H. FEUILLERET
SA VIE ET SES VOYAGES
TOURS
ALFRED MAME ET FILS
ÉDITEURS
MUNGO PARK
PROPRIÉTÉ DES ÉDITEURS
MUNGO PARK
Le barbier maladroit.
H. FEUILLERET
MUNGO PARK
SA VIE
ET SES VOYAGES
TOURS
ALFRED MAME ET FILS, ÉDITEURS
M DCCC LXXX
A MON FRERE
PAUL FEUILLERET
C'est toi qui m'as donné l'idée de ce livre. En te le dédiant, je remplis un devoir qui m'est bien doux.
Ton frère et ami,
HENRI FEUILLERET.
AVERTISSEMENT
Les voyages accomplis récemment dans l'Afrique occidentale et surtout dans les contrées arrosées par le Sénégal, la Gambie et le Niger, donnent un grand intérêt aux récits des anciens voyageurs qui ont parcouru les mêmes régions. Au premier rang de ces intrépides explorateurs du Soudan occidental il faut placer Mungo Park, le premier européen qui ait vu le Niger et qui nous ait laissé une description assez exacte de la partie moyenne de son cours. Alors que les plus savants de ses contemporains s'obstinaient à reporter plus à l'est et jusqu'au lac Tchad l'embouchure du fleuve mystérieux, lui la cherchait au sud du Soudan. Il supposait même que le Niger pouvait bien être un affluent du Congo. C'était là sans doute une erreur, mais une de ces erreurs
VIII AVERTISSEMENT
qui mettent sur la voie des plus grandes découvertes. Ainsi Colomb, par une erreur semblable, avait été conduit à révéler au monde l'existence d'un immense continent entre l'Europe et l'Asie. Ce grand homme avait plus de cinquante ans lorsqu'il commença la série des voyages qui ont immortalisé son nom. Mungo Park fut un voyageur éminent à l'âge où les jeunes gens ne songent ordinairement qu'au plaisir. C'est à vingt-quatre ans
qu'il entreprit le premier] voyage dont il nous a laissé une si intéressante relation. Dix ans après, il expirait
dans une seconde exploration du Niger!
La publication du premier voyage de Mungo Park, à la fin du siècle dernier, produisit une grande sensation dans son pays. Traduit en français quelques années plus tard, il ne fut pas moins bien accueilli par le public lettré. Pourtant la traduction laissait beaucoup à désirer, et pour la forme et pour le fonds. Le traducteur ne se piquait pas toujours d'une fidélité scrupuleuse.
Nous ne pouvions guère songer à la reproduire, même en la soumettant à une sévère revision. Il y avait à cela plus d'une difficulté, et nous devions tout d'abord nous préoccuper du jeune public auquel nous nous adressions. Nous ne pouvions songer davantage à une analyse suivie des voyages de Mungo Park, d'ans le genre de celle, par exemple, qu'a donnée M. le baron Walckenaër, dans sa belle collection des Voyages en Afrique. Son but était tout différent du nôtre. Son ouvrage s'adresse au publie savant.
AVERTISSEMENT IX
Dès lors notre plan était indiqué : nous attacher scrupuleusement à reproduire les parties les plus vivantes; de l'ouvrage, les impressions les plus vives du voyageur, les tableaux les plus animés de son récit; puis nous borner à résumer les parties secondaires, les faits les moins intéressants, les digressions les moins utiles; en un mot, il fallait nous tenir à égale distance d'une reproduction littérale et d'une analyse incomplète.
Telle était notre tâche bien humble et bien modeste, mais qui ne nous en a pas moins coûté' quelques efforts. Tel qu'il est, notre livre offrira peut-être à la jeunesse qui nous lit une lecture à la fois profitable et plaisante. Il est sûr, du moins, que nous n'avons pas transcrit ici une ligne sans penser à elle.
On trouvera sans doute une grande disproportion entre les deux parties qui composent cet ouvrage. La raison en est bien simple. Mungo Park faisait ce que font beaucoup de voyageurs, curieux de consigner par écrit le résultat de leurs voyages. Il prenait des notes au jour le jour, puis, de retour dans son pays, il les mettait en ordre, les revisait et enfin les rédigeait. Ces notes n'offraient que des indications sommaires, de rapides esquisses suffisantes pour lui rappeler la suite des idées, le souvenir des faits ou des émotions qui l'avaient assailli pendant ses voyages, et qui devenaient ensuite la matière d'une narration suivie,.
Mais pour le second voyage, qui forme la deuxième partie de notre ouvrage, il n'en pouvait être ainsi. Brus-
X AVERTISSEMENT
quement interrompu par la mort de l'infortuné voyageur, il n'en restait que des notes sans suite, que l'on avait bien pu recueillir, mais auxquelles on ne put donner la suite, l'âme et la vie que l'auteur aurait pu seul leur donner. Il en résulta une relation intéressante encore, mais dépourvue de cette suite, de cette liaison, surtout de cette empreinte personnelle, de cette couleur et de cette vivacité que l'on remarque dans la première. Toutefois nous avons cherché à en relever l'intérêt par des notes et des additions de nature à jeter un peu de variété et d'agrément dans un récit nécessairement froid et aride. Nous voudrions espérer que nous avons atteint notre but.
Encore un mot avant de terminer. Dans nos deux premiers livres 1, composés pour l'excellente collection de MM. Mame, nous avons introduit nos jeunes lecteurs dans les mers arctiques. Dans un troisième volume 8, nous les avons conduits à travers les méandres du détroit de Magellan et dans les vastes solitudes de la Patagonie. Jusqu'ici nous les avons, pour ainsi dire, confinés dans les régions les plus froides du globe.
Aujourd'hui nous les faisons pénétrer dans les contrées brûlantes de la zone torride. Mais le spectacle est toujours le même. On y verra toujours l'homme aux prises avec les éléments, avec les forces aveugles de la nature,
1 1° voyages à la recherche de Franklin, 1 vol.; 2° Les Successeurs de Franklin, 1 vol.
2 Le Détroit de Magellan, 1 vol.
AVERTISSEMENT XI
en lutte avec son semblable et n'ayant pour sortir victorieux de cette double lutte que les ressources de son intelligence aidées du secours de Dieu.
Bordeaux, 1er octobre 1879.
MUNGO PARK
PREMIERE PARTIE
CHAPITRE I
L'ASSOCIATION AFRICAINE
Ce sont des Français qui ont, les premiers, dans le cours du XVIIIe et au commencement du XIXe siècle, fourni les renseignements les plus complets sur la Sénégambie. La carte de cette vaste région, dressée en 1751 par d'Anville, pour la Compagnie des Indes, fut longtemps, pour les détails, la meilleure que l'on possédât. Les noms de Roussin, de Beaufort , de Dussault et autres marins distingués sont attachés à la géographie de cette contrée. Leurs travaux ont servi de base aux voyageurs qui sont venus après eux.
Toutefois, quoique les Français fussent les premiers en date dans l'exploration de cette partie de l'Afrique, leurs travaux ou leurs découvertes étaient loin d'avoir l'importance des travaux des Anglais qui sont venus après eux.
Il est vrai que l'initiative individuelle a toujours plus de succès que l'intervention des pouvoirs publics. Tandis qu'en France toute tentative du genre de celle de Mungo Park a besoin pour réussir, ou tout au moins pour commencer, de l'appui d'un gouvernement souvent long à se décider et toujours préoccupé de questions politiques, en Angleterre, les
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MUNGO PARK.
sociétés privées, plus libres dans leurs mouvements, impriment un vigoureux essor aux entreprises lointaines et aux voyages d'exploration.
Précisément, vers la fin du siècle dernier, en 1788, l'année même où Bruce publiait, ou était à la veille de publier son Voyage en Abyssinie, il se formait à Londres une société, dite Association africaine, dont le but était d'encourager et de favoriser les voyages d'exploration dans l'intérieur de l'Afrique. Le désir de propager le commerce anglais dans les régions encore peu connues du Soudan n'était pas la seule préoccupation de cette société. Elle avait une ambition plus haute : elle désirait étendre les connaissances géographiques aussi loin que possible à l'est des comptoirs anglais de la Sénégambie. En 1788, on connaissait, grâce à Bruce, un peu l'Abyssinie, un peu le Congo, mieux la Barbarie, ainsi que les comptoirs échelonnés le long de la côte d'Afrique. De l'intérieur du continent, on ne savait rien ou fort peu de chose. Il y avait surtout un fleuve, le mystérieux Niger, dont l'existence commençait à se révéler, mais sur la direction, l'étendue et l'embouchure duquel on n'avait que des notions vagues ou erronées. On soupçonnait seulement que ce fleuve pouvait être une artère commerciale destinée un jour à faire pénétrer les marchandises anglaises dans l'intérieur de l'Afrique. Il y avait aussi une ville, non moins mystérieuse, nommée Tombouctou, que les uns plaçaient sur le Niger, les autres à une certaine distance de ce fleuve; mais qui, dans tous les cas, par l'importance de sa population et de son commerce, offrait un débouché à ces mêmes marchandises. Le commerce, il faut toujours en revenir là avec les Anglais ! Principe de leur activité fiévreuse, il est en même temps l'agent le plus fécond de leurs découvertes géographiques.
Apeine l'Association africaine fut-elle formée (18 juin 1788), grâce à des souscriptions volontaires et au concours de personnes riches ou considérables par leur savoir ou par leur position, qu'on vit se produire des demandes pour des voyages de découvertes. Lucas, Ledyark et Houghton furent les pre-
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miers qui répondirent à l'appel de la Société. Gomme les voyages des deux premiers ou n'aboutirent pas, ou furent étrangers à la partie de l'Afrique que nous considérons ici, nous n'en parlerons pas. Il n'en est pas de même de celui du major Houghton, qui, on peut le dire sans prétendre diminuer la gloire de Mungo Park, ouvrit la voie à l'illustre voyageur écossais.
CHAPITRE II
UN PRECURSEUR DE MUNGO PARK
On sait peu de chose de la vie du major Houghton. Né en Angleterre en 1750, il avait vingt-neuf ans lorsqu'il fut nommé capitaine dans un régiment, puis major du fort de l'île de Gorée. Ces fonctions lui avaient donné les moyens de s'instruire des moeurs des Maures et de celles des nègres. Désigné, sur sa demande, pour pénétrer dans l'intérieur du continent, il eut particulièrement pour mission de remonter la Gambie, puis d'atteindre le Niger. Après avoir visité les villes de Tombouctou et de Haoussa, que l'on supposait situées sur les rives du fleuve, il devait revenir sur la côte avec les caravanes qui traversent le grand désert, ou par toute voie qui lui semblerait la plus favorable.
Houghton quitta l'Angleterre le 16 octobre 1790, arriva sur la Gambie, le 10 novembre suivant, et pénétra d'abord facilement dans l'intérieur du pays jusqu'aux limites extrêmes du royaume de Barra. Il voyageait avec un interprète. A Jinkakonda, dans le Yani, il acheta un cheval et cinq ânes. Il portait avec lui des marchandises assez considérables dont il s'était pourvu aux frais de l'Association. Ces marchandises devaient servir à le défrayer dans son voyage. Ainsi équipé, il se préparait à passer à Médina, capitale du petit royaume de Woolli (Oulli), lorsque quelques mots, échappés de la bouche d'une négresse, lui apprirent qu'on avait formé une conspiration pour le tuer. Les marchands qui trafiquaient sur la Gambie, croyant que le commerce était l'unique objet du major
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et craignant la concurrence d'un étranger, avaient résolu sa mort. Nous prions de bien remarquer ce fait, car il explique, comme nous le verrons plus loin, la mort du major et probablement celle de Mungo Park. Pour se soustraire au danger qui le menaçait, Houghton jugea à propos de quitter la route ordinaire; et, favorisé par la marée, il traversa, avec ses ânes, le fleuve à la nage et se trouva sur la rive méridionale dans le royaume de Cantor. Il retraversa ensuite la Gambie et entra dans le royaume de Woolli. Accueilli avec une bienveillante hospitalité à Médina par le roi de ce pays, il remarqua que les environs de la capitale abondaient en blé et en bestiaux. Dans son court séjour à Médina, le feu prit aux maisons, et la ville fut presque entièrement réduite en cendres. Pour comble de malheur, l'interprète d'Houghton disparut en lui enlevant son cheval et trois de ses ânes. Le roi de Woolli se nommait Djata et avait soixante ans. Peu ébranlé du désastre de sa capitale, qui fut bientôt réparé d'ailleurs, il encouragea le major dans le projet qu'il avait de fonder un comptoir anglais sur les bords de la Gambie, à vingt-six milles au sud de Médina. Le major en avait fixé l'emplacement dans une belle plaine cou-, verte de grandes herbes, abondante en sources et fréquentée par un grand nombre de daims et de sangliers. Il écrivait à sa femme le 10 mars 1791 : « Le capitaine Littleton a fait ici, en quatre ans, une fortune considérable ; il possède actuellement plusieurs vaisseaux qui font le commerce sur le fleuve. On se procure ici, en tout temps, et pour des babioles de peu de valeur, de l'or, de l'ivoire, de la cire, des esclaves; et il est facile de gagner huit capitaux pour un. La volaille, les brebis, les oeufs, le beurre, le lait, le miel, le poisson s'y trouvent en grande abondance, et avec dix livres sterling on y entretiendrait dans l'aisance une famille nombreuse. Le sol est sec, l'air est très sain, et le roi de Woolli m'a dit qu'il n'était jamais mort un seul blanc à Fatatenda. »
De Fatatenda le major Houghton, après avoir remonté la Gambie, passa dans le bassin du Falémé, affluent du Sénégal, et entra dans le Bambouk. Là il obtint des renseignements
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sur le grand fleuve du Soudan. On lui apprit que ce fleuve, nommé Joliba 1, se dirigeait d'abord du sud au nord jusqu'à ce qu'il eût atteint la ville de Djinnié ou Genné, et qu'ensuite il coulait directement à l'est jusqu'à Tombouctou. Mais là s'arrêtaient les renseignements, et Houghton, pas plus que Mungo Park, ne put savoir ce que devenait le Niger au delà de Tombouctou 2.
Le roi de Bambouk, qui avait accueilli le major avec faveur, lui donna un guide pour le conduire jusqu'à Tombouctou et de quoi subvenir à ses dépenses sur la route. On pouvait espérer qu'un voyage entrepris sous de tels auspices, avec d'aussi heureux commencements, aurait une heureuse issue. Il n'en fut rien. Une note au crayon, tracée par la main du major Houghton, et parvenue à Pisania au docteur Laidley, fit savoir qu'il avait été dépouillé de tous ses effets par Funda, fils de Boucar ; que cependant il était en bonne santé et toujours sur la route de Tombouctou. Puis, peu de temps après, on apprit, à n'en pouvoir douter, qu'il avait péri assassine dans les Etats du roi de Bambara. Simbing, d'où le major data sa dernière note au crayon, est une petite ville frontière du royaume maure de Ludamar. Lorsque, quelques années après, Mungo Park, dans son premier voyage, passait à Simbing, il recueillit sur les lieux des renseignements qui éclairent la triste fin du major Houghton et que nous rapporterons plus loin 3
1 C'est le nom local du Niger. 2 Voir plus loin ( page 20). 3 V. chapitre XI.
CHAPITRE III
LES COMMENCEMENTS DE MUNGO PARK
La gloire d'avoir été le premier Européen qui ait atteint le Niger appartient à un jeune Écossais qui vivait à la fin du dix-huitième siècle, et qui est mort au commencement du dixneuvième.
Né le 10 septembre 1771 à Fowlshiels, sur les bords de l'Yarrow, près de Selkirk, Mungo Park 1 fut le troisième fils d'une famille qui comptait treize enfants, dont huit seulement vécurent.
Fowlshiels était le nom d'une ferme que le père de Mungo Park exploitait, comme tenancier du duc de Buccleugh. Chargé d'une nombreuse famille, cet excellent père n'en veilla pas moins, avec une sollicitude exemplaire, à l'éducation de ses enfants. Le goût de l'instruction n'était pas rare d'ailleurs chez les fermiers écossais, et plus d'un homme célèbre dans les sciences et dans les lettres est sorti de cette classe intéressante de la société.
Le père de Mungo Park, ne pouvant s'occuper de l'éducation de tous ses enfants, prit chez lui un maître qui fut chargé de veiller à leur première instruction. Le petit Mungo reçut donc ses premières leçons dans la maison paternelle; puis, quand il fut en âge d'aller à l'école, son père le plaça dans une pension de Selkirk où il resta pendant plusieurs années. Mais, soit à la maison paternelle, soit dans cette pension, le
1 Mungo est le nom d'un saint d'Ecosse, et constitue ainsi le prénom que l'on donne quelquefois aux enfants du pays.
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jeune Mungo montra une aptitude, rare pour l'étude, et une application qui ne tarda pas à le placer à la tête de sa classe.
D'un autre côté, son extérieur froid et réservé, son caractère sérieux et méditatif l'éloignaient des jeux naturels à son âge et décelaient un esprit plus propre à la réflexion qu'au plaisir.
Ces dispositions parurent au père de Mungo Park les meilleures pour faire de son fils un homme d'Eglise; mais le jeune Mungo, qui avait alors quinze ans, déclara qu'il préférait la carrière médicale, et son père, loin de contrarier la vocation
de son fils, s'empressa de la seconder. Il le plaça chez M. Thomas Anderson, chirurgien estimé de Selkirk. On remarquera que Mungo Park était bien jeune lorsque, délaissant ses études littéraires, qu'il ne devait pas avoir poussées bien loin, il entra comme élève chez le chirurgien de Selkirk; mais on voudra bien se rappeler que son père, chargé d'une nombreuse famille, avec des ressources médiocres, devait songer à mettre ses enfants à même de gagner de bonne heure leur vie. Quoi qu'il en soit, de bonne heure aussi, les aptitudes
aptitudes de l'enfant se révélèrent, et après trois ans de séjour à Selkirk, pendant lesquels Anderson l'initia à la pratique de l'art, on l'envoya à Edimbourg, où, pendant trois autres années, il suivit avec distinction les cours de médecine. On ne sait rien d'ailleurs de particulier sur sa vie académique, pendant laquelle il paraît s'être livré avec ardeur à l'étude de toutes les branches de la science médicale ; mais il y en a une qui paraît avoir obtenu ses préférences: c'est la botanique. Il consacrait toutes ses vacances à des excursions dans les montagnes, à la recherche des plantes rares ou même communes de son pays. Il était souvent accompagné dans ces promenades par un jeune homme qui partageait son goût pour la botanique, s'il ne le lui avait pas inculqué. Ce jeune homme se nommait Dickson, et comme ce nom se trouve mêlé à la vie de Mungo Park, il n'est pas inutile de lui consacrer quelques lignes. Dickson était Écossais comme Mungo Park, et, comme lui,
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d'une naissance obscure. Comme lui enfin, il dut songer de bonne heure à se pourvoir. Il se plaça d'abord comme jardinier chez un particulier qui possédait à Hammersmith une pépinière considérable. Puis il alla s'établir à Londres comme grainetier. Ses connaissances en botanique et en horticulture lui donnèrent bientôt une grande autorité dans sa profession et même dans la science botanique.
Il est vrai qu'il fut aidé, soutenu et encouragé par un protecteur aussi savant que riche, par le fameux Joseph Banks, qu'il avait connu à la pépinière d'Hammersmith. Banks, qui avait enrichi cet établissement de plantes exotiques et rares, eut occasion d'apprécier les heureuses dispositions du jeune homme pour la botanique, et plus tard, lorsque Dickson vint s'établir à Londres, il l'accueillit avec beaucoup de bienveillance, l'encouragea dans ses études et mit à sa disposition sa riche bibliothèque et ses précieuses collections. Toutes les heures que Dickson pouvait dérober à ses occupations, il les passait dans la bibliothèque de Banks, lisant les ouvrages qui traitent de la botanique , parcourant les collections que Banks avait rapportées de ses voyages. En un mot, Dickson devint un botaniste distingué, membre de la société Linnéenne de Londres, dont il fut un des fondateurs, auteur enfin de quelques ouvrages estimés sur la science.
Tel fut l'homme que le hasard et des goûts communs rapprochèrent de Mungo Park, qui en fit son ami et bientôt son beaufrère. Quand il eut terminé ses études médicales à Edimbourg, Park se rendit à Londres pour y exercer la profession de médecin. Il y retrouva Dickson, déjà établi, qui s'empressa de le présenter à Banks. L'entrevue fut ce qu'elle devait être. On voyait, d'une part, un jeune adepte 4 des sciences géographiques, disciple de Cook autant que de Linné; de l'autre, le représentant le plus autorisé de l'Association africaine, dont il était président, et de la Société royale de Londres, dont il était membre. Le résultat de cette entrevue fut la nomination de
1 Mungo Park avait alors vingt et un ans.
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Mungo Park comme chirurgien à bord du Worcester, navire
de la Compagnie des Indes Orientales, Rien d'important d'ailleurs ne signala ce voyage, qui ne dura qu'un an et n'eut guère pour champ d'exploration que l'île de Sumatra. L'histoire naturelle fut particulièrement l'objet, des recherches du jeune voyageur, et il en consigna le résultat dans un Mémoire qui fut communiqué à la société Linnéenne et imprimé dans le recueil de cette société.
C'est au retour de ce voyage que Mungo Park, qui n'avait encore que de vingt-deux à vingt-trois ans, songea sérieusement à faire un voyage d'exploration dans l'intérieur de l'Afrique. Alors comme aujourd'hui, une expédition dans les régions encore inexplorées du continent africain était fort. à la mode. Il y a cent ans, Tombouctou et, le Niger étaient l'objectif de la plupart des voyageurs. Seulement pour Mungo. Park, comme pour ses illustres compatriotes, à l'attrait d'un voyage de découvertes se joignait l'intérêt du commerce. « Peu de temps après mon retour des Indes 1, dit Mungo
Park, j'appris que l'Association pour les voyages d'Afrique désirait trouver quelqu'un qui voulût pénétrer dans ce continent par la rivière de Gambie. Déjà connu du président de la Société royale de Londres 2, je le priai de me recommander à celle des découvertes en Afrique.
« Je savais que M. Houghton, ancien major du fort de Gorée, était parti avec les instructions de la Société pour remonter la
rivière de Gambie, et qu'il y avait tout lieu de croire qu'il avait péri victime de, l'insalubrité du climat ou de la cruauté des indigènes. Mais, loin de me détourner de mon dessein, cet exemple me donna encore plus d'ardeur pour offrir mes services à la Soeiété des découvertes. Je désirais vivement étudier les productions d'un pays si peu fréquenté, et connaître par moi-même les moeurs et le caractère de ses habitants. Je. me sentais capable de supporter les fatigues d'un tel voyage,
1 1793.
2 Sir Joseph Banks.
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et je ne doutais pas que ma. jeunesse 1 et la force de mon tempérament ne me. garantissent des funestes effets du climat.
« Le salaire accordé par la Société était suffisant. Je ne demandai pas plus. Je pensai que si j'avais le malheur de périr dans mon voyage ; toutes mes espérances devaient périr avec moi; mais, en même temps, j'estimai que si je réussissais à faire mieux connaître à mes compatriotes la géographie de l'Afrique et à ouvrir à leur ambition, à leur commerce, à leur industrie, de nouvelles sources de richesses, j'estimai, dis-je, que ceux à qui j'avais affaire étaient des hommes d'honneur, qui me récompenseraient suivant mes services.
" Après avoir pris ses instructions, la Société, me jugeant propre à entreprendre l'expédition, me donna tous les encouragements qui dépendaient d'elle. Son secrétaire, M. Henry Beaufoy, me recommanda chaudement au docteur John Laidley, qui résidait depuis plusieurs années dans un comptoir 2 que les Anglais ont sur la rivière de Gambie, et il me donna en outre un crédit de deux cents livres sterling sur ce même docteur. J'arrêtai mon passage sur l'Endeavour 3, petit navire qui se rendait dans la rivière de Gambie pour acheter de la cire et de l'ivoire, et j'attendis mon départ avec impatience.
« Mes instructions étaient simples et concises. Elles m'enjoignaient de me rendre jusqu'aux bords du Niger, soit par Bambouk, soit par tout autre chemin qui me paraîtrait plus commode. Elles me recommandaient de faire en sorte de reconnaître exactement le cours de ce fleuve, depuis son embouchure jusqu'à sa source 4; de visiter les principales villes du pays qu'il arrose, surtout Tombut et Houssa 3; et elles me laissaient ensuite la liberté de revenir en m'embarquant dans l'endroit qui me conviendrait. »
1 Il avait alors vingt-trois ans.
2 Pisania, ainsi qu'on le verra plus loin.
3 L'Entreprise.
4 C'était beaucoup demander. M. Park et un grand nombre de ses successeurs succombèrent sans avoir résolu le problème.
6 Tombouctou et Haoussa.
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Entre l'époque où M. Park était revenu de l'Inde, en 1793, et son départ pour l'Afrique, il s'écoula environ deux années. Pendant tout ce temps, il paraît qu'à l'exception d'un court voyage en Ecosse, qu'il fit en 1794, il habita Londres ou ses environs, occupé de l'étude des sciences naturelles et surtout des préparatifs qu'exigeait le succès de ses grands desseins.
CHAPITRE IV
PREMIER VOYAGE
DÉPART DE PORTSMOUTH. — ARRIVÉE A VINTAIN. —
LE DOCTEUR LAIDLEY. — PISANIA. — L'ÉCLIPSE DE LUNE DU 31 JUILLET. —
LA FIÈVRE. — OBSERVATIONS SUR LE PAYS
L'Endeavour partit de Portsmouth le 22 mai 1793, et le 28 juin suivant jeta l'ancre à Djilifrey, à l'embouchure et sur la rive droite de la Gambie. Deux jours après, Mungo Park remontait le fleuve jusqu'à Vintain. « Vintain, dit-il, est très fréquenté par les Européens à cause de la grande quantité de cire qu'ils y trouvent et qui est ramassée dans les bois par les Felows, nation sauvage. Leur pays est très étendu et produit beaucoup de riz. On y trouve aussi des chèvres et de la volaille à très bon marché. Le miel qu'ils recueillent avec la cire est consommé par eux. Ils s'en servent pour composer un breuvage enivrant. La rivière de Gambie est profonde et vaseuse. Ses bords sont couverts d'épais mangliers 1, et tout le pays qu'elle arrose paraît plat et marécageux. Elle abonde en poissons. Il y en a de plusieurs espèces toutes excellentes, mais aucune de celles que l'on voit en Europe. Les requins sont très communs vers l'embouchure, et plus haut on trouve beaucoup de crocodiles et d'hippopotames. Ces derniers devraient être appelés les éléphants de mer, parce qu'ils sont d'une grosseur massive et que leurs dents fournissent un très bel ivoire. Ils sont amphibies, ont les jambes très courtes,
1 Arbre originaire du Brésil, dont l'écorce et les fruits sont riches en tanin.
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très grosses, et le pied fourchu 1. Ils se nourrissent d'herbes, d'arbustes qui croissent sur le bord de l'eau, ainsi que de branches d'arbres. On les voit rarement s'écarter de la rivière, et, s'ils sont sur le bord et qu'ils entendent l'approche d'un
homme, ils plongent à l'instant. J'en ai vu beaucoup, et ils m'ont toujours paru plus disposés à fuir qu'à attaquer 2. » Cependant le docteur Laidley, à la nouvelle de l'arrivée de Mungo Park, s'empressa de quitter Pisania, lieu de sa résidence, pour aller au-devant de son jeune compatriote jusqu'à Jonkakonda, le poste après Vintain. Le 5 juillet, les deux amis, car ils l'étaient devenus dès le premier jour, partirent pour Pisania, où ils arrivèrent le même jour.
« Pisania, dit Mungo Park, est un petit village sur la Gambie, à seize milles 3 au-dessus de Jonkakonda. Les Anglais l'ont
bâti dans les États du roi de Yani. C'est une factorerie qui n'est habitée que par eux et par leurs domestiques nègres.
Les seuls blancs qui y résidaient, tors de mon passage, étaient le docteur Laidley et les deux frères Ainsley; mais leur sdomestiques
sdomestiques nombreux. Ces messieurs jouissaient d'une
parfaite sécurité, sous la protection du roi de Yani. La plus grande partie du commerce des esclaves, de l'ivoire et de l'or était dans leurs mains. »
Mungo Park resta cinq mois à Pisania et employa ce temps à apprendre le mandingue, la langue la plus répandue dans cette partie de l'Afrique. Il fut aidé dans cette tâche par le docteur Laidley, qu'un long séjour à Pisania avait familiarisé avec le mandingue.
Après la langue, ce qui préoccupait le plus notre voyageur, c'était la géographie du pays qu'il devait parcourir. Pour obtenir les renseignements dont il avait besoin, on lui conseilla de s'adresser aux statées. On désignait sous ce nom des nègres
1 Il est même divisé en quatre doigts courts et trapus, terminés chacun par un petit sabot. Quant à l'ivoire, il provient des deux dents canines inférieures.
2 On peut voir, dans le voyage de M. le lieutenant Mage, une chasse à l'hippopotame très curieuse (Tour du monde, 1868, 17e vol. pages 21 et 22).
3 Le mille anglais est de 1609 mètres.
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libres qui font ou qui faisaient alors le commerce d'esclaves. Mungo Park s'aperçut bientôt qu'il n'obtiendrait pas beaucoup d'éclaircissements de ce côté, et que tes renseignements de ces slatées se contredisaient. Tous, d'ailleurs, le dissuadaient d'entreprendre le voyage qu'il méditait, « ce qui augmentait, ditil , le désir que j'avais de visiter les pays dont ils pariaient et de juger par moi-même de la vérité de leurs assertions. »
Jusqu'ici tout allait bien, et la santé de Mungo Park n'avait eu nullement à souffrir du changement de climat, lorsque, le 31 juillet, voulant observer une éclipse de lune pour déterminer la longitude de Pisania, et s'étant exposé pour faire ses opérations à l'humidité de la nuit, il fut pris-, le lendemain, d'une fièvre ardente qui l'obligea à garder la chambre pendant la plus grande partie du mois d'août. Sa convalescence fut même retardée par une imprudence qu'il commit; en sorte qu'il ne dut sa guérison complète qu'aux soins du docteur Laidley et à la force de sa constitution. Le tableau qu'il fait de son séjour à Pisania est digne d'intérêt, et nous le rapportons d'autant plus volontiers qu'il nous fournit l'occasion d'apprécier le mérite de l'auteur comme observateur et même comme écrivain.
« Les soins attentifs du docteur Laidley contribuèrent beaucoup à ma guérison. Sa société et son intéressante conversation me faisaient paraître rapides les heures de cette triste saison où la pluie tombe comme par torrents, où l'on est accablé, pendant le jour, par une chaleur étouffante, et, pendant la nuit, épouvanté par le bruit assourdissant des grenouilles, les cris aigus des chacals et les sourds hurlements des hyènes, concert horrible interrompu seulement par les coups de tonnerre, et dont on ne peut se former une idée quand on ne l'a pas entendu.
« Le pays n'est qu'une plaine immense, presque entièrement couverte de bois, n'offrant à la vue qu'une triste et ennuyeuse uniformité. Mais, si la nature lui a refusé les beautés pittoresques et variées, sa main libérale lui a accordé des avantages plus solides, la fertilité et l'abondance. La moindre culture
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suffit pour procurer une moisson abondante. Le bétail s'y nourrit dans de gras pâturages, et les habitants pèchent d'excellents poissons dans la Gambie. « Les grains les plus communs dans ces contrées sont le maïs, deux sortes de millet que les nègres appellent souno et sanio, le millet noir qu'ils nomment bassi woulima, et le millet de deux couleurs désigné sous le nom de bassiqui 1.
« Le pays produit aussi beaucoup de riz, et les habitants cultivent dans leurs jardins à peu près tous les légumes qui croissent dans les nôtres, et de plus l'igname, le manioc, les pistaches, etc. 2. "
Mungo Park vit aussi de petits champs où croissaient le cotonnier ou l'indigotier. Il indique même avec détail la manière dont s'y prenaient les indigènes pour préparer l'indigo. Il nous décrit celle qu'ils emploient pour préparer le couscous, qui, comme on le voit, n'est pas un mets exclusivement arabe. Des particularités du règne végétal l'auteur passe aux observations tirées du règne animal. Il remarque que dans la Gambie les animaux sont à peu près les mêmes qu'en Europe, à l'exception des cochons, qu'on ne trouve, dit-il, que dans les bois, et de la poule d'Inde 3, qui n'était pas encore connue dans cette partie de l'Afrique. Mais les animaux sauvages y sont bien plus variés et bien plus terribles que dans notre Europe. En premier lieu il faut citer le lion ; puis viennent la panthère, l'hyène, le chacal, l'éléphant, l'hippopotame, etc. Les Africains ne savent tirer aucun parti de l'éléphant. Lorsque Mungo Park racontait aux nègres comment les Asiatiques avaient su apprivoiser cet animal, le soumettre à des travaux réguliers, l'employer à des transports, le faire servir même à
1 Le millet est la base de la nourriture dans bien des pays. Encore aujourd'hui il sert à celle du paysan landais. Il y a une cinquantaine d'années, le millet cuit avec du lait formait chaque jour en Bourgogne l'un des repas de nos moissonneurs.
2 L'igname produit, comme la pomme de terre, une sorte de tubercule alimentaire. Le manioc est une euphorbe dont la racine contient une fécule d'où provient le tapioca.
3 C'est le nom que l'on donna d'abord improprement au dindon.
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la guerre, ils secouaient la tête d'un air d'incrédulité et s'écriaient : « Mensonge d'un homme blanc !»
Dans ses voyages; il lui arriva une fois de rencontrer un troupeau d'éléphants sauvages, et une fois aussi la girafe, cet animal si curieux, si grand et en même temps si peu utile.
L'âne et le chameau sont les animaux le plus communément employés pour les transports. Ajoutons le cheval et, dans une certaine mesure, le boeuf lui-même, utilisé comme bête de somme.
L'auteur ne néglige point, à chaque occasion, de décrire les objets qui s'offrent à ses yeux, et il le fait avec la plus grande simplicité, s'attachant à bien voir d'abord, puis à reproduire avec la plus grande netteté ce qu'il a vu. Nous aurons, d'ailleurs, plus d'une fois l'occasion d'apprécier ces qualités, qui sont si rares chez la plupart des voyageurs.
Cependant la saison avançait, Mungo Park était complètement rétabli. Rien ne l'empêchait désormais de continuer son voyage. Le docteur Laidley était allé à Jonkakonda pour ses affaires. Il lui écrivit et le pria de s'entendre avec les slatées qui devaient voyager en caravane, dans l'intérieur du pays, pour qu'ils le prissent avec eux à leur passage à Pisania. En même temps il le chargeait de lui acheter un cheval et deux ânes. Quelques jours après, le docteur était de retour à Pisania. Il avait rempli les commissions de Mungo Park; mais, relativement aux slatées, il l'avertissait qu'ils n'avaient pas encore terminé leurs affaires à Jonkakonda, et qu'il ne savait pas précisément à quelle époque ils seraient en état de partir.
Mungo Park, qui ne connaissait pas le caractère des slatées ni des autres personnes devant former la caravane, trouvant d'un autre côté qu'ils montraient plus de répugnance que d'empressement à le recevoir parmi eux, voyant enfin que l'époque de leur départ était incertaine et que la saison commode pour voyager était déjà avancée, résolut de partir seul. Le docteur l'approuva, et lui promit tous les" secours et toutes les recommandations dont il aurait besoin pour voyager avec sûreté et profit.
2
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On était arrive au commencement de décembre. C'est le 2 de ce mois que Mungo Park quitta Pisania. Mais avant de nous engager avec lui dans ce long et intéressant voyage, qu'il décrit si bien, prenons nous-mêmes connaissance du pays qu'il allait parcourir, ainsi que des moeurs et des usages des populations qu'il allait rencontrer. Ce sera le sujet des deux chapitrés suivants.
CHAPITRE V
LE PAYS
Au sud 1 du grand désert du Sahara, du bassin du Nil à l'océan Atlantique et, pour ainsi dire, à travers toute l'Afrique, s'étend de l'est à l'ouest une bande de terrain d'une largeur moyenne de six cent cinquante kilomètres et d'une longueur de quatre mille six cents kilomètres, que l'on désigne sous le nom de Nigritie, et à laquelle les Arabes ont donné le nom de Soudan, et les indigènes celui de Takrour. Mais ces trois mots, si différents de forme, expriment la même contrée et veulent dire : LE PAYS DES NÈGRES.
On a calculé que la superficie de cette vaste région, ou du moins des États mahométans du Soudan, équivalait à un million six cent trente-quatre mille trois cents kilomètres carrés. A ce compte, le Soudan aurait plus de trois fois l'étendue de la France. La population, autant qu'il a été permis de l'évaluer, serait de trente-huit millions huit cent mille habitants, chiffre, qui est aussi celui de la population de la France ; mais comme le Soudan est trois fois plus grand que celle-ci, il se trouve par là trois fois moins peuplé et n'a que vingt-quatre habitants par kilomètre carré, tandis que la France en compte soixanteneuf.
Le Soudan est d'ailleurs, et en général, une région basse, dont le sol profond, fécondé par des pluies périodiques, est susceptible de nourrir une population bien plus nombreuse.
1 Nous devons beaucoup des indications suivantes à l'excellente Géographie de l'Afrique, de M. Bainier.
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Au point de vue orographique, il se présente, au nord et près du voisinage de Sahara, comme un pays de plaines à peine accidentées, et dont l'altitude moyenne est de trois cents à quatre cents mètres; à l'ouest, vers le haut Niger, on voit s'élever les monts de Fouta Diallon, où commence la Sénégambie ; au sud-ouest les monts, de Kong, au nord de la Guinée. Presque partout le sol du Soudan est fertile et cultivé. Les deux principaux accidents hydrographiques du Soudan sont le lac Tchad et le Niger.
Le Tchad est un grand lac marécageux, qu'on a surnommé un peu ambitieusement la Caspienne du Soudan, et dont la superficie et la profondeur varient suivant les saisons. En temps ordinaire, il mesure trois cent vingt kilomètres de l'est à l'ouest, et deux cents kilomètres du nord au sud. Élevé de deux cent soixante-seize mètres au-dessus du niveau de la mer, il a de trois à cinq mètres de profondeur. Ses bords, comme ceux de beaucoup d'étangs de notre pays, sont bas et marécageux, couverts de roseaux. Ses rivages sont en outre fréquentés par les éléphants, les hippopotames, les crocodiles, les buffles, les sangliers, les antilopes et les léopards. Pendant la saison des pluies, ces marais sont complètement inondés. Les eaux du lac sont douces, fraîches et limpides; il renferme un archipel d'îles basses et sablonneuses, habitées par les Yédina ou Bildoumas, nègres grands, robustes, intelligents et exerçant la piraterie sur les peuples riverains. La superficie du lac Tchad est évaluée à trente-quatre mille quatre cent quarante kilomèlres carrés (près de quatre fois le département de la Gironde.)
Le Niger 1 paraît être jusqu'ici le plus grand fleuve de l'Afrique après le Nil. Comme ce dernier, il se termine par un delta; mais, à l'inverse du Nil, il a son embouchure tournée du côté de l'équateur. Son cours est de quatre mille huit cents kilomètres de longueur (le Nil en a de six à sept mille).
On savait depuis longtemps que le Niger prend sa source
1 On l'appelle quelquefois le Joliba ou Djoliba.
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dans les montagnes de Kong ; qu'il coule d'abord du sud-ouest au nord-est jusqu'à Tombouctou, en passant à Sego et à Djenné et en traversant le lac Dibbie ou Debo ; mais à partir de Kabra ou Kabara, pendant longtemps on n'eut pas la notion exacte de son cours et de son embouchure. Avant Mungo Park, on croyait qu'il continuait à se diriger vers l'est, comme s'il devait se jeter dans le lac Tchad. Mungo Park est le premier qui se douta de sa direction vers le sud. Seulement il se trompait sur sa véritable embouchure. La vérité est que bien audessous de Kabra il change brusquement de route et coule désormais du nord-ouest au sud-est. Les montagnes de Kong semblent lui ouvrir un passage. Il les franchit et finit au golfe de Guinée par un delta marécageux. Son lit est encombré d'îles, de rapides et d'obstacles à la navigation. Sa vitesse moyenne est de huit kilomètres à l'heure, tandis que celle du Nil n'est que de trois kilomètres. Les crocodiles et les hippopotames pullulent sur ses rives, ainsi que les éléphants et les tortues dans les îles. Il y a deux grands affluents : l'un sur sa rive gauche et plus près de son embouchure, la Bénoué ou Tchadda, qui vient du plateau intérieur de l'Afrique; l'autre sur sa rive droite et plus près de sa source, le Bakkoy, qui, comme le Niger, descend des montagnes de Kong. Le Niger et la Bénoué sont les deux artères par lesquelles les Anglais s'efforcent de faire pénétrer le commerce de l'Europe dans l'Afrique occidentale, et de rejoindre le Schari ou Chari 1.
Le Soudan renferme plusieurs États ou pays dont nous ne citerons que ceux de Haoussa, de Tombouctou, de Massina, de Bambara et des Mandingues, parce que leurs noms reviennent souvent dans le journal de Mungo Park.
Le Haoussa, que notre voyageur écrit le plus souvent Houssa, est un grand pays situé bien au delà du Niger, entre ce fleuve et le Darfour. C'est une région fertile, et le centre de la puissance des Foulbé dans le Soudan.
1 Bainier. Le Chari est une grande rivière qui se jette dans le lac Tchad.
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Le pays de Tombouctou est situé dans là partie la plus septentrionale du Niger. Il en commande en quelque sorte le cours, étant placé dans la partie moyenne de son bassin. Tombouctou,
Tombouctou, grande ville que ne put voir Mungo Park, où, plus heureux, René Caillié fut le premier Français qui put pénétrer,
est une cité de douze à quinze mille habitants composés de
Foulbé, d'esclaves du Haoussa, d'Arabes et de Touaregs.
Située à neuf kilomètres au nord du Niger, elle est reliée au
fleuve par le port de Kabara ou Kabra, qui ne renferme que
deux mille habitants.
Le Massina ou Maçina nous rapproche de la Sénégambie. Sa capitale est Djenné ou Djenny, sur le Niger. Les Foulbé règnent
règnent en maîtres sur ce territoire.
Le Bambara vient ensuite et a pour chef-lieu Sego ou SegouSikoro, toujours sur le Niger. C'est une ville commerçante où Mungo Park a séjourné.
Le pays des Mandingues, peu visité par notre voyageur, est sur le haut Niger et sur les hauts plateaux aurifères du DjalonKadou. Sa capitale, Bouré, n'est pas citée par lui.
Le pays dont nous venons d'esquisser les principaux traits est le Soudan proprement dit ; mais le pays des nègres s'étend au delà à l'ouest et au sud-ouest et comprend la Sénégambie et la Guinée, où la race nègre fait le fond de la population. Nous ne parlerons pas de la Guinée, que Mungo Park n'a point visitée, et nous nous attacherons à décrire très sommairement la Sénégambie telle qu'on la connaît aujourd'hui. On sait que ce mot Sénégambie est formé des noms du Sénégal et de la Gambie réunis. Ces deux fleuves, ainsi que le Rio-Grande qui leur succède, prennent naissance dans le pays montagneux connu sous le nom de Fouta-Diallon. Une partie de ces montagnes sépare même les nombreux affluents du haut Sénégal du bassin du Niger, en sorte qu'il n'existe qu'une très petite distance entre le grand fleuve du Soudan et le Kokoro, affluent du Niger sénégambien.
La Sénégambie est donc cette partie de l'Afrique qui est bornée au nord par le Sahara, dont elle est séparée par le
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fleuve Sénégal, à l'ouest par l'océan Atlantique, au sud parla Guinée et à l'est par le Soudan.
Neuf cents kilomètres du nord au sud, onze cents kilomètres de l'est à l'ouest, telles sont ses principales dimensions.
Sa superficie, égale à un peu plus de deux fois la France, est d'un million trois cent quatre-vingt-cinq mille sept cents kilomètres carrés, sur laquelle est inégalement répartie une population de dix-sept millions six cent mille habitants.
Par sa constitution orographique, la Sénégambie est un mélange de collines et de plaines. Celles que baignent les fleuves sont ordinairement fertiles; mais le climat est un obstacle au travail qui féconderait un sol aussi riche. Comprise dans la zone torride, la Sénégambie est abîmée de chaleur surtout sur ses côtes, et infestée par des miasmes délétères. Le climat serait insupportable, s'il n'était tempéré par la fraîcheur des nuits ; mais cette transition même, assez brusque, d'une chaleur accablante au refroidissement nocturne est la cause de graves perturbations dans la santé des Européens et même dans celle des indigènes. D'un autre côté, les pluies périodiques qui succèdent à la saison sèche soumettent le tempérament à des influences contraires qui l'énervent et l'épuisent. Le soleil à midi est intolérable pendant toute l'année ; la température varie de quarante à cinquante degrés centigrades pendant les mois de juillet, août et septembre. Il est vrai que dans la région montueuse du Sénégal, dans le Kaarta, par exemple, dont Mungo Park nous parle si souvent, le climat est plus tempéré et les hivers assez froids.
Mungo Park nous citant souvent les pluies qui l'arrêtent, il importe de distinguer la saison sèche de la saison des pluies. La première commence vers le 15 octobre et dure jusqu'au commencement de juin. C'est l'époque d'une sécheresse extrême, pendant laquelle dominent les vents d'est et de nordest, le ciel étant constamment clair et la température dépassant facilement quarante degrés.
La seconde saison, qui succède à l'autre vers le milieu de juin, est la saison des pluies et s'appelle encore hivernage.
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Elle dure trois mois et demi environ, de la mi-juin à la fin de septembre. C'est la saison des chaleurs accablantes et peu variables; c'est aussi celle des pluies torrentielles et de ces orages furieux et rapides appelés tornados. C'est enfin l'époque où sévissent les fièvres pernicieuses, les dysenteries si dangereuses dans ce climat, les maladies de foie non moins' funestes, etc.
Le climat du Soudan, surtout du Soudan occidental, celui que visita l'illustre voyageur anglais, diffère peu de celui de la Sénégambie. Les saisons sèche et pluvieuse y existent toujours et s'y succèdent aux mêmes époques. Seulement les nuits n'y sont rafraîchies par aucune brise de mer ni par le voisinage des montagnes. A Tombouctou, par exemple, les nuits sont aussi chaudes que les jours; ce n'est que vers quatre heures du soir que la température devient un peu plus supportable. C'est en mai, c'est-à-dire vers la fin de la saison des pluies, que les orages deviennent le plus fréquents. C'est aussi l'époque où l'on prépare la terre pour les semailles, qui doivent être terminées vers la fin de juin, lorsque les rivières et les lacs, alimentés par tant de pluies et d'orages, commencent à déborder et couvrent souvent des espaces de plusieurs lieues carrées. A l'approche de l'hiver, qui commence en octobre, les pluies deviennent moins fréquentes ; les villageois profitent de ce répit pour rentrer leurs récoltes.
Ce serait ici le lieu de parler des productions du Soudan et de la Sénégambie ; mais cela nous entraînerait trop loin, et nous avons hâte d'entretenir nos lecteurs des moeurs des habitants de ces deux grandes régions.
CHAPITRE VI
LES HABITANTS
Les nations qui composent la population indigène de la Sénégambie et du Soudan, de races très diverses, peuvent cependant être ramenées à deux types principaux : le type éthiopien, qui comprend les Maures et les Peuls, et le type nègre, d'où sont sortis les Mandingues, les Soninké, les Ouolofs, les Sérères, etc.
Les Maures sont un mélange de Berbères Zénagas indigènes, d'Arabes venus en conquérants au VIIe siècle de l'hégire et d'esclaves nègres. On les trouve répandus en tribus le long de la rive droite du bas Sénégal. Ce sont des pasteurs nomades et mahométans, et pillards par-dessus tout. Mungo Park eut beaucoup à souffrir de leurs vexations, et c'est contré la nation des Maures-Trarzas que la France, dans ces dernières années, a dirigé ses plus sérieux efforts, pour les empêcher de gêner la vente de la gomme.
Les Peuls ou Poules, qu'on appelle encore Foulbes, Foulahs ou Fellatahs, sont répandus à peu près partout dans le Soudan et la Sénégambie. Ils sont cultivateurs et pasteurs, et élèvent de nombreux troupeaux de boeufs. Ils ne se livrent point au commerce, habitent les villes, ont des moeurs hospitalières et assez douces, mais sont enclins au vol. Mungo Park en sut encore quelque chose. Ils parlent une langue très poétique 1.
1 M. Bainier, auquel nous empruntons ces traits, ajoute en un autre endroit de son livre : « Les Peuls se glorifient d'appartenir à la race blanche, et ils en
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Les Toucouleurs, dont notre voyageur ne prononce jamais le nom, sont bien ceux qu'il désigne sous le nom de Peuls, et qu'il vit dans le Kaarta. Ce sont des Peuls dégénérés. Ces derniers se croient bien supérieurs aux nègres et par la beauté physique et par l'intelligence.
Les Mandingues ou Mandingos, voilà le type du nègre , beau, grand, bien fait, très brave, généreux et jouissant d'une réputation d'hommes d'esprit. Tous les nègres de l'Afrique occidentale s'honorent de porter leur nom.
Toutefois, cette haute renommée est balancée par celle des Ouolofs, qui relèvent de la France, ainsi que les Sérères. Les Ouolofs ou Yolofs sont doux, vains, crédules, imprévoyants, très braves et les plus beaux noirs de l'Afrique, après ou avant les Mandingues ; ils sont agriculteurs et pêcheurs, mais font tout juste le travail obligé.
Quant à la religion, qui tient avec raison une si grande place dans l'état social des indigènes africains, les Foulbé et les Arabes musulmans forment les races dominantes dans le Soudan, tandis que les nègres sont païens et esclaves. D'un autre côté, si la plupart des indigènes de la Sénégambie se sont convertis à l'islamisme, ils y mêlent toutes sortes de superstitions et de pratiques idolâtriques. Il y en a même qui en sont encore au fétichisme. Cela dit, arrivons promptement au portrait moral de ces populations indigènes.
« Les noirs sont plutôt vaniteux qu'orgueilleux, fourbes, astucieux, et plutôt nonchalants que paresseux. Quand on travaille toute la journée sous le soleil d'Afrique, on perd de son ardeur; mais le travail des noirs, pour être lent, n'en est pas moins continu. En politique, ils sont très habiles; pour eux, renvoyer une affaire n'est pas perdre du temps, c'est en gagner. Ils s'en tirent avec quelques paroles vagues, quelques aphorismes orientaux, tels que : « Ce que tu désires sera, si
ont certains traits. Ils sont brun-rougeâtre ou cuivrés, petits, bien faits, et ont les cheveux longs et lisses; ils ont le nez moins épaté, les lèvres moins épaisses que les nègres; ils se rattachent à la race berbère. C'est un peuple assez intelligent, mahométan, fanatique, guerrier, pasteur, conquérant et convertisseur, qui en très peu de temps a subjugué une grande portion du Takrour.
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Dieu le veut; je prierai Dieu pour que ta volonté s'accomplisse, etc. » Mais rien ne se décide sur-le-champ. En commerce, leur astuce provient de la méfiance qu'ils ont envers les Européens, qui les ont si souvent trompés et qui les trompent encore 1. »
Comme les Arabes, les nègres aiment le repos pour le repos, et, comme eux, ils ne connaissent guère d'autres jouissances intellectuelles que celle de raconter ou d'écouter d'interminables histoires entremêlées de calembours et de jeux de mots. Ou bien encore, ils écoulent les chants de leurs griots, véritables troubadours récitant d'autres histoires en vers, en s'accompagnant d'instruments bizarres.
Ces peuples, en apparence si apathiques, sont ardents au travail dès qu'arrive le temps des semailles ou de la moisson: On les voit tous alors, maîtres et esclaves, femmes et enfants, se livrer avec ardeur aux travaux agricoles. Que de fois Mungo Park rencontra-t-il, à l'époque de la moisson, des villages entièrement déserts, parce que toute la population était aux champs !
L'agriculture n'est pas la seule industrie des nègres. Ils exercent d'autres métiers et s'y montrent habiles et industrieux. Leur société est même divisée en castes suivant la nature du travail.
Il y a d'abord la classe des agriculteurs, et c'est la plus honorée de toutes, puis celle des bergers ou pasteurs, enfin celle des pêcheurs, qui, suivant une heureuse expression, servent de trait d'union entre les métiers nobles et ceux qui sont exercés par des esclaves. Les cordonniers, par exemple, et les tanneurs, tous ceux, en un mot, qui travaillent le cuir, appartiennent à la dernière catégorie. Puis viennent les tisserands, qui tissent et teignent les étoffes; les forgerons, qui ne se contentent pas de travailler le fer, et qui fabriquent encore les objets les plus délicats avec l'or et l'argent; les menuisiers, à la fois ébénistes et charrons, etc. etc. Les griots n'appartien1
n'appartien1 Géographie de l'Afrique, p. 520. Nous devons beaucoup à cet excellent livre.
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nent pas à la classe la plus relevée, bien qu'ils s'adressent à l'intelligence plutôt qu'aux besoins matériels du peuple. Enfin, au bas de l'échelle on place les barbiers, les tailleurs, les maçons, etc.; mais, il y a ceci de particulier, que chacun sait exercer ces métiers et se trouve être à la fois son propre barbier, son tailleur, son maçon, etc. Que le nègre soit attaché à son pays, il n'y a pas lieu de s'en étonner. On a vu des pays plus déshérités que le Soudan exercer un puissant attrait sur l'esprit de leurs habitants. Peut-on dire que ce soit le sentiment de la liberté, plus que l'amour du sol natal, qui pousse au désespoir le noir qu'on emmène en esclavage 1 ?
Dans la case, les soins du ménage, la préparation des repas, l'éducation des enfants, tout cela est dévolu à la femme, qui, malgré l'importance de ses fonctions et de ses devoirs, est presque réduite à la condition d'esclave. Il est vrai que la polygamie, aggravée par le divorce, a le triste privilège d'avilir le rôle de la femme et de la faire regarder, en quelque sorte, comme une marchandise.
Il faut visiter une case pour se faire une idée du genre de vie que mènent ceux qui l'habitent. Le corps du bâtiment ou de la case proprement dite, de forme cylindrique, est grossièrement fait de torchis, rarement de pierres. Il est surmonté d'un toit de forme conique, ce qui fait ressembler le tout à un pigeonnier qui serait bas de forme. Un espace, pour que l'air puisse circuler, sans doute, sépare le dôme du support. Ce toit, formé d'une charpente et recouvert de paille, pourrait, à la rigueur, s'enlever facilement.
La case est d'ailleurs à peu près complètement nue; le sol est aplati. Quelquefois un petit jardin attenant à la case est planté de quelques légumes, oignons, giraumons et patates douces; mais jamais de fleurs pour récréer la vue, ni d'arbres pour donner de l'ombrage. Telle est la case destinée au logement ; mais souvent il y en a une autre pour la cuisine. Dans
1 Comme il sera souvent question d'esclaves et d'esclavage dans les chapitres suivants, nous nous abstenons d'en parler ici.
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la première, des nattes pour tapis, un coffre pour mettre des vêtements et les calebasses : voilà à peu près tout l'ameublement. On couche et on s'assied sur les nattes.
Un certain nombre de cases irrégulièrement distribuées composent un village. La saleté y est d'ailleurs repoussante. Pour rues, des ruelles infectes qui circulent autour des cases en faisant mille tours et détours.
Du bâtiment nous passons au vêtement, sans autre transition que la nécessité des choses. Il y a une certaine élégance dans la manière de porter les costumes les plus simples. Celui des noirs, au moins de ceux du Sénégal, se compose d'un pantalon appelé toubé, qui descend jusqu'aux genoux et dont la ceinture est à coulisse, et d'un vêtement appelé boubou, qui, allant du cou aux chevilles, est cousu de chaque côté, de manière toutefois à laisser passer la tête et les bras. Le vêtement des femmes diffère peu. Seulement le toubé est remplacé par le pagne, bande d'étoffe dont elles s'entourent et qui est fixée à la ceinture. Les Sarracolets et les Khassonkés ont une sorte de bonnet sur la tête. Les Yolofs et les Toucouleurs ont la leur entièrement rasée et nue, ce qui ne les empêche pas d'affronter les rayons du soleil. Les femmes recherchent les bijoux, portent des boucles d'oreille, des colliers autour du cou, des bras, des jambes, font un grand usage de parfums, en un mot, connaissent l'art de la coquetterie, que l'on pratique au désert comme dans les grandes villes.
Dans celte rapide revue des usages des nègres nous ne saurions omettre la nourriture, ce premier besoin de l'homme. Celle qui fait le fond des repas du noir est le couscous. On appelle ainsi la farine qu'on obtient d'une espèce de mil, en pilant le grain dans un mortier et en en séparant le son. Celte farine est mise ensuite dans un vase en terre et exposée à un feu doux pendant quelques minutes. Mélangée soit avec du bouillon de viande, soit avec du poisson fortement épicé et dans lequel il entre beaucoup de tomates, ce mets national est fort goûté chez les nègres.
Les nègres sont, dit-on, très hospitaliers, et tout voyageur
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qui arrive au moment du repas peut puiser dans la calebasse tant qu'il veut. Cela peut être aujourd'hui; mais au temps de Mungo Park il n'en était pas toujours ainsi. L'aumône est pratiquée chez eux, et ne l'est que par les vieillards et les infirmes. Le pauvre, entendant la main, prononce ces paroles : « Voilà la main de Dieu. » Belle formule, digne du christianisme. Avant le commencement du repas, on prélève la part du pauvre.
Il y auraite ncore beaucoup à dire sur les moeurs des Maures, qui forment une portion importante de la population. Quelques traits suffiront à les caractériser. Les Maures sont d'une taille moyenne ; ils ont les membres grêles et nerveux, les cheveux incultes, épars sur leurs épaules, la barbe absente, le teint cuivré, presque blanc parfois. Leur costume est le même que celui des noirs 1.
Ils sont plus rusés que les noirs, mais ont tous leurs défauts. Ils sont nomades, mais ne sont pas tous pasteurs. Il y a chez eux des guerriers, des commerçants, des prêtres, des ouvriers, des chanteurs. Ils vivent, comme les Arabes, sous des tentes faites de poils de chameau. Leur nourriture diffère peu de celle des noirs, mais ils consomment plus de lait et de viande que ces derniers. Ils supportent très facilement la faim et la soif.
L'organisation politique des Arabes maures est très simple: chaque camp a son chef, et les chefs obéissent tous au roi de la tribu. C'est encore l'organisation arabe.
Étant plus rusés, ils sont encore plus habiles ouvriers que les noirs. Ce sont les Maures qui récoltent les gommes qui alimentent le commerce du Sénégal.
La langue officielle de tous ces peuples est l'arabe. Les marabouts servent de secrétaires et d'interprètes aux chefs ou aux voyageurs. Quant aux langues parlées, outre l'arabe, qui se parle naturellement chez les Maures et chez les musulmans un peu instruits, il y a deux langues principales chez les races nègres : le bambara, d'où dérivent l'ouolof, le sérère,
1 On peut en conclure que c'est le costume le mieux approprié au climat.
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le soninké, le malenké et le khassonké, et la langue des Peuls ou Toucouleurs, qui diffère essentiellement de toutes les autres langues indigènes.
Il nous reste à dire un mot des croyances religieuses des nègres. C'est là un point delicat à traiter, parce que rien n'est plus difficile que de surprendre le secret intime de ces croyances, au milieu des rites confus et bizarres qui les accompagnent. Nous aurons soin, dans ce court aperçu, de ne pas nous éloigner d'une sage réserve et des sources les plus autorisées.
La religion des nègres est variée et dépend de l'état plus ou moins avancé de leur civilisation. Les uns en sont restés au fétichisme; la plupart sont musulmans; mais parmi ces derniers un grand nombre mêlent aux prescriptions de l'islamisme les pratiques de l'idolâtrie la plus abjecte ou du fétichisme le plus grossier. « Ce fétichisme consiste dans l'adoration d'objets bruts, inanimés ou inintelligents, auxquels l'homme prête une intelligence ou une puissance supérieure à la sienne. C'est le culte des pierres, des arbres, celui des animaux souvent les plus stupides et les plus immondes ; c'est aussi la vénération pour les amulettes, pour des talismans, la foi dans les présages, l'aruspice. Ces superstitions, très variées dans leurs formes et leur objet, constituent à peu près l'unique religion de beaucoup de tribus nègres. Leur influence se fait d'autant plus sentir qu'un peuple est plus ignorant et d'une intelligence plus bornée. Chez les nègres du Soudan et de la Sénégambie, le fétichisme prédomine à tel point, qu'il finit souvent par absorber le naturalisme 1, qui forme le fond de leur culte. La vénération pour les grisgris va jusqu'à se substituer totalement à l'adoration des esprits auxquels on supposait, dans le principe, qu'ils devaient leur vertu magique. La crainte qu'inspirent aux nègres les caïmans et d'autres reptiles les conduit à en faire des dieux 2. »
Le même auteur que nous venons de citer affirme que tous
1 On entend par naturalisme le culte des forces aveugles de la nature.
2 Voir Alfred Maury, la Terre et l'Homme.
32 MUNGO PARK
les nègres de l'Afrique ne partagent pas ces grossières superstitions;
superstitions; chez certains peuples le fétichisme s'associe
même à des notions assez pures de la Divinité; enfin, que les
Gallas, qui ont pour certains arbres un culte tout fétichiste 1,
reconnaissent un être suprême invisible qu'ils appellent Waka, qu'ils croient d'une grande beauté, et auquel ils assignent le
ciel pour demeure.
Au milieu de ces variations d'une croyance religieuse des nègres, que devient le christianisme? Ce serait une longue et
glorieuse tâche que de raconter tout ce que nos missionnaires ont fait pour ramener tous ces peuples du Soudan à l'unité de la foi ; mais la tâche serait plus longue s'il fallait dresser le tableau de ce qui leur reste à faire pour compléter leur oeuvre de régénération et de civilisation. Le christianisme a eu et a encore deux ennemis à combattre en Afrique : l'esclavage et l'idolâtrie. Pour vaincre le premier, il a eu généralement l'appui des nations les plus civilisées. Pour triompher du dernier,
dernier, ne doit compter que sur lui-même et sur le zèle de ces glorieux apôtres qui vont, au péril de leur vie, arracher les tribus sauvages ou féroces aux ténèbres de l'ignorance et aux erreurs de l'idolâtrie. Ajoutons un troisième moyen sur lequel, comme on le verra plus loin, Mungo Park 2 comptait beaucoup pour ramener les esprits à des sentiments plus élevés et les disposer à recevoir la semence de l'Évangile ; et ce moyen est l'instruction par la propagation des livres contenant la saine doctrine.
La France catholique n'a pas été la dernière à répondre à l'appel de cette autre France chrétienne qui lutte, pour la bonne cause, sur les bords du Sénégal et de la Gambie. Des missions partout organisées pour porter au coeur des contrées
les plus barbares les lumières de la foi; sur les pas des missionnaires,
missionnaires, écoles partout fondées pour éclairer les esprits ; d'intrépides voyageurs, tous chrétiens, sorte de missionnaires
1 On verra que les Gallas ne sont pas le seul peuple qui ait pour certains arbres un culte tout particulier. 2 V. chapitre XXIII.
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laïques, chargés d'ouvrir la voie aux premiers et de jalonner leur route; des subventions accordées par les gouvernements et accrues des libéralités de particuliers et des aumônes des fidèles, pour venir au secours de tant d'efforts et rémunérer tant de sacrifices, voilà le spectacle édifiant que nous offre en ce moment cette terre d'Afrique dont on a dit que la conquête morale serait la plus grande oeuvre du siècle.
Maintenant que nous avons donné à nos lecteurs une idée du pays que Mungo Park va parcourir et des moeurs des indigènes qu'il va rencontrer sur sa route, nous le suivrons avec plus d'intérêt dans son voyage de Pisania au Niger.
CHAPITRE VII
DEPART DE PISANIA. — COMMENT LES HABITANTS DE DOUMASANSA CHASSAIENT LE LION. — CONVERSATION AVEC LE ROI JATTA. — L'ARBRE AUX GUENILLES
C'est le 2 décembre 1795 que Mungo Park quitta Pisania avec un domestique nègre nommé Johnson, qui parlait également l'anglais et le mandingue. Le docteur Laidley lui donna encore pour compagnon de voyage un autre nègre nommé Demba, intelligent et gai, qui parlait non seulement le mandingue, mais encore la langue des Sera-Woullis.
Mungo Park montait un cheval petit et vif, mais excellent. L'interprète et le domestique avaient chacun un âne. Le bagage du voyageur était léger; il consistait en provisions de bouche pour deux jours et en un petit assortiment de verroteries, d'ambre et de tabac, pour en acheter de nouvelles, à mesure qu'il avancerait dans le pays. Il portait aussi un peu de linge pour son usage personnel, un parasol, un petit quart de cercle, une boussole, un thermomètre, deux fusils, deux paires de pistolets et quelques autres petits articles.
Un nègre libre nommé Madibou, qui devait se rendre dans le Bambara, et deux slatées, de la nation des Sera-Woullis, tous les trois buschreens 1, se joignirent à la petite troupe de Mungo Park pour l'accompagner jusqu'à leurs destinations respectives. Un quatrième nègre mahométan nommé Tami, forgeron de son métier, s'en retournant dans le Kasson, sa patrie, avec son petit pécule, demanda la permission de se joindre à la petite caravane, ce qui lui fut accordé sans peine.
1 Nom que portent les savants, les talebs, chez les nègres.
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Mungo Park partit avec tous ces voyageurs, qui allaient à pied, poussant leurs ânes devant eux.
Au premier village qu'ils rencontrèrent, Mungo Park et ses compagnons firent une visite à un riche marchand d'esclaves qui s'y était retiré, et qui reconnut cette politesse en leur faisant présent d'un beau taureau. On le tua et une partie servit au repas du soir. Les nègres soupent tard. En attendant le souper, on pria le Mandingue de raconter une de ces histoires interminables qui ressemblent beaucoup aux contes arabes. Il y consentit, et, dit Mungo Park, « nous passâmes trois heures à l'écouter tout en fumant. »
« Il y a quelques années, les habitants de Doumasansa, ville des rives de la Gambie, étaient inquiétés par un lion qui, chaque nuit, leur enlevait quelque tête de bétail. Les dommages qu'il leur causait étaient si fréquents et si considérables que plusieurs de ces nègres résolurent d'aller ensemble, armés de fusils, attaquer la bête féroce. Ils se mirent en marche et bientôt ils la découvrirent dans un bois où elle s'était cachée. Ayant fait feu sur le lion, ils furent assez heureux pour le blesser de manière que, quand il voulut s'élancer sur eux, il tomba sur l'herbe, et ne put pas se relever.
« Cependant l'animal montrait encore tant de rage et de vigueur que personne n'osait en approcher. Alors les nègres tinrent conseil entre eux sur les meilleurs moyens de le prendre en vie. Ils pensaient que de cette façon ils pourraient en tirer un bon prix, en le transportant sur la côte pour le vendre aux Européens. Mais ils comptaient sans leur hôte. Tandis que les uns voulaient le prendre d'une façon, les autres d'une autre, et qu'ils ne pouvaient pas s'accorder, un vieillard proposa un plan : c'était de dépouiller la couverture d'une maison de son chaume, et, bien liée comme elle l'était dans toutes ses parties, de la transporter pour en couvrir le lion. « Si, en appro« chant de l'animal, ajouta le vieillard, il fait mine de, s'élancer, « vous n'aurez qu'à laisser tomber la couverture sur vous et « lui tirer des coups de fusil à travers les chevrons. »
« Ce plan fut adopté. On ôta le chaume de la couverture
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d'une maison, puis les chasseurs prirent cette toiture et marchèrent courageusement vers le champ de bataille. Chacun d'eux portait un fusil d'une main, tandis que l'épaule du côté oppose soutenait une partie de la charpente.
« Malheureusement pour eux, le lion, malgré sa blessure, avait conservé toute son agilité. Je ne sais comment cela se fit, mais au moment où ils laissaient tomber la couverture, le lion s'élança et l'animal et les chasseurs se trouvèrent renfermés dans la même cage. Là, le lion dévora les malheureux rnègres tout à son aise. Les gens de Doumasansa en furent très affligés et très honteux, et il est aujourd'hui très dangereux de rappeler cette histoire, devenue un sujet de moquerie pour tous ceux des pays voisins. Rien ne fait plus de peine à un habitant de Doumasansa que de lui proposer de prendre un lion en vie. »
On comprend que des histoires de ce genre, racontées avec tous les détails que comporte l'imagination africaine, sont de nature à plaire à de grossiers et crédules auditeurs.
Cependant le docteur Laidley, qui avait accompagné Mungo Park jusqu'à une certaine distance, se sépara de lui le 3 décembre. Il est curieux de noter les impressions que ce départ causa sur l'esprit de notre voyageur, qui allait se trouver désormais au milieu d'indigènes plus ou moins bien disposés en sa faveur : « Je voyais devant moi, dit-il, une forêt immense, habitée par des peuples sauvages et pour lesquels un blanc est un objet de curiosité ou une victime; je pensais que je venais de me séparer des derniers Européens que je verrais dans ces contrées, et que peut-être en les quittant j'avais perdu pour jamais la société des chrétiens. »
Mais la jeunesse n'est pas le temps des longs regrets, et ce n'est pas à vingt-quatre ans, qu'on voit l'avenir sous des couleurs sombres.
Mungo Park se trouvait alors sur le territoire du roi de Walli. Suivant l'usage, il dut payer un droit de passage au souverain du pays. Ce péage, fort semblable à celui que les seigneurs du moyen âge prélevaient, en France et ailleurs, sur
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tout marchand ou voyageur qui traversait ses Etats, était le revenu le plus clair du roi nègre. Mungo Park s'en acquitta moyennant trois barres de tabac 1.
A Medina, capitale du royaume de Woulli, il fut présenté au roi Jatta, vieillard qui avait connu Houghton, et dont ce dernier, paraît-il, n'avait eu qu'à se louer : « Je trouvai, dit Mungo Park, ce roi devant sa porte; il était assis sur une natte. Beaucoup d'hommes et de femmes, rangés de chaque côté de lui, chantaient en battant la mesure avec leurs mains. » Le roi l'accueillit avec la plus grande bienveillance, et, lorsque le lendemain Mungo Park alla prendre congé de lui, il le trouva dans les mêmes dispositions à son égard. Il était assis sur une peau de boeuf, se chauffant près d'un grand feu ; « car, observe notre voyageur, les Africains sont sensibles aux moindres variations de la température et se plaignent souvent du froid, alors qu'un Européen ne ressent, au contraire, que de la chaleur. »
La conversation que Mungo Park eut, avant de partir, avec le vieux roi, offre un trop grand intérêt pour la suite de cette histoire, et les paroles du vieux chef avaient quelque chose de trop prophétique pour que nous ne les rapportions pas.
« Le roi me reçut aussi bien que la première fois et me conseilla, d'un air très affectueux, de renoncer au projet de voyager dans l'intérieur de l'Afrique, me disant que le major Houghton avait été assassiné dans ces contrées, et que, si je suivais ses pas, j'aurais probablement le même sort. Il ajouta que ce n'était pas d'après le peuple de Woulli que je devais juger celui des pays situés à l'ouest de ses États; que le premier connaissait les hommes blancs et les respectait, au
1 La barre est un ternie dont on se sert sur les bords de la Gambie et dans d'autres contrées de l'Afrique pour évaluer les marchandises qu'on achète ; on dit qu'un nègre, par exemple, vaut cent cinquante barres, etc. Cette dénomination, vient de ce que, dans l'origine, le fer étant pour les nègres ce qu'il y avait de plus rare et par conséquent de plus précieux, ils s'accoutumèrent à prendre une barre de ce métal pour signe réel ou fictif de leurs échanges. En 1795, les Européens évaluaient une barre de marchandise, quelle qu'elle fût, à deux schellings sterling. Ainsi un esclave dont le prix était de quinze livres sterling valait cent cinquante barres.
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lieu que l'autre n'en avait jamais vu, et chercherait sans doute à me, tuer. Je remerciai le roi de sa bienveillante sollicitude; mais je lui fis observer que j'avais bien réfléchi à mon entreprise, et que, quels que fussent les dangers qui me menaçaient, j'étais résolu à poursuivre ma route. Alors il secoua la tête et n'essaya pas plus longtemps de me dissuader. Il m'offrit un guide pour m'accompagner jusqu'aux frontières de ses États, et je pris congé de cet excellent roi. »
Il est difficile de lire, dans le journal de Mungo Park, une scène plus intéressante ni plus grande même dans sa simplicité. On y voit un jeune homme en présence d'un vieillard, le premier plein d'une noble ardeur et confiant dans sa destinée, l'autre mûri par les années, c'est-à-dire par l'expérience, évoquant le souvenir de l'infortuné Houghton comme un sinistre avertissement; et toujours ce nom d'Houghton revenant aux oreilles de Mungo Park, comme un écho funèbre, à mesure qu'il s'enfonce dans le pays des noirs!
Après avoir visité plusieurs lieux, Mungo Park arriva le 10 décembre, au soir, à Kouniakary. Il allait quitter le royaume de Woulli pour s'engager dans le désert qui le séparait du royaume de Bondou. Dans ce désert, on fit halte sous un grand arbre que les gens du pays appelaient neema taba. « Cet arbre offrait un aspect singulier, car toutes ses branches étaient couvertes de lambeaux d'étoffe que des personnes qui avaient traversé le désert en différents temps y avaient attachés. Probablement un tel usage a dû son origine au désir d'indiquer aux voyageurs qu'ils pouvaient trouver de l'eau en cet endroit; et, avec le temps, il est devenu si sacré, que personne n'ose passer là sans suspendre quelque chose à l'arbre. Je me soumis à la coutume; je suspendis une très jolie pièce d'étoffe à une de ses branches. »
Notons ce détail ; nous verrons plus loin que c'est pour n'avoir pas respecté le culte des nègres pour certains arbres que le fils de Mungo Park, allant à la recherche des restes de son père, trouva la mort parmi les indigènes du Bas-Niger 1.
1 Voir à la fin du volume.
CHAPITRE VIII
DEPART DE TALLIKA. — SEJOUR A FATTECONDA. ENTREVUE AVEC LE ROI DE BONPOU. — L'HABIT BLEU
La première ville que Mungo Park rencontra sur le territoire du Bondou fut Tallika, habitée par des Foulahs mahométans. Ces peuples font commerce d'ivoire et fournissent des provisions aux caravanes qui traversent leur pays. Après plusieurs incidents n'offrant qu'un intérêt secondaire, le jeune voyageur anglais arriva, avec sa troupe, à Fatteconda, capitale du royaume de Bondou ; « Les villes d'Afrique n'ont point d'auberges, de sorte qu'en y arrivant les étrangers se rendent au bentang 1, ou dans un autre lieu public; et quelque habitant ne tarde pas à aller leur offrir l'hospitalité.
« Nous nous rendîmes à l'invitation d'un slatée. Environ une heure après, un homme vint me trouver et me dit qu'il était chargé de me conduire auprès du roi, qui, si je n'étais pas trop fatigué, désirait me voir à l'instant.
« Je pris mon interprète avec moi et suivis le messager; Nous étions sortis de la ville, et nous avions déjà traversé quelques champs de millet, lorsqu'il me vint dans l'idée qu'on cherchait à me jouer un mauvais tour. Je m'arrêtai et demandai au messager où il prétendait me conduire. Alors il me montra à quelque distance un homme assis sous un arbre, et me dit que c'était le roi et qu'il donnait souvent audience de
1 Espèce de tribunal, élevé le plus souvent autour d'un grand arbre et qui est comme l'hôtel de ville du lieu.
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cette manière, afin de n'être pas importuné par la foule 1. Il ajouta que moi et mon interprète nous pouvions seuls approcher du monarque.
« Lorsque je fus arrivé près du roi, ce prince m'invita à me placer sur la natte où il était assis. Je lui dis quel était l'objet
de mon voyage ; sur quoi il ne fit pas la moindre observation ; mais il me demanda si je voulais acheter des esclaves ou de l'or. Je lui répondis que non, et il en parut très surpris. Ensuite il m'invita à venir le voir dans la soirée, parce qu'il voulait me faire présent de quelques provisions. « Quoique ce monarque fût païen, il portait le nom maure d'Al-Mami. On m'avait dit qu'il s'était conduit avec beaucoup de malveillance envers le major Houghton, et que c'était par ses ordres que ce voyageur avait été pillé. Aussi, quoique dans notre première entrevue il m'eût fait plus de politesses que je n'en attendais, je n'étais pas sans inquiétude; je craignais quelque perfidie de sa part; et, comme j'étais entièrement en son pouvoir, je crus devoir essayer de me le rendre
favorable par quelque présent. Aussi, lorsque je retournai vers lui le soir, je pris une poire à poudre, du tabac, un peu d'ambre et mon parasol. Comme je ne doutai pas qu'on ne visitât mon bagage, pour éviter qu'on ne me prît certains objets, je les cachai dans le toit de la maison où je logeais, et, comme je voulais surtout conserver un habit bleu qui était tout neuf, je m'en revêtis.
« Le quartier occupé par le roi et par sa famille était entouré d'une très haute muraille de terre qui en faisait une espèce de citadelle. Cette enceinte était divisée en différentes cours. Dès la première entrée, je vis un homme en faction avec un fusil sur l'épaule; et, pour pénétrer jusqu'au roi, il me fallut passer par un chemin tortueux et par différentes portes à chacune desquelles il y avait des sentinelles.
« Quand nous arrivâmes à l'entrée de la cour sur laquelle s'ouvrait l'appartement du roi, mon guide et mon interprète,
1 Saint Louis, dans une autre pensée, donnait ses rendez-vous autour du chêne de Vincennes.
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se conformant à l'usage, ôtèrent leurs sandales. Nous trouvâmes le roi assis sur une natte, avec deux de ses serviteurs auprès de lui. Je lui répétai ce que je lui avais déjà dit au sujet de mon voyage et les raisons que j'avais de traverser son pays ; mais il ne parut qu'à demi satisfait. L'idée de voyager par curiosité lui était totalement étrangère. Il ne se figurait pas qu'un homme de bon sens pût entreprendre un voyage aussi périlleux dans le seul but d'étudier le pays et les habitants. D'après lui, tout homme blanc devait faire nécessairement le commerce.
« Je lui offris de lui montrer mon porte manteau et tout ce qui m'appartenait; alors il fut convaincu de la vérité de ce que je lui disais. Il fut très content des présents que je lui fis. Mon parasol surtout lui fit un très grand plaisir. Il l'ouvrait et le fermait comme un enfant, et ses deux officiers faisaient chorus pour l'admirer. Ils ne comprenaient pas l'usage auquel pouvait servir une si merveilleuse machine.
« Enfin, comme je me disposais à prendre congé du roi, il me pria de rester quelques moments encore. Puis il se mit à entamer un long discours à la louange des blancs ; il vanta leurs immenses richesses, leur générosité. Ensuite il passa à l'éloge de mon habit bleu, dont les boutons jaunes parurent être de son goût. Il finit par me prier de le lui donner, m'assurant, pour me dédommager de ce sacrifice, qu'il le porterait dans toutes les grandes occasions et qu'il informerait tout le monde de mon insigne munificence.
« La demande d'un prince africain qui est dans ses États ne diffère guère d'un commandement, surtout lorsqu'il s'adresse à un étranger. Comme il me paraissait difficile d'offenser par un refus le roi de Bondou, j'ôtai tranquillement mon habit, le seul de mes vêtements qui valût quelque chose, et je le mis aux pieds du prince.
« Flatté de ma complaisance, il me fit donner en échange beaucoup de provisions, et il me pria de revenir le voir le lendemain matin. Je ne manquai pas au rendez-vous et je trouvai le monarque sur son lit. Il me dit qu'il était malade et me pria
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de le saigner 1. Mais je n'eus pas plus tôt lié son bras et ouvert ma lancette que le courage lui manqua. Il me pria d'attendre encore un peu. Il déclara qu'il se trouvait mieux et me remercia de ma promptitude à lui venir eu aide.
1 Tout voyageur dans certains pays est prié, et, au besoin, forcé de pratiquer la médecine. Chateaubriand raconte que dans son voyage en Grèce il fut obligé de faire des ordonnances pour des malades.
CHAPITRE IX
ARRIVEE A JOAG. — LA SAMARITAINE.
- LE NEVEU DU ROI DE KASSO. — SÉJOUR A TIESIE, — ARRIVÉE A JUMBO.
LE RETOUR DE L'ENFANT ÉCONOME
Du Bondou notre voyageur passa dans le Kajaaga, pays qui n'offre, dans toute son étendue, qu'un mélange agréable de collines et de vallées, et où les eaux du Sénégal qui descendent des montagnes rocheuses 1 du centre de l'Afrique ajoutent à la beauté du paysage.
Le 24 décembre, Mungo Park arriva à Joag, la première ville que l'on rencontre dans le royaume de Kajaaga. Malheureusement il oublia que chaque fois qu'il traversait un État nouveau il devait payer un tribut au roi du pays. Faute d'obéir à l'usage, il fut, par les ordres du prince, à peu près dépouillé de tout ce qu'il possédait d'or et d'argent. Toutefois il lui restait encore, cachée avec soin, une certaine quantité de verroterie et d'ambre, et il n'ignorait pas que, si les agents du roi venaient à le savoir, ils lui raviraient cette précieuse réserve. Il ne pouvait donc rien acheter sous peine d'en révéler l'existence. Dans cette position et comme il se trouvait vers le soir assis sur le bentang, tristement occupé à réfléchir sur sa situation, une vieille femme esclave passa avec un panier sur la tête. Elle lui demanda s'il avait dîné. Mungo Park, croyant qu'elle voulait se moquer de lui, ne lui répondit pas.
1 L'auteur hésite à se servir de cette expression qui, en l'an VIII de la république, ne se trouvait pas encore dans les dictionnaires. Depuis, le mot rocheuses a été si usité qu'on s'en est servi pour désigner la chaîne de montagnes qui s'étend dans la région occidentale de l'Amérique du Nord.
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Mais son domestiqué, qui était assis auprès de lui, parla pour
son maître et raconta à la vieille femme tout ce qui s'était passé et comment son maître avait été dévalisé par les offitiers du roi. La bonne femme parut extrêmement touchée de la détresse où se trouvait le jeune voyageur; mettant son panier à terre et lui montrant qu'il contenait des pistaches, elle
lui demanda s'il pouvait en manger. Mungo Park ayant fait un signe d'affirmation, elle lui en donna quelques poignées et s'éloigna avant qu'il eût le temps de lui témoigner sa reconnaissance pour un secours venu si à propos.
« Quoique cet incident fût de peu d'importance, dit Mungo Park, il me causa beaucoup de satisfaction. Je considérai avec plaisir la conduite d'une pauvre esclave privée d'instruction,
laquelle, sans me connaître, n'avait eu besoin pour me secourir que de céder à l'impulsion de son coeur. Elle savait, par expérience, que la faim est une souffrance cruelle, et ses propres maux l'avaient rendue sensible à ceux des autres! » Le soir, on vint avertir Mungo Park que le neveu du roi de Kasson désirait lui faire une visite. Ce personnage avait été envoyé en ambassade auprès du roi de Kajaaga, afin de prévenir une guerre entre ce prince et le roi de Kasson. Mais, après quatre jours de conférences, il n'avait rien obtenu, et il se préparait à s'en retourner dans son pays, lorsqu'il apprit que Mungo Park avait formé le projet de se rendre dans le royaume de Kasson, et il venait s'offrir pour lui servir de compagnon
compagnon au besoin de protecteur. Mungo Park accepta avec empressement.
On se mit en route le 27 décembre, et six mois après son départ de Guillifrie Mungo Park se trouvait sur les bords du Sénégal et sur le territoire de Kasson. Le lendemain, il arrivait à Tiesie, village un peu éloigné de la rive droite du fleuve et où résidait le frère du roi de Kasson. Ce vieillard était le père de Demba Sego, qui avait accompagné Mungo Park depuis Joag jusqu'à Tiesie. Ce vieillard le considéra avec beaucoup d'attention, et lui déclara qu'à la vérité il n'avait vu dans sa vie qu'un autre blanc, voyageur comme Mungo Park. Ce
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dernier, à la description que lui en fit le vieillard, crut reconnaître dans ce voyageur l'infortuné major Houghton. Il entendait partout ce nom frapper ses oreilles ; partout on suspectait ses intentions, ne voulant pas admettre qu'il voyageât pour un autre motif que pour faire le commerce.
Il ne quitta pas Tiesie sans être témoin de la rapacité de celui qui s'était offert pour être son guide et son protecteur. Non seulement l'oncle qui commandait le district de Tiesie exigea un droit ou un présent, mais encore le neveu ne se gêna pas pour prendre les effets du voyageur qu'il trouvait à sa convenance. Il faut noter que, pendant son séjour à Tiesie, Mungo Park avait prêté plus d'une fois son cheval à Demba Sego, chargé par son père de diverses missions dans les environs de Tiesie. Il ne voulut pas rester plus longtemps dans cette ville, et le lendemain, 10 janvier 1796, il partit pour Kounya-Kari, résidence de Demba Sego Jalla, roi de Kasson. Mungo Park était toujours accompagné de sa petite troupe, parmi laquelle se trouvait le forgeron dont nous avons parlé plus haut. Cet homme, après avoir servi un certain nombre d'années le docteur Laidley, s'en retournait dans sa patrie. Or cette patrie, il y touchait. C'était la ville de Jumbo, que l'on atteignit, après avoir traversé le Krieko, un des bras du Sénégal. Là Mungo Park fut témoin d'une scène touchante. Le frère du forgeron, ayant appris son arrivée, alla à sa rencontre, accompagné d'un chanteur. Il lui menait, en outre, un cheval, afin qu'il fît dans sa ville natale une entrée digne de lui, et il pria les compagnons du forgeron de mettre dans leurs fusils une bonne charge de poudre.
« En nous avançant vers Jumbo, continue Mungo Park, le chanteur marchait le premier, suivi des deux frères. Nous ne tardâmes pas à être joints par beaucoup de gens de la ville, qui par leurs chants et par leurs gambades témoignaient la joie qu'ils avaient de revoir leur compatriote. Quand nous entrâmes dans la ville, le chanteur improvisa une chanson à la louange du forgeron. Il vanta le courage qu'il avait montré en surmontant beaucoup de difficultés, et il conclut en invitant
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tous les amis de celui qu'il célébrait à lui préparer un repas abondant.
« Lorsque nous fûmes arrivés devant la maison du forgeron,
nous mîmes pied à terre et nous fîmes une décharge de nos fusils. L'accueil que ce nègre reçut de ses parents était touchant, et il témoigna lui-même qu'il y était très sensible, car ces naïfs enfants de la nature ne savent pas se contraindre et manifestent leurs émotions de la manière la plus forte et la plus expressive. Au milieu de tous ces transports, on conduisit la
mère du forgeron, qui était aveugle, très vieille, et qui marchait appuyée sur un bâton. Tout le monde se rangea pour lui faire place. Elle étendit sa main sur le forgeron, en le félicitant de son retour. Ensuite elle toucha avec soin ses mains, ses
bras, son visage. Elle paraissait enchantée de ce que sa vieillesse était consolée par la présence de ce fils chéri, et de ce que son oreille pouvait encore entendre sa voix.
« Cette scène touchante me convainquit pleinement que, quelle que soit la différence qui existe entre le nègre et l'Européen dans la conformation de leurs traits et dans la couleur de leur peau, il n'y en a aucune dans les douces affections et les sentiments que la nature leur inspire l'un pour l'autre. " Si on ne connaissait la sincérité et la véracité de Mungo Park, on pourrait l'accuser d'avoir ici chargé son tableau de couleurs trop tendres. Il y a surtout un « naïfs enfants de la nature », qui paraît empreint de cette sensiblerie si commune chez les auteurs du dix-huitième siècle. Mais la suite du récit
montre bien qu'il n'y a rien d'exagéré dans cette scène ni dans la réflexion qui la termine.
Pendant ces épanchements de famille, Mungo Park était resté assis à l'écart pour ne pas les interrompre. Tout le monde était tellement occupé du forgeron que personne ne fit d'abord attention au voyageur blanc. Au bout de quelque temps ils s'assirent tous. Le forgeron fut prié de faire le récit de ses aventures. Après avoir plusieurs fois remercié Dieu des succès qu'il avait obtenus dans son voyage, il raconta ce qui lui était arrivé en se rendant du royaume de Kasson dans celui de
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Gambie, de ses occupations à Pisania, des gains qu'il y avait faits, enfin des dangers auxquels il avait échappe en retournant dans sa patrie. Il eut souvent occasion de nommer Mungo Park, et, après avoir plus d'une fois et dans les termes les plus vifs exprimé sa reconnaissance pour tous les services qu'il en avait reçus, il montra l'endroit où il était assis et s'écria : « Affille ibi siring, » ce qui voulait dire : « Voyez-le là assis. »
« A l'instant, dit Mungo Park, tous les yeux se tournèrent vers moi. Il semblait que je venais de tomber des nues. Tous les spectateurs étaient surpris de ne pas m'avoir aperçu plus tôt, et quelques femmes, ainsi que les enfants, montraient beaucoup d'inquiétude en se trouvant, si près d'un homme dont les traits et la couleur étaient si extraordinaires. Cependant peu à peu les terreurs diminuèrent; et, quand le forgeron leur eut assuré que je n'étais pas méchant et que je ne leur ferais pas de mal, quelques-uns se hasardèrent à venir examiner mes vêtements. Mais beaucoup montraient encore de la méfiance, et sitôt que je me remuais ou que je regardais les enfants, les mères se hâtaient de les emporter loin de moi. Ce ne fut qu'au bout de quelques heures qu'on s'accoutuma à ne pas me craindre. »
Comme Mungo Park se disposait à continuer sa route, le forgeron lui déclara qu'il l'accompagnerait jusqu'à Kouniakary. On se mit en chemin le 14 janvier. Mungo Park s'arrêta dans un village nommé Soulo, où vivait un slatée nommé Solim Daucari, qui était redevable au docteur Laidley d'une certaine somme. Le docteur avait chargé son jeune ami MungoPark de toucher cette somme en passant à Soulo.
CHAPITRE X
ARRIVEE A KOUNIAKARY. — UNE VISITE AU ROI DE KASSO. —
EFFET PRODUIT PAR UN BLANC SUR UN NÈGRE. —
LES JOWERS. — ARRIVÉE A KEMMOU. — DÉPART POUR LE PAYS DES MAURES
Il n'y avait pas deux heures que Mungo Park était à Soulo, lorsque Sambo Sego, le deuxième fils du roi de Kasson, arriva, avec une troupe de cavaliers, pour s'informer du motif qui l'avait empêché de se rendre directement à Kouniakary, capitale des États de ce roi, et de se présenter tout de suite à ce prince, qui était impatient de le voir. Solim Daucari prit la parole pour l'excuser et promit de l'accompagner le même jour à Kouniakary. Au bout d'une heure, toute la caravane arrivait dans cette ville, ou plutôt dans cette bourgade. Le roi étant couché, il fallut remettre la visite au lendemain.
Le lendemain, 15 janvier, à huit heures du matin, Mungo Park fut admis à l'audience de Sa Majesté, le roi de Kasson, qu'il trouva, suivant l'usage, assis sur une natte dans une grande chaumière. C'était un homme âgé d'environ soixante ans, chéri de son peuple, qu'il gouvernait avec sagesse. Mungo Park lui fit une profonde révérence. Le roi le regarda avec beaucoup d'attention, et, comme toujours, il n'en revenait pas du motif que Mungo Park donnait de son voyage. Il raconta à ce dernier qu'il avait vu le major Houghton et qu'il lui avait fait présent d'un cheval blanc, que ce voyageur avait ensuite traversé le royaume de Kaarta et qu'il avait perdu la vie dans le pays des Maures ; mais il ne pouvait pas dire comment ce malheureux événement était arrivé.
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Le roi de Kasson était bon prince. Il sut reconnaître le petit présent que lui fit Mungo Park, par le don d'un superbe taureau blanc qui vint fort à point pour assurer pendant quel-, ques jours la subsistance de la petite caravane. Il faut remarquer que la couleur blanche est fort en honneur parmi ces populations.
Mungo Park, ayant touché une grande partie de la somme que devait lui compter Salim Daucari, se disposait à continuer sa route vers le royaume de Kaarta, lorsqu'on lui fit observer que le roi de ce pays était sur le point de déclarer la guerre au roi de Bambara, dont Mungo Park devait également traverser les États. Toutefois ces difficultés ne l'arrêtèrent pas, et, le 3 février, il partit de Kouniakary avec deux guides qui devaient l'accompagner jusqu'aux frontières du Kaarta. A, mesure qu'il avançait dans un pays nouveau, le voyageur notait avec soin les incidents qui se présentaient. Nous passerons sous silence ceux qui n'offrent pas un intérêt réel, ne nous attachant qu'à ceux qui servent à peindre le pays et ses habitants 1. Par exemple, veut-on savoir l'effet produit par un blanc sur les indigènes quand cette vue les surprend inopinément? il faut citer ce trait arrivé sur la route, à peu de distance de Kemmou, la capitale du Kaarta.
« Le 12 février, nous partîmes de Karoukalla. Nous n'avions qu'une petite journée de marche pour nous rendre à Kemmou; c'est pourquoi nous allâmes plus lentement que de coutume, et nous nous amusâmes à cueillir des fruits que nous trouvâmes dans les environs de la route. Pendant que nous étions ainsi occupés, je m'écartai de mes compagnons, et, ne sachant pas s'ils étaient en avant ou en arrière, je m'avançai vers une petite hauteur pour pouvoir les découvrir.
« Au même instant, deux nègres à cheval, armés de carabines, sortirent des halliers et galopèrent vers moi. A cet as1
as1 devons faire une exception en faveur de Karoukalla, la station qui précède Kemmou. Là, comme il mourait de faim et de soif, un nègre lui apporta du lait et du pain, et ce signalé service, le nègre devait un jour le lui rappeler. (Voir plus loin.)
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pect, je m'arrêtai, Les nègres, firent de même; car nous étions tous trois également surpris, et embarrassés. Cependant je pris le parti de m'avancer hardiment vers eux. Alors l'un d'eux, jetant sur moi un regard indiquant sa mauvaise humeur, prit le galop et s'enfuit à toute bride. L'autre, tremblant de peur et marmottant des prières, mit sa main sur ses yeux et se laissa machinalement conduire par son cheval, qui prit à petits pas le même chemin que le premier.
" A environ un mille à l'ouest de l'endroit où j'étais, ces nègres trouvèrent mes gens et leur parlèrent de ma rencontre comme de la plus, terrible aventure qui leur fût jamais arrivée. La peur m'avait fait paraître à leurs yeux avec une robe flottante et comme un spectre horrible. L'un d'eux assurait qu'au moment où je m'étais montré, il avait senti un vent froid qui venait du ciel et qui lui avait fait le même effet que si, on lui eût jeté de l'eau froide sur le visage. » Nous avons cité cette anecdote pour montrer, l'effet produit par les blancs sur certaines populations nègres qui les regardent
regardent des êtres supérieurs, et aussi pour faire voir combien, à certains égards, elles sont douces et pacifiques. Que l'on compare en général les moeurs des nègres du Soudan avec celles de certaines peuplades de l'Afrique australe, avec celles des Zoulous, par exemple! Autre incident, également instructif. Parmi les nègres qui accompagnaient Mungo Park, il y en avait un qui, quoique mahométan, avait gardé les coutumes superstitieuses des habitants du Kaarta. Ceux de sa secte se nomment johars ou jowers, et il paraît qu'ils jouissent dans le pays d'une grande considération. « Dès que nous fûmes dans une partie de la forêt très sombre et très solitaire, il nous fit signe d'arrêter; et, prenant un morceau de bambou qu'il portait pendu au cou, comme une amulette, il siffla trois fois avec beaucoup de force. J'avoue que, croyant que c'était un signal qu'il faisait à quelques-uns de ses camarades pour les engager à venir nous attaquer, je fus un peu effrayé. Mais il m'assura que ce n'était que pour connaître le succès que nous pou-
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vions espérer de notre voyage. Il mit alors pied à terre, posa sa lance en travers du chemin, dit plusieurs courtes prières et finit ces simagrées par trois autres forts coups de sifflet. Après avoir écouté quelque temps comme s'il eût attendu une réponse, il remonta à cheval et nous dit que nous pouvions avancer sans craindre le moindre danger. »
On a remarqué que le théâtre de la scène que l'on vient de lire est une forêt, et l'endroit de cette forêt le plus sombre et le plus solitaire. Ainsi les nègres, comme les anciens Gaulois, ont la crainte religieuse des forêts et s'y livrent aux secrètes pratiques de leurs grossières superstitions.
Enfin, le 12 février, vers midi, Mungo Park, avec sa suite, fit son entrée dans la capitale du Kaarta, nommée Kemmou. Sa première visite fut naturellement pour le roi, auprès duquel il ne parvint pas facilement, tant était grande la presse qui se faisait autour du voyageur anglais. Le roi l'accueillit avec faveur et lui conseilla, vu l'état d'hostilité dans lequel se trouvaient les souverains voisins prêts à se déclarer la guerre, de n'aller pas plus loin et même de rebrousser chemin. Ce sage conseil n'était pas du goût de notre voyageur, qui, comme ses compatriotes, avait pris pour devise ce mot : Forward! qui exprime si bien leur intrépide résolution. Quand le roi le vit ainsi déterminé à poursuivre son voyage, il lui conseilla de faire un détour pour pénétrer dans le royaume de Bambara, de remonter au nord et de passer par le royaume de Ludamar, habité par les Maures. Il était temps de se décider à partir, car, au moment, même où Mungo Park s'entretenait avec le roi, un nègre, monté sur un cheval couvert d'écume, venait annoncer que l'armée du roi de Bambara s'avançait vers le Kaarta. Une heure après, Mungo Park était sur la route de Jarra, ville frontière du royaume, de Ludamar. Le roi du Kaarta lui avait donné huit cavaliers pour l'escorter jusqu'à cette destination. De plus, et pour lui faire honneur, trois, fils du roi et environ deux cents hommes de cavalerie l'accompagnèrent jusqu'à une certaine distance de Kemmou. Jamais il n'avait obtenu un témoignage aussi flatteur.
CHAPITRE XI
ARRIVÉE A FUNINGKEDI. — LE MÉDECIN MALGRÉ LUI. —
SOUVENIRS DU MAJOR HOUGHTON. — SA MORT.
— ARRIVÉE A JARRA.— GUERRE ENTRE LES ROIS DE BAMBARA ET DE KAARTA.
Nous passons sous silence un vol dont Mungo Park fut victime , au début même de cette nouvelle campagne, bien que ce vol eût pour effet de diminuer d'une manière notable les ressources qui lui restaient. Nous aimons mieux parler de ce qui lui arriva dans la ville de Funingkedy, où il eut à faire ses preuves comme praticien. Un jeune homme du pays, ayant eu à défendre ses troupeaux contre des brigands maures qui infestaient la contrée, fut blessé par eux et ramené, ou plutôt porté, par une troupe de gens qui jetaient de grands cris. La mère du jeune homme, égarée par la douleur, marchait devant la troupe, frappant ses mains l'une contre l'autre et faisant l'énumération des qualités de son fils. Eè maffo fonio, c'est-à-dire : « Jamais il n'a fait un mensonge, » criait-elle; et elle répétait : Eè maffo fonio abada, c'est-à-dire : « Jamais, non, jamais il n'a fait un mensonge. »
Arrivé à la ville, on transporta le blessé dans sa case, on l'étendit sur une natte et on appela Mungo Park. Le blanc est, pour les nègres, comme un être surnaturel; il est doué d'un pouvoir en quelque sorte magique; il a le don de guérir toutes les maladies. Bon gré, mal gré, il faut qu'il donne des consultations; au besoin, qu'il opère. La scène du Médecin malgré lui se joue souvent en Afrique. Ce n'était pas le cas pour Mungo Park, qui, comme on l'a vu, avait fait des études
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médicales. Appelé à donner ses soins à l'infortuné jeune homme, il examina la blessure, causée par un coup de fusil. La balle avait percé la jambe de part en part et avait brisé l'os un peu au-dessus du genou. Bref, l'amputation était indispensable. Mais, lorsque Mungo Park en parla à la famille, tous frémirent d'horreur; ils ne comprenaient pas que l'on guérît d'un mal par un mal plus grand, ni une douleur par une douleur plus vive. On se demande même comment Mungo Park serait parvenu à pratiquer l'opération, lui qui vraisemblablement n'en avait jamais exécuté de ce genre. Le refus formel des parents de laisser opérer leur enfant vint à propos le dégager d'une responsabilité qui lui eût paru bien lourde, et le malade fut abandonné entre les mains de quelques buschréens, dont le seul but fut d'adoucir, pour le malheureux jeune homme, le passage de la vie à la mort. Il expira, en effet, le soir même.
En continuant sa route au nord vers le royaume de Ludamar, Park atteignit la petite ville de Simbing, dont il a été parlé plus haut 1, et d'où le major Houghton avait signé un billet au crayon, le dernier qu'on reçut de son voyage à Tombouctou. Mungo Park demanda des renseignements sur la triste destinée de son prédécesseur, et voici ce qu'il apprit sur les lieux. A Simbing, le major se vit abandonné par ses nègres domestiques, qui ne voulurent pas le suivre dans le pays des Maures. Il n'en continua pas moins sa route, et, après bien des difficultés, il s'avança vers le nord et tenta de traverser le royaume de Ludamar. Il arriva enfin à Jarra et fit connaissance avec quelques marchands maures qui allaient acheter du sel à Tischit, ville située près des salmes du grand désert et à dix journées de marche au nord de Jarra. Là, grâce à un fusil et à un peu de tabac que le major donna à ces marchands, il les engagea à le mener à Tischit. Quand on songe qu'il prit un tel parti, on ne peut s'empêcher de croire que les Maures avaient cherché à le tromper, soit sur la route qu'il
1 Voir l'Introduction.
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devait suivre, soit sur l'état du pays entre Jarra et Tombouctou. Probablement leur intention était de le voler et de l'abandonner dans le désert. Après deux jours de marche, soupçonnant leur perfidie, il demanda à retourner à Jarra. Les Maures essayèrent d'abord de l'en dissuader; mais, quand ils virent qu'il persistait dans sa résolution, ils lui prirent tout ce qu'il avait et s'enfuirent avec leurs chameaux. Le malheureux Houghton, se voyant ainsi lâchement trahi, retourna à pied à Jarra, endroit où l'on trouve de l'eau et qui appartenait aux Maures. Depuis quelques jours, il n'avait pris aucune nourriture, les Maures ayant refusé de lui endonner. On ne sait pas précisément s'il mourut de faim ou s'il fut massacré par ces barbares. Son corps fut traîné dans les bois, et l'on montra de loin à Mungo Park l'endroit où on l'avait laissé sans sépulture.
Ainsi périt le premier pionnier des explorations dans l'intérieur de l'Afrique. Bien d'autres, marchant sur ses traces, devaient succomber comme lui, victimes de leur dévouement à la science et à la civilisation : Mungo Park, le major Laing, un des frères Lander, Clapperton, Hornman, Richardson, Vogel, Livingstone et tant d'autres!
L'exemple de Houghton était bien fait pour décourager tout autre que Mungo Park. Le triste souvenir qu'il recueillait sur la route, joint aux avertissements que ne lui avaient pas ménagés certains rois nègres, suffisait pour ébranler sa résolution, si celle-ci n'eût été irrévocable. D'ailleurs, il avait pénétré trop avant dans le pays pour retourner en arrière.
Depuis son départ de Djillifrie, les incidents s'étaient produits sans revêtir un caractère trop alarmant. A partir de Simbing, au contraire, les obstacles et les dangers se multiplient d'autant plus que la guerre entre les rois de Bambara et de Kaarta présentait un nouveau sujet de troubles et de périls.
Cette guerre tient une trop grande place dans le récit du voyageur pour que nous n'en disions pas un mot. Elle avait commencé pour une cause bien légère. Des Maures avaient
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volé quelques taureaux dans un village sur la frontière du Bambara et les avaient vendus à un douty du Kaarta 1; Les villageois volés réclamèrent leur bétail, qu'on refusa de leur rendre. Ils s'adressèrent alors au roi de Bambara, qui, jaloux de la prospérité croissante de son voisin, lui déclara la guerre. Toutefois, comme les formalités légales ne paraissent pas tout à fait ignorées de ces peuplades barbares, le roi de Bambara envoya à Daisy, roi du Kaarta, un messager pour le prévenir qu'il se rendrait à Kemmou à la tête de neuf mille hommes. En conséquence , il lui ordonnait de se préparer à le recevoir lui et les siens. En même temps, le messager présenta au roi Daisy une paire de sandales en fer : « Jusqu'à ce que tu aies fui assez loin, lui dit-il, pour user ces sandales, tu ne seras pas en sûreté contre les flèches du Bambara. »
« Daisy assembla aussitôt les chefs de ses tribus et tint conseil avec eux sur les moyens de repousser un ennemi si formidable2. Il fit faire à Mansong, le roi de Bambara, la réponse que méritait son insolent messager. Il chargea ensuite un buschréen de composer en arabe une proclamation qu'on écrivit sur une planchette et qu'on fixa sur un arbre de la place publique de Kemmou. En même temps, on envoya des vieillards de tous côtés pour expliquer au peuple ce que contenait cet écrit. Il invitait tous les amis de Daisy à venir le rejoindre immédiatement, et il permettait à tous ceux qui n'avaient point d'armes bu que la guerre effrayait de se retirer dans les royaumes voisins. Il les avertissait que, pourvu qu'ils gardassent une stricte neutralité, ils seraient toujours libres de retourner dans leurs premières habitations; mais que, s'ils s'armaient contre le Kaarta ou s'ils favorisaient ses ennemis, alors ils auraient « brisé la clef de leurs chaumières et fermé, leurs portes pour jamais ! » « Cette proclamation fut généralement applaudie ; mais beau1
beau1 guerres dans l'antiquité n'avaient souvent pas d'autre origine. Lisez les
commencements de l'histoire romaine.
2 Tout est relatif. Dans un chapitre précédent de son journal, Mungo Park nous dit que le roi de Kassin peut mettre facilement sur pied, au son du tambour, une armée de quarante mille combattants.
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coup d'habitants du Kaarta et surtout les puissantes tribus de Jower et de Kakarou, profitant de la permission de ne pas combattre, se réfugièrent dans les royaumes de Ludamar et de Kasson. Cette émigration fut cause que l'armée de Daisy ne se trouva pas aussi considérable qu'on aurait dû s'y attendre. Lors de mon passage à Kemmou, j'appris que le nombre des combattants effectifs ne s'élevait pas à plus de quatre mille hommes; mais ils étaient tous remplis de hardiesse et de fermeté, et on pouvait compter sur eux. »
Quelques jours s'étaient écoulés, et Mungo Park était déjà parvenu à Jarra, dans le pays des Maures, lorsqu'il apprit que Mansong s'était avancé avec toute son armée vers la capitale du Kaarta. Daisy, n'ayant pas voulu hasarder une bataille, s'était retiré d'abord à Joko, ville située au nord-ouest de Kemmou. Ne s'y croyant pas en sûreté, il n'y était resté que trois jours, et ensuite il était allé se renfermer dans la forte place de Gedingouma, située dans les montagnes et entourée d'une haute muraille de pierre.
Ses fils avaient refusé de le suivre et étaient restés à Joko, alléguant pour raison que « les chanteurs 1 publieraient leur honte, s'ils apprenaient que Daisy et ses enfants s'étaient enfuis de Joko sans oser tirer un coup de fusil ». Ils étaient donc restés pour défendre Joko avec un détachement de cavalerie. Mais après plusieurs escarmouches ils avaient été totalement défaits, et l'un des plus jeunes princes était tombé entre les mains des Bambaras. Le reste s'était enfui à Gedingouma, que Daisy avait bien approvisionnée et où il était déterminé à se défendre jusqu'à la dernière extrémité.
Mansong, voyant que Daisy avait résolu d'éviter une bataille rangée, plaça un corps considérable de troupes à Joko pour observer tous les mouvements de son ennemi. Partageant ensuite le reste de ses soldats en petits détachements, il leur avait ordonné de parcourir le pays et de s'emparer des habitants avant qu'ils eussent le temps de s'enfuir. Cet ordre avait été
1 Ou griots. (V. plus haut, chap. III.)
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exécuté avec tant de promptitude et de barbarie, qu'en peu de jours tout le royaume du Kaarta n'offrait que des scènes de désolation. Les habitants des villes avaient été, pour la plupart, surpris dans la nuit et étaient devenus aisément la proie du vainqueur. Ils avaient vu en même temps livrer aux flammes leur blé et tout ce qui aurait pu servir aux troupes de Daisy.
Pendant ce temps-là, Daisy s'était occupé à fortifier Gedingouma. Cette ville était bâtie dans un étroit défilé formé par deux hautes montagnes. Elle n'avait que deux portes, l'une vers le Kaarta, l'autre vers le Jaffnou. La première était défendue par Daisy lui-même ; et les fils de ce prince avaient été chargés de garder la seconde. L'armée de Bambara s'était approchée de la ville et avait fait des efforts pour l'emporter d'assaut ; mais elle avait toujours été repoussée avec perte.
Mansong, trouvant Daisy plus redoutable qu'il ne s'y était attendu, avait résolu de lui ôter les moyens de renouveler ses provisions, afin de le réduire par la famine. En conséquence, il avait envoyé dans le Bambara tous les prisonniers qu'il avait faits, et il était resté deux mois autour de Gedingouma sans rien tenter de décisif. Harcelé d'un côté par les assiégés, qui faisaient de fréquentes sorties, et voyant de l'autre ses provisions presque épuisées, il avait fait demander à Ali, roi de Ludamar, deux cents cavaliers pour l'aider à attaquer la porte septentrionale de Gedingouma et à se rendre maître de la place.
Tels étaient les événements qui se passaient alors que Mungo Park était déjà parvenu à Jarra, dans le pays des Maures. Il n'avait pas tardé à en ressentir le contre-coup, ainsi qu'on va le voir dans le chapitre suivant.
CHAPITRE XII
MUNGO PARK CHEZ DAMAN. — LA DETTE PAYEE. — DEPART DE JARRA. — PERSÉCUTIONS DES MAURES. — L'ESCLAVE FIDÈLE. — MUNGO PARK PRISONNIER DES MAURES. — LE CAMP D'ALI. — LE CARÊME FORCÉ
La ville de Jarra était grande, et ses maisons étaient bâties en pierre et en argile. Située dans le royaume maure de Ludamar, ses habitants étaient en grande partie des nègres du Midi qui préféraient vivre, moyennant un tribut, au milieu des Maures, que de rester exposés dans leur pays à leurs attaques et à leurs rapines-.
Mungo Park fut reçu à Jarra chez un statée qui faisait le Commerce avec la Gambie. Ce marchand, nommé Daman Jumma, était aussi débiteur d'une certaine somme envers Laidley, et celui-ci avait autorisé Mungo Park à recevoir, en passant à Jarra, le payement de celte dette, qui se montait à la valeur de six esclaves. Bien qu'il y eût cinq ans que la dette avait été contractée , Daman Jumma ne la niait pas ; malheureusement il ne put en acquitter qu'une partie entre les mains de Mungo Park, s'employant, d'ailleurs, avec empressement à lui être utile de toutes les manières. Il pouvait l'être dans une circonstance où il y allait de la mission et de la vie même du voyageur. Mungo Park avait formé, comme on l'a vu, suivant le conseil de Daisy, le projet de traverser le pays des Maures, pour pénétrer dans le Bambara; mais, comme on l'a vu également, Ali, tyran soupçonneux et cruel, était engagé dans la guerre que se faisaient les rois du Kaarta et de Bambara. D'un autre côté, les Maures n'étaient pas moins à craindre, à
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cause de leurs moeurs farouches et sauvages, et telle était la réputation de férocité que leur conduite leur avait faite, que les domestiques de Mungo Park lui avaient déclaré qu'ils ne l'accompagneraient pas plus loin dans son voyage. Pousser plus avant était donc difficile, retourner sur ses pas était dangereux, à cause de la guerre du Kaarta. Dans cette situation, Mungo Park, profitant des bonnes dispositions de Daman à son égard, le pria d'obtenir d'Ali la permission de traverser ses États sans être exposé aux insultes des Maures. Il fallut quatorze jours pour recevoir la réponse du roi de Ludamar, qui était alors dans son camp, près de Benowm, la capitale de ses États. La réponse fut telle qu'on pouvait le souhaiter. Ali envoyait à Mungo Park un de ses esclaves, qui était chargé de le conduire jusqu'à Goumba, c'est-à-dire jusque près des limites du Bambara. Un des deux domestiques de Mungo Park, nommé Demba, rougissant de laisser partir son maître, voulut le suivre, déclarant que l'opposition qu'il avait faite à son projet d'aller plus avant venait de la crainte seule des périls qui l'attendaient s'il poursuivait son dessein de parvenir jusqu'au Niger.
Ces périls étaient grands, en effet, et nous pouvons dire que la route de Pisania à Jarra, malgré les ennuis et les difficultés qui avaient assailli le voyageur, avait été semée de roses, en la comparant à celle qui lui restait à parcourir pour parvenir au terme de son voyage, qui était le Niger.
Toutefois, avant de quitter Jarra, Mungo Park remit la plus grande partie de ses papiers à son domestique Johnson, qui persistait dans sa résolution de revenir sur ses pas, et il le chargea de les porter le plus promptement possible à Pisania, où il les remettrait entre les mains du docteur Laidley. Il en garda une copie, afin qu'en cas de malheur leur contenu ne fût pas entièrement perdu.
Ces arrangements pris, il partit de Jarra, le 27 février 1796, avec l'esclave d'Ali, un autre esclave que lui avait prêté Daman et le fidèle Demba. Les trois premières journées ne présentèrent aucun incident mémorable; mais à Deena, ville assez im-
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portante, où Mungo Park parvint le 1er mars, il eut à supporter les outrages des Maures, qui ne se contentèrent pas de l'accabler d'injures et de le traiter avec la plus grande insolence, mais qui lui crachèrent au visage, afin de le pousser à bout et d'avoir ainsi un prétexte de s'emparer de son bagage. Il essuya ces outrages avec la plus grande fermeté et le plus grand sang-froid. Les Maures ne se tinrent pas pour battus. Ils dirent que Mungo Park étant chrétien, il était de droit que ses biens fussent confisqués au profit des enfants de Mahomet. En conséquence, ils ouvrirent tous les paquets du voyageur, et chacun s'empara de ce qu'il trouvait à son gré. Les gens qui accompagnaient Mungo Park lui déclarèrent que décidément ils n'iraient pas plus loin, et, malgré ses prières, malgré ses objurgations, ils persistèrent dans leur résolution. Il résolut de continuer seul son voyage. C'était là, sans doute, une résolution extrême et une tentative audacieuse ; mais, doué d'une inébranlable volonté, il était décidé à aller jusqu'au bout, malgré les dangers qui se multipliaient devant lui. En conséquence, le 3 mars, il partit seul de Deena, à deux heures du matin. Il faisait clair de lune; « mais, dit-il, les hurlements des bêtes féroces m'obligeaient à voyager avec précaution. »
Il avait à peine fait quelques pas dans la plaine, lorsqu'il entendit quelques cris qui semblaient partir derrière lui. Il se retourna. C'était son fidèle Demba qui courait après son maître, honteux de le laisser continuer ainsi seul son voyage et décidé à partager avec lui tous les hasards de la route. Demba lui apprit que l'esclave d'Ali était retourné à Benowm, et que celui de Daman était prêt à repartir pour Jarra ; mais il ajouta que, si Mungo Park voulait bien attendre un peu, il ne doutait pas qu'il ne le déterminât à le rejoindre. En effet, une demi-heure après cet entretien, Demba revenait avec l'autre esclave.
Pendant les premiers jours de cette nouvelle Odyssée, tout alla bien, et Mungo Park ne fut l'objet d'aucune injure, d'aucune voie de fait de la part des populations. Elles lui témoignèrent même, en plusieurs endroits, un certain respect auquel il était
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loin de s'attendre. A Samée, ou Sami, il reçut un accueil bienveillant et qui faisait un contraste frappant avec la perfidie et la cruauté des Maures. Il s'égayait avec ses hôtes en buvant une sorte de boisson faite avec le maïs, et qui lui paraissait rivaliser avec la meilleure bière d'Angleterre.
« Tandis que je me réjouissais à Samée et que, me flattant d'être échappé à toute espèce de danger du côté des Maures, je me transportais en imagination sur les bords du Niger, et que je me représentais les scènes ravissantes auxquelles je m'attendais dans l'intérieur de l'Afrique, je fus tout à coup arraché à ces rêves brillants par une troupe de soldats d'Ali qui entrèrent brusquement dans la chaumière où je me trouvais. Ils me dirent que leur maître les avait chargés de me mener dans son camp ; que, si je voulais m'y rendre de bonne grâce, je n'avais rien à craindre; mais que, si je refusais de marcher, ils seraient obligés de m'y conduire par force. »
Il n'y avait pas moyen de résister à des ordres aussi précis, ni à des adversaires aussi nombreux. Mungo Park s'exécuta de bonne grâce. Le fidèle Demba imita son exemple. Quant à l'autre esclave, dès qu'il avait aperçu les soldats d'Ali, il s'était enfui pour rejoindre son maître à Jarra.
Le retour au camp d'Ali s'effectua sans danger, mais non sans souffrance. Deux choses particulièrement tourmentaient Mungo Park, l'excessive chaleur qu'il faisait et la privation de nourriture. Celle-ci provenait surtout de l'imprévoyance ou de la mauvaise volonté des Maures qui le conduisaient. On était alors à l'époque du rhamadan, c'est-à-dire du carême des mahométans. Les Maures l'observent avec une rigueur extrême, et cela leur est d'autant plus facile que par leur constitution ils peuvent supporter, sans en être incommodés, de longs jeûnes. A peine boivent-ils un peu d'eau pendant la journée, à cause de l'excessive chaleur qu'il fait dans cette saison. A défaut d'eau, quelques morceaux de gomme dans la bouche apportent, en l'humectant par la salive qu'elle provoque , quelque soulagement et calment pour quelque temps les tourments de la soif.
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Enfin, le 12 mars, on arriva au camp d'Ali. Ce camp présentait le spectacle d'un grand nombre de tentes mal tenues, jetées sans ordre sur un vaste terrain et au milieu desquelles se trouvaient de grands troupeaux de chameaux, de boeufs et de chèvres. Mungo Park fut, à son arrivée, de la part des indigènes, surtout de la part des femmes et des enfants, l'objet d'une curiosité plus inquiétante encore qu'indiscrète. Il put néanmoins, pendant la presse des curieux, parvenir jusqu'à la tente du roi, qu'il trouva assis sur un coussin de maroquin noir, occupé à rogner quelques poils de sa moustache, tandis qu'une esclave tenait un miroir devant lui. « C'était, dit Mungo Park, un veillard de la race des Arabes. Il portait une longue barbe blanche et il avait l'air sombre et de mauvaise humeur. Il me considéra très attentivement. Ensuite il demanda à mes conducteurs si je parlais la langue arabe. Ils lui répondirent que non. Il en parut très étonné et il garda le silence. Les, personnes qui étaient auprès de lui et surtout les femmes ne faisaient pas de même ; elles m'accablaient de questions, regardaient toutes les, parties de mes vêtements, fouillaient dans mes poches. Elles allèrent même jusqu'à compter les doigts de mes pieds et de mes mains, comme si elles avaient douté que j'appartinsse véritablement à l'espèce humaine. »
Cependant le roi Ali parut comprendre que son prisonnier mourait de faim ; mais, soit méchanceté, soit pure plaisanterie, il commanda qu'on tuât un cochon qui se trouvait là 1 et, qu'on lui en préparât un morceau pour son souper. Mungo Park, sachant que les Maures, comme les juifs, ont cet animal en horreur, ne voulut pas y toucher, de peur de s'attirer encore plus, la haine des mahométans. A la fin, on lui apporta dans une gamelle un peu de maïs bouilli avec du sel et de l'eau, et on étendit devant la tente une natte sur laquelle il passa la nuit, environné d'une foule de curieux.,
1 On peut se demander comment il se faisait qu'un animal maudit par les Maures se trouvait au milieu d'eux. Mungo Park nous apprend qu'aussitôt son arrivée au camp d'Ali il vit deux jeunes gens traînant un cochon sauvage qu'ils avaient pris dans un bois voisin, et qu'ils attachèrent à l'un des piquets de la tente.
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Le lendemain matin on le conduisit dans une cabane mieux
abritée, à l'un des poteaux de. laquelle on avait attaché un
autre cochon. Il pensa qu'Ali, tout en lui procurant un abri
plus confortable, voulait l'humilier par cet odieux voisinage.
Les enfants venaient s'amuser à agacer et à irriter le maudit
animal, qui finit par rompre son lien et mordit plusieurs d'entre
eux en s'enfuyant.
Le soir, Ali fit porter quelque nourriture à son hôte, ou plutôt à son prisonnier, qui n'avait rien pris depuis le matin ; car on tenait, paraît-il, à lui faire observer dans toute sa rigueur le jeûne du rhamadan.
La faim était le moindre supplice que Mungo Park eût à endurer de la part de ces barbares naturellement enclins à la méchanceté, surtout à l'égard de celui qui avait, à leurs yeux, le double tort d'être un étranger et un chrétien. On verra, dans, le chapitre suivant, à quelles nouvelles épreuves, à quels nouveaux dangers fut exposé notre infortuné voyageur.
CHAPITRE XIII
UN BARBIER MALADROIT. — PARK EST DEVALISE. —
A QUOI PEUT SERVIR UNE BOUSSOLE. — CONSEIL TENU SOUS LA TENTE.
— PARK TOMBE MALADE. — LE VENT DU DÉSERT.
Les Maures, naturellement paresseux, mettent volontiers à contribution les services de ceux qui leur sont soumis. L'esclave de Mungo Park fut chargé de ramasser de l'herbe sèche pour les chevaux. Quant à Mungo Park, on lui commanda de faire l'office de barbier. Le voilà donc, le rasoir en main, opérant, en présence du roi, la tête d'un jeune garçon qui ne s'était pas assis sans répugnance sur l'escabeau de rigueur. Mais, soit maladresse ou autrement, la main mal assurée du barbier improvisé fit une légère incision à la tête de l'enfant. Le roi fit suspendre l'opération, et Mungo Park regarda cet événement comme assez heureux pour lui. Il espérait qu'en le trouvant maladroit, et par conséquent inutile, on lui rendrait sa liberté.
Quelques jours après, quelle ne fut pas sa surprise quand on amena dans le camp son interprète Johnson, que des Maures avaient arrêté à Jarra ! On apportait en même temps un paquet que Mungo Park avait laissé chez Daman Jumma. Le paquet fut ouvert devant Ali, qui demanda à son prisonnier des explications sur ce qu'il contenait. Fort heureusement les papiers que Mungo Park avait confiés à Johnson ne s'y trouvaient pas. Toutefois Ali fut désagréablement surpris de ne pas trouver parmi les effets du prisonnier l'or et l'ambre sur lesquels il avait compté. Le lendemain matin, il envoya trois
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émissaires à la cabane de Mungo Park, qui fut littéralement dépouillé" et avec brutalité de ce qu'il possédait de plus précieux. Non seulement on s'empara de tout l'ambre et de tout l'or qu'il avait, mais encore on lui prit sa montre, sa' boussole de poche et quelques autres instruments précieux. Heureusement il avait, la nuit précédente, enterré en lieu sûr son autre boussole. C'était, avec les vêtements qu'il avait sur lui, tout ce que lui laissait la rapacité d'Ali.
« L'or et l'ambre flattaient singulièrement l'avarice du roi maure, et la boussole fut pour lui l'objet d'une sorte de curiosité superstitieuse. Il voulait savoir pourquoi l'aiguille qu'il appelait le petit morceau de fer se tournait toujours du côté du grand désert. Je fus un peu embarrassé pour répondre à cette question. Si j'avais dit que je l'ignorais, il n'aurait pas manqué de soupçonner que je cherchais à lui cacher la vérité. Je pris le parti de lui dire que ma mère demeurait bien audelà des sables du Sahara et que, tant qu'elle serait en vie, le petit morceau de fer tournerait toujours de ce côté-là et me servirait de guide pour me rendre auprès d'elle ; mais que, si elle mourait, le même petit morceau de fer se tournerait vers sa tombe. »
Le 20 mars, les principaux Maures du camp d'Ali se réunirent dans sa tente, et tinrent conseil pour savoir ce que l'on ferait du prisonnier blanc. « Le résultat ne m'était pas favorable ; mais il me fut rapporté de différentes manières. Quelques-uns prétendirent qu'on avait résolu de me faire mourir; d'autres avancèrent qu'on devait seulement me couper la main droite. Mais ce qui était plus probable, c'est ce que me raconta un des fils d'Ali. Cet enfant, âgé de neuf ans environ, vint le soir dans ma cabane et me dit que son oncle avait conseillé au roi de me faire arracher les yeux, parce qu'ils ressemblaient à ceux d'un chat, et que tous les buschréens avaient approuvé ce conseil; mais que son père ne voulait pas exécuter cette sentence jusqu'à ce que j'eusse paru devant la reine Fatma, qui était en ce moment dans le Nord. »
Sur ces entrefaites, Mungo Park tomba malade. Les craintes,
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les sombres appréhensions qui l'assiégeaient, les obsessions de toute nature auxquelles il était en proie, tout cela avait déterminé une fièvre violente qui l'obligeait à rester couché toute la journée, enveloppé dans son manteau afin de pouvoir transpirer. Dans cet état, fait pour attendrir des sauvages, les Maures entraient dans sa cabane, le réveillaient brusquement, lui enlevaient son manteau et lui faisaient endurer toutes
sortes de vexations pires que le mal dont il souffrait, en sorte qu'il se demandait si la mort n'était pas cent fois préférable à une telle existence. « Dans ces pénibles moments, dit-il, j'enviais la situation des esclaves nègres qui, au milieu de tous leurs maux, pouvaient au moins jouir tranquillement de leurs pensées, satisfaction à laquelle j'étais alors étranger. »
Croyant échapper aux pénibles obsessions des Maures, Mungo Park alla chercher un asile à quelque distance de sa cabane et à l'ombre de quelques arbres ; mais ses persécuteurs surent l'y trouver. Un des fils d'Ali, accompagné d'une troupe
de cavaliers, vint vers lui au galop et lui ordonna de se lever et de le suivre. « Je le suppliai de me laisser reposer en cet endroit, ne fût-ce que pour quelques heures. Mais le prince et
ses compagnons ne firent que rire de ma prière, et, après beaucoup de menaces, l'un d'eux, sortant des fontes de sa selle un pistolet, m'ajusta et tira deux fois la détente. Heureusement,
par une cause quelconque, le coup rata. Je voyais en lui un si grand air d'indifférence que je crus d'abord que le pistolet n'était pas chargé ; mais il l'arma une seconde fois et se mit à frapper la pierre avec un morceau d'acier. Alors je le priai de vouloir bien m'épargner, et je rentrai dans le camp avec la troupe. »
Ali accueillit Mungo Park avec un visage irrité et des paroles menaçantes. Il s'empara même du pistolet du Maure et l'amorça avec sa propre poudre, comme s'il eût voulu s'en servir contre le voyageur anglais. Celui-ci en fut quitte pour la peur; mais il apprit, non sans étonnement, que s'il faisait mine de vouloir s'échapper, ordre était donné de lui brûler la cervelle.
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Sur ces entrefaites et comme si ce n'était pas assez de la chaleur accablante qu'il faisait, le vent du désert, ou khamsin, se mit à souffler. Mungo Park nous le décrit avec les particularités qui caractérisent bien ce phénomène si connu en Afrique, et dont on a d'autant plus à souffrir qu'on est plus rapproché du grand désert. Or, comme on l'a vu, le pays des Maures du Ludamar confinait précisément au Sahara.
« L'après-midi, l'horizon fut épais et brumeux du côté de l'est, et les Maures annoncèrent le khamsin. Il commença, en effet, le lendemain matin 1 et souffla pendant deux jours avec de légères interruptions. Le vent n'était pas précisément très fort; c'était ce qu'un marin aurait appelé une brise raide. La quantité de sable et de poussière qu'il portait obscurcissait le ciel. L'air, chargé de particules sableuses, courait de l'est à l'ouest comme un vaste fleuve, et il était de temps en temps si chargé de sable, que d'une tente on avait peine à distinguer les tentes voisines. Il tomba beaucoup de ce sable dans le couscous des Maures, parce que, suivant leur coutume, ils font leur cuisine en plein air. Ce sable s'attachait aussi à la peau, qui dans cette saison est toujours moite, et tout le monde était poudré à bon marché. Lorsque le vent du désert souffle, les Maures mettent un linge sur leur visage, pour ne pas respirer du sable, et ils se tournent toujours de manière qu'il n'en entre pas dans leurs yeux. »
A ces traits si vifs et si précis nous croyons devoir en ajouter d'autres dont nous avons été à même, dans notre séjour en Algérie, de vérifier l'exactitude.
Dès que souffle ce vent, un sentiment de chaleur brûlante parcourt tout le corps, l'air sec et chaud crispe la peau et dessèche les muqueuses de l'appareil respiratoire ; on éprouvé un malaise général, toutes les positions deviennent incommodes, et on ne surmonte pas toujours l'accablement qui affaisse le corps; c'est un souffle brûlant pareil à celui que vomit la bouche d'une fournaise, qui vous étourdit, qui énerve le corps et le jette dans un état de lassitude et de langueur
1 22 mars 1796.
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qu'on a souvent de la peine à surmonter. Particulièrement nuisible aux tempéraments affaiblis, il agit sur toutes les constitutions. Les animaux ressentent, comme les hommes, sa pernicieuse influence; mais ce sont les végétaux qui en souffrent le plus. Sous ces bouffées ardentes et continues, les feuilles des arbres se recoquillent, la végétation herbacée se flétrit, les plantes délicates se crispent et meurent. Voilà pourquoi les Arabes du désert ont donné à ce courant saharien le nom de simoun ou semoun; c'est pour eux, en effet, un souffle délétère, un poison funeste. C'est un des fléaux de l'Algérie 1.
Ce vent est indépendant de ces bourrasques qui s'élèvent en Afrique, comme ailleurs, mais qui en Afrique ont la propriété de soulever le sable avec violence et de le transporter en peu d'instants et par masses à de grandes distances. Mungo Park décrit les effets de ce vent de la manière suivante :
« Le 7 avril, à quatre heures après midi, il y eut un tourbillon de vent si violent, qu'il renversa trois tentes et emporta un côté de ma cabane. Ces tourbillons viennent du grand désert, et dans cette saison ils sont si communs, que j'en ai vu jusqu'à six à la fois. Ils élèvent beaucoup de sable à une grande hauteur, et alors ils ressemblent de loin à des colonnes de fumée très agitées. Le soleil ardent qui frappait verticalement un sol aride et sablonneux rendait la chaleur insupportable. Je ne pus pas juger quelle en était la force, parce qu'Ali m'avait pris mon thermomètre; mais je sais que dans le milieu du jour, lorsque les rayons du soleil et le vent brûlant du désert échauffaient la terre, il n'était pas possible d'y marcher pieds nus. Les nègres esclaves eux-mêmes n'allaient pas d'une tente à l'autre sans prendre des sandales. C'était l'heure où les Maures restaient couchés dans leurs tentes, soit pour dormir, soit seulement pour rester immobiles. Pour moi, je trouvais quelquefois le vent si chaud que je ne pouvais pas, sans souffrir beaucoup, tenir ma main dans les courants d'air qui passaient par les crevasses de ma cabane. »
1 Bainier, Géographie de l'Afrique,
CHAPITRE XIV
UN MARIAGE NEGRE. — LA SOUPE DE LA MARIEE. — SUITE DU CARÊME FORCÉ. — MUNGO PARK APPREND L'ARABE. LES DEUX SHÉRIFS. — LES ROUTES DU DÉSERT
Cependant les jours s'écoulaient sans apporter un soulagement notable à la situation de notre voyageur. Comme distraction, il avait tantôt le spectacle d'une fantasia arabe, tantôt le tableau des funérailles d'un petit enfant, tantôt enfin, et. cette impression était la moins pénible, celui des noces d'un nègre du voisinage.
Dans ces contrées, une cérémonie de ce genre s'annonce le matin par un grand bruit de tambours. A ce bruit se rassemblent, sans la moindre apparence de gaieté, les principaux acteurs de ce drame qui partout ailleurs est accompagné de manifestations plus ou moins bruyantes. Ici, il n'y avait ni chant, ni danse, ni rien de ce qui ressemble à un amusement. Peut-être le rang inférieur des jeunes époux n'admettait-il pas la pompe extérieure, qui est réservée aux mariages du high life du désert. Ici une femme se contentait de battre le tambour, tandis que d'autres poussaient toutes à la fois, à intervalles égaux, un cri glapissant. En même temps, on leur voyait remuer leur langue d'un côté de la bouche à l'autre avec une extrême célérité.
Comme ce spectacle n'avait rien de bien attrayant pour Mungo Park, il retourna dans sa cabane, et il y commençait à s'endormir lorsqu'une vieille femme entra, tenant une gamelle dans sa main. C'était, disait-elle, un présent qu'elle
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lui apportait de la part de la nouvelle-mariée. Mungo Park, un peu surpris, balbutiait quelque remerciement, lorsque la vieille s'empressa de lui jeter le contenu de la gamelle au visage. De plus en plus surpris et même un peu indigné, il allait protester, lorsque la vieille lui fit comprendre que c'était un usage et même une faveur toute particulière dont celui qui en était l'objet devait être reconnaissant envers ceux qui lui faisaient l'honneur d'une telle distinction. En conséquence, après s'être essuyé la tête et le visage, Mungo Park s'empressa de faire les remerciements d'usage.
« Le tambour continua à battre, et les femmes renouvelèrent leurs cris ou leurs sifflements pendant toute la nuit. Vers les neuf heures du matin, la nouvelle mariée sortit en cérémonie de la tente de sa mère. Elle était accompagnée d'un grand nombre de femmes portant la tente dont son mari lui avait fait présent. Les unes tenaient les poteaux, les autres les cordes, et toutes poussaient le même cri que la veille. Lorsqu'elles furent arrivées à l'endroit destiné à la résidence des nouveaux époux, elles y plantèrent la tente. Le nouveau marié suivait de près le cortège des femmes. Il avait avec lui un grand nombre d'hommes conduisant quatre taureaux, qu'on attacha aux piquets de la tente. Ensuite on en tua un cinquième dont on distribua la viande aux spectateurs, et la cérémonie fut terminée. »
Des détails sur les funérailles chez ces Maures du Soudan auraient complété le tableau de leurs moeurs. Malheureusement Mungo Park n'apprit que par ouï-dire en quoi consistent les cérémonies usitées lorsqu'un enfant meurt. Les Maures enterrent leurs parents à l'entrée de la nuit et à très peu de distance de leurs tentes. Ils plantent sur la tombe un arbuste, et ils ne souffrent pas qu'un étranger en arrache une feuille, ou même y touche, tant est grande la vénération qu'ils ont pour les' morts !
Il y avait un mois que Mungo Park languissait dans le camp d'Ali, et chaque jour était marqué pour lui par une nouvelle épreuve, un supplice nouveau que lui infligeaient
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ses implacables gardiens. Chaque jour il attendait avec impatience le coucher du soleil ; car, bien que les nuits fussent alors plus accablantes que les journées, elles le rendaient à la solitude, et il pouvait, sans être incommodé par qui que ce fût, se livrer à ses réflexions. «
Comme on était toujours dans le rhamadan, on l'obligeait à jeûner tout le jour, et ce n'était qu'à minuit qu'on lui apportait une gamelle de couscous, avec du sel et de l'eau. Il partageait ce frugal repas avec ses deux compagnons, Johnson et Demba. Au bout de quelque temps, il s'accoutuma à cette diète forcée, et il fut étonné de voir avec quelle facilité on supporte le jeûne dans les pays chauds. Il est vrai qu'un peu plus loin il déclare que la faim est d'abord très pénible à. supporter; mais il ajoute qu'au bout de quelque temps la douleur qu'elle cause dégénère en langueur et en débilité, et alors, dit-il, un peu d'eau qu'on boit, tenant l'estomac tendu, ranime les esprits et écarte pour quelques instants toute idée de malaise. Ses deux fidèles compagnons, Johnson et Demba, étaient extrêmement abattus. Ils restaient couchés sur le sable, plongés dans un sommeil presque léthargique, si bien qu'à l'heure où on venait leur apporter à manger leur maître avait beaucoup de peine à les réveiller 1. Pour lui, il ne se sentait aucune envie de dormir, mais sa respiration était convulsive et comme haletante. Ce qui l'inquiétait le plus, c'était sa vue qui commençait à s'affaiblir. Puis, chaque fois qu'après une longue sieste il essayait de se tenir debout, il se sentait près de s'évanouir. Ces symptômes, résultat d'une longue diète, disparurent dès qu'il eut pris quelque nourriture.
Toutefois l'absence de repas pendant tout un jour rendait passablement longues les heures de la journée. C'est pour en remplir le vide qu'il se mit à apprendre l'arabe, ou du moins à l'écrire. Pour arriver plus vite à la connaissance de l'écriture arabe, il mettait à contribution la bonne volonté des Maures
1 L'hypnosie ou hypnose est une maladie assez commune chez les nègres et regardée généralement comme incurable.
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qui venaient le visiter, et il eut le bonheur de s'apercevoir qu'en fixant ainsi leur attention et en flattant leur vanité, ils devenaient moins importuns : « Aussi, dit-il, lorsque je lisais dans les yeux de quelqu'un d'entre eux qu'il avait envie de me faire une malice, je me hâtais de l'engager à écrire quelque chose sur le sable ou à déchiffrer ce que j'y écrivais moi-même, et l'orgueil de montrer ses connaissances faisait
presque toujours qu'il accédait à ma demande. »
On sait que la cause qui retenait Mungo Park prisonnier était le désir que Fatma, l'épouse d'Ali, avait manifesté de voir le voyageur blanc. Comme elle tardait à venir, Ali résolut d'aller au-devant d'elle pour presser son retour.
Pendant son absence, un shérif arriva au camp avec du sel et quelques autres marchandises. Il venait d'Oualet, la capitale du royaume de Birou, ou Beerou. Comme on ne lui avait point préparé de tente, il vint loger dans celle de Mungo Park. Il paraissait fort instruit, et la connaissance qu'il avait de l'arabe devait rendre sa compagnie précieuse au voyageur anglais. Comme ce dernier lui demandait des renseignements sur le pays d'où il venait et sur la distance qui séparait Oualet de Tombouctou, le shérif lui demanda si son intention était de voyager dans ces contrées. Mungo Park
lui ayant répondu affirmativement, le shérif secoua la tête et lui déclara que c'était là une entreprise difficile et même dangereuse, attendu que les chrétiens étaient un objet d'horreur pour les populations du désert. Toutefois Mungo Park désirant
désirant quelques renseignements sur les lieux et les villes de ces régions. Il ajouta :
« Haoussa est la plus grande ville que j'aie jamais vue. Oualet est plus grand que Tombouctou ; mais, comme il est éloigné du Niger et que son principal commerce est le sel, on y voit beaucoup moins d'étrangers. De Benowm à Oualet il y a dix jours de marche. En se rendant de l'un à l'autre, on ne voit aucune ville remarquable, et l'on est obligé de se nourrir du lait qu'on achète aux Arabes, dont les troupeaux passent autour des endroits où il y a des puits ou des mares.
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On traverse pendant deux jours un pays sablonneux et tout à fait dépourvu d'eau. Il faut ensuite onze jours pour se rendre d'Oualet à Tomboucton. Mais l'eau est beaucoup moins rare' sur cette route, et l'on y voyage ordinairement sur des boeufs 1. On volt à Tombouctou un grand nombre de Juifs, qui tous parlent arabe et se servent des mêmes prières que les Maures. »
Ces indications, quelque insuffisantes qu'elles fussent, étaient précieuses, puisque Mungo Park avait formé le projet d'aller jusqu'à Tombouctou, soit directement par le désert, soit plutôt en descendant le cours du Niger.
Sur ces entrefaites, arriva au camp d'Ali un autre shérif, avec cinq boeufs chargés de sel. Celui-ci était Marocain de naissance et parlait suffisamment l'anglais. Mungo Park le pria de lui dire combien de jours il lui avait fallu pour se rendre de Maroc à Benowm.
« Il faut, lui répondit le shérif, trois jours pour aller de Maroc à Swera; il en faut trois également pour se rendre de Swera à Agadir, dix pour aller d'Agadir à Giniken, quatre de Giniken à Wadenoun, cinq de Wadenoun à Lakeneig, cinq de Lake neig à Zeeriwin-Zeriman, dix de ZeeriwinZeriman à Tischéet et dix de Tischéet à Benowm, en tout cinquante jours pour aller de Maroc à Benowm. »
1 Ou sur des buffles. Nous soupçonnons le traducteur d'avoir confondu les uns avec les autres.
CHAPITRE XV
SUITE DE LA GUERRE ENTRE LE BAMBARA ET LE KAARTA. — LES DEUX FRÈRES. — MANSONG REPARAÎT SUR LA SCÈNE. — ALI LÈVE LE CAMP. — LA REINE FATMA. — LA SOIF
Il nous faut revenir sur nos pas et reprendre la suite de la guerre entre le roi de Bambara et celui de Kaarta. Nous avons laissé le premier devant la ville de Gedingouma. Pendant qu'il était occupé au siège de cette place, il priait Ali de lui prêter deux cents cavaliers pour en finir plus vite.
Bien qu'au commencement de la guerre Ali eût promis à Mansong de lui fournir des secours, ce Maure avait refusé de tenir sa promesse. Mansong en fut si indigné, qu'il marcha sur Benowm avec une partie de son armée. Les Maures, avertis de son approche, se retirèrent vers le nord, et Mansong, voyant échouer son projet, s'en retourna à Sego. Ces événements se passaient lorsque Mungo Park était encore prisonnier d'Ali.
Le roi du Kaarta étant délivré de son plus redoutable ennemi, il y avait lieu d'espérer que la paix allait être rendue à ses États, lorsqu'un nouvel incident alluma la guerre entre le Kaarta et le Kasson. Le roi de ce dernier pays étant venu à mourir dans le cours de la guerre précédente, ses deux fils se disputèrent le trône, qui échut finalement au plus jeune, Sambo-Sego. L'aîné, forcé de quitter son pays, s'était réfugié à Gedingouma, et Sambo avait demandé qu'on le lui livrât. Daisy, qui avait toujours vécu en bonne intelligence avec les deux frères, refusa de rendre celui à qui il donnait asile;
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mais en même temps il déclara qu'il ne soutiendrait pas ses prétentions et qu'il ne se mêlerait eh aucune manière de leur querelle.
Sambo, irrité du refus de ce prince, lui déclara la guerre, envahit le Kaarta, s'empara des gens de la campagne, elles envoya dans les ports du Sénégal pour être vendus comme esclaves. Daisy, usant de représailles, entra dans le Kasson, mit quelques villes au pillage, s'empara de leurs habitants et en massacra une partie. Après cette expédition sommaire, il se flattait d'obtenir la paix. D'ailleurs la saison des pluies approchait et il allait être impossible, de part et d'autre, de continuer les hostilités.
Au retour de la saison sèche, Mansong, qui s'était retiré à Sego, par suite du refus d'Ali de le secourir dans sa guerre contre Daisy, avait résolu de se venger. Vers le mois d'avril, un messager vint annoncer à Benowm que l'armée du Bambara s'approchait du Ludamar. Ali résolut de lever le camp et de marcher droit au nord. En conséquence, il donna ordre d'emmener tout le bétail, d'enlever les tentes, et il fit avertir tout le monde de se tenir prêt à partir le lendemain à la pointe du jour.
Le 30 avril, dès l'aube du jour, tout le camp fut en mouvement. On fit porter le bagage par des boeufs. Les pieux qui servaient à chaque tente étaient disposés de chaque côté de l'animal et le tout était recouvert de la tente elle-même, sur laquelle on faisait asseoir une ou deux femmes. On marcha donc ainsi pendant plusieurs jours vers le nord, et le 3 mai Ali plaça son camp au milieu d'une grande forêt, à environ deux milles d'une ville nègre nommée Boubeker. C'est là que Mungo Park, qui naturellement avait suivi le camp , fut présenté pour la première fois à la reine Fatma, qui lui fit le plus gracieux accueil et lui offrit même une jatte de lait.
L'idée d'une grande forêt se concilie mal avec la description du lieu où l'on campait. « Le pays, dit notre voyageur, représentait à l'oeil une vaste étendue de sable où croissaient, de loin en loin, quelques arbres rabougris et quelques buis-
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sons hérissés d'épines. Les chameaux et les chèvres broutaient de peu de feuilles qui s'y trouvaient, tandis que les boeufs et les vaches affamés paissaient à côté l'herbe flétrie.
« La chaleur, ajoute-t-il, était extrême; toute la nature en était accablée, et, comme l'eau était plus rare en cet endroit qu'à Benowm, jour et nuit les puits étaient entourés de bestiaux mugissant et combattant pour s'approcher de l'abreuvoir. La soif rendait les taureaux furieux. Les plus faibles de la troupe cherchaient à étancher leur soif en dévorant le limon noir des égouts autour des puits, ce qui leur devenait presque toujours fatal. »
Parmi les hommes, Mungo Park, moins habitué que les nègres à la privation d'eau, était celui qui en souffrait le plus. A la vérité, la reine Fatma lui envoyait un peu d'eau une ou deux fois par jour, et Ali lui avait même permis d'avoir une outre à lui; mais chaque fois qu'il envoyait son fidèle Demba au puits pour la remplir, celui-ci avait cruellement eu à souffrir de la brutalité des Maures ; ils lui en défendaient l'approche, et il avait déclaré qu'il aimait mieux mourir de soif que s'exposer à leurs odieux procédés. Il fallut se contenter de mendier, sans grand succès, un peu d'eau auprès des Maures.
« Une nuit, dit Mungo Park, que j'avais en vain demandé de l'eau dans le camp, je résolus de tenter de m'en procurer aux puits éloignés des tentes d'environ un demi-mille. Je partis à minuit pour y aller, et, guidé par le mugissement du bétail, j'y fus bientôt rendu. J'y trouvai des Maures occupés à tirer de l'eau. Je les priai de me laisser boire, mais ils refusèrent en m'accablant d'injures. Passant d'un puits à l'autre, j'en vis enfin un auprès duquel il n'y avait qu'un vieillard et un enfant. Je répétai ma prière au premier; aussitôt il me présenta un seau d'eau qu'il venait de remplir; mais, comme je m'en approchais pour boire, il se rappela que j'étais chrétien, et, craignant que son seau ne fût souillé par mes lèvres, il versa l'eau dans une auge et me dit d'y boire. Quoique l'auge fût très petite et qu'il y eût déjà trois vaches qui y buvaient, je me décidai à prendre ma part de l'eau. Je me mis à genoux,
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je passai ma tête entre celles de deux vaches, et je bus avec grand plaisir jusqu'à ce que l'eau fût presque épuisée et quand les vaches commencèrent à se disputer la dernière gorgée. »
Cependant le moment approchait où Mungo Park allait voir le terme de ses maux et recouvrer la liberté. Mais que d'épreuves lui ménageaient encore les quelques jours qui le séparaient de cet heureux événement !
CHAPITRE XVI
RETOUR A JARRA. —
ENCORE DAMAN. — ESPOIR DE LIBERTÉ. — L'EXODE DE JARRA.
DÉPART DE QUIEIRA. — LE MANTEAU
Cependant le roi Daisy était toujours devant Gedingouma. Des transfuges du Kaarta, qui s'étaient retirés dans le Ludamar, craignant le ressentiment du prince qu'ils avaient lâchement abandonné, demandèrent à Ali deux cents cavaliers maures pour les aider à le repousser de Gedingouma. Ali, ne voyant dans cette demande qu'un moyen d'extorquer de l'argent à ceux, qui la lui adressaient, fit partir l'un de ses fils pour Jarra, promettant de le rejoindre lui-même sous peu de jours. Mungo Park obtint la permission d'accompagner Ali, et, le 26 mai, il partit du camp avec ses deux domestiques, Johnson et Demba, et plusieurs Maures à cheval. Ali marchait devant avec une cinquantaine de cavaliers. Deux jours après, au matin, c'est-à-dire au moment où on allait seller les chevaux pour partir, un Maure vint signifier à Mungo Park, de la part d'Ali, qu'il eût à renvoyer son serviteur Demba, mais qu'il pouvait garder le « vieux fou ». On désignait ainsi son interprète Johnson. Mungo Park protesta contre le renvoi de Demba, dont il appréciait les services ; mais ses protestations échouèrent devant l'inflexible volonté du prince. Il se plaint beaucoup d'Ali dans son journal et le dépeint comme un tyran ombrageux et farouche. Ali avait soupçonné quelque chose du projet de Mungo Park, qui n'avait demandé à suivre les Maures que pour épier la première occasion de s'échapper.
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Et qui sait si une parole indiscrète n'avait pas, pendant là route, trahi ses intentions et averti Ali de se tenir sur ses gardes ?
Quoi qu'il en soit, Mungo Park, continuant sa route sans son fidèle Demba, arriva le 1er juin à Jarra et, tout naturellement, demanda à loger chez son ancienne connaissance, Daman Jumma, auquel il raconta tout ce qui lui était arrivé chez les Maures, insistant plus particulièrement sur la perte qu'il avait faite de son interprète Demba et priant son hôte d'intercéder auprès d'Ali pour qu'il lui fût rendu, quand il devrait payer pour cela une forte somme. Il offrait même en échange la valeur de deux esclaves en un mandat sur le docteur Laidley. Ali, qui, comme toujours, ne voyait dans cette affaire qu'une nouvelle occasion d'extorquer de l'argent à son prisonnier, consentit à ce qu'il demandait, à une condition qui ne paraît pas être à l'avantage de sa perspicacité et qui étonne de la part d'un homme aussi méfiant : c'est que Daman achèterait l'esclave pour son propre compte et le garderait pour lui. Ainsi fut fait, et Daman paya le prix demandé pour obtenir le nègre.
Cela se passait le 4 juin. Le lendemain, Ali fit prévenir Mungo Park qu'il était sur le point de partir pour Boubeker, afin d'assister à une fête qu'on devait célébrer dans ce lieu, mais qu'il serait bientôt de retour à Jarra. Il lui permettait de rester en l'attendant. On juge de la joie que cette nouvelle causa à notre voyageur, qui se voyait déjà délivré de l'odieuse captivité qu'on lui faisait souffrir !
Une seule difficulté l'arrêtait. Son hôte, Daman Jumma, refusait positivement de lui restituer le nègre Demba, qui lui avait été si utile, et cela sous prétexte que le rachat de ce fidèle serviteur se ferait attendre longtemps. D'un autre côté, son interprète Johnson refusait non moins catégoriquement de l'accompagner plus loin. Enfin, il fallait songer à se mettre en sûreté avant la saison des pluies et à échapper à la barbarie des Maures. Il y eut, pour Mungo Park, un moment de terrible anxiété. Sa situation était, en effet, très embarrassante :
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" En restant, où j'étais, dit-il, je ne pouvais éviter de retomber entre les mains des Maures, et en me mettant seul en route je devais, selon toute apparence, éprouver les plus grandes difficultés, car d'un côté je n'avais pas de quoi acheter les choses les plus nécessaires, et de l'autre je ne pouvais, faute d'un interprète, me faire entendre. Mais retourner en Angleterre sans avoir rempli l'objet de ma mission était, à mes yeux, un bien plus grand malheur. Enfin je résolus non seulement de profiter de la première occasion pour m'échapper, mais encore de me rendre directement dans le Bambara, dès qu'il serait tombé assez de pluie pour être certain de ne pas manquer d'eau dans les bois. »
On ne saurait trop admirer ici l'héroïque constance de ce jeune pionnier de la science qui ne craint pas de se livrer seul, sans guide et sans interprète, aux hasards d'un voyage dans des contrées où peut-être aucun Européen n'avait pénétré avant lui. Quelle foi lui fallait-il avoir en son oeuvre pour oser s'aventurer ainsi, au coeur du Soudan, à la recherche du Niger, de ce fleuve mystérieux dont le cours, sinon l'existence, n'avait pas été déterminé d'une manière exacte! Mais tel est le génie de la race anglo-saxonne que les obstacles l'exaltent au lieu de l'ébranler. Et puis rappelons-nous encore une fois que Mungo Park est jeune, et que la jeunesse ferme facilement les yeux sur les épreuves présentes pour ne songer qu'à la gloire à venir !
Cependant les malheureux habitants de Jarra, qui venaient d'être pressurés par Ali, apprenaient que Daisy, voulant se venger de quelques rebelles qui s'étaient réfugiés à Jarra, se dirigeait à marches forcées sur cette ville. Aussitôt on mit des vedettes sur le sommet des rochers qui sont autour de la ville, afin d'être avertis de son arrivée. Les femmes s'empressèrent de faire tous les préparatifs nécessaires pour quitter la ville le plus tôt possible. Elles passèrent la nuit à battre du grain et à empaqueter leurs bagages ; et le lendemain, à la pointe du jour, près de la moitié des habitants prit la route de Deena pour se rendre dans le Bambara.
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« Leur départ fut très triste. Les hommes étaient mornes et abattus ; les femmes et les enfants pleuraient. Ils quittaient tous à regret leur ville natale, et en marchant ils se retournaient souvent pour la regarder, ainsi que les puits et les rochers auprès desquels ils avaient espéré pouvoir longtemps encore couler des jours tranquilles.
« Le 27 juin, à onze heures du matin, les vedettes vinrent annoncer que Daisy marchait vers Jarra, et que les troupes des rebelles avaient fui devant lui sans tirer un seul coup de fusil. Il est impossible de peindre la terreur que cette nouvelle répandit dans la ville ! Les cris des femmes et des enfants, la confusion qui régnait partout et l'empressement que l'on mettait à se sauver me firent croire que l'ennemi était déjà aux portes de Jarra, et, quoique lors de mon passage à Kemmou Daisy se fût conduit envers moi avec beaucoup de bienveillance, je ne me souciais pas de me mettre à la merci de ses soldats, parce que dans le désordre qui devait nécessairement suivre les premiers moments de leur entrée dans la ville, ils auraient fort bien pu me prendre pour un Maure. Je montai donc à cheval, et, prenant avec moi un grand sac de maïs, je suivis lentement les habitants qui s'en allaient.
« Nous arrivâmes bientôt au pied d'une montagne où je mis pied à terre, et je fis marcher mon cheval devant moi. Je m'arrêtai au sommet de la montagne, pour contempler la ville de Jarra et la campagne environnante. Je voyais une foule de gens qui s'enfuyaient, emmenant leurs vaches, leurs brebis, leurs chèvres, et emportant quelques hardes et quelques provisions. Je ne pus m'empêcher de déplorer le sort de ces infortunés. L'embarras où se trouvaient la plupart d'entre eux égalait leur affliction; car les vieillards, les enfants, les malades ne pouvant marcher, il fallait les porter pour ne pas les exposer à un massacre certain. »
Le lendemain on arriva à Queira, où Mungo Park resta deux jours pour faire reposer son cheval et attendre quelques nègres mandingues qui se rendaient dans le Bambara. Sur ces entrefaites, un esclave d'Ali vint à Queira, avec
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quelques Maures dans le dessein de s'emparer de Mungo Park. C'était du moins ce que Johnson avait cru comprendre d'une conversation qu'il avait surprise entre eux. Cette nouvelle fut pour lui comme un coup de foudre. Il résolut de partir sans délai pour le Bambara. Il fit part de son projet à Johnson, qui l'approuva, mais qui refusa de suivre son maître. Mungo Park, décidé à partir seul plutôt que de s'exposer à retomber entre les mains des Maures, prépara son bagage, devenu de plus en plus léger par suite des contributions que les Maures et les nègres y avaient déjà prélevées. Il ne possédait plus ni verroteries ni objet de quelque prix, pour acheter des vivres pour lui et du maïs pour son cheval. Il faut lire le récit de sa fuite pour se faire une idée de son courage et de sa persévérance.
« A la pointe du jour, Johnson, qui avait veillé toute la nuit, vint me dire tout bas que les Maures étaient endormis. C'était le moment d'une crise terrible. Il me fallait recouvrer ma liberté ou languir le reste de mes jours dans la captivité. Devant cette double perspective, je sentis une sueur froide mouiller mon front. C'était ce jour-là que mon sort allait se décider. Il n'était plus temps de délibérer. Il fallait agir et agir promptement. Je pris donc mon paquet ; je passai légèrement par-dessus les nègres qui dormaient devant la porte. Je trouvai mon cheval, que m'avait amené Johnson. Je dis adieu à celui-ci, lui recommandant d'avoir soin des papiers que je lui avais confiés, et d'informer mes amis de la Gambie que j'étais en bonne santé et prêt à me rendre dans le Bambara.
« Je marchai avec beaucoup de précaution, examinant jusqu'au moindre buisson et écoutant, regardant souvent derrière moi, pour voir si je n'étais pas poursuivi par les cavaliers d'Ali. A environ un mille de la ville, je me trouvai tout près d'une korrée 1 appartenant aux Maures. Les gardeurs des troupeaux me poursuivirent pendant plus d'un mille, en me huant et me jetant des pierres. Lorsque je fus hors de leur portée et que je commençais à me croire tout à fait en liberté, j'en1
j'en1 de parc pour les bestiaux, ou, plus exactement, troupeau de bestiaux.
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tendis tout à coup des cris derrière moi. Je me retournai," et je vis trois Maures qui couraient vers moi au grand galop en brandissant leurs fusils à deux coups.
« Voyant qu'il était inutile de songer à m'échapper, je pris le parti de revenir sur mes pas et de marcher résolument à leur rencontre. En s'approchant de moi, deux maures saisirent la bride de mon cheval, et le troisième, me présentant le bout de son fusil, me dit qu'il fallait les suivre auprès d'Ali. Quand l'âme humaine a été quelque temps flottant entre l'espérance et la crainte, en proie aux tourments de l'incertitude, elle éprouve une sorte de soulagement à connaître enfin tout le mal qui doit lui arriver. Telle était ma situation. Le dégoût de la vie avait complètement absorbé mes facultés, et je suivis les Maures avec la plus parfaite indifférence. »
Toutefois, il s'aperçut bientôt qu'il se trompait dans ses appréhensions. Les Maures ne l'avaient poursuivi que pour s'emparer de son bagage. Après l'avoir examiné de tous côtés san srien trouver à leur convenance que le manteau qui servait à le garantir de la pluie pendant le jour et des moustiques pendant la nuit, ils se l'approprièrent sans plus de façon. Cette perte lui fut très sensible. Ce fut en vain qu'il protesta pour qu'on lui laissât ce précieux compagnon de ses voyages. Ils restèrent sourds à ses supplications, et se retirèrent le laissant en proie à de tristes réflexions d'où le tira bientôt le sentiment de la liberté. Pressant le pas de son cheval, il se dirigea un peu plus vers le nord, où il rencontra fort heureusement un chemin frayé.
CHAPITRE XVII
LA FUITE AU DESERT LA SOIF. — UNE TROMBE DE SABLE. — L'ORAGE. — LES GRENOUILLES.
ARRIVÉE A SCHILLA. — UNE NOUVELLE SAMARITAINE
— UNE NUIT A LA BELLE ÉTOILE. — MUNGO CHEZ LES FOULAHS. —
ARRIVÉE A WAWRA
« Il m'est impossible de décrire la joie qui s'éleva dans mon âme, lorsque, ayant regardé autour de moi, je me vis hors de danger. J'étais comme un homme qui, après une grande maladie, entre en convalescence; je respirais avec plus de facilité; je sentais mes membres beaucoup plus dispos; le désert même me paraissait agréable, et je ne craignais qu'une chose : la rencontre de quelque troupe de Maures vagabonds qui me ramèneraient dans leur pays, d'où je venais, comme par miracle, de m'échapper.
« Cependant je ne tardai pas à m'apercevoir que ma situation était encore fort triste, car je n'avais ni les moyens de me procurer de quoi manger ni surtout la certitude de trouver de l'eau. Vers neuf heures du matin je vis de loin un troupeau de chèvres qui paissaient tout près du chemin. Je me détournai pour éviter d'être aperçu des bergers. Je continuai ma route dans le désert, m'orientant à l'aide de ma boussole et me dirigeant vers le sud-est, afin d'atteindre quelque ville ou village du royaume de Bambara.
« Un peu après midi, la chaleur du soleil étant devenue plus
ardente par la réverbération du sable échauffé, je me sentis
accablé par la soif. Je montai alors sur un arbre dans l'espoir de
découvrir la fumée de quelque toit ou quelque autre trace d'ha-
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bitation humaine. Ce fut en vain. Je n'aperçus autour de, moi que des halliers épais et de petites montagnes de sable blanc.
« A quatre heures, je me trouvai de nouveau près d'un grand troupeau de chèvres. Je fis entrer mon cheval dans les halliers, afin d'observer à mon aise si les gardiens du troupeau étaient Maures ou nègres. Peu de temps après, j'aperçus deux jeunes Maures; je marchai droit vers eux pour les interroger, mais j'eus de la peine à les engager à s'approcher de moi. Toutefois j'appris d'eux que le troupeau qu'ils gardaient appartenait au roi Ali; qu'ils allaient à Deena, où l'eau était moins rare, et qu'ils comptaient y demeurer jusqu'à ce que la pluie eût rempli les mares du désert. Ils me montrèrent leurs outres vides et me dirent qu'ils n'avaient point trouvé d'eau dans les bois.
« Tout cela était peu consolant. Mais il était inutile de me repentir du parti que j'avais pris, et je continuai à marcher en avant, espérant que dans la nuit je pourrais trouver quelque endroit où il y aurait de l'eau. Ma soif était devenue alors intolérable; j'avais la bouche sèche et enflammée. Je sentais souvent comme un nuage obscurcissant ma vue, et plus d'une fois je me sentis défaillir. Comme mon cheval était excessivement fatigué, je craignais qu'il ne pût continuer la route, auquel cas j'étais sérieusement exposé à périr de soif. Pour rafraîchir ma bouche et mon gosier brûlant, j'essayais de mâcher des feuilles de différents arbustes ; mais je n'y trouvais d'autre soulagement qu'une amertume extrême qui ne faisait que me rendre le sentiment de la soif plus insupportable.
« Un peu avant le coucher du soleil, je gagnai le haut d'une jolie colline, et là, montant sur un arbre très élevé, je regardai autour de moi pour voir si je ne découvrirais pas, au milieu du désert, quelque demeure d'homme. Mais je ne vis partout que la triste uniformité du désert à peine interrompue çà et là par quelques monticules de sable ou par quelques fourrés d'arbustes. L'horizon d'ailleurs s'étendait autour de moi formant un cercle, comme cela se voit en mer.
« En descendant de l'arbre, je vis que mon cheval mangeait
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avec avidité les petites branches des arbustes, et comme je ne me sentais pas la force de marcher et que le pauvre animal était trop fatigué pour me porter, je crus que ce serait un acte d'humanité et peut-être le dernier que je pusse remplir, que de lui ôter la bride et de l'abandonner à lui-même. En ce moment j'éprouvai un tournoiement de tête en même temps qu'une extrême faiblesse; je tombai sur le sable, croyant que ma dernière heure était arrivée. Après quelques efforts pour me relever, je retombai sur le sable. Je fis alors de tristes réflexions sur mon sort. Je voyais toutes mes espérances s'évanouir. Je me croyais au terme de mon inutile carrière...
« Cependant je revins à moi, et, retrouvant peu à peu l'usage de mes sens, je me vis étendu sur le sable, tenant encore autour de mon bras la bride de mon cheval. En ce moment le soleil disparaissait derrière lès arbres. Je rappelai tout mou courage et je résolus de faire un nouvel effort pour prolonger mon existence. Je remis la bride à mon cheval, mais je pris le parti de le suivre à pied aussi longtemps que je le pourrais, afin d'être plus libre de mes mouvements. Je marchais ainsi depuis une heure, cherchant en vain quelque source d'eau ou quelque mare infecte, quand j'aperçus des éclairs partant du nord-est. Cet orage qui s'annonçait, c'était pour moi la terre promise que je voyais enfin, que j'allais toucher.
« Les éclairs se succédaient rapidement, et l'obscurité qui les suivait n'en était que plus profonde. Le vent commençait à ébranler violemment les arbres. La pluie n'allait pas tarder à survenir, et déjà j'ouvrais la bouche pour en recevoir la rosée bienfaisante, lorsque tout à coup je fus couvert d'un nuage de sable chassé par le vent avec une violence telle. que je fus obligé de monter à cheval et de m'abriter sous dès arbres pour ne pas en être suffoqué. Pendant une heure le vent ne cessa de pousser devant lui ce sable qui semblait, dans ma position, comme une dérision amère; après quoi je me remis en marche, bien que j'eusse à peine la force de me traîner. Enfin, vers dix heures du soir, de nouveaux éclairs très vifs furent suivis de quelques grosses gouttes de pluie, et le
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sable cessa de voter; Je descendis de cheval et j'étendis tout mon linge blanc pour recueillir la pluie; que j'étais presque sûr maintenant de voir bientôt tomber. Il plut, en effet, abondamment pendant près d'une heure, et j'étanchai ma soif en tordant et en suçant mon linge.
" La lune ne paraissant pas, la nuit était extrêmement obscure. Je conduisais mon cheval par la bride-, car les éclairs me permettaient d'observer de temps en temps ma boussole et de pouvoir marcher. Je voyageai de cette manière avec assez de vitesse jusque après minuit. Alors, les éclairs devenant plus rares, je fus obligé; d'aller à tâtons, ce qui n'était pas sans beaucoup de danger pour mes mains et pour mes yeux.
« Vers deux heures après minuit, mon cheval fit un écart. Je regardai autour de moi pour découvrir ce qui pouvait l'effrayer, et je ne fus pas peu surpris d'apercevoir, entre, les arbres, une lumière peu éloignée.
« Pensant qu'il pouvait y avoir là un village, je sondai le sol où je me trouvais pour voir si je ne découvrirais pas des pieds de maïs, des cotonniers ou quelque autre indice de culture, mais je n'en trouvai pas.
« Comme je m'avançais vers la lumière, j'en vis paraître plusieurs autres en différents endroits. Je conduisis mon cheval vers la première, avec beaucoup de précaution, et je ne tardai pas à entendre les mugissements des boeufs et la voix bruyante des maîtres ou gardiens de ces animaux. Tout cela me fit penser qu'il y avait là. des puits ou des mares. Mais peut-être les Maures en étaient-ils les possesseurs.
« Quelque touchant que fût pour moi le son de la voix humaine, je songeai à rentrer dans le bois et à périr de faim plutôt que de me remettre entre les mains des Maures, mais, comme j'avais encore soif et que je redoutais l'excessive chaleur du jour, je crus prudent de commencer par trouver les puits que j'imaginais ne devoir pas être à une grande distance. En les cherchant, j'allai par malheur si près d'une des tentes, qu'une femme m'aperçut et se mit aussitôt à pousser des cris. Deux hommes sortirent d'une autre tente pour courir au se-
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cours de cette femme, mais ils passèrent près de moi sans me voir, et j'eus le temps de m'enfoncer dans le bois. « Un peu plus loin, à une distance d'environ un mille, j'entendis
j'entendis bruit confus à droite du chemin. Je ne tardai pas à reconnaître que c'étaient des coassements de grenouilles qui causaient ce bruit, qui me parut en ce moment une musique délicieuse. Je marchai du côté où il se produisait, et, à la pointe du jour, j'arrivai près de quelques étangs peu profonds, vaseux et tellement remplis de grenouilles qu'il était difficile de distinguer l'eau. Le bruit qu'elles faisaient effrayait tellement mon cheval que, pendant tout le temps qu'il but, je fus obligé de les faire taire en battant l'eau avec une branche d'arbre. « Après m'être désaltéré, je montai sur un arbre. Le temps était calme, et j'aperçus aisément la fumée des tentes près desquelles j'avais passé la nuit. Je remarquai aussi une autre colonne de fumée à douze ou quatorze milles à l'est-sud-est. Je marchai aussitôt de ce côté-là, et un peu avant onze heures je trouvai des champs cultivés où plusieurs nègres étaient occupés à planter du maïs. Je leur demandai le nom du village voisin. Ils me répondirent qu'on l'appelait Schilla, qu'il
était habité par des nègres foulahs et qu'il appartenait à Ali. « Le nom d'Ali me fit hésiter quelque temps à y entrer; mais mon cheval était très fatigué, la chaleur commençait à être excessive, et la faim à se faire sentir. Toutes ces raisons me décidèrent à tenter l'aventure. Je me rendis droit à la maison du douty, que l'on m'avait indiquée, mais où l'on ne voulut pas me recevoir ; on me refusa même une poignée de maïs pour moi et pour mon cheval. Comme je m'éloignais à petits pas de cette maison inhospitalière et que je sortais du village, je vis en dehors des murs quelques huttes dispersées vers lesquelles
je me dirigeai, me disant en moi-même qu'en Afrique sans doute, comme en Europe, la bienfaisance n'habite pas toujours les plus riches demeures. A la porte d'une de ces huttes, une vieille femme filait du coton. Je lui fis signe que j'avais faim; à l'instant elle posa sa quenouille et me pria, en arabe, d'entrer chez elle. Quand je me fus assis, elle m'apporta un
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plat de couscous, qui était resté de la veille et dont je fis un assez bon repas. Je fis présent à la vieille d'un de mes mouchoirs de poche et je lui demandai un peu de maïs pour mon cheval. Elle m'en apporta aussitôt.
« Tandis que mon cheval mangeait, les gens du village commencèrent à se rassembler, et l'un d'eux dit à mon hôtesse quelques mots qui m'inspirèrent une certaine crainte. Quoique je n'entendisse pas bien la langue des foulahs, je compris que l'intention des hommes du village était de m'arrêter et de me ramener au camp d'Ali, dans l'espoir, sans doute, de recevoir une récompense.
« Sans perdre de temps, je serrai le maïs que m'avait donné la vieille, je me remis en route, et, de peur qu'on ne soupçonnât que je m'étais enfui de chez les Maures, je me dirigeai vers le nord, accompagné par tous les enfants du village.
« Lorsque j'eus fait environ deux milles et que je me vis délivré de ce cortège importun, je rentrai dans le bois et je me mis à l'abri sous un grand arbre. J'avais besoin de me reposer ; un paquet de pleyons 1 me servit de lit, et la selle de mon cheval d'oreiller.
« Vers deux heures après midi, je fus réveillé par trois foulahs qui, me prenant pour un Maure, me montrèrent le soleil et me dirent qu'il était temps de prier 2. Sans leur répondre je sellai mon cheval et je partis. Je traversai un pays uni et plus fertile que je n'en avais vu depuis quelque temps. Le soir, je rencontrai un sentier qui obliquait vers le sud et que je suivis. A minuit, j'arrivai près d'un petit étang formé par l'eau de pluie, et, comme ce lieu était découvert, je me déterminai à y passer la nuit. Après avoir donné à mon cheval ce qui me restait de maïs, je fis mon lit comme je l'avais fait précédemment. Mais je ne reposai pas tranquillement. D'abord les mouches et les maringouins 3 m'empêchèrent quel1
quel1 appelle pleyon de l'osier menu avec lequel on attache les vignes et les branches d'arbres.
2 Les musulmans prient cinq fois par jour.
3 On appelle ainsi diverses espèces de cousins que l'on trouve surtout dans les pays chauds.
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que temps de m'endormir, puis je fus réveillé deux fois par
les bêtes féroces, qui vinrent très près de moi et dont les hurlements
hurlements cessaient d'effrayer mon cheval.
« Dès que le jour parut, je remontai à cheval et je continuai
à marcher dans les bois. Je vis plusieurs troupeaux de gazelles,
gazelles, sangliers et d'autruches. Le pays était moins égal et moins fertile que celui que j'avais traversé la veille. Vers onze heures, je gagnai une hauteur et je montai sur un arbre d'où je découvris, à environ huit milles de distance, une
plaine avec des parties rouges que je jugeai être des terrains cultivés. Je dirigeai ma course de ce côté, et une heure, après j'arrivai près d'un étang.
« Tout semblait m'indiquer que ce lieu était habité par des foulahs, et j'espérai y trouver un meilleur accueil que dans la maison du douty de Schilla. Je ne me trompais pas. Un des pasteurs m'invita à entrer dans sa tente et à partager quelques dattes. Les tentes des foulahs sont si basses, qu'on peut à peine s'y tenir assis, et les gens de la famille et leur ameublement s'y trouvent pressés comme des marchandises dans une caisse. Quand je me fus glissé sur mes mains et sur mes genoux dans l'humble habitation du pasteur, je vis qu'elle contenait une femme et trois enfants qui, avec mon hôte et moi, occupaient toute l'étendue de la tente. On présenta une gamelle de maïs bouilli et de dattes. Le chef de famille en goûta le premier, suivant l'usage; puis il m'invita à suivre son exemple.
« Tandis que je mangeais, les enfants tenaient les yeux fixés sur moi. Au mot de Nazarani 1 que prononça leur père, ils se mirent à pleurer et sortirent de la tente avec leur mère. Le nom et surtout la présence d'un chrétien leur inspirait une telle terreur qu'on ne put les décider à rentrer sous la tente.
« J'achetai là un peu de maïs pour mon cheval et je le payai avec quelques boutons de cuivre. Puis, ayant remercié
1 Ce mot rappelle celui de Nazaréen, pris en si mauvaise part autrefois par les Juifs de Jérusalem.
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mon hôte, je m'enfonçai de nouveau dans les bois. Au coucher du soleil, j'entrai dans un chemin qui allait droit au royaume de Bambara. Je me résolus à le suivre durant toute la nuit, et déjà je m'y étais engagé, lorsqu'à huit heures j'entendis des gens qui venaient du côté du sud, et je crus prudent de me cacher au milieu des épais buissons qui étaient à peu de distance. Comme ces buissons sont ordinairement hantés par des bêtes féroces, ma situation ne laissait pas que d'être inquiétante. Je m'assis dans le lieu le plus obscur que je pus trouver; tenant la bouche de mon cheval serrée avec mes deux mains pour l'empêcher de hennir, et redoutant à la fois les animaux qui se trouvaient dans les buissons et les hommes qui passaient sur la route.
« Cependant mes craintes furent bientôt dissipées. Les voyageurs regardèrent autour de l'endroit où j'étais, et, ne voyant rien, continuèrent leur chemin. Je me hâtai de gagner les endroits du bois les moins touffus, et je marchai dans la direction de l'est-sud-est. Après minuit, les cris joyeux des grenouilles m'engagèrent à me détourner encore un peu de ma route, afin d'apaiser ma soif. Je trouvai un grand étang formé par les pluies, et, après avoir bu, j'allai me reposer sous un arbre au bord du chemin. Le matin je fus réveillé par les loups. Je me hâtai de fuir ces lieux, et, vers dix heures, j'arrivai à Wawra, ville du Kaarta, qui n'en était pas moins tributaire du roi de Bambara. "
Nous n'avons voulu interrompre ce long et intéressant récit par aucun commentaire, ni le résumer par une analyse qui eût été forcément sèche et incolore auprès de la vivacité des tableaux qu'il renferme.
CHAPITRE XVIII
CURIOSITE DES GENS DE WAWRA
— LES MÈRES SANS LEURS ENFANTS. — UNE MÈCHE DE CHEVEUX.
LA TERREUR AUX CHAMPS. — ARRIVÉE A SATILÉ
— ON APPROCHE DE SEGO. — LE NIGER. — SEGO-SIKORO.—
L'HOSPITALITÉ AU VILLAGE.
— LE CHANT DES NÉGRESSES. — QUATRE BOUTONS DE CUIVRE. -
CINQ MILLE CAURIS.
Wawra était une petite ville entourée de murs élevés et habitée par un mélange de Mandingues et de foulahs. Mungo Park avait été reçu par le douty, et comme il se trouvait, on le pense bien, terriblement fatigué, il s'étendit sur une peau de boeuf, comptant s'y reposer quelques heures ; mais la curiosité des gens du pays ne le lui permit pas. Ils s'étaient assemblés en grand nombre autour de la maison du douty, se demandant qui pouvait bien être cet étranger qui venait d'y entrer. Le bruit de leur conversation était tel qu'il empêcha Mungo Park de dormir. Le douty fournit les meilleurs renseignements en faveur de son hôte. Quelques femmes ayant appris qu'il se proposait de se rendre à Sego, vinrent le prier de demander au roi Mansong ce qu'étaient devenus leurs enfants. Il paraît que, suivant un usage qu'on ne saurait trop déplorer, la guerre ou plus simplement le rapt avait enlevé ces pauvres petites créatures à leurs mères. L'une d'elles, insistant plus que les autres, supplia Mungo Park d'intercéder auprès de Mansong pour obtenir qu'on lui rendît son enfant, que des soldats lui avaient enlevé il y avait trois ans. Depuis ce temps, elle n'en avait jamais entendu parler. Elle ajouta qu'elle
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rêvait souvent à lui et pria Mungo Park, s'il le voyait; soit dans le Bambara, soit dans son pays à lui, de lui dire que sa mère et sa soeur étaient encore vivantes.
Mungo Park quitta Wawra, et deux jours après il arrivait dans un lieu appelé Dingyce. C'était au milieu du jour. Tout le monde était aux champs. Il ne restait qu'un vieux foulah qui reçut avec bienveillance le voyageur. Le lendemain, au moment du départ, son hôte le pria de lui donner un peu de ses cheveux. Il paraît qu'on lui avait dit que les cheveux d'un blanc étaient un saphis 1, qui communiquait à celui qui le possédait tout le savoir des blancs. Mungo Park, étonné, se prêta sans peine au désir du vieux foulah. « Le pauvre, homme avait si grande envie d'apprendre que, moitié coupant, moitié arrachant, il laissa tout un côté de ma tête à peu près nu, et il en aurait fait autant de l'autre côté, si je n'eusse témoigné quelque mécontentement et si je ne lui eusse dit qu'il y avait ailleurs d'autres pauvres ignorants comme lui, et que je voulais conserver pour une autre occasion un peu de cette première matière qui donnait la science aux ignorants. "
Mungo Park put voir par lui-même quel peu de sécurité il y avait et il y a encore pour les populations de ces contrées. Chemin faisant, il avait recruté huit Kaartans fugitifs qui, ne voulant plus vivre sous la tyrannie des Maures, avaient résolu de se rendre à Satilé. La petite caravane rencontra aux abords de la ville toute la population aux champs et fut prise par elle pour un parti ennemi. Aussitôt ordre fut donné de faire rentrer les troupeaux. En vain Mungo Park envoya un cavalier en avant pour avertir ces braves gens qu'on ne leur voulait aucun mal. Rien ne put les détromper. Une fois rentrés dans leur ville, ils en fermèrent les portes et se mirent sous les armes. Il fallut de longs pourparlers pour les décider à laisser entrer la petite troupe.
Les huit Kaartans s'étaient résolus à accompagner Mungo
1 C'est-à-dire une amulette, un talisman.
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Park jusqu'à Sego, et leur compagnie fut aussi utile qu'aagréable
qu'aagréable notre voyageur. Nous passons sous silence les divers incidents des journées qui suivirent le départ de
Satilé, parce qu'ils n'offriraient qu'un intérêt médiocre. Seulement Mungo Park remarque qu'à mesure qu'il approchait de Sego, qui est une grande ville, les habitants des bourgs ouvillages qu'il rencontrait étaient de moins en moins hospitaliers. Ce fait, qui se reproduit dans des pays plus civilisés, s'explique par la foule d'étrangers et de marchands qui affluent aux abords d'une grande cité, et par la quantité de chevaliers d'industrie qu'y attire un tel concours de population. La méfianee s'introduit aisément chez ceux qui voient
chaque jour passer devant eux tant d'individus de foute sorte, mus par des sentiments divers et conduits surtout par l'appât du gain.
Il faut signaler encore, comme détail de moeurs, la rencontre que fit Mungo Park d'une caravane de soixante-dix esclaves venant de Sego. Ces malheureux étaient attachés par le cou avec des lanières de cuir de boeuf tressées comme de la corde. Sept esclaves étaient liés à la même corde, et, entre chaque groupe de sept, marchait un homme armé d'un fusil. Parmi ces esclaves on comptait beaucoup de femmes. Cependant, comme on avançait toujours vers l'est, le jour
n'était pas éloigné où Mungo Park apercevrait enfin le Niger, le rêve de toute sa vie. C'est le 21 juillet 1796 qu'il eut le honneur de constater que le rêve n'était pas trop au-dessus de la réalité. Au point du jour et après une nuit d'insomnie, il sella son cheval et se mit en route pour Sego. C'était précisément jour de marché, et les chemins étaient couverts d'une foule de gens de la campagne qui portaient leurs denrées à la ville. Il était un peu plus de huit heures, et déjà l'on voyait la fumée s'élever au-dessus de Sego, lorsque le Niger parut enfin dans toute sa majesté. Il faut le laisser raconter lui-même son impression à la vue du fleuve.
« Tandis que nous faisions route ensemble et que je cherchais des yeux le grand fleuve avec impatience, un des nègres
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s'écria : « Geo affili (Voyez-l'eau ). " Je regardai et j'aperçus avec un plaisir infini le grand objet de ma mission,, le majestueux Niger, depuis si longtemps désiré, brillant des feux du soleil levant, aussi large que la Tamise à Westminster 1 et coulant doucement à l'est. Je courus au rivage, je pris de l'eau dans mes mains; je la bus, puis j'élevai mes mains au ciel en actions de grâces, remerciant Dieu de m'avoir fait parvenir au terme de mon voyage 2. »
L'objet de sa mission n'était pas de constater l'existence du Niger, que l'on connaissait déjà, mais de déterminer la direction qu'il suit à partir de Sego on plutôt à partir de Cabra, qui est le port de Tombouctou. On croyait généralement que de ce dernier point le fleuve continuait à se diriger vers l'est jusqu'au lac Tchad, où il allait déverser ses eaux. Cette opinion était partagée par les meilleurs esprits, par le major Rennell, par exemple. Quelle autre direction pouvait-on donner à la grande artère du Soudan? Et à quoi bon un si grand fleuve, s'il ne servait à alimenter les eaux du lac Tchad, cette Caspienne de l'Afrique, comme on se plaisait à le surnommer? Il est vrai que d'autres esprits, et Mungo Park était du nombre, cherchaient la solution du problème loin des régions intérieures de l'Afrique, et ils ne craignaient pas, contrairement à l'opinion reçue et sur des indications prises sur les lieux, de placer l'embouchure du Niger sur les côtes de Guinée et même beaucoup plus au sud, le confondant avec le Congo, en sorte que le Niger n'eût été qu'un affluent de ce dernier.
Quoi qu'il en soit de ces diverses suppositions, il y avait un fait reconnu et constaté par Mungo Park lui-même, c'est qu'à partir de Sego le Niger continuait à couler vers l'orient.
Bientôt il aperçut sur ses bords fertiles et cultivés Sego,
1 M. Soleillet compare le Niger, en cet endroit, à la Garonne devant Bordeaux. (Voir la noie 1 de l'Appendice.)
2 Cette scène touchante rappelle celle où Balboa se précipite dans les eaux de la mer du-Sud-qu'il vient de découvrir, (Voir notre livre : le Détroit de Magellan.)
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présidence du roi de Bambara, entourée de hautes murailles de terre. Les toits de cette ville étaient très élevés, ses rues larges; elle avait plusieurs mosquées et comptait au moins trente mille habitante. Les bacs qui transportent à l'autre rive les voyageurs avec leurs chevaux étaient formés de longues barques creuses, liées ensemble deux à deux.
Comme le palais ou la résidence du roi Mansong se trouvait sur la rive droite, il fallait nécessairement traverser le fleuve pour y parvenir. La foule des passagers était si grande qu'il fut obligé d'attendre deux heures pour que son tour arrivât. Heureusement ce temps passa vite; notre voyageur était absorbé dans la contemplation de tout ce qui se passait sous ses yeux. Il admirait la grande ville, le commerce actif dont elle était le centre, la quantité de canots qui couvraient le fleuve, la foule qui se pressait dans les avenues, sur les places publiques, autour des mosquées, et les champs cultivés qui s'étendaient en dehors des murailles. « L'aspect de cette grande ville, ces nombreux canots qui couvraient la rivière, cette population active, les terres cultivées qui s'étendaient au loin alentour, me présentaient un tableau d'opulence et de civilisation que je ne m'attendais pas à rencontrer dans le centre de l'Afrique. »
Au bout de deux heures, un messager vint, de la part de Mansong, annoncer à Mungo Park que le roi ne pourrait le recevoir avant de savoir ce qui l'amenait dans ses États. Il ne devait pas traverser la rivière sans la permission du roi. En attendant on lui conseillait d'aller chercher, dans un village éloigné qu'on lui montra, un logement pour la nuit. Le lendemain matin, on verrait ce qu'il y aurait à faire, et de nouvelles instructions lui seraient notifiées.
Ce contretemps était fâcheux, mais il fallait se résigner et obéir. Il partit donc pour gagner le village qu'on lui avait indiqué ; mais là d'autres tribulations l'attendaient. D'abord personne ne voulut le recevoir. Chacun le regardait comme une bête curieuse et peut-être malfaisante, et comme personne ne voulait lui donner à manger, il fut obligé de rester toute
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la journée à jeun, assis sous un arbré. La perspective de passer la nuit dans ce lieu, exposé à la pluie et peut-être aux bêtes, féroces, n'avait rien de bien rassurant. Mais la Providence, qui veillait sur lui, vint encore le tirer d'embarras, et, cette fois encore, elle se présenta sous la figure d'une femme. Dans plus d'une occasion il avait eu à se louer des bons procédés des femmes à son égard; sa jeunesse, son air de confiance et de résolution, tout cela inspirait de l'intérêt. Cette fois l'intérêt fut poussé jusqu'aux limites de l'invraisemblable, et il faut toute la confiance du lecteur dans la véracité du voyageur pour se persuader que le récit qu'on va lire n'est pas un pur roman 1.
« Au moment où j'étais décidé à grimper sur l'arbre au pied duquel je me trouvais, afin d'y passer la nuit sur une branche, une femme qui venait de travailler aux champs vint à passer et s'arrêta pour me regarder. Me voyant abattu et fatigué, elle s'informa de ma position, que je lui exposai en peu de mots ; après quoi, avec un air de profonde compassion, elle prit la selle et la bride de mon cheval et me dit de la suivre. Elle me conduisit dans sa hutte, alluma une lampe, étendit une natte sur le sol et me dit que je pouvais y passer la nuit. Comme elle ne tarda pas à s'apercevoir que j'avais faim, elle sortit et revint bientôt avec un fort beau poisson qu'elle fit griller sur quelques charbons, puis elle me le servit pour mon souper. Enfin elle me montra de nouveau la natte, et me dit que je pouvais reposer sans crainte. Cependant il paraît que mon apparition avait interrompu le travail de quelques autres femmes qui, depuis mon arrivée, ne cessaient de me regarder. Quand je fus étendu sur la natte pour y goûter un repos nécessaire, elles reprirent leur travail et s'y livrèrent une grande partie de la nuit. Pour charmer leur labeur, elles l'entremêlaient de chansons : une jeune fille chantait seule (comme dans les choeurs d'Esther), et de temps en temps ses compagnes joignaient leur
1 Sur cette question de la véracité de l'auteur, voir plus loin les premiers chapitres de la deuxième partie,
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voix à la sienne. Je remarquai un chant qu'elles improvisèrent et dont j'étais le sujet. Il était modulé sur un air doux et plaintif. J'en ai retenu les paroles dont voici la traduction :
LA JEUNE FILLE :
« Le vent mugit dans les airs,
La pluie tombe à flots précipités;
Le pauvre blanc, faible et abattu,
Est venu s'asseoir sous notre palmier.
Hélas! il n'a pas de mère pour lui présenter du lait!
Point d'épouse pour lui moudre son grain !
LE CHOEUR :
« Hélas! prenons pitié du pauvre blanc ! Qui n'a point de mère pour lui présenter du lait!
Point d'épouse pour lui moudre son grain! »
« Ces détails peuvent paraître de peu d'importance au lecteur; mais, dans la position où je me trouvais, je fus extrêmement touché des attentions dont j'étais l'objet de la part de ces femmes. Emu jusqu'aux larmes d'une bonté si peu espérée, je sentis le sommeil fuir mes paupières. Le matin, je remerciai ma généreuse hôtesse, et je lui donnai deux des quatre boutons de cuivre qui restaient à ma veste. C'était le seul présent que je pusse lui offrir pour lui témoigner ma reconnaissance. »
Le lendemain, 21 juillet, Mungo Park resta toute la journée dans le village, où il fut, de la part des habitants, l'objet d'une curiosité qui finit par l'incommoder. Que venait-il faire dans ces parages? D'où venait-il? Où allait-il? Les Maures et les slatées faisaient courir des bruits fâcheux sur son compte. Le roi se décida à lui dépêcher un émissaire chargé de le sonder sur ses intentions, et surtout de lui réclamer le présent d'usage. Mungo Park répondit que les Maures lui avaient tout pris, ce qui était l'exacte vérité. Le lendemain, nouveau messager de la part de Mansong. Celui-ci apportait à Mungo
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Park un sac dans lequel il y avait cinq mille cauris 1. C'était un présent que lui faisait le roi. Mansong l'invitait en même temps à s'éloigner de Sego. Le messager avait ordre de raccompagner jusqu'à une certaine distance, si son intention était de continuer jusqu'à Djenné. Au fond, Mungo Park n'avait qu'à s'applaudir des procédés du roi à son égard ; mais pourquoi s'obstinait-il à ne pas vouloir l'admettre à son audience? « Il raisonnait probablement comme mon guide, qui, lorsque je lui disais que j'étais venu de bien loin, à travers mille dangers, pour voir le Niger, me demanda s'il n'y avait pas de rivière dans mon pays et si une rivière ne ressemblait pas à une autre. Malgré les doutes de Mansong sur l'objet de ma mission, ce prince généreux crut que c'était assez qu'un blanc se trouvât dans son royaume, réduit à la plus extrême misère, pour qu'il eût droit à ses bontés, et il ne pensait pas qu'il fallût d'autre titre que le malheur même pour mériter sa bienveillance. »
1 Sur la valeur du cauris, voir la note 2 de l'Appendice.
CHAPITRE XIX
DEPART DE SEGO. — ARRIVEE A SANSANDING. —
LES NÈGRES DEVIENNENT DE PLUS EN PLUS CURIEUX. — LE SAPHI. —
DÉPART. — LES LIONS MOINS TERRIBLES QUE LES MOUSTIQUES. —
MUNGO PARK ABANDONNE SON CHEVAL. —
ARRIVÉE A KÉA, A SILLA. — LA EST LE TERME DU VOYAGE. — POURQUOI?
— CE QU'IL Y AVAIT AU DELA DE SILLA
Après Sego, l'objectif de Mungo Park était Tombouctou. C'est pour parvenir jusqu'à cette ville mystérieuse qu'il avait consacré ses efforts, qu'il avait souffert tant de privations, enduré tant de mauvais procédés de la part des Maures. Ces Maures, dont il se croyait débarrassé, voilà qu'on lui disait qu'il les rencontrerait partout sur sa route, à partir de Sego ; que les villes situées sur le Niger, y compris Tombouctou, quoique la plupart fissent nominalement partie du royaume de Bambara, étaient en réalité sous la dépendance des Maures. Il s'aperçut de la vérité de cette assertion dès qu'il fut arrivé à Sansanding, la première ville un peu considérable que l'on rencontre après Sego. Là, malgré les précautions infinies qu'il prit pour pénétrer dans la ville et s'introduire dans la maison du douty, le bruit de son arrivée courut dans toute la ville, et à peine était-il arrivé à sa destination qu'il se vit entouré de quelques centaines de curieux, hommes et femmes, qui lui firent des questions sur le lieu de son origine et sur l'endroit d'où il venait. Puis arrivèrent les Maures, questionneurs plus redoutables. D'abord ils repoussèrent les nègres pour avoir toute liberté d'interroger l'étranger ; puis, voyant que Mungo Park ne savait pas bien l'arabe, ils envoyèrent chercher deux
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juifs pour leur servir d'interprètes. De toute cette enquête résulta pour eux la certitude qu'il n'était pas mahométan, y mais qu'il devait le devenir. En conséquence, ils le menacèrent de le conduire par force à la mosquée, s'il n'y voulait pas. aller de son plein gré, et comme le douty invoquait, en faveur de son hôte, sa qualité d'étranger du roi, les menaçant de la colère de Mansong s'il lui arrivait aucun mal à Sansanding, les Maures s'apaisèrent un peu. Toutefois ils forcèrent Mungo Park à monter sur un siège élevé, près de la porte de la mosquée, pour que chacun pût le voir, car la foule était devenue si nombreuse qu'on ne pouvait plus la contenir. On voyait des gens grimper les uns sur les autres, d'autres monter sur les terrasses des maisons, comme s'il s'agissait d'une exécution capitale ou de l'entrée d'un souverain. Mungo Park resta dans cette position jusqu'au soir; après quoi il retourna chez le douty et se crut débarrassé des Maures importuns ; mais à peine était-il rentré dans la maison de son hôte, qui, par précaution, avait solidement fermé la porte, qu'il se vit, une fois dans la cour, assiégé de nouveau par une foule de Maures qui avaient escaladé les murs de terre de la maison pour le voir faire ses dévotions et prendre son repas du soir. Mungo Park fut intraitable sur le premier point, mais il leur donna pleine satisfaction sur le second ; et, comme les Maures prétendaient que les Européens ne vivaient que d'oeufs frais, il leur fit voir, après en avoir avalé sept tout crus, qu'il était encore capable d'affronter des mets plus substantiels si son hôte voulait bien lui en offrir. Le douty fit tuer un mouton, et ordonna qu'on en préparât une partie pour le souper de son hôte. Ce n'est qu'à minuit que les Maures mirent fin à leur visite indiscrète. Alors le douty vint trouver Mungo Park et le pria de lui écrire un saphi : « Car, disait le bon vieillard, si le saphi d'un Maure est bon, celui d'un blanc doit nécessairement être meilleur. » Mungo Park prit une planchette fort mince et fort lisse, composa de l'encre avec du charbon et de l'eau gommée, et d'un bout de roseau fit une plume avec laquelle il écrivit sur la planchette l'Oraison dominicale.
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Le 25 juillet, appoint du jour, Mungo Paris partit de Sansanding, et jusqu'à Nyamée, sa troisième étape, il ne lui arriva
arriva d'extraordinaire. A Nyamée, le douty refusa de le
recevoir, mais il lui envoya son fils à cheval pour l'accompagner
l'accompagner Modibou, situé sur les bords, du Niger, tandis
que les lieux précités en étaient plus ou moins éloignés. Comme il y avait des bois à traverser, à mesure qu' on avançait, Mungo Park remarqua qu'il s'arrêtait souvent et qu'il observait avec soin tous les buissons. Mungo Park lui ayant demandé ce qu'il regardait ainsi, l'autre lui répondit qu'il y avait beaucoup de lions dans la contrée, et qu'ils y attaquaient souvent les voyageurs. Comme il parlait, le cheval de Mungo Park tressaillit. Il regarda autour de lui, et il aperçut à quelque distance un grand animal de l'espèce de ceux qu'on nomme caméléopards1. Au bruit de notre approche, il s'éloigna en trottant pesamment et remuant sa tête de côté et d'autre pour voir si on le poursuivait. Cependant les craintes que le guide avait manifestées n'étaient pas sans fondement, et l'événement ne tarda pas à les justifier; mais laissons Mungo Park raconter luimême cet épisode de son voyage : « Peu de moments après, comme nous traversions une. grande plaine découverte où croissaient quelques buissons épars, mou guide, qui était à quelques pas devant moi, me dit, en langage foulah, quelques mots que je ne compris pas. Je le priai de me parler en mandingue. Il me répondit par ces mots : Wara billi, billi, qui voulaient dire : « Un très grand lion, » et il me faisait signe de s'enfuir. Mais mon cheval étant fatigué, nous marchâmes lentement pour dépasser le fourré dans lequel mon guide supposait que
se trouvait l'animal. Comme je n'apercevais rien, je crus que mon guides était trompé, lorsque tout à coup il porta sa main à la bouche, en s'écriant : Soubah an allahi, c'est-à-dire : « Que
Dieu nous protège! » et, à ma grande surprise, j'aperçus à très peu de distance du buisson un grand lion rouge, la tête
1 C'est la girafe. Le mot « caméléopard » vient de deux mots grecs qui veulent dire « chameau » et « panthère ".
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couchée entre les deux pattes de devant. Je m'attendais qu'il allait sur-le-champ s'élancer sur moi, et j'ôtais machinalement mes pieds des étriers, afin qu'en cas d'attaque il se jetât sur mon cheval plutôt que sur moi. Mais le lion, sans doute, n'était pas très affamé, car il nous laissa passer tranquillement, quoique nous fussions bien à sa portée. Mes yeux étaient tellement fixés sur ce roi des animaux, qu'il me fut impossible de les en détourner jusqu'à ce que nous fussions à une grande distance. »
Afin d'éviter une nouvelle rencontre de ce genre, nos voyageurs prirent, pour arriver à Madibou, un chemin détourné à travers des marais où l'on pouvait craindre une autre fâcheuse rencontre, celle des crocodiles, qui abondent dans ces parages si voisins du Niger; mais ils n'eurent rien à redouter de ce côté et ils arrivèrent enfin à Madibou, village délicieusement situé sur le Niger, dans une contrée ravissante, véritable oasis penchée au bord du fleuve, qui acquiert en cet endroit une largeur extraordinaire. Mungo Park comptait s'y reposer la nuit de ses fatigues; mais il comptait sans son hôte ou plutôt sans ses hôtes, qui consistaient en nombreux essaims de moustiques. Comme ses vêtements étaient presque tous en lambeaux, ces maudits animaux avaient de quoi exercer leur fâcheuse industrie, si bien qu'il lui fut impossible de fermer l'oeil de toute la nuit et que la douleur des piqûres de ces terribles insectes, jointe au défaut de sommeil, finit par lui donner la fièvre.
Un hôte malade est un hôte incommode. L'homme chez qui logeait Mungo Park le pressa de partir et lui donna un guide pour l'accompagner jusqu'à Kéa. Le cheval de Mungo Park; aussi malade que son maître, allait lui faire défaut. A environ sept milles de Madibou, comme il traversait un terrain argileux et inégal, il tomba : « Tous mes efforts, joints à ceux de mon guide; ne purent réussir à le remettre sur ses jambes. Je m'assis près de ce malheureux compagnon de mes aventures ; mais, voyant qu'il lui était impossible de se relever; je lui ôtai sa selle et sa bride, et je plaçai devant lui une certaine quantité
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d'herbe que je ramassai. Je regardai avec une émotion mêlée de quelque sympathie le pauvre animal couché sur le sol et respirant avec peine ; car, faisant un retour sur moi-même, je croyais que je ne tarderais pas à succomber, comme lui, de fatigue et de besoin. Frappé de ce cruel pressentiment, je quittai à regret mon vieux serviteur, et je suivis à pied mon guide le long des bords de la rivière, jusqu'à Kéa. » Kéa n'était qu'un pauvre village habité par des pêcheurs. Le douty, vieillard morose, accueillit le voyageur très froidement. Un pêcheur qui descendait la rivière fut plus hospitalier, et consentit à prendre Mungo Park dans son canot et à le conduire jusqu'à Mourzan. Il y avait dans le même canot une femme et un petit garçon. Le nègre qui avait accompagné Mungo Park jusqu'à Madibou le quitta. Il le pria de jeter un coup d'oeil sur son cheval en s'en retournant et d'en prendre soin, s'il vivait encore. Le nègre le lui promit, puis ils se séparèrent.
Silla, un peu plus bas que Kéa, fut le terme de la navigation de Mungo Park sur le Niger et de voyage dans le Soudan. Il se trouvait encore à une assez grande distance de Tombouctou. Quelles raisons le déterminèrent à ne pas pousser plus loin son exploration du Niger? Pourquoi s'arrêtait-il en route et, pour ainsi dire, au moment où il allait atteindre le but? C'est ce que lui-même va nous faire connaître. Il faut l'entendre raisonner sur sa position, discuter les motifs qui le portaient à rebrousser chemin. L'homme qui a fait ce qu'on a lu précédemment ne manquait assurément ni de courage ni de résolution. S'il a ainsi interrompu brusquement sa course au moment où il allait toucher le but, c'est qu'il y avait impossibilité pour lui d'aller plus loin, et c'est ce qu'il nous démontre parfaitement.
« Abattu par la maladie, épuisé de fatigue et de faim, à moitié nu et ne possédant plus un seul objet de quelque valeur que je pusse échanger pour me procurer des aliments, des habits ou un abri où je pusse passer la nuit, je commençais à réfléchir sérieusement sur ma position. Une cruelle expérience
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m'avait désormais convaincu que je trouverais, pour aller plus loin, des obstacles insurmontables. Les pluies du tropique, si violentes dans ces contrées, avaient déjà commencé, les rivières avaient déjà débordé, et les marais étaient mondés. Quelques jours plus tard, et tout autre voyage que par eau allait devenir impossible. Ce qui me restait des cauris que m'avait donnés le roi de Bambara ne suffisait pas pour louer un' canot qui pût me mener jusqu'au port de Tombouctou, et je devais peu compter sur la charité d'autrui dans un pays où les Maures régnaient en maîtres. Je me voyais de plus en plus exposé aux caprices de ces populations fanatiques. D'après la manière dont j'avais été reçu tant à Sego qu'à Sansanding, je craignais d'exposer inutilement ma vie en essayant d'aller plus loin, ne fût-ce qu'à Djenné, à moins d'avoir la protection de quelque Maure influent et bien disposé en ma faveur, ce qu'il ne fallait guère espérer de rencontrer. Si je périssais dans cette entreprise, mes découvertes étaient ensevelies avec moi. Quelque résolution que je prisse, je ne voyais partout qu'une perspective alarmante. Pour retourner à Pisania, j'avais un voyage de plusieurs centaines de milles à faire à pied, dans des pays qui m'étaient absolument inconnus 1. C'était là pourtant le seul parti qui me restait à prendre, car une perte inévitable semblait m'attendre, si je persistais dans un voyage vers l'est. D'après cela, on conviendra que je fis bien de m'arrêter 2. J'avais fait, pour remplir ma mission, tous les efforts que pouvait autoriser la prudence. Si j'avais vu quelque chance d'aller plus loin, ni les embarras du voyage, ni les dangers d'une seconde captivité, ne m'auraient retenu. Nécessité fait loi. Quelque opinion qu'aient mes lecteurs de ma détermination, j'ai le suffrage de mes commettants, qui tous ont approuvé ma conduite. » Toutefois, avant de quitter Silla et de retourner sur ses
1 Il ne voulait pas retourner par le même chemin qu'il avait pris en allant au Niger.
2 S'il avait été aussi prudent dans son deuxième voyage, sa carrière n'aurait pas été brusquement arrêtée par une fin mystérieuse.
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pas, Mungo Park interrogea ceux des indigènes qu'il jugeait les plus propres à lui donner des renseignements sur le cours ultérieur du Niger et les États que ce fleuve traverse. Voici ce qu'il apprit d'eux.
A, deux petites journées de Silla, en suivant toujours les bords du Niger, on rencontrait Djenné, dans une petite île. Cette ville était, beaucoup plus peuplée que Sego et qu'aucune autre ville du Bambara. Plus loin, à deux autres journées de distance, le fleuve formait un lac appelé Debbie, ou Debo, mot qui veut dire « le lac obscur ». Il en sortait formant plusieurs bras qui se réunissaient, à Kabra, le port de Tombouctou, dont il était distant d'une journée de' marche. La distance entre Djenné et Tombouctou était de douze journées.
A onze journées de Kabra, le Niger devait passer au sud de Kaoussa 1. Quant à son cours ultérieur et à son embouchure, tous les indigènes déclaraient à Mungo Park qu'ils n'en avaient aucune connaissance. Leurs affaires les conduisaient rarement au delà de Tombouctou et de Kaoussa, et, comme le commerce était le seul objet de leurs voyages, ils faisaient, peu d'attention au cours des rivières et à la géographie des pays qu'ils traversaient. Il était seulement très probable, suivant eux, que le Niger servait de moyen de communication entre des nations très éloignées les unes des autres. Des marchands nègres, venant des pays situés à l'est de Tombouctou et de Kaoussa, parlaient une langue tout à fait différente de celle du Bambara. Mais quant à la longueur du fleuve et au terme de sa course, ils ajoutaient qu'ils n'en savaient absolument rien. Ils pensaient toutefois qu'il allait jusqu'au bout du monde, ce qui était une hypothèse, comme on voit, assez vague.
Sur la rive gauche, à peu de distance de Silla, se trouvait le royaume de Massina, habité par les nègres foulahs. Puis venait celui de Tombouctou, dont la capitale était un des principaux marchés du commerce européen avec les Maures d'une
1 C'est ici que commencent les. erreurs ou les faux renseignements sur le cours du grand fleuve du Soudan.
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part, avec les nègres de l'autre. Tombouctou, ville sainte des musulmans, était aussi le centre d'une propagande religieuse fort active. Le roi et les principaux personnages de son royaume passaient pour être les persécuteurs des idolâtres et des kafirs. Ce roi, nommé Ibrahim, était fort riche et déployait un luxe inusité. C'est au moyen d'une taxe sur les marchandises qui entraient dans ses États qu'il subvenait à ses grandes dépenses.
C'est avec ces indications, et d'autres qui n'étaient ni plus exactes ni plus précises, que Mungo Park put reconstruire une géographie telle quelle du Soudan occidental. Toutefois il put entrevoir, quant au Niger, deux points importants : le premier, que son cours était immense ; le second, qu'à partir de Kaoussa sa direction était parfaitement inconnue.
CHAPITRE XX
RETOUR. — LE NÈGRE ET LA SELLE
— MUNGO PARK A MADIBOU. — IL RETROUVE SON CHEVAL. —
LES REMPARTS DE SAY. —
LA FAIM. — ENCORE LES LIONS ET LES CROCODILES
Décidé à ne pas aller plus loin que Silla, Mungo Park quitta cette ville le 30 juillet et traversa le Niger, afin de suivre la rive gauche, beaucoup plus praticable que la rive droite en cette saison. Jusqu'à Kéa, tout alla bien. Il y trouva un nègre qui voulut bien l'accompagner jusqu'à Madibou. Ce nègre lui offrit même de se charger de la selle de son cheval, qu'il avait laissée à Kéa. Mais, à peu de distance de cette ville, et comme nos deux voyageurs marchaient le long de la rive du fleuve, ils aperçurent sur leur chemin les traces encore fraîches du passage d'un lion. Le nègre hésita à aller plus loin; il insista même pour que Mungo Park passât le premier, et, comme celui-ci s'en excusait en disant qu'il ignorait le chemin, le nègre furieux proféra quelques paroles de menace, jeta la selle et s'en alla. Voilà Mungo Park encore une fois réduit à voyager seul, et de plus obligé de porter une selle, sans savoir si elle pourrait lui être de quelque secours. Pensant que son cheval était mort, il prit le parti de s'en débarrasser et la jeta résolument dans la rivière, ne réservant que la sangle et les étriers, dont le poids n'était pas considérable et qu'il pensait pouvoir lui être utiles. Le nègre, qui se tenait caché derrière quelque buisson, n'eut pas plus tôt vu la selle tomber dans l'eau qu'il s'élança dans la rivière et la
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retira à l'aide de sa lance. Puis il prit la fuite, emportant la selle. Quant à Mungo Park, il continua sa route, s'avançant avec précaution afin d'éviter l'animal dont il redoutait avec raison les approches. Mais quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'en arrivant à Madibou il y retrouva sa selle, que le nègre y avait déjà portée, craignant que Mungo Park n'informât le roi de sa conduite. La selle se trouvait dans un canot près de la maison du douty chez qui Mungo Park avait reçu unebienveillante hospitalité. Comme il se plaignait devant son hôte de la conduite du nègre à son égard, il entendit le hennissement d'un cheval à peu de distance de la maison du douty. Celui-ci lui demanda en souriant d'où provenait ce bruit. Il finit par lui dire que son cheval vivait encore, tout à fait reposé de ses fatigues, ayant eu à manger tout son soûl, sans travailler. On comprend la joie de Mungo Park d'avoir retrouvé, au moment où il s'y attendait le moins, le fidèle compagnon de ses peines; toutefois, en quittant Madibou, il ne voulut pas le monter, bien que les chemins fussent devenus impraticables. D'un autre côté, à mesure qu'il avançait, il remarquait que les dispositions des habitants à son égard devenaient de moins en moins bienveillantes. Il pensa que quelques Maures, ses ennemis, l'avaient desservi auprès du roi de Bambara en le faisant passer pour un espion. Il avait pu constater qu'à Sansanding, par exemple, et dans d'autres localités qu'il avait traversées, les doutys, qui s'étaient montrés si bienveillants pour lui dans son premier voyage, semblaient se détourner de lui et le saluaient à peine. Il en conclut qu'il lui fallait renoncer à s'arrêter en route et surtout éviter le séjour de Sego, s'il ne voulait pas être inquiété par ces populations mobiles. Il prit en conséquence une route toute différente de celle qu'il avait suivie quelques mois auparavant pour se rendre à Sego, se détournant de cette ville et continuant à longer la rive gauche du Niger, à travers un pays qui lui était entièrement inconnu. Il pensait d'ailleurs qu'en voyageant ainsi il remplirait mieux l'objet de sa mission, qui était de reconnaître, autant que possible, le cours du fleuve.
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Il traversa donc les lieux qu'il désigne dans son itinéraire sous les noms de Soubous, de Kamalia, de Sammée, de
Binmé, de Saï, etc. Cette dernière ville excita beaucoup sa curiosité. Elle était assez grande et entourée de deux fossés
très profonds éloignés d'environ cent toises de ses murs. Ceux-ci présentaient l'aspect d'une fortification régulière. Ayant demandé des renseignements sur l'origine de ces retranchements, voici en substance ce qu'on lui raconta à ce
sujet. Il y avait environ quinze ans, le père du roi de Bambara
actuel désolait un pays appelé Maniana. Deux des trois fils du douty de Saï ayant été tués au service du roi, celui-ci réclama
réclama troisième. Le douty ayant refusé de livrer le dernier de ses enfants, le roi furieux vint mettre le siège devant Saï, qu'il était décidé à prendre par la famine. En conséquence,
il l'entoura de retranchements, et c'étaient ces retranchements que Mungo Park avait remarqués aux abords de la
ville. Au bout de deux mois de siège, les habitants commencèrent à ressentir toutes les horreurs de la faim, à tel point qu'ils se virent réduits à dévorer les feuilles et l'écorce du seul arbre qui se trouvait dans leur ville. Cependant le roi, s'apercevant
que les assiégés aimaient mieux mourir de faim que de se rendre, eut recours à la trahison. Il promit que s'ils voulaient ouvrir leurs portes, personne ne serait tué ni maltraité, à
l'exception du douty. Le pauvre vieillard, décidé à se sacrifier pour sauver ses concitoyens, se rendit au camp du roi, qui lui fit immédiatement trancher la tête. Le fils du douty, qui avait essayé de s'échapper, fut pris et également massacré devant les tranchées. Les autres habitants furent faits prisonniers et vendus comme esclaves.
Cependant, à mesure qu'il avançait dans la route nouvelle qu'il avait prise, Mungo Park ressentait à son tour toutes les angoisses de la faim, non pas parce qu'il était enfermé dans quelque ville assiégée, mais parce qu'il ne trouvait pas dans son chemin de quoi se nourrir. Il en était réduit à vivre uniquement de quelques poignées de grains de blé crus, et en-
MUNGO PARK 111 core était-il obligé de partager ce frugal repas avec son cheval. Pour comble de malheur, il faillit lui arriver une nouvelle aventure de lion. « Le soir, dit-il, j'arrivai à un petit village nommé Song, dont les grossiers habitants refusèrent de me loger et même de me laisser entrer dans le village. Comme j'avais appris que les lions étaient très communs dans le voisinage et que j'avais même remarqué, dans la journée, l'impression de leurs pieds sur le chemin, je résolus de ne pas trop m'éloigner de Song. Ayant donc ramassé un peu d'herbe pour mon cheval, je me couchai sous un arbre, près de la porte du village. Vers dix heures, j'entendis le sourd rugissement d'un lion qui semblait peu éloigné; je tentai alors d'ouvrir la porte, mais les gens du lieu me dirent que personne ne pouvait entrer sans la permission du douty. Je les priai de lui dire qu'un lion s'approchait du village, et que j'espérais qu'on me permettrait de passer en dedans de la porte. J'attendis avec une grande impatience la réponse à ce message, car le lion commençait à rôder autour du village. Il passa une fois si près de moi que, l'entendant marcher dans les herbes, je grimpai sur un arbre pour m'y mettre en sûreté. Vers minuit, le douty vint avec quelques personnes et m'invita à entrer. Ils étaient convaincus, dirent-ils, que je n'étais pas un Maure, car jamais un Maure n'attendait à la porte d'un village sans en maudire les habitants. »
Après avoir échappé à la dent des lions, Mungo Park courut la chance d'être dévoré par les crocodiles. Il avait déjà traversé plusieurs villages sans autre accident, lorsque, arrivé à Kanika, il y fut accueilli avec quelque faveur par le douty; celui-ci lui donna, chose inespérée, un peu de lait et de la farine pour son souper. Mais il prit par erreur un mauvais chemin, et rencontra le bord d'une rivière qui, allait se jeter dans le Niger. Il n'était pas facile de trouver un gué pour la passer, car les bords en étaient si couverts de roseaux et de buissons, qu'il eût été presque impossible de débarquer de l'autre côté. Mungo Park attendit quelque temps qu'un voyageur parût pour lui indiquer sa route.
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Mais, ne voyant venir personne, il remonta un peu la rivière, examinant avec soin les herbes et les broussailles, pour tâcher de découvrir un gué. N'en trouvant point, il se décida à entrer, lui et son cheval, dans la rivière, fort au-dessus du sentier qu'il avait suivi, afin que le courant le ramenât au point où aboutissait le sentier. En conséquence, il attacha ses habits sur la selle et se mit dans l'eau jusqu'au cou, tirant son cheval par la bride, lorsqu'un homme venant par hasard en cet endroit l'aperçut et lui cria de toutes ses forces de sortir de l'eau. La rivière, disait-il, était pleine de crocodiles. Mungo Park se hâta de sortir de l'eau, et le nègre, en apercevant un Européen, fut littéralement abasourdi. Il mit la main devant sa bouche, se disant à voix basse : « Dieu du ciel, qu'est-ce que c'est que cela? » Mais lorsqu'il entendit Mungo Park parler la langue du Bambara et qu'il sut qu'il allait du même côté que lui, il résolut de lui aider à traverser la rivière. Il appela quelqu'un qui lui répondit aussitôt, et l'on vit arriver de l'autre côté de la rivière et du milieu des roseaux un canot manoeuvré par deux petits garçons qui, pour quelques cauris, consentirent à transporter sur l'autre rive Mungo Park et son cheval.
CHAPITRE XXI
UN ENTERREMENT AU VILLAGE. — ORAISON FUNEBRE D'UN ENFANT. —
MANIÈRE DE SE PÉNÉTRER DES PAROLES D'UN BLANC. —
ARRIVÉE A BAMMAKOU. — LE CHANTEUR. — LES BERGERS MAUVAIS CONDUCTEURS
— LES CHASSEURS. — DÉNUEMENT. —
AMÈRES RÉFLEXIONS. — LA MOUSSE. — ARRIVÉE A SIBIDOULOU
A Taffara, la première ville que Mungo Park rencontra après avoir passé la Frina, il remarqua avec plaisir que le dialecte de Bambara faisait place au plus pur mandingue, langue qui lui était bien plus familière que l'autre. Le nègre qui l'avait accompagné jusque-là lui avait rendu quelques petits services qu'il récompensa selon ses modiques ressources. Il ne lui restait plus que quelques centaines de cauris de la somme que le roi de Bambara avait mise à sa disposition. Dans un village qu'il appelle Souha, il lui arriva une aventure assez plaisante, quoique les circonstances qui l'accompagnaient fussent bien plutôt tristes. Il avait prié le de ty de lui accorder quelques aliments qui. lui étaient indispensables pour ne pas mourir de faim. Voilà où en était réduit Mungo Park : à demander la charité des passants. Le douty la lui refusa brutalement 1.
Comme il examinait la figure de cet homme dur et inhospitalier et qu'il cherchait à démêler la cause de l'humeur
1 Traversant les mêmes lieux en 1864, M. le lieutenant Mage écrit ce qui suit : « Cette route était celle que, soixante-sept ans auparavant, Mungo Park avait suivie en revenant de Segou, et par laquelle, un bâton à la main, épuisé de fatigues et de misères, à bout de forces et de ressources, mendiant de village en village, il s'était efforcé de regagner les comptoirs anglais de la Gambie. »
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s'ombre qui régnait sur son visage, le douty appela un esclave
qui travaillait dans un champ voisin et lui ordonna d'apporter
d'apporter bêche avec lui; puis, lui montrant un tertre peu éloigné, il lui ordonna de faire un trou dans la terre. L'esclave, obéissant aux ordres de son maître, se mit à creuser la terre
et finit par faire un trou assez grand. Pendant cette opération, l'homme marmottait quelques paroles peu comprises de Mungo Park, mais qui lui paraissaient de mauvais augure. Quand l'ouvrage fut achevé, il prononça deux fois ces mots : Dankatou, c'est-à-dire : « bon à rien, » et Jankra lesnen, ce qui veut dire : « une vraie peste. » Mungo Park, croyant que ces paroles s'adressaient à lui et craignant qu'il ne lui arrivât
arrivât mauvais parti, jugea prudent de remonter à cheval,
et il allait décamper lorsque l'esclave, qui était allé au village, en revint portant sous le bras le corps d'un enfant d'environ neuf ou dix ans absolument nu. Le nègre, sur l'ordre de son maître, jeta le cadavre dans la fosse avec une indifférence barbare dont Mungo Park déclare n'avoir pas vu un autre
exemple dans ses voyages. Pendant qu'il le couvrait de terre, le douty répétait souvent : Naphula attiniata, « argent perdu ; »
» d'où il conclut que l'enfant avait été un des esclaves du
douty.
A Koulikorro, où Mungo Park entra quelque temps après, il lui arriva une aventure qui eut le mérite de le consoler un peu et de le distraire des événements fâcheux des jours précédents.
précédents. logeait chez un bambara, autrefois esclave, maintenant marchand à Koulikorro, où il faisait un commerce considérable de sel, d'étoffes de coton, etc. Quoique marchand, il conservait les idées superstitieuses de ses premières années, et il croyait aux sortilèges et à la puissance des saphis. Ayant découvert que son hôte était chrétien, il lui demanda de lui faire un saphis. En conséquence, il lui apporta son walha, ou tablette à écrire, lui promettant du riz pour son souper, s'il voulait lui écrire un saphis. On juge si la proposition devait sourire à Mungo Park, qui depuis bien longtemps n'avait mangé du riz. Il se mit en devoir de salifaire le douty
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marchand, et commença par couvrir de mots toute la tablette, dû, haut en bas et des deux côtés. L'autre, afin que le charme opérât mieux, lava la tablette des deux côtés avec un peu d'eau et, après avoir marmotté quelques prières, but cette eau et avec elle, disait-il, tout le saphis qu'elle contenait. Ce n'est pas tout; de peur qu'il n'eût oublié quelque lettre, il se mit à lécher la tablette, toujours des deux côtés, jusqu'à ce qu'elle fût parfaitement nette. Le bruit courut qu'il y avait dans la ville un écrivain de saphis. Aussitôt nombre de gens vinrent mettre à contribution la science de Mungo Park ; comme il y avait quelque petit présent en nature au bout de ces demandes, il se mit volontiers à leur disposition. Cependant la nuit arrivait. Quand il eut fini de souper avec le riz et le sel que lui avait donnés son hôte, il s'étendit sur une peau de boeuf pour dormir. « C'était, dit-il, le premier bon repas que j'eusse fait, et la première bonne nuit que j'eusse passée depuis longtemps. »
Ce beau jour n'eut pas de lendemain. Il partit le 21 août au point du jour et continua à braver les difficultés d'une route inconnue, peu sûre, coupée de ruisseaux profonds qu'il lui fallait traverser à la nage avec son cheval. Enfin, le 23 août, Mungo Park arriva à Bammakou, grand marché de sel, où il logea chez un nègre serawoulli qui, voyant que son hôte parlait le mandingue, lui montra plus d'égards qu'il n'en avait reçus auparavant. Il obtint ensuite des renseignements sur la route à suivre pour regagner le Sénégal. Il fallait se résoudre à quitter les rives du Niger, parce qu'elles étaient impraticables en cette saison. Il apprit qu'il y avait un autre chemin rocailleux, il est vrai, et difficile pour les chevaux, mais qu'avec un bon guide il pourrait parvenir, à travers les montagnes, jusqu'à la ville de Sidiboulou. Mais le guide qu'on lui prêta, et qui était un tilli kea, c'est-à-dire un chanteur, l'abandonna en route, au milieu des montagnes , et, après avoir cherché vingt fois un chemin vingt fois interrompu, il parvint, un peu ayant le coucher du soleil, au petit village de Kouma, situé dans une délicieuse vallée. Là il trouva une famille man-
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dingue qui lui accorda l'hospitalité. Jamais il n'avait reçu un accueil plus empressé que de la part de ces braves gens. Lé lendemain malin, deux bergers s'offrirent pour l'accompagner jusqu'à Sibidoulou. La route qu'il suivait était escarpée, parsemée de roches ; et comme son cheval s'était blessé au pied en venant de Bammakou, il marchait doucement et avec beaucoup de peine. Dans plusieurs endroits, la montée était si raide que s'il eût fait un faux pas il se serait infailliblement précipité et mis en pièces. Les bergers ne s'occupaient plus de lui ni de son cheval, et avaient pris sur lui une avance considérable. Vers onze heures il s'arrêta près d'un petit ruisseau pour boire un peu d'eau. En ce moment il entendit quelques personnes qui s'appelaient les unes les autres, et tout à coup partit Un grand cri qui semblait provenir de quelqu'un à qui serait arrivé un grand malheur. Il pensa qu'un lion s'était jeté sur un des bergers, et il remonta sur son cheval pour mieux voir ce qui se passait. Cependant le bruit cessa. Aussitôt, marchant vers le lieu d'où il était parti, il appela à haute voix pour se faire entendre des bergers. Il ne reçut aucune réponse; mais, comme il avançait toujours, il aperçut l'un d'eux couché au milieu des herbes, près du chemin. Le berger était immobile, à tel point que Mungo Park crut qu'il était mort ; mais s'étant approché de lui, le berger, qui n'avait voulu que se cacher, lui dit tout bas de s'arrêter, ajoutant que lui et son compagnon avaient été attaqués par une troupe d'hommes armés, qu'ils avaient emmené son camarade et qu'on lui avait tiré à luimême deux flèches dans sa fuite. Mungo Park réfléchissait sur le parti qu'il avait à prendre, lorsque, levant la tête, il aperçut à peu de distance un homme assis sur une souche d'arbre. En même temps il vit distinctement la tête de six ou sept autres nègres assis dans l'herbe et qui tenaient dans leurs mains des fusils. N'espérant guère pouvoir leur échapper, il marcha résolument vers eux. Il crut d'abord avoir affaire à des chasseurs d'éléphants, et, pour entamer la conversation, il leur demanda gaiement s'ils avaient tué quelque chose. Sans autre réponse, l'un d'eux se leva et lui ordonna de descendre de che-
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val; puis, paraissant se souvenir de quelque chose, il lui fit signe de la main pour l'inviter à continuer son chemin. Il, n'avait pas fait cent pas que les prétendus chasseurs se mirent à sa poursuite et lui crièrent de revenir. Ils étaient trop bien montés et armés pour songer à leur faire résistance. Lorsqu'il les eut rejoints, ils lui déclarèrent que le roi du pays où il se trouvait les avait envoyés pour se saisir de lui et de tout ce qui lui appartenait, et le conduire à Fouladou. Il les suivit sans dire un mot, et on était arrivé dans un endroit assez obscur d'un bois, lorsqu'un des voleurs, donnons-leur enfin le nom qu'ils méritaient si bien, lui dit de descendre et commença par lui arracher son chapeau de dessus la tête. Mungo Park, croyant qu'en cédant à la crainte il ne ferait qu'augmenter l'audace de ces brigands, déclara que, si on ne lui rendait pas son chapeau, il n'irait pas plus loin. Pendant qu'il parlait, un autre de la troupe, tirant son couteau, se mit, sans plus de façon, en devoir de couper l'unique bouton qui restait à la veste de Mungo Park. Il comprit qu'il n'avait affaire qu'à des voleurs et les laissa sans résistance fouiller dans ses poches et examiner toutes les parties de son vêtement, ce qu'ils firent avec la plus scrupuleuse exactitude. Ils exigèrent même qu'il ôtât son gilet et même sa chemise, et le laissèrent absolument nu sur le sol. Ses demi-bottes furent sondées avec soin, et tandis qu'il les laissait faire avec la plus sereine tranquillité, voyant ses objets éparpillés sur le sol, il les supplia de lui laisser au moins sa boussole de poche, et comme il faisait mine de se baisser pour la prendre, un des bandits arma son mousquet et jura de faire feu s'il osait allonger la main vers elle. Quelques-uns se décidèrent à s'en aller, emmenant le cheval de Mungo Park avec eux. Les autres restèrent et se mirent à délibérer entre eux pour savoir s'ils le laisseraient entièrement nu, ou s'ils lui permettraient d'emporter quelque chose pour se mettre à l'abri des rayons du soleil. Enfin l'humanité l'emporta: ils lui rendirent la plus mauvaise des deux chemises qu'il possédait avec une grande culotte, et comme ils s'éloignaient, l'un d'eux lui jeta son chapeau. Il ne savait pas quel
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signalé service il lui rendait. Dans ce chapeau, en effet, était renfermé le plus précieux trésor du voyageur ; c'étaient ses notes de voyage. Ce fut même pour cela, ajoute-t-il, qu'ils ne se souciaient pas de le garder. L'écriture, en effet, produit sur ces populations à peu près sauvages l'effet d'un talisman qui peut avoir de graves inconvénients pour ceux qui le touchent. Rien n'est plus touchant que les réflexions dont Mungo Park fait suivre le récit de cette aventure, une des plus dramatiques, en effet, de toute son odyssée.
« Lorsque ces voleurs furent partis, je m'assis, regardant autour de moi avec un sentiment de tristesse et d'effroi. De quelque côté que je portasse les yeux, je n'apercevais que dangers et difficultés. Je me voyais au milieu d'un désert, à la veille de la saison des pluies, entouré de bêtes féroces et d'hommes non moins barbares; je me trouvais à cinq cents milles de tout établissement européen. Le tableau qui s'offrait à mon esprit n'était pas fait pour me rassurer, et j'avoue que le courage commençait à me manquer. C'en était fait, pensais-je, et j'étais persuadé que je n'avais plus qu'à m'étendre sur le sol et à me laisser périr. C'est en ce moment si triste que la religion vint à mon secours. Sa divine influence me soutint dans ma défaillance. Je réfléchis qu'aucune prudence, qu'aucune prévoyance humaine n'aurait pu détourner le malheur qui venait de m'accabler. Étranger, errant dans un pays inconnu, je n'en étais pas moins sous l'oeil vigilant de l'être puissant qui a bien voulu se dire l'ami de l'étranger. Comme je faisais ces réflexions, songeant aux difficultés de ma situation, mes regards, qui erraient sur le sol, furent attirés par la beauté singulière d'une petite mousse. Je cite ce fait pour faire voir comment les plus petites choses peuvent distraire des plus tristes préoccupations. La plante entière n'était guère plus grande que le bout de mon doigt; et cependant je ne pouvais me lasser d'admirer ses racines, son port, ses petites feuilles, son urne terminale. Je me disais Eh quoi! ce Dieu qui, dans un coin écarté du monde, a planté, arrosé, fait germer et fructifier une si chétive créature, verrait avec indifférence la situation
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d'un être qu'il a formé à son image! Je ne puis, je ne dois pas le croire. Cette idée d'une Providence veillant avec une égale sollicitude sur les petits et sur les grands, soulagea mon esprit et en éloigna toute idée de désespoir. Je me levai, et, sans me préoccuper de la fatigue et de la faim, je marchai et repris ma course en avant, persuadé que je ne tarderais pas à recevoir quelques secours. » Mungo Park ne se trompait pas. Il ne tarda pas à arriver à un petit village, au moment où les deux bergers qui étaient partis avec lui de Kouma y arrivaient eux-mêmes. Ils furent très surpris de le voir, car ils pensaient que les foulahs ne s'étaient pas contentés de le voler, mais qu'ils l'avaient tué. Tous les trois continuèrent leur route jusqu'à Sidiboulou, où ils arrivèrent enfin le 26 août au coucher du soleil.
CHAPITRE XXII
LE MANSA DE SIDIBOULOU. — A WONDA MUNGO PARK RETOMBE MALADE
— LA FAMINE. — UNE MÈRE QUI VEND SON ENFANT. — LE CHEVAL RETROUVÉ. — SUITE DU VOYAGE
— A KAMALIA MUNGO PARK FAIT LA CONNAISSANCE DE KARFA TAURA. LES SLATÉES. — LE LIVRE DE PRIÈRES
La ville de Sidiboulou était située dans une fertile vallée qu'entouraient de hautes collines rocheuses. Mungo Park y fut reçu par le mansa; c'est ainsi qu'on appelait le douty de l'endroit. Il le trouva la pipe à la bouche et lui raconta le vol dont il avait été victime. Le mansa, indigné à ce récit, lui assura que tout lui serait rendu. Puis, se tournant vers un esclave: " Donne, lui dit-il, à l'homme blanc de l'eau pour qu'il boive; au point du jour tu iras sur les montages et tu informeras le douty de Bammakou qu'un pauvre blanc, l'étranger du roi de Bambara, a été volé par les gens du roi de Fouladou. »
Mungo Park resta à Sidiboulou pour attendre des nouvelles de son cheval; mais, ayant appris que la famine sévissait dans le pays, il ne voulut pas rester plus longtemps à charge à son hôte, et il prit congé de lui. Le mansa lui indiqua le village voisin de Wonda, où il pourrait attendre quelques jours jusqu'à ce que son cheval et ses effets lui fussent restitués. Mungo Park se rendit dans le lieu qui lui avait été désigné ; mais à peine y était-il arrivé qu'il tomba malade et fut pris par les fièvres si communes dans ces contrées. Jusqu'ici, sa bonne constitution, autant que sa jeunesse, l'avait prémuni contre les maladies. Mais les fatigues, le dénuement dans lequel il se trouvait, joints à une alimentation malsaine ou insuffisante, tout
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cela avait fini par lui donner une fièvre assez sérieuse qui l'obligea de rester à Wonda pendant neuf jours. L'état dans lequel il se trouvait avait inspiré quelques inquiétudes à son hôte, et un matin, pendant qu'il faisait semblant de dormir auprès du feu, il entendit le mansa dire à sa femme que sa présence était fort incommode, car, dans l'état où se trouvait leur hôte, ils seraient obligés de le garder jusqu'à ce qu'il guérît ou qu'il mourût.
Il est vrai que la famine, qui se faisait sentir dans ce pays comme partout, ne justifiait que trop les sinistres appréhensions de son hôte.
Un fait lui prouva à quelles extrémités la faim pouvait conduire les malheureux habitants de ces contrées. Tous les soirs il voyait cinq ou six femmes venir à la maison du mansa et recevoir de sa main une certaine quantité de grain. Sachant combien le grain était rare dans les conjonctures où l'on se trouvait, il lui demanda s'il nourrissait ces femmes par charité, ou si ce n'était là qu'un prêt jusqu'à la saison prochaine. Le mansa lui montra un beau petit garçon d'environ cinq ans qu'il avait déjà remarqué chez son hôte. « Vous voyez cet enfant, lui dit-il, eh bien! sa mère me l'a vendu à condition que je la nourrirais pendant quarante jours, elle et le reste de sa famille. J'en ai acheté un autre à la même condition. » Mungo Park ne put s'empêcher de frémir à l'idée qu'une mère eût pu se séparer de son enfant à ce prix. Un soir que les femmes vinrent pour recevoir leur portion de grain accoutumée, il vit la mère de l'enfant, dont les traits cependant n'annonçaient ni la barbarie ni l'insensibilité. Lorsqu'elle eut reçu son blé, elle prit son fils à part et lui parla avec autant de gaieté que s'il eût encore été chez elle.
Tandis que les journées se passaient ainsi, au milieu des tristes réflexions que lui inspiraient sa situation et celle des mères obligées de vendre leurs enfants pour vivre, il vit arriver de Sidiboulou deux personnes qui lui ramenaient son cheval avec ses effets. La joie qu'il éprouva en cette occasion fut tempérée par le chagrin de voir qu'on lui avait brisé
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sa boussole de poche. Qu'on songe aux services qu'elle lui avait rendus, à ceux qu'elle aurait pu lui rendre encore, et on s'imaginera aisément la grandeur de la perte qu'il venait
d'éprouver 1.
Une perte qui ne lui fut pas moins sensible fut celle de son cheval, tant de fois perdu et retrouvé. Un jour que cet animal
était à la pâture près d'un puits, il arriva qu'en s'approchant
trop du bord de ce puits, la terre s'éboula sous son pied, et
qu'il tomba dans le trou, qui avait environ dix pieds 2 de diamètre
diamètre était très profond. Les habitants du village montrèrent
beaucoup d'adresse à retirer le cheval du puits. Ils attachèrent ensemble plusieurs lianes, de manière à en faire une cordé très solide. Puis un homme descendit dans le puits, tenant un bout de la corde à la main. Dès qu'il fut arrivé au
fond, il passa les lianes sous le corps du cheval, remonta, tenant toujours l'extrémité à la main. Tout le monde tira ensuite, comme à la chaîne, et l'animal fut hissé très facilement. Il
était devenu d'une maigreur extrême. La mauvaise nourriture,
mais surtout l'absence de nourriture, en avait fait un vrai squelette. D'un autre côté, les chemins devenaient de plus en plus impraticables. En conséquence, Park jugea que ce qu'il avait de mieux à faire c'était de s'en débarrasser. Il le donna à son hôte, le mansa de Wonda, le priant d'envoyer à celui de Sibidoulou sa selle et sa bride, pour le récompenser de la peiné qu'il avait prise de lui faire restituer son cheval et ses
vêtements. Enfin il jugea à propos de partir, pour ne pas
être plus longtemps à charge à son hôte. En retour, il reçut de lui avant son départ une lance et un sac de cuir pour contenir ses effets. Il se remit en route le matin du 8 septembre,
et traversa successivement plusieurs villages, qu'il nomme Ballanté, Nemarou, Kinyeto, où il se blessa à la jambe; Dosita, où les accès de fièvre le reprirent; Mansia, où il fut de la part de son hôte l'objet d'une attaque nocturne qui
1 En effet, pour Mungo Park, le meilleur guide dans ces contrées, dont plusieurs parties offraient l'aspect du désert, c'était encore sa boussole.
2 Le pied anglais a environ trois décimètres de longueur.
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échoua, grâce à sa présence d'esprit; enfin Kamalia, où il fit sans doute la plus longue station de son voyage, à cause des pluies qui tombent dans la saison où il s'y trouvait. Kamalia était une petite ville située au pied de quelques collines rocheuses d'où les habitants extrayaient, paraît-il, des quantités considérables d'or 1. Les buschréens y vivaient séparés des kafirs 2. Comme on trouve beaucoup de mosquées dans la ville, Park en conclut qu'elle renfermait quantité de nègres convertis à l'islamisme. Il fut reçu par un buschréen, nommé Karfa Taura, qu'il trouva au milieu d'une troupe de slatées, avec lesquels il se proposait de partir pour la Gambie, afin d'y vendre un certain nombre d'esclaves. Au moment où il entra dans le baloun, Karfa faisait à ses confrères la lecture dans un livre arabe. Il s'interrompit pour demander à son hôte s'il comprenait. Sur la réponse négative de Park, il envoya chercher un petit livre curieux, disait-il, qui lui venait des pays de l'Occident. C'était le livre dont les Anglais se servent pour leurs prières 3. On avait déjà fait courir le bruit que Park était un Arabe déguisé. Karfa, l'ayant entendu lire, n'eut plus aucun doute et vit bien qu'il avait affaire à un Européen. Jamais, lui disait-il, il n'avait vu d'homme blanc Il lui demanda ce qu'il comptait faire. Park lui exposa sa situation, et finit par lui déclarer qu'étant dénué de tout secours il lui importait de rejoindre au plus tôt la côte du Sénégal. L'autre lui fit observer qu'il lui serait impossible devoyager dans la saison des pluies ; que lui-même attendait pour partir le retour de la belle saison; que, s'il voulait, ils feraient route ensemble avec tous les slatées, ses collègues, et qu'une fois arrivé à la Gambie Mungo Park lui donnerait la valeur d'un esclave en récompense de son hospitalité. Mungo Park fut heureux de souscrire à des conditions présentées par un nègre qui, au prix de promesses faites par un étranger, consentait à le nourrir et à le loger pendant tout le temps de son
1 Ces paroles nous paraissent entachées d'un peu d'exagération.
2 C'est-à-dire des infidèles.
3 Le Prayer-book ou Common prayers.
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séjour à Kamalia, c'est-à-dire pendant toute la saison des pluies. Park témoigne sa plus vive reconnaissance pour ce nègre bon et hospitalier, qui, malgré le commerce odieux auquel il se livrait, conservait un coeur honnête et généreux. Quels que fussent les soins dont il fut l'objet de la part de son hôte, Park était toujours en proie à la fièvre qui le minait, et la saison humide dans laquelle on entrait n'était point de nature à atténuer son mal. La cabane qu'on lui avait assignée était propre; on lui servait des vivres en abondance; mais il n'y pouvait toucher qu'avec discrétion. Ses connaissances en médecine lui prescrivaient la règle à suivre. Ce qui lui pesait le plus, c'était la solitude dans laquelle il passait ses jours. Il ne recevait guère de visites que celles de son hôte, qui venait chaque jour s'informer de sa santé. Lorsque les pluies devinrent moins fréquentes, la fièvre le quitta. Mais il se trouvait dans un tel état de faiblesse qu'il avait peine à se tenir debout. Quelquefois il se traînait hors de sa hutte jusqu'à un tamarin voisin, sous lequel il s'étendait pour récréer sa vue
par l'aspect de la campagne, en respirant l'odeur des champs,
qui commençaient à se couvrir de blés. Enfin il entra en convalescence , et il déclare qu'il dut cet heureux résultat autant aux bons soins des nègres qu'à la lecture du livre de prières que Karfa lui avait donné.
Cependant les slatées qui s'étaient installés dans la demeure de Karfa comme dans une auberge, voyant leurs ressources épuisées, ne vivaient plus, comme Mungo Park, que sur le crédit que voulait bien leur accorder leur hôte. Aussi
commencèrent-ils à regarder d'un oeil d'envie le voyageur blanc. Ils cherchaient les moyens de le perdre dans l'estime dû maître du logis, et ils inventaient à cet effet toutes sortes d'histoires ridicules qui n'eurent pas tout le succès qu'ils en attendaient.
Un jour que Mungo Park causait avec un des nombreux esclaves que les slatées avaient emmenés avec eux, cet esclave lui demanda quelques aliments. Mungo Park lui répondit qu'il n'était pas chez lui, et qu'il n'avait rien à lui donner :
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« Je vous ai donné à manger, lui dit l'esclave, lorsque vous aviez faim. Avez-vous oublié l'homme qui vous apporta du lait à Karemkalla 1? Mais, ajouta-il avec un soupir, je n'avais pas alors les fers aux pieds. » Mungo Park le reconnut sans peine, et il intercéda auprès de Karfa pour qu'il lui donnât quelques pistaches. L'esclave lui raconta qu'il avait été pris par les Bambarras, puis conduit à Sego, où il avait été vendu par son maître. D'autres esclaves étaient comme lui prisonniers de guerre, et on devait les conduire tous dans l'ouest, pour les vendre à des marchands européens. Karfa allait partir lui-même pour le même objet, et pendant son absence, qui devait être d'un mois, il confia Mungo Park aux soins d'un vieux buschréen qui exerçait les fonctions de maître d'école à Kamalia.
1 Voir plus haut, page 49.
CHAPITRE XXIII
L'INSTRUCTION PRIMAIRE CHEZ LES NÈGRES. -
UNE ÉCOLE AU VILLAGE — LA RELIGION, BASE DE L'INSTRUCTION CHEZ LES MUSULMANS. UN EXAMEN PUBLIC. — LE BACCALAURÉAT AU DÉSERT
« Le maître d'école aux soins duquel Karfa m'avait confié
pour tout le temps de son absence était un homme doux,
paisible et dont les manières étaient affables. Il s'appelait
Fankouma, et, quoiqu'il fût rigide observateur des lois de Mahomet, il n'était nullement intolérant à l'égard des personnes qui ne pensaient pas comme lui. Il passait beaucoup de temps à lire, et dans l'enseignement de la jeunesse
son goût se trouvait d'accord avec son devoir : en un mot, il aimait à enseigner. Sou école se composait de dix-sept garçons, pour la plupart fils de kafirs, et de deux filles dont
l'une était l'enfant de Karfa. Les filles recevaient leurs leçons pendant la journée ; quant aux garçons, ils prenaient leur première leçon le matin à la lumière d'un grand feu, et une deuxième le soir à la chute du jour. Pendant tout le temps
de leur éducation ils étaient considérés comme les esclaves de leur instituteur; ils étaient occupés toute la journée à
planter du maïs, à apporter du bois pour le feu, à exécuter
enfin tous les travaux serviles de la maison. « Outre le Coran et un ou deux volumes de commentaires sur ce livre, le maître d'école possédait plusieurs manuscrits
manuscrits avait en partie achetés à des marchands maures et en partie empruntés à des buschréens du voisinage, et copiés
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avec beaucoup de soin. J'avais eu occasion devoir dans le cours de mon voyage d'autres manuscrits; En causant de ces manuscrits avec Fankouma, je découvris que les Arabes possédaient une version arabe du Pentateuque de Moïse, qu'ils
appellent Taureta la Mousa. Cet ouvrage est, si estimé; qu'il se vend quelquefois le prix d'un esclave de choix. Ils ont aussi une version du psaume de David (Zabora Dawidi), et enfin le livre d'Isaïe, qu'ils appellent Lingeeli la Isa et qu'ils estiment beaucoup. Au moyen de ces livres, plusieurs nègres, convertis ont acquis quelque connaissance des événements les plus remarquables de l'Ancien Testament : l'histoire d'Adam et d'Eve, la mort d'Abel, l'histoire d'Abraham et des autres patriarches, celle de Joseph et de ses frères, de Moïse, de David, etc. Toutes ces histoires m'ont été racontées par plusieurs personnes, en langue mandingue, avec assez d'exactitude. Je ne fus pas plus surpris d'entendre les nègres me parler de ces faits, qu'ils ne le furent eux-mêmes de voir que je les connaissais ; car quoique les nègres aient, en général, une idée exagérée de la richesse et du pouvoir des Européens, je suis porté à croire que ceux qui se sont convertis à la foi musulmane ont une médiocre estime de nos connaissances en matière religieuse, et les blancs qui viennent sur la côte d'Afrique pour les besoins de leur commerce ne prennent aucun soin pour détruire ce préjugé; ils pratiquent toujours en secret l'exercice de leur culte, et condescendent rarement à avoir avec les nègres quelque conversation familière et instructive 1. Je m'étonnais donc moins que je ne le regrettais de voir que, tandis que l'islamisme avait contribué à répandre quelques rayons de lumière parmi ces pauvres peuples, la précieuse lumière du christianisme n'avait pas encore pénétré chez eux. Je ne pouvais que m'afftiger de ce que, la côte d'Afrique étant connue et fréquentée par les Européens depuis plus de deux cents ans, les nègres étaient encore absolument étrangers aux dogmes de notre sainte religion. Nous
1 Ce défaut n'est-il pas aussi un peu le nôtre à l'égard des personnes qui dépendent de nous?
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nous ingénions à tirer de l'obscurité les opinions et les monuments des anciens peuples, nous recherchons les beautés de la littérature arabe ou asiatique 1, etc.; et, tandis que nos bibliothèques sont meublées des livres de science de tous les pays, nous distribuons d'une main avare les lumières de la religion aux nations aveugles de la terre. Les indigènes de l'Asie tirent peu d'avantage de leurs rapports avec nous en ce qui touche leur instruction religieuse, et je crains que ces pauvres Africains, que nous traitons de barbares, ne nous regardent comme une race de païens redoutables, mais ignorants.
« Lorsque je montrai la grammaire arabe de Bichardson à quelques slatées de la Gambie, ils furent surpris d'apprendre que des Européens pussent entendre et écrire la langue sacrée de leur religion. D'abord ils soupçonnaient que ce livre pouvait avoir été écrit par quelque esclave acheté à la côte ; mais, en l'examinant de plus près, ils convinrent qu'il n'y avait
point de buschréen qui pût écrire de si beaux caractères arabes, et l'un d'eux offrit de me donner un âne et six barres
de marchandises, si je voulais lui donner ce livre 2. Peut-être
une légère et courte instruction du christianisme, telle qu'on
la trouve dans quelques catéchismes destinés aux enfants,
et imprimée avec soin en arabe, suffirait-elle pour produire
parmi ces peuples un merveilleux effet. La dépense ne serait qu'une bagatelle ; la curiosité engagerait plusieurs personnes à lire ce livre, et la supériorité évidente qu'il aurait sur tous
les manuscrits, tant par l'élégance des caractères que par la modicité du prix, pourrait enfin lui obtenir une place parmi les livres classiques de l'Afrique 3.
1 Toutes ces considérations sont justes et pleines d'intérêt. Depuis que Mungo Park a écrit ces lignes, nos missions se sont efforcées de faire pénétrer l'instruction religieuse dans les parties les plus sauvages de l'Afrique.
2 Le payement en nature n'est pas seulement usité en Afrique. On raconte
qu'une comtesse d'Anjou nommée Grécie, et qui vivait au XIe siècle, acheta un
recueil d'homélies pour deux cents brebis, un muid do froment, un autre de
seigle, un troisième de millet et un certain nombre de peaux de martre.
3 On ne saurait mieux dire. Depuis Mungo Park, une propagande active s'est
faite dans le sens qu'il indique.
MUNGO PARK 129
« Les réflexions que je me suis permises sur cet important sujet se présentèrent d'elles-mêmes à mon esprit, en voyant l'encouragement qu'on donnait dans plusieurs parties de l'Afrique à l'instruction, telle qu'on l'a dans ce pays. Je remarquai, à Kamalia, que les écoliers étaient presque tous des enfants de païens. Leurs parents ne pouvaient donc avoir aucune prédilection pour la doctrine de Mahomet; leur but était l'éducation de leurs enfants, et, si un système plus instructif se fût offert à eux, il aurait probablement été préféré. Les enfants ne manquaient pas non plus d'une certaine émulation que leur maître cherchait à encourager de son mieux.
« Lorsqu'un élève d'une école arabe, chez les nègres comme chez les Maures, a lu en entier le Coran et fait un certain nombre de prières, le maître d'école prépare une fête ; l'écolier subit un examen, ou, pour m'exprimer à la manière européenne, il prend ses degrés. J'ai assisté à trois inaugurations de ce genre, et j'ai entendu avec plaisir les réponses claires et promptes que faisaient les élèves aux buschréens, qui dans ces occasions faisaient le rôle d'examinateurs. Lorsque ceux-ci étaient satisfaits des réponses du récipiendaire, on lui présentait la dernière page du Coran, en le priant de la lire tout haut. Quand il avait fini cette lecture, il pressait le papier contre son front et prononçait le mot Amen. Sur quoi tous les buschréens se levaient, et, lui serrant amicalement la main, lui donnaient le titre de buschréen 1.
« L'examen terminé, on avertit les parents de l'élève que celui-ci a achevé son éducation, et qu'il est à propos de racheter leur fils, en donnant en échange au maître d'école un esclave ou la valeur d'un esclave. Quand ceux-là n'ont pas le moyen de s'imposer le sacrifice, le jeune homme reste esclave domestique jusqu'à ce qu'il puisse, par son industrie et son économie, amasser de quoi se racheter luimême. »
1 On donne ce nom à des personnages savants chez les nègres, comme on donne celui de taleb ou savant chez les Arabes.
MUNGO PARK Nous ne croyons pas que l'éducation des jeunes musulmansait fait beaucoup de progrès depuis Mungo Park, même dans les écoles arabes de, l'Algérie, où, l'unique souci du maître est de faire réciter aux jeunes enfants confiés à sadiscipline le texte même du Coran, que le plus souvent ils ne comprennent pas, ni le maître non plus 1.
1 Sur les écoles arabes et le mode d'enseignement usité chez les musulmans,
voir la note 3 de l'Appendice.
CHAPITRE XXIV
L'ESCLAVAGE EN AFRIQUE — OPINION DE MUNGO PARK SUR CE SUJET
Le 24 janvier, Karfa revint à Kamalia avec treize esclaves d'élite qu'il avait achetés. Ces esclaves étaient presque, tous prisonniers de guerre. Ils avaient été pris par l'armée du Bambara dans les royaumes de Wassela et de Kaarta, et conduits à Sego, d'où on leur avait fait remonter le Niger sur deux grands canots, et on les avait mis en vente sur les marchés de Yamina, de Bammatou et de Kankaba.
Onze d'entre eux avouèrent à Mungo Park qu'ils avaient été esclaves depuis leur enfance ; mais les deux autres refusèrent de lui dire quelle avait été leur première condition. Tous étaient d'ailleurs fort questionneurs. Ils regardèrent d'abord l'homme blanc avec une sorte d'horreur, et ne cessaient de lui demander s'il était vrai que ses compatriotes fussent cannibales. Ils désiraient beaucoup savoir ce que devenaient les esclaves quand ils avaient passé la mer. Il leur répondait qu'on les employait à cultiver la terre ; mais ils ne voulaient pas le croire, et l'un d'eux, mettant sa main sur la terre, lui disait avec naïveté: « Avez-vous réellement une terre comme celle-ci, sur laquelle vous puissiez marcher? »
Ils croyaient fermement que les blancs n'achetaient les noirs que pour les manger, ou les vendre à d'autres qui les mangeaient, et cela leur faisait envisager avec terreur un voyage à la côte. Aussi les slatées étaient-ils obligés de les tenir continuellement dans les fers et de veiller de très près à
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ce qu'ils ne s'échappassent pas. On s'assurait d'eux en mettant dans la même paire de fers la jambe droite de l'un et la jambe gauche de l'autre; Ils pouvaient marcher, mais difficilement,
en soutenant leurs fers avec une corde; ils étaient de plus attaches, quatre par quatre, avec une forte corde de lanières tressées qu'on leur passait autour du cou. Dans la nuit, on leur mettait aux mains une autre paire de fers. Ceux qui paraissaient
paraissaient étaient assujettis d'une autre manière : On coupait un épais billot de bois d'environ trois pieds de long,
sur un côté duquel on avait fait une entaille convenable ; on
faisait entrer la jambe de l'esclave, et on l'y assujettissait au
moyen d'une forte vertenelle 1de fer, dont une branche passait de chaque côté de la cheville.
Le traitement des esclaves, pendant le séjour à Kamalia,
fut relativement peu cruel. On les conduisait tous les matins,
avec leurs fers, à l'ombre d'un tamarin, et là on les encourageait
encourageait jouer à des jeux de hasard et à chanter des airs gais
qui pussent les réjouir; car, quoique plusieurs d'entre eux
soutinssent leur malheur avec une courageuse résignation,
la plupart étaient fort abattus, et passaient toute une journée dans une attitude mélancolique, les regards fixés vers la terre.
Le soir, on examinait leurs entraves, on leur mettait les fers aux mains et on les conduisait dans une grande hutte, où ils étaient gardés la nuit par des esclaves domestiques de Karfa.
Malgré toutes ces précautions, environ une semaine après
leur arrivée, un des esclaves eut l'adresse de se procurer un petit couteau, avec lequel il put ouvrir les anneaux de ses fers, couper la corde et s'échapper. Les autres en auraient fait autant
si, une fois en liberté, il avait consenti à leur prêter son aide. C'est ici le lieu de faire connaître les idées de Mungo Park sur l'esclavage en général, et sur la manière dont il se pratique, ou plutôt dont il se pratiquait de son temps.
Il reconnaît d'abord qu'il n'y a pas de société, à quelque degré de civilisation qu'elle soit parvenue, qui n'admette
1 Ou mieux verterelle. On appelle ainsi une pièce de fer en forme d'anneau qu'on fixe dans une porte pour retenir le verrou.
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dans son sein des inégalités; mais il ajoute que toutes les fois que ces inégalités ou différences sont portées au point qu'une partie de la société dispose arbitrairement des services ou des personnes de l'autre portion, on donnera cet état de choses le nom de servitude. « C'est dans cet état, continuet-il, qu'ont vécu le plus grand nombre des noirs d'Afrique, depuis les époques les plus reculées de l'histoire, sort d'autant plus fâcheux qu'ils n'ont à transmettre à leurs enfants d'autre héritage que cette triste condition. »
Il estime que les esclaves sont, en Afrique, relativement aux hommes libres, dans la proportion de trois contre un, qu'ils n'ont pour tout salaire que le vêtement et la nourriture, et sont traités avec douceur ou dureté, suivant les bonnes ou mauvaises dispositions des maîtres auxquels ils appartiennent. L'usage a cependant établi certaines règles qu'il serait honteux de violer. Ainsi les esclaves domestiques, ou ceux qui sont nés dans la maison du maître, sont traités avec plus de douceur que ceux qui ont été achetés. Le pouvoir du maître sur ceux-ci ne s'étend pas au delà d'une correction raisonnable. Il ne peut les vendre sans les avoir préalablement traduits en jugement devant les autorités locales 1. Mais ces restrictions à la puissance du maître ne s'appliquent pas aux prisonniers faits à la guerre, ni aux esclaves achetés. Ces misérables sont considérés comme des étrangers qui n'ont point droit à la protection des lois. Leur maître peut les traiter doucement ou durement, à son gré, ou bien les vendre, comme il lui plaît, à des étrangers ; il y a même des marchés réguliers où l'on mêne ces sortes d'esclaves pour les vendre. La valeur d'un esclave, aux yeux d'un marchand, augmente en raison de la distance à laquelle il se trouve de son pays natal, car les esclaves qu'on achète à quelques journées de marche du lieu où ils ont pris naissance sont sujets à s'enfuir.
1 « Dans les temps de famine, il est permis au maître de vendre un ou plusieurs de ses domestiques pour acheter de quoi faire vivre sa famille ; et dans le cas d'insolvabilité du maître, les esclaves domestiques sont quelquefois saisis par les créanciers. Le maître ne peut les retenir, et on peut les vendre pour payer ses dettes. » (Note de Mungo Park.)
CHAPITRE XXV
SUITE DE L'ESCLAVAGE EN AFRIQUE. — SOURCES DE L'ESCLAVAGE. JUGEMENT DE MUNGO PARK. — LA GUERRE EN AFRIQUE
Les esclaves qui viennent de l'intérieur de l'Afrique, de contrées qui étaient alors et qui sont peut-être encore inconnues des Européens, peuvent se diviser en deux classes : la première comprend les esclaves nés tels de pères ou de mères esclaves; la seconde, ceux qui, étant nés libres, sont tombés en servitude pour une cause ou pour une autre. Les premiers sont beaucoup plus nombreux que ceux-ci. Tous ceux qui sont faits prisonniers de guerre rentrent dans cette dernière catégorie. On a vu plus haut l'inégale proportion qui existe entre le nombre des hommes libres comparé à celui des esclaves. Dans une guerre que le roi de Bambara fit dans le Kaarta et dont on a lu le récit dans un des chapitres précédents, on raconte que ce roi fit en un seul jour neuf cents prisonniers, parmi lesquels il n'y avait pas plus de soixante-dix hommes libres. Il y a plus: un homme libre peut être racheté moyennant deux esclaves. Tout esclave fait prisonnier de guerre ne peut être racheté. Les slatées préfèrent toujours les esclaves de naissance, parce que ceux-ci, habitués dès l'enfance à souffrir la faim et la soif, sont mieux en état de soutenir les fatigues d'un long voyage.
Quant aux esclaves de la deuxième classe, ils deviennent tels
de quatre manières : par la guerre, par la famine, par insolvabilité,
insolvabilité, suite de délits. Mungo Park passe en revue ces
quatre points.
1° En Afrique, tout homme libre, même un roi, peut deve-
MUNGO PARK 135
nir esclave par le fait de la guerre 1. La guerre est l'origine de l'esclavage. « Lorsque le soldat faible ou malheureux implore la pitié de son ennemi vainqueur, il renonce en même temps à tout droit à sa liberté, et rachète sa vie au prix de son indépendance. » Il est naturel qu'une nation ayant fait plus de captifs qu'elle n'en peut échanger, homme contre homme, les vainqueurs trouvent commode de garder leurs prisonniers et de les forcer à travailler.
On sait avec quelle facilité une guerre s'ouvre en Afrique. Le refus de rendre un esclave en fit éclater une entre le' Kajaaga et le Kassan, et la perte de quelques têtes de bétail arma le Bambara contre le Kaarta.
Et à ce sujet, Mungo Park distingue deux sortes de guerre, qu'il désigne sous deux noms différents. Il y a d'abord, dit-il, celle qui ressemble le plus à nos guerres européennes et qui s'appelle killi; mot qui veut dire « appeler au dehors », parce qu'elle est, pour l'ordinaire, ouverte et déclarée. Cette guerre se termine le plus souvent dans une seule campagne. On livre une bataille, l'armée vaincue ne cherche pas à se rallier; tous les habitants sont saisis d'une terreur panique; il ne reste plus au vainqueur qu'à attacher les prisonniers et à emporter le butin. S'il y a parmi les captifs des hommes qui, soit par leur âge, soit par leurs infirmités, ne puissent supporter la fatigue d'un voyage et par cela même ne puissent pas être vendus facilement, on les rejette comme inutiles, et Mungo. Park n'hésite pas à croire que le plus souvent on les met à mort. Le même sort attend, pour l'ordinaire, tout chef, ou toute autre personne qui a joué un rôle très marquant 2. L'autre genre de guerre que se font les Africains se nomme tegria, mot qui signifie « pillage ou vol ». Celle-ci a pour cause des querelles héréditaires que les habitants d'un pays ou d'un district nourrissent les uns contre les autres.
1 On en verra un exemple dans un des chapitres suivants.
2 Malgré ce système exterminateur, dit Mungo Park, on est surpris de voir avec quelle promptitude se construit et se repeuple une ville africaine que la guerre a détruite. »
136 MUNGO PARK
Les hostilités n'ont point d'autre prélude que des mouvements individuels, et s'ouvrent sans aucune espèce de déclaration. De là une guerre de surprises et de pillage, comme celles, dont on lit le récit, dans l'histoire des premiers siècles de Rome. En Afrique, ces incursions sont très fréquentes, surtout au commencement de la saison sèche. Quand le travail de la moisson est fini et que les denrées abondent sur le marché, c'est alors que l'on médite des projets de vengeante; le chef observe le nombre et l'ardeur de ses vassaux, et les regarde brandir leurs lances dans les fêtes publiques 1 ; glorieux de sa puissance, il songe à tirer vengeance de quelque insulte que lui a faite ou qu'a faite à ses ancêtres quelque nation voisine.
Ces sortes d'expéditions se conduisent ordinairement avec un grand secret. Un petit nombre d'hommes déterminés, commandés par quelque chef courageux et intelligent, marche
en silence au travers des bois, surprend pendant la nuit quelque village sans défense, et enlève les habitants et leurs effets avant que leurs voisins puissent venir à leur secours. « Ces coups de main sont bientôt suivis de représailles. Lorsqu'on ne peut rassembler à cet effet beaucoup d'hommes, quelques amis se réunissent et pénètrent dans le pays ennemi, avec le projet de piller ou d'enlever des habitants. On a vu un seul homme prendre son arc et son carquois et se hasarder ainsi. Une pareille entreprise est sans doute un acte de folie. Mais, si l'on considère que, victime d'une agression semblable, cet homme s'est vu enlever son enfant ou ses plus proches parents, on est porté à le plaindre plutôt qu'à le blâmer. L'infortuné, affamé de vengeance, se cache dans un buisson, jusqu'à ce qu'il voie passer près de lui quelque enfant, ou quelque autre personne sans arme; il s'élance comme un tigre sur sa proie, l'entraîne dans le bois, et, dans la nuit, l'emmène avec lui pour en faire son esclave.
1 Pareilles manifestations se produisent chez les peuples les plus sauvages.
Voyez dans notre ouvrage : Détroit de Magellan, les moeurs et cou urnes des Patagons.
MUNGO PARK 137
« Lorsqu'un nègre, par un de ces moyens, est tombé entre
les mains de ses ennemis, il reste esclave de son vainqueur, qui le garde auprès de lui, ou l'envoie pour être vendu dans
quelque contrée éloignée. Le conquérant dispose ordinairement de ses esclaves de la manière suivante. Ceux qui leur
paraissent doux de caractère, particulièrement les jeunes femmes, restent à son service. Ceux qui semblent mécontents de leur sort sont envoyés au loin ; quant à ceux des hommes libres ou des esclaves qui ont pris une part active à la guerre, ils sont vendus aux slatées ou mis à mort.
« 2° La guerre est donc la plus générale comme la plus féconde des causes qui amènent l'esclavage, et les désastres qu'elle entraîne avec elle produisent souvent, sinon toujours, la seconde cause de la servitude, c'est-à-dire la famine. C'est le cas où un homme libre consent à être esclave plutôt que de mourir de faim.
« Aux yeux d'un philosophe, la mort semblerait préférable à la perte de la liberté; mais le pauvre nègre, exténué de besoin, pense comme Ésaü. Il se dit : Je suis sur le point de mourir de faim, à quoi me servira mon droit d'aînesse? Il y a des exemples d'hommes libres qui ont renoncé volontairement à leur liberté pour sauver leur vie. Pendant une grande disette qui dura près de trois ans, dans les pays voisins de la Gambie, beaucoup de gens devinrent esclaves de cette manière. Le docteur Laidley m'a assuré qu'à cette époque nombre d'hommes libres étaient venus le trouver, le suppliant de les mettre à la chaîne de ses esclaves pour les empêcher de mourir de faim. Des familles nombreuses sont souvent exposées à la pénurie la plus absolue, et, comme les parents ont une autorité presque illimitée sur leurs enfants, il arrive souvent que l'on vend quelques-uns de ceux-ci pour empêcher le reste de la famille de mourir de faim. Lorsque j'étais à Jarra, Daman Jumma me montra trois jeunes esclaves qu'il avait achetés de cette manière. J'ai rapporté plus haut un autre exemple, dont j'avais été témoin à Wonda 1;
1 Voir chap. XIX.
138 MUNGO PARK et j'appris alors que dans le Fouladou c'était un usage très commun.
« 3° La troisième cause de servitude est l'insolvabilité. De tous les délits auxquels les codes africains ont attaché la peine
de l'esclavage, celui-ci, si l'on peut lui donner ce nom; est le plus fréquent. Un marchand nègre contracte nécessairement
nécessairement dettes à l'occasion de son commerce-, soit avec ses voisins pour des denrées qu'il espère vendre avec avantage sur quelque marché éloigné, soit avec des Européens qui font la traite sur la côte et envers qui il contracte des engagements. Dans les deux cas, s'il réussit, il peut assurer son indépendance; s'il échoue, sa personne et ses biens sont à la disposition de ses créanciers 1. » 4. La dernière cause de l'esclavage est la peine qu'encourt un criminel qui a mérité, par les lois de son pays, d'être privé de la liberté. « En Afrique, les seuls crimes punis de l'esclavage sont, outre l'insolvabilité, le meurtre, l'adultère et le crime de sorcellerie. J'ajoute avec plaisir que ces crimes ne sont pas communs. On m'a assuré qu'en cas de meurtre le plus proche parent de la victime avait le droit, après la condamnation du coupable, de tuer celui-ci de sa propre main, ou de le vendre comme esclave. Par sorcellerie on entend une prétendue magie par laquelle on attente à la vie ou à la santé des gens; pour dire le mot, c'est d'empoisonnement qu'il s'agit ici. Cependant je n'ai vu juger aucun délit de cette espèce pendant tout le temps que j'ai passé en Afrique, d'où je conclus qu'il est extrêmement rare.
« Lorsqu'un homme libre est devenu esclave par une de ces quatre causes, il reste ordinairement tel pendant toute sa vie, et ses enfants, s'ils sont nés d'une mère esclave, sont également esclaves pendant toute leur vie. Il y a cependant des exemples d'esclaves qui ont obtenu la liberté du consentement de leur maître; cela arrive lorsqu'ils lui ont rendu quelque service important, ou bien en donnant deux esclaves
1 Il en était de même dans l'ancienne Rome. Et même le créancier romain avait, dans certains cas, droit de vie et de mort sur la personne de son débiteur.
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en guise de rançon. Mais le plus souvent c'est par la fuite qu'ils recouvrent leur liberté. La fuite, lorsque l'esclave l'a fortement résolue, réussit presque toujours; Quelques uns attendent de longues années le moment de la délivrance', ne donnant, pendant fout ce temps, aucun signe de méconténtement; En général, on remarque que les esclaves qui sont nés dans les montagnes, ou qui ont été accoutumés à la chasse ou aux voyages, sont plus disposés à s'évader que ceux qui sont nés dans un pays de plaines ou qui ont été occupés aux travaux des champs.
« Tels sont les principaux traits de ce système d'esclavage. qui domine en Afrique ; sa persistance et son extension montrent assez que ce n'est pas une institution moderne 1. Son origine remonte probablement aux temps lés plus anciens, et précède celui où les mahométans se frayèrent un chemin à travers le désert. Jusqu'à quel point il est maintenu et encouragé par le commerce d'esclaves que font, depuis deux cents ans, les peuples européens avec les naturels de la côte, c'est ce qu'il ne m'appartient pas d'examiner. Si l'on me demandait ce que je pense du résultat que la cessation de ce commercé produirait sur les moeurs des populations africaines, je n'hésiterais point à dire que, dans l'état d'ignorance où elles vivent, l'effet de cette mesure ne serait ni aussi avantageux, ni aussi considérable que plusieurs gens de bien l'imaginent 2. »
Ces derniers mots ont fait passer Mungo Park pour un esclavagiste. Nous examinerons cette question dans un des chapitres suivants 3. En attendant nous allons reprendre la suite de son voyage à partir de Kamalia, où un séjour de sept mois lui avait permis d'étudier le pays ainsi que les moeurs des habitants.
1 L'esclavage dans l'antiquité a été de la part de M. J. Wallon l'objet d'une étude approfondie.
2 Cette dernière phrase a été fort remarquée et même critiquée par les partisans de l'abolition de l'esclavage. Nous reviendrons d'ailleurs sur ce sujet dans l'Introduction qui précède le deuxième voyage de Mungo Park. \
3 V. l'Introduction au deuxième voyage de Mungo Park.
CHAPITRE XXVI
RETOUR DE KARFA. — LE RHAMADAN. — UN MAUVAIS DÉBITEUR
- DÉPART DE KAMALIA. — LES ADIEUX. — ARRIVÉE A KINYTAKOUROU. —
ORDRE DE MARCHE POUR ENTRER DANS LA VILLE
Depuis le retour de Karfa, Mungo Park se réjouissait à la pensée du prochain départ de la caravane dont il devait faire partie, ainsi que tous les slatées et les esclaves qui se trouvaient dans la maison de Karfa. Mais, pour une raison ou pour une autre, le moment du départ était toujours retardé. Puis était venue la lune du rhamadan, temps de prière et de jeûne pour tout bon musulman. Mungo Park remarque que, pendant cette époque, spécialement consacrée aux exercices religieux, les nègres se conduisaient avec une douceur, une humilité qui faisaient un contraste frappant avec l'intolérance barbare et la grossière superstition des Maures.
Le rhamadan terminé, on attendit pour partir le retour de la nouvelle lune, où plutôt l'apparition du premier quartier. Quand le ciel est nébuleux et que les nuages, s'écartant tout à coup, laissent entrevoir le croissant de l'astre, alors ce sont des cris de joie de la part des nègres, qui manifestent leur contentement par des battements de main ou de tambour, par des décharges de mousqueterie, ou de toute autre manière non moins bruyante.
Enfin, le jour du départ fut fixé pour le 19 avril. Karfa
était de retour depuis le 24 février. C'était donc, avec la saison
du rhamadan, près de trois mois perdus en délais dont un
seul pouvait se justifier. Mais, d'après Mungo Park, le nègre
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n'a pas une notion exacte du prix du temps. S'il a quelque affaire importante à régler, il lui est indifférent que ce soit aujourd'hui, demain, ou dans deux mois; enfin, pourvu qu'il jouisse du présent, peu lui importe l'avenir. Cette manière dilatoire d'envisager les choses ne faisait pas l'affaire de Mungo Park, dont tous les moments étaient comptés:
Avant de quitter Kamalia, il fut témoin d'un acte d'insigne mauvaise foi de la part de trois marchands maures qui avaient trouvé bon de se faire héberger aux frais de Karfa, dont ils avaient su capter la confiance en affectant une grande piété. Un beau jour, ils firent subitement leurs paquets et décampèrent sans même dire adieu à leur hôte, ni le remercier de l'hospitalité qu'ils avaient reçue de lui. Chacun fut surpris d'un départ si brusque, mais on ne tarda pas à en avoir l'explication. Ces Maures étaient arrivés à Kamalia avec une quantité considérable de sel et d'autres marchandises qu'ils avaient achetées à crédit d'un marchand du Fezzan. Ils s'étaient engagés à le payer à Kamalia un mois après leur arrivée dans cette ville. Ils avaient jugé ce délai suffisant pour vendre leurs denrées. Comme c'étaient de rigides musulmans, du moins en apparence, Karfa les avait accueillis avec sa bonté ordinaire, et il avait mis à leur disposition un emplacement convenable pour la vente de leurs marchandises. Or, précisément le soir de leur départ, le marchand du Fezzan, leur créancier, arriva à Kamalia pour en toucher le prix, mais il trouva les oiseaux envolés. Le plus plaisant de l'affaire est que les marchands nègres, joignant l'ironie au mensonge, lui avaient fait dire dé venir toucher son argent. A la nouvelle de leur départ, il essuya avec la manche de son habit une larme de chacun de ses yeux et s'écria : « Ces skirricas (voleurs) sont mahométans, mais ce ne sont pas des hommes ; ils m'ont volé plus de deux cents minkallés 1! "
1 Un minkallé d'or valait 3.000 cauris, soit 12 schellings 6 deniers en monnaie d'Angleterre. Quant au marchand du Fezzan, Mungo Park écrit ceci : " J'appris par lui la prise qu'avaient faite les Français de notre convoi de la Méditerranée, en octobre 1795. » C'est la seule fois, croyons-nous, que Mungo Park fait allusion aux événements politiques contemporains.
142 MUNGO PARK Enfin le jour du départ (19 avril) était arrivé, chacun fit ses préparatifs et la caravane acheva de s'organiser. Elle se composait de soixante-treize personnes, parmi lesquelles on comptait trente-cinq esclaves destinés à la vente, quatorze ou quinze, hommes libres. Le reste comprenait les esclaves domestiques. Il faut mentionner parmi les hommes libres six jillakées ou chanteurs, compagnons indispensables de toute caravane, dont ils charment les fatigues par leurs chants et à laquelle ils préparent un bon accueil dans tous les lieux où elle s'arrête.
Le départ de Kamalia eut quelque chose de solennel. Presque toute la ville accompagna la caravane jusqu'à une certaine distance, à l'endroit où se trouve une petite colline d'où on pouvait l'apercevoir. Là on s'arrêta. Tous les gens de la caravane s'assirent d'un côté, le visage tourné vers l'ouest, ceux de la ville s'assirent du côté opposé, le visage tourné vers Kamalia. Alors le maître d'école, accompagné de deux slatées, s'étant placé entre les deux groupes, récita à haute voix une longue prière ; puis ils marchèrent trois fois autour de la caravane en murmurant d'autres prières. A la fin de la cérémonie, à un signal donné, les gens de la caravane se levèrent tous comme par un ressort, et, sans se retourner pour regarder ceux de de Kamalia, descendirent la colline et se mirent en route.
A Marabou, le premier village muré que l'on rencontra, la caravane se grossit de quelques personnes. A Bulou, où l'on arriva vers la fin de la journée, on resta un jour entier pour faire reposer bêtes et gens. Deux jours après, on arriva aux bords du Kokoro, affluent du Sénégal, et bientôt après à Kinytakourou, grande ville située au milieu d'une plaine bien cultivée.
« Comme c'était la première ville que nous trouvions hors des frontières du Manding 1, on observa une étiquette plus rigide que les jours précédents. Chacun eut ordre de garder sa position, et nous marchâmes vers la ville, à peu près dans
1 Pays des Mandingues.
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l'ordre suivant. En avant, les six chanteurs, puis les autres personnes de condition libre. Venaient les esclaves liés les uns aux autres par une longue corde qui passait successivement autour de leur cou; quatre étaient attachés à la même corde, et il y avait entre chaque groupe de quatre esclaves un homme armé d'une lance. Après eux venaient les esclaves domestiques, et enfin les femmes libres, les épouses des slatées et les autres. Nous avançâmes de cette manière et dans cet ordre, jusqu'à cent toises de la porte de la ville. Les chanteurs commencèrent alors à entonner une chanson très propre à flatter la vanité des habitants, et dans laquelle on vantait leur hospitalité bien connue pour les étrangers et particulièrement leur amitié pour les Mandingues. En entrant dans la ville, nous nous rendîmes au bentang, où le peuple se réunit autour de nous pour écouter notre dentegi, c'est-à-dire notre « histoire ». Elle fut racontée publiquement par deux chanteurs, qui rappelèrent avec soin jusqu'aux moindres incidents du voyage, commençant par ceuxqui étaient arrivés le jour même et remontant ainsi la série des faits jusqu'au départ de Kamalia. Lorsqu'ils eurent terminé leur récit, le premier magistrat de la ville leur fit un petit présent, et tous les gens de la troupe, tant esclaves qu'hommes libres, furent invités respectivement par les habitants, c'està-dire que chacun des plus riches de la ville se chargea d'un certain nombre de voyageurs, »
CHAPITRE XXVII
DEPART DE KINYTAKOUROU. — LES ABEILLES. —
HISTOIRE DE NÉALÉE. — ARRIVÉE A MALACOTTA.— LE FRÈRE DU MAITRE D'ÉCOLE
— LA GUERRE ENTRE DAMEL ET ABD-EL-KADER. —
L'AMBASSADE
— LES SURPRISES DE LA GUERRE. —
GRANDEUR ET MAGNANIMITÉ D'UN PRINCE AFRICAIN
Le 22 avril, la caravane se remit en route et quitta
Kinytakourou. Le lendemain, elle entrait dans le désert de Jallonka, où les hommes et surtout les femmes eurent beaucoup à souffrir de la chaleur et de la faim. Une esclave qui avait refusé le matin de prendre de la nourriture, commença
à demeurer en arrière et à se plaindre vivement de douleurs dans les jambes. On lui ôta sa charge, qu'on imposa à un autre esclave, et on la plaça en tête de la troupe. Quelque temps après on fit halte auprès d'un petit ruisseau ombragé d'arbres, et, tandis que les uns goûtaient un repos bien mérité, d'autres, ayant découvert un nid d'abeilles dans un arbrecreux, se mirent en devoir d'en extraire le miel. Aussitôt des milliers de mouches, sortant précipitamment de l'arbre, se ruèrent
sur les assaillants et sur ceux qui se reposaient sur l'herbe. Tout le monde s'enfuit, plus ou moins piqué. Mungo Park déclare qu'il fut presque le seul qui ne fût pas atteint. Quand la caravane, débarrassée de la poursuite de ces terribles insectes, se remit en marche, on s'aperçut que la pauvre femme dont nous avons déjà parlé, et qui s'appelait Néalée, était restée en arrière, étendue immobile près de l'arbre fatal. Quelques
Quelques retournèrent sur leurs pas pour la chercher, et,
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afin d'éviter de nouvelles piqûres, ils mirent le feu aux herbes voisines de l'arbre, et purent ainsi parvenir jusqu'à la pauvre Néalée, qu'ils trouvèrent couchée près du ruisseau, exténuée de fatigue et percée de mille aiguillons. Pour se soustraire aux attaques des abeilles, elle avait essayé de se traîner jusqu'au ruisseau et s'était jeté de l'eau sur le corps. Mais cette mesure n'avait pu l'empêcher d'être effroyablement piquée. Lorsque les slatées lui eurent tiré tous les dards qui étaient restés dans la chair, on la lava avec de l'eau, puis on la frotta avec des feuilles pilées. Mais, quand il fallut la faire marcher, la malheureuse refusa obstinément d'aller plus loin, déclarant qu'elle mourrait plutôt que de faire un pas de plus. Il fallut recourir au fouet. Après les animaux, c'était le tour ■ des hommes. Vaincue par la douleur, Néalée rejoignit la caravane, et put encore marcher quatre à cinq heures de suite. Elle tâcha alors de quitter la caravane, mais elle était si faible qu'elle tomba sur le sol. On recourut au fouet pour la relever ; ce fut sans succès : elle refusa de marcher. Karfa, le seul peut-être de toute la bande qui eût un peu d'humanité, pria deux slatées de la placer sur un âne ; alors il se trouva que l'animal était rétif. D'ailleurs, eût-il été aussi docile qu'un mouton, la pauvre femme n'aurait pu se maintenir sur sa monture. Que faire pourtant? On était à la fin de la journée, et les slatées ne voulaient pas l'abandonner. Ils se décidèrent à faire, à l'aide de bambous, une espèce de litière sur laquelle Néalée fut couchée et attachée avec des lanières d'écorce. Deux esclaves portaient cette litière ; deux autres suivaient pour les relayer au besoin. On arriva ainsi à l'endroit où la caravane devait passer la nuit. Le lendemain, au point du jour, on éveilla Néalée; mais ses membres étaient encore si raides et ses douleurs si cuisantes, qu'elle ne pouvait marcher, ni même se tenir debout. On essaya de la remettre, comme la veille, sur le dos de l'âne et de l'y attacher solidement ; la bête refusa obstinément à son tour d'aller plus loin avec cet étrange fardeau. Les
coups n'eurent pas raison de son entêtement. Néalée, qui ne
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faisait aucun effort pour se maintenir dans la même position, fut bientôt renversée et eut même dans sa chute une jambe brisée. C'est alors qu'un cri général s'éleva : Kang tegi ! kang tegi! c'est-à-dire : « Qu'on lui coupe la gorge! " Mungo Park, ne voulant pas être témoin d'un tel acte de barbarie, prit les devants. Il n'avait pas fait un mille qu'il fut rejoint par un esclave de Karfa qui tenait au bout de son arc l'habit de Néalée. Affilita! s'écria-t-il dès qu'il eut rejoint le voyageur; c'est-à-dire : « Elle est perdue! - Ainsi, ils l'ont tuée! dit
Mungo Park. — Pas précisément, répondit l'autre ; Karfa et lé maître d'école s'y sont opposés ; mais ils l'ont abandonnée,
ce qui est à peu près la même chose ; car, ne pouvant plus se traîner, elle sera dévorée cette nuit par les bêtes féroces. »
" Le triste sort de cette infortunée, malgré le cri inhumain qu'avait proféré la troupe, fit sur tous les esprits une triste impression, et le maître d'école crut devoir, à cette occasion, jeûner le jour suivant 1. Nous continuâmes à marcher dans un grand silence. Nous allions fort vite, chacun craignant d'éprouver le même sort que la pauvre Néalée. » Cependant, depuis cinq jours que la caravane avait quitte Kenykatourou, elle avait fait environ cent milles 2 sans rencontrer aucune trace d'habitation humaine. Le 27 avril elle arriva à Sousseta, petit village jallonka du district de Kullo. La rencontre d'une troupe d'éléphants sauvages, le vol d'un enfant de la caravane sont les seuls incidents de cette partie; encore l'enfant fut-il rendu à ses maîtres. Plus loin,
un peu avant d'entrer dans la ville de Koba, on fit l'appel des hommes de la troupe, et l'on constata qu'il manquait un homme libre et trois esclaves. On en conclut que les esclaves
avaient tué l'homme libre, puis s'étaient échappés. Il fut convenu que six personnes retourneraient en arrière jusqu'au dernier village, afin de savoir ce que les absents étaient devenus. Pendant qu'on les cherchait, ils rejoignirent d'eux1
d'eux1 jeûne et l'abstinence sont pratiqués dans la religion musulmane et l'étaient également sous la loi de Moïse. 2 Le mille anglais vaut un peu plus de 1609 mètres.
MUNGO PARK 147 mêmes la caravane. Il paraît que dans la nuit précédente un de ces esclaves, s'étant échappé pendant la marche, s'était blessé au pied et était resté en arrière avec plusieurs de ses compagnons; puis, quand ils avaient voulu continuer à marcher, ils avaient perdu leur chemin. L'homme libre dut montrer beaucoup d'énergie, et même les menacer de les mettre à mort s'ils ne voulaient pas le suivre.
Le 3 mai, la caravane arriva à Malacotta. C'était la ville natale du maître d'école. Il avait écrit à ses amis de préparer de quoi nourrir la caravane pendant deux ou trois jours. Le messager qu'il avait envoyé en avant à cet effet revint avec, le frère aîné du maître d'école. La reconnaissance entre les deux frères fut touchante. Il y avait neuf ans qu'ils ne s'étaient vus. Ils se tinrent longtemps embrassés sans pouvoir proférer une seule parole; puis le maître d'école, montrant de la main Karfa, dit à son frère : " Voilà l'homme qui m'a servi de père dans le Manding. Je te l'aurais montré plus tôt ; mais mon coeur était trop plein du bonheur de te revoir. »■
Les habitants sont bons et hospitaliers. Ils sont en outre assez industrieux. Ils exploitent et fabriquent le fer, qu'ils transportent dans certaines oasis du Sahara, pour l'échanger contre le sel. Précisément pendant le séjour de la caravane à Malacotta, quelques habitants revenaient du désert, où ils avaient fait ce trafic, et ils rapportaient en même temps des nouvelles de la guerre que se faisaient entre eux le roi des Jalloffs et celui de Fouta-Torro. Comme cette guerre était devenue pendant quelque temps le thème des chanteurs ou griottes, il ne sera pas inutile d'en rapporter les principaux événements.
Le roi de Fouta-Torro se nommait Almami, et, comme il était enflammé d'un beau zèle pour la propagation de l'islamisme , il avait envoyé à son voisin Damel, roi des Jalloffs, une ambassade pour l'inviter à embrasser cette religion. Pour appuyer sa requête d'arguments plus décisifs que les paroles, il avait adjoint à l'ambassadeur deux buschréens armés chacun d'un grand couteau. Admis à l'audience du roi des Jalloffs,
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d'ambassadeur exposa l'objet de sa mission, et ; quand il eut fini de parler, montrant les deux couteaux, il ajouta en forme de conclusion : « Avec un de ces couteaux, Almami ne dédaignera pas de raser la tête de Damel, si Damel veut bien se convertir à là loi du Prophète, et avec cet autre couteau il coupera la gorge à Damel, si Damel refuse : qu'il choisisse. » Damel ne trouva pas de son goût l'argument à deux tranchants qu'on lui présentait, et déclara nettement à l'ambassadeur qu'il ne voulait ni avoir la tête rasée, ni la gorge coupée. Puis il le congédia poliment. Almami, plein de fureur, envahit les États du roi des Jalloffs à la tête d'une armée prête à tout ravager. A son approche, les habitants prirent une résolution héroïque. Ils comblèrent leurs puits, détruisirent leurs récoltes et abandonnèrent leurs demeures. Almami, en s'avançant dans le pays, ne rencontra à la vérité aucune résistance, mais son armée était exposée à mourir de faim. Plusieurs soldats même, paraît-il, étaient morts de soif, ce qui engagea Almami à gagner un bois où il y avait de l'eau. Là ses gens, ayant apaisé leur soif, se couchèrent, accablés de fatigue, sans nulle précaution , et s'endormirent sous les arbres. Damel, qui connaissait leur position, vint les surprendre à la pointe du jour et n'eut pas de peine à les réduire. Ceux qui étaient encore endormis furent écrasés sous le pied des chevaux, d'autres furent tués en s'échappant; le plus grand nombre furent faits prisonniers. Almami lui-même tomba entre les mains du vainqueur. Les choses, en peu de temps, avaient bien changé de face. Celui qui, quelques jours auparavant, avait menacé Damel du poids de sa colère, se trouvait maintenant enchaîné comme un vil captif et entièrement à la discrétion du roi qu'il avait outragé. Mais ce qu'il faut admirer ici, c'est la conduite de Damel, conduite qui paraîtrait tout à fait invraisemblable si elle n'était attestée par les témoignages les plus imposants. Mais laissons parler Mungo Park.
« Lorsque le royal prisonnier fut conduit enchaîné devant Damel et étendu sur le sol, le roi des Jalloffs, au lieu de lui mettre, suivant l'usage, le pied sur le cou en signe d'humilia-
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tion et de le percer de sa lance, lui parla en ces termes : « Almami; réponds-moi; si le hasard de la guerre m'avait « place dans ta position et toi dans la mienne, réponds, com" ment m'aurais-tu traité? — Je t'aurais percé le coeur de « ma lance, répondit Almami avec fierté, et je sais que c'est « le sort qui m'attend. — Détrompe-toi, Almami, reprît Da" mel; ma lance est, à la vérité, teinte du sang de tes sujets « tués dans le combat, et je pourrais la rougir de nouveau en « la trempant dans le tien ; mais cela ne rebâtirait pas mes « villes détruites et ne rendrait pas la vie aux hommes tués ce dans les combats. Je ne te tuerai donc pas; mais je te re« tiendrai comme esclave jusqu'à ce que je m'aperçoive que « ta présence dans ton royaume n'est plus un danger pour " tes voisins. Je verrai alors ce qu'il sera convenable de faire « de ta personne. »
« Almami resta donc prisonnier du roi Damel et travailla comme un esclave pendant trois mois. Au bout de ce temps, Damel, cédant aux sollicitations des habitants de Fouta-Torro, leur rendit leur roi.
« Quelque étrange que puisse paraître cette histoire, ajoute Mungo Park, je ne doute nullement qu'elle ne soit vraie. D'abord elle m'a été racontée à Malacotta par des nègres; puis elle m'a été répétée par des Européens, sur la Gambie, et même par quelques Français, à Gorée; enfin, elle m'a été confirmée par neuf esclaves qui, ayant été faits prisonniers avec Almami, avaient été vendus, puis transportés dans le même vaisseau qui me ramenait en Europe. »
CHAPITRE XXVIII
DEPART DE MALACOTTA ARRIVÉE A BANISERILE. — LE RETOUR DU FIANCÉ. — L'ESCLAVE RETARDATAIRE — L'AGRICULTURE AU SOUDAN. — ÉCHANGE D'ESCLAVES. — MÉDINA — LA CARAVANE SE SÉPARE ADIEUX TOUCHANTS
Le 27 mai, la caravane se remit en route, se dirigeant toujours vers l'ouest pour atteindre les rives de la Gambie. Le lendemain, elle traversa le Falemé, affluent du Sénégal, rencontra une ville nommée Médina, après laquelle un esclave laissa tomber le fardeau qu'il portait. Le malheureux expia sa faute par des coups de fouet. Un peu plus loin, il le laissa tomber de nouveau, et de nouveau le fouet fut mis en oeuvre. La journée était très chaude, et les hommes étaient épuisés de fatigue. Le pauvre esclave était tellement exténué que son maître fut obligé de le détacher de la corde commune et de le laisser étendu sur le sol, à la garde d'un autre esclave, qui fut chargé de le ramener à la ville à la fraîcheur de la nuit. Le soir, la caravane arrivait à Baniserile. Un des slatées était né dans cette ville, d'où il était absent depuis plusieurs années. Il invita Mungo Park à venir avec lui à sa maison. A la porte, ils trouvèrent les parents et les amis du slatée, qui le reçurent avec de grandes démonstrations de joie, lui serrant les mains, l'embrassant, chantant et dansant devant lui. Dès qu'il se fut assis sur une natte près du seuil, une jeune fille, sa fiancée, lui apporta de l'eau dans une calebasse et se mit à genoux devant lui. Il se lava les mains; puis, quand il eut fini ses ablutions, la jeune fille, ivre de joie, avala l'eau de la calebasse.
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Vers huit heures du soir, on vit revenir seul l'esclave qu'on
avait laissé en arriére à la garde de son camarade. Il déclara
qu'il était mort. « Tout le monde fut persuadé qu'il l'avait tué,
où l'avait laissé sur le chemin exposé à la dent des bêtes
féroces. "
Un peu plus loin que Baniserile, Mungo Park traversa un pays où il remarqua que l'agriculture était plus avancée que' partout ailleurs. Il y vit les indigènes ramasser avec soin le fumier pour le répandre ensuite sur les terres. L'industrie était également en honneur dans ce pays, et il ajoute qu'il en est ainsi en Afrique dans beaucoup plus de contrées qu'on ne croit.
A Kirwani, dont les habitants offraient ainsi au voyageur l'exemple d'une civilisation un peu plus avancée, il fut témoin d'un fait qui vient s'ajouter à l'histoire des esclaves d'Afrique. Un slatée du lieu proposa à Karfa d'échanger son esclave contre un des siens. Le marché conclu, le slatée envoya chercher l'esclave. " Le pauvre homme entra peu de temps après dans la cour où nous étions assis, et n'eut soupçon de rien jusqu'à ce que son maître, ayant fait fermer la porte, lui dit de s'asseoir. L'esclave comprit alors le sort qui l'attendait et sauta par-dessus la palissade. Il fut bientôt repris et mis aux fers, après quoi Karfa livra son esclave. L'autre fut d'abord très affligé; mais peu de jours après la tristesse se passa, et il finit par devenir aussi gai que ses camarades, »
La perte de la liberté est sans doute un grand malheur pour les noirs; mais ce malheur il faut bien qu'ils l'acceptent; ils finissent même par s'y habituer. Ils s'attachent à la terre où ils sont enchaînés, aux êtres au milieu desquels ils vivent ; et c'est quand ils se sont créé ainsi des liens d'affection, ou, si l'on veut, des habitudes, qu'on leur inflige le supplice d'une séparation qui leur paraît souvent plus dure que la privation de la liberté.
Les traits de moeurs sont toujours ce qui intéresse le plus dans les relations de voyage. En voici un dont Mungo Park fut témoin quand la caravane fut arrivée à Tambaconda.
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Un des slatées, ses compagnons de voyage, avait, trois ans auparavant, épousé une femme du pays dont il avait eu deux enfants; puis il était parti sans donner, pendant son absence, signe de vie à sa femme. Celle-ci, au bout de trois ans, ne le voyant pas revenir, avait épousé un autre homme, dont elle avait eu pareillement deux enfants. L'époux premier en date, de retour à Tambaconda, réclama sa femme ; mais le second mari refusait de la lui rendre, s'appuyant sur une loi du pays qui autorisait une femme à se remarier si son époux s'était absenté trois ans sans donner de ses nouvelles. De là procès, et c'est ce procès qui se jugeait devant les magistrats du pays quand la caravane arriva à Tambaconda. Après plusieurs jours de débats et de délibérations, les juges décidèrent que la femme aurait le choix, ou de rester avec son second mari, ou de retourner avec le premier. Chose curieuse, cette sentence qui paraissait si judicieuse ne laissa pas que d'embarrasser celle qu'elle visait. Elle demanda du temps pour réfléchir. Pendant ce temps-là, la caravane se remit en route, et Mungo Park ne connut pas l'issue de l'affaire; mais il avait cru remarquer que la femme inclinait vers le premier époux.
Nous passons sous silence plusieurs étapes peu intéressantes
intéressantes notre caravane. Le 30 mai, elle s'arrêta à Zallacotta,
Zallacotta, considérable, non loin de la rive droite de la
Gambie. Là, un esclave, qui depuis quelques jours marchait
avec beaucoup de peine, se trouva hors d'état d'aller plus loin. Son maître, qui était un des chanteurs mentionnés
plus haut, proposa de l'échanger contre une jeune esclave
qui appartenait à un habitant de la ville. La pauvre enfant ignora son sort jusqu'au matin du jour du départ; quand tous les paquets furent prêts et que la caravane fut sur le point de se mettre en route, elle vint, par simple curiosité, avec quelques-unes de ses compagnes, pour la voir partir. C'est alors que son maître la prit par la main et la remit au chanteur. « Jamais, dit Mungo Park, visage plus serein ne passa tout à coup à l'expression d'un plus profond désespoir.
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La terreur qu'elle montra, quand on lui mit son fardeau sur la tête et qu'on lui passa la corde autour du cou, et la douleur avec laquelle elle dit adieu à ses compagnes, étaient navrantes. »
Un peu avant d'arriver à la Gambie, les chanteurs entonnèrent une chanson dans laquelle ils exprimaient leur joie de ce
que tous étaient arrivés sains et saufs dans le pays de l'ouest, ou, comme ils disaient, ce dans la terre du soleil couchant. »
Le 4 juin, on arriva à Médina 1, capitale des États du roi de Woolli, que Mungo Park avait visitée dans la première partie de son voyage. Le vieux roi était dangereusement malade. Mungo Park en eut beaucoup de regret, car il se souvenait du bon accueil qu'il avait reçu de lui quelques mois auparavant.
Il aurait bien voulu lui présenter ses hommages et au besoin ses services; mais Karfa, qui dirigeait la marché de la caravane, ne permit pas qu'elle s'arrêtât. Il fallut que Mungo Park se contentât de faire dire au roi que ses prières pour le bon succès de son voyage n'avaient pas été inutiles.
Le lendemain on arriva à Jindey, où dix-huit mois auparavant il avait quitté son ami le docteur Laidley. « Pendant ce long espace de temps, dit-il, je n'avais pas vu la figure d'un chrétien, ni entendu une seule fois les sons enchanteurs de ma langue maternelle. »
Karfa devait s'arrêter à Jindey avec ses esclaves ; mais, laissant là ces derniers sous bonne garde, il déclara à Mungo Park qu'il l'accompagnerait jusqu'à son port d'embarquement. La caravane avait été fort diminuée en route. Il ne restait plus que Mungo Park, Karfa et un foulah. « Quoique j'approchasse ainsi du terme de mon pénible voyage et que j'eusse l'espoir de me retrouver bientôt au milieu de mes compatriotes, je ne pus sans émotion me séparer de mes compa1
compa1 y a plusieurs villes de ce nom dans le Soudan. Le mot lui-même, qui est arabe, veut dire ville. Il faut donc, pour s'y reconnaître, y ajouter un autre nom, comme nous faisons nous-mêmes. Exemple: Neuville, Charleville, Granville, etc.
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gnons, de route, qu'attendaient sur une terre étrangère lac misère et la captivité. Pendant une marche de plus de cinq cents milles 1, exposés à l'action dévorante des feux du tropique, ces pauvres esclaves, accablés de bien plus de maux que moi, avaient eu pitié de mon sort. Souvent ils venaient, d'eux-mêmes m'apporter de l'eau pour apaiser ma soif. Le
soir ils rassemblaient des branches et des feuilles pour me préparer un lit lorsque nous couchions en plein air. Nous nous quittâmes avec des témoignages réciproques de regret et de bienveillance. Des voeux et des prières, c'était là tout ce que je pouvais leur offrir, et ce fut pour moi une consolation d'apprendre qu'ils le savaient. »
On aime à rencontrer ces accents d'humanité et de commisération dans la bouche de celui qu'on a voulu faire passer pour un adversaire de l'émancipation des esclaves.
- 1 Plus de 800 kilomètres.
CHAPITRE XXIX
RETOUR INESPERE. — LA SENORA CAMILLA
UN HOMME QUI S'ÉTONNE DE TOUT. — MUNGO PARK ET KARFA SE SÉPARENT '
— DÉPART POUR LA CAROLINE. — LE Charlestown. — LA FIÈVRE
— ARRIVÉE A ANTIGOA. — A FALMOUTH, 22 DÉCEMBRE
Après Jindey, la première ville que rencontra la caravane, ou ce qui restait de la caravane, fut Tendacunda. Là Mungo Park fut reçu, ainsi que ses compagnons, par une' vieille négresse qu'on appelait la sefiora Camilla, et qui l'avait connu au commencement de son voyage. D'abord elle ne le reconnut pas et elle le prit pour un Maure, tant il était changé ! Il faut, dire qu'il avait laissé croître toute sa barbe, et que les traits de l'Européen avaient disparu sous le hâle du vent et du soleil d'Afrique. Lorsqu'il lui. eut dit son nom, elle le regarda avec une curiosité mêléede surprise, pouvant à peine en croire le témoignage de ses sens. Elle lui déclara qu'aucun des marchands de la Gambie ne s'attendait à le revoir. On croyait qu'il avait été tué, comme le major Houghton, par les Maures de Ludamar. Mungo Park s'informa de ses deux serviteurs Johnston et Demba, et il apprit avec peine qu'on ne les avait revus ni l'un ni l'autre. Karfa, qui écoutait cet entretien, était surpris d'entendre parler anglais pour la première fois. Tout, d'ailleurs, à mesure qu'on s'approchait de la côte, l'émerveillait. C'était aussi la première fois qu'il voyait des maisons bâties à l'européenne, des meubles, des ustensiles, etc. Il s'enquérait de tout, demandait sur chaque chose des renseignements que Mungo Park s'empressait de lui fournir.
Cependant la personne que Mungo Park avait le plus à
156 MUGO PARK coeur de revoir était le docteur Laidley. Malheureusement il n'habitait plus Pisania. Il avait transporté tout ce qu'il possédait à Kaye. Toutefois il fit dire à Mungo Park de l'attendre à Pisania, où il ne tarderait pas à le rejoindre. Un schooner à l'ancre dans kle port de. Pisania fut encore pour Karfa un sujet d'étonnement. Il avait de la peine à comprendre l'usage des mâts, des voiles, des agrès, ni comment on pouvait à son gré, ou plutôt au gré du vent 1, faire mouvoir une masse pareille. Le schooner, ses câbles, son ancre et le reste l'occupèrent pendant la plus grande partie de la journée. Enfin le docteur Laidley, de retour à Pisania, revit son jeune compatriote avec une joie mêlée de surprise; car, comme beaucoup de personnes, il ne croyait pas qu'il dût revenir d'une telle expédition. Mungo Park reprit à Pisania ses vêtements européens et se fit raser la barbe. Karfa eut de la peine à le reconnaître ainsi transformé ; mais sa surprise fut mêlée de chagrin en voyant que son ami avait quitté la figure d'un homme pour prendre celle d'un enfant.
Il fallait maintenant régler ses comptes avec le bon slatée de Komalia. On se souvient que Mungo Park lui avait promis de lui donner le prix d'un esclave de choix, " Mais, dit-il, ce digne homme avait continué de me montrer tant de bonté que je ne crus m'acquitter que bien faiblement en lui disant qu'il allait recevoir le double de la somme convenue. En conséquence le docteur Laidley, qui était mon caissier, lui déclara qu'il était prêt à lui livrer des marchandises pour cette valeur. Karfa fut confondu de cette marque de générosité. Sa surprise augmenta quand il sut que je me proposais d'envoyer un présent au vieux Fankouma, le maître d'école de Malacotta. Le docteur lui promit en outre de l'aider à se défaire avantageusement de ses esclaves. Ces offres, ces témoignages du docteur firent une grande impression sur Karfa, qui s'écriait souvent : ce Mon voyage a été vraiment heureux. » Mais, quand il remarquait les produits de nos manufactures et notre supérioNos
supérioNos lecteurs ne doivent pas oublier que la vapeur n'avait pas encore été appliquée à la navigation à l'époque du premier voyage de Mungo Park.
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rité dans tous les arts utiles, il demerait rêveur et il s'écriait
s'écriait un soupir:' « Fato fing inta feng; " est-à-dire : « L'homme noir, ce n'est rien. » D'autres fois il me demandait avec un grand sérieux ce qui avait pu m'engager, moi qui n'achetais pas d'esclaves, à parcourir un aussi misérable 1 pays que l'Afrique. Il voulait dire par là. qu'après tout ce que j'avais vu dans ma patrie, rien dans la sienne ne lui. paraissait digne de mon attention. J'ai cité ces traits de ce
bon nègre, non seulement par attachement pour lui, mais parce qu'ils montrent, à mon sens, qu'il avait une âme supérieure à sa condition. Ceux de mes lecteurs qui aiment à étudier la nature humaine dans toutes ses variétés et à suivre ses progrès depuis les derniers degrés jusqu'aux degrés les plus élevés de la civilisation, ne liront peut-être pas sans intérêt ce que je rapporte de cet honnête Africain. »
C'est décidément le 14 juin que Mungo Park et Karfa durent se séparer celui-ci pour rejoindre ses esclaves à Jindey, celui-là pour gagner un port d'embarquement d'où un vaisseau devait le ramener dans sa patrie. Mais les choses ne marchèrent pas au gré de ses désirs. Un navire américain, le Charlestown, se trouvait en rade dans la Gambie, chargé de marchandises qu'il venait échanger contre des esclaves. Il devait les transporter en Amérique, dans la Caroline du Sud. Mungo Park prit passage à bord de ce navire. C'était sans doute une voie détournée pour revenir dans sa patrie, mais il aimait mieux cela que d'attendre indéfiniment l'arrivée d'un ; bâtiment anglais sur la côté d'Afrique. En conséquence, après avoir fait ses adieux au docteur Laidley, il s'embarqua le 17 juin à Kaye. La navigation jusqu'à l'Océan fut ennuyeuse. et pénible. Le temps était si chaud, si humide et si malsain, qu'avant d'arriver à Gorée quatre matelots, le chirurgien du bord et trois esclaves succombaient aux accès des fièvres. si
1 Tout est arbitraire et relatif ici dans l'emploi de ce mot. Des contrées qu'on croyait dépourvues de tous les éléments de civilisation se sont trouvées couvertes de richesses produites par le sol ou par la main des hommes. En un mot, le Soudan est le centre et le foyer d'un mouvement commercial et industriel plus considérable qu'on ne soupçonnait.
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pernicieuses dans; ces climats. Ce n'est pas tout : faute de vivres, le navire fut obligé de rester à Gorée jusqu'au commencement d'octobre.
Il y avait cent trente esclaves à bord du Charlestown. Mungo
Park causait volontiers avec eux. Il consentit même à remplacer auprès d'eux le chirurgien , qui était mort. " Les pauvres
pauvres avaient véritablement besoin de toutes les consolations,
consolations, je pouvais leur donner: non pas que l'on commît aucun acte de cruauté à leur égard ; mais la manière dont on enferme et l'on attache les nègres sur les navires américains étant plus sévère que sur les bâtiments anglais, ces malheureux souffraient beaucoup, et une cruelle épidémie sévissait au milieu d'eux. Outre les trois esclaves qui étaient morts dans les eaux de la Gambie, six ou huit autres périrent à Gorée. Il en mourut encore onze en mer, et plusieurs de ceux qui résistèrent étaient dans un tel état de faiblesse et de maigreur qu'il était à craindre qu'ils n'arrivassent pas en Amérique. »
Pour comble de malheur, on s'aperçut que le navire faisait eau. Il fallut recourir aux pompes, sans négliger la manoeuvre. Quelques nègres des plus vigoureux à qui l'on ôta leurs fers y furent employés. Malgré le zèle de tout l'équipage, on ne parvint pas à maîtriser le fléau. Ce n'est pas que le navire fût en danger; mais sa marche s'était sensiblement ralentie, par suite du volume d'eau qu'il portait dans ses flancs. Cependant la voie d'eau continuait à gagner du terrain. On jugea prudent de se diriger droit sur les Antilles, au lieu de chercher à atteindre la Caroline. Le capitaine mit le cap sur Antigoa, où l'on arriva vingt-cinq jours après être parti de Gorée. Comme il était dit que ce voyage serait plein de péripéties, le Charlestown faillit faire naufrage en arrivant au port. Ce fut d'ailleurs son dernier voyage, et il fut condamné comme ne pouvant plus tenir la mer.
Mungo Park resta dix jours à Antigoa, après quoi le Chesterfield le ramena en Angleterre, et le 22 décembre 1797 il débarqua à Falmouth, d'où il se rendit immédiatement à Londres. Il avait été absent de sa patrie deux ans et trois mois.
MUNGO PARK 159
« Telle fut la fin de son premier voyage, dans lequel il avait achevé la découverte de la Sénégambie jusqu'à son extrémité orientale; il avait résolu le grand problème de l'existence d'un grand fleuve coulant vers l'orient, dans le centre, de l'Afrique, et prenant sa source dans la même chaîne de montagnes qui, à l'occident, déverse les eaux du Sénégal, de la Gambie et du Rio-Grande dans l'océan Atlantique. Il fit enfin naître des espérances fondées de voir bientôt se dissiper les ténèbres qui nous dérobaient la connaissance de l'intérieur de l'Afrique 1. »
1 Walckenaer. Il y a plus de quarante ans que le savant baron écrivait ces. lignes. Quarante autres années le séparaient de Mungo Park. Depuis quatrevingts ans, le sphinx africain, assiégé de tous côtés (Voyages de Barth, de Livingstone, de Stanley, de Cameron, de Brazza, de Pinto, etc.), n'a pas encore livré tous ses secrets.
DEUXIEME PARTIE
CHAPITRE I
RETOUR DANS LA FAMILLE. — DICKSON ET BANKS MARIAGE. — LE MÉDECIN DE PEEBLES. — NOUVEAUX PROJETS DE TOTAGE
Mungo Park était arrivé à Londres à l'aube du jour de Noël de 1797. Comme il était encore trop matin pour se présenter chez son beau-frère Dickson, il alla rôder du côté du muséum. Une des portes du jardin se trouvant ouverte par hasard, il y entra et s'y promena en attendant qu'il fît tout à fait jour. Or, il se trouva que Dickson eut besoin ce matin-là de descendre dans le jardin du muséum plus tôt que de coutume. Quels ne furent pas sa surprise et son étonnement, lorsqu'au détour d'une allée il se trouva face à face avec un homme qu'il ne reconnut pas tout d'abord, tant était grand le changement qui s'était opéré dans la personne et les traits de son beau-frère! Car c'était lui, il n'en pouvait plus douter, qu'il retrouvait après plus de deux ans d'absence. La reconnaissance fut mêlée de larmes, et il fut convenu que le jeune voyageur, avant toutes choses, prendrait quelques jours de repos.
Mais déjà le bruit de son retour s'était répandu dans toute la ville de Londres. L'Association africaine, avec sa libéralité ordinaire, l'autorisa à publier aux frais de la Société la relation de son voyage, et à recueillir tous les bénéfices de cette publication. En attendant, et pour répondre à l'impatience
11
162 MUNGO PARK
du public, M. Bryan Edwards, secrétaire de l'Association, fut chargé de rédiger un abrégé du voyage de Mungo Park. On y joignit un mémoire du major Rennell sur la géographie des contrées parcourues par Muno Park. Il resta quelque temps à Londres afin de coordonner les matériaux de son voyage, et aussi pour entretenir des relations avec quelques-uns des membres de l'Association et particulièrement avec Bryan Edwards, qu'il allait souvent visiter à sa campagne, près de Southampton.
Enfin il songea à aller embrasser sa mère, et l'on aurait
quelque peu le droit de s'étonner qu'il n'eût pas songé à remplir
remplir tôt ce saint devoir, si l'on ne se rappelait que sa famille
famille l'Ecosse et qu'il lui importait de régler, avant de
quitter Londres, les affaires concernant la publication de son journal.
Enfin, au mois de juin 1798 (il y avait six mois qu'il était
arrivé en Angleterre), il se mit en route pour aller revoir ses chères montagnes, la ferme de Fowlshiels, où résidait toujours
sa mère, et les bords charmants de l'Yarrow. Il passa le reste de l'année à remplir ses devoirs de famille et à rédiger son grand travail. On le représente à cette époque comme un homme_sérieux, absorbé par la composition de son journal. Il lui consacrait toutes ses matinées, ne se permettant que le soir une petite promenade sur les bords de l'Yarrow. Quelquefois il poussait plus loin et faisait des excursions botaniques dans les montagnes si pittoresques de cette partie de l'Ecosse, où s'étaient écoulées les douces années de son enfance et qu'il aimait tant. Quand il eut achevé la rédaction de son journal, en décembre 1798, il repartit pour Londres, afin d'en surveiller l'impression, et au printemps suivant, l'ouvrage si impatiemment attendu était dans les mains de tous les lecteurs; et tel fut le succès du livre que, les deux premières éditions s'étant écou^ lées rapidement, il fallut en donner une troisième. Nous n'avons pas lieu de nous en étonner puisque, encore aujourd'hui, malgré le grand nombre de voyages en Afrique publiés depuis
MUNGO PARK 163
le commencement de ce siècle, celui de MungoPark conservée sa supériorité par l'intérêt de la narration, la variété des épisodes, la richesse des tableaux, la peinture des caractères. Ajoutons que c'était alors, sinon la première, du moins la plus
complète des relations publiées sur la Sénégambie et le Soudan occidental 1.
' Toutefois le succès obtenu par Mungo Park fut tempéré - par deux critiques qui étaient de nature à nuire, d'une part au mérite littéraire de l'auteur, de l'autre, ce qui était plus grave, à son esprit d'équité et, pour tout dire, à ses sentiments d'humanité. Et comme, à propos de ces deux critiques, le nom de Bryan Edwards fut prononcé, il convient de dire quelques mots de ce personnage, qui joue un certain rôle dans l'histoire de notre héros.
Bryan Edwards était né en Angleterre, dans le comté de Wilts; mais il avait passé de bonne heure en Amérique, et avait vécu longtemps à la Jamaïque auprès d'un oncle qui y possédait une plantation de sucre. Fut-il moins frappé de l'a barbarie avec laquelle on traitait les nègres dans les plantations que de leur esprit d'insubordination et de révolte? C'est ce qu'on ne saurait dire. Toujours est-il qu'à son retour en Angleterre il se montra l'adversaire déclaré de l'émancipation des noirs, et qu'il combattit avec énergie le système de Wilberforce, partisan, comme on sait, de l'abolition de la traite. Devenu membre de la chambre des communes, Ed- , wards était en outre secrétaire de l'Association africaine, et, en cette qu'alité, il avait eu de fréquents rapports avec Mungo Park. Il en était résulté une étroite intimité dans laquelle le plus âgé, c'est-à-dire Bryan Edwards, gardait une certaine supériorité. Est-ce à l'âge seulement ou à l'autorité du caractère qu'il faut rapporter l'influence exercée par Edwards sur ' les idées de son jeune ami? On ne sait. Toujours est-il que, sur la question de l'esclavage, sur le principe de cette coutume -
i M. Soleillet, l'intrépide successeur de Mungo Park, dans une conférence faite à Bordeaux au mois de mai 1879, a rendu pleine justice à son glorieux devancier.
164 MUNGO PARK barbare, Mungo Park ne s'est jamais expliqué d'une manière bien nette. Sa réserve a ce, sujet et l'espèce d'affectation qu'il met, à éviter, à propos des esclaves dont il parle si souvent dans ses voyages, le problème de la traite, ont paru, aux yeux de quelques personnes, plus que de l'indifférence. On a cru y découvrir une adhésion tacite aux principes mêmes adoptés par Edwards. Il y a mieux, dans un passage de son livre où la question se posait si formellement devant lui, qu'il était impossible de l'éviter, il s'exprime dans des termes qui ne laissent aucun doute au moins sur l'inopportunité de l'abolition de la traite.
Il fut donc convenu, dans l'opinion de certains critiques, à tort pu à raison, que Mungo Park était partisan de son maintien.
La deuxième critique soulevée à l'occasion de la publication de son voyage a trait à la part de collaboration qui revenait à Edwards dans la rédaction du livre, question plus délicate à résoudre. Avant tout, il faut se rappeler qu'Edwards était de beaucoup l'aîné de Mungo Park; qu'il avait déjà publié au nom de la Société africaine un Abrégé du voyage de son ami ; qu'écrivain lui-même il avait acquis l'expérience littéraire qui manquait à l'autre; enfin, que leur amitié, l'intérêt que le premier portait à la réputation du second engageait celui-ci à montrer de la déférence pour les avis et les conseils de son aîné. Il y a mieux. Mungo Park avoue lui-même la part indirecte prise par Edwards à la rédaction de son voyage. Lorsqu'il s'exprime ainsi dans la préface de son livre : « M. Edwards a daigné consentir à ce que j'insérasse dans différentes parties de mon livre ce qu'il a dit. » Ce « qu'il a dit » fait allusion à l'Abrégé dont il a été question plus haut. « Dans le fait, ajoute l'auteur de la Vie de Mungo Park 1, la narration de celui-ci ne présente aucune inégalité et ne se ressent nullement du mélange des styles, et les passages extraits du mémoire de M. Edwards ne sauraient être distingués du reste de l'ou1
l'ou1 Vie se trouve en tête de la traduction française du second voyage de Mungo Park.
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vrage. Le style, est uniforme et annonce partout une plume exercée. Il est, en général, plus simple, et par conséquent plus agréable que celui du mèmoire; mais, malgré son mérite réel, il est peut-être encore trop travaillé, et dans, certains passages il fait trop sentir l'art d'un écrivain de profession. De toutes ces observations il paraît résulter que M. Edwards a eu une grande part dans la rédaction de l'ouvrage de Mungo Park, et, sans chercher à établir quelle a été sa part de collaboration, on peut affirmer qu'elle a été considérable. »
Nous ne voulons pas, à notre tour, nous poser comme juge dans un débat de cette nature. Toutefois il nous sera permis de faire observer, d'une part, que Mungo Park n'était pas dénué d'une certaine culture littéraire, comme le prouvent ses succès dans ses premières études scolaires; d'autre part, que les nombreux extraits que nous avons donnés de son journal témoignent d'une grande sincérité dans l'expression des idées et des sentiments de l'auteur. En d'autres termes, nous pensons que celui-là était capable de reproduire certaines impressions, lui qui les avait si vivement ressenties.
Quoi qu'il en soit et sans insister plus que de raison sur une question qui a perdu aujourd'hui beaucoup de son intérêt, revenons aux faits et gestes de notre voyageur pendant le court espace de temps qui s'écoule depuis son retour en Angleterre jusqu'à son départ pour son deuxième voyage.
Après la publication de son journal, il songea à s'établir, ou plutôt on songea à le retenir en Ecosse par une liaison compatible avec son âge, ses goûts et sa position. Au mois d'août 1799, il épousa la fille de Thomas Anderson, ce chirurgien de Selkirk, auprès de qui il avait fait ses premières études médicales. Cette union lui procura quelques années de tranquillité et de bonheur. Le profit qu'il avait retiré de la vente de son livre, joint aux subventions que lui avait accordées l'Association africaine, le mettait à l'abri de toute préoccupation étrangère à la science. Il vivait le plus souvent auprès de sa mère et d'un frère qui avait succédé à leur père, comme tenancier de la terre de Fowlshiels. Un an avant son mariage, le
166 MUNGO PARK gouvernement lui avait proposé de faire partie d'une expédition pour, la Nouvelle-Hollade en qualité de géographe. Il avait refusé. Un an après, la même proposition fut suivie d'un nouveau refus. Ala même époque, il avait songé à embrasser l'état de fermier. Enfin, cédant à une première vocation, il se décida à exercer la profession de médecin.
Sur ces entrefaites, il apprit la nouvelle de la prise de Gorée par les Anglais. Cet événement, qui devait avoir pour résultat d'ouvrir de nouvelles communications dans l'intérieur de l'Afrique, rejeta Mungo Park dans le courant de ses idées favorites. Dans une lettre qu'il écrit sur ce sujet à sir Joseph Banks, à la date du 31 juillet 1800, il s'exprime ainsi : « Si telles; sont les vues du gouvernement, j'espère que mes services, dans un emploi quelconque, seront utiles à mon pays; Je' n'ai pas encore trouvé de situation où je puisse avec avantage exercer l'état de chirurgien ; et, à moins que quelques-uns de mes amis ne s'intéressent en ma faveur, j'attendrai patiemment que le nuage qui couvre mes plans soit dissipé. »
A travers ce « nuage » qui plane sur ces dernières lignes,
on entrevoit la résolution bien arrêtée chez Mungo Park,
de saisir la première occasion de recommencer le voyage
d'Afrique. S'il reste en Ecosse, c'est à son corps défendant
et à la condition que ses amis lui trouvent une clientèle. Cette
clientèle, on la lui trouva à Peebles, non loin de Selkirk,
c'est-à-dire du pays de sa femme. Il alla s'y établir au mois
d'octobre 1801, et parut d'abord se livrer avec ardeur à
l'exercice de sa profession. Il y montrait un dévouement égal
pour tous, petits ou grands, riches ou pauvres. Sa bienveillance
bienveillance ceux-ci était connue, et rien n'égalait sa charité,
si ce n'est le regret d'enfermer sa vie dans les bornes d'un
étroit horizon. Ses occupations, quelque honorables qu'elles
fussent, ne lui paraissaient pas répondre à sa mission de voyageur
voyageur à son goût pour les aventures, quelque périlleuses
qu'elles fussent. Il pensait, en un mot, que l'état de médecin,
à Peebles, avec beaucoup de fatigues, lui rapportait peu de
MUNGO PARK 167 profit et surtout peu de gloire Lorsque, dans ses visetes, il
traversait à cheval, par des temps d'orage, les landes sauvages du comté de Peebles, il éprouvait parfois des mouvements
mouvements et un sentiment d'ennui qu'il n'avait jamais éprouvés dans le désert de l'Afrique. Le chagrin, le
dégoût de son existence monotone se montrent dans la réponse qu'il fit un jour, un peu avant son départ pour son second voyagé, à un ami qui lui exprimait ses craintes au sujet d'une nouvelle expédition peut-être plus dangereuse que la prémière. Il répondait à cet ami qu'il ne courait pas moins de, risques en restant en Ecosse, et qu'il acquerrait moins de gloire qu'en Afrique.
Malheureusement cette occasion de satisfaire sa passion pour les voyages ne s'offrit que trop tôt à son ambition. En octobre 1801, on parlait déjà des préliminaires de la paix d'Amiens, qui fut signée l'année suivante. Ce traité, qui mit fin momentanément à la guerre entre la France et l'Angleterre, permettait au gouvernement de cette dernière puissance de s'occuper plus particulièrement des affaires intérieures et de prêter son appui à des entreprises d'un caractère scientifique. Parmi celles-ci une nouvelle exploration du Niger était toujours à l'ordre du jour, et l'Association africaine, reprenant le projet de Mungo Park, songeait à agrandir le champ des découvertes en Afrique. Son ami et son protecteur, sir J. Banks, ne doutait nullement que, dans le cas où le gouver- - nement accueillerait ce projet, Mungo Park ne fût désigné pour être placé à la tête de l'expédition. Toutefois l'affaire en resta là jusqu'à l'automne de 1803. Un jour il reçut des bureaux du ministère des colonies une lettre qui l'invitait à se rendre à Londres. Il eut une entrevue avec lord Hobart, qui lui annonça que le gouvernement avait jeté les yeux sur lui, pour diriger une nouvelle expédition en Afrique. Mungo Park refusa de donner une réponse immédiate, prétextant qu'il devait auparavant consulter sa famille. Mais ses idées étaient arrêtées, et il ne devait la consulter que pour la forme. Peu de jours après son retour en Ecosse, il s'empressa d'annoncer à
168 MUNGO PARK
lord Hobart qu'il acceptait et qu'il faisait ses préparatifs de départ. Toutefois, avant son départ définitif, il devait s'écouler plus d'un an. Profitant des retards successifs qui l'empêchaient de partir, il se mit à, étudier l'arabe, qui devait lui être si utile dans son nouveau voyage. Il avait quitté. Peebles pour venir s'installer, avec toute sa famille, dans le domaine de Fowlshiels, où il attendit, non sans quelque impatience, les résolutions définitives du gouvernement sur le projet qui lui tenait tant à coeur.
CHAPITRE II
MUNGO PARK ET WALTER SCOTT 1
C'est pendant cette même année 1804 que Mungo Park - fit la connaissance de Walter Scott. Celui-ci préludait à sa gloire comme romancier par des compositions poétiques qui' ne faisaient pas pressentir un rival bien dangereux pour lord' Byron. Scott cumulait en même temps les fonctions modestes de shérif du comté de Selkirk. Or il se trouvait qu'Archibald Park, le propre frère de Mungo, était huissier du shérif, et en cette qualité naturellement désigné pour servir de trait d'union entre le futur romancier et le grand explorateur du Niger. L'âge à peu près égal, une même patrie, des" goûts communs (Park, comme Scott, aimait beaucoup les poètes écossais), tout rendait facile un rapprochement qui se changea bientôt en une étroite intimité; en sorte que plus tard,' après la mort de l'infortuné voyageur, l'illustre écrivain put fournir aux éditeurs des voyages de son ami des détails pleins d'intérêt sur sa vie et ses doctrines en matière de composition littéraire. Par exemple, Mungo Park n'admettait pas qu'on chargeât les événements dont un voyageur avait été témoin, surtout ceux dans lesquels il avait joué un rôle. « Toutes les fois, disait-il, que j'ai eu à publier quelques faits qui me paraissaient de quelque importance, je les ai avancés hardiment, laissant au lecteur le droit d'accorder à mon récit tel crédit
1 Les faits curieux contenus dans ce chapitre nous sont fournis par la Vie de Waller Scott, par Lockart, ouvrage volumineux qui n'a pas, croyons-nous, été traduit en français.
170 MUNGO PARK
qu'il croyait lui être dû ; mais je n'ai pas voulu abuser de-, sa crédulité, ni rendre mes voyages plus merveilleux, en y introduisant des circonstances qui, bien que véritables, n'avaient que peu ou point d'importance, comme celles, par exemple, qui me concernaient personnellement. .
Bien que le journal du premier voyage de Mungo Park contienne un certain nombre d'anecdotes qui lui soient personnelles,' il y en avait donc un certain nombre d'autres qu'il ne crut pas devoir révéler au public. Walter Scott, qui en
reçût la confidence, s'abstint de les publier, quelques prières" que lui fissent les éditeurs. Il estimait que ce serait une trahison que de divulguer ce que le voyageur lui avait confié et
qu'il n'avait pas voulu insérer dans son ouvrage. Tout le monde n'imitait pas la discrétion de Walter Scott. Mungo Park était littéralement assiégé de ces questionneurs indiscrets qui le mettaient souvent dans l'embarras ; « car,
disait-il, si je réponds à leurs questions, que bien souvent je ne comprends pas, je crains à mon tour que mes réponses ne soient pas bien comprises. » Et il citait souvent l'exemple du vénérable ami de Walter Scott, le docteur Ferguson, qui, dès le premier jour qu'il dîna avec lui, étala sur la nappe une grande carte d'Afrique, le priant de marquer lui-même toutes ses étapes et le questionnant minutieusement sur chacune d'elles.
« Et cependant, observait Walter Scott, le docteur Ferguson usait d'un privilège auquel lui donnaient droit son âge avancé et sa renommée littéraire. Toutefois il pouvait lui manquer
une certaine notion des bienséances ordinaires. » Un jour que Walter Scott était allé à Fowlshiels pour voir son ami Park, il apprit qu'il était absent. Il se mit à sa recherche du côté de l'Yarrow, sur les bords duquel Mungo aimait à se promener. Il le trouva, en effet, assis près de la rive-, occupé à jeter de petits cailloux dans un endroit profond de la rivière et regardant curieusement les bulles d'air qui s'élevaient, après chaque jet de pierre, à la surface de l'eau.
« Voilà, lui dit Scott, un amusement qui me paraît bien frivole pour un homme qui a eu tant d'aventures ! — Pas si
MUNGO PARK 171 frivole, que vous croyez, lui répond Mungo Park, car c'est
ainsi que je m'y prenais en Afrique pour m'assurer de la profondeur des rivières, avant de me risquer à les traverser.
D'après lé temps que les bulles d'air mettaient à remonter
remonter la surface, j'estimais que l'entreprise était possible où non »
Mungo Park n'avait pas encore parlé à Walter Scott de sondessein de faire un second voyage en Afrique ; mais Scott n'eut
plus de doutes à ce sujet après les paroles qu'il venait de lui entendre prononcer. Un jour enfin, Mungo Park lui fit part de son projet. Il lui avoua même qu'il était obsédé du souvenir de son premier voyage, et que souvent la nuit il se réveillait en sursaut, en proie à une sorte de délire, pendant lequel il se croyait encore sous la tente d'Ali. Ce triste souvenir aurait, dû, au contraire, l'éloigner de l'idée d'une nouvelle entreprise; et quand Walter Scott lui exprimait sa surprise de le voir affronter de nouvelles aventures, il répondait qu'il aimait mieux braver encore les hasards d'un voyage en Afrique que de consumer sa vie dans des courses longues et pénibles au milieu des montagnes d'Ecosse, où la seule récompense de tant de fatigues était de conserver intacts son corps et son âme.
Nous ne doutons pas que Walter Scott n'ait essayé de combattre cet étrange raisonnement, et nous savons qu'il chercha à détourner Mungo Park de sa funeste résolution. L'autorité de sa parole, la gravité de son caractère, sans compter l'affection qu'il portait à son jeune ami, auraient dû, ce semble, exercer quelque influence sur les déterminations de l'audacieux voyageur. Nous ne parlons ni de sa jeune femme ni de sa vieille mère, parce que l'histoire ne nous révèle rien à ce sujet; mais il est permis de supposer que leur douleur fut profonde, en voyant l'obstination de leur époux et de leur fils à s'engager dans les hasards d'une nouvelle aventure.
Vers la fin de l'automne, quand il fut sur le point de quitter son pays pour la dernière fois, Mungo Park fit une visité d'adieu à son ami Scott, et passa la nuit à la résidence de
172 MUNGO PARK celui-ci 1. Chemin faisant, Park développa son nouveau plan
vers la chaîne de collines sauvages qui séparent la Twed de l'Yarrow. Chemin faisant, Park développa son nouveau plan de campagne, que Scott combattit avec des raisonnements
qui auraient dû faire impression sur un esprit moins pré venu
et moins arrêté dans ses résolutions. Enfin Park déclara à.
son ami que son intention était de cacher son départ à sa
famille, de lui, dire qu'il avait quelque affaire qui l'appelait à,
Edimbourg, et que de là il leur enverrait sa bénédiction, sans
retourner à Fowlshiels pour prendre congé d'eux.
Walter Scott garda le silence, ne jugeant pas le moment
opportun pour combattre une si funeste résolution. Quand ils furent arrivés à un endroit qu'on nomme William hope Ridge, « le brouillard lourd et pesant de l'automne, couvrant la vallée de l'Yarrow 2, » offrit à l'imagination de Scott un emblème
saisissant de l'avenir trouble et incertain que présentait l'entreprise de Mungo Park. Celui-ci demeura inébranlable à toutes les objections de son ami, et tout en causant et tout en
discutant ils arrivèrent à l'endroit où ils étaient convenus de se séparer. Un petit fossé courait entre la lande et la
route. En le traversant, le cheval de Mungo Park fit un faux pas et faillit renverser son cavalier. « Je crains, lui dit Walter
Walter que ce ne soit là un mauvais présage. — Les présages , lui répondit Mungo Park, n'existent que pour ceux qui y font attention! » En disant ces mots, il s'élança au galop, et jamais plus Walter Scott ne le revit.
1 Cette résidence se nommait Ashesteil.
2 Ces paroles appartiennent sans doute à une vieille ballade écossaise.
CHAPITRE III
PROJET D UN SECOND VOYAGE EN AFRIQUE. — PROGRAMME — PRÉPARATIFS DE DÉPART
Dans un mémoire présenté par lord Camden peu de temps. avant son départ, il expose ses vues sur le but de son voyagé, qui était « l'extension du commerce anglais et l'accroissement de nos connaissances géographiques ». Un des points les plus importants du programme de Mungo Park était la reconnaissance du Niger, dont il n'avait qu'imparfaitement déterminé le cours dans son premier voyage. On se rappelle qu'il n'avait pas dépassé la ville de Sego sur le cours de' ce fleuve. Cette fois, il devait s'avancer plus loin, reconnaître le lac Debbie, que traverse le Niger ; continuer à le descendre par Jimbala et Cabra, qui est le port de Tombouctou ; pénétrer jusqu'au royaume de Kaoussa; aller plus loin, s'il était possible, jusqu'à celui de Wangara, situé, à ce que l'on supposait, à environ quatorze cents milles 1 du port d'embarquement. « Si par malheur, disait le mémoire, le fleuve finit là, Mungo Park se verra dans une situation fort critique. Cependant il se guidera d'après son éloignement de la côte, le caractère des nations au milieu desquelles il se trouvera et les circonstances de sa situation. »
Mungo Park craignait qu'il ne lui fût impossible de retourner vers l'ouest par le Niger, que la route du nord ne lui fût également fermée, enfin qu'un voyage vers l'est, jusqu'en Abyssinie, c'est-à-dire à travers toute l'Afrique, ne présentât
Un peu plus de 2252 kilomètres.
174 MUNGO PARK
d'insurmontables difficultés. La seulE route qui lui offrît quelques chances de succès était celle de la Guinée. C'était celle
même du Niger, un peu après Tombouctou. Mais Mungo Park ignorait qu'elle était exactement sa direction. Il supposait
qu'elle coupait l'équateur, et que le Niger allait, bien au delà, se jeter dans le Congo. C'était une erreur, mais assurément
assurément grossière que celle des géographes qui, comme le major Rennell, conduisaient le Niger vers l'est, jusqu'au lac Tchad, où il allait déverser ses eaux. Quoi qu'il en soit, Mungo Park était décidé à descendre le - cours du fleuve jusqu'à son embouchure, quelle qu'elle fût.
Si par bonheur; pensait-il, le Niger se trouve être le même que le Congo, il s'y embarquerait avec les soldats et les nègres de son escorte sur un des vaisseaux qui viennent y chercher des esclaves pour les transporter en Amérique; de là il ferait voile pour l'Angleterre, comme cela lui était arrivé à la fin de son premier voyage.
La question du Niger s'imposait alors au monde savant comme un problème à la fois géographique et commercial. Ce fleuve mystérieux, dont on connaissait les sources et non l'embouchure, à l'inverse du Nil, dont les sources étaient
encore ignorées alors que les bouches méditerranéennes étaient célèbres dès la plus haute antiquité, ce fleuve du Niger, qui occupait toutes les imaginations, était bien digne de tenter l'ambition d'un voyageur tel que Mungo Park. Il
nous paraît même s'exagérer l'objet de sa future découverte, lorsqu'il écrit, à la fin de son mémoire : « Considérée sous un point de vue commercial, la découverte des bouches du Niger ne vient qu'après celle du cap de Bonne-Espérance ; mais, sous le point de vue géographique, c'est certainement la plus grande découverte qui reste à faire dans le monde. »
Qui « reste » est un mot bien ambitieux. Le fait est que la découverte des bouches du Niger n'a pas amené une révolution dans le commerce de l'intérieur de l'Afrique; tandis que celle des sources du Nil, la traversée de l'Afrique, de Benguéla
à Natal, par M. Serra Pinto, et tant d'autres illustres expé-
MUNGO PARK 175
ditions, sont d'une importance capitale et bien supérieure à la découverte des bouches du Niger.
Pour les voies et moyens nécessaires à l'accomplissement de son projet, Mungo Park, dans le mémoire auquel nous. faisons allusion, entrait dans les détails les plus minutieux. Le personnel de l'expédition devait se composer dé trente' soldats européens, de six charpentiers également européens, de quinze à vingt nègres de Gorée, la plupart artisans. C'était comme une petite armée; et un jour que Walter Scott lui exprimait ses craintes sur cette manière de voyager' en Afrique, la moins sûre de toutes, suivant lui, attendu qu'un tel nombre de soldats, trop peu nombreux pour faire des conquêtes et même pour se défendre contre une attaque sérieuse; l'était assez pour éveiller les soupçons des petits tyrans africains, Mungo Park lui répondit que, politiquement, l'Afrique était trop divisée pour qu'aucun souverain osât intercepter sa marche; que les caravanes avaient l'habitude de traverser les petits États africains sans autre formalité que de payer une légère contribution, et qu'enfin la marche d'une petite escorte armée, telle que celle qu'il devait commander, n'était faite pour inspirer aucune inquiétude sérieuse.
Pour le transport de ce personnel et des bagages indispensables, Mungo Park devait se pourvoir d'un certain nombre d'ânes et de chevaux qu'il achèterait sur les lieux. Fournitures de toute sorte, armes et munitions, matériel pour la construction de barques, tout, jusqu'aux objets destinés à être-, offerts en présents aux rois indigènes, était réglé avec la plus grande prévoyance.
Peu de temps après avoir remis son mémoire au ministères des colonies, Mungo Park eut une entrevue avec lord Camden, secrétaire de l'amirauté. Le ministre, après avoir donné son approbation à son plan, lui fit part des intentions du gouvernement à son égard. On lui assurait un traitement fort convenable. Prévoyant le cas où il viendrait à mourir avant d'avoir touché au terme de son voyage et celui où l'on n'aurait plus de ses nouvelles après un laps de temps déterminé, on
176 MUNGO PARK
assurait une cetaine somme à sa veuve et à ses enfants. Nous insistons sur ces détails pour montrer avec quelle sollicitude, quelle libéralité le gouvernement anglais traite ceux qui se dévouent pour agrandir le champs des découvertes géographiques et des relations commerciales. Ce n'est pas tout. Lord Camden invita Mungo Park à se mettre en rapport avec le major Rennell et à le consulter sur certains points de son mémoire. Park se rendit à Brightelmston, où résidait le major, et pendant plusieurs jours eut avec lui des entretiens sur l'objet de son voyage et les moyens de l'accomplir avec profit. Ici encore, sans doute, il rencontra des objections qui portaient moins sur l'exécution du projet que sur le projet lui-même. Rennell était si frappé des difficultés de l'entreprise, qu'il conseilla à Park de ne pas s'y engager. Ces objections, dictées par une amitié sincère, parurent faire une si vive impression sur l'esprit de Mungo Park, que celui-ci, en prenant congé du major, paraissait décidé à abandonner son projet. Mais, à mesure qu'il s'éloignait de la demeure du major, il sentait ses bonnes résolutions s'évanouir ; si bien que, de retour à Londres, il vit renaître son enthousiasme pour son nouveau plan de campagne, et que les objections qu'on lui avait présentées n'existaient plus pour lui.
Il consulta aussi sir Joseph Banks; mais il ne rencontra plus chez lui la même opposition qu'il avait trouvée ailleurs. Ce n'est pas que Banks se dissimulât les dangers de l'expédition projetée. Il la regardait comme une des plus téméraires qu'on eût jamais conçues; mais il ne regardait pas, à tout prendre, les obstacles qui l'entouraient comme insurmontables. D'ailleurs, il faisait observer qu'en général on ne peut opérer de grandes découvertes géographiques qu'en exposant la vie des hommes. La justesse de cette observation fut
démontrée par l'événement. Quoi qu'il en soit et après mûr examen, l'expédition devait se composer; en, première ligne, de Mungo Park, de son beau-frère, Alexandre Anderson, qui était désigné comme son
MUNGO PARK 177 lieutenant, de Georges Scott, employé comme dessinateur, et
d'un petit nombre de constructeurs et d'ouvriers de mariné.
Quant aux soldats destinés à former l'escorte de l'expédition, Mungo Park devait les recruter sur les lieux.
MM. Anderson et Scott étaient des jeunes gens fort instruits et d'un excellent caractère. Le premier avait acquis comme chirurgien une expérience suffisante, et l'autre était artiste de mérite. Nés l'un et l'autre dans le comté de Selkirk, ils n'étaient pas seulement pour Mungo Park, des compagnons de voyage, mais encore des compatriotes et des amis. L'un d'eux même était son beau-frère.
CHAPITRE IV
DÉPART D'ANGLETERRE. — LETTRE DE LORD CAMDEN.— ARRIVÉE A GORÉE — LETTRE A MISTRISS PARK
Rien n'empêchait plus Mungo de partir. L'époque avancée
de l'année exigeait même qu'on ne perdît pas de temps. Mais il semble que la fatalité, qui devait marquer si tristement la
fin de l'expédition, devait en contrarier les débuts par des retards et des délais multipliés, délais d'autant plus regrettables qu'on courait le risque d'arriver en Afrique au commencement de la saison des pluies. Ce ne fut qu'à la fin de de janvier 1805 qu'il partit pour l'Afrique. Quelques jours avant son départ, il avait reçu de l'amirauté ses dernières instructions. Le but du voyage y était clairement défini. Il s'agissait d'ouvrir des relations commerciales avec les populations
populations devait visiter le voyageur. A cet effet, il était nommé commandant en chef de l'expédition. On lui adjoignait
M. Anderson comme lieutenant, ainsi qu'il a été dit plus haut. On assurait enfin tous les secours matériels de l'entreprise.
Après avoir fait à Gorée tous ses préparatifs de départ, Mungo Park devait se rendre à la rivière de Gambie et de là traverser le Sénégal, pour atteindre ensuite les bords du Niger par la route qu'il jugerait convenable.
« Le grand but de votre voyage, lui écrivait lord Camden
dans les instructions précitées, sera de suivre le cours du
Niger aussi loin que possible, d'établir des relations et des
alliances avec les différentes nations qui peuplent ses bords,
MUNGO PARK 179
d'obtenir d'elles tous les renseignements que vous pourrez vous procurer, et enfin de déterminer les divers points indiqués dans le mémoire que vous m'avez remis le 4 octobre dernier. " Vous serez libre alors de revenir sur vos pas par le chemin que vous paraîtra le plus sûr, soit en prenant une nouvelle direction dans l'intérieur, vers l'océan Altlantique, soit en marhant sur le Caire, par la route que conduit à Tripoli 1. " Lord Camden avisait, en terminant, Mungo Park qu'il était autorisé à tirer, pour les sommes dont il pourrait avoir besoin, jusqu'à (concurrence de 3,000 livres sterling 2, sur les lords du Trésor royal, ou sur telle maison de banque de Londres qu'il lui plairait.
Les préparatifs du départ étant entièrement terminés, Mungo Park, accompagné d'Anderson et de Scott, se rendit à Portsmouth. Il y attendit quelques jours un vent favorable, et enfin s'embarqua sur le Croissant, le 30 janvier 1805, avec ses compagnons. Il arriva au port de Praya, dans les îles du Cap-Vert, le 8 mars suivant. Il s'y arrêta quelques jours, explora l'iule Saint-Jacques, et écrivit à Dickson une lettre qui se terminait par ces mots : « J'espère dater le 4 juin une lettre des bords du Niger ! » Il se trompait. C'est le, 19 août seulement qu'il devait revoir le Niger pour la deuxième fois. Le 28 mars, il arrivait à Gorée, et, quelques jours après, il écrivait à sa femme la lettre suivante :
« Nous nous sommes tous bien portés depuis notre départ d'Angleterre. Alexandre 3 a eu une attaque de rhumatisme à Santiago; mais à présent il est tout à fait rétabli. Il a passé la Mit dernière au bal. G. Scott est aussi en bonne santé et fort gai. Je vous ai écrit de Santiago, et j'espère que vous avez reçu ma lettre 4.
1 On trouvera peut-être que lord Camden en prend fort à son aise, ou qu'il ne se rend pas bien compte de la distance des lieux ni de la difficulté des communications dans l'intérieur de l'Afrique.
2 Environ 425,000 francs.
3Anderson, beau-frère de Mungo Park.
4 M. le lieutenant Mage, partant au mois d'octobre 1863 pour faire le même voyage que Mungo Park, écrivait ceci : « Quelques jours avant mon départ, un homme que j'avais engagé pour mon voyage, Bambara d'origine, étant tombé
180 MUNGO PARK
« Presque tous les soldats de la garnison de Gorée se sont offerts pour venir avec moi. J'ai choisi les meilleurs, de concert avec le gouverneur. J'ai même dû refuser le concours de plusieurs officiers de terre et de mer qui voulaient m'accompagner. Nous partirons pour la Gambie vendredi ou samedi. J'ai appris avec plaisir que mon vieil ami Karfa est à Jonkakonda. J'espère pouvoir le déterminer à venir avec nous, moyennant une indemnité.
« Je suis heureux de la tournure que prennent les affaires. Tout va bien; j'ai l'espoir que tout ira pour le mieux, que nous traverserons sans difficulté les petits royaumes que nous rencontrerons.
« Je n'ai pas besoin de vous dire que je pense bien souvent à vous. L'espoir de passer le reste de mes jours avec ma femme et mes enfants me fera trouver tout facile, et vous pouvez être sûre que je ne risquerai point ma vie témérairement, sachant que votre bonheur et le bien-être de notre petite famille dépendent de ma prudence. J'espère que ma pauvre mère ne se tourmente pas trop à mon sujet. Vous vous figurez peut-être, l'une et l'autre, que je suis dans une situation alarmante. Je n'ai eu jusqu'ici que des succès, et j'espère que dans six mois tout sera fini comme je le désire. »
« Comme je le désire! » Oui, dans six mois tout devait être fini, mais non « comme il le désirait! »
Le 26 avril, veille de son départ définitif, il écrit encore à J. Banks, à Dickson et à mistriss Park, sa femme.
En lisant celle correspondance, il est impossible de n'être pas frappé du ton de satisfaction et de confiance qui y règne d'un bout à l'autre. Il écrivait à sa femme : « J'ai toujours joui d'une santé excellente jusqu'ici, et j'espère de plus en plus pouvoir amener cette expédition à bonne fin. Dans cinq semaines, la partie la plus ingrate de mon voyage sera terminée. » Il disait
gravement malade, j'avais prié le docteur Quintin d'aller le visiter. Il l'avait trouvé mort, et, comme il sortait, il racontait le fait à l'un de mes collègues qui s'écria : « Comment ! déjà un mort ! » C'était assez dire que, dans son opinion, le même sort nous attendait tous; et, grâce à cette opinion, assez générale du reste, j'éprouvai la plus grande difficulté à réunir le personnel de mon expédition. »
MUNGO PARK 181
à Dickson : " Les choses prennent la meilleur tournure que je puisse désirer. Si tout continue à aller bien, dans six semaines j'espère boire l'eau du Niger à la santé de tous. » En réalité, rien n'était moins rassurant que la situation où il se trouvait et que la perspective qui s'ouvrait devant lui. Il paraît d'abord que les hommes choisis à Gorée pour lui servir d'escorte étaient loin de réunir lés qualités requises pour une telle expédition, c'est-à-dire la santé et la sobriété. En second lieu, il eut à subir de nouveaux retards, qui eurent pour conséquence de lui faire commencer son expédition à une époque peu favorable de l'année.
Enfin ses ressources en numéraire furent, suivant M. le baron Walckenaer, une des causes qui contribuèrent à sa perte. « La rapace exigence des monarques africains, dit-il, s'accrut en raison des richesses qu'ils supposaient à notre voyageur ; et la nécessité de se soustraire à l'énormité des demandes qu'il n'aurait pu satisfaire, fut en partie la cause de l'imprudente résolution qu'il prit de s'arracher, par une fuite: précipitée sur le fleuve, à l'exécution de leurs ordres. »
On verra plus loin 1 une autre cause de l'insuccès du deuxième voyage de Mungo Park et de la fin désastreuse de cet illustre voyageur, dont il est temps de commencer le récit.
1 Voir page 200.
CHAPITRE V
DEUXIEME VOYAGE
GORÉE. — KAYI. — PISANIA. — MEDINA
- COMMENCEMENT DES CONTRIBUTIONS ET DES TRIBULATIONS. — LE nitta — LE PUITS DE WALTER-BADOU, 29 MAI 1803
— LETTRE A MISTRISS PARK. — LES VICTIMES DE LA FIEVRE
" 27 avril 1805. — A dix heures du matin, nous partîmes de Kayi (Cayée). Le Croissant, le Washington et le vaisseau de M. Ainsley nous firent l'honneur de saluer notre départ » Tel est le début du journal du second voyage de Mungo Park, bien moins intéressant que le premier journal, attendu qu'il ne se compose que de notes prises en passant et que l'auteur n'eut pas le temps de rédiger. D'un autre côté, la direction et la surveillance d'une troupe bien plus considérable que celle qu'il avait eu à conduire dans son premier voyage, lui enlevaient bien du temps, qu'il aurait consacré à l'examen des faits nouveaux.
On se rappelle qu'un des objets les plus intéressants de sa première relation était son séjour chez les nombreux doutys des villes ou villages qu'il rencontrait sur son chemin. Le récit de ses rapports avec ces personnages, les uns bienveillants, les autres maussades ou exigeants, tient une grande place dans son premier journal. Ici il n'y a plus rien de semblable. A peine est-il fait deux ou trois fois allusion à ces espèces de" magistrats, à la fois juges et maîtres d'hôtel. Toute l'attention du voyageur se porte sur ses compagnons", dont la santé et la bonne humeur importent tant au succès de
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son voyge. Alors, c'est-à-dire dans son premier itinéraire, il voyageait seul ou é peu près seul. Aujourd'hui d'âmes, il veille avec une inquiète sollicitude, non seulement sur la situation physique et moral de sa petite troupe, mais encore sur celle des animaux, dont la santé n'importe pas moins au succès de son entreprise. Les soigner quand ils ' sont malades, les remplacer quand ils sont morts, voilà sa préoccupation de tous les jours et, pour ainsi dire, de tous les instants 1.
Parti de Kayi, ou de Gayée, le 27 avril, il prit la route de Djonkakonda ; puis, après avoir traversé trois ou quatre petites villes ou villages, il arriva, le 28 avril au soir, à Pisania, d'où il était parti, dix ans auparavant, pour entreprendre son premier voyage. Il y resta six jours pour faire diverses acquisitions. Il y loua aussi un guide nommé Isaac, nègre très intelligent, parlant et écrivant l'arabe avec facilité. Il sera plus tard question de cet Isaac, qui joue un certain rôle à la fin du voyage de Mungo Park.
Après avoir quitté, le 4 mai, Pisania 2, il arriva, lé 8 au matin, à Djindey (le même que Jindey au premier voyage), et le 11 à Médina, la capitale du royaume de Woulli. C'est ici que commence la série des exactions qui pesèrent sur lui dans tout le cours de son, vogage et que M. Walckenaer regarde comme la cause principale de sa triste fin. A Médina, par exemple, il fut obligé, pour pouvoir continuer sa route, de donner au roi, à son fils et à ses ministres, en, ambre, en corail, en dollars, pour la valeur de 137 barres3. Depuis, son départ de Gayée, Mungo Park voyageait le long de la Gambie. Barraconda, dont il nous parle dans son premier voyage, semblait la limite des, connaissances géographiques sur la Gambie. Il y arriva le 12 mai, et le soir
1 Dans la caravane de Mungo Park figuraient, entre autres animaux de transport cinquante ânes.
2 Mungo Park ne parle plus, dans son deuxième voyage, du docteur, Laidley, qui résidait dans cette ville et dont il eut tant à se louer pour les bons procédés que le docteur montra à son égard.
3 Environ 14 livres sterling, soit 350 francs...
184 MUNGO PARK
même il atteignait le village de Bambakou ; le 14, il était
à Kussai, que Mungo Park appelle dans son premier voyage
Siseconda 1.
C'est ici qu'un des soldats de l'escorte faillit être assassiné
pour avoir cueilli quelques fruits d'un arbre appele nitta.
Mungo Park essaya d'excuser le soldat auprès du douty.
Celui-ci fit observer que la chose eût été insignifiante si elle
n'avait pas eu lieu en présence dès femmes : « Ce lieu;
ajouta-t-il en désignant Kussaï, a souvent souffert de la
famine, faute de pluie; dans les temps de disette, le fruit du
nitta est notre salut, et nous regardons comme un crime
d'oser y toucher. Pour empêcher les femmes et les enfants de
piller cet arbre, nous avons mis un toung2, c'est-à-dire, nous
avons jeté un sort sur cet arbre, jusqu'à ce que la famine se
fasse sentir de nouveau. »
Le lendemain, la caravane partit de Kussaï, et, dès l'entrée
de la première forêt que l'on rencontra, Isaac, qui était un
prêtre mandingue, sacrifia un bélier et fit une longue prière
pour le succès du voyage. Après avoir traversé cette forêt, on
arriva dans une grande plaine où l'on ne voyait presque
point d'arbres, où notre voyageur aperçut des troupeaux
d'une espèce d'antilope au nombre de plusieurs centaines,
grands comme de jeunes taureaux; leur couleur était brune,
et leur museau blanc 3. On arriva sur les bords de la Gambie
à dix heures, et pendant la chaleur du jour on se reposa
sous un grand arbre de l'espèce nommée tili-corra, le même
sous lequel Mungo Park s'était arrêté dans son premier
voyage. La Gambie a environ trois cents pieds de large dans
cet endroit. La marée s'y fait encore sentir; à l'heure où la
marée baisse, le fleuve fourmille de crocodiles. Mungo Park
1 Ce sont les habitants eux-mêmes qui avaient changé le nom de leur localité. « Quelle confusion, dit à ce sujet Walckenaer, un pareil usage, s'il est un peu général, ne doit-il pas introduire dans la géographie ! »
2 Walckenaer prétend qu'une pareille coutume existe parmi les habitants de la mer du Sud. Nous parlons nous-même des arbres consacrés par la présence des bons, et des mauvais génies dans le désert de la Palagonie. (Voir notre ouvrage : Le Détroit de Magellan.) 3 les naturels les nomment da qui.
MUNGO PARK 185
en compta treize le long du rivage et trois hippopotames. Ces derniers ne paissent que la nuit ; le jour ils quittent rarement le lit du fleuve, sur lequel ils marchent, ne montrant presque jamais hors de l'eau que leur tête. Au coucher du soleil, on parvint à un lieu nommé Faraba, où l'on trouve ordinairement de l'eau ; mais alors il n'y en avait point; les soldats creusèrent un puits et découvrirent 1 l'eau. L'un d'eux mourut de fatigue et de maladie, sur le lieu. même, et, comme il s'appelait John Walter, on appela ce lieu Walter's Well, c'est-à-dire puits de Walter. Mungo Park vit en outre dans cet endroit des nègres qui faisaient rôtir pour leur repas, sur une espèce de broche assez, ingénieuse, un morceau d'antilope de l'espèce décrite plus haut et nommée da-qui, et d'un lion qu'ils avaient tué pendant la nuit .
Du 15 au 28 mai, Mungo Park traversa un assez grand nombre de localités qu'il nomme dans son journal, mais qui ne méritent pas de nous arrêter, et où il ne lui arriva rien d'extraordinaire.
Le 28 au matin, il arriva à Badou ou Badoo, petite ville se composant d'environ trois cents cases. Il y écrivit deux lettres, l'une à sir J. Banks, l'autre à sa femme. La première n'offrant pas beaucoup d'intérêt, nous nous contenterons de'' rapporter la seconde :
« Badou, 29 mai 1808. — Je m'estime heureux dé vous informer que nous sommes parvenus à la moitié de notre voyage, sans le moindre accident, ni aucune circonstance faucheuse. Nous sommes tous en bonne santé 1 et on ne peut mieux avec les naturels. J'ai vu plusieurs de mes vieilles connaissances, et je suis partout bien reçu. Nous espérons avoir fini tous nos voyages par terre vers le 27 juin, et quand une fois nous serons sur le Niger nous penserons que c'est comme si nous nous embarquions pour l'Angleterre. Je n'ai jamais eu la moindre maladie, et Alexandre est tout à fait délivré de ses maux d'estomac.
« Informez tous nos amis que nous nous portons, bien et
1 Il se garde bien de lui dire qu'un soldat de l'expédition a déjà succombé.
186 MUNGO PARK
que nous avançons toujours. Je n'ai aucune raison de penser que notre séjour en Afrique soit plus long que je vous l'avais
annoncé. « Nous portons nos provisions, avec nous, et nous vivons fort bien ; le fait est que nous avons eu jusqu'ici un' voyage fort agréable,et cependant nous pensions que ce serait la
partie la plus pénible de l'expédition.
« J'espère que ma femme, mes enfants et tous mes amis se portent bien. J'ai lieu de" croire que je terminerai ce voyage avec honneur, sous peu de mois; avec quelle joie je retour—
nerai alors dans mon pays ! »
Cette lettre marque une confiance qui était encore au coeur du voyageur. Toutefois il ne parle à sa femme ni de la mort
d'un des soldats de l'escorte, ni des exactions dont il est victime de la part des petits potentats du Soudan. Le 8 juin, il perdit, à Medina, un des ouvriers charpentiers et il eut plusieurs hommes malades. Les ouragans, si fréquents dans ces contrées et dans cette saison, exerçaient une
influence pernicieuse sur la santé des hommes. Mungo Park lui-même en était désagréablement affecté, et voici comment il s'exprime à ce sujet : « L'ouragan qui nous surprit
à notre arrivée à Shrondo eut un effet immédiat sur la santé de' nos soldats et s'annonça comme le commencement de nos souffrances. Je m'étais témérairement flatté que, nous arriverions au Niger avec une perte peu considérable. Nous avions eu deux hommes malades de la dysenterie. L'un d'eux se rétablit tout à fait pendant la marche; l'autre, sans doute, aurait recouvré la santé s'il n'eût été. mouillé par la pluie. Mais alors les pluies étaient venues, et je tremblais en songeant que nous n'étions qu'à moitié route de notre voyage. A peine avaient elles commencé, qu'un grand nombre de soldats jurent pris de vomissements ; d'autres tombèrent dans une sorte d'assoupissement et paraissaient comme à moitié ivres. Pendant l'orage, j'éprouvais moi-même une grande envie de dormir, et, quand il eut cessé, je tombai comme une masse sur la terre humide,, quoique je fisse tous mes efforts
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pour me tenir éveillé. Les soldats s'endormaient aussi sur les paquets mouillés 1. » En somme, Mungo Park avait, au commencement de juin,
douze soldats malades.
1 M. Soleillet nous a, dans une conférence à Bordeaux, décrit un de ces orages aussi subits que terribles, qu'on appelle tornados, et dont les effets s'étendent jusqu'à l'économie animale.
CHAPITRE VI
SUITE DES VICTIMES DE LA FIEVRE
LES MONTAGNES DU SOUDAN. L'ORFÈVRERIE CHEZ LES NEGRES
— ISAAC ET LES CROCODILES. — RETOUR DE KARFA
Jusqu'ici Mungo Park avait suivi la route qu'il avait parcourue dans son premier voyage, lorsqu'il revint du Niger. A partir de Fankia, il allait avoir à traverser un pays nouveau, difficile, escarpé, et pour comble de malheur il était obligé de traîner à sa suite douze malades. Il y avait déjà un peu de désordre et de confusion dans la marche de la petite caravane. « Des ânes se renversant parmi les rochers avec leur charge, des soldats malades et hors d'état de marcher, les noirs du pays nous pillant : ce fut réellement un terrible ouvrage pour nous que de traverser cette montagne. » Elle porte le nom de Tambaoura, et le pays est ainsi hérissé, tantôt de rochers dénudés et stériles, tantôt de hautes collines cultivées jusqu'à leur sommet.
Ce fut peu de temps après avoir traversé ces montagnes que Mungo Park vit arriver auprès de lui le bon vieux maître d'école dont il a été souvent question dans son premier voyage. Il avait entendu dire que Mungo Park passait dans ces parages avec une troupe nombreuse, et il accourait, ayant marché toute la nuit pour rattraper la caravane. Mungo Park le revit avec plaisir, et lui fit des présents qui comblaient de joie le bon nègre.
Cependant, le 12 juin, il avait eu à regretter la perte du lieu-
MUNGO PARK 189
tenant Martyn, qui succomba à la fièvre1. Peu de jours après, il était obligé de laisser derrière lui trois de ses malades,
incapables de supporter la marche plus longtemps. Ainsi, à mesure qu'on avançait, la situation empirait; la
moitié des hommes que restaient étaient malades de la fièvre.
Mungo Park lui-même en était gravement atteint, et, quand on s'arrêtait, il faisait bouillir des chaudières de quinquina. Deux hommes étaient morts; trois autres-, né pouvant continuer la route, avaient été laissés en arrière. Chaque jour était marqué par quelque sinistre de ce genre, ou par un retard. préjudiciable au succès du voyage.
Les préoccupations de toute nature qui commencent à assiéger Mungo Park ne l'empêchent pas de remarquer, chemin faisant, les accidents du paysage, et il nous les décrit quand ils lui paraissent mériter l'attention du lecteur. Voici' un petit tableau que nous citons avec d'autant plus de plaisir. qu'ils sont plus rares dans le deuxième voyage.
24 juin. — Nous quittâmes Soullo 2, et nous traversâmes un pays charmant au-dessus de tout ce qu'on peut imaginer. Il nous offrait au milieu de ses rochers toutes les variétés-possibles de sites pittoresques : c'étaient des tours naturelles, semblables à des châteaux en ruines, des aiguilles, des pyramides, etc. Nous passâmes devant un lieu qui ressemblait si bien à une abbaye gothique ruinée, que nous fîmes halte quelques minutes, pour nous convaincre que les niches, les fenêtres, l'escalier en ruine, etc., étaient tout naturellement formés par le rocher. Une description fidèle de ce lieu serait' certainement regardée comme une fiction. »
Plus loin, Mungo Park eut occasion de voir fondre de l'or, et il nous décrit les procédés dont se servent les indigènes pour fa1
fa1 faut croire qu'il y a quelque erreur dans le journal de Mungo, Park ou dans la traduction, car on voit figurer le lieutenant Martyn dans les récits relatifs à la mort de Mungo Park. (Voir plus loin, page 207.) On pourrait admettre encore, pour tout concilier, qu'il y avait dans la petite troupe de Mungo Park deux individus portant le même nom de Martyn.
2 Village sans murailles situé au pied d'une montagne dont les rockers sont habités par un nombre considérable de gros singes.
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briquer les bijoux. C'était au village de Konkromo, près d'une rivière sur les bords de laquelle on avait dressé les tentes ; Isaac
avait acheté un d'or en traversant le Konkoudou, et il voulait en faire un anneau. Il s'adressa à un forgeron du lieu, qui commença par fabriquer un creuset d'argile rouge commune.
et le fit sécher au soleil; puis il y plaça l'or sans, aucun fondant
fondant alliage quelconque ; il le couvrit ensuite de charbon de
bois, et, animant le feu à l'aide d'un soufflet double du pays, il
produisit bientôt assez de chaleur pour réduire l'or à l'état de
fusion. Il fit ensuite un petit trou dans la terre, y versa l'or,
le mit de nouveau au feu lorsqu'il fut refroidi, l'allongea en
barre carnée, le mit une troisième fois au feu, lui donna, à
l'aide d'une paire de tenailles, la forme d'une vis, et en recourba
recourba extrémités, de manière à lui faire prendre enfin la
ferme d'un anneau. Cependant la fièvre continuait à faire des vides dans la petite troupe de Mungo Park. Au commencement de juillet, la caravane était dans un état déplorable. Scott et Anderson étaient très souffrants, et Mungo Park lui-même avait senti les premières atteintes de la maladie. Ce n'est pas tout : les haltes étaient devenues périlleuses, à cause des bêtes féroces qu'attirait, la nuit surtout, la présence des bêtes de somme de la caravane. Les lions s'approchaient parfois si près des tentes que les sentinelles tiraient sur eux et en blessaient quelques-uns. Le passage des rivières offrait un autre danger. Les crocodiles qui les peuplaient étaient attirés par l'espoir de faire leur proie de quelque âne égaré. Près du petit village de Fonilla, la Ouonda, ou Wonda, qui l'arrose et qui est un affluent du Sénégal, fiait de théâtre d'une petite scène qui faillit se terminer d'une manière tragique, et que Mungo Park décrit avec agrément.
« 4 juillet — Je convins avec les bateliers de leur faire
transporter le bagage et les bêtes de somme pour 60 barres.
Comme il n'y avait là qu'un canot, il était presque nuit
avant que tous les ballots fussent transportés. Le passage
MONG0 PARK
Isaac et les crocodiles. (P. 191.)
MUNGO PARK 191
des ânes fut très difficile ; la rivière étant peu profonde, sur
un fond de roches, partout où leurs pieds touchaien le fond
ils s'arrêtaient tout court. Notre guide Isaac déployait beaucoup de zèle pour les faire avancer ; mais, comme il craignait que nous ne pussions pas leur faire passer, la", rivière le jour, il essaya de la faire traverser à six d'entre eux beaucoup plus bas et dans un endroit où il y avait fort peu d'eau. Il avait-, atteint le milieu de la rivière, lorsqu'un crocodile s'approcha. de lui, et le saisissant aussitôt par la cuisse gauche, l'entraîna sous l'eau. Avec une présence d'esprit merveilleuse, Isaac chercha de la main la tête de l'animal et lui enfonça ses doigts dans les deux yeux ; le crocodile lâcha sa proie, et Isaac tâcha de gagner le bord opposé en criant qu'on lui donnât un couteau. Sur ces entrefaites, le crocodile revint, le saisit par son autre cuisse et de nouveau l'entraîna sous l'eau. Isaac eut recours au même expédient. Il enfonça de nouveau ses doigts dans les deux orbites de l'animal, et cela avec tant de violence qu'il le força de nouveau à lâcher sa proie. Il reparut à la surface de l'eau, comme privé de toute connaissance, puis il plongea et ne reparut plus. Isaac s'élança sur l'autre rive en répandant une grande quantité de sang de ses deux blessures. Je me hâtai de passer de l'autre côté de la. rivière, et je trouvai notre guide en mauvais état. Sa blessure à la cuisse gauche avait quatre pouces de long; celle de la cuisse droite avait moins d'étendue, mais elle était plus profonde. Son dos montrait aussi plusieurs traces des dents de l'animal. J'appliquai sur ces blessures un premier appareil, et au village voisin on acheva le pansement. »
Les lions et les crocodiles d'une part 1, la fièvre et les ouragans de l'autre, n'étaient pas les seuls ennemis que Mungo Park eût à redouter. Comme si ce n'était pas assez de toute la nature déchaînée contre lui et de la dent des bêtes féroces" pour mettre à l'épreuve l'héroïque courage du chef et de ses compagnons, les voleurs se mettaient de la partie. Le pays était littéralement infesté de brigands. A mesure qu'on s'avan1
s'avan1 peut ajouter les loups.
192 MUNGO PARK
çait, il fallait être continuellement sur ses gardes et faire le coup de feu contre les maraudeurs de nuit. Le passge des
rivière leurs offrait l'occasion facile de s'attaque à l'arrièregarde.
l'arrièregarde. ce passage n'était possible qu'à l'aide de ponts, dont la confection rapide, élégante et solide tout a la fois, mettait en jeu toutes les ressourcés de l'industrie des
nègres.
Le 15 août, Mungo Park vit accourir son vieil ami Karfa, averti
qu'une coffle1 d'hommes blancs, ayant à leur tête un nommé,
Park, traversait le pays pour se rendre dans le Bambara. Il
arrivait avec trois esclaves pour offrir ses services à Mungo
Park. Celui-ci le vit venir avec plaisir, et lui fit un accueil d'autant plus empressé qu'il avait besoin, plus que jamais, de secours et de consolations. En effet, son beau-frère, Anderson,
Anderson, toujours gravement malade, et Scott ne valait guère
mieux. Mungo Park tenait bon; mais il avait été rudement.
éprouvé. Ainsi la fièvre s'attaquait, sans distinction de personnes,
personnes, chefs comme aux soldats; et ceux sur qui Mungo
Park avait le plus besoin de compter étaient précisément
ceux dont la santé était le plus compromise.
1 Caravane.
CHAPITRE VII
DEUXIEME VISITE AU NIGER. — LES PREOCCUPATIONS COMMENCENT — LE ROI DE BAMBARA ENVOIE UNE AMBASSADE A MUNGO PARK
— LE COLLOQUE. — L'ÉTRANGER DU ROI MANSONG
Enfin, le 19 août, au moment où Mungo Park avait atteint le sommet de la chaîne de montagnes qui sépare le Niger des affluents les plus orientaux du Sénégal, il revit le Niger, « roulant ses eaux immenses au milieu de la plaine. »
« Après la marche fatigante que nous avions faite, la vue du fleuve était un spectacle bien agréable pour moi, car elle me permettait d'envisager la fin, ou du moins l'adoucissement de mes peines. Mais, quand je réfléchissais que les trois quarts de mes soldats étaient morts 1, que je n'avais plus de charpentiers, dont le concours m'était si précieux, surtout en ce moment, la perspective qui s'ouvrait devant moi n'avait rien de bien rassurant Puis, si je songe que j'avais pu traverser cinq cents milles de pays, à la tête d'une troupe d"Européens suivie d'un bagage immense, en conservant toujours de bons rapports avec les populations, je me reprenais à ' espérer. J'avais en outre acquis la certitude, d'abord qu'on pouvait, avec quelque précaution, transporter de la Gambie, sur le Niger telle quantité de marchandises que l'on voudrait;' ensuite que, si l'on faisait ce voyage pendant la saison sèche, on ne perdrait pas plus de trois ou quatre hommes sur cinquante. »
1 De trente-quatre soldats et quatre charpentiers qui étaient partis avec Mungo Park, six soldats seulement et un charpentier arrivèrent au Niger!
13
194 MUNGO PARK
Le Niger, au bord duquel Mungo Park faisait ces réflexions,
était grossi par les pluies, mais il n'était pas sorti de son lit.
Le soir, Mungo Park fit dresser les tentes sous un arbre, près
de Bambakou, ville située près de la rive gauche du fleuve.
La nuit suivante, les troupeaux furent inquiétés par les loups, « les plus forts et les plus féroces que nous eussions encore
vus » Ils éventrèrent un jeune boeuf que le douty de Bambakou
Bambakou donné à Mungo Park.
La première partie du programme du voyageur anglais,
atteindre le Niger, étant accomplie,, il fallait songer à exécuter
exécuter deuxième, qui consistait à le descendre jusqu'à son
embouchure. La plus grande difficulté était de se procurer
des canots légers, et pourtant capables d'affronter une longue navigation. On en trouva, mais pas en quantité suffisante pour transportera Sego le personnel avec tout le matériel de
l'expédition. Tandis que Mungo Park descendait le fleuve sur un canot dans lequel il avait fait embarquer Anderson et quelques personnes malades comme lui., le reste de la caravane longeait par terre la rive gauche, avec les ânes et tous
les bagages.
La navigation du Niger est assez difficile dans cette partie de son cours. Enfin l'on atteignit Sego ; mais, avant d'entrer
dans cette grande ville, qui est la capitale du royaume de
Bambara, Mungo Park jugea prudent de connaître les dispositions du souverain. C'était toujours le roi Mansong. Il s'agissait de le rendre favorable aux nouveaux desseins de Mungo
Park. A cet effet, Isaac lui fut envoyé avec des présents pour lui et pour son premier minisire. Cependant, quelques jours après, un chanteur du roi Mansong
Mansong chercher Mungo Park avec huit canots. Il avait ordre de le conduire à Samie avec tous ses bagages. « Nous voyageâmes toute cette journée d'une manière fort agréable. Rien, en effet, de plus beau que la perspective de cette immense
rivière, tantôt aussi unie qu'un miroir, tantôt ridée à sa surface par une jolie brise, mais toujours rapide'; si bien que nous parcourions six à sept milles par heure, »
MUNGUO PARK 195
Quelques jours après, Isaac revint de Sego dans un canot, avec tous les présents destinés au roi Mansong. Ce roi ne voulait les recevoir que de la main de Mungo Park. Isaac raconta à ce dernier qu'il avait trouvé ce prince assez bien disposé pour lesétrangers, mais que, pendant qu'il lui parlait, le roi traçait avec le doigt, sur lé. sable, des carrés et des triangles, restant parfois silencieux dans la contemplation de ces signes mystérieux.
Le 22 séptembre, le ministre du roi, qui se nommait. Modibinne, et quatre autres personnages arrivèrent dans un canot à Samie. Il envoya chercher Mungo Park, et lui dit qu'il venait de la part du roi lui demander ce. qui l'amenait de nouveau dans le Bambara. Il lui laissait la nuit pour préparer sa. réponse. En attendant, il lui offrait, toujours de la part du roi, un veau très gras et entièrement blanc.
Le lendemain, après déjeuner, Modibinne, toujours, escorté de ses quatre officiers., vint trouver Mungo Park pour connaître sa réponse. C'était un moment solennel dans la via de l'illustre voyageur, car il comprenait, que. le succès de son voyage dépendait de la manière, dont ses propositions seraient accueillies. Quand tous se furent assis, Modibinne, après les compliments d'usage, renouvelant sa question de là veille,.. demanda à Mungo Park ce qui l'amenait de nouveau dans le Bambara. Mungo Park répondit dans la langue du pays : « Je suis l'homme blanc qui vint, il y a neuf ans, dans le Bambara. J'allai d'abord à Sego, et je demandai au roi Mansong la permission de traverser ses Etats pour me rendre dans l'est. Non seulement il me permit de passer, mais encore il me donna cinq mille cauris pour acheter des provisions en route; car vous n'ignorez pas que les Maures m'avaient pris tout ce que j'avais. Cette généreuse conduite de Mansoug à rendu son nom vénéré dans le pays des blancs. Le roi des blancs m'a envoyé dans le Bambara; et, si le roi Mansong est toujours disposé à me protéger, si vous, qui êtes ici, voulez être mes amis, je vous exposerai le véritable motif qui me ramène chez vous. »
196 MUNGO PARK
Modibinne le pria de continuer, l'assurant que le roi et luimême étaient de ses amis. Sur cette assurance. Mungo Park reprit en ces termes :
« Vous savez tous que le peuple blanc qui m'envoie est un peuple commerçant, et que tous les articles de prix que les Maures et le peuple de Djenné apportent sur le marché de Sego sont faits par nous. Si vous parlez d'un bon fusil, qui l'a fait? les blancs; s'il s'agit d'un pistolet, d'une pièce de baft ou d'écarlate, de grains de colliers, de poudre à canon, qui a fait tout cela? toujours les blancs. Nous les vendons aux Maures, qui les apportent sur le marché de Tombouctou, où ils les vendent le plus cher qu'ils peuvent. Les gens de Tombouctou, à leur tour, les vendent à ceux de Djenné, à un prix encore plus élevé, et ceux-ci vous les revendent encore plus cher. Maintenant le roi du peuple blanc désire trouver une route plus directe pour vous apporter nos marchandises, que nous vous vendrons à un prix beaucoup moins élevé que celui que vous payez aujourd'hui. Cette route, pour nous, c'est le Niger. C'est pourquoi je me propose, si Mansong me le permet, de le descendre en canot jusqu'à l'endroit où il se jette dans la mer, et, si le cours du fleuve n'est embarrassé ni de rochers, ni d'obstacles quelconques, les petits bâtiments des blancs le remonteront jusqu'à Sego, toujours si Mansong le permet.
« Je désire que vous ne répétiez à personne, si ce n'est à Mansong et à son fils, ce que je viens de vous dire; car, si les Maures l'apprenaient, je serais certainement assassiné avant d'arriver à la mer 1. »
Modibinne répondit :
« Nous vous avons entendu. Votre voyage est bon, et puisse Dieu favoriser votre entreprise ! Mansong vous protégera. Nous lui transmettrons vos paroles aujourd'hui ou demain, puis nous vous apporterons sa réponse. »
Mungo Park ordonna ensuite à Isaac de montrer aux assistants les présenta qu'il destinait au roi ainsi qu'à son fils.
1 Paroles prophétiques dont l'événement a justifié la vérité.
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On parut charmé du coutelas, des fusils à deux coups, qui étaient supérieurs, en effet, à tout ce qu'on avait vu en ce genre. Il offrit ensuite quelques présents à Modibinne et à ceux de sa suite. Le premier ministre examina le tout avec attention, et déclara que les présents destinés au roi Mansong étaient au-dessus de tout éloge. « Mais, ajouta-t-il, Mansong a entendu tant de récits concernant votre bagage, qu'il désire que nous l'examinions. Quant aux ballots couverts de peaux, nous ne les ouvrirons pas; il suffira que vous nous disiez ce qu'ils renferment. .»
Mungo Park aurait bien voulu soustraire ses bagages aux regards avides de ses visiteurs; mais cela lui fut impossible, et il fallut s'exécuter. Il eut soin toutefois de faire disparaître le corail et l'ambre fin, deux choses précieuses qui lui servaient de monnaie dans ses voyages.
Quand les paquets eurent été visités avec soin, il demanda à Modibinne ce qu'il pensait de son bagage, et s'il y avait trouvé d'autres couteaux et d'autres fusils à deux coups. L'autre déclara qu'il n'avait rien vu que ce qui était nécessaire pour acheter des provisions. Il partit ensuite pour Sego; mais il ne voulut pas emporter le présent réservé pour Mansong avant d'avoir entendu sa réponse.
Deux jours après, il revint avec cette réponse. Le roi promettait sa protection à l'homme blanc. Le chemin lui était assuré à travers ses États. En lui accordant la qualité d'étranger de Mansong, on le protégeait suffisamment contre toute agression. S'il désirait descendre le Niger en bateau, il n'avait qu'à désigner la ville qu'il voudrait pour y construire un canot. Le roi l'y ferait conduire. Enfin, Modibinne exprima le désir du roi, qui voulait acheter quatre mousquetons, trois épées, un violon qui appartenait à Scott, et quelques colliers de Birmingham qui lui plaisaient beaucoup. Les désirs des princes africains sont des ordres. Mungo Park s'estima fort heureux d'offrir en cadeau ce qu'on voulait acheter. Il est vrai que le roi avait eu soin de faire accompagner sa demande d'un jeune boeuf, auquel son fils avait ajouté un autre boeuf et un mouton.
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Mungo Park désigna Sansanding pour le lieu de son embarquement, et comme l'endroit le plus convenable pour y faire construire un canot. Il pensait, en outre, qu'il y serait plus tranquille et moins exposé qu'à Sego aux demandes indiscrètes , aux obsessions des gens du roi. En conséquence, il y fit conduire par terre les boeufs et les bagages. Lui-même s'y rendit par eau, en descendant le Niger.
CHAPITRE VIII
ARRIVEE A SANSANDING. — LE MARCHE MUNGO PARK SE FAIT MARCHAND. — MORT DE SCOTT ET D'ANDERSON — DEUX DEMIS FONT UN ENTIER. — PRÉPARATIFS DE DÉPART
C'est le 27 septembre que Mungo Park arriva à Sansanding, ville importante située sur le Niger, au-dessous de Sego, et peuplée d'environ onze mille habitants. Le marché en était naturellement la partie la plus animée, et notre voyageur entre, à ce sujet, dans des détails qui ne manquent pas d'intérêt.
« Le marché, dit-il, est rempli de monde, du matin jusqu'au soir. Quelques boutiques ne contiennent que des grains pour colliers, d'autres que de l'indigo en balles; celles-ci renferment des cendres de bois, celles-là des toiles de Haoussa et Djenné. J'en remarquai une où il n'y avait que de l'antimoine en petits morceaux; dans une autre, on ne trouvait que du soufre ; dans une autre, on ne voyait que des anneaux et des bracelets de cuivre et d'argent. Dans les boutiques qui entourent la place, on vend de l'écarlate, de l'ambre, des soieries du Maroc et du tabac du Levant. Le marché au sel occupe tout un côté de la place. Dans le milieu, il y a un étal de boucher où l'on vend de la viande aussi bonne, aussi grasse que celle que l'on voit en Angleterre. Le marché à bière se tient sous deux grands arbres, près de celui où l'on vend du cuir jaune ou rouge. »
On était au 8 octobre, et Mungo Park, ne voyant pas arriver les canots promis par Mansong, se décida à s'en pro-
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curer à tout prix, car les eaux du Niger commençaient à décroître sensiblement. Mais il manquait de cauris pour payer les ouvriers du pays qu'il voulait employer à cet effet. Il lui fallut donc, tout d'abord, échanger ses marchandises contre des cauris, et pour cela il se fit marchand et ouvrit boutique sur le, marché de Sansanding.
« J'ouvris donc une boutique dans le grand genre, et j'exposai un assortiment choisi de marchandises européennes, pour vendre en gros et en détail. Elles eurent un grand débit, ce qui, je crois, m'attira le mauvais vouloir des marchands mes confrères. En effet, les gens de Djenné, les Maures et les marchands de la ville se joignirent à ceux de Sego, et en présence de Modibinne, de qui je tiens le fait, offrirent au roi plus qu'il n'avait reçu de moi, s'il voulait s'emparer de notre bagage et nous tuer, ou nous chasser du Bambara et nous renvoyer à Gorée. Ils prétendaient que j'avais formé le projet de tuer Mansong et son fils, au moyen de maléfices ou par des enchantements, afin de faciliter au peuple blanc la conquête du pays. Mansong, qui en cela fit preuve de bon sens et même d'humanité, resta sourd à ces insinuations et ne céda ni aux suggestions des marchands, ni même à celles du peuple de Sego et de Sansanding. »
Si l'on rapproche ces faits de ceux qui précédèrent la mort du major Houghton 1, on ne peut s'empêcher de remarquer que, si les mêmes causes doivent invariablement amener les mêmes effets, la mort de Mungo Park ne saurait être le résultat d'une autre cause que celle qui a amené la mort du major. Tous deux ont froissé l'amour-propre, ou, si l'on veut, l'avarice des marchands indigènes, en voulant, en quelque sorte, leur faire concurrence. Ceux du Woouli, croyant que le commerce était l'unique objet du major et craignant qu'il ne leur enlevât leur bénéfice, résolurent sa mort. Mungo Park, sur le marché de Sansanding, agit de la même manière que le major sur les marchés du Woouli. Il s'expose à subir le même sort, et si les marchands de Sansanding ne se sont pas ven1
ven1 plus haut.
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gés immédiatement, comme ceux du Woouli, c'est qu'ils ont craint la vengeance du roi ; mais le dessein qu'ils n'ont pas mis à exécution, ils le transmettront à leurs confrères du bas Niger, où, suivant eux, le voyageur anglais ne songeait à se rendre que pour y trafiquer. Il faut avouer que le succès de Mungo Park avait de quoi éveiller la jalousie de ses rivaux. Un jour, sa recette sur le marché de Sansanding s'éleva à la somme de 25,756 cauris. Il lui fallut jusqu'à trois caissiers pour compter et pour garder la monnaie.
Ces bénéfices n'étaient qu'un faible dédommagement des pertes sérieuses qu'il avait faites en hommes. Déjà les fièvres lui en avaient enlevé plus de dix. Il avait laissé derrière lui, à Koumikoumi, son ami M. Scott, également atteint par la fièvre. Il envoya un nègre pour avoir de ses nouvelles. Quatre jours après, le nègre revint annoncer que M. Scott était mort.
Quelques jours après, ce fut le tour d'Anderson. Tous y passaient l'un après l'autre. Seul Mungo Park tenait tête au fléau, comme si, plus élevé que ses compagnons par la science et par le courage, il ne devait succomber qu'après des épreuves plus longues et plus terribles.
Déjà, quelques mois auparavant, au milieu des fatigues de la marche et des chaleurs tropicales de la saison, Anderson resta couché sous un buisson, incapable d'aller plus loin. Il était déjà miné par les fièvres, et paraissait plus mort que vivant. On était alors sur les bords du Ba-Wooulli, qu'il fallait absolument traverser. Mungo Park prit Anderson sur son dos et le transporta de l'autre côté de la rivière, ayant de l'eau jusqu'à la ceinture 1. Il écrit, à la date du 28 octobre 1805 : « A cinq heures un quart du matin, mon cher ami, M. Anderson, mourut après une maladie de quatre mois. Je me sens très porté à parler de son mérite ; mais, comme un petit nombre d'amis seulement savent ce qu'il valait, j'aime mieux chérir sa mémoire en silence et imiter sa conduite calme et mesurée, que de fatiguer mes amis par un panégyrique pour
1 Pour transporter bêtes et bagages, il fit seize fois la traversée du Ba-Wooulli.
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lequel il ne serait pas à supposer qu'ils se joignissent à moi. Je me contenterai de remarquer que rien ne m'a paru plus pénible dans mon voyage que de placer M. Andersen dans sa fosse. Je fus alors aussi affecté que si j'avais été abandonné une seconde fois, sans amis, au milieu des déserts de l'Afrique. »
Cependant Mansong s'était décidé à tenir sa promesse ; mais au lieu de deux canots il n'en envoyait qu'un, et encore la moitié du bois en était-elle pourrie. Sur les réclamations de Mungo Park, on lui en envoya un autre également avarié, car la moitié en était usée et toute rapiécée. En coupant les deux canots par le milieu et en ajustant, tant bien que mal, les deux bonnes moitiés l'une contre l'autre, il finit, après dix-huit jours d'un rude labeur, par métamorphoser les deux mauvais canots en un superbe schooner de Sa Majesté, auquel il donna, fort à propos, le nom de Djoliba 1. Sa longueur était de quarante pieds, sa largeur de six pieds. Il 1 était à fond plat 2 et ne tirait qu'un pied d'eau quand il était chargé.
Il n'attendait plus pour partir que le retour d'Isaac, qu'il avait envoyé à Sego pour conclure les derniers arrangements avec le roi Mansong. Il arriva enfin le 15 novembre. Suivant lui, Mansong désirait vivement que Mungo Park partît le plus tôt possible et avant que les Maures du Haoussa eussent connaissance de son arrivée. Il écrit, à la date du 16 novembre : « Tout est prêt, et nous partons demain dans la matinée, ou le soir. »
Ce sont là, avec les deux lettres que l'on va lire, les dernières lignes qu'il a datées de Sansanding et les dernières de lui qui nous soient parvenues.
1 Nom que les nègres donnent quelquefois au Niger. 2 A cause des rochers et des rapides que l'on pouvait rencontrer ; mais cette forme est loin de rendre le bateau insubmersible.
CHAPITRE IX
DEUX LETTRES
Le même jour, 16 novembre, date de son départ définitif de Sansanding, Mungo Park écrivit deux lettres, probablement les dernières de lui qui parvinrent en Europe.
La première était adressée à sir Joseph Banks, la voici :
« Sansanding, 16 novembre 1805.
« Mon cher ami,
Je manquerais de reconnaissance, si je ne profitais pas de toutes les occasions de vous informer de quelle manière j'ai réussi dans mon entreprise. J'ai envoyé à lord Camden le récit des événements de chaque jour 1, et je l'ai prié de vouloir bien vous le communiquer.
« Quant à mes projets, mon intention est de me tenir au milieu du fleuve et de faire le meilleur usage possible du vent et du courant, jusqu'à ce que j'atteigne la fin de son cours mystérieux. J'ai loué un guide pour venir avec moi à Kashna : il est né dans le Kasson et a beaucoup voyagé dans ces contrées. Il dit que le Niger, après avoir dépassé Kashna, coule directement à droite ou au midi ; il n'a jamais entendu parler de personne qui ait vu où il termine son cours, et il est certain que ce n'est point dans le voisinage de Kashna ou de Bornou, ayant demeuré pendant quelque temps dans ces deux royaumes.
« Il ajoute que notre voyage à Kashna durera deux mois,
1 Nous n'avons pas ce récit, à moins qu'il ne s'agisse du journal même de Mungo Park, lequel a paru à la suite de son premier voyage.
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et que nous ne nous approcherons des Maures qu'à Tomb ouctou. Les bords du fleuve, au nord, sont, dans tous les autres endroits, habités par une race d'hommes dont la couleur ressemble à celle des Maures. Je n'ai encore eu que deux entretiens avec mon guide, et principalement au sujet des affaires d'argent; mais je ne doute pas qu'il ne soit pour moi un compagnon de vogage très utile.
« J'ai acheté quelques noix de Shéa fraîches que je compte porter aux Indes occidentales, car probablement il nous faudra y aller avant de retourner dans notre patrie. J'espère que dans trois mois d'ici nous arriverons à la mer, et, si nous sommes assez heureux pour trouver un vaisseau, nous ne perdrons pas de temps sur la côte. Quoi qu'il arrive, il est probable que vous aurez de mes nouvelles, car j'ai dessein d'écrire de Kashna par mon guide, et je tâche d'engager, à prix d'argent, quelques marchands à porter d'ici une lettre dans le nord. En faisant des voeux pour votre santé et votre prospérité, je suis, etc.
P. S. Ayez la bonté de me rappeler au souvenir de mon ami le major Rennell. »
L'autre lettre est adressée à mistress Park et est ainsi conçue :
" Sansanding, 19 novembre 1805.
« Je suis profondément affligé de vous écrire quelque chose qui puisse vous causer de la peine, mais telle est la volonté de celui qui fait tout pour le mieux! Notre frère Alexandre, mon cher ami, n'est plus. Il est mort de la fièvre à Sansanding, le matin du 28 octobre. Quant aux détails, votre père vous les donnera.
« Je crains que, frappée des terreurs d'une femme et des inquiétudes d'une épouse, vous ne veniez à considérer ma situation comme beaucoup plus mauvaise qu'elle ne l'est en réalité. A la vérité, mes chers amis MM. Anderson et Georges Scott ont tous les deux dit adieu aux choses de ce monde ; et la plupart des soldats sont morts pendant une marche faite dans
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la saison des pluies ; mais, croyez moi, je suis en bonne santé. Les pluies ont tout à fait cessé ; la saison saine est revenue ; il n'y a donc plus de maladies à redouter, et j'ai toujours assez de force pour me défendre de toute insulte en descendant le fleuve jusqu'à la mer.
« Nous avons déjà embarqué tous nos effets, et nous mettrons à la voile dès le moment où j'aurai fini cette lettre. Je neveux m'arrêter ni aborder en aucun lieu, jusqu'à ce que nous soyons arrivés à la côte, ce qui, je suppose, aura lieu vers la fin de janvier. Alors nous nous embarquerons pour l'Angleterre, sur le premier vaisseau qui se présentera. Si ' nous devons aller par les Indes orientales, le voyage durera trois mois de plus ; de sorte que nous ne nous attendons pas à être en Angleterre avant le 1er mai 1806. La cause de nos retards, depuis notre départ de Cayée, a été la saison pluvieuse; elle nous a surpris pendant notre voyage, et presque tous nos soldats ont été attaqués par les fièvres.
« Il peut arriver que je sois en Angleterre avant que vous receviez cette lettre. Vous pouvez être certaine que je suis heureux de tourner mes regards vers mon pays. Nous avons terminé ce matin toutes nos affaires avec les indigènes, et on hisse en ce moment les voiles pour notre départ vers le bas Niger. »
De la lecture attentive de ces deux lettres il ressort deux points importants : le premier, que Mungo Park, sans connaître au juste la direction du Niger, avait l'idée que, contrairement à l'opinion de ses devanciers et de tous ses contemporains, ce fleuve débouchait dans la mer; le deuxième, c'est qu'il était plus que probable que, comme à la fin de son premier voyage, il serait obligé de faire voile pour l'Amérique, sur un négrier, avant de retourner en Angleterre.
L'intérêt de ces deux lettres consiste dans ce fait : c'est qu'elles sont les deux derniers documents émanés de la main de l'illustre voyageur et parvenus en Europe à leur destination 1.
1 La lettre fort importante aussi que nous donnons plus loin, et qui est adiessée à lord Camden, est antérieure de quelques jours aux deux lettres qu'on vient de lire
CHAPITRE X
FIN DE MUNGO PARK D APRES ISAAC ET AMADI FATOUMA
Après ces deux lettres, on n'eut plus de nouvelles directes, de l'illustre voyageur. On ne sut pas ce qu'il était devenu, et l'on ignore encore aujourd'hui les circonstances
de sa mystérieuse destinée. On ne doute pas qu'il n'ait péri de mort violente ; mais de quel genre de mort? S'est-il noyé dans le fleuve, à quelque passage dangereux?ou bien, ce qui
paraît plus probable, a-t-il succombé victime de quelque agression perfide des indigènes? C'est ce qu'on n'a jamais su bien établir.
Quoiqu'il en soit, on a deux pièces, deux journaux émanant, l'un de cet Isaac qui l'avait accompagné jusqu'à Sego, l'autre d'un nègre nommé Amadi Fatouma, qui lui servit d'interprète depuis Sansanding.
Lorsqu'on apprit dans la colonie anglaise du Sénégal que Mungo Park avait péri ou avait été fait prisonnier par les indigènes, le gouverneur, M. Maxwell, envoya le nègre Isaac à la recherche de Mungo Park, ou du moins des circonstances qui avaient hâté sa fin. A son retour, Isaac remit au gouverneur le journal de son voyage, écrit en arabe. On le traduisit en anglais et on l'inséra à la suite de celui de Mungo Park. Le journal d'Isaac étant prolixe et rempli de détails inutiles, nous n'en extrairons que la partie la plus intéressante, celle qui a trait à la fin tragique du voyageur anglais.
Arrivé à Sannamba, dans le Bambara, Isaac trouva sa emme et sa soeur, qu'il y avait laissées pour suivre Mungo
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Park et qui attendaient son retour. Il leur demanda ce qu'elles savaient au sujet de son voyage et de sa mort. Elles répondirent qu'on leur avait assuré qu'il était mort, et que quelqu'un même avait vu le canot dans lequel il avait été tué. A Sego Sikoro, Isaac demanda une audience au roi de Bambara. Il obtint qu'on lui donnât un canot avec trois bateliers pour aller à la recherche de Mungo Park. Un peu plus loin que Sansanding, mais toujours sur le Niger, à Médina, il rencontra Amadi Fatouma, le nègre qui avait servi d'interprète à Mungo Park, à la fin de son voyage. Aux premiers mots qu'il lui adressa au sujet du voyageur, l'autre se mit à pleurer en s'écriant : « Tous sont morts! » Il lui demanda un récit détaillé de tout ce qui était arrivé depuis le départ de Sansanding jusqu'au jour où il avait quitté Mungo Park. On va lire ce récit, moins incohérent et plus intéressant que celui d'Isaac, mais qui trahit une apparence de désordre et surtout, comme on l'a remarqué, une sorte de parti pris de ne pas dire tout ce qu'il sait, ou tout au moins de ne pas rapporter les événements avec tous les détails qu'on désirerait.
« Nous partîmes de Sansanding dans un canot le vingtseptième jour de la lune; en deux jours nous arrivâmes à Silla, terme du premier voyage de Mungo Park. Il y acheta un esclave pour aider à la manoeuvre du canot. Nous étions neuf en tout : Mungo Park et Martyn, trois autres blancs, trois esclaves et moi, qui servais de guide et d'interprète. Deux jours après, nous étions à Djenné. Plus loin, à Dibbie, trois canots montés par des individus qui étaient armés de piques et de lances se mirent en travers pour nous barrer le passage; mais nous les repoussâmes et continuâmes notre route jusqu'à Cabra, où trois autres canots également montés par des hommes armés voulurent nous empêcher de passer; nous les repoussâmes également. Plus loin encore, nous fûmes attaqués par sept canots; mais nous passâmes outre après leur avoir tué plusieurs combattants. Nous perdîmes un blanc, qui mourut de maladie: en sorte que nous n'étions plus que huit.
208 MUNGO PARK
Chacun de nous avait quinze fusils toujours chargés et préparés pour le combat. Plus nous allions, plus nos ennemis semblaient se multiplier. En face de Gotoijège, nous rencontrâmes une flottille de soixante canots qui, se dirigeait sur nous. Nous les repoussâmes en tuant un grand nombre d'hommes. Reconnaissant notre supériorité sur nos ennemis ainsi maltraités, je pris la main de Martyn et jelui dis : « Cessons le feu, car nous en avons déjà trop « détruit. » Là-dessus Martyn m'aurait expédié moi-même, si Mungo Park n'eût pas intercédé pour moi. Un peu plus loin que Gotoijège, nous vîmes sur le rivage une armée de Peuls, mais nous l'évitâmes en naviguant le long du bord opposé. »
Après les indigènes, ce qu'on avait le plus à redouter c'étaient les hippopotames ; non pas que ces animaux fussent bien dangereux par eux-mêmes, mais ils étaient si nombreux dans les eaux du fleuve et leurs mouvements si brusques, qu'en cherchant à les éviter on courait risque de voir le canot chaviré par eux. Au delà de Caffo, il se passa une scène qui aurait pu avoir des suites regrettables. On était arrivé près d'une petite île habitée. On envoya à terre Amadi pour tâcher de se procurer du lait. En même temps, deux canots chargés de provisions partaient de l'île et se dirigeaient vers celui de Mungo Park. Pendant qu'on en débattait le prix, il crut remarquer que les naturels restés dans l'île voulaient faire un mauvais parti à son messager, le menaçant de le tuer, oui tout au moins de le retenir prisonnier. Aussitôt il arrêta les deux canots et cria assez haut pour être entendu que, si l'on touchait à son envoyé, il retiendrait les deux canots avec tous ceux qui s'y trouvaient. Amadi fut relâché, et les deux canots furent remis en liberté.
Cependant on entrevoit, à travers le récit d'Amadi, qu'à mesure qu'on avançait l'horizon s'assombrissait. Les indigènes devenaient de plus en plus nombreux et de plus en plus menaçants. En outre, la navigation devenait de plus en plus difficile. Des rochers semblaient barrer le fleuve ou
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formaient des' rapides dangereux pour le passage du canot ; d'autant plus que des hommes armés étaient postés aux abords de ces endroits doublement périlleux, et où l'on avait à combattre à la fois la nature et les hommes.
« On jeta l'ancre devant Gourmon. Mungo Park m'envoya à terre avec 40,000 cauris pour acheter des provisions. Je me procurai du riz, des oignons, de la volaille, du lait, etc., et je partis du village le soir fort tard. Le chef du village nous envoya un canot pour nous informer qu'une grande armée était campée sur le sommet d'une montagne et qu'elle nous attendait au passage. Il nous conseillait de retourner sur nos pas, ou du moins de nous tenir sur nos gardes. Nous jetâmes l'ancre et passâmes là le reste du jour, ainsi que toute la nuit. Nous partîmes le jour suivant au matin, et en passant devant la montagne en question nous vîmes, en effet, qu'elle était pleine de Maures munis d'armes à feu. Comme ils ne nous disaient rien, nous passâmes tranquillement. Nous étions parvenus au royaume de Kaoussa. Nous ancrâmes dans un lieu favorable et Mungo Park me dit : « Vous êtes à la fin de votre voyage, je vous ai prié de me « conduire jusqu'ici; vous pouvez me quitter; mais, avant de « partir, donnez-moi, je vous prie, dans la langue de ces ré« gions le nom de toutes les denrées nécessaires à la vie. » J'y consentis, et nous y travaillâmes pendant deux jours. Nous partîmes ensuite et arrivâmes à Yaouri.
« Le lendemain, je fus envoyé à terre, avec un fusil et un
sabre que je devais offrir au chef du village, avec trois pièces
de baft blanc pour être distribuées aux notables de l'endroit.
Le chef nous donna en retour un veau, un mouton, trois
jarres de miel et la charge de quatre hommes en riz. Mungo
Park me remit 7,000 cauris et m'ordonna d'acheter des
provisions. Il me dit d'aller de nouveau trouver le chef et
de lui remettre cinq anneaux d'argent et des pierres à fusil,
le tout pour être offert au roi de la part des blancs. Quand
le roi eut reçu ces présents, il demanda si les blancs avaient
l'intention de revenir sur leurs pas. Mungo Park, à qui je
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transmis cette demande, fit répondre qu'il ne reviendrait pas. Mungo Park m'avait payé mon voyage avant de quitter Sansanding. Je lui, dis : « J'ai consenti, à vous conduire « jusqu'au Haoussa; nous y sommes arrives. J'ai rempli « mes engagements, je vais donc vous quitter et m'en re« tourner. »
« Le lendemain, qui était un samedi, Mungo Park continua sa route, et j'allai coucher au village d'Yaouri. Le jour suivant (un dimanche), j'allai rendre mes devoirs au roi. A peine étais-je entré que je vis arriver deux hommes à cheval. Ils étaient envoyés pour dire au roi que les blancs étaient partis sans rien donner ni pour le chef du village, ni pour le roi, que j'étais un méchant homme qui m'étais moqué du roi. On me fit mettre aux fers; on me prit tout ce que j'avais. Les uns parlaient de me tuer, les autres s'y opposaient. Le lendemain matin, de très bonne heure, le roi envoya un corps de troupes au village appelé Boussa et situé sur le bord du fleuve. Il y a devant ce village un rocher jeté en travers et qui s'élève au-dessus de la rivière. Il a une ouverture en forme de porte, et c'est le seul passage par lequel l'eau puisse couler. Là le courant est très rapide. Les soldats du roi vinrent s'y établir, et quand Mungo Park arriva, il les trouva très nombreux et postés de chaque côté de l'ouverture. Il essaya néanmoins de passer; les naturels commencèrent alors à l'attaquer avec des lances, des piques, en lui lançant des flèches et en lui jetant des pierres. Il se défendit longtemps contre ses adversaires. Déjà deux esclaves avaient été tués à l'arrière du canot. Ceux qui restaient, voyant tout désespéré, jetèrent dans le fleuve tout ce qui s'y trouvait d'inutile à la défense. Ils firent feu de tous les fusils disponibles; mais, accablés par le nombre, ils ne purent rebrousser chemin ni aller plus avant. C'est alors que Mungo Park prit un des blancs par la main, et tous deux s'élancèrent dans l'eau. Martyn en fit autant, et tous ainsi furent noyés. Le seul esclave resté dans la barque, voyant que les naturels lançaient toujours des traits sur le canot, se leva et
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leur cria : « Ne tirez plus maintenant, vous voyez bien qu'il « n'y a personne dans le canot et qu'il ne reste que « moi. « Prenez-moi avec le canot, mais ne me tuez pas. » Ils s'emparèrent du canot et dé l'homme, dont ils firent présent au roi. »
Tel est le récit d'Amadi, dans lequel tout ne paraît pas fidèlement traduit ou suffisamment expliqué, mais à travers lequel on entrevoit la fin héroïque de l'illustre voyageur. Qu'il ait refusé d'accompagner Mungo Park plus loin que Haoussa, c'était peut-être son droit plus encore que son devoir. Cela le regardait et était affaire de conscience. Une fois prisonnier du roi africain, on se demande comment il est si bien instruit, dans sa prison, des circonstances qui ont accompagné la fin de Mungo Park; mais il ne s'embarrasse pas de si peu et trouve réponse à tout :
« Je fus, dit-il, aux fers pendant trois mois, au bout desquels le roi me relâcha et me donna une femme esclave. J'allai aussitôt trouver l'esclave qui avait été pris dans le canot de Mungo Park. Il me raconta de quelle manière son maître était mort, ainsi que ses compagnons. Je demandai si l'on n'avait rien trouvé dans le canot. Il me répondit qu'il ne restait avec lui rien qu'un ceinturon d'épée. Je lui demandai où était ce ceinturon ; il me dit que le roi s'en était emparé et en avait fait une sangle pour son cheval. »
D'autres attestations nous sont fournies par des témoins plus ou moins éloignés, plus ou moins bien informés. Nous rapportons quelques-uns de ces témoignages à la fin du volume, sans nous porter garant de la véracité de leurs auteurs.
Toutefois il résulte de l'ensemble de ces témoignages que Mungo Park a péri de mort violente, soit qu'il ait été massacré par les indigènes à un endroit quelconque du cours du Niger, soit qu'il ait été précipité dans les eaux du fleuve.
Quoi qu'il en soit, Mungo Park est la deuxième des nombreuses victimes qui se sont dévouées pour révéler au monde les secrets du sphinx africain*.
1 Voir l'appendice, note 6.
CHAPITRE XI
UN FILS A LA RECHERCHE DE SON PERE — L'ARBRE FATAL
Le fils de Mungo Park avait à peine connu son père 1, mais il avait souvent entendu parler de lui, du mystère qui avait enveloppé sa dernière heure. En ses moments de vagues rêveries enfantines, il s'était promis, lorsqu'il serait grand, d'aller apprendre en Afrique même si son père était libre ou"
captif, s'il avait succombé à la maladie ou à la violence. Il n'en eut pas le temps. On ne conserva bientôt plus de doutes
sur le, sort de l'infortuné voyageur. Thomas Park n'en persista pas moins dans le désir d'aller explorer les lieux où son père avait cessé de vivre. Entré dans la marine, il y parvint assez vite au grade de midshipman (aspirant), et il poursuivit patiemment son projet. Un jour de l'année 18272, on le vit
débarquer à Akra, sur la côte d'Or. L'amirauté l'avait chargé d'une mission spéciale pour voyager en Afrique, explorer le cours du Niger et en déterminer les sources. Il resta quelque temps sur la côte, afin d'y étudier les langues qui se parlaient dans l'intérieur et de faciliter par là ses rapports avec les populations. Ce fut le 29 septembre qu'il se mit en route. Traversant l'Akouapin il arriva le 2 octobre, à Manpong, une ville de cette contrée; le 5, il était à Akrapong, capitale du pays, et il en sortit le 10, pour entrer le 16 à Akouambo,
1 Mungo Park s'était marié en 1799, et partit en 1803 pour son deuxième voyage. Son fils n'avait donc au plus que quatre ans, à supposer qu'il soit né
. dans la première année du mariage de Mungo Park. 2 Il avait alors probablement vingt-sept ans.
MUNGO PARK 213
autre-ville sur le cours, supérieur du Volta. Il avait été, partout favorablement accueilli et; bien traité. Sa marche rapide avait déjà, fait concevoir de grandes espérances, lorsqu'une lettre datée du, cap Corse le 4 décembre annonça qu'il avait trouvé la mort dans l'Akoùambo. Il paraît qu'il avait voulu monter sur un arbre afin de mieux observer la contrée voisine. Le roi essaya de l'en dissuader sous le prétexte que cet arbre était consacré au fétiche du lieu, qu'il était fétiche luimême; certainement le dieu serait vengé. Le jeune voyageur ne tint aucun compte de ces recommandations. Le lendemain il fut trouvé mort sous sa tente. Les prêtres l'avaient empoisonné pour donner satisfaction à la crédulité superstitieuse de la population. Telle fut la fin de ce malheureux jeune homme.
Cette note, extraite du Magasin pittoresque, nous est donnée sans indication d'origine, et nulle part ailleurs nous n'avons lu le fait curieux qu'elle mentionne. Quant à l'arbre qui joue un rôle si triste dans la fin du malheureux jeune' homme, nous avons montré ici même et ailleurs 1 de' quelles croyances superstitieuses certains arbres sont l'objet de la part de populations à peine civilisées, et par suite à quels excès ces populations peuvent se porter quand on contrarie d'une manière ou d'une autre leurs grossiers préjugés à cet égard.
1 Voir notre livre : Le Détroit de Magellan.
cHAPITRE XII
CONCLUSION
Si nous cherchons maintenant à résumer d'un mot cette vie si courte et si bien remplie, nous n'en trouvons qu'un pour rendue note pensée, et ce mot est volonté persévérante. C'est là, nous dira-t-on, le trait caractéristique de la race anglosaxonne ; mais nous ne croyons pas qu'il y en ait beaucoup qui, aient poussé plus loin que Mungo Park cet effort persistant de la volonté, qui est la condition des grandes oeuvres et des grandes actions.
Né en Ecosse, dans une de ces familles où le travail est la
loi de l'existence, mais chez lesquelles l'instruction n'est pas
négligée, il fut élevé comme l'étaient alors les fils de fermiers,
c'est-à-dire qu'il put recevoir dans la maison paternelle les
premières leçons de la bouche d'un maître. Puis, le moment
venu,' on l'envoya dans une pension du voisinage. Les ressources
ressources ses parents ne permettaient pas à l'enfant de pousser
pousser ses études, et de bonne heure on dut chercher à le
pourvoir d'un emploi qui lui permît de se suffire à lui-même.
Son père avait songé à faire de lui un homme d'église; mais la
vocation de l'enfant le portait vers les études médicales, et il
n'eut garde dé. contrarier cette vocation. Jusqu'alors rien
n'avait manifesté chez le jeune homme une tendance pour
telle science ou pour telle autre. D'un caractère grave, sérieux
et méditatif, ami du silence et de l'étude, il se livrait peu, ne
se communiquait pas volontiers. A quinze ans, on le plaça
chez un chirurgien de Selkirk qui l'initia à la pratique de l'art
MUNGO PARK 215
de guérir, en même temps qu'il acquérait quelques notions
des sciences médicales. Mais cette éducation un peu superficielle ne pouvait le conduire loin. Quelques années après, il alla faire de plus sérieuses études à l'université d'Edimbourg. La s'accomplit une révolution dans ses idées. Comment l'enfant
l'enfant s'éprit-il avec passion des voyages lointains ? Les occasions peuvent faire naître les grands voyageurs ; mais on peut dire que tout Anglais est voyageur-né. Mungo Park avait à peine vingt ans, lorsqu'il s'embarqua pour les Indes orientales. Il visita l'île de Sumatra et recueillit dans l'intérêt de la botanique, sa science dé prédilection, un grand nombre de spécimens curieux de la flore malaisienne. De retour dans sa patrie, c'est-à-dire en Ecosse, son goût pour les voyages se déclara hautement, quand il vit l'Association, africaine mettre
en quelque sorte au concours un projet d'exploration en Afrique, dans le but d'ouvrir de nouveaux débouchés au commerce anglais. Mungo Park avait le bonheur, ou, si l'on veutle malheur de connaître particulièrement plusieurs membres de cette Société. Il était jeune, ardent, plein de confiance dans
le succès de son entreprise. Il y avait des dangers à courir, mais il y avait de la gloire à acquérir. Et puis il y avait cet inconnu, ce mystère qui plaît tant à la jeunesse enthousiaste. Ce mystère, c'était celui dont s'entourait le Niger, moins vers sa source que du côté de son embouchure. Bien n'était fait pour arrêter le jeune et intrépide voyageur. On connaît les péripéties de ce voyage de trois ans, pendant lequel il montra un courage héroïque, déploya une inébranlable constance, soutint une lutte sans trêve contre les épreuves de toute genre qui vinrent l'assaillir : lutte contre les hommes, contre les éléments, contre les animaux. Il en sortit vainqueur, grâce à l'énergique volonté dont il était armé. Et quand on songe qu'il n'avait pas vingt-quatre ans lorsqu'il entreprit cette campagne, on reste étonné devant tant d'audace, tant de difficultés vaincues,
vaincues, d'obstacles surmontés. Ce n'est pas tout, chez Mungo Park, l'intelligence égale la volonté; ce voyage qu'il a accompli après tant d'efforts, avec tant de persévérance, il le raconté
216 MUNGO PARK dans un récit fait pour vivre, et que demeure un modèle pour les voyageurs. Récits familiers, observations de moeurs, peinture
peinture choses, description des pays, considérations d'un ordre élevé, tout se trouve dans ces deux volumes, dont l'intérêt
l'intérêt à tant d'essais du même genre. On peut dire que les voyages les plus récemment publiés n'effacent pas la vivacité du tableau que nous présente l'ouvrage de Mungo Park, écrit il y a plus de quatre-vingts ans. toutefois on pouvait espérer qu'au retour d'un voyage si' pénible, après-tant d'épreuves subies, il ne songerait plus à tenter de nouveau une pareille entreprise. Il n'en fut rien. A
peine de retour dans son pays, il se met en rapport avec les savants les plus propres à ouvrir à son imagination de nouveaux
nouveaux La cause du Niger avait été plaidée, mais
elle n'avait pas été gagnée. Les fameuses bouches restaient toujours à découvrir. En vain ses parents, ses amis imaginent-ils,
imaginent-ils, lui improviser une clientèle pour exercer son art
dans quelque comté ignoré. Il cède à leurs sollicitations, et le
voilà médecin de campagne, arpentant sur un mauvais cheval
les tristes landes de la montagne. Mais il étouffe dans cet étroit horizon. Les larges solitudes d'Afrique envahissent son
imagination. De nouveau le démon des voyages s'empare de
lui Ni les conseils des uns, ni les avertissements des autres
ne peuvent prévaloir sur une détermination que plusieurs circonstances favorisent. La paix d'Amiens vient d'être signée.
L'Angleterre, en paix avec la France, peut désormais donner
toute son attention au développement de son commerce dans les colonies d'Afrique, et Mungo Park est naturellement désigné pour' diriger la nouvelle campagne qui se prépare. Dans
la première, il avait été réduit, en quelque sorte, à ses propres forcés ; dans la seconde, on lui donna une petite colonne à
commander. Mais, hélas! les maladies, les fièvres surtout décimèrent cette petite troupe. Un jour l'un, un jour l'autre, tous ou presque tous sont emportés ; et, lorsque Mungo Park arrive au Niger, c'est-à-dire au point d'où doit véritablement
véritablement son voyage de découverte, il se trouve réduit à
MUNGO PARK
une petite poignée d'hommes incapables de le défendre contre
les dangers qui vont s'accumuler devant lui. Sa résolution estelle
estelle par les pertes successives qu'il a éprouvées, par l'idée de nouvelle épreuves que l'attendent ? l'attendent ? Nullement. C'est ici que cette volonté persévérante, dont nous avons fait le trait essentiel de son caractère, sementre avec sonindomptable énergie. Les moyens lui manquent pour naviguer sur le Niger.
Niger. l'avons vu à Sansanding, nouveau Robinson, construire presque à lui seul la barque qui devra le conduire aux bouches du fleuve. Quelques jours avant son départ pour ce voyage, dont le terme est l'inconnu, il écrit a lord Camden la lettre que nous reproduisons plus loin 1, mais dont nous extrayons ces lignes : « Sur ce navire, je me dirigerai vers l'est, avec la ferme résolution de découvrir où se termine le Niger ou de périr dans cette tentative. " Et plus loin il ajoute': « Mes chers amis, MM. Anderson et Scott, sont morts ; mais, quand tous les Européens qui sont avec moi mourraient, quand je serais moi-même à moitié mort, je persévérerais toujours dans mon entreprise, et, si je ne pouvais atteindre le but de mon voyage, je voudrais du moins mourir sur le Niger !»
Tristes et prophétiques paroles, et bien propres à justifier l'idée que nous nous formons de cette volonté tenace que rien ne déconcerte, qui ne subit aucune défaillance, que ne peut faire fléchir aucun obstacle !
La persévérance dans les desseins est certainement une des qualités les plus rares. Ne voyons-nous pas chaque jour les meilleures résolutions se modifier au gré des circonstances toujours mobiles? Mais à côté de la volonté il y a la question d'humanité, qui mérite bien nos hommages aussi. « Loin de nous les héros sans humanité, » a dit Bossuet. Mais les hommes de volonté sont rarement des hommes de sentiment. En d'autres termes, chez Mungo Park on voudrait savoir si l'homme disparaît entièrement derrière le voyageur. Son livre à la main, nous pouvons répondre hardiment : « Non. »
1 Voir l'appendice, note 7.
218 MUNGO PARK
Que de fois nous le voyons s'apitoyer sur les malheurs non
seulemen de ses semblables, mais encore de ces infortunés
que la chaîne de l'esclavage semble séparer du reste de l'humanité
l'humanité Que de fois ne l'avons-nous pas vu leur prodiguer ses
soins et sur terre et sur mer ! Ne s'est-il pas un jour attendri
attendri la vue d'une petite mousse, et, couché sur le sol, se
livrant en cette occasion à des pensées que élèvent l'âme vers
les sphères de l'Idéal et du sentiment ?
Ses sentiments religieux ne peuvent faire de doute pour
personne. Déprogramme bien arrêté, il n'en avait pas. Il
était avant tout le missionnaire de la science, et ne cherchait dans, ses voyages que le côté utilitaire 1. Mais il suffit que dans ses livres pas un mot ne s'élève contre la Divinité, qu'au
contraire il affirme partout ses tendances spiritualistes, pour qu'on se plaise à reconnaître en lui un disciple du Christ. D'ailleurs, il a ouvert la voie à ceux qui sont venus après lui, missionnaires de la foi, prêcher aux populations sauvages,, et souvent au péril de leur vie, la bonne nouvelle, le règne de l'esprit, la soumission des coeurs !
1Si l'abolition de l'esclavage n'a pas eu dans Mungo Park un défenseur fervent, il s'est montré zélé propagateur de l'instruction, et par elle de la conversion des nègres, ainsi qu'on peut le voir plus haut. ( 1re partie, chap. XXIII. )
APPENDICE ;
NOTE
Voici comment M. le lieutenant Mage rend compte de ses impressions à la vue du Niger :
« Je m'étais attendu, d'après Mungo Park, à une immense nappe d'eau, et je ne voyais entre les deux berges de sable qu'un, courant de six cents mètres environ de largeur. Je fus désappointé, et cependant, lors des crues, cette largeur doit dépasser deux Maille mètres; mais, sur le premier moment, je ne fis pas la réflexion que Mungo Park, aussi bien à son premier qu'à son second voyage, n'avait vu le fleuve qu'en plein hivernage, et, je le'répéte, mon coeur battit moins que je ne l'avais prévu; l'émotion fut moins grande, parce que le spectacle était moins imposant. Cependant j'avais réalisé ce desideratum du gouverneur, qui me disait : « Si « vous arrivez jusqu'au Niger, le seul fait d'avoir vu ce fleuve vous « créerait de suite une position hors ligne. » Avec des ressources bien faibles, j'avais réussi où tant d'autres depuis Mungo Park avaient échoué, et j'arrivais au grand fleuve sans avoir perdu un seul homme, presque sans avoir diminué mes ressources en marchandises.
(Tour du Monde, tome XVII, p. 59-60.)
Pendant deux ans sept mois et seize jours, M. le lieutenant Mage refit à peu près le voyage de Mungo Park. Son récit est aussi très intéressant, et il a l'avantage que n'ont point eu, jusqu'à ce jour du moins, les voyages de Mungo Park, d'être illustré d'un grand nombre de dessins, presque tous dus au crayon de M. Mage. ou tirés de son album.
220 MUNGO PARK.
NOTE II
SUR LA MONNAIE APPELEE LE CAURE.
«Le cauri, en yoloff petauw, en peuhl trédé, en bambara koulou, est une coquille univalve des mers de l'Inde qui sert, dans une
1 grande partie de l'Afrique, de monnaie dans les transactions. Son
taux ou sa valeur relative varie énormément, suivant les localités,
et quelquefois à vingt lieues de distance.
« Ce n'est véritablement que dans le bassin du Niger, c'est-àdire de Tombouctou, au nord, jusqu'à King, au sud, et du Bélédougou au lac Tchad, qu'elle a un cours bien régulier. Sa valeur, sur les. bords du haut Niger, est d'à peu près trois francs le mille ; mais, quand on dit le mille, il faut s'entendre, car les cauris ont une numération toute spéciale. On les compte par dix, et il semble tout d'abord que le système de numération soit décimal; mais il
n'en est rien. Pour les nègres, huit fois dix égale cent, et non quatre-vingts ; dix fois cent égale mille, il est vrai ; dix fois mille égale
dix mille; mais huit fois dix mille égale cent mille; ce qui fait que
leur cent mille n'équivaut, en réalité, qu'à soixante-quatre mille; que dix mille représente huit mille ; que mille n'est que huit cent
et que leur cent n'est que quatre-vingts. Cependant, avec un peu d'habitude, un étranger arrive à compter assez rapidement même
dans ce système. Quant aux gens du pays, leur manière d'opérer est bien simple : ils comptent par cinq cauris à la fois, qu'ils ramassentayec
ramassentayec dextérité et une promptitude qu'on n'acquiert qu'à la
longue; et quand, en agissant ainsi., ils ont compté seize fois cinq,
ils ont un tas : c'est leur cent. Quand ils ont cinq de ces tas, ils les
réunissent, en font cinq autres, réunissent le tout: c'est mille. Les
commerçants et les femmes, pour éviter les erreurs, font d'abord
ordinairement une masse de petits tas de cinq cauris et les réunissent ensuite par huit groupes, qui font un demi-cent. C'est ce qu'on appelle un débé, en bambara. « Outre cette' monnaie courante, il y a une monnaie de compte,
'qui est le captif. On fait un marché de captifs, comme on le ferait
chez nous avec toute autre monnaie. On discute, par exemple, le prix d'un cheval ou d'un boeuf en captifs et fractions de captifs:
Bien qu'en moyenne le captif corresponde à une valeur de vingt mille cauris, en réalité, lorsqu'il s'agit de l'achat d'un esclave, cette va-
MUNGO PARK 21
leur varie suivant son âge, son sexe, sa beauté et sa force, de quatre mille à quarante mille cauris, mais bien rarement au-dessus. "
(Tour du Monde, tome XVII. Voyagé de M. le lieutenant Mage dans le Soudan occidental. )
NOTE III
PRIX (ÉVALUÉ EN CAURIS ) DES MARCHANDISES MISES EN VENTE
SUR LE MARCHÉ DE SANSANDING
MARCHANDISES EUROPÉENNES VALEUR EN CAURIS ,
Un mousquet. ... 6 à 7,000
Un coutelas 1,800 à 2,000
Une pierre à fusil 40
Une bouteille de poudre à tirer 3,000
Ambre (suivant la qualité) de 60 à 1,000
Corail n° 4 (chaque grain) 60
Grains de collier noir, id 20
Grenats rouges (le collier) 40
Grenats blancs (le collier) 40
Corail de roche (le grain) 5
Petites pierres de couleur 40
Grains d'or 10
Un boeuf des Indes 20,000
Un baraloulo (de la valeur de cinq barres). 8,000
Dix empans (drap écarlate) 20,000
Une feuille de papier 40
Un dollar 6 à 12,000
Ce n'est là qu'un tableau incomplet de toutes les marchandises venant de l'Europe pour être vendues sur les marchés du, Soudan. Voici maintenant le tableau de quelques marchandises africaines
africaines
MARCHANDISES AFRICAINES VALEUR EN CAURIS
Un makalli d'or 3,000
Les plus grosses dents d'ivoire 10,000
Les moyennes 7,000
Les plus petites 3 à 4,000
Les feuilles d'indigo, battues et séchées, en
boules plus grosses que le poing, ... 40
Un esclave de choix (mâle) 40,000
Une esclave de choix (femelle) 80 à 100,000
Une jeune fille 40,000
222 MUNGO PARK
Une vache grasse 13,000
Un âne. . . . ..... . ..... 17,000
Un mouton . .. . . . . . . . . 3 à 5,000
Une volaille. . . . . . . .. . 250 à 300
D'excellent boeuf, un quartier, pour la nourriture de sept hommes pendant un jour. . 620 D'excellente bière pour le même nombre d'hommes, pendant un jour. ...... 300
Un cheval se vend depuis deux jusqu'à dix esclaves d'élite.
(Note extraite du voyage de Mungo Park.)
NOTE IV
SUR LES ÉCOLES ARABES
« Fais jouer l'enfant pendant sept ans, dit le Coran ; instruis-le et corrige-le les sept années suivantes; conduis-le sept autres années dans le monde, pour qu'il en accepte les usages : il est alors un homme parfait. » D'après ce précepte, les parents envoient leurs enfants dans les écoles à l'âge de sept ans. On leur apprend alors à lire et à écrire en même temps. Chaque écolier apporte une petite planchette enduite d'un vernis blanc, ou bien une feuille de ferblanc, sur laquelle le maître trace les lettres de l'alphabet ; à mesure que l'enfant sait sa leçon, le maître l'efface avec un linge mouillé, et lui en écrit une nouvelle. L'enseignement n'est jamais collectif. Le maître appelle successivement auprès do lui chaque écolier, et après lui avoir indiqué ou tracé sa leçon, comme on vient de le voir, il le renvoie à sa place pour qu'il' l'étudié.
Rien de plus bruyant qu'une école publique en Orient, les enfants apprenant à écrire les caractères de l'alphabet, les syllabes et les mots, en même temps qu'ils s'exercent à les prononcer. Tous les écoliers réunis dans la même salle, et assis pêle-mêle sur une natte, récitent et étudient à haute voix les leçons qui leur ont été données. Les enfants ne se contentent pas de chanter en lisant; ils remuent continuellement la tête, qu'ils balancent avec la partie supérieure du corps, d'après une sorte de mouvement rythmique. Ce mouvement perpétuel, joint aux sons discordants de toutes les voix, fait des écoles arabes un spectacle assez curieux, mais bientôt étourdissant pour les étrangers. C'est au milieu de ce tumulte que le maître donne ses leçons. Il est armé d'une espèce
MUNGO PARK, 223
de longue perché qui lui permet d'atteindre et de toucher les élèves les plus éloignés, quand ceux-ci commettent ces sortes d'incartades communes chez; tous les enfants, sous toutes les latitudes et quels que soient leur rang et leur religion. -
Lés maîtres, quels qu'ils soient, du premier ou du second degré, — car il y a ces deux catégories chez les Arabes,— n'ont aucune méthode régulière pour enseigner. Quand l'enfant sait lire, on lui met un livre de grammaire entre les mains; il l'apprend par coeur, et quand il le sait, on lui en donne un autre à apprendre qui contient l'explication détaillée du premier; puis un troisième, qui est le commentaire du second, et ainsi de suite. Celui qui a lu le plus de livres est le plus savant.
NOTE V
SUR LA MORT DE MUNGO PARK
Une lettre arabe, datée de Tombouctou et arrivée au mois de mars 1806 à Mogador, contenait à peu près ce qui suit : « Une barque venant de l'ouest aborda, il y a quelques jours, à Kabra; elle avait à bord deux ou trois chrétiens. L'un d'eux, homme d'une haute taille, se tenait au milieu de la barque, un pavillon blanc à la main ; mais les habitants de Kabra, qui ne comprenaient pas ce signe, ne s'approchèrent pas de la barque, bien qu'elle restât toute la journée à l'ancre. Le lendemain matin, elle avait disparu. » En 1817, Bowdich, qui était alors à Goumassio, capitale du royaume des Ashontes, reçut du schérif Ibrahim, témoin oculaire, des renseignements un peu différents sur la mort de Mungo Park. La lettre arabe est déposée au musée anglais. En voici le contenu : « Cette funeste nouvelle nous arriva de la province de Mousa, qui est appelée Écaurie ou Ycaurie. Nous n'avons pas vu le fleuve appelé Koude, c'est-à-dire le Niger; mais nous entendîmes des voix d'enfants , et nous vîmes un navire tel que nous n'en avions pas encore vu auparavant. Le roi d'Ycaurie y envoya des provisions en quantité. Deux hommes, une femme et deux esclaves tiraient le navire, dans lequel se trouvaient deux blancs. Le sultan les appela à haute voix, mais ils ne vinrent pas. Ils se dirigèrent vers le pays de Bousa, qui est plus grand qu'Ycaurie, et soudain ils furent arrêtés par le tournant qui est sur la limite du Koude. Le navire ne put franchir les rochers. L'homme qui était dans le navire tua sa
224 MUNGO PARK
femme et jeta fout dans l'eau Effrayés, ils se précipitèrent ensuite dans le fleuve.»
Enfin une lettre écrite en 1807, au capitaine Clappeston, par le shérif de Bokhary, a été traduite de la manière suivante dans,la collection des Voyages de MM. Eyriès et Larenaudière :
« La louange est due à Dieu seul ! Quant aux deux chrétiens qui" ont été noyés dans la rivière de Boussy, ils consistaient en deux hommes et en deux esclaves. L'événement arriva ainsi qu'il suit, dans
le mois de radjah. Leur navire, descendant la rivière, arriva en un lieu resserré en détroit, où ils pénétrèrent et restèrent trois jours; mais les habitants du Boussy les ayant aperçus s'assemblèrent, marchèrent contre eux et les combattirent pendant trois jours. Quand le combat devint sérieux, les chrétiens commencèrent à
rassembler leurs effets et à les jeter dans la rivière, jusqu'à ce qu'ils en eussent précipité une grande quantité ; et le combat devenant encore plus sérieux, l'un d'eux sortit, se jeta dans la rivère et mourut ; et de la même manière l'autre le suivit, laissant les deux esclaves emprisonnés dans le navire, de sorte que les mains des habitants de Boussy n'allèrent pas jusqu'à les tuer. Voilà ce que j'ai entendu dire et je signe. »
« La fin tragique de Mungo Park excita partout le plus vif intérêt ; ce qui nous étonne, c'est la rapidité avec laquelle cette nouvelle se répandit, depuis le Marve jusqu'à la Mecque, du Sénégal jusqu'aux Achantis, surtout si nous songeons que l'Afrique a été regardée de tout temps comme impénétrable. Cette célérité avec laquelle les différents peuples communiquent entre eux, nous fait espérer que bientôt le Niger, ce fleuve mystérieux, n'aura plus rien de caché pour nous. »
(Ritter, Géographie générale et comparée, t. II, page 59 et suiv.)
En 1836, époque à laquelle a paru la traduction française de cet important ouvrage, le cours complet du Niger était un des desiderata de la géographie de l'Afrique. Lorsque, quelques années plus tard, on eut exactement déterminé son embouchure, les sources du Nil restaient à découvrir; et quand celles-ci eurent livré tous leurs secrets, l'intérieur de l'Afrique équatoriale et de l'Afrique australe devint alors et reste encore l'objectif des chercheurs de nouveaux mondes.
MUNGO PARK NOTE VI
Aux indications qui précèdent il convient d'ajouter celles qui suivent et que nous empruntons à l'ouvrage de M. Raffenel : Nouveau Voyage au pays, des nègres. Voici ce qu'on lit au tome II, p. 294 de ce livré: « Le Ghiolibâ (Niger) est navigable depuis Bamakou, ville située à environ quarante lieues au-dessus de Sego, jusqu'à Boussa, où s'est accomplie la terrible catastrophe qui coûta la vie à Mungo Park. Boussa est situé sur le cours oriental du fleuve, à cent trente lieues de son delta. L'illustre martyr de la science dont je viens d'écrire le nom a prouvé que les eaux du Ghiolibâ pouvaient porter des navires jusque-là. » Et l'auteur ajoute en note : « Nous savons que ce n'est pas une certitude acquise aux sciences géographiques et que, tout en acceptant la triste vérité de la mort de Mungo Park aux rapides de Boussa, on n'est pas cer-" tain que sa navigation depuis Bamakou se soit effectuée sans discontinuité sur le même fleuve. Mungo Park avait avec lui des charpentiers , et d'ailleurs il aurait bien pu, sans ce secours, acheter des pirogues pour continuer sa navigation sur un autre cours d'eau. Ce qui peut donner une certitude morale sur la navigation non interrompue du voyageur, c'est son désir formellement exprimé de résoudre le problème de la navigation du Niger. Il a prouvé, en tout cas, qu'une expédition partie par eau de Bamakou pouvait parvenir par eau à Boussa. »
NOTE VII
LETTRE ADRESSÉE AU COMTE CAMDEN , UN DES PRINCIPAUX SECRETAIRES D'ÉTAT DE SA MAJESTÉ, ETC. ETC.
A bord du sphooner de Sa Majesté le JOLIBA, à l'ancre près Sansanding, le 17 novembre 1805.
« Milord,
« Je vous ai envoyé le récit de mes opérations de chaque jour, depuis notre départ de Cayée. Un grand nombre d'incidents rapportés dans cet écrit sont de fort peu d'importance; mais ils sont destinés à me rappeler, s'il plaît à Dieu de me faire revoir mon cher pays natal, d'autres particularités qui feront connaître les moeurs
15
226 MUNGO PARK
et les usages des naturels de l'Afrique. Elles auraient donné à cette relation, déjà étendue,un volume. trop considérable.
« Votre Seigneurie voudra bien se rappeler que j'ai toujours parlé de la saison pluvieuse avec horreur, comme étant très fatale aux Européens. Notre voyage de la Gambie au Niger fournira une pueuve douloureuse de cette vérité.
« Nous n'avons eu avec les naturels aucune espèce de contestalion , et aucun de mes compagnons n'a été tué par les bêtes féroces ou n'a péri par quelque autre accident. Cependant j'ai la douleur d'avouer que sur quarante-quatre Européens partis de la Gambie en parfaite santé, cinq seulement sont aujourd'hui vivants. Ce sont : trois soldats, dont un a l'esprit dérangé, le lieutenant Marttyn et moi.
« D'après cela, je crains que Votre Seigneurie ne soit portée à juger les affaires tout à fait désespérées; mais je vous assure que je suis loin d'avoir perdu tout espoir. Avec l'aide d'un de mes trois soldats, j'ai transformé un grand canot en un schooner passable, à bord duquel j'ai hissé aujourd'hui même le pavillon anglais. Sur ce navire, je me dirigerai vers l'est, avec la ferme résolution de découvrir où se termine le Niger, ou de périr dans cette tentative. Je n'ai rien appris de bien certain sur le cours ultérieur de ce superbe fleuve ; mais je suis de plus en plus porté à croire qu'il ne peut finir ailleurs que dans la mer.
« Mes chers amis, MM. Anderson et Scott sont morts; mais quand tous les Européens qui sont avec moi mourraient, quand je serais moi-même à moitié mort, je persévérerais toujours dans mon entreprise; et si je ne pouvais atteindre le but de mon voyage, je voudrais du moins mourir sur le Niger.
« Si je réussis, j'espère être en Angleterre dans les mois de mai ou de juin, par la route des Indes occidentales.
« Je prie Votre Seigneurie d'avoir la bonté de permettre à mon ami sir Joseph Banks de lire le récit de mes opérations, et de le conserver dans le cas où je perdrais mes papiers.
« J'ai l'honneur d'être, etc.
" MUNGO PARK. »
FIN
TABLE DES MATIERES
AVERTISSEMENT VII
PREMIÈRE-PARTIE
CHAPITRE I. — L'association africaine 2
CHAP. II.—Un précurseur de Mungo Park 4
CHAP. III. — Commencements de Mungo Park 7
CHAP. IV. — Départ de Porstmouth. — Arrivée à Vintain. — Le docteur Laidley. — Pisania. — L'éclipse de lune du 31 juillet. — La fièvre. — Observations
sur le pays. 13
CHAP. V. — Le pays 19
CHAP. VI. — Les habitants 25
CHAP. VII. — Départ de Pisania. — Comment les habitants de Doumasansa
chassaient le lion. — Conversation avec le roi Jatta. — L'arbre aux guenilles. 34
CHAP. VIII. — Départ de Tallika. — Séjour à Fatteconda. — Entrevue avec le
le roi de Bondou. — L'habit bleu 39
CHAP. IX. — Arrivée à Joag. — La Samaritaine. — Le neveu du roi de Kasso.
— Séjour à Tiesie. — Arrivée à Jumbo. — Le retour de l'enfant économe. 43 CHAP. X. — Arrivée à Kouniakary. — Une visite au roi de Kasso. — Effet produit par un blanc sur un noir. — Les Jowers. — Arrivée à Kemmou. — Départ pour le pays des Maures 48
CHAP. XI. — Arrivée à Funingkedi. — Le médecin malgré lui. — Souvenirs du major Houghlon. — Sa mort. — Arrivée à Jarra. — Guerre entre les rois de Bambara et de Kaarta 52
CHAP. XII. — Mango Park chez Daman. — La dette reconnue. — Départ de Jarra.
— Persécution des Maures. — L'esclave fidèle. — Mungo Park prisonnier des Maures. —Le camp d'Ali. — Le carême forcé 58
CHAP. XIII. — Un barbier maladroit. — Mungo Park est dévalisé. — A quoi peut servir une boussole. — Conseil tenu sous la tente. — Mungo Park tombe malade. — Le vent du désert 64
CHAP. XIV. — Un mariage nègre. — La soupe de la mariée. — Suite du carême forcé. — Mungo Park apprend l'arabe. — Les deux shérifs. — Les routes du désert 69
CHAP. XV. — Suite de la guerre entre le Bambara et le Kaarta. — Les deux frères. — Mansong reparaît sur la scène. — Ali lève le camp. — La reine Fatma. — La soif 74
CHAP. XVI. — Retour à Jarra. — Encore Daman. — Espoir de liberté. — L'exode de Jarra. — Départ de Quieira.— Le manteau 78
CHAP. XVII. — La fuite au désert. — Encore la soif. — La trombe de sable. — L'orage. — Les grenouilles. — Arrivée à Schilla. — Une nouvelle Samaritaine.
— Une nuit à la belle étoile. — Mungo chez les foulahs. — Arrivée à Wawra. 84 CHAP. XVIII. — Curiosité des gens de Wawra. — Les mères sans leurs enfants.
— Une mèche de cheveux. — La terreur aux champs. — Arrivée à Satilé. — On approche de Sego. — Le Niger. — Sego-Sikoro. — L'hospitalité au village. — Le chant des négresses. — Quatre boutons de cuivre. — Cinq mille cauris. 92
CHAP. XIX. — Départ de Sego. — Arrivée à Sansanding, — Les nègres deviennent de plus en plus curieux. — Le saphis. — Départ. — Les lions et les moustiques. — Mungo Park abandonne son cheval. — Arrivée à Kéa, à Silla.
— Là est le terme du voyage. Pourquoi ? — Ce qu'il y avait au delà de
Silla 100
CHAI». XX. — Retour. — Le nègre et la selle. — Mungo Park à Madibou.— Il retrouve son cheval. — Les remparts de Say. — La faim. — Encore les lions et les crocodiles 108
228TABLE DES MATIÈRES
CHAP. XXI. - Un enterrement au village. — Oraison, funèbre d'un enfant. — Manière de se pénétrer des paroles d'un blanc,— Arrivée à' Bammakou. — Les chanteurs.—Dénuement. — Amères réflexions. — Là mousse. — Arrivée à Sidiboulou.
Sidiboulou. ............. 113
CHAP. XXII. — Le mansa de Sidiboulou. - A Wonda, Mungo Park retombe malade.— La famine. — Une mère qui vend son enfant. — Le cheval retrouve. — Suite du voyage. - A Kamalia, Mungo Park fait la connaissance de Karfa
Taura. — Les slatées. — Le livre de prières. .... 120
CHAP. XXIII. — L'instruction primaire chez les nègres. — Une école au village.
La religion, base de l'instruction chez les musulmans. — Un examen public.
— Le baccalauréat au désert 126
CHAP. XXIV. — L'esclavage en Afrique. — Opinion de Mungo Park à ce
sujet 131
CHAP. XXV. — Suite de l'esclavage en Afrique. — Sources de l'esclavage. — Jugement de Mungo Park. — La guerre en Afrique 134
CHAP. XXVI. — Retour de Karfa. — Le rhamadan. — Un mauvais débiteur. — Départ de Kamalia. — Les adieux. — Arrivée à Kinytakourou. — Ordre de
marche pour entrer dans la ville .' 140
CHAP. XXVII. — Départ de Kinytakourou. — Les abeilles. - Histoire de Néalée.
— Arrivée à Malacotta. — Le frère du maître d'école. — La guerre entre Damel et Abd-el-Kader. — L'ambassade. — Les surprises de la guerre. — Grandeur et magnanimité d'un prince africain 144
CHAP. XXVIII. — Départ de Malacotta. — Arrivée à Baniserile. — Le retour du fiancé. — L'esclave retardataire. — L'agriculture au Soudan. — Échange d'esclaves. — Medina. — La caravane se sépare. — Adieux touchants. . . . 150 , CHAP. XXIX-. — Retour inespéré. — La senora Camilla. — Un homme qui s'étonne de tout. — Mungo Park et Karfa se séparent. — Départ pour la Caroline.
— Le Charlestown. — La fièvre. — Arrivée à Antigoa. — A Falmouth, 22 décembre 155
DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE I. — Retour dans la famille. — Dickson et Banks. — Mariage. — Le
médecin de Peebles. — Nouveaux projets de voyage 161
CHAP. II. — Mungo Park et Walter Scott 169
CHAP. III. — Projet d'un second voyage en Afrique.— Programme. — Préparatifs
de départ 173
CHAP. IV. — Départ d'Angleterre. — Lettre de lord Camdem. — Arrivée à Gorée.
Gorée. Lettre à mistriss Park 178
CHAP. V. — Gorée. — Kayi. — Pisania. — Medina. — Commencement des contributions et des tribulatons. — De Nittu. — Le pont de Walter-Badou, 29 mai 1805. — Lettre à mistriss Park. — Les victimes de la fièvre. . . . 182 CHAP. VI, — Suite des victimes de la fièvre. — Les montagnes du Soudan. — L'orfèvrerie chez les nègres. — Isaac et les crocodiles. — Retour de Karta. 188 CHAP. VII. — Deuxième visite au Niger. — Les préoccupations commencent. — Le roi de Bambara envoie une ambassade à Mungo Park. — Le colloque. —
L'étranger du roi de Mansong 193
CHAP. VIII. — Arrivée à Sansanding. — Le marché. — Mungo Park se fait marchand. — Mort de Scott et d'Anderson. — Deux demis font un entier. — Préparatifs de départ 199
CHAP. IX. — Deux lettres 203
CHAP. X. — Fin de Mungo Park d'après Isaac et Amadi Fatouma 206
CHAP. XI. — Un fils à la recherche de son père. - L'arbre fatal 212
CHAP. XII. — Conclusion 214
APPENDICE . . . 219
9892 — Tours , impr. Maine.
Mme la comtesse de la Rochère.
CRILLON (VIE DE), par M. H. Garnier, élève de l'École des chartes. DAHOME (LE), SOUVENIRS DE VOYAGE ET DE MISSION, par M. l'abbé Laffitte, ancien missionnaire dû Dahomé, prêtre du diocèse d'Aire. Carte de la côte des Esclaves et notice par M. Borghero, supérieur de la Mission. DÉTROIT DE MAGELLAN (LE), Scènes, tableaux, récits de l'Amérique
australe, par Henri Feuilleret. ÉTATS-UNIS ET LE CANADA (LES), par M. Xavier Marmier, de l'Académie
française.
GAULOIS NOS AIEUX (LES), par M. Moreau-Christophe, lauréat de l'Institut.
ILLUSTRATIONS D'AFRIQUE, par M. le comte de Lambel.
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS D'UN VOYAGEUR CHRÉTIEN, par M. Xavier Marmier, de l'Académie française.
LOUIS DE LA TRÉMOILLE, ou LES FRÈRES D'ARMES, par Théophile Ménard. MUNGO PARK, Sa vie et ses voyages, par Henri Feuilleret.
NAUFRAGÉS AU SPITZBERG (LES), OU LES SALUTAIRES EFFETS DE LA CONFIANCE EN DIEU, par L. F. ORPHELINE DE MOSCOU (L'), OU LA JEUNE INSTITUTRICE, par Mme Woillez.
PAIENS ET CHRÉTIENS, Récits des premiers temps du christianisme, par le comte Anatole de Ségur.
PANTHÈRE NOIRE (LA), Aventures au milieu des Peaux-Rouges du FarWest
FarWest adapté de l'anglais, par Bénédict-Henry Révoil. PARAGUAY (LE) , par M. le comte de Lambel.
PAYS DES NÈGRES (LE) ET LA CÔTE DES ESCLAVES, par M. l'abbé Laffitte,
prêtre du diocèse d'Aire, auteur du Dahomé.
PERDUS EN MER, imité de l'anglais, par Mme la Csse Drohojowska. PROMENADES ET ESCALADES DANS LES PYRÉNÉES : LOURDES, — Luz— BARÈGES, — PIC DU MIDI ,— CIRQUE DE GAVARNIE , —- CAUTERETS , — LAC DE GAUBE, —MONT PERDU, — MONT CANIGOU, par M. Jules Leclercq.
ROBINSON CATHOLIQUE (LE), par Marie Guerrier de Haupt.
SAINTE MAISON DE LORETTE (LA), par M. l'abbé A. Grillot.
SANCTUAIRES DES PYRÉNÉES (LES), PÈLEIUNAGES D'UN CATHOLIQUE IRLANDAIS, traduit de l'anglais de Lawlor, esq., par Mme la Csse L. de L'Écuyer.
VIE DES BOIS ET DU DÉSERT (LA), Récits de chasse et de pêche, par Bénédict-Henry Révoil, avec deux histoires inédites, par Alexandre Dumas père.
VOYAGE AU PAYS DES KANGAROUS, adapté de l'anglais, par BénédictHenry Révoil.
Tonrs. — Imprimerie Marne