la Grève ceux qui désirent de tels spectacles. Malgré leur aversion pour un genre qui transformerait nos théâtres en lieux de supplice, en prisons et autres endroits où la nature humaine se montre dans l'état le.plus affreux et le plus abject, le Marchand de Londres a toujours conservé de la réputation : c'est qu'il est rempli de traits de génie, et cela me confirme dans l'idée que j'ai depuis long-temps que tous les sujets sont égaux, pourvu que l'auteur ait du génie... M. Anseaume, souffleur de la Comédie Italienne, a entrepris de traiter ce sujet-sur le théâtre de Paris, et d'en faire une comédie
(i) Voir tom. III, p. 399, et note. TOM. IV. II
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en musique, dans le genre de, l'opéra comique, qui s'est établi en France depuis quelques années, où l'on-chante des airs, et où l'on déclame les scènes. M. Anseaume s'était déjà essayé avec succès dans ce genre. Il est l'auteur ! du Peintre amoureux de son modèle, de Mazet, des.; Deux Chasseurs et la Laitière, qui ont tous eu beaucoup de succès; mais ici il a pris un vol plus haut, et il a voulu s'élever jusqu'à la véritable comédie. Son essai a été couronné'par le plus grand succès. Sa pièce, intitulée l'Ecole de la Jeunesse,, ou le Banlevell français, vient d'être jouée avec les plus grands applaudissemens sur le théâtre de la Comédie Italienne (I). Elle est en trois actes. M. Anseaume, en voulant lui conserver le titre de comédie et la musique de Ce genre., a été' obligé d'ou-. blier absolument la pièce anglaise. Il n'en a proprement conservé que l'esprit des principaux personnages.
Il y a dans cette pièce le fond d'un grand et bel ouvrage, du même genre que le Père de Famille de M. Diderot
Diderot c'est; dommage que le rôle de Cléon ne soit pas fait. Il est trop petit-maître dans les deux premiers actes : pour mériter quelque intérêt; il n'est pas assez ivre, assez passionné, il n'a pas la tête assez tournée, asséz perdue pour rendre la bassesse à laquelle il se résout excusable et digne de compassion. C'est tout ce qu'on pourrait supporter, si on le voyait comme ensorcelé par cette malheureuse Hortense, et que l'oncle eût réussi dans ses projets contre elle, en obtenant un ordre pour la faire enlever; alors le danger pressant dé l'objet d'une passion insurmontable aurait rendu l'action de Cléon pardonnable et intéressante au théâtre. Mais jugez de l'intérêt que le poète aurait pu jeter sur son dernier acte s'il avait eu:
(I) Le 24 janvier 1766.
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■ assez de force pour nous montrer son jeune homme, dès le premier moment de son apparition, digne de pitié , luttant contre une passion que son coeur lui reproche, et ne pouvant la surmonter; si, au lieu de faire le petitmaître avec Sophie, au premier acte, on l'eût vu implorant sa pitié et lui confiant les combats qu'il se livre sans succès, à tout instant, pour une si digne et si aimable maîtresse, contre une rivale si puissante et si peu digne de l'être. Toute passion est une maladie de l'ame ; elle ne doit exciter de la compassion qu'autant que le malade succombe malgré lui sous les efforts du mal après une opiniâtre résistance. De cette manière, nous aurions vu Cléon, au second acte, au milieu des fêtes et de celte gaieté bruyante qui régnent chez Hortense, triste, morne, accablé. Quel contraste de la joie et du tumulte de cette maison avec l'état de l'ame de cet infortuné esclave d'une passion aveugle ! Il aurait erré au milieu des compagnons de ses plaisirs. Il ne se serait pas mis paisiblement à une table de jeu ; il aurait pu être également ruiné au jeu en s'y intéressant sans jouer, ou en jouant, comme de distraction un ou deux coups seulement ; il aurait enfin vu arriver Damis, avec qui il doit se battre, comme son libérateur, qui allait le délivrer du fardeau importun de la vie. Il aurait fait pitié au premier et au second acte, et il aurait déchiré tous les coeurs sensibles au dernier. Quand M. Anseaume voudra, il era de l'École de la Jeunesse une des plus belles et des plus touchantes pièces que nous ayons... On a aussi critiqué avec raison ce changement subit d'un oncle si sévère, au commencement de la pièce, et si touché, si prompt à pardonner après le crime, parce qu'on lui fait une peinture touchante des remords de Cléon. Ce défaut se corrigerait encore facilement;
l64 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
l'expérience et un jugement sain pourraient avoir appris au vieillard, qui doit être un homme de sens, que le malheur où son neveu est tombé ne peut manquer de produire sa guérison, c'est sur cette réflexion qu'il pourrait fonder son pardon. Tout coeur bien né, qu'un égarement a conduit, jusqu'au crime, si le aime n'est pas consommé, est sauvé. Cette crise terrible n'est jamais équivoque : elle produit ou la mort ou le salut.... Malgré ces ; défauts, la pièce a eu le plus grand succès. M. Lejeune, qui a joué le rôle de Cléon , y a beaucoup contribué. Cet acteur déplaisait au public, jusqu'à ce moment, à juste : titre; je ne sais comment il a mis dans son jeu tant de chaleur et d'intérêt, qu'il a partagé; avec les auteurs la gloire du succès... Quant au style, M. Anseaume n'a pas une grande correction, ni beaucoup de force et d'élégance ; mais il a de la vérité, du naturel, une grande fa-: cilité : de tous les poètes qui travaillent pour le nouveau genre de l'opéra comique, c'est le plus lyrique.
La musique de l'École de la Jeunesse est de M. Duni. Ce maître a eu, dans sa jeunesse,! des succès et de la réputation en Italie. Par quelle fatalité a-t-il pu quitter une langue enchanteresse, pleine d'harmonie, de grâce et d'expression., propre à tous les accens, secondant toujours le pouvoir de la musique, pour chanter une langue ' sourde, traînante, monotone, dépourvue d'harmonie, d'accent et d'inflexions ? Comment, quand on a su mettre en musique les opéra de Metastasio, se résout-on à mettre en musique les poëmes de M. Anseaume? Cette énigme est inexplicable. Il est vrai que le goût a changé en Italie; que M. Duni, sorti de la même école à qui nous devons les Vinc, les liasse, les Pergolèse, est trop simple, que son goût a un peu vieilli, qu'il n'a pas ce nerf ni ce style
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vigoureux par lequel les compositeurs modernes ont cherché à remplacer le génie des grands hommes que je viens'de nommer. Vraisemblablement M. Duni, ne pouvant lutter davantage avec succès contre ce coloris plein de force et de magie de l'école d'aujourd'hui, a vu une gloire plus aisée et plus sûre à créer la musique en France. Il y a réussi, mais sans en recueillir les fruits. On ne se doute guère de l'obligation qu'on lui a, parce qu'on n'entend pas encore le langage de la musique. Il est inconcevable qu'une nation si policée, et qui donne sur tant de choses le ton aux autres, soit restée sur ce point si fort en arrière, et même.dans une si grande barbarie. En France, toute l'expression du chant musical est estimée sur les cris et les efforts dés poumons dans les passions fortes, ou par l'adoucissement de la voix dans les passions tendres; mais demander si tel chant, telle idée, tel motif a l'accent de la passion qu'il doit exprimer, c'est parler grec aux oreilles françaises. Si l'on mettait sur les fureurs d'Oreste, sur les cris d'Andromaque désespérée, des paroles fades et tendres, et que Jéliote les chantât avec sa mignardise et sa voix moitié étouffée et affaiblie, on croirait avoir entendu un air plein de volupté, on se pâmerait de plaisir.
M. Duni a le premier véritablement chanté la langue française dans, son Peintre amoureux, il y a huit ans. Cette pièce eut un grand succès, sans que le public en sentît le vrai mérite. On ne s'aperçut ni de la vérité dé la déclamation et du chant, ni de la justesse des inflexions, ni de l'exactitude des ponctuations; toutes choses observées pour la première fois dans une composition française. Ce sont encore aujourd'hui autant d'énigmes pour le plus grand nombre, des auditeurs; à côté de la musique.
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quelquefois faible et négligée, mais toujours vraie, toujours pleine de sentiment et de finesse de M. Duni, on écoutera et l'on applaudira une musique dont la composition est un tissu de fausseté d'un bout à l'autre. Nos commencemens, dans cet art divin, sont lents et faibles ; je ne sais si nos progrès deviendront avec le temps plus rapides.... Ce qui retardera long-temps les progrès de la musique en France, c'est l'usage barbare adopté, dans ce nouveau genre de l'opéra comique, de passer alternativement du dialogue et de la déclamation ordinaires au chant, et du chant au,dialogue. Le bon goût veut qu'il y ait une déclamation intermédiaire entre le chant et le discours ordinaire ; propre à la marche inégale de la scène, et d'où le passage au chant de l'air ne soit pas choquant : c'est ce qu'on appelle récitatif. Si un homme de génie le crée jamais en France, il ne ressemblera pas sûrement à ce plain-chant lourd,et traînant qu'on braille à l'opéra français. Aussi, long-temps qu'on n'aura point ce récitatif, il ne se formera point de compositeurs en France. C'est en l'écrivant avec soin et avec génie qu un musicien trouve souvent les plus belles et, les plus rares idées de ses airs. Il y a eu des maîtres qui, comme Porpora, ont supérieurement écrit le récitatif, sans exceller dans les airs; mais tous ceux qui, comme Pergolèse et Hasse, ont fait des airs sublimes, ont aussi écrit le récitatif avec la même supériorité.
M. l'abbé de Boufflers s'est fait connaître, dès sa première jeunesse, par beaucoup d'esprit et de talent, et infiniment de folie. Plusieurs chansons gaillardes et honnêtement impies, le conte de la Reine de Golconde, fait au séminaire- de Saint-Sulpice, où il était apprenti évêque,
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et un examen scrupuleux de conscience lui ont sans doute fait sentir que sa vocation pour l'épiscopat n'était pas des plus décidées; mais comme il était question de se conserver quarante mille livres de rente en bénéfices que le roi Stanislas, par une suite de son amitié pour la mère de notre petit prélat, lui avait données en Lorraine dès son enfance, il a troqué le petit collet contre la croix de Malte, qui n'empêche pas de posséder des bénéfices ; et M. l'abbé de Boufflers est devenu M. le chevalier de Boufflers. C'est en cette qualité qu'il a fait son début dans les armes en Hesse, pendant la campagne de 17612. M. le chevalier de Boufflers n'avait rien perdu des agrémens ni de la folie de M. l'abbé ,de Boufflers ; il ne leur avait ôté que le piquant du scandale. Il adressa alors sur ce changement d'état une lettre à son ancien gouverneur, qui est bien écrite, et que vous lirez à la suite de cet article.... M. le chevalier dé Boufflers ne serait point du tout un homme ordinaire, si sa tête pouvait se mûrir; mais jusqu'à présent on n'en voit pas d'espérance prochaine. M. de Saint-Lambert l'appela un jour Voisenon le grand : ce mot est sublime. Il était à l'armée, Comme dans les cercles de Paris, plein de folie et de gaieté. Il avait nommé Un de ses chevaux le prince Ferdinand, et Un autre le Prince-Héréditaire. Quand on venait le voir le matin, il appelait un de ses palefreniers, et lui demandait, d'un grand sérieux, si lé prince Ferdinand et le Prince-Héréditaire étaient étrillés? « Oui, monsieur le chevalier.»-—«Je les fais étriller tous les matins, disait-il froidement à la compagnie ; vous voyez que j'en sais plus long que nos maréchaux.»... Il vient de faire un voyage en Suisse, et comme, entre autres talens, il possède celui de peindre joliment, il s'est avisé de se donner pour peintre; et dans toutes les villes.:
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où il a passé, il a fait le portrait des principaux habitans, et surtout des plus'jolies femmes. Les séances sûrement n'étaient pas ennuyeuses; des chansons, des vers, cent contes pour rire égayaient les visages que lé peintre devait crayonner sur la toile; et pour achever de se faire ■la réputation d'un homme unique, il ne prenait qu'un petit écu par portrait; mais lorsque arrivé à Genève., il a voulu reprendre son véritable nom, peu s'en est fallu qu'on ne l'ait regardé comme un aventurier.
Lettre de M. l'abbé de Boufflers à M. l'abbé Porquet, écrite au commencement de l'année 1762(1).. .
Enfin, mon cher abbé, me voici sur le point d'exécuter un projet que mon esprit a toujours chéri, et que votre raison a toujours blâmé : celui dé changer d'état. Ce n'est point une petite affaire que de commencer, pour ainsi dire, une nouvelle vie à l'âge; de vingt-quatre ans; vous me direz peut-être qu'il faudrait mettre à cela plus de réflexion que mon âge et surtout ma vivacité ne me le permettent; mais ne me condamnez pas sans m'avoir entendu une dernière fois; et commis, en matière de bonheur il n'y a de véritable juge que les parties, laissezmoi, s'il vous plaît, plaider et décider dans ma propre cause. "
,■ J'étais dans la route de la fortune; les premiers pas que j'y avais faits suffisaient pour m'en assurer. Les. circonstances les plus favorables semblaient rassemblées pour présenter à mon imagination l'avenir le plus brillant. Sans aucun mérite, j'aurais pu, comme bien d'au-.,
(1) Réimprimée dans les OEuvres posthumes du chevalier de Boufflers, . Louis,.1816., in-18, p. 83 pt suiv, ;
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très, obtenir encore quelques bénéfices ; qui sait si quelques ruses et quelques intrigues de plus ne m'auraient point mis à la tête du clergé ? Mais j'ai mieux aimé être aide-de-camp dans l'armée de Soubise : Trahit sua quemque voluptas (1). La première règle de conduite n'est point de devenir riche et puissant, c'est dé connaître ses véritables désirs et de lés suivre. Alexandre, avec l'or de l'Asie dans ses coffres, et le sceptre de l'univers dans ses mains, cherchait le bonheur dans Babylone, et un petit pâtre de dix-huit ans le trouvera dans.son hameau, s'il obtient en mariage là petite paysanne qu'il aime.
Mais quittons-Alexandre, et revenons à moi, qui ressemble beaucoup plus au petit pâtre qu'à lui, Vous savez qu'un sang bouillant, un esprit inconsidéré, une humeur indépendante, sont les trois premiers traits qui me caractérisent; comparez ce caractère-là avec tous les devoirs de l'état que j'avais embrassé, et vous me direz si j'y étais propre. Vous n'ignorez pas de quelle impossibilité il est pour moi, et de quelle nécessité il est pour un ecclésiastique de cacher tout ce qu'il désire, de déguiser tout ce qu'il pense, de prendre garde à tout ce qu'il dit, et surtout d'empêcher qu'on ne prenne garde à tout ce qu'il fait. Pensée de plus-aux haines atroces, aux noires jalousies, aux perfidies indignes qui habitent encore plus dans les coeurs des prêtres que dans les autres, et à toute la prise que ma simplicité,mon indiscrétion, ma licence même auraient donnée sur moi : vous conviendrez que je n'étais pas fait pour vivre avec ces gens-là. Comptezvous pour rien le cri général qui s'était élevé contre la liberté de ma conduite? Ce sont les sots qui crient, me direz-vous; tant pis, vraiment, il vaudrait bien mieux
(1) VIRGILE, Bucoliques, éd. 2.
170 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
que ce fussent les gens d'esprit; cela ferait moins de bruit. Les sots ont l'avantage du nombre, et c'est celui-là qui décide. Nous aurons beau leur faire la guerre, nous ne les affaiblirons pas; ils seront toujours nos maîtres; ils resteront toujours les rois de l'univers ; ils continueront toujours à dicter les lois, à assigner tous les rangs de la société; il ne s'introduira pas une pratique, pas un usage, pas un devoir dont ils ne soient Jes auteurs ; enfin, ils forceront toujours les gens d'esprit à parler et presque à penser comme eux, parce qu'il est dans l'ordre que les vaincus parlent la langue des vainqueurs. D'après l'extrême vénération dont vous me voyez pénétré pour la toute-puissance dès sots, ai-je tort de chercher à rentrer en grâce avec eux, et né dois-je pas regarder comme le plus beau moment de m'a vie celui de ma réconciliation avec les premiers souverains du mondé? Pardonnez-moi de m'égayer un peu dans le cours de mes raisonnemens ; c'est pour m'aider et vous aussi à en supporter l'ennui. D'ailleurs Horace , votre ami et votre modèle, permet de rire en disant la vérité (I); et, le premier philosophe de l'antiquité n'était sûrement pas Heraclite. J'aurais pu, me direz - vous , d'après mon respect pour l'avis des sots, quitter mon état sans en prendre un autre; mais les sots m'ont dit qu'il fallait avoir un état dans la société. Je leur ai proposé d'avoir celui d'homme de lettres; ils m'ont dit de m'en bien garder, parce.que j'avais trop d'esprit pour cela. Je leur ai demandé ce qu'ils voulaient que je fisse; et voici ce qu'ils m'ont répondu : a II y a quelques siècles que nous avons voulu que tu fusses gentilhomme ; nous voulons à
(I) Ridendo dicere.verum
Quid velat?
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présent que tout gentilhomme aille à la guerre. » Làdessus je me suis fait faire un habit bleu, j'ai pris la croix de Malte, et je pars.
Il doit vous rester à présent bien des objections à me . faire sur la manière dont j'ai pris mon parti. Je me les suis déjà toutes faites à moi-même. Je vais vous les détailler avec toute la sincérité que vous me connaissez, et y répondre avec un sérieux que vous ne me connaissez pas.
1° Vous pourrez me dire que je n'ai point assez consulté mes parens sur le parti que j'allais prendre, et que pourtant je devais assez compter sur leur tendresse et sur leurs lumières pour écouter leurs conseils. Il est vrai que je me suis contenté de faire part à ma mère et à mon frère de mon projet, sans les consulter ; mais je crois qu'il était inutile de le faire : ma résolution était formée ; je les aurais trompés si je leur avais,demandé leur avis avec l'air d'être disposé à le suivre. S'ils avaient pensé comme moi, les choses auraient été comme elles vont ; s'ils avaient été contraires à mes idées, j'aurais souffert de ne point leur céder : j'ai mieux aimé manquer à une petite -formalité que de les tromper ou de leur résister en face. De deux maux inégaux, vous savez lequel il faut choisir. Mais il ne fallait peut-être pas former une résolution aussi forte que celle-là. Est-on maître de sa volonté ? Peut-on l'affaiblir ou la fortifier à son gré ; et l'homme, esclave-né de ses plus folles fantaisies , peut-il commander aux désirs que sa raison approuve? Mais ne doit-on pas toujours obéir à ses parens ? Le respect dû aux parens n'a point de terme; l'obéissance en a un marqué par la nature ; c'est celui de l'entier développement des organes de notre-corps et des facultés de notre esprit; A ce moment nous entrons, pour ainsi dire, en posses-
172 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
sion de nous-même; le gouvernail dé nos actions est remis entre nos mains, et après avoir appris des autres à vivre, nous commençons à vivre (pour nous, Mais ne doit-on pas toujours une entière confiance à sa mère? C'est cette confiance,que j'ai écoutée en lui parlant même en votre présence de mon projet. La peine qu'il me parut lui faire m'empêcha de lui en reparler, mais non pas de le suivre ; il y allait du bonheur de ma vie, dont sans doute elle n'aurait jamais accepté le sacrifice..
20 Vous me demandez si le roi est averti de mon changement d'état. Le roi m'a souvent questionné sur le plan de vie que je voulais choisir, et j'ai toujours eu le courage de lui répondre, depuis environ dix-huit mois, que je ne me souciais pas d'avancer dans mon état ; que le bien qu'il m'avait fait jusqu'à présent me suffisait; que l'ambition était un sentiment étranger à mon coeurs, et que je me sentais plus fait pour être heureux que pour être grand. Là-dessus le roi voulut bien me parler des projets qu'il avait conçus à mon sujet : il y aurait eu de quoi éblouir quelqu'un qui n'aurait point puisé la plus saine philosophie dans les leçons et dans les exemples dit" mon bienfaiteur même. Je répondis que le roi pouvait ajouter, aux grâces dont il m'avait comblé, mais qu'il n'ajouterait ni à ma reconnaissance ni à mon contentement, et que je gagnerais plus à imiter sa modération dans ma sphère,' qu'à accumuler ses;bienfaits. Le roi, surpris de ce que je posais, pour ainsi dire, des limites à sa bienfaisance, daigna agréer ma réponse, et depuis ce temps ne me proposa point de me rétracter.
En voilà assez pour ce qui concerne l'état que je quitte;
1 voyons à présent ce qui regarde celui que j'embrasse. C'est
ici que commencent mes torts, et je vais les avouer. Vous
Ier FÉVRIER 1765. 173
connaissez trop bien, mon cher ami, ma malheureuse étourderie, et je ne suis point obligé de vous rappeler toutes mes folies. Pour vous en donner une idée; il suffit simplement de vous faire ressouvenir des affaires que m'ont suscitées mes chansons de l'Isle-Adam; combien à Versailles et à Paris il fut trouvé affreux qu'avec l'habit ecclésiastique j'eusse fait des couplets d'une indécence qu'on aurait eu peine à pardonner à un homme d'un autre état (1). Les gens qui m'accusèrent à la cour eurent grand soin de ne pas dire qu'un peu de vin de Champagne s'était joint à ma folie ordinaire, et que je n'avais compris que le lendemain le sens des vers que j'avais faits la veille. Je fus condamné avec unanimité, et par malheur avec justice. J'essayai pourtant de revenir dans l'esprit de M. le dauphin, dans lequel je savais qu'on m'avait perdu. Il dit à la personne qui lui parla pour moi, et lui lut une lettre que j'avais écrite à ce sujet, qu'il voulait s'intéresser à moi, et qu'il serait bien aise de me voir dans un état plus conforme à mon caractère et à la tournure de mon esprit. Voilà la raison principale qui m'a porté à entrer dans le service; raison que je n'ai jamais osé confier au roi, tant par la honte de lui avouer ma faute, que par la crainte de l'affliger en lui apprenant combien je m'étais rendu indigne de ses bontés.
Je n'entreprendrai point de répondre aux gens qui m'accuseront de manquer de reconnaissance envers mon bienfaiteur; je crains peu le reproche sur cet article : mon coeur parlera toujours plus haut que mes calomniateurs, et je puis d'avance assurer que tous les momens où
(1) Boufflers veut peut-être parler de sa chanson : Mon plus beau surplis, etc., que sa licence n'a pas permis de comprendre dans les éditions nouvelles, mais qui se trouve p. 149 des Contes théologiques, 1783, in-8°.
174 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
l'on pourra dire ces horreursr-là de moi, auront été mar- ; qués dans ma pensée par un tendre souvenir des bienfaits : du,roi, et par le désir vif de lui en rendre un jour le prix en les méritant. Vous connaissez le fond de mon ame; vous savez qu'un enfant qui aimerait son père et sa mère comme j'aime le roi, passerait les bornes de son devoir, si un tel devoir pouvait avoir des bornes. Je puis ; dire, plutôt à l'honneur de ma sensibilité qu'à celui de mon talent, qu'il m'est arrivé deux fois de parler du roi " dans des discours académiques, et que deux fois j'ai tiré des larmes d'attendrissement de toute rassemblée; plusieurs personnes ont pleuré en écoutant une chanson pour la Saint-Stanislas, qui n'était que l'ouvrage du sentiment, parce qu'elle avait coûté trpp peu pour être celui , de la réflexion (I). Enfin, toutes les fois qu'e l'occasion de rendre hommage à tout ce que j'admire dans le roi, et : de le faire connaître aux gens qui n'ont pas le bonheur de l'approcher comme moi, se présente dans la société, on m'a dit que j'acquérais une éloquence particulière, et je suis bien consolé de ne là point conserver eu d'autres temps, si elle est un indice de mon amour, pour lui.... Concluez de ma longue lettre, mon cher abbé, et surtout du long temps que nous avons vécu ensemble, que je pourrai, comme il m'arrive souvent, être' emporté loin de mes devoirs par la légèreté de mon esprit, par la vivacité,de mon âge, par la force de mes passions,,mais que je mourrai avant de cesser d'être;honnêtê : .
Ârile, pudor, quam te vialo, aut tua jura resolvo (2)'.
(I) Cette chanson se trouve tom. I, p. 179 des OEuvres. complètes de Boufflers, Paris, Fume, 1827. Ceux qui pleurèrent en l'écoutant étaient nés bien •sensibles. ;
(2) VIRGILE, Éneïde, IV.
Ier FÉVRIER I765. 175
M. Charles Bonnet, citoyen de Genève, vient de publier un nouvel ouvrage intitulé, Contemplation de la nature, en deux volumes grand in-8° (1). L'auteur nous avait annoncé cet ouvrage dans ses Considérations sur les corps organisés, publiées en 1762 (2). M. Bonnet est un excellent esprit, observateur plein de sagacité et infatigable. Ses différens ouvrages lui ont fait beaucoup de réputation. Je pense qu'il aurait même eu celle d'un grand écrivain, s'il avait vécu à Paris ; il né manque à ses . écrits que cet atticisme qu'on ne prend qu'à Athènes, que M. de Voltaire seul a su conserver hors de sa patrie, et que les autres perdent quand ils en sont long-temps absens. Ce grand ouvrage de M. Bonnet est précédé d'une introduction qui traite delà cause première de la création, 'de Ja bonté de l'univers, etc. De la bonté de l'univers! Quel philosophe y a jamais rien compris? « Le pignon d'une machine se plaindra-t-il, dit M. Bonnet, de n'en être pas la maîtresse roue?» Mais moi, je .plaindrais beaucoup un pignon qui jouerait le rôle de pignon malgré lui : cela est fort ennuyeux, et dans le fond trèsinjuste. Nos optimistes, avec leur Tout est au mieux, ne sont pas dans le fait moins ridicules que les partisans des causes finales. Ceux-ci sont du moins consolans, et j'aime surtout ce capucin qui, en prêchant sur la nécessité de la pénitence, disait : «Mes frères, admirez et bénissez la divine Providence, qui a placé la mort à la fin de la vie, afin que nous eussions le temps de nous y préparer. » La plupart de nos métaphysiciens raisonnent dans ce goût-là,
(1) 1764: . .
(2) Grimm a annoncé ces Considérations tom. III, p. 372.
'176 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
Il a paru une feuille intitulée Sentimens des citoyens sur les lettres écrites de la montagne (1). Dans cette feuille, on reproche à M. Rousseau d'avoir passé sa vie dans la débauché avec sa gouvernante, et d'en avoir fait exposer les enfans à la porte de l'hôpital. Quelle horreur ! On dit que ce papier est de M. Vernes, ministre du saint Évangile, qui est traité dans les Lettres de la montagne comme un polisson, et qui, pour s'en venger, traite M. Rousseau comme un infâme. M. de Voltaire dira à coup sûr qu'il n'y a qu'un prêtre qui puisse se permettre une pareille vengeance, M. Rousseau a jugé à propos de faire réimprimer ce petit libelle à Paris, en y ajoutant quelques notes où il nie simplement les faits. Ceux qui ne se paient pas de mots diront que nier n'est pas répondre ; et l'on ne voit pas le but qu'il a; eu en divulguant à Paris un libellé dégoûtant, qui n'y aurait jamais été connu, et dont le mépris public l'avait déjà vengé à Genève.
Il a paru un autre plat libelle contre J.-J. Rousseau, intitulé le Sauvage en contradiction, conte moral, suivi du Sauvage hors de condition, tragédie allégorico-barba-, resque (2). Cela vient aussi du pays étranger. Il y a dans la tragédie quelques traits plaisans qui sont noyés dans un tas de platitudes". Les acteurs sont Pancrace, philosophe
(I) Sentimens des Citoyens, sans date, S -pages in-8o. Réimprimés la même année sous le. titre de Réponse aux Lettres écrites; de la montagne /.Genève etParis, 1765, in-80. J.-J. Rousseau avait d'abord attribué ce morceau à son ami Vernes, qui a protesté n'en être pas l'auteur. D'ailleurs M. Du Peyron,. ami de J.-J. Rousseau, et Wagnière, secrétaire de Voltaire, ont certifié que Voltaire était le véritable auteur des Sentimens des Citoyens. (B.) .(2) Londres, Hourse, 1764, in-8°.
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anthropophage, l'ombre de Julia, sa fille, Émilius, son fils, et Helveticos, sénateur de Neufchâtel. Le conte, dont la pièce est précédée, est encore plus insipide.
Je ne sais si M. 'Séguier de Saint-Brisson est un descendant du célèbre chancelier Séguier, qui joue un si grand rôle dans les éloges qu'on prononce à l'Académie Française; je. ne le crois pas, car M. Séguier de SaintBrisson paraît un honnête et pauvre écrivain, qui fait de belles phrases sur la vertu et sur l'honnêteté pour avoir de quoi vivre. Il a fait un livre, il y a environ six mois, sur le régime des pauvres; il vient d'en faire un intitulé : Ariste, ou les Charmes de l'honnêteté (1). C'est une espèce de roman moral ou l'histoire d'un homme vertueux retiré à la campagne, et trouvant son bonheur dans sa vertu. Je crois de tout mon coeur à celle de M. Séguier de Saint-Brisson.; mais pour faire des livres, il ne suffit pas d'être, vertueux, il faut encore, avoir du génie et des talens. Si tous les honnêtes gens se mettaient à écrire, il faudrait se sauver du monde. Nos jeunes écrivains surtout devraient bien se mettre dans la tête que le métier de moraliste ne peut être celui d'un jeune homme. Il faut avoir acquis une longue expérience, soutenue par une* étude consommée des hommes et des affaires, par un jugement mûr- et exquis, quand on veut se permettre d'écrire sur les devoirs de l'homme et du citoyen; car publier un tas de lieux communs sur la vertu, tels qu'on nous les débite au collège, ce peut être l'occupation d'un
(1) 1764, in-12. Séguier de Saint-Brisson, qui n'était point de la famille du chancelier, a encore donné Philopènes, ou le Régime des Pauvres, 1764,' in-12, et Lettres à Philopènes, du réflexions sur le Régime des Pauvres, 1764, in-12.
TOM. IV. 12
178 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
honnête garçon, à la bonne heure; mais ces livres médiocres tendent dans le fait à ôter à la morale sa dignité et son importance, et à la rendre ennuyeuse et insipide.'
Ladéclaration du roi contre les mendians, donnée il y a environ six mois, a occasioné plusieurs écrits ; parmi lesquels il faut distinguer les Idées d'un citoyen sur les besoins, les droits et les devoirs des tirais pauvres, en deux: parties (1). Je crois ces Idées du même citoyen qui nous a déjà donné ses Idées sur l'administration des finances du roi (2), et sur le commerce des Indes (3) : ce citoyen s'appelle M. de Forbonnais, auteur dé plusieurs grands et petits ouvrages sur le commerce et sur les finances(4). Ce citoyen est un homme de beaucoup de mérite; il est vrai que personne n'en est plus convaincu que lui-même. Personne, au reste, ne détaille mieux une idée que lui ; personne aussi ne revient plus difficilement des préjugés qu'il a une fois adoptés. S'il était ministre, il serait, je crois, capable de mettre une grande fermeté, pour ne rien dire déplus, dans)'exécution de ses vues. Pendant le peu de temps que M. de Silhouette a été contrôleurgénéral, temps dont on se souviendra en France, M. de Forbonnais fut son principal conseiller; M. le duc d'Àyen les voyant un jour ensemble dans la galerie de Versailles, dit; en montrant Je dernier : «Voilà le valet du bourreau.» Il en sera de ses Idées sur les pauvres comme de celles
: (1) 1764, in-8°.
(2) Idées d'un citoyen sur l'administration des finances du roi, 1763, in-8°, 3 part.
(3) idées d'un citoyen sur le commerce d'Orient et la Compagnie des Indes, 1564, in-8°,
(4) L'auteur de ces différentes Idées n'était pas M. de Forbonnais, mais bien l'abbé Baudeau, né en.1730, à Amboise, mort fou en 1,789,
15 FÉVRIER 1765. . 179
sur les finances, c'est-à-dire qu'elles ne seront pas exécutées. M. de Forbonnais manque quelquefois de netteté dans ses vues et de.clarté dans son style; il est souvent embarrassé et louche.
SUITE DE LA CORRESPONDANCE DU PATRIARCHE DE.
FERNEY.
A M***(I).-
Du 7 septembre 1764.
Mon cher frère, ne donnerez-vous pas un de ces quatre volumes diaboliques à frère Protagoras? Il me semble qu'il n'a pas mal fait de refuser les honneurs qui l'attendaient dans le Nord (2). Il aurait eu beau se vêtir de peaux de martre, il y aurait laissé la sienne; car sa santé n'est pas digne de ce beau climat ; et tout bon géomètre qu'il est, il-aurait eu peine à résoudre le problème de ce qui vient de se passer aux bords de la mer Baltique. On conte cet événement avec des circonstances si atroces qu'on croirait que ce sont des dévots qui ont conduit toute l'aventure. Après tout, cette barbarie n'est pas encore bien tirée au clair (3). Mais :les horreurs de ce monde ne doivent pas nous dégoûter de la philosophie. Au contraire, nos philosophes devraient tous sentir qu'ils pas(1)
pas(1) que Grimm donne ici-comme une lettre de Voltaire n'est qu'un composé de deux lettres à Damilaville, des 7 septembre et- 24 auguste 1764: ;( Voir l'édition de Lequien, tom. LXIII, p. 469 et 475.) Il est assez singulier toutefois qu'une,phrase-rapportéé par Grimm dans ce mélangeépistolaire ne se trouve ni dans l'une ni dans l'autre de ces lettres. C'est celle qui commence
par C'esten Hollande.
(2) D' Alembert qui, comme nous l'avons déjà vu, avait .refusé l'offre que. . Catherine lui avait faite de le charger de l'éducation de son fils. ;
(3)Voltaire veut parler sans doute du meurtre d'Ivan, assassiné, par lès ordres de Catherine. -
180 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
sent leur vie entre des renards et des tigres, et par conséquent s'unir ensemble et se tenir serrés.
C'est en Hollande qu'on a imprimé le petit ouvrage attribué à Saint-Évremond (I) ; mais je ne pourrai de plus de six semaines, en avoir des exemplaires. Eh bien, cher frère, vous voyez que de tous less gens de lettres qui m'ont écrit que je n'avais pas assez; Critiqué Corneille, il n'y a que M. Blin de Sainmore qui ait pris ma défense. Soyons étonnés après cela que les philosophes nous abandonnent! Les hommes sont presque tous paresseux et poltrons, à moins qu'une grande passion ne les anime. Adieu, vous êtes courageux, et n'êtes point paresseux. Non sic Thiriot, non sic.... |
A M***.(2),
Du 19 septembre 1764.
Mon cher frère, je reçois votre lettre du 13, dans laquelle vous trouverez le procédé de la philosophe du Nord (3) bien peu philosophe, et en même temps un de nos frères me demande un Dictionnaire philosophique pour elle; mais je ne l'enverrai certainement pas, à moins que je n'y mette un chapitre contre des actions si cruelles.
Ce Dictionnaire philosophique effarouche cruellement d'autres criminels appelés les dévots. Je ne veux jamais qu'il.soit de moi. J'en écris sur ce ton à M. Marin, qui m'en avait parlé dans sa dernière lettre; et je me flatte que les véritables frères me seconderont. On doit regar(1)
regar(1) précédemment page 85. (2) Cette lettre n'est, comme la précédente, qu'un composé de deux lettres de Voltaire à Damilaville, des 19 et 7 septembre ( toml LXIII, p. 4 79 et 4 75 de l'édition de Lequien. )
(3) Catherine.
15 FÉVRIER I765, 18l
der cet ouvrage comme un recueil de plusieurs auteurs, fait par un éditeur de Hollande. Il est bien cruel qu'on me nomme ; c'est m'ôter désormais la liberté de rendre service.*Les philosophes, doivent rendre la vérité publique, et cacher leur personne. Je crains:surtout que' quelque libraire affamé n'imprime l'ouvrage: sous mon nom ; il faut espérer-que M. Marin empêchera ce bri. gandage. ■
Vous avez sans doute reçu; le. paquet que je-vous envoyai , il y a quelques jours pour M. Blin de Sainmoré. Il: se dévoue courageusement à la défense de la vérité au sujet des Commentaires?,^Bonsoir, mon.cher philosophe. Il y a peu de vrais frères,... Voudriez-vous bien faire passer cette lettre à frère Protagoras?
Paris, 15 février 1765.
On a donné le 13 de ce mois, sur le théâtre de la Comédie Française,la première représentation du Siège de Calais, tragédie nouvelle, par: M. de Belloy..... Le roi d'Angleterre, Edouard III, ayant vaincu le roi de France, Philippe de Valois, à Crécy, mit le siège devant Calais, et le priten 1347, après une résistance de plus de onze mois; L'histoire dit que le roi Edouard, irrité contre les habitans,: à causé de leur; défense opiniâtre, se fit -livrer six des principaux citoyens, et les condamna à être pendus. Ces six victimes se présentèrent au vainqueur la corde au cou, et ce fut la- reine- d'Angleterre qui obtint • leur grace. M. de Voltaire prétend 1 que jamais le généreux Edouard ne se serait déshonoré par lé supplice de six citoyens fidèles à leur roi; et que, s'ils furent obligés de se présenter là corde au cou, ils furent reçus avec beaucoup d'humanité, et renvoyés chacun avec six,écus.
182 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE-,
d'or.Quoiqu'il en soit, voilà le trait historique que M. de Belloy a entrepris de mettre sur la scène. Le sujet est beau et national.;. Cette-tragédie a obtenu les plis grands: applaudissemens ; elle renferme beaucoup de scènes inutiles, dont il'est inutile de parler ici. Heureusement l'auteur pourra retrancher la moitié de sa pièce : elle sera encore assez longue. Jamais je n'en ai vu de cette longueur; elle dura une heure de plus qu'une tragédie ordinaire. Des conversations sans fin, des descriptions épiques pleines d'enflure et de faiblesse, un bavardage continuel, les mêmes idées à tout instant fastidieusement répétées sous d'autres tournures, nulle véritable chaleur , nul pathétique, nulle trace des moeurs du siècle, pas un moment de terreur sur le sort de ces généreux citoyens : ah, monsieur de Belloy ! je crains que, malgré votre succès, malgré quelques beaux vers et quelques détails heureux, vous ne soyez un homme sans ressource. Les sots disent que cette tragédie est l'ouvrage de la nation; il est vrai qu'il est plein de déclamations héroïques et de maximes élevées; mais ils ne savent pas combien ce ton est déplacé et puéril, et éloigné de la véritable grandeur; ils ne savent pas.combien; toutes ces dissertations sur là différence du génie des deux nations et de leur gouvernement sont ridicules, tandis que les Français et les Anglais vivaient alors également sous le gouvernement féodal:, qui était absolument le même; ils ne sentent pas combien il est absurde d'avoir fait de Philippe de Valois un roi à peu près aussi despotique que Louis XIV, et de lui avoir prodigué, dans tout le cours de-la pièce, des déclarations d'amour qu'un Henri IV peut seul mériter ; ils ne voient pas que c'est avilir la nation, et en faire un troupeau d'imbéciles que de la représenter
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comme enthousiaste d'un aussi pauvre roi que Philippe de Valois. Dans un siècle et sous un règne aussi malheureux que le sien, dans ces temps de désastres et d'humiliations , les véritables citoyens se taisent, et pleurent en silence les malheurs de la patrie.... Le tableau que l'histoire nous a laissé de cet enchaînement de disgrâces est' un peu différent de celui que M. de Belloy en a tracé. On ne trouve nul vestige de cet amour et de cet enthousiasme des Français pour Philippe de Valois, qui ne s'en était pas rendu digne. Il fut souvent trahi, et presque toujours mal servi , 'et ne méritait pas de l'être mieux..Il s'en fallait bien que la nation tout entière eût reconnu la validité dé la loi salique : rien n'était alors plus problématique: Le cas de la ville de Calais en particulier était bien différent. Elle fut mal secourue par Philippe de Valois,. et c'est ce qui hâta sa perte. Il ne fut pas question de capituler, Edouard la reçut à discrétion ; et pour empêcher les habitans d'être passés au fil de Fépée, suivant les. principes de ces temps.barbares, il se choisit six victimes. Qu'un poète altère ces faits, pour la commodité de sa . fable, on peut lui pardonner ; mais, qu'il déguise l'esprit public et les grands traits d'histoire pour avilir la nation par un enthousiasme imbécile;, c'est se rendre coupabledé félonie, comme disent les Anglais, envers ses compatriotes : une nation enthousiasmée pour Philippe.de Valois n'aurait pas été digne d'honorer de ses regrets le bon, et le grand Henri.... Le rôle d'Edouard, si grand et si brillant dans l'histoire, est plat et misérable dans la tragédie. Celui d'Aliénor ne vaut guère mieux. J'ai déjà, parlé du caractère de celui.d'Harcourt. Eustache-de-Saint-t Pierre est le véritable héros de la pièce ; mais la chaleur et le pathétique manquent partout; Il fallait, avant; tout,..
184 ' CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
trouver le motif, où politique ou moral qui rendît la sévérité d'Edouard et le supplice des six citoyens; inévitables; sans quoi, comment tremblerai-je pour eux, si leur sort dépend du simple caprice d'un morjgrque qui n'est rien moins que méchant ? Aussi n'y a-t-il -pas un ■■ moment de terreur dans toute la. tragédie;
M. de Belloy a été comédien en! Russie. On prétend que sa vie est un tissu d'événemens romanesques,, Depuis qu'il est de retour en France, il a fait une tragédie de Titus, qui est tombée, et qui méritait peut-être plus de succès que ses autres ouvrages (I) J Je n'aime point du; tout sa tragédie de Zelmire, qui en eut beaucoup (2). Gn; dit que M. de Belloy est fort honnête et fort modeste : il mérite sans doute d'être encouragé; mais je voudrais; qu'il eût plus de génie, plus de talent et un meilleur goût.
Quelques-jours avant la représentation du Siège de Calais, M. Durozoi publia une tragédie sur le même sujet, intitulée les Déciusfrançais (3). M nous apprend, dans la préface, qu'il présenta sa tragédie en 1762 aux Comédiens, qui ne voulurent pas s'en charger et qui firent bien :. c'est le plus détestable amphigouri qu'on puisse i lire. M. Durozoi n'est point de cet avis-là. Il troute sa pièce fort belle, et il fait entendre que M. de Belloy pourrait bien l'avoir pillée dans les plus beaux endroits. Il y a aussi loin de M. Durozoi à jM. de Belloy, que de M. de Belloy à Sophocle.
(1) Voir tom.II, p. 301-305, et note.
(2) Zelmire fut représentée le 6 mai 1762.
(3) Les Décius français, ou Je Siège de Calais,, tragédie, 1765, in-8°. On lit dans les Mémoires secrets, à la date du 118 Février 1765: « M. Durozoi vient;
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Nous avons depuis quelque, temps un second volume du livre de la Nature, par, M. Robinet (1); Lorsque ce livre, publié en Hollande, fut connu à Paris, on affecta de l'attribuer à M. Diderot ou à M. Helvétius, dans l'espérance de leur susciter quelque petite persécution à l'occasion de quelques opinions hardies qu'on y: trouvait répandues. L'auteur a mis son nom sur ce second volume, pour ne plus laisser de doute à cet égard. M. Robinet est un Français réfugié, établi à Amsterdam. On dit qu'il a été Jésuite. Ce n'est pas, à beaucoup près, un homme sans ; mérite. Il a du style et la tête philosophique. Il a un défaut assez ordinaire, même aux meilleures têtes, de goût des systèmes. S'il avait fait de son livre un poëme à l'imitation de celui de Lucrèce, il aurait eu justement le degré de vérité suffisant pour cela; car remarquez que, le poète conserve toujours ses privilèges, et que lorsqu'il se met à philosopher, on n'exige pas de lui de raisonner aussi, rigoureusement, que le philosophe de profession : ainsi, les gens à systèmes.et à hypothèses devraient toujours écrire en vers. Le second volume de cet ouvrage a été jugé supérieur au premier. Son résultat, se réduit, à prouver que les hommes ne peuvent se former aucune idée nette d'un Etre suprême, et que tout ce qu'ils, en disent n'a point de sens. C'est ce que le grand apôtre
de se ressentir dé sa hardiesse d'avoir attaqué M. de Belloy dans sa préface ; il est mis au Fort-l'Évêque pour les anecdotes qu'il y a débitées, et malgré le pair de France ( le duc de Grammont ) auquel elle est dédiée.-» . (I) De la Natum, par M. Robinet, 1761-68, 4. vol. in-8°. Robinet,.que nous avons déjà vu précédemment;(p. 132 , note ) se rendre éditeur des lettres de Voltaire, fut depuis censeur. Il est mort en 1820 à Rennes, âgé de 85 ans.. L'idée qu'il semblait le plus affectionner dans son livre De la Nature, c'est que l'univers est animé, et que tous les êtres, même les planètes et les étoiles, ont reçu la faculté de se reproduire comme les animaux.
l86 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
a voulu montrer avec moins d'ambiguïté et en moins d'espace en quelques articles de son Portatif. Aussi, pour concevoir une haute idée delà sagesse du genre humains il faut le voir s'occuper depuis son existence d'idées incom^ préhensibles, et qui, bien analysées* se réduisent à rien. L'abbé Terrasson, excellent géomètre, qui ne sentait pas les choses de goût, parce qu'elles ne lui prouvaient rien, disait avec bonhomie : «Il leur faut un être à ces messieurs; pour moi, je m'en passe. » Je crains que tous les laborieux efforts de M. Robinet, dans ce. volume de près de 450 pages,, grand' in-80, ne se réduisent à inviter ses lecteurs à s'en passer aussi. Le principe de Leibnitz; renouvelé par Maupertuis, de faire opérer la nature avec le moins de dépense possible, nous gagne de toutes parts.
Mademoiselle Doligny a été reçue à la Comédie Française, il y a deux ans* pour jouer les rôles tendres et ingénus. Cette jeune actrice est devenue l'idole du public. Je ne voudrais: pas parier que cet enthousiasme «durât; long-temps : je crains que son teint ne se flétrisse proinptement, et alors adieu les applaudissemens, malgré le: talent; il ine semble aussi qu'elle est un peu monotone* et qu'elle chante un peu; mais sans être jolie, elle a cet air de jeunesse, une figure si intéressante, un son de voix si touchant, je ne sais quoi de noble dans sa manière de prononcer et de parler, qu'elle séduit et enchanté. Il n'y a que ses compagnes et ses rivales au théâtre qui n'en soient pas enchantées. Comme elles jouissent du droit d'ancienneté, si bien imaginé dans les compagnies de gens à talent, elles l'empêchent tant qu'elles peuvent del jouer les rôles qui pourraient lui être favorables, et elles
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aiment mieux s'exposer à être huées que souffrir qu'elle soit applaudie;. Mademoiselle Doligny a encore avec elles le tort d'être, sage, et de n'avoir voulu écouter jusqu'à présent aucune proposition de fortune, au prix de son innocence, On dit que le vertueux M. Fréron, connu par , son amour pour la vérité et son fanatisme pour les bonnes moeurs, en s'extasiant sur la sagesse de mademoiselle Doligny, dans son journal immortel, s'est laissé emporter Un peu trop loin par sa ferveur pour la chasteté, et que le public a cru reconnaître dans sa philippique contre les actrices qui vivent dans le désordre, les erreurs célèbres de la première, jeunesse de mademoiselle Clairon. Ce qu'il y a de sûr, c'est que cette fameuse actrice s'est plainte du.vertueux M, Fréron, et que ce digue panégyriste de la chasteté des actrices a été mis au Fort-l'Évêque pour avoir insulté mademoiselle Clairon(1). Qu'on se fasse,, après cela, l'apôtre de la vertu! L'expérience et la connaissance du siècle auraient dû apprendre depuis long-temps au pauvre Wasp(2)qu'il est plus sûr d'insulter M. de Voltaire, M. Diderot, M. d'Alembèrt, M.Helvétius, que de s'attaquer à une comédienne.
A mesure que mademoiselle Clairon cherché à se donner de la considération, elle perd l'amour du public; qui est choqué de ses prétentions et de cette; hauteur tranquille avec laquelle elle reçoit les hommages de ses adorateurs. M. le comte de Valbelle, son ami en titre et son dévot admirateur, de concert avec M. de Villepinte. vient de faire frapper une médaille où l'on voit d'un;
(1) Grimm dit dans la lettré suivante, que Fréron sut se dispenser d'aller, en prison.
(2) Ce surnom de Wasp (en anglais frelon ) avait été donné à Fréron parl'auteur de l'Ecossaise, Le Brun a fait contre ce journaliste la Wasperie, poëme. satirique.
l88 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
côté le buste de l'héroïne, et de l'autre Cette inscription, qui n'est; pas sublime : Melpomène et l'Amitié ont fait graver cette médaille. Cela n'a pas réussi dans le public. On était flatté du tableau que feu madame là princesse de Galitzin avait fait faire par Carie Vanloo pour éterniser les talens de mademoiselle Clairon; on trouvé tout simple qu'elle soit comblée dés bienfaits de la cour, dé préférence à ses camarades qui ont aussi du talent; mais on se lasse un peu de la multiplication des hommages, et surtout des menaces sans cesse répétées,: de quitter le théâtre si le public diminue de respect et d'admiration, ou s'il s'avise d'applaudir davantage mademoiselle Dumesnil. Tout cela a réellement refroidi le public, qui prétend que mademoiselle Clairon perdrait plus que lui à sa retraite : ceux qui disent que tout est art dans cette actrice, que tout est raisonné et apprêté dans son jeu; qu'on n'y aperçoit jamais le naturel, le pathétique, les entrailles, le sublime de sa rivale; qu'à force de vouloir tout exprimer, elle ôte l'effet général des scènes en les ralentissant;: ceux qui pensent.ainsi commencent à se
faire écouter Mademoiselle Clairon vient d'avoir une
querelle assez comique avec M. de Saint-Foix, auteur des Grâces et de l'Oracle. Qui croirait que l'auteur de deux pièces si mielleuses, si fines, si galantes fût un bourru et un: brutal? Cela est pourtant ainsi; jamais auteur n'a contrasté davantage avec le caractère de ses écrits (I). On jouait à la cour la tragédie d'Olympie et les Grâces, petite pièce, de M. de Saint-Foix.. Celui-ci voulut que le roi vît sa pièce, et le roi très-chrétien n'aime pas le spectacle tout-à-fait autant que M. de Saint(I)
Saint(I) ci-après une notice sur Saint-Foix , et des détails sur son humeur. guerroyante, au mois de septembre 1776.
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Foix ses ouvrages. Le poète fit assurer Sa Majesté que tout le spectacle ne durerait pas au-delà de deux heures,- et exigea de mademoiselle Doligny, qui jouait le rôle de compagne d'Olympie, personnage muet, de quitter, pendant le cinquième acte, et d'aller s'habiller pour, pouvoir commencer la petite pièce immédiatement après la grande. Olympie-Clairon, informée de ces arrangemens, et offensée qu'on eût osé les prendre sans son aveu, dit à M. de Saint-Foix qu'elle le trouvait bien hardi d'oser fixer le temps de la tragédie; que suivant qu'elle jugerait à propos de déclamer, il ne tenait qu'à elle de la faire durer un gros quart d'heure de plus; elle ajouta que si mademoiselle Doligny s'avisait de la quitter avant le dernier vers de la tragédie, elle ne l'achèverait pas. Mademoiselle Doligny n'eut garde, de désobéir à sa princesse; Pentr'acte fut long, et le roi sortit avant l'apparition des Grâces. Le poète furieux se vengea d'Olympie par l'épigramme suivante. Il voulut cependant jouir des douceurs de l'incognito, et il pria un de ses amis de la lire à un nombreux souper où ils se trouvèrent tous les deux, comme une pièce qui courait. Il eut le sort qu'il méritait; son épigramme, dépecée vers par vers, fut trouvée telle qu'elle est, détestable; et, pour la première fois de sa vie, Saint-Foix fut obligé de filer doux; et d'être de l'avis des autres contre son Ouvrage; Pour entendre cette vilenie, il faut se souvenir que Frétillon était le premier nom de mademoiselle. Clairon célèbre par les désordres de sa jeunesse (I).
(1) Il faut se souvenir qu'il parut à Rouen, vers 1740, un infame libellé contre mademoiselle Clairon, sous le titré de Histoire de mademoiselle Cronel,, ■dite Frétillon. Ce libelle a eu plusieurs éditions. Mademoiselle Clairon ellemême, dans ses Mémoires, le donne à M. Gaillard de La Bataille, trésorier
190 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
Pour la fameuse Frétillon On a frappé, dit-on , un médaillon ;
Mais, à quelque prix qu'on le donne, Fût-ce pour douze sous, fût-ce même pour un . Il ne sera jamais aussi commun
Que le fut jadis sa personne.
Il faut tirer parti de tout: un;admirateur de mademoiselle Clairon a parodié cette vilaine épigramme de la manière suivante:
Sur l'inimitable Clairon
On a frappé, dit-on , un médaillon ;
Mais quelque éclat qui l'environne , Si beau qu'il soit, si précieux, Il ne sera jamais aussi chef a mes yeux Que l'est aujourd'hui sa personne.
Un autre admirateur compte publier dans peu un recueil qui renfermera tout ce qui a été dit et fait à la louange de mademoiselle Clairon (I). Ce receuil trouvera encore des censeurs, et je crains qu'il n'augmente le nombre de ceux qui disent que mademoiselle Dumésnil, , avec un talent beaucoup plus vrai et plus grand, est aussi beaucoup plus simple et plus modeste. On trouvera dans ce recueil, entre autres monumens, le dessin que le fameux Gàrrick, que nous possédons ici depuis trois mois., a fait faire, et qui représente mademoiselle Clairon couronnée par Melpomène, avec ces quatre vers :
de France à Rouen. On doit donc être étonné de voir ce libelle attribué au comte dé Caylus par l'écrivain qui a rédigé pour la- Biographie des frères Michaud l'article de cet habile antiquaire, qui , à la vérité, composa dans sa jeunesse plusieurs ouvrages futiles, mais, jamais offensans pour personne. (B.) (I) Voir pour cette Couronne poétique la lettre du 15 mai suivant.
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J'ai prédit que Clairon illustrerait la scène,
Et mon espoir n'a point été. déçu ;
Elle a couronné Melpomène , Melpomène lui rend ce qu'elle en a reçu.
Ces vers ont déjà été insérés dans les papiers publics. M. Garrick trouve qu'on leur fait bien de l'honneur. Il m'a avoué qu'il les avait faits avec son teinturier, tout en arrivant à Paris, dans un souper chez mademoiselle Clairon , et il soutient n'avoir été que galant en répondant aux prévenances de cette célèbre actrice.
M. l'abbé Garnier, de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, nous a donné depuis, peu deux petits traités; l'un de l'Origine du gouvernement français (1), ou l'on examine ce qui est resté en France, sous la première race de nos rois, de la forme du gouvernement qui subsistait dans les Gaules sous la domination romaine. Ce morceau a remporté le prix de l'Académie avant que Fauteur en ait été membre. Son second traité a pour- titre De l'Éducation civile (2). On dit qu'il y a dans ce petit ouvrage de bonnes vues, mais si l'on voulait lire tous les auteurs à bonnes vues, on y perdrait la sienne.
Le célèbre Pope a fait une satire, sous le titre de la Dunciade, que les Anglais ne regardent pas comme son meilleur ouvrage. Le vertueux Palissot a fait l'année dernière sous ce titre* une satire qu'on n'a pu lire sans être saisi de mortels bâillemens. Un poète anonyme vient de publier une pareille satire aussi ennuyeuse, mais plus
(1) Traité de l'origine du gouvernement français, 1765, in-12.
(2) 1765, in-12. Garnier est le continuateur de Velly et de Villaret.
192 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
innocente, puisqu'elle n'attaque personne, sous le titre de la Bardinade, ou les Noces de la Stupidité, poëme en dix chants (I). Cela n'est pas lisible.
MARS.
Palis, Ier mars 1765.
QUOIQUE depuis trois siècles les meilleurs esprits se soient exercés à développer et à éclaircir les principes et la théorie des gouvernemens, il faut convenir que sur ce sujet, comme sur bien d'autres, nous n'avons-fait que balbutier jusqu'à présent. Les philosophes se permettent trop légèrement d'abuser des mots; et comment cela n'arriverait-il pas, puisque la multitude s'en paie toujours? De cette facilité de' parler sans idées et de la certitude d'être écouté est résulté le bavardage, fléau cruel et encore trop peu décrié de la littérature moderne que la communication des lumières par la presse a. traîné à sa suite, et qui opérera avec le temps la ruine des lettres et de la philosophie; car qu'importe de quels termes on se serve pour parler un jargon qui ne signifie rien? Et la philosophie du grand génie à qui Alexandre-le-Grand dut I sa' première éducation^ méritait-elle mieux que la nôtre ? d'être défigurée par les docteurs de l'école? En fait de gouvernement liberté et despotisme sont deux termes avec lesquels on est sûr de produire une impression uniforme, l'une, agréable, l'autre déplaisanté , sur tous les
(1) La Bardinade (1765, in-8°) est un des premiers ouvrages, peut-être même le premier, sorti de la plume de M. Delisle de Salés , devenue depuis si ; fertile. (B:)'
Ier MARS 1765. 193
esprits. Rien n'est plus aisé que d'exposer dans de beaux écrits, avec une grande éloquence, tous les avantages de la liberté; mais où existé-t-elle, dans quel coin dé la terre habite-t-elle,, peut-elle avoir lieu quelque part parmi les hommes, de la manière dont elle est représente dans les livres? Voilà des questions auxquelles il ne faut pas répondre légèrement. Le fantôme du despotisme n'est pas peut-être mieux connu que la chimère de la liberté.... Le président de Montesquieu a mis de nos jours trois autres termes à la mode ; il a prétendu expliquer les ressorts de toute espèce de gouvernement par les mots vertu, honneur, crainte ; il a fait de la vertu le principe des républiques ; de l'honneur celui des monarchies, et de la crainte celui des Etats despotiques. Cette manière d'envisager les différens gouvernemens est sans doute celle d'un homme de génie; mais en l'examinant de plus près, je crains qu'on ne la trouve plus ingénieuse que solide. M. de Voltaire a déjà fait sentir quelque part qu'il n'y a point de distinction réelle entre la, vertu républicaine et l'honneur monarchique; mais sans entrer en discussion, il me semble que j'ai vu dans des Etats dont-le gouvernement est monarchique un corps de noblesse n'ayant nulle idée de ce qu'on appelle honneur en France, et à qui ce préjugé était absolument étranger. Il appartient peut-être à la noblesse de France et d'Espagne exclusivement; et quand il serait aussi général dans toutes les monarchies et aussi fort de leur essence qu'il me le paraît peu à moi, il existe du moins beaucoup d'autres élémens encore tout aussi nécessaires à l'essence de la constitution monarchique. L'honneur y est même souvent contraire au bien de l'État; car si les principes d'honneur d'un particulier peuvent tourner à l'avantage de l'Etat, TOM. IV. 13
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ceux des corps lui sont souvent nuisibles: l'honneur des. corps consiste-presque toujours à soutenir quelque sottise ancienne ou nouvelle, indifférente au bonheur public, indifférente même à la plupart des membres qui composent ce corps, mais que chacun cependant est oblige de: défendre avec un tel acharnement, que celui qui voudrait se montrer raisonnable et se détacher de l'opinion de son corps, serait perdu de réputation dans l'esprit même du souverain qui lui sait ordinairement mauvais gré de sa résistance.... Quelque diverse que soit la forme des gouvernemens, ils tendent tous à deux fins opposées ; la liberté et le despotisme. Ces deux forces se contre-balancent sans cesse dans les gouvernemens mixtes; dans les gouvernemens décidés* au contraire, c'est l'une des deux forces qui remporté sur l'autre. Mais qu'est-ce que la liberté ? qu'est-ce que le despotisme? Voilà deux questions qui, malgré tous les efforts de nos philosophes, ne sont pas:bien éclaircies , et je crains bien qu'il n'en soit de la liberté comme de la vérité c'est-à-dire que l'homme ne soit fait pour la désirer avec ardeur sans en être digne.. L'abbé Galiani prétend que les hommes naissent fouis avec un besoin extrême dese mêler d'affaires qui ne les regardent pas, et il fait consister l'essence de la liberté dans le droit de se mêler des affaires d'autrui. Cette définition, qui ne paraît d'abord qu'un tour de plaisanterie , devient philosophique et profonde à mesure qu'on l'examine - plus sérieusement. L'essence du' despotisme consiste donc dans la défense de se mêler des affaires des, autres, et. c'est cette défense qui produit l'engourdissement et tous les: autres maux des gouvernemens despotiques, au lieu que le. droit de se mêler des ;affaires des autres produit dans les États libres et dans les gouver-
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nemens mixtes une action et réaction continuelles des membres du corps politique les uns sur les autres; et c'est de ce mouvement que; résulte la vigueur de la constitution d'un Etat, comme la santé du corps animal dépend de la circulation libre et aisée de toutes les humeurs... Dans les;gouvernemens despotiques, le sultan commande à son visir, celui-ci au pacha., le pacha au cadi tout est isolé, rien ne se: tient; il y a action ; mais il n'y a point de réaction. Dans les gouvernemens libres ou mixtes le souverain à un conseil ou a un sénat; chaque membre:de ce conseil tient à des parens, à des amis, à des familles considérables; ce conseil transmet ordinairement les volontés du souverain à des états, à.des-parlemens, à des corps. Ces corps ont le droit de faire leurs ; réflexions:. Tout s'entrelace:, tout devient négociation,,chaque citoyen a le droit de se mêler de quelque chose qui ne le regarde pas personnellement. Il y a action et réaction continuelle.... Il est si constant que le bonheur public dépend de ce droit et-de ce besoin de se mêler, de quelque chose; qu'en se formant un tableau fidèle de la situation du sujet d'un empire; despotique et de celle d'un citoyen d'un Etat libre, on trouve tous les avantages en appar rence du côté du premier. Un officier anglais en garnison à Gibraltar, alla un jour faire un tour sur les côtes d'Afrique qu'il avait vues de sa fenêtre depuis son séjour dans cette forteresse.- Il s'arrêta d'abord à Tétuan* où il lia commerce avec un bourgeois de la ville. Celui-ci lui dit : « Je vous plains bien d'être obligé de vivre dans,ce nid où vous êtes perché avec vos compatriotes et où vous devez vous ennuyer à la mort. » L'Anglais, étonné d'être un objet de pitié pour un bourgeois de Tétuan, se mit à le questionner sur la vie, sur les lois, sur la police de
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Tétuan; Il apprit que ce bourgeois nie payait rien à l'Etat, que personne ne se mêlait de ses affaires; qu'en s'absténant du vol et du meurtre, personne ne lui demandait compte de ses actions, et que, dans le fait; il y avait peu d'hommes aussi libres qu'un bourgeois de Tétuan. Pendant la conversation ; mon Anglais pria son; ami de le mener au palais du gouverneur. «Nenni, répond lebour-'■- géois, c'est un homme de mauvaise humeur, qui fait couper les têtes comme des choux;—- Vous êtes donc dans des transes perpétuelles, lui dit l'Anglais.:—-.Point du tout, reprend le bourgeois, je n'aurai de ma vie rien à démêler avec ce gouverneur ; qu'il soit de bonne pu de mauvaise humeur, peu: m'importe ; si vous voulez venir souper avec moi dans ma maison de campagne, vous trouverez ma femme et mes deux filles, et vous. verrez que je ne m'inquiète guère de notre gouverneur; toute ma prudence se borne à éviter dépasser clans son quartier; et le seul chagrin que j'éprouve, c'est de voir de mes fenêtres ce nid taillé dans le roc, et de penser combien vous devez vous y ennuyer.... » Ce bourgeois, en peignant naïvement sa situation, a fait le portrait de tout sujet d'un empire despotique. Comparez ce portrait à ; celui d'un citoyen de Londres ou de Hollande; voyez cette foule d'impôts qui l'accablent, celte multitude de lois et de formalités, qu'il faut qu'il observe : il ne peut faire un pas sans payer et sans obéir, et sans sentir des entraves et 'la -gêne. Il n'est pas libre à un citoyen de Londres de brûler du café chez lui. Demandez à un noble vénitien l'énumération de ses prérogatives, cl vous verrez une suite de privilèges que vous prendrez pour autant de liens d'esclavage. Voilà cependant les êtres qui se disent : libres dans le monde, par le seul droit qu'ils se sont
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ménagé d'avoir quelque part,, quelque .influence dans l'imposition de, toutes ces gênes, et d'avoir d'autres affaires que les leurs.
On ne peut douter que dans cette action et.réaction de tous les citoyens.les uns sur les autres-ne consiste;le grand et véritable.avantage de la liberté, celui qui donne et..conserve la vie à tout le corps politique, tandis que,Je défaut de réaction et cette action isolée.et pour ainsi dire perpendiculaire des. gouvernemens despotiques y produit partout la stagnation et.les maux qui en résultent, malgré;l'apparence de situation douce de chaque, individu;.. Le.besoin, le but et le sort de ceux qui, font publiquement, par choix ou par le hasard, le métier, de se mêler d'affaires d'autrui, sont fort divers, ainsi.que leur rôle. Le parlement de Paris s'étant mêlé de la Profession de foi du Vicaire savoyard, conservée par J.-J. Rousseau, et ayant obligé,le conservateur de quitter la France,, ce-, lui-ci s'est trouvé tout.à coup un, violent besoin de se mêler du bonheur de sa patrie, où il n'a jamais vécu, au point de remplir tout Genève de divisions et de troubles, Le consistoire de .Neufchâtel se sent.de son côté le besoin de se mêler des Lettres de la. montagne, et d'inquiéter J.-J. Rousseau dans sa retraite. L'histoire du genre humain,est remplie d'exemples de gens,qui se mêlent des affaires des autres, et s'en font un titre pour les tourmenter. M.,le marquis d'Argenson, qui, de son vivant, a été chargé pendant quelques, années du ministère des affaires étrangères, vient de prouver par son exemple une vérité qui na plus besoin de preuves, c'est qu'il est bien plus aisé de se mêler des affaires des autres, en qualité, d'auteur, qu'en qualité d'homme d'État et de cabinet. On ne mettra pas le marquis d'Argenson dans la liste des.
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grands et des bons ministres qu'ait eus la France, et il a pourtant laissé un bon ouvrage. Son livre sur le Gouvernement ancien et présent de la France (I) était connu, en manuscrit, du vivant de l'auteur; il vient d'être imprimé en Hollande, en un volume grand in-8°, de 328 pages ; mais celte édition a été faite sur un manuscrit si fautif, que le sens en souffre à chaque page.... L'auteur commence par tracer la marche du gouvernement ancien et moderne de la France. Il expose assez bien les inconvéniens du gouvernement féodal ; il parle aussi assez sensément des autres gouvernemens de l'Europe, quoiqu'il se trompe de temps en temps, faute d'instruction ou de lumières : le coup d'oeil de l'homme de génie manque partout; mais il est remplacé par une bonhomie qui porte naturellement à l'indulgence : on passe toujours son temps sans regret avec un homme qui a du bon sens et un-bon coeur. Le projet du marquis d'Argenson, dans l'administration du royaume, consiste à établir un gouvernement démocratique et municipal dans le coeur de la monarchie, et à anéantir l'aristocratie noble et parlementaire. De petits cantons, se gouvernant eux-mêmes sous l'autorité d'un monarque, auraient des moeurs, du patriotisme, de l'économie, et ne pourraient causer aucun ombrage au gouvernement. A moins d'une révolution de cette espèce, la France sera vraisemblablement longtemps exposée au fléau de la finance ; et ceux qui regretteraient , dans ce changement, les avantages imaginaires du boulevart parlementaire entre le roi et le peuple, seraient sans doute de bonnes gens, mais à coup sûr gens à courte vue et dupes de mots.
(I) Considérations sur le Gouvernement, etc. réimprimées en 1784, puis en 1787. L'auteur, né le 18 octobre 1694, mourut le 26 janvier 1757.
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On peut former des objections sans fin contre; les détails,d'un ouvrage de la nature de celui-ci, et contre leur développement; mais les détails sont indifférens. Tout dépend, en fait de théorie, d'avoir de bons principes, et, dans l'exécution, d'avoir du nerf et de la fermeté. Ce livre n'est pas bien écrit ; mais il est clair, et, comme je l'ai déjà dit, il attache par le, patriotisme et la bonhomie. de l'auteur... Cette bonhomie faisait le fond du caractère du marquis d'Argenson, mais il n'avait point de dignité. Ce défaut, moins tolérable dans le ministère des affaires étrangères que dans toute autre place, ne pouvait trouver grâce chez une nation qui pardonne tout, hors, la platitude. Une manière de s'exprimer triviale et basse fit plus de tort à ce ministre que n'auraient fait des fautes, plus graves. Le comte,d'Argenson, son frère, fut le premier à le sentir, .et le fit, renvoyer .Cette disgrace n'influa pas sur le bonheur du marquis d'Argenson; il vécut paisiblement , tantôt à Paris , tantôt à. la campagne, partageant.son loisir entre ses amis et le commercé des gens de lettres;qu'il chérissait, et qui.étaient reçus chez lui; avec de grandes marques, de considération; car, sous le règne des d'Argenson, ce n'était pas encore la mode de haïr la philosophie.... Le marquis de Paulmy, son fils, a, été secrétaire d'État de la. guerre sous son, oncle,,et après,la disgrâce de celui-ci, ministre de la guerre;pendant,quelques, mois, et depuis-peu ambassadeur du roi en Pologne.
M. Le Reau, secrétaire perpétuel de l'Académie royale des Inscriptions et Relies-Lettres, vient de publier l''Éloge de M. le comte d'Argenson, (I), lu à la rentrée
(1) 1765.,in-8°.
200 . CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
de l'Académie. Cet Éloge, à quelques lieux communs près? n'est qu'une liste des charges et placés par lesquelles le comte d'Argenson a passé pour arriver au ministère. tOn a distribué en même temps son portrait assez mal gravé, qui rappelle bien à peu près ses traits, mais qui ne rappelle pas les grâces et les agrémens de sa figure. Le comte d'Argenson avait aussi beaucoup d'agrémens dans l'esprit, et c'était un des hommes les plus aimables de son temps, comme il était un des plus fins et des plus déliés à la cour. G est de tous les ministres celui pour qui le roi a marqué le plus de goût et d'amitié.
Le 27 du mois dernier on a donné , sur le théâtre de la Comédie Italienne, la première représentation de TomJones, comédie en musique et en trois actes, les paroles . de M. Poinsinet, et la musique de M. Philidor. Jamais pièce n'avait été annoncée plus magnifiquement, et jamais chute n'a été plus éclatante; la platitude du poète a fait assommer le musicien à grands coups de sifflets. M, Philidor a été justement puni de son obstination à , travailler avec cet indigne Poinsinet, qui est le prototype de la platitude. Il s'était vanté que Tom-Jones ferait lever le Siège de Calais ; mais, à moins de quelque autre révolution, Calais sera pris. Cependant, le lendemain de là chuté, on a donné une seconde représentation de TomJones, et le poëme et la musique ont été applaudis avec autant de vivacité qu'ils avaient été sifflés la veille ; on a même fait venir à la fin le musicien et le poète sur le théâtre; mais le coup était porté, et ce pauvre Tom-Jones n'a jamais pu se relever de son premier malheur. Il y a dans la musique de très-belles choses, et c'est peut-être,' à tout prendre, le meilleur ouvrage de Philidor ; mais, je
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ne serai pas fâché de cette chute, si elle le peut détacher . de ce plat et maussade Poinsinet; Je ne pardonnerai jamais à ce dernier d'avoir gâté le plus joli sujet du monde; Tom-Jones, traite par M. Sédaine, aurait fait une pièce exprès pour la musique, et d'ailleurs pleine d'intérêt et d'un excellent comique. Vous connaissez le roman charmant, de Fielding, dont ce sujet est tiré. La chute de Poinsinet a fait faire et dire vingt mauvaises plaisanterie. On a, par exemple, appelé l'auteur sur le théâtre de la Foire. Un âne s'est montré; Gilles s'est mis à le caresser, et à dire : « Ah ! comme il est propre, comme il est net ! » Dans le moment l'âne a fait ses ordures, et tous les acteurs se sont écriés : Point si net! Point si net!
La vérité de l'histoire oblige de remarquer ici, que le vertueux M. Fréron n'a pas été au Fort-l'Évêque pour avoir insulté l'illustre Clairon. L'exempt qui devait mener le vertueux M. Fréron en prison, l'a trouvé affligé de la goutte; on lui a accordé quelques jours pour se rétablir, et le vertueux folliculaire a utilement employé ce répit pour faire agir ses protections. Il a intéressé jusqu'à la compassion de la reine, qui a demandé qu'on lui fit grâce en faveur de sa piété et de son zèle contre les philosophes, qui, comme on sait, sont les seuls ennemis dangereux du genre humain. La reine Cléopâtre-CIairon, voyant sa vengeance trompée par la clémence de la reine Leczinska, de France, à d'abord menacé de quitter le théâtre, et s'est ensuite apaisée, parce qu'enfin, plus on est grand moins il sied d'être implacable. On prétend que le plus aimable de nos minisires lui a tenu le, discours suivant, qui a sans doute fait son effet sur l'esprit de cette grande actrice : « Mademoiselle, nous représentons tous les deux
202 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
sur un grand théâtre ; mais, il y: a cette différence entre nous, que vous vous choisissez vos ; rôles, et dès que vous vous mon irez, .vous êtes, applaudie; moi, au contraire, je ne suis pas le maître mes rôles, et dès que je me montre, je suis sifflé: cependant je reste, et si vous m'en croyez , vous en ferez autant. » Ce discours a fait grande fortuné dans le public. L'illustre Clairon n'est pas bien conseillée; elle aurait dû mépriser l'insulte de maître Aliboron-Fréron;:ses adorateurs lui feront tourner la tête, et finiront par la brouiller avec le public.
Le,roman intitulé.Lettres du marquis dé Rosette, et publié, l'été, dernier (I), par-madame Elie de Beaumont, femme du célèbre avocat de ce nom, a eu un succès presque universel. J'avoue, à ma honte, mais avec la bonne ,foi, qui. m'est naturelle, que je,n'en ai fait aucun cas, et que ces éditions multipliées; ne m'ont pas encore fait changer d'avis, j'y trouve tout ce qu'on voudra, excepté ,du,,talent.. Je crois madame de Beaumont trèsaimable, très-estimable; mais sans talent, point de miséricorde:, point de salut dans notre église,parce qu'enfin le métier.d'écrire est libre, fit. qu'on n'a qu'à se taire quand on n'a pas ce diable au corps dont tout auteur doit être tourmenté ayant de prendre la plume. Or, voici encore une autre opinion que j'ai, et à la quelle il me sera impossible de renoncer: c'est qu'il a paru depuis quelquetemps un autre roman intitulé Lettres de Sophie et du chevalier de ***pour servir, de supplément aux Lettres du marquis de Roselle, par M. de ***,deux volumes (a). Tout le monde a d'abord regardé ce roman comme une nouvelle production, de madame de Beaumont ; ensuite, comme il
(I) Voir précédemment page 20 .
(2) Paris, 1765, 2 vol. in-8°. L'auteur était M. Des Fomaines.
15 MARS 1765. 203
n'a point réussi ; set qu'il a été trouvé plein de détails dégoûtans et même indécens quoique rapportés, à bonne fin et dans la vue d'éloigner la jeunesse du libertinage* les amis de l'auteur du Marquis de Roselle ont assuré,qu'elle n'y avait aucune part; on a même dit que ce nouveau roman est d'un nommé M...Charpentier. Quant à moi,, je conviens que le ton et le style en sont aussi mauvais que le ton: et le style du Marquis de Roselle; je conviens encore que les détails de la grande écurie, e'est-à-dire de lasalle où s'habillent dans nos théâtres les filles des choeurs, et les détails de leurs vilaines conversations, sont peu dignes de la plume d'une femme honnête : aussi je ne dis pas que madame de Beaumont ait fait les Lettres de Sophie et du chevalier de***; je ne dis pas non plus qu'elle ait fait les Lettres du marquis de Roselle; mais je jure et j'atteste sur ma conscience, et en vertu d'une conviction intime, que ces deux ouvrages sont absolument de la même main ; et j'aimerais mieux croire au mystère de la transsubstantiation que d'imaginer que ces deux romans ne soient pas du même auteur individuel. Voilà, sur cet important article., une profession de foi dans laquelle j'espère que Dieu me fera la grâce de vivre et de mourir ( 1 ).
Paris, le l5 mars 1765.
Avis à un jeune poète qui se proposait de faire une
tragédie de RÉGULUS (2).
Si je me proposais de faire un Régulus, je commencerais
(I) Tout ceci ne reposait sur aucun fondement. On a vu par la note précédente que les Lettres de Sophie n'étaient pas de madame de Beaumont; les Lettres du marquis de Roselle sont au contraire incontestablement son ouvrage. —(2) Cet article est de Diderot.
I
204 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
par travailler.sur moi. Je me remplirais de l'histoire et de l'esprit des premiers temps de la république; et avant que d'entamer mon sujet, je me serais si bien planté à Rome, au milieu du sénat, que je ne serais pas tenté de me rétrouver sur les planches ou dans les coulisses d'un . . théâtre.... Régulus serait arrivé dans sa patrie,, libre, sur sa parole, et résolu dé garder le silence sur son projet. Il serait triste, sombre et muet au milieu de sa famille et de ses.amis, soupirant par. intervalles, détournant.ses regards attendris de sa femme, et les arrêtant quelquefois sur ses enfans..C'est ainsi que je le vois, et que le poète me l'a montré.
, Fertur pudicoe conjugis oseuluni, Parvosquenatos, ut capitis minor, Ab seremovisse, et virilem
Torvus numi posuisse vultuni : Donec labantes consilio patres ■
Firmaret auctor.... (1).
Martia, sa femme* surprise,et affligée, attribuerait la tristesse de son éppoux à la honte de reparaître dans Rome après une défaite, au sortir de l'esclavage. Elle chercherait à le consoler. Elle baiserait ses mains aux endroits qui ont porté les chaînes. Elle lui rappellerait ses premiers triomphes, la considération dont il jouit encore, la joie de tout le peuple à son arrivée, les honneurs qu'il reçoit. Elle, l'inviterait tendrement à se livrer à la douceur de revoir sa femme et ses enfans, après: une si longue et si cruelle absence. La tristesse elle silence dé. Régulus dureraient ; mais tantôt il se plongerait dans le sein de cette femme chérie, tantôt il là repousserait durement comme
(I) HORACE.
15 MARS I765. . 205
un objet dont la présence le déchire. Martia, frappée de ces mouvemens, et se rappelant le premier caractère de son époux, alarmée des entretiens particuliers de Régulus et de son père, et surtout des mots obscurs et mystérieux qu'ils" se jettent en sa présence, soupçonnerait Régulus de : rouler dans sa tête quelque projet qu'on lui dérobe. Elle ne pourrait supporter cette idée. Elle aurait avec son époux à peu près la scène de là' femme de Rrutus avec le sien.... « C'est le premier secret qu'il ait eu pour moi.... Ne m'aimerait-il plus?.... Me mépriserait-il?....-Quelques discours calomnieux, portés de Rome à Carthâge, m'auraient - ils avilie dans son esprit?... Aurait-il putes croire?....» Elle viendrait se plaindre avec amertume. L'indignation succéderait à la douleur... « Si tu m'aimes toujours, si tu m'estimes, si je suis toujours ta femme; parle donc... » Mais l'inébranlable et sombre Régulus se tairait toujours... Ce rôle de Régulus est difficile. Un homme, et un homme tel que Régulus, qui ne dit que des mots!... Je nepourrais, je crois, me passer du père de Martia. J'en ferais un des plus féroces Romains de l'histoire. Je le vois; car il faut toujours avoir vu son personnage avant de le faire parler. Il est vieux. Une barbe touffue couvre son menton. Il a le sourcil épais, l'oeil couvert, ardent et farouche, le dos courbé. 'C'est un homme qui nourrit depuis quarante ans dans son ame le fanatisme républicain, la liberté indomptable, et le mépris de la vie et de la mort. Ce serait, si je pouvais, le pendant du vieil Horace de notre Corneille. C'est dans cette ame que Régulus irait déposer son projet, l'objet de son retour à Rome, et le sort qui l'attend à Carthage si l'échange des prisonniers ne se fait pas.
206 CORRESPONDANCE,LITTÉRAIRE, .
Atqui sciebat quoe sibi barbarus
Tortor pararet.
Le vieux père de Martia attendrait' en silence la fin de son récit, mais, au moment
sa terrible résolution, il jetterait ses bras autour de son cou, et il s'écrierait : "Je reconnais mon gendre. Voilà Régulus; voilà celui que je devais pour époux à ma fille. Je ne me suis point trompé. Embrasse-moi" Régulus et le père-de Martia pressentiraient l'obstacle que la générosité des Romains apportera à son dessein, à une résolution cui nisi ipse auctor, certes, dit Cicéron, captivï Poenis redüssent. .Éloge des citoyens. Moyens concertés pour les détacher de l'intérêt de Régulus, et tourner leurs vues sûr celui de la patrie. Conspiration. Et Quelle eon-, spiration! celled'un homme pour assurer sa propre mort Et cet homme, secondé par qui? Par le père de sa femme. C'est alors que la tendresse de Régulus pour sa femme se réveillerait...Je souffre à lui cacher mon dessein;; cependant qu'elle l'ignore, du moins jusqu'à mon départ| que sa douleur, ses cris, ses larmes me soient épargnés. » Voilà ce qu'il est impossible à ce coeur dee braver;. «Et mes enfans !...: » Le vieux père de Martia et Régulus conspireraient donc à faire échouer au sénat la proposition de l'échange des captifs, et résoudre le retour et la mort de Régulus.... Quel monologue que celui de Régulus, lorsque'seul il médite son terrible projet, , qu'il a pris son parti, et qu'il est sur le point de s'en ouvrir à son beaupère ! .. La répugnance généreuse à abandonner un brave citoyen, tel que Régulus-, à la barbarie; carthaginoise, voilà donc le. grand obstacle à surmonter. Pour-cet effet , il faut avoir la pluralité des voix dans le sénat; et l'on
15 MARS' 1765 207
peut se le promettre en s'assurant du suffrage des sénateurs des familles Attilia et Martia.-Régulus est résolu de les assembler secrètement... Pour le consul Manlius, ce serait l'insulter que de le pressentir... " Tu as raison; dit le père de Martia à son gendre; ce que tu fais, Manlius et moi, nous le ferions à ta place. »
On appelle les sénateurs des deux familles. Ils viennent, sans savoir ce qu'on attend d'eux. Les voilà assemblés. C'est Régulus qui leur parle, et qui leur demande si la patrie leur est chère? Ils répondent... S'ils se sentiraient le courage de s'immoler pour elle? Ils répondent... Et s'il-y avait un citoyen sollicité par son sort de s'immoler lui-même, aimeriez-vous assez la patrie et ce citoyen pour envier son sort et seconder son dessein?... Ils répondent.... Mais cela ne suffit pas. Jurez-le... Ils jurent. Serment Court et grand.... C'est alors que Régulus,dit : « Eh bien , mes amis, ce citoyen, c'est moi !» C'est alors qu'il expose les suites funestes de l'échange des prisonniers, l'importance de laisser périr sans pitié des lâches, indignes dé vivre;-
Si non periret immiserabilis Captiva pubes.
« Des lâches ; qui se sont laissé dépouiller de leurs ' armes sans; qu'une goutte ; de sang les eût teintes je les ai vus, oui, je les ai vus offrir leurs mains aux liens ,'J'ai vu des hommes nés libres, des Romains, marcher les bras liés sur le dos.; J'ai vu nos-drapeaux.; suspendus dans les temples de Carthage, les portes des villes ouvertes* et les champs ennemis 'cultivés par nos soldats.. Et ; vous Croyez que ce soldat, racheté à prix d'argent, retournerai plus brave au combat? »
208 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
Flagitio additis
Damnum.
« Qu'espérez-vous de gens armée qui n'ont pas su corn.- ment on échappait à l'esclavage? » Enfin, tout ce qu'Horace dit
O pudor O magna Carthago, probrosis
Àltior Itàlîse ruinis!
Le vieux père de Martia appuie le sentiment de Régulus. Les sénateurs restent étonnés; quelques-uns rejettent ce dessein, et se déchaînant contre les Carthaginois, di- . sent : « Eh! quelle foi doit-on à des hommes sans foi?... » Régulus oppose sa parole donnée, mais sans violence, simplement.... J'ai promis.... En effet, ce n'est pas là le merveilleux dé l'action de Régulus : laus est temporum, non hominis.... Le consul Manlius.parle le dernier. Il ne peut refuser son éloge et son admiration à la fermeté de Régulus; mais il opine à refuser l'échangé des; captifs et à sacrifier Régulus.... Il est donc arrêté qu'ils n'envieront point à un citoyen, à leur ami, à leur parent, l'honneur de périr volontairement pour la patrie; qu'ils seront fidèles au serment qu'ils en ont fait, et qu'ils réuniront leurs voix au sénat pour que l'échange soit rejeté;.. Régulus les conjure seulement de lui garder le secret, et de ne pas élever contre lui sa femme, ses enfans et tout ce peuple dont il est chéri... Vous pensez bien qu'avant cette assemblée domestique dès deux familles, il y aurait eu une scène entre Régulus et Martia.... « Quel est donc l'objet de cette assemblée?... Pourquoi m'en éloigner?.... Depuis quand suis-je de trop au milieu de mes parens et de mes amis?.."
15 MARS 1765. 209
L'assemblée des deux familles tenue, Martia apprendrait, par l'infidélité d'un des membres qui la composaient, la résolution de'son mari.... Voilà donc la raison de cette tristesse profonde, de ces larmes échappées, de ce silence cruel ; la voilà donc ! le malheureux, oubliant sa femme
et ses enfans,-veut périr! Imaginez Glytemnestre à
qui l'on apprend le destin de sa fille, c'est la même situation, les mêmes plaintes, les mêmes transports, la même fureur.... « Mais tu crois peut-être que ton barbare projet s'accomplira ; tu te trompes. Va, cours à ton sénat ; cours y poursuivre l'arrêt de ta mort et de la mienne ; moi, j'irai dans les temples, j'irai sur les places publiques; on m'entendra. Mes cris appelleront les pères et les mères qui ont des enfans à Carthage, que tu condamnes à périr avec toi ! Bientôt tu me verras à l'entrée de la caverne où tu vas retrouver les bêtes féroces, tes semblables, et que tu appelles un sénat. Si tu m'abandonnes, si tu abandonnes tes enfans, je ne m'abandonnerai point, je saurai les secourir. » Elle laisse Régulus inflexible et accablé.
Le sénat se serait assemblé dans l'entr'acte, et Martia aurait tenu parole à Régulus. Les sénateurs sortiraient du sénat au commencement de l'acte, embrassant et félicitant Régulus. C'est dans cet instant que Martia surviendrait , accompagnée d'une foule d'hommes et de femmes, à qui elle dirait : « Tenez, les voilà ceux qui ont condamné mon époux à périr, et avec lui, femmes, vos pères, vos enfans, vos époux; hommes, vos frères et vos amis; et vous le souffrirez! » Le consul Manlius, d'un regard et d'un mot, contiendrait tout ce peuple,... «Rebelles, éloignez-vous! Quelle est votre audace? A quoi tient-il qu'à l'instant la hache de ces licteurs.... » A ces mots, les peuples contenus, Martia les chargerait d'imTOM. IV. 14
210 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
précations, leur reprocherait leur lâcheté; sa fureur se tournerait ensuite sur les sénateurs sur son époux, sur son père. Celui-ci tirerait son poignard, et le lui présenterait à la gorge : «Frappe, lui crierait-elle, frappé, père impitoyable! La coupe où tu dois boire mon sang et le présenter à boire aux animaux farouches qui t'environnent, est elle prête? Appelle nies enfans, mêle leur sang au mien, et fais-le boire à leur père. Ah ! Régulus ! » Elle tombe évanouie entre les bras de son père * tendant ses bras à son époux. Celui-ci s'approche, l'embrasse en silence, et s'en va périr à Carthagé.
Voilà les images que, je laisserais errer long-temps autour de moi, , les situations que je méditerais, les idées principales dont je m'occuperais, et je les aurais bien couvées, lorsque je me déterminerais à écrire le premier mot de mon poëme.
Cet avis fut donné* il y a quelque temps, par M. Diderot à M. Dorat, qui lui avait appporté une tragédie de Régulus, en trois actes , dans laquelle il n'y avait pas un mot, pas un vers qui ressemblât a cette esquisse. C'est que le jeune poète avait négligé le premier conseil du philosophe, de travailler sur lui-même; Il l'a si peu suivi depuis, qu'il vient de faire imprimer son Régulus, n'ayant pas osé le risquer au théâtre (I). J'ouvre ce Régulus; je trouve d'abord une préface en forme de lettre, où M. Dorat dit que Métastasio n'a rien inventé, et où il recherche les raisons pourquoi ce poète est froid. Cette recherché peut servir de pendant à celle que l'archidiacre
(I) 1765, in-,8°. Huit ans après Dorat changea d'avis, et sa pièce., reçue parles Comédiens Français, fut jouée le 31 juillet 1773. Voir au mois d'août 1773 de cette Correspondance.
l5 MARS I765. 211
Trublet fit, il y a quelques années, pour savoir pourquoi la Henriade était ennuyeuse; et, quant au défaut d'invention qu'il reproche à Métastasio, on pourrait demander à M. Dorât à qui ce grand poète doit le sujet d'Attilius Régulus, qu'il n'a pas traité trop malheureusement, à ce que prétendent beaucoup de gens de goût? Passons. Qu'un faiseur dé feuilles comme moi juge à tort et à travers, c'est son métier, c'est un malheur inévitable; encore ne faut-il pas qu'il se fasse imprimer; mais qu'un jeune homme juge, en quelques vers fanfreluchés, , l'Angleterre, la Hollande, l'Italie, sans miséricorde et sans nécessité, quand personne ne lui demande son avis, cela est bien jeune. Je conseille à M. Dorat, à tout événement, de donner tout ce qu'il a inventé de sa vie contre les deux dernières scènes du Régulus de ce Métastasio, qui n'a jamais rien inventé.... Lisons donc le Régulus de M. Dorat., à la tête duquel M. Eisen a placé un génie de.Rome campé en petit-maître de Paris : c'est en vérité la meilleure et la plus juste critique qu'on puisse faire de la tragédie de M. Dorat. Je trouvé dans la première scène la femme de Régulus, à qui sa confidente, tout étonnée, dit :
Quoi ! seule et sans escorte , Une dame romaine!
En effet, dans un siècle où les dames romaines s'occupaient à peu près à bêcher la terre, il est fort étonnant d'en voir une sans pages et sans satellites; on voit bien, que le poète n'a pas oublié les coulisses du théâtre. Régulus débute par rendre grâce au destin,
Qui l'amène aujourd'hui dans le sénat romain.
212 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
J'y porte, dit-il:
Sans rougir ces marques d'esclavage ;
Elles n'ont pu changer ni flétrir mon courage.
Il dit, dans un autre endroit :
Ces chaînes font ma gloire, et la rendent plus purc.
Le Régulus de Rome regardait ses chaînes comme son opprobre, comme son désespoir, comme une marque dé honte qu'il ne pouvait plus perdre qu'avec la vie; le Régulus de M. Dorat ne se doute pas seulement de son véritable malheur, tant les goûts sont divers.
M. Barthe; connu par plusieurs poésies médiocres, et par: l'Amateur, petite comédie qui a eu un succès passager (I), vient aussi de faire imprimer une héroïde intitulée : Lettre del'abbé de Rancé à un ami en Italie, écrite de la Trappe (2). Ce fondateur de la Trappe y rend compte de sa conversion: Tout le monde sait que M. de Rancé,. voulant se trouver au rendez-vous donné par sa maîtresse, et entrant dans son appartement par un escalier dérobé, la trouva morte des suites de la petite vérole, et même, par un accident singulier, sa tête séparée de son corps (3). L'imagination frappée et troublée par
(1) Voir tom. III, p. 429. — (2) 1765, in-8°.
(3) On a reproduit souvent l'anecdote à laquelle Grimm fait ici allusion. On a dit que M. de Rancé, qui venait de passer quelque temps à sa terre de Veretz, s'empressa à son retour de se rendre chez la duchesse de Montbazon;, dont il était l'amant ; que les domestiques, qui connaissaient sa passion, n'eurent pas le courage de lui apprendre que sa maîtresse était morte de la veille; qu'il monta à l'appartement de la duchesse, et que les premiers objets qui frappèrent sa vue furent un cercueil et la tête de celle qu'il avait tant aimée, qu'on avait détachée du tronc pour pouvoir placer ses restes dans un cercueil de
11 MARS 1765. 2l3
cet affreux spectacle, il renonça au monde, et fonda l'abbaye de la Trappe. Son poète, M. Barthe, n'a ni grace ni onction, c'est-à-dire qu'il ne sait faire ni l'amant ni le pénitent. Le meilleur vers de son épître. est celui-ci :
Je n'avais plus d'amante, il me fallut.un dieu.
Le mardi 12 mars, on a représenté la tragédie du . Siège de Calais, gratis, pour le peuple. Mesdames les poissardes de la Halle ont occupé les premières loges. Messieurs les charbonniers sont arrivés tambour battant-, et ont été reçus avec tous, les honneurs dus à leur rang. Dans, les entr'actes, mademoiselle Clairon a présenté à boire à cette illustre compagnie, qui a applaudi tous les acteurs et toutes les tirades de la tragédie. On a crié, à la fin : « Vive le roi et monseigneur de Belloy ! » et l'auteur a été obligé de se montrer. On a aussi demandé à grands cris l'auteur de la petite pièce; mais mademoiselle Hus a annoncé qu'il est mort, il y a cinquante ans, sur quoi on a crié : «Vive mademoiselle Hus et les. princesses du sang ! » M, le duc de Duras, M. le. duc de Fronsac, M..le maréchal, duc de Biron, et plusieurs autres personnes de la première distinction, ont assisté à cette représentation. Tout ce qui se passe au sujet de cette tragédie a un peu l'air d'un rêve.. „
Le roi de Prusse avant désiré de connaître M. Helvéplomb,
Helvéplomb, les mesures avaient été mal prises.On a depuis démontré la fausseté de ce récit j et il est prouvé que M. de Rancé reçut le dernier soupir de madame de Montbazon. Mais le poète a eu raison d'adopter la version romanesque. La Harpe fit en 1766, à Ferney, une Réponse d'un solitaire de la Trappe à la Lettre de l'abbé de Rancé, qui parut peu après précédée,d'una^ préface de Voltaire.
2l4 ' CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
tins personnellement, ce philosophe est parti aujourd'hui pour aller faire sa cour à Sa MajestéLe
MajestéLe de ce mois, il a été rendu, aux requêtes de l'hôtel, au souverain dans cette cause, un arrêt définitif qui réhabilite la mémoire du malheureux ; Calas, décharge sa veuve, un de ses fils, le jeune Lavaysse et la servante de l'accusation' intentée contre eux., ordonne que l'amende et les dépens soient rendus, et l'arrêt affiché partout où besoin sera, à la diligence du procureur-général du roi.... Il a été arrêté de demander au roi de défendre, par une déclaration expresse, la procession qui se fait tous les ans à Toulouse en haine des calvinistes, et qui entretient cette animosité barbare, si contraire aux principes de la religion et de la charité chrétiennes.,!! a aussi été arrêté qu'il sera écrit au roi, au nom de la compagnie, pour recommander la famille Calas aux bontés de Sa Majesté, et la supplier d'abroger l'usage dès briefs intendits. Cet usage, conservé au parlement de Toulouse contre la disposition expresse de l'ordonnance criminelle de 1670, consiste à faire des questions aux témoins, au lieu d'écouter et de recevoir leur déposition. Rien n'est plus propre que cette méthode à faire dire ou taire à un témoin tout ce qu'on juge à propos.
Cette famille infortunée s'est rendue en prison avec le jeune Lavaysse et la servante, huit jours avant le jugement. Elle y a reçu les visites d'un grand nombre de personnes de la première distinction et d'autres honnêtes gens. Le public a regardé cette cause comme la sienne, et il a eu bien raison. Ceux à qui leur fortune permet de secourir efficacement cette veuve respectable par ses malheurs, sont bien heureux; ils ne sentiront jamais si
15 MARS 1765 2l5
bien combien on est heureux d'être riche.... Le plus heureux de tous les hommes, c'est M. de Voltaire. C'est à ses soins infatigables, à ses secours de toute espèce, que cette famille infortunée est redevable de la justice tardive qu'elle obtient aujourd'hui. J'aimerais mieux avoir fait cette action, que la plus belle de ses tragédies.... On frémit, quand on pense qu'il a fallu trois années d'efforts constans et multipliés, et pour ainsi dire la réclamation de toute l'Europe, pour obtenir justice ; on frémit encore davantage, quand on pense que les hommes atroces qui ont condamné Jean Calas continueront à disposer de la vie des citoyens. Puisqu'on recommande la veuve et sa famille aux. bontés du roi, il,est clair qu'on ne leur permettra pas d'attaquer leurs juges en justice. Tout Paris a le nom du capitoul David en horreur; on a appris avec transport que cet homme de sang vient d'être destitué par le roi, de sa place de capitoul, non pour son horrible conduite envers Jean Calas, mais pour avoir voulu rançonner des Anglais pour l'enterrement d'un de leurs' parens mort à Toulouse; mais enfin, ce n'est pas ce frénétique qui est coupable de la mort de Calas, ce sont les conseillers au parlement qui ont prononcé son arrêt de mort, contre toutes les formes : c'est à eux à répondre du. sang de l'innocent.... L'arrêt des requêtes de l'hôtel, au souverain, a été rendu le même jour et à la même heure où Calas est mort dans les tourmens du supplice, il y a trois ans. Rien ne m'a fait autant de peine que cette puérilité solennelle dans une cause de cette espèce ; elle m'a.. fait éprouver une horreur dont il me serait difficile de rendre compte : il me semble voir des enfans qui jouent avec les poignards et les instruments'du bourreau.... Il a paru, quelques jours avant l'arrêt, plusieurs Memoires
216 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
qu'on ne peut lire sans verser des larmes. M. Mariette en a publié un ; M. Elie de Beaumont en a fait un autre plus étendu. Il y a un peu de déclamation dans ce dernier', mais pas assez pour ôter au sujet sa force. On a aussi imprimé une Lettre très-touchante de M. de Voltaire (I), par laquelle on apprend qu'une autre famille protestante du Languedoc a éprouvé presque, en même temps une pareille injustice de la part du parlement de Toulouse. O fatale impunité ! Cette famille , qui porte le nom de Sirven, s'est encore réfugiée chez M. de Voltaire.
Il paraît un Mémoire assez bien fait de M. Loyseau de Mauléon, avocat au parlement, pour M. de Valdahon,, mousquetaire de la première compagnie, contre M. de Monnier, premier président de la chambre des comptes de Franche-Comté (2). M. de Valdahon, Franc-Comtois, devient amoureux, pendant son séjour- à Dôle, de la fille de M. de Monnier, qui répond parfaitement à son •amour. Leur naissance, leur condition, leur fortune, leur âge, tout est parfaitement assorti. Après plusieurs : intrigues, la mère de mademoiselle de Monnier surprend son amant, au milieu de la nuit, dans son propre appartement, et presque.dans le lit de sa fille, qui couchait près d'elle. Le, père, au lieu de dérober cette aventure à la connaissance du public, et de lprendre ,au mot le jeune homme, qui s'offrait de réparer l'injure par le mariage, fait enfermer sa fille dans un; couvent, et intente
(I) Lettre à M. Damilaville sur les Calas et les Sirven, datée du Ier mars 1765. Cette-lettre, publiée, alors, se trouvé tom. XXIX , p. 279 de l'édition des OEuvres de Voltaire, de Lequien.
(2) Il a déjà été question de cette affaire tom. III, p. 418 et 419.Ce M.de Monnier, président, est le même qui épousa en secondes noces Sophie-Rùffev! la, maîtresse de Mirabeau. -
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à son amant un procès de séduction, dans l'espérance de le faire pendre. S'il y a des enfans bien étourdis, il faut convenir qu'il y a aussi des pères bien sots et bien cruels dans le monde. M. de Valdahon se défend contre celui de sa maîtresse avec beaucoup d'honnêteté et de réserve; il ne cesse de le conjurer de consentir à leur mariage. Ce jeune homme s'était retiré en Suisse l'année dernière, pour se soustraire aux premières poursuites de M. de Monnier ; il avait de là envoyé un Mémoire qui exposait simplement et succinctement le fait. Un plaisant s'était avisé de dire que M. de Valdahon avait été trouver J.-J. Rousseau, pour le prier de se charger de sa défense, et que ce Mémoire était son ouvrage. Voilà tout d'un coup une demi-douzaine de nos folles de Paris qui s'extasient sur ce Mémoire, et qui trouvent que Rousseau n'a jamais rien écrit de si touchant et de si pathétique. Cet enthousiasme nous divertit beaucoup. Le pauvre mousquetaire fugitif n'avait guère compté de jouir des honneurs dus à Jean-Jacques; il avait écrit son Mémoire - comme il avait pu, avec la simplicité et la bonne foi d'un pauvre diable qui se trouve un procès-criminel sur le corps, à l'âge de vingt-un ans, pour avoir plu à une fille de dix-sept. M. Loyseau vient de le mieux défendre que le prétendu avocat J.-J. Rousseau, qui, à l'heure qu'il est, ignore peut-être encore qu'il y a un M. de Valdahon au monde. Vous lirez le Mémoire de M. Loyseau avec plaisir.
218 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
Fragment d'une lettre de M. de Voltaire (I)
A M. LE MARQUIS DE FRAIGNE ,
De Ferney, le 25 janvier 1765.
Nous avons dans ce moment-ci une petite esquisse à Genève de ce qu'on nomme liberté qui me fait aimer passionnément mes chaînes. La république est dans une combustion violente., Le peuple, qui se croit le souverain, veut culbuter le pauvre petit gouvernement, qui assurément mérite à peine ce nom. Cela fait de Ferney un spectacle assez agréable; Ce qui le rend plus piquant, c'est de comparer la différente façon de penser des. hommes et les motifs qui les font agir : souvent ces motifs ne font pas honneur à l'humanité. Le peuple veut une démocratie décidée; le parti qui s'oppose n'est point uni,, parce que l'envie est le vice dominant de cette petite ruche où l'on distille du fiel, au lieu de miel. Cette querelle n'est pas prête à finir, la démocratie ne pouvant subsister quand les fortunes sont trop inégales. Ainsi je prédis que la ruche bourdonnera jusqu'à ce qu'on vienne manger le miel...... C'est Rousseau qui a fait tout ce tapage. Il trouve plaisant, du haut de sa montagne (2), de bouleverser une ville, comme la trompette du. Seigneur qui renversa les murs de Jéricho.
Je ne garantis point l'authenticité de, cette lettre, qui a couru depuis quelques jours. Au reste, M. de Voltaire vient de se fixer pour toujours à Ferney. Il a rendu lés. Délices à M. Tronchin, fermier-gériéral, dont il tenait cette maison à vie. Les troubles de Genève peuvent l'avoir
(1) Ce fragment ne se trouve dans aucune édition des OEuvres de Voltaire,.
(2) Allusion aux Lettres écrites de la montagne:
15 MARS I765. 219
dégoûté d'avoir une maison sur le territoire de la république; le dérangement de ses affaires peut y avoir contribué. M. de Voltaire ne connaît point de bornes à sa bienfaisance depuis qu'il est à Genève, et sa nièce ne connaît ni l'ordre ni l'économie dans la conduite d'Une maison. Lorsque cet homme célèbre alla s'établir près de Genève, il avait plus de cent mille livres de rente, et dans une seule maison de commerce à Lyon un capital de huit cent mille livres. Ce capital est aujourd'hui presque mangé. Je crois que M. de Voltaire ne se doute guère que je sois si bien au fait de l'état de ses finances. Le duc de Wurtemberg lui doit près de trente mille, livres de rente viagère tous les ans, et cette rente n'est pas payée depuis quelque temps, quoique M. de Voltaire ait prêté de nouveau finement, et sans consulter personne, une somme de cinquante mille écus; il prétend que quand il demande de l'argent à ce prince^ il lui renvoie en réponse le programme de ses fêtes, avec de pompeux éloges de sa magnificence et de son bon goût. Toutes ces raisons peuvent avoir engagé M. de Voltaire à s'en tenir à sa maison de Ferney, où il vient de" faire abattre le joli théâtre qu'il y avait fait construire. Ainsi, plus de spectacles non plus,, au moins jusqu'à nouvel ordre. Toute cette réforme me ferait peur pour le patriarche, si je ne remarquais dans ses lettres particulières toujours le même fonds de gaieté.
220 - CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
AVRIL.
Paris le I er avril 1765 : ■
Remarques de M. Diderot sur la tragédie du SIÈGE DE CALAIS,
UN des principaux défauts de cette pièce, C'est que les personnages, au lieu de dire ce qu'ils doivent dire, disent presque toujours ce que leurs 'discours et leurs actions devraient me faire penser et sentir, et ce sont deux choses bien différentes..Un brave homme ne dit point : Messieurs, écoutez moi, l'egardez - moi faire, prenez garde à moi; car je suis brave, et je le suis beaucoup ; mais il parle, il agit, et moi je dis : voilà un brave: homme; voilà la différence de la bravoure et de la fanfaronnade, de l'homme qui en impose, par sa grandeur et son élévation, réelle, aux autres hommes, ou de celui qui fait peur aux petits enfans. Exemple tiré d'un endroit de la pièce, et du seul endroit pathétique. C'est le;moment où les six habitans se dévouent. Eustache de Saint-" Pierre leur dit :
Arrêtez, mes amis : à ce concours jaloux
On dirait qu'au triomphe on vous appelle tous.
Voici comment j'aurais fait cet endroit. Eustache de Saint-Pierre aurait vu Edouard ; Edouard, qui avait projeté le massacre de tous les habitans, se serait contenté de six têtes. Eustache de Saint-Pierre, dont le retour aurait été attendu des citoyens , leur aurait dit : « Mes amis,
Ier AVRIL 1765 221
consolons-nous. Nous ne sommes pas aussi malheureux que nous l'avons craint. L'inflexible Edouard n'a pas oublié les longues fatigues du siège, le sang qu'il a coûté à ses plus braves soldats, ni la mort de son fils expirant au pied de nos murailles. Ce sang crie vengeance au fond , de son coeur : il fait grâce cependant aux habitans de cette ville, et il borne sa vengeance à six victimes. Qui est-ce qui veut se dévouer au salut de ses concitoyens et à la colère d'Edouard? Qui est-ce qui veut mourir?» Il se serait élevé, du milieu des citoyens rassemblés autour d'Eustache de Saint - Pierre , une foule de voix qui auraient crié :
C'est moi, c'est moi, c'est nous tous.
Et Eustache aurait dit : « Je vous reconnais, mes amis. Voilà, les voilà, ceux qui ont cherché la mort sur la brèche à côté de moi. Ah! si Calais avait pu être sauvé, il l'aurait été par ces hommes-là ; le ciel ne l'a point voulu. » Et tandis qu'il aurait parlé sur ce ton, et même avant, aux cris de ces citoyens qui auraient répondu à sa proposition. « Qui est ce qui veut mourir pour les siens?» C'est moi, spectateur, qui aurais dit :
A ce concours jaloux, On dirait qu'au triomphe on les appelle tous.
Ces vers étaient ceux que je devais penser dans le parterre; mais c'en étaient d'autres qu'il fallait dire sur la scène; ce discours est le mien et celui que le discours d'Eustache de Saint-Pierre aurait dû me faire tenir; c'est moi qui aurais dû m'écrier :
•On dirait qu'au triomphe on les appelle tous.
222 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
On passe une fois cette espèce de fausseté à un poète; mais on ne saurait la lui passer d'un bout de son poëme à l'autre.
Cette critique, de M. Diderot est très juste, et vous remarquerez , en. lisant le Siège de Calais, que M. de Belloy est tombé dans ce défaut plus d'une fois. Mais je ne suis pas de l'avis .du philosophe sur les motifs qu'il prête à Edouard pour exercer cet acte de rigueur: On ne peut faire périr son fils au siège de Calais; le prince Noir est un trop grand personnage dans l'histoire; pour que lé poète le tue à son gré, et il lui restait encore la bataille de Poitiers à gagner et le roi Jean à prendre prisonnier. Rien n'était plus aisé que de donner au roi d'Angleterre, un motif puissant de sa sévérité, en lui conservant le Caractère de générosité que l'histoire lui a donné. Les habitans de Calais étaient dans le cas dé se rendre à discrétion; or, suivant la jurisprudence de ces temps barbares, Edouard avait le droit de les passer tous au fil de l'épée. Ce droit subsiste encore ; car se rendre à discrétion veut dire, remettre sa vie et son bien à la merci du»vainqueur; et ce ne sont pas les principes, c'est la douceur des moeurs dont nous avons vu la révolution progressive depuis trois siècles, qui empêche aujourd'hui le vainqueur d'exercer des cruautés inutiles. Edouard faisait donc un acte de clémence en assurant la vie aux habitans de Calais ; mais la politique pouvait rendre le supplice des six dévoués nécessaire au soutien de sa cause. «Il faut que je lés immole, dirait Edouard, non à ma vengeance, mais à mes intérêts. Je n'ai que trop essayé les voies de douceur et de générosité; il faut que j'effraie par l'acte d'une juste rigueur ceux qui seraient tentés de
Ier AVRIL 1765. 223
m'opposer une semblable résistance. » Edouard se serait porté à regret à cette terrible extrémité ; mais enfin elle lui aurait paru indispensable. Puisqu'il se regardait comme roi de France, la conduite des bourgeois de Calais, devait lui paraître répréhensible. Je dis des bourgeois, parce qu'on jugeait les chevaliers sur d'autres principes. Pour me faire trembler sur le sort de ces six généreux citoyens, il fallait donner du sens et de la fermeté à Edouard, et non en faire un imbécile qui se fâche et se défâche à volonté.
Le succès de la tragédie du Siège de Calais, est un de ces phénomènes imprévus et singuliers qu'il serait, je crois, impossible de voir ailleurs qu'à Paris. Cette pièce a fait réellement un événement dans l'Etat, et depuis Ramponeau (1) et la comédie des Philosophes, je n'ai rien vu dont le public se soit occupé avec autant de chaleur et d'enthousiasme. Ceux qui ont osé, je ne dis pas la critiquer, mais en parler froidement et sans admiration, ont été regardés comme mauvais citoyens, ou, ce qui pis est, comme philosophes ; car les philosophes ont passé .pour n'être pas convaincus de la sublimité de la pièce..... Elle a eu dix-neuf représentations, si nombreuses, que deux heures avant le commencement de la pièce, il n'y avait pas moyen de trouver une seule place : tout était loué et retenu d'avance. L'auteur a été obligé de paraître cinq ou six fois, et, à la clôture du théâtre, ce furent les dames des premières loges qui l'appelèrent. Outre ces dix-neuf représentations, On a jugé à propos de. la jouer gratis pour le peuple, et elle a été représentée trois fois à Versailles devant le roi et la famille royale. Sa Majesté en a agréé la dédicace. Elle a accordé à l'au(1)
l'au(1) précédemment tom. II. p. 398.
224 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
teur une gratification de mille écus, outre Une médaille d'or, représentant d'un côté,le buste du roi, et de l'autre le génie'de la poésie dramatique, tenant un rouleau, avec les mots Corneille, Racine,- Molière, et qui nascentur ab illis (1). On a recommandé en même temps à M. de Belloy de ne traiter désormais que des sujets nationaux. C'est un conseil qu'il ne sera pas le seul à suivre, et Dieu sait combien nous allons voir tomber de pièces nationales! Le duc de Brissac, qui a conservé, au milieu de la confusion des rangs et des langues, le ton et les moeurs de l'ancienne chevalerie, a dit à M. de Belloy : « Monsieur, vous m'avez fait sentir le plaisir d'être Français ; s'il vous manque un acteur, vous pouvez compter sur moi. » Enfin, la pièce a été redemandée avec instance; on la reprendra, immédiatement après Pâques , à l'ouverture des théâtres, et l'on assuré que toutes les loges sont louées pour dix représentations. Les dix-neuf qu'elle a eues ont valu soixante mille livres à la Comédie... Au milieu de cet enthousiasmé, cette tragédie a enfin paru au grand jour de l'impression, quelques jours avant la clôture, et n'a pas soutenu cette redoutable épreuve avec autant de succès que celle du théâtre. On reprochait à un étranger, au service de France, de n'être pas bon Français, parce qu'il n'avait pas trouvé la pièce admirable à la première représentation. «Bon Français! reprit cet étranger; je voudrais que les vers de M- de Belloy le fussent autant que moi (2). » Cette; réponse fit fortune, et courut tout Paris, au milieu du plus grand engouement.. L'impression de la pièce a mieux fait sentir la nécessité de ce voeu patriotique. On
(1) Enéide, liv.III.
(2) Ce n'est pas à un étranger, mais au duc d'Ayen, que ce reproche était adressé, par Louis XV lui-même.
Ier AVRIL 1765. 225
n'a jamais rien vu d'aussi étrangement mal écrit, d'aussi dépourvu de style et d'harmonie que cette tragédie. Elle est assurément déchirante : si elle ne déchire pas le coeur elle déchire certainement les oreilles. Les vers de M. de Belloy ressemblent à un ramage d'oiseaux de nuit : c'est l'opposé du chant et de la mélodie. On y trouve une association de termes et des accouplemens de mots qui ne se sont jamais trouvés ensemble. La faiblesse du style empêche l'auteur de se servir de l'expression propre dans les choses les plus simples. Au lieu de se rendre à là tête de son camp, Edouard veut se rendre aux bornes de son camp. Ce monarque veut employer sur le maire de Calais son heureuse industrie. Vous croiriez qu'il veut le filouter; mais l'industrie d'Edouard doit se borner à attirer Saint-Pierre dans son parti. Ce bon maire peint ainsi la misère des assiégés :
Le plus vil aliment,. rebut de la misère, Mais aux derniers abois ressource horrible et chère, De la fidélité respectable soutien, *
Manque à l'or prodigué du riche citoyen.
Cela doit vouloir dire qu'il ne restait plus dans Calais de chien à manger, et qu'on n'en trouvait plus même pour de l'argent. Si Eustache est bon Français dans son coeur, il faut convenir que ses discours ne le sont guère; il parle ce jargon louche et barbare d'un bout de la pièce à l'autre.
•Je me suis bien trompé dans mes conjectures. Je m'étais flatté que si jamais on traitait des sujets, .français sur nos théâtres, on verrait disparaître ce langage faux et emphatique qui dépare la scène française, et qui en a banni la nature. Supposons, me disais-je, qu'un poète Tout. IV. 15
226 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE, -,
veuille faire la tragédie dé Henri IV, qu'il donne à son héros des pressentimens du riialheur dont il est menacé, cela sera à la fois historique et théâtral; car ce grand prince disait souvent ; « Ils me tueront si je ne sors d'ici. » Supposons que Henri, l'esprit obsédé de ces idées ,,et ne pouvant dormir, se lève avant lé jour, et aille frapper à la porte de l'appartement de Sully ; que celui-ci accourre à la hâte, et qu'étonné de voir le roi de si grand matin, il: lui dise en prenant une attitude'tragique :
Seigneur, quel important besoin Vous a fait devancer l'aurore de si loin ?
Incontinent disais-je, tout le parterre se mettra à rire. Je ne sais pourquoi ce discours emphatique, adressé "à Agamëmnon, cesse d'être ridicule; niais je sais que M. de Belloy, ou plutôt le publie, en applaudissant avec transport dés vers pleins d'enflure et de dureté dans la bouche d'un bourgeois de Calais, a fait évanouir toutes mes espérances. Il faudrait une révolution pour nous rapprocher de la nature, et cette révolution n'est pas aisée à prévoir, au moment où les talens médiocres reçoivent les honneurs qui n'appartiennent qu'au génie. Puisqu'il faut si peu de chose pour tourner la tête des Français, les Français n'auront incessamment que dé pauvres poètes. Il est vrai que cette première impulsion du public passée, la tragédie du Siège de Calais sera mise à sa place, et que la seconde pièce nationale de M. de Bellpy, si elle ne vaut pas mieux que celle-ci, court risque de tomber. O Athéniens, vous êtes des enfans !
M. de Belloy s'étend beaucoup dans sa préface et dans ses notes sur le fait historique qui fait le -sujet de sa pièce. Il est vrai que le philosophe, David Hume nie ce
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fait, que M. de Voltaire n'y ajoute pas une foi bien grande, et que M. le président Hénault l'a absolument oublié dans son Abrégé Chronologique. Cela prouve seulement que ce fait, très-intéressant pour Calais, ne l'était point assez ni pour la France ni pour l'Angleterrepour être consacré d'une manière à ne laisser aucun doute. Froissart seul, auteur presque contemporain, en a fait mention dans sa Chronique, et le silence des autres a fait douter aux esprits sages de la vérité du fait; mais le témoignage de Froissart est plus que suffisant peur la vérité théâtrale; je voudrais seulement que M, de Belloy en eût mieux profité. Alors nous aurions vu un SaintPierre, simple bourgeois de Calais, et les moeurs d'un bourgeois héros en contraste avec les moeurs de la chevalerie. Eustache n'aurait pas parlé d'exploits militaires qui ne le regardaient pas;,les six dévoués n'auraient pas parlé le langage des chevaliers de la pièce. Avec les moeurs et le langage de leur médiocrité, ils auraient montré un héroïsme d'autant plus louchant qu'il aurait paru plus rare dans leur condition; mais pour crayonner un tel tableau, Il faut du génie, et malgré le succès de M. de Belloy, la tragédie du Siège de Calais est encore à faire.... On a annoncé M.,de Belloy comme un homme, fort modeste; le ton de sa préface n'a pas soutenu cette réputation- Il y prend' le ton de maître. Il y promet une poétique, fruit de douze années d'études, et qui doit, dit-il, raffermir les principes fondamentaux qu'on ébranle à. force de discussions. Il y compare modestement sa pièce à la tragédie de Phèdre du grand Racine. «Ce chef-d'oeuvre du génie, dit-il, fut sifflé par le duc de Nevers et madame Deshoulières; pour moi, trop faible disciple de Racine, je me tiendrai fort honoré si je par-
228 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
viens à mériter des censeurs aussi illustres que lés siens. » Tout le.monde a appliqué ce dernier trait à M. le duc d'Ayen, M. le comte d'Ayen son fils, et madame la comtesse de Tessé sa fille, qui n'ont pas paru enthousiasmés de la pièce. Il est en vérité bien pardonnable à M. de Belloy d'avoir la tête un peu tournée; une meilleure que la sienne n'y aurait pas tenu-. Il dit. aussi quelque pari, que, dès le commencement, il défendit à son imagination de travailler au plan de. sa pièce; il peut se vanter d'avoir l'imagination du monde la plus docile..... Parmi les honneurs rendus à M. de Belloy; il faut compter la délibération de la ville de Calais. On avait aussi projeté d'envoyer l'Ecole Militaire en corps a une représentation de celte tragédie; mais on prétend 1 que le gouverneur s'y est opposé, disant que les élèves de cette fondation royale n'avaient pas besoin de puiser dans une pièce de théâtre les. sentimens qu'ils doivent au roi et à la patrie (I). Enfin, tout ce qui s'est passé depuis deux mois au sujet de cette tragédie est très curieux pour ceux qui aiment à étudier les moeurs publiques et à jeter un coup d'oeil philosophique sur. le caractère de là nation... Un barbouilleur obscur et anonyme ;a profité de la circonstance pour publier, sous \e titre d'Histoire d'Eustache de Saint-Pierre-(2),»un roman plat et insipide
(I) Le Siège de Calais fut joué dans toutes les garnisons de France, représenté et imprimé à Saint-Domingue, avec cette inscription : Première pièce de théâtre imprimée dans l'Amérique française: Il fut compté à l'auteur pour deux succès, et lui valut, avec Zelmire, la médaille promise par le roi aux auteurs qui réussiraient trois fois au théâtre, médaille qui ne. fut donnée qu'en cette seule occasion. La ville de Calais envoya au poète des lettres]; de citoyen avec une boîte d'or portant cette inscription : Lauream tulit, civicam recipit.
(BIOGRAPHIE UNIVERSELLE.)
(2) Histoire d''Eustache de Saint-Pierre au siège de Calais, Paris, Vente, 1765, in-12. C'est le dernier ouvrage de madame de Gomez.
1er AVRIL 1765. 229
des amours du fils de Saint-Pierre avec une prétendue mademoiselle de Guines.
M. de Belloy ignore son origine et ses parens. Un avocat eut soin de sa première jeunesse, et le destina au barreau.-Cet avocat eut alors l'ordre d'employer mille écus par an à son éducation; niais M. de Belloy, au lieu de suivre le barreau, se fit comédien. Alors il reçut une . lettre de cachet qui lui ordonnait de sortir du royaume sans lui donner aucun motif de cet exil. Il s'en alla donc en Russie, où il joua la comédie sous le nom de Desormes ou Desormoi (1). Il en revint au bout de quelques années. Il trouva son avocat mort. Plus de pension, plus de lettre de cachet. Il n'a jamais pu découvrir par qui cette lettre de cachet avait été obtenue, ni pour quelle raison elle avait été donnée. Depuis son retour, il s'est mis à travailler pour le théâtre, et c'est en 1765 qu'il a eu le bonheur de faire époque dans les fastes du Théâtre Français.
Sur le théâtre de la Comédie Italienne,'après le Serrurier est venu le Tonnelier (2), et l'on nous promet incessamment le Porteur d'eau.-(3). Le Tonnelier, qui était déjà tombé anciennement sur le théâtre de la Foire, méritait bien d'avoir cet honneur- de nouveau ; il a cependant soutenu quatre à-cinq représentations, et heureusement la clôture des théâtres est venue à son secours; M. Audinot, acteur de la Comédie Italienne, est Fauteur
(1) Grimm avait dit, tom. II, p, 304, que c'était- sous le nom; de Dormond,
(2) Représenté le 16 mars 1765. Celte pièce est tirée du conte du Cuvier de La Fontaine, :
(3) C'est un faux bruit, ou plus probablement une plaisanterie.de Grimm la Comédie Italienne n'a pas représenté de pièce de ce titre.
230 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
des paroles et de la musique (I). C'est une rapsodie détestable de quolibets et de doublés croches.
Les six commissaires dé là Faculté de Médecine, moitié fripons et moitié imbéciles, qui se sont déclarés contre l'inoculation, ont publié leur rapport, dont le résultat est qu'on ne doit pas même tolérer l'inoculation en France (2). Ges six commissaires sont l'Épine, Astruc, Bouvart, Baron , Vefdelhan et Macquart;; Leurs noms méritent d'être conservés, parce qu'il serait difficile de trouver des imposteurs plus impudens ; ils ont répété ; cent mauvais contes cent fois réfutés, et altéré tous lés" faits avec une effronterie incroyable. Il y en a plusieurs de ma connaissance artificieusement rapportés et défigurés par un tas de ' mensonges ; plusieurs personnes de distinction, qu'ils ont citées avec une audace inouïe, comme témoins de leurs assertions, ont réclamé dans les
papiers publics contre cette calomnie. Cette méthode est sûre pour ceux qui, comme Astruc et Bouvart, n'ont plus rien à perdre du côté de là réputation; car les réclamations disparaissent avec les feuilles périodiques;, et,, le gros recueil de mensonges reste à la satisfaction des sots, qui espèrent se donner un air de supériorité et de finesse, en disant d'un ton capable que tout Cela rend l'inoculation fort problématique. On peut se flatter que la Faculté donnera incessamment un décret contre cette
(1) Audinot était auteur du. Tonnelier tel qu'on le représentait à la foire; mais cette pièce n'ayant eu que peu ou point de succès , fut retouchée,par M. Quêtant, qui la mit dans l'état où on la représente aujourd'hui;
(M.Beuchot.)
(2) Rapport de six des douze commissaires nommés par la Faculté de Médecine à Paris, pour examiner, discuter les avantages et les incovéniens de , l'inoculation de la petite vérole, etc. etc); in-4° de 125 pages.
Ier AVRIL 1765, 231
pratique, et que l'auguste sénat de nosseigneurs de parlement, sur les conclusions de maître Omer Joly de Fleury, la proscrira absolument. C'est alors que tout le monde se fera inoculer en France. L'apôtre de l'inoculation, M. de La Condamine, n'a pas cru devoir se taire sur le mémoire des six fripons. Il a retracé en vers l'histoire de la querelle,sur le pain mollet, qui partagea tous les esprits, il y a cent ans. Le pain.mollet ne fit fortune dans Paris qu'après avoir été défendu par arrêt du parlement. Fontenelle avait bien raison de dire que les sottises des pères,sont perdues pour les enfans. M. de LaCondamine a pris le bon parti, c'est, de nous divertir aux dépens de notre propre imbécillité : la plaisanterie est toujours sûre de son effet en France, et la pièce de M. de La Condamine a fait grande fortune.
Mémoire pour servir à l'histoire des révolutions du pain mollet (1).
On connaissait le pain mollet Un siècle avant l'abbé Nollet ; On l'appelait, pain à la reine. Médicis, notre souveraine, t
L'ayant trouvé fort de son goût, En faisait son premier ragoût: Ainsi fit la cour et la ville ;
Chacun pensait faire un bon chyle ; Et le tout se passa sans bruit Jusqu'en six cent-soixante-huit, Que les boulangers de Gonesse, Ennemis nés du pain mollet, En vertu de leur droit d'aînesse, Voyant que ce goût prévalait. Par une mauvaise finesse (1) Imprimé sous le sitre de : Le Pain Mollet, poëme, 1768, in-1.2,.
232 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
Le dénoncent au parlement Comme un dangereux aliment. Lors les pères de la patrie, Réfléchissant sur leur santé, Somment la docte Faculté Dé déclarer sans flatterie Ce qu'on doit penser de la mie Que mâchent depuis soixante ans. Ceux même qui n'ont point de dents . Ne peut-elle pas s'être aigrie, Et par de secrets accidens Avoir troublé l'économie De leurs bénins tempéramens ?.! Vous connaissez les poisons lents Qui minent sourdement la vie : Chacun pour ou contré parie, . La Faculté de tous les temps Eut des Astrucs et des tyrans; Guy Patin en était despote. ■ Je tiens de bon lieu l'anecdote ; Il soutint que la mort vol ait - Sur les ailes du pain mollet. Mais Perrault, son antagoniste, Dit tout haut : « Je suis painmolliste., Messieurs, et je vous soutiendrai Que vous l'avez bien digéré. » i Patin reprend :« Mais la levure, "Et celle de Flandre surtout, Ce ferment d'une bière impure, Est un germe de pourriture . Contraire à l'humaine nature. Quel démon a soufflé le goût i De cette invention moderne ? — Moderne ! interrompit Perrault," Votre mémoire est en défaut ; ; Apprenez qu'au canton de Berne On on fit du temps d'Holopherne
Ier AVRIL 1765. 233 .
Mais ne recherchons pas si haut De la levure l'origine ; Je vous la montrerai dans Pline ; Je vois bien que maître Patin Sait mieux le grec que le latin: » Patin fait un saut en arrière, Et pour la levure de bière Chacun des deux docteurs est prêt De prendre l'autre à la crinière. La cour à leur ardeur guerrière Met les holà par son arrêt: « Défendons d'acheter ni vendre Levain ni levure de Flandre ;
Condamnons les contrevenans
En l'amende de cinq cents francs. »
Depuis ce temps, en conséquence, ,
C'est-à-dire depuis cent ans, Dans la capitale de France Il entre levains défendus ■ Chacun an pour vingt mille écus , Et de janvier jusqu'en décembre, Licenciés et bacheliers, Et présidens et conseillers Des enquêtes de la grand'chambre, En prenant du café au lait, Rendent hommage au pain mollet (1).
, Ce qu'il y a de vraiment plaisant, c'est que tout cela. s'est à peu près passé ainsi, et qu'on disputait il y a cent ans avec autant de chaleur contre le pain .mollet qu'on en montre aujourd'hui contre l'inoculation. Au reste,
(1) On trouve dans le Traité de la Police du commissaire de La Mare, livre iv, tous les détails de cette fameuse dispute Contre le pain mollet. Grosley (voir ses OEuvres posthumes, 1813, in-8°, tom. III, p. 173) prétend que quelques-unes des pièces rapportées par le commissaire ont été composées par Molière. (E.) Cette assertion-de Grosley n'a pas la moindre apparence de fondement.
234 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
M. de La Condamine est un homme de beaucoup d'esprit et de mérite. Son style , toujours-facile, noble, naïf et intéressant, lui assure une place parmi les meilleurs écrivains dé notre temps. Il a voyagé et étudié toute sa vie en philosophe. Un caractère gai, curieux outré me-; sure, vrai en tout, infatigable dans la recherche de la vérité, sans acception de personne ni de cause, le rend précieux à ceux qui aiment à voir des originaux. Sa curiosité insatiable sur tous les objets, jointe à une grande surdité, le rend souvent fatigant aux autres; quant à moi, il m'en a toujours paru plus piquant. Cette curiosité le porta, il y a quelques années, à assister au supplice du malheureux Damiens. Il perça jusqu'au bourreau , et là, tablettes et crayon à la main, à chaque tenaillement ou coup de barre, il demandait à grands cris : « Qu'est-ce qu'il dit? » Les satellites de maître Chariot voulurent l'écarter comme un importun ; mais le bourreau leur dit : «Laissez, monsieur est un amateur. » Rien ne prouve mieux le pouvoir des passions, puisque la simple curiosité a pu porter un homme, d'ailleurs plein de sensibilité et d'humanité, à se raidir contre le spectacle le plus horrible ' dont on puisse se former l'idée (I). Pendant son séjour à Londres, M. de La Condamine se promenait dans les rues muni d'un parapluie, d'un cornet à mettre dans l'oreille, d'un télescope, d'un compas, et d'un plan de Londres toujours déployé. Ses questions étaient d'autant plus multipliées qu'il n'enten(I)
n'enten(I) jour passant dans l'appartement de madame de Choiseul, , il ne put résister à la tentation de s'approcher derrière elle pour lire, ce qu'elle écrivait. Madame de Choiseul, qui s'en aperçut, continua d'écrire, en ajoutant : " Je vous en dirais bien davantage si M. de La Condamine n'était pas derrière moi, lisant ce que -je vous; écris. — Ah ! madame, s'écria La Condamine, rien n'est plus injuste, je vous assure que je ne lis pas. »
Ier AVRIL 1765. 235
dait pas la langue du pays. Il lui arriva une aventure fort plaisante qui lui fit faire un appel à toutes les nations, et l'on prétend que dans les théâtres de Londres qui servent à l'amusement de la populace, on le représenta dans l'accoutrement et avec tout l'attirail qu'il traînait après lui dans les rues de Londres.
On s'est enfin déterminé à brûler, par arrêt de la cour du parlement, le Dictionnaire philosophique portatif , et le même fagot, ainsi que le même arrêt, a servi à la brûlure des Lettres de la Montagne. Les auteurs respectifs de ces deux ouvrages ne seront pas contens dé cette association imprévue, qui les fait jouir des honneurs du même bûcher. Le feuillant ou capucin qui a l'honneur de fournir à M. Omer Joly de Fleury ses réquisitoires, s'est surpassé dans celui que ce grand magistrat a prononcé à cette occasion contre les progrès condamnables de la raison.
Madame Belot vient de publier la traduction de l' Histoire d'Angleterre, par M. David Hume, contenant celle des Plantagenets, deux volumes in-4° (1). On sait que le philosophe David Hume a d'abord composé l'Histoire de la maison de Stuart, ensuite celle des Tudors ; enfin, en remontant toujours, celle des Plantagenets, ce qui forme un corps complet de l'Histoire d'Angleterre. Madame Belot avait déjà donné la traduction de,l'Histoire des Tudors (2) ; elle vient de la compléter de celle des Plantagenets : et comme feu l'abbé Prévost nous a régalés d'une tra(1)
tra(1) de la maison de Plantagenet sur le trône d'Angleterre ,■ traduit de l'anglais de Hume, 1765, 2 vol. in-40.
(2) Voir tom. III, p. 194.
236 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
duction des Stuarts(I), nous pouvons nous flatter d'avoir une traduction entière et bien mauvaise de tout l'ouvrage de M. Hume. Je dis bien mauvaise, parce que l'abbé Prévost a traduit à la toise et avec la dernière négligence, et..,- que madame Belot n'est pas en état défaire même aussi bien que lui. Cette pauvre femme n'a ni le talent., ni le style , ni les connaissances qu'il faut pour une telle entreprise. Son style plat et bourgeois rend cette lecture pénible et dégoûtante. M. Hume dit quelque» part : « Ce gouvernement ne ressemblait pas ; mal à l'aristocratie polonaise ; » et madame Belot traduit : « Ce gouvernement' ressemblait assez à une aristocratie polie : » c'est qu'il,n'y a dans le mot anglais qu'une seule: lettre qui fait la différence entre polonais et poli (.2). Ma foi, quand on n'en sait pas plus long, il faut traduire des romans, si l'on a besoin de traduire ; mais il faut respecter des ouvrages aussi importans qu'un corps (d'histoire écrite par un philosophe. On a dit que M. Hume avait revu luimême les épreuves de cette traduction, et son séjour à Paris pouvait rendre la chose vraisemblable; mais cela n'est pas vrai. Au reste, les Anglais reprochent à M. Hume d'être un peu jacobite, et d'avoir écrit son Histoire avec cet esprit et dans ces principes. On vient de l'attaquer vivement, là - dessus , dans une brochure imprimée à Londres.
. M. l'abbé de Mably vient de publier des Observations sur l'Histoire de France, deux volumes in-12 de plus de quatre cents pages chacun. Vous trouverez dans cet ou(1)
ou(1) de la maison des Stuarts sur le trône d'Angleterre, traduit de. Hume, 1760, 3 vol. in-4°.
(2) PolisK, Polonais ; polished, poli.
Ier AVRIL I765. 237
vrage peu de vues neuves, peu d'idées profondes., mais des choses bien développées et des morceaux bien raisonnés. M. l'abbé de Mably est un écrivain un peu ennuyeux; il est bon et exact raisonneur; mais lorsque les raisonneurs ne sont pas lumineux, ils m'ennuient presque toujours. M. l'abbé de Mably a d'ailleurs de bons principes, et ne manque pas de hardiesse. On prévoit que ses principes de droit public français paraîtront trèshardis et très-déplacés au parlement, dont les prétentions actuelles se trouvent contrariées par les faits historiques. .
On a imprimé à Genève une brochure d'environ cent pages Sur la Destruction des Jésuites en France, par un auteur desintéressé (1). En effet, on ne soupçonnera pas cet auteur de partialité ; car, si les Jésuites sont traités suivant leur mérite, les Jansénistes "ne sont pas épargnés; et, en rendant hommage à la vérité, l'auteur peut se flatter à coup sûr d'être odieux aux deux partis. Il prétend que c'est l'esprit philosophique qui a détruit les Jésuites en France; je ne puis accorder tant d'honneur à la philosophie. C'est l'esprit de parti, c'est le jansénisme, qui, trouvant jour à user de représailles avec succès, a exterminé ses ennemis et ses persécuteurs. Il est bien vrai que les progrès de l'esprit philosophique ont laissé les spectateurs de cette lutte mémorable dans la plus belle indifférence, au lieu qu'ils auraient été assez imbéciles, il y a cinquante ans, pour prendre fait et cause pour l'un des partis, et pour faire de cette triste querelle le sujet d'une guerre civile. Au reste, cette brochure est écrite sèchement et lâchement, et ce n'est pas là un morceau à
(1) 1765, in-12. Cet écrit se trouve tom. II, p. n et suiv. des OEuvres complètes de d'Alembert, Paris, Belin , 1821, in-8°.
238 ' CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
mettre à côté des Lettres provinciales, ou de ce chapitre de M. de Voltaire sur le jansénisme, qui est un chef-d'oeuvre de style et de plaisanterie (i). Beaucoup de contes et de traits sont amenés sans art et sans goût dans la brochure dont je parle; et, quoique écrite avec gaieté et avec un esprit philosophique, elle n'est ni fort amusante, ni bien intéressante à lire. On ne la connaît pas ; encore à Paris ; mais elle fera grand bruit. Elle est généralement attribuée à M. d'Alembert, et moi, dont le métier est de se connaître en manière et en faire, je dis aussi qu'elle est de ce philosophe. C'est ce qu'il a écrit déplus hardi. '
La Gazette de France s'occupe, depuis quelques mois, à consacrer dans ses fastes des exploits d'une nouvelle espèce. A chaque ordinaire, on trouve un récit pathétique des ravages de la bête féroce dans le Gévaudan., et des actions héroïques et mémorables que lès entreprises de cet animal furieux occasionent. Aujourd'hui, c'est une mère qui défend avec un courage incroyable trois de ses enfans; d'autres fois, c'est une troupe de cinq enfans qui met la bête féroce en fuite. Le plus âgé d'entre eux, l'illustre Portefaix, n'ayant pas tout-à-fait onze ans, fait des prodiges de valeur, et fournit à là' Gazette de France le. sujet d'un article plein d'héroïsme. Comme les auteurs de la Gazette ne sont que des historiens, on pourrait leur demander sur la foi de qui ils rapportent, tant de merveilles; car, remarquez que tous j les exploits du jeune Portefaix cessent d'avoir lieu, s'il ! s'y-trouve un témoin digne de foi. Ce témoin apparemment l'aurait dispensé, par ses secours, de donner tant de preuves d'une intré(1)
intré(1) XXXVII du Siècle de Louis XIV : Du Jansénisme.
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pidité au-dessus de son âge. C'est donc sur le témoignage de cinq enfans qu'on raconte ces hauts faits! Ajoutez à ces cinq enfans, les enfans qui rédigent; la Gazette de France, et les enfans qui ajoutent foi à ces pauvretés, et vous aurez bien des enfans. Quoi qu'il en soit, un poète inconnu vient de publier un poëme épique en deux chants, intitulé Portefaix (1). Ce qu'il y a de plus recommandable dans ce chef-d'oeuvre, c'est son étendue : elle se réduit à une feuille de cinq pages et demie.... M. de Buffon, qui n'a pas îout-à-fait autant de goût pour le merveilleux que les auteurs de la Gazette de France, prétend que l'histoire de la bête-féroce du Gévaudan est celle de plusieurs gros loups qui disparaîtront au retour de la belle saison : c'est ainsi que l'antiquité fabuleuse attribue à un seul Hercule les travaux de plusieurs héros. Le peuple, victime de ces ravages, prétend au contraire que la bête féroce n'est autre chose qu'un sorcier déguisé qu'il est inutile de chasser; Un paysan, honnête homme et digne de foi, a même déposé juridiquement que cet animal, en faisant un saut prodigieux à côté de lui, lui a dit en passant, à l'oreille : « Convenez que, pour un vieillard de quatre-vingt-dix ans, ce n'est pas mal sauter. ».
Paris, 15 avril 1765.
La Providence, dont les desseins sont impénétrables, a choisi, de toute éternité, la tragédie du Siège de Calais pour marquer l'époque des plus grands événemens : celui qui s'est passé aujourd'hui à la Comédie Française sera compté par la postérité au nombre de ces révolutions étonnantes.qu'aucun effort de sagacité humaine n'aurait pu ni prévoir ni prévenir.... Nous étions tranquilles
(1) Portefaix, poème héroïque; Amsterdam et Paris, 1785, in-8°.
240 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
dans nos foyers, et pleins d'assurance que le Siège de Calais serait repris avec autant de succès que de courage dans le jeu; de paume, connu sous-le nom de l'Hôtel des Comédiens ordinaires du roi. Les affiches avaient annoncé l'ouverture des différens théâtres de cette capitale; après une interruption de trois semaines accordée à l'intrépide Aliénor, au généreux Eustache, au victorieux Edouard, et à l'infatigable parterre, pour faire leurs pâques et reprendre haleine, on s'attendait à les voir poursuivre les travaux de ce Siège avec une nouvelle ardeur, soutenue par l'inépuisable patience de la nation à s'entendre louer; mais, ô fatale sécurité! Un orage imprévu éclate presque aussitôt qu'il se forme; une catastrophe subite porte la combustion dans;le parterre, dans les.loges, dans la salle entière; et après avoir fait lever brusquement le Siègeede Calais , ce feu se répand en dehors de proche en proche avec la même rapidité, se glisse dans tous les cercles, gagne tous les soupers, et communique à tous les esprits une chaleur qui produit un incendie universel : tel, au dire des poètes auvergnats et limousins, le nocher, trompé par un calme profond, se trouve assailli par la tempête, sans même en avoir soupçonné les approches. Mais, pour rendre raison de ce qui est arrivé ce soir-à la Comédie Française, il faut développer ici les ressorts de ce grand et étrange événement.
Le sieur Dubois, honoré depuis vingt-neuf ans de la confiance de tous les héros tragiques, confident né des Agamemnon, des Hippplyte, des Mahomet, chargé de l'emploi honorable de faire au parterre tous ces beaux récits qui rendent nos tragédies si vraisemblables, s'exerçant aussi avec succès dans les rôles; de simple valet, lors-
15 AVRIL I765. 24l .
qu'il daignait quitter le cothurne de Melpomène pour le brodequin de Thalie; le sieur Dubois,. dis-je, jouait dans le.Siège de Calais le personnage de ce généreux Mauny, si attendri sur le sort des six dévoués, si délicat d'ailleurs sur le point d'honneur. L'histoire dit que la conduite privée de cet illustre acteur ne s'accordait pas parfaitement avec les principes sévères du général anglais; ce n'est pas la première fois que l'homme public et l'homme privé ne se ressemblent point ; les grands acteurs en sont souvent logés là : le noble Dubois, si pathétique dans ses récits, souvent si compatissant, si patriotique sur le théâtre, passait, quand il en était descendu, pour escroc
et tant soit peu fripon Affligé d'une maladie qui ne
respecte ni le héros, ni le confident, et qu'on peut gagner dans les fatigues de la guerre comme dans l'oisiveté de la paix, l'illustre Dubois s'était adressé, pour se faire guérir, à un petit chirurgien du coin, reçu à Saint-Côme. Les soins du petit chirurgien avaient répondu aux voeux du public ; mais le sieur Dubois ne répondit pas aux voeux du petit chirurgien : sa mémoire, surchargée de rôles de théâtre, ne lui permit point de songer à ses affaires particulières ; il oublia d'abord de payer son chirurgien, malgré de fréquens monitoires, et il finit enfin par oublier qu'il ne l'avait pas payé.... Le chirurgien, avec une mémoire plus heureuse, ne réussissant pas à persuader l'homme qu'il avait eu le bonheur de guérir, le fit citer en justice. O J. J. Rousseau, toi qui, dans un de tes écrits, as si bien développé les dangers du métier de comédien ; toi qui es chrétien à peu près comme Jésus-Christ était juif; toi qui tournes, comme lui, autour des honneurs du martyre, dont le ciel veuille te préserver mieux que lui, que ton triomphe est grand dans la personne du noble Dubois, TOM. IV. 16
242 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
et que son exemple nous prouve bien la vérité de tes principes! Cet acteur joue, entré autres, le rôle dé M, Frélon ou Wasp dans la comédie de l'Écossaise; M. Frelon est, comme vous savez, un homme qui, pour ne rien risquer, aime mieux jurer que parier, quand il n'est pas sûr de son fait : le sieur Dubois, trop plein de son rôle, crut pouvoir le jouer en justice; et ne pouvant parier d'avoir payé le petit chirurgien, il s'offrit de l'affirmer par serment. Blainville, son (camarade, sous-con— fident de son métier,. et aussi mauvais sujet dans sa. conduite qu'au théâtre, voulut, bien se porter pour témoin, d'un paiement qui n'avait pas jeté fait.... Le procureur du chirurgien né perdit pas la tête. Voyant que son adversaire n'était pas à un faux serment près, il fit imprimer un mémoire en faveur de son client, dans lequel il soutint que ni le serment du sieur Dubois, ni celui du sieur Blainville n'étaient recevables en justice, attendu qu'ils exerçaient tous les deux un métier infâme. Cette affaire fit du bruit. La Comédie voulut prendre fait et cause pour ses acteurs, et se procurer satisfaction de l'insulte publique faite à l'état de comédien. Jamais occasion ne parut plus propre à faire abolir enfin un préjugé honteux et humiliant pour une nation éclairée; mais lorsqu'on en vint à l'éclaircissement des faits', il se trouva que les sieurs Dubois et Blainville jetaient des fripons. Cette découverte obligea à changer de conduite; la troupe paya le chirurgien; et après avoir pris l'agrément de messieurs les premiers gentilshommes de la chambre du roi, dont elle pouvait se passer, elle raya les deux fripons du tableau des Comédiens ordinaires du roi... La retraite forcée du sieur Dubois ne devait faire aucun tort a la reprise du Siège de Calais ; le sieur Bellecour s'était chargé
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du rôle de Mauny, et l'on espérait de pousser le siège avec autant de bonheur qu'avant la clôture. Déjà les affiches de la Comédie l'annoncent au public; mais le destin en avait ordonné autrement, et la levée du Siège de Calais était écrite dans son livre d'airain pour le lendemain de la Quasimodo.,.. Le malheur du sieur Dubois avait touché le coeur de sa fille, actrice de la Comédie Française, et, après mademoiselle Clairon, frêle, mais unique espérance du public. L'aimable Dubois, animée de cette piété filiale qui mène droit à l'héroïsme, entréprend de sauver son père, à quelque prix que ce soit; le pouvoir de ses charmes, que l'intérêt et le malheur rendent encore plus touchans, lui assure un,triomphe facile : elle part, et se résigne à son sort. Dût-elle sacrifier jusqu'au repos de ses nuits , dût-elle donner pour rien ce qu'on lui paie chaque jour au poids de l'or, son parti est pris, et il ne sera pas dit qu'elle ait mis des bornes à sa tendresse filiale. L'histoire prétend que la beauté, selon l'usage, trouva les dieux propices ; qu'un des premiers gentilshommes de la chambre, se rappelant lés anciennes bontés de la belle Dubois, ne put là voir dans cet état de désespoir sans lui en demander de nouvelles, et sans lui promettre de finir ses malheurs. Quoi qu'il en soit, tout est changé en un instant. Les premiers gentilshommes avaient agréé, et même ordonné le renvoi du sieur Dubois, et ce matin vers le midi, ils envoient ordre à la Comédie.de jouer le Siège de Calais avec le sieur Dubois.,.. A cette révolution inattendue, les comédiens, pétrifiés, se regardent et se consultent : aucun ne veut jouer avec un fripon exclu de la troupe par déclaration unanime; Aliénor-Clairon se trouve incommodée, et se met dans son lit; Le Kain et Mole disparaissent; plus d'Edouard, plus de Harcourt;
244 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
Eustaclie-Brisard, le courageux Eustache déclare que rien ne pourra le déterminer à, se trouver dans les murs de Calais à côté d'un fripon.
Cependant l'heure de la représentation approche. Le public est assemblé. Les partisans de la belle Dubois font plaider sa cause dans le parterre et dans les corridors; elle-même, ses beaux cheveux épars, se promène en suppliante de loge en loge, et tâche d'émouvoir les coeurs en faveur d'un père infortuné contre la délicatesse excessive de ses camarades. La toile se lève. Le timide et maussade Bouvet, ses gants blancs à la main, s'avance pour faire, le compliment d'entrée. « Messieurs, dit-il, nous sommes au désespoir de ne pouvoir vous donner le Siège.. .—Point de désespoir, s'écrie le parterre, le Siège de Calais, et; Dubois! » Ce bruit terrible se communique en un instant du parterre à l'orchestre, aux logés, à la salle entière. La garde fait.mine de vouloir rétablir la tranquillité ; elle est obligé de se tenir elle-même tranquille, de peur déplus grands malheurs. Préville, le charmant Prévillé, paraît pour commencer la comédie du Joueur qu'en avait substituée au Siège de Calais; il est sifflé à deux reprises, et obligé de se retirer. Le tumulte s'accroît, on n'entend plus que des cris forcenés : «Les Comédiens sont des insolens! Au cachot, les insolens! A l'Hôpital, la Clairon ! Au cachot tous ces coquins !» Cette frénésie dure jusqu'à sept heures, sans' qu'on veuille rien écouter. Enfin, on baisse la toile, on rend l'argent; la combustion de la salle se répand, dans'■ l'instant, dans tout Paris, qui condamne les Comédiens sans miséricorde, et sans savoir de quoi il est question... Charmant public, que tu es aimable dans tes jugemens! Qu'on est heureux de te servir, toi, qui sais si bien oublier en un moment tous les services' passés, et qui aimes à outrager ce que
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tu as applaudi vingt ans de suite! Sans doute, qu'il y a à gagner pour toi d'avilir les talens qui contribuent à ton amusement et à ta gloire, puisque tu sais l'y livrer de si grand coeur. Avec cette noble reconnaissance, tu ne saurais manquer d'avoir de grands génies, de grands artistes, de grands talens. Charmant public, que tu es aimable dans tes jugemens!
Le digne et bonnête Eustache - Brisard, et le comte de Melun, vulgairement dit Dauberval, qui a pareillement refusé déjouer avec Dubois, ont été arrêtés et mis au Fort-l'Évêque... Le lendemain 16, le théâtre est resté fermé, et mademoiselle Clairon, quoique malade, a été conduite au Fort-l'Évêque... Le surlendemain 17, on a affiché, à deux heures après midi, la comédie du Chevalier à la mode. Avant de commencer la pièce, Bellecour a paru et a demandé humblement pardon au public, au nom de la troupe, de lui avoir manqué. On dit que ce compliment, qui est un chef-d'oeuvre de bassesse et de platitude, a été dicté et prononcé par un ordre supérieur. Le parterre l'a généreusement applaudi. On avait pris les plus grandes précautions pour assurer-la tranquillité du spectacle; toute la salle était farcie d'exempts de police et de sergens des gardes ; le lieutenant général de police s'y était transporté en personne : tout s'est passé paisiblement... Le même jour, Le Kain et Mole se sont rendus en prison. Tous.persistent dans la résolution de. ne point jouer avec un fripon. Le noble Dubois n'a plus paru dans le public, et Paris attend avec la dernière impatience la décision d'un procès qui tient tous les esprits en suspens.
246 CORRESPONDANCE LITTERAIRE 9
Compliment prononcé par Bellecour.
«Messieurs,
«C'est avec la plus vive douleur que nous nous présentons devant vous. Nous ressentons avec la plus grande amertume le malheur de vous avoir manqué. Notre ame ne peut être plus affectée qu'elle l'est du tort réel que nous avons. Il n'est, aucune satisfaction que l'on ne vous doive. Mous attendons avec soumission les peines qu'on, voudra bien nous imposer, et qui ont été déjà imposées à plusieurs de nos camarades. Notre repentir est sincère, et ce" qui ajoute encore à nos-regrets, c'est d'être forcés de renfermer au fond de nos coeurs les sentimens de zèle, d'attachement et de respect que nous vous devons, et qui doivent vous paraître suspects dans ce moment-ci. Le temps seul en peut prouver la réalité. C'est; par nos soins et les efforts que nous ferons pour contribuer à vos amusemens, que nous espérons vous ôter jusqu'au moindre souvenir de notre fauté; et c'est des bontés et de l'indulgence dont vous nous avez! tant de fois honorés, que nous attendons la grâce que nous vous, demandons, et que nous osons vous supplier de nous accorder. »
M. de Bellay-, très-honnêtement, a retiré, sa tragédie! le lendemain de la bagarre, pour qu'elle ne puisse pas servir de prétexte à quelque violence envers les Comédiens... Les prisonniers, et surtout mademoiselle Clairon, ont reçu des visites sans fin : tout le quai du Fort-l'Evêque était garni de carrosses du matin au som.. La maladie de mademoiselle Clairon augmentant toujours, elle a eu la permission de retourner chez elle, le 21 de ce mois, à
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neuf heures du soir, avec défense de recevoir la visite de ses camarades, et de voir plus de six ou sept de ses intimes amis.
Depuis le jugement souverain des requêtes de l'hôtel, nos jeunes poètes ont recommencé à s'exercer sur la tragédie de Toulouse. M. Blin de Sainmore a fait une héroïde de Jean Calas à sa femme et ses enfans(I); un autre a fait parler l'infortuné Calas sur l' échafaud (2). un troisième a fait parler l'Ombre de Calas le suicide à sa famille. (3). Il n'est que trop vrai que le parlement de Toulouse s'est assemblé pour se consulter sur ce qui serait de sa dignité dans cette occasion. Le procureurgénéral, dans un discours public adressé à ces pères de la patrie, leur a dit: «Messieurs, si l'un de vos arrêts vient d'être cassé par un tribunal peu versé en matières criminelles, et notoirement incompétent, vous en êtes assez vengés par la justice que vous rend la nation... » Si le sort des pères de la patrie qui ont assassiné Jean Calas dépendait de la justice de la nation, ils iraient aux galères expier le plus horrible des forfaits. On ne voit pas sans horreur les efforts que font ces hommes de sang pour se conserver le droit de rouer les innocens ; l'on voit avec plus de douleur encore les ménagemens dont on en use envers ces juges coupables, et qui se manifestent jusque dans le ton et la tournure du jugement des requêtes de l'hôtel. On y affecte d'attribuer toute la faute de cette procédure inouïe aux capitouls de Toulouse, comme si le parlement
(1) Paris, Jorry, 1765, in-8°.
(2) Calas sur l'échafaud à ses juges; Bayonne et Paris, veuve Pierres , 1765, in-12. -
(3) L'Ombre de Calas le suicide à sa famille et à son ami; Amsterdam et Paris-, Caillau, 1765,in-8°.
248 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
n'avait pas confirmé et exécuté tout! ce qui avait été fait en; première instance. On permet bien à cette malheureuse famille de prendre ses jugés à partie; mais je ne vois pour elle dans cette permission que des dépenses effrayantes, et peut-être sa ruiné entière. C'était au- ministère public à poursuivre les assassins de Jean Calas : la cause de cet infortuné est celle dé tous les citoyens. Si la vengeance publique se tait en faveur de ces hommes abominables, s'ils sont devenus inattaquables pour avoir acheté un office de conseiller au parlement , comment une famille infortunée, épuisée de moyens et de courage, réussirait-elle à se procurer, a force de poursuites et de dépenses, une satisfaction qu'il serait de la plus étroite obligation du gouvernement de lui faire donner de la manière la plus éclatante?... Après l'assassinat juridique de ce père de famille, le domaine s'est emparé;
-de son bien, Comme confisqué au profit du roi , et a dissipé le patrimoine, de la veuve et de l'orphelin. Rien n'est plus douloureux que les détails de cette tragédie. ! Jean Calas était un honnête marchand ; sa fortune, y complus le fonds de son magasin, se montait a plus de cent mille livres; la plus grande partie de ce bien a été absorbée par les frais, ou, pour mieux dire, par les rapines de la justice, qui fait aux créanciers de cet infortuné une banqueroute de quarante à cinquante mille livres. La veuve reste, avec cinq enfans et la vieille servante, âgée de soixante-dix ans., si respectable par! sa
.simplicité et par sa fermeté , sans autre secours que celui ! de la générosité publique, et une somme de vingt— quatre mille livres que le domaine, dit-on, sera obligé de lui restituer par forme de douaire; mais il est bien à craindre que les sources des bienfaits publics ne tarissent
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à la longue : plus elles ont été abondantes, plus il faut craindre de les voir diminuer. Les frais du procès seul, jusqu'au jour .du jugement souverain, ont monté à plus de cinquante mille livres, fournies par la bienfaisance publique. Il en coûtera un argent immense à cette famille déplorable pour faire signifier ce jugement à tous les greffes; il lui en coûtera surtout pour le faire signifier au parlement de Toulouse : l'huissier qui se chargera de cette commission épineuse se fera payer à proportion des risques qu'il court. Le procureur-général des requêtes de l'hôtel ne s'est chargé que du soin de faire afficher le jugement souverain dans Paris.
Toute cette malheureuse famille a été présentée au roi et à la famille royale. Le roi lui a accordé une gratification de trente-six mille livres une fois payée; savoir : dixhuit mille livres à la veuve, six mille livres à chacune des deux filles, trois mille au fils Pierre Calas et trois mille à la servante. M. le contrôleur général a annoncé à madame Calas qu'il lui paiera cette somme en trois ans, à raison de douze mille livres par an. Cet arrangement rendra le bienfait du roi peu efficace. Dans la détresse qui est à redouter pour ces infortunés,-nous apprenons qu'on a ouvert en Angleterre une souscription en leur faveur, et nous voudrions imiter de loin ce généreux exemple, bien fâchés que nos moyens répondent si peu à nos intentions. M. de Carmontelle, lecteur de M. le duc de Chartres, sans être un académicien profond , dessine avec beaucoup d'agrément et de facilité; il sait surtout saisir avec la ressemblance l'esprit et le caractère d'une figure, et c'est ce qui suffit à nôtre projet. Il a fait le tableau de "toute la famille de Calas. La veuve est assise dans un fauteuil ; on voit dans l'altération de ses traits et
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de son visage les traces de.son infortune. Sa fille aînée, d'une aimable figure, est assise à côté d'elle, la tête appuyée sur son bras. La fille cadette est ;debout derrière sa mère, et appuyée sur son fauteuil ; cette fille cadette est de la figure la plus agréable et la plus intéressante ; elle ressemble à une Vierge du Guide ; l'impression du malheur donne à ses grâces naturelles je ne sais quoi de touchant et d'attendrissant. Ces trois figures, dont la ressemblance est parfaite, ont les yeux fixés sur le jeune Lavaysse, qui est debout vis-à-vis d'elles et qui leur lit le Mémoire d'Elie de Beaumont; derrière lui, Pierre Calas fils lit par-dessus ses épaules avec lui. Entre.ce groupe et celui de la mère et des filles, on, voit la vieille servante, toute droite, écoutant cette lecture. Pierre Calas est celui de la famille que le malheur paraît avoir le plus aigri ; son ame a de la peine à reprendre de la sérénité. Le compagnon de son malheur, Lavaysse, est d'une figure aimable et douce. L'ensemble de ce tableau sera donc intéressant de toutes manières. Notre projet est de le faire graver et d'en offrir la planche à madame Calas. Nous ne ' pouvons partager avec personne le bonheur de contribuer, aux frais de la gravure; il est juste que le petit nombre d'amis à qui cette idée est venue en conserve le privilège exclusif; mais nous comptons faire ouvrir une souscription pour l'estampe au profit de cette famille si digne de l'intérêt de toute l'Europe (i). Chacun pourra y prendre part suivant ses facultés, et je voudrais bien avoir le bonheur d'être chargé de beaucoup d'ordres et decommissions pour cette souscription; rien au monde ne serait plus satisfaisant pour moi que d'obtenir cet avantage sur
(i) Ou publia alors un Projet de souscription pour une estampe tragique et morale, in-8° de 11 pages.
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mes rivaux. Nous n'offrirons pas au public un chef-d'oeuvre de gravure, mais nous lui offrirons les traits de la vertu et de l'innocence barbarement outragées et faiblement vengées : ce tableau est sans prix, s'il peut servir aux coeurs sensibles de prétexte pour remplir les vues de leur bienfaisance,... Tout est affreux dans l'histoire de cette déplorable aventure. A peine la mère est-elle cachée un mois après l'assassinat juridique de son mari, que la maréchaussée vient pénétrer dans cet asile de douleur, pour lui arracher ses deux filles en vertu d'une lettre-decachet. On sépare les deux soeurs, on les met dans deux couvens différens, pour les convertir à la religion romaine. L'aînée éprouve dans son couvent beaucoup de duretés; la cadette, par une douceur angélique, met tout le sien dans son parti; ce n'est que lorsque leur cause est devenue un sujet de scandale et de douleur pour toute l'Europe, que le cri public force enfin le gouvernement de rendre à la mère ses enfans. Si nous osions jamais nous vanter à la postérité des lumières de notre siècle et des progrès de l'esprit philosophique, elle nous montrerait sans doute la tragédie de Toulouse comme un sujet d'éternelle confusion. Que pourrions-nous opposer à cette marque d'opprobre? L'homme qui, après s'être fait admirer de toute l'Europe par son génie et par ses talens divers, fut assez courageux pour plaider la cause de l'innocence contre le fanatisme, et assez heureux pour procurer à la vertu opprimée une justice et des dédommagemens tardifs. II est beau d'avoir fait la Henriade, mais qu'il est doux d'avoir servi de protecteur à la veuve et à l'orphelin !
Le jeune Lavaysse n'a point eu de part aux grâces du roi ; son père, célèbre avocat au parlement de Toulouse,
252 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
jouit, outre une grande réputation, d'une fortune honnête. Quoique ce procès lui ait coûté une somme considérable, il est fort content d'avoir été oublié. Je ne sais si ceux qui l'ont oublié doivent être aussi contens que lui.
On ne saurait dire que ce siècle philosophique ait été . favorable à la fortune des philosophes ; la génération suivante pourra être plus équitable : de tout temps la reconnaissance a été un enfant posthume. Le philosophe Diderot, après trente années de travaux littéraires, se trouvait dans la nécessité dé se défaire de sa bibliothèque, afin de pourvoir à l'éducation d'une fille unique. Il avait cherché inutilement un acquéreur depuis quatre à cinq ans, lorsque je m'avisai de faire proposer cette bibliothèque à l'impératrice de Russie par M. , le général Belzky, que j'avais eu l'honneur de connaître pendant son séjour en France. La réponse qu'il vient de me faire est conçue en ces termes :
« La protection généreuse, Monsieur, que notre auguste souveraine ne cesse d'accorder à tout ce qui a rapport aux sciences, et son estime particulière pour les sàvans, m'ont déterminé à lui faire un fidèle l'apport des motifs qui, suivant votre lettre du 10 février dernier, engagent M. Diderot à se défaire de sa bibliothèque. Son coeur compatissant n'a pu voir sans émotion que ce philosophe, si célèbre dans la république des lettres, se trouve dans le cas de sacrifier à la tendresse, paternelle l'objet de ses délices, la source de ses travaux et les compagnons de ses loisirs. Aussi S, M. Impériale, pour lui donner une marque de sa bienveillance, et l'encourager à suivre sa carrière, m'a chargié de ne faire pour elle l'acquisition de cette bibliothèque au prix de quinze
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mille livres que vous proposez, qu'à cette seule condition que M. Diderot, pour son usage, en sera le dépositaire jusqu'à ce qu'il plaise à S. M. de la faire demander. Les ordres pour lé paiement de seize mille livres sont déjà expédiés au prince Galitzin, son ministre à Paris. L'ex- , cédant du prix, et toutes les années autant, est encore une nouvelle preuve des bontés de ma souveraine pour les soins et les peines qu'il se donnera à former cette bibliothèque. Ainsi c'est une affaire terminée. Témoignez, je vous prie, à M. Diderot, combien je suis flatté de l'occasion d'avoir pu lui être bon à quelque chose.
« J'ai l'honneur d'être, etc. Signé, J. BETZKY. »
Cette lettre est du 16 mars. Jamais bienfait n'a été
mieux placé ni accordé avec plus de grâce. Là tournure eh est neuve. S. M. Impériale achète la bibliothèque* du philosophe pour qu'il puisse la garder, et elle lui donne cent pistoles tous les ans pour le dédommager du malheur d'avoir conservé ses livres.
MAL
Paris , le ler mai 1765.
J'AI eu occasion de parcourir rapidement un ouvrage dont il n'y a pas peut-être encore trois exemplaires à Paris, et qui vraisemblablement exercera la vigilance de la police, toujours attentive à nous préserver du venin de la philosophie. Cet ouvrage porte pour titre la Philosophie de l'histoire, par feu l'abbé Bazin, volume in-8
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de 336 pages (I). On lit après le frontispice la dédicace suivante : « A très-haute et très-auguste princesse Catherine II, impératrice de toutes les Russies, protectrice des arts et des sciences, digne par son esprit de juger des anciennes nations, comme elle est digne par son génie de gouverner la sienne. Offert très-humblement par le neveu de l'auteur. » Cette manière de dédier est simple et noble, et devrait être substituée à ces épîtres fastidieuses qui sont d'usage. .
Je plains de tout mon coeur les critiques qui vivront dans deux mille ans. Gomment feront-ils pour percer jusqu'à la vérité à travers toutes ces fictions qui l'entourent, qui ne donnent pas le change aux contemporains, mais qui causeront à la postérité des embarras sans fin. Depuis que l'invention de l'imprimerie, a fait des livres un effet public et commerçable, l'injustice, l'intolérance, la persécution ont rendu ces fictions indispensables, et réduisent tout philosophe à la nécessité démentir pour sa sûre té. Les livres imprimés à Paris portent sur le.titre Amsterdam, Londres, Berlin, Genève; dans d'autres pays on se permet d'autres mensonges; aucun auteur un peu hardi ne veut avoir écrit dans le lieu de son séjour. Tantôt il emprunte des noms connus, tantôt il en invente pour mettre. ses ouvrages sur leur compte; et lorsque nous serons parvenus aux honneurs de l'antiquité, ; comment le pauvre critique fera-t-il pour démêler la vérité au milieu de toutes ces supercheries?...,. Je vois d'ici combien feu M. l'abbé Bazin donnera de fil à retordre aux savans commentateurs de l'année 3760, qui probablement aura pour ère vulgaire quelque autre époque différente de là nôtre; ils. se donneront au diable, supposé qu'il y en ait
'(.() Imprimée depuis comme introduction , en tête de l'Essai sur les Moeurs.
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alors, pour savoir qui était cet abbé Bazin. Les uns diront que c'est un nom historique ; et. feront de savantes recherches sur la vie et sur les ouvrages de M. l'abbé Bazin, qui n'aurait pu prendre, diront-ils, la qualité de feu s'il n'avait jamais vécu, attendu qu'il faut vivre pour pouvoir décéder; les autres soutiendront que ce nom est supposé, allégorique, hiéroglyphique. Parmi ces derniers, ceux qui ont un peu d'imagination diront'que bazin était, une espèce d'étoffe de toile très-fine et très-blanche, quoique de contrebande en France, et que ces trois qualités lui étant communes avec la candeur et la vérité dont un historien doit faire profession, l'auteur de la Philosophie de l'histoire avait pris le nom de Bazin par allusion. Sur quoi les premiers prouveront l'existence réelle de M. l'abbé Bazin ; ils soutiendront que ce grand homme a eu de tout temps le dessein d'écrire une histoire depuis ce qu'on savait au dix-huitième siècle de l'origine dumonde jusqu'au temps où Charlemagne a donné, après l'invasion des barbares, une nouvelle forme à notre Europe. « Cela est si vrai, diront-ils, que la mort l'ayant empêché de mettre la dernière main à son ouvrage, son neveu et son héritier le présenta tel qu'il était à l'illustre Catherine, qui en effet gouvernait alors la Russie avec autant de génie que de gloire, comme tant de monumens subsistans de son règne le prouvent encore aujourd'hui. Bien plus, il est évident qu'un autre écrivain célèbre de ce siècle, appelé Voltaire, a pris l'ouvrage de l'abbé Bazin à l'époque où il finit, et l'a continué à peu près sur le même plan dans un Essai sur l'histoire générale qui nous a été heureusement conservé. » Ma foi, ceux-ci, sans s'en douter, approcheront un peu de la vérité; mais s'il se trouve parmi eux un abbé Galiani, il leur dira : «Mes-
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sieurs, vous êtes des imbéciles. Ne voyez-vous pas que dans ce dix-huitième siècle il était très-danger eux d'écrire la vérité, et que les philosophes étaient obligés de se servir de toutes sortes de ruses pour faire deviner leurs pensées, ou pour se!soustraire à la persécution en les publiant? Pourquoi, auraient-ils tant vanté les principes de tolérance qui régnaient dans les cours du Nord, et la protection dont -les souverains des contrées septentrionales honoraient les lettres et la philosophie,-s'ils avaient trouvé chez eux la même protection et la même tolérance? Sachez donc que cet abbé Bazin n'est autre que Voltaire lui-même; reconnaissez dans son ouvrage les mêmes principes, le même style, la même manière que dans l'Essai sur l'histoire générale, et comprenez qu'après avoir composé cet Essai, qui commence par le siècle dé Cha'rlemagne, ce grand homme a voulu lui donner une introduction différente du Discours sur l'histoire universelle, par Bossuet. » O Galiani de l'année 3765; si tu raisonnes ainsi, tu auras deviné juste, et tu ressembleras, par la profondeur de ton génie, au Galiani de l'année 1765; mais que ta conduite ne soit pas semblable à la sienne, et si le sort t'a placé, comme lui, au milieu des joyeux et paisibles partisans des lettres, des arts et de là raison, ne les afflige pas en les quittant; car il est écrit dans le livre du destin que celui qui,' après six ans de séjour dans là nouvelle Athènes, voudra reprendre la route de Naples, s'il ne revient promptement calmer les regrets, de l'amitié, si l'ambition peut le retenir et le fixer dans sa patrie, regrettera à son tour éternellement et douloureusement la perte de ses amis et les charmes de la douce et consolante philosophie... C'est donc un fait qui n'est faux que pour les persécuteurs et les malveillans que feu
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M. l'abbé Bazin est, Dieu merci, en pleine vie au château de Ferney, où il vient de composer la Philosophie de l'histoire pour l'édification des fidèles. Nous n'en avons encore, à la vérité, qu'une première partie, et le neveu éditeur avertit à la fin de l'ouvrage que le reste du manuscrit manque; mais il promet, s'il se retrouve, d'en faire honneur à Dieu et à son oncle, en le mettant fidèlement au jour, et j'ai confiance qu'il nous tiendra parole, pour peu qu'on lui accorde sept ou huit mois pour cette recherche.
La Philosophie de l'histoire! Le beau titre, et que ce sujet était bien digne de la plume du premier écrivain du siècle ! Mais malgré le tendre respect que j'aurai toute ma vie pour feu M. l'abbé Bazin, l'austère vérité, dont les lois inflexibles et augustes ne souffrent aucune infraction , me force de convenir que cet ouvrage m'a paru en quelques endroits un peu aride, un peu croqué, un peu superficiel et trop peu approfondi. Il ne s'agissait pas ici de relever en passant les pauvretés de Rollin, de parler superficiellement de toutes ces nations anciennes, si puissantes et si nombreuses, qui ne tiennent plus qu'un point dans notre mémoire après avoir rempli de leurs exploits et de leurs travaux la surface de la terre pendant tant de siècles; il fallait jeter un coup d'oeil lumineux et profond sur toutes ces nations, sur leur religion, sur leurs arts,' sur leurs monumens, sur leurs moeurs, sur leurs préjugés, sur leurs traditions, sur leurs fables, et lâcher de suivre les traces de l'esprit humain dans tous ses replis. Quel champ à parcourir pour un philosophe car, en vérité, il n'a été encore rien dit de satisfaisant sur tous ces objets..... Feu M. l'abbé Bazin n'est profond que sur le peuple juif. Il examine à fond son histoire; il en extrait toutes TOM. IV. 17
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les absurdités, toutes les inepties; toutes les infamies, toutes les horreurs, toujours avec le plus profond respect pour les livres sacrés et pour l'inspiration du Saint-Esprit; il résulte simplement de ses recherches que le peuple choisi par Dieu, dans sa miséricorde, était le plus stupide, le plus dégoûtant et le plus abominable peuple de la terre. M. Bazin ne nous épargne aucun des aimables détails dont l'ancien Testament est: rempli, et vous pourrez juger a quel point il se pique d'exactitude, par le relevé trèsprécis qu'il fait de tous les Juifs exterminés par, ordre de Dieu, depuis l'adoration du veau d'or, qui mit Moïse de si mauvaise humeur, jusqu'au retour de l'arche de chez les Philistins; notre savant Bazin ne trouve, par un calcul très-clair, qu'un total de deux cent trente-neuf mille vingt Juifs loyalement massacrés. Si un raisonneur de mauvaise foi s'avisait de remarquer qu'en ces beaux temps on tuait plus de Juifs que de cochons, nous observerons, pour l'affermissement de la foi,. que ce parallèle ne prouve rien dans un! pays où la chair de cochon était défendue par la loi.
Après tout, j'aurais voulu que l'auteur de la Philosophie de l'histoire eût un peu perdu de vue le projet favori de l'auteur du Caloyer (1) et du célèbre Portatif.
Nunc non erat hic locus.
Il fallait s'élever au-dessus-de nos préjugés religieux ,
et ne s'occuper, dans un ouvragé tel que celui-ci, qu'à, tracer un grand et sublime tableau, digne de tous les lieux et de tous les âges. M. de Voltaire a quelquefois reproché, aux Juifs cet impertinent et ridicule orgueil de se
(1) Voir précédemment là note 2 de la page 136.
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regarder comme le premier peuple de la terre, tandis qu'ils occupaient le plus mince et le plus méchant coin de l'Asie, et que leur nom seul était un signal de mépris. Que faudra-t-il donc dire de feu M. Bazin, qui accorde aux Assyriens, aux Égyptiens, aux Perses, aux Grecs, aux Romains à peine quelques pages de son, ouvrage, et qui donne tout le reste de l'espace aux Juifs? Il est vrai que ce n'est pas précisément dans le dessein de nous inspirer une grande vénération pour cette belle nation. :
■ M. Bazin fonde sa Philosophie de l'histoire sur deux grands principes, auxquels il ramène toutes ses observations et tous ses raisonnemens. Le premier de ces principes, c'est l'insuffisance de nos connaissances, l'absurdité de nos chronologies, d'où résulte l'idée d'une haute antiquité du monde, que nos monumens et nos calculs ne pourront jamais atteindre : les premières réflexions physiques et historiques mènent droit à l'idée de l'éternité de l'univers et aux conjectures qui en résultent sur notre globe. Le second principe! de M. Bazin me paraît moins démontré; il prétend qu'il, n'y a pas, eu de peuples idolâtres, et que la connaissance d'un seul Dieu suprême a été de tout temps commune à toutes les nations. Il croit en particulier que le secret des initiés dans les mystères de Cérès Eleusine et d'autres semblables consistaient dans l'adoration d'un seul Dieu suprême, auteur de la nature; que le peuple, accoutumé aux pratiques d'un culte plus grossier, mettait pourtant de la différence entre le maître du ciel et de la terre, et les autres divinités qu'on lui avait-appris à honorer, tout comme un bon catholique,romain me prétend pas accorder les mêmes honneurs à Dieu le père et aux saints
260 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
qu'il invoqué. Cette idée est philosophique, et peut-être vraie; mais il fallait la porter à un plus haut degré d'évidence.
Les Contes moraux de M. Marmontel ont eu un succès universel. Il faut que j'avoue encore, à ma confusion et à l'honneur de ma franchise, que je ne fais pas de ces Contes le cas que le public a paru en faire. Si vous me demandez de quel droit je suis si difficile, je répondrai que c'est du droit qui me fait lire avec transport certains morceaux de l'Arioste et de Voltaire, certains morceaux du divin Metastasio, etc. Séduit par le pinceau gracieux et flexible de ces grands maîtres, comment pourrais-je m'accommoder du raide de M. Marmontel? Il faut, dans ce genre, outre le plus heureux naturel, tant de grâce, tant de délicatesse, tant de finesse, tant de naïveté! M. Marmontel a beaucoup d'esprit assurément, et n'a rien de tout cela; ou, quand: il veut montrer quelquesunes de ces qualités, elles prennent un air si factice et Si pointu, que j'en ai l'ame froissée. Enfin, j'aimerais , mieux avoir fait trois lignes de la cantate de Metastasio, qui s'appelle l'Orage, et qui commence par ces mots : No, non turbarti, o Nice, io non ritorno aparlarti' d'amor, que les trois volumes de Contes de M. Marmontel : voilà ma profession de foi... Une chose essentielle encore pour un conteur, c'est qu'il ne prenne pas un ton trop sérieux,et qu'il ait l'air de s'être amusé lui-même en écrivant son conte, ou de s'en moquer tout. le premier. Cela manque encore à M. Marmontel, qui est d'ailleurs presque toujours trop long et trop bavard. Lorsque M. l'abbé, depuis chevalier de Boufflers, se mit au séminaire de Saint-Sulpice, il y a quatre ou cinq ans, il composa, pour son édification et
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celle des séminaristes, le conte de la Reine de Golconde ( 1 ), ouvrage un peu libre, mais charmant, où il y a tout ce qui manque aux Contes de M. Marmontel.
Le prix excessif de la nouvelle édition de, ces Contes moraux (2) a fait beaucoup crier; on aurait, dû, du moins, imprimer séparément les cinq nouveaux Contes qui y sont répandus. Ces nouveaux Contes sont le Mari Sylphe,qui a été jugé généralement mauvais. S'il y avait une femme comme celle du Mari Sylphe,. il faudrait la mettre aux Petites-Maisons, et le mari avec elle, s'il était assez imbécile et assez extravagant pour jouer le rôle de sylphe. La Femme comme il y en à peu vaut mieux; mais il n'y a guère de naturel; et puis c'est bien ainsi que va le train du monde! Le Misanthrope corrigé m'a paru encore bien mauvais. M. Marmontel le prend où Molière l'a laissé, et le ramène par degrés à des sentimens plus modérés envers le genre humain. Ce projet était beau, mais il fallait une autre exécution. Il n'y à ni génie, ni naturel, ni jugement, ni expérience des choses de la vie, ni connaissance du coeur humain dans ce conte; le ton en est d'ailleurs si mauvais, qu'il a choqué tout le monde : c'est de quoi on juge supérieurement à Paris, et les.gens du monde les moins merveilleux Ont l'oreille très-délicate et très-difficile sur ce point. Il y a des choses heureuses dans l' Amitié à l'épreuve, et des choses charmantes dans Laurette. Ce dernier conte me paraît.le chef-d'oeuvre de M. Marmontel; mais, je n'aurais pas. voulu que le père de Laurette eût servi ; j'en aurais fait un bon et honnête laboureur ou vigneron. Faut-il avoir porté le mousquet, pour avoir de l'honneur et de l'élévation? Le discours de ce père,, à la- fin du conté, est,
(1) 1761, in:8°. (2) 1765, 3 vol. in-8° etin-12..
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aussi trop long, il fallait le faire plus court et plus touchant. Le vrai chef-d'oeuvre de M.Marmontel est un poëme ; intitulé la Neuvaine de Cythère, qui vraisemblablement ne verra pas le jour de son vivant (I).; Si ce poëme manque de volupté et de délicatesse, il est en revanche ; plein de vigueur, de poésie et de coloris, et il né peut' être que l'ouvrage d'un homme de: beaucoup de talentsVénus , 'amourachée d'un Faune, en reçoit en vingts quatre heures et en neuf chants neuf preuves d'amour. Les détails de ce poëme ne sauraient être moins propres à conserver les moeurs de la jeunesse, et à là dégoûter des plaisirs des sens. ,
M. Bret vient aussi de publier un Essai de Contes moraux et dramatiques (a).,, c'est-à-dire, dialogues, aii nombre;de trois, intitulés le Bonheur', le Préjugé bourgeois•, et l 'Exemple. L'auteur a mis sur le frontispice pour épigraphe :
v : Lamèreen prescrira la lecture à sa fille.,
vers de Piron. Lisez; la commère, car je compte que la mère éclairée; s'en «gardera; bien, parce-qu'elle ne voudra pas faire de ses filles de sottes créatures. Pour être; lu des filles, ce n'est pas tout d'être honnête, chaste et sèvere, il faut encore n'être pas plat, commun ;trivial, bourgeois n'avoir, en un mot , aucun des défauts
(I) . La Neuvaine de Cythère n'a été publiée qu'en 1819, Paris, Verdière, in-8°. On assure que, la famille de Marmontel, redoutant les poursuites du ministère public contre cette oeuvre posthume, imagina de présenter le manuscrit au roi (Louis XVIII). Ce prince, qui n'avait pas eu temps d'y jeter les yeux,, le lui fit rendre, en lui Faisant exprimer, dans une lettre très. flatteuse, la satisfaction que la lecture de ce poëme lui avait causée. Muni de cette pièce, on fit imprimer hardiment.
(2) 1765, in-12.
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de M. Bret, très-honnête et galant homme d'ailleurs.... Ce pauvre M. Bret a aussi fait imprimer ses OEuvres de théâtre:, volume in -12 de quatre cents pages. J'ai vu tomber la plupart des pièces qui composent ce recueil, mais je n'ai jamais vu jouer celles que l'auteur prétend être restées au théâtre; il indique d'ailleurs, dans les avertissemens qu'il a mis devant chaque pièce, les raisons qui l'ont empêché de réussir, et ces raisons sont presque toujours concluantes : elles devraient bien faire renoncer M. Bret au théâtre.
Il paraît un petit volume de trois cents pages , intitulé - Recueil de pièces détachées (1), par madame Riccoboni. Les deux principaux morceaux de ce recueil sont une Suite de Marianne, qui commence où celle de M. de Marivaux est restée, et l'Histoire d'Ernestine. Celte Histoire est un petit roman plein d'intérêt et d'agrément; il n'a d'autre défaut que d'être trop dépêché vers la fin; on voit que l'auteur avait les imprimeurs à ses trousses, et c'est dommage : avec un peu plus de temps et de soin, Emestine aurait pu devenir le pendant de Juliette Catesby, qui me paraît toujours;le chef-d'oeuvre de madame Riccoboni. Quant à la Suite de Marianne, c'est une imitation parfaite de la manière de Marivaux, mais d'un beaucoup meilleur goût. Si vous avez jamais vu Arlequin courir la poste dans je ne sais, quelle farce, vous avez une idée très-exacte de cette manière, qui consiste à se donner un mouvement prodigieux sans avancer d'un pas. Madame Riccoboni court la poste à la Marivaux pendant cent douze pages, et à la fin de sa course le roman de Marianne est tout aussi avancé qu'auparavant; mais, en;
(1) 1765, in-12.
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vérité, sa manière d'écrire, même en se réglant sur un mauvais modèle, est très-supérieure à celle de Marivaux. Cette femme a beaucoup de talent. Un ton distingué, un style élégant, léger et rapide la mettront toujdours audessus de toutes les femmes qui ont jugé à propos de se faire imprimer en ces derniers temps.
Paris 15 mai 1765.
Ce n'est pas tout d'avoir accusé feu M. l'abbé Bazin d'être superficiel et peu réfléchi dans quelques endroits de sa Philosophie de l'histoire : quand on s'attaque à un écrivain de ce poids, qui d'ailleurs sait se former un parti dans votre propre coeur, et rendre votre esprit complice de ses idées malgré la conviction contraire, il faut prouver son dire, sans quoi le neveu éditeur et tous ses partisans , qui, sans composer un corps dans l'Etat, ne laissent pas d'être en grand nombre, pourraient m'accuser à mon tour de témérité et d'une étourderie peu pardonnable. Je représenterai donc au neveu éditeur et à tous ses partisans, dont j'ai l'honneur d'être un des plus zélés, que je n'ai pu être content de l'endroit du chapitre des Romains où l'auteur fait leur parallèle avec les Grecs; il ne m'a pas paru juste de comparer les Romains encore grossiers et non policés à ces Grecs perfectionnés dans tous les arts de la paix et de la guerre. Pour faire ce parallèle avec quelque justesse,-il fallait comparer les Romains des premiers temps de la république avec les Grecs de l'âge du siège de Troie, et opposer au siècle de Périclès celui de Cicéron et d'Auguste..... Je n'aime pas voir feu l'abbé Bazin nier le supplice de Régulus, parce que Polybe n'en parle pas. Rien ne me paraît plus naturel et plus aisé à expliquer que le silence de Polybe; rien ne me
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paraît de plus de poids que le témoignage des plus graves et des plus grands personnages de Rome, comme Cicéron et d'autres. La catastrophe de Régulus n'est pas d'ailleurs un événement de l'âge fabuleux de Rome, et les raisonnemens tirés de l'excès de barbarie et d'atrocité de ce supplice ne sont malheureusement pas plus concluans que si, dans deux mille ans, un Bazin s'avisait de nier le supplice de Jean Calas, à cause du peu de vraisemblance qu'il y a que, dans le siècle de la Henriade et de l'Esprit des Lois, il se soit trouvé des juges assez fanatiques et assez barbares pour assassiner de sang-froid un père de famille. Ce Bazin, avec un peu de talent, démontrerait presque l'impossibilité morale d'un fait malheureusement trop certain, et aurait bien plus beau jeu que feu notre Bazin, qui ne peut pas dire que les Carthaginois aient eu des Voltaire et des Montesquieu parmi eux lorsqu'ils ont fait périr Régulus; et dans le droit, le supplice de ce grand homme était moins Cruel que celui de Jean Hus, et cent autres faits trop bien attestés de l'histoire de notre belle et aimable race, dans des siècles beaucoup moins barbares que celui de Cartilage.... Les partisans dé l'ancienne alliance voudraient bien, je crois, avoir aussi bon marché de feu l'abbé Bazin ; mais malheureusement il est inattaquable quand il se met sur la friperie de ces pauvres Juifs, et je ne vois pas qu'on puisse jamais répondre au chapitre sur l'historien Flavius Josèphe autrement que par le fagot allumé au bas de l'escalier du Mai.
Remarquons en général que la plus mauvaise manière de raisonner en histoire serait de nier les faits qui ne sont pas conformes à la droite raison ; l'on se tromperait moins souvent en partant du principe contraire et en
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admettant pour vrai tout ce qui paraît opposé à la raison. Dans toutes les affaires de religion,' de moeurs, et même de législation, le parti le plus absurde a presque toujours prévalu, et, consacre par la sottise des uns et la friponnerie des autres, le temps l'a bientôt rendu inattaquable. Feu M. Bazin paraît souvent oublier ce principe. Il dit, par exemple : « Je m'étonne qu'Hérodote ait dit devant toute la Grèce, dans son premier livre, que toutes les Babyloniennes étaient obligées par la loi de se prostituer, au moins une fois dans leur vie, aux étrangers dans le temple de Milita ou Vénus. Je m'étonne encore plus que, dans toutes les histoires faites pour l'instruction de la jeunesse, on renouvelle aujourd'hui ce conte. Certes, ce devait être une belle fête et une belle dévotion que de voir accourir dans une église des marchands de chameaux, de chevaux, de boeufs et d'ânes, et de les voir descendre de leurs montures pour coucher devant l'autel avec les principales daines de la ville. De bonne foi, cette infamie peut-elle être dans le caractère d'un peuple policé? Est-il possible que les magistrats d'une des plus grandes villes du monde aient établi une telle police, que les maris aient consenti de prostituer leurs femmes, que tous les pères aient abandonné leurs filles aux palefreniers de l'Asie? Ce qui n'est pas dans la nature n'est jamais vrai. » Cela s'appelle raisonner de mauvaise foi, ou du moins peu philosophiquement. Ce qui n'est pas dans la nature n'est jamais vrai? mais malheureusement les usages les plus abominables sont dans la nature de l'homme. Qu'on conserve le raisonnement de M. Bazin mot pour mot, et qu'on l'applique à cet autre usage infiniment plus affreux, quoique incontestable et presque général, de sacrifier des victimes humaines, et l'on verra
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comme il sera concluant. Cette opposition des palefreniers de l'Asie avec les dames de Babyldne, qu'on fait ressembler par son pinceau aux dames de Paris, n'est pas trop digne d'un philosophe, qui doit savoir que des usages barbares dans leur origine se; conservent bien dans des temps plus policés,,mais se raffinent à mesure que les moeurs se perfectionnent. Les pieds des douze apôtres avaient vraisemblablement grand besoin d'être bien frottés par Notre - Seigneur le jour de l'institution de la cène; mais lorsque le roi très-chrétien imite ce grand exemple d'humilité, les vieillards qui représentent les apôtres ont , je vous assure,; les pieds bien lavés avant de les offrir à la serviette royale. Enfin, je ne m'étonne et je ne blâme point du tout qu'on renouvelle le conte d'Hérodote dans les histoires faites pour l'instruction de la jeunesse; car il est; très-utile et très-important; de faire sentir de bonne heure à la jeunesse quelles atrocités et à quelles abominations la religion a de tout temps entraîné legenre humain, et le plus sûr moyen; d'éloigner de nous les maux affreux;du fanatisme,c'est d'en renouveler sans ■ cesse l'horrible souvenir. Ce qui m'étonne et ce qui m'afflige y c'est de voir retracer à la jeunesse les impuretés,, les trahisons, les assassinats;et tant de-crimes dont le récit révolte et dégoûte dans ; de certains livres, comme autant d'actions saintes, louables et agréables à Dieu : cet usage suppose une longue et douloureuse dégradation d'esprit et d'ame. Dans un siècle où la saine critique paraît avoir tout éclair ci, tout épuré, je n'ai pas encore entendu juger Hérodote à ma fantaisie. On peut se moquer de la simplicité de ses raisonnemens; mais il ne faut pas oublier que ses idées étaient, celles de son siècle ; et ce que toute une nation a pu croire ou entendre sans.
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être révoltée ne doit jamais être traité légèrement par un philosophe qui veut tracer l'histqire de l'esprit humain. Ce philosophe serait encore plus malavisé de nier les faits rapportés par Hérodote, parce qu'il ne trouverait
rien dans sa tête qui pût lui en donner l'explication. Rien n'est vrai, si les faits rapportés par Hérodote ne le sont pas. Quel historien s'est jamais donné plus de soins et plus depeine pour constater la vérité? Son Histoire est le fruit des connaissances acquises par une longue étude et par de longs voyages ; sa simplicité même ajoute un nouveau poids à sa véracité; et si nous pouvions jamais trouver la clef des usages et des faits qu'il rapporte, avec la suite des changemens et des altérations que chaque usage, chaque cérémonie a subis depuis son origine, nous aurrions enfin la véritable histoire de l'esprit humain ; trèsdifférente à Coup sûr des conjecturés de nos philosophes. « On offrait aux dieux des prémices, dit feu M. Bazin dans un autre endroit de son livre; on leur immolait ce qu'on avait de plus précieux. Il paraît naturel et juste
que les prêtres offrissent une légère partie de l'organe, de la génération à ceux par qui tout s'engendrait. Les Ethiopiens, les Arabes circoncirent aussi leurs filles, en coupant une très-légère partie des nymphes ; ce qui preuve bien que la santé ni la netteté ne pouvaient être la raison de cette cérémonie; car assurément une fille incirconcis peut être aussi propre qu'une circoncise. » Ah, feu M. l'abbé, comme vous allez vite! Souffrez que je vous fasse en deux lignes l'histoire de l'inoculation, telle qu'on pourra la faire dans quelques milliers d'années d'ici. Je suppose d'abord que l'inoculation deviendra une pratique générale et commune partout, comme j'en suis convaincu; alors la petite vérole disparaîtra, et l'on ne conservera
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qu'un souvenir confus de ses dangers, de sa malignité, de ses ravages, etc. Il faut bien que ce moment arrive, * soit par l'effet seul de l'inoculation, qui, devenue générale, affaiblira, de génération en génération, le venin de la maladie, et parce que je suis persuadé qu'un enfant qui pourra prouver autant de quartiers d'inoculation qu'il lui.en faut de noblesse pour entrer dans un chapitre, . n'aura pas à redouter un grand danger de la part de la petite vérole naturelle, soit enfin parce que les maladies ont, comme tout ce qui existe, leurs périodes marqués, c'est-à-dire un commencement, une croissance, un déclin et une fin; mais la maladie aura disparu depuis long- . temps, que l'usage d'inoculef les enfans subsistera encore; et lorsque l'inoculation, par sa vétusté, par l'ignorance de son premier but, et par son inutilité après la cessation du mal, sera devenue un mystère de la religion, un sacrement de l'Eglise, il restera seulement dans les têtes une tradition confuse et vague de l'efficacité de cette incision contre un certain mal quelconque que les théologiens décideront mal spirituel et toujours subsistant, tandis que les philosophes se casseront la tête pour découvrir dans l'histoire quelque tracé de l'origine de cette pratique bizarre. Je ne sais si ce sera là précisément le sort de l'inoculation, parce que je ne me trouve pas en état de calculer les effets de l'invention de l'imprimerie et de l'établissement des postes; mais je sais que tel a été le sort de presque toutes les pratiques religieuses, dont nous serions fort étonnés de connaître la véritable origine; et un M. Bazin ne prouverait-il pas alors, avec beaucoup de raison en apparence, et dans le fond bien faussement, que la santé n'a pu être la première raison de la cérémonie de l'inoculation? Je suis persuadé, au contraire, qu'il
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n'y a point de cérémonie religieu se dont l'institution ne doive son origine à quelque maladie ou à quelque calamité; mais-pour y comprendre quelque chose, il faaudrait être profond dans l'histoire des Egyptiens. Ceux-ci disaient aux-Grecs: " Vous êtes des enfans, vous êtes; d'hier ; vous ne savez rien ; » et nous, ; qui ayons perdu le trousseau des clefs en entier , nous sommes bien; loin de savoir ce que les Grecs en savaient. Ce qu'il ne faut pas manquer de remarquer, c'est que l'Egypte, peut-être l'intérieur de l'Afrique, a été le foyer de tous les maux et de toutes les superstitions 'qui ont affligé l'espèce humaine : ces deux choses sont inséparables; l'homme, sain, content et heureux, aurait vécuisans philosophie peut-être, et à coup sûr sans religion,
Après la Philosophie de l'histoire, il faut s'attendre à voir l'histoire successivement s'associer à toutes les sciences, et ce sera une grande calamité pendant quelque temps. Nous avons déjà une Physique de l'histoire (I), dans laquelle on peut apprendre que les yeux bleus ne sont pas les plus clairvoyans, mais qu'ils font honneur à la tête qu'ils embellissent; qu'ils annoncent un esprit agréable et une ame sensible et tendre, et d'autres pauvretés de cette espèce. Aussi la Physique de l'histoire est-elle imprimée avec approbation et privilège, qu'on peut toujours compter d'obtenir quand on veut être plat et bêle. Au reste, feu l'abbé Bazin, qui a servi de prête-nom à la Philosophie de l' histoire, était en son vivant un bon Janséniste, célèbre dans le parti par ses, sermons; il se signerait plus d'une fois en lisant le livre qu'on lui a fait faire depuis sa mort.
(1) Par M. l'abbé Pichon; 1765, in-12.
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Je suis désolé qu'un autre prêtre à cheveux plats, appelé l'abbé Méry, ait usurpé un sujet que j'aurais voulu voir traité par un homme d'esprit- et de goût. Il a intitulé son ouvrage la Théologie des peintres et des sculpteurs (1); et assurément on ferait sous ce titre une excellente poétique pour ces deux sortes d'artistes : heureusement le sujet, quoique traité par M. l'abbé Méry, est resté neuf et intact. L'auteur recommande, dans le portrait du diable, de n'oublier ni les cornes, ni la queue, ni les griffes : les cornes, à cause de sa puissance; la queue, comme l'instrument de fraude et de séduction; les griffes, à cause de sa rapacité. Moi, pour peindre un pauvre diable, je recommande aux artistes la figure de l'abbé Méry, à moins que l'archidiacre Trublet ne réclame son ancien droit bien constaté à servir de modèle consacré, et invariable.
Il a paru une Lettre du chevalier M—- à milord K.... traduite de l'anglais, où elle n'a jamais existé. Cette Lettre est un plat panégyrique de mademoiselle Clairon, précédé dé plates réflexions sur l'excommunication des comédiens, et suivi d'une relation de tous les vers, tableaux, bustes, estampes, médailles qui ont été faits à l'honneur de l'actrice, objet de cette prose. Nous avons voulu persuader au chevalier Mac-Donald, qui s'est fait généralement estimer pendant son séjour en France, et qui vient de repasser la mer, qu'il était l'auteur de cette Lettre, et que sa modestie l'empêchait d'en convenir. Cette plaisanterie nous a amusés pendant quelques jours. Si mademoiselle Clairon était bien conseillée, elle n'aurait jamais
(1) La Théologie des Peintres, Sculpteurs3 Graveurs et Dessinateurs, par M.Tabbé Méry de la Canorgue; 1765, in-2.
272 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
souffert ce recueil des monumens érigés à sa gloire. Ces estampes,; ces médailles, ces prétentions , cette envie d'occuper sans cesse les esprits de son mérite éminent, a produit un tout autre effet ; il a révolté le public. Les ennemis de mademoiselle Clairon se sont aperçus de cette disposition et en ont profilé ; ils ont triomphé en la voyant dans la même prison où elle avait voulu faire mettre le folliculaire Aliboron, dit Fréron, un mois auparavant. Le public, choqué d'un peu de vanité, a été assez imbécile et assez malhonnête pour s'en venger sur le talent de l'actrice et de ses camarades, et pour les traiter, dans ces dernières querelles, avec une indignité que je ne lui pardonnerai de long-temps. L'autorité peut quelquefois sévir mal à propos; mais ceux.qui sont l'objet de ses rigueurs doivent trouver un dédommagement dans la part que le public prend à leur sort, et ici presque tous les esprits se sont rangés du côté de l'oppression. Cependant il a fallu mettre fin à cette ridicule aventure, et opter entre la perte dé la Comédie Française ou celle du sieur Dubois ; enfin, après avoir tenu Le liain, Brisard, Mole et Dauberval en prison pendant un) mois, et mademoiselle Clairon pendant huit jours en prison., et pendant trois semaines aux arrêts chez elle, et après avoir causé à la recette de la Comédie un vide de trente à quarante mille livrés, ou plutôt du double, vu la circonstance du Siège de Calais,, lé conquérant de l'île de Minorque a jugé à propos de lever le siège devant le Fort-l'Évêque, auquel l'histoire prétend qu'il s'était déterminé, un peu malgré lui, sur la tendresse de son fils pour la belle Dubois. Les prisonniers sont sortis avec tous les honneurs dus à leur fermeté,- et le sieur Dubois a été jugé bien chassé. On écrirait un volume d'anecdotes curieuses sur
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cette absurde et pitoyable aventure. Le jour de la bagarre, un jeune colonel d'infanterie s'écria, dans ses premiers transports contre les Comédiens: «Ah! que n'ai-je mon régiment ici!» L'histoire ne rapporte pas que depuis 1757 jusqu'en 1768, il lui soit échappé une seule fois une semblable exclamation! il serait sans doute meilleur chef d'une troupe d'archers que d'un régiment d'infanterie. Les Corridors et les foyers retentissaient d'injures contre les Comédiens dans les premiers jours ; coquins,, marauds, gueux, étaient les termes favoris dont on les honorait chez eux, dans leur hôtel, sur leur palier. Un homme sage arrêta un des illustres courroucés au milieu de ses nobles exhalaisons, et lui montrant dans le foyer le portrait de Molière, il lui dit : « Voilà un de ces gueux qui a été plus envié à la France que ne le sera vraisemblablement, jamais aucun premier gentilhomme de la chambre. » Symptôme fâcheux ! c'est qu'il n'y a pas eu une chanson, un couplet bon ou mauvais durant toute cette absurde querelle. Ah! Guillaume Vadé, les Welches n'ont jamais été aussi Welches, et tu dors !
M. Requier, qui fait depuis bien des années le métier de traducteur de l'italien, a traduit depuis peu, en deux parties, des Mémoires secrets tirés des archives des souverains de l'Europe, depuis le règne de Henri IV (I). Je ne sais par quelle raison M. Requier a oublié ou caché que ces Mémoires sont un ouvrage de Vittorio Siri, destiné à servir d'introduction à son Mercure. Vraisemblablement, le traducteur compte en publier la suite. Le
(1) Requier a fait paraître 50 volumes de sa traduction dés Mémoires secrets de Vittorio Siri; on les relie en 25, mais il vaudrait beaucoup mieux encore les réduire à un moindre nombre. Le dernier a paru en 1785. (B.) TOM, IV. 18
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principal morceau de ce-qui en paraît est l'histoire de la conjuration du maréchal de Birohy et cette histoire est fort intéressante. C'est dans de pareils écrits que les faiseurs de tragédies devraient apprendre leur métier et les véritables: discours d'un homme condamné à mourir: ces discours sont un peu différens de leur langage froid, apprêté et emphatique. On ne voit point sans étonnement ce mélange de, bassesse,; de hauteur, de fureur, de faiblesse, de religion, de désespoir que Biron montra pendant sa prison et dans ses derniers instans. Voilà les verce voces d'Horace, à côté. desquelles nos puérilités théâtrales sont insupportables à un homme de goût. Un philosophe ne manquera pas dé remarquer avec édification ce que dit l'historien, que le chancelier, fatigué du long discours de Biron le jour qu'on lui prononça son arrêt, prit congé, d'autant plus ;qu'il était bien aise d'aller dîner.
Les Blémoires et Voyages du R.P. de Singlande, prêtre du tiers-ordre de saint François, et présentement aumônier de la garnison, ville et forts de Cette en Languedoc, deux vol. in-12, ne sont pas aussi, intéressans que les Mémoires de Vittorio Siri ; mais on peut les parcourir. Le. P. de Singlande a passé avec le régiment de Béarn, en qualité de son aumônier, dans l'île de Corse, en 1788, lorsque feu M. le maréchal de Maillebois y fut envoyé. Il a ensuite fait la guerre en 1741 en Allemagne et en Flandre; il a aussi parcouru l'Italie, et il rend compte de tous ces voyages. Il s'en faut bien que le pauvre franciscain ou Picpus ait rien vu en aigle ; mais sa simplicité extrême, pour ne rien dire de pis, fait quelquefois plaisir, et à travers ses pauvretés on trouve
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par-ci par-là une remarque sur les moeurs dont il ne connaît pas lui-même le prix. Quant à sa morale, elle est digne de son froc. Il vous conte avec beaucoup de pathétique la mort de deux jeunes officiers qui, grimpant le long d'une vieille masure pour dénicher des moineaux, se laissèrent tomber; et restèrent sans 1 vie. Il dit que cet exemple a beaucoup fait d'effet sur leurs camarades; rien en effet ne prouve mieux que quand on a grimpé fort haut, il faut tâcher de ne pas dégringoler.
Les troubles excités à Genève par les Lettres de la montagne ont été enfin apaisés par la publication des Lettres populaires (1), et bien mieux par une lettre de M. le duc de Praslin au résident de France, qui lui enjoint de déclarer aux chefs de la bourgeoisie que le roi ayant eu la principale part à la médiation, et étant resté garant de la loi fondamentale connue sous ce nom, Sa Majesté ne souffrira pas qu'il lui soit porté la moindre atteinte, et qu'elle s'en prendra aux chefs de la bourgeoisie si la tranquillité n'est pas promptement rétablie. Cette.petite insinuation a fait cesser le bourdonnement de lâ-ruche, au moins pour un temps. Les Lettres populaires sont un nouvel ouvrage de M. Tronchin, procureur-général de la république, auteur des Lettres de la campagne. Elles sont écrites avec la raison, la sagesse et la modération qui caractérisent les écrits de ce magistrat. Quoique la plus grande partie soit destinée à.la discussion des lois particulières de Genève, on y trouve, des principes généraux et une analyse du Contrat social, qui rend cet ouvrage digne de l'attention des philoso(I)
philoso(I) populaires, où l'on examine la Réponse aux Lettres écrites de la campagne (par Tronchin), in-8°, sans indication de lieu, ni date.
276 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
phes...... Pendant que les Lettres de la montagne troublaient la,république de Genève elles pensèrent compromettre la. sûreté de l'auteur dans la principauté de ; Neufchâtel. Les consistoires ne voulurent pas s'accommoder, du christianisme de J.-J. Rousseau; et sans!la protection du philosophe couronné (1), le chrétien Rousseau aurait sans doute:perdu son asile; mais, Sa Majesté, dont la. logique est un peu différente de celle desprêtres, n'a pas cru qu'il puisse y avoir une bonne raison pour troubler le repos d'un homme, et le conseil d'Etat de Neufchâtel a décidé qu'il n'appartenait pas aux consistoires de rien statuer sur les matières de foi.
SUITE DE LA CORRESPONDACE, DU PATRIARCHE DE FERNEY.
AM.***.(2).
, Du 16 janvier 1765.
Mon cher frère est prié de vouloir bien faire rendre cette lettre à M. Élie de Beaumont. Je me flatte qu'il lui aura fait lire les Doutes sur cet impertinent Testament (3), tant loué et si peu lu. Je suis bien curieux de savoir ce que pense mon frère du délateur Jean-Jacques. Je ne me consolerai jamais qu'un philosophe ait été un malhonnête homme.
A M. ***.
Du 25 janvier 1765.
Mon cher frère, chaque feuille imprimée qu'on m'ap(1)
m'ap(1)
(2) Ce billet et le suivant n'ont été recueillis par aucun éditeur de Voltaire,
(3) Doutes nouveaux sur le testament attribue au cardinal de Richelieu; Genève et Paris, 1765 ( 1764), in-8°. Cet opuscule de Voltaire est compris dans toutes les éditions de ses OEuvres, ..'
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porte de la Destruction (1) m'édifie de plus en plus. Ce petit ouvrage fera beaucoup de bien, ou je suis fort trompé; Voilà dé ces choses que tout le monde entend. Vous devriez engager vos autres amis à écrire dans ce goût. Déchaînez des dogues d'Angleterre contre le monstre qu'il faut assaillir de tous côtés.... Avez-vous reçu quelque chose de Besancon? Je vous embrasse bien-tendrement.
- A M. DAMILAVILLE.
Du 28 janvier 1763.
Mon cher frère, mon cher philosophe, en vérité JeanJacques ne ressemble pas plus à Thémistocle que Genève ne ressemble à Athènes, et un. rhéteur à Démosthènes. Jean-Jacques est un méchant fou qu'il faut oublier. C'est un chien qui a mordu ceux qui lui ont présenté du pain. Tout ce que j'ai craint, c'est que son infame conduite n'ait fait tort au nom de philosophe, dont il affectait de se parer. Les vrais sages ne doivent songer qu'à être plus unis et plus fermes; mais je crains leur tiédeur autant que les persécutions. Si nous avions une douzaine d'âmes aussi zélées que la vôtre, nous ne laisserions pas de faire du bien au monde; mais les philosophes demeurent tranquilles quand les fanatiques remuent; c'est là l'éternel sujet de nos saintes afflictions.
Il sera difficile de vous faire parvenir dès Evangiles (2 ) ; j'ai ouï dire qu'il n'y en avait plus. Les auteurs, du Portatif, qui sont très-cachés (3), et qu'on ne connaît pas,
(I) Ded'Alembert. Voir précédemment page 237.
(2) Il est question ici du volume de Voltaire intitulé Collection d'anciens. Evangiles, etc., in-8°. (B.)
(3) Les auteurs Au Dictionnaire philosophique portatif ne sont autres, que Voltaire, comme chacun le sait.
278 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
vous enverront incessamment un exemplaire de la nouvelle édition d'Amsterdam ; mais ils veulent savoir auparavant si vous avezreçu un pâquet de Besançon. Mandezmoi, je vous prié, si vous avez fait voir à M. d'Argental ma lettre à madame la duchesse de Luxembourg.
On m'a parlé d'un livre intitulé;le Fatalisme, qui a paru il y a deux ans, et qu'on attribue à un abbé Pluquet (1). Je vous supplie de vouloir bien le faire chercher par l'enchanteur Merlin (2), et de l'adresser par la diligence de Lyon à M. Camp, banquier à Lyon, pour celui qui vous chérira tendrement jusqu'au dernier moment de sa vie.
A M.DAMILAVILLE (3).
Du 1er. février 1765.
Mon cher frère, voici une grace temporelle que je vous demande; c'est de faire parvenir à M. de Laleu ce paquet, qui est essentiel aux affaires de ma famille. Les philosophes ne laissent pas d'avoir des misères mondaines à régler. Jean-Jacques n'est chargé que de sa seule personne, et moi je suis chargé d'en nourrir soixante et dix. Cela fait que quelquefois je suis obligé d'écrire à M. de Laleu des mémoires qui ne sont pas du tout philosophiques. Vous ne savez pas ce que c'est que la manutention d'une terre qu'on fait valoir. Je rends service à l'Etat sans qu'on en
(I) Le véritable titre du livré de l'abbé Pluquet est Examen du Fatalisme. Il avait paru en 1757, par conséquent beaucoup plus de deux ans avant l'époque où Voltaire écrivait ceci; 3 vol.,-in-12. L'abbé Pluquet, qui publia un bon nombre d'ouvrages , était lié avec Fontenelle, Montesquieu, Helvétius, et d'autres philosophes. Né en 1716 il mourut en.1790. ■
(2) Libraire commissionnaire de Voltaire. ....
(3) Cette lettre se prouve à la même date dans les éditions modernes des OEuvres de Voltaire, où elle est un peu plus étendue.
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sache rien.Je défriche des terrains; incultes; je bâtis-des maisons pour attirer les étrangers, je borde les grands chemins d'arbres à mes dépens, en vertu des ordonnances du roi , que personne n'exécute : cette espèce de philosophie vaut bien, à mon gré, celle de Diogène.
Est-il possible que vous n'ayez pas encore reçu le petit paquet qui doit vous être venu par Besançon? Je prendrai mes mesures pour vous faire parvenir Ceux que je vous destine, par le premier Anglais qui partira de Genève pour Paris...... Vous m'avez parlé des Délices : je
deviens, si vieux et si infirme que je ne peux plus avoir deux maisons de plaisance, et l'état de mes affaires ne me permet plus cette dépense, qui est très-grande dans un pays où il faut combattre sans cesse contre les élémens. Je me déferai donc des Délices, si je peux parvenir à un arrangement raisonnable, ce qui est encore très-difficile.
Je vous ai prié, mon cher frère, de me faire avoir le Fatalisme par l'enchanteur Merlin. S'il y peut ajouter le Judicium Franciscorum,. il me fera grand plaisir; mais me laissera-t-on mourir sans avoir le Dictionnaire philosophique complet?.... Adieu, mon cher philosophe, mon cher frère.
Du 5 février 1765,
Mon cher frère, vous aurez incessamment la petite Destruction d'Alembertine, et le premier voyageur qui partira pour Paris vous apportera une bonne provision de petits diabloteaux(2)... M. de Laleu doit vous remettre un papier important concernant mes affaires temporelles.
(1) Non comprise dans les éditions des OEuvres de Foliaire.
(2) Voltaire veut sans doute parler de quelque pamphlet de lui; peut-être des Lettres sur les Miracles, qui se succédèrent alors.
280- CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE',
C'est mon testament, ne vous déplaise, auquel il faut que je fasse quelques additions. Je le recommande pourtant à vos bontés, qui s'étendent à tous les objets.
J'ai été obligé d'envoyer mon exemplaire de Corneille à l'Académie Française; frère Gabriel (1) n'en avait plus. J'ai fait partir le mien par la diligence de Lyon, adressé à M.Duclos; il sera probablement à la chambre syndicale. Pouvez-vous avoir la bonté de le faire retirer par l'enchanteur Merlin, qui le présentera à M..Duelos? Je vous demandé bien pardon de vous parler de ces guenilles; je voudrais ne vous entretenir jamais que de ma tendre amitié pour vous.
A M. DAMILAVILLE (2).
Du 10 février 1765. .
Mon cher frère, ce n'est pas moi qui suis marié, c'est Gabriel Cramer. Il a une femme qui a beaucoup d'esprit et qui a été enchantée de la Destruction.Ma. nièce a beaucoup d'esprit aussi, mais elle n'en a rien lu. Voilà ce qu'Archimède Protagoras (3) peut savoir.
Un de mes amis de Franche-Comté vous .envoya un gros paquet, il y a quelques semaines; je vois que vous n'avez point reçu ce paquet. J'ai peur qu'il n'y ait des esprits malins qui se plaisent à troubler le commerce des pauvres mortels.... J'embrasse tendrement mon frère.
(I) Gabriel Cramer, dont il est parlé dans la lettre suivante. (2) Cette lettre se trouve à la même date, et plus ample, dans les éditions modernes des OEuvres de Voltaire.
(3) D'Alembert.
1er JUIN 1765. 281
JUIN.
Paris, 1er juin 1765.
ALEXIS-CLAUDE CLAIRAUT, pensionnaire de l'Académie royale des Sciences, est mort le 17 du mois dernier, d'une fièvre putride, âgé seulement de cinquante-deux ans (1). Clairaut était un très-grand géomètre, presque sur la ligne des Euler, des Fontaine, des Bernouilli et des d'Alembert. Il avait moins de génie que Fontaine, plus de justesse et de sûreté, et moins de pénétration que d'Alembert : ce dernier a perdu, à sa mort, un rival qui le tenait sans cesse en haleine, et c'est une grande perte.
Clairaut eut de la réputation de bonne heure; il fut reçu à l'Académie presque au sortir du collège. Il avait été l'instituteur de la célèbre marquise du Châtelet. Il avait accompagné Maupertuis dans ce fameux et brillant et inutile voyage du Nord. Maupertuis lui montra l'espérance d'une pension considérable ; et Clairaut, qui faisait grand cas de l'aisance, lui céda toute la gloire de l'entreprise pour de l'argent que la cour paya. Clairaut fut riche, mais Maupertuis fut peint et gravé, la tête affublée d'un bonnet d'ours, et aplatissant le globe d'une main. Clairaut aurait une physionomie agréable, un air de finesse et de candeur, qu'on trouve rarement réunies, et qui vont.si bien ensemble; son profil, dessiné par M. de Carmontelle, a été gravé il y a deux ans. Il aimait
(1) Il était né le 7 mai 1713.
282 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
éperduement le plaisir et les femmes; il était fort gourmand, et il y a apparence que les indigestions, qu'il entassait continuellement les unes sur les autres, n'ont pas peu contribué à abréger ses jours. Il avait aussi le coeur très inflammable : une passion vive, qu'il avait prise pour une femme aimable, mais déjà éloignée de la saison de l'amour (1), passion qui n'obtint en retour que de l'estime et de l'amitié, influa si l'on en croit ses amis, Sur le repos de ses dernières années! -
Il jouissait de dix mille livres de fente en pensions et bienfaits du roi. La pension de mille livres, qu'il tenait de l'Académie des Sciences, passe, Suivant l'ordre du tableau, à M. d'Alembert, mais elle ne lui est pas encore, accordée; M. le comte de Saint-Florentin a dit aux députés de l'Académie, qui la sollicitait pour lui-, « que la chose souffrirait des difficultés, parce que le roi était mécontent des ouvrages de M. d'Alembert. » Je.crois que celui-ci ne supporterait pas en silence un dégoût si marqué.... Clairaut était honnête homme, bon ami et du commerce le plus sûr. Il aimait la musique. Il n'était pas sans ressource dans la société; et une étude;des sciences abstraites, commencée dès ses plus jeunes années, et continuée toute sa vie avec opiniâtreté, ne lui avait pas ôté la sérénité. IL était vrai, il était gai, et il avait bien son mot à lui dans la conversation. Il jouissait doucement de sa fortune avec ses amis, et une; petite gouvernante fort, jolie qui avait soin de son ménage, à qui il avait appris assez de géométrie pour l'aider dans ses calculs, et que sa mort laisse dans le veuvage. Une maladie subite et violente l'ayant emporté au bout de quatre jours, il n'a pu prendre aucun arrangement en faveur de la compagne
(1) Madame de Fourqueux. (Note de Grimm.)
Ier JUIN 1765. 283
de ses travaux et de ses plaisirs : son sort occupe et intéresse dans ce moment-ci tous les gens de lettres... Clairaut avait vu ce règne brillant de la géométrie où toutes nos femmes brillantes de la cour et de la ville voulaient avoir un géomètre à leur suite. Il a cultivé particulièrement la science' du calcul, et l'a appliquée à des problèmes de géométrie pure, de mécanique, de dynamique et d'astronomie ; sa carrière était la même que celle de M. d'Alembert. Clairaut, qui pouvait le disputer à d'Alembert, en qualité de géomètre, ne pouvait souffrir que celui-ci cherchât encore à se distinguer dans les lettres; il ne lui pardonnait pas de lire Tacite et Newton. Si vous demandez pourquoi Clairaut et d'Alembert se haïssaient, et pourquoi, mal entre eux, ils étaient l'un et l'autre bien avec Fontaine, c'est que Fontaine est tout entier à la perfection de l'instrument, et que d'Alembert et Clairaut se contentaient d'en user de leur mieux. Fontaine est un charron qui cherche à perfectionner la charrue; Clairaut et d'Alemb ert s'en tiennent à labourer avec la charrue, comme elle est.
Cette charrue a passé de mode, ainsi que nous avons vu parmi nous diverses sciences régner et passer successivement. Les métaphysiciens et les poètes, ont eu leur temps; les physiciens systématiques leur ont succédé; la physique systématique a fait place à la physique expérimentale ; celle-ci à la géométrie; la géométrie à l'histoire naturelle et à la chimie, qui ont été en vogue dans ces derniers temps, et qui partagent les esprits avec les affaires de gouvernement, de commerce, de politique,; et surtout la manie de l'agriculture, sans qu'on puisse deviner quelle sera la science que la légèreté nationale mettra à la mode par la suite. Tout homme, en ce pays-ci,
284 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
qui n'a qu'un seul mérite, fût-il transcendant, s'expose, s'il- vit long-temps, à voir sa considération s'éclipser, et à tomber du plus grand éclat dans l'obscurité la plus profonde; l'homme prudent étaiele mérite de son métier de plusieurs-mérites accidentels et de côté, qui le soutiennent en cas de révolution. C'est à quoi Clairaut n'avait pas songé: tout entier à ses xx, il ne lui restait presque plus rien de sa première célébrité, aujourd'hui qu'un -géo-, mètre aide, la peine à trouver un libraire qui se charge de ses ouvrages, et me trouve presque pas un lecteur qui les ouvre. La petite brochure in-12 de d'Alembert Sur la destruction des Jésuites, qui n'est rien, a fait plus de sensation à Paris que les trois ou quatre volumes in-4° d'opuscules mathématiques qu'il avait publiés auparavant, et qui marquent bien une autre tête. C'est que le goût est tourné vers les choses utiles, et que ce qu'il y a d'utile en géométrie peut s'apprendre en six mois; le resté est de pure curiosité.
Il n'existe dans la nature, ni surface sans profondeur, ni ligne sans largeur, ni point sans dimension, ni aucun corps qui ait cette régularité hypothétique du géomètre. Dès que la question qu'on lui propose le fait sortir de la rigueur de ses suppositions, dès-qu'il est forcé défaire entrer dans la solution d'un problème l'évaluation de quelques.causes où qualités physiques, il rie sait plus ce qu'il fait; c'est un homme qui met ses rêves en équations, et qui aboutit à des résultats que l'expérience ne manque presque jamais de détruire. Si le calcul s'applique si parfaitement à l'astronomie, c'est que la distance immense à laquelle nous sommes placés des corps célestes, réduit leurs orbres à des lignes presque géométriques; mais prenez le géomètre au toupet, et approchez-le de la lune
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d'une cinquantaine de demi-diamètres terrestres, alors, effrayé des balancemens énormes et des terribles aberrations du globe lunaire, il trouvera qu'il y a autant de folie à lui proposer de tracer la marche de notre satellite dans le ciel, que d'indiquer celle d'un vaisseau sur nos mers, lorsqu'elles sont agitées par la tempête(I).
On a imprimé en. Hollande une brochure intitulée Histoire de la délivrance de la ville de Toulouse,.arrivée le 17 mai 1562, où l'on verra la conjuration des huguenots contre les catholiques, leurs différens combats, la défaite des huguenots, et l'origine de la procession du 17 mai, le dénombrement des reliques de l'église de SaintSernin, le tout tiré des annales de ladite ville. Cette brochure parut pour la première fois, à Toulouse, en 1762, après l'assassinat juridique de l'infortuné Calas, et vers le jubilé de la belle procession, dans le louable dessein de soutenir le fanatisme des catholiques contre les protestans, que le supplice de Calas avait déjà agréablement réveillé. Dans la nouvelle édition qu'on vient de faire de cette Histoire, on a ajouté des notes, pour justifier les protestans des faits que l'auteur leur a imputés avec autant d'atrocité que de mauvaise foi. Quand on lit ce recueil d'horreurs et d'abominations, on ne peut s empêcher d'admirer la douceur et la bonté naturelle de l'aimable genre humain.
Vous ne doutez point que le succès de la tragédie du Siège de Calais n'ait produit une foule d'écrits et de brochures de toute espèce. Vers, Stances, Couplets poissards, Parades, Lettres à une dame de province, Examen impar(I) Cet article est en partie de M. Diderot. (Note de Grimm.)
286 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
lial, tout a été épuisé pour chanter, analyser, disséquer et immortaliser M. de Belloy. On a embelli jusqu'à sa vie, dont on a fait un tissu d'événemens merveilleux qui n'ont pas le moindre fondement. M. de Belloy est le fils d'un honnête employé dans les Fermes à Saint-Flour en Auvergne, où il est né, et où il a encore une soeur. Destiné au barreau, il a plaidé quelque temps, mais son goût l'a entraîné de bonne heure dans la carrière du théâtre. Il a joué la comédie en Russie, d'où il est revenu en France faire le plus bel ouvrage du siècle. Qu'est-ce qu'il faut pour faire le plus bel ouvrage du siècle? 11 faut dire en dix-huit cents vers, dont dix-sept cent soixante-dix-- sept durs et plats, de dix-huit cents manières différentes, qu'un roi doit aimer ses sujets, et que les sujets doivent aimer leur roi.
On a publié, en quatre volumes in-12, les OEuvres diverses de M. Marivaux, de l'Académie Française. La plus grande partie de ce recueil est occupée par le Don Quichotte moderne, et par l'Iliade travestie, deux ouvrages détestables; lé reste est une bigarrure de toutes sortes d'écrits trouvés dans les papiers de l'auteur, et qu'il fallait jeter au feu. Marivaux n'est déjà pas trop supportable quand il est bon; mais c'est bien pis quand il est mauvais. Le premier volume de ces rapsodies se trouve orné du portrait de l'auteur, qui est assez ressemblant.
L'héroïde est devenue, depuis quelques années, la
manie de nos jeunes poètes; et comme leur libraire ne
petit s'en promettre le débit par l'excellence du fond, il
tâche de l'emporter par la forme d'une jolie impression,
Ier JUIN 1765. 287
ornée d'estampes et de vignettes. L'héroïde de l'Hermaphrodite Grand-Jean, démarié en dernier lieu par arrêt du parlement (1), a cependant paru sans estampe, sans doute à cause de la difficulté du sujet; elle est accompagnée d'une héroïde d'Anne de Boulen à son cruel époux, Henri VIII; voilà deux morceaux bien assortis... Un autre poète anonyme, comme le premier, vient de publier une héroïde de Pétrarque à Laure, suivie de remarques sur ce poète, et de la traduction en prose de quelques-uns de ses plus beaux sonnets (2). On suppose, dans cette épître, Pétrarque ambassadeur à la cour du roi Alphonse de Castille, circonstance absolument étrangère au sujet, et qui le gâterait s'il y avait quelque chose à gâter dans ce morceau. Si cette circonstance était historique, il aurait fallu la supprimer peut-être, . parce que l'homme d'État et l'amant ne peuvent jamais aller ensemble dans le même personnage, quoique letitre d'ambassadeur ne préserve pas des atteintes de l'amour. Il passe pour constant que la mort d'une femme chérie a coûté la vie au tendre et aimable chevalier Tiepolo, dernier ambassadeur de Venise en France. Avant d'expirer à Genève, à la fleur de son âge, on pourrait lui faire écrire une héroïde très-touchante à un de ses amis; mais si l'on voulait lui conserver sa qualité d'ambassadeur, dans ses derniers chants, il faudrait du génie. Celui qui a osé faire écrire Pétrarque à Laure ne connaît
(1) Pour cette affaire voir précédemment p. 15g. L'Hermaphrodite GrandJean, ou Lettre de Grand-Jean à Françoise Lambert, sa femme; suivie S Anne de Boulen à Henri VIII, héroïde nouvelle, et deux idylles ; Grenoble et Paris,' 1765, in-8°. L'auteur était Simon deTroyes, depuis bibliothécaire du Tribunat.
(2) Lettre de Pétrarque à Laure, suivie de remarques sur ce poète, et de la traduction de quelques-unes de ses plus jolies pièces, par M. *** (Romet, maître des requêtes du comte d'Artois ); Paris, Jorry, 1765, in-8°.
288 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
que la poésie des épithètes, poésie si commune en France qu'il.n'y aurait pas peut-être de poètes sans elle.
De l'amour fortuné la douce jouissance..... De met. sens épuisés la touchante faiblesse..... De mes yeux enchantés les regards satisfaits...,,.,-.. Et d'un baiser ravi l'empreinte pénétrante.,... ."
Toute l'épître est écrite dans ce goût-là, et marque
Du poète indigent la brillante misère.
L'héroïde du Lord Velford est encore plus longue, plus froide, plus insipide; l'auteur est également inconnu (I). Le sujet est tiré d'un petit roman qui a paru, l'hiver ; dernier, sous le titre de Fanny, ou l'heureux Repentir (2). Ce roman, qui n'a fait aucune sensation dans Paris, est. de M. Baculard d'Arnaud; et, à en juger par les éloges respectueux que le poète héroïque prodigue à M. d'Arnaud, on serait tenté de croire que M. d'Arnaud et lui n'en font qu'un.
Le Déisme réfuté par lui - même, ou Examen des principes d'incrédulité répandus dans les divers ouvragés de Mf, Rousseau, en forme de Lettres, par M. Bergier, docteur en théologie, curé dans le diocèse de Besançon, 2 vol. in-12; tel est le titre victorieux d'un écrit où J.-J. Rousseau, le Vicaire Savoyard et; tous ses adhérens sont mis en pièces. Que.-Dieu leur fasse miséri(1)
miséri(1) du lord Velford à milord Dirton,' son oncle, précédée d'une, lettre de l'auteur (Costard, déjà auteur de là Lettie de Cain); Paris, Bauche, 1765, in-8°. -
(2) 1765, in-12. La conjecture que Grimm met en avant dans les lignes suivantes est sans fondement, comme on ta vu par la précédente note, .;
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corde! M. l'abbé Bergier a déjà exercé sa plume chrétienne contre M. de Voltaire, et si M. Rousseau veut entrer en lice avec lui, il promet de ne pas se faire attendre. Quel dommage qu'un si grand défenseur de la cause de Dieu soit confiné dans un village de FrancheComté ! Ce zélé curé a publié, il y a quelque temps, un ouvrage sur les racines de la langue hébraïque(1), où il y avait des observations assez curieuses et assez ingénieuses sur l'origine des langues en général; mais on ne se soucie pas de la langue sainte comme de la cause de Dieu, et en combattant les incrédules, M. l'abbé Bergier va plus directement à son but, qui paraît être un bon bénéfice. Ainsi soit-il.
Il y a quelques mois que M. l'archevêque de Paris remit à M. le duc de Praslin un mémoire contenant ses griefs contre la Gazette littéraire, qui se fait sous les auspices de ce ministre. Dans ce mémoire, on reproche aux auteurs de la Gazette d'avoir dit que le fanatisme religieux n'est dangereux que par la résistance qu'on lui oppose, que les différentes sectes en Angleterre ne causent aucun trouble, que les protestans furent la partie de la nation qui s'empressa le plus à seconder les desseins de M. Colbert, que Mahomet était un grand homme; d'avoir, insinué qu'il ne manque aux ouvrages des philosophes de nos jours que d'appartenir à quelque personnage de l'antiquité pour qu'on voie des beautés jusque dans leurs défauts ; d'avoir soutenu que la population est la seule force réelle d'un État. Voilà un échantillon des propositions impies , malsonnantes, monstrueuses
(1) Les Élémens primitifs des langues, découverts par la comparaison, des mcines de l'hébreu, avec celles du grec, du latin et du français, 1764, in-12. TOM. IV. 19
290 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
, que M. l'archevêque de Paris reproche aux auteurs de la Gazette. Le mémoire contenant ces chefs d'accusation ayant été communiqué à quelques fidèles, une ame charitable, M. l'abbé Morellel., a fait des Observations sur cette dénonciation, qui, faisant une brochure de soixante-trois pages, ont été imprimées en pays hérétique (1); mais on prétend que l'édition en a été confisquée en arrivant à Paris, de sorte qu'il ne sera pas aisé de se procurer la lecture de .ces Observations charitables, qui, quoique un peu longuettes, m'ont paru la plupart aussi excellentes que modérées.
Ah! monsieur de Boussanelle, chevalier de l'ordre ! royal et militaire de Saint-Louis, mestre de camp de cavalerie, capitaine au régiment du commissaire-général, membre de l'Académie des Sciences et Beàux-Arts de la ville de Réziers, qu'ayez-yous fait? Un Essai sur les Femmes (2)! que le ciel vous pardonne, car les femmes ne vous le pardonneront jamais; elles aiment cent fois mieux les injures de J.-J. Rousseau que vos éloges tirés du Livre de la Sagesse et des Proverbes de Salomon, Ah! monsieur de Boussanelle qu'avez-vous: fait?
Paris, 15 juin 1765.
On dit communément d'une chose plaisante, d'un trait où d'un mot de caractère, cela est à mettre en comédie ; et,cependant j'ai presque toujours vu siffler les
(1) Le manuscrit en avait été envoyé à Voltaire, qui se chargea de l'impression. Cet écrit était intitulé : Observations sur une dénonciation de la Gazette littéraire, in-8°.
(2) Essais sur les Femmes, 1765, in-12. Boussanelle, qui travailla pendant trente ans au Mercure, mourut vers 1,796.
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traits véritablement comiques qu'on avait essayé de transporter, sur la scène, La copie exacte de là vérité seraitelle sans attrait, et n'y aurait-il que l'adresse de mentir avec le plus de vérité possible, sans pourtant faire oublier qu'on ment, qui fît le charme réel de l'imitation ; ou bien est-il de l'essence du copiste et de sa touche lourde et grossière de tout flétrir, et n'y a-t-il que l'imitateur qui, créant à l'exemple de la nature,_ sache conserver à chaque chose sa grâce et sa fraîcheur ? L'un et l'autre pourraient bien être. Tous les traits du TomJones, dont M. Poinsinet nous a régalés l'hiver dernier sont tirés mot pour mot du roman de Fielding; on les a trouvés charmans dans le roman, et on les a siffles au théâtre. Quelle injustice! s'écrie ce pauvre Poinsinet, qui ne conçoit rien à cette fantaisie du public. Il ne sait pas qu'un barbouilleur du pont Notre-Dame fait en moins de rien d'un tableau de Greuze une enseigne à bière. D'un autre côté, la confidence du mensonge établie entre l'artiste et son spectateur donne aux ouvrages de l'art cet attrait secret et piquant qui séduit et qui enchante ; et ce n'est point la chose elle-même qu'on désire de voir, mais l'imitation la plus vraie et la plus heureuse de la chose : sans quoi il faudrait envoyer une belle statue de Vénus de l'atelier de Praxitèle.à celui d'Apelles pour lui donner lés carnations-et les vives '■■ couleurs de la déesse de la beauté; car enfin il n'est pas douteux qu'une statue coloriée ne soit plus près de la nature qu'un bloc de marbre blanc, qui ne tient la vie que du génie du statuaire.
Feu Cahusac, avant d'être atteint de folie, avait écrit un Traité de la Danse, oh. il y a quelques faits curieux, beaucoup d'emphase et peu d'idées (1). Dans ce Traité,
(1.) Grimm a rendu compte de cet ouvrage, tom. I, p. 101 et suiv.
292 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
il y a pourtant une ligne qui me plaît et que je voudrais avoir écrite; l'auteur dit qu'on fait bien de représenter nos spectacles aux lumières, parce que ce jour artificiel est un commencement d'imitation. Nous n'attendons ni n'exigeons la vérité du poète, du peintre, du musicien, du statuaire, d'aucun artiste, et lorsque le plat et froid copiste nous montre la chose comme elle est, nous la trouvons maussade et nous le sifflons; c'est un mensonge adroit, fin, délicat, que nous cherchons dans les ouvrages de l'art, qui établisse entre nous et l'imitateur-une communication secrète de sentimens et d'idées, et qui nous prouve que l'artiste a senti le côté original, le côté précieux de la chose imitée. Ainsi lorsque nous voyons des critiques judicieux faire un si grand cas de la vérité dans les imitations, il faut.savoir attacher à ce terme sa juste valeur. Un homme ordinaire entre dans une taverne, et n'y voit qu'une troupe de paysans qui boivent; mais David.Téniers aperçoit vingt traits originaux et plaisans qu'il sait faire valoir sur la toile.... Pour réussir, la vérité de l'imitation ne suffit.pas toujours. On peut être vrai et ennuyer; l'artiste habile cherchera encore à acquérir la science de ce qui plaît, et qui souvent n'est pas seulement indépendante de la vérité, mais absolument contraire et opposée à la vérité. Cette-science est le fruit de l'étude profonde de notre nature,; et c'est la vérité de l'imitation combinée avec l'expérience de ce qui plaît , qui fait dans les arts les succès durables. Ainsi, nous avons vu chez tous les peuples tant soit peu policés, des représentations tragiques,, parce qu'il est dans la nature de l'homme d'aimer à s'attendrir à l'image des malheurs de son espèce ; mais ces tragédies étaient toujours , mêlées de scènes comiques et de bouffonneries, parce qu'il est
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aussi-dans la nature de l'homme de ne vouloir pas s'affliger long-temps, et la douleur réelle n'est durable que parce qu'elle est involontaire. Rien n'est plus contraire à la vérité de l'imitation que ce mélange monstrueux de sérieux, et de bouffonnerie; et cependant il a toujours réussi chez toutes les nations, et en France même, où le goût s'est épuré d'après les raisonnemens les plus sévères,, où la représentation tragique n'a voulu souffrir aucun alliage, il a cependant fallu jouer une petite farce après la tragédie de Rodogune ou d'Andromaque, afin d'affaiblir l'impression douloureuse que l'assemblée avait éprouvée, et de faire rire ceux qui venaient de frémir et de pleurer. Je ne me souviens pas d'avoir jamais lu-dans aucun faiseur, de poétique rien qui enseigne cette science, ou qui puisse seulement mettre sur la voie de cette étude; ils croient avoir tout dit quand ils ont bien recommandé l'imitation de la nature--; mais je crois cette autre idée très-riche en vues neuves et qui nous découvriraient le véritable secret des ouvrages de l'art. Heureusement ceux qui ont la vocation du génie sont guidés par un instinct : qui leur fait deviner, et le secret de la nature et celui de plaire, tiré de l'étude des hommes, et qui les dispense- - d'aller à l'école des philosophes et des critiquesi.
J'étais, tristement occupé de ces idées en. assistant avant-hier à l'enterrement d'une pièce nouvelle, qui n'a pas même vécu pendant sa représentation, et dont l'auteur peut chanter avec la petite laitière de l'opéracomique (1), sur ce triste fruit de sa cervelle :
Pauvre petit infortuné, Vous êtes mort ayant que d'être né!
(1) Les deux Chasseurs et la Laitière, d'Anseaume et Duni; Grimm en a rendu compte tom. III , p. 304,
294 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE
Cette pièce était appelée dans l'affiche i le Mariage par.; dépit,! comédie nouvelle, en trois actes et en prose (I) Elle mourut vers la fin du second acte, au milieu dés huées du parterre. Jamais pièce n'eut moins d'espérance de réussir ; car le premier mot fut sifflé ; il est vrai que ce premier mot était une platitude, et comme le second ressemblai au premier et le troisième au second, et ainsi dé suite, ce ne fut qu'un redoublement de huées, jusqu'à ce que les acteurs eussent pris le parti de se retirer. ; Au milieu de ce tumulte, la garde avait arrêté un des messieurs du parterre, et l'on espérait que cet acte de rigueur rétablirait le calme, et ferait écouter la pièce jusqu'à la fin ; mais les membres de cet auguste corps, se souvenant de leurs anciens droits, se mirent de plus belleh humeur qu'auparavant, et s'écrièrent que si l'on se permettait de violer ainsi leurs privilèges, ils donneraient leur démission. Je ne suis donc pas en état de vous dire en quoi consistait ce dépit qui devait produire un mariage; tout ce que je sais, c'est- qu'une petite personne fort aimable était, pour son malheur , fille dmne folle fieffée, qui s'appelait madame Cornet ; veuve d'un marchand épicier, et qui étant restée fort riche et ayant achète une baronnie, voulait se faire appeler madame la baronne ; toutes les plaisanteries du poète roulaient là-dessu; les gens de la cour, que madame la baronne recevait chez elle, voulaient lui faire peindre renseigne de son défunt et celle de son père, cabaretier au Mouton blanc, afin de la rappeler ! à son origine. Vraisemblablement madame Cornet, ainsi baffouée, se serait à la fin dégoûtée de la société de ces agréables, et aurait Consenti par dépit au mariage de sa fille avec un petit garçon qui, pour n'être
(I) Cette pièce, représentée le 13 juin 1765; est de Bref,.
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pas noble, n'en était pas moins amoureux et digne d'être aimé; mais, comme je l'ai déjà dit, le parterre ne voulut se prêter à aucune bonne plaisanterie du poète, et ne laissa pas à madame Cornet le temps dé se corriger de sa vanité ridicule;... Le poète avait beaucoup compté sûr M. Bellemain, maître à danser, qui, paraissant sous les traits de Préville, était sûr d'une réception favorable; mais sa sortie ne répondit pas à son entrée. M. Bellemain vient pour'donner leçon à la fille de madame la baronne. Afin qu'elle apprenne à se baisser et à se relever avec grâce, M. Bellemain jette un de ses gands par terre, et lui ordonne de le ramasser. Le public a été presque aussi choqué de cette impertinence que la fille de madame la baronne. « Sur quoi fonder l'espérance de réussir? dira lepauvre poète. Ce n'est pas moi qui ai inventé ce trait; tout le monde le sait, et le conte parmi les histoires du célèbre Marcel ( 1 ). On!,en rit quand on l'entend conter; moi, je le mets en action sur la scène, et l'on me siffle !» C'est ce caprice du public, moins incompréhensible pour moi que pour le poète, qui m'a donné occasion de penser avec componction à- cette différence essentielle entre l'a copie et l'imitation, dans le temps, qu'on achevait le patient.... Ce patient a voulu garder l'incognito, et l'on nomme aujourd'hui trois coupables. L'un est un homme fort obscur, nommé M. Renout, qui a déjà eu l'honneur déchoir (2); l'autre est ce pauvre M. Bret, pour qui il.: serait bien cruel d'avoir fait une si mauvaise pièce, et, plus cruel encore de l'avoir risquée au théâtre ; le troi(1)
troi(1) même qui s'écriait avec enthousiasme : Que de choses dans un, menuet! ■ '
(2) Grimma déjà rendu compte de Zélide, tom. I, p. 331., et. d'Hercule.,_, tom. II, p. 107, pièces du même auteur,
296 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
sième, enfin, est M. Bellecour, acteur de la Comédie Française, qui n'aurait pu faire cette pièce que pour prouver qu'il est encore plus détestable auteur que mauvais acteur. C'est à ces messieurs à s'arranger entre eux pour savoir à qui des trois l'enfant restera. Si le parterre a été sévère, il faut convenir aussi que rien n'invitait moins à l'indulgence que cette malheureuse comédie.. Elle a encore eu le; tort d'interrompre le début? de M. Aufresne au milieu de son succès (1). M. Aufresne a débuté dans le rôle d'Auguste de la tragédie de Cinna, dans celui de M. Dupuis de là pièce de Dupuis et Des-, ronais, et dans le rôle de Zopire de la tragédie de Mahomet, le n'ai pu malheureusement le. voir,que dans le rôle médiocre de Dupuis; mais quoique sa figure ne m'ait point plu, et que sa voix ne m'ait point séduit, il m'a fait sentir qu'il ne tiendra qu'à lui de m'émouvoir, de me calmer, de me faire frémir, pleurer, crier, de se jouer de moi. à son gré. Cet acteur a un naturel prodigieux ; ceux qui ont vu le fameux Baron disent qu'Aufresne le rappelle. On dit qu'il a joué le rôle d'Auguste d'une, ma-, nière sublime; il a.reçu,les plus grands applaudissemens, dans celui de Zopire. Je sens qu'il me ferait minier la tragédie avec passion, moi qui ne peux la supporter de la manière dont elle est jouée aujourd'hui; je.sens aussi que., s'il était reçu, il faudrait bien que nos divines Clairon, nos. illustres Le Kain revinssent au ton de la nature. Ils n'auraient pas beau jeu avec leur chant traînant et
(1) Aufresne débuta le 30 mai 1765. Son talent vrai et son ton naturel produisirent un tel effet, que les comédiens sentirent promptement tout l'inconvénient résultant pour eux de ce voisinage et de la comparaison. Des dégoûts, sans nombre furentisuscités a Aufresne, qui n'eut d'autre parti à prendre que. d'aller jouer en Prusse et en Russie, où il fut accueilli avec empressement par, Frédéric et par Catherine.
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emphatique, à côté de M. Aufresne. Nul apprêt, nulle emphase dans son jeu; une vérité, une aisance, une simplicité ! Il y a des gens qui disent qu'il n'a point de chaleur; il est vrai que nos auteurs et nos acteurs ont inventé en ces derniers temps l'art d'avoir de la chaleur sans ame, et que M. Aufresne, n'ayant pas étudié ce bel art, n'a que de l'ame. Il ne tiendra qu'à lui de ramener la scène française au ton de la nature, dont elle s'est trop écartée depuis quelques années; mais on dit aujourd'hui que, malgré son succès, on n'a pu lui faire des conditions convenables pour le faire rester, et qu'il ira' jouer la comédie à La Haie. Cette attention de priver le public des choses et des personnes qu'il honore de son suffrage, est tout-à-fait, obligeante, et mériterait de Sa part la plus grande reconnaissance,... Le véritable nom de cet acteur est B-ival; il est fils d'un horloger de Genève (1 ),,et, en sa qualité de citoyen, hérétique, autre obstacle, dit-on, à sa réception. On prétend 'qu'il faut qu'il se fasse catholique, afin de pouvoir être excommunié avec ses camarades. Rival a joue la comédie malgré ses parens, malgré lui.; il n'a jamais pu résister à la passion qui l'entraînait vers l'art pour lequel il est né; et il est devenu ce qu'il est, sans /maître, sans modèle, au milieu des mauvaises troupes de province, où il n'y avait pas vraisemblablement un seul acteur capable de sentir ce qu'il valait.
(1) L'horloger Rival est connu par une assez jolie pièce de vers intitulée Les Torts. Elle est adressée à Voltaire, qui y a répondu, édition de Lequien, tom. XII, p. 510, Les vers de Rival sont cités, ainsi que la réponse, .dans le Commentaire historique sur les OEuvres de l'auteur de la Henriade, édition, Lequien, tom. I, p. 428.
298 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
JUILLET.
Paris., 1er juillet. 1765.
Lettre de Jean Gottlieb Sauf tmuth, natif de Schaffhouuse, écrite de Paris à, madame sa mère, traduite de l'allemande .
« TRÈS-CHÈRE et très-honorée mère, j'ai balancé longtemps à vous ouvrir mon coeur plein d'amertume et de douleur; niais enfin, il faut que je vous fasse part de la. découverte fâcheuse que j'ai faite, a mon égard, dès le commencement de mon séjour en cette ville, et dans laquelle je ne me suis que trop,confirmé, depuis trois mois, et demi que j' y suis resté pour mon malheur. Après avoir passé à Schaffhouse toute ma vie pour un garçon de la. plus belle espérance, pourrez-vous croire ce que je vais, vous annoncer? C'est que je suis bête, chère mère, mais; bête sans ressource. Votre tendresse maternelle vous fera, d'abord douter de cette fatale vérité, si contraire aux apparences de ma première enfance ; niais malheureusement je n'ai que trop, de bonnes preuves à vous en fournir; et .voilà la source de cette mélancolie que votre bon coeur vous a fait, remarquer dans mes, lettres. Hélas ! ma chère; mère ,. la joie et la paix n'habitent plus en moi depuis que je connais mon état; Dieu m'a ôté mon aveuglement dans_ sa colère. - !
« Étant parti de Schaffhouse, muni de votre bénédiction maternelle, je me rendis à Huningue pour voir mon
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cousin le major, qui y était en garnison, et pour prendre chez lui quelques instructions préliminaires et essentielles. Quoiqu'il n'eût jamais été à Paris, il me dit savoir positivement que tout le monde y avait de l'esprit, et il m'assura que si je pouvais y passer pour en avoir aussi, je n'aurais, qu'à m'en retourner à Schaffhouse, et demander qu'on me fît hansgraf. J'eus d'autant moins de peine à croire mon cousin, que je n'ignorais pas que la simple faculté de balbutier quelques mots français donnait un certain air de supériorité et cette confiance signe infaillible de l'esprit. Ce signe infaillible, très-honorée chère mère, je l'ai perdu pour toujours. Arrivé à Paris, je comptais me trouver, au milieu des gens d'esprit de toute espèce, comme le poisson dans l'eau; et point du tout, j'y suis comme le poisson à l'air, dans une anxiété qui fait mon tourment jour et nuit. Je m'aperçus d'abord qu'ayant étudié la langue française avec beaucoup d'application, dans les meilleurs écrivains, je n'en avais cependant aucune connaissance précise, parce que les termes les plus communs ont à Paris tout une autre signification que dans les livres, et j'eus le chagrin de sentir qu'au lieu de faire des progrès dans cette langue, plus je restais à Paris, et plus je la désapprenais. Par exemple, chère mère, vous croyez peut-être que le mot patriotisme a la même signification en France qu'à Schaffhouse, et qu'un patriote français ressemblera mutatis mutandis à ce qu'était feu mon trèscher père dans notre louable canton. Je l'ai cru aussi, mais rien ne se ressemble moins. Le patriotisme en France ne consiste pas dans la préférence qu'on donne à l'intérêt public sur son intérêt particulier, ni dans ce généreux dévouement de nos. talens et de nos facultés à. davantage de la chose publique; au contraire, ici le pa-.
3oo CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
triotisme se borne à se tenir inviolablement à de certaines formalités, à étendre-le plus qu'on peut l'es prérogatives de sa charge, à se croire libre de tout devoir, et à em- ; piéter sans cesse avec une certaine morgue et cet air de contentement de soi-même qui inspire de la considéra- ; tion aux autres. D'ailleurs, tout le monde n'a pas le droit ici d'être patriote; il faut avoir acheté et payé une charge; et un homme sans.'fortuné, quelque talent qu'il ait, ne peut s'occuper du bien public sans risquer d'être puni,. Ceux qui s'en occupent par droit de leur charge prennent le titre de tuteurs des rois, mais cette tutelle ne les oblige pas à négliger leurs,propres intérêts, et l'on n'attend du désintéressement de personne, quoique ce soit un ancien usage de s'en vanter. Dès: que l'argent de la charge est payé, on est en possession:de tout ce qu'il faut pour la bien exercer, et ce n'est pas ce qui m'a surpris,.dans un pays où tout, le monde a de l'esprit..
« Ce que vous aurez de la peine à croire, très-honorée chère mère, c'est que l'argent est ici préféré à tout.: Je m'en aperçus dès les premiers, temps de mon séjour. J'allai au spectacle le plus à la mode, qu'on nomme Comédie Italienne, quoiqu'on n'y parle presque jamais cette langue. On jouait une pièce appelée l'École de la Jeunesse; on s'y portait enfouie, mais la mode était d'en dire beaucoup de mal. C'était Phistoire d'un jeune homme livré à une passion violente pour une courtisane, et qui s'était dégradé au point de chercher à voler un oncle son bienfaiteur pour secourir l'indigne objet de son amour. Tout cela n'était pas trop bien représenté; car enfin on ne voyait pas dans le jeune homme ce défaut de liberté qui rend les crimes dignes de pitié; malgré cela, sa honte, son repentir, ses remords attendrissaient, et.son sort me
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paraissait capable de nous effrayer, nous autres jeunes gens, sur notre sécurité, car, me disais-je où ne peut entraîner une passion funeste le coeur le plus droit ! Que j'étais loin de penser juste ! Tandis que je cherchais à profiter de cette Ecole, j'entendis à côté de moi un gros homme. Il avait sur ses larges épaules une chevelure éparpillée, qui est le signe de la magistrature, et avec laquelle on incommode beaucoup ses voisins. Son embonpoint m'avait surpris, car je m'étais persuadé que personne n'était gros à Paris. Si celui-ci avait été de Schaffhouse, il aurait à coup sûr passé pour un esprit épais. « Grand Dieu ! s'écria-t-il avec une véhémence et un emportement qui me firent peur, en quel siècle sommesnous? Que deviennent les moeurs et la décence? Où le lieutenant de police avait-il la tête de permettre une telle pièce? Quoi! l'on vole publiquement sur le théâtre, et l'on appelle cela une Ecole de la Jeunesse? Voilà où nous a réduits cette licence effrénée, fruit de la philosophie de nos jours et du renversement total dé tous les principes!— Pardonnez, lui dis-je, à mon ignorance. Je croyais que les crimes avaient été représentés de tout temps sur les théâtres pour, effrayer les hommes sur le danger des passions, et pour les en préserver, s'il était possible. J'ai vu hier à la Comédie Française une mère qui faisait assassiner un de ses fils, et qui a cherché à empoisonner l'autre, le jour de ses noces, avec la princesse qu'elle lui a choisie pour femme ; on m'a assuré qu'on joue cette pièce depuis cent ans (1). Est-il plus décent d'empoisonner que de voler ? » Le magistrat ne daigna pas répondre; mais, marmottant toujours entre ses dents, « voler, voler sur un théâtre ! voilà les fruits de la philo(I)
philo(I)
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Sophie !» il sortit plein d'indignation et de colère. Je croyais avoir rencontré le Caton de la France, et qu'il allait faire un réquisitoire contre le poète et le musicien de la pièce. Point du tout; j'appris que cet homme, qui portait- à la vérité un; nom illustre dans les premières charges de l'Etat, passait sa vie dans la débauche et dans la crapule. L'auriez-vous cru, chère mère, il n'est pas nécessaire ici d'avoir des moeurs pour exercer un ministère public et. pour être considéré? Je compris que cette honte, ce désespoir, cet effroi qu'éprouve un coeur bien né, lorsqu'un égarement funeste a pu l'entraîner au bord de l'abîme, où un pas de plus.l'aurait précipité sans ressource, n'était pas regardé ici comme un châtiment du crime tandis que dans ma simplicité je l'avais jugé plus cruel que le supplice; et puisqu'on pouvait commettre sur le théâtre tous les crimes, excepté le vol, j'en conclus que l'argent était ce qu'il y avait de plus précieux en France»
« Pendant que je réfléchissais sur mes découvertes, j'entendis un autre gros homme (car, chère mère, il y en a beaucoup à Paris) qui disait à son voisin : « Je conseille aux comédiens de supprimer la musique dans cette pièce; car elle est trop intéressante, et malgré la musique, on ne peut s'empêcher de pleurer. » Ce propos me confondit; la musique m'avait fait pleurer trois fois au moins dans le cours de la pièce; j'avais cru toute ma vie que rien n'était plus propre à toucher, à attendrir, à faire pleurer, et j'apprends que rien n'est plus contraire..... J'allai à l'Opéra pour découvrir le véritable but de la musique. On jouait Castor et Pollux. C'était, de l'aveu de toute la France, la plus belle pièce qu'il y ait jamais eu sûr aucun théâtre dû monde . L'élite de la nation se trou-
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vait à ce spectacle, et à chaque représentation il y avait une foule si considérable qu'il était très-difficile d'y entrer. Malgré les efforts que je fis de paraître Français et homme de goût, l'ennui se saisit de moi à un tel point, les cris des acteurs et des actrices me firent tant de peur et tant de mal, que la sueur froide se répandit sur tout mon corps, et je faillis à en tomber malade. Il y avait cependant un bel enterrement au second acte; deux Bénédictins gardaient le cercueil de Castor, et l'on faisait au défunt un assez beau service en plain-chant; j'étais seulement surpris qu'on s'empressât et qu'on payât pour un spectacle qu'on pouvait voir tous les jours pour rien,plus beau et plus triste dans les églises. D'ailleurs toute la marche de l'opéra me déplut. On y dansait et chantait alternativement, et presque toujours mal à propos. A chaque acte, la pièce était finie, et puis c'était à recommencer au suivant, et à la fin Castor se trouva tué, enterré, ressuscité, et reçu en paradis. Pour célébrer son apothéose., les danseurs- et les danseuses prirent le nom des planètes et des constellations, et dansèrent une chaconne; et lorsque la lune, qui s'appelait mademoiselle Peslin, se plaçait entre M. Vestris, le soleil, et mademoiselle Alard la terre, on baissait la rampe qui éclaire, le théâtre, afin d'imiter l'éclipsé. Cette idée fut trouvée très-ingénieuse et généralement applaudie; il me parut cependant bien étrange qu'une éclipse terrestre se répandît sur tout'l'olympe j où était le lieu de la scène, et obscurcît tout le système planétaire, et/notamment le soleil lui-même. Enfin, très-honorée chère mère, je me trouvai si loin de toutes les idées reçues, qu'abandonné à moi-même j'aurai infailliblement prispour un magnifique et ennuyeux enfantillage ce qui est regardé ici comme le
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chef-oeuvre de l'esprit humain, et comme- l'honneur et la gloire de la France.
" Je ne fus pas plus heureux à la Comédie Française, où je puis me vanter d'avoir assisté aux deux époques les plus mémorables ; Pune la plus brillante, l'autre la plus désastreuse; la première le succès du Siège de Calais, la seconde le châtiment des Comédiens pour avoir montré des sentimens d'honneur. Dans ces deux occasions, je me suis encore trouvé si loin de tout ce qu'on a pensé et dit, que je désespère, chère mère, de pouvoir jamais attraper cette manière de juger sûre et supérieure que tout lé monde possède en ce pays-ci. A comparer le Siège de Calais à tant d'autres tragédies françaises, j'aurais parié que c'est une pièce des plus médiocres, et même ennuyeuse à voir deux fois ; et à en juger par les distinctions que l'auteur à.reçues, c'est, sans contredit, le plus bel ouvrage qu'on ait jamais fait en France. Aucun des grands hommes de la nation n'a jamais obtenu le quart des honneurs qu'on a faits à celui-ci, d'où je juge que l'auteur du Siège de Calais est le plus grand de tous, quoique je Paie pris pour un des plus petits. Sans la catastrophe de la Comédie, je crois qu'on n'aurait plus joué d'autre pièce que le Siège de Calais. Dans le fait, il faut que la nation n'ait pas été beaucoup louée depuis quelque temps , puisqu'elle a payé des éloges peu recherchés avec une magnificence et par une patience à toute épreuve; peut-être qu'il y a des temps où l'on a véritablement besoin de louanges; en ce cas, l'auteur du Siège de Calais a bien pris le sien..». Au milieu de l'enthousiasme qu'il avait excité, et que, malgré tous mes efforts, je ne pus . jamais gagner, j'apprends que les principaux acteurs sont en prison pour avoir chassé de leur troupe un homme con-
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vaincu de friponnerie. Il faut qu'il y ait des raisons d'Etat qui s'opposent à ce que les comédiens aient des principes et des sentimens d'honneur, puisqu'on les en punit si rigoureusement. Ce sont là choses'au-dessus de ma, portée, et dont je né nie permets point de juger ; mais je n'aurais jamais imaginé que le public se déclarât si impitoyablement contre ces pauvres gens. J'ai voulu plaider leur cause, j'ai pensé me faire des affaires. On prétend qu'ils ont manqué de respect au public; mais je n'ai jamais pu savoir en quoi. Je ne sais pas non plus pourquoi le public est quelque . chose de si respectable ; car, à en prendre chaque membre séparément, il s'y en trouve 0 très-peu qui méritent du respect. Comment se peut-il que rassemblés ils soient en droit d'exiger un sentiment qu'aucun ne sait presque inspirer en particulier? Vous voyez de reste, très-honoréé chère mère, que sur tous ces points je suis encore aussi .neuf qu'à, mon départ de ma chère patrie, avec la différence que ne connaissant pas mon triste état, je vivais dans la.sécurité que j'ai perdue.
« Vous serez surprise, chère mère, que je ne vous aie encore parlé d'aucun de ces hommes célèbres, dont j'admirais tant les écrits étant à Schaffhouse, que je relisais avec tant de délices, et dont la société et l'entretien devaient faire le charme de mon séjour à Paris. Hélas ! après m'avoir vu tressaillir de joie et d'impatience à cette seule idée, quel.sera votre étonnement d'apprendre ce que je vais vous:confier? Je ne vous cacherai pas que je les ai presque tous vus, et qu'ils ressemblent à peu près tous à l'idée que je m'en étais faite. Un Caractère ouvert et facile, une conversation pleine d'instruction et de lumières, une éloquence naturelle et aisée ; au milieu des discours les plus graves, beaucoup de gaieté: voilà, chère mère, TOM. IV. 20
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ce qui m'a frappé en eux. Chose singulière ! Quoique leur réputation m'en imposât et me rendît timide, ce sont ici les seuls hommes avec lesquels je me sois trouvé de l'esprit ; il faut qu'ils sachent, communiquer une portion du leur à ceux qui leur parlent ; car l'embarras où je me suis trouvé avec tous les autres gens d'esprit, d'église, de robe et de finance, ne pouvant prendre, le niveau d'aucune de leurs idées, cet embarras ne m'a que trop convaincu de ma situation. Il est vrai,que le commerce de ces illustres écrivains m'aurait bien consolé de tous mes essais malheureux; mais voici ce qui m'en a dégoûté, et le sujet de ma plus grande tristesse. C'est que tous ces auteurs si célèbres, si admirés dans toute l'Europe-, sont haïs et détestés ici, et surtout généralement réputés dangereux. On entretient un homme exprès; cet homme a le privilège exclusif de leur dire des sottises deux fois par mois, et ce privilège lui vaut douze à quinze mille .livres-par an.. Ce n'est pas que je le trouve trop payé; on ne saurait donner trop d'argent à un homme qui exerce une profession malhonnête, jugée nécessaire; mais je ne eoncois pas cette satisfaction de la nation, à entendre du mal de ceux dont les talens l'ont honorée et illustrée chez ses voisins. J'ai cru d'abord que ces auteurs avaient nui à leurs ouvrages par leur conduite,!et qu'en écrivant de belles choses ils en faisaient de mauvaises; mais, chère mère, on dit qu'on ne peut attaquer leurs moeurs, mais que leurs écrits sont remplis d'affreux principes, et qu'ils sont cause de tout le mal qui est arrivé à la France depuis quelques années. Dites-moi, je vous prie, comment il se peut que le même livre soit pernicieux à Paris et admirable à Londres, à Stockholm, à Berlin, à Pétersbourg et à Schaffhouse? Ce qui attaque les sources de la morale
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et du bonheur public n'est-il pas détestable partout, et comment le même ouvrage peut-il faire admirer son auteur dans un pays et le faire abhorrer dans l'autre ? Comment se peut-il qu'un homme à talens soit digne des bienfaits des princes étrangers, à la gloire desquels il ne peut contribuer, et indigne de la protection de son souverain, dont il illustre le règne par ses travaux? Les philosophes disent que c'est tout simple, que la jalousie et là superstition se sont liguées contre la philosophie, et qu'il faut qu'elle en souffre jusqu'à ce qu'elle succombe ou qu'elle en triomphe. Quant à moi, chère mère, je m'y perds, et n'osant m'ingérer à juger des choses au-dessus de ma portée, je sens que le sort de la philosophie en France a mis le comble à ma perplexité.
«Ce considéré, très-honorée chère mère, j'ai arrêté ma place dans le coche de Strasbourg, pour samedi prochain , et compte ce jour, sous la garde de Dieu, reprendre la route de ma chère patrie, sans revoir mon cousin le major ; trop heureux si vous daignez m'accueillir comme je suis, avec votre bonté maternelle, et si le secret
secret je viens de vous confier sur mon état n'influe pas plus sur votre tendresse pour votre pauvre Jean
Gottlieb que sur le profond respect que ma triste situation ne m'empêche pas de ressentir pour vous comme auparavant. »
Il faut conserver ici une lettre écrite de Suisse, et qu'on assure plus authentique que celle de M. Jean Gottlieb Sanftmufh à sa chère mère.- On n'a pas même, besoin d'assurances à cet égard; il y a dans cette lettre une naïveté et une tournure qui ne s'inventent pas. En leur faveur, vous ferez grâce à un terme déclaré malhon-
308 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
nête, mais qu'on ne pourrait changer sans nuire à la simplicité du style.
Lettre d'une femme à son mari, soldat dans le régiment de Lochmann, suisse ; traduite de l'allemand, littéralement.
« Très-cher coeur, je ne puis m'empêcher de le donner avis que, grâce à Dieu, je suis saine.et bien portante. Je serai très-aise d'apprendre la même chose de toi. J'espère que cela te va toujours bien. Tout va assez bien aussidans la maison, excepté que tes frères me chagrinent; voilà pourquoi je voudrais que tu demandes un congé à ton capitaine, pour revenir bientôt à là maison. Tes frères sont de méchantes langues, qui me traitent ni plus ni moins que si j'étais une p.... Je suis dans l'espérance de te revoir, ta fidèle Anne-Marguerite, »
«P. S. Je dois te dire, mais je ne Pose presque pas, j'espère pourtant que cela ne te fera pas grand'chose ; je te dirai donc que je me suis approchée un peu trop près de notre voisin George, et cela fait que je suis grosse. J'aurai sûrement soin de l'enfant comme si c'était le lien propre. Dépêche-toi, je te prie, de revenir bien vite pour aider à le faire baptiser, et me remettre en honneur. Tu le peux; ne suis-je pas toujours ta chère Marguerite? Et tu sais bien que si tu avais été ici, le malheur ne serait pas arrivé. »
M. Dorât vient défaire imprimer son Épître, adressée à l'impératrice de Russie, à l'occasion du bienfait que Sa Majesté Impériale a accordé à un des plu s célèbres philosophes de France, avec tant de générosité et de délica-
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tesse (1): On expose, dans un précis qui est à la tête, ce qui a donné lieu à cette Épître, dans laquelle le poète a fait d'ailleurs divers changemens. Je lui fais mon compliment d'avoir, entre autres, ôté à ses Amours les fourrures d'Astracan. Si M. Doratpouvaitmn peu oublier les Amours, ses Épîtresseraient moins longues et de meilleur goût; mais un poète de vingt-quatre ans et français, se croirait déshonoré de faire une pièce fugitive sans y mêler les Amours. M. Dorât a eu tant de regret de déshabiller les siens, qu'il n'a pu s'empêcher de les confier à son, dessinateur, qui les amis en traîneaux et fourrés jusqu'aux.dents, dans la vignette placée à la fin de cette Epître.
M. Vassé, un des plus habiles statuaires de notre Académie, vient d'exposer dans son atelier le modèle d'une salle d'audience, faite par ordre de l'impératrice de Russie, sur un emplacement donné. Cet emplacement est dans le palais impérial, de cent vingt.pieds de longueur sur-soixante-deux-de largeur. La manière dont M: Vassé a décoré cet intérieur a été jugée d'une grande-beauté; il a su réunir la simplicité, la noblesse et la richesse; Le trône se trouve sous une coupole soutenue par six colonnes, dé-l'ordre corinthien, de la plus belle proportion. On y monte par un degré de marbre qui entoure cette espèce de temple, devant lequel se trouve une balustrade-qui sépare cette portion du reste de la salle. On voit d'un côté de ce temple la statue de l'Europe , et de l'autre celle de. l'Asie, qui se partagent l'empire de Russie. Quelques
(1) Épitre à Catherine II, impératrice de toutes les Russies; Paris, Jorry, 1765, in-8°: Le bienfait qui donna lieu à cette Épître est l'achat de la bibliothèque de Diderot, dont Grimm a parlé précédemment.
310 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
autres statues de divinités anciennes sont distribuées dans les niches pratiquées entre les pilastres qui font la décoration de la salle. Au-dessus des portes et des niches, l'artiste a placé des bas-réliefs repr ésentant les événemens les plus mémorables de l'histoire de Russie. M.Vassé a montre qu'il n'était pas seulement sculpteur, mais arehi-> tecte et homme; de goût,... On voit dans le même atelier, le modèle d'une Diane de proportion colossale, qui sera exécutée en marbre, pour le roi de Prusse. La déesse part pour la châsse, et elle est au momenet de jeter en arrière son carquois, qu'elle tient de ses deux mains. Son; attitude, m'a paru pleine de légèreté , de fierté et de hardiesse, et toute la figure d'un beau caractère. M. Vassé a sur ses confrères l'avantage de bien dessiner, tandis que les autres se contentent de bien modeler. Il est élève dé Bouchardon, et l'on découvre dans son style et dans sa manière la connaissanee et le goût de l'antique;
M. Blin de Sainmore commence aussi à mettre ses vers en images eten petite impression de la façon de Sébastien: Jorry. Il vient; dé faire réimprimer avec cette élégance, Son héroïde de Biblis à Caunus, son père (I), pour qui elle prit une passion incestueuse, suivant les Métamorphoses .d'Ovide,; M. Blin n'est pas un Ovide; son poëme est d'un froid à glacer; Si la fantaisie de se faire imprimer avec ce luxé d'estampes et de; vignettes dure à nos jeunes poètes, ils s'y ruineront, ou leur libraire fera banqueroute;
Ah! monsieur Monnet, ancien directeur de l'Opéra -
(I) Lettre de Biblis à Caunus, sort frère, précédée d'une lettre à l'auteur?
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Comique, vous m'avez attrapé, ainsi que bien d'autres honnêtes gens. Nous nous en fiions à votre enthousiasme, et nous comptions, sûr un recueil de chansons précieux et unique dans son genre. Vous nous aviez assuré que votre Anthologie française (1) serait le fruit de vingt ans de recherches, que vous aviez consulté sur le choix tous nos beaux esprits, les plus capables de bien choisir, que vous en feriez un chef-d'oeuvre de typographie. Abuses par ces promesses, nous avons souscrit; mais votre enthousiasme était joué pour nous attraper dix écus. M. Monnet, en conscience, vous êtes un fripon. Le choix dé ces chansons est fait sans goût et sans soin; la plupart se. trouvent dans tous les recueils du monde, et l'exécution n'est rien moins que superbe. Le premier volume contient les chansonniers morts, le second lés vivans, le troisième les anonymes, et le quatrième les sottisiers; mais ce quatrième même est plat et indignement composé. C'était pourtant votre département, M. Monnet : il est vrai qu'il y a assez de sottises dans les trois autres. Quand vous me parlerez avec enthousiasme de celte salle de bal que vous voulez construire au bois de Boulogne, où tout le monde sera admis pour un petit écu, qui sera, garnie de boutiques de modes et de cafés, et d'une galerie en haut, et d'appartemens pour les têteà-tête, et surtout de ce superbe parapluie qui, en cas de pluie, se tirera sur toute la salle et couvrira en un clind'oeil deux mille têtes, quand vous me parlerez de tout
(1) Anthologie française , ou Chansons choisies depuis, le treizième siècle jusqu'à présent; Paris, Barbou, 1765, 3 vol. in-8°. Les chansons libres sont contenues dans un volume supplémentaire. Le portrait de l'éditeur est en tête du recueil avec ces trois mots: mulcet, movel, monet. Monnet avait également fait écrire cette devise-jeu de mots sur la toile du théâtre de l'Opéra Comique quand il en était directeur.
312 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
cela, je vous enverrai étendre votre parapluie sur les deux mille sots qui vous croiront.
La Philosophe par amour, ou Lettres de deux amans
passionnés et vertueux, deux vol. in-12, voilà le titre d'un roman nouveau, qu'on dit être de mademoiselle Mazarelli, aujourd'hui madame la marquise de SaintGhamond(i); car.en ce siècle.de décence, il y ades gens que leur naissance n'empêche pas d'épouser en légitime noeud, des courtisanes dont les charmes ont été longtemps un effet public, exposé et abandonné tous les jours au plus offrant. Ce commerce est plus lucratif que celui des mauvais romans. Madame de Saint-Ghamond a volé à M. Baculard d'Arnaud son secret d'être pathétique. Ce secret consiste en points d'imprimerie. Dans tous les, momens passionnés et terribles, rien de plus éloquent que ces discours interrompus par des points. Vous trouverez, pages 146 et 147 du second volume, l'amant de la Philosophé par amour près d'être pendu. Cela est assez fâcheux. Jugez de l'état delà Philosophe dans cette affreuse situation, par ce qu'elle écrit elle-même à son amie. «Il est deux heures du matin, dit-elle, et je n'ai pas-encore
' fermé l'oeil. » C'est là son plus grand malheur. Cent quarante-trois points distribués avec, génie sur,ces deux
demi-pages disent tout le reste, et assurément mieux, que n'aurait pu faire madame la marquise de SaintChamond.
SaintChamond.
Si la Philosophe par amour ne vous a pas assez endormi, lisez bien vite l'Humanité, ou l'Histoire des
(1) La France-littéraire de .1769 attribue cet ouvrage à. un nommé Lombard; le Dictionnaire dés Anonymes, 2e édition, à un avocat nommé Gatrey.
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infovtunes du chevalier de Dampierre, contenant des anecdotes secrètes et particulières sur les dernières révolutions de Perse, deux volumes in-12 (1) et sans points....
Si votre insomnie résiste au Chevalier de Dampierre, abandonnez-vous à l'Histoire des Galligènes, ou Mé'
Mé' t
moires de Duncan, en deux parties. Vous y trouverez une satire des Français très-assoupissante.
Il a paru une Lettre de M. Gobemouche à tous ceux qui savent entendre (2). M. Gobemouche est un personnage de la Soirée des Boulevarls, pièce à scènes détachées , qu'on joue depuis une huitaine d'années à la Comédie Italienne, avec beaucoup de succès (3). Le caractère de ce M. Gobemouche est plaisamment imaginé. C'est un homme qui a toujours un avis à dire, des observations à faire, et qui ne dit jamais rien.... «Messieurs, messieurs, entendons-nous; il y a bien des choses à dire, il faut considérer le pour et le contre.. » Voilà l'avis de M. Gobemouche, au milieu d'un conciliabule de nouvellistes. Ces messieurs, après s'être bien disputés sur les affaires de l'Europe, en viennent aux voies de fait, et c'est M. Gobemouche qui reçoit les Coups, quoiqu'il n'ait dit autre chose que, «Messieurs, entendons-nous. » Ce rôle a fait grande fortune. Vous né devinerez sûrement
(1) Par Contant-D'Orville. (B.) ' , !
(2) Amsterdam, 1765, in-8°. C'est une suite de la brochure intitulée: EntcndonSrnous, ouvrage posthume de M. Gobe-Mouche; aux Boulevards, 1760, in-12. Les auteurs réunis de ces deux écrits sont Graville et Guichard.
(3) Cette pièce de Favart fut représentée pour la première fois le 14 novembre 1758.
314 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
pas que la lettre de M, Gobemouche, dont j'ai l'honneur de vous parler, traite de l'éducation, et surtout de l'éducation publique, après l'expulsion des Jésuites, L'auteur joue le rôle de Gobeniouche bien mieux qu'il ne s'imagine. Il raisonne à perte de vue, sans avoir aucune idée. Il dit toujours « entendons-nous; » il a toujours des choses à proposer, et ne sait ce qu'il veut. C'est Gobemouche ennuyeux.
Paris, 15 juillet 1765.
Réponse de M. Jérôme-Nicolas Lieberkuhn, oncle maternel de M. Jean Gottlieb Sariftmuth, à la lettre
de ce dernier à sa très-honorée chère mère (1).
« Puisqu'il est ainsi, mon cher neveu, ta pauvre mère t'attend de retour en ta patrie, et nous te promettons qu'il ne sera pas fait mention de ton accident, ne voulant point l'affliger, mais voulant au contraire te recevoir tous et un chacun comme notre cher respectivement fils, neveu et cousin, avec la tendresse que tu as toujours éprouvée de notre part, et comme si de rien n'était ; car l'esprit nous vient de Dieu, dispensateur de tout bien, dit le sage Salomon (Proverbes, chap, 14 )
« Ta mère garde le lit depuis ta lettre, mais ce ne sera rien.
Ton fidèle oncle.
« P. S. Informe-toi, avant de partir, s'il est bien sûr qu'il n'y ait point de sots à Paris. Quoique je n'aie jamais voyagé en France, je suis plus expérimenté que toi, et j'en, ai toujours trouvé de quinze à vingt contre un homme d'esprit, dans tous les endroits où j'ai fait quelque
(1) Voir page 298;
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séjour. Si ce calcul était applicable à Paris, sur huit cent mille âmes il y aurait proportionnellement beaucoup de sots à rencontrer dans cette grande ville ; et ce calcul une fois vérifié et dûment collationné, ton mal ne serait pas peut-être aussi désespéré que nous le craignons , ce qui pourrait hâter le rétablissement de ta pauvre mère. Présent ou absent, atteint ou délivré du mal en question, je ne t'oublie pas dans mes prières. »
Après quelques incertitudes, on s'est pourtant déterminé à recevoir M. Aufresne au nombre des Comédiens du roi (1), et cet acteur a continué son début de la manière la plus brillante. Il sera aux appointemens jusqu'au Voyage de Fontainebleau, où, après avoir joué devant Leurs Majestés, il sera reçu à demi-part. En attendant, il joue presque tous les soirs à la Comédie Française, et y attire beaucoup de monde, dans une saison où les spectacles ne sont- guère fréquentés.... J'ai déjà remarqué que la figure et la voix de cet acteur ne sont pas des plus intéressantes. Il a la voix sonore et la prononciation nette, mais un peu dure; peu de variété dans les intonations, peu de flexibilité dans le gosier. Il a de la sécheresse dans son jeu, ou, pour tout dire en un mot, c'est la grâce qui lui manque et dans son jeu, et dans la voix,, et dans la figure. Cela.rend quelquefois son débit froid, ou, dans les momens pathétiques, cela lui donne un air et un ton.apostoliques; mais, s'il est un secret qui puisse suppléer à la grâce ou en dédommager, c'est Aufresne
(1) Les Comédiens, contraints par l'enthousiasme du public pour Aufresne, le reçurent aux appointemens. Mais, comme nous l'avons déjà vu, ils surent bientôt, en lui suscitant des désagrémens, se débarrasser de ce voisinage dangereux pour leur gloire. :
3l6 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
qui le possède.. Il sent avec une si-grande justesse, et avec tant de finesse, il a des détails si précieux ! et d'une si . grande vérité, il raisonne et cause si délicieusement qu'il entraîne et subjugue tout le monde. Si la nature eût secondé tant de talens, Aufresne eût été un Baron, un Garrick, un Roscius, un dieu. Quoi qu'on puisse désirer dans son jeu ; il ne se montre jamais sans vous dédommager, par trois ou quatre instans sublimes, de ce que la nature lui a refusé. Aufresne sera l'acteur des gens d'un goût exquis, et qui réunissent dans le jugement des ouvrages de l'art l'extrême justesse à la véritable délicatesse... Je pense encore que sa réception amènera la plus heureuse révolution pour le théâtre français. Son jeu simple et vrai ' obligera ses camarades de se rapprocher de la nature, et de renoncer ai ce chant emphatique, à ce jeu plein d'apprêt et d'affectation qui a fait tant de progrès depuis ; quelques années, et qui a rendu les tragédies-presque insupportables à voir représenter. Déjà l'on, remarque que Le Rain, dans plusieurs scènes où il s'est, trouvé visà-vis du nouvel acteur, a été obligé de moins enfler sa voix, et que son jeu a considérablement gagné dans ces , occasions : nous ne devrons pas seulement à Aufresne le plaisir qu'il nous fera, mais encore celui que nous feront les autres. Mademoiselle Clairon, en substituant Part le plus profond, l'étude la plus heureuse au naturel qu'elle n'avait,pas, nous avait insensiblement écartés de cette simplicité qui fait aux yeux d'un homme de goût le charme de la représentation théâtrale, et que rien me remplace ; cette actrice savait tout imiter jusqu'à la simplicité et au naturel même; mais on ne cessait jamais de voir le fruit de l'étude; Part ne se cachait pas un seul instant, et ce qu'on ne pouvait s'empêcher d'admirer, ne
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touchait presque jamais. Son exemple devint cependant contagieux; ses succès lui firent des singes: tout lé jeu de là tragédie se calqua insensiblement suivie sien,!et devint fastueux , monotone et froid. Quoique l'exemple d'un acteur , encore neuf, soit moins puissant que celui d'une actrice soutenue par le suffrage 1 des gens de lettres et d'un grand nombre de partisans, je mets ma confiance en M. Aufresne, et j'espère;qu'il arrêtera la scène française sur le penchant de sa ruine.-... C'eût été un spectacle bien intéressant que celui qui aurait mis Aufresne vis-à-vis de mademoiselle Clairon. Il eût fallu voir alors ,'qui des deux aurait été obligé de renoncer à sa manière, et de se rapprocher de celle de l'autre ; mais, grâce à la sévérité exercée si à propos envers les Comédiens, nous n'aurons pas la satisfaction de voir cette lutte. Ce que tout le monde a prévu; vient d'arriver; mademoiselle Clairon a demandé son congé. Il est vrai que M. le maréchal de Richelieu n'a point souscrit à cette demande ; qu'il lui à simplement accordé un congé d'une année pour rétablir sa-santé, et qu'il lui a-fait dire très-honnêtement qu'il, ne signerait jamais sa retraite pendant l'année de son exercice; mais il eût été encore plus honnête et plus court d'éviter ce ridicule éclat qui ne caractérise pas moins l'esprit de notre siècle que beaucoup d'autres petits faits qui n'échappent pas à un observateur attentif. Il est un peu humiliant d'avoir exercé une si grande rigueur, dont tout le résultat se réduit aujourd'hui à n'avoir pas conservé Dubois le fripon, et à perdre mademoiselle Clairon.Aimables Welches, si vous croyez que c'est là le traitement qui convient aux talens, et que la prison dû Fort-1'Évêque Vous fournira des comédiens, je vous prédis que vous n'aurez plus bientôt d'autre
318 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
théâtre que celui du sieur Nicolet sur le boulevart, où je ne doute pas que les facéties de M.Taconet et les gentillesses du grand Paillasse ne vous consolent de la perte
' de gens qui, après tout, ne savent que réciter les vers de Corneille, de Racine,"de Voltaire et de Molière.
Un de mes grands regrets, c'est que le début de M; Aufresne n'ait pas commencé deux mois plus tôt; il se serait fait alors sous les yeux du célèbre Garrick, et j'ai dans la tête qu'Aufresne eût été.digne de ses conseils, et qu'il en eût tiré un grand parti... Ce grand et illustre acteur, ce Roscius des Anglais, du plutôt des modernes, car les grands talens n'ont" point de patrie, et'appartiennent à tous ceux qui les savent apprécier, ce David , Garrick, en un mot, nous a tenu parole ; il a passé six mois
, avec nous, après avoir parcouru l'Italie, et il y a environ trois mois qu'il a repassé en Angleterre. 11 serait ingrat s'il ne regrettait un peu la France, où il a reçu l'accueil le plus distingué, niais où il s'est borné de préférence au commerce des philosophes, dont il a emporté les regrets, et dont il chérit à son tour le ton, les moeurs et les lumières. J'en demande pardon aux Anglais, mais je
, les ai presque toujours vus exagérer leurs avantages, et élever leurs gens à talens souvent, assez gratuitement, •mais très-franchement, au-dessus de ce que les autres nations ont de célèbre et d'illustre; voici la première fois ;qu'ils ne m'en ont point imposé. [Garrick.est en effet audessus de tout éloge, et il faut l'avoir vu, pour s'en former une idée . maison peut dire aussi que quand on ne l'a pas vu, on n'a pas vu jduer la comédie.... Cet acteur est le premier et le seul qui ait rempli tout ce que mon imagination attendait et exigeait d'un comédien ; et il m'a démontré, à ma grande satisfaction, que les idées qu'on
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se forme de la perfection ne sont pas aussi chimériques que certaines gens à tête étroite voudraient nous le persuader. : il n'y a point de limites que le génie ne franchisse. Le grand art de David Garrick consiste dans la facilité de-s'aliéner l'esprit, et de se mettre dans la situation du personnage qu'il doit représenter; et lorsqu'il s'en est une fois pénétré, il cesse d'être Garrick, et il devient le personnage dont il est chargé. Aussi, à mesure qu'il change de rôle, il devient si différent de lui-même qu'on dirait qu'il change de traits et de figure, et qu'on a toute la peine du inonde à se persuader que ce soit le même homme. On peut aisément défigurer son visage; cela se conçoit : niais Garrick ne connaît ni la grimace, ni la charge; tous les changemens qui s'opèrent dans ses traits proviennent de la . manière dont il s'affecte intérieurement; il n'outre jamais là vérité, et il sait cet autre secret inconcevable de s'em;
s'em; sans autre secours que celui de la "passion. 'Nous - lui avons vu jouer la scène du poignard dans la tragédie de Macbeth, en chambre, dans son habit ordinaire,
. sans aucun secours de l'illusion théâtrale; et à mesure qu'il suivait des yeux ce poignard suspendu et marchant dans l'air, il devenait si beau qu'il arrachait un cri général d'admiration à toute l'assemblée. Qui croirait que ce même homme, l'instant après, contrefait avec autant de perfection un garçon pâtissier qui, portant des petits . pâtés sur sa tête, et.bayant aux corneilles dans la rue, laisse tomber son plat dans le ruisseau, et, stupéfait d'abord de son accident, finit par fondre en larmes? Il y a aussi loin de la physionomie de ces deux personnages que des traits de Garrick à ceux de Préville; et c'est-avec la même perfection qu'il joue tous les rôles qui ont Un modèle dans la nature ; les seuls qu'il ne sache pas jouer,
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sont ces rôles factices qui ne ressemblent à rien, et qui n'ont de fondement que dans l'imagination déréglée et appauvrie d'un poète. Il prétend qu'on ne saurait être bon acteur.tragique sans être excellent acteur comique, et je crois qu'il a raison; mais si cela est, il a prononcé un terrible arrêt contre la plupart de nos acteurs tragiques, et nommément contre sa bonne amie, mademoiselle Clairon, qui n'a jamais su remplir un rôle comique, quel qu'il fût, d'une manière supportable.
M. de Carmontelle a dessiné Garrick en attitude tragique, et vis-à-vis de ce Garrick il a placé un Garrick comique entre les deux battans d'une porte, qui surprend. Garrick le tragique, et se moque de lui. Je voudrais que ce tableau fût gravé; Pendant qu'il se faisait peindre, comme sa pétulance l'empêche d'être un moment tranquille, il s'exerçait à passer par des nuances imperceptibles de l'extrême joie à l'extrême tristesse, et jusqu'au désespoir et à l'effroi. Cela pourrait s'appeler la gamme du comédien; car pourquoi n'y aurail-il pas. une gamme de passions comme de sons successifs?
Garrick est d'une stature médiocre, plutôt petite que grande. Il a la physionomie agréable et spirituelle, et un jeu prodigieux dans les yeux. Sa vivacité est extrême. Il a beaucoup d'esprit, une grande finesse et une grande justesse; il est naturellement singe, et il contrefait tout ce qu'il veut. Il a toujours de, la grace. Il a perfectionné ses grands talens par,une profonde étude de la nature, et par des recherches pleines; de finesse et de sublimité. Aussi, il se trouve perpétuellement dans la foule, et c'est là où il surprend la nature dans toute sa naïveté et dans toute son originalité. Un jour, en revenant avec Préville, achevai, du bois de-Boulogne, il lui dit: «Je
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m'en vais faire l'homme ivre.; faites-en autant " Ils traversèrent ainsi le village de Passy, sans dire un mot, et-, en un clin d'oeil, tout le village fut assemblé pour les' voir passer. Les jeunes gens Se moquèrent d'eux, les femmes crièrent de peur de les voir tomber de cheval, les vieillards haussèrent les épaules et en eurent pitié, ou, suivant leur humeur, pouffèrent de rire. En sortant du village, Préville dit à Garrick:« Ai-je bien fait, mon maître ?—Bien, fort bien, en vérité, lui dit Garrick ; mais vous n'étiez pas ivre des jambes. » Ce seul propos prouve avec quelle finesse Garrick voit la nature... Il apprit un jour qu'un homme en Irlande, en jouant avec son enfant, avait eu le malheur de le laisser tomber par la fenêtre, et de l'écraser sur le pavé devant ses yeux. Ce père malheureux perdit là parole sur-le-champ et devint fou. On fut obligé de l'enfermer. Garrick voulut le voir: c'était plusieurs années après son accident. Je n'ai jamais rien vu de plus effrayant que l'état de cet homme. Je dis que je l'ai vu, car Garrick le rend de manière à faire frémir, Garrick est auteur de plusieurs pièces, mais on dit qu'elles sont médiocres. Il est grand admirateur de Shakespeare. Il ne pardonnera jamais à M. de Voltaire le mal qu'il en a dit depuis quelques années dans un certain Appel aux nations (i), et dans ses Commentaires sur. Pierre Corneille, après l'avoir justement préconisé dans ses Lettres anglaises. Il faut convenir que ces dernières
(i) Il Appel à toutes les nations de l'Europe des jugemens d'un écrivain anglais, ou. Manifeste au sujet des hommes du pavillon entre lus théâtres de Londres et de Paris, qui avait paru en 1761, in-80°, fut reproduit la même année avec des changemens sous le titre Du Théâtre anglais, par Jérôme Carré (édit. Lequien, tom. XLVI, p. 137), que portait dans la première ■ édition un de ses chapitres. Il comprenait aussi l'opuscule intitulé : Des changement anivés à l'arftragique (ibid. p. 122 ).
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322. CORRESPONDANCE LITTERAIRE
critiques n'ont fait honneur ni au goût, ni à la bonne foi de M. de Voltaire. Quoi qu'on fasse et quoi qu'on écrive., il faudra toujours reconnaître dans Shakespeare un homme d'un grand et sublime génie; et si l'on traduisait la belle scène dé Lusignan dans Zaïre, dans legoût : des scènes dé la Mort de César, qu on lit dans les Commentaires sur Corneille elle pourrait paraître aussi ridicûle ; mais enfin, un homme de goût sentira encore! le mérite de l'original, même à travers ces vers blancs, dont on a cherché à défigurer les morceaux de Shakespeare, Cette injustice n'empêche pas David] Garrick de regarder M- de Voltaire comme le plus grand poète tragique qu'ait eu la France': c'est là son sentiment. Il prétend que ce Racine, si beau, si enchanteur à lire-, ne peut être ; joué, parce qu'il dit toujours tout, et qu'il ne laisse rien à faire à l'acteur; que d'ailleurs l'harmonie des vers de Racine oblige à un chant très-éloigné de la véritable déclamation. Nous avons été bientôt d'accord avec Roscius-, ■ Garrick sur tous ces points, nous qui sommes ici un ; petit troupeau de vrais croyans, reconnaissant Homère, Eschyle et Sophocle pour la loi et les prophètes, nous enivrant des dons du génie-partout' où il se trouve, Sans acception de langue ni de nation : le Roscius anglaisa été de la religion et de l'église du petit troupeau.
M. Garrick jouit d'une fortune [considérable. Il passe pour-aimer l'argent; Il a bien cinquante à soixante mille livres de rente, argent de France, sans compter ce que lui vaut la direction d'un des théâtres royaux de Londres, dont il a le privilège. Nos gens à talens ne font pas de pareilles fortunes. En revenant d'Italie par le Tyrol, il à été attaqué à Munich d'une fièvre maligne qui a pensé le mettre au tombeau; Pair et le séjour de Paris l'ont par-
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faitement rétabli. Je doute cependant qu'il joue encore long-temps la comédie; la manière dont il s'affecte de ses rôles détruirait le tempérament le plus robuste, et le sien ne paraît pas fort. Maître d'une grande fortune, rassasié de gloire, chéri, estimé de ses compatriotes, illustre dans toute l'Europe, il peut se reposer quand il voudra dans une jolie maison de campagne qu'il a à peu de distance de Londres. Il a épousé, il y a environ dix-sept ans, une Allemande, née à Vienneen Autriche, et catholique, dont il n'a point d'enfans. Elle l'a accompagné dans ses voyages. Nous lui avons soutenu qu'il était né jaloux, et il n'a pas cherché à nous contester cette vérité.
Carie Vanloo, premier peintre du roi, chevalier de l'ordre de Saint-Michel, directeur et recteur de l'Académie royale de Peinture, et directeur de l'Ecole royale des élèves protégés par le roi, est mort ce matin subitement, des suites d'une apoplexie, âgé d'environ soixante ans (1). Il avait été la veille à la Comédie Italienne. Nous sommes en train de perdre, et voilà encore un homme .célèbre de moins. Il ne faudrait pas que cela continuât; car douze ou quinze hommes de différens talens de moins dans la nation feraient un vide considérable, et influeraient sur la réputation de la France : la gloire d'un peuple et d'un siècle est toujours l'ouvrage d'un petit nombre de grands hommes, et disparaît avec eux. L'Académie de Peinture a perdu en moins de six mois ses deux plus grands artistes, Vanloo et Deshayes (2), et ces pertes ne seront pas faciles à réparer. Carie Vanloo n'était pas seulement le premier peintre du roi, mais aussi de la nation; il avait quelque réputation chez les étrangers. Ses ouvrages sont éparpillés
(1) Il était né à Nice en 1705. (2) Néen 1729, mort en 1765.
324 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
ici dans les églises et dans les cabinets des particuliers. Les Augustins de la place des Victoires, appelés les PetitsPères, ont de lui une suite de la vie de saint Augustin;, dont le choeur de leur église est orné. Madame Geoffrin a de lui plusieurs tableaux de chevalet d'un grand prix. Celui qu'on appelle la Conversation eut un grand, succès dans sa nouveauté, et a toujours conservé sa réputation ; celui de la Lecture a moins réussi. Madame Geoffrin présidait alors à ces ouvrages, et c'étaient tous les jours dés scènes à mourir de. rire. Rarement d'accord sur les idées et sur la manière de les exécuter, on se brouillait, on se raccommodait, on riait ou pleurait!, on se disait des injures, des douceurs; et c'est au milieu de toutes ces vicissitudes que le tableau s'avançait et s'achevait.
Personne n'a mieux prouvé que Carie Vanloo combien le génie est différent de. l'esprit. On ne peut lui disputer un grand talent ; mais il était d'ailleurs fort bête, et c'était pitié de l'entendre parler peinture. Dans le choix,' j'aime mieux un peintre faisant de beaux tableaux qu'un artiste jasant bien sur son art ; car les .bavards lie sont bons à rien. Ils ont fait grand tort au bon Vanloo. Le premier malotru, assez confiant pour dire ses bêtises, était capable de lui barbouiller le plus beau tableau avec une soite critique; il en a gâté plus d'un sur des observations qui n'avaient souvent pas le sens commun; et, à force de changer, il se fatiguait sur son sujet, et finissait par une mauvaise composition, après en avoir effacé une excellente... Vanloo avait épousé à Turin une femme de mérite, soeur-de Somis, célèbre, violon en son temps; Elle était elle-même excellente musicienne, et chantait très-agréablement. Elle reste veuve, sans fortune; mais elle obtiendra sans doute une pension du roi. Il en a eu
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une fille fort jolie, qui est morte, et deux garçons qui, bien loin d'avoir des talens, ne promettent pas même d'être de fort bons sujets.
M, Abeille vient de publier une brochure de 82 pages sur les Effets d'un privilège exclusif en matière de commerce, sur les droits de la propriété,, etc (1). Il y porte jusqu'à la démonstration, une vérité indubitable, c'est que ces effets sont funestes, et tendent à la ruine de l'Etat dans la partie sur laquelle tombe le privilège. Pas trop gouverner est un de ces grands principes de gouvernement qu'on n'a jamais connu en France. Le défaut des lois est encore moins nuisible à la prospérité publique que la fureur de tout régler; c'est cependant là notre grande maladie. En lisant le code des réglemens qui, existent dans le royaume sur les différens objets de commerce, on peut se vanter de connaître le recueil le plus impertinent et le plus absurde qui ait jamais, existé. Qui croirait, par exemple, qu'il y a eu une loi, en vigueur pendant de longues années, qui prescrivait aux fabricans et aux commerçans la longueur, la largeur et la quantité des pièces de draps qu'ils,pouvaient.envoyer au Levant? C'est à cette belle loi que les Anglais sont redevables de la concurrence de leurs draps avec ceux de France, et des succès de leur commerce dans cette partie du monde. Le législateur imbécile a supposé que le négociant ne trouverait pas sans lui la mesure et la quantité de draps qu'il lui faut pour faire le commerce du Levant avec le plus d'avantage et le moins de'dommage possible, ou plutôt ce n'est pas l'imbécillité qui dicte ces lois, car le bon sens et la droiture suffisent à une bonne législation, mais c'est
(1) Paris et Rouen , 1765, in-8° de 82 p. Cet écrit est oublié dans la liste des-ouvrages d'Abeille donnés par les différens dictionnaires historiques. .
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l'intérêt particulier et la cupidité qui fondent ainsi leurs usurpations et leurs injustices sur la ruine de l'Etat et du bien public. Chaque règlement donne de l'autorité et du , crédit à quelque sot ou à quelque fripon. Il faut dés inspecteurs dans toutes les villes où l'on fabrique ces draps, pour savoir si la mesure prescrite est observée; il en faut dans,les ports, pour savoir si l'on n'en embarqué pas au- ; delà de la quantité permise. Quand on est fripon, on fait sa main; quand on est sot, on croit jouer un rôle important dans l' Etat. Le véritable esprit des lois de France est ; cette bureaucratie dont feu M. de Gournay, cet honnête et digne citoyen, se plaignait tant : ici les.bureaux, les, commis, lés secrétaires, les inspecteurs, les intendans. lie sont pas établis en faveur de la chose publique ; mais la chose publique paraît établie pour qu'il y ait des bureaux. L'écrit de M. Abeille attaque une ineptie toute pareille, fondée sur une déclaration du roi de 1713, qui défend le commerce intérieur, et extérieur de Peau-de-vie extraite du cidre et du poiré, afin de ne point nuire au commerce des eaux-de-vie tirées du vin. C'est, comme remarque fort bien M. Abeille; défendre les bas de laine, afin de favoriser le commerce des bas de soie. Un marchand de draps riche et accrédité a -mal fait ses affaires dans une foire de Smyrne; il revient en France, et crié que les Français détruisent eux-mêmes leur commerce au Levant; eh y, portant une trop grande quantité de draps, Il persuade .la nécessité d'une loi prohibitive, ou-, s'il le faut, il l'achète. Un marchand d'eaux-de-vie de vin un peu considérable n'a pas poussé ses ventes une année avec autant d'avantage que les années précédentes ; il suit l'exemple du négociant, de Smyrne; et obtient la proscription dès eaux-de-vie de cidre et de poiré. M. Abeille
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s'élève avec beaucoup de force et de sagesse contre ces cruels abus, et en les combattant il discute plusieurs principes d'administration de la plus grande importance; c'est par là que son écrit sur un objet particulier devient d'une utilité commune et générale. Cet auteur a déjà fait une bonne brochure sur la liberté du commerce des, grains (1), M. Abeille est un très-bon esprit; il discute avec beaucoup de bonne foi, et sait envisager un objet par tous les côtés ; je désirerais seulement qu'il eût un peu, plus de précision et de netteté dans son style.
Lorsque, dans deux ou trois mille ans, un enfant portera les yeux sur le code de nos lois de police et d'administration, il s'écriera : O sagesse ! ô profondeur- mais, lorsque ce sera un philosophe ou un homme d'État qui. en fera l'examen, il s'écriera : O ineptie ! ô enfance ! défiez-vous des lois qui sont si belles sur le papier. Lelégislateur détailleur est un pauvre sire.. Ce sont les. grands ressorts d'un État qu'il s'agit de régler avec génie; le reste est l'ouvrage de chaque citoyen, qui sait bien cequ'il faut qu'il fasse pour prospérer et faire prospérer les. siens. On peut renfermer en cinquante ou soixante pages toutes les lois nécessaires à la,prospérité d'un vaste empire. Bergers, c'est des pâturages qu'il faut vous occuper; tâchez de les rendre gras et bons; mais si,.après y avoir conduit vos troupeaux, il vous arrivait à vous ou à vos chiens de vouloir trier et assigner à chaque mouton la. quantité et la qualité d'herbe qu'il faut qu'il paisse pour se 1 bien porter, vous feriez sans doute là-dessus les plus, beaux et les plus savans raisonnemens du inonde, mais je ne vous en prierais pas moins de vous mettre à quatre
(1) Principes sur la liberté du commerce des grains. Né en 1719, Abeille est mort en 1807.
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pattes et de brouter.avec vos moutons; car, pour les conduire, Vous n'y entendriez jamais rien. Malheur aux troupeaux qui ont des moutons pour bergers! car sous leur règne les loups se font chiens, et, sous prétexte d'avoir soin du troupeau, ils le dévorent; Dans ces temps de calamité, s'il se trouve par-ci par-là quelque mouton citoyen et patriote,., voyant le mal sans pouvoir y remédier, il s'écrie avec M. de Pezay :
Sommeil consolateur, recours des misérables, Ferme des yeux lassés de l'aspect des coupables ï
On a fait depuis quelque temps une nouvelle édition des Considérations sur les Moeurs de ce siècle, par M. Dùclos, historiographe de France, et l'un des Quarante de l'Académie Française. Cet ouvrage n'eut point de succès lorsqu'il parut pour la première fois il y a quinze ans. Il avait été annoncé avec trop d'emphase. On reprocha à l'auteur un ton de prétention et de décision qui déplut. Son J'ai vécu if) fut trouvé très-impertinent dans.la bouche d'un homme qui avait passera vie dans lès cafés à disputer avec Une voix de gourdin., et à ferrailler, comme c'était alors la mode. Dans ces combats à mort, le plus fort en gueulé était le plus considéré, et l'homme de lettrées et le bel-esprit contractaient le toiiet les habitudes des crocheteurs. Ce siècle, est passe. De tous lès-gens célèbres fréquentant jadis;les cafés, il ne reste
(I) Un des personnages de la comédie des Philosophes propose de commencer un livre de morale par ces mots.: j'ai vécu. C'est une allusion aux Cp.nsidérations sur les Moeurs, qui commencent ainsi.
Grimm ne put parvenir à faire entrer Duçlos dans sa ligue contre Rpusse.au.,. Voilà le sujet dé sa colère et l'explication ; de ses, injures.
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que M. de Voltaire, à qui un génie plein de délicatesse, une politesse naturelle et l'usage du grand monde n'ont jamais permis de prendre ces moeurs grossières, et M. Duclos, le seul qui. en ait transporté l'image dans la société des honnêtes gens et dans la bonne compagnie. Son livre sur les Moeurs est l'ouvrage d'un homme de beaucoup d'esprit, mais de ce petit esprit de commerce qui a ses petites tournures et ses petites finesses dont on était autrefois si engoué en France, et que là philosophie a de, puis ruiné de fond en comble. Il y a des hommes qui sont supérieurs à leur siècle de plusieurs générations. Tels sont le grand Galilée, milord Bacon, René Descartes,, le chancelier de L'Hôpital et tous les hommes d'un grand génie qui paient ordinairement de leur repos et de leur bonheur la gloire qu'ils ont de devancer leur siècle. Il y en a qui arrivent trop tard, et qui, un demi-siècle plus tôt, auraient joui d'une réputation que leurs contemporains ne peuvent plus leur accorder. Si M. Duclos était venu immédiatement après le duc. de La Rochefoucauld et La Bruvère, il serait peut-être aujourd'hui une espèce d'auteur classique ; mais il s'avise de donner ses Considérations un an après la première édition de l'Esprit des. Lois (1), au moment où l'arène était occupée par deux ou trois athlètes de la première vigueur, ou d'une grâce et d'une agilité merveilleuses, et où tous les petits faiseurs de tours avaient déjà été balayés et renvoyés.dans la foule : il. fallait venir cinquante ans plus tôt. Ce n'est pas qu'on ne lise ces Considérations avec unie' sorte de plaisir : un homme qui les aurait faites et débitées,dans
{1) L'Esprit des Lois est de 1748, les. Considérations sur les Moeurs sont de 1750. Cette redoutable concurrence ne les empêcha pas d'être réimprimées, en 1751, 1753, 1764, et d'être traduites dans plusieurs langues.
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le monde, en cercle,, au coin du feu passerait avec raison pour avoir beaucoup d'esprit et de finesse; mais le mal est que, quand on a lu un chapitre, il n'en reste rien, et que cela n'a rien;fait penser. Les;écrivains de la trempe dé M. Duclos ont de petites Muettes qu'ils vous font papilloter devant les yeux, et qui donnent à leurs ouvrages un clinquant assez brillant ; mais pour la raison, la philosophie et le bel esprit véritable il faut les chercherdans Voltaire, et les traits de lumière dans Montesquieu, et les vues profondes et Péloquence dans Diderot, et le nerf et l'énergie dans J.-J. Rousseau, et l'élévation et la noblesse du style dans, Buffon; Quant au style, celui de M. Duclos est d'un très-mauvais goût. Voulezvous savoir ce que c'est que la reconnaissance? Ecoutez. « C'est un sentiment qui attache au bienfaiteur avec le désir de lui : prouver ce sentiment par, des effets, ou du moins par un aveu du bienfait, qu'on publie avec plaisir dans les occasions qu'on fait maître -avec candeur^ et qu'on saisit avec soin. » Quel jargon ! Cela se trouve, pourtant dans un chapitre imprimé pour la première. fois dans la nouvelle édition Sur la Reconnaissance et l'Ingratitude. S'il vous arrive jamais qu'un homme ^ que vous avez obligé par vos bienfaits, vous parle en ces termes de sa reconnaissance, effacez-le bien vite de Votre liste; et s'il écrit un livre entier de ce ton-là, dites-lui qu'il a le coeur froid et le goût; gâté, et qu'avec ces deux qualités il ne,: faut écrire ni sur les moeurs ni sur les arts. Quand on est de pierre, il me faut jamais se mêler ni du métier de critiqueni de celui de moraliste.
Ier AOUT 1765. ; 331
AOUT.
Paris-, 1er août 1765.
UN petit livret, intitulé Dei Delitti e. delle Pene, c'est-à-dire,, Des Délits et des Peines, et que M. l'abbé Morellet se propose de traduire en français (i), vient de faire beaucoup de bruit en Italie. Ce livre est. de M. Beccaria, gentilhomme milanais, que les uns disent abbé (2), les autres jurisconsulte, et que je garantis un des meilleurs esprits qu'il y ait actuellement en Europe. Voilà donc la fermentation philosophique qui a franchi les Alpes, et qui approche du foyer .de la superstition. L'empire de l'absurdité'menace ruine de tous les côtés; si la raison pouvait enfin prendre sa place, il faudrait s'affliger d'être venu trop tôt au monde.... Des observateurs éclairés m'ont assuré que les progrès quelle a faits en Italie depuis une trentaine d'années sont prodigieux. La révolution a commencé par une traduction des Lettres persanes; elle s'est étendue rapidement, et surtout en Toscane , jusque sur le peuple. Les ouvrages des philosophes français modernes ont tous pénétré dans ces conlrées, et contribué à éclairer leurs habitans ; ils en sont au point d'avoir réimprimé la Profession du Vicaire savoyard, sous le titre de Catéchisme des Dames de Florence.
(1) La traduction de Morellet parut quelques mois après. Voir décembre
suivant.
■ (2) Ceux qui disaient le marquis de Beccaria abbé, le confondaient avec J.-B. Beccaria (né à Mondovi eu 1716, mort à Rome en 1781 ), professeurdistingué de philosophie, puis de physique, auquel on doit plusieurs ouvrages, sur l'électricité,
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C'est un spectacle assez curieux, que de voir la philoso-, phie, en ces derniers temps, passer la Manche et le Rhin, se répandre en France, malgré les efforts de la superstition , et refluer de là dans toute l'Europe.
Une chose non moins remarquable, c'est que la langue; la plus sourde et la plus timide de l'Europe, celle de toutes les langues vivantes qui, sans contredit, a le moins de génie, soit devenue la langue universelle, et marche; à grands pas à la monarchie absolue. C'est peu qu'elle soit généralement répandue, que l'homme du monde et l'homme de lettres s'en servent indistinctement, qu'elle soit partout étudiée, parlée, maniée-, estropiée; elle a, encore influé sur le caractère de toutes les autres langues, et nous en sommes à ne plus lire que du style français avec des mots anglais, allemands ou italiens ; c'est-à-dire que bientôt chaque langue aura perdu son idiotisme, et se sera pliée aux génies et aux tours de la langue française. M. Hume a donné cet exemple à ses compatriotes; il,est vrai qu'ils ne lui accordent pas les talens d'un bon écrivain. En Allemagne, cette mode commence à gagner partout. Quant à M. Beccaria, tous nos , Français vous diront que son ouvrage est écrit à ravir, et si l'on venait me dire que les Italiens lui refusent de savoir écrire sa langue, je n'en serais pas fort étonné! C'est que son style ne ressemble pas plus au style des écrivains ; italiens des Seizième et dix-septième siècles, que le Catéchisme de l'honnête homme, dit Caloyev, au Catéchisme de Montpellier. M. Beccaria écrit du français avec des mots italiens ; l'harmonie est soumise à la simplicité et à.la clarté; et cette période que la langue italienne avait héritée de la langue latin; dont l'arrondissement et la beauté, font la recherché des bons écrivains
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des deux siècles précédens, commence en général à disparaître des ouvrages modernes, et à faire place à la marche uniforme, et pour ainsi dire anti-périodique de la langue française.... Lorsqu'on imite les tours d'une langue en y pliant la sienne, il est bien naturel qu'on attache à un mot traduit littéralement un sens qu'il n'a jamais eu que dans la langue d'où il est traduit. C'est ainsi que M, Beccaria appelle l'esprit de famille, lo spirito di famiglia, quoique le mot spirito n'ait jamais eu en italien aucune des acceptions qu'il lui donne en vingt endroits, à l'imitation de notre mot d'esprit mis, en ce sens, à la mode par M. de Montesquieu. Cette manière d'écrire sera du moins commode pour des lecteurs français ; avec très-peu d'étude, ils pourront lire une langue étrangère, ou plutôt ils liront du français dans une langue pleine de grâce et d'harmonie.... Mais en abandonnant M. Beccaria au jugement de ses compatriotes pour le style , il faut adopter ses idées pour l'instruction et le bonheur du genre humain. Son livre mérite d'être traduit dans toutes les langues; ses principes doivent être un objet de méditation et pour les souverains et pour les philosophes.
Il ne faut pas avoir beaucoup réfléchi pour voir qu'une des plus fortes preuves de la barbarie de notre origine, c'est l'état de notre jurisprudence criminelle. Excepté en Angleterre, c'est, dans tout le reste de l'Europe, un tissu d'atrocités ; c'est partout la science d'une cruauté tranquille et inutile, allant directement contre le but de la législation.... En accordant à l'Angleterre quelques avantages à cet égard sur le continent de l'Europe, je ne prétends pas qu'elle n'ait beaucoup à apprendre dans le livre Des Délits et des Peines; mais sa jurisprudence crimi-
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nelle 11 admet point la,torture, et chaque citoyen a le droit d'être jugé par ses pairs. Après avoir accordé à l'accusé tous les secours légitimes de défense, on assemble Un jury composé d'un certain nombre de ses pairs; on leur lit la loi, et puis les faits a la charge de l'accusé avec les preuves qui les certifient; ou qui les infirment. Après quoi chaque membre;du jury déclare par serment, et sur sa conscience, qu'il tient l'accusé pour coupable ou pour innocent; c'est-à-dire qu'il le croit dans le cas ou hors du cas de la loi; et en conséquence l'accusé est immédiatement ou puni ou absous. Lorsque les jurés ou lés pairs de l'accusé sont une fois assemblés, il faut qu'ils conviennent;de leur jugement; ils sont enfermés sans pouvoir se séparer, ni manger ni boire, qu'ils n'aient prononcé définitivement. C'est une des plus belles lois qui existent, que celle qui assure à chaque citoyen le droit d'être jugé par ses pairs. Si quelque chose peut prévenir dans les jugeinens l'injustice et la passion, s'il est quelque moyen de rendre les hommes attentifs, équitables, miséricordieux ? c'est cette égalité d'état et de condition entre l'accusé et ses juges, et le retour secret que chaque juré ne peut manquer de faire sur lui-même, sur la vicissitude des choses humaines, sur l'intérêt que tout citoyen a d'être jugé, dans l'occasion, selon son droit et ses oeuvres, avec justice et sans précipitation.... Je suis étonné que M. Beccaraia m'ait pas fait mention de cette belle partie; de la jurisprudence du peuple britannique. L'accusé est un homme isolé, qui a à se défendre contre toute la masse des citoyens; c'est un être dépouillé de toute sa force à l'instant de la lutte ; il a donc besoin des secours les plus étendus. Le comblé de la barbarie, c'est de lui en refuser ; le comble de l'inhumanité, c'est de ne lui en
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pas offrir. Jusqu'à l'entière conviction de l'accusé, c'est son juge qui doit être son plus ardent, défenseur. Le but de toute jurisprudence criminelle doit être de trouver des innocens, parce qu'alors il n'y aura que les coupables qui ne pourront échapper à la rigueur des lois. Je crois qu'il n'y a point de lieutenant criminel, nouvellement installé, qui n'ait fait une partie de ces réflexions, qui ne souscrive même les premières sentences de mort avec une extrême émotion; mais je crains aussi qu'il ne soit bientôt fait à son métier, et qu'au bout de six mois il ne signe un arrêt de mort avec moins de sentiment qu'un banquier n'en met à signer une lettre de change. La science du gouvernement consiste à tourner les hommes vers des habitudes heureuses, à empêcher ou à affaiblir les mauvaises; mais surtout à prévenir effiencement et avec génie l'engourdissement qui résulte de toute habitude, bonne ou mauvaise.
M. Beccaria réduit la jurisprudence criminelle à un petit nombre de principes, les plus simples et les plus évidens, dont découlent toutes ses idées. Promptitude de châtiment, impossibilité de lui échapper, loi générale, sans acception ni exception de personne; voilà ce qui garantit en tout temps et en tout lieu la sûreté de la société contre les forfaits et les entreprises criminelles. La sévérité des peines est au moins inutile, quand elle n'est pas nuisible. C'est une observation constante, que plus les châtimens sont cruels, plus les crimes sont atroces. M. Reccaria établit un principe que je porte depuis longtemps au fond de mon coeur; c'est que, si la société est en droit d'ôter la vie à un de ses membres, elle n'est pas du moins en droit de lui faire souffrir des tourmens, quel que soit son crime; ou-plutôt, c'est que la société n'est en
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, droit de mettre à,mort un hommeique dans le cas unique où la vie de cet homme mettrait la chose publique en ! danger. Toutes les autres peines capitales sont, dans le droit, autant d'assassinats revêtus de formalités. Mais. est-il question de droit parmi les hommes, si ce n'est du droit du plus fort ? Il faudrait donc: du moins sentir que tous ces assassinats, nuisibles à la société,' puisqu'une mort d'homme est toujours! un dommage pour elle, sont encore inefficaces y puisqu'ils ne répriment pas le crime, et que le nombre des malfaiteurs; reste à peu près toujours
toujours même; il faudrait constater une bonne fois, si une vie misérable et asservie, dont les travaux peuvent être tournés à l'avantage de la société, n'est pas plus redoutable pour les hommes que l'idée de la mort; il faudrait savoir si cet attrait secret qu'il y a à affronter le danger, à courir le risque de la vie., attrait qui est certainement dans la nature humaine, ne rend pas les supplices moins effrayans que l'attente certaine d'une vie laborieuse et pénible? Il faudrait au moins se convaincre de l'importance qu'il y a à proportionner le châtiment au crime; car ôter la gradation des peines, c'est inviter le malheureux qui se-résout au crime , à faire à la société le plus grand mal possible, tandis qu'un beaucoup moindre aurait suffi pour remplir le but de son forfait. Je sais qu'une jurisprudence criminelle plus éclairée et plus équitable ne bannira pas les, crimes de la société des hommes; je sens que le misérable que ses forfaits ont conduit à la potence ou attaché à la roue, nous prouverait, peut-être sans peine, que tout considéré, vu la nature et l'enchaînement des événemens depuis l'instant de sa naissance jusqu'au moment de son suppliee, il n'a eu rien de mieux à faire que de se faire pendre ou rouer ;
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mais cette triste apologie nous confirmerait seulement une vérité, malheureusement incontestable, c'est qu'il n'est pas donné à la sagesse humaine de prévenir tout le mal; elle prouverait surtout que l'art d'empêcher les crimes et de diminuer le nombre dés criminels, tient à la grande science de l'emploi des hommes et aux premiers ressorts d'un gouvernement heureux et éclairé.... Quoiqu'il en soit, il serait à désirer que tous les législateurs de l'Europe voulussent prendre les idées de M. Beccaria en considération, et remédier à la barbarie froide et * juridique de nos tribunaux. J'ose inême croire que si nosseigneurs du parlement voulaient consacrer quelques
. assemblées de chambres à la réforme de la jurisprudence criminelle du royaume, en conformité des principes de notre philosophe milanais, ils mériteraient mieux de là nation, et donneraient au roi des marques plus essentielles de zèle et de fidélité, qu'en s'occupant du salut d'une ursuline de Saint-Cloud (i) , et qu'en faisant des remontrances sur des objets qu'ils n'entendent pas tou'
tou' parfaitement bien.
M. de L'Âverdy, aujourd'hui ministre d'Etat et contrôleur-général, dans le temps qu'il était conseiller au parlement a composé un ouvrage de jurisprudence criminelle (2), qu'il serait intéressant de comparer avec le livre de M. Beccaria, pour voir la diversité des esprits. Vous trouveriez, par exemple, dans le livre du jurisconsulte français un long chapitre sur un crime que le philosophe milanais a tout-à-fait oublié ; c'est le crime de la magie. Ce n'est pas que celui-ci ne doive rien à la France;
(1) Grimm veut sans doute parler ici de la soeur Perpétue, enlevée dé son couvent pour avoir voulu communier malgré l'archevêque de Paris. Voir chap. LXV de l'Histoire du Parlement, de Voltaire, intitulé Folies de Paris.
(2) Code Pénal'. 1752, in-12.
' TOM. IV. 22-
338 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
au contraire, sans le livre de l'Esprit des Lois, le livre de M. Beccaria. n'aurait vraisemblablement jamais existé. Vous pourrez donc aussi voir dans ce livre l'effet d'un grand ouvrage sur une seule- bonne tête. Vous ne trouverez pas au philosophe milanais l'essor ni le tour de génie qui caractérise les écrits du président de Montesquieu; mais vous lui trouverez un esprit lumineux, profond, juste et pénétrant; vous lui - trouverez une ame pleine de délicatesse, si tendre, si sensible, si attachée au bonheur des hommes, que vous ne pourrez vous défendre de la plus forte passion. qu'il inspire pour luimême. Son livre est d'ailleurs du petit nombre de ces ouvrages précieux qui font penser. Il n'y a aucune question intéressante qui n'y soit assez touchée pour vous inviter à la méditer ; et cependant tout ce qu'il dit paraît si vrai, si conforme au bon sens et à la raison, que vous croyez lire vos propres pensées et un recueil de vérités généralement reconnues. On n'est étonné qu'en réfléchissant, après la lecture, combien la pratique des tribunaux est éloignée de ces principes..... Pour le malheur des hommes, les vues du philosophe milanais sont encore toutes neuves; et depuis le bourreau qui rédigea la constitution criminelle de l'invincible empereur CharlesQuint, jusqu'au greffier qui signe les arrêts de la chambre de la Tournelle, aucun homme de loi n'a eu l'âme d'un Beccaria. Aussi son ouvrage a-l-il été condamné comme manquant de respect à la législation, qualification nouvelle et mémorable qui n'empêchera pas ce livret irrespectueux de faire fortune, et d'acquérir bientôt la plus grande et la'plus juste réputation.... Il a déjà été réimprimé plusieurs fois. Dans une nouvelle édition que je viens à, l'instant de feuilleter, je vois que l'auteur a ajouté
Ier AOÛT 1765. 339 plusieurs chapitres nouveaux et excellens. Il a aussi soigné tout son ouvrage, et fait plusieurs changemens heureux. Je lis dans une note ajoutée au chapitre des banqueroutiers , un reproche qu'il se fait de les avoir traités avec trop de rigueur dans les éditions précédentes. «J'ai partout, dit-il, respecté la religion, et l'on m'a accusé d'irréligion;' j'ai partout défendu les droits de la législation , et l'on m'a accusé d'avoir manqué de respect à la législation ; j'ai eu le malheur en cet endroit de blesser les droits de l'humanité, et personne ne m'a rien reproché. » Consolez-vous, monsieur Beccaria, c'est chez
nous comme chez vous ; souffrez que les hommes se ressemblent. Eh ! en quel lieu avez-vous vu prendre à coeur la cause du genre humain ? •
Il est-décidé que je monterai un de ces jours dans la chaire de la vérité, et qu'après avoir rassemblé autour de moi le plus de philosophes que je pourrai, je leur ferai à peu près le sermon suivant :
«NOLITE CLAMARE!
«De quoi vous plaignez-vous? Y a-t-il un lieu de la terre où l'on vous refuse les preuves de votre mission et les honneurs qui y sont attachés ? N'êtes-vous pas assez haïs, assez calomnies, assez persécutés? Que voulez-vous de plus ? Vous exigez des récompenses qui ne s'obtiennent sans peine que par la médiocrité. Premier tort. Vous exigez une reconnaissance que votre siècle ne vous doit point.. , Second tort. Ave Maria.
--* PREMIÈRE PARTIE.
« C'est le droit de la médiocrité d'être protégée, prônée, promue, accablée de récompenses; c'est le droit du mérite
340 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
éminent d'exciter la jalousie et l'envié, de n'obtenir les distinctions qui lui sont dues qu'à force dé combats. Nolite clamare. De quoi vous plaignez-vous ?
« Vous, François-Marie de Voltaire, m'ayez-vous pas
; éprouvé de Votre siècle trente années d'injustices et d'ingratitude? N'a-t-on pas allégué sans cesse vos sottises,, qui ne faisaient du mal qu'à vous, pour diminuer le prix de vos ouvrages, qui instruisaient et formaient l'esprit, et le goût des nations, en étendant la gloire de la vôtre? Pouvez-vous nous reprocher,de vous avoir agrégé aux Quarante de.l'Académie Française, après votre OEdipe, après votre Brutusi, après votre Alzire, après votre Henriade? Avez-vous une.seule branche de
r laurier sur votre tête que vous n'ayez arrachée malgré nous; et cette tête n'était-elle pas grise lorsqu'on vous à accordé la grâce de vous nommer confrère de Pabbé Batteux et de l'archidiacre Trublet? Vous, Denis Diderot, pouvez-vous nous reprocher qu'il y ait plus d'une douzaine de personnes en France qui rende justice à vos vertus et à votre, génie? Et sans l'auguste et généreuse Catherine, n'aurait-on pas vu le philosophe obligé de cendre sa bibliothèque pour remplir les devoirs du-père de famille ? Pour vous, M. Thomas ; je conviens que vous êtes en droit de vous plaindre. Vous n'avez eu que des succès jusqu'à présent : cela est fâcheux; et si vous commenciez à douter un peu de votre mission, je n'en serais pas fort surpris.-Mais un moment de patience! Que votre poème de Pierre-le-Grand soit beau et sublime, et je vous promets que vous n'aurez pas fait impunément l'apologie de la philosophie. Si vous n'avez pas été mieux persécuté, généreux défenseur de l'humanité, tendre et
, sensible Beccaria, prenez-vous-en à un hasard unique et
Ier AOUT 1765. 341
impossible à prévoir. Eh ! qui pouvait deviner qu'une princesse mettrait à la tête du gouvernement de Milan un homme d'Etat, un philosophe éclairé et indulgent, un comte de Firmian? Nolite clamare. De quoi vous plaignez-vous? .
SECONDE PARTIE.
« Vous exigez une reconnaissance que votre siècle ne vous doit point. Eh! qui a pu vous faire croire qu'un siècle doive quelque chose à ses philosophes ? Ce n'est pas pour lui que vous travaillez. Si vos travaux sont véritablement utiles au genre humain, ce n'est pas pendant votre vie; il faut au moins un siècle révolu pour qu'une idée neuve, une vérité utile se loge dans les têtes, y germe et y parvienne au degré de maturité qui permette d'en espérer quelques fruits. Nolite clamare. Attendez; et si dans cent ou deux cents ans d'ici vous n'avez pas obtenu justice, si votre nom n'est pas inscrit dans la liste des bienfaiteurs du genre humain, vous serez redevables à vous plaindre. Mais qui vous a dit qu'attaquer, les opinions reçues, heurter les préjugés, offenser les- sots, incommoder les fripons, blesser la médiocrité, exciter l'envie par des talens, était un métier où il y eût à gagner? Où avez-vous vu que les hommes quittaient leurs idées, leurs principes, leurs préjugés, leurs absurdités en un instant; et en quel temps la vérité ou l'erreur sans la force a-t-elle fait ses prosélytes subitement et sans difficulté? La nature né fait rien subitement. Il faut que le grain germe dans la terre; il-faut que les idées mûrissent dans les têtes. If est dans Phom -me d'aimer avec passion la" nouveauté, et de s'élever avec fureur contre elle. Puisque vous n'avez pu semer pour nous, n'exigez pas.,.
342 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE 9
de nous une reconnaissance que vous n'êtes, en droit d'attendre que de nos neveux, lorsqu'ils auront moissonné. En attendant le siècle dé votre gloire, sachez nous gré dé vous laiser marcher dans les rues sans vous jeter des pierres, ou plutôt prenez-vous- en à ce fatal adoucissement qui est arrivé dans les moeurs,si nous ne vous jetons plus dans les bûchers avec vos livres. Ainsi soit-il. Nolite clamare. De quoi vous plaignez- vous ? Amen,
Il a paru une Lettre à un ami sur un écrit intitulé:
SUR LA DESTRUCTION DES JÉSUITES EN FRANCE, PAR UN AUTEUR
AUTEUR Celle lettre est l'ouvrage de quelque Janséniste de mauvaise humeur (i), qui dit de bon coeur bien des injures à M. d'Alembert, et qui ne manquerait pas de le faire un peu griller s'il en était le maître. Moi aussi, je suis un peu de mauvaise humeur contre M. d'Alembert, et sa brochure sur la destruction des Jésuites n'a certainement pas fait de bien à la philosophie et aux lettres. S'il était vrai que les Jésuites eussent été victimes .des progrès de la philosophie, il ne serait pas adroit à un philosophe de l'imprimer, de le crier sur les toits, dans un moment où la philosophie est si décriée par les fripons, que tous les .sois sont alarmés de bonne foi de son danger, et que toutes les bégueules dévotes attendent en transe la fin du inonde ou quelque autre petit accident de celle espèce. Je remarque, depuis quelque iemps, qu'il n'arrive pas un malheur en France, sans qu'on l'attribue aux philosophes ; ils sont trop odieux à la cour, pour avoir à espérer un sort plus heureux que celui de vivre ignorés: il faut donc se tenir tranquille. L'assertion de M. d'Alembert est non-seulement bien imprudente,
(1) Elle est de l'abbé Guidi ( 1765), in-12.
Ier AOUT 1765. 343
mais elle est aussi de toute fausseté. C'est bien à quelques hommes de lettres paisibles et isolés, étrangers à l'art de manier les esprits et les affaires, sans intrigue, sans parti, sans crédit, qu'il appartenait de détruire une société puissante et accréditée! Ah, que} conte! Il faudra encore un peu de temps avant que la philosophie fasse quelque révolution sensible en France. Le siècle des philosophes et le règne de la philosophie sont deux époques très-différentes. Pour tout dire, la brochure de la Destruction des Jésuites n'est pas écrite avec assez de chaleur et d'agrément pour passer par-dessus ces petits reproches. Quand on. l'a lue, on n'en est pas plus avancé, on n'en sent pas le but, il n'en reste rien, pas même une impression agréable. M. de Voltaire, avec sa manière brillante et philosophique, a bien gâté la manière de tous ces faiseurs-là.
Chanson de Ferney pour Mlle Clairon (1).. SUR l'air : Annette à l'âge de quinze ans..
LA BERGERE.
Dans la grand'ville de Paris On se lamente , on fait des cris ;_ Le plaisir n'est plus de saison;,
La Comédie
N'est plus suivie ;
Plus de Clairon !
(1) Cette chanson se trouve dans les Pièces mêlées de Voltaire,.avec ce titre: Couplets d'unjeune homme chantés à Ferney le II auguste 1765, veille de Sainte-Claire, à mademoiselle Clairon. La chanson est de Voltaire; le dernier couplet, 4e couplet détaché est de Florian, Voir ses Mémoires d'unjeune Espagnol.
Mademoiselle Clairon était allée à Genève consulter Tronchin pour sa
344 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
LE BERGER.
Melpomène et le tendre Amour La conduisirent tour à tour ; En France elle-donnait le ton, Paris répète ,
Que je regrette
Notre Clairon !
LA BERGÈRE.
■Dès qu'elle a paru parmi nous, Les bergers sont devenus fous. Tircis vient de quitter Fanchon ;
Si l'infidèle
Trahit sa belle,
C'est pour Clairon.
LE REKGER.
Je suis à peine en mon printemps, Et déjà j'ai des sentimens.
LA BERGÈRE.
Vous êtes un petit fripon.
LE BERGER*
Sois bien discrète, La faute est faite. J'ai vu Clairon.
TOUS DEUX.
Clairon, daigne accepter nos fleurs; Tu vas en ternir les couleurs ; Ton sort est de tout effacer.
La rose expire,
Mais ton empire
Ne peut passer.
santé. Elle séjourna à Ferney, y joua la tragédie avec Voltaire, et déploya auv yeux du Patriarche un talent .qu'il ne connaissait que par la renommée: car il n'avait pas vu cette actrice dans l'apogée de sa gloire.
10 AOUT I765. . 345
Couplet détaché.
Nous sommes privés de Vanlo, Nous avons vu passer Rameau, Nous perdons Voltaire et Clairon : Rien n'est funeste, Car il nous reste «Monsieur Fréron.
Paris, 15 août 1765.
On donna hier, sur le théâtre de la Comédie Française, la première représentation de Pharamond, tragédie nouvelle.... Il y a en France un droit d'aides qu'on appelle le trop bu, et qu'on exige, dans les villages du pauvre père de famille, qui, la plupart du temps, n'a pas de quoi boire assez. Je savais bien qu'un droit à peu près semblable serait imposé à l'auteur de la première tragédie nationale, et que l'on compterait tous les applaudissemehs que M. de Belloy avait reçus de trop, en déduction de ceux que son successeur voudrait exiger de la reconnaissance du public pour les éloges donnés à la nation. En effet, l'auteur: de Pharamond a eu beau louer les Français de tout son; coeur, prophétiser l'amour inaltérable de ce peuple pour ses rois, le parterre est resté de pierre, et les vers nationaux de l'auteur de Pharamond, quelquefois plus français,et plus élégans que ceux de M. de Belloy, ont été reçus avec un froid capable de glacer le poète le plus intrépide.... Celui de Pharamond a pris, comme vous voyez, les choses d'un peu haut. Si lé projet de mettre l'histoire de France en tragédie subsiste, et'que nos poètes s'assujettissent à l'ordre chronologique, nous aurons incessamment un Mévovée et un Clovis; mais il nous faudra du temps pour voir un Henri: IV. Ce qu'il
346 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
y a de commode dans le sujet de Pharamond , c'est que le poète peut le traiter et l'arranger à sa fantaisie, sans , craindre les contradicteurs ; car, comme il n'est pas encore bien sûr qu'il y ait eu un roi Pharamond,, ou qu'on j ignore du moins tous les événemens de son règne, per- ! sonne n'est en droit de lui disputer ceux qu'il fait servir au noeud de sa pièce. L'auteur de la tragédie nouvelle a profité de cet avantage, en nous présentant sous un nom ! antique un sujet de son invention.
Dans cette tragédie, Pharamond est vieux et cassé. Sa gloire, la mémoire de ses exploits, sa considération parmi les Français vainqueurs des Gaulois, tout est prêt de \ s'éclipser. La nation, ennuyée du gouvernement d'un vieillard, est entretenue dans cette disposition par Clodion le chevelu, fils de Pharamond, très-impatient de succéder à son père. Ce Clodion est fils d'un second lit et d'une méchante femme. Cette mère ambitieuse, pour assurer à son fils le. trône de son père, avait conspiré .la perte de Mérovée, fils d'un premier lit de Pharamond, et par conséquent frère aîné de Clodion. Mérovée, dès son enfance, fut condamné à périr; niais un fidèle sujet de Pharamond, appelé Phanès, eut pitié de lui, le sauva des pièges d'une cruelle marâtre, et l'éleva loin de la cour de Pharamond. Ce jeune prince s'illustra bientôt dans le métier des armes; et, par ses! exploits et ses services rendus à l'État, il se, fraya le chemin aux premières dignités, et devint général de Pharamond, sous le nom de Valamir. Il y avait; à la cour de Pharamond une princesse appelée Ildégone, que Clodion recherchait plutôt par politique que par goût, parce que sa main lui donnait des droits incontestables sur quelques provinces voisines des États de son père; mais la vertueuse et belle Ildégone.
15 AOUT 1765. 347
aimait Valamir, dont les vertus l'avaient touchée depuis long-temps, et dont elle n'ignorait pas les droits et la naissance.... Si cette tragédie était le coup d'essai d'un jeune homme de dix-huit ans, on pourrait dire que ce n'est pas un ouvrage sans mérite, supposé qu'il y en ait dans une pièce de théâtre ou tout, jusqu'aux défauts et aux beautés ,,*est d'une honnête médiocrité. Les Vers de l'auteur de Pharamond sont du moins plus français que ceux du Siège de Calais, quoique j'abhorre en général cette manière d'écrire la tragédie d'un style emphatique et plein de circonlocutions. On a attribué la tragédie de Pharamond a M. de La Harpe (i); mais je crois que ce jeune poète est capable de faire mieux que cela. M. de Voltaire, chez qui il vient de passer quelques mois, prétend cependant que c'est un four qui chauffe toujours, et ne cuit jamais. M. Colardeau a aussi été soupçonné, mais M. Colardeau est très-supérieur à l'auteur de Pha- - ramond. M. Thomas, qu'on -a encore nommé, s'en défend comme de meurtre. Ainsi, la pièce reste aujourd'hui à M. le marquis de Ximenès, auteur de quelques tragédies malheureuses (a), et le plus grand nombre se réunit à l'attribuer à M. de Chabanon, de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres , auteur infortuné d'une certaine Eponine (3), tant prônée avant la représentation, et qui eut au théâtre un sort tout semblable à celui de Pharamond. Quel que soit le père de ce pauvre Pharamond, il doit s'armer de philosophie et de résignation pour se consoler des rigueurs du public,
(I) Il en est effectivement l'auteur, comme Grimm le dit dans le mois suivant.
(2) Épieharis et Amalazonte. Voir tom. I, p. 164 et l65, et notes, (3) Voir tom. III, p. 137.
348 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
L'Académie Française avait proposé l'Eloge de René Desçartes pour le prix d'éloquence qu'elle devait distribuer cette année. Entre quinze discours qui ont concouru, elle s'est arrêtée à deux qui lui ont paru d'un mérite égal, quoique le sujet n'y soit pas traite de la même manière. Elle a donc décidé que le prix serait partagé en deux, qu'au lieu d'une médaille de six cents livres on en frapperait deux de trois cents chacune , et qu'on couronnerait les deux auteurs à la fois. L'un de ces auteurs est M. Thomas, qui est depuis plusieurs années en possession de remporter les couronnes académiques; l'autre est M: Gaillard, de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Les deux discours paraîtront le 20 de ce mois, jour de la fête du roi et de la séance publique de l'Académie; et nous verrons si le public confirmera le jugement de messieurs les Quarante.
M. Boucher, un des plus anciens maîtres de l'Académie royale de Peinture, vient d'être nommé premier peintre du roi, à la place de feu Carie Vanloo. La veuve de celui-ci conserve son logement-au Louvre, avec une pension de deux mille quatre cents livres, et d'autres agrémens. Michel Vanloo, neveu de Carie, et un de nos meilleurs peintres de portraits, aura la direction et tiendra la pension de l'École des élèves pensionnaires du roi. Par: le même arrangement, on donne à M. Pierre, premier peintre de M: le duc d'Orléans, la direction des peintures pour les Gobelins, dont M. Boucher était chargé.
L'Académie royale des Sciences; à qui la cour, après deux mois d'incertitudes, a permis de nommer à la peu-
15 AOUT 1765. 349
sion de feu M. Clairaut, vient de la, donner à M. d'Alembert, qui est parfaitement rétabli, de sa maladie.
M. le marquis de Villette, est fils d'un ancien trésorier de l'extraordinaire des guerres, décédé depuis quelques mois. Sa mère avait,de l'esprit et de la beauté,,et était une femme fort à la mode ; elle est morte depuis plusieurs années. On dit que M. de Villette a aussi de l'esprit; mais jusqu'à présent il n'a été connu du public que par,quelques scènes.où la platitude;et l'étourderie se disputaient le pas. On peut être étourdi à vingt ans; mais il ne,faut jamais être plat. Il y a un an qu'il remplit tout Paris du bruit d'un duel où il devait avoir tué un ancien lieutenant-colonel, après l'avoir outragé.dans une promenade publique, de la manière la.plus indécente et la plus punissable. C'était pour mettre sa bravoure hors,de doute qu'il vavait imaginé de faire courir ce bruit. Lés campagnes en Hesse lui avaient offert des occasions plus simples de se laver de tout soupçon de poltronnerie. Quoi qu'il en soit, ce prétendu duel fit tant de scandale, l'offense qui devait l'avoir occasioné était si contraire aux moeurs, que le ministère public informa contre le fait; et lorsqu'on en vint aux éclaircissemens, il se .trouva qu'il n'y avait nul fondement ni à l'offense, ni au combat. Cette platitude fit enfermer M. de Villette, pendant six mois dans la citadelle de Strasbourg. Au sortir de sa prison, il se rendit auprès de M. de Voltaire,.à Ferney, d'où la mort de son père l'avait fait revenir à Paris. On dit que M. de Voltaire se sent beaucoup de faible pour M. de Villette, et il ne faut désespérer de la conversion de personne; je voudrais cependant trouver parmi notre jeunesse d'autres prosélytes de la philosophie que M.le
350 : CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
duc de Pecquigny, M. le comte de Lauraguais et ce M. de Villette, marquis de fraîche date.
La souscriptipn pour l'estampe de la Famille Calas, au profit, des infortunés qui ont survécu à leur'désastre, a été accueillie du public avec la chaleur et l'intérêt dont L'humanité et la compassion la plus juste lui faisaient une loi; mais le sort qu'elle vient d'éprouver à Paris paraîtra incroyable, même à ceux qui connaissent le mieux les fureurs; du fanatisme. A peine ce projet de souscription, muni du sceau et de l'approbation delà police, favorisé par les noms les plus illustres delà France, étail-il devenu public, que quelques conseillers au parlement en ont été choqués, et qu'on a exigé du lieutenant de police dé faire suspendre la souscription. Un des premiers magistrats du royaume a motivé la nécessité de cette suspension par les trois raisons suivantes : I° parce que M. de Voltaire paraissait être le premier instigateur de cette souscription (I); 2° parce que l'estampe était un monument injurieux au parlement de Toulouse; 3° parce que ce serait faire du bien à des protestans. Il ne faut se permettre aucun commentaire sur ces trois raisons; car il est évident que ces messieurs veulent se conserver le droit de rouer les innocens ; mais il n'est pas moins incompréhensible qu'on ose empêcher la nation de suivre l'exemple de bonté que son roi lui a donné, et que, pour éviter un dégoût à sept ou huit officiers coupables d'un parlement, on ose- priver d'un secours nécessaire des innocens qui ont été si cruellement outragés, auxquels le roi a fait rendre justice par un jugement souverain rendu par près
(i) Voltaire avait seulement souscrit pour douze exemplaires, comme on le voit dans sa Correspondance, lettre à Damilaville du 29 avril 1765.
15 AOÛT 1765. 351
de cent juges, après l'examen le plus rigoureux,.et que Sa Majesté a enfin jugés dignes de ses bienfaits. On n'a pu mettre aucune forme ni judiciaire, ni extrajudiciaire à celte défense; car sous quel prétexte empêcher la publication d'une estampe pour laquelle le roi a donné un privilège à madame Calas, qui défend à tous ses sujets de la troubler dans le débit qu'elle jugera à propos d'en faire? C'est donc une violence arbitraire, et qui ne peut être justifiée par aucune loi; et c'est la magistrature qui se l'est permise en cette occasion ! Si c'est là l'esprit public des pères de la patrie, qu'il doit paraître fatal et déplorable ! On dit cependant qu'on trouvera des moyens pour faire lever cette suspension; mais ceux qui n'ont pas eu assez de pudeur pour ne point ordonner une injustice aussi atroce, sauront bien la faire Continuer. Elle manquait aux outragés que cette famille infortunée a éprouvés. Le parlement de Toulouse a toujours continué de lui faire tout le mal qui dépendait de lui. Après le jugement souverain, il a ordonné une révision du procès du malheureux père de famille assassiné. Toutes les formes ayant été violées dans ce procès, le nouveau rapporteur a conclu, d'après la révision, qu'il n'y a eu lieu de rouer Jean Calas. Sur quoi le parlement, au lieu de s'amender, a statué qu'une cour souveraine n'était pas obligée de rendre compte des motifs de ses arrêts; et en conséquence de ce principe, il'n'a pas voulu reconnaître le jugement souverain : les écrous ne sont pas biffés, et il • ne s'est encore trouvé aucun homme de loi, aucun huissier qui ait voulu signifier le jugement souverain à Toulouse... Il faut faire diversion aux réflexions affligeantes qui résultent de tous ces faits par tin fait dont j'ai eu le bonheur d'être témoin. La veille du jour que la suspension
352 ' CORRESPONDANCE, LITTÉRAIRE,
de la souscription a été ordonnée, André Souhart, maître maçon, arriva chez le notaire. «Est-ce ici, dit-il, qu'on souscrit pour madame Calas ? Je voudrais avoir quarante mille livres de rente, pour les partager avec celte femme malheureuse ; mais je n'ai que mon travail et sept enfans à nourrir; donnez-moi une souscription : voilà mon. écu.... » O maître Souhart ! Je n'oublierai jamais ce discours sublime, ni l'air dont vous l'avez prononcé, et je n'y penserai jamais sans sentir les larmes couler de mes yeux.
Un observateur attentif ne manquera pas de remarquer celte Requête que les Bénédictins de l'Abbaye de SaintGermain-des-Prés ont présentée au roi pour être affranchis de leur règle et pour quitter l'habit monastique (I). C'est, après l'expulsion des Jésuites, l'événement le plus extraordinaire qui soit arrivé depuis quelques années. Nous avons des philosophes qui aiment à attribuer tous ces événemens aux progrès de la raison en France, et je voudrais, pour leur satisfaction et pour la mienne, en être aussi convaincu qu'eux ; mais quand on voit avec quelle difficulté la lumière pénètre les masses. on désespère de les jamais voir bien éclairées', et l'on cherche d'autres causes aux événemens qui ne sont pas dans le cours ordinaire. C'est que les opinions, les préjugés et
(i) On lit dans les Mémoires secrets, 13 juillet 1765 : " La Requête des Bénédictins n'a poit eu le succès qu'ils s'en promettaient. On n'a vu dans cet ouvrage qu'un désir effréné de secouer le joug, et sans un examen bien réfléchi. M. de Saint-Florentin en a témoigné le mécontentement du Roi aux Supérieurs dans une Lettre qui se voit imprimée à la suite de celle de ces mêmes Supérieurs, qui en font part à toutes les communautés. Dom Pernetti, Dom.Lemaire, qui avaient la plus grande part à cet ouvrage très-bien fait ; sont exilés. »— On! remarquait aussi parmi lés signataires Poirier, mort sous-bibliothécaire de l'Arsenal et membre de l'Institut, le 14 pluviôse an XI (3 février 1803) dans sa soixante-dix-neuvième année . (B.).
15 AOÛT 1765. 353
les moeurs qui en résultent ont leurs périodes comme tout ce qui existe dans la nature, et qu'il vient un point de maturité où il faut qu'ils tombent, et dans les esprits un moment de satiété et de lassitude qui conduit à en changer, et qui est précédé par une inquiétude sourde qui porte les hommes à une révolution quelconque dans leurs opinions; mais je doute que cette révolution qui s'annonce et qui se prépare soit jamais l'ouvrage de la raison. Elle est le patrimoine de quelques sages; la multitude ne la connaîtra jamais. On prétend que cette Requête avait été concertée avec, un prélat qui tient une place distinguée à la cour; mais elle n'en a pas moins été malheureuse. Les religieux qui y ont eu part ont tous été punis, et les chefs de la congrégation de Saint-Maur ont présenté de leur côté une Requête au roi qui désavoue celle des moines de Saint-Germain-des-Prés. Les Bénédictins du couvent des Blancs-Manteaux de Paris ont imprimé une réclamation particulière. Ces derniers sont des Jansénistes outrés ; leur Requête est un chef-d'oeuvre de platitudes soutenues par une foule d'autres platitudes tirées de la légende, et qu'on rougit de voir réimprimer en 1765. La Requête du supérieur-général et des chefs de la congrégation est faite avec plus d'esprit. Si elle ne vous, persuade pas, c'est qu'il est des causés qui ne peuvent: être défendues au tribunal de la raison, et celle du monachisme est bien de ce nombre. Une des plus fortes sottises à laquelle les hommes soient enclins, c'est de contracter de bonne heure des engagemens irrévocables, eux qui ont. bien de la peine à être du même avis pendant trois jours de suite sur quoi que ce soit, et à qui tout engagement devient odieux aussitôt qu'il cesse d'être libre. Ce n'est là qu'un des moindres torts des voeux monastiTOM. IV. 23
354 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
ques envers la société. Si le gouvernement avait jugé à propos de donner son agrément à la Requête des moines dé Saint-Germain-des-Prés, je crois que, Dieu me par-; donne, dans vingt ans d'ici, il n'y aurait plus eu un moine en France. Ce danger effroyable et imminent a réveillé toutes les âmes dévotes; 1 elles ont, par leurs! prières, détourné l'orage, et, Dieu merci, nous ne serons pas privés du bonheur .de voir nos villes remplies de couvens et de monastères, et nos campagnes, de biens ■ usurpés par les fainéans à capuchons. Comment d'ailleurs une sottise qui existe depuis douze cents ans, comme -là règle des Bénédictins, ne cesserait-elle pas d'en être une? On sait qu'antique et sage sont synonymes-, et que les hommes n'ont été anciennement ni hypocrites, ni sots, ni fripons, ni imposteurs.
La Requête présentée au roi par les Bénédictins de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés a donné lieu à des parodies et à des plaisanteries monacales. Il a paru, par exemple, une Requête des hauts et puissans seigneurs les Mousquetaires noirs à notre Saint-Père le pape Clément XIII (I). Dans cette Requête, les Mousquetaires noirs s'adressent au pape pour faire la parodie des moines qui se sont adressés au roi ; mais l'auteur oublie que l'État nourrit.les moines, et que le pape ne donne pas la solde aux Mousquetaires; Quoi qu'il en soit, les Mousquetaires demandent aussi à changer d'habits, à être du moins défaits de leurs soubrevestes, à être exempts de revues et de services militaires, à faire maigre, puisque les moines demandent à faire gras, etc. Les Mousque(I)
Mousque(I) parut aussi une Requête des Capucins pour se faim raser, et de leur barbe faire des perruques aux Bénédictins. — Requête des perruquiers, etc.
15 AOÛT ,1765: 355.
taires gris, à l'exemple des Blancs-Manteaux, opposent une Contre-Requête à cette Requête des noirs, et tout, cela est d'un goût et d'une platitude très-couvenables à un bel esprit de cloître.
M. Masson, trésorier de France, vient de publier une traduction en prose de la Pharsale de Lucain, 2 vol. in-12. Il a gagné de vitesse M. Marmontel, qui se proposait de publier l'hiver prochain une traduction de ce poète, à laquelle il travaille depuis long-temps. Je ne sais si le travail de M. Masson, jusqu'à ce jour inconnu dans les lettres, l'empêchera de publier le sien (1); mais ces messieurs auront beau faire, ils rie réussiront jamais à ■ faire une réputation à leur poète: On ne prendra pas même la peine de leur prouver que Lucain est.un mauvais poète, malgré toutes les beautés qu'ils en rapportent, et sur lesquelles ils s'extasient; et dont quelquesunes sont réelles; je dis qu'on rie tâchera pas de les convertir, parce-qu'il est des choses qu'il est trop tard de discuter, et des procès qui sont jugés péremptoirement. Un critique qui peut comparer Lucain à .Virgile est un homme de bois échappé de la boutique d'un tourneur en Dois; il'peut être poli et artistement fait, et à force de ressorts contrefaire l'homme dé goût, mais il ne changera jamais sa carcasse de bois, eu un corps de chair et de sang. La maladie ordinaire de ces critiques de bois est de prendre le boursouflé et le gigantesque pour de la poésie et de l'élévation. Ils s'étaient de la passion du grand Corthéine pour Lucain; mais Pierre Corneille avait le goût assez faux et assez espagnol pour tomber dans cette mé(1)
mé(1) n'en publia pas moins sa traduction, comme on le verra au mois de uni 1766 de cette Correspondance., -
356 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
prise. M. de La Harpe, qui ne sera pas vraisemblablement un grand Corneille, a écrit dans ses Mélanges, publiés l'hiver dernier (I), quelques pages sur Lucain, auxquelles je défie M. Marmontel et tous les,partisans de ce poète de répondre avec quelque solidité.
SEPTEMBRE.
Paris , 1er septembre 765. -
UNE partie du public s'est moquée, l'autre s'est indignée du partage du prix d'éloquence que l'Académie Française a fait entre M. Thomas et M. Gaillard. On a lu à la séance publique des extraits des deux discours couronnés, faits par les au leurs eux-mêmes, parce que le temps n'aurait pas permis de lire ces discours en entier. Le sort a sagement décidé que le discours de M. Gaillard serait lu le premier. Le public l'a écouté sans donner aucune.marque d'approbation ; il a ensuite applaudi avec transport presque tous les morceaux du discours de M. Thomas; et lorsque, après cette lecture, le secrétaire de l'Académie a appelé les auteurs pour leur donner à chacun sa médaille, le public a pris la liberté de huer! messieurs les Quarante chez eux publiquement, d'avoir porté un jugement si singulier et si inique. Il est bon que justice prompte et sévère se fasse quelquefois. Ce pauvre M. Gaillard est bien heureux que son discours ait été lu le premier ; si le sort en avait ordonné autrement, jamais on ne l'aurait écouté après celui de M. Thomas, et il
(1) Voir précédemment page 148 , note .I
1er SEPTEMBRE 1765; 357
aurait à coup sûr reçu un affront public. J'aime à remarquer , pour la satisfaction de l'honnêteté et pour l'encouragement de la justice, combien la cabale et la passion sont quelquefois maladroites. En voulant servir ici M. Gaillard, elles lui'ont fait un tort réel et sensible. Si l'Académie, se. fût. contentée de lui donner un accessit, tout le monde aurait jugé son,discours avec indulgence; en voulant le mettre au niveau de l'ouvrage d'un homme plein de nerf et d'élévation, on l'a réellement déprimé, parce qu'on a obligé tout le monde de comparer, les prouesses d'un écolier avec le talent d'un maître, et de remettre chacun à sa place. -
Ce jugement de l'Académie est en effet incompréhensible, L' Eloge de Descartes est certainement le chefd'oeuvre de M. Thomas, et cet auteur, tant de fois couronné par l'Académie, n'avait jamais si bien mérité sa couronne. Si l'Académie, en couronnant l'Eloge du due de Sully, il y a deux ans,, eût partagé le prix entreM. :Thomas et mademoiselle Màzarelli (1), elle n'aurait pas fait une chose aussi injuste et aussi absurde qu'en lui associant cette fois-ci M. Gaillard. Le discours de ce dernier est une des plus tristes welcheries qu'on puise lire - une véritable amplification de rhétorique. Après, avoir: partagé son Descartes en deux-, savoir, en homme privé et en philosophe-(belle distinction!) l'orateur parle de tout, excepté de Descartes, dans ses deux parties. Celle où il a voulu nous montrer le philosophe est si-maigre qu'elle fait pitié. On rie soupçonnera jamais M. Gaillard d'être trop imbu des erreurs de Descartes, ni d'avoir trop étudié sa philosophie.... On rie lui reprochera pas non, plus de l'avoir trop exalté; car M.. Gaillard n'est élo.T.,
(r) Voir tom. III, p. 344 et suiv.
353. CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
quent que lorsqu'il peut quitter son philosophe et se jeter hors de son sujet; c'est qu'apparemment le sujet ne lui a pas paru assez riche. Cependant il s'échauffe une fois,! jusqu'à évoquer l'ombre heureuse de Descartes;pour sef faire reprocher par elle d'avoir balancé s'il dirait partout: la vérité, a Tu oses vanter, lui dit l'ombre, un homme simple et vrai, et tu n'oses être simple et vrai comme lui ! » Il me semblait, en arrivant à ce passage , voir l'ongle d'un lion au bout de la patte d'un matou, et je ne fus pas long-temps à connaître le lion à qui cet ongle avait été enlevé. Tout ce morceau est imité d'après Bossuet, dans son-oraison funèbre du célèbre duc de Montausier (ï), dont le caractère, à ce qu'on prétend, a fourni à Molière l'idée de son Misanthrope ; mais quelle différence entre le lion elle matou! Il faut lire les deux morceaux : l'un est sublime,.l'autre est pauvre et presque risible. Le grand reproche que Descartes se fait, c'est, d'avoir vécu en Hollande', et d'être mort en Suède. Il assure bien tendrement sa patrie qu'il ne cessa jamais de l'aimer. C'est bien la peine d'évoquer l'ombre de Descartes pour lui faire dire trois ou quatre pages de pauvretés ! Mais c'est trop s'arrêter à M. Gaillard. Il n'a dans le fond aucun reproche à se faire, chacun fait comme il peut ; il est même digne de pitié d'être la victime de l'honneur que l'Académie lui a fait si mal à propos et si indiscrètement... M:: Thomas doit à son concurrent un succès plus éclatant que s'il avait , éte couronné.seul. Ce succès a été prodigieux, et l'imprimeur de l'Académie n'a pu fournir assez d'exem(I)
d'exem(I) n'y a qu'une petite observation à faire, c'est que l'Oraison funèbre du duc de Montausier n'est point de Bossuet, mais de Fléchier,, comme tout le monde sait. Que devient à présent cet ongle d'un lion au bout de la patte d'un. • matou? (B,) I '"''''
Ie' SEPTEMBRE 1765. 359
plaires dans les premiers,jours. On a reproché à M. Thomas d'être toujours dans les nues, et,, à, force d'élévation, de devenir ennuyeux et uniforme. Ce défaut ne m'a point frappé. Son discours est bien un peu fastueux, c'est sa manière ; il y a sans doute encore trop de feuilles ; mais sous ces feuilles j'aperçois, un arbre de. la plus belle, venue, dont les rameaux, pleins de sève et de vigueur poussent et s'élèvent vers le ciel.. Cet arbre s'effeuillera un jour, et alors.-il; sera un des plus beaux de la contrée. Le chemin que M. Thomas a fait de chacun de ses discours au suivant me garantit l'accomplissement de cette prédiction. Il y a un. intervalle immense entre l' Éloge du maréchal de Saxe et celui de Descartes ; il y a encore beaucoup de mauvaises phrases dans celui du, duc de Sully, couronné il y a deux ans; il ne reste presque point de vestige de ce mauvais goût dans l'Eloge de Descartes. Ce qui intéresse et prévient en faveur de ce discours, c'est qu'on voit dans l'orateur une profonde honnêteté une ame pleine d'élévation et fortement touchée du sort de la philosophie et de la cause du. genre humain, cause que les plus sages regardent comme désespérée, mais pour laquelle aucune aine véritablement honnête ne peut se réduire
réduire l'indifférence-On prétend que M, Thomas a montré trop d'orgueil ; qu'il paraît avoir fait son discours..
plutôt pour étaler ses connaissances et ses sentimens que pour faire l'éloge de son. philosophe; mais il était de son.
, sujet d'exposer les principes du cartésianisme, ainsi que de faire le tableau des progrès des connaissances humaines depuis le renouvellement des, lettres -jusqu'à nos jours;, et;: je ne vois pas que ce soit un grand mal d'être assez bien!, instruit de tous lés grands objets que ce tableau ren-!' ferme, pour donner une idée de chacun en peu de lignes,
360 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
avec netteté et précision. On ne reprochera pas à M. Gaillard de tomber dans ce défaut-là. Quant à l'orgueil, qu'il est aisé de pardonner celui qui ne porte qu'à des sentimens courageux et honnêtes, et qu'il faut chérir encore, lors même qu'ils sont un peu outrés ! cet orgueil a inspiré à M. Thomas le noble et généreux dessein de faire, avec franchisé et avec fierté, l'apologie de la philosophie dans un moment où elle est plus que jamais haïe et calomniée. C'est ce but honnête de l'orateur qui contribue singulièrement à l'intérêt que son ouvrage inspire.
Un de nos philosophes, persécuté plus qu'aucun autre, mais dont l'Académie ordonnera sans doute l'éloge dans quelques centaines d'années d'ici, en réparation des injustices de son siècle, ce philosophe, consulté sur l'Eloge de Descartes, dit à l'auteur :«Écoutez : un jour Descartes dit à l'Être éternel, donne-moi de la matière et du mouvement, et je créerai aussi un monde. Et l'Éternel lui donna de la matière et du mouvement, et dit: Voyons comment l'atome s'y prendra pour créer un monde. Et Descartes ordonna à la matière dé se mouvoir circulairement, et aux parties de se soumettre aux lois des corps mus en rond ; et l'Éternel étonné dit : C'est comme moi ; et il applaudit au philosophe en souriant: mais lorsqu'il le vit, se livrant à son imagination, substituer ses chimères aux propriétés des corps et aux lois éternelles, et se perdre dans ses tourbillons, l'Éternel détourna ses yeux et rentra dans son repos. » M. Thomas n'a employé qu'une partie de ce tableau. Il fallait l'employer tout entier, parce qu'il montre à là fois et le génie de Descarteset ses égaremens.
Le seul reproche fondé qu'on puisse faire à M. Thomas, c'est d'avoir fait de son philosophe un trop grand homme.
Ier SEPTEMBRE 1765. 361
ou du moins de lui avoir attribué une révolution qui a été plutôt l'ouvrage des siècles et de l'effort général de toutes les têtes. C'est bien assez de gloire pour Descartes d'y avoir influé pour sa part, et d'avoir payé son contingent dans cette fermentation générale qui s'était emparée de tous les esprits de l'Europe. Il avait été luimême précédé par Copernic, Tycho-Brahé, Kepler et le grand Galilée. C'était donc dans toutes les parties de l'Europe que cette fermentation s'était manifestée à la fois, dans le temps que. la France, déchirée par des guerres civiles, était en proie à toutes les horreurs et à toutes les abominations du fanatisme et de la superstition. M. Thomas fait dans une de ses notes le tableau de tous les grands événemens, de toutes lés grandes découvertes qui avaient préparé cette révolution mémorable, et qui en avaient fixé l'époque à l'instant même où le système politique de l'Europe moderne s'est formé. Ce système , en -réduisant la guerre en science, et réservant le métier des armes à un certain ordre de citoyens, en tournant les autres vers l'industrie, les arts et le commerce, en facilitant les liaisons et la communication des lumières d'un bout de l'Europe à l'autre; ce système, formé au moment de la prise de Constantinople par Mahomet occasiona la renaissance des lettres en Italie', a dû enfin faire son effet, et réussir à civiliser un peu toutes ces nations gothiques qui avaient couvert le sol de l'Europe, et que là superstition retenait dans l'ignorance et dans la barbarie;. Calvin et Luther vinrent après, et s'ils ne substituèrent pas la vérité aux erreurs de la superstition, ils montrèrent du moins aux hommes l'exemple du' courage avec lequel il convient de' les combattre ; ils apprirent aux nations que tout ce qui est respecté n'est pas
362 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE
respectable; ils leur communiquèrent cet esprit d'examen qui a rétabli la philosophie dans ses droits, et auquel Descartes lui-même sans le savoir, doit son doute et l'influence qu'il a eue sur les progrès de la raison et de l'esprit humain.
Il n'est plus douteux aujourd'hui que la tragédie de Pharamond ne soit de M. de La Harpe. J'en suis fâché; je le croyais capable de faire mieux. Ce jeune poète ne manque pas de talent; mais je crois qu'il, fera bien de renoncer à la carrière, du théâtre. Il serait du moins faucheux pour lui dé faire un nouvel essai sans réussir; à force d'essais malheureux on tombe dans le mépris. J'avoue qu'on aurait pu reconnaître M. de La Harpe à la manière dont l'amour est traité! dans, sa tragédie. Il aurait bien dû apprendre, pendant son séjour à Ferney, de son maître et du maître de tous,; que l'amour subalterne est'une chose insupportable au théâtre, et qu'il faut qu'il soit, ou la première des vertus ou le plus grand des crimes pour y faire de l'effet. Dans les trois pièces que M. de La Harpe nous a données, il est toujours postiche et en sous-ordre, et ne sert qu'à ennuyer. Je lui conseille de ne plus parler d'amour de sa vie. Il lui a fait tomber deux, tragédies et lui a fait faire un sot mariage : c'est avoir à s'en plaindre de reste à l'entrée dans Ja carrière, C'est une chose assez singulière, que ce poète ne manque pas de sensibilité, et qu'il n'ait aucun sentiment; il n'y a pas un vers tendre clans aucune de ses pièces. Il aurait encore bien fait d'en faire provision à Ferney
Mademoiselle Clairon a quitté le séjour de l'Apollon.
Ier SEPTEMBRE I765. 363
de la France, après en avoir été accablée de présens et de galanterie. Elle est allée joindre M. de Valbelle à Marseille, d'où elle se propose d'être de retour à Paris avant la fin de l'automne. M. Troncnin, qu'elle a consulté sur sa santé, l'a condamnée à renoncer ou à la vie ou au théâtre, et elle a déclaré depuis, que le seul moyen de l'engager à y remonter, ce serait de donner à. l'état de comédien les droits de citoyen, et d'abolir à leur égard l'excomipunication et la note d'infamie civile, ainsi que la raison et la justice l'exigent (i)..
On a conté, il y a quelque temps, comme un fait certain arrivé eh Angleterre, qu'une fille de qualité, éprise d'une passion insurmontable pour son laquais, maîtresse de sa personne et d'une grande fortune, avait disposé de tous ses biens en faveur de la famille illustre à laquelle elle appartenait, et, se réservant une très-petite sommé d'argent pour sa dot, s'était retirée dans le pays de Galles pour y épouser son amant , et embrasser avec lui l'état • de paysan. Il y a dans ce fait, s'il est vrai, un mélange singulier de bassesse et de grandeur (2). M. de SaintLambert l'a cru propre à faire le sujet d'un petit roman , qu'on a inséré dans la dernière Gazette littéraire comme une traduction tirée de l'anglais;, mais, au vrai, il n'a jamais' existé dans cette langue. On en a imprimé quelques exemplaires à part en faveur de ceux qui n'ont pas la Gazette littéraire. Cette petite brochure a pour litre
(1) Mademoiselle Clairon ne remonta plus, à partir de celte époque, suite Théâtre Français. Elle ne parut plus que dans une représentation donnée chez le baron d'Esclapont, au bénéfice de Mole, et dans celles qui eurent lieu, à la cour en 1770, à l'occasion du mariage du Dauphin, depuis Louis XVI.
(2) Grimm donne quelques nouveaux détails sur ce fait vers la fin. de la. lettre du 15 du même mois.
364 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
Sara. Th.:.., nouvelletraduitede l' anglais. Cela est médiocre. Remarquez d'abord qu'une fille de qualité qui épousé son laquais ne ■ peut être ; le Sujet d'une petite nouvelle; c'est le sujet d'un" roman terrible, et l'homme du plus grand génie ne serait pas trop fort pour le traiter comme il convient. Il faut que le caractère de cette Sara soit conçu supérieurement, que ce soit la créature du monde la plus honnête et la plus sensible, douée de l'imagination la plus inflammable à la fois et la plus indomptable; il faut que je la voie entraînée, malgré elle, par cette passion fatale, et que toute sa vertu ne soit employée qu'à la rendre moins blâmable, à force de sacrifices. Et le caractère de son amant, qui osera nous dire comment il faut qu'il soit? C'est un bonheur de le trouver, mais dont on ne peut se flatter qu'a- , près l'avoir obtenu. M. de Saint -Lambert a cru qu'en donnant à ce laquais des goûts et des qualités au-dessus de son état, il effacerait une partie de l'inégalité du mariage. Il s'est trompé, il n'en a fait qu'un caractère factice, moitié homme de lettrés, moitié laboureur, raisonneur, insupportable ainsi que sa femme, et qui au fond ne ressemble à rien du tout. Ah! que la ferme occupée par M. Philips, ci-devant laquais et maintenant époux de Sara, ne ressemble point auportrait que M. de SaintLambert cm fait! Je vous assure que M. Philips n'a pas le temps de lire nos pauvretés sur l'agriculture, et qu'il ne fait pas cas des Mémoires de là Société d'agriculture de Rennes, quoiqu'ils aient beaucoup réussi à Paris. Ces livres sont, bons pour fournir à la conversation des bavards et des fainéans, ou aux expériences de quelques enfans qui, ayant transformé leurs joujous en charrues et en semoirs, s'imaginent être devenus des citoyens.
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utiles; mais un bon fermier a d'autres occupations. Je vous certifie que M. et madame Philips, quoique excellens maîtres, rie font pas manger leurs domestiques avec eux. Au-contraire, dans la vie champêtre et rurale, rien n'est mieux observé que la subordination des conditions. • Une bonne et honnête fermière ne. regardera pas son valet et sa servante comme d'une espèce différente de la sienne, mais elle ne leur accordera pas non plus les droits des enfans de la maison. Item, M. et madame Philips, bons fermiers, seraient un sujet d'idylle pour M. Gessner, mais ils ne lisent pas ses idylles. Le naturel manque partout dans ce petit conte, et les réflexions dont il est farci ne sont pas assez neuves pour en dédommager.
M. l'abbé de La Chapelle, connu par des Élémens et d'autres ouvrages de géométrie (i), et qui a pendant long-temps enseigné les mathématiques à Paris, a porté à l'Académie royale des Sciences la description d'un corset ou pourpoint de son invention, au moyen duquel on peut se soutenir dans l'eau, et par conséquent se garantir du danger de se noyer. L'Académie ayant nommé des commissaires pour examiner la structure de ce pourpoint, et pour en faire l'épreuve, M. l'abbé de La Chapelle s'y est soumis lui-même avec un succès complet.. Il s'est jeté avec son corset dans la Seine, vis-à-vis de Bercy, un peu au-dessus de Paris, en présence de ses juges académiques ; il s'y est soutenu dans toutes les positions, ayant toujours les bras libres et la tête hors de l'eau, conservant tous les mouvemens avec beaucoup d'aisance, mangeant, buvant, tirant des coups de fusil et de pistolet, se trouvant
(1) Ses ouvrages sur cette science sont : Discours sur l'élude des. mathématiques , Traité des.sections coniques, et Instruction de géométrie.
366 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE , ■
en un mot comme le poisson dans l'eau. Voilà le beau côté de la médaille; mais comme je vois toujours embarquer de l'eau douce sur tous les bâtimens qui mettent en mer, quoique M; Poissonnier ait inventé, depuis trois ans, le secret de dessaler l'eau de la nier d'une manière : très-commode et très-avantageuse, à ce qu'il prétend; comme je vois toujours nos manchots ;se promener sans bras, quoique M.-Laurent ait inventé, il y a plusieurs années, un bras .'artificiel qui fait toutes les fonctions du bras naturel, j'attendrai que le corset de M. l'abbé de La Chapelle soit devenu d'un usage commun et général pour célébrer de mon côté l'importance de cette invention.
Paris, l5 septembre 1765.
Ce sera toujours pour moi un sujet d'étonnement. de ; voir Descartes partir de son doute, se faire une loi inviolable de ne regarder comme vrai que ce qui est évident, c'est-à-dire ce qui est clairement contenu dans l'idée de l'objet de sa méditation, et être conduit par ce principe à la chimère des idées innées i, au roman des tourbillons, à une foule-d'erreurs et de systèmes insoutenables. Comment un homme qui commence saphilosophie par dire, je doute, je nie, j'affirme, donc je pense; je pense, donc je suis : comment cet homme, se tenant à des procédés si simples, n'admettant que des propositions inattaquables, arrivera-t-il aux notions d'esprit,- de Dieu, et de tant de ternies vides de sens dont sa métaphysique et la philosophie moderne sont remplies? Il est évident qu'il sera obligé, dès le second pas, de perdre de vue son principe; ou bien, en s'y tenant, sa philosophie lui donnera des résultats bien différens de la philosophie de Descartes. :
Pour vous en convaincre, vous n'avez qu'à suivre
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M. Thomas dans l'analyse des procédés de son philosophe: Descartes -, dit-il, avait senti en lui l'être qui pense, c'est-à-dire l'être qui doute, qui nie, qui affirme,-qui conçoit, qui veut, qui a des erreurs, qui les combat. Cet être.intelligent, continue-t-il, est donc sujet à des imperfections....... Cela me paraît évident Mais, toute
idée d'imperfection suppose l'idée d'un être plus parfait.... A la bonne.heure. Que cela soit encore évident, j'y consens Dé l'idée du parfait naît l'idée de l'infini Quel
conte, et quel chute ! L'idée d'un être plus parfait que moi, et l'idée du parfait absolu sont deux idées très-, différentes, dont je conçois l'une, mais dont l'autre est déjà vague et obscure, et un composé immense d'idées indéterminées; et c'est de cette idée du parfait que naît l'idée de l'infini ! Mais qu'est-ce que c'est que l'infini? Ce n'est pas à coup sûr une idée, c'est un terme vide de sens. Vous voyez ( mon cher monsieur Thomas ) que votre philosophe est déjà à mille lieues de son principe d'évidence. Vous mie demandez après cela Comment l'homme dont les facultés intellectuelles et morales sont bornées de toutes parts, comment cet être si faible a-t-il pu embrasser et concevoir l' ■infini?.. ..Concevoir ! je vous assure qu'il ne l'a jamais conçu:; niais cet être si faible, si borné, est un peu fou de son naturel : il a de l'imagination, et cette imagination le tourmente sans cessé, et lui fait souvent substituer ses rêves et ses chimères à la réalité et.à
l'essence des choses Cette idée de l'infini, poursuit
M. Thomas, ne lui est-elle pas étrangère?..... Oh! pour cela, complètement, absolument; Voyons ce qui s'ensuit.*.. Cette idée ne 'suppose-t-elle pas hors de l'homme un-être qui en soit le Hnodèle et le principe ? Cet être n'est-il pas Dieu?..,.. Quelle chaîne de conséquences gra-
368 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
tuites! d'où il résulte, suivant la philosophie analysée par M. Thomas, que toutes les autres idées claires et distinctes que l'homme trouve en lui, ne renferment que l'existence possible de leur objet,! et que l'idée seulede l'être parfait renferme une existence nécessaire...... Et.
pourquoi l'idée de l'être parfait eritraîne-t-elle une existence, nécessaire ? Je veux mourir si je le conçois ; dirat-on, parce que cequi n'est pas nécessaire ne peut être parfait. Cela s'appellerait jouer avec des mots. Je sens que tout ce qui est est nécessaire, par la raison même que cela est et ne saurait ne pas être; mais je ne concevrair jamais la nécessité de ce que je ne vois pas, et dont je m'ai par conséquent aucune raison d'affirmer l'existence. Quand je vous ai permis de dire que toute idée d'imperfection ! suppose l'idée d'un être plus parfait, je ne vous ai point accocdé le droit de conclure de l'idée d'un être plus parfait à son existence réelle; car de ce que je puis concevoir un être plus parfait que; l'homme, il rie, s'ensuit pasque cet être existe ; et de l'existence d'un être plus parfait que l'homme à l'existence; d'un être parfait par excellence, il y a encore un intervalle immense dont l'oeil ne saurait! mesurer l'étendue. C'est pourtant cette idée de l'être parfait et de son existence nécessaire qui devient pour Descartes le commencement de la grande chaîne et la base de sa philosophie. N'est-il pas bien étrange qu'un philo-- sophe qui a commencé par douter de tout ce qu'on avait pensé et affirmé avant lui, et qui S'est promis de ne s'en rapporter sur toutes choses qu'à l'évidence, ait posé de tels fondemens à son édifice? -
Il est évident qu'un homme né avec le génie de la méditation, et élevé parmi un peuple doux et sauvage, ou jeté dans.une île déserte loin dé nos opinions, de nos rê-
15 SEPTEMBRE I765. 369,
veries, de nos absurdités métaphysiques et théologiques, commencerait sa philosophie par le même principe que Descartes, et n'arriverait de sa vie à aucun des résultats de la philosophie cartésienne. Sa philosophie, à lui, serait claire et précise. Il dirait : Je pense, donc je suis; mais il ne dirait pas : Il y a au-dedans de moi un être qui pense ; car qu'est-ce que c'est que cet être ? II. y a en moi moi, voilà tout ce que je sais clairement. Vous me demandez comment je pense : je n'en sais rien ; mais je ne sais pas mieux comment je digère, comment je marche, comment je dors, comment je croîs et décroîs dans un certain espace de, temps donné. Pourquoi voulez-vous que je conçoive mieux la pensée que le mouvement? N'est-il pas plus philosophique de dire je l'ignore, que d'abuser de son imagination pour inventer des explications" incompréhensibles et des mots qui ne signifient rien? Ce que je sais, c'est qu'il y a en moi une succession d'idées et d'images. Savoir si ces images n'existent,que dans mon cerveau, ou si elles y sont excitées par l'action des objets extérieurs sur mes sens; c'est une question que je ne pourrai jamais résoudre avec quelque degré de certitude. Si, comme je suis porté à le croire, il y a hors.de moi une succession d'objets extérieurs, comme il y a en moi une succession de pensées et d'images et de perceptions il existe un univers, indépendant de mon existence. Je conçois que cet univers, ou, ce qui est la même chose, la matière ne peut avoir eu de commencement. Je conçois qu'elle est nécessaire et éternelle, quoique je.ne conçoive pas clairement ce que c'est que d'être éternel. Vous me dites à présent que la matière ne peut penser; mais connaissez-vous assez l'essence de la matière pour me dire quelles sont les propriétés, qu'elle peut avoir, et celles Tour. IV. 24
370 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.
qu'elle ne saurait avoir; et quand je vous aurai accorde . que la matière ne peut penser, m'expliquerez-vous-l'opération, de la pensée d'une manière plus satisfaisante;-ou vous croirez-vous plus savant quand vous aurez supposé quelque hypothèse impertinente sur laquelle vous aurez bâti un roman inintelligible ? Vous me parlez de deux substances unies en moi d'une manière surnaturelle: vous me parlez d'un être hors de l'univers, et qui a créé cet univers ; et vous ne pouvez me dire ce que c'est que créer. Vous dites que je périrai et que je ne périrai point. Vous établissez une liaison entre moi et un être que vous dites vous-même.incompréhensible. Vous m'imposez des devoirs envers lui. Vous prétendez que cet être peut disposer dé mon sort à son gré, comme si mon sort n'entrait pas aussi nécessairement dans l'enchaînement des choses, que celui de l'astre qui nous éclaire, et celui de la fourmi que j'écrase sans le savoir..; Mon ami, réveillez-vous, car vous croyez philosopher, et, à coup sûr, vous rêvez.
Voilà quel serait à peu près" le résumé de la philosophie du solitaire élevé loin de nos écoles, et le discours qu'il tiendrait à Descartes et à ce Leibnitz, plus grand que Descartes : discours que le sage Locke écouterait en silence, et 'que Bayle recommanderait à la tolérance universelle. Malheureusement aucun philosophe ne peut être de bonne foi sur aucun des grands objets de la philosophie sans compromettre sa sûreté. Avec un désir inextinguible de connaître la vérité, l'homme ne hait peut-être rien'tant 'que-la vérité; il ne la recherche qu'à condition qu'il trouvera le mensonge.
ta grande plaie du genre humain, depuis quelques siècles, c'est qu'on ait jugé, en ces derniers temps, le mensonge et les impertinences métaphysiques immédia-
15 SEPTEMBRE 1765. 871
tement liés avec le maintien de l'ordre public et du bonheur des sociétés. Au lieu de respecter l'erreur, à l'exemple du gouvernement d'Athènes et de Rome, seulement parce que le peuple ne pouvait en être désabusé, on a dit : sans erreur, plus de gouvernement ; et l'on a vu poser la tranquillité et la prospérité des empires sur la base précaire et frêle de quelques paralogismes. Il n'est pas singulier que ceux qui trouvaient, par le moyen de ces paralogismes, une considération et une fortune que les autres n'obtiennent de l'Etat qu'à force de mérite et de services, fissent tous leurs efforts pour persuader aux maîtres du monde que leur sûreté et l'obéissance des peuples étaient fondées sur la protection que le gouvernement, accorderait à certaines idées métaphysiques, tandis qu'ils se di-' saient eux-mêmes exempts d'obéissance, en vers leur sou- . verain; mais il est bien étrange que ceux qui se mêlent de gouverner aient pu adopter des principes si nuisibles à l'intérêt public, et si opposés à leur propre autorité.' Les plus simples réflexions sur la nature de l'homme leur auraient appris que l'amour de l'ordre et de la justice, qui est né avec l'homme et qu'il ne dépend pas de lui de pervertir ni d'éteindre; que cet amour, soutenu par la vigueur des bonnes lois, est le seul bien efficace des sociétés. Si l'intérêt particulier est souvent tenté de relâcher ce lien pour un petit moment à son avantage, il trouvera, dans une bonne constitution, toute là masse dés citoyens réunie contre lui sous l'étendard des lois, pour le maintien de l'ordre et de la justice. Ce sont les passions des hommes qu'il faut craindre ; les opinions ne sont dangereuses que lorsque le gouvernement cesse de .les regarder avec indifférence; dès ce moment, l'ambition s'en-fait l'instrument le plus redoutable au repos des em-
372 CORRESPONDANCE LITTERAIRE
pires. Il faut sans doute des préjugés aux hommes : sans eux, point de ressort, point d'action ; tout s'engourdit ■ tout meurt. En tournant ces préjugés vers l'amour dû bien public, de la patrie et de la véritable gloire, yous formerez un peuple de citoyens ; généreux, courageux, vértueux; quelles que soient d'ailleurs leur métaphysique : et leur théologie ; en les fixant, au contraire, sur des opinions également futiles et inintelligibles, vous, par-; viendrez enfin à avilir une nation et à.en faire.un troupeau ,de pédans de sots, de fripons, d'esprits cruels? turbulens et absurdes^ parmi lesquels il n'y aura de sûreté pour., la sagesse qu'autant quelle se réduira à l'inaction et au silence, et,qui fatigueront sans cesse le gouvernement par leurs dissensions et leurs querelles toujours ridicules, souvent sanglantes, et tant de fois funestes au .genre humain.... Tant de siècles de tristes expériences ont en vain prêché cette; vérité; aux hommes; tant de massacres, tant d'horribleset inutilescruautés accumulés;
d'âge en âge, l'ont inutilement attestée ! L'émpire de l'absurdité est resté affermi. Le génie de tant de grands
hommes s'est épuisé, en sa faveur dix-huit cents ami de suite. Tous leurs efforts se sont réduits à déraisonner sur la, spiritualité de l'ame, sur la liberté des actions, et sur d'autres énigmes jugées efficaces et indispensables à la tranquillité publique,; et ils ont vécu inutilement pour le progrès de la vérité, pour la gloire des nations, pour le bonheur, du genre' humain. Pour comble d'aveuglement et d'inconséquence, en persécutant les philosophes pour des opinions .prétendues dangereuses, on a fondé la sûreté, des empires sur un système dans lequel un instant;
; de repentir suffit pour réparer soixante années de forfaits et de crimes.
15 SEPTEMBRE 1765. 373
Les arts viennent dé faire une perte considérable par la mort de M. le comte de Caylus de l'Académie royale des Inscriptions et Belles-Lettres, et membre honoraire de l'Académie royale de Peinture et de Sculpture, décédé à l'âge de soixante-treize ans, après une longue maladie de langueur (1). On disait de lui, avec assez de vérité, qu'il était le protecteur des arts et le fléau des artistes, parce qu'en les encourageant, en les aidant de sa-bourse, il exigeait une déférence aveugle pour ses conseils ; et, après avoir commencé par le rôle de bienfaiteur, il finissait souvent-par celui de tyran. Mais si son caractère pouvait avoir des inconvéniens pour les artistes, le bien qu'il a fait aux arts emporte de beaucoup la balance de* ses torts. Le comte de- Caylus jouissait au moins de soixante mille livres de rente; il n'en dépensait pas dix mille par an pour son entretien. Des bas de laine, de bons gros souliers, un habit de drap brun avec des boutons de cuivre, un grand chapeau sur la tête; voilà son accoutrement ordinaire, qui n'était pas assurément ruineux.(2). Un carrosse de remise faisait le plus fort article
(1) Né le 31 octobre 1692, Caylus mourut le 5 septembre 176a.
(2) Son costume était si modeste, que s'étant un jour arrêté devant une boutique sur laquelle un peintre d'enseignes peignait un saint François, celui-ci, le prenant pour un de. ses camarades, lui demanda son avis, et en fut si sar tisfait qu'il finit par lui mettre le pinceau à la main, en le priant de retour cher lui-même le tableau. Caylus monte à l'échelle, et réussit au gré du peintre. L'artiste veu}. absolument l'entraîner au, cabaret voisin, quand,il voit la voiture du comte s'avancer, et son domestique ouvrir la portière; il reste stupéfait. Caylus, lui donnant la main, lui dit : «Au revoir, camarade; ce sera pour la première fois que nous nous rencontrerons. » Naturellement bienfaisant 5 . Caylus s'amusait quelquefois, lorsqu'il rencontrait un pauvre dont la figure annonçait la probité, à lui donner un louis pour l'aller changer, et, se cachant ensuite, il jouissait de son embarras lorsqu'à son retour celui-ci ne le trouvait plus. (Biographie universelle.). . '
374 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
de sa dépense. Tout le reste était employé à faire du bien et à encourager les talens. Se présentait-il un jeune homme avec- d'heureuses dispositions-, et sans pain, comme il convient à un nourrisson des Muses; le comte de Caylus rétablissait dans l'atelier d'un bon maître de; l'Académie, payait sa pension, présidait à son éducation, et pourvoyait à tout. Le public lui doit, dé cette manière, les talens de Vassé et de plusieurs, jeunes artistes de l'Académie de Peinture et de Sculpture... Les gens du monde reprochaient au comte de Caylus cette simplicité outrée dans les habits, comme une affectation et un air de singularité. Ils prétendaient que, n'ayant pas embrassé le métier des armes, ainsi que l'auraient exigé son état et sa naissance (I), et n'ayant pu, par conséquent, aspirer aux décorations du service militaire, il avait cherché 'à se distinguer par des moeurs totalement opposées à l'élégance et à la recherche des moeurs des gens de la cour et de la bonne compagnie. Il se pourrait que cela fût un peu vrai, sans que le comte de Caylus le sût lui-même... Ce qu'il y a encore de singulier dans un homme qui s'était entièrement voué à l'étude jet à la passion des arts, c'est qu'il avait l'air rustre et les manières dures, quoiqu'il eût beaucoup de bonhomie dans le fond. Ce qui n'est pas moins étrange, c'est qu'avec ces goûts, qui paraissent supposer tant de délicatesse et de chaleur d'ame, il n'avait pas l'air sensible; il écrivait platement, sans imagination et sans grâce. Au reste, à l'Académie de Peinture et de Sculpture, il prêchait l'étude de l'antique; à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres,
(I) Grimm eut dû dire que Caylus commença sa carrière par les armes; qu'entré au service en 1709, il s'y fit distinguer ; mais que son goût passionné pour l'étude des arts lui fit prendre sa retraite en 1715.
15 SEPTEMBRE 1765 375
il s'était livré à l'étude des antiquités égyptiennes, sur lesquelles il a donné plusieurs ouvrages remplis de recherches savantes (I). Il fut l'ami particulier de Bouchardou et de Carie Vanloo; il a suivi de près ce dernier. Le comte de Caylus avait une belle et franche aversion pour.les médecins et pour les prêtres, et il est mort sans tomber entre les mains ni des uns ni des autres. Il avait été anciennement attaqué d'un maladie dangereuse, dans le temps que son oncle, le célèbre évêque d'Auxerre, Janséniste, vivait encore. Ce prélat et tous ses parens étaient autour de son lit, et cherchaient une tournure pour lui proposer les sacremens. «Je vois bien, leur dit le malade, que vous voulez me parler pour le bien de mon ame... «Tout le monde se sentit soulagé à ces mots... «Mais, continua-t-il, je vais vous dire mon secret, c'est que je n'en ai point...» Et l'évêque et toutes les parentes dévotes de reculer d'horreur, et de se signer; mais, malgré toutes les exhortations, le malade les assurait toujours, qu'il n'avait point d'ame, et qu'il devait le savoir mieux qu'un autre. Dans le cours de sa dernière maladie, au lieu de tâcher de corriger un sang corrompu par un régime doux et sage, il ne changea rien à sa manière de vivre, mangeait beaucoup, comme à son ordinaire, et toutes sortes de drogues, jusqu'à ce qu'enfin toute la masse du sang fut gangrenée. Comme il méprisait la douleur, et que le mal ne pouvait quasi venir à bout d'un tempérament robuste et vigoureux, il sortait dès qu'il pouvait se soutenir, et il ne pardonnait pas à ses amis de s'informer de l'état de sa santé. La veille de sa
(I) Recueil d'Antiquités égyptiennes, étrusques? grecques, romaines et gauloises ; Paris, 1752 et années suivantes,' 7 vol. in-4°. L'abbé Barthélemy et. d'autres savans l'avaient aidé dans la confection de cet ouvrage.
376 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
mort, il se promena encore dans son carrosse avec une fièvre épouvantable, et ayant le transport au cerveau: il rentra et se coucha pour mourir. Tant de résistance contre la maladie n'avait d'autre but que d'échapper aux prêtres et aux secours dé l'Eglise. Son curé, qui s'appelle M. Chapeau, étant venu le voir pendant que l'excès du mal le retenait chez lui malgré lui, il lui dit: Monsieur le curé, je vous entends; vous pouvez vous épargner la peine de revenir. Le temps est mauvais, et je vous promets de ne pas sortir d'ici sans chapeau. Il lui a tenu parole; il a bien fallu que M. Chapeau vînt le chercher pour le transporter dans sa paroisse.
Le comté de Caylus a nommé son plus proche parent, le marquis de Lignerac, son légataire universel. Il a laissé son cabinet au roil . Il a fait quelques autres legs. Il a ordonné que si la fantaisie prenait à ses héritiers de lui ériger un mausolée, on choisît pour cela une urne étrusque qui est dans son jardin, et sur laquelle on graverait simplement son nom, avec les mots de l'Académie royale des Inscriptions et Belles - Lettres (1). Il ajoute dans son testament, qu'il ne trouve rien dans le costume de la religion qui s'oppose à l'éxecution de ce projet.
Il y a plus de vingt ans que M. de Voltaire donna une tragédie intitulée Adélaïde Du Guesclin, qui tomba. Pendant son séjour à la cour de Prusse, il la renvoya à Paris, sous le titre du Duc de Faix, et elle fut jouée
(1) On attribu à Marmontel l'épitaphe épigrammatique à laquelle cettes disposition testamentaire donna lieu :
Ci-gît un antiquaire acariâtre et brusque:
Oh! qu'il est bien logé sous cette cruche étrusque:
15 SEPTEMBRE 1765 377
avec succès (I). M. le maréchal de Richelieu ne voulant donner que des pièces nouvelles pendant le prochain séjour de la cour à Fontainebleau, avait ordonné aux Comédiens de reprendre cette pièce sous son ancien titre." C'est ainsi qu'elle doit être jouée à la cour le mois prochain, et c'est ainsi qu'elle vient de reparaître sur le théâtre de Paris avec des applaudissemens universels. Le duc de Foix a donc repris son nom de Vendôme; son frère, celui de Nemours; Lisois, le nom de Coucy; et Amélie, celui d'Adélaïde Du Guesclin. On n'a point con^ suite l'auteur sur cette métamorphose ; on s'est simplement contenté de jouer la pièce telle qu'elle était tombée, et tout le monde l'a trouvée avec raison très-supérieure au Duc de Foix. Je ne saurais me lasser d'admirer la justice du public. Il commence toujours par siffler généreusement ses maîtres, qu'il ne devrait jamais envisager sans le plus profond respect ; mais ils ne sont pas sitôt morts qu'il s'amende, et qu'il applaudit ce qu'il a sifflé : ce qui a le double avantage et de réparer un tort envers le mort qui n'en peut plus jouir, et de se servir du suffrage qu'on lui accorde pour déprimer les vivans. M. de Voltaire ne peut, reprocher à son siècle de n'en avoir pas été traité en homme supérieur; car je crois qu'il n'y a point d'homme de génie qui puisse se vanter d'avoir éprouvé autant d'injustices et autant d'ingratitude que lui. Il a fallu qu'il arrachât les suffrages et les applaudissemens pendant trente années de suite; et au milieu de ses succès et de sa gloire, on disait aussi impudemment que généralement, qu'il n'était qu'un écolier en comparaison du vieux et barbare Crébillon, et même qu'il ne savait pas faire des tragédies. Mais enfin, à quelque excès
(i) Voir tom. I de celte Correspondance, p. 25, note I.
378 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
que l'envie, la jalousie, la secrète douceur d',outrager un grand homme aient porté leur frénésie, le moment de la justice est du moins arrivé encore du vivant de M. de Voltaire, et, en récompense du bon esprit qu'il a eu de se tenir à cent lieues du théâtre de sa gloire, on lui pardonne de se faire admirer, et il jouit de la douceur de se voir traité comme s'il était mort.
Je ne dis pas qu'Adélaïde Du Guesclin soit une de ses meilleures pièces : elle est faiblement écrite, elle languit dans quelques endroits ; mais elle a, comme toutes les pièces de M. de Voltaire, un grand dessein et des beautés d'un genre supérieur. Il était beau de montrer un hérosd'un caractère généreux, mais violent, en proie aux malheurs d'un amour sans espérance, et de lui donner son frère pour ri val, de l'exposer au crime de fratricide afin,de le ramener à la raison et aux sacrifices qu'elle exigeait de lui: Le troisième et le cinquième acte sont admirables, et les noms de Bourbon,, de Vendôme, de Nemours, de Du Guesclin, de Coucy, devaient intéresser et toucher un auditoire français. Cependant, lorsque cette pièce '/parut pour la première fois, elle commença comme on vient de la reprendre par
Digne sang de Guesclin ,
et le nom de Guesclin choqua le parterre, et il ne voulut pas laisser continuer la pièce. Et lorsqu'à la fin de la tragédie, Vendôme, rendu à la raison et à ses devoirs, se résout aux sacrifices les plus difficiles, et, s'adressant au sage Coucy, lui demande :
Es-tu content, Coucy?
un plaisant du parterre répondit : Couci-couci; et la
l5 SEPTEMBRE I765. 379
pièce tomba. Il fallait peut-être rire de cette saillie, parce qu'il est toujours bon de rire ; mais il ne fallait pas qu'elle influât sur le sort de la pièce. Ce vers est aussi resté à la reprise, et n'a fait rire personne. Le duc de Vendôme "ayant ordonné le supplice de son frère, était convenu avec Coucy qu'il serait averti par un coup de canon de l'exécution de ses ordres. Ce coup de canon se tire a l'instant où Vendôme, déchiré par ses remords, appelle un officier, et lui ordonne de courir empêcher l'exécution de son frère. Il contribua beaucoup à là chute de la . pièce dans sa nouveauté. Il a fait un effet terrible à cette reprise, et il a arraché plus d'une fois un cri d'effroi involontaire à, tout le parterre/... Il n'est point douteux que cette pièce ne reste au théâtre sous le titre à d'Adélaïde Du Guesclin, surtout si le rôle d'Adélaïde peut être mieux rempli. La belle Dubois n'était rien moins qu'une touchante Adélaïde; sa monotonie , son jeu froid', sans passion et sans nuances, a beaucoup nui au succès de lapièce, qui est singulièrement dû à là manière supérieure dont M. Le Kain a joué le rôle du duc de Vendôme. On peut dire que cet acteur partage en, cette occasion la gloire du succès avec M. de Voltaire.
Le jour de l'apparition de Pharamond ( 1 ) sur la scène française, on donna sur le théâtre de la Comédie Italienne la première représentation à'Isabelle et Gertrude, ou les Sylphes supposés, opéra comique en un acte, par M. Favart, la musique de M. Blaise. Cette pièce fut plus heureuse que Pharamond, elle eut un grand succès. Il n'y a rien à dire de la musique : ce sont des chansons, de petits airs qui n'en méritent pas le nom; et dès
(1) Le 14 août 1765.
386 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
que M. Biaise veut s'élever au-delà du couplet, il devient mauvais. Quant à la pièce, c'est le conte de M. Guillaume Vadé (i), quia pour titre l' Éducation des Filles, mis sur la scène. On va. donner à Fontainebleau Ce qui plaît aux Dames, autre conte de ce précieux recueil de M. Vadé de Ferney. Si cette pièce n'est pas charmante, ce sera bien la faute du poète (2): Celle de l'Éducation des Filles pouvait l'être aussi; mais elle est bien mal faite, et son succès est dû en grande partie au jeu de mandante Laruette, qui joue le rôle d'Isabelle avec tant de naïveté, d'innocence et de simplicité, qu'elle enchante. Les-scènes d'Isabelle avec sa mère et avec son amant font un effet charmant au théâtre, et acquièrent par son jeu un prix qu'on ne peut sentir à la lecture. Je demandé pardon à madame Laruette, autrefois mademoiselle Villette; j'ai toujours fort mal pensé de son talent, et, malgré sa jolie voix; j'étais persuadé qu'elle ne deviendrait jamais actrice. Elle s'est singulièrement formée depuis quelque temps, et; c'est avec grand plaisir que je me rétracte. Son exemple prouve que l' application et l'étude soutenue par de bons conseils peuvent suppléer au défaut de dispositions naturelles.
La bienséance de notre théâtre n'a pas permis à M. Favart de laisser madame Gértrude dévote comme elle l'est dans le conte. Ainsi ce M. André du ceinte, qui rend les gens heureux, est devenu M. Dupré ; et la mère, au lieu de parler à sa fille d'exercices spirituels, est obligée de feindre qu'elle a un commerce avec les sylplies qui lui apparaissent sous la forme de quelque ami;
(1) Voir Tom. III, p. 476.
(2) Il est-rendu compte de celte pièce au mois de novemhre et principalement au mois de décembre suivans.
l5 SEETEMRRE I765. 38l
commerce innocent et pur qu'on ne peut mériter qu'à force de vertu. Cette fiction est insipide et sans naturel ; et il faut avoir le goût déjà bien faux pour se prêter à la supposition qu'une jeune fille de quinze ans verra son petit voisin qui en a vingt, et croira que c'est un sylphe qui a pris la forme de son petit voisin. Voulez-vous savoir pourquoi nous n'avons plus de comédie depuis" Molière,et pourquoi ce grand homme devait tout à son génie et rien à son siècle? C'est que nos petites moeurs s'opposent à toute vérité, et que leur raffinement, qui augmente tous les jours avec la corruption générale, rétrécit aussi tous les jours la carrière du théâtre. Dans la comédie anglaise de Cibber, qui a pour titre le Mari nonchalant,, la toile se lève, et l'on voit le mari étendu et dormant sur un canapé à côté de la chambrière de sa femme, qui dort également avec la gorge découverte et ses habits dans un assez grand désordre. La femme entre; elle reste un moment surprise, et puis elle ôte son fichu de son cou, en couvre sa chambrière et se retire. Le mari se réveille, reconnaît le fichu de sa femme, et en reste interdit. La chambrière veut tourner l'aventure en plaisanterie; ce qui est bien dans le caractère d'Une créature de cette espèce. Son maître ne le trouve pas bon, ce qui engage la scène ; et voilà la véritable comédie. Ce tableau est même plein de goût. Je n'approuve pas le désordre des pièces anglaises ; mais si l'on pouvait combiner leur vérité avec la régularité française, on aurait enfin une comédie. Nous n'osons désigner sur le théâtre aucun état de la société, excepté celui de médecin et de procureur ; car vous jugez bien que les caractères vagues de petit-maître ou de robin ne représenteront jamais les moeurs d'un homme de la cour ou d'un homme de robe
382 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE
avec une certaine vérité. Un maître des requêtes et un ;
1 conseiller au parlement sont tous les deux de la robe; mais ; leurs moeurs sont très-différentes. Ayez lé génie dé/Mb"-'-
. lière, faites la comédie du Conseiller au parlement;, et vous verrez si l'on; se soucie de la véritable comédie. Elle n'existera jamais en France ; mais ce ne sont pas les bon-.
, nêtes gens qui s'y opposeront. Ils redoutent peu la licence la plus effrénée; ils n'y voient point de risque pour eux, et cela suffit pour leur tranquillité. Ce sont: les fripons qui; persuadent aux sots que tout serait perdu si l'on accordait à la presse et aux spectacles publics une certaine liberté; et ils ont de bonnes raisons pour établir ce principe. Chose indubitable : si vous voyez une nation s'industrier pour multiplier les.entraves de la presse et des théâtres, si vous entendez dire à chaque moment que la satire est un fléau qu'on ne saurait trop réprimer, comptez que cette nation est sans moeurs; comptez aussi que ses ouvrages d'art et de génie ne sauraient avoir un certain ca^ ractère de vigueur. Le Tartuffe est l'ouvrage de l'hoinhié le plus sublime des siècles modernes : et voyez cependant comme tout l'art du poète a été employé à affaiblir le caractère principal, afin de le rendre susceptible de la représentation. Si Molière avait osé faire de son Tartuffe un prêtre*qui, en qualité de directeur des consciences, s'empare de l'esprit du mari et de la femme, et des affaires de toute la maison, fait déshériter le fils, envoie la, fille au couvent, séduit la femme sous le langage mystique ■ de la religion, réussit dans cet infâme dessein, et parvient à ruiner cette famille de fond en comble; si, bien loin d'être puni à la fin contre toute vraisemblance^ en vertu de notre pitoyable système dramatique, ce fourbe triomphait insolemment de l'imbécillité de ses dupes trop
l5 NOVEMBRE 1765. . 383
. tard déçues, alors le Tartuffe serait devenu un ouvrage important et public, digne à jamais de servir d'école aux moeurs et d'instruction à une nation éclairée...^ Et nos filles seront témoins des séductions qu'un fourbe emploie pour abuser la femme de son bienfaiteur?.... Oui; car si vous étiez digne du spectacle que je propose, la vertu
- de vos enfans ne serait pas fondée sur l'ignorance des sexes et du but de la nature; vous ne chercheriez pas à prolonger cette ignorance jusqu'au moment où elle ne peut finir sans danger, et vous abandonneriez, un système funeste aux moeurs, et qui est devenu, parmi nous autres peuples froids et dévots, la source des désordres et de la débauche.
Le petit roman de Sara Th...., par M. de Saint-Lambert, m'a donné occasion de faire quelques perquisitions au sujet de l'histoire véritable qui en a fourni l'idée (i). Tout se simplifie à mesure qu'on perce jusqu'à la vérité. Cette Sara prétendue charmante, est une vieille fille de qualité qui s'est coiffée de son laquais, et qui l'a épousé. Il est vrai qu'avant de consommer ce beau mariage, elle a fait un testament qui, en réservant à son digne époux une partie de son bien, assure le reste à sa famille; mais elle en a-sagement gardé la jouissance jusqu'à sa mort; et si elle était d'âge à avoir des enfans , le testament tomberait de lui-même. Elle ne s'est point retirée à la campagne, mais elle vit à Londres dans le mépris qu'elle mérite, et l'on prétend que les mauvais traitemens qu'elle a essuyés du cher objet de sa passion, après le mariage, l'ont convaincue depuis qu'il ne faut pas toujours suivre son penchant. Si nous avions un Fielding en France, il
,(1) Voir précédemment page 364.
384 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
ferait une parodie excellente du petit roman de M. de Saint-Lambert, en suivant le tableau véritable. Ce serait encore le parent qui parlerait, et qui se plaindrait de la mauvaise foi avec laquelle l'auteur du petit roman a exposé les faits. Cet ouvrage pourrait être plein de gaieté et d'un très-bon ton de plaisanterie.
Il vient d'arriver ici une aventure assez fâcheuse à M. Gatti, médecin consultant du roi. Il avait inoculé madame la duchesse de Boufflers il y a deux ans et demi. Elle n'avait pas pris la petite vérole ; mais comme elle avait eu un peu d'inflammation autour de la plaie, quoique sans fièvre, M. Gatti avait cru pouvoir l'assurer qu'elle était à l'abri de la petite vérole. Elle vient de l'avoir naturellement, et cette légèreté du médecin retardera peutêtre les progrès de l'inoculation en France. Tous ceux qui n'étaient qu'à demi persuadés reculeront leur conversion. Quant à M, Gatti, cette aventure lui fera certainement grand tort, et j'en suis fâché, car c'est un homme d'esprit et de mérite, mais malheureusement il est un peu léger.
OCTOBRE.
Paris, jeroclohre 1765.
APRÈS l'usage que Descartes a fait de sa méthode, il doit être permis de se défier un peu des éloges qu'elle a reçus, et qui viennent d'être renouvelés dans tous les discours qui ont concouru pour le prix de l'Académie
Ier OCTOBRE I765. 385.
Française (1). C'est moins, par sa philosophie, qui est déjà oubliée, que par sa méthode, que ce philosophe est regardé comme le régénérateur de la raison, et le premier moteur des progrès qu'elle a faits en Europe depuis cent ans. En convenant que la marche de Descartes est celle d'un philosophe distingué, et que son Traité de la Méthode est un excellent ouvrage, j'avoue que je ne puis attribuer à la méthode en général les avantages dont on prétend que nous lui sommes redevables. Il en est de la méthode ou de l'ordre qu'il convient de suivre dans la recherche de la vérité, comme des règles inventées pour la perfection des beaux-arts; jamais ces règles n'ont fait faire un beau tableau, une belle tragédie; jamais la ' méthode n'a produit un ouvrage de génie. On n'assurera pas sérieusement, je pense, que sans la méthode de Descartes, Newton et Leibnitz n'auraient pas été ce qu'ils sont. Si l'on entend par méthode ce qu'Horace appelle 'lucidus ordo, il est évident qu'elle n'est point de l'invention de Descartes, mais qu'elle est inséparable de la bonne philosophie, et aussi ancienne qu'elle. Il est impossible qu'un homme de génie appliqué à la recherche de la vérité n'observe une certaine marche, et n'établisse une chaîne de communication entre ses idées; et c'est en quoi consistera sa méthode : mais chaque homme de génie aura la sienne, comme chaque grand peintre a sa palette, chaque grand poète son faire. Cette méthode, au contraire, qui consistera dans un recueil, de préceptes généraux et dans une route commune, tracée et prescrite à tous les philosophes, ne sera jamais d'aucune utilité '
(1) Outre les deux Éloges couronnés, de Thomas et de Gaillard, on vit paraître en 1765 ceux de madame de Saint-Chamond, Fabre de Charrin, Couanier-Deslandes, Gourcy, Mercier^ tous imprimés in-8°.
TOM.-IV.. 25.
386 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
aux esprits supérieurs; elle ne pourra être une ressource? que pour les esprits vulgaires. Peu s'en faut que je ne définisse la méthode, une science qui apprend aux hommes médiocres le secret de faire un livre avec les idées d'autrui, et aux sots celui de se donner les airs des gens d'esprit; mais c'est un grand mal d'avoir souffert cette usurpation en philosophie, et que les écoliers aient pu parler avec un ton de .maître: rien n'a fait autant de tort à la véritable science, que le bavardage.-
'Lorsqu'on étudie sans prévention la philosophie des anciens, on est -frappé-de voir que tout a été pense avant nous, et que depuis que nous sommes sortis de la barbarie, nous n'avons presque pas fait un pas en avant, si l'on en excepte ce que l'invention fortuite de quelques - instrumens nous a fait découvrir en astronomie et en physique; encore les anciens avaient-ils pressenti presque toutes les grandes vérités qui ont été constatées depuis. On ne dira point sérieusement, je pense, qu'on s'aperçoit dans là philosophie de Thalès, d'Anaxagore, de Pythagore, de Soerate et des grands hommes sortis de son, école/ du défaut de la méthode de Descartes. On ne croira point que le plus beau génie de Rome, Gicérôn, en transférant dans, sa langue toutes les richesses delà philosophie grecque, ait manqué de clarté et d'ordre. Quel est donc le mérite de cette méthode qui n'a rien fait découvrir depuis cent ans, qui n'a servi ni à Newton ni à Leibnitz, et dont tous les grands hommes de l'antiquité se sont si bien.passés? Sou mérite est d'avoir porté les premiers coups efficaces à ce jargon barbare des écoles qui avait subjugué toutes les têtes, ou plutôt d'avoir fait écrouler un ; édifice déjà ébranlé par des coups multipliés pendant/ cent ans de suite. Celte gloire est
Ier OCTOBRE I765. 387
assez solide pour qu'on ne songe pas à en altérer l'éclatpar
l'éclatpar fausses suppositions Mais cette méthode de
Descartes nous préservera-t-elle du moins du retour de la barbarie ? Cet esprit géométrique qui s'est emparé de toutes les écoles de l'Europe, nous garantira-Jt-'il du malheur de retomber dans le jargon philosophique, et dé nous payer de mots pendant quelques milliers d'années, comme il était .arrivé ? Qui osera résoudre ce problème? Lorsqu'on voit d'un côté l'influence de la liaison politique et mutuelle de tous les peuples, la prompte communication des lumières d'une extrémité de l'Europe à l'autre, le mouvement prodigieux porté dans toutes les parties par l'industrie et le commerce, l'établissement des postes et de l'imprimerie, on est tenté de croire que les progrès de la raison ne finiront plus qu'avec notre planète, et que le genre humain, à mesure qu'il vieillira, deviendra de plus en plus éclairé, sage et heureux. Quand on considère en revanche combien les bons esprits sont rares, combien il y a de têtes absurdes; quand on pense que la multitude se paie toujours de mots, que ceux qui parlent le même langage, qui emploient les mêmes expressions, n'ont quelquefois pas une notion commune entre eux; quand on voit combien le nombre des penseurs est petit, et que le grand nombre même des philosophes ne fout que le métier de broder sur un fond qui n'est pas à eux, alors on commence à douter que la raison et la vérité soient faites pour l'homme... J'aperçois dans la succession des siècles quelques hommes d'un génie supérieur, d'une trempe d'esprit particulière; mais je les vois épars et rares. J'aperçois aussi quelques âmes privilégiées qui, sans avoir reçu le don de créer, savent sentir et entendre. Voilà ce qui compose l'élite du genre
388 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.
humain, entre laquelle il s'établit ; une liaison et une
correspondance de lumières, de sentimens et d'amitié, que ni la différence dé nation, ni la diversité de moeurs, ni la distance des lieux, ni celle des temps, ne peut ni vaincre ni altérer. C'est dans cette élite que réside la sagesse des nations; c'est à elle qu' est confié le dépôt des connaissances et des ouvrages de génie en tout genre; le restedes hommes, incapable de recevoir et de souffrir la lumière, démeure étranger à là véritable science, et lui refuse tout droit d'indigénat. ;
En étudiant les révolutions de l'esprit humain, on remarque que les instans de lumière ont été excessivement courts, qu'ils ont été comme l'effet de quelque effort heureux et-merveilleux de. la nature, et l'ouvrage d'un très-petit nombre d'hommes de génie, d'abord contredits, calomniés et persécutés, ensuite approuvés, adoptés cl exaltés, souvent sans meilleure connaissance de cause,' et bientôt après défigurés par ceux qui se disaient leurs, sectateurs et leurs disciples. Ces révolutions m'ont l'air d'être périodiques. Lorsque l'absurdité est parvenue à son plus haut degré, on s'en dégoûte. Alors, s'il se trouve un bon esprit',. il l'attaque, et en prenant bien son temps il réussit à l'abattre ; mais il n'apprend pas pour cela aux hommes-à se préserver de l'erreur. Tout ce qu'il produit sur eux se réduit ordinairement à nie lire un autre dictionnaire philosophique à la mode. On croit, en se servant de ses termes et en se moquant des termes anciens, être aussi profond philosophe que lui. Le jargon change, mais la raison y gagne-t-elle ? Que lui importe que tel terme, soit plutôt à la mode que tel autre? Toute l'école socratique, et toutes les sectes qui en sont sorties, n'ont jamais su ce que c'était que l'esprit et le coeur qui jouent
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un si grand rôle dans, nos moralistes ; il n'y a point de mot ni en grec, ni en latin, pour exprimer ces deux termes dans l'acception que nous leur donnons. Croironsnous pour cela que Socrate ne. savait pas faire de la morale, qu'un dialogue de Platon ne vaut pas bien une maxime de La Rochefoucauld ou une page de La Bruyère, et mettrons-nous les Essais de M. Nicole audessus des Tusculanes de Cicéron? Tout est périodique dans ce monde, tout est mode parmi les hommes. Je crains qu'il ne vienne un temps où les termes favoris de la philosophie moderne soient aussi absurdes que le jargon de l'école péripatéticienne. Il ne faut pour cela que du temps et des commentateurs; et peut-être sommesnous moins éloignés de cette époque que nous ne croyons. Alors , notre gravitation, notre attraction, nos forces centrifuges et centripètes pourront paraître aussi barbares-que les quiddités et les entéléchies de la philosophie. scolastique ; et le mot d'esprit que nous mettons 1 à toute sauce, jouera un aussi beau rôle que les facultés occultes. Ce sera alors la tâche d'un nouveau Descartes, de profiter à propos de la satiété de notre jargon pour le battre en ruine, dé remettre pour un petit moment les choses à la place des mots, et d'obliger.les subalternes, d'abord d'arrêter un peu le cours de leurs sottises, et puis de les reproduire en les parant du dictionnaire à la'mode Le
très-petit nombre d'excellens esprits, le nombre prodi-, gieux d'esprits absurdes et de têtes étroites, ne sont pas propres; encore une fois, à rassurer sur le sort de la philosophie et sur lès progrès dela raison; et je crains que, malgré l'étalage que nous aimons à en faire, l'histoire que je viens d'en tracer ne soit véritablement celle de tous les siècles et de toutes les écoles.
390 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.
Dans l'histoire de Descartes, ses panégyristes devaient surtout insister sur l'application de l'algèbre à la géométrie, qui est de son invention. Car c'est en cela principalement qu'il s'est montré créateur et homme d'un grand génie; et cette gloire lui demeurera, lorsque tous les discours composés à sa louange seront oubliés, et qu'il ne restera plus trace d'aucune de ses vues, ni d'aucun de ses rêvés philosophiques.
Le vertueux auteur de l' Année Littéraire, dans la guerre qu'il fait, depuis longues aimées, à M. de Voltaire, avec autant de succès que de bienséance, n'a pu voir sans chagrin la gloire que celui-ci a recueillie de la justification de celte malheureuse famille Calas, à laquelle il a servi de défenseur et de père depuis son désastre. Jean Fréron, pour soutenir toujours la* beauté de son rôle, .s'est fait écrire une lettre par un prétendu philosophe protestant, dans laquelle, pour enlever à M. de Voltaire la part qu'il a eue à la justice rendue à la famille Calas, il -cherche à jeter du louche sur toute celle déplorable aventure (i ), Je n'ai pas lu ces horreurs ; je peux dire avec plus de -vérité, je crois, que M. de Voltaire, que je n'ai 1 jamais lu l'Année Littéraire; mais il faut être le dernier des hommes pour oser attaquer l'innocence d'une famille si cruellement opprimée, simplement parce qu'elle compte parmi ses défenseurs un homme qu'on a intérêt de décrier. Cette bassesse, commise après le jugement souverain rendu en faveur de ces infortunés, mériterait même une punition exemplaire, si l'innocence était efficacement protégée parmi nous. Il faut aussi être le dernier des hommes pour supporter patiemment le châtiment qu'il
(i) Année littéraire, 17C5, lom. 111, p. 147.
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a plu à Mi le marquis d'Argence, brigadier des armées du roi, d'infliger audit Jean Fréron. Cet officier, justement indigné de la bassesse de ce journaliste -, vient d'écrire et de signer une Lettre qui est imprimée depuis quelques jours, et à laquelle tout homme qui n'a pas perdu tout sentiment d'honneur ne peut répondre qu'eu se faisant tuer par celui qui l'a écrite, ou qu'en lui perçant le coeur. Le vertueux Fréron ne prendra pas ce parti-là ; il s'enveloppera dans sa vertu. La réponse de M. de Voltaire à M. d'Argence, aussi imprimée, n'est,pas moins terrible pour le célèbre folliculaire ( 1 ). Le mot, je sais bien qu'il n'en aurait pas été touché, est un des plus cruels qu'on ait jamais dits d'un bandit.
Jean Fréron vient dé faire un voyage en basse Bretagne pour recueillir la succession d'une nièce qui lui. est échue inopinément, et qu'on dit assez considérable, vu le trafic lucratif que la défunte faisait de ses charmes dans les ports les plus fréquentés de la province. Cette succession engagera peut-être ce grand homme à se reposer désormais sur ses lauriers, auxquels la Lettre de M..d'Argence vient d'ajouter un beau rameau. En passant par Rennes, Jean Fréron a Cru pouvoir disserter sur les affaires du parlement de, Bretagne comme sur le procès du malheureux Calas. M. de La Chalotais, procureur-général du roi, instruit de ses propos, l'a fait venir chez lui : « Comment vous appelez-vous ? — Monseigneur, je suis. Fréron.. Je ne connais pas Fréron mais on m'a rendu-compte ■de vos propos,, et je vous conseille de"quitter Rennes sous
(i) La Lëtlréde M. le marquis d'Aigence, brigadier dès armées du Roi, et la Lettre dé Voltaire ont été imprimées ( 1760 ) in-r2 de 8 pages. Elles se'troù- - vent t. X.XJX, p. 3ig et suiv. de l'édit. de Lequien. C'est à l'occasiondecette Lettre que le marquis d'Argence fut loué par Voltaire dans la onzième.- strophe de son Ode à la Petite.
392 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
vingt-quatre heures, si vous ne voulez pas qu'on en fasse, justice, »: M. Fréron, avant de suivre le conseil du magistrat, a voulu voir la comédie. Dès qu'on l'a vu entrer dans la salle , tout le monde a crié ! l'Ecossaise, l'Ecos- L saise, donnez-nous l'Ecossaise. Le héros de l'Ecossaise à jugé prudent de se retirer, et de ne pas assister à la représentation d'une pièce ou il joue un si beau rôle. En arrivant à Brest,, le commandant] des galères lui a fait demander s'il.venait prendre possession de son bénéfice. Ces honneurs multipliés rendus à-Jean Fréron tout le long de sa route ne l'amusent pas, je crois, tout-à-fait autant que les oisifs de Paris' qui en sont instruits par la renommée.
Quoique.la folie de J.-J. Rousseau soit de n'être pas philosophe, les prêtres lui en accerdent les honneurs malgré lui, et le font traiter en conséquence. Les nouvelles de Neufchâtel disent que le pasteur Montmollin, son bon ami, et qui l'avait admis à la sainte-table il y a deux ans, vient de le faire chasser par ses paroissiens de Motiers-Travers à coups de pierres. Le pauvre JéanJacques s'est retiré dans le canton de Berne, malgré le décret qui y subsiste contre lui, et l'on assure que, s'il veut y demeurer en repos, le gouvernement ne l'en empêchera pas. On nous a montré un dessin qui représente le véritable paysage de Motiers-Travers. On voit sur ' le devant J.-J. Rousseau , en habit arménien, qui fait l'aumône à un pauvre, tandis que le pasteur Montmollin exhorte ses paroissiens à lui jeter des pierres (i). Comme ce tableau est moral, nous tâcherons de le faire graver avec cette inscription simple et naturelle : Le pasteur Mont(1)
Mont(1) donne le récit très-circonstancié de ses rapports avec Mont-
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mollin exhorte ses paroissiens à jeter des pierres à J.-J. Rousseau qui fait l'aumône aux pauvres.
Il paraît une foule d'écrits contre ce pauvre JeanJacques : mais ils ne lui feront pas autant de mal que les pierres de Motiers-Travers. Les Lettres écrites de la plaine en réponse à celles de la Montagne, ou Défense des Miracles contre le philosophe de Neufchâtel (1), sont d'un philosophe qui mérite une place entre M. de Caraccioli et M. de Keranflech (2). Il est aussi plat que le pays d'où il écrit. La Lettre d'un Anonyme à M. J.-J. Rousseau, est une brochure grand in-8° de 250 pages, qui attaque son Contrat Social (3). Il paraît aussi un Anti-Contrat Social (4) et une Lettre de Jean-Louis Rousseau, fils naturel de Jean-Jacques Rousseau, par M. Vincent, avocat, brochure de 30 pages. Cette lettre est une froide et insipide plaisanterie.
Le 30 du mois dernier on avait annoncé la tragédie; de Phèdre sur l'affiché de la Comédie Française. La salle se trouva bien garnie, parce qu'on espérait de voir M. Aumollin,
Aumollin, une lettre à M. Du Peyrou, qu'on trouve dans sa Correspondance, à la date du 8 août 1765. Grimm revient sur cette affaire dans le mois qui suit.
(1) Paris, 1765, in-12. Par l'abbé Sigorgne, mort à Mâcon en 1809, âgé de 90 ans. (B.)
(2) Nous avons eu précédemment occasion de parler de Caraccioli. Quant au Breton Keranflech, il est auteur d'une Dissertation sur les miracles et de plusieurs autres écrits tout aussi oubliés, dont la liste se trouve dans la France littéraire de 1769, et dans son Supplément.
(3) Par Elie Luzac, d'abord imprimeur-libraire, puis avocat à Leyde, et mort dans cette ville en 1796, âgé de 73 ans. C'est de lui qu'est encore une Seconde lettre d'un Anonyme à J.-J. Rousseau, contenant un examen suivi d'un plan d'éducation, etc.; Paris, 1767, in-8°. (B.)
(4) Par P. L. de Bauclair, citoyen du monde; La Haie, 1765, in 12
394 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
fresne dans le rôle de Thésée, qu'il avait joué supérieurement quelque temps auparavant, et où il s'était surtout fait admirer par un jeu muet qui portait le trouble dans tous les coeurs pendant ce récit si célèbre, si beau et si déplacé que Théramène vient lui faire de la mort d'Hippolyte. La toile se lève, et au lieu du palais de Phèdre, on voit, un paysage, et dans le fond deux maisons l'une à côté de l'autre, toutes lés deux d'assez chétive apparence. Au même instant M. Préville s'avance en habit de valet, et demande au parterre la permission de jouer une pièce nouvelle, la crainte de l'auteur et sa modestie ne lui ayant pas permis de se faire afficher. Le parterre ayant agréé la requête, oh joua, à la place de Phèdre, le Tuteur dupé, ou la Maison a deux portes, comédie en prose et en cinq actes, par M. Cailhava d'Estandoux, qui arriva, il y a quelques années, du fin fond de la Gascogne, avec une comédie intitulée le Présomptueux (1), si je m'en souviens bien, et sifflée en moins d'une demi-heure. Le Tuteur dupé, joué ainsi par surprise, a eu un sort plus heureux; il a été; bien accueilli, et M. Cailhava d'Estandoux a été obligé de comparaître en personne pour recevoir les applaudissemens et les félicitations du parterre. Il aurait bien dû faire jouer à son nom un rôle dans sa pièce; car je le trouve tout-à-fait théâtral.. Comme je n'étais pas du secret, je n'ai pu voir le Tuteur dupé qu'à la seconde représentation; elle a été bien reçue, mais il y avait peu de monde. On a continué depuis à la jouer, et elle est à sa sixième ou septième représentation.
Cette pièce est du genre de celles qu'on nomme pièces
(1) C'est-à-dire la Présomption à la mode, représentée le 1er août 1763. Voir tom. III, p. 303.
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à intrigue. Tout y roule ordinairement sur les fourberies et les ruses d'un valet qui s'intéresse au mariage d'un couple amoureux dont il est gagné, et qui le fait réussir en dépit de quelque vieux tuteur qui s'y oppose. Voilà le sujet du Tuteur dupé en deux mots ; il n'est assurément pas neuf. M. Merlin, valet du vieux tuteur, y fait tout ; il dénoue et renoue la pièce à tout moment, et la mène ainsi d'acte en acte jusqu'à la fin. M. Cailhava d'Estandoux a eu le bon esprit de tenir son Merlin sans cesse sur la scène. Il à prévu que ce rôle serait joué par Préville; et ce charmant acteur sait se faire applaudir malgré qu'on en ait. Son jeu, plein de verve et. d'originalité, entraîné. Le succès du Tuteur dupé lui est dû entièrement; sans lui la pièce n'aurait pas été jusqu'à la fin.... Ce n'est pas que l'auteur ne mérite des encouragemens. Il a de la gaieté, et même des ressources dans la tête; mais notre goût est si éloigné de ce genre, et ce genre est si éloigné de la bonne comédie ! Il pouvait être bon et vrai dans le siècle de Plaute, dont M. Cailhava a emprunté son sujet. Les esclaves étaient alors réellement les chefs et les machinistes de toutes les intrigues; mais aujourd'hui que l'invention du papier et de l'encre et de la, cire d'Espagne réduit les valets au rôle de simples commissionnaires dans la plupart des intrigues amoureuses, et qu'il, est rare qu'un valet soit l'arbitre des résolutions importantes et des révolutions domestiques, il n'y a plus ni goût ni vérité à lui faire jouer ce rôle dans nos comédies. Ce n'est pas là ni la comédie de Térence, ni celle de Molière; c'est la farce italienne, imitée elle-même d'après la Comédie de Piaule, transportée sur le théâtre français sans les masques, et arrangée avec un peu plus de régularité. Ce genre ne peut donc
396 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
avoir ni vérité, ni but moral; il ne représente ni les moeurs, ni les conditions, ni le cours véritable et naturel des événemens. Quand le poète a beaucoup d'esprit, ses
pièces peuvent servir d'amusement et de délassement après le travail; elles peuvent offrir le spectacle dès ressources de sa tête, des finesses et de l'originalité de son , esprit. Ainsi, cette sorte de drame a cela de particulier, que c'est le poète qui y est. en spectacle, et non pas la chose représentée; au lieu que les autres ouvrages dramatiques ne sont bons qu'autant que l'idée de l'auteur ne s'offre jamais au spectateur.... Sous ce point de vue, on pourrait faire un parallèle entre M. Cailhava d'Estandoux et M. Goldbni ; car, dans le fait,, celui-ci ne s'est point élevé au-dessus de ce genre de comédie à intrigue. La partie des moeurs de ses pièees et ses discours sont quelquefois vrais, mais toujours communs et plats. En revanche, il a des ressources infinies dans la tête, et il entend l'imbroglio supérieurement. Donnez-lui une clef,
unportrait, une corbeille; il ne luil en faut pas davantage pour faire une pièce qui vous : amusera depuis le commencement jusquà la fin. Il tirera un parti infini du plus petit accident avec une adresse merveilleuse; il préparera des riens, et s'en servira un moment après avec un grand avantage et avec une extrême finesse. Il s'en faut bien que M. Cailhava d'Estaridoux , malgré son nom magnifique, puisse soutenir sur ce point le parallèle avec son rival, le modeste et humble Goldoni.
Dans sa pièce, il s'agit donc de duper un vieux: tuteur, M. Richard, qui, au moment d'épouser la vieille Argante, sa voisine, se coiffe d'une jeune pupille appelée Emilie, qu'il élève dans sa maison. Cette jeune personne n'est point du tout d'avis d'épouser son vieux tuteur. Elle aimé
1er OCTOBRE 1765. 397
tendrement un jeune homme qui s'appelle Damis, et qui est favorisé par la vieille Argante, tante d'Emilie, surtout depuis que cette vieille a quelques pressentimens de l'infidélité que M. Richard se propose de lui faire. Mais rien n'est gagné si l'on ne peut mettre le valet de M. Richard dans les intérêts des jeunes amans. Ce M. Merlin est un , homme de ressource, plein d'adresse et d'industrie; la promesse d'une bonne récompense et la main de Mârton, femme de chambre de madame Argante, l'attachent bientôt au sort d'Emilie et de Damis.... Merlin, en frappant sur le mur mitoyen des deux maisons, avait remarqué un son creux; il s'était leurré l'imagination avec l'idée d'un trésor qu'il trouverait dans ce mur. Point du tout, en détachant la tapisserie, il découvre une porte secrète de communication, qui donne dans la maison de madame Areante. Il vient annoncer cette bonne nouvelle aux deux amans ; il leur dit en sanglotant d'être' bien joyeux. Il pleure parce qu'il n'est pas encore consolé de n'avoir pas trouvé de trésor; il leur recommande de rire, parce qu'au moyen de cette porte, dont M. Richard n'a point de connaissance, ils pourront se voir tout à leur aise. Ce Merlin qui en pleurant presse les jeunes gens de rire, sans leur dire pourquoi, voilà un échantillon du comique de M. Cailhava de l'Estandoux qui a réussi, mais qu'il était aisé de rendre plus plaisant : car on ne se desespère pas de n'avoir pas trouvé un trésor; il fallait donc trouver à Merlin un sujet réel de désolation, et cela n'était pas difficile.... Voilà donc une porte de communication qui conduit Emilie dans la maison de madame Argante, où Damis est logé.. Le jardinier de M. Richard voit, par les fenêtres, Emilie avec un jeune homme chez madame Argante. Il vient en avertir son maître, et lui
398 CORRESPONDANCE LITEÉRAIRE,
conseille d'aller les surprendre. Ce n'est pas là le compte de Merlin, quif en sa qualité de Fripon, a toute la confiance de son maître, comme cela doit être, tandis que
l'honnête jardinier passe pour un benêt. Merlin fait sentir à M. Richard, qu'ayant rompu avec madame Argante, il ne lui convient point d'aller chez elle. Merlin ira à sa place pour vérifier le fait. M. Richard restera devant la maison, afin qu'Emilie ne puisse en sortir sans être vue; et le jardinier ira voir dans a maison de M. Richard si, comme le prétend Merlin, Emilie est dans son appartement. En effet, Merlin court bien vile dans la maison de madame Argante avertir la jeune, pupille. Elle repasse par la porte secrète, et le jardinier est fort sot de la trouver à la porte de son appartement. Cependant il jure sur son dieu qu'il l'à vue un moment auparavant par les fenêtres, dans la maison de madame Argante ; et Merlin, pour ôter tout soupçon à M. Richard, qui est fort sot et qui se prétend très-fin, est obligé de dire que la personne que le jardinier a prise pour Emilie est la soeur d'Emilie. Il est établi dans la pièce que cette soeur, qui s'appelle Hortense, ressemble si parfaitement
parfaitement Emilie, qu'il n'y a pas moyen de les distinguer l'une de l'autre... A la bonne heure, on se prête au théâtre à ces suppositions absurdes : mais Hortense est en ville et au couvent !.... cela est vrai, mais M. Merlin sait mentir en cas de besoin. Il assure qu'elle vient d'arriver dans le dessein d'épouser son vieux tuteur, dont la tête lui tourne. M. Richard est fâché de causer du tourment à une jeune personne, mais il ne peut donner la préférence à Hortense sur Emilie : celle-ci est douce et tendre, l'autre est folâtre, enjouée, capricieuse. On est aussi prévenu qu'elle va toujours habillée en amazone. M. Ri-
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chard est résolu de la voir, et de lui ôter toute espérance. Son projet est de la marier avec Damis.
Au milieu de toutes ces menées, la pièce est arrivée au cinquième acte. Il s'agit de trouver un dénouement. Rien n'est plus aisé. II y a un double contrat à signer, celui de Damis avec Hortense, et celui de M. Richard avec Emilie. Au moyen d'un escamotage, le notaire fait signer au vieux barbon son contrat, de mariage avec la vieille Argante d'un côté, et de l'autre celui d'Emilie avec Damis ; et, pour qu'il ne reste point d'incertitude, sur la tricherie, Damis s'est glissé dans la maison de M. Richard par la porte secrète, et en sort publiquement avec Emilie en présence de M. Richard qui en reste stupéfait, mais qui est obligé de consentir à leur mariage, et de donner la main à Argante. On prétend qu'à la première représentation le dénouement était fondé sur ce que le notaire se trompait de porte, et qu'il entrait chez madame Argante au lieu d'entrer chez M. Richard. On dit aussi que l'auteur a d'autres dénouemens tout prêts, et que dans un cas de besoin il pourrait en changer à chaque représentation.... Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il fait rire, qu'il a des saillies assez plaisantes, qu'il noue dénoue et renoue son intrigue avec assez de facilité. Ce qu'il y a de fâcheux, c'est que pour faire réussir les ruses de son Merlin, il a été obligé de. rendre son vieux tuteur excessivement bête. Molière n'a pas recours à ces malheureuses ressources, et le vieillard de l'Andrienne joué par Dave est lui-même très-rusé, et raisonne toujours juste : voilà des gens qui valent la peine d'être trompés. Je conseille à M. Cailhava d'Estandoux de s'en tenir à ses succès dramatiques, et de ne point ambitionner les succès de l'impression; car sa pièce tomberait in-
400 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
failliblement à la lecture, et si bas, qu'il aurait peutêtre lui-même de la peine à se persuader son succès au théâtre.
J'étais assis à côté d'un homme grave, et je m'extasiais sur la manière dont Préville savait faire valoir les moindres détails de son rôle , et en escamoter, pour ainsi dire, les mauvais à l'attention du public : « Vous avez raison, me dit mon homme avec un grand sérieux, c'est un charmant acteur que ce Préville. Je crois, Dieu me pardonne, s'il l'entreprenait, qu'il ferait réussir le Pater (1). »
Paris, 15 octobre 1765.
On vient de donner (2) sur le théâtre de la Comédie Italienne le Petit-maître en Province, opéra comique en un acte de M. Harny (3), la musique d'un violon nommé
M. Alexandre. Ce M. Alexandre est un faiseur de notes;
il sait le secret de la plupart des musiciens français, c'est
démettre une pièce entière en musique sans; avoir une
seule idée musicale. En revanche, le poète n'est pas sans
mérite. Il fait à la vérité des tirades, et pas toujours du
meilleur ton; mais il les fait avec facilité et quelquefois
même avec élégance. Il y a des choses plaisantes dans sa
pièce. Le héros est un des agréables de Paris, qui a toutes
les passions a la mode. Il est surtout cocher dans l'âme;
(1) Ce mot n'était qu'une contre-partie de celui de Piron, qui, dépilé contre de mauvais acteurs, s'écriait: « En vérité, ces gens-là feraient tomber l'Evangile s'ils le représentaient ; et cependant c'est une pièce qui se soutient depuis dix-sept cents ans. ». (2) Le 7 octobre 1765.
(3), Harny de Querville, auteur de Bastien et Bastienne, et de plusieurs autres pièces. Grimm parle dans le mois suivant de l'impression du Petitmaître en Province.
15 OCTOBRE 1765. 401
c'est là l'expression propre et une des grandes prétentions de nos jeunes gens de qualité. Ce petit-maître se rend en province pour épouser la fille d'un gentilhomme campagnard. Elle est riche, belle charmante, cela va sans dire. Son futur s'établit dans le château avec toute la fatuité d'un homme de son espèce. Il donne des ordres pour l'embellissement de la maison et des jardins, comme s'il était chez lui. Il était arrivé, avec un grand train de chevaux, de chiens, de valets. Ces valets sont habillés de riches habits bourgeois où il n'y a trace de livrée; c'était aussi un peu la mode avant la dernière guerre. Quant à monsieur le Marquis, il passe les deuxrtiers de la journée en frac, le fouet à la main, faisant le cocher et exerçant ses chevaux. Vous jugez bien que monsieur le Marquis, si enchanté de lui-même, n'enchante pas la personne qu'il vient épouser; et qui aime un jeune homme de sa province plein de raison et de mérite; mais le petit-maître a. pour lui la mère de sa prétendue, vieille folle trèsdigne de protéger un petit fat. Le chef de la famille est absent. A son retour, il est étrangement scandalisé de trouver sa maison et ses jardins à moitié culbutés. Il chante pouille à son jardinier et plus encore à sa femme, et il se propose bien d'en dire son sentiment à son prétendu gendre, lorsque celui-ci paraît dans son accoutrement de cocher, le fouet à la main, suivi d'un de ses gens. Le campagnard ; qui est fort brusque, mais bon homme au fond, ne veut pourtant pas humilier son gendre devant son cocher; c'est-à-dire qu'il prend le valet pour le maître et le maître, pour le cocher. Cette méprise, qui est plaisante, a fait grande fortune.... Cependant le petit fat est toujours soutenu par la mère; et pour la désabuser, son mari l'amène pendant que le petit-maître fait un porTom. IV. 26
402 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
trait exccssivemement satirique de son beau-père et de sa belle-mère. Cette dernière, outrée, change de dessein; le petit-maître est renvoyé, et l'on donne la fille au jeune homme qu'elle aime. Toute celle dernière moitié de la pièce ne vaut pas l'autre. En général, M. Harny n'a point d'invention, et son dénouement est détestable. Cette manière de faire venir ses personnages sur le derrière du théâtre, tandis que ceux qui sont sur le devant trahissent leur secret sans s'apéreevoir qu'on les écoute, voilà la grande ressource de nos poètes pour amener un dénouement; par l'usage continuel qu'ils en ont fait, elle est devenue aussi fastidieuse qu'elle est dénuée de vraisemblance. Le Petit-maître en Province a beaucoup réussi. Il faut espérer que M. Harny trouvera une autre fois des moyens plus heureux pour intriguer et dénouer sa pièce, et que tout son mérite ne se réduira pas à quelques jolis détails.
Il existe un poëme épique dans le goût de la Pucelle, intitulé la Chandelle d'Arras, en dix-huit chants (1). Cela vient de Hollande. L'auteur est un certain M. Du Laurens, Mathurin défroqué, et qui a de bonnes raisons pour n'être pas en France (2). Il a déjà public un autre poëme, il y a quelques années, intitulé le Balai, dans lequel on remarqua un portrait de M. le cardinal de Remis , noyé dans un tas de platitudes et d'imperti(1)
d'imperti(1) 1765, in-8°, et Paris, 1807, in-12.
(2) Du Laurens, dont nous avons déjà parlé tom. III, p. 249, à l'occasion de l'annonce faite par Grimm de son Arétin, s'était prudemment soustrait, en quittant la France, à la détention que ne pouvait manquer de lui valoir la publication des Jésuitiques, satire publiée en 1761, et faite avec Grouber de Groubental. Les publications postérieures de Du Laurens n'avaient pas été de nature à lui rendre les autorités françaises plus favorables.
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nences. Ce M. Du Laurens est assurément un détestable poète, ses indécences et ses obscénités à part ; mais, si ce M. Du Laurens avait été élevé dans le monde;, et qu'il eût su prendre le ton de la bonne compagnie, et se former le goût, il n'aurait pas manqué de talent. Il rencontre quelquefois une demi-douzaine de vers qui rappellent la manière de M. de Voltaire ; mais sa bonne fortune ne dure pas long-temps, et il se noie bientôt après, dans un tas de bêtises et d'ordures. La Chandelle d'Arrus, grace à la vigilance de la police , ne se trouve pas à Paris.
Ce qui m'a bien rappelé la manière de M. de Voltaire, c'est un jeune homme de vingt ans, fils d'un horloger de Paris, appelé Gudin, et protestant, qui nous a lu ces jours passés deux chants d'un poëme épique dans le goût de l'Arioste (1). Cela m'a paru plein de chaleur, de verve, d'originalité, de folie, de goût, d'élégance et de poésie, autant qu'on en peut juger d'après une lecture rapide faite dans un cercle très-nombreux. Au commencement de son poëme, un chevalier errant fort engoué de la vertu des dames, rencontre dans une forêt un autre chevalier noir, triste comme un bonnet de nuit, montant la gardé auprès d'un tombeau, et criant à tout venant qu'il n'y a point dé femme honnête au monde. Le combat s'engage sur ce seul propos. Un troisième chevalier survient; sépare les combattans et veut juger leur différend. Il se trouve que le chevalier noir a parcouru tous les pays; qu'il a été partout trahi, et qu'en dernier lieu
(1) Gudin avait alors 27 ans, car il était né en 1738. Il est mort en 1812. Ce poëme épique, dont la Conquête de Naples par Charles VIII est le sujet a été imprimé en 1801, 3 vol. in-8°. Il n'a pas obtenu , à beaucoup près, le succès que lui prédisait Grimm.
404 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
il a surpris sa maîtresse à Rome avec un homme qu'il a poignardé dans un premier mouvement, et qu'il a ensuite reconnu pour son meilleur ami. C'est cet ami intime aux soins duquel il doit son dernier brevet de cocu, qui reposé dans ce tombeau. Les chevaliers conviennent que ce cas est fâcheux : cependant celui qui a séparé les champions dit qu'il ne faut pas outrager tout le sexe, qu'il est des femmes dont la vertu est au-dessus de toute attaque, qu'il a le bonheur de posséder une maîtresse dont le coeur n'a jamais été à personne. Et il ne l'a pas sitôt nommée que l'autre chevalier lui dit qu'il ment, et que c'est là le nom de sa maîtresse qui est un modèle de vertu au-dessus de tout soupçon; et cependant le chevalier noir prétend que c'est, précisément celle qui lui a été infidèle, et dont la, trahison à coûté la vie à son meilleur ami. Tout cela est très-gaiement et très-plaisamment conté. Les trois chevaliers font leur paix, et se rendent de là dans-un jardin où ils surprennent leur belle dans un bosquet et dans les bras d'un musulman qui jure par Allah qu'il n'a jamais connu de plus aimable créature. Je ne sais si M. Gudin parviendra à ordonner un plan général, à composer une fable intéressante, à choisir un sujet heureux pour son poëme ; mais s'il y réussit, il fera un ouvrage supérieur à celui de la Pucelle ; car il m'a paru avoir tout autant d'agrémens, de grace et de chaleur que l'auteur de Jeanne d'Arc, et bien plus d'invention et d'originalité. Tout cela est très-libre; mais c'est la faute ou le privilège du genre.
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NOVEMBRE.
Paris, 1er novembre 1765,
Spectacles donnés à Fontainebleau sur le Théâtre de
la Cour.
M. LE MARÉCHAL DE RICHELIEU , premier gentilhomme de la chambre du roi, en exercice cette année, a voulu qu'on ne représentât, sous ses auspices, que dès pièces nouvelles devant Leurs Majestés, et ces représentations ont été continuées jusqu'à ce moment sans interruption, malgré l'état de monseigneur le Dauphin et les inquiétudes que donne sa santé.
L'ouverture du théâtre s'est faite par la tragédie de Cinna, de Pierre Corneille, pour faire débuter Aufresne devant le roi dans le rôle d'Auguste. On dit que cet acteur n'a pas plu. Il faut espérer qu'on n'en permettra pas moins au public de Paris, de s'en accommoder.
Le second; spectacle a été rempli par la représentation de Thétis et Pelée, opéra du vieux Berger Fontenelle, que M. de La Borde, premier valet de chambre du roi, a essayé de remettre en musique, quoiqu'un certain Colasse, disciple de Lulli, l'ait psalmodié, il y a environ, quatre-vingts ans : entreprise sacrilège, dont l'impunité prouve la décadence des moeurs et l'approche du jugement dernier, à ce que prétendent nos vieilles perruques; car ce qu'il y a de plus sacré en France, après les poésies de M. Le Franc de Pompignan, ce sont les paroles d'un opéra ; quand une fois elles ont été mises en psalmodie
406 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
par un soi-disant musicien, et braillées par les aboyeurs et les glapissantes de l'Académie royale de Musique, il n'est plus permis à aucun mortel d'y toucher. Il est vrai que si j'avais le génie de liasse ou de Pergolèse, je me garderais bien d'enfreindre cette loi; et depuis Cadmus, premier opéra de Quinault, jusqu'aux Amours de Tempé, dernier chef-d'oeuvre de feu Cahusac, tous les poëmes dont la boutique lyrique de Paris est en légitime possession seraient bien respectés par moi, notamment Thétis et Pelée, du vieux berger Fontenelle, et son fameux acte du Destin. Parbleu, il est bien question, quand on veut effrayer les hommes sur les arrêts cachés et irrévocables du Destin, de placer de chaque côté du théâtre une file de polissons en barbe grise, et les bras croisés, et de leur faire brailler quelques vers métaphysiques sur la mélodie d'un hymne luthérien! et puis cette foule de dieux qui jasent avec une familiarité charmante !
UN MINISTRE DU DESTIN.
Dieu de la mer, quel sujet vous amène ?
NEPTUNE.
Mon amour pour Thétis cause toute ma peine,
Jupiter vient troubler mes feux : Prononcez qui de nous verra remplir ses voeux.
LE MINISTRE.
Destin, un grand dieu te demande Quel succès tu veux qu'il attende. Dans tes secrets il cherche à pénétrer : Daigneras-tu les déclarer ?
Après quoi, d'autres polissons en barbe grise, et les robes retroussées, font des gambades et des entrechats ;
Ier NOVEMBRE 1765. 407
et cela s'appelle, sur le livret, faire un sacrifice et des libations au Destin, c'est - à - dire remplir la cérémonie la plus grave et la plus auguste envers le dieu le plus redoutable que les hommes se soient jamais forgé... Mais je n'ai garde d'exploiter, cette vieille boutique de marionnettes, autrement dit théâtre de l'Académie royale de Musique, et qui menace ruine de tous côtés par sa pauvreté et par sa vétusté. Je suis seulement bien aise de vous observer que c'est la faute de la poésie plus que de la musique si l'opéra français est plat et ennuyeux, et que ce sont les poëtes qui, avec leur genre faux et puérilement merveilleux, ont égaré le musicien, et empêché la musique de s'établir en France. On dit que,! dans l'essai que M. de La Borde vient de faire, la partie du chant, c'est-à-dire la psalmodie, est mauvaise, et les airs de danse jolis. Pour moi, je donnerais la plus belle psalmodie, et le plus bel éclat de voix de mademoiselle Arnould, pour un de ses bons mots, et toutes les notes de M. de La Borde pour les solfeggi de Leo.
Troisième spectacle. Renaud d'Ast, opera comique en deux actes, les paroles de M. Le Monnier, auteur du Cadi Dupé, et de quelques mauvaises pièces; la musique de MM. Trial et Vachon; jeunes musiciens de M. le prince de Conti. On a trouvé la musique assez jolie, et la pièce détestable. Elle n'est assurément pas bonne; mais, j'en ai vu, en ce genre, réussir de plus mauvaises. C'est encore un vieillard qui. veut épouser sa pupille, et à qui son neveu, secondé par son valet et par la jardinière de son oncle, l'escamote. Faible et maussade imitation de la pièce On ne s'avise jamais de tout.
La tragédie d'Adélaïde Du Guesclin, donnée pour quatrième spectacle, a eu un succès universel.
408 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
Le cinquième a été rempli par Silvie , opéra nouveau en trois actes, avec un prologue : les paroles de M. Laujon, secrétaire des commandemens de M. le comte de Clermont; la musique de MM. Berlon et Trial; succès médiocre,: poëme insipide et froid. Dans le prologue, l'Amour se fait forger, par Vulcain et par ses cyclopes, des armes tout exprès pour faire une niche à Diane. Dans la pièce, il blesse avec ses armes une nymphe de Diane appelée Silvie. Elle devient amoureuse d'un jeune chasseur appelé Amintas, qui brûle déjà en secret pour elle. Lorsque Diane s'aperçoit de ces feux profanes, elle veut faire du bruit; mais l'Amour élève son temple sur les débris de celui de la chaste déesse, et couronne ces tendres amans; et il. faut voir comme cela est intéressant et chaud !
A Silvie a succédé Palmire, ballet héroïque en un acte. Palmire, reine d'Amathonte, est destinée à Zélénor, prince de Chypre, qui l'adore, et dont la valeur vient de se signaler par la défense du temple de l'Amour. Le grandprêtre de l'Amour brûle en secret pour la belle Palmire, et afin de l'enlever à Zélénor , il fait prononcer un faux oracle. On ne reprochera pas à cet oracle d'être équivoque et obscur; il dit à Palmire, de la part de l'Amour, en termes très-exprès :
Tu ne dois être unie Qu'au ministre de mes autels.
Les deux amans se désolent; mais l'Amour ne souffre pas long-temps la supercherie de son fripon de prêtre. Il arrive tout courant pour le chasser, après quoi il unit Zélénor à Palmire, et pour ne pas faire mentir l'oracle prononcé, il déclare Zélénor son grand-prètre à la place
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du fourbe. Je crois qu'il faut déférer l'auteur de ce poëme à ces messieurs contre lesquels M., l'archevêque de Novogorod-la-Grande vient de donner un Mandement schismatiqué (1); car un dieu qui n'est pas de l'avis de l'assemblée de son clergé, et qui vient exprès pour en chasser le président, à cause d'un petit oracle supposé à son profit, c'est un petit vétilleux de très-mauvais exemple. Cet auteur est, suivant le livret, M. Chamfort; mais M. Chamfort s'en défend comme de meurtre. Il prétend qu'il a assez de ses propres péchés, sans se charger des péchés d'autrui. Il a raison, aujourd'hui qu'on lui attribue aussi la tragédie de Pharamond exclusivement. Ainsi, malgré le livret, Palmire passe généralement pour être de M. le duc. de La Vallière (2). Je plains de tout mon coeur, celui qui sera obligé de: la reconnaître pour son enfant. On assure que le mérite de la musique répond parfaitement à celui du poëme. Elle est de M. Bury, surintendant de la musique du roi. Le roi très-chrétien donne. sans doute, par charité, chrétienne, le pain à trois ou quatre surintendans de musique, que leur science musicale ne pourrait mettre à l'abri du besoin dans tout le reste de l'Europe. Jéliote a chanté le rôle de Zélénor, et n'a pas fait plaisir, à ce qu'on m'a dit.
Ce ballet héroïque;, qui est tombé à plat, a été suivi d'une pantomime héroïque, intitulée Diane et Endymion, en trois actes; imitation des ballets que M. Noverre
(1) Mandement du révérendissime père en Dieu, Alexis, archevêque de Novogorod-la-Grande. Cet opuscule de Voltaire se trouve dans ses OEuvres, édition Lequien, tom. XLV, p. 220.
(2) Quoi qu'il en soit, Palmire, représentée le 24 octobre 1765 à Fontainebleau, est regardée comme de Chamfort, et se trouve imprimée dans ses OEuvres, publiées par M. Auguis en 1824, tom. IV, p. 399 et suiv. Quant à," Pharamond, on sait que La Harpe en était seul coupable.
410 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
fait pour les fêtes du duc de Wurtemberg. J'en ai vu aussi, de ce genre, de très-beaux à la cour de Manheim; mais ces ballets ont tout un autre système que ceux de l'opéra français. On y marche bien plus qu'on ne danse. On y voit bien moins de pas et de danses symétriques que de gestes et de groupes; on n'y connaît point ces deux files de danseurs et de danseuses rangées de chaque côté du théâtre. Cet arrangement de bal ne peut tout au plus avoir lieu qu'après le dénouement, lorsqu'il n'est plus question que de terminer la pièce par un divertissement général. Je n'ai pu encore savoir l'effet du ballet de Diane et Endymion, et si l'on s'y est conformé au protocole ordinaire de l'opéra français, du s'il a été réellement dessiné d'après les principes de M. Noverre; ce!que je sais, c'est qu'outre la beauté des décorations, ce genre exige une musique délicieuse, et qu'il faut faire faire cette musique par Cannabich, par Toeschi ou par Rodolphe, et non. pas par M. le surintendant Bury. On dit que là décoration du temple de la lune a été superbe.
Quand je dis que M. Chamfort a assez de ses propres péchés, c'est que j'ai vu un certain acte d'opéra, intitulé Zénis et Almasie, qui doit être joué demain à Fontainebleau, qui porte son nom", et qui est un bien gros péché. Il n'est pas croyable qu'une nation qui à tant de chefs-d'oeuvre sur l'un de ses théâtres, souffre dans la même capitale de telles pauvretés et de telles extravagances sur un autre de ses théâtres. C'est qu'on a cru, pendant près de cent ans, que ce pitoyable merveilleux était de l'essence de l'opéra. Ici c'est un Génie, père, qui pour éprouver la vertu de son fils, dont il veut faire un héros avant de couronner son amour pour une jeune reine d'Egypte, le tourmente comme un misérable, et
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après mille tourmens cruels, se fait connaître à son fils pour le cher papa, et lui dit que tout cela n'est qu'une plaisanterie. Ce père, tout Génie qu'il est, est fou à enfermer; les deux, amans sont deux benêts, le poète le troisième, et à tout événement nous garderons un brevet de quatrième, jusqu'après la représentation, au service de ce M. de La Borde, premier valet, de chambre du roi,, qui en fait la musique. On attribue ce poëme également à M. le duc de La Vallière (1).
Mais le Triomphe de Flore, autre acte d'opéra, précédé d'une comédie en vers, intitulée Églé, l'emporte, pour la platitude, sur tout ce qui a été joué à la Cour. Les sujets de Liparus, roi de Liparie, s'ont désolés par des calamités de toute espèce, entre autres par des vents, c'est-à-dire (car il est bon de s'expliquer) que les enfans d'Eole ont ravagé leurs campagnes. Le bon Liparus est fort fâché de tout cela, et ne sait qu'y faire. Sa fille Liparis est, malgré les grands vents, amoureuse d'un prince
général des armées de Liparie. Ce brave général bat les ennemis de Liparus comme plâtre; les vents cessent; Flore paraît, et répare le mal qu'ils ont fait : c'est-à-dire, suivant une note de l'auteur, qu'après l'hiver arrive le
printemps, et que le général liparien épouse la princesse Liparis de Liparie. L'auteur a l'insolence de dire que tout cela n'est qu'une allégorie, et que la Liparie c'est comme qui dirait la France. En vérité la tête lui tourne. A la bonne heure que lui, M. Vallier, colonel d'infanterie, de l'Académie d'Amiens (2), soit le meilleur poète
(1) Le ballet de Zénis et Almasie, représenté le 2 novembre, est également imprimé dans les OEuvres de Chamfort, tom. IV, p. 385 et suiv.
(2) Déjà cité p. 85 pour une Épitre aux grands et aux riches.
412 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
de la Liparie, c'est tout ce que je peux lui accorder. Il a pris pour devise :
Ne peut-on plus combattre pour son maître ? Il faut chercher à l'amuser.
Tudieu., quel amuseur ! Si M. Vallier n'avait pas mieux combattu pour son maître qu'il ne l'a amusé, la France serait actuellement ravagée par ses ennemis, comme la Liparie par les vents. Il faut croire qu'on défendra la Cour aux poëmes de cet amuseur, ne fût-ce qu'à cause des allusions et des adulations indécentes et réellement offensantes pour la majesté royale. La musique de cette Liparie est d'un autre surintendant, appelé M. Dauvergne. Je n'ai pas ouï dire s'il a heureusement rendu les vents de M. Vallier.
On dit que la comédie d'Eglé, du même poète, était quelque chose de plus terrible encore que les vents de Liparie, qu'elle a précédés. Cette comédie était ornée d'un ballet, et ce ballet était une dispute entre le Sentinient et l'Amour, immédiatement après le déluge. M. Vallier. aime les calamités physiques. Les premières bergères, au sortir de cette inondation, doivent décider la querelle. Les suivans du Sentiment dansent d'abord autour d'elles, mais si lentement et si nonchalamment, que les bergères se mettent à bâiller et à s'endormir. Les suivans de l'Amour et les Plaisirs arrivent, au contraire, sur un air gai; et voilà les bergères réveillées et décidées en leur faveur. Les. suivans du Sentiment veulent, se montrer encore, mais on les chasse. Si mademoiselle Guimard, qui est le principal suivant du Sentiment, ne savait où trouver gîte, je la recueillerais volontiers pour une nuit. Cet ingénieux ballet de l'amuseur Vallier m'a rappelé un
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certain acte d'opéra de ma connaissance, que l'auteur avait intitulé le Ballet de l'Ennui. On y voyait un pauvre officier d'infanterie, nouvellement réformé, faisant un beau monologue à l'aspect de sa bourse vide. Ce monologue est interrompu par un choeur de Créanciers qu'on entend et qu'on ne voit point. Une entrée de Regrets danse tristement autour de l'officier; cette cohorte est relevée par une entrée de Projets, qui danse trop vaguement pour empêcher l'irruption des créanciers : mais lorsque l'officier est aux abois, le théâtre changé ; on voit dans lé fond s'élever des châteaux en Espagne ; l'Espérance descend du ciel ; une. suite d'Expédiens dansent si affectueusement autour des créanciers, que ceux-ci quittent la partie après quoi l'officier d'infanterie prend possession des châteaux en Espagne. Cette excellente plaisanterie est de M. de Martange (1), aujourd'hui maréchal de camp, et qui serait, je crois, un peu plus propre que M. Vallier à remplir sa devise.
Le seul spectacle qui ait réussi, outre la tragédie d'Adélaïde, c'est la Fée Urgèle, fête théâtrale en quatre actes, autrement dit, Ce qui plaît aux Dames, conte de M. Guillaume Vadé de Femey, mis au théâtre et exécuté par les acteurs de la Comédie Italienne. Cette pièce, qui a eu un succès général, sera incessamment jouée à Paris. Le poëme est d'un anonyme, aidé et corrigé par M. Favart, lequel on dit aidé à son tour par M. l'abbé de Voisenon; car ce pauvre Favart ne peut rien faire qu'on ne lui donne son meilleur ami pour teinturier. S'il n'était question que de bons mots, j'y consentirais ; mais Favart à cent fois plus de talent qu'il n'en faut pour se tirer
(1) Nous avons donné des détails sur M. de Martange, tom. I, p. 459-60, à l'occasion d'une jolie épître de lui rapportée par Grimm.
414 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
d'une pièce comme la Fée Urgèle, ou Isabelle et Gertrude. La musique d'Urgèle est de M, Duni; j'en ai vu la partition; Cela est d'un style un peu vieux et faible, mais d'ailleurs plein de finesse, de charme, de grace et de vérité. C'est toujours, malgré sa faiblesse, l'homme chez lequel nos jeunes compositeurs devraient aller à l'école.
On devait donner à la Cour le Philosophe sans le savoir, comédie nouvelle, en prose et en cinq actes, de M. Sedaine, reçue depuis plusieurs mois par les Comédiens Français; et pour que la représentation devant Leurs Majestés pût être mieux exécutée, la pièce devait être jouée à Paris la veille.... Beaucoup de nos beaux-esprits qui, pour avoir obtenu quelques petits succès passagers sur le Théâtre Français, regardent M. Sedaine avec dédain comme un faiseur d'opéra comiques, ne feraient pas mal de le saluer avec plus de respect. Je fais plus de cas de son petit opéra, On ne s'avise jamais de tout, et de Rose et Colas, et surtout du Jardinier et son Seigneur, que de tout ce que nos grands faiseurs nous ont donné en comédies sur le Théâtre Français depuis quinze ans, sans excepter Nanine et l'Ecueil du Sage. Je ne connais pas M. Sedaine. Il est maître maçon, et je ne lui donnerais pas ma maison à bâtir, de peur qu'il ne songeât au plan d'une jolie pièce lorsqu'il faudrait songer au plan de mon appartement. Je ne connais pas sa comédie du Philosophe sans le savoir, mais je sais que cette pièce, au moment, d'être jouée, a été arrêtée par ordre de la police; et l'auteur n'ayant pu s'arranger avec le censeur, il est fort douteux aujourd'hui qu'elle paraisse jamais sur le théâtre. Un duel conseillé par un père a mis toute la police en alarmes ; on a craint sans doute que, le lende-
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main de la représentation, tous les enfans de famille ne demandassent l'aveu de leurs parens pour se couper la gorge. Cependant j'entends dire quelquefois qu'il règne une humeur si pacifique parmi la jeunesse de tous les ordres, qu'il ne serait pas peut-être hors de saison d'ordonner les duels avec autant de sévérité qu'on en a employé à les défendre dans le siècle précédent. Quoi qu'il en soit, il est évident que la police ne veut pour auteurs dramatiques que des faiseurs dé plats lieux communs qui s'accordent avec la mesquinerie de notre morale perpétuellement opposée aux moeurs d'une nation qui à de l'honneur et de l'élévation : tout poète qui a la force et le talent de crayonner le tableau des moeurs, doit être proscrit. Montrez-moi un père qui fasse une belle capucinade à son fils ; et vous serez sifflé peut-être, mais vous, aurez approbation et privilège ; mais montrer un père qui ne veut pas que son fils, après avoir fait une étourderie, commette aussi une lâcheté, et qui lui conseille au théâtre le seul parti que tout homme d'honneur voudrait que son fils prît dans le monde, s'il avait le malheur de se trouver en pareille circonstance, oh ! ce serait dû plus dangereux exemple. On voit bien que nous ne sommes pas dans le siècle des Corneille. Le cardinal de Richelieu n'aurait pas eu la peine aujourd'hui d'ameuter ses roquets beauxesprits contre le Cid; car si le bon Pierre était venu porter son Cid à M. Marin; censeur de la police, il l'aurait envoyé souper avec M. Sedaine... Voilà bien du chagrin, me direz-vous, pour la suppression d'une pièce. Il est vrai; mais qui peut calculer ce que le succès d'une pièce et la considération qui en résulte peuvent sur l'ame d'un poète ? Et si notre pédanterie ne nous coûtait qu'une bonne pièce, il y aurait encore de quoi s'affliger.
416 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
D'ailleurs, c'est l'esprit public qu'il faut considérer en toute occasion; il ordonne des grandes choses comme des petites; et lorsqu'il s'oppose toujours à toute énergie, à toute élévation, à toute vérité, il faut trembler, parce que Jésus-Christ a dit que c'est la fin du monde.
En attendant que M. Marin se décide définitivement sur la pièce de M. Sedaine, ou l'oblige de la gâter assez convenablement pour pouvoir être jouée, je le supplie de vouloir bien se faire donner par ses inspecteurs et exempts de police une solution aux questions suivantes : Savoir si Louis XIV a fait une loi bien sage en défendant les duels, ou si cette loi n'a pas été plutôt la sauve-garde du lâche, et une horrible et cruelle rigueur envers l'homme d'honneur ? Savoir, par conséquent, à quel point il convient de protéger et d'encourager la lâcheté dans une nation ?... Savoir si le législateur peut s'élever directement contre: les moeurs publiques et contre les préjugés conformes à ces moeurs, ou s'il ne faut pas s'y prendre tout autrement quand on veut réussir à détruire une opinion, à déraciner un préjugé ? Et dans le cas dont il s'agit, savoir si Louis XIV n'aurait pas mieux fait, sans défendre ni ordonner les duels, de statuer des peines infamantes et graves contre l'auteur de l'insulte, quel que fût le succès du duel .?... Savoir si celte loi de Louis XIV a réellement contribué à abolir les duels, ou si leur rareté actuelle n'est pas plutôt une suite de l'adoucissement général des moeurs de tous les peuples de l'Europe? Ces Messieurs voudront bien considérer à cet égard que le duel n'est pas défendu en Angleterre par la loi, et qu'il n'y est cependant pas plus commun aujourd'hui, qu'en France. La loi, en Angleterre, ne connaît que le meurtre qu'elle punit de mort, et l'homicide qui
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est l'action de celui qui tue un homme en duel. Dans ce dernier cas, la loi absout l'accusé s'il sait lire le caractère gothique.,.. Enfin, je voudrais que ces Messieurs examinassent pourquoi la valeur des Romains a fini avec les jeux des gladiateurs; s'il convient de régler une, grande nation comme un troupeau de, moines; s'il est bon de réformer tout abus sans distinction, ou si un législateur éclairé ne fait pas bien dé se souvenir du mot de Sénèque : Sic enim vitia virtutibus immixta sunt ut illas Secum tractura sint ? Ce qui veut dire qu'il est des vices et des vertus qui se tiennent si intimement, qu'en corrigeant les uns vous anéantissez les autres; principe qui n'est pas encore reconnu dans les couvens des capucins..... Lorsque ces Messieurs auront publié dans l'Avant- Coureur leur réponse à mes petites questions, je leur en fournirai d'autres.
M. Harny a fait imprimer sa petite pièce du Petitmaitre en Province. On voit, par la préface, que cette pièce a été faite pour le Théâtre Français, et qu'ensuite l'auteur y a ajouté ce qu'on appelle en France des ariettes, pour en faire un opéra comique. Je crains que M. Harny ne soit un petit fat à qui son petit succès a tourné la tête, et je puis l'assurer qu'il n'y a pas de quoi; car malgré un peu de facilité, malgré ses tirades toujours hors du véritable dialogue de la scène, je n'ai pu découvrir en lui aucun talent pour le théâtre. Il se plaint beaucoup des Comédiens Français, et il ne tient pas à lui de nous persuader que, par le peu d'accueil qu'ils font aux auteurs, ils nous privent d'une succession de Molières. J'ai cherché M. Harny parmi les collatéraux les plus éloignés de cette tige, et n'ai, jamais pu le trouver.
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Je me déclarerai pour lui contre les Comédiens, des qu'il m'aura apporté une bonne pièce, outre les siennes, qui n'ait pas été jouée, même une médiocre que les Comédiens n'aient pas tenté de, faire ; réussir. M. Cailhava d'Estandoux a joui plus modestement de son succès; il n'a point fait de préface à sa pièc, et son Egître dédicatoire à madame la marquise de Villeroy respire l'humilité d'un grand homme.
Paris , 15 novembre 1765.
Il paraît que les premières nouvelles des insultes faites à M. Rousseau dans le village de Motiers-Travers ont été fort exagérées, et que la conformité de son sort avec celui de saint Etienne, premier martyr, n'est pas bien constatée (1). Si l'on peut se fier aux perquisitions ordonnées par la justice, tout se réduit à quelques, cailloux jetés dans les fenêtres de M. Rousseau, par des ivrognes que le. hasard avait rassemblés à, sa porte sans aucun dessein. Avec une imagination ardente, il est aisé de transformer de petits, cailloux en une, grêle de grosses pierres, et deux ou trois ivrognes, en, une, troupe d'assassins. Le pauvre Jean-Jacques était d'ailleurs trop mal à Motiers-Travers pour y rester davantage. Quand il n'aurait eu d'autre pénitence que d'assister trois ans de suite aux sermons de son pasteur Montmollin, comme il faisait régulièrement, c'était bien faire son enfer en ce monde. Il paraît que l'ennui résultant inévitablement de la continuité de ces devoirs, et l'impossibilité de le cacher à la longue, et de donner sans, aucun relâchement, des marques d'estime et d'égards à un sot à qui l'on a affaire tous les jours, ont occasioné le premier refroidissement entre M. Rousseau
(1) Voir précédemment, pages. 392-93 et note.
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et son sot pasteur, et que le mécontentement de M. de Montmollin couvait depuis long-temps sous cendres , lorsque les Lettres de la Montagne l'ont fait éclater. On trouve le détail de toutes ces tracasseries dans une Lettre de Goa, écrite par un partisan de M. Rousseau, appelé M. Du Peyrou, un des plus riches citoyens de Neufchâtel. Cette Lettre, ennuyeusement et pesamment écrite, a été réimprimée avec une réfutation de ce libellé, par le professeur
professeur Montmollin (1). M. Du Peyrou est triste et lourd, au lieu que M. de Montmollin est divertissant à force d'être bête et plat: il écrit d'ailleurs un français délicieux, c'est ma foi le Trublet de Neufchâtel, Si j'avais un parallèle à faire, je dirais que celui-ci est plus finement, et M. de Montmollin plus naïvement sot. II convient s'être sincèrement réjoui d'admettre M. Rousseau, dont la célébrité faisait tant de bruit., à la Sainte Table en 1762 , quoique plusieurs de ses, confrères; regardassent cette admission comme un trop-fait de la part de M. de Montmollin. « Je vous avoue, ajoute-t-il dans, un moment d'effusion , qu'indépendamment du plaisir que j'en ressentais pour le salut de M. Rousseau, mon amour-propre était flatté de cet événement, que je regardais comme un des plus glorieux de ma vie..» Ses griefs contre M. Rousseau ne l'empêchent pas de rendre justice à ses bonnes qualités. Il dit " qu'il s'est fait aimer d'abord par son affabilité et par son silence; et que quoiqu'il ne soit pas riche, ni près de là, il s'élargit beaucoup sans éclat le jour qu'il communia. » La première fois que M. de Montmollin voudra faire l'éloge d'une dame charitable, je lui conseille
conseille prendre garde a ses termes. Enfin, dans ces der(1)
der(1) à M***, relative a J.-J. Rousseau, à Goa, 1765, avec la refu. tation de ce libelle,par le professeur de Montmollin; 1765, in-8°.
420 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
niers temps, il y eut une négociation entamée entre M. de Montmollin et son pénitent, pour détourner l'orage dont il était menacé. Le pasteur propose divers expédiens à M. Rousseau (je parle toujours son langage), entre autres, qu'il voulût bien promettre qu'il ne communierait pas aux fêtes de Pâques, tant pour l'édification que pour son propre bien. M. Rousseau hésite quelques momens sur sa réponse. Enfin il dit : Si vous me garantissez pour les fêtes suivantes, je pourrai bien me rendre à vos raisons. Le sage Montmollin ne veut pas garantir la communion à M. Rousseau pour les fêtes suivantes ; et voilà la négociation rompue.
Le dénouement de toute cette tracasserie n'est pas aussi gai que ces détails. M, Rousseau, excédé de la charité active de son pasteur, a pris occasion du tumulte des ivrognes devant sa maison, ou en a été réellement assez effrayé pour se retirer du village de Motiers-Travers, dans une petite île du canton de Berne. Leurs Excellences de Berne, malgré J'assurance contraire que nous avait donnée ici un de leurs membres, n'ont pas voulu souffrir le malheureux Jean-Jacques sur leur territoire, et l'ont fait prier d'en sortir. On prétend qu'il leur a écrit pour les supplier de le mettre en prison jusqu'au printemps prochain, s'offrant de pourvoir à sa subsistance, de n'être à charge à personne, de ne recevoir et de n'écrire des lettres, qu'avec l'agrément de ceux qui le garderaient, ne se réservant, au surplus, que la promenade d'un petit jardin dans le lieu où l'on voudrait l'enfermer, et promettant de quitter le pays au retour de la belle saison. La réponse à cette déplorable requête a été un nouvel ordre de se retirer, et l'on dit qu'en conséquence M. Rousseau a pris la route de Berlin pour se rendre auprès de mi-
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lord Maréchal, d'où il compte, au printemps prochain, passer en Angleterre. Je ne suis pas de l'avis de ceux qui croient M. Rousseau dédommagé, de tous ses malheurs par la célébrité qui y est attachée, et je pense que depuis qu'il a quitté l'asile de Montmorenci, il est un des plus malheureux hommes de la terre. On le dit actuellement malade dans un village d'Alsace.
Il faut dire un mot d'une querelle un peu plus gaie, qui s'est élevée à Genève sur les miracles, et dont j'étais très-mal instruit quand j'ai eu l'honneur de vous dire que le bon patriarche de Ferney n'y avait point de part. C'est au contraire lui qui a fait et fait encore tous les frais de cette dispute, et ce sont quelques originaux de Genève, qui en paient les dépens. Je ne crois pas qu'il ait rien fait de plus fou et de plus gai depuis Candide, de plaisante mémoire, et sans excepter les facéties Pompignanes. Il faut donner ici un précis historique de cette dispute, qui est encore plus piquante quand on connaît l'intérieur de Genève.
M. Claparède, pasteur de Genève et homme d'esprit, s'avise, je ne sais à l'instigation de quel mauvais esprit, de publier une défense des miracles de l'ancien et du Nouveau-Testament contre les attaques de M. Rousseau (1) Aussitôt il se trouve à Ferney un proposant, c'est-à-dire un jeune étudiant en théologie, qui se destine an ministère du saint Evangile, lequel prend la liberté de proposer à M. le professeur Claparède quelques, questions sur les miracles (2). Ce n'est pas que lui, propo(1)
propo(1) sur la troisième des Lettres écrites de la montagne, ou Con sidérations sur les miracles ; 1765, in-8°.
( 2) Questions sur les miracles à M le professeur Cl..,,, par un proposant,
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sant, ne soit un très-bon croyant; mais il est quelquefois exposé à entendre les discours des incrédules. Il s'adresse avec humilité à son maître pour lui demander des armes contre eux. Au fond , il ne fait guère que rabâcher ce que le Caloyer et d'autres gens de sa clique nous ont dit plus d'une fois.... M. Claparède n'était pas assez sot pour répondre aux questions du proposant; mais ne voilà-t-il pas un certain M. Needham qui se trouve en passant à Genève, avec un neveu de l'archevêque de Narbonne, dont il est gouverneur, et qui se fourré, pour son malheur, dans cette dispute (1). Ce M. Needham est Irlandais, soi-disant Anglais. M. le proposant dit qu'il est Anglais, comme Arlequin est Italien. Il prétend aussi que M. Néedham a été Jésuite, et qu'il sait faire des anguilles avec de la farine : ce qui est vrai, c'est que M. Needham a fait anciennement des observations microscopiques avec M. de Buffon. Il s'est cru assez-fort pour répondre aux questions du docte proposant sur les miracles, et assez plaisant pour parodier la troisième lettre dudit proposant, toujours sur les miracles. M. Needham, que le proposant appelle aussi le Jésuite des Anguilles, devait se souvenir que ce n'est pas tout d'être lourd et ennuyeux, qu'il faut encore être poli. C'est Ce qu'il oublia : il nomma, dans un de ses doctes écrits, très-impoliment et très-indiscrètement M. de Voltaire; et voilà mon proposant en campagne contre M. Needham,
in- 8°. On vit paraître ensuite Autres questions d'un proposant, puis Troisième lettre d'un proposant, etc., etc., et des Réponse, Parodie, etc., etc.
(1) Questions sur les miracles à M. Claparède, professeur de théologie à Genève, par un proposant, ou extrait de diverses lettres de M. de Voltaire, avec des réponses, par M. Needham, de la Société royale des Sciences, etc., 1765; réimprimées en 1769; in-8°.
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mettant en pièces ses miracles, ses anguilles et ses réponses.
réponses.
Il y a déjà quatorze lettres de publiées sur cette querelle, les unes plus plaisantes que les autres, et il y en aura peut-être encore autant (1), car de diable de proposant trouvera le secret d'y mêler à la longue toute la terre. Voici quelques-uns des acteurs qui ont paru jusqu'à présent: 1° Un certain capitaine allemand, appelé M. le comte. riche, honnête homme, et ne croyant: pas aux miracles;, lequel voyant qu'on ne se presse pas, à Genève, de donner au jeune proposant une cure, lui offre une place de déiste dans sa maison, avec cent écus patagons de gages; 2° madame la comtesse son épouse, qui, étant dévote, et croyant, aux miracles, exige du proposant,, lorsqu'il est installé; de lui transporter une montagne. Cette montagne ôtait une très-belle vue à la maison de campagne de madame là comtesse. La douzième lettre, qui rend compte à M. Covelle du succès de ce miracle, est une des plus folles. 3° Ce M. Covelle se trouve dans cette dispute sans sa faute; il n'a pas écrit comme M. Needham, mais il y a à Ferney des gens qui écrivent pour lui. C'est que M. Covelle, citoyen de Genève, et horloger très-réellement existant, eut, l'année dernière, une aventure qui eut un grand succès à Ferney. Ayant eu le plaisir de faire un enfant à mademoiselle : Ferbot, sa concitoyenne, il fut cité au consistoire , pour rendre compte du bâtard résultant de ce plaisirs M. Covelle se présente devant le vénérable consistoire avec une noble assurance. On lui propose de se mettre à genoux, M. Covelle demande pourquoi. On lui dit que, c'est pour s'humilier devant Dieu. Volontiers, Messieurs, si vous voulez
(1) Voltaire en publia vingt, recueillies dans ses OEuvres.
424 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
vous humilier avec moi, car cela est toujours de saison. « Messieurs du consistoire insistent pour que le pénitent se mette seul à genoux. M. Covelle se fâche, et leur dit : Messieurs, voilà comme vous nous! avez toujours traités depuis Louis-le-Débonnaire; mais ce sera jusqu'à Jean Covelle exclusivement, s'il vous plaît. » Il dit, et quitte le consistoire, et plaide contre lui, et prouve qu'un citoyen n'est pas obligé de se mettre; à genoux devant une assemblée de prêtres, pour avoir fait un enfant; et , qui pis est, M. Covelle gagne son procès.. Le bruit de son héroïque résistance à la tyrannie des prêtres ayant retenti à Ferney, M. Covelle est invité d'y venir passer une journée. Lorsqu'il arrive, on ouvre les deux battans , on sonne le tocsin du château, on le reçoit avec tous, les honneurs dus à son courage, on tire un feu d'artifice, on lui donne une fête dans les formes; de sa vie M. Covelle n'avait reçu tant dé distinctions: voilà aussi ce qui lui a valu l'honneur de jouer un rôle dans l'affaire des miracles, et ce qu'il faut savoir quand on veut lire ces Lettres avec un peu d'édification. J'ai dit qu'il y en avait jusqu'à présent quatorze. On les a brûlées à Genève. Je crois qu'elles sont excessivement rares, et qu'on n'en a imprimé que très-peu d'exemplaires. Malgré tous les soins que je me suis donnés, je n'ai pu encore les avoir. La quatorzième est écrite à M. Covelle par un certain M. Beaudinet, citoyen de Neufchâtel, qui lui rend compte de ce qui s'est passé à Motiers-Travers, au sujet de M. Rousseau, Les miracles reviennent toujours. M. Beaudinet prétend qu'un certain comte de Neufchâtel en a fait un assez remarquable en résistant pendant sept années de suite à toutes les forces de l'Europe, et que, si après cela il prenait fantaisie audit comte d'envoyer
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des démons dans un troupeau de cochons, et de les noyer, lui, M. Beaudinet, ne l'en estimerait pas davantage.
Il a paru dans le cours de cet été, pendant l'assemblée du clergé, un Mémoire pour les curés à portion congrue, écrit par M. Le Clerc, avocat au bailliage de Caen, et signé par soixante-trois curés de Normandie. Il vient aussi de paraître un Mémoire pour les curés du diocèse de Chartres, sur la modicité de leurs bénéfices , et sur l'insuffisance des portions congrues, écrit par M. Janvier de Flainville, avocat au parlement et au bailliage de Chartres, et signé par un très-grand nombre de curés de ce diocèse. Le revenu annuel d'un curé à portion congrue est de. trois cents livres, c'est-à-dire quêtons ceux qui ne sont pas gros décimateurs, et c'est le plus grand nombre, meurent de faim, tandis que des fainéans d'abbés possèdent des bénéfices simples de quarante et cinquante mille livres de rente, dont ils ne font pas toujours l'usage le plus édifiant. Mais, en cela comme en autre chose, ceux qui ont eu le pouvoir et le crédit en main ont tout arrangé pour le mieux, c'est-à-dire par rapport à eux. On inventa anciennement les bénéfices simples ou sans charge d'ames, en faveur de ceux qui étaient envoyés en conversion, ou pour autres intérêts de la religion, parce que leur mission empêchait leur résidence. Vous voyez ce que Cela est devenu avec le temps. Les gros bénéficiers ont tout, et ne convertissent plus personne, et les seuls prêtres utiles dans l'ordre de la religion sont privés même du nécessaire. On s'était persuadé que la dernière assemblée du clergé s'occuperait de cet objet, et fixerait la portion congrue à six cents
426 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
livres; mais ces messieurs ont été trop occupés de la prééminence de la puissance spirituelle sur la puissance temporelle, pour pouvoir songer aux intérêts du clergé subalterne : ce sera pour une autre fois. J'ai d'ailleurs ouï dire à un respectable prélat de cette assemblée, qu'il en était des curés comme des paysans, qui ne valaient qu'autant qu'ils étaient vexés et écrasés par les impôts. Je pense que Sa Grandeur, tout bon évêque diocésain qu'elle est avec quarante mille écus de rente, serait encore meilleur pacha à trois queues.
On vend furtivement les actes de cette assemblée, publiés peu de jours avant sa séparation, et supprimés par arrêt de la cour du parlement. Ces actes contiennent une condamnation de l'Encyclopédie, du livre de l'Esprit, d'Emile, du Contrat Social, et d'autres ouvrages que peu de nos saints prélats sont en état d'entendre ; ensuite une déclaration sur la Bulle Unigenitus et sur la doctrine des deux puissances. Je n'ai rien à ajouter à ce que M. l'archevêque de Novogorod-la-Grande a dit à ce sujet dans son pieux Mandement (1), malheureusement trop peu connu pour l'édification publique. Je laissé aux critiques des siècles à venir à examiner comment ceux qui tenaient tout de la libéralité du prince et des peuples, pouvaient leur soutenir, sans les fâcher, qu'ils avaient tout par la grâce de Dieu.
Lorsque après l'assassinat juridique de Jean Calas, sa malheureuse veuve fut mise hors de cour et de procès par le parlement de Toulouse, la première douceur qu'elle éprouva dans la retraite où elle pleurait des malheurs
(1) Voir page109, note 1.
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sans exemple, ce fut de se voir enlever ses deux filles par la maréchaussée au milieu de la nuit. Elles furent mises par lettres de cachet dans deux couvens différens de Toulouse, pour y être converties à la religion catholique. Tandis que l'aînée éprouva les traitemens les plus durs et les plus rigoureux, la cadette eut le bonheur de trouver dans son . couvent des ames plus sensibles, bientôt elle en fit la conquête; et depuis que les lettres de cachet ont été révoquées, et les filles rendues à la mère , la cadette a toujours entretenu une correspondance d'amitié avec une des religieuses du couvent qui lui a servi de prison. Vous ne serez pas fâché peut-être de lire une de ces lettres : elle n'est pas propre à réconcilier avec une religion qui porte les âmes féroces à haïr et à poursuivre jusqu'à la mort ceux qui pensent autrement, et qui tourmente les ames tendres, et les tient dans des angoisses cruelles sur le sort des personnes qui ne sont pas de leur croyance, et qu'elles ne peuvent s'empêcher d'aimer. Le frère dont il est question dans cette lettre est Louis Calas, qui s'est fait catholique avant la catastrophe, et qui en est dans le fait la principale cause. Le clergé vient de lui obtenir une gratification de mille écus pour l'empêcher de se repentir de s'a conversion.
A mademoiselle Manette Calas.
De notre monastère de Toulouse , ce 29 septembre.
j- Vive Jésus !
Votre lettre, ma petite amie, m'a comblée de joie. J'étais au moment de vous écrire pour soulager l'affliction dont mon coeur était pénétré. au risque d'y mettre le comble par votre réponse. Je m'informais de vos nouvelles à ceux
428 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
que j'en croyais instruits, et l'on m'assura que vous étiez si fort dans les bonnes graces de l'ambassadeur d'Angleterre, que je m'attendais à tout moment d'apprendre un grand mariage dans ce royaume. Je ne vous cache pas que la mort me serait plus douce; et que j'en prendrais
des regrets jusqu'à mon dernier soupir Vous direz
sans doute : qu'est-ce que cela fait ? Je suis aussi ferme en. France qu'en Angleterre. Ma chère Nanette, l'espérance est la dernière chose qui meurt en nous : tout le temps que vous ne serez pas liée, je pourrai espérer que vous le serez un jour avec quelqu'un qui vous mènera au point que je désire. Grand Dieu, serait-il possible que de si rares vertus et des qualités uniques dont le ciel vous a comblée ne pussent vous servir que pour celle vie! Il faudra que le ciel soit d'airain, si nous n'en arrachons ce que nous désirons. N'y mettez pas obstacle, ma chère petite. Conservez l'intégrité de moeurs qui vous est si naturelle. Ne perdez pas,.par la séduction du monde, les heureuses dispositions de votre caractère. Où trouver un coeur comme le vôtre? Il est inimaginable que vous conserviez le souvenir de ce qui est si loin de vous, avec; cette tendresse, ces attentions, ce désir de nous être utile. Il est vrai que vous me devez quelque chose pour les sentimens de mon coeur, qui vous est dévoué bien plus que je ne puis l'exprimer.
Je ne suis point en retraite. Je la commencerai le 1 du mois prochain jusqu'au 20. J'ai une grâce à vous demander, ne me la refusez pas. Durant ces dix jours, dites à Dieu : « Seigneur, exaucez-la, s'il est utile à mon;, salut. » Je ne vous demande, mon cher coeur, rien de plus, ainsi que toute notre Communauté, qui est transportée de vos lettres. Pas une ne vous oubliera, et toutes à l'envi.
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vous font mille tendres complimens; notre soeur de Heunaud, Vialet, etc.
Je ferai vos complimens à toutes vos connaissances. Notre supérieure grillerait de vous voir, sur tout ce que nous lui disons de vous. Elle vous remercie, et vous assure de son amitiés le vous prie d'assurer de la. mienne la chère maman et la chère soeur. Je suis bien sensible à leur souvenir.
Vous ne vous êtes point aperçue du vide que vous laissez dans votre lettre, mais mon coeur le sent. Vous ne me dites pas un mot de vous, rien de votre santé, ni de vos plaisirs, ni de vos peines. Comment me traitez-vous, ma chère petite amie ? croyez-vous que je n'ai pas un coeur comme vous? Ah ! si vous le voyiez ce coeur, vous vous y trouveriez bien empreinte.
Je recevrai avec grand plaisir l'estampe dont vous me parlez. J'y verrai ma chère petite en figure, si je ne puis la voir en réalité : pourvu qu'il n'y ail point de nudités. Je prends grande part au nouveau bienfait du roi en faveur de M. votre frère Louis. Oserais-je vous demander s'il se soutient dans la catholicité? Je crains la réponse; mais je suis persuadée que de quelque façon qu'il en soit, c'est à votre bon coeur qu'il doit cette gratification, malgré Je vous reconnais à ce trait. Vous aurez employé
vos protections en sa faveur. Vous voilà tout au long, je vous connais jusqu'au fond.
N'oubliez pas que Dieu ne vous a donné un coeur que pour lui. Adieu, ma très-chère petite amie, que j'aime très-tendrement. Je suis et serai toujours toute à vous.
Signé, soeur ANNE-JULIE FRAISSE, de la Visitation de Sainte-Marie. Dieu soit béni !
430 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
Notre soeur de Heunaud se fâche de ce que je ne vous dis pas qu'elle vous aime de tout son coeur.
J'aime bien de tout mon coeur cette tendre et aimable soeur Julie de la Visitation de, Sainte-Marie de Toulouse, et je suis, fâché de lui dire qu'il n'est pas dans la nature humaine que sa chère petite Nanette se convertisse à la religion du capitoul David, quoiqu'il soit devenu fou depuis le jugement souverain, et actuellement enfermé comme tel, ni à la croyance des sept conseillers fanatiques qui ont fait périr son père sur un échafaud. Que soeur Julie prenne donc son parti, et tâche de calmer son tendre coeur sur le salut de son amie, cl que le ciel accorde à sa chère petite, ainsi qu'à sa soeur aînée, un époux bon hérétique, honnête, sensible, tendre, digne, en un mol, de posséder un coeur tel que le sien ! La souscription pour l'estampe aurait pu servir de moyen au public de doter ces deux orphelines dont la tutelle lui appartient, mais d'autres fanatiques y ont mis obstacle. Telle qu'elle sera, elle pourra du moins contribuer à remplir en partie cet objet, et être un monument d'humanité et de bienfaisance bien honorable pour la nation. M. le duc de Choiseul vient de faire souscrire cent louis d'or pour deux estampes et madame la duchesse d'Enville en a souscrit cinquante pour un exemplaire.
On a représenté, le 5 de ce mois, devant Leurs Majestés, à Fontainebleau, l'Orpheline léguée, comédie en vers libres et en trois actes, par M. Saurin. de l'Académie Française; et le lendemain celte pièce a été jouée à Paris sur le théâtre de la Comédie Française.... L'Orpheline léguée n'a point réussi à Paris. et son succès à la Cour n'a
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pas, été bien brillant. En retranchant les choses, qui ont le plus choqué, on lui a procuré quelques faibles l'èprésentations. On ne peut nier que ce ne soit l'ouvrage d'un homme d'esprit. Un style assez facile, quelques tirades bien faites , quelques, détails heureux, quelques traits comiques en font foi; mais le naturel, le talent, la force comique manquent partout; La pièce est singulièrement vide d'idées et d'action, et dépourvue de ressources.; on est à tout moment tenté de demander, avec l'abbé Terrasson, qu'est-ce que cela prouve ? Même en supposant le plan supérieurement exécuté, l'on n'en saurait rien car, cela n'a aucun, but. Je crois cependant que si l'auteur n'avait eu que l'ambition, d'en faire une petite pièce en un acte, elle aurait pu avoir beaucoup de succès, à cause du dénouement,, qui est bien dans nos conventions théâtrales;, et ménagé avec art.;.. Je suis bien fâché, de traiter , M. Saurin avec cette sévérité; après avoir dit beaucoup de mal de sa pièce, je dirai beaucoup, de bien de sa personne. C'est un très-honnêté homme, un peu de sapin, mais plein, de sens, et doué d'un esprit et d'un coeur également droits. Il a épousé, il y a quelques années , une assez jolie femme, qu'on dit fort touchée de cette chutes C'est un vilain métier que celui d'un faiseur de feuilles. Sans l'obligation qu'il m'impose de dire impitoyablement la vérité, j'aurais vu l'Orpheline léguée, j'en aurais été fâché, et puis je n'y aurais plus pensé. C'est ce que je conseille à M. Saurin. A sa place, je renoncerais entièrement à la carrière dramatique: pour la courir avec quelque avantage, il faut être possédé d'un démon qui ne l'a, je crois, tourmente de sa vie.
Préville a joué le rôle du Philosophe anglomane, mal à mon sens. Quoique ce rôle ne soit pas bon, je crois
430 . CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
qu'Aufresne en aurait fait quelque chose ; mais Aufresne n'existe plus pour nous. On dit qu'il a exigé des conditions qu'il n'était pas possible de lui accorder, du moins la première année; et se refusant à toute espèce d'accommodement, il a pris la route de La Haye. S'il est juste d'encourager les talens, il ne faut pas que les récompenses qu'on leur accorde deviennent un sujet de dégoût pour les autres. Je tenais moins à cet acteur à cause de ses talens, que par le bien que j'étais sûr que sa présence ferait à la longue au jeu de ses-camarades; je désirais encore beaucoup en lui, mais j'étais convaincu qu'il ramènerait surtout le jeu de la tragédie au ton de la vérité et de la nature qu'on a trop perdu de vue dépuis quelque temps. Au reste, je ne désespère pas de révoir bientôt M. Aufresne. On dit qu'il a de la vanité; ainsi il lui faut, outre de l'argent qu'il trouvera partout, une monnaie qui ne se trouve qu'à Paris, c'est la vivacité des applaudissemens : dans une ville où il y a huit cent mille âmes de rassemblées; cette monnaie circule avec une vitesse qui en double et triple le prix en moins de rien : Monsieur Aufresne, je; me flatte que, vous; vous ennuierez bientôt de ne pas tâter de cette monnaie-là.
Vous croyez bien qu'on a dit que M. Saurin a oublié une syllabe dans le titre de sa pièce, et qu'elle doit s'appeler l'Ophelie relégué ; car; dieu merci, en fait de pointes; il n'est pas possible!de nous le disputer, et je défie qu'on én invente,qui n'ait été dite à Paris lorsque l'occasion s'en est présentée. Il a aussi couru une mauvaise épigramme que voici, contre cette pauvre Orpheline :
Dans une froide comédie ,
Le dur Saurin dit qu'un cheval
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Veut parlera quelqu'un : expression hardie ! Langue nouvelle, et qui ne va pas mal A l'auteur qui jouit du bonheur sans égal
D'entendre quelquefois parler l'Académie.
La clôture des spectacles de Fontainebleau,s'est faite le 9, par un acte d'opéra intitulé Frosine; la musique de M. Le Berton, les paroles de M. de Moncrif, de l'Académie Française, lecteur de la reine. Ce spectacle à eu du succès. Jéliote y a pris congé du théâtre de la cour, et a reçu de grands applaudissemens. Le poëme n'est qu'une copie du Sylphe , opéra de M. de Moncrif, autrefois célèbre; C'est bien peu de chose ; mais enfin M. de Moncrif à quatre-vingt-dix ans au moins, et il est beau à cet âge-là d'être dans le mondé sans aucune infirmité, de souper à fond tous les soirs en bonne compagnie, et de faire encore des actes d?opéra, même mauvais (1). Ce poète presque centenaire a fait de mauvais ouvrages, à la bonne heure ; mais il a fait quelques chansons et quelques, romances d'un goût si exquis, qu'il-faut lui accorder une des premières places parmi ceux qui se sont exercés dans ce genre.
Deux jours auparavant on avait représenté Thésée-, tragédie lyrique de Quinault, remise en musique par M. Mondonville. Si un ange était descendu du ciel avec une nouvelle musique de Thésée, il serait tombé, à cause d'un reste de vénération agonisante pour lé révérend père Lulli; il y a vingt ans que cet ange eût été brûlé vif avec sa partition, comme sacrilège, devant la grande porte de l'Académie royale dé Musique. Le pauvre Mondonville,
(1) Louis XV disait un jour à Moncrif : Comment? on vous donne 90ans! — Oui sire., répondit-il mais Je ne les prends pas,
TOM. iv.
434 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
avec sa petite musique de guinguette, est donc bien heureux d'avoir jusque son essai dans un temps où tout tend à la tolérance; il est tombé tout platement, sans émouvoir la bile des défenseurs du goût antique. On donnera dans peu, sur le théâtre de Paris, l'opéra de Thésée, du vieux Lulli, et l'on se contentera de rajeunir seulement les airs de danse, sans touchera celle sacrée psalmodie dont nos aïeux nous ont transmis l'habitude de nous extasier.
On imprime à Genève trois nouveaux volumes dé mélanges à ajouter aux oeuvres de M. de Voltaire. Ces trois volumes entreront difficilement ici, où la vigilance de la police augmente de plus en plus. La plus grande partie des morceaux qui composent ces nouveaux volumes sont connus, sans compter le Traité de la Tolérance et la Philosophie de l'Histoire, qui en font la principale partie. Il n'y a guère que le troisième de ces volumes qui contienne des morceaux non connus. C'est de la philosophie un peu superficielle et légère, mais toujours agréable à lire; c'est du rabâchage, mais le rabâchage du plus bel esprit de l'Europe, qui a toujours dé là grâce et le langage de la raison lors même qu'il se trompe.
M. Le Kiain, acteur dé là Comédie Française, vient de faire imprimer la tragédie d'Adélaïde Du Guesclin avec la permission de M. de Voltaire. On trouve a la tête un petit précis des raisons qui ont occasioné la chute de cette pièce dans sa nouveauté, et ces raisons sont loutà fait édifiantes (I). Ce qui né l'est pas tant; c'est que
(I) Cette préface est celle qui;est demeurée en tête de la pièce, et dans
Ier DECEMBRE 1765.; 435
cette édition n'est pas fort soignée. Je crois qu'on trouvera cette tragédie dans un des trois nouveaux volumes;, imprimée avec plus de soin et d'exactitude.
DECEMBRE.
, Paris, 1er décembre 1765
M. L'ABBÉ MORELLET, après nous avoir fait attendre long-temps, vient enfin de publier sa traduction du livre Des Délits et des -Peines. Cette traduction mérite plus d'un reproche. Premièrement, elle à été imprimée avec si peu de soin, qu'on est arrêté à tout moment par les contre-sens les plus grossiers ; chaque page fourmille de fautes, en sorte qu on est obligé sans cesse de recourir à un énorme errata qui se Trouve à la tête du livre. Cette négligence rebute de la lecture de l'ouvrage le plus intéressant qui ait paru depuis fort long-temps, et qui méritait le plus d'être sôigné. En second lieu, on a affecté d'imprimer cette traduction dans un goût gothique , soit pour dérouter les ephémis de la philosophie, soit pour d'autres raisons moins essentielles. Cette plaisanterie rendant la lecture pénible aux yeux qui n'y sont pas faits, a déplu à beaucoup de monde ; elle me conviendrait assez si le livre n'était pas d'ailleurs défiguré. Mais ce qui me le rend insupportable, ce qui est d'une témérité inouïe, ce qui ne peut Venir que dans la tête d'un bel esprit fran
laquelle Voltaire cite si à propos le mot de l'avocat italien aux juges qui lu; avaient fait perdre un jour et gagne un autre un procès sur une même ques.tion : e sempre bene. '
436 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
çais, c'est que le traducteur, pour jouer un rôle important dans tout ceci, a prétendu que M. Beccaria ne savait pas ordonner ses idées, et qu'il avait besoin de lui, abbé Morellet, pour l'ordre dans lequel il fallait les présenter. En conséquence de cette hypothèse, il a non-seulement changé l'ordre et la succession des chapitres, mais il s'est permis de bouleverser toute la contexture de l'ouvrage, d'ôter des passages d'un chapitre pour les transporter dans un autre.... Cette témérité n'est en vérité pas d'un homme d'esprit ; elle serait risible, si l'importance du livre ne la rendait impertinente et répréhensible. Comment a-t-on la confiance de se flatter qu'on ordonnera les idées d'un esprit juste, profond, lumineux, d'un homme tel que M. Beccaria, mieux que lui, parce qu'on sait les translater de l'italien en français? Quelle étrange présomption, et quelle folie de croire qu'il n'y a qu'en France où l'on ait le secret de mettre de l'ordre dans ses idées, comme si tout bon esprit n'avait pas sa marche, son ordre, sa méthode' L'opération de M. l'abbé Morellet n'augmentera pas mon goût pour l'art de celte méthode universelle qui apprend la science de faire un livre, ni mon respect pour ses prétentions orgueilleuses. Le jour qu'on érigera le métier de faiseur de livres en communauté, et que nos fabricans littéraires se seront fait passer maîtres , comme les maîtres fabricans de bas et de bonnets , M. l'abbé Morellet peut compter sur ma voix pour être Syndic de la communauté, maître carreleur et inspecteur général, avec droit d'examiner tout livre nouveau, de le toiser, décarreler, recarreler souder, plomber, etc. ; mais jusqu'à ce que lettres-patentes lui soient expédiées, je croirai en ma conscience qu'il à cruellement gâté le livre de M. Beccaria, et qu'en vassal téméraire et
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déloyal, il s'est rendu coupable de: félonie envers son seigneur suzerain.... Il faut avoir la tête étroite comme une ruelle, pour tomber dans une tentation de cette espèce. Si l'on s'était avisé de faire cette petite opération au livre de l'Esprit des Lois, elle aurait causé, avec raison, un soulèvement général. Cependant cet essai eûtété bien moins déplacé;sur l'ouvrage d'un génie brillant et plein de fougue, tel que le président de Montesquieu, et dont le tissu n'est souvent lié que par des fils impers ceptibles. Mais un, esprit sage, délicat et d'une marche paisible, comme notre philosophe milanais, monsieur , l'abbé, de par les bancs de la Sorbonne et le Dieu vivant que vous y avez si souvent et si méthodiquement démontré, je vous jure qu'il n'avait pas besoin de vos lisières , et qu'il vous saura mauvais gré de lui en avoir mis malgré lui(1).
J'ai lu le livre Des Délits et des Peines avec le plus! grand plaisir, en italien; et si l'on passe à l'auteur un langage quelquefois trop géométrique, je né vois point de reproches à lui faire; aussi j'ai été surpris d'entendre, dire aux personnes qui venaient d?en lirela traduction,
(1) La meilleure édition de la traduction, de M, Morellet., du Traité des Délits et des Peines, est celle de 1797, in-8; elle est accompagnée d'une correspondance de l'auteur avec le traducteur, de notés de Diderot, et suivie d'une Théorie des Lois pénales, par Jérémie Béntham, traduite de l'anglais par M.- Saint-Aubin. «, Je vous remercie de tout mon coeur, dit Beçcaria à l'abbé Morellet, du présent que vous m'ayez fait de votre traduction, et de votre attention à satisfaire l'empressement que j'avais de la lire. Je l'ai lue avec un plaisir que je ne puis vous exprimer, et j'ai trouvé que vous avez embelli l'original. Je vous proteste avec la plus, grande sincérité que l'ordre que vous y avez suivi me paraît à moi-même-plus naturel et préférable au mien, et que je suis fâché que la nouvelle édition italienne soit près d'être achevée, parce que je m'y, serais entièrement ou presque entièrement 1 conformé à votre, plan. » (B;),
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que cette lecture avait ses difficultés, que ce n'était pas un ouvrage à lire de suite, qu'il y avait beaucoup do choses louches et inintelligibles. On a raison ; mais c'est moins l'original que la traduction qui a ces défauts. Le traducteur l'a si habilement dépecé, qu'il, en est résulté un ouvrage de marqueterie, où il n'y a plus ni proportion ni harmonie.... Sa maladresse est souvent singulière. M. Beccaria sait toucher à certaines matières délicates avec une finesse et une légèreté infinies; son grand art est de faire résonner certaines cordes sans paraître y avoir porté les doigts. Par exemple, dans le huitième chapitre, où il traitait de la division des délits, il avait trouvé moyen de dire un mot, en passant, du crime de lèse-majesté, et de nous en parler d'une manière adroite et subtile; et ne voilà-t-il pas le traducteur qui prend ce passage, le trans, porte au beau milieu du livre, en fait un chapitre à pari, qui devient un galimatias, parce qu'il ne tient plus à rien, et qu'il intitule bravement Du Crime de Lèse-Majesté, terme que l'auteur s'était très-bien dispensé de prononcer! Monsieur l'abbé, je reprends mes lettres patentes. Quand on a la fureur de décarreler et recarreler chez les autres, il faut en savoir un peu plus long.... Ce qui me donne de l'humeur, c'est que cet essai informe en empêchera un meilleur. Aucun homme de mérite ne voudra prendre la peine de nous faire une traduction exacte et littérale; et moins M. l'abbé Morellet aura réussi avec.la sienne, moins il sera disposé peut-être à réparer sa faute; d'ailleurs, pour être l'interprète d'un homme tel que M. Beccaria, il faudrait avoir l'ame aussi sensible, aussi douce, aussi délicate que lui; il faudrait avoir beaucoup de goût, beaucoup de grace et de flexibilité dans le style; il faut donc renoncer à l'espérance de
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lire dans la langue la plus répandue, un dès ouvrages qui - méritait le plus de l'être, et dont il était aisé de rapprocher la traduction du mérite de l'original.
M. l'abbé Morellet est l'auteur de ces Observations sur une dénonciation de la Gazette littéraire , qu'on a empéché avec tant de soin de paraître l'été dernier (I), et que personne n'a lues depuis qu'on en a toléré la distribution: c'est qu'il faut l'à-propos à tout.' Si M- l'abbé Morellet ne m'avait pas donné tant d'humeur, je dirais qu'il y a d'excellentes choses dans ces Observations, quoi-; qu'en général elles soient un peu longuettes; mais il prend : mal son temps pour me demander un, éloge. , .
Les ennemis de la philosophie ont prétendu que le livre Des Délits et des Peines a été fabriqué en France; qu'ensuite il a été envoyé en Italie pour y être traduit en italien, et publié en cette langue, afin d'en pouvoir être retraduit en français. Ils disent que. c'est là une nouvelle ruse que les philosophes dé France ont imaginée pour pandre leurs opinions dangereuses, et ils s'applaudissent de leur sagacité de savoir si bien pénétrer, dans les complots les plus cachés. Ces Messieurs sont diablement fins: il faudrait qu'un philosophe se levât de bon matin pour les attraper. Ce qu'il y a de plaisant, c'est que cette opinion s'est assez généralement établie à Paris, et qu'on vous dit à. l'oreille avec un certain air fin et de satisfaction : Ce livre-là lie nous vient pas de si loin. Cela n'est pas si sot pourtant qu'on le croirait bien; Sans compter qu'il est d'usagé et de bon ton de parler mal dés philosophes, sans compter qu'on fait un acte de sagacité et de pénétration en démêlant ainsi leur profonde politique, et qu'il n'y a rien de si satisfaisant que d'être fin, on éta-..
(I) Voir précédemment page 290 et note I
440 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
blit encore tacitement et implicitement le théorème qu'il n'y a qu'en France où l'on ait le sens commun, et où l'on puisse faire un bon livre ; et cela ne laisse pas que d'être consolant sous un autre point de vue.... M. Beccaria occupe à Milan une chaire de jurisprudence. Il est fort jeune; il jouit dans son pays d'une grande considération que l'Europe partagera bientôt avec l'Italie. Son ouvrage a été attaqué par- des moines et d'autres maroufles, avec beaucoup d'emportement : c'est dans la règle. Dans cent cinquante ou deux cents ans d'ici, quelques hommes d'Etat éclairés et intègres tâcheront d'en profiter pour le bonheur des peuples confiés à leurs soins : c'est encore dans la règle. Les hommes ne deviendront pas sages, ' parce que cela n'est pas dans la règle ; mais à moins que quelque grande calamité physique ne s'en mêlé, les habitans du petit coin qu'on appelle Europe ne laisseront pas que d'avoir quelques superstitions de moins, sans être plus à plaindre. J'ai ouï dire à un Janséniste que Jésus-Christ avait très-mal fait de défendre à ses disciples de' faire descendre le feu du ciel, parce que cette méthode aurait terminé beaucoup de disputes ; et si le philosophe Beccaria avait été enlevé comme le prophète Elie dans un char de feu, il aurait eu beau jeter son manteau, au diable s'il se fût trouvé dans toute l'Europe un philosophe curieux de le ramasser.... Les pédans disent, suivant leur refrain ordinaire, que les idées du philosophe milanais sont fausses et dangereuses. Je suis bien éloigné de les prendre pour des arrêts infaillibles, émanés du trépied d'un oracle, et je crois qu'il y en a plusieurs qui, par leur importance, exigent d'être approfondies longtemps avant de faire prendre au législateur un parti décisif; mais quand le principe, que la cruauté et la rigueur
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des supplices ne répriment pas efficacement le crime, ne •serait que très-peu vraisemblable, l'intérêt des moeurs; et des gouvernemens, le bonheur du genre humain, exigeraient du moins que ce principe ne fût pas rejeté légèrement. Tous les essais sont encore à faire dans la science; du gouvernement et de la législation, et un homme de. génie à la tête d'un grand ou d'un petit Etat, ne se plaindra pas que ses prédécesseurs ne lui aient pas laissé de l'occupation.
Si j'avais à attaquer le livre Des Délits et des Peines, ce serait par ses fondemens ; je n'entraînerais pas pour cela l'édifice, je le reprendrais simplement sous oeuvre pour l'asseoir sur des fondemens plus solides. Les hommes sont des enfans ; leur vie: se passé à jouer avec les mots, à s'en payer, à en avoir, peur. Le philosophe né vaut pas mieux, à cet égard, que l'homme frivole et léger qui n'a jamais rien pensé. Voyez, je vous supplie, toute cette belle doctrine du contrat social , exprès ou tacite,dont on fait la base du droit de la souveraineté et de l'obéissance des peuples. M. Beccaria fonde sur ce principe tout son: ouvrage. Il soutient que tout homme, en se mettant en société, n'a prétendu céder que la moindre-partie de sa liberté, et retirer en revanche de l'association les plus grands avantages possibles. Il n'est pas probable, dit-il, qu'un homme ait prétendu mettre dans le contrat jusqu'au sacrifice de sa vie, puisqu'il, n'a contracté que pour la mieux, conserver;; donc la société ne peut la lui ôter légitimement, même pour crime, etc., etc. J'appelle cela jouer avec les mots. Je sais que c'est ainsi que raisonnent tous nos professeurs en droit naturel et en politique, et, que le contrat social, joue le plus grand rôle immédiatement au sortir de l'état de la nature, dont je n'ai jamais
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. trouvé trace dans l'histoire de l'homme. Je suis fâché de n'avoir pas le loisir de faire des Élémens du droit naturel, comme je les entends; je tenterais du moins de débarrasser une bonne fois celte partie de la philosophie d'un fatras de mots et d'idées métaphysiques qui ne signifient rien, sur lequel nos meilleurs esprits se sont appesantis depuis bien long-temps, et sur lequel M. J.-J. Rousseau bavarde si éloquemment depuis quelques années. O le beau scandale que mon catéchisme politique exciterait parmi les enfans de la philosophie !
Aimable philosophe de Milan, daiguez m'écouter vous êtes doux et sensible, vous n'avez point d'entêtement, et je suis curieux de votre suffrage. Je suis né citoyen libre d'une ville impériale que l'orgueil de la liberté n'a point enflée. J'ai changé plusieurs fois de domination, suivant les différentes provinces d'Allemagne où le sort m'a conduit. Je vis depuis bien des années en France sous la domination d'un monarque qui ne se dit engagé qu'avec Dieu, et nom avec la nation . Je vous assure que personne n'a jamais prétendu nulle part avoir contracté avec moi, et que je ne me souviens pas d'avoir donné une seule fois mon consentement à aucun; acte de législation et de gouvernement. Ainsi, s'il vous arrivait de me demander ce que j'ai prétendu mettre au jeu, ou. bien me réserver, je croirais infailliblement que vous voulez vous moquer de moi. Pourriéz-vous me citer un seul homme sur la terre qui ait jamais entendu parler ailleurs que dans les écoles, d'un contrat passé entre.lui et la société, ou l'Etat où il vit? Voulez-vous à présent que je vous dise ce que je pense? ne soyons pas enfans, et n'ayons pas peur des mots... C'est que, de fait, il n'y a pas d'autre droit dans le monde que le droit" du plus
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fort; c'est que, puisqu'il faut le dire, il est le seul légitime. Le monde moral est un composé de forces comme le. monde physique : ne vouloir pas que le plus fort soit le jnàître, c'est à peu près aussi raisonnable que de ne vouloir pas qu'une pierre de cent livres pesant pèse plus qu'une pierre de vingt livres. C'est la science du calcul et de la combinaison des différentes forces qui fait les véritables élémens du droit naturel et du droit des gens. Que ce soit par la force des armes, ou par celle de là persuasion, pu par celle de l'autorité paternelle, que lés hommes aient été subjugués dans le commencement; cela est égal; le fait est qu'ils n'ont pu éviter d'être gouvernés, et qu'ils le seront toujours ; qu'un homme seul ne peut rien contre la masse, et qu'il faut, quelque hypothèse que vous supposiez, qu'il souffre la pression de cette masse ; que l'état des sociétés est un état forcé dont l'action et la réaction sont continuelles, et qu'il est aussi, absurde de vouloir assureraux-empirès une tranquillité , permanente qui consisterait dans la cessation dela réaction, que de certifier à un homme qu'il ne recevra jamais de dommage injuste de la masse générale, on qu'il peut transiger à Volonté avec elle. En;ce cas-là, me direz-vous, le despote le plus dursera le maître le plus légitime, et le genre humain n'a qu'à casser aux gages tous les philosophes et tous les prédicateurs de la justice et de l'humanité. Malheureusement le monde va ainsi dans les temps, de ténèbres ; mais lorsque les siècles de barbarie sont passés, lorsque des moeurs plus douces ont succédé à des moeurs féroces, la force qui constitué l'autorité change de forme comme, les moeurs. Les souverains comprennent que le moyen le plus sûr de rendre-leur pouvoir durable, c'est de faire
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du bien aux hommes, et de se faire aimer de leurs sujets. La masse des forces morales et dés sociétés se balance et se calcule sur d'autres données, mais qui n'en sont pas moins des forces réelles : la force des opinions a toujours; produit de plus grandes choses dans ce monde que la force désarmes.
Sage et sensible Beccaria ! il vous reste encore une assez belle tâche à remplir; c'est d'apprendre au plus fort, quel qu'il soit, suivant les différentes constitutions des sociétés, l'art de connaître ses forces, et de les employer à Son véritable intérêt, à sa plus solide gloire, qui sont inséparables de la gloire,; du bonheur et de l'amour des nations. Déchirez hardiment ce contrat social qui n'exista jamais, et dont l'idée n'a jamais épargné ni un crime ni une plaie au genre humain, et croyez que vos vues, pleines de philosophie et de sensibilité, sur les Délits et les Peines, pour n'avoir pas une assiette; imaginaire sur je ne sais quelles conventions idéales, n'en Seront pas moins dignes d'être le bréviaire des législateurs. Mais si jamais la philosophie doit faire des progrès solides, il faudra commencer par guérir les philosophes de la peur des mots, et de l'abus qu'ils ne cessent d'en faire.
Timoléon de Cossé, duc de Brissac; chef d'une des plus illustres maisons dé France, a conservé les moeurs et le ton de la chevalerie au milieu d'un siècle qui en est fort éloigné (I). Brave, altier, désintéressé, galant et doucereux
(I) Né en 1698, fait maréchal en 1768,mort en 1784.Il avait conserve le costume du siècle de Louis XIV, et porta long-temps l'écharpe et les deux queues. Le comte de Charolais le trouvant un jour chez sa maîtresse, lui dit brusquement : « Sortez, monsieur. — Monseigneur, répondit le duc de Brissac: vos ancêtres auraient dit: Sortons »
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avec les femmes-, courtois avec tout le monde, le prince . héréditaire de Brunswick lui a, à la vérité , appris qu'il n'était pas habile général; mais personne né doute que ce ne soit un preux chevalier et un valeureux guerrier. A l'armée,, il conversait sans cesse avec le soldat, et ses
propos étaient excellens. Les jours qu'on ; ne marchait point, il montait le soir dans son quartier sur un tonneau, ayant toujours son cordon bleu sur son habit, et là, il lisait la gazette aux grenadiers.assemblés autour de -. son tonneau, et faisait les commentaires les plus propres
/ à perpétuer l'esprit-militaire. M. D'Eon a fait connaître le style de M. le duc de Brissac, en insérant une de ses lettres dans son fameux recueil(I). Il faut conserver ici une
. autre lettre de M. le duc de Brissac, qui a couru l'été dernier. C'était une réponse- à madame la comtesse de Gisors, fille de M. le duc de Nivernais,qui l'avait prié de solliciter les juges de M. le curé de Saint-Sulpice, Didau-Dallemans, contre son concurrent l'abbé de Noguès. Ce procès avait partagé tout le faubourg SaintGérmam.,
SaintGérmam., était devenu une affaire de là plus grande importance. Les Molinistes tenaient pour M.Dulau, les Jansénistes pour M. Noguès. La cour même y prit une grande part, et l'on a vu, dans les gazettes, là lettre de
, félicitation que M. le Dauphin jugea à propos d'écrire; après le gain du procès, à M. Dulau-Dallemans. Voici de quoi il était question : M. Dulau avait résigné la cure de Saint-Sulpice, une des plus considérables, de Paris, entre les mains de M. le comte de Clermont, prince: du sang et, en sa qualité d'abbé de Saint-Germain, patron, de la cure. En conséquence de cesacrifice, on donna une
(I) Les Mémoires de M. D'Eon de Beaumont, connu depuis sous le nom de la chevalière D'Eon,. Mémoires dont il a déjà été parlé p. .62.
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riche abbaye à M. Dulau, et le prince patron nomma l'abbé Moguès pour lui succéder. Celui-ci, connu pour Janséniste, souleva contre lui tous les Molinistes de la paroisse, que madame la comtesse de Gisors, amie intime de M. l'archevêque de Paris, se faisait gloire de commander. Intrigue, cabale, rien ne fut épargné départ et d'autre pour triompher d'une manière éclatante; mais M. Dulau prit un parti courageux et décisif. Un curé qui a résigné sa cure, peut se repentir de sa résignation pendant un certain espace de temps limité. Alors la résignation est nulle. M. Dulau, après avoir reçu et accepté l'abbaye qu'on lui avait donnée, se repentit. Sa résignation futnulle, et il ne resta que l'acceptation de l'abbaye de valable. C'est ce que le parlement lui-même, qui portait l'abbé Noguès de toutes ses forces, ne put s'empêcher de juger dans son arrêt. Le repentir du curé de Saint-Sulpice ne surprit personne, parce que M. Dulau est depuis long-temps un homme fort décrié; mais cela n'empêcha pas le parti Moliniste de triompher, comme s'il avait le plus grand saint'à sa tête. En fait de parti, il est question de succès, n'importe par quels moyens, et la probité qui échoue a mauvaise grace vis-à-vis la friponnerie qui réussit. La morale de M. le duc de Brissac n'admet pas cette doctrine. Pour entendre sa lettre, il faut se souvenir. de tout ce que je viens de dire, et savoir qu'il est marguillierd'honneur de la paroisse, et que l'église de SaintSulpice n'est point achevée.
Lettre de M. le duc de Brissac à madame la comtesse de Gisors.
«Ma seule, unique et essentielle déité veut donc que
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j'aille domquichotter pour les paroissiaux intérêts de sa conscience couleur de rose?Elle m'ordonne le rôle, de . valet de tragédie d'un schisme en faubourg Saint-Germain, à moi qui galope une place dans Calais assiégé. L'équitable margùillier d'honneur d'un temple commencé doit porter par écrit ses sollicitations fondées sur l'amour des héroïnes de nos bandières processionnales. Je n'ai vécu qu'avec nos drapeaux et nos étendards. Nourri de détails unis avec l'honneur, j'ai vu démissions valoir, d'autres refusées selon la volonté du chef. J'ai vu qu'autrefois faire et dire, était un terminé inviolable. Sur quoi tabler dans ces climats nouveaux, où les formes sont en - continuelle bataille avec le, fond? Que la volonté de Dieu soit faite au profit de nos âmes en leur direction! Je ne balaierai jamais la mienne, ma chère soeur, de l'amour que vous m'avez inspiré..
« Signé, le duc de BRISSAC. ».
La lettre qu'on attribue à M. le Dauphin est mémorable sous un autre point de vue; elle est adresséeà l'honnête M. Dulau -Dallemans, et conçue en ces termes :
J'aurais peine à vous exprimer, Monsieur, la joie que j'ai ressentie de l'heureux succès de votre affaire, et plus encore de là manière dont la paroisse y a applaudi. Jouissez de votre triomphe; il n'est pas celui de l'orgueil, mais de la vertu qui. sait toujours reprendre ses droits et se faire reconnaître lorsqu'elle est véritable. Elle doit aussi vous être un sûr garant de mes sentimens.
M. Bouchaud, docteur agrégé de la Faculté de Droit, vient de traduire de l'anglais des Essais historiques sur
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les Lois, volume in-12 de près de 4oo pages. L'auteur de cés Essais est un Ecossais dont le nom n'est pas connu. Le premier Essai présente une Histoire de la Jurisprudence criminelle; le second l' Histoire de la Propriété. M. Bouchaud y a ajouté ! des' observations sur la loi Cincia, célèbre dans la jurisprudence romaine. Nous avons en Allemagne une Dissertation latine sur cette loi, par un savant connu dont le nom né me revient pas. Je ne veux pas accuser M. Bouchalid légèrement; niais je crains qu'il n'ait pillé, sans s'en vanter, cette Dissertation d'un bout à l'autre (I). Au resté, on peut comparer ces Essais avec le livre Des Délits et des Peines. Le traducteur Bouchaud a cela de commun avec le traducteur Morellet , qu'il a aussi décomposé son original, et fait plusieurs transpositions qu'il, a-jugées nécessaires.
M. de Brosses, président à mortier au parlement de Dijon, vient de publier, en 2 gros volumesin-12 , un Traité de la Formation mécanique des Langues, et des Principes physiques de l'étymologie (2) Ceux qui aiment ces sortes de recherches, trouveront dans cet,ouvrage des.
observations très-fines et très-curieuses. L'auteur, qui est
(I) Je crains bien que Bouchaud n'ait trop mérité les reproches que lui fait Grimm, d'avoir pris, presque en entier, dans une dissertation latine ce qu'il dit, dans ses Essais sur les Lois, de la loi Cincia, puisqu'on l'a entendu lire à l'Institut une suite de Mémoires sur la police des Romains concernant les grands chemins, lesquels ne sont autre chose qu'une traduction de l'ouvrage latin d'Éverard Otton, intitulé : De Tatelâ viarum puilicarum, Traj. ad Rhenum, 173, in-8°. (B.) Né en 1719, Bouchaud mourut en 1804.
(2) Charles de Brosses, auteur de plusieurs autres ouvrages, devint ensuite premier président du parlement de Bourgogne. Né en 1709 , il mourut en 1777.
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membre de l'Académiz royale des Inscriptions et BellesLettres, s'est occupé de ces recherchés depuis nombre d'années; Je crois même qu'on en a inséré quelques-unes
dans l' Encyclopédie.
Discours sur, cette question, s'il est plus difficile de conduire les -hommes que de les éclairer; par M. l'abbé Millot, écrit de 28 pages. Mon cher monsieur l'abbé
Millot, les hommes ont été conduits dans tous les temps ; nous attendons encore celui où ils seront éclairés, car les lumières d'un siècle éclairé résident dans un très-petit nombre d'élus qu'on ne peut comprendre sous le nom générique d'hommes. Donc il ne fallait pas vingt-huit
1 pages de verbiage pour nous prouver que les hommes sont plus-difficiles à éclairer qu'à conduire, parce, que cette vérité, si neuve d'ailleurs, peut, comme vous voyez, se démontrer;en deux lignes.
M. l'abbé Aubert, qui fait la guerre aux philosophes dans les Petites Affiches de Paris, dont il est rédacteur, vient de faire imprimer la Mort d'Abel, drame en trois actes eten vers, imité du poëme de M. Gessner. Bien imaginé, monsieur l'abbé; le ramage cadencé de vos vers alexandrins: fait à merveille dans le gosier du père des hommes et de ses premiers enfans. M. Aubert, quoique
vous soyez un des abbés les mieux peignés de Paris, vousn'avez pâs l'ombre de goût; et si cette petite observation vous révolte, parce que vous àvez écrit des Fables qui ont eu une sorte de succès, c'est que vous n'entendez pas seulement ce que c'est que du goût, et que vous croyez de bonne foi que son temple est dans la boutique, des
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Traitsgalans (I), ou chez mademoiselle Alexandre, marchande de modes. "
Parmi les almanachs dont il paraît dans celte saison une foule innombrable, nous avons distingué l'année dernière l'Almanach des Muses, destiné à ramasser les
pièces fugitives qui ont couru à Paris pendant l'année. Cet Almanach vient de reparaître pour la seconde fois; mais la moisson de 1760 n'a pas rendu comme celle de 1764. Il n'y a que très-peu de jolies pièces, et le plus grand nombre en est pitoyable. Les plus mauvais poètes remplissent presque toute la place. Les compilateurs diront que ce n'est pas leur faute s'il n'a rien paru de mieux ; mais ils ont tort. Il était très-aisé de mieux composer cette rapsodie, et vous avez lu, à la suite de ces feuilles, nombre de pièces qui, sans être des" chefs-d'oeuvre, avaient plus de titres pour être choisies, que les platitudes-de M. d'Arnaud, de M. Légier, de M. de la Dixmerie, de madame Guibert, de M. Tricot, et d'autres polissons dont le Mercure même ne voudrait pas conserver les productions.
Il vient de paraître un gros volume grand in-8°, intitulé les Plagiats de M. J.-J. Rousseau, de Genève, sur l'Éducation (2). On ne peut nier la conformité de plusieurs passages de M. .Rousseau avec d'autres passages de Montaigne et de Locke, etc.; mais il fallait surtout indiquer dans ce livre à qui M. Rousseau a volé sa manière, son style, son éloquence, son coloris. Tout a été dit en morale; ainsi, la manière de dire fait tout. L'au(I)
L'au(I) sans doute l'enseigne de quelque magasin en vogue.
(2)Par D. C. (domCajot); La Haie et Paris, 1766 ( 1365), in-8° et in-12.
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leur de ces Plagiats en promet la suite (I); mais, quand il n'y aurait pas une de ses recherches pénibles qui ne fût évidente et incontestable, il peut compter, qu'il n'enlèvera pas à M.Rousseau un seul lecteur, et qu'il aura bien de la peine à en trouver pour sa compilation, malgré l'attention qu'il a eue de lui donner le format des OEuvres de M.,Rousseau;.
Cet auteur célèbre va se rendre en Angleterre sansaller à Berlin. C'est du moins ce que M. Hume nous a dit, et ce que d'autres personnes qui l'ont vu à Strasbourg m'ont confirmé. Vu le décret de prise de corps qui subsiste contre lui, le gouvernement n'a pu permettre qu'il passât l'hiver à Strasbourg, et je l'en crois actuellement parti. On a fait, pendant son séjour dans cette-ville, un journal d'autant plus plaisant, qu'il paraît fait sérieusement.
JOURNAL.
Ce 9 novembre 1765.
J-J. Rousseau s'est réndu aujourd'hui, à deux heures après midi ,à la salle du spectacle, pour y voir la répétitipn générale de son opéra, et y donner ses avis; Je l'ai vu, de très-près, et à loisir, pendant plus de deux heures et demie que la répétition a duré. Il est fort parlant, et il paraissait être à son aise sur le théâtre, où il a placé les acteurs lui-même, et leur a fait répéter son opéra tout entier, en les faisant recommencer fort, souvent. Il ne leur a pas passé la moindre faute, non plus; qu'à la musique, qui y était complète;, et ; qu'il a fait exécuter très-doucement et très-simplement, ainsi que le chant
(I) Il ne tint pas parole;
452 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
Je lui ai entendu dire que les gens du village pariant simplement, ils devaient chanter de même...... Ses ajustémens
ajustémens fort simples ; il est habillé en Arménien, excepté un bonnet de drap petit gris, avec une bordure de poil de quatre à cinq doigts de hauteur. Je ne sais si le bonnet en est doublé, car il ne l'ôte jamais à personne.
Ce 10. — L'opéra du Devin du village a été exécuté aujourd'hui avec tout l'applaudissement possible, hors le Colin,, qui ne vaut rien; mais la petite chanteuse a fait des merveilles. Cette pièce a été précédée de la Jeune Indienne, et suivie des Fêtes Tyroloises,. grand balletpantomime. La musique a été exécutée on ne peut mieux. Le spectacle était rempli dès quatre heures et demie; on a été obligé de rendre l''argent à beaucoup de inonde qui n'a pu trouver place.... Jean-Jacques avait envoyé dès le
matin chez le directeur de la comédie pour qu'on lui retînt une loge grillée sur le théâtre pour quatre personnes, dont il avait voulu payer les places, ainsi que la sienne, et il n'a pas été possible au directeur de refuser son argent.
Ce 12. — M. Angar à été lui rendre visite, et lui a dit : «Vous voyez, Monsieur, un homme qui a élevé son fils suivant les principes qu'il a eu le bonheur de puiser dans votre Emile. » Jean-Jacques a répondu à M. Angar : Tant pis, Monsieur, pour vous et pour votre fils; tant pis.
Ce 13: — Il a été présenté à M, de Blair de Boisemont
par M. de Saint-Victor, lieutenant de roi de la place. Il
avait été chez M. le maréchal de Contides quelques jours
avant, dont il a été très-bien reçu, à ce qu'on assure.
Ce 14—Des le II il avait demandé à être présenté à
M. le Préteur, qui lui avait fait dire de venir aujourd'hui
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à onze heures du matin. Il vient d'en sortir après-avoir eu un quart d'heure d'entretien avec lui.
Ce 15. —Il a été à la Comédie. Ce 16. —Il a été au concert qui se donne tous les samedis chez M. de Chastel, trésorier de la province. Il avait été à celui de la ville le 11 de ce mois, où il y a bonne musique. Il paraît s'amuser ici et y être content.
Ce 17. — Il ne sort pas aujourd'hui, il est un peu indisposé.
Ce 18. —Il va aujourd'hui au concert de la ville, où il doit entendre la fille de Barbesan, chirurgien-major en second de l'hôpital militaire, qui doit chanter, J'ai perdu mon serviteur, morceau de son opéra.
J.-J. Rousseau a plusieurs lettres de crédit chez différens banquiers dont il ne fait pas grand usage, entre autres sur, M. Sollikoff qui lui a ouvert sa caisse. Il en a pris trois louis d'or, disant qu'il n'avait besoin que de cela.... Le bruit est général que des personnes en place ont écrit au ministre pour savoir si on pouvait le garder ici sans inconvénient. C'est par l'envie qu'on a qu'il reste, que l'on prend cette précaution. Il est bien accueilli; mais il le serait bien davantage, si l'on pouvait.avoir cette permission pour lui ; car il paraît très-disposé à rester ici jusqu'au mois de mars ou d'avril prochain pour rétablir, sa santé.
Pendant que M. Rousseau voyage pour trouver unasile, la fermentation excitée à Genève par les Lettres de la Montagne s'est manifestée plus que jamais au moment où le peuple s'est assemblé pour nommer aux charges de l'Etat. Toutes les élections ont manqué jusqu'à présent. Rien ne prouve mieux que ces troubles, qu'il n'est pas.
454 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
. si aisé de rendre les hommes heureux; car s'il existe un gouvernement, doux et; paternel par sa constitution et . par ses effets, il me semble que je l'ai trouvé à Genève. Les boute-feu du peuple n'ont aujourd'hui même aucun grief ;à alléguer contre les Conseils ; mais les esprits ont reçu une impulsion , une secousse , et ils en sont agités machinalement; Je crois que tout homme d'Etat (ce qui est autre chose qu'un barbouilleur de papier) qui voudra se donner la peine d'examiner la constitution de Genève, regardera le droit négatif dont la bourgeoisie voudrait dépouiller le Conseil, comme la véritable sauve-garde de la constitution, sans laquelle,elle serait sans cesse exposée aux troubles que chaque brouillon serait le maître d'exciter.... A mon grand regret, M. de Voltaire a voulu jouer un rôle dans ces querelles. Les honneurs Tendus à M. Covelle lui ont captivé l'affection du peuple, qui, jusqu'à ce moment, l'avait toujours regardé de mauvais oeil. Un des mécontens vient dé lui dédier une brochure qui est un tissu d'injures contre le conseil d'Etat et contre la famille Troncliin, à laquelle M. de Voltaire a quelque obligation. Il a cru devoir se défendre de cet honneur par là lettre que vous .allez lire. Je suis tout-à-fait fâché qu'il soit mêlé dans ces querelles. Il est toujours enfant; flatté dans ce moment de jouer le rôle de médiateur, il n'en sent pas les dangers; mais bientôt, semblable au savetier ' dans le Médecin malgré lui ( I), l'enfant médiateur aura mécontenté les deux partis, et s'apercevra trop tard de la sottise qu'il y a, à un voisin, de se mêler d'une querelle de ménage.
(I) Nous ne pouvons nous expliquer ce qui a pu faire tomber Grimm dans cette confusion. Il n'y a point de savetier dans le Médecin malgré lui, et le personnage qu'il indique ici n'est désigné dans la liste des. rôles de cette pièce que sous le nom de M. Robert,voisin de Sganarelle.V
Ier DÉCEMBRE 1765. 455
Lettre de M, de Foliaire a M. Trohçhin- Calandrïn,
conseiller d'État de la république de Genève (I)
Du 13 novembre 1765.
Immédiatement après avoir lu 'Monsieur,le nouveau livre en faveur des represéntans, la première chose que je fais est de vous en parler. Vous savez que M. Keat, gentilhomme anglais plein de mérite, me.fit l'honneur de me dédier,il y a quelques années, son ouvragé sur Genève; celui qu'on me dédie, aujourd'hui est d'une espèce différente, c'est un récueil de plaintes amères. L'auteur n'ignore pas combien je suis tolérant, impartial et ami de la paix; mais il doit savoir aussi combien je vous suis attaché, à, vous, à vos pareils, à vos amis et à la constir tution du gouvernement.... Genève, d'ailleurs, n'a point de plus proche voisin que moi. L'auteur a senti peut-être que cet honneur d'être votre voisin et mes sentimens qui sont assez publics, pourraient me mettre en état de marquer mon zèle pour l'union et pour la félicité d'une ville . que j'honore, que j'aime et que je respecte. S'il a cru que - je me déclarerais pour le parti mécontent, et que j'envenimerais les plaies, il ne m'a pas connu. Vous savez, Monsieur, combien votre ancien citoyen Rousseau se trompa quand-il crut que j'avais Sollicité le conseil d'Etat . contre lui. On ne se tromperait pas moins, si l'on pensait que je veux animer les citoyens contre, le Conseil. J'ai ; eu l'honneur de recevoir chez moi quelques magistrats et quelques principaux citoyens qu'on dit; du parti opposé. Je leur ai toujours ténu à tous le même langage; je leurai parlé comme j'ai écrit à Paris. Je leur ai dit que je regardais Genève, comme une grande famille, dont les ma(I)
ma(I) dans l'édition de Lequicn, tom. LXIV p. 302.
456 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
gistrats sont les pères, et qu'après quelques dissensions cette famille doit se réunir.
Je n'ai point caché aux principaux citoyens que s'ils étaient regardés en France comme les organes et les partisans d'un homme dont le ministère n'a pas une opinion . avantageuse, ils indisposeraient certainement vos illustres médiateurs, et ils pourraient rendre leur cause odieuse. Je puis vous protester qu'ils m'ont tous assuré qu'ils avaient pris leur parti sans lui, et qu'il était plutôt de leur avis qu'ils ne s'étaient rangés du sien. Je vous dirai plus, ils n'ont vu les Lettres de la montagne qu'après qu'elles ont été imprimées; cela peut vous surprendre, mais cela est vrai. J'ai dit les mêmes choses à M. Lullin, Secrétaire d'Etat, quand il m'a fait l'honneur de venir à ma campagne. Je vois avec douleur les jalousies, les divisions,les inquiétudes s'accroître; non que je craigne que ,ces petites émotions aillent jusqu'au trouble et au tumulte; mais.il est triste de voir une ville.remplié d'hommes vertueux et instruits, et qui a tout ce qu'il faut pour être heureuse; ne pas jouir de sa prospérité.... Je suis bien loin de croire que je puisse être utile; mais j'entrevois (en me trompant peut-être) qu'il n'est pas impossible de rapprocher les esprits. Il est venu chez moi des citoyens qui m'ont paru joindre de la modération à des lumières. Je ne vois pas que dans les circonstances présentes il fût mal à propos que deux de vos magistrats des plus concilians me fissent l'honneur devenir dîner à Ferney, et qu'ils trouvassent bon que deux des plus sages citoyens s'y rencontrassent. On pourrait, sous votre bon plaisir, inviter un avocat en qui les deux partis auraient confiance. Quand cette entrevue ne servirait qu'à adoucir les aigreurs, et à faire souhaiter une]conciliation néces-
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saire, ce serait beaucoup., et il n'en pourrait résulter que du bien. Il ne m'appartient pas d'être conciliateur; je me. borne seulement à prendre la liberté d'offrir un repas où l'on pourrait s'entendre. Ce dîner n'aurait point l'air prémédité, personne rie serait compromis., et j'aurais l'avantage dE vous prouver mes tendres et respectueux sentimens pour vous, Monsieur, pour toute votre famille, et pour les magistrats qui m'honorent de leurs bontés.
Paris, 15 décembre 1765.
Le 30 du mois dernier, sur les onze heures du matin, une commission du Châtelet s'est transportée à l'hôtel de la Comédie Française, pour assister à la répétition du Philosophe sans le savoir, comédie en prose et en cinq actes, par M. Sedaine, retenue à la police dépuis plus, d'un mois pour des raisons de la dernière importance, dont j'ai eu l'honneur de vous faire part(I). Cette descente du Châtelet devait enfin décider si nous verrions le Philosophe sans le savoir, ou non. La commission était composée de M. de Sartines, lieutenant-général de police, de M/ du Lys, lieutenant criminel, et M. le pro-! cureur du roi au Châtelet. Le poète, très-sagement, avait prié ces, magistrats de vouloir bien mettre leurs femmes,de la commission. —- «Mais elles n'entendent rien à la partie de la législation, a dit M. de Sartines...—-N'im porte, a repris M. Sedaine, elles jugeront le reste: » M. Sedaine ,a de:l'esprit; sans cette précaution, nous n'aurions peut - être jamais eu la satisfaction de voir sa pièce. Madame de ; Sartines est fort aimable ; madame la lieutenante.criminelle a de fort beaux yeux, sans compter un naturel charmant. Les beaux yeux de ces dames ont
- (1) Voir précédemment page 414.
458 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
fondu en larmes pendant toute la répétition. La sévérité des magistrats n'a pu tenir contre de beaux yeux en larmes. D'un autre côté, on a obligé le poète à quelques sacrifices, désavoués à la vérité par la raison et le bon sens, mais convenables à l'esprit de pédanterie qui souffle depuis quelque temps; et de tout cela, il est résulté que le a de ce mois on a donné la première représentation d'une pièce charmante que le public n'osait plus se flatter de voir.
Le sort de M. Sedaine est de, tomber à la première représentation, et puis de se relever,peu à peu aux suivantes, cl puis de tourner les têtes à la sixième ou septième, cl puis d'être joué vingt fois de suite avec un concours de monde prodigieux. J'ose prédire que tel sera le sort du Philosophe sans le savoir. Médiocrement applaudi à, la première représentation, il a toujours été accueilli de plus en plus aux suivantes; incessamment on en sera ivre. Je ne puis savoir mauvais gré au public de celle gradation. Indépendamment de la nouveauté du genre qui doit le dérouter, parce qu'il n'a point d'objet de comparaison, la touche de M. Sedaine est si légère, si spirituelle, il prépare ses effets avec tant de finesse, il a dans toute sa manière une si grande délicatesse, que je ne suis point étonné que le grand nombre ne sente et n'entende qu'à la longue. L'hypocrène de ce poète n'est point de ces liqueurs fortes, impétueuses, qui enivrent du premier coup ; c'est un breuvage délicieux qui charme les.sens peu à peu, et finit par s'en emparer avec là plus douce volupté. Le langage de M. Sedaine est aussi fin el aussi délié que celui de la musique; pour en saisir toutes les beaulés, il faut l'entendre plusieurs fois de suite. On ne sent tout le charme d'un excellent opéra qu'à la troi-
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sième ou quatrième représentation; il en est précisément de même des pièces de M. Sedaine... J'attends nos journalistes et leur précieux bavardage sur cette pièce. Le beau champ qu'ils auront pour déraisonner magnifîquement, et comme ils vont s'en donner! Et moi, comment ferai-je pour vous donner une idée de cette charmante pièce, qui ne sera pas peut-être imprimée si tôt (1), et qui n'aura pas peut-être non plus à la lecture le même charme qu'à la représentation? Comment pourrai-je faire passer dans une froide analyse la grâce et la fraîcheur du coloris, la légèreté et la, délicatesse de la touche de ce poète? Il faut compter sur votre indulgence, et demander pardon à Dieu et à M. Sedaine de tout le tort que je lui ferai.
Commençons d'abord par faire connaissance avec cette aimable famille dont les intérêts vont bientôt devenir les vôtres, à moins que je ne réussisse à affaiblir et à défigurer entièrement le tableau du poète. (Suivait dans le
manuscrit l'analyse de la pièce. )
Je ne me souviens pas d'avoir jamais eu au spectacle une émotion plus délicieuse que celle que j'éprouvai à la première représentation de cette charmante pièce. Mon seul regret était de ne la pas voir recommencer tout de suite. Quoique je ne connusse l'auteur, pas même de vue, je me sentis tout à coup embrasé pour lui de l'amitié la plus vive et la plus tendre. Je l'ai vu depuis; son air simple, serein et tranquille n'est pas propre à diminuer l'intérêt qu'inspire son ouvrage. Je pense que tout homme qui a le goût du vrai et de l'honnête, ne peut penser à M. Sedaine et à sa pièce avec indifférence, et j'ai éprouvé
(1) Le Philosophe sans le savoir fut imprimé presque immédiatement après la représentation.
460 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
que l'attache qu'on met à son succès peut aller jusqu'à
troubler le sommeil Mais j'aime mieux laisser parler
. M. Diderot. Je lui écrivis le lendemain de la première; représentation. J'avais à réparer avec lui. Il avait vu la pièce plus de huit mois auparavant, il m'en avait parlé avec enthousiasme, et je m'étais un peu moqué de lui : non que je n'eusse bonne opinion des talens de M. Sedaine, mais je connaissais encore mieux la facilité de mon philosophe de créer de très-belles choses, et de croire ensuite de la meilleure foi du monde les avoir vues dans l'ouvrage qu'on lui à montré. Voici la réponse qu'il fit à ma lettre.
- « Si je savais, mon ami, où trouver Sedaine j'y Courrais pour lui lire votre lettre et vos observations. Ouf ! je respire. Voilà le jugement que j'en ai porte, et hier en l'écoutant; à chaque: instant je me suis surpris pensant; à vous et devinant vos transports..! Mais une chose dont vous ne me parlez point, et qui est pour moi le mérite incroyable de la pièce, ce qui me fait tomber les bras, me décourage, me dispense d'écrire de ma vie, et m'excusera.solidement au jugement dernier, c'est ce naturel sans aucun apprêt, c'est l'éloquence la plus vigoureuse sans l'ombre d'effort ni de rhétorique. Combien d'occasions de pérorer auxquelles on ne se refuse jamais, sans lé goût le plus grand et le plus exquis! Exemple : » " Je me, suis couché le plus tranquille, le plus heureux dés pères, et me voilà ! »
«Vous avez raison., ne nous plaignons pas encore du public. Il faut être un ange en fait de goût, pour sentir le mérite de cette simplicité-là. J'ai quelquefois eu hier la vanité de croire, au milieu de deux mille personnes,:
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que je le sentais seul; et cela, parce qu'on n'était pas fou, ivre comme moi, qu'on ne faisait pas de cris.... Je ne pouvais souffrir qu'on dît froidement, avec un petit air de satisfaction indulgente : Oui, cela est naturel Saintdieu ! croyez-vous qu'on mérite ces ouvrages-là, quand on en parle ainsi?
« Au sortir, l'abbé Le Monnier me fit entrer au café. Un blanc-bec s'approche de lui, et lui dit : « L'abbé , cela est joli. » A l'instant je me lève de fureur, et je dis à l'abbé : « Sortons, je n'y saurais tenir. Comment, mor« dieu ! vous connaissez des gens comme cela ( 1 ) ? »
« Oui, mon ami, oui, voilà le vrai goût, voilà la vérité domestique, voilà la chambre, voilà les actions et les propos des honnêtes gens, voilà la comédie.... Ou cela est faux, ou cela est vrai. Si cela est faux, cela est détestable. Si cela est vrai, combien il y a sur nos théâtres de choses détestables, et qui passent pour sublimes !
«J'étais à côté de Cochin, et je lui disais :«Il faut que je sois un honnête homme, car je sens vivement tout le mérite de cet ouvrage. Je m'en récrie de la manière la plus forte et la plus vraie ; et il n'y a personne au monde à qui elle dût faire plus de mal qu'à moi, car cet homme me coupe l'herbe sous les pieds. »... J'attends à présent tous nos petits censeurs de la rue Royale. Je ne me donnerai pas la peine de les contredire ; mais leur jugement va devenir pour moi la règle et la mesure du goût qu'ils ont.
«Eh bien, monsieur le plaisant, m'en croirez-vous une autre fois quand je vous louerai une chose ? Je vous
(1) Avant de faire représenter sa pièce, Sedaine avait voulu la soumettre à Diderot. Lorsque la lecture fut finie, celui-ci, se levant avec celte véhémence de sentiment qui lui était naturelle, se précipita dans les bras de Sedaine en s'écriant. « Oui, mon ami, si tu n'étais pas si vieux, je te donnerais ma fille. »
462 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
disais que je ne connaissais rien qui ressemblât à cela ; que c'était une des choses qui m'avaient le plus surpris ; qu'il n'y avait pas d'exemple d'autant de force et de vérité, de simplicité et de finesse. Dites le contraire si vous osez; Je sens bien , je juge bien; et le temps finit toujours par prendre mon goût et mon avis. Ne riez pas : c'est moi qui anticipe sur l'avenir, et qui sais sa pensée. Il faut que je vous voie aujourd'hui. Hartmann m'a envoyé un clavecin; nous en causerons ce soir. Bonjour. Je vous embrasse de tout mon coeur. Il me semble que vous me soyez plus cher encore; cette conformité de voir et de sentir me serre contré; vous d'une manière délicieuse. Comme je vous baiserais, si vous étiez à côté de moi !»
M. Diderot ne sait ce qu'il dit quand il prétend que c'est à lui que les succès de M. Sedaine pourraient nuire; jamais un homme de génie n'a fait tort à un homme de génie, et je n'ai jamais ouï dire qu'un beau tableau du Gorrége ait gâté un beau tableau de Raphaël. On a dit aussi que puisque c'est là la véritable comédie, celle de Molière ne vaut donc rien. Quelle bêtise ! mais nous sommés toujours extrêmes, et à Paris il n'y a pointi de ! goût qui ne soit exclusif. S'il était possible qu'un homme de génie traitât avec succès un sujet sans l'avoir créé luimême, on pourrait donner celui du Philosophe sans le savoir à cinq ou six poètes de la première force ; chacun l'aurait tourné à sa manière, et au lieu d'une pièce nous en aurions eu cinq ou six charmantes,, et toutes différentes les unes des autres, quoique le sujet fût le même : ce n'est pas l'ouvrage qui manque, ce sont les ouvriers. M. Sedaine nous tourmente à sa manière; M. Diderot nous aurait tourmentés à la sienne : Molière, avec le
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même sujet, nous aurait fait mourir de rire. Si vous en douiez, je vous demanderai si le sujet du Tartuffe est bien comique ? On y rit pourtant depuis le commencement jusqu'à la fin, quoique la pente du sujet soit tournée à l'horreur, et même à la terreur. Messieurs les bavards , un mot ! Tâchons d'avoir des hommes de génie, et puis nous déraisonnerons tant que nous voudrons ; leurs ouvrages resteront. Je ne dis point que si M. Sedaine continue à faire des, pièces pour le Théâtre Français , il ne réussisse à en chasser Nericault Destouches et La Chaussée, comme, avec deux ou trois opéra comiques , il est parvenu à chasser d'un autre théâtre tous ces Favart; ces Panard, ces Pirou, ces Collé qui mettaient l'épigramme elles tours d'esprit, et souvent l'équivoque, à la place du naturel et de la force comique ; mais le jour que M. Sedaine aura fait enterrer Destouches et La Chaussée, avec leur froid et faux genre, les gens de goût lui, feront chanter un Te Deum.
Deux jours après le Philosophe sans le savoir (I), on a donné sur le théâtre de la Comédie Italienne.la première représentation de la Fée Urgèle, ou ce qui plaît aux Dames, fêle théâtrale eu quatre actes, qui a eu un grand succès a la cour', et qui a médiocrement réussi à Paris. Cela est froid et sans intérêt. La représentation m'a confirmé dans l'idée que je m'étais formée du poëme après l'avoir lu. L'auteur n'a su tirer aucun parti du sujet, qui était charmant. Ce rôle de la vieille qui occupe presque tout entier les derniers actes, et qui a eu un si grand succès à Fontaine bleau, a ennuyé à Paris, parce que, dans le fait, il n'est ni intéressant ni agréable. La mu(I)
mu(I) 4 décembre 1765.
464 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
sique est de M. Duni : elle m'a paru un peu faible et d'un goût un peu passé ; il y a cependant des choses charmantes dans le premier acte et dans la première moitié du second. Dans les deux autres il n'y a presque plus de musique, et les petites tirades de M. Favarl, débitées par la vieille, n'en dédommagent point.... Les Comédiens Italiens ont dépensé 20,000 livres en habits et en décora- ' lions pour mettre cette pièce au théâtre; ils auront de la peine à faire de grands profils,, avec ce spectacle. Pitrol, à qui ils donnent 2000 écus pour être leur maître des ballets, et qu'ils auraient dû chasser le lendemain de son premier essai et de son début, ce détestable Pitrot a achevé de casser le cou à celle pauvre Fée Urgèle par un ballet-pantomime de sa composition , intitulé le Pouvoir des Daines. C'était un chef-d'oeuvre de bêtise. Il était d'ailleurs d'une longueur si excessive, que le parterre, assommé d'ennui et craignant de coucher à la comédie, se mit à pousser de profonds gémissemens, surtout lorsque, vers la fin, Pitrol s'avança sur le bord du théâtre pour faire une pirouette - qui dura elle seule une demiheure. Jamais je n'ai vu un désespoir plus plaisant. Quand enfin, après cet éternel ballet, l'acteur s'avança pour annoncer la seconde représentation de la Fée Urgèle, le parterre s'écria d'un ton suppliant et pitoyable : A la bonne heure ; mais point de ballet. Il faut que ce Pitrol soit bêle à manger du foin. Il faisait jadis les beaux jours du théâtre de Dresde, où il faisait exécuter, tant bien que mal, les ballets qu'il avait vus à Paris; mais depuis ,. qu'il nous donne du sien, c'est un homme prodigieux.
' M. Dorat vient de nous faire présent des ; Tourterelles de Zelmis, poëme en trois chants,orné de vignettes et
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d'estampes, et très-élégamment imprime ( I). C'est un ramage plein de grâce, un sifflement de serin on ne peut pas plus agréable, que la poésie de M. Dorat; mais-autant en emporte le vent : quand il a fini,; où se demandé ce que cela veut dire, et on se le demandé inutilement. , Cet aimable serin n'a pas une idée dans son petit cervelet. Nulle invention. Tout se réduit à un choix de mots agréables mais qui ne signifient rien. Ce poème est précédé de réflexions sur la poésie. érotique où voluptueuse ; et Ces réflexions sont l'ouvrage d'un enfant. Je crains que M. Dorat ne reste toute sa vie enfant et serin. Cette volière de jeunes poètes que nous voyons se peupler depuis quelques années, deviendra importuné a la longue. Cela ne sait rien; cela n'apprend rien, cela ne veut pas étudier les modèles de l'antiquité, cela veut courir les spectacles, les cercles, les promenades , et puis chanter : l'éducation d'un; poète demande autre chose.
Ce qu'il y a de pis, c'est qu'avec cette ineptie et cette ignorance, nos jeunes poètes ont encore la fureur de faire les héros. Ceux d'entre eux qui ont été sifflés au théâtre se jettent dans la poésie héroïque, évoquent les mânes de tous les grands hommes de l'antiquité, et les font jaser en vers français alexandrins. M. Barthe, émule de M. Dorat, ou M. de La Harpe, ou quelque autre poètereau audessous d'eux, peut-être M. Parmentier, vient déjouer ce tour à Calon d'Utique, en lui faisant écrire une Lettre en vers français à César, au moment où ce dernier soutien de la liberté de Rome vient de se donner la mort pour ne point tomber entre les mains de son vainqueur (2).
(1) Paris, Jorry, 1766(I765); in-8°.
(2) lettre de Caton d'Utique à César, Paris, Lambert, 1766 (1765), Ton. IV. 30 .
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On ferait du Caton de M. Barthe, ou autre, un fort bon écolier de rhétorique au collège de Clermont, dit de Louis-le-Grand. On voit même qu'il a bien lu sa Bible; car il fait des prédictions sur Rome, qui sont merveilleusement imitées d'après les Lamentations dûprophète Jérémie sur la cité sainte.
Jean-Baptiste-Loùis Crevier, professeur émérite en l'Université de Paris, vient de mourir à l'âge de soixantetreize ans (I). Il a ennuyeusement continué l' Histoire du bonhomme Rollin, qui n'est la meilleure pour l'instruction de la jeunesse que parce qu'il n'y en a pas d'autre. Il a aussi fait une Histoire de l'Université de Paris en plusieurs volumes (2), et d'autres ouvrages qui respirent tous la platitude et la pédanterie d'un bon Janséniste qu'on croirait à mille lieues du centre dé la lumière pu à quelques siècles en arrière du nôtre.
Nous venons de perdre aussi une femme de lettres , morte depuis peu,, non physiquement, mais littérairement, c'est-à-dire que madame Belot,. qui a traduit l' Histoire de M. Hume, et qui ne s'en est pas acquis un honneur immortel, est perdue pour la carrière des lettres. Elle vient d'épouser M. de Meynières, président retiré du parlement, mais qui passe pour y avoir conservé un grand crédit. C'est un des aigles de l'augusie corps; et quand on est à portée d'éplucher un de ces aigles , on se forme bien vite une idée assez juste de tout le nid : ce .
in-8. L'auteur était Parmentier, un des versificateurs soupçonnés par Grimm.
(I) Né en 1693 , Crevier mourut le icr décembre 1765.
(2) Histoire de l'Université de Paris depuis son origine jusqu'en 1600 ; Paris, 176:, ; volumes in-12.. C'est un abrégé de la grande histoire d'Egasse du Boulay.
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n'est pas de ce nid-là que nous viendra le salut de la France. M. le président de Meynières à une assez belle bibliothèque. Il a dépensé trente mille livres pour faire copier les registres du parlement; Il avait logé madame Bélot dans sa maison, pour qu'elle pût se servir dé sa bibliothèque. Il a fini par l'épouser pour qu'elle pût y coucher ; et ce mariage a fourni pendant quelques journées aux entretiens de Paris (I). il y a une madame Renoist de par le monde qui a cru devoir nous consoler, sans perte de temps, dé la mort littéraire de madame Belot, en publiant un roman de sa façon, intitulé Élizabeth, en quatre parties (2). Madame Benoist nous prend pour des enfans. Elle sait qu'on tache de les endormir quand ils ont du chagrin, et elle à voulu nous faire essayer de ce remède.;
/On a imprimé en Hollande une histoire du Compère Matthieu, qu'on ne trouve pas à Paris. Le Compère Matthieu est un fripon associé à un autre fripon ,et ces deux fripons sont philosophes, et justifîent toutes leurs coquineries
coquineries des préceptes de morale tirés des écritures des plus célèbres phildsophes français C'est avoir exécute en roman le noble projet de l'auteur de la! comédie des
(I) On lit dans les mémooires secrets, à la date du 11 décembre 1765 «Madame Bélot a si fort enjôlé le président, qu'elle l'a conduit à l'épouser, il y a plusieurs mois. Le mariage s'est déclaré avant-hier : elle a joué le sentiment au point de ne vouloir recevoir aucun; avantage.par son contrat de mariage, On dit joué parce qu'on ne peut supposer une façon de penser si délicate dans une femme qui a été aux gages de M. de la Popélinière, à ceux de Palissot,;et qui a vécu scandaleusement avec différens personnages, et surtout avec le chevalier d'arcq, homme très-décrie par ses moeurs. »
..(2) Madame Benoit, née à Lyon en 1724, mourut dans les premières .années de notre siècle. Elisabeth, publié en 1765, porte le millésime de 1 766,
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Philosophes. Chemin faisant, le Compère Matthieu rencontre Un troisième fripon, espagnol et dévot, lequel se permet bien toutes les infamies possibles, mais sans jamais manquer aux pratiques de religion .L'auteur de ce beau roman mériterait un brevet de pensionnaire honoraire de la maison royale de Bicêtre. Il s'appelle M. l'abbé Du,Laurens, ex-mathurin, retiré enHollande, auteur du Balai, poëme héroïque, et d'autres beaux ouvrages. Il vient de désavouer publiquement la Chandelle d'Arras, autre poëme héroïque, et la Fille de la nature, roman licencieux et obscène (I).
Le défenseur de M.Rousseau contre son ancien pasteur M. de Montmollin , l'ennuyeux M. Du Peyrou, n'a pas cru devoir laisser la réfutation pastorale sans réponse. Il vient de publier une seconde Lettre relative à M. Rousseau , avec les pièces justificatives, el une troisième servant de;post-scriptum à la seconde (2). M. Du Peyrou assure le lecteur étranger,, en homme d'honneur, que c'est pour lui seul qu'il reprend la plume, parce que les lecteurs: du pays connaissent tous M. le pasteur de Motiers. Je remercie M. Du Peyrou pour ma part de lecteur étranger; il m'a fait bâiller tant qu'il a voulu. Quand on est fanatique et plat, on s'attache ordinairement à la cause d'un homme célèbre pour avoir la satisfaction de jouer un rôlet : celui de M. Du Péyrou est bien insipide.
(1) La Chandelle d'Arms, dont il a déjà été question p.402 et note, et Imirce ou la Fille de la nature, sont bien de Du Laurens:,malgré son désaveu.
(2)Toutes ces lettres, et là réfutation du pasteur Montmollin imprimées - d'abord séparément, ont été ensuite réunies sous le,titre de Recueil de lettres de J.-J. Rousseau, et autres pièces relatives à sa persécution et à sa défense, le tout transcrit d'après les originaux ; Londres et Paris, 1766, in-12.
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Il prétend nous dévoiler tous les ressorts cachés de la conduite de M. de Montmoîlin, et il dit les plus grandes pauvretés. Il résulte de son laborieux récit que M. de Montmollin est un petit homme d'église qui; à sa petite vanité, sa petite sottise, ses petites manoeuvres , sa petite hypocrisie; mais tout cela résultait bien plus agréablement de la lecture, des propres écrits de M. de Montmollinpubliés par icelui; pour sa défense. On y voyait un coin de platitude originale et amusante, au lieu que la platitude de M. Du Peyrou est ennuyeuse. Ce qu'il y a de précieux dans, ce fatras dégoûtant, ce sont deux rescrits du roi de Prusse en faveur de M. Rousseau:, ou plutôt de la tolérance. Le genre humain serait bien malheureux s'il était partout gouverné sur ces principes; il faudrait bien alors qu'il: fût sage, et c'est pour lui de tous les états le plus pénible. On lit aussi parmi les pièces-justificatives unelettre de M. Rousseau à M.Du Peyrou, où il rend compte de ses tracasseries avec M. de Montmollin. Je conviens que le style de M. Rousseau ést un peu différent de celui de M. Du Peyrou, son, apologiste, et de M. deMontmollin, son antagoniste,; mais je n'aime pas cette manière d'arranger, toujours sa morale et ses principes suivant la situation où l'on se trouve. Il prétend que dans le temps 1 : où il se louait publiquement; de la conduite vraiment pastorale de M. de Montmollin ,envers lui, il se ; sentait repoussé malgré lui ; par son air et son regard; sinistres. Il fallait imprimer en;: 1762, lorsque M. de Montmollin l'admit à la sainte table; qu'il était touché: de la charité de ce pasteur-malgré sa mauvaise physio-: mie, ou il n'en, fallait,jamais; parler; carie moyen de se fier à vous, si vous vous réservez le droit de mettre en tout temps à ce que vous ayez dit, des correctifs qui.
470 CORRESPONCANCE LITTÉRAIRE,
disent le contraire? Ce pauvre Jean-Jacques devrait bien s'interdire désormais tout éloge; car jusqu'à présent il a toujours été dans le cas de révoquer ses louanges au bout d'un certain temps : il est malheureux de se tromper toute sa vie sur ceux avec lesquels on a à vivre. On vient de lui accorder un passe-port pour traverser le royaume et s'embarquer à Calais, et on l'attend ces jours-ci à Paris, où il doit s'arrêter quelques jours pour partir ensuite avec M. Hume pour l'Angleterre.
Il y a dans sa lettre des choses excellentes sur l'esprit des gens d'église. Il prétend qu'après avoir établi leur compétence sur tout scandale, ils excitent le scandale, et puis, en vertu de ce scandale, ils s'emparent de l'affaire scandaleuse pour la juger; « semblables, dit-il, à ce chirurgien dont la boutique donnait sur deux rues, et qui, sortant par une porte, estropiait les passans, puis, rentrant subtilemen!, ressortait par l'autre pour les panser. » La différence qu'il y a, selon M. Rousseau, entre ce chirurgien et tous les clergés du monde, c'est que le chirurgien guérissait du moins ses blessés, au lieu que ces messieurs, en traitant les leurs, les achèvent.
On a imprimé une tragédie intitulée Eudoxe., qui n'a jamais été jouée (I). Ce n'est pas qu'elle ne soit merveilleusement découpée sur le patron de nos tragédies modernes. D'abord, elle est toute de l'invention du poête anonyme, sans aucun fondement historique : usage que M. de Voltaire a introduit sur la scène, et dont nos poètereaux se sont prévalus sans aucune mesure. Ensuite on y trouve tous les ingrédiens essentiels à une tragédie française,
(I) Paris, Jorry , 1765, in-8°. L'auteur de celte tragédie était le marquis de La Salle.
15 DECEMBRE 1765. 471
comme un tyran plus méchant que la gale, des conspirations, des emprisonnemens, des soulèvemens, des empoisonnemens, des répudiations, de fausses imputations, le tout terminé par le coup de poignard que reçoit celui qui veut le donner, suivant le dernier goût et la mode la plus nouvelle, et comme il arrive tous les jours dans le monde; car on sait que cet assassinat par escamotage est la chose du monde la plus naturelle. Il faut que l'auteur d'Eudoxe soit plus bête que ses confrères; il y en a parmi eux qui ont été joués, même avec quelque succès, et dont les intrigues et les dénouémens sont tout aussi vraisemblables et bien combinés.
Quand vous condamnerez Eudoxe au feu éternel, malgré ses vertus, vous ordonnerez qu'on allumé son bûcher avec Lucrèce, autre tragédie non jouée, en trois actes et en prose (1) ; je dis avec Lucrèce, malgré sa chasteté: Ceci est le coup d'essai d'un-jeune homme. Tarquin en fit un, sur cette beauté célèbre, qui promettait davantage.
(I) Londres et Paris, Dufour, 1765, in-8°.
FIN DU TOME QUATRIEME.
TABLE DES MATIERES
1764
pag.
JUILLET.—Sur. l' Histoire naturelle de Buffon et d'Aubenton. I Discussion au,grand conseil sur la libre exportation; des grains. 11 Examen d'écrits de Dupont, Abeille et Morellet sur, cette matière. 12
Première représentation des Triumvires, tragédie de Voltaire. 14
Mort d'Algarotti; noticesur, sa vie. 17
Mort de Levayer dé Marsilly. 19
Lettres du marquis de Roselle, par madame Élie de Beaumont. 20
L'Homme ou le Tableau de la Pie, roman publié sous le nom de l'abbé
Prévost.. 21
Mémoire pour les actionnaires de la Compagnie des Indes, par Necker. 22
AOUT. — Sur le pape Benoît XIV. Parallèle entre ,le Tasse et I'Arioste. 23 . Essai de traduction du Ricciardetto, par Dumouriez. 27
Droit public de l'Europe depuis le traité de Westphalie, par Mably.. 30 Sur la continuation de l'histoire de France de.Velly, parVillaret. 31 Sonnet italien de Crudeli. .32
Épitaphe de la marquise de Pompadour. 33
Sur quelques poésies de Dorat et de Pezay. ibid.
Cromwell, tragédie, de Duclairon. 34
Première représentation de Timoléon, tragédie de La Harpe.
Sur le portrait de madame de Pompadour, peint par Drouais. , 37
Portrait de mademoiselle. Clairon dans le rôle de, Médée, Médée, par, Carle. Vanloo. 38
Anecdote.Voltaire, scène plaisante découpée par Huber. ibid.
Décision de la Faculté de Médecine en faveur de l'inoculation;sur quelques brochures relatives ce sujet. 40 Procédé de M. Poissonnier, médecin, pour dessaler l'eau de la mer. 41 Sur l' Offrande aux autels et à la patrie, ou défense du christiannisme, par Roustan. 42 Le Fanatisme des Philosophes, attribué à Gresset. 44 Les Baladins, ou Melpomène vengée, .par Duransot. — Réponse aux
Baladins. 45
Lettres de Voltaire. ibid.
-SEPTEMBRE, —Examen de la tragédie de Timoléon. 48
Reprise du Malade imaginaire de Molière. Mot du docteur Malouin. 54
474 TAREE
pag
Première représentation du Portrait d'Arlequin, comedie de Goldoni. 551
Dictionnaire philosophique portatif, par Voltaire. ibid
Sur la gravure du portrait de mademoiselle Clairon dans le rôle de
Médée. 56
. L'Abbé et le Rabbin, par d'Holbach. 57
Le Péril du moment, vers de Diderot. 59 Première représentation du Cercle ou la Soirée à la mode, comédie de
Poinsinet. 6o
Première représentation de l'Anneau perdu et retrouvé, opéra comique
de Sedaine et La Borde. 63
Prix de poésie décerné à Chamfort par l'Académie Française; 65
Dissertation sur Homère considéré comme poète tragique, par Ghabanon. 68
Pers de l'abbé Le Monnier. 69
Mort de Balechou, graveur. 70
OCTOBRE. — Sur une brochure de Liriguet intitulée Nécessité d'une réforme dans l'administration de la justice et dans les lois civiles en France. 71
Vers du marquis de Sancé à M. de Besenval. 79
Notice sur Rameau. 80
Publication de là comédie du Cercle. — Lettre de Nougaret à Poinsinet. 83 Epitre à Quintus, par Desfontaines. -— Epitre aux grands et aux riches, par Vallier. 84
Protestation des anti-inoculàteurs contre la décision de la Faculté de Mé- ;
decine. 85
Sur l'Examen de la religion, attribué à Saint-Évremont par La Serre, ibid. Lettres de Voltaire. 87
Premiers travaux de l'église de Sainte-Geneviève, construite par Soufflot. 91 Poëme sur la Mort ne Zélime. 93
Des Passions., par madame d'Arconvillé. ibid.
Spectacle historique, ou Mémorial des principaux événemèhs tirés de .
l'histoire universelle; par CAILLEAU. 94
Les Loisirs de M. de C***, recueil de poésies de Chennevières. 95
Épitre à l'auteur des Graces, par Dorat. 96
Réclamation des trois théâtres pour faire interdire le dialogue aux acteurs
de Nicolet. ibid.
NOVEMBRE. — OEuvres de madame Du Boccage. 97
Réflexion sur la lettre de Paoli à J-J. Rousseau. 100
Lettres sur l'Encyclopédie, par l'abbé Saas. 101
Réflexions sur le christianisme. 103
Première représentation de l'Homme singulier, de Destouches. 113
Première représentation d'Ulysse dans l'île de Circé, hallet de Pitrot. ibid.
DES MATIÈRES. 4753
pag
Réquisitoire de La Chalotais pour l'enregistrement de l'édit concernant
le libre commerce des grains. 1 14
Rameau aux champs Elysées,par Duransot . 115
DÉCEMBRE. — Réflexions sur le christianisme. 116
Sur la publication d'un Recueil de lettres de Voltaire. 122
Sur les Lettres de la Montagne, par J.-J. Rousseau. 123
Mémoires du comte de Commingé; héroïde de Dorat et tragédie de Darnaud
Darnaud ses Aventures. 124
Querelles entre les Capucins. 127
Défense du maréchal de Belle-îsle contre les attaques de Mably, par
l'abbé Rome. — Èpigrammes sur le maréchal. 128
Reprise et chute de la tragédie de Timoléon, par La Harpe. 130
Eloge de Rameau, par Chabanon. 131
Sur la publication des Lettres secrètes de M. de Poltaire. 132
Mort du poète Roy. 133
Mort du marquis de Montmirail, de l'Académie des Sciences. 134
Traduction des Fables de Lessing. — Miss Sara Sampson, tragédie du même. . ibid.
Principes de la littérature, de l'abbé Batleux. - 136
Examen du Catéchisme de l'honnête homme. ibid.
Contes moraux, de Bastide; de La Dixmerie. 137
Etrennes encyclopédiques, par Dauptain. ibid.
Essai de traduction des batailles de César. 138
Traduction de la Théorie des séntimens moraux, de Smith. ibid. Sur les traductions de l' Iliade par Dacier, Bitaubé et de Rochefort. 139
L'Eclipse moderne ou la Folie du jour.' 140
Copie d'une lettre de M. de l'Averdy, conlrôleur général, à M. le duc
d'Aiguillon. I4I
1765.-
JANVIER.,—Réflexions sur la tragédie. . 143
Première représentation du Serrurier, opéra de Quétant et Kohaut. 148
OEuvres de théâtre,.de La Noue. 15o
Examen des Lettres de la Montagne, de J.-J. Rousseau. ibid.
Procès de l'hermaphrodite Grand-Jean. . 159
FÉVRIER. — Première représentation de l'École, de la jeunesse, ou le . Barnevelt français, d'Auseaume et Duni. 161
Sur Boufflers.—Lettre qu'il écrivit à l'abbe Porquet en quittant les ordres. 166 Contemplation de la Nature, par Bonnet. 175 .
Séntimens des citoyens sur les Lettres de la Montagne 176
476 TABLE
Le Sauvage.en contradiction, conte, moral, suivi du. Sauvage, Hors: de .
condition, brochure contre J.-J. Rousseau. ; ibid.
Ariste ou les Charmes de l'honnêteté, par Séguier de Saint-Brisson. 177
Idées d'un citoyen sur les besoins, les droits et les devoirs des vrais pau- .,.-..
vres, par Forbonnais. .... I78 .
Leltres de Voltaire. 179
Première représentation du Siège de Calais, de de Belloy. 181
Les Décius français, tragédie de Durozoi. 184
De la Nature, par Robinet. 185 ,
Anecdotes sur mademoiselle Doligny, Fréron, mademoiselle Clairon. et
Saint-Foix. MM. de Valbelle et Villepinte font frapper une médaille
en l'honneur de mademoiselle Clairon; vers à cette occasion. 186
Traité de l'origine du gouvernement français, et De l'Éducation civile;
par l'abbé Garnier. 191
La Bardinade, ou les Noces de la Stupidité, poème de Delisle de Sales., ibid.:
MARS.— Réflexions sur les principes et: la théorie des gouvernemens.
Examen des considérations.sur le Gouvernement ancien et présent de la France, par d'Argenson. 192
Eloge de M. le comte d'Argenson, par Lebeau. 199
Première représentation de Tom-Jones, opéra de Poinsinet et Philidor. 200 Anecdote sur Fréron et mademoiselle Clairon. 201
Sur les Lettres de Sophie et du chevalier de ***, pour servir de supplément
aux Lettres du marquis de Roselle, par Desfontaines... 202 Avis à un jeune poète, qui se proposait de faire une tragédie de Régulus.,
'(Article de,Diderot.) 203
Examen de la tragédie de Régulus de Dorat. 210
Lettre de l'abbé de Rancé, par. Barthe. ; 212.
Représentation gratis de la tragédie du Siège de Calais. 213
Départ d'Helvétius pour la cour de Prusse. ibid.
Arrêt définitif qui réhabilite la mémoire des Galas. 214
Mémoire pour M. de Valdahon, accusé de séduction. 216
Fragment d'une lettre au marquis de Fraigne attribuée à Voltaire. Réflexions de Grimm sur cette lettre. 218
AVRIL. — Remarques de Diderot sur la tragédie du Siège de Calais. 220 Examen de ces remarques. 222 Première représentation du Tonnelier, opéra d'Audinot. 229 Rapport de six commissaires de la Facilité de Médecine contré l'inoculation. 230 Mémoire pour servir à l'histoire des révolutions du pain-mollet ; vers de
La Condamine. 231
Anecdotes sur La Coudamine. 234
DES MATIÈRES. 477
pag
Arrêt du parlement contre le Dictionnaire philosophique portatif et les
Lettres de fa Montagne. 235
Traduction de l'Histoire d'Angleteue de Hume, par madame Belot. ibid.
Observations Sur l'Histoire de France, par Mably. 2 36
Sur la destruction des Jésuites en France, brochure de d'Alembert. 237
Sur la bête du Gévaudan. — Portefaix, poëme à ce sujet. 238 Anecdotes relatives à la reprise de la tragédie du Siège de Calais ; le comédien Dubois accusé d'escroquerie; son renvoi ; sa fille le fait rappeler; refus des comédiens de jouer avec lui; leur incarcération; de
: Belloy rétiré sa tragédie. 2 39 Diverses héroïdes sur les Calas; présentation de cette famille à la cour;
souscription en leur faveur. 247
Achat de la bibliothèque de Diderot par l'impératrice de Russie. 252
MAI. — Examen de la Philosophie de l'histoire, publiée par Voltaire
sous le nom de l'abbé Bazin. 253
Sur les Contes moraux de Marmontel. 260
La Neuvaine de Cytlière, poème par le même. 263
Essai de Contes moraux et dr amatiques, par Bret. ibid.
Recueil de pièces détachées, par madame Riccoboni. 2 63
Suite de l'examen de la Philosophie de l'histoire. 264
Physique de l'histoire, par l'abbé Pichon. 270
Théologie des peintres et des sculpteurs, par l'abbé Méry. 271
Lettre du chevalier M... à milord K... Apologie de mademoiselle Clairon, ibid. Mémoires secrets, de Vittorio Siri, publiés par Requier. 273
Mémoires et Voyâges du R. P. de Singlande. 274
Lettres populaires., par Tronchin. 275
Lettres de Voltaire. 276
JUIN, :—Mort de Clairaut, géomètre. Notice sur sa vie, par Diderot. 281 Histoire de la délivrance de la ville de Toulouse. 285
Vers et autres écrits sur la tragédie du Siège de Calais. ibid.
OEuvres diverses de Marivaux. 286
Sur différentes héroïdes. ibid.
Le Déisme réfuté par lui-même, par Bergier. 288
Observations sur une Dénonciation de la Gazette littéraire, par Morellet. 289 Essai sur les Femmes, par de Boussanelle. 290 Réflexions sur la comédie ; première représentation du Mar iage par dépit,
comédie; début d'Aufresne. ibid.
JUILLET. — Lettre de Jean Gottlièb Sanftmuth à sa mère. 298
Lettre d'une femme à son mari, soldat dans le régiment de Lochmann Suisse. 308
478 TABLE.
pag
Épitre à Catherine. Il, par Sprat. ... 308
Modèle d'une salle d'audience pour l'impératrice de Russie, par Vassé,
statuaire. 309
Héroïde de Biblis à Caunus, par Blinde Sainmore 310
anthologie française, publiée par Monnet. ibid.
La Philosophe par amour; Histoire des infortunes du chevalier Dampierre
Mémoires de Duncan, romans. 312
Lettre,rie M, Gobe-MOuche, à tous ceux qui savent entendre, 313
Réponse à la lettre de Jean Gottlièb Sanftmuth. 314
Réception du comédien Aufresne. Sur mademoiselle Clairon et Garrick. 315 Mort de Carle Vanloo 323
Brochure sur les privilèges exclusifs, par Abeille. 325
Considérations sur les moeurs de ce siècle, par Duclos. 328.
AOUT. — Examen, du livre des Délits et des peines, de Beccaria. 331
Sermon adressé aux philosophes. 339
Lettre contre le.livre de d'Alembert sur la destruction des Jésuites. 342
Chanson de Voltaire pour mademoiselle Clairon. 343
Première représentation de Pharamond, tragédie de La Harpe. 345
Prix décernés à Thomas et Gaillard pour l'Éloge de Descartes. 348
domination de Boucher à la place de premier peintre du roi. ibid.
Pension de feu Clairaut accordée à,d'Alembert ibid.
Notice sur le.marquis de Villette. 349
Souscription pour l'estampe de la famille Calas 356 Requête des Bénédictins de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés pour
être affranchis de leur règle et pour quitter l'habit monastique.- 352 Requêtes des mousquetaires noirs et gris au pape; parodie dé la précédente.
précédente.
Traduction de la Pharsale de Lucain, par Masson., 355
SEPTEMBRE. — Séance de l'Academie pour la distribution des prix
accordés à Thomas et Gaillard. 356
, Sur la tragédie de Pharamond, de La Harpe. 362
Sara Th..., nouvelle par Saint-Lambert.363
Invention d'un corset pour se soutenir dans l'eau; par l'abbé de la Chapelle, 365
, Examen de la philosophie de Descartes. 366
Mort du comte de Caylus. 373
Reprise d'Adélaïde Du Guesclin, de Voltaire 376
première représentation d'Isabelle et Gertrude, opéra de Favart et
Blaise.379
Sur la Nokuvelle de Sara Th..., par Saint-Lambert (suite) 383
Reprise funeste à l'inoculation. 384
DES MATIÈRES. 479
pag.
OCTOBRE.— Sur lé traité de la Méthode dé Déscartes. 384
Fréron met en doute l'innocence des Calas. Lettres qui lui sont adressées à ce sujet par le marquis d'Argence et par Voltaire. M.de la Chalotais le chasse de Rennes. 391 Aventure de J.-J. Rousseau à Motiers-Travers ; écrits contre lui.392 Première, représéntation du Tuteur dupé, comédie de Cailhava 393 Première représentation du Petit-maitre en province, opéra de Harny et Alexandre. 400
La chandelle d'Arras, poëme de Du Laurens. 402 Sur un poëme épique (la Conquête de Naples) de Gudin. 403
NOVEMBRE. =Spectacles donnés à Fontainebleau d'Aufrense dans Cinna. Thétis et Pélée, de Fontenelle, le Destin, Renauld d'Ast; Adélaïde Du Guesclin ; Silvie, opéra de Laujon; palmire ballet hé- ' roïque; Diane et Endymion; pantomime; Zénïs et Almazie, opéra ' de Chamfort; le Triomphe de Flore; opéra; Eglé, comédie; analysé du' ballet de l'Ennui; la Fée Urgèle ; le Philosophe sans le s'avoir; comédie de Sedaine arrêtée par la police. 405-417 Sur l'impression du Petit-maître en province ; de M. Harny. 417 -J.-J. Rousseau quitte Motiers-Travers. 418 Discussion sur les miracles a Genève. 421 Mémoire sûr les portions congrues. ' 425 Actes de l'assemblée du clergé contre l'Encyclopédie, l'Emile, le Contrat
social, etc. 426
Lettre à mademoiselle Nanette Calas, par une religieuse. 427
Première représentation de l'Orpheline léguée, comédie de Saurin. —
Épigramme sur cette pièce, 430 .
Clôture des spectacles de Fontainebleau. Frosine ,opéra de Moncrif; , Thésée, de Quinault. . 433
Publication de nouveaux Mélanges, par Voltaire. 434
Le Kain publie la tragédie d'Adélaïde Du Guesclin. ibid.
DÉCEMBRE.—- Sur la traduction du livre des Délits et des Peines,, de
l'abbé Morellet. ' .435
Sur Timoléon de Cossé, duc de Brissac ; querelle dès Molinistes et des
Jansénistes pour la cure de Saint-Sulpice; lettre qu'il écrit à ce sujet. 444 Essais historiques sur les lois, traduis par Bouchaud. 447
Traité de la formation mécanique des langues, par de Brosses. 448
Discours sur cettequestion, s'il est plus difficile de conduire les hommes
que de les éclairer, par l'abbé Millot. 449
La Mort d'Abel, drame de l'abbé Aubert. ibid.
Sur l'Almanach des Muses de 1765. 45o
Plagiats de J.-J. Rousseau sur l'éducation. . - ibid.
480 . TABLE DES MATIÈRES.
pag.
Journal fait pendant le séjour de J.-J. Rousseau à Strasbourg. 4 51
Fermentation excitée à Genève par les Lettres de la Montagne. 453
Lettre de Voltaire à Tronchm. 455
Première représentation du Philosophe sans le savoir, de Sedaine. 437
Jugement de Diderot sur celle pièce. 460 Première représentation de la Fée Urgèle, opéra comique de Favart et
Duni 463 Les Tourterelles de Zelmis, poëme de Dorat. 464 Lettre de Coton d'Utique à César, par Parmentier. 465 Mort de Crevier. 466 Mariage, de madame Belot et du président de Meynières. ibid. Elizabeth, roman de madame Benoist. 467 Le Compère Matthieu, de Du Laurens. ibid. Nouvelle lettre de M. du Peyrou à M. de Montmollin, pour J.-J. Rousseau. 468 Eudoxe, tragédie de de La Salle. 470 Lucrèce, tragédie. 471
FIN DE LA TABLE DU TOME QUATRIEME.