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Titre : Mémoires de la Société d'agriculture, commerce, sciences et arts du département de la Marne

Auteur : Société d'agriculture, commerce, sciences et arts de la Marne. Auteur du texte

Éditeur : Société d'agriculture, commerce, sciences et arts du département de la Marne (Châlons-sur-Marne)

Date d'édition : 1893

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb328132533

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb328132533/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

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Description : 1893

Description : 1893.

Description : Collection numérique : Arts de la marionnette

Description : Collection numérique : Fonds régional : Champagne-Ardenne

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5710665c

Source : Société académique de la Marne (SACSAM), 2009-2358

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 19/01/2011

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SOCIÉTÉ D'AGRICULTURE

COMMERCE, SCIENCES ET ARTS

DU DÉPARTEMENT DE LA MARNE


EXTRAIT DU RÈGLEMENT DE LA SOCIÉTÉ

ART. 12. — Les Associés correspondants paient une cotisation annuelle de cinq francs. Ils reçoivent franco les Mémoires de la Société.

Les Sociétés savantes qui reçoivent ces Mémoires sont priées d'envoyer en échange les ouvrages qu'elles font imprimer.

Dans la séance du 5 janvier 1882, la Société a décidé qu'aux termes de l'art. 9, § 3 du règlement, la cotisation en numéraire de 10 francs par an, votée à la séance du 2 mars 1881, est due par les membres titulaires non résidants comme par les membres titulaires résidants.


MÉMOIRES

DE LA

SOCIÉTÉ D'AGRICULTURE

COMMERCE, SCIENCES ET ARTS

DU DÉPARTEMENT DE LA MARINE

ANNÉE 1893

CHALONS-SUR-MARNE

MARTIN FRÈRES, IMPRIMEURS-ÉDITEURS, PLACE DE LA RÉPUBLIQUE

1894



SÉANCE PUBLIQUE



SEANCE SOLENNELLE

DE LA

SOCIÉTÉ D'AGRICULTURE

COMMERCE, SCIENCES ET ARTS

DU DÉPARTEMENT DE LA MARNE

TENUE DANS LE GRAND SALON DE L'HOTEL DE VILLE DE CHALONS

LE JEUDI 24 AOUT 1893

La Société académique de la Marne a tenu sa séance solennelle le jeudi 24 août 1893, à deux heures.

M. RIVIÈRE, Président, prend place au fauteuil, entouré de M. Pélicier, vice-président ; de MM. le commandant Simon, Horguelin, Aug. Nicaise, l'abbé Appert, l'abbé Puiseux, Lucotte, d'Avize ; Brouillon, de Givry-en-Argonne ; Armand Bourgeois, Morel, archéologue, etc., etc.

Une brillante assistance remplit le grand salon de l'Hôtel de Ville.

M. RIVIÈRE ouvre la séance par la lecture d'un discours

sur l'Art et la Fantaisie.

M. l'abbé PUISEUX, secrétaire, lit le compte-rendu des travaux de l'année.

M. Armand BOURGEOIS lit une notice sur les Frères Varin, les célèbres artistes châlonnais.


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M. BROUILLON, au nom de M. Baltet, empêché, lit une notice du savant horticulteur troyen, sur la Rose en Champagne.

M. Auguste NICAISE analyse un roman « Solidarité », récompensé par la Société, et dont l'auteur est Mme Evangéline d'Orr, à Caen (Calvados).

M. PÉLICIER rend compte du concours d'histoire.

M. le commandant SIMON, au nom de M. Marcout, lit le rapport sur les concours d'agriculture.

M. l'abbé APPERT présente le rapport sur le prix Savey et sur le prix Rivière.

M. le SECRÉTAIRE proclame ensuite les noms des lauréats des concours de 1893.

Comme les années précédentes, M. et Mme Huet, avec le concours de plusieurs artistes, font entendre plusieurs morceaux de musique qui ajoutent à l'éclat de la séance :

1° — MARCHE GOTHIQUE, Orchestre DELLA VIOLA.

2° — RÊVERIE pour violon et piano

(Mlles Thérèse et Cécile HUET) DANCLA.

3° — DEUX PIÈCES ANCIENNES pour instrument à cordes.

A. Deh Dimm'amor ARCADELT (vers 1536).

B. Villanella, ottavo XIV, canto XLII,

del Furioso Auteur inconnu, XVIe siècle.

4° — DEUX PIÈCES pour Viole d'amour et instruments à cordes, traduites d'un codice du XVIe siècle, par Charlesott M. Félix HUET.

Membre titulaire.

(L'exécution a lieu sur un instrument

de l'époque). 5° — SARABANDE ESPAGNOLE (XVIe

siècle), pour orchestre MASSENET.


DISCOURS

DE

M. ALEXIS RIVIÈRE

PRÉSIDENT DE LA SOCIÉTÉ

L'ART ET LA FANTAISIE

MESDAMES, MESSIEURS,

J'ai le devoir de vous faire connaître que M. le Préfet, qui avait bien voulu me laisser espérer qu'il présiderait cette séance, m'a fait l'honneur de m'écrire, ce matin, et de m'exprimer tous ses regrets, de l'impossibilité dans laquelle il se trouve, par suite des travaux actuels du Conseil général, d'assister à notre fête annuelle.

M. le Préfet veut bien, de plus, me renouveler l'assurance du vif intérêt qu'il porte à nos travaux et à notre oeuvre.

Président-né de la Société d'Agriculture, Commerce, Sciences et Arts du Département, M. le Préfet est aussi le fils de l'ancien et regretté président de notre soeur littéraire, l'Académie de Nîmes, dont il fut l'un des savants et zélés membres pendant trente années.

A tous ces titres, je lui adresse la vive expression des regrets de la Société, et les miens en particulier.


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MESDAMES, MESSIEURS,

C'est toujours un périlleux honneur pour le Président de la Société que d'ouvrir la séance publique, à laquelle vous avez été conviés, et je m'en aperçois à mon émotion bien légitime.

Il faut que le Président trouve son thème et s'exécute : la tradition le veut ainsi.

Malheureusement les Présidents se suivent et ne se ressemblent pas !

Et cependant nous avons tous le souci de la dignité de la Société qui nous a nommés.

Hélas ! depuis bientôt cent ans que notre Société existe, tous les sujets de Discours ont été pris et épuisés. Mes prédécesseurs vous ont parlé de commerce intérieur ou extérieur, d'agriculture, d'archéologie, de géologie, d'histoire, etc.

L'année dernière, à pareil jour, l'honorable M. Horguelin trouvait, dans le centenaire de Valmy — nom magique — un sujet d'actualité et vibrant de patriotisme.

J'ai grand'peur d'être au-dessous de la tâche qui m'incombe, et cette idée seule suffit pour me déconcerter.

Mais de quoi parler ?

Quel sujet prendre ?...

Mon anxiété était extrême lorsque, il y a huit jours, en écoutant une excellente musique militaire, l'on me remit, comme aux autres auditeurs, un programme étonnant par la qualification du genre des chanteurs qui y figuraient : artistes-réalistes, mondains ; chanteuses-gommeuses, fin de siècle (?) — toutes personnes qui s'évertuent à enlaidir encore, s'il est possible, les créations de la fantaisie.


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Il y en avait même qui s'intitulaient légères : de celleslà n'en parlons point.

Tout cela me rendit rêveur, — non pas rêveur comme à vingt ans, — quand, surtout, l'on est de cette génération bourgeoise et déjà légendaire qui avait pourtant du bon, si l'on en juge par les costumes actuels que vous portez, Mesdames, si gracieusement.

Et c'est ainsi que je me mis à penser qu'il fallait résolument réagir, si l'on voulait sauvegarder l'art vrai et ce qu'il a de noble, contre le mauvais goût et les caprices du jour ou de la mode.

Mon sujet était trouvé !

Cicéron disait, avec une extrême justesse, que le plus grand vice d'un discours, c'est de s'éloigner trop de la matière du sujet.

Rassurez-vous, Mesdames.

Je n'ai pas l'intention de vous entretenir de l'art en général; des centaines de volumes en sont remplis.

Le nom pompeux de Discours pourrait sans doute vous effrayer, venant d'un Président,— ayant plus de bonne volonté que de mérite ; — il était vrai autrefois, quand il était bourré de mots sentencieux, de citations latines. Tout cela était un peu sévère, un peu académique...

Il faut être de son temps.

Je remplirai donc le devoir qui m'est imposé, par une simple causerie sur l'art pur, et la profanation de ce mot.

Je vais essayer, avec une indépendance absolue, sans prétention d'aucune sorte, en simple amateur respectueux des beautés du passé et de celles du présent, examinant à mon point de vue, et le plus brièvement possible, ce qui est l'Art avec son enseignement profitable, et ce qui est la Fantaisie.


