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Notice complète:

Titre : Les Annales politiques et littéraires : revue populaire paraissant le dimanche / dir. Adolphe Brisson

Éditeur : [s.n.] (Paris)

Date d'édition : 1908-02-02

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34429261z

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34429261z/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 42932

Description : 02 février 1908

Description : 1908/02/02 (A26,T50,N1284).

Description : Collection numérique : Arts de la marionnette

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5710853v

Source : Bibliothèque nationale de France, département Collections numérisées, 2009-34518

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 01/12/2010

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26e ANNÉE (1er SEMESTRE)

TEXTE

Notes de la Semaine : Le Mariage aux Millions. La BONHOMME CHRYSALE

Curiosités Littéraires : Quel

est lige de Faust ? . . . . ÉMILE FAGUET

Souvenirs : La Marguerite de

Faust CAMILLE SAINT-SAËNS

Las Echos de Paris : Le Cardinal Richard. — Emile Dameron. — Ouida. — DanteDurand. — Nos Concours. — Histoires de Cochers.— La Chandeleur. — Autour de Faust SERG1NES

Revue des Livres : La Philosophie de Léonard de Vinci. GASTON RAGEOT

Le Livre du Jour : Les Philippe JULES RENARD

Causerie Théâtrale : Un

Divorce JEAN THOUVENIN

Rostoptchine et l'Incendie de

Moscou LYDIE ROSTOPTCHINE

Sommaire du N° 1284.

La Nouvelle Mise en Scène de

Faust à l'Opéra. ..... CHASSAIGNE DE NÉRONDE

Histoire de la Semaine. . . . JACQUES LARDY

Les Faits et les Lois J. L.

Mouvement Scientifique : Les Rats dans l'Industrie HENRI DE PARVILLE

- La Création des Espèces

par des Blessures. . GASTON BONNIER Les Lettres de la Cousine : Le

Silence YVONNE SARCEY

Les Chefs-d'OEuvre Inconnus :

Double Rêve LÉON VALADE

Pages Oubliées : Le Miroir ANDRÉ THEURIET

Pour la Veillée :

Un Divorce ........ PAUL BOURGET

ET ANDRÉ CURY Tabacs et Compagnie . . . MIGUEL ZAMACOIS Spécialité de la Maison . . FÉLIX GALIPAUX

Les Cochers ANDRÉ BEAUNIER

Beautés Futures PAUL VÉROLA

1 FÉVRIER 1908.

Le Sabre . . . THÉOPHILE GIARD

A Claude HÉLÈNE PICARD

L'Ame des Logis Louis MAIGUE

Le Diner Balzac : Le Fils (suite

et fin) PAUL BOURGET

Revue financière de la Semaine

ILLUSTRATIONS

Portraits, d'après Kiprensky et Mlle A. de Phélosophoff. — Tableau de Roehn. — Page comique de Caran d'Ache. — Costumes de Pinchon. — Portraits et photographies d'actualité.

MUSIQUE

Faust. Poèmo de JULES BARBIER

ET MICHEL CARRÉ — Musique de CHARLES GOUNOD

SUPPLÉMENT THÉÂTRAL

Sot Hyams Brocanteur, drame

en deux actes JEAN BERNAC

Une Scène des Deux Hommes. ALFRED CAPUS

Notes de la Semaine

°$

Le Mariage aux Millions

L ES journaux nous donnent force détails sur le mariage qui vient d'être célébré à New-York entre le comte Laslo Szechenyi et miss Gladys Vanderbilt, fille du milliardaire américain. Pour de belles fêtes, ce furent de belles fêtes! Il n'en est pas de? plus magnifiques dans les contes de Perrault. Et, de fait, ces noces eurent un caractère féerique; ce furent les noces de Peau-d'Ane ou de la Belle au Bois Dormant. Elles étaient, hâtons-nous de l'ajouter, proportionnées à la fortune de l'un des conjoints. Miss Gladys a reçu en dot d'abord 37,500,000 francs, placés en bonnes valeurs de « mères de famille » rapportant 4 et 5 0/0; et, comme elle possède, d'autre part, des intérêts dans les entreprises paternelles, on évalue son avoir actuel à 108 millions. C'est coquet... Et elle a des « espérances»! A la mort de M. Vanderbilt, ce capital sera plus que doublé.

Richesse oblige... Miss Gladys et son noble époux (le comte Laslo est musicien, sportsman, ancien officier de hussards, parfait cavalier, bon chauffeur d'automobile; bref, un homme « très chic ») ont résolu d'éblouir, par leur splendeur, le vieux et le nouveau mondes. Voici comment les choses se sont passées: Le repas nuptial a été dressé dans l'immense salle de bal du palais des Vanderbilt, où quatre cents convives tiennent à l'aise. Elle avait été ornée, pour la circonstance, d'une forêt de palmiers, d'un

parterre d'orchidées, chacune de ces fleurs contenant une ampoule électrique, et d'une grotte artificielle où les rayons de fortes lampes, ingénieusement disposées, imitaient, par leurs faisceaux puissants, la lumière du soleil. Dans cette grotte, se tenait l'évêque catholique, Mgr Lavelle ; il y devait officier le lendemain et, en attendant, il y dînait... La feuille à laquelle j'emprunte ces renseignements estime que la décoration du palais occasionna une dépense de 300,000 francs, et que les invités consommèrent pour un demimillion de vins et de victuailles; elle attribue à la robe et au trousseau de miss Gladys une valeur minima de 800,000 francs et croit que celle des innombrables cadeaux qu'elle a reçus dépasse un million de dollars. Enfin, si vous désirez connaître la toilette de la mariée, quoique les questions de mode échappent à ma compétence, je vous dirai qu'elle était admirable et se composait « d'une jupe de satin ivoire, brodée d'orchidées, sur laquelle venait retomber un splendide voile d'ancienne dentelle drapé à la Watteau et fixé à la tête par un chapelet d'orchidées blanches ». L'orchidée remplaçait l'innocente et vénérable fleur d'oranger de nos aïeules. L'orchidée est une fleur plus distinguée ; et puis, surtout, elle coûte plus cher. C'est la fleur des milliardaires. Je ne sais l'impression qu'éveille en vous la description de ce faste. Moi, elle m'attriste. J'ai envie de m'écrier : « Pauvres gens! » Mon Dieu! que ce doit être ennuyeux de gaspiller tant d'argent et de compliquer à ce point sa v e, dans un pur intérêt de vanité. Ou les deux époux s'aiment tendrement, — et ils sont avides de paix et de solitude ; ou ils unissent leurs situations sociales, et quelle mélancolie

de se marier sans amour!... Joignez quelle soir des noces, ils durent être rudement fatigués! J'en appelle à vos souvenirs. Il n'est rien de plus exténuant que le protocole du mariage: les compliments donnés et reçus, les sourires, le défilé, les; poignées de main,— oh! les poignées de main! — le retour de l'église, le lunch et les mille obligations, les mille petits! esclavages qui en découlent. Or, que sont nos humbles cérémonies bourgeoises en comparaison des magnificences new-yorkaises!

Le comte et la comtesse Szechenyi semblent avoir enduré le plus gaillardement du monde ce fardeau. Et, ne le trouvant pas assez lourd, ils ont décidé qu'ils le porteraient deux fois de suite. Car je ne vous ai pas tout dit... Leur mariage fut précédé d'une « répétition générale » avec accessoires et en costumes. L'avant-veille, du grand jour, on s'assembla, les héros de la fête et les invités, les protagonistes et les comparses, et l'on fit tous les gestes, que l'on devait recommencer, pour de bon, le surlendemain... Il s'agissait de régler l'ordre du spectacle et d'éviter qu'un accident en dérangeât l'harmonie...

C'était un spectacle, effectivement. Miss Gladys Vanderbilt et le comte, son époux, sont des acteurs qui paradent en public... Que voulez-vous ! L'énormité de leur opulence constitue une sorte de royauté. Et vous n'ignorez pas que le destin condamne les rois et les reines à une perpétuelle représentation... Il faut aussi considérer le dilemme où se débattent ces infortunés milliardaires... S'ils agissent avec simplicité, on s'écrie : « Quels pin-. grès! »; s'ils jettent l'or par les fenêtres, on s'écrie : « Quels cabotins ! quels poseurs!... » Que d'embarras! Et combien


98 LES ANNALES N° 1284

je préfère à leur sort envié mon sort modeste!... Il me semble que, si j'étais à la place de M. Vanderbilt, les vers d'Agamemnon me remonteraient plusieurs fois par jour à la mémoire :

Heureux qui, satisfait de son humble fortune,

Libre du joug superbe où je suis attaché,

Vit dans l'état obscur où les dieux l'ont caché.

LE BONHOMME CHRYSALE.

AVIS IMPORTANTS

Rappelons à nos lecteurs rue le Carnet de la Mutualité contient, cette année, un bon qui leur donne droit, soit à un billet de loterie, soit à une réduction de prix sur l'acquisition de la Pochette Surprise. Afin d'éviter toute confusion, nous prions les détenteurs du Carnet d'envoyer ce bon à l'administration des Annales, 51, rue Saint-Georges, et non à une autre adresse.

Un certain nombre d'abonnés et de souscripteurs se plaignent de n'avoir pas encore reçu notre numéro de Noël : la Mère. Ces retards sont dus à l'incendie qui, au mois de décembre, a anéanti une partie des exemplaires déjà tirés... Il a fallu procéder à un nouveau tirage, très laborieux... Mais nous pouvons annoncer que, d'ici quelques jours, tout le monde aura reçu satisfaction.

Pour ce qui est des réclamations relatives aux irrégularités de réception du journal, nous prenons des mesures pour qu'il y soit donné satisfaction. Nous les transmettons, jour par jour, à M. le sous-secrétaire d'Etat des Postes, pue de Grenelle, et nous avons reçu de lui l'assurance qu'une surveillance attentive serait exercée pour assurer la bonne et rapide distribution des Annales.

Un supplément de modes sera joint à notre prochain numéro (9 février).

Curiosités Littéraires

QUEL EST L'AGE DE FAUST?

Il y a, là-dessus, une divergence entre les Allemands et les Français depuis que Faust existe. Les Allemands croient qu'il est « homme de moyen âge », comme disait La Fontaine. Les Français ont toujours cru qu'il est vieux, plus ou moins, la vieillesse étant comme le Midi, qui, pour les Poitevins est à Angoulême, pour les Angoumois à Bordeaux, pour les Bordelais à Bayonne et pour les Basques au Maroc, et la vieillesse, pour l'homme de quarante ans, commençant à cinquante, et, pour l'homme de soixante-dix, a quatre-vingts. Mais, enfin, les Français se sont toujours figure Faust comme vieux et regrettant sa jeunesse.

Ce n'est pas seulement depuis Gounod. Antérieurement au Faust de Gounod il y a, eu, en 1856 ou 1857, un Faust de d'Ennery, en cinq actes et une quinzaine de tableaux, dont je me souviens très bien, Ce qui prouve que je suis de l'âge que je] donne à Faust; mais, s'il vous plaît, un beau, Faust, un Faust où il y, avait

du second Faust (eh! eh! parfaitement) et où tout le commencement était consacré à des lamentations de Faust sur l'inanité de la science humaine et sur la jeunesse depuis longtemps disparue.

Ce n'était pas extrêmement goethien, je le reconnais; mais il s'agit, pour le moment, de marquer ceci : que les Français ont toujours cru Faust vieux, et que Gounod, ou plutôt M. Jules Barbier, n'est pas le premier coupable en cette affaire.

Remarquez que déjà, en 1828, avant

que le Faust ne fût achevé, tirant un drame en trois actes du premier Faust, Nodier (?) et Antonv Béraud montraient déjà un Faust, très évidemment fort âgé. Elle est bien curieuse, leur pièce, enfantine au delà de toute expression. Je suis loin de la recommander comme un chef-d'oeuvre. Mais, au point de vue qui nous occupe, elle est significative. M. L..., qui a tout lu et qui la connaît mieux que moi, ne me démentira pas sur ce point. Dès les premières lignes, la question d'âge y est tranchée. Faust, devant ses élèves, en est à faire sa dernière leçon :

« Mes chers élèves, ma voix affaiblie par l'âge cessera peut-être bientôt de se faire entendre dans cette enceinte; mais j'aurai assez fait dans l'exercice de mon pénible ministère, si ma dernière leçon est comprise de vous... »

A la scène II, il insiste :

« Je marche à grands pas vers la vieillesse... "

A la scène VIII, c'est plus drôle. Les auteurs ont eu l'idée biscornue de ménager

ménager première entrevue amoureuse entre Faust encore vieux, non encore régénéré, et Marguerite dans tout l'éclat de ses dix-huit printemps; et Marguerite dît, comme dans un Forain :

« Comme ce vieux seigneur me regarde! »

Et Marthe lui répond, un peu plus loin :

« Il a dû être fort bien dans sa jeunesse... Cest fort heureux qu'il soit si vieux. »

Inutile d'ajouter que, chez la Sorcière, une rubrique indique la transformation de Faust de la manière suivante :

" Il boit et, soudain, est entièrement rajeuni. »

Ainsi donc, dès 1828, les premiers Français qui ont lu Faust n'ont pas hésité. Ils ont trouvé que Faust ne pouvait être qu'un vieillard.

Et notez, avant d'entrer dans la discussion de textes, que cela est d'assez bon sens. Un homme qui renie la science comme creuse et vaine n'est pas nécessairement un vieillard. Il est assez vraisemblable, cependant, qu'il le soit

Pour être revenu de tout, il faut être allé dans bien des endroits, et, pour s'apercevoir que le savoir n'est qu'une ignorance qui sait qu'elle est une ignorance, il faut avoir très longtemps pratiqué la science, ce qui suppose un certain âge. A des esprits un peu vifs et aimant le Vraisemblable plutôt que l'exceptionnel, comme sont les esprits des Français, Faust ne pouvait apparaître qu'assez âgé.

— Un savant dégoûte du savoir? Un

intellectuel dégoûté de l'exercice de l'intelligence? Très vieux ou très jeune. Il n'est pas jeune. Donc, il est vieux.

C'était assez raisonnable.

Mais, du reste, ce pouvait être faux. Venons au texte.

Eh bien ! dans le texte, il y a des choses pour la jeunesse de Faust, et il y en a contre. Et il me semble qu'il y en a beaucoup plus contre qu'il n'y en a pour. Voilà mon sentiment

Pour la jeunesse de Faust : D'abord, et avant tout, et presque seul, le passage où le docteur dit lui-même qu'il enseigne à l'Université depuis dix ans. Ça, c'est contre moi. Un homme qui enseigne à l'Université depuis dix ans ne saurait guère avoir plus de quarante ans.

Cependant, ce n'est pas décisif. Un homme qui « mène ses élevés par le bout du nez, en haut, en bas, en zigzag », etc., depuis dix ans, n'a qu'une quarantaine d'années, s'il s'est spécialise dans une catégorie du savoir humain depuis sa première jeunesse. Mais ce n'est pas le cas de Faust. Faust a étudié « la philosophie, la jurisprudence, ta médecine et la théologie aussi, pour son malheur ». Cela veut dire qu'il a essayé toutes les voies avant de se faire nommer professeur de quelque chose quelque part.

Faust est un de ces hommes qui ne se sont pas canalisés, qui ont fait tout le tour du savoir humain, pour commencer, et qui, quand ils sont devenus « plus instruits que tous les sots, docteurs, maîtres, clercs et prêtres », ce qui supposé un certain âge, ont consenti à prendre une chaire dans une Académie. Cela suggère qu'ils l'ont prise vers quarante ans, et, par conséquent, à ne considérer que ce texte, entouré de son contexte, Faust, aurait une cinquantaine d'années au début du poème.

Même donc, au début du poème, à la première page, tant s'en faut qu'il nous soit présente comme un privat-docent.

Et, en dehors de ce texte-là, tout, à bien peu près, me le représente comme un homme âgé.

Contre l'hypothèse de la jeunesse de Faust, le mot du' bon élève Wagner :

« Ah! Dieu! l'art est long et la vie est courte!... Qu'ils sont difficiles à acquérir, les moyens de remonter aux sources! Avant qu'il ait atteint la moitié de la route, il faut qu'un pauvre diable meure ! »

Cela est un mot de vieillard ou d'homme déjà sur le déclin. C'est entre cinquante et soixante ans que Voltaire s'écriait:

« La vie est courte. On n'a pas plus tôt écrit cent volumes qu'il faut plier bagage. »

Wagner est homme d'âge. Or, il n'est pas très vraisemblable qu'un homme d'âge se soit mis entre les mains et à la dévotion d'un homme plus jeune que lui. J'incline à penser que Wagner est à peu près du même âge que Faust, mais, encore, moins âgé que lui.

Contre l'hypothèse de la jeunesse de Faust, les propos des paysans et bourgeois qui l'abordent et la manière dont ils le traitent. L'un lui dit:

« Seigneur docteur, c'est bien à vous de ne pas nous, mépriser aujourd'hui et


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de venir dans cette cohue, vous, un si grand savant! Acceptez donc cette belle cruche, remplie de boisson fraîche... »

Sans doute, c'est au « seigneur docteur » que s'adressent ces hommages; mais il y a une nuance de respect qui suppose Faust non seulement docteur, mais imposant par son âge. Ce n'est pas à un jeune docteur qu'on parlerait ainsi, ni d'un jeune docteur qu'on s'étonnerait qu'il daignât assister à une fête populaire, ni un jeune docteur qu'on remercierait de le faire.

Voyez les attitudes. C'est le bon Wagner qui nous les décrit:

« Quels sentiments doit te faire éprouver, ô grand homme, la vénération de cette multitude !... Le père te montre à son fils; chacun questionne, on s'empresse, on accourt; le violon se tait, le danseur s'arrête. Tu passes. Ils se tiennent rangés, et les bonnets volent en l'air, et peu s'en faut qu'ils ne plient le genou, comme, à l'approche du Saint-Sacrement! »

N'est-il pas évident que des hommages de cette sorte ne s'adressent qu'à un homme chargé de gloire, chargé d'honneurs et aussi chargé d'ans? Adressés à un homme de quarante ans, ils seraient ridicules, ou plutôt, en quelque pays que ce fût, personne ne songerait à les adresser à un homme de quarante années, à moins qu'il ne fût Napoléon.

Il y a plus. Quand ces hommages se précisent, qu'est-ce que ces bonnes gens disent à Faust? Très nettement, sauf le mot formel, ils lui parlent de sa vieillesse. Mais certainement!

« Je vous apporte cette cruche, non seulement pour qu'elle apaise votre soif, mais en souhaitant que le nombre des gouttes qu'elle contient soit ajouté à vos jours! »

C'est un compliment qu'on ne songe nulle part à faire à un robuste gaillard de quarante ans, et qui est celui qui est réservé partout à un homme sur le déclin.

De même, le toast du « choeur », de « tous » :

« Longue vie à l'homme expérimenté, pour qu'il puisse longtemps encore nous secourir! »

Voyez-vous ce souhait adressé à un homme de quarante ans? N'aurait-il pas quelque chose de saugrenu?

— Eh! pardieu, répondrait Faust, je ne vois pas qu'il y ait crainte à concevoir et péril à conjurer encore à cet égard.

Et le propos du vieux paysan! Remarquez que c'est un « vieux paysan », qui rappelle à Faust ses souvenirs de jeunesse. Il faut que le paysan soit vieux pour avoir connu Faust jeune. Cela suppose que Faust n'est pas jeune non plus :

« Vrai! Vous aviez bien raison de paraître un jour de gaieté; mais, dans le temps [« dans le temps », pour un vieillard, veut dire: « Il y a bien longtemps », veut presque dire : « Du temps que j'étais jeune »], dans le temps, vous vous êtes bien conduit avec nous en des jours mauvais! Plus d'un est encore debout [plus d'un, pas beaucoup; décidément, ce temps est loin] que votre père a arraché à la fureur de la fièvre chaude quand il mit fin à la contagion ; vous qui étiez un jeune

homme alors [je vous assure que je ne le lui fais pas dire], vous entriez chez tous les malades ; on emportait plus d'un cadavre ; mais vous sortiez sain et sauf... »

Ce n'est pas encore décisif; mais, pourtant, c'est assez clair. Faust a perdu son père (il le dit à un autre endroit), Faust a perdu son père; dans un temps que les vieux du pays se rappellent, dont les autres ne parlent pas, et semblent ne pas connaître, et que les vieux semblent rappeler à dessein pour en informer les jeunes, Faust, jeune homme alors, petit carabin, mais déjà associé à la mission de son père, a aidé à sauver les victimes d'une contagion.

Combien de temps s'est écoulé depuis cette époque jusqu'à celle où nous sommes en cette scène? Je n'en sais rien. Mais il semble bien que mettre une trentaine d'années ne serait pas exagéré. A un homme de quarante ans on ne dit pas :

— Vous qui étiez un jeune homme alors.

Et le vieux paysan a tout à fait l'air d'un contemporain de Faust, à quelques années près.

Et, enfin, contre l'hypothèse de la jeunesse de Faust, — une jolie comédie sentimentale et philosophique, très facile à tirer du premier Faust: la Jeunesse de Faust. Vous rappelez-vous Je passage: « Ici, je me suis assis souvent, seul et pensif, me tourmentant dans la prière et dans le jeûne, riche d'espérance, ferme en la foi?... » Oh! la belle page! Après tout, en tirer un drame, ce serait peutêtre l'enlaidir, — contre, donc, l'hypothèse de la jeunesse de Faust il y a tout l'épisode de chez la Sorcière.

Comment la scène est-elle faite? En entrant, Faust hésite. Tout « cet appareil extravagant » lui répugne. Les bêtes familières de cet antre l'agacent prodigieusement. Il est celui qui a bonne envie de s'en aller. Mais le malin Méphistophélès sait, parbleu, bien où le bât blesse notre homme, sinon exclusivement, du moins plus qu'ailleurs. Et alors quoi? Alors, le miroir magique où Faust aperçoit Marguerite. Alors, Faust s'écriant:

« Oh! la plus belle des femmes... Oh! se peut-il?... Oh! des ailes!... Malheur à moi! J'en deviendrai fou!... »

Et, dès lors, Faust n'hésite plus. Il est préparé. Il boira le philtre. Il le boit. C'est chose faite.

« Avec cette liqueur-là dans le corps, dit Méphistophélès, tu verras bientôt des Hélènes en toutes les femmes. »

Non, l'apparition de Marguerite n'a pas été pour rien dans les dernières résolutions de Faust.

Mais encore est-ce précisément pour se rajeunir que Faust est venu chez la Sorcière? Mais encore tout le texte le crie à chaque ligne! Sans doute, longtemps avant, trente pages plus haut, il a dit à Méphistophélès :

« Avec ma longue barbe, je n'ai pas d'aisance dans les manières. L'essai ne me réussira pas. Je ne saurai pas me produire dans le monde. Devant les autres [devant ceux qui vivent de la vie d'action], je me sens si petit! Je serai toujours embarrassé. »

Mais, quand il vient chez la Sorcière, ce qui est probablement le moment de lui demander pourquoi il y vient, que dit-il? Il ne parle que de se rajeunir et de se régénérer et même de recouvrer la santé :

— Me promets-tu que je retrouverai la santé au milieu de ce chaos de démence ?... La nature, quelque noble esprit, n'ont-ils pas trouvé quelque baume régénérateur?

— Pour te rajeunir, répond Méphistophélès, il y a, en effet, un remède tout naturel... C'est de piocher la terre... Voilà la meilleure recette pour rester jeune jusqu'à quatre-vingts ans.

— Je n'ai pas l'habitude, répond le bon Faust avec assez de bon sens.

— Donc, il faut que la Sorcière s'en mêle, répond l'autre avec assez de logique.

Il me semble que ce n'est pas d'autre chose que de rajeunissement qu'il s'agit ici.

Il est vrai que c'est de cet épisode qu'il ne faut tenir aucun compte. Alors, je demande qu'il ne soit tenu aucun compte non plus du seul passage, très contestable encore, très peu décisif, très peu probant, qui est favorable, dans tout le poème de Faust, à l'hypothèse d'un reste de jeunesse chez le docteur Faust avant le philtre

La vérité..., — vous pensez bien qu'elle est assez facile à supposer pour que j'y aie souvent songe, quand il m'est arrivé de me préoccuper de cette question de l'âge de Faust, ce qui n'a pas! laissé de m'àdvenir assez fréquemment; car j'aime à voir les personnages des livres que je lis et, par conséquent, à connaître leur âge approximatif,— la vérité c'est que... Mais j'ai voulu consulter un homme très goethisant, M. Harazsti, savant hongrois, auteur d'un excellent André Chénier, écrit en français, s'il vous plaît, qui eut, jadis, la bonté de me féliciter d'un article un peu superficiel, mais écrit avec amour, que j'avais fait sur le Faust de Lenau, comparé au Faust de Goethe.

Je lui ai donc écrit une lettre où, à dessein, je n'indiquais point du tout dé quel côté je penchais sur cette question de l'âge de Faust, et où, plutôt, je laissais percer le désir de croire que Faust est jeune, comme c'est le sentiment général des Allemands. Il m'a répondu :

« Mon cher ami,

» Les Allemands croient, en effet, que Faust n'est pas très âgé au commencement du poème : ils lui donnent de trentecinq à quarante ans. Car Dieu le compare à un arbrisseau encore sans fruits. Faust lui-même dit qu'il n'enseigne à l'Université que depuis dix ans. Cependant, le poème ayant été écrit à bâtons rompus, Goethe a oublié, plus tard, l'âge du héros, de sorte que celui-ci désirera, dans la caverne des Sorcières, être rajeuni de trente ans. Par conséquent, il est considéré ici comme ayant au moins cinquante ans. Voilà la vérité chronologique.

» — Et la vérité psychologique?

» Je suis de l'avis des Français.

» Je suis très heureux, cher monsieur et ami, que vous ayez pensé à votre dévoué... »

Evidemment, la voilà, la vérité. Tout à fait au comme cem nt à la pr m ère page, après le prologue. Goethe, encore incertain sur son oeuvre et sur le développement qu'elle devait prendre, et sur le sens général qu'elle devait avoir, a laissé tom-


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LES ANNALES

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ber ce mot : « Moi qui enseigne à l'Université depuis dix ans », le seul sur lequel on puisse s'appuyer sérieusement pour se figurer Faust jeune, et qui encore, comme Je crois l'avoir montré, est peu probant, lu dans son contexte, à cet égard.

Et puis, ce mot, il l'a parfaitement oublie, et, dans tout son premier Faust, il nous a fait le portrait d'un homme gui est assez âgé et qui ne peut pas ne pas l'être, et qui serait parfaitement inintelligible s'il ne l'était pas.

Car, encore une fois, « est parfaitement inutile à un homme de « trente-cinq à quarante ans », qui veut quitter la vie intellectuelle pour entrer dans là vie d'action, d'évoquer le diable, de monter à bicyclette sur un manteau magique, d'aller chez d'affreuses Sorcières, de causer avec un hibou et un singe et de boire un philtre. Dans ce cas, il suffit de se lever de son fauteuil et d'évoquer un tailleur, un coiffeur et, si l'on veut, un professeur de gymnastique et d'escrime. Il n'y faut pas teint d'embarras.

La discussion, comme il arrive toujours, m'a renfoncé dans mon avis, et c'est maintenant qu'il est une conviction.

ÉMILE FAGUET,

de l'Académie française.

SOUVENIRS

La Marguerite de " Faust »

On a beaucoup disserté sur la façon dont les tuteurs de Faust avaient compris le rôle de Marguerite. Ce sujet de Faust, marqué par Goethe d'une si forte empreinte, ne lui appartient pas tout à fait; d'autres l'avaient traité avant lui et chacun peut le reprendre à sa façon : plus récemment, dans Futura, Auguste Vacquerie lui donnait une forme nouvelle. Le Faust de Goethe, depuis longtemps connu en France, avait été popularisé par les tableaux d'Ary Scheffer, et, si l'on avait présenté au public la vraie Marguerite du poète, il ne l'eût pas reconnue. C'est que la Gretchen du fameux poème n'est pas une vierge de missel ou de vitrail, l'idéal rêvé, enfin rencontré; Gretchen c'est Margot, et du lin qu'elle file pourraient être tissés les « torchons radieux » de Victor Hugo. Faust a passé sa vie dans les grimoires et les cornues, sans connaître l'amour ; il retrouve sa jeunesse d'écolier, et la première fille venue lui semble une divinité. Elle lui parle de la maison, du ménage, des choses les plus terre à terre, et l'enchante. C'est un trait de nature: l'homme sérieux, l'esprît supérieur s'éprend volontiers d'une maritorne.

Ce caractère du rôle de Gretchen me frappa vivement la première fois que je vis, en Allemagne, représenter les fragments arrangés pour la scène du Faust de Goethe, et je m'étonnais que personne n'eût fait une étude sur ce sujet. Cette étude a été faite, depuis, par Paul de Saint-Victor. Amours ancillaires, séduction, abandon, infanticide, condamnation à mort et folie : telle est la trame très prosaïque sur laquelle Goethe a brodé ses éclatantes fleurs poétiques. Sans y rien changer, les auteurs français ont fait une transposition du personnage; c'était leur droit, et le succès, en Allemagne même, leur a donné raison.

L'apparition de Méphistophélès dans la scène de l'église a donné prise à la critique. Dans le poème de Goethe, ce n'est pas Méphistophélès, mais un « méchant esprit » — boser Geist —

qui tourmente l'infortunée Gretchen. La scène (assez bizarre, en somme, car ce n'est pas, d'ordinaire, un méchant esprit qui inspire les remords) est poétiquement belle et très musicale. Fallait-il, pour ne pas s'en priver, introduire un nouveau personnage, un petit rôle pour lequel on eût difficilement trouvé un interprète de premier ordre ? Chose à peine croyable : la censure d'alors était si chatouilleuse qu'elle faillit interdire cette scène ; et, pour qui connaît les principes de Gounod en matière d'accent et de prosodie, tant en latin qu'en français, il n'est pas douteux que le choeur Quand du Seigneur le jour luira ait été primitivement écrit sur la prose Dies irae, dies illa, dont ladite censure n'aurait jamais permis l'audition dans un théâtre. Récemment encore, elle y tolérait à peine les signes de croix, alors qu'on ne craignait pas d'en tirer des effets comiques dans la très catholique Espagne.

CAMILLE SAINT-SAENS,

LES ÉCHOS DE PARIS

La mort du cardinal Richard, archevêque de Paris, met en deuil le clergé de France — dont il était une des figures les plus nobles — et le monde catholique tout entier, ou son nom et ses vertus étaient également connus et vénérés.

Né à Nantes, le 1er mars 1819, l'éminent prélat appartenait à la noble famille des Richard de Lavergne. Il avait été élevé au château qui porte ce nom, dans les environs de la ville.

Après avoir fait ses études théologiques au séminaire de Saint-Sulpice, il fut ordonné le 21 décembre 1844.

L'abbé Richard remplit, pendant de longues années, les fonctions de vicaire général près de Mgr Jacquemet, évêque de Nantes.

Nommé évêque de Belley par décret du 16 octobre 1871 et préconisé le 22 décembre suivant, il fut sacré le 11 février 1872.

Mgr Richard fut nommé archevêque de Larisse et coadjuteur de Son Emmence le cardinal Guibert, archevêque de Paris, avec future succession, par décret du 7 mai 1875, et préconisé en cette qualité dans le consistoire du 5 juillet 1875.

Devenu, par la mort du cardinal Guibert, archevêque de Paris le 8 juillet 1886, il fut créé cardinal-prêtre de l'Eglise romaine, du titre de Sancta Maria in via, dans le consistoire du 24 mai 1889.

Outre ses nombreux mandements et discours, tous si remarquables par la sûreté et l'ampleur de la doctrine, la sagesse et l'autorité des conseils, Son Emmenée le cardinal Richard avait publié deux importants ouvrages : Vie de la Bienheureuse Françoise d'Amboise, duchesse de Bretagne et religieuse carmélite (1865), et les Saints de l'Eglise de Nantes (1873).

La longue et verte vieillesse du cardinal donnait un démenti à l'axiome médical qui veut que les enfants nés de parents âgés soient toujours débiles et ne vivent pas vieux. La mère du prélat avait, en effet, cinquante ans lorsqu'il vint au monde; il était le dernier-né d'une famille de douze enfants, ce qui lui fit donner, avec le prénom de François, celui de Benjamin, comme an dernier fils de jacob.

Plusieurs des siens atteignirent, d'ailleurs, comme lui, un âge fort avancé et l'on citait même, il y a quelques années, une de ses cousines qui ne mourut qu'à cent cinq ans.

La vie si réglée et si bien ordonnée qu'a toujours menée le cardinal a contribué beaucoup, on doit te dire, à le maintenir en bonne santé. Il avait adopté, en effet, depuis qu'il était à Farrihevêché de Paris, un genre d'existence méthodiquement, sévèrement, invariablement réglé.

Il se levait à cinq heures, hiver comme été. A cinq heures et demie, lorsque sa toilette était faite, il se livrait souvent plus d'une heure, à la méditation. Il disait ensuite sa messe, servie soit par un des vicaires généraux, soit par son secrétaire ou l'un des prêtres attaché à l'administration diocésaine. Après sa messe et son petit déjeuner, il recevait son secrétaire particulier, les trois archidiacres de NotreDame, Sainte-Geneviève et Saint-Denis, ou son coadjuteur, Mgr Amette, avec lesquels il s'entretenait des affaires du diocèse.

C'est dans la matinée, également, que les curés de Paris, qui avaient une affaire importante ou un cas délicat à soumettre à leur archevêque, venaient solliciter ses décisions ou ses conseils, qui ne leur faisaient jamais défaut

Le déjeuner était servi à onze heures et demie.

Après le déjeuner, Mgr Richard partageait son après-midi entre la méditation, le travail et la lecture; il passait une grande parue de son temps dans sa chapelle ou sa bibliothèque, Il travaillait, entre temps, à des consultations pour des congrégations romaines; il avait toujours eu un grand goût pour cette occupation, à laquelle, depuis quelques années, il se voyait contraint de se livrer moins assidûment. Mais, la méditation mise à part, c'était encore avec ses livres fidèles qu'il passait les meilleurs moments de sa journée.

— Pourvu qu'il ait son oratoire et sa bibliothèque, me disait, un jour, un de ses familiers, le cardinal est content!

Le dîner avait lieu à sept heures moins le quart; après le dîner, l'archevêque s'entretenait, dans le grand salon, avec ses intimes et ses invités.

La prière du soir, dite à neuf heures, dans la chapelle, par un des vicaires généraux, aux domestiques de l'archevêché, clôturait la soirée.

Telle fut, durant des années, la vie simple, laborieuse et édifiante de ce prince de l'Egise, qui s'en va entouré des regrets et des hommages attendris de ses nombreux fidèles...

Autre deuil, dans un autre monde, — celui des artistes : l'excellent paysagiste Emile Dameron vient de succomber, à l'âge de cinquante-neuf ans.

Il, avait fait partie des jurys de la Société des Artistes Français à plusieurs reprises. Il était chevalier de la Légion d'honneur.

Artiste sincère et désintéressé, coloriste véritablement délicat, il avait cherché assez longuement sa voie, entraîné, toutefois, par ses qualités naturelles vers la peinture de paysage, A partir de sa maturité, séduit par la lumière du Midi, par les superbes cités du littoral méditerranéen, et surtout des environs d'Antibes, il s'était spécialisé dans la reproduction de ces paysages.

Il avait su retrouver, sous les variations de la lumière et des couleurs, sous les apparences passagères des saisons, ce qu'on pourrait nommer l'esprit même de la nature. Et il était passé maître dans l'art de nous tes représenter. Ses derniers « Salons » avaient été de grands et mérités succès.

Mlle Louise de la Ramée, qui, sous te pseudonyme de " Ouida », jouissait d'une si


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grande popularité auprès du public britannique, vient de mourir dans le petit village Italien de Massarosa, à l'âge de soixante-huit ans.

Fille d'un père anglais et d'une mère française, elle était née, en 1840, à Bury-SaintEdmunds, en Angleterre, où elle passa toute sa jeunesse. Elle n'avait que vingt-deux ans quand, sous le pseudonyme qui n'était qu'une altération familière de son prénom (Louisa), elle débuta dans les lettres, en publiant, dans une revue, la Colburn's New Monthly, une série d'articles fort remarqués.

Encouragée par ce premier succès, elle se consacra tout entière à la littérature et fit paraître plusieurs romans, dont certains : Princesse Napraxine, Othmar, Amitié, Ouilderoy, Obtinrent un éclatant succès. Vers 1868, elle quitta le Royaume-Uni pour l'Italie et alla s'installer à Florence, dont elle devint bientôt une des célébrités. Chaque année, en effet, elle publiait un nouveau roman, qui, traduit aussitôt en français et en italien, venait augmenter son renom.

Elle avait, d'abord, gagné de grosses sommes et avait mené une vie large. Moins habile dans ses dernières oeuvres, et moins goûtée, vaincue par l'âge, ruinée par des excentricités d'arrière-saison, elle avait vu, ces temps derniers, ses ressources diminuer. Elle avait peine à assurer sa subsistance et à abriter sa vieillesse.

Une de ses rivales en succès, Mme Marie Corelli, fit connaître cette situation, et une souscription publique s'organisa, dont Ouida refusa fièrement le montant. Elle n'accepta pas même la pension que le gouvernement anglais lui avait spontanément accordée. Elle se contenta des fruits rares du travail accompli.

Elle est morte pauvre, résignée, farouche, partageant la vie des humbles, entièrement confinée dans la société de ses bêtes, les seules amitiés qui lui restèrent précieuses.

Se non è vero...

Le bruit a couru, ces jours derniers, sur le boulevard, que l'auteur de la Divine Comédie s'appelait non pas Dante, mais Durand.

C'était l'autre semaine, en un dîner auquel M. Henry Bernstein conviait quelques amis pour fêter le triomphal succès de Samson. Il avait réuni une vingtaine d'invités, critiques, auteurs et directeurs de journaux. On épuisa tous les sujets de conversation. On parla des confrères. On cita les recettes des théâtres voisins, on conta des anecdotes.

Mais M. Catulle Mendès, depuis le début du repas, semblait préoccupé. Il ne participait pas à la joie générale. Une tristesse assombrissait son front. On n'osait point s'enquérir du motif de sa préoccupation. On respectait son silence. Quelqu'un, pourtant, lui en demanda la cause.

Le grand poète hésita d'abord à répondre, prit un long temps et laissa tomber, dans la silence, ces mots lapidaires et historiques :

— Comment voulez-vous que je m'amuse? Je viens de découvrir que le Dante s'appelait Durand!

Nous ferons observer que ce n'est point une révélation..., ou, tout au moins, que cette révélation se trouve dans le journal de Jules Vallès, la Rue, numéro du 13 août 1867.

On y raconte que Dante, de son véritable nom Durand, avec un d, appartenait à une vieille famille d'usuriers français. Une jeune personne, Béatrice, ayant voulu contraindre au mariage le poète, ors âgé d'une trentaine d'années, celui-ci se serait réfugié à Florence et y aurait ouvert un bureau d'écrivain public,

public, un nom déguisé, pour se soustraire aux recherches de son exigeante amie.

Il est vrai qu'il racheta plus tard ses torts envers elle en l'immortalisant, chose qu'il n'eût peut-être point faite si Mlle Béatrice était devenue Mme Durand.

D'ailleurs, l'auteur de ta Divine Comédie a la spécialité d'exciter la curiosité des rats de bibliothèques. Dernièrement, on a recherché scientifiquement la couleur de ses cheveux.

Dante eut-il des cheveux blonds ou bien des cheveux noirs? Les deux versions ont des partisans également zélés et belliqueux.

La mode de ce temps était aux chevelures blondes, et Dante, dans une élégie, se plaît à les chanter amoureusement.

Un auteur italien célèbre, s'attachant à la description de la personne de Dante, décrit consciencieusement ses cheveux noirs, crépus et laineux. D'autres ont affirmé nécessairement le contraire.

Si cette question arrive à être résolue, ce qui n'est pas certain, les champions pourront discuter alors la couleur du capuchon de Dante. On dit... qu'il fut brun, ce qui amènerait, il faut le croire, par convergence, la conciliation des partis blonds et noirs.

Nos concours.

Nous avons reçu, jusqu'au 1er février, d'innombrables manuscrits concernant notre grand concours de prose : l' « Herbier des contes, légendes et fabliaux des départements français ».

Dé très nombreuses candidatures au prix Léon Cléry nous ont été également soumises, appuyées des pièces exigées par le règlement.

Nos secrétaires vont, maintenant, procéder au dépouillement de ces divers envois. Les documents concernant le prix Léon Cléry seront incessamment versés au siège social de la Société Protectrice des Animaux.

Quant au concours de prose, nous publierons, dans un prochain numéro, avec la liste du jury et l'énumération des prix réservés aux lauréats, le chiffre exact des manuscrits admis à y participer.

C'est nous qui sommes les seuls rois de la rue, Cest nous qui somm's les cochers de sapin; Sur le boul'vard, qu'un véhicule obstrue, Nous trônons toujours, le fouet à la main.

Ainsi chantait-on, naguère, dans un couplet de revue. Alors, en effet, le cocher était roi, voire tyran de la rue... II n'en va plus de même, maintenant : les autos font une terrible concurrence aux sapins, et les chauffeurs aux cochers.

Ces derniers font tout ce qu'ils peuvent pour sauvegarder leurs intérêts. Ils multiplient les meetings. Ils réclament le droit à la maraude. Ils menacent de faire grève.

Et, devant leurs revendications, devant les plaintes du public, le pauvre préfet de police ne sait plus à quel saint se vouer.

— Des embarras de la rue, délivrez-nous, Seigneur !... crient les piétons épeurés.

— Laissez-nous gagner notre vie, ô Lépine !... répliquent les cochers, qu'on menace de nouveaux règlements draconiens.

La question semble insoluble.

Néanmoins, notre vigilant préfet de police s'efforce de tout concilier. Il a fait, l'autre jour, aux délégués des cochers, un petit speech plein de bienveillance et de bonne humeur, et les fouets menaçants se sont abaissés devant lui...

S'est-il rappelé, à cette occasion, que ce sont les cochers de Paris qui organisèrent en France la première grève, où l'on vit tout

un corps de métier s'entendre pour interrompre le travail?

Cela se passait en 1779. A cette époque, on ne parlait pas encore, bien entendu, ni de compteurs, ni de chauffeurs. Mais, déjà, les cochers se lamentaient. Ils étaient mécontents de ce qu'une nouvelle entreprise de voitures eût été autorisée et leur fît concurrence.

Donc, un certain nombre de cochers se rendirent, armés de fouets, à Choisy, où se trouvait alors la Cour. Ils furent reçus et se plaignirent amèrement au roi des nouveaux cochers, qui empiétaient sur leurs droits.

Le souverain leur promit que justice serait rendue; mais il les prévint, en même temps, qu'ils seraient tous punis pour avoir interrompu leur service et causé, de la sorte, un grave préjudice au public parisien.

Autres temps, autres moeurs.

Nos cochers d'à présent ne se laisseraient pas punir pour si peu. Ils sont fiers de leurs droits corporatifs. Malheur à qui y toucherait!

Si, du moins, ils étaient plus polis, moins entêtés.

Un de mes amis, qui est Breton, et, par conséquent, lui aussi, plus entêté, à lui tout seul, que tous les autres départements et même que tous les mauvais cochers de Paris, me racontait dernièrement, à ce propos, une anecdote caractéristique.

Un jour, il prend une voiture pour faire une simple course et donne l'adresse au cocher.

La course déplaît à celui-ci ou lui paraît trop longue : il refuse de marcher.

— J'ai besoin d'aller relayer, dit-il.

— Trop tard! répond mon ami, il fallait me dire cela avant que je ne monte dans votre voiture; maintenant que j'y suis, j'y reste!

— Restez si vous voulez, je vais relayer!

— Allez relayer!

Et mon ami s'incruste dans le fiacre. Le cocher, furieux, le promène dans toute la ville pendant deux ou trois heures; mon ami ne bronche pas. Le cocher va, en effet, relayer; mon ami l'attend tranquillement dans la voiture. Le cocher remonte sur son siège et rentre chez lui dîner; mon ami continue à l'attendre, aux grands éclats de rire des voisins qui sortent et des passants qui s'attroupent pour voir de près ce client obstiné, mais patient.

Enfin, le cocher, vaincu, et n'ayant pas d'autre moyen de se débarrasser de son voyageur, se décide à le conduire à l'adresse indiquée.

Alors, mon ami descend de la voiture et remet froidement trente sous au cocher pour le prix de sa course.

Si tout le monde avait cette patience et ce sang-froid, nos terribles cochers deviendraient doux comme des moutons.

Et, quand ils seraient bien polis, bien complaisants, nous nous apitoierions sincèrement sur leur sort en les entendant répéter le re frain de la vieille chanson :

Not' vieux sapin, à nous, c'est notre mère, Not' seul' famill', notre seul gagne-pain. Et quand, un Jour, on nous port'ra-z-en terre, Nous ne ferons que changer de sapin !

La Chandeleur...

Que de croyances et que de dictons pour cette antique fête, souvenir de l'ancien paganisme! L'Eglise voulut, au cinquième siècle, effacer ces restes des fêtes en l'honneur du dieu Pan, et la fête de la Purification, nouvelle occasion de poétiques démonstrations, évoqua, au milieu des clerges allumes, des « chandelles » d'autrefois, la présentation au temple de Jérusalem de l'enfant Jésus par la Sainte Vierge et saint Joseph.


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Les croyances demeurèrent : à la fête des chandelles s'associa je ne sais quel moyen divinatoire emprunté à l'adresse culinaire, et il n'est guère de maisons où, le 2 février, On ne retourne les crêpes... Est-ce par gourmandise, ou bien pour pénétrer le secret de demain et faire couler le Pactole dans nos poches? Nul ne le sait exactement, et beaucoup de mamans répondront qu'elles sont très heureuses de pouvoir remettre à la Chandeleur prochaine cette ingestion de crêpes... souvent fatale aux estomacs des enfants.

Napoléon, à la Malmaison, fit sauter luimême les crêpes, en 1812 : les gazetiers recueillirent l'événement et parlèrent de cette crêpe, la quatrième, qu'il laissa choir sur le fourneau. Mais aucun historien n'a tenté de faire usage, pour sa démonstration, de ce trait culinaire, et tout porte à croire qu'il n'y eut là que le fait d'un apprenti cuisinier.

Les cierges de la Chandeleur nous offrent des souvenirs plus poétiques : au long de la côte de Bretagne, pendant la tempête, la femme du pêcheur rallumera avec dévotion ce modeste bout de chandelle qu'elle a, le 2 février, offert à la Sainte Vierge, et la lueur vacillante ramènera un peu d'espoir dans la pauvre maison secouée par le vent... Et quand le marin découvrit, non loin du delta du Mississipi, ces îles basses qui sont au fond du golfe du Mexique, il n'eut garde d'oublier la fête traditionnelle; ce furent les îles de la Chandeleur. Gageons qu'il songea aux crêpes qu'on faisait sauter, là-bas, au pays de Tréguier, et aux cierges qu'on irait chercher peut-être un jour pour éclairer l'ardente prière et souhaiter son salut....

Nous avons reproduit, dans le dernier numéro, un fragment de la première causerie de M. Jules Lemaître sur Racine. Ces leçons si appréciées sont bien données à la salle de la Société de Géographie, comme nous l'avons dit, mais organisées par les soins de la Société des Conférences.

On nous demande, dans l'intérêt de la vérité, cette petite rectification.

Voilà qui est fait...

Petite statistique d'actualité.

Sait-on ce qu'il fut dépensé, jadis, pour monter Faust? En voici le relevé très exact :

le Copie de musique: 3,167 francs. La copie musicale figure ici pour un chiffre insignifiant : l'opéra ayant été représenté antérieurement au Théâtre-Lyrique, la partition gravée fut acquise par l'administration de l'Opéra pour la somme de 3,000 francs;

2° Instruments : 615 francs;

3° Accessoires de la scène : 1,260 francs;

4° Frais de répétitions : 3,530 francs 10;

5° Costumes, main-d'oeuvre et façons : 9,490 francs 65;

6° Etoffes et matières, accessoires et costumes : 41,920 francs 34;

7° Décoration, travaux de peinture et matières diverses : 56,647 francs 40;

8° Appareils électriques : 1,460 francs.

Soit un total général de 118,090 francs 49.

Il sera intéressant de comparer bientôt les dépenses faites par MM. Messager et Broussan avec ces chiffres, qui sont antérieurs à 1877.

— Alors, il faut un « certificat d'origine s pour établir la valeur d'un diamant?

— Oui, on ne juge tes diamants que sur la lune...

SERGINES.

REVUE DES LIVRES

Littérature Etrangère -5La

-5La de Léonard de Vinci (1) « On voit les plus grands dons pleuvoir par influence celeste dans les corps humains; on voit se ramasser sans mesure, en un seul corps, la beauté, la grâce et le talent, et cela à tel point que, de quelque côté que se tourne cet homme, chacune de ses actions est si divine que, laissant en arrière tous les autres hommes, il fait connaître à l'évidence qu'il agit par un don de Dieu et non par un effort de l'art humain. C'est là ce que virent les hommes en Léonard de Vinci. Sans parler de la beauté de son corps, qui ne saurait être assez louée, il apportait en chacun de ses actes une grâce plus qu'infinie : il acquit un tel talent que, vers quelque difficulté qu'il lui plût de se tourner, il la résolvait sans peine. Sa force était très grande et jointe à l'adresse; son esprit et son courage eurent toujours un caractère royal et magnanime, et la renommée de son nom s'étendit à ce point que, non seulement il fut célèbre en son vivant, mais que, depuis sa mort, sa gloire a grandi. Vraiment admirable et céleste fut Léonard, fils de Ser Piero da Vinci. » Tel est le portrait célèbre que Vasari a tracé du peintre sublime et que la renommée, par retouches successives, n'a cessé d'embellir encore, de rendre plus auguste, plus majestueux. Pourtant, cette gloire artistique, dont chaque âge a payé l'enthousiaste tribut à l'homme qui se fit Dieu dans la Cène de Milan, est bien partielle, bien incomplète, indigne du plus large génie qui, sans doute, fut en notre espèce. Car ce qui fit de Vinci l'artiste que nous connaissons, c'est le savant que nous avons si longtemps ignoré.

Certes, nous savions déjà que le goût de peindre semblait n'avoir été, en définitive, qu'un don très particulier chez le jeune Léonard, qui les possédait tous.

« Sans son humeur mobile et capricieuse, nous dit encore Vasari, il eût fait les plus grands progrès dans les belleslettres. Il commençait beaucoup de choses, puis les abandonnait. Il montra un goût très vif pour les mathématiques ; par ses doutes, par les difficultés qu'il soulevait, il confondait son maître. Il étudia la musique : aussitôt, il y excella. Esprit plein d'élan et de grâce, il chantait divinement en s'accompagnant de la lyre, improvisant, tout à la fois, les vers et la musique. Mais, dès lors, bien que sollicité en tous sens par la diversité même de ses dons, il ne cessa jamais de dessiner et de modeler, choses qui, plus que toutes autres, allaient à sa fantaisie. »

Il commençait beaucoup de choses, puis les abandonnait!... Oui, pour les belles-lettres, les vers, la musique, le chant et la lyre dont il ne fit jamais qu'un passetemps de sa fantaisie, il en fut ainsi. Mais, pour les mathématiques, il n'en fut pas de même, non plus que pour la physique, l'hydraulique, la philosophie, l'histoire de la terre et des animaux, l'art

de la guerre et la balistique, pour tout le savoir, enfin, qui fut possible de son temps, ou même après lui, car il n'est pas douteux que Léonard de Vinci a eu l'intuition des plus belles idées qui, les siècles suivants, seront mises au jour pat les Galilée, les Pascal, les Huyghens, ef même les Darwin.

On demeure confondu de stupeur et d'enthousiasme, lorsqu'on jette seulement les yeux sur la fameuse lettre que Léonard, vers la trentaine, écrivit à Ludovic le More, qui gouvernait Milan. Pour ses travaux et ses expériences, il avait alors besoin de la protection d'un prince et le programme qu'il propose, pour se faire agréer, a l'air d'un boniment de sorcier :

« 1. J'ai un procédé pour construire des ponts très légers, très faciles à transport ter, grâce auxquels l'ennemi peut être poursuivi et mis en fuite; d'autres encore; plus solides, qui résistent au feu et à l'assaut...

» 2. Dans le cas d'investissement d'une place, je sais comment chasser l'eau des] fossés, et faire diverses échelles d'escalade et autres tels instruments...

» ...4. Je puis aussi faire une sorte de canon facile à transporter, qui lance des matières inflammables...

» 5. Item. Au moyen de passages souterrains, étroits et tortueux, faits sans! bruit, je puis faire une route pour passer sous les fossés et sous un fleuve.

» 6. Item. Je puis construire des voitures couvertes, sûres et indestructibles, portant de l'artillerie...

» ...8. Où l'usage du canon est impraticable, je puis le remplacer par des catapultes et engins pour lancer des traits d'admirable efficacité et jusque-là inconnus...

» 9. Et, si le combat doit être livré sur, mer, j'ai de nombreux agents de la plus! grande puissance à la fois pour l'attaque et pour la défense; vaisseaux qui résistent au feu le plus rude, poudres et vapeurs.

» 10. En temps de paix, je crois que je puis égaler n'importe qui en architecture, et en construisant des monuments privés] ou publics, et en conduisant de l'eau d'un endroit à un autre.

» Je puis exécuter de la sculpture en marbre, bronze, terre cuite; en peinture, je puis faire ce que fait un autre, quel qu'il puisse être..., etc. »

Remarquez-vous, en passant, que c'est de sa peinture que Léonard fait le moins étalage?

Pourtant, même de son temps, Léonard ne fut pas aussi réputé comme savant qu'il le fut comme artiste, ou seulement comme homme. C'est que sa beauté frappait les yeux, ses peintures' aussi, et sa parole les oreilles. Ses pensées, au contraire, il les notait d'une écriture renversée (de droite à gauche), et qui semblait destinée à déjouer la curiosité, sur des feuilles qu'il classait assez méthodiquement, mais qu'il ne publia point Il y joignait des croquis, des dessins. Cette masse de manuscrits, Vasari lui-même ne l'a pas lue; c'est tout au plus s'il l'a vue, s'il a admiré les illustrations, et, depuis, il ne nous a pas fallu moins de quatre siècles pour nous y reconnaître un peu dans les travaux d'un chercheur qui fut l'égal des plus grands. En 1797, à l'Institut National des Sciences et des Arts, Venturi en lut quel(1)

quel(1) de Vinci. Textes choisis par Péladan (Mercure de France).


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ques fragmente qu'il avait déchiffrés et traduits. Près d'un siècle plus tard, en 1883, J.-P. Richter publia deux gros volumes d'extraits choisis dans tous les manuscrits de France, d'Angleterre et d'Italie. Enfin, en 1891, Charles Ravaisson publia les douze manuscrits de la Bibliothèque de l'Institut. Dès lors, tous les documents étaient mis au jour. On pouvait enfin, connaître le Vinci tout enfler, tel qu'il fut, en son unité surhumaine, et les philosophes, après les artistes et les critiques d'art, se mirent à la besogne pour le louer. Il n'avait pas fallu moins de quatre siècles pour mesurer toute l'étendue de son génie. Michelet allait à la

Joconde « comme l'oiseau va au serpent»; fasciné, troublé, il sentait qu'un infini agissait sur lui par un étrange magnétisme.

Ce magnétisme-là, nous pouvons le comprendre aujourd'hui : c'est celui de la Pensée, plus haute que l'Art lui-même.

Mais un dernier service devait nous être; rendu; parmi ces manuscrits innombrables, ces textes publiés ou encore inédits, il fallait un choix et un classement méthodique afin d'en composer un volume, - un seul volume pas plus gros qu'un roman, — et accessible au grand public. C'est à quoi répondent ces « Textes choisis » de Péladan, et qui viennent de paraître au Mercure de France. Dans ce recueil de « pensées, théories, préceptes, fables et facéties », il semble bien qu'apparaisse, en effet, dans ses traits essentiels, ce qu'on pourrait appeler la philosophie du Vinci.

Kappelez-vous l'anecdote fameuse, un jour, son père demanda au jeune Léonard de figurer quelques emblèmes sur une espèce de bouclier de figuier, taillé et apporté par un paysan:

« Dans une chambre où il entrait seul, il réunit des lézards, des grillons, des serpents, des papillons, des sauterelles, des chauves-souris et autres espèces étranges d'animaux semblables; de leur diversité savamment combinée, il composa un animal molto orribile e spaventoso, qui soufflait le poison et la flamme et qu'enveloppait une atmosphère de feu. »

Ce monstre chimérique était né de la réalité. Ainsi, toutes les théories du Vinci sont sorties de l'observation. Pour l'art ou la science, il ne puisa jamais qu'à une même source: la vie, la nature, la vie de la nature. Léonard de Vinci est un génie expérimental, et selon le témoignage d'un contemporain, " il avait fait l'anatomie de plus de trente corps d'hommes et de femmes de tout âge ». Voilà pourquoi, plus d'un siècle avant Bacon, contre tout le moyen âge et malgré sa culture mathématique, il proclama que l'induction était la seule méthode possible dans l'étude des lois de cette nature dont sa raison saisissait l'abstraite harmonie comme ses yeux de peintre les formes vivantes; voilà pourquoi il devança Galilée dans la conception positive de la physique moderne; pourquoi, avant Bernard Palissy, qui fut un géologue, il retrouva les traces d'un mode océanique disparu; pourquoi, avant Cuvier, il sut attribuer aux torrents le creusement des vallées; pourquoi, avant Darwin, il affirma que, « dans la description de l'homme, doivent être compris les animaux de même espèce, tels que le babouin, le singe et les nombreux similaires

similaires ; pourquoi, enfin, toute son oeuvre est pleine de ces géniaux aperçus dont l'ampleur, l'abondance et la diversité, même encore aujourd'hui, nous paraîtraient quelque chose de miraculeux et de vraiment divin.

Je dois, pourtant, l'avouer : la forme dans] laquelle se présentent les textes de Vinci n'est pas attrayante. S'il n'écrivait pas pour ses contemporains, il n'écrivait pas davantage pour la postérité: il écrivait uniquement pour fixer sa pensée et, de même que des croquis, il prenait simplement des notes. Dans le volume que je vous signale, nous n'avons pas sous les yeux un livre, mais un carton qui s'ouvre, une pensée agissante et nue.

Il faut donc savoir gré à l'auteur de ce recueil de l'effort qu'il a fait pour y mettre de lui-même un ordre un peu méthodique. Il y a distingué des chapitres se rapportant à la nature de Dieu (Théodicée), de l'âme (psychologie), d'autres traitant de la science et de la méthode, de la nature, des éléments naturels tels que l'eau et l'air. C'est là, à coup sûr, la partie du livre la plus sévère, la plus particulièrement destinée aux philosophes. Mais elle est dominée tout entière par une inspiration sur laquelle il convient d'insister, puisque c'est une même tendance d'esprit qui a fait tout à la fois, de Vinci, le premier penseur vraiment moderne et l'un des plus grands artistes de l'humanité.

Selon Léonard, en effet, « toutes choses qui sont cachées sous la neige en hiver resteront manifestes et découvertes en été ». Ainsi en est-il du mensonge, de l'erreur. La neige, ce sont les discussions vaines, les froides formes du moyen âge, le frimas métaphysique. L'été, c'est l'observation, le plein midi de l'expérience, la clarté jaillissante des faits.

« Il me paraît, dit-il avec une hautaine simplicité, que vaines et pleines d'erreurs sont les sciences qui ne naissent pas de l'expérience, mère de toute certitude, et qui n'aboutissent pas à une notion expérimentale, c'est-à-dire dont ni l'origine, ni le milieu, ni la fin, ne passent par aucun des cinq sens. Si nous doutons de chaque chose qui passe par les sens, combien nous devrions douter plus encore des choses rebelles à ces sens, comme l'existence de Dieu, l'âme et autres questions similaires sur lesquelles toujours on dispute et on conteste. Et, vraiment, il faut que toujours où manque la raison la dissertation y supplée, ce qui n'arrive pas pour les choses certaines. Nous dirons donc que, là où l'on ergote, il n'y a pas de vraie science... »

Cela ne signifie point, pour Léonard, que ni Dieu ni l'âme n'existent, mais seulement que Dieu et l'âme sont des objets tellement élevés que nous ne saurions en avoir une connaissance pareille à celle des faits qui tombent sous nos sens et qu'il y a lieu de faire précisément la distinction entre une connaissance expérimentale, qui sera la science, et une autre, qui sera philosophique ou théologique, et, par conséquent moins certaine. Tout l'édifice intellectuel du temps présent repose sur cette distinction, comme base, et il est vrai que Léonard est le premier qui l'ait faite explicitement. Il est un ancêtre direct du Positivisme.

C'est dans les mathématiques que. naturellement, Léonard a trouvé réalisé

l'idéal scientifique qu'il poursuivait. Mais, parce qu'il est un artiste, il n'est pas qu'un géomètre et sa conception de la science se trouve singulièrement vivifiée par son sentiment de la nature, de la vie sous toutes ses formes, à tous ses degrés. Quelques témoignages du temps nous disent que le grand peintre était un, protecteur passionné des animaux. Il ne permettait pas qu'on fît du mal à aucun être animé et lui-même se révolte quelque part contre le traitement et le sort des ânes. C'est que, pour lui, les animaux; « sont l'exemple de la vie universelle ». C'est-à-dire qu'il conçoit toute chose comme un animal. Ainsi faisaient les anciens, dont il est aussi rapproché par son ingénue poésie qu'il est voisin des modernes par son précoce savoir. La terre aussi est une sorte de bête, et Léonard aboutit ainsi à une conception géologique qui, entre toutes, rend sensibles les, belles analogies qui se développaient comme des images lyriques, dans cet immense esprit d'observateur.

Mais, aux admirateurs de l'artiste, ce que je recommande surtout, dans le présent volume, ce sont les chapitres consacrés à l'esthétique, au parallèle de la peinture et de la poésie, à celui de la peinture et de la musique. Ils y verront comment le génie pictural de Léonard n'est que l'expression même de son réalisme expérimental.

Selon Léonard, la poésie, ce sont des mots : une humanité à laquelle manqueraient la poésie et la musique serait une humanité muette. La peinture, c'est l'image même de l'objet, c'est sa réalité: une humanité à qui la peinture aurait fait défaut serait aveugle. Il y a, de l'un à l'autre art, la différence de l'oreille aux yeux, et comment jouir de la beauté du monde autrement que par les yeux?... Mettez un poète et un peintre devant un paysage, une femme. Le poète n'en retirera que des phrases vaines, mortes, approximatives. Le peintre reproduira le paysage lui-même, laissera vivante la belle femme. Seul, le sculpteur peut atteindre dans son art à une égale réalité. Mais combien le sculpteur est esclave de la matière qu'il façonne!... Voyez, au contraire, la complaisante description que Léonard fait du peintre dans son atelier. C'est, d'abord, un ouvrier:

« A son aise, il est assis devant soft oeuvre, bien vêtu, et il tient un très léger pinceau, trempé de couleurs délicates. Il est aussi bien habillé qu'il lui plaît; son habitation, remplie de panneaux charmants, est belle; souvent, il se fait accompagner par de la musique ou la lecture d'oeuvres belles et variées qui, sans bruit de marteau ni aucun vacarme qui s'y mêle, sont écoutées avec grand plaisir. »

Si ces lignes n'étaient signées, on pourrait les croire d'un dilettante, n'est-ce pas?... A y réfléchir, on les trouve, pourtant, d'une ingénuité presque auguste. C'est que, pour travailler ainsi, en toute simplicité, il faut être musicien, poète, savant; il faut encore être beau, glorieux, riche ; il faut posséder tous les dons, tous les biens; il faut être la plus pure gloire, la plus haute incarnation de l'humanité inspirée: il faut être Léonard, fils naturel de Ser Piero da Vinci.

GASTON RAGEOT.


104

LES ANNALES

N° 1184

LE LIVRE DU JOUR

LES PHILIPPE

L'éditeur Edouard Pelletan, connu par le luxe et le goût artistique de ses publications, met en vente ce beau volume illustré de 101 bois originaux de Paul Colin. Nous en détachons ce petit croquis villageois, du maître écrivain Jules Renard :

MADAME Philippe est encore agitée et toute fière, parce qu'elle a reçu la visite de Mme De lange, la riche châtelaine.

— Je vous jure que c'est vrai, me ditelle.

— Mes félicitations, madame Philippe; et quand avez-vous eu cet honneur?

— Ce matin; j'étais occupée à mon ménage, quand, tout à coup, je vois entrer une belle dame. Je ne savais où me mettre. Elle me dit: « Bonjour, madame Philippe; je vous fais, en passant, une petite visite. » Moi, je retrouve ma tête perdue et je lui dis: « Vous êtes bien aimable, madame. » Et je lui offre une chaise pour s'asseoir. « Non, merci, me dit-elle, je ne suis pas fatiguée. » Elle soufflait cependant fort; mais elle préfère rester debout, elle regarde les murs de la maison, l'horloge, le lit, l'arche, et elle me demande des nouvelles du père et des petits, si l'année sera bonne en foin, en blé, en fruits; et elle parle, elle parle: je n'ai pas le temps de lui répondre; puis, ça la reprend; elle me dit au revoir et elle sort.

— Si vite?

— Comme ça.

— C'est drôle.

— Oui, c'est drôle. Qui donc pouvait imaginer que la dame du château entrerait, un matin, dans la maison d'une pauvre femme comme moi?

— Personne, madame Philippe, et, j'ai Beau chercher, je ne m'explique pas la cause de cette visite.

— La cause? Mais Mme Delange me l'a expliquée. Elle voulait me voir, par gentillesse, tout bonnement.

— Vous êtes sûre?

— Rien ne l'y obligeait, je ne l'invitais pas.

— Vous croyez sérieusement, madame Philippe, que c'était une vraie visite?

— Et pourquoi pas ? Oh ! une toute petite visite de hasard. J'ai pensé: Mme Delange se promène, il fait beau, elle est de bonne humeur, elle passe devant ma porte ouverte, elle m'aperçoit et se dit: « Tiens, je ne connais pas la cabane des Philippe; je veux voir comment cette brave femme s'arrange chez elle, ça lui fera plaisir. "

— Et vous êtes flattée?

— Faut-il me désoler parce que cette dame me prouve qu'elle ne me méprise pas? Mais elle a dû me prendre pour une mal élevée. J'ai oublié de lui demander si elle voulait se rafraîchir. Elle est partie trop brusquement. Si j'avais osé, j'aurais couru après elle.

— Vous dites qu'elle soufflait fort?

— Oui, elle était rouge de chaleur.

— Dites-moi, madame Philippe, quand elle est entrée, vous n'avez rien remarqué sur la route?

— Non.

— N'y, avait-il pas, sur la route, des Boeufs ?

— Quels boeufs ?

— Y en avait-il?

— Est-ce que je m'amuse à regarder s'il passe des boeufs sur la route?

— Vous n'avez jamais peur des boeufs, vous, madame Philippe?

— Pourquoi diable me posez-vous des questions pareilles?

— Et savez-vous si la châtelaine en a peur?

— Je ne sais pas, et je ne tiens pas à le savoir.

— C'est très important, car, si Mme Delange, la riche châtelaine, a peur des boeufs, et s'il passait des boeufs sur la route, au moment où elle est entrée dans votre maison, sa visite n'a plus rien qui doive vous étonner, madame Philippe, ni vous enorgueillir.

— Ah! vous êtes plus malin que moi, me dit-elle, désillusionnée.

— Non, madame Philippe, mais j'ai tout vu ce matin.

JULES RENARD.

Causerie Théâtrale

VAUDEVILLE : Un Divorce, pièce en trois actes, de MM. Paul Bourget et André Cury.

C'est un très beau succès, et qui fait le plus grand honneur à l'illustre écrivain... S'il n'est pas le seul auteur de la pièce, si elle porte, à côté de son nom, le nom de M. André Cury, il y a travaillé; on y retrouve sa griffe, cette maîtrise, cette savante psychologie, cette merveilleuse délicatesse d'analyse, cette force, cette logique, qui caractérisent son talent...

L'ouvrage est tiré d'un roman célèbre, dont le sujet est dans toutes les mémoires. Mais il ne le suit pas servilement. Il a été créé, pensé, refondu en vue du théâtre. Les personnages subsistent; mais ils sont présentés différemment. On en a même ajouté un, une aïeule, qui participe heureusement à l'action, et joue un rôle essentiel.

M. Darras a épousé une divorcée, Gabrielle, mère d'un fils de vingt-trois ans, Lucien, et qui l'a rendu père d'une petite fille de douze ans. Darras est librepenseur; il a arraché sa femme à la foi catholique; le parfait bonheur de leur ménage va être troublé par une série d'orages intimes.

Et, d'abord, c'est Lucien, le fils du premier lit, qui s'éprend d'une étudiante en médecine, Berthe Planat. Celle-ci a soigné, avec beaucoup de dévouement et d'intelligence, la vieille Mme Darras. Le jeune homme, la voyant chaque jour au chevet de sa grand'mère, n'a pu se défendre d'un sentiment très tendre qu'il attribue à la simple camaraderie. Bientôt, cette sympathie change de caractère. Berthe et Lucien se recherchent, se retrouvent, et, quoique très pure, leur affection devient de l'amour. M. et Mme Darras en conçoivent une très vive inquiétude; ils s'informent du passé de Berthe Planat et y découvrent des choses fâcheuses : elle a eu une liaison; elle élève quelque part un enfant né de sa faute. Lucien ne saurait, sans danger, s'attacher à une pareille créature; il faut, coûte que coûte, l'en séparer. Il n'y consent point. Il est blessé de l'enquête

l'enquête à laquelle s'est livré M. Darras. Berthe, interrogée par lui, le convainc, non de son innocence (car elle ne

nie pas les faits qui lui sont reprochés), mais de sa pureté morale, de sa sincérité. Affiliée aux doctrines socialistes, fougueuse apôtre de l'union libre, elle s'est donnée à un misérable qui, au lieu de fonder avec elle une famille, l'a abandonnée. Ces révélations achèvent d'enflammer Lucien ; il consolera, il relèvera la noble victime. Il l'épousera, afin d'affirmer, publiquement l'estime qu'elle lui inspire. Une bataille pathétique se livre autour de ce projet de mariage... C'est le drame... Il y a, au second acte, une scène admirable entre le beau-fils et le beau-père. Lucien cherche à persuader M. Darras. Tous deux font des efforts surhumains] pour garder leur sang-froid. La discussion, commencée sur le terrain des idées, s'envenime peu à peu sous l'aiguillon de la] passion, aboutit aux personnalités blessantes, aux mots irréparables.

— Vous n'épouserez pas cette fille, dit M. Darras.

— Cette fille est une Honnête fille, riposte Lucien.

Il en arrive à assimiler le cas de Berthe; délaissée et trahie, à celui d'une femme divorcée et sa propre conduite à celle de son beau-père. Ce rapprochement est une offense, qui crée entre eux un abîme. M. Darras ne le pardonnera pas à Lucien, non plus que Lucien n'oubliera le mépris

mépris M. Darras à l'égard de son amie. Il s'éloignera. On ne le verra plus...

Le chagrin que ce départ inflige à Gabrielle se complique d'une crise de conscience. Elle croit que Dieu la punit d'être sortie de l'église par la porte du divorce. Elle veut y rentrer, à l'occasion de la première communion de sa fillette... Nouveau conflit. Nouvelle source de déchirements... Le Père Euvrard, son directeur, lui montre l'impossibilité de s'approcher de la sainte table, puisqu'elle s'est mise hors du troupeau des fidèles... Un événement pourrait tout arranger : la mort du premier époux, survenue opportunément si M. Darras consentait à régulariser leur, situation par un mariage religieux. Il s'y refuse. Il accuse violemment le Père Euvrard d'avoir apporté le trouble et le désordre dans sa maison. Mais tel n'est point le rôle que joue celui-ci; au contraire, il exhorte Gabrielle à la soumission, à la douceur; il la supplie de demeurer présente au foyer, de s'immoler au bonheur de son époux, de son enfant. Darras surprend ces conseils; il en est touché. Lui aussi, il se vaincra; il se pénétrera de l'esprit de tolérance; et, désormais, les scrupules de Gabrielle lui seront sacrés; il leur sacrifiera son intransigeance haineuse et respectera sa liberté. Ainsi, grâce à ce double accommodement, grâce à une concession mutuelle, la paix sera rétablie.

Voilà les lignes générales de la pièce. Une si sèche analyse ne peut rendre l'émotion profonde dont elle est imprégnée, le pathétique qui en jaillit et qui provient de la vérité des personnages, de l'accent humain de leurs paroles, de la douloureuse réalité de leurs sentiments. Pas de rhétorique, pas d'exagération, pas de thèse déclamatoire. Des coeurs saignants. Des larmes... La vie...

Mme Marthe Brandès (Gabrielle), Mlle Heller (Berthe), M. L rand (Darras), M. Gauthier (Lucien), M. Arquillière (le Père Euvrard), prêtent à ce haut ouvrage le secours d'une remarquable interprétation.

JEAN THOUVENIN.


Rostoptchine

et l'Incendie de Moscou

(Documents Inédits)

°£ I

LE COMTE ET LA COMTESSE ROSTOPTCHINE. — LES CAUSES DE L'INCENDIE DE MOSCOU EN 1812 IRRÉVOCABLEMENT DÉFINIES. — LA VÉRITÉ SUR L'INCENDIE DE MOSCOU, INSPIRÉE PAR L'INFLUENCE DE LA FEMME.

C'est une vérité reconnue qu'un grand homme n'est jamais un héros pour son valet de chambre. Il en est de même avec les membres d'une famille. Bien peu de statues y restent sur le piédestal où les ont déposées des admirateurs étrangers. L'intimité journalière est une grande destructrice de la poésie et du charme des relations en dehors du salon. L'habitude, cependant, crée une atmosphère spéciale, où, par politesse, par paresse ou par lâcheté, on évite d'analyser et de juger; on se laisse vivre, les plus faibles plient et se replient sur eux-mêmes. Mais que cette chaîne domestique se rompe, que l'accord tacite disparaisse avec la vue du toit familial, l'éloignement donne, tout à coup, un relief extraordinaire aux hommes et aux choses, le parent étonné sent le critique s'éveiller en lui, il regarde hardiment les portraits considérés, jusqu'ici, avec respect ou bien avec crainte.

C'est ainsi que j'ai longtemps contemplé l'austère et terrible figure de ma grand'mère paternelle, la comtesse Catherine Rostoptchine, morte lorsque je venais d'avoir vingt ans. Pour moi, la période du silence respectueux s'est prolongée jusqu'à la vieillesse. Elle aurait pu durer jusqu'à la mort; cependant, mes amis avaient bien souvent insisté pour que j'écrivisse mes Mémoires. Mais ma jeunesse avait été trop obscurcie par d'épais nuages dont l'ombre s'est étendue sur une

grande partie de mon existence; l'évocation du passé ne m'inspirait que de l'effroi et de la répulsion.

— Let bygones be bygones, pensais-je.

Cependant, je prends la plume, celle du critique; je descelle la statue du socle où l'avaient pieusement déposée la partie française de ma famille et la colonie française de Moscou, je la dépose par terre et j'écris sans crainte. Voici ce qui me fait rompre le silence:

J'ai entrepris, actuellement, d'écrire la biographie de mon grand-père, le comte Théodore Rostoptchine, gouverneur général de Moscou en 1812, et d'établir définitivement cette vérité, discutée si passionnément jusqu'ici : à savoir que c'est bien lui qui a brûlé Moscou, portant ainsi un coup décisif au prestige de Napoléon et délivrant l'Europe du joug de cet insatiable conquérant dont j'admire le génie et la gloire militaire, non la soif de victoires toujours nouvelles. J'ai, depuis plusieurs années, travaillé dans la Bibliothèque Impériale de Saint-Pétersbourg, et, avec l'autorisation spéciale de S. M. Nicolas II, dans les archives les plus secrètes du ministère des affaires étrangères, dans celles de l'état-major général des archives moscovites du palais Lefort; j'ai compulsé les documents les plus précieux de l'admirable et unique collection de M. de Volodégoff (qui a réuni dans sa terre, située sur la Bérézina, près du passage historique, plus de huit mille volumes concernant notre guerre nationale) ; j'ai lu, annoté et copié en partie les innombrables articles concernant mon grand-père dans le Messager Russe, les Archives de Barténoff, les Annales Historiques, etc., etc. Je suis donc documentée et, malgré que je ne sois pas encore arrivée à la moitié de ma formidable tâche, ma conviction est faite. Elle corrobore toutes mes traditions de famille, tous mes souvenirs d'enfance et de jeunesse, ceux des amis de mes parents : c'est le comte Théodore Rostoptchine qui a mis le feu à Moscou et en a donné l'ordre immédiatement après avoir reçu le 13 septembre, à onze heures du soir, la lettre de Koutousoff lui

annonçant sa retraite sans combat. Pourquoi donc, alors, a-t-il réfuté cet acte héroïque dans son opuscule célèbre: la Vérité sur l'Incendie de Moscou, publié par lui à Paris en 1823? Pourquoi a-t-il délibérément arraché de sa tête la couronne que la Renommée y avait déposée ? Pourquoi, hélas ! n'a-t-il pas dit la vérité dans cette prétendue Vérité?

C'est que l'influence de sa femme avait lentement sapé en lui les principes éternels de la vérité; il avait adoré, passionnément admiré la comtesse Catherine; elle était, pour lui, l'incarnation vivante de la perfection et de la vertu (on était encore sous l'impression de Rousseau). Il lui écrivait ainsi :

« Je baise tes pieds, ma bienfaitrice. Prie Dieu pour moi : les prières des Justes parviennent jusqu'à Lui. Je t'embrasse le coeur plein de tes vertus et l'esprit occupé du bonheur dont nous jouirons un jour. »

Puis, le 16 septembre 1812 (il avait quitté Moscou le 14 et sa famille était partie pour une province éloignée) :

« Serge (son fils aîné, alors officier) me précède de deux jours. Je n'ai pas voulu retarder le moment de son entrevue avec la plus digne mère et la plus respectable femme au monde. »

Et encore, le 30 octobre 1812, soir :

« Reviens dans une ville qui est détruite,

dans une maison qui est pillée, auprès d'un

mari qui t'adore et te respecte au delà de

toute expression. »

Qu'on n'oublie pas que ces expressions passionnées étaient adressées par un homme de quarante-sept ans à une femme de trentecinq ans, qui lui avait donné déjà six enfants (dont trois morts en bas âge).

Par son testament, daté de 1811, le comte laissait à sa femme toute sa fortune. Le dernier, signé la veille de sa mort (18 janvier 1826), ne lui accordait que sa légitime. Pourquoi ce changement?

1*

Le comte Théodore Rostoptchine, gouverneur de Moscou en 1812.

La comtesse Rostoptchine (Catherine Petrovna), d'après un portrait de KIPRENCKY.


106 LES ANNALES N° 1284

Pourquoi cet amour et cette adoration respectueuse avaient-ils disparu? Quel drame de famille avait exercé une action si dissolvante sur des sentiments professés pendant tant d'années?

Voici ces raisons cachées : la comtesse Catherine avait abjuré la religion orthodoxe et embrassé le catholicisme à l'insu de son mari. Elle avait, pendant plusieurs années, professé et pratiqué sa nouvelle religion aux côtés d'un époux sans méfiance, qui ne se doutait pas que le coeur de sa femme lui était désormais fermé, que son âme lui échappait et qu'au fond de cette âme exaltée elle traitait son mari de schismatique damné...

On peut juger du désenchantement amer qui envahit l'âme de cet homme, du désarroi de toutes ses croyances, lorsqu'il vit ainsi sombrer tout ce qui avait été sa religion intime pendant plus de la moitié de son existence! Plus il avait aimé et estimé sa femme, plus grande fut sa désillusion.

La découverte de ce secret, si bien dissimulé par les intéressés, fut un coup si terrible pour le comte Théodore qu'il en garda le silence jusqu'à sa mort; mais il en garda aussi l'amertume éternelle. Quelques phrases obscures, dans ses lettres à ses amis, quelques paroles échappées à sa faiblesse pendant sa dernière maladie, mais principalement le testament révélateur et sa lettre auprès du jeune empereur Nicolas, auquel il confiait la garde de son fils cadet, André (mon père, né en 1813; mort en 1892), alors âgé de douze ans : voilà les seuls témoignages de ce que sa fierté emporta au tombeau avec elle. J'aurais voulu la respecter. Je l'aurai certes fait sans l'obligation où je me trouve, comme historien, d'analyser les origines de cette néfaste brochure : la Vérité sur l'Incendie de Moscou.

Fatigué, vieilli avant l'âge par des maux opiniâtres, devenu atrabilaire et morose, aigri par les plaintes et les doléances des Moscovites ruinés par l'incendie et qui ne lui ménageaient pas les lettres anonymes les plus menaçantes, l'ex-général gouverneur voulut expliquer, un jour, ce qu'avait été, en réalité, cet incendie qui donnait matière à tant de controverses. Il saisit une plume... Mais, hélas!

hélas! les influences qui l'enveloppaient, il écrivit sa brochure.

Ce fut la seule défaillance de cette noble et grande existence, qui se résume en deux mots : dévouement absolu au souverain, abnégation complète de ses propres intérêts devant ceux de la patrie. Napoléon a dit que « l'Histoire n'était que la peinture du coeur humain ». Pour moi, c'est la conscience de l'humanité. Fidèle à cette maxime, je dirai loyalement tout ce que je sais, et le lecteur en tirera ses conclusions.

Je crois indispensable, puisqu'il est question de la comtesse Catherine, de donner en abrégé la biographie de son époux, qui traversa l'époque la plus mouvementée et la plus tragique de l'histoire de Russie, toujours au sommet, acceptant tous les ministères à tour de rôle et incarnant, en 1812, l'âme nationale dans sa plus sublime expression. Disgracié par Alexandre Ier, envieux, hélas! de la gloire qui avait rejailli sur un de ses sujets et qui avait, à un moment donné, obscurci la sienne propre, le comte Théodore vécut, jusqu'en 1823, dans un exil volontaire.

Il

LES PREMIERS PAS D'UN HÉROS. — DÉVOUEMENT A PAUL Ier. — LES DERNIERS JOURS DE L'IMPÉRATRICE CATHERINE ET LES PREMIERS JOURS DU RÈGNE DE L'EMPEREUR PAUL Ier. — SÉJOUR A MOSCOU. — HAINE DU COMTE THÉODORE POUR LA RÉVOLUTION. — LES PAMPHLETS. — SON JUGEMENT SUR NAPOLÉON.

Il naquit le 12/23 mars 1765, à Moscou, affirmait mon père ; dans la terre de son père, à Livry, situé dans le gouvernement d'Orel, assurent quelques historiens. Dans les lettres patentes par lesquelles Paul Ier lui conférait le titre de comte, le 12 mai 1800, il est établi qu'il descend d'une ancienne, noble et illustre famille.

Suit la nomenclature des grâces et des nominations dont le coeur reconnaissant de Paul Ier accabla ce serviteur fidèle et cet ami dévoué :

Entré au régiment de Préobrajentzy en 1775 ; nommé capitaine-lieutenant en 1789; en 1792, attaché à la Cour du grand-duc héritier Paul en qualité de gentilhomme de la chambre; le 8 novembre 1796, nommé aide de camp général; en 1798, lieutenant général, le 17 octobre, remplissant les fonctions de ministre du cabinet des affaires étrangères, puis conseil premier intime, grand chancelier de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem. Le 21 mai 1799, il devenait ministre des postes; le 28 juin, il recevait l'ordre suprême de Saint-André; le 15 mars 1800, il était créé membre du Conseil de l'Empire, et, du 17 octobre 1798 jusqu'en mai 1800, il resta ministre des affaires étrangères. Trois semaines avant l'assassinat de Paul (le 23 mars 1801), il fut disgracié par les intrigues des futurs assassins que son dévouement paralysait et alla vivre, exilé, dans sa terre de Voronovo, près de Moscou. C'est là que vint le chercher, en mars 1812, sa nomination de général gouverneur de Moscou, arrachée à l'empereur Alexandre Ier par la force des circonstances et par l'opinion de Moscou. Il avait quaranteneuf ans lorsqu'il démissionna, en 1814. Il fut nommé membre du Conseil de l'Empire, charge purement honorifique, dont il se démit en 1823, ainsi que du grade de général en chef, n'acceptant que le titre honorifique de grand chambellan. Il mourut à Moscou le 30 janvier 1826, à l'âge de soixante ans six mois et sept jours. (A suivre.)

Comtesse LYDIE ROSTOPTCHINE.

Bataille de la Moskova (7 septembre 1812), d'après ROEHN.

Portrait de la comtesse Rostoptchine, auteur des Mémoires que nous publions aujourd'hui,

par Mlle A. DE PHÉLOSOPHOFF.


N° 1284

LES ANNALES

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Le Ballon-Cigape Dirigeable


LA NOUVELLE MISE EN SCÈNE

DE « FAUST » A L'OPERA

MM. Messager, Broussan et Lagarde, les nouveaux directeurs de l'Opéra, paraissent avoir été bien inspirés en faisant porter leur premier effort sur une réfection complète des décors et des costumes de Faust.

M. Pierre Lagarde, un peintre de haute valeur et, avant tout, un artiste de goût raffiné, s'est mis à l'oeuvre avec le concours des peintres décorateurs les plus éminents, de M. Pinchon, un dessinateur de costumes, qui a signalé son entrée dans la maison par un coup de maître; de M. Stuart, le régisseur modèle, qui, après avoir chanté le répertoire un peu partout, même en Amérique, s'est signalé comme un metteur en scène exceptonnel lors des représentations inoubliables de la Damnation de Faust, sous la direction de M. Gunsbourg.

I. — Le cabinet où le vieux docteur Faust va livrer son âme au diable en échange de la jeunesse et de l'amour est, comme de juste, un réduit austère encombré de livres et d'appareils.

d'appareils. gauche, s'ouvre une baie lumineuse par où pénètrent « les échos de la joie humaine » qui impressionnent tant l'austère vieillard.

Au lieu de sortir d'une trappe, procédé aujourd'hui démodé, Méphistophélès surgit brusquement dans l'encadrement de la porte.

II. — Une des portes de la ville. A gauche, un cabaret à l'enseigne du dieu Bacchus. Voilà tout ce que porte le livret pour indiquer le lieu où doit s'opérer la rencontre de l'alchimiste rajeuni et de la jeune fille qu'il recherche, escorté de Méphistophélès.

M. A niable avait toute latitude, et il en a usé avec infiniment de goût. Partant de ce principe que des citadins qui organisent une fête sont avides de grand air et d'espace, il a placé sa kermesse dans un site ombrage, hors de la ville, dont on voit, à droite, l'enceinte et les fossés, que dominent de hautes tours.

Au premier plan, à gauche, au-dessus de la porte du cabaret, se balance un vaste tonneau, d'où jaillira le vin magique au commandement de Méphistophélès. Etudiants, bourgeois, soldats, jeunes filles et matrones s'amusent, suivant leur goût, à bavarder, à chanter, à boire, à danser, fort correctement d'abord.

Une impression de gaieté, de simplicité familiale, se dégage de cette réunion. Aussi, quand Faust s'approche discrètement de Marguerite, celle-ci lui répond-elle sans la moindre affectation et presque comme une enfant.

Dame Marthe, sa gouvernante, l'a rejointe et l'emmène. A partir de ce moment, la kermesse s'anime de plus en plus et devient une beuverie à travers laquelle se déchaîne une gaieté irrésistible et bestiale.

III. — Et voici le jardin charmant,

Parfumé de myrte et de rose,

où Faust livre un suprême assaut à la pudeur de Marguerite. Au-dessus de petits massifs où sont plantées de vraies fleurs, se dresse un pommier non moins véritablement fleuri. Au soleil déclinant, succède la pâle clarté de l'astre de la nuit.

M. Simas, élève de M. Carpazat, a réalisé, dans ce décor, un effet irrésistible d'intimité et de tendresse.

IV. La chambre de Marguerite. — La pauvrette se lamente de l'absence du bien-aimé. Une innovation : on voit le lit ou, tout au moins, une alcôve fermée par des rideaux. L'humble logis de Gretchen ne saurait être de grandes dimensions. Or, rien n'est diffiM.

diffiM. (rôle de Faust).

Le jardin de Marguerite (décor du IIIe tableau).

Mlle Hatto ( ôle de Marguerite )

Le docteur Faust (Ier acte).

La chambre de Marguerite- (décor du IVe tableau).

Un étudiant.


cile comme de faire petit sur cette vaste scène. M. Amable a résolu ce problème fort habilement..., plus heureux que ses prédécesseurs, qui avaient imaginé de peindre sur la toile formant plafond une énorme lampe suspendue à une chaîne de fer, que deux hommes auraient eu peine à manoeuvrer.

V. L'Eglise. — La scène s'ouvre sur l'extrémité cru transept de droite dont la porte laisse d'abord passer de nombreux fidèles. Marguerite, torturée par l'angoisse, s'agenouille par terre, sur les dalles, et non plus sur un prie-Dieu placé en évidence.

Quant à Méphistophélès, il n'apparaît plus dans une colonne devenue subitement diaphane par une de ces mystérieuses thaumaturgies dont les anciens décorateurs avaient le secret. Pourtant, si bon qu'on se l'imagine, un diable ne peut pas pénétrer dans le sanctuaire. On s'en est tiré en le laissant sur le seuil...

VI. La mort de Valentin. — A gauche, la maison de Marguerite. Plus loin, la grande porte de la ville par où arrivent Valentin et ses compagnons. Dans le fond, les maisons de la ville avec leurs toits couverts de neige. Exaspéré contre Faust, Valentin le provoque,

provoque, un coup mortel, mais, avant de trépasser, maudit sa soeur. Jambon est l'auteur de cette jolie page décorative.

VII et VIII. La nuit de Walpurgis. — D'abord, un des rochers abrupts et sombres; ensuite, le palais fantastique, scintillant de pierres précieuses, ouvre ses baies resplendissantes au milieu d'une végétation inquiétante et tourmentée.

Gustave Moreau semble avoir inspiré cette architecture et plus encore les costumes des belles de l'antiquité : Lois, Phryné, Cléopâtre, au milieu desquelles Faust reste insensible, hanté par le souvenir de Marguerite, tandis que la fête de Walpurgis sert de prétexte à une exquise suite de scènes chorégraphiques. Faust, s'arrachant à l'orgie, se retrouve dans un site désolé où la vision de Marguerite le rappelle à la réalité.

MM. Ronsin et Rochette sont les auteurs de cet ensemble, où ils ont obtenu des effets de plantation et d'éclairage absolument nouveaux, ainsi que dans les deux derniers tableaux, dont ils sont également les auteurs.

IX et X. — Enfin, c'est la prison où Marguerite expie la mort de son enfant; mais, dans un sincère mouvement d'horreur, elle

s'éloigne de Faust et déteste son crime... Elle meurt pardonnée.

On n'a plus la prétention de nous montrer son âme montant au ciel sous l'aspect d'une petite figurante suspendue contre la toile du fond. Les murs de la prison se sont ouverts... A l'instant où Marguerite rend le dernier soupir, sa prison devient un séjour céleste, la première étape du ciel où elle va entrer. Les murs disparaissent, et, au fond, s'ouvre sur la ville une immense perspective qu'éclaire d'une lueur bleuâtre un ciel constellé d'étoiles, tandis que des anges, agenouillés ou groupés autour de la pécheresse repentante, recueillent son âme et se préparent à la guider vers le ciel. C'est là une exquise vision de camposanto florentin!

Les costumes ont été entièrement renouvelés, et de la façon la plus heureuse. M. Pinchon, le jeune et brillant artiste chargé de cette tâche, s'en est acquitté avec un goût sûr.

En résumé, le succès fut triomphal. Il n'est que juste d'y associer tout le haut personnel et, notamment, les deux lieutenants de la direction : M. Marius Gabion, l'infatigable administrateur, et M. Pierre Soulaine, l'actif et obligeant secrétaire général.

CHASSAIGNE DE NERONDE.

M. Delmas

(rôle de Méphistophélès).

La nuit de Walpurgis, dans les rocners (décor du VIIe tableau).

Mlle Mastio (rôle de Siel el)

Bourgeoises.

La prison de Marguerite changée en un lieu céleste (décor du Xe tableau).

Un musicien

(Costumes dessinés pur le peintre l'INCHON.)



N° 1184

LES ANNALES

111

Histoire ^^ fv de la Semaine

ETRANGER

Choses d'Allemagne

L'ordre a été de nouveau troublé à Berlin. De nouveau, les schutzleute ont eu maille à partir avec une foule ordinairement plus docile, et répondu aux refus de circuler, aux volées de pierres, voire aux coups de revolver, par des charges répétées.

Il est vrai que, cette fois, il s'agissait bien moins d'une manifestation en faveur du suffrage universel que d'un essai de mobilisation des sans-travail, qui sont une soixantaine de mille à Berlin et qui essayaient de se compter. Ils n'avaient certes pas de mauvais desseins. Malheureusement, de nombreux « apaches » (quelle grande ville n'en a pas?) s'étaient faufilés dans leurs rangs, des apaches qui entrèrent en jeu et dont les violences attirèrent, bien naturellement, la violence aussi.

Quoi qu'il en soit, c'était là un fâcheux prologue à l'interpellation déposée au Reichstag sur les déclarations dans lesquelles le prince de Bülow avait, quelques jours auparavant, au Landtag, repoussé l'application du suffrage universel comme incompatible avec le bien d'un Etat confédéré, déclarations qui avaient été, on s'en souvient, l'origine des troubles du 12 janvier.

Mais ce débat a tourné court. Le chancelier a refusé de discuter à la tribune du Reichstag une question proprement prussienne.

« Un changement du droit de vote au Landtag de Prusse relève uniquement, a-t-il déclaré d'un ton péremptoire, des pouvoirs législatifs prussiens; il constitue une prérogative qui ne concerne que l'Etat prussien. »

Puis, en quelques phrases non moins tranchantes, il a dit qu'en ce qui concerne la répression des troubles de la semaine précédente et de la veille, le gouvernement n'avait fait qu'user du droit que lui a conféré la loi de maintenir l'ordre, et qu'il en userait encore; que les partis au Reichstag n'avaient pas, pour se faire entendre, besoin du tumulte

tumulte la rue; que l'ordre dans celle-ci devait être respecté et qu'il le serait rigoureusement.

« Si j'ai un conseil à donner aux ouvriers, s'écria-t-il en terminant, c'est de ne pas porter leur peau au marché pour l'amour des fanatiques et des excitateurs. »

Et, sans plus, il quitta l'Assemblée.

Dans ces conditions, la majorité n'a pas cru devoir engager la discussion; mais ce n'a pas été sans tumulte et sans une riposte des socialistes, dont l'un des leaders, M. Singer, a rappelé que, si la politique était descendue dans la rue, c'était au chancelier et à l'empereur Guillaume qu'on le devait, puisque l'un et l'autre, dans la nuit du 25 janvier 1907, avaient harangué la foule des fenêtres de leur palais, l'avaient longuement félicitée du résultat des élections, et provoqué ainsi des manifestations peut-être plus bruyantes que

celles des ouvriers en faveur du suffrage universel.

On a fait courir, à propos de ces difficultés, qui ne sont pas, d'ailleurs, les seules de l'Allemagne, le bruit de la retraite du chancelier; mais il ne semble pas que M. de Bülow veuille céder la place à un autre.

« La situation est difficile, répond-il aux intervieweurs; toutefois, ce n'est pas une raison pour jeter le manche après la cognée et pour me renvoyer moi-même soir et matin. »

On sait, au reste, que sa situation dépend bien moins du Parlement que de l'empereur.

Les Suffragettes Anglaises

Les Suffragettes anglaises se montrent plus âpres, plus infatigables que jamais, dans leurs revendications. La semaine dernière encore, leur humeur batailleuse a provoqué, dans Downing-Street, une scène indescriptible. Profitant de ce qu'il y avait une réunion des ministres chez sir Henry Campbell Bannerman, elles se lancèrent à la suite de M. Asquith, le lord chancelier, et pénétrèrent avec lui dans le hall du Conseil, avant que les policemen, stupéfaits de leur audace, n'aient songé à les arrêter. Il fallut une véritable bataille pour les mettre dehors.

Luttant, faisant le coup de poing, mordant, griffant, clamant le droit des femmes anglaises à l'égalité politique avec les hommes, plusieurs d'entre elles durent être littéralement portées jusque dans la rue. Et, dans la rue, ce fut bien pis encore. Cinq ou six s'attachèrent aux grilles mêmes du palais avec de grosses chaînes d'acier, que les policemen eurent quelque peine à briser. Bref, force resta à la loi, et les plus compromises furent conduites à Scotland Yard, mais au milieu de quelles protestations nouvelles! Placées, comme il est de règle là-bas, entre l'amende et la prison, les Suffragettes ont énergiquement refusé de payer et ont gagné, d'un pas décidé, la geôle d'Holloway. Celle qui les dirigeait en ces tumultueuses circonstances, Mrs Drummond, a déclaré au juge que rien ne l'arrêterait ni n'arrêterait ses compagnes, et qu'elles poursuivraient par tous les moyens leurs « justes revendications ».

Les Suffragettes anglaises à Downing-Street ; l'arrestation de Mrs Drummond.

Cérémonie traditionnelle de la présentation de l'héritier d'Espagne à la madone de Paloma, à Madrid.


112 LES ANNALES N° 1284

Amérique et Japon

L'escale de la flotte américaine dans la rade de Rio de Janeiro a bien été, comme on le pensait, l'occasion de démonstrations chaleureuses de la part du gouvernement et du peuple brésiliens. Le ministre des affaires étrangères a donné au palais Monroë, où se tint la conférence panaméricaine de 1906, un grand banquet en l'honneur des marins de l'Union. De son côté, le président Penna a visité le Minnesota et assisté, du haut du yacht présidentiel, au départ de l'armada, que la flotte brésilienne a accompagnée elle-même jusqu'en haute mer. Au large du cap Corrientès, l'escadre argentine viendra saluer l'amiral Evans et le pavillon étoile; puis, en vue de Punta-Arenas, ce sera le tour de la flotte chilienne.

Ces manifestations coïncident, d'ailleurs, avec les dispositions les plus conciliantes du Japon dans la question de l'émigration. Il résulte, en effet, d'une communication unilatérale du comte Hayashi et de l'habile M. Lemieux — le ministre du travail canadien, envoyé dernièrement, par son gouvernement, à Tokio, pour le règlement de cette si grave question — que le Japon s'engage à restreindre le nombre de ses émigrants au Canada et accepte le règlement pris par le Dominion pour interdire l'accès du territoire à tout immigrant ne venant pas directement de son pays d'origine.

Tout porte à croire que cette ingénieuse combinaison préparera l'accord qui mettra fin au différend du Japon et des Etats-Unis euxmêmes sur cette même question.

FRANCE

Le Général Lewal

Le général Lewal vient de mourir. Il s'est éteint à Senlis, dans un âge avancé et après une carrière des plus remplies. Né à Paris dans le mois de décembre 1823, il s'était, de bonne heure, fait remarquer par son intelligence et ses goûts militaires. Le premier de sa promotion à Saint-Cyr et à l'Ecole d'état-major, chacune de ses campagnes en Algérie, en Italie, au Mexique, avait mis en lumière sa grande instruction, ses capacités, son application au travail, toutes choses qui lui firent confier, en 1870, le poste de chef. de l'état-major à l'armée du Rhin. Brigadier en 1874, il fut, trois années après, chargé du double commandement de l'Ecole d'étatmajor et de l'Ecole supérieure de guerre. Nommé divisionnaire en 1880, il commandait le 17e corps d'armée à Toulouse, lorsqu'il fut appelé à remplacer au ministère de la guerre le général Campenon, qui venait de se retirer à la suite de dissentiments avec Jules Ferry sur la question du Tonkin. Il suivit le ministère Ferry dans sa chute, chute provoquée, comme on se le rappelle, par l'échec de Langson. Placé à la tête du 10e corps, puis du 2e, il fut, pendant un court moment, chargé du commandement d'une armée en cas de guerre.

Ecrivain militaire de valeur, il laisse des études de guerre et des ouvrages de tactique très appréciés.

L'Interpellation sur le Maroc

Nous devons au Maroc un des plus grands, un des plus émouvants débats dont la tribune française ait retenti en ces dernières années. Un débat émouvant surtout par l'intervention, par la rentrée sensationnelle de M. Delcassé, qui, après deux années et demie de silence et de réserve patriotique, est venu faire l'exposé de la politique qui fut la sienne et affirmer qu'en apportant à la France des alliances nouvelles, en recherchant l'amitié de l'Angleterre, de l'Italie et de l'Espagne, il n'avait

jamais désiré que la paix, jamais souhaité autre chose que d'assurer à la France la situation que son grand passé lui mérite en Europe, et celle, en Afrique, que ses intérêts exigent.

A ses yeux, la conférence d'Algésiras ne fut, pour ceux qui la réclamèrent, qu'une tentative pour briser le faisceau de ses alliances et de ses amitiés, et ce n'est pas leur faute, dit-il, si ce calcul échoua.

Il ne veut pas croire que notre refus d'y aller eût amené la guerre, « car on ne déclare pas la guerre à la France quand on n'a contre elle aucun grief, quand elle a pour elle la majorité des grandes puissances, l'opinion du monde, une alliance fidèle, et des amitiés puissantes ».

A l'encontre de M. Jaurès, dont on connaît la pensée sur le Maroc, qui estime que la France y a une politique humiliée, qui ne cesse de lui demander de la quitter, et qui le lui a encore demandé dans ce nouveau débat, l'ancien ministre des affaires étrangères pense que tout abandon; à ce sujet serait une faute irréparable.

« L'Afrique, avec ses territoires immenses et sa population peu dense, constitue, a-t-il dit, la réserve la plus précieuse de l'Europe. L'empire que la France s'y est taillé lui est particulièrement précieux par sa situation et doit être protégé contre toute menace de domination étrangère. C'est ce que nous devons faire, aujourd'hui, au Maroc.

» Le plus grand péril, ce n'est pas l'acte d'Algésiras, c'est celui qui nous viendrait de nous-mêmes, de nos hésitations, de nos contradictions si vite relevées au dehors. Qui pourrait expliquer nos défaillances en présence de la situation qui a été reconquise à la France en Europe? Les obstacles que nous trouverons en Afrique dépendront des vicissitudes de la politique européenne.

» Fortifions-nous donc en Europe. Comme je le disais' il y a dix ans, en prenant la direction de notre politique extérieure, demeurons prêts à toutes les conversations, pourvu que la discussion soit sérieuse et qu'on ne prétende pas avoir pour rien la collaboration de la France.

» Fortifions notre alliance et nos amitiés et fortifions l'armée de ces alliances. Composons-la de soldats formés, dès l'école, à l'amour de la patrie et ayant la passion de se sacrifier, s'il le fallait, à sa défense.

» Nous ne serions pas ainsi infailliblement à l'abri des orages ; mais ils risqueraient d'autant moins de se déchaîner que nous serions moralement et matériellement mieux armés pour les affronter.

" Et nous aurons ainsi toute chance de conserver et d'accroître le capital d'honneur et de prestige qui atteste que la République n'a pas failli à sa mission, assumée il y a trentesept ans, de relever la France. »

Cette intervention de M. Delcassé a causé partout une vive impression. Si M. Jaurès — que les critiques personnelles de M. Ribot avaient déjà irrité — s'est montré exaspéré des applaudissements de la majorité, l'ancien ministre a reçu, d'un grand nombre de ses collègues, de vives félicitations sur son discours. Et l'on a remarqué que, parmi ceux qui lui serraient les mains, il y avait quelques-uns de ses adversaires de la veille. Sauf en Allemagne, les paroles de M. Delcassé ont reçu de la presse étrangère un bon accueil.

JACQUES LARDY.

A Oran. — Départ de renforts pour le Maroc.

M. Delcassé,

ancien ministre des affaires étrangères.

(P' ol. Nadar.)


N° 1384

LES ANNALES

113

LES FAITS ET LES LOIS

Le Maroc à la Chambre

Trois séances n'ont pas été de trop pour épuiser la discussion; et rarement la parole d'un ministre des affaires étrangères avait été aussi impatiemment attendue que celle de M. Stéphen Pichon. Dans son discours, celui-d a, tout d'abord, répondu au reproche adressé par M. Jaurès au général d'Amade d'avoir engagé l'affaire de Sertat. Il a répliqué que cet officier ne pouvait pourtant pas, avant de combattre, s'enquérir du parti politique auquel appartiennent les massacreurs et détrousseurs de caravanes qu'il avait devant lui. Quant à la politique du gouvernement là-bas, elle se résume, d'une part, dans la défense des droits de la France et l'exécution de son mandat européen, et, d'autre part, dans une attitude d'absolue neutralité vis-à-vis des deux sultans. Pas d'immixtion dans les affaires intérieures du pays, pas de protectorat, pas d'expédition militaire conduisant soit à Fez, soit à Marrakech. Toutefois, le cabinet veut être prêt à tout événement et faire que toutes les garanties d'ordre ne disparaissent pas dans la tourmente.

Puis, abordant l'autre reproche, celui de M. Delcassé, que le cabinet n'avait pas su envisager la politique marocaine dans le cadre de la politique générale extérieure de la France, M. Pichon a objecté que cette politique n'avait pu péricliter dans ses mains, parce qu'elle n'est l'oeuvre ni d'un homme, ni d'un gouvernement, ni d'un parti, mais le résultat des efforts accomplis, depuis trentesept ans, par la République pour restituer au pays la place qu'il avait dans le monde :

« Cette politique n'est dirigée contre personne, elle ne cherche à isoler personne; elle est, au contraire, un facteur de la paix du monde. Et parce qu'un jour la France s'est arrêtée, en toute indépendance, devant un scrupule, parce qu'elle a consenti à soumettre à l'examen de l'Europe certaines questions, n'allons pas dire qu'elle a failli, qu'elle manque de confiance en elle-même. »

Malgré un retour offensif de M. Jaurès, ces déclarations ont eu la pleine approbation de la Chambre, qui a voté un ordre du jour de confiance conforme à sa politique et félicitant les soldats qui combattent au Maroc.

J. L.

Mouvement

<TP Scientifique

VARIÉTÉS

°^ Les Rats dans l'Industrie

Les rats sont non seulement gênants, mais dangereux. On sait bien que ces rongeurs sont les propagateurs de certaines maladies épidémiques et, notamment, de la peste. La peste est, en effet, une maladie d'origine zootechnique; pour l'étouffer dès son origine, il faut se débarrasser des rats. Les puces envahissent les rats, et les puces, en piquant l'homme, lui transmettent la peste. Les rats et les souris peuvent, de même, apporter à l'homme le germe de la rage. Et ces rongeurs, dans certains pays, n'ont pas peur de l'homme. J'ai vu, il y a quelques mois, sur le bord d'un grand lac, un très gros rat grimper le long d'un perron de pierre, pénétrer dans le vestibule d'un hôtel luxueux et se faufiler dans la

salle à manger, pleine de monde à l'heure du repas. On comprend que l'on se décide un peu de tous côtés, à faire la guerre aux

rats.

Ils sont gênants encore dans l'industrie. Or a raconté, dernièrement, le fait suivant, parfaitement authentique :

Un ingénieur visitait les papeteries de Lancey, le berceau de la houille blanche, fondées par Aristide Berges, et l'usine d'éclairage électrique de la vallée de Grésivaudan. C'était un jour de fête, et les ouvriers ne travaillaienl pas. Les usines auraient dû être silencieuses et les machines au repos. Et, pourtant, tout fonctionnait comme en semaine.

L'ingénieur, étonné, demanda pourquoi l'usine, actionnée par les moteurs hydrauliques, continuait à faire tourner les transmissions,

— Par économie, lui fut-il répondu.

Oui, par économie. Les frais de graissage et de surveillance sont moins élevés que les réparations nécessitées par la dégradation des courroies par les rats, lorsque les transmissions sont arrêtées. Les rats coûtent cher, aux environs de Grenoble !

HENRI DE PARVILLE.

BIOLOGIE

°fê La Création des Espèces

par des Blessures

Voici une très importante et très utile découverte que vient de nous révéler M. Blaringhem.

Le professeur Hugo de Vries, d'Amsterdam, par ses belles recherches exécutées depuis plus de vingt-cinq ans, avait montré que les graines produites par les échantillons monstrueux, anormaux, de certaines plantes peuvent donner naissance à de nouvelles espèces de végétaux, voisines de celle ayant produit la monstruosité. Ce phénomène d'apparition brusque de types nouveaux a été appelé mutation (du mot latin mutatio, transformation).

Ces expériences avaient un but purement théorique. Pendant qu'elles se poursuivaient, M. Nillsson, directeur du Laboratoire de Svalöf, en Suède, en trouvait les applications pratiques. C'est ainsi que, depuis 1882, il a été créé dans les vastes cultures de ce Laboratoire plus de cinq cents espèces nouvelles de céréales, dont beaucoup sont de la plus grande utilité en agriculture.

Au lieu de rejeter les échantillons aberrants ou monstrueux, comme on le faisait pour sélectionner les graines, on les conserve avec soin, au contraire; on en recueille toutes les graines, on les sème méthodiquement, et c'est là qu'on trouve des espèces nouvelles.

Prenons un exemple. Les brasseurs ont besoin, pour fabriquer le malt, d'avoir de l'orge pure, dont les grains germent tous à ta fois et de la même manière. Les grains non germés ou en retard sont perdus; les grains qui germent trop vite forment un malt qui donne mauvais goût à la bière. Or, les meilleures orges sélectionnées ne donnent au plus que 52 0/0 de pureté. Les nouvelles sortes d'orge obtenues par mutation peuvent donner 97 à 99 % de pureté.

— Voilà donc l'homme qui va créer à volonté les espèces qui peuvent lui être utiles? Entendons-nous. Dans les expériences de MM. Hugo de Vries et Nillsson, on profite des anomalies, mais on ne les produit pas. M. de Vries suppose que la cause qui forme ces échantillons monstrueux nous échappe, qu'elle est due à une force latente, périodique, rare, mystérieuse.

Mais M. Blaringhem vient de trouver au moins l'une de ces causes, et elle n'a rien de mystérieux : elle est sous la dépendance de l'action de l'homme.

Je vais prendre un exemple, très bien étudié par ce jeune savant, et je puis en parler d'autant mieux que j'ai suivi ces expériences de près.

En 1902, M. Blaringhem blesse ou mutile. Un certain nombre de pieds de maïs déterminés, Ou bien, il coupe en travers la tige, à quelques centimètres du sol, au moment de sa plus grande croissance et avant sa floraison; ou bien il la tranche en long avec un scalpel, en reliant, ensuite, les deux moitiés de. la tige à l'aide de fil de coton; ou bien, il tord la tige sur elle-même.

Après avoir subi l'un ou l'autre de ces supplices, de deux choses l'une : le plant de mais meurt ou il ne meurt pas. Le plus souvent, il résiste et donne des rejets dont ta plupart sont anormaux. Cette fois, on peut dire que les monstres sont fabriqués à volonté.

Or, l'une quelconque de tes formes anormales est isolée, tous les grains en sont recueillis et semés avec un soin minutieux. En germant, ces grains donnent des variétés plus ou moins fixes, les formes les plus bizarres ou les plus nouvelles. On dit que la plante est affolée.

Mais, au milieu de cet affolement, apparaissent des formes qui se fixent, dont toutes les graines des générations successives donnent des pieds identiques. Ce sont là les nouvelles espèces, espèces qui n'ont jamais été vues auparavant dans aucune culture de maïs.

Ce qui intéresse particulièrement les agriculteurs, c'est que, parmi ces nouvelles espèces, il en est de très utiles et qui ont des qualités inconnues jusqu'alors.

Par exemple, s'il s'agit du maïs, M. Blaringhem a aussi créé deux espèces qu'il nomme « maïs semi-précoce » et « maïs précoce ». Toutes deux ont des grains très farineux et alimentaires.

Le maïs semi-précoce peut mûrir aux environs de Paris vers le 15 septembre, dans une région où, comme on sait, l'on ne cultive le maïs que comme fourrage.

Le maïs précoce mûrit au mois d'août et peut être cultivé pour ses graines dans te nord de la France, voire dans la partie septentrionale de l'Europe.

Or, en tait de maïs remarquables par leur précocité, on ne connaissait que ceux désignés sous le nom de « cinquantaine » ou de « maïs quarantaine », lesquels ont des grains petits, cornés, non féculents, inapplicables à la nourriture des volailles.

Ce n'est là qu'un exemple; l'auteur a en trepris de vastes expériences sur les orges, le avoines et bien d'autres plantes.

Pasteur disait :

— Voici deux questions : A et B, qu semblent aussi intéressantes l'une que l'au tre au point de vue purement scientifique La question A ne semble pas avoir d'ap plications pratiques immédiates ; la question B en a, sans doute. Je choisis la question B comme objet d'études.

Il faut féliciter M. Blaringhem d'avoir suivi ce principe et d'avoir allié à sa belle découverte scientifique le côté pratique et utilitaire.

Il va sans dire que les philosophes naturalistes ont immédiatement appliqué aux animaux les conséquences hypothétiques de ces découvertes précises faites sur les plantes. Attendons-nous à voir affirmer qu'une singesse antépréhistorique ayant été blessée dans


114 LES ANNALES N° 1284

Un combat, elle a eu plusieurs enfants, dont l'un était un petit homme.

Ainsi s'expliquera, pour ces fantaisistes, l'origine simple et brusque de l'humanité tout entière.

GASTON BONNIER.

de l'Institut.

Les Lettres de la Cousine

Le Silence

Nous causions, l'autre soir, entre amis, de cette discrète vertu que l'on appelle le silence et, comme de juste, quand il s'agit de silence, nous menions grand tapage autour de la question.

Mrs Isaac Rice vient de la mettre à la mode ou, du moins, d'attirer l'attention sur ses mérites en fondant sa fameuse Ligue contre le Bruit... Tous les bruits qui martèlent le monde, qu'ils montent de la rue ou descendent des salons, sont odieux à cette jeune Américaine, — Un peu neurasthénique, sans doute, — et, pour les combattre et les vaincre, elle veut grouper, en une vaste confrérie, tous les amoureux du silence. Grâce à elle, les pompes à incendie et les militaires passeront comme des ombres muettes et les pianos eux-mêmes demeureront sans voix.

— Alors, demanda une spirituelle bavarde, nous n'aurons plus le droit de causer? Car, enfin, parler, c'est faire du bruit, et nous en sommes la meilleure preuve."

— N'oubliez pas, répliqua une vieille dame, que, dans la conversation, ce qu'il y a de plus important, c'est peut-être le silence.

Tout le monde se récria. On discuta à perdre haleine ; on disputa aussi, comme il arrive chaque fois que personne ne consent à écouter.

Et, cependant, quand on y songe, cousine, cette boutade cache un sens profond.

Les silences, chez la femme, sont, tour à tour, bienveillants, tendres, poétiques, narquois, ironiques, généreux ou souriants ; ils sont une arme de défense et une grâce de la coquetterie. Certains silences ont de l'éloquence et savent cacher de charmantes pudeurs... Mais il y a silence et silence, comme il y a fagots et fagots. Les uns demandent de l'esprit; les autres s'accommodent de bêtise.

— Les sots silencieux ont des armoires vides fermées à clé, a observé je ne sais quel humoriste.

Cela est vrai.

Leurs silences, niais et lourds, découragent les épanchements, éteignent la joie, arrêtent la vie. Ces silences-là ignorent l'art exquis d'écouter et ne répandent que tristesse, ennui, ténèbres.

Les silences intelligents, au contraire, ont des oreilles, des yeux, un sourire, et souvent une âme. Ils donnent, à ceux qui parlent, la sécurité d'être entendus; ils laissent deviner ce qu'ils taisent; ils ajoutent leur esprit aux mots qui s'échappent; ce sont d'adorables silences. On leur découvre d'autant plus de saveur qu'on les sait volontaires et tout prêts à se rompre. Ils mettent, dans la conversation, je ne sais quelle délicatesse raffinée, et comme un parfum de galanterie. Ils ont l'air de dire:

— A vous le premier feu! Je prends

mon plaisir à vous écouter. Je répondrai tout à l'heure, rien ne presse, et seulement pour renouveler votre verve et alimenter votre foyer.

Musset parlait avec mépris de ces gens qui n'ont

Ni le don de parler ni l'esprit de se taire.

C'est, sans doute, qu'il avait observé combien parlent avec aisance ceux qui se taisent à propos.

Avez-vous jamais connu rien de plus insupportable que la dame qui, inexorablement, parle? Elle arrive dans votre salon, et vous n'avez pas encore serré sa main que, déjà, les paroles s'échappent par flots. La voix qui les laisse exhaler est généralement métallique, solide; l'usage l'a fortifiée. Elle perce votre tympan, brouille votre entendement, et vous assomme. Les mots s'enchaînent aux mots; les phrases chevauchent sur les phrases, sans points, sans virgules, sans pitié. Vous n'avez le temps ni d'ouïr ni de respirer; elle ne respire pas davantage; elle va, elle va, elle parle comme on moud du café, comme la roue du moulin tourne, comme la pluie tombe.

Que dit cette voix? Vous n'écoutez pas, vous ne pouvez pas écouter; elle ressemble au bourdonnement de la mouche, à la crécelle qu'une main coupable fait mouvoir, à quelque sonnerie déclanchée.

La dame inexorable a cette marque particulière qu'elle parle toujours d'elle, n'ayant jamais eu le temps d'écouter quoi que ce soit ayant un rapport indirect avec sa personne.

Elle a, sur toutes choses, une histoire personnelle, d'un intérêt passionnant et telle que jamais semblable n'a pu advenir au monde. Etes-vous un peu souffrante... Elle l'a été, mais dans des conditions autrement dramatiques que les vôtres, notoirement plus curieuses, et qui méritent de longs développements.

Possédez-vous des enfants... Les siens sont, en comparaison des vôtres, des prodiges; ils ont su lire dans les bras de leurs nourrices; les réflexions qui s'échappent de leurs lèvres sont recueillies avec admiration par d'illustres académiciens, en quête de bons mots; leur précocité et leur génie éclatent à chaque pas. En omnibus, ils révolutionnent leurs voisins ; aux Champs-Elysées, les passants s'arrêtent ; au cours, les professeurs, émerveillés, déclarent mourir de surprise... Et, tandis que la dame inexorable poursuit son récit, d'un verbe toujours plus strident, vous songez que vous les avez vus, ces chers trésors, battant comme plâtre leur Fraulein, alors que, roulés par terre au coin d'une rue, ils y faisaient scandale, refusant obstinément de se lever.

Apprend-elle qu'une des personnes présentes se livre à quelque travail d'esprit... Cela est justement son cas. Mais le sien est d'une qualité tout à fait exceptionnelle. Ce qu'elle accomplit comme en se jouant ferait éclater dix cervelles moins bien conditionnées. Elle stupéfie les gens du métier, transporte d'aise le public, et ses dons naturels, combinés avec ses mérites, lui ont valu des félicitations telles qu'elle rougirait de les répéter. Ce qui, d'ailleurs, ne l'empêche pas de les énumérer comme une claquette durant trentecinq minutes d'horloge. La dame inexorable — terreur dés salons — n'a jamais connu les grâces délicates du silence. C'est une sotte, et cela prouve combien toujours

vraie est la réflexion de La Rochefoucauld, lorsqu'il disait qu'on peut être, quelquefois, un sot avec de l'esprit, mais jamais avec du jugement...

A côté de la dame inexorable, la dame muette est, au moins, aussi douloureuse à supporter. Elle ne dit rien, et ne pense pas davantage. Vous mettez votre imagination à la torture pour lui plaire: elle demeure impassible; vous amenez sur le tapis vingt sujets de conversation: ils lui sont également indifférents et meurent avant qu'elle en ait respiré le sens. Vous; riez sans écho, vous parlez au néant, vous Vous cognez à des silences stupides, presque offensants, et, par un phénomène! étrange, vous-même ne trouvez plus de paroles pour exprimer vos idées des l'instant qu'elles tombent dans le vide.

Car la conversation est un duo, cousine; chacun y doit faire sa partie et ménager des temps à son voisin. La politesse, l'esprit, le bon sens, l'exigent, et, l'esprit, c'est, comme vous le savez, la grâce du bon sens.

Parler tout le temps ou ne point parler du tout sont deux extrêmes répréhensibles qui indiquent soit une mauvaise éducation, soit une cervelle creuse.

J'ai connu une femme d'une distinction" charmante, d'une séduction extrême (et pourquoi ne la nommerais-je pas? Ses amis la pleurent et lui gardent un fidèle" souvenir, l'aimant au delà de la tombe). C'était la comtesse de Loynes.

Nulle n'écoutait comme elle. Ah ! que ses silences étaient spirituels! Elle parlait avec douceur et disait en peu de mots ce qu'elle voulait exprimer, et qui suffisaient à vous mettre dans la bonne voie. Elle animait votre pensée, éclairait votre parole, et, près d'elle, on avait l'illusion d'avoir de l'esprit.

Son salon fut célèbre. Elle y retint, par le charme de sa parole discrète et la grâce de ses silences, les hommes les plus illustres de Paris. Et, si vous ne me croyez pas, lisez l'exquis portrait qu'a tracé d'elle Henri Lavedan, dans un de ses petits chefs-d'oeuvre qu'il trace chaque semaine à l'Illustration:

S'il fallait ne se servir que d'un mot, d'un seul, pour personnifier la comtesse de Loynes, c'est le charme qu'il faudrait dire. Ce mot de charme, si prodigué qu'il en est devenu banal et qu'on n'ose même plus l'appliquer aux êtres rares et doués d'irrésistible sympathie, semblait fait exprès pour cette dame, d'une séduction si délicate et fine, ennoblie de bonté. Charmante elle était par l'expression attentive de ses beaux yeux, la caresse de son sourire d'où n'était point exclue la mélancolie, toute la grâce élégante et simple, comme voilée et étouffée, de sa personne infatigable à s'oublier pour plaire avec le génie du tact. Son salon fut, pendant près de vingt ans, le terrain cultivé, de la plus aimable, entente, où toutes les célébrités, diverses et choisies, prenaient plaisir à se rencontrer. Elle était l'âme discrète et effacée de ces cénacles qu'elle présidait par le silence en mettant l'art le plus affable à faire briller les autres, tous ensemble et séparément. Nulle mieux qu'elle n'eut le don d'attirer des confiances et de les garder, ne sut donner tout bas, sans en avoir l'air et comme en se jouant, du bout de l'éventail, le sage et précieux conseil de la cordialité féminine. Sa carrière fut celle d'une remarquable Egérie littéraire dont chacun, pendant qu'il en subissait le sortilège, se croyait le seul Pompilius.


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Vous le voyez, cousine : ce qu'il y a de plus important dans la conversation, c'est le silence.

Mrs Isaac Rice n'avait peut-être pas prévu cette conclusion spéciale. Nous autres, Françaises, nous la sentons vivement. Nous sommes le dernier pays où l'on cause. Il faut défendre notre bien, — c'est-à-dire notre esprit, — comme les Américains défendent leur confortable.

Supportons les bruits de la rue, peu importe! Mais ne souffrons, dans nos salons, ni la dame inexorable, ni la dame muette.

YVONNE SARCEY.

Les Chefs-d'OEuvre Inconnus

(Recueillis par Paul Bourget et Jules Claretie) -IDouble

-IDouble

Sans partage une femme occupe ma pensée ; Et je n'ai qu'à fermer les yeux pour la revoir, Bien que j'allasse vite et que ce fût le soir, La seule fois que sur ma route elle est passée.

Une autre vision que n'ont point effacée De longs jours, c'est, couchée au pied d'un vieux La paisible bourgade aux toits de chaume noir [manoir, Que je n'ai qu'en voyage, une fois, traversée.

Et ces deux souvenirs, mêlés, font la douceur D'un scnge où je me vois cachant sous l'épaisseur Des chaumes un amour que la mort seule achève :

Consolé de ne pas m'être arrêté devant Le doux site et le beau visage décevant, Puisqu'il n'est de bonheur, ici-bas, que le rêve.

LÉON VALADE.

PAGES OUBLIÉES

LE MIROIR

(Conte pour la Chandeleur)

LE soir du 11 pluviôse an II de la République (1er février 1794), Mlle Nanine de Seigneulles — qu'à cette époque, où la Terreur battait son plein, on appelait tout uniment la « citoyenne Seigneulles » — remonta de bonne heure dans sa chambre à coucher. En ces temps troublés, elle vivait seule avec une vieille bonne dans une maison de campagne qui lui venait de sa mère, et qui était située aux OEillons, près du village d'Ecouviers, à une petite lieue de la frontière belge. Après avoir passé une bonne partie de son enfance et de son adolescence dans ce pays perdu, elle s'y était réfugiée de nouveau, lors de la mise sous séquestre de l'hôtel patrimonial qu'elle habitait à Verdun avec le marquis de Seigneulles, son père, et qui avait été confisqué comme bien d'émigré, depuis que le marquis était allé rejoindre l'armée de Condé. Les OEillons et Ecouviers n'étant point encore agités par l'esprit révolutionnaire, Mlle de Seigneulles, aimée et respectée de tous les paysans du voisinage, s'y trouvait en une presque absolue sécurité.

Ce soir-là, pendant tout le souper, sa vieille bonne Bastienne lui avait conté des choses renversantes à propos des visions, et évocations de la nuit de la Chandeleur.

Chandeleur. lui avait même assuré qu'en plaçant un miroir sous le traversin et en prononçant certaines paroles, on pouvait voir; cette nuit-là, pendant son sommeil, l'homme qu'on aimerait et qu'on épouserait plus tard. Nanine, légèrement superstitieuse, brûlait de vérifier le fait; c'est pourquoi elle était remontée chez elle aussitôt après souper. Une fois seule et à demi dévêtue, elle

prit un miroir à la main, et, avant de le cacher sous l'oreiller, elle s'y regarda complaisamment.

Mlle de Seigneulles entrait dans sa vingtquatrième année et sa beauté atteignait son plein épanouissement. Grande, svelte, « faite au tour », comme on disait en ce temps-là, elle avait de jolis cheveux noirs frisottants, de grands yeux bruns, la peau blanche, une petite bouche dont le sourire creusait de mignonnes fossettes au milieu des joues. Elle avait aussi le sang vif et le coeur très tendre. Bien qu'on vécût au fort de la Terreur, on n'en songeait pas moins aux choses de l'amour, et cette adorable fille, tout en vivant fort sagement, se lamentait en secret de sa solitude et se morfondait de n'avoir point d'amoureux. Mais quoi? Les occasions devenaient de plus en plus rares; les jeunes gens de qualité qui auraient pu s'éprendre d'elle avaient tous émigré et elle était trop fière pour épouser un malotru.

Après avoir étouffé un soupir de regret, demi-amusée et demi-crédule, elle se décida à prononcer les paroles sacramentelles que lui avait enseignées Bastienne :

Miroir, fais-moi voir, en dormant, Celui qui sera mon amant.

Puis, elle plaça le miroir sous le traversin, se coucha et s'endormit assez vite.

Or, presque aussitôt, le charme opéra. Au milieu de son premier sommeil, elle vit en rêve une longue perspective de glaces où se mouvaient, dans un brouillard, une multitude de têtes bizarres. Peu à peu, le brouillard s'éclaircissait, les formes se précisaient, puis se fondaient en une seule apparition, — très lointaine, dans l'enfoncement d'une nef d'église. L'apparition se rapprochait lentement et alors Nanine distingua un vieillard à la tête chenue, aux joues ridées, en habit à la française, qui s'avançait vers elle et lui tendait la main. L'idée qu'elle était destinée à épouser ce vieux gentilhomme,

pour le moins sexagénaire, l'effraya telelment qu'elle se réveilla frissonnante. Elle eut grand'peine à se rendormir et se leva, le lendemain matin, encore bouleversée de son rêve.

Comme elle achevait sa toilette, Bastienne entra chez elle et dit, en lui tendant une lettre :

— Mademoiselle, il vient de nous arriver un monsieur qui m'a priée de vous faire tenir ce billet, et qui désire vous parler.

Nanine jeta les yeux sur la suscription du billet, qu'elle décacheta précipitamment en reconnaissant l'écriture de son père. Voici ce qu'écrivait le marquis de Seigneulles :

Luxembourg, 30 janvier.

« Ma chère Nanine, ce pli vous sera remis par un de nos compatriotes, le comte de Fréhaut, que Mgr le prince de Condé vient de charger d'une mission confidentielle en Lorraine. Donnez, l'hospitalité

l'hospitalité comte et cachez-le chez vous jusqu'à ce qu'il trouve un moyen sûr de se rendre à sa destination. Il vous mettra au courant de nos affaires et vous donnera des nouvelles de votre père, qui vous embrasse tendrement.

» FRANÇOIS DE SEIGNEULLES. »

Le coeur battant, Nanine se hâta dé descendre dans la salle où l'on avait introduit le voyageur. Elle vit un gentil-' homme qui paraissait avoir dépassé la cinquantaine, emmitouflé dans une longue houppelande brune et ressemblant vaguement au vieillard de son rêve. Malgré son apparence caduque, ses traits tirés, ses paupières plissées, le comte avait l'oeil vif, néanmoins, et ses fins sourcils bruns contrastaient avec ses cheveux gris, qu'il portait très longs et noués sur la nuque par un ruban noir.

Après de cérémonieux souhaits de bienvenue et de brefs renseignements sur la situation et la santé dû marquis de Seigneulles, M. de Fréhaut confessa à son hôtesse qu'il était rompu de fatigue, ayant fait à pied, nuitamment, la dernière partie de son voyage, et demanda la permission de prendre un repos dont il avait grand besoin. Nanine donna des ordres pour qu'on lui préparât une chambre. Il s'y rendit dès qu'elle fut prête et ne reparut plus de la journée. Mais, vers le soir, Mlle de Seigneulles ayant fait demander de ses nouvelles, il informa la jeune fille qu'il était complètement délassé et qu'il descendrait pour le souper.

Il se présenta, en effet, vers sept heures, rasé de frais, simplenient vêtu d'un habit de gros drap brun à deux rangs; de boutons, avec les culottes grises collantes et les demi-bottes échancrées. Malgré ses rides, ses cheveux gris et ses épaules voûtées, il avait fort bon air, des manières distinguées, une courtoisie exquise et une vivacité extraordinaire pour son âge. On passa à la salle à manger et tous deux s'attablèrent devant un bon feu de bois flambant. Le menu, surveillé par Mlle de Seigneulles, était substantiel et délicat; les vins de Moselle, choisis parmi les meilleurs crus. M. de Fréhaut fit honneur au repas de son hôtesse et se montra beau convive et brillant causeur. Il avait de la verve, de l'imagination, et racontait, avec beaucoup d'esprit, ses aventures d'émigré. Fut-ce l'effet de ce joli vin pétillant dont elle n'avait guère l'habitude, ou bien sa jeunesse et sa solitude prolongée la prédisposaient-elles à l'indulgence?... Quand vint le dessert, Nanine de Seigneulles commençait à trouver son hôte fort séduisant pour un homme qui cheminait vers la soixantaine.

Ils prirent le café au salon et, comme le clavecin était ouvert, M. de Fréhaut demanda à Nanine si elle était musicienne. Sur sa réponse affirmative, il avoua que lui-même avait été, en son temps, un chanteur assez agréable. Nanine lui proposa de l'accompagner et, sans se faire prier, il lui chanta un air d'Orphée : « J'ai perdu mon Eurydice. » Il avait une voix remarquablement fraîche et jeune, qui tint Mlle de Seigneulles sous le charme. La musique, on le sait, agit merveilleusement sur le coeur. Quand on quitta le clavecin, la conversation avait pris, comme naturellement, une tournure plus tendre, plus intime. Tout en gardant la mesure que lui imposait son âge, M. de Fréhaut était devenu empressé, presque galant; sa conversation fleurait discrètement l'amour,


115 LES ANNALES

N° 1184

Ses yeux bleus avaient je ne sais quoi de plus caressant et de plus pénétrant. Lorsque, à onze heures, il se retira, après avoir baisé longuement les mains de son hôtesse, il laissa Nanine fort troublée et toute honteuse de l'émotion que lui causait ce tête-à-tête avec un homme qui avait plus du double de son âge.

Elle passa une nuit agitée, à se ressouvenir avec trop de complaisance des menus détails de la soirée, à laisser son imagination vagabonder en de singuliers rêves et à rougir, ensuite, de sa folie.

Son réveil fut troublé également, mais d'une tout autre façon. Vers midi, le maire d'Ecouviers arriva aux OEillons par un chemin détourné et avertit Nanine qu'elle était soupçonnée de loger un émissaire de Pitt et Cobourg. De mauvais gars avaient vu M. de Fréhaut entrer chez elle et avaient couru la dénoncer au comité révolutionnaire de Montmédy. Une visite domiciliaire était imminente. Il venait l'en prévenir en ami.

— Que faire ? s'écria Mlle de Seigneulles, effarée.

— Il faut, reprit le brave homme, vous débarrasser au plus tôt de ce dangereux visiteur. Il y a, au bout de votre parc, un pavillon perdu dans les arbres. Cachez-y ce monsieur jusqu'à la nuit. Mon fils viendra le prendre des qu'il fera brun et le reconduira par les bois à la frontière. Dès que votre homme entendra le cri de la hulotte, il n'aura qu'à enjamber la fenêtre du pavillon et il trouvera mon garçon au pied du mur.

C'était, en effet, le seul moyen de salut. Nanine, toute tremblante, alla instruire M. de Fréhaut du danger qui le menaçait, le fit déjeuner hâtivement dans sa chambre et le conduisit elle-même au pavillon, où elle demeura avec lui, frissonnant au moindre bruit, l'oreille au guet et craignant à chaque instant quelque surprise. Lui, au contraire, habitué à de semblables alertes, se montrait philosophe et ne regrettait qu'une chose : quitter si précipitamment sa charmante hôtesse. La voyant très effrayée, il essayait de la rassurer avec d'affectueuses démonstrations, d'abord paternelles, puis de plus en plus caressantes. Les heures de l'après-midi s'écoulèrent ainsi, avec des alternatives d'anxiété et de mélancolique tendresse. Malgré ses transes, Nanine était étonnée et attristée de voir le temps fuir si rapidement A la Chandeleur, la nuit vient vite. Vers cinq heures, la petite pièce octogonale du pavillon s'emplit d'obscurité.

— Allons, soupira M. de Fréhaut, le moment de la séparation approche...

Il prit les mains de Nanine.

— Avant de m'éloigner, laissez-moi, mademoiselle, vous remercier de votre bon accueil et vous jurer que j'en garderai un éternel souvenir...

Tout en parlant, il l'attirait vers lui, lui baisait le front d'abord, puis les yeux. Nanine, étourdie, le coeur serré, se sentait en proie à une soudaine langueur. Sa tête tournait, mais c'était un vertige très doux, un éblouissement délicieux... Soudain, le cri de la hulotte, retentissant au fond du chemin, les rappela à la réalité.

— C'est le signal, balbutia Nanine, adieu!

Il voulut la ressaisir, mais elle se recula avec effort.

— Partez! supplia-t-elle.

Fréhaut enjamba lestement la fenêtre et disparut dans le sentier enténébré...

Revenue à elle et toute remuée, toute confuse d'une pareille faiblesse, Mlle de Seigneulles regagna son logis. Il était temps; les perquisitionneurs arrivaient. Ils en furent pour leurs frais, se montrèrent, en somme, assez accommodants et s'en retournèrent après avoir bu de larges rasades à la santé de la citoyenne.

Nanine se claquemura dans sa chambre, afin de se soustraire aux regards de la vieille Bastienne. Il lui semblait qu'on devait lire sur son visage ses remords et aussi ses regrets. Tout en rêvant au fugitif, elle s'en voulait mortellement de cette impardonnable défaillance qui l'avait jetée dans les bras d'un homme presque aussi âgé que son père...

Le lendemain, le maire vint la rassurer sur le sort de M. de Fréhaut.

— Il a, lui dit-il, passé la frontière sans être inquiété, et mon garçon l'a conduit jusqu'à Virton...

— Il devait être vanné de fatigue, soupira Mlle de Seigneulles. Songez donc : faire à pied une si longue traite... à son âge !

— A son âge, répliqua le paysan en éclatant de rire ; ah ! il n'a pas plus de trente ans !... Il s'était mâchuré et blanchi pour n'être pas reconnu... Mais, une fois en Belgique, il a jeté sa perruque, et notre Claude s'est trouvé nez à nez avec un jeune et joli garçon!

— Ah! murmura Nanine, devenue de nouveau rêveuse et attendrie...

En même temps, ses yeux se mouillaient et elle songeait à ces brèves minutes d'amour, qui ne reviendraient jamais plus.

Lorsque le comte de Fréhaut rentra, en 1815, avec Louis XVIII, il était, cette fois, mûr et grisonnant pour tout de bon. Le roi, en récompense de ses services, le nomma inspecteur des forêts dans le pays messin. Sitôt installé, M. de Fréhaut s'enquit de Mlle de Seigneulles. Elle était restée fille et vivait toujours aux OEillons. Il l'alla revoir, la trouva séduisante encore, malgré ses quarante-cinq ans, et, l'année d'après, ils s'épousèrent.

Et ce fut ainsi que se réalisa, pour Nanine, sa vision de la nuit de la Chandeleur.

ANDRÉ THEURIET.

Pour IA Veillée

LES SUCCÈS DU THÉATRE

« Un Divorce »

Voici l'une des scènes les plus applaudies de Un Divorce, celle ou le Père Euvrard exhorte Gabrielle à demeurer près de son mari :

LE PÈRE EUVRARD a fait un pas vers Darras au moment où il sortait, et un geste de violence à son adresse. Mais il se contient aussitôt par un effort. Lutte silencieuse; feu à peu, le calme se fait en lui. Enfin, après un long

temps, à lui-mime. — Les pauvres gens! N'est-il pas trop tard?

GABRIELLE, paraissant à droite, en costume de voyage, un petit sac à la main. — VOUS ! mon Père !

LE PÈRE EUVRARD. — Oui ! madame, votre belle-mère m'a appelé auprès de vous. Me voici.

GABRIELLE. — Ce n'est plus moi qui ai

besoin de vous. C'est ma belle-mère, pour que vous la souteniez dans les premiers moments. Moi, je m'en vais. LE PÈRE EUVRARD. — Vous vous en allez? GABRIELLE. — Oui. Mon premier mari est mort. Je suis libre. Je puis me marier religieusement. Je viens de le demander à M. Darras. Il m'a refusé. Il a fait pire. (Geste d'étonnement du père.) Il m'a donné à choisir entre m'en aller de la maison ou accepter une condition qui est le reniement de ma foi. LE PÈRE EUVRARD. — Laquelle? Dites-la-moi. GABRIELLE. — Il a exigé de moi le serment que jamais plus je ne lui parle de mariage religieux. Ce n'est pas une volonté d'un jour dont je puis espérer qu'elle changera. Il hait tellement l'Eglise qu'il m'impose une condition non moins atroce. Il veut m'emmener loin de Paris, pour que je n'assiste pas à la première communion de ma fille. Je me suis révoltée, c'est vrai, et c'était mon devoir, n'estce pas? mon Père. Et mon devoir, maintenant, est de m'en aller. LE PÈRE EUVRARD. — Et votre fille? GABRIELLE. — Je l'emmène. J'ai profité de ces quelques minutes, depuis cette conversation avec mon mari, pour l'habiller et l'envoyer en bas par l'escalier de service. Elle m'attend. Ce soir, nous serons loin. Adieu, mon Père. Si vous le permettez, je vous écrirai. Le temps presse. J'ai entendu M. Darras remonter chez sa mère. D'une seconde à l'autre, il peut redescendre. Laissez-moi passer. LE PÈRE EUVRARD. — Je ne vous laisserai pas passer, madame. GABRIELLE. — C'est vous, mon Père?... LE PÈRE EUVRARD. — Oui, c'est moi qui vous dis : il faut rester.

GABRIELLE. — Pour continuer à mener une vie dont vous m'avez vous-même, rappelezvous, démontré combien elle était coupable? Dieu ne m'en a que trop châtiée et c'est vous encore qui me l'avez fait comprendre. Mais, rester, c'est rester en état de péché mortel. Vous ne me conseillez pas cela, mon Père? Encore une fois, l'heure avance; laissez-moi passer.

LE PÈRE EUVRARD. — Passez. Mais, puisque vous reconnaissez que j'ai été bon prophète une première fois, souvenez-vous que c'est l'âme de votre fille que vous perdrez, sans, peut-être, sauver la vôtre. GABRIELLE. — Comment cela? LE PÈRE EUVRARD. — C'est bien simple, et vous allez voir si j'exagérais les funestes conséquences du divorce, et combien il est malaisé de sortir des mauvais chemins. Cette enfant, que vous avez eue en dehors de la loi de Dieu, dépend, maintenant, de cette loi des hommes, dont vous avez voulu bénéficier. D'après le Code, son père peut la reprendre demain; et il la reprendra.

GABRIELLE. — Je changerai de nom. Je me cacherai.

LE PÈRE EUVRARD. — Il vous retrouvera. C'est l'affaire de quelques jours. Et, alors, sa haine de Dieu, exaspérée encore par votre fuite, s'assouvira sur cette enfant. Il se vengera en arrachant la foi de ce jeune coeur.

GABRIELLE. — Il m'en a déjà menacée, mon Père.

LE PÈRE EUVRARD. — Vous voyez bien. Et à quel moment?

GABRIELLE. — Quand je lui ai dit que je refusais de lui obéir, pour ce voyage qu'il exige.

LE PÈRE EUVRARD. — Avait-il jamais manqué, auparavant, à cette promesse dont m'a parlé votre belle-mère : de ne jamais toucher à la vie religieuse de sa fille? GABRIELLE. — Jamais.

LE PÈRE EUVRARD, — Concluez.


N° 1284

LES ANNALES

117

GABRIELLE. — Vous pensez donc que je Bois tout sacrifier à l'éducation religieuse de ma fille?

LE PÈRE EUVRARD. — Son salut avant tout. (Méditant.) Quel conflit de conscience! Evidemment, la règle est absolue. Vous n'êtes pas mariée avec cet homme. Mais cette enfant? Cette petite âme innocente? Pouvez-vous lui faire payer une faute qu'elle n'a pas commise? Votre fils est un homme, lui. Elle, d'abord. Quand on hésite entre plusieurs devoirs, il y a une régle qui ne trompe pas : choisir celui où on se sacrifie le plus.

GABRIELLE, se laissant tomber assise. — Je comprends! Et moi qui parlais d'expiation. Cellelà est plus terrible que Pautre. (Se relevant.) Mais ce n'est pas possible, mon Père; il doit y avoir, il y a sûrement un autre moyen d'assurer la vie religieuse de ma fille sans Compromettre la mienne.

A ce moment, Darras paraît: Apercevant le Père et Gabrielle, il s'est arrêté. Il écoute. Mais ni elle ni lui ne l'ont vu.

LE PÈRE EUVRARD. — Je n'en vois pas. Le Bon Dieu saura en trouver. Fiez-vous à lui. Mais, d'abord, sacrifiez-vous au salut de l'âme de votre petite fille. Ne partez pas, madame.

Lutte violente dans le coeur de Gabrielle. Enfin, les yeux fixes, silencieuse, elle défait son manteau, son chapeau, et tombe assise, sans forces, désespérée.

LE PÈRE EUVRARD. — C'est une belle victoire que vous venez de remporter sur vousmême, ma fille. Il faut aller jusqu'au bout.

GABRIELLE. — Qu'exigez-vous encore de moi, mon Dieu?

LE PÈRE EUVRARD. — Votre mari vous a demandé de partir en voyage avec lui, demain. Vous consentirez, vous n'assisterez pas" à la première communion de votre enfant Mais elle vous devra de la faire. Est-ce convenu?

GABRIELLE. — Oui, mon Père. Et l'autre condition?

LE PÈRE EUVRARD. — Vous l'accepterez aussi. Vous promettrez à votre mari de ne plus jamais parler de mariage religieux; et c'est lui, vous m'entendez, c'est lui qui, touché de votre retour, renoncera peut-être le premier à ses cruelles exigences.

GABRIELLE. — Lui ! mon Père! Jamais. LE PÈRE EUVRARD. — Qu'en savez-vous?

GABRIELLE. — Ah! je le sais trop. Je ferai tout ce que vous me demandez, pour l'enfant Mais, quant à obtenir jamais de lui une pitié pour mon agonie de chrétienne, je ne l'espère point. Vous ne soupçonnez pas sa haine de l'Eglise.

LE PÈRE EUVRARD. — Il ne la connaît pas. J'en ai encore eu la preuve tout à l'heure. Car nous nous sommes rencontrés sur le palier. GABRIELLE. — Et vous vous êtes parlé?

LE PÈRE EUVRARD. — Nous nous sommes parlé. Mais, si j'ai constaté, dans cette courte entrevue, ce que vous appelez sa haine de l'Eglise, et ce que j'appelle, moi, son ignorance, j'ai constaté surtout qu'il vous aime passionnément. Je l'ai trop connu à l'école, pour ne pas savoir que le trait essentiel de sa nature est la bonne foi. Il n'est si intransigeant que parce qu'il est très sincère; et, quand il est injuste, c'est qu'il est aveugle. Il suffira, pour qu'il change à votre égard, qu'il ait compris trois choses : la première, c'est que votre foi est bien sincère aussi, bien vraie, bien profonde et qu'elle dérive d'un besoin intérieur et non d'une influence; la seconde, c'est que vous faites, à I'éducation religieuse de votre fille, le plus grand, le plus douloureux des sacrifices, et que le

Ken entre vous est là, uniquement là ; la troisième, c'est que votre soumission est un martyre, dans le plein sens du mot, et qu'il vous doit une compensation pour vous avoir privée d'un fils qui avait des droits sur vous avant lui. Quand il aura compris ces trois choses, et il les comprendra, rien qu'en vous voyant vivre, un travail s'accomplira en lui : cette pitié que vous n'espérez pas du fanatique, je l'attends, moi, de l'honnête homme.

GABRIELLE. — Dieu vous entende! mon Père. Au moins pourrai-je vous revoir?

LE PÈRE EUVRARD. — A son insu, ma fille? Pour vous-même, non.

Il s'incline et se retourne pour l'en aller. A ce moment, tout deux aperçoivent Darras.

GABRIELLE, poussant un cri. — Ah!

DARRAS, s'avançant. — j'ai entendu, monsieur. Vous avez raison, je ne vous connaissais pas. Mes idées restent les mêmes. Mais, moi aussi, je viens de voir l'honnête homme en vous. C'est à l'honnête homme que je fais mes excuses. Voulez-vous me donner la main?

(Le Père la lui tend. Puis, se tournant vers Gabrielle.)

Nous ne quitterons pas Paris, mon amie.

Il lui ouvre ses bras. Elle s'y jette en poussant un grand cri.

PAUL BOURGET et ANDRE CURY.

SAYNÈTES ET MONOLOGUES

1. — Tabacs et Compagnie

La scène se passe dans l'intérieur d'un bureau de tabac. Il est tard. La buraliste, ayant mis un peu d'ordre dans la boutique, est partie après avoir éteint la lumière. La nuit semble d'abord complète; mais, grâce à la clarté d'un bec de gaz de la rue, on finit par distinguer un tas de choses. Ces choses sont celles qui garnissent communément les bureaux de tabac. Elles observent, d'abord, un mutisme absolu; puis, enhardies, elles causent...

LE CIGARE D'UN SOU. — Dis donc, la petite balance, toi qui es une personne de poids..., et instruite..., si tu nous lisais le journal comme tous les soirs, pour nous endormir?...

LA PETITE BALANCE. — Je ne demande pas mieux; mais c'est la déveine : l'imprimé des cornets en papier est à l'envers... Enfin, attendez, en penchant un peu mon plateau de gauche... Là!... Ah! par exemple!

LE CIGARE D'UN sou. — Eh bien! qu'est-ce qu'il y a?

LA PETITE BALANCE. — Savez-vous ce que je lis? « La Société contre l'abus du Tabac a tenu, dimanche, sa séance solennelle. »

LE PAQUET DE TABAC A 50 CENTIMES. — Fichtre! Mais cela m'intéresse! Cela nous intéresse tous! Lisez! Lisez!

LA PETITE BALANCE. — Je ne vois pas très clair... Il faudrait battre le briquet...

Un briquet, qui passe imprudemment son amadou par une armoire entr'ouverte, est immédiatement battu comme plâtre et sert à enflammer l'allumoir.

PLUSIEURS TÊTES DE PIPES. — Lisez! Lisez!

LA PETITE BALANCE, après avoir lu. — On a procédé à la distribution annuelle des récompenses...

LE CIGARE D'UN SOU. — Toujours la même chanson! Des récompenses! des récompenses!... Ça nous empêchera-t-il d'être grillés?

LA PIPE EN TERRE. — Tout ça, c'est du chiqué !

LE TABAC A CHIQUER. — Pas de personnalités !

LE DEMI-LONDRÈS. — Mon confrère le cigare d'un sou a raison. Il me semble qu'il serait temps que la Société contre l'abus du Tabac fît, pour notre cause, quelque chose de plus

efficace qu'une vague propagande et des distributions de médailles ! Peut-être conviendraitil que nous tous, les principaux intéressés, nous lui transmettions quelques voeux dans ce sens... Qu'en pense l'honorable Fume-Cigare, lui qui est fin comme l'ambre?

LE FUME-GIGARE. — je pense qu'une Ligue de la Tabagie française est tout indiquées...

LE DEMI-LONDRÈS. — De quoi se compose, en somme, cette Société contre l'abus du Tabac? De gens qui ne fument pas! Or, les gens qui ne fument pas, sont inoffensifs ! La Société ne commencera à être véritablement intéressante que le jour où elle n'aura pour adeptes que des enragés fumeurs!

LE BRULE-GUEULE, très commun. — Bravo, le

type à la bague! Tu jaspines comme un frangin!

LE CIGARE D'UN sou. — Ta bouche, le BrûleGueule! Laisse causer monsieur!

LE DEMI-LONDRÈS. — Il serait temps, dis-je, que la Société en question, qui est aux cigares, aux cigarettes et au tabac en général ce que la Société Protectrice est aux animaux, qui est aussi notre Société anticrématoire et notre Compagnie d'assurances contre l'incendie, se décidât à grouper autre chose que quelques médecins qui ne fument pas parce que le tabac leur fait mal au coeur ou quelques femmes qui ne veulent pas qu'on empeste leurs rideaux!,..

Applaudissements dans toutes les boîtes, Protestations dans quelques vitrines. Le Demi-Londres

continue.

LE DEMI-LONDRÈS. — Je sais bien d'où viennent les protestations ! Des pipes, naturellement, qui, le jour où on ne fumera plus, devront, comme les Ecossais, se promener sans être culottées! Mais ce sont là de mesquines préoccupations particulières qui doivent disparaître quand l'intérêt général est en jeu!

LE BRULE-GUEULE. — Bravo! On sait bien que les pipes sont des fourneaux!

LE DEMI-LONDRÈS. — Donc, je vous le dis (et, depuis les humbles crapulos à trois pour un sou, jusqu'à ces messieurs de La Havane aux pardessus d'or et d'argent, tout le monde sera de mon avis), il est temps que la Société commence à pratiquer le racolage des grands fumeurs, des vieux briscards, des artistes, des marins, des habitués de brasseries, de tous ceux, enfin, qui sont les fléaux de notre race, qui font que tous nos rêves s'en vont en fumée et qui nous rappellent si souvent que, n'étant que poussière, nous devons retourner en poussière!...

Ici, des allumettes-bougies émues versent quelques larmes de cire.

LE DEMI-LONDRÈS, poursuivant. — C'est à ceux

là qu'il faut apprendre que le tabac est une matière à mépriser...

UNE TABATIÈRE, qui n'a rien compris. — Pardon...

une matière à priser, vous voulez dire...

LE DEMI-LONDRÈS, continuant — C'est à ceuxlà

ceuxlà faut faire croire que la sève généreuse qui bouillonne en nous, et qu'ils appellent « nicotine », n'est autre chose que le poison retrouvé des Borgia !... Révoltons-nous, à la fin! Il y a assez longtemps que nous allons stupidement, nous antres cigares, mettre nos petites têtes pointues sous la guillotine des coupe-cigares ! Nous demandons, maintenant, qu'on les élargisse, ces coupecigares, jusqu'à la mesure d'une tête de fumeur!

Enthousiasme indescriptible. Une boîte de tison. s'enflamme toute seule.

LES PAQUETS DE CIGARETTES. — Nous som-


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mes tous avec vous sans distinction de couleurs!

LE BRULE-GUEULE. — Mort à la Régie! Mort à la Régie!

LE CIGARE D'UN sou. — Oui! Oui! citoyens! Soyons des Régie... cides!

UN ORAND NOMBRE DE VOIX. — Oui! Oui! à la Régie!

LE PAQUET DE CIGARETTES RUSSES. — Je suis

avec vous de coeur et vous pouvez compter sur moi au jour du grand passage à tabac!

Branle-bas général. Cigares et cigarettes descendent dans la rue sur l'air de J'ai du bon Tabac et l'on s'achemine du côté de la Régie, en prenant comme chef un paquet de tabac, parce qu'il est « caporal ».

MIGUEL ZAMACOÏS.

II. — Spécialité de la Maison

Je n'aime pas les gâteaux! C'est mon droit. Les gâteaux! qu'est-ce que cela, après tout? De la farine, du sucre, des oeufs et du beurre. Et, à présent, on fait des oeufs artificiels et du beurre postiche! Pouah!... Enfin, je déteste la pâtisserie! Mon estomac se montre réfractaire à la digestion de ces aliments. Ils séjournent là, mélancoliquement, pendant de longues heures, me torturant, m'étouffant durant le jour, et épouvantant mes nuits d'atroces cauchemars.

— Mais, monsieur, allez-vous me dire, si vous n'êtes pas un pur crétin, n'en mangez jamais et laissez-nous tranquilles!

Parbleu! c'est bientôt dit! Vous ne soupçonnez pas ce qu'il y a d'amer dans ce conseil: " N'en mangez jamais! » Oh! Dieu! non! Je n'en voudrais goûter de la vie! Et s'il m'est arrivé, quelquefois, d'en ingurgiter seulement gros comme ça, ce fut bien malgré moi, allez!

Exemple :

J'abhorre ces pseudo-gourmandises ! Je vous l'ai déjà dit, je le sais; mais cette profession de foi gastronomique me soulage! Laissezmoi me soulager! Oui! j'exècre la pâtisserie, mais j'adore une pâtissière.

Oh! si vous la connaissiez!... Vous l'aimeriez aussi!... C'est pourquoi je ne vous dirai ni son nom ni son adresse! C'est là-bas, là-bas, là-bas, dans un coin perdu des Batignolles, à deux pas des fortifications! Ah! dame! vous savez, ce n'est pas une de ces officines aristocratiques, où les gâteaux sont aussi chers que microscopiques, où les pâtes, longuement foulées, travaillées par des mains savantes et des rouleaux exercés, sont légères et délicates! Non! Ici, les pièces sont sérieuses, consistantes, massives. On en a pour son argent, enfin!

Mais elle! Elle! Si blanche, si rondelette, si avenante! Elle trône derrière un riche comptoir... en faux marbre, entre une petite armoire, dont les parois vitrées laissent voir un bataillon de brioches dorées, et un plateau chargé de verres et de carafes, auxquels le soleil accroche des paillettes, que reflètent ses yeux ingénus.

Depuis longtemps, je l'avais remarquée. Elle aussi m'avait distingué, — comme toutes les femmes, d'ailleurs! Dès que je l'apercevais, mon coeur cabriolait dans ma poitrine.

De deux à trois, la boutique est, généralement, peu fréquentée.

Hier, donc, je tourne le bec-de-cane. J'entre sous le premier prétexte venu : commander un gâteau quelconque, pour un monsieur quelconque, dans une rue quelconque.

Elle était somnolente. A mon arrivée, elle se redresse et encourage mon audace d'un sourire. J'avance, palpitant.

— Madame, voudriez-vous envoyer une frangipane..., veau et jambon..., à...?

Je barbotais! A cette idée de frangipane, veau et jambon, elle éclate d'un rire fou.

— J'ai peut-être commis une hérésie, madame? ajoutai-je. Je le sens! Mais excusez mon trouble. J'ai la tête comme le coeur..., sens dessus dessous... Je vous aime!

Et, sans lui donner le temps de se reconnaître, je m'empare d'une main potelée, qu'elle ne retire pas trop vite. Soudain, un bruit de pas retentit dans l'arrière-magasin. La porte du fond s'ouvre. Un homme paraît, portant une manne de gâteaux assortis.

— Mon mari! Mangez!...

Et elle ouvre, à deux battants, la petite armoire transparente.

Cette prière était un ordre! Je suis un galant homme! Mais je lus, dans le regard de l'Othello en veste blanche, une jalousie si terrible, que je cueillis, à tout hasard, une brioche sur l'étagère. Je devais sauver l'honneur de cette femme, n'est-ce pas? Elle était rassise, — la brioche : elle datait au moins de l'avant-veille.

Je réussis enfin à l'avaler. Je me fouille pour payer. Horreur! ma poche est vide! J'ai oublié ma bourse!

Othello, campé fièrement — j'appelle ça fièrement — sur ses deux pieds, — j'appelle ça des pieds, — le coin du tablier relevé sur son bedon, le bonnet rabattu sur un front... prédestiné, me regardait manger, avec une sombre défiance, cette brioche fossile.

Quelle situation: la femme, le mari, la brioche... et pas un rouge liard! Mon supplice commençait!

— Un gâteau de riz! me dit le pâtissier. Spécialité de la maison!

Desdémone me jeta un coup d'oeil suppliant.

Je pris machinalement le gâteau de riz! Quel mortier! Consommateur chevaleresque, j'explorais en vain l'abîme de mes poches. Je mastiquais avec résignation, les yeux dans les yeux du More des Batignolles!

— Un baba! poursuivit-il avec un ricanement farouche, Spécialité de la maison.

Pauvre moi! Le baba alla s'empiler sur la brioche et le gâteau de riz.

— Une madeleine! Spécialité de la maison. L'Himalaya sur le Saint-Oothard.

Et il est une pâtisserie que sa légèreté a fait baptiser vol-au-vent!

Je suffoquais! Je pétris avec fureur mon épigastre. Sous mes doigts je sens, quoi? Une pièce de monnaie égarée dans la doublure de mon gilet. Sauvé! Non! C'est une pièce de dix sous, et j'ai consommé pour plus que ça!

— Un massepain! Spécialité de la maison!

Une sueur froide inonde mon front! Marche!... Marche! Non! C'est au Juif-Errant qu'on dit ça. Mâche! Mâche toujours!

Et l'on a aboli l'inquisition!

— Un gâteau de plomb! Spécialité... C'en est trop! Je retire mes doigts du

gousset, je vais lui jeter ces cinquante centimes à la face. Oh! bonheur! une pièce d'or: cinq francs! Je la lance sur le comptoir et je m'enfuis sans attendre la monnaie.

Depuis hier, je me noie de thé! J'en suis à ma quinzième théière.

Ah! jeunes gens! jeunes gens! n'aimez jamais une pâtissière..., ou aimez beaucoup les gâteaux!...

FELIX GALIPAUX.

III. — Les Cochers

Ils se sentent des conducteurs d'hommes et cela surexcite en eux un excessif orgueil. Leur siège leur semble un trône, leur chapeau de toile cirée un diadème, et leur fouet, probablement un sceptre, et nous autres, pié-i tons, nous sommes le pauvre peuple, taillable et corvéable à merci.

Ils ne sont pas des rois débonnaires; ah ! comme ils nous méprisent, comme ils mettent de l'arrogance à maintenir entre eux et nouai la distance qui doit séparer du chef le serf! Et s'il nous faut, un jour, à bout de force, las d'avoir trop peiné sur l'asphalte brûlant, avoir enfin recours à leur aide, ah! de quel air condescendant ils nous l'accordent et, plus, souvent encore, avec quelle inexorable brutalité ils nous la refusent!... N'espérez pas attendrir leur pitié par des paroles plaintives! ou des mines désolées : ils sont inaccessibles à ces faiblesses du sentiment qu'on appelle charité, miséricorde, humanité. Ne vous traînez pas à leurs pieds, à leurs roues : ils vous écraseraient. Même, en vous écrasant, ils vous injurieraient parce que vous leur occasionneriez une secousse désagréable et dérangeriez, par. la vaine épaisseur de votre corps, la sereine tranquillité de leur allure.

Ils ne sont pas des rois courtois. Plutôt, ils sont des rois mal embouchés. Ils ont désappris le langage des Cours et le vocabulaire qu'ils ont adopté ne rappelle en rien les prudes magnificences du Grand Siècle. Les termes qu'ils emploient le plus communément sont des noms d'animaux, qu'ils vous appliquent avec brusquerie, ou bien des interjections variées dont l'étymologie est fâcheuse. En outre, ils ont une manière tout à fait spéciale d'accentuer leurs courtes phrases, qui leur donne quelque chose de plus impérieux, de plus cinglant, de plus blessant. Et, si vous vous acharnez à les importuner de vos requêtes, de vos supplications, si vous les obligez, par votre insistance, à descendre de leur siège élevé, alors il pourra bien arriver qu'ils vous corrigent à coups de fouet, ou bien à coups de poings, de pieds, que sais-je! ou bien qu'ils vous étranglent. Ah! ne plaisantez pas avec ces gens-là si vous tenez à votre peau! Ils vous auraient bien vite appris ce qu'il en coûte d'élever la voix inconsidérément...

Ils sont des rois absolus et très jaloux de leur absolutisme. N'allez pas leur rappeler qu'ils ont peut-être des devoirs envers vous, insinuer que peut-être, puisqu'ils sont des conducteurs d'hommes, leur rôle serait de vous conduire, attendu que vous êtes des hommes. Ils vous conduiront si tel est leur bon plaisir, si la fantaisie leur en prend, si l'itinéraire que vous leur proposez concorde, par un heureux hasard, avec celui qui, présentement, les tente parce qu'il est bref, ou bien parce qu'il aboutit à l'écurie de leur cheval, à la demeure de leur bien-aimée, au marchand de vins de leur rêve. Ils vous conduiront surtout si vous leur promettez une assez forte somme d'argent.

Car ils ne sont pas des rois incorruptibles,- des âmes hautaines sur lesquelles ne saurait agir l'appât du gain. Ils ont de royales passions à satisfaire, et c'est à vous d'équilibrer leur budget, de remplir leurs poches, de remplir leurs sacs, de remplir leurs coffres. Songez-y! Arrangez-vous de manière à leur manifester, dès l'abord, l'intention où vous êtes de reconnaître largement leurs bontés et de leur donner, par exemple, un louis ou deux par kilomètre.

Il faut, pour obtenir de leurs Majestés l'accueil que vous souhaitez, que votre générosité


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native soit empreinte sur votre visage et qu'elle Ml déclare visiblement par le luxe de votre costume, l'éclat de vos bijoux, la profusion de vos breloques et de vos bagues, l'étincellement de votre épingle de cravate.

Nous sommes les victimes d'une trop dure tyrannie. Il faut en finir. Réveillons-nous de notre résignation, de notre torpeur. A la fin, cela deviendrait de la lâcheté. Les cochers ne sont pas ce qu'un vain peuple pense : notre imbécillité fait toute leur puissance!

Faisons sentir à nos maîtres que nous, sommes décidés à tout plutôt qu'à subir l'esdavage qu'ils nous imposent Refusons-leur le tribut qu'ils nous réclament. Réduisons-les à fa portion congrue. Soyons fermes dans nos décisions, énergiques dans nos réclamations. Un jour viendra, si nous savons nous y prendre, où les cochers descendront de leurs sièges pour venir poliment nous inviter à bien vouloir monter dans leurs voitures ; ils nous supplieront, ils nous cajoleront, ils auront pour nous toutes les attentions, et des prévenances et des gentillesses... Hélas ! je ne vois pas poindre encore l'aube heureuse de ce jour vengeur !...

ANDRE BEAUNIER.

PIÈCES A LIRE

1. — Beautés Futures

O beautés que j'ignore, âmes des futurs mondes, Vous qui resplendirez sur d'inconnus chemins, O fronts éblouissants qui surgirez demain, N'embaumerez-vous pas une de mes secondes?

Les splendeurs d'autrefois, les Laure, les Joconde, Jettent sur nous encor leur éclat surhumain D'où naquirent Pétrarque et le Vind divin ; Elles vivent encor, sources toujours fécondes!

Pour les bisser venir jusqu'à nous, d'ère en ère, Respectueusement les siècles s'écartèrent... ... Mais vous qui fleurirez tes avenirs lointains,

Onde où se baigneront les futures aurores, Rien de vous en mon coeur ne doit jamais éclore ! ... Et ce regret subtil endeuille mes matins.

PAUL VEROLA.

II. — Le Sabre

Large et fort, tout uni, tout nu sous son éclair Aux mille frissons bleus, forgé pour la revanche, Pour la charge qui gronde et roule en avalanche, Le sabre attend l'appel qui doit sonner dans l'air...

Mais un vieux ciseleur l'a vu de son oeil clair; Sur cet acier si pur tout son talent s'épanche; Nuit et jour, en secret, sur son oeuvre il se penche Et le métal gémit ainsi que de la chair.

Enfin, l'arme apparaît, délicate, immortelle,

Posant sur le velours sa divine dentelle

Où la chimère court sous le baiser des fleurs.

J'étais soldat : le sort, pour une oeuvre secrète, M'a pris et, ciselant ainsi mon âme en pleurs, D'un sourire m'a dit ; « je te voulais poète ! »

THÉOPHILE GIARD.

III. - A Chude

(Berceuse)

O mon fils, pourquoi n'as-tu pas tenu Ma poitrine chaude ? J'aime Pévoquer brun, méchant et nu, O mon petit Claude !

Il me semble, hélas ! que je t'ai connu Lorsque je te nomme.

Quoi ! je pourrais êtra — orgueil ingénu ! — La mère d'un homme !...

Comme il aurait fait mon anneau brillant,

Ma maison prospère, Mon sourire doux, le petit enfant

Beau comme son père!

Il serait resté petit bien longtemps,

Voilà ma chimère. Puisque c'est petit, à tous les instants,

Que l'on a sa mère !

O petit enfant, petit inconnu

Que je vois quand même. Peut Claude brun, petit Claude nu.

Comme je vous aime !...

O mon désiré, ô mon bienvenu t..

— Endormez-vous, Claude !... — Pour être méchant, faire à la main chaude, Pour tirer la barbe au vieux bouc cornu, Pourquoi ce petit aux yeux d'émeraude

N'est-il pas venu ?...

HÉLÈNE PICARD.

IV. — L'Ame des Logis

Ce qui fait l'âme des logis, Ce sont les souvenirs de joie, Les échos, les parfums, surgis Devant le foyer qui rougeoie ;

C'est quelque lointain réveillon Qu'on fit, un beau soir de décembre; Un saint fêté dans un salon, Un enfant né dans une chambre ;

C'est un geste câlin tapi Dans les coussins d'une bergère. Un sillage sur un tapis, Un rayon sur une étagère !

C'est nu poème récité Par use voix amie et chaude; C'est la brise de l'autre été Qui, du balcon, remonte et rôde ;

C'est le tableau, toujours présent, Des scènes douces qui passèrent Depuis des jours, des mois, des ans, Dans ce cadre aux lignes sincères;

C'est tout cet ensemble sacré Qui fait, à travers l'existence, Les mars et les objets parés Du manteau de nos souvenances!

— Voilà pourquoi sont froids au coeur Ces logis neufs où l'on pénêtre : il y manque cette chaleur Ancienne, qu'il faut à notre être;

Et leur abri n'a de douceur Et de tendresse familière Qu'au jour où le premier bonheur Vient y pendre sa crémaillère!

LOUIS MAIGUE.

Le Dîner Balzac ( 1)

LE FILS

II

— Suite —

Dans un éclair, elle aperçut le lit où reposait son mari mort. Elle n'avait eu qu'à ouvrir la porte pour le revoir dans la chambre qui communiquait avec la sienne. Elle revit le fils aîné, debout, à côté, tenant les mains des deux autres orphelins. Un pli se creusait sur sou jeune front qui ne s'était pas effacé depuis ces deux ans. Une résolution s'était comme fixée

dans le pli précocement grave de sa lèvre qui n'avait plus jamais ri de ce rire insouciant, privilège heureux de son âgé. Certainement, il avait fait devant ce lit funèbre, un voeu qui expliquait son assiduité à ses devoirs, l'effort visible de son travail. Dans la classe qu'il suivait au lycée Saint-Louis, son rang était monté de mois en mois. Il était dans les tout premiers, maintenant. Sans aucun doute, il avait pris avec sa conscience l'engagement de remplacer auprès des siens le protecteur disparu, d'être le chef du foyer découronné. Comment la mère n'eût-elle pas été touchée de ce naïf roman familial deviné chez son enfant? Comment la femme qui pensait à donner un autre chef à ce foyer n'eut-elle pas été épouvantée à se rappeler cette ferveur mâle du premier-né? Et, à l'instant de la résolution suprême, elle luttait contre cette épouvante...

— « En quoi l'entrée dans notre maison d'un homme de coeur contredirait-elle cette résolution de Charles, s'il l'a vraiment prise? C'est dans l'intérêt de son frère et de sa soeur qu'il souhaite si passionnément de devenir quelqu'un. Il sent donc lui-même qu'il leur faut quelqu'un, Ce quelqu'un, je le leur donne en leur donnant Georges pour second père... C'est trop hésiter... Tout à l'heure, quand il rentrera du collège, il voudra m'embrasser comme chaque matin. Je lui parlerai. Je me jure de lui parler... »

Le temps avait passé à travers ce vaet-vient de ses idées, et l'aiguille allait marquer dix heures. Encore cinquante minutes, et Charles, qui sortait du lycée à dix heures et demie, serait là. Encore quatre heures, et Georges Foucault apparaîtrait à son tour. Comme il arrive dans ces moments de désarroi intime où les toutes petites résolutions trompent l'attente, Mme Ligier se fit honte à ellemême de sa paresse. Elle commença' de vaquer à sa toilette avec autant de diligence que si elle eût été pressée par une obligation impérieuse. Elle achevait de passer à son cou la chaîne à laquelle était attachée sa montre, et à ses poignets ses bracelets abandonnés depuis deux ans, lorsqu'un coup frappé à la porte lui fit battre le coeur, en lui annonçant la présence de celui qu'elle ne pouvait pas s'empêcher de considérer comme un juge. Et, cependant, elle n'était pas coupable !... C'était Charles, en effet, qui s'arrêta une seconde, comme saisi, une fois la porte ouverte, an lieu d'entrer.

— « Qu'as-tu? », lui demanda-t-elle, tout anxieuse, devant l'expression soudain altérée de son visage.

— « Rien », répondit-il " Sur le moment, j'ai été étonné... Je suis si habitué à vous voir en noir - Mais, c'est vrai... Notre deuil est fini... »

Involontairement, la mère se regarda dans la grande glace. Elle vit sa silhouette d'un gris tendre et clair, si joliment harmonisée à ses cheveux blonds, et, par contraste, le costume toujours sévèrement noir du collégien. Sa voix tremblait pour, lui répondre, détournant aussitôt la conversation :

— « Es-tu content de ton professeur, ce matin? Comment était ton devoir?... »

Et, tout bas, elle se disait :

— « J'attendrai encore un peu. Il a été trop ému de me voir ainsi... Après le déjeuner, il sera encore temps... "

(1) Reproduction interdite. = Voir les Annales depuis le 22 décembre 1907.


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III

Ces qu'il y a de particulièrement poignant dans les drames domestiques, c'est qu'ils se déroulent parmi des occupations si simples, si paisibles, dans un décor tout d'habitudes, à travers cette monotonie des choses que l'argot bourgeois définit par cette expression vulgaire, — mais qu'elle est exacte! — le train-train de l'existence. Bien que l'avocat eût laissé derrière lui, grâce à d'heureux placements et à une grosse assurance, une fortune considérable, Mme Ligier ne s'était jamais départie, pas plus depuis son veuvage qu'auparavant, de cette surveillance méthodique de sa maison, traditionnelle dans la classe moyenne française. Tout angoissée qu'elle fût par la perspective de cet entretien avec son fils, maintenant impossible à remettre, elle avait, suivant sa coutume, aussitôt sortie de sa chambre à coucher, commencé de circuler de pièce en pièce, rangeant ellemême dans le salon un bibelot déplacé, soulevant de ses doigts fins les feuilles des plantes vertes pour vérifier leur arrosement, donnant, d'un geste attentif, un meilleur pli à un rideau. Elle revenait ainsi par la salle à manger où le domestique achevait de mettre le couvert. Depuis ces deux ans que le chef de famille était mort, la place qu'il occupait à table était toujours restée vide. C'avait été, d'abord, une espèce de piété toute naturelle; et comme, dans les premiers temps, Mme Ligier ne recevait que des parents tout proches, ce rite de deuil s'était maintenu sans difficulté. Elle avait voulu l'interrompre quand elle avait eu à dîner quelques amis, et ç'avait été l'occasion d'une petite Scène avec son fils Charles, justement. Il lui en avait parlé le premier, la veille du jour où ce dîner bien intime devait avoir lieu, lui prouvant ainsi l'obsession de sa pensée :

— « Comme pauvre papa aurait été content, demain, lui qui aimait tant ses amis!... Mais je suis sûr qu'il voit de là-haut que nous ne touchons pas à sa place, et que cela le console un peu. C'est comme s'il ne nous avait pas quittés... » La mère n'avait rien répondu, et la contagion de ce scrupule l'avait empêchée de saisir une occasion tout indiquée pour modifier une habitude qui décelait une exaltation dans le regret, très différente de ses véritables sentiments. Elle avait donné l'ordre que le siège du mort ne fût pas occupé, à ce premier dîner. Quel prétexte trouver, ensuite? Comment interrompre une tradition évidemment de plus en plus sainte pour l'enfant, de plus en plus pénible pour la mère, à mesure que l'image de Foucault s'insinuait davantage dans son coeur? Mais, ce matin, et à si peu de distance de ces nouvelles fiançailles, auxquelles elle continuait d'être résolue, l'aspect de ce fauteuil posé devant la nappe blanche lui fut soudain intolérable, d'une manière toute physique. Cette disposition des couverts sur la table, avec ce vide, à l'endroit où le mort s'asseyait autrefois, lui fut un reproche muet contre lequel elle trouva tout d'un coup en elle la force qu'elle allait être obligée d'avoir, dans quelques Instants, contre les reproches parlés de son fils. Dans un de ces élans de volonté spontanés et presque irréfléchis qui sont, dans l'ordre moral, l'équivalent des réflexes dans l'ordre animal, elle dit au domestique : - « Louis, vous ne mettrez plus,

rénavant, le Fauteuil de Monsieur à table... Vous y mettrez Mlle Monneron. » Elle n'eut pas plus tôt donné cet ordre

Qu'elle sortit de la pièce, du pas rapide d'une personne qui vient de faire une exécution nécessaire et trop douloureuse,

pour y rentrer toute tremblante, une demiheure plus tard, avec Mlle Monneron, l'institutrice, Hélène, René et Charles. De quel visage celui-ci allait-il accepter ce tout

petit coup d'Etat exécuté par la mère? Oui, bien petit, mais gros de quelle signification! C'était la première scène de l'acte final: celui qui clorait le veuvage de Mme Ligier. Elle le sentait si bien qu'elle se tenait volontairement en arrière, caressant, de ses mains frémissantes, les anneaux blonds des cheveux de son petit René... Charles s'arrête. Il regarde la table. Il regarde sa mère. Il est devenu tout pâle, puis tout rouge. Mme Ligier le voit, avec un étonnement qui lui met à elle-même le sang aux joues, se diriger vers la chaise mise à la place autrefois réservée au père. Elle n'a pas le courage de lui répéter, à lui, la phrase qu'elle a dite au domestique, ni d'installer, par ce second coup d'Etat, l'institutrice sur ce siège, en face d'elle, — le siège du chef, et qui revient de droit à l'aîné. Un détail redouble sa confusion: en prenant de sa main le dossier de la chaise afin de l'écarter pour s'y asseoir, Charles lui a jeté un regard d'une tendresse passionnée. Il a des larmes au bord des yeux, qui ne viennent ni de l'indignation, ni de la colère. C'est la reconnaissance qui l'émeut ainsi. Mais de quoi? De ce qu'il imagine, sans soupçonner la réalité. Il ne remarque pas la surprise du domestique, qui consulte du regard sa maîtresse. Il ne fait pas attention que la serviette qu'il déploie n'est pas la sienne. Il croit que sa mère lui a donné cette place à table, avec une intention dans laquelle il voit une réponse à ses doutes les plus intimes. A peine s'il peut manger, tant son coeur palpite, tant sa gorge est serrée. La mère non plus ne peut pas manger. Ce malentendu, provoqué par elle-même, lui apparaît comme une sorte de fatalité, comme une défense du destin. Elle appréhende et elle désire, tout à la fois, la fin de ce repas et les paroles que va lui dire Charles, qu'elle devine, qu'elle lit sur ses lèvres... Le déjeuner finit. Ils ne s'expliquent pas encore... Le jeune homme attend que l'institutrice ait emmené son frère et sa soeur. Enfin, Mlle Monneron et les deux enfants sont partis. La mère et l'aîné sont seuls. Charles prend Mme Ligier dans ses bras, et il lui dit, avec des pleurs qu'il ne cherche plus à réprimer et qui mouillent de leur tiède humidité le visage de la pauvre femme:

— «Oh! merci, maman, merci encore...»

— « Mais de quoi? », dit-elle...

— « Oui », reprend-il sans lui laisser le temps de continuer. « Merci de m'avoir donné cette place de mon père à table, aujourd'hui que nous sortons de deuil... Vous ne savez pas quel bien vous m'avez fait, maman. Ah ! il faut que je vous parle en toute franchise », insiste-t il. « Depuis quelque temps, j'avais si peur... Oh! pardonne-moi. »

Et, dans ce passage du vous au tu, le violent garçon mettait la sauvage ardeur de sa religion filiale, rassurée par une équivoque, hélas!

— « Oui, j'avais peur, peur qu'un jour, l'idée ne te vînt — tu ne m'en voudras.

pas si je te dis tout, puisque ce cauchemar est fini — de te remarier... Tu es si jeune, si belle, et j'ai vu trois des mères de mes camarades, cette année, leur donner un second père... Alors, quand tu m'as mis là, tout à l'heure, en face de toi, à table, j'ai compris que tu avais lu en moi. Tu as voulu me] dire: « Remplace-le vis-à-vis de ta soeur, » de ton frère, de moi... » Le remplacer, lui, si intelligent, si bon, si généreux, je ne pourrais pas. Mais je te jure d'essayer... »

Et, tandis que l'adolescent, si réservé d'habitude, découvrait ainsi, dans un transport de gratitude, la plaie secrète de son coeur, ce culte idolâtre pour son père mort, cette terreur qu'un étranger s'insinuât au foyer, la mère sentait comme un froid de glace se répandre dans ses: veines. L'éclair d'une affreuse évidence, lui dévoilait tout l'avenir. Si elle cédait à la passion que le charme épanoui de ses trente-cinq ans avait inspirée à Georges Foucault, si, dans quelques minutes, elle répondait « oui » à sa demande, elle brisait pour toujours avec son fils. Jamais cet enfant, aux sentiments trop intenses et pour qui son père demeurait si vivant, n'admettrait l'intrusion du second mari. L'inévitable conflit était comme symbolisé dans cet humble incident de la place à table. La mère devrait, si elle passait outre à cette révolte de son fils, asseoir le nouveau venu aux repas, en face d'elle, dans ce fauteuil dont Charles s'était emparé avec une si frémissante ferveur pour la mémoire de l'ancien occupant. Elle éprouva soudain qu'il lui serait impossible de supporter les yeux du jeune homme, expulsé de ce siège qui était de droit le sien, puisqu'il était l'aîné, l'héritier du nom, si digne de l'être!... A ce moment, et comme elle se débattait, déchirée ainsi entre l'avenir et le passé, entre ses aspirations de femme amoureuse et ses tendresses de mère, un coup de sonnette, deviné plutôt que perçu à travers les portes, la fit se détacher des bras de son fils qu'elle tenait étroitement serré contre son sein. Elle ne s'était pas trompée. Quelques secondes plus tard, le domestique venait demander si Madame pouvait recevoir M. Georges Foucault. Charles esquissa le geste de se retirer avec une brusquerie qui, à elle seule, était un aveu.

— « Reste », lui dit Mme Ligier en lui prenant le bras, impérieusement et douloureusement. Puis, s'adressant au domestique :

— « Dites à M. Foucault qu'il m'est absolument impossible de le recevoir et que je lui écrirai. »

Et, quand son fils et elle furent de nouveau seuls:

— « Non », gémit-elle en l'embrassant de nouveau avec emportement, « je ne me remarierai jamais. Je ne vous donnerai pas un autre père. Je ne veux pas que tu souffres par moi. Je ne le veux pas... Vous me suffisez et je vous suffirai. »

Quoique les fibres les plus secrètes de son être lui fissent bien mal, elle n'avait jamais ressenti une joie plus profonde. A voir les yeux de son fils pendant qu'elle lui parlait, elle se rendait compte que l'instinct de cet enfant avait tout compris !

PAUL BOURGET.

de l'Académie française. Fin du Troisième Dîner. (A suivre.)