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Chez les anciens, l'Art relevait de la Divinité ; chez les modernes il relève souvent du caprice et de la versatilité de la mode.

L'art est vieux comme le monde.

Allez en arrière, si vous voulez, vous le retrouverez dans les Ages préhistoriques, en commençant par les ébauches taillées dans l'os ou l'ivoire.

L'art exige la beauté parce que, sans cette condition du beau, l'art ne serait pas.

Appeler art d'agrément les Beaux-Arts, c'est risquer de les faire confondre avec les futilités ; c'est flétrir leur dignité et leur importance.

Or, le caractère essentiel et principal de l'art, c'est d'être un enseignement moral et non une distraction donnée aux sens.

Quand les artistes délaissent le principe ou le caractère moral de l'art, les productions, dites artistiques, se multiplient et deviennent trop souvent des sources de démoralisation.

Et tenez, Messieurs, ceci me remet en mémoire un procès récent et retentissant à propos de l'organisation d'un certain cortège...

Sans être aussi puritain, aussi rigoureux que l'homme honorable dont la notoriété est considérable et qui est l'auteur de l'incident, je dis que ce n'est certes pas renoncer à la gaité native, même à notre humeur gauloise, que de nier formellement, dans ces sortes d'exhibitions, toute espèce d'art... , l'art plastique excepté !

Je n'y vois qu'une imagination enfantée par un caprice d'artiste au coeur un peu jeune...

Simple fantaisie !


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Dans son discours, à l'occasion de la distribution des récompenses du dernier salon, M. Poincaré, ministre actuel de l'instruction publique et des beaux-arts, disait :

« L'art n'est ni la plate et fastidieuse copie des êtres et « des choses ni l'extravagante défiguration de la nature. Il « ne suffit pas d'aimer et de sentir ; il faut voir et com« prendre ; il ne suffit pas de voir et de comprendre, il faut « rendre ce qu'on a vu et redire ce qu'on a compris. »

La nature, en effet, tout comme lés grandes dames, change de toilette, — si je puis m'exprimer ainsi, — dix fois par jour.

Choisir dans la nature les effets de lumière les plus hasardeux, les caprices du ciel les plus imprévus, tout cela demande une étude qui ne peut être suffisamment exprimée que par l'artiste qui a le vrai sentiment de son art.

Mais si l'art est l'imitation de la nature, jusqu'à quel point doit aller cette imitation ?

Tout est bien qui est bien amené ; au point, comme l'on dit aujourd'hui.

Vouloir faire davantage, l'imitation s'appelle réalisme, impressionnisme.

Voyez le salon de peinture de cette année.

Eh bien, à part certaines oeuvres remarquables, fortes, vraies, absolument étudiées, que de choses qui n'ont avec l'art qu'un rapport lointain et décadent !

Il y a là quantité de toiles extravagantes ; des hommes bleus, des femmes à la figure violette, des maisons vertes, des tonalités surprenantes ! Et les artistes se justifient en


— 14 — disant qu'ils ont été dépendants de la mode du jour et qu'ils ont dû obéir à l'esprit actuel.

Vouloir reculer les limites de l'art c'est souvent tomber dans l'excentricité, et par conséquent hors de la vérité.

En peinture il y aura bientôt autant d'écoles que d'artistes.

Elles sont légion, ces écoles, qui se nomment : les incohérents, les indépendants, les impressionnistes, les Rosecroix, le Blanc et Noir.

J'en passe... et des meilleures.

Il y a même les Inquiets, et j'en connais un d'entre eux, dont j'estime le talent.

Tous sont de bonne foi ; ils peignent comme ils voient.

Seulement voient-ils juste ?...

Si je passe à la sculpture, à l'exception aussi d'oeuvres merveilleuses, on constate l'abondante production des pseudo-statuaires qui exhibent leurs puérilités à tous les salons.

Heureusement, la sculpture, malgré les pertes regrettables subies par elle depuis quelques années, compte encore, Dieu merci, nombre de maîtres et je salue en passant, parmi ceux-là, les noms de mes chers compatriotes Paul Dubois et Alfred Boucher.

Certains artistes honnêtes, auxquels il faut rendre justice, ne veulent pas produire industriellement ; ils sentent bien qu'autrement il n'y a plus d'art.

C'est ainsi que sont tombés ceux qui, malgré un talent sans conteste, se livrent pieds et mains liés à certains marchands ou marbriers vulgaires pour qui l'art n'est plus qu'un commerce.

L'art de la peinture ou de la sculpture est une carrière dans laquelle les artistes ne sont pas toujours sûrs d'y faire profit.


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Il y a des artistes qui succombent par leur impuissance de réalisation ou leur délaissement ; d'autres, capables et honnêtes, sont abandonnés par les coteries, l'indifférence ou les préventions des ignorants dans l'art qu'ils veulent soumettre à leur caprice ou à leur fantaisie.

Louis XIV, qui craignait que son goût ne fut jugé que d'après les puérilités d'art qu'on avait admises dans ses palais, disait un jour, en voyant des tableaux représentant des buveurs de bière et joueurs de quilles : « Qu'on m'ôte de là ces magots ! »

Il n'estimait les arts que d'après ce qu'ils offraient de noble et de grand.

L'oeuvre d'un artiste, dans le sens vrai du mot, ne vieillira jamais, s'il a obéi à son art et s'il a refusé d'obéir à la mode qui n'est jeune que pour un temps.

En voulez-vous la preuve ?

La vente Spitzer, de ces derniers mois, qui a produit plus de neuf millions, a démontré que le goût de l'art pur est toujours vivace.

Pendant de longues années ces merveilleux objets qui viennent d'être vendus, ont été retenus par des familles. disparues, peu à peu ; ou bien les misères de la vie sont arrivées, et, de par le noir marteau du commissaire-priseur, portraits aimés, bonbonnières délicates, éventails que de jolies mains ont agités, toutes ces reliques du passé, réunies avec soin, ont été dispersées aux quatre coins de l'Europe.

C'est le sort des grandes collections.

C'est aussi celui qui attend les modestes et patients amateurs !

Ah ! qu'il y a loin de ces jolies choses d'art aux timbresposte, chéris par les Philatélistes ; — un nom que les qua-


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Assurément, j'estime ces heureux collectionneurs qui se passionnent pour un timbre du Canada ou de l'île Maurice, coté 1,500 ou 2,000 francs, suivant l'année, tout comme le bon vin.

Mais je n'y vois guère que l'art matériel, par le facteur, d'oblitérer le timbre d'encre grasse, — plus ou moins fortement, — quand ce n'est pas, ce qui arrive quelquefois, le nom du destinataire.

Je dis aussi que ce n'est pas servir les Beaux-Arts que de répandre à profusion, comme on le fait aujourd'hui, dans toutes les villes de France, ces productions de faiseurs à la pacotille qui signent de noms, parfaitement inconnus, des centaines de toiles uniformes et fantaisistes, faites à la douzaine : sous-bois ou natures mortes, qui feraient croire vraiment à la décadence de l'art, si l'on n'y prenait garde.

Ecartons donc de l'art les bagatelles et les récréations sans conséquence, et chassons ce souffle de la fantaisie que nous voyons dans des milliers de productions.

Il me faut examiner ce qui distingue l'art du caprice.

En France on sacrifie vite au caprice de la mode.

Voyez ce qui est arrivé à la suite de l'Expédition de Chine :

Des amateurs ont adopté avec joie, bronzes, paravents et potiches, devenus pour la plupart d'une commune banalité.

De ce que l'actualité dans le sujet d'une production fait rechercher avec curiosité et acheter plus vite l'ouvrage, il ne s'ensuit pas que l'actualité soit une condition inhérente à l'art.

Et à cet égard, permettez-moi de vous citer quatre lignes du discours de M. Léon Bourgeois, alors ministre de l'ins-


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truction publique et des beaux-arts, à l'occasion des récompenses décernées aux artistes des deux salons en juillet 1892.

M. le Ministre disait :

« Certes, toutes les tentatives ne sont pas égales ; il y a « la part de la mode qu'il faut se garder de confondre avec « celle de la gloire. Laissons au temps le soin de remettre « les choses à leur place : le dernier mot n'appartient qu'à « lui. »

S'agit-il de poésie, on conçoit que la chanson, l'élégie ou l'ode doivent se régler d'après leur caractère.

Celui qui versifie est fort souvent bien loin d'être poëte : notre présent concours l'a surabondamment prouvé. Nous avons eu des vers, beaucoup trop ; mais de poésies peu ou point.

Donc la versification n'est pas la poésie.

La musique est l'amie de la poésie.

C'est un art divin.

Mais si le compositeur s'empare seulement, même avec talent, de phrases et de motifs attrayants pour l'oreille, et s'il n'étudie pas la convenance et le mode propre au sujet traité, ce n'est plus de l'art, c'est de la fantaisie.

La plus petite chanson peut avoir sa beauté si elle manifeste le caractère musical qui lui est propre.

En architecture, comme dans tous les autres arts, il y a des ordres qu'il faut respecter. Autrement on tombe dans le bizarre et le caprice, et l'on n'obtient, le plus souvent, qu'une fantaisie sans motif original.

Du Théâtre historique, qui fut l'une des productions les

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plus considérables d'Alexandre Dumas père, — que l'on a appelé le grand manufacturier littéraire, — que reste-t-il ?

Presque toutes ses pièces ont disparu parce qu'elles n'ont laissé que l'impression d'un art fantaisiste.

Voyez le théâtre classique.

Il est mort, non pas comme art, mais comme spectacle.

A part Phèdre, le Cid, Horace ou Andromaque et encore quelques chefs-d'oeuvre qui sont toujours représentés, les autres oeuvres classiques sont remplacées aujourd'hui par les flon-flon de la Scala ou de l'Eldorado.

Ici, encore, l'art a perdu un terrain gagné par le réalisme ou la fantaisie.

Si je considère les romantiques de notre époque, à part Daudet, Guy de Maupassant, qui vient de mourir si jeune ; Zola, le chef de l'Ecole naturaliste, en lui déduisant toutefois certaines productions, Theuriet et quelques autres, je ne vois dans la plupart des romans qui dorment dans les vitrines des libraires, que des poèmes idéalistes ou réalistes ou impressionnistes, — un mot qui fait son chemin.

S'il y a encore dans le roman l'oeuvre personnelle, curieuse, intéressante à un point de vue quelconque, il y a, — et en quantité, — le volume banal né d'un caprice, ne disant rien de nouveau et sans but autre que celui, pour l'acheteur, d'avoir perdu son temps à en lire le quart.

Fantaisie sans intérêt et en vente au rabais !

La mode, il faut bien le dire, n'est plus au drame romantique, en prose ou en vers.

Je ferai toutefois cette concession, c'est que le drame romantique, surtout le drame en vers, ne brille pas par le naturel et ne repose que sur des conventions théâtrales.

Si je m'occupe des livres, ils étaient jadis imprimés en caractères gracieux, sur du papier ferme et durable. Les imprimeurs s'appelaient Elzévier, Estienne, Firmin Didot l'aîné : les gravures étaient signées Picart, Moreau, Gravelot, Eisen et Saint-Aubin.


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C'était de l'art.

Aujourd'hui, à mesure que le journal où les publications périodiques se multiplient, les livres à bon marché apparaissent, la plupart mal imprimés, sans goût.

C'est du commerce, mais l'art a disparu.

Je m'arrête.

Ma plume a dépassé ce que je voulais dire sur l'art et la fantaisie ; elle m'a fait dépasser aussi les bornes de votre attention.

Plus qu'un mot :

A un âge ou le loisir est un droit, l'art entretient les forces physiques et l'activité de la pensée. On vit avec lui, il vous entoure, et, comme un vieil ami, il console plus d'une fois des soucis et des amertumes imméritées.

La vie est un chapelet de petites misères ; il faut savoir l'égrener avec philosophie.

L'art rend aussi les hommes plus sociables.

Rien, en effet, n'est meilleur que de se rassembler pour goûter ensemble les plaisirs purs de l'art et de l'esprit.

On se lie facilement, on fait des échanges, on se rend des services, — quand on ne se joue pas de petits tours innocents à la salle des ventes, ou, à l'affût, chez le marchand de curiosités.

J'en prends à témoin tous ces chers curieux qui, plus d'une fois, ont rendu de signalés services à l'art, en sauvant de l'oubli ou de la destruction des choses intéressantes qui, par indifférence ou ignorance, eussent été perdues à jamais.

L'exposition du Centenaire de Valmy l'a suffisamment démontré.

Je conclus :

Cultivons les arts ; ils sont l'honneur de la civilisation.


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Ce qu'il faut éviter, c'est l'éclat ou la fantaisie banale au détriment de l'art.

Artistes auxquels on impose des invraisemblances, offrez au contraire de vives et attachantes beautés ; renoncez à ces écarts du goût et du vrai. Montrez l'art imposant en ce que le mot a de pur, et vos talents resteront dignes de la France, de cette belle France qui soutient et encourage tous ceux de ses enfants qui savent se montrer dignes d'elle.

Je manquerais à la moindre des reconnaissances si je n'exprimais à M. le Maire et à l'administration municipale tout entière, mes remerciements pour l'hospitalité qu'elle nous donne aujourd'hui dans ses salons, ainsi que le fait gracieusement M. le Préfet, dans son hôtel, pour nos séances particulières.

C'est que M. le Préfet et M. le Maire savent bien que la Société est une locataire dont la situation pécuniaire est loin de lui permettre d'avoir pignon sur rue

Et tout ce qu'elle peut économiser, c'est pour le donner en plus aux travailleurs qu'elle est si heureuse de récompenser.

Merci à cette vaillante cohorte d'artistes musiciens qui coopèrent à l'éclat de notre fête, avec tant de désintéressement, sous la conduite d'un dévoué collègue dont je ne veux pas faire l'éloge : il s'en offenserait.

Vos chaleureux applaudissements, Mesdames et Messieurs, y suppléeront.

Je remercie, également, M. Armand Bourgeois, de Pierry, un collègue, un ami et un conférencier qui n'a jamais failli aux élégances littéraires auxquelles il nous a habitués.

Rédacteur en chef d'un journal consacré à l'art, il n'a pas craint de se déranger pour nous apporter aujourd'hui sa part


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de collaboration, malgré la présence de ce soleil ardent qui s'est introduit, même ici, sans invitation, je vous l'assure.

En terminant, je remercie l'aimable auditoire qui a bien voulu se rendre à l'invitation de la Société et lui témoigner ainsi l'intérêt qu'elle lui porte.

Dans quelques instants, la Société récompensera le mérite de ceux qui s'en sont montrés dignes par le travail matériel et celui de l'esprit.

Lauréats, venez avec fierté, recevoir ces médailles, précieuses moins par la matière que par l'honneur qu'elles vous assurent.

En vous les remettant, la Société, fidèle à son programme, aura travaillé une fois de plus pour la gloire du pays !

24 août 1893.

A. RIVIÈRE.



MESDAMES, MESSIEURS,

Il y a séance académique et séance académique, comme il y a fagots et fagots. Il y a la séance de fin d'année, celle à laquelle nous vous avons conviés aujourd'hui, où nous nous efforçons de cacher sous les fleurs ce que pourrait avoir de trop solennel et disons le mot, d'un peu ennuyeux, comptes-rendus, rapports, proclamation de lauréats. — Il y a aussi les séances de quinzaine, fermées celles-là, où, sans souci d'un public bienveillant mais avide et curieux, les membres d'une société se réunissent pour la gérance de leurs petites affaires et pour le travail sérieux. De la séance publique, je n'ai rien à dire : la voici : que chacun juge, non en Alceste mécontent et chagrin, mais avec la douce indulgence de Philinte. Quant aux séances privées, permettez-moi de vous en dévoiler le secret. Il n'a rien de terrible et personne n'en frémira d'horreur. Aussi bien toute ma


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tâche présente est-elle de vous faire le compte-rendu des travaux de l'année, ce qui revient à dire quel emploi nous avons fait du temps dans nos séances de quinzaine.

MESSIEURS,

Elles ont bien leur intérêt, ces petites réunions qu'il est aisé de critiquer, qu'il serait difficile de remplacer; qui peuvent soutenir la comparaison avec d'autres plus nombreuses, non pas plus laborieuses ni plus utiles. Quand tous ont pris place sous le gaz, autour du tapis vert que M. le Préfet de la Marne met à notre disposition avec une si parfaite bienveillance, le Président « dépouille la correspondance » : c'est l'expression consacrée. Rien n'est varié comme le dépouillement de la correspondance. C'est la boîte aux surprises.

Tour à tour défilent devant vous les lettres des sociétés étrangères ; les demandes de cotisation pour quelque statue de grand homme ; les invitations à un congrès ; les envois d'auteurs ; la liste des publications échangées (nous en avons reçu cette année 460) ; l'annonce, toujours favorablement accueillie d'une subvention ministérielle. Et, sur tous ces sujets, les avis sont échangés, les discussions s'établissent, un vote intervient. Prenons au hasard parmi les questions agitées cette année.

Nous nous sommes associés à la protestation de la Société des Agriculteurs de France contre le projet de convention Franco-Suisse qui préoccupa si vivement l'opinion au mois de septembre dernier, et nous avons demandé avec cette Société qu'il ne fût porté aucune atteinte aux tarifs actuels. Avec la Société d'Agriculture de la Nièvre, nous avons émis le voeu, au mois de mars, que la loi sur la tuberculose bovine fût mise à l'ordre du jour de la Chambre.

D'accord de nouveau avec la Société des Agriculteurs de France, nous avons émis un voeu contre le régime moné-


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taire actuellement en vigueur, et demandé le rétablissement de la frappe libre de l'argent.

Le nombre des Congrès et des expositions va toujours croissant : nous avons été invités partout, mais nous n'avons pu répondre qu'à un nombre limité d'invitations. Au Congrès des Sociétés savantes tenu à la Sorbonne pendant les vacances de Pâques, M. Aug. Nicaise, l'un de nos membres titulaires, a lu un mémoire sur un groupe de divinités hindoues, don de M. Lamairesse à la ville de Châlons-sur-Marne. Nous avions un délégué au Congrès d'anthropologie et d'archéologie de Moscou, M. le baron de Baye, membre correspondant, qui a reçu à cette occasion les insignes de Commandeur de l'Ordre de Saint-Stanislas de Russie. M. le baron de Baye a accepté de nous représenter également au Congrès d'archéologie de Vilna, qui tient ses séances en ce moment. Nous n'avons pas même voulu rester étrangers à l'exposition internationale de Chicago. Vous y pourriez voir, dans les vitrines du groupe 155, Section des lettres et des arts, la série entière des Mémoires de notre Société. Bien plus, à l'heure où je parle, un de nos membres titulaires, M. l'abbé Thibault, grand voyageur devant le Seigneur, comme chacun sait, parcourt le dédale des palais de Chicago. Dirai-je qu'il nous y représente ? En quelque façon, car il voit pour nous, et il se propose, au retour, de nous conter les merveilles de la grande « Foire du Monde », de nous initier aux étrangetés de cette civilisation à la vapeur qui fleurit au pays du dieu Dollar et du phonographe.

A certains jours, nous n'avons pas besoin de passer la mer ou de franchir les continents pour trouver des expositions ou des concours auxquels nous pouvons nous intéresser. Au concours de Mérinos champenois tenu à Châlons le 21 et le 22 mai dernier, notre Société a mis à la disposition de M. le Préfet de la Marne une somme de cinquante francs destinée à récompenser l'éleveur le plus méritant du déparment. Dans un autre ordre d'idées (et la complexité de notre


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titre nous oblige à ces rapprochements), nous avons été heureux de répondre à l'appel que nous a adressé, en faveur de l'Alliance française, M. l'Inspecteur d'Académie, Président du Comité châlonnais, que notre Société s'honore de compter parmi ses membres de droit. Nous sommes désormais membres, à titre collectif, de cette association qui patronne et subventionne tous ceux qui, au dehors, sous l'habit religieux comme sous celui du maître laïque, propagent l'enseignement et l'usage de la langue française, et contribuent, dans leur sphère et selon leurs moyens, à faire aimer partout la France. Enfin, quand arrivent les derniers mois de l'année académique, nous nous occupons de nos concours, récompensant celui-ci, éliminant celui-là, tenant haute parfois la dragée aux gourmands chez qui l'appétit est plus grand que le travail et la bonne volonté. Nous savons même, au besoin, dépasser les limites que l'usage nous avait assignées ; c'est ainsi que cette année, M. Rivière, notre président, a décidé de donner, sur sa cassette personnelle comme on disait autrefois, un prix destiné à récompenser les actes de dévouement accomplis dans le département de la Marne. Nous ne désespérons pas de voir le prix Rivière devenir une fondation permanente, une sorte de prix Monthyon qui, judicieusement appliqué, constituera un nouvel encouragement au bien.

Je n'ai parlé jusqu'ici que de la première partie de nos séances de quinzaine : le dépouillement de la correspondance ; il me reste à vous entretenir des travaux personnels des membre de la Société. Car c'est là l'ordre suivi dans nos réunions. Les affaires d'abord ; après les affaires, les lectures et communications.

Vingt lectures ont été faites au cours de l'année académique. Plusieurs trouveront place dans le prochain volume de nos mémoires ; permettez-moi d'analyser au moins quelques-unes d'entre elles.


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M. Aug. Nicaise nous a entretenus à diverses reprises d'archéologie. L'archéologie est son domaine : il en a fait sa chose, et nul mieux que lui ne sait évoluer à travers les âges de la pierre, du bronze, du fer.

Il nous a parlé de l'Incinération dans l'antiquité préhistorique. On en rencontre quelques traces à l'époque du renne et aussi parmi les populations de l'âge de la pierre polie ; elle était ordinaire à l'époque du bronze. Une autre fois M. Nicaise nous a entretenus de l'homme quaternaire. On sait à quel dévergondage d'hypothèses s'était livrée une science à ses débuts : des observations incomplètes, des généralisations risquées avaient servi de support à des conclusions prématurées. On s'était hâté de construire, avec ces fragiles matériaux, un système qui ne tendait à rien moins qu'à nous montrer, dans l'homme primitif, une sorte d'ébauche grossière de l'homme actuel, privé qu'il était, nous assurait-on, du langage articulé, plus voisin du singe son ancêtre que de l'espèce humaine qui a produit Cuvier et Napoléon. Une science plus digne de ce nom, plus méthodique, moins pressée de conclure, a fait justice de ces hypothèses sans fondement, et M. Nicaise s'est fait l'interprète des dernières conclusions auxquelles elle est arrivée, en nous disant que le type humain le plus ancien (retrouvé dans la caverne de Spy et dans la grotte de Menton), comparé au type actuel, ne présente aucune différence avec lui, et que l'homme quaternaire est tout simplement semblable à l'homme d'aujourd'hui.

L'histoire ensuite a été l'objet de communications intéressantes. M. Pélicier, notre vice-président, à qui ses travaux antérieurs et sa situation actuelle donnent une si grande autorité, nous a fait connaître 119 lettres missives des archives municipales de Châlons. Elles émanent soit de rois, soit de personnages importants. La série commence par trois lettres de Charles VI ; elle finit par une lettre de Louis XIV en 1656, après la défaite de la Fronde. La période


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pendant laquelle ont été écritres ces lettres est une période d'autonomie communale qui s'étend jusqu'aux affaires politiques ; quand elle cesse, l'autonomie a disparu ; l'Intendant remplace le Conseil de ville ; le pouvoir absolu est entré en scène. M. Pélicier estime que ces lettres missives sont précieuses pour l'histoire de Châlons. Il en fera l'objet d'une publication importante.

M. Poinsignon travaille sans cesse à compléter sa belle Histoire de la Champagne et de la Brie. Il nous a donné cette fois la primeur d'une page nouvelle qu'il se propose d'y ajouter. Après avoir fait le tableau de la fureur des guerres civiles à la fin du XVIe siècle, à un moment où la politique y avait certes plus de part que la religion, il nous montre les villes et les bourgs de Champagne faisant entre eux, en 1592, des trèves particulières pour le temps de la moisson ou des vendanges. Les localités contractantes s'engagent, quoique ennemies et appartenant aux partis opposés, à respecter le territoire voisin pendant le temps fixé. Précaution bien illusoire parfois, et que ne respectent guère ni Mayenne ni le roi de Navarre, mais qui témoigne du besoin général qu'on avait de la paix, et qui dut aider Henri IV à comprendre que cette lutte funeste ne pouvait durer toujours.

C'est à cette période des guerres civiles du XVIe siècle que se rapportent six lettres d'Henri IV au capitaine de Ponsort, écrites de 1589 à 1599. Ces lettres sont la propriété de madame la baronne de Ponsort, et c'est grâce à son obligeance que votre secrétaire, Messieurs, a pu vous les communiquer. Le roi y remercie le Capitaine de Ponsort de sa fidélité et de ses bons services ; quelques lignes tracées de sa main donnent à ces souvenirs de famille un prix particulier.

Personne n'a oublié les fêtes du Centenaire de Valmy et l'Exposition rétrospective organisée à Châlons à cette occasion. Votre Société, Messieurs, y a pris une large part, et il


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n'est que juste de rappeler que les noms de plusieurs d'entre vous y figuraient en bonne place. M. le Président Rivière a retrouvé, depuis lors, deux placards relatifs à la victoire de Valmy. Ils sont de Dumouriez. Dans la première de ces lettres, répondant à Manstein, il refuse l'entrevue que lui demandait le Général Prussien, et déclare qu'il lui est impossible de continuer les négociations si l'on s'obstine à prendre pour basé des pourparlers le Manifeste de Brunswick. Le Souverain, dit-il, est le peuple français (la lettre est du 29 septembre), il ne fera rien sans ses ordres. Le lendemain, l'armée prussienne se retirait.

La deuxième lettre est adressée au lieutenant-général Sparre : Dumouriez lui annonce que l'ennemi est en fuite. Il rappelle qu'il a résisté contre l'avis de tous, et lui recommande de garder son camp de Notre-Dame de l'Epine. « Quant aux Prussiens, dit-il en finissant, soyez sûr que je ne les lâche plus. »

La lettre est du 30 septembre : — Belle date dans la vie de Dumouriez ; beau jour qui n'aurait pas dû avoir de lendemain!

C'est d'un soldat encore que nous a entretenus M. Eugène Martin, en nous retraçant la brillante carrière du lieutenantgénéral de Sainte-Suzanne, un Champenois, presque un compatriote : Le comte de Bruneteau de Sainte-Suzanne était capitaine de grenadiers en 1792. Il prit part à la campagne de Custine sur le Rhin, et se trouva, l'année suivante, enfermé dans Mayence pendant le siège mémorable de 1793. Sorti de Mayence avec les honneurs de la guerre, il est envoyé en Vendée, puis à l'armée de Rhin et Moselle (17941795), où les généraux touchaient huit francs par mois. D'injustes défiances le privent de son commandement pendant quatre mois, mais il est bientôt rappelé avec le grade de général de brigade, et fait avec Moreau la première, campagne d'Allemagne. Nous le retrouvons en Italie, puis à l'armée du Rhin et dans la grande campagne de Moreau en


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Allemagne. Sa carrière active cesse alors : il n'avait que quarante ans. En 1815, il fut l'un des cinq qui s'abstinrent de voter dans le procès du maréchal Ney, refusant ainsi de se faire le juge d'un ancien frère d'armes.

Le lieutenant-général de Sainte-Suzanne mourut en 1830, laissant la renommée d'un véritable homme de guerre, et un nom que le Souvenir Français pourrait placer dans sa liste des noms glorieux qui ont illustré notre pays (1).

Etudier un grand monument d'architecture, déterminer l'âge de ses diverses parties à l'aide de documents nouveaux, c'est encore de l'histoire. Votre Secrétaire s'en est pris à l'admirable monument de Notre-Dame de l'Epine, à cette « fleur merveilleuse de l'architecture gothique » comme l'a appelée V. Hugo. Il vous a fait part de ses découvertes et vous avez admis l'exactitude de ses conclusions. De cette étude il ressort surtout ce point important qu'aucun Anglais n'a mis la main à notre belle basilique, comme on l'a trop souvent répété depuis plus d'un siècle, et qu'elle est l'oeuvre exclusive de maîtres français, il y a plus, de maîtres champenois. Elle ne doit rien à l'étranger ; elle est à nous, toute à nous, et nous sommes fiers, à bon droit, de l'oeuvre de nos pères.

Votre Secrétaire vous a fait connaître encore, dans le domaine de l'histoire religieuse, l'existence et le fonctionnement d'une Association de charité au XVIIe et au XVIIIe siècle, à Soudron. Un vieux registre retrouvé dans une armoire de presbytère, lui a permis de faire passer sous vos yeux un coin oublié de l'oeuvre admirable du grand Vincent de Paul. A un moment où les pouvoirs publics s'étudient à organiser l'assistance médicale dans les campagnes, il est

(1) Le Comité châlonnais du Souvenir Français a entrepris de créer, dans une salle du musée de Châlons, sous la direction de M. le commandant Dennery, une galerie des officiers supérieurs originaires du département de la Marne. Le lieutenant-général de Sainte-Suzanne y a son portrait.


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piquant de voir cette assistance fonctionner dans un petit village pendant tout le cours du XVIIIe siècle. Aucune misère n'y est laissée sans secours, aucun accident sans ressource, aucune maladie sans médecin et sans remèdes. Détail à noter : la paroisse, pour ces oeuvres, se suffit à elle-même. Elle n'appelle à son aide ni la province, ni l'Etat.

Un deuil de famille, auquel notre pays ne pouvait rester étranger, la mort chrétienne du jeune duc d'Uzès, arrivée au cours d'un voyage d'exploration dans l'Afrique équatoriale, à fourni à M. Nicaise l'occasion d'un travail sur les explorateurs français de ces dernières années. Il a rappelé les noms de Crampel, de Biscarra, de Dibowski, de Maistre, de Pommeyrac, ces « martyrs de l'inconnu », qui ont ouvert à la France, au christianisme, à la civilisation des voies nouvelles. Honneur à eux ! Honneur à ce jeune homme, à Jacques d'Uzès, que le département de la Marne revendique pour un de ses enfants ! Il a compris que « noblesse oblige » et qu'un homme de 25 ans, héritier d'un grand nom et d'une belle fortune, ne s'appartient pas ; qu'il est, selon la belle expression d'un philosophe, le « sujet du devoir » ; qu'il se doit à la patrie et à l'humanité.

Les Vosges sont d'une exploration plus facile que le Haut-Oubanghi et les environs du Tchad. M. l'abbé Appert s'est contenté du coin pittoresque de Bussang, où il reste encore, en dépit des touristes, tant de découvertes à faire. Il nous a rapporté un récit de voyage captivant. Il nous décrit les paysages, les moeurs et les industries locales ; il nous donne l'aspect de la frontière et l'impression qu'il a ressentie à la vue de cette borne posée d'hier, là-haut, sur la crête des Vosges. Le trait est saisissant. Un tunnel de cent mètres est creusé dans la montagne, et au milieu de ce tunnel est la borne-frontière. Or, voici qu'au moment où le voyageur s'y présentait, à l'autre bout, du côté de l'Alsace, un chariot s'engageait sous.la sombre voûte. Il portait un


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cortège de noce, des hommes, des femmes, des jeunes gens et des jeunes filles. Arrivé à la borne fatale, le chariot s'arrêta ; ceux qu'il portait se levèrent alors, et tous, d'une voix unanime, poussèrent un formidable cri de : « Vive la France ! »...

Si vaste que soit notre terre, il en est pourtant à qui elle ne suffit pas. M. l'abbé Thibaut nous a priés, un jour, de l'accompagner dans une promenade à travers l'espace. Nous sommes partis, sur la foi de notre guide, à la recherche des mondes habités. Nous n'avons pas été heureux dans nos investigations. L'imagination se plaît à peupler le vaste ciel d'êtres vivants plus ou moins semblables à nous, mais la science ne se prête pas à ces rêves charmants. Tout d'abord elle se refuse à voir des habitants dans les étoiles et dans les nébuleuses, et il est difficile de n'être pas de son avis. Les étoiles sont à l'état incandescent, à l'état de soleils : la salamandre seule, et encore celle de la légende, s'accommoderait de cette température. Restent donc les planètes, mais il y a des difficultés d'ordre astronomique, géologique et chimique. Placez donc des hommes en Uranus par exemple, avec ses jours de 42 ans ; sur Saturne avec les éclipses continuelles produites par ses anneaux ! Puis il faut, pour la vie telle que nous la comprenons, certaines conditions de densité moyenne, de mélange d'oxygène, d'acide carbonique, de vapeur d'eau qui ne se rencontrent que chez nous. — Mais, direz-vous, la nature peut avoir d'autres formes que celles que nous connaissons, et qui s'adaptent à d'autres milieux : parfaitement, répond notre collègue, mais c'est là de l'hypothèse, et il est convenu que nous restons dans les limites de la science pure. — C'est égal, les poètes ne renonceront pas de sitôt à leur brillante chimère ; longtemps, longtemps encore, avec le sublime rêveur des Harmonies, ils chanteront :

L'Infini qui rayonne et l'espace habité.


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M. Félix Huet aurait cru déroger en nous parlant d'autre chose que de l'art qu'il connaît si bien, et dont il sait user pour nous charmer. Il nous a parlé cette année de Richard Wagner. Il nous a montré le maître s'essayant d'abord aux sujets classiques empruntant ses personnages à l'antiquité latine ou à l'histoire. Bientôt il se fraie une voie nouvelle et aborde les légendes du vieux monde Germanique, qu'il ne quittera plus désormais. C'est l'époque du Vaisseau-fantôme, de Tannhauser, des Maîtres chanteurs, de Lohengrin, qui atteint son apogée dans la Tétralogie et dans Parsifal. Or quand on cherche, dit M. Huet, quels éléments nouveaux Wagner a introduits dans le drame musical, on trouve qu'il a subordonné la musique à l'élément littéraire ; qu'il adonné une importance prépondérante à l'orchestre, au point de réduire parfois les acteurs à des tableaux plastiques ; qu'il a créé un théâtre modèle, où les spectateurs sont isolés, où l'obscurité de la salle concentre toute l'attention sur la scène, où l'invisibilité de l'orchestre augmente l'illusion scénique.

Un détail finement relevé par M. F. Huet et que nous ne voulons point laisser tomber, c'est que Wagner a beaucoup emprunté (sans le dire), à notre Berlioz. Peut-être même est-ce ce côté tout français du drame Wagnérien que les parisiens applaudissaient hier (sans le savoir), dans le Valkyrie ? Peut-être est-ce lui qui survivra définitivement dans l'oeuvre du maître étranger ?

M. Marcout, notre trésorier, est dépositaire des papiers du général Camus, né à Châlons le 19 mars 1760, mort à Vitepsk le 6 avril 1813. Le général Camus est une illustration châlonnaise. Il a pris part aux guerres fameuses du commencement du siècle et a été fait, par l'empereur, baron de Moulignon. Dans les manuscrits qu'il a laissés, M. Marcout a trouvé un récit de l'éruption du Vésuve en 1806. Le général en avait été témoin oculaire, et il l'a décrite avec beaucoup d'exactitude. Il a bien rendu en particulier l'im3

l'im3


- 34 - pression que ce phénomène grandiose était de nature à produire sur les esprits. Détail assez curieux : deux châlonnais furent témoins de l'éruption de 1806 : le général Camus et Mlle Guérin. J'ai dit que le général avait consigné le fait dans une lettre curieuse ; Mlle Guérin fait mieux, elle raconte encore, avec le charme que chacun connaît, le spectacle inoubliable qui frappa ses yeux de trois ans, et qu'elle contemplait, portée sur les bras de son père.

Enfin, car il faut mettre un terme à cette énumération déjà longue, M. Lhote nous a communiqué les bonnes feuilles du nouvel ouvrage en cours de publication qu'il a consacré aux imprimeurs châlonnais. Il y établit ce fait, désormais indiscutable, que Châlons avait une imprimerie dès 1493, alors que Reims ne mentionne Nicolas Bacquenois, imprimeur, que vers 1551. Châlons a donc devancé, pour la possession d'une imprimerie, Reims et plusieurs des principales villes du royaume (1).

J'ai fini la liste des travaux de l'année, et il me reste un devoir à remplir : celui de rendre hommage à la mémoire d'un collègue, M. Clément-Wattebault, décédé le 15 février dernier. M. Clément-Wattebault n'a fait que passer parmi nous ; son élection remontait au mois d'avril 1890. Mais ce peu de temps avait suffi pour nous faire apprécier ses qualités aimables, sa bonne volonté, ses connaissances sérieuses en numismatique, l'intérêt qu'il portait à notre Société. Il

(1) Dans les Débuts de l'imprimerie à Poitiers, par M. de la Bouralière, les villes de France sont rangées dans l'ordre suivant, pour l'introduction de l'imprimerie : Paris, 1470; Lyon, 1473; Toulouse, 1476; Angers, 1476; Châlons, 1478 ; Vienne, 1478. (Journal des Savants, novembre 1893, p. 703.) Au lieu de Châlons, le dictionnaire de Larousse donne « Chablis ». M. de la Bouralière ne fournit d'ailleurs aucun document à l'appui de son assertion.


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aimait à nous entretenir de ses travaux, à nous communiquer ses découvertes, et l'on apprenait toujours quelque chose dans son commerce. Il a laissé à la ville de Châlons sa collection de monnaies et de médailles, composée d'environ 1300 pièces, dont 70 en or, recueillies avec amour pendant de longues années, et qui représentait une valeur considérable. A cette occasion, me sera-t-il permis de rappeler que M. Picot, le généreux fondateur de notre musée, et que M. Garinet, dont la bibliothèque est venue presque doubler le dépôt municipal, appartenaient, comme M. Clément-Wattebault, à la Société d'Agriculture, Commerce, Sciences et Arts de la Marne ? Notre Société a toujours aimé à pratiquer le système des « petits cadeaux » qui, dit-on, entretiennent l'amitié.

Le vide causé dans nos rangs, par la mort de M. ClémentWattebault a dû être rempli. M. Lemoine, horticulteur distingué, a pris la place de notre regretté collègue. Nous avons aussi accordé le titre de membre correspondant à M. Thellier, vice-président de l'Académie nationale de Reims, Officier d'Académie, auteur de plusieurs ouvrages justement estimés.

J'ai fini. Je m'étais donné pour tâche de vous rappeler à vous-mêmes les heures agréables et fécondes passées autour du tapis vert de la Préfecture, et je m'étais proposé d'initier à la vie intime de notre Société ce public d'élite qui se presse chaque année à notre Séance solennelle. Puisse ce court exposé de nos travaux nous être à nous-mêmes un stimulant pour de nouveaux efforts ; puisse-t-il nous conserver et accroître, s'il est possible, des sympathies auxquelles nous attachons tant de prix.

J. PUISEUX.



LES FRÈRES VARIN

GRAVEURS CHALONNAIS

PAR M. ARMAND BOURGEOIS

MEMBRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES

I

La gravure se meurt, la gravure est morte, tel est le cri d'alarme jeté depuis l'intronisation des procédés mécaniques.

Il y a évidemment une très grande exagération dans cette sentence sans appel.

Non, la gravure au burin, pour délaissée qu'elle soit, n'est point encore tombée dans le domaine des exhumations de la curiosité, s'extasiant en des hosannahs de découverte.

Est-ce que la gravure n'a pas toujours ses maîtres incontestés et ne suffit-il pas de citer parmi les artistes contemporains : Bracqmond, Flameng, Gaillard, Henriquel-Dupont, Jacquemart, Lalanne, Lalauze, Adolphe, Amédée et Eugène Varin — et il faudrait en citer d'autres encore.

Ils ne sont donc pas clairsemés, les défenseurs de cet


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art admirable, dont ne se passe pas entièrement, comme on le croirait, même le procédé mécanique.

Prenons, par exemple, la photogravure qui se fait beaucoup pardonner sa banale reproduction, grâce à l'art du graveur, grâce au maniement du burin, apportant la vie et la lumière, là où il n'y avait qu'aridité et monotonie.

A cet égard, il n'est pas inutile de faire tomber une croyance trop répandue, c'est que ces magnifiques photogravures, qui émerveillent le passant arrêté devant quelque devanture de librairie ou de marchand d'estampes, soient venues au monde tout d'une pièce.

En un mot, pénétrons-nous bien de ce fait que le soleil et la chimie ne font pas tous les frais des planches qu'on leur demande et qu'il y a beaucoup à retoucher dans l'ouvrage qui résulte des réactions chimiques. C'est alors que l'art intervient, car ces retouches sont bien de son domaine et pour les pratiquer intelligemment ces retouches, il faut savoir bien dessiner et avoir le maniement du burin facile.

Eh bien ! le grand retoucheur de la Maison Boussod et Valadon, les éditeurs par excellence des photogravures, est précisément M. Eugène. Varin.

Nous reviendrons plus loin aux belles photogravures spécialement retouchées par cet artiste, notamment en ce qui concerne diverses publications de librairie, dont la partie illustrée lui doit ce délicieux cachet qui captive tant l'amateur.

II

Votre Musée, l'un des plus remarquables de la province, s'est d'ailleurs enrichi, depuis plusieurs années, des oeuvres des frères Varin.

M. Adolphe Varin, l'un d'eux, vous a fait tout récemment un important envoi, classé avec la compétence et le goût


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qui le caractérisent. Or, cet envoi représente une production faite dans l'espace de cinquante ans.

Je crois même qu'il ne s'en tiendra pas là. Il existe chez lui d'admirables collections de gravures du XVIIIe siècle, dont l'une des plus étendues est celle qui comprend les oeuvres de Chedel, un graveur châlonnais qui fait comme les Varin, grand honneur à sa ville natale.

III

Passons maintenant au côté intime et particulier de notre sujet.

Peu d'entre vous sans doute connaissent la résidence favorite de nos artistes châlonnais.

Voulez-vous bien que moi, qui eus la bonne fortune d'y séjourner, je vous y conduise et que je vous fasse respirer les bonnes senteurs d'art qui s'en dégagent, souvenirs du passé comme du présent.

Cette charmante résidence est un village du département de l'Aisne, situé à dix ou douze kilomètres de ChâteauThierry, sur une hauteur qui domine pittoresquement la vallée de la Marne.

J'ai nommé Crouttes, qui m'inspire ce quatrain :

Ces villages bâtis à mi-versant des monts

Du peintre tentent la palette,

Azurent les vers du poète, Forment une couronne aux frais et verts vallons.

La maison des frères Varin à Crouttes résume toute leur si intéressante et si patriarcale vie d'artistes.

Donc, ne pas sortir de leur home, c'est les connaître et les faire connaître.


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Une courte description pour commencer. En quittant la station de Nanteuil-Saacy, sur la ligne de l'Est, on prend la jolie petite route qui, en moins de 25 minutes, vous mène à Crouttes ; de hauts peupliers, qu'agite une harmonieuse brise, la bordent de chaque côté; à sa gauche sont d'abruptes et silvestres collines ; à sa droite, la Marne baigne le reposant vert des prairies.

Tout à coup l'on monte, l'on monte encore et l'on devine à un certain aspect, qui n'a rien des froides lignes géométriques, que c'est là.

Là, veut dire l'habitation de la famille Varin. On gravit trois escaliers en pierre meulière, avant d'arriver au corpsde-logis principal, apparaissant un peu comme un nid d'aigle, tant il est élevé.

A cette hauteur, il existe une jolie source qui se distribue en de frétillants caquets à travers des arbres de haute futaie emblant se perdre dans les nues et qu'envahit follement l'aristoloche.

Vous êtes au perron de l'habitation et, si vous en faites le tour, vous voyez ses faces ornées de superbes spécimens de la sculpture ou de l'architecture, ancienne ou moderne.

Vous entrez et aussitôt vous êtes émerveillé par les pièces rares de céramique ancienne qui garnissent les murailles ; ce sont aussi de vieilles toiles, et les maîtresses oeuvres de la gravure en taille douce et à l'eau forte dues à Adolphe, Amédée et Eugène Varin, qu'ils ont aimé entremêler d'adorables estampes du XVIIIe siècle.

Celles-ci les enthousiasment et je le comprends, car toujours ils ont aimé s'en inspirer. Est-il meilleurs modèles à consulter à tous les points de vue ? Est-il dessin plus impeccable que celui de cette époque? Détail, comme objet principal, n'y sont-ils pas traités avec le même fini ? Les effets de lumière et d'ombre ont-ils jamais été mieux compris que chez ces maîtres qu'on nomme Saint-Aubin, Cars, Chedel, Cochin, Drevet, Duflos, Friquet, Lebas, Lépicié,


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Moreau. Les oeuvres qu'ils ont signées charment selon moi plus qu'une peinture. Voilà pour le rez-de-chaussée.

IV

Si maintenant vous gravissez les étages, c'est dans toute la spirale des escaliers une débauche de faïences anciennes aux teintes multicolores ou de vieux portraits gravés du temps de Louis XIV ou de Louis XV, d'un faire si exquis et si majestueux.

Dans les chambres se voient plus spécialement les oeuvres des maîtres du logis.

A signaler, pendant que je parcours ces pièces du haut, un en-dehors professionnel, d'un non moindre intérêt artistique, de la part de M. Eugène Varin. La cheminée, le lit et divers autres meubles de sa chambre à coucher sont entièrement sculptés de sa main et font penser aux remarquables artistes de la Renaissance ; mais ce n'est pas tout, il peint exquisement sur porcelaine et d'immenses plats appendus aux murs, constituent autant de ravissants tableautins.

Encore un étage et bien haut, éclairé d'une pleine lumière, avec une vue splendide, nous pénétrons dans le sanctuaire, c'est-à-dire dans le cabinet de travail du graveur.

C'est dans ce domaine artistique que nous nous arrêterons définitivement.

V

Au préalable, qu'il me soit permis de vous présenter les frères Varin, en un mot de vous indiquer leur origine châlonnaise.

Ont-ils de la parenté avec Jean Varin, le célèbre graveur


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de médailles qui, appelé par Louis XIII, fut chargé de la réforme des monnaies et ne borna pas là sa renommée, puisqu'il sculpta avec succès la grande figure en pied de Louis XIV, en marbre qu'on peut voir au musée de Versailles ? On peut le croire à de certains indices.

Jean Varin, qui devait être nommé, par Louis XIV, intendant des bâtiments et monnaies de France, était né à Liège.

Disons à la louange de cet artiste émérite que les collectionneurs considèrent comme une bonne fortune de mettre la main sur quelque monnaie ou médaille qu'il a gravée. Son burin créa de ce chef des types qui excitaient une admiration générale.

La famille Varin apparaît nettement pour la première fois, à Châlons, avec Joseph Varin, marchand potier d'étain, né le 20 mars 1682, décédé le 1er juillet 1751.

Il était le fils de Pierre Varin, graveur, qu'il est vraisemblable de faire remonter à Girardin Varin, également marchand potier d'étain, mort en 1618.

A cette époque, les marchands potiers d'étain se doublaient d'un artiste graveur.

C'est ainsi que nous arrivons à Jean-Baptiste Varin, plus remarquable encore en ce genre que ses prédécesseurs. Il était le fils de Joseph Varin et était né en 1719. Sa mort eut lieu le 5 juin 1795.

Il avait l'art d'orner ses plats et assiettes d'étain de trophées gracieusement composés.

Ses deux fils, Joseph et Charles-Nicolas, s'adonnèrent à l'étude du dessin, ce qu'ils n'eurent pas à regretter, puisqu'elle en fit plus tard des artistes hors ligne.

Le grand titre de gloire de Jean-Baptiste Varin est d'avoir ouvert, en 1755, à Châlons, une école gratuite de dessin qui fit de bons élèves parmi les menuisiers, charpentiers, serruriers et ornementistes.

Joseph et Charles-Nicolas Varin, avant tout graveurs d'ar-


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chitecture, étudièrent d'abord sous la direction du chevalier de la Touche et de Chedel, de Chedel qui poussa jusqu'à la quintessence, le fini du détail.

Alors, comme aujourd'hui, Paris attirait invinciblement les artistes, aussi les deux frères avaient-ils résolu d'y aller étudier les grands maîtres.

N'était-ce pas pour eux, avec leur goût inné pour la gravure, la terre promise où fleurissaient de radieux talents comme Aliamet, Saint-Aubin, Beauvarlet, Chedel, Cochin, Delaunay, Le Bas, de Longueil, Marillier, Massard, Moreau ?

Du reste, quelques-uns de ces maîtres se les attachèrent, ayant pour très précieuse leur collaboration.

La nomenclature en est longue des oeuvres que signèrent les deux frères, tantôt comme collaborateurs, tantôt seuls. Je me bornerai à dénommer les principales : Les planches qu'ils gravèrent pour le Traité de fortification et de la défense des places, par le marquis de Montalembert: le Voyage pittoresque de Naples et de Sicile, par l'abbé de Saint-Non ; le Voyage en Grèce, par de ChoiseulGouffier ; l' Architecture considérée sous le rapport de l'art, des moeurs et de la législation, par l'architecte Ledoux, un autre Champenois, originaire de Dormans.

Leur région n'était pas oubliée. Ils gravèrent, d'après les dessins de Moreau et de Blaremberghe, de superbes estampes représentant les fêtes données à Reims, lors de l'inauguration de la statue équestre de Louis XV. Ils se signalèrent à ce point dans cette oeuvre, qu'ils en furent félicités par le Roi lui-même.

On leur doit aussi une belle gravure représentant la façade de l'ancien Hôtel-de-Ville de Châlons.

Ils exécutèrent encore, avec un talent incontestable, quantité de planches d'après des maîtres comme Boucher, Teniers et Greuze, à l'égard desquelles on peut consulter utilement la « Biographie châlonnaise », par M. Amédée Lhote.


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Bien de ces belles oeuvres furent dispersées à tous les vents, à la suite des événements néfastes de 1814 et de 1815.

Après les recherches les plus patientes d'une déjà longue existence, M. Adolphe Varin en sauva un assez bon nombre. Il lui a été donné de la sorte de pouvoir réaliser, en partie du moins, le projet même de ses ancêtres.

A la mort de son frère Joseph, qui arriva en 1800, Ch. Nicolas Varin, revenu se fixer à Châlons, résolut de réunir toutes les gravures qu'ils avaient faites, étant à Paris, en deux forts volumes et de les offrir au musée de sa ville natale, dont il était le conservateur, et il venait d'y donner suite, quand la mort le surprit en 1812. Vinrent les invasions de 1814 et 1815, qui consommèrent le pillage et la dispersion des objets du musée. C'est ainsi que des cartons de belles et anciennes gravures, du nombre desquels étaient les oeuvres des Varin, furent vendus à l'encan.

Telle était la situation quand Joseph, le fils de Ch.- Nicolas Varin s'en revint à Châlons, volontaire de 18 ans, qui venait d'assister à la fameuse bataille de Waterloo. Il se trouvait n'avoir hérité guère plus de son père que son talent et devoir aux évènements une expérience au-dessus de son âge.

En effet, à 21 ans, il fut nommé professeur de dessin au Collège et à l'Ecole d'Arts et Métiers de Châlons.

Avant de suivre son fils davantage, il convient de rappeler que Ch.-Nicolas Varin appartint à votre Société et qu'il est l'auteur du magnifique diplôme que, sauf de légères modifications apportées par M. Adolphe Varin, vous décernez à vos membres.

Je reviens à Joseph Varin que le Préfet de la Marne, alors M. Bourgeois de Jessaint, envoya, après quelques années d'exercice à Châlons, comme professeur de dessin à l'école communale d'Epernay. Le culte qu'il avait conservé pour Napoléon, culte que n'amoindrit même pas la balle qui lui


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avait traversé la poitrine à Waterloo, ne fut pas, en effet, pour le servir dans l'avenir.

Enfin il mourut en 1843, après avoir donné le jour aux quatre artistes suivants :

Pierre-Amédée Varin, né à Châlons, le 21 septembre 1818, mort à Crouttes, le 23 octobre 1883 ;

Pierre-Adolphe Varin, né à Châlons, le 24 mai 1821 ;

Eugène-Napoléon Varin, né à Epernay, le 15 février 1831;

Claire-Eléonore Varin, née à Epernay, le 18 avril 1820, cette dernière très peu connue comme artiste.

V

Parlons des mérites divers et des principales oeuvres du frère disparu et nous terminerons par Adolphe et Eugène, celui-ci, resté seul sur la brèche et portant encore très haut le drapeau des graveurs en général et des Varin en particulier.

Plus d'une fois la collaboration fut active entre Amédée et Adolphe ou entre Amédée et Eugène Varin. Nous citerons tout-à-l'heure les ouvrages les plus importants où se manifesta cette collaboration.

Amédée eut pour professeur Monvoisin, à l'Ecole des Beaux-Arts, et fut attaché pendant quelque temps aux Gobelins, à l'atelier dirigé par le peintre Mulard.

De 1835 à 1838, il grava chez Jean Jeoffroy, pour passer ensuite chez Rouargue où il rejoignit son frère Adolphe. C'est à cette époque que commença entre eux une collaboration qui ne finit qu'en 1848. Ce fut à des ouvrages d'architecture et d'ornements gothiques qu'ils travaillèrent, lesquels étaient signés de leurs deux prénoms ou de Varin sculpserunt.

Il eut ensuite pour collaborateur son frère Eugène.


- 46 — Citons de la première collaboration les plus importants travaux :

L'Art industriel, contenant 72 planches variées, format in-f° (1838-1842) ;

Le Gothique industriel, un in-4°, dont les 72 planches furent composées par Adolphe Varin et gravées par Varin frères (1848).

Les plus frappantes oeuvres personnelles d'Amédée Varin sont : Le Repas interrompu, d'après Edouard Girardet, gravure au burin, qui lui valut la troisième médaille au salon de 1852 ;

Notre-Dame de Reims et Intérieur de Saint-Remi, eauforte et burin.

Sa collaboration avec Eugène Varin produisit d'abondantes oeuvres, marquées au coin du dessin impeccable et de la gravure chatoyante du XVIIIe siècle.

Ce sang artistique du siècle passé ne leur avait-il pas été constamment infusé ? Aussi continua-t-il dans l'avenir leur bonne et solide renommée. Continuons à citer :

Jésus marchant sur les eaux, d'après Jalabert : La Veille des Noces, d'après Diffenbach, qui obtint une médaille au Salon de 1865 ;

Les dernières Cartouches, d'après de Neuville ; Une Noce dans les Abruzzes, d'après Chiricot ; La Messe sous la Terreur, d'après Müller ; La Fête de la Châtelaine, d'après Adrien Moreau. Ces gravures, eau-forte et burin, ont été exécutées en grand format.

Ce qu'il y a de vie et de lumière, parmi les personnages de ces sujets, constitue un vrai régal des yeux ; c'est fondu et délié à ravir.

Dans les physionomies, quelle finesse ! dans les chairs, quelle souplesse parlante ! Quelle largeur et quelle fermeté de modèle ! Quand il s'agit du rendu dramatique, quelle


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vigueur, quel empoignement sait apporter le burin des deux maîtres !

D'autres oeuvres, gravées eau-forte et aqua-tinte ou aqua-tinte seule, retiennent moins ; mais laissent toujours apercevoir le même talent.

La dernière, pensée de Weber, d'après Hamman, qui remporta une mention honorable au Salon de 1864, est cependant une gravure eau-forte et manière noire, qui convient bien à la profondeur poétique du sujet.

Enfin, combien plus encore il y aurait à dire sur l'éminent artiste que fut Amédée Varin, si je ne devais me limiter !

VI

Je passe à Adolphe Varin, sans la dualité artistique.

Son genre fut plutôt la gravure industrielle et le portrait gravé.

Dans un autre ordre pourtant, il plaît de signaler : Les Moissonneurs dans les marais Pontins, gravure entièrement au burin, d'après Léopold Robert, qu'il exposa au Salon de 1843.

Rien de plus fin, rien de plus moelleux que ses portraits. C'est bien là oeuvre de graveur en taille douce, qui fait penser à ces portraits si bien traités du dernier siècle.

Que dis-je ? Ces portraits, il les a fait revivre, puisqu'il a gravé pour l'éditeur Vignières, en 1885, Portraits d'artistes de la fin du XVIIIe siècle, dessinateurs, graveurs français et étrangers.

C'est à lui que s'adressa Baudry de la Librairie Européenne, quai Malaquais, pour lui demander de graver Les Petits portraits de la Collection des peintres, graveurs, sculpteurs, architectes, musiciens, qu'il publia en 1846. En 1889, le baron Vittert publiait un ouvrage sur les


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peintres de l'Ecole Liégeoise, c'est encore Adolphe Varin qui en grava les 45 portraits.

Il est à peine besoin de parler des portraits gravés de Châlonnais anciens et modernes pour l'illustration de la Biographie châlonnaise déjà citée, car cette publication vous est connue.

Ces dernières années, M. Adolphe Varin, quoique retiré, n'a-t-il pas gravé de magnifiques portraits de personnages natifs de la Champagne, sans compter des vues des monuments de l'arrondissement de Reims, qui paraissent comme illustrations dans le Répertoire archéologique publié avec tant de savoir par MM. Grivelet et Jadart, de l'Académie nationale de Reims.

M. Adolphe Varin fut aussi plusieurs fois médaillé en divers Salons.

En 1861, il obtint à Paris une médaille d'or de 3e classe, pour gravure d'architecture ;

En 1863, même Salon, une mention honorable ;

En 1873, il se vit décerner, à l'Exposition des BeauxArts de Langres, une médaille d'argent.

Enfin, au Salon de 1885, de Paris, il est mis hors concours.

Je me dois de citer, pour finir, ses plus remarquables oeuvres d'art industriel au fini le plus délicat.

Tels : Les Ornements des anciens maîtres orfèvres des 15e, 16e, 17e et 18e siècles, recueillis par Ovide Reynard;

Planches du Dictionnaire du Mobilier français, par Viollet-Leduc, qui avait une grande estime pour son graveur ;

Les nombreuses planches composant les albums des Maisons du Val d'Osne, Ducel et fils, maîtres de forges à Paris ;

Les nombreux sujets religieux qu'il grava au burin pour les éditeurs Curmer, Furne, Lenglumé, Letaille, etc.

N'oublions pas non plus les 32 vues de la Rochelle, qu'il grava pour une publication de cette ville.


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Bref, quel que fût le genre, Adolphe Varin ne cessa d'y apporter sa conscience d'artiste.

Entre temps aussi il écrivit des articles d'art dans le journal l'Estampe, ainsi que dans la Curiosité universelle — et cela avec la plus grande compétence.

Aujourd'hui il fait ses délices des précieuses collections qu'il a patiemment réunies, car il a largement conquis les loisirs qui lui permettent de les revivre.

VII

Je ne vous demande plus que quelques minutes d'attention au sujet de M. Eugène Varin.

Sa collaboration avec Amédée et Adolphe Varin vous est déjà connue. Il ne me reste plus qu'à vous parler de son oeuvre personnelle qui est considérable et de la plus grande valeur.

Ce sont de bien belles pages artistiques où il y a de l'air, de la lumière, de la vie, où l'essentiel n'est pas sacrifié à l'accessoire, où il y a netteté et richesse d'aspect, largeur, finesse, habileté d'exécution, sans qu'en souffrent jamais l'expression et le dessin.

Vous pouvez même vous convaincre de mon appréciation par les belles oeuvres du maître, appendues aux murs de votre musée.

Quoi de plus imposant que le Pèlerinage de N.-D. del Carmen, dans le golfe de Naples, d'après Dalbons! Cette splendide gravure, burin et eau-forte, a obtenu au Salon de 1879 une médaille de 2e classe, qui mit l'artiste hors concours.

Le Printemps, d'après Cot, quelle ravissante idylle !

Réveil de Printemps, d'après Louis Prion ;

Réception au Château, d'après Adrien Moreau ;

Les Dragées de Baptême, d'après Brion ;

4


— 50 — Enfin seuls, Nouveau lien, d'après Tofano, est-il rien qui retienne plus délicieusement le regard ?

Eugène Varin ne s'est pas adonné au portrait, sans doute ; mais il compte sous ce rapport un chef-d'oeuvre : Le Portrait de M. Eugène Deullin, d'Epernay, d'après le dessin d'Amédée Varin.

Comme photogravures qu'il a retouchées très heureusement à l'eau-forte et à l'aqua-tinte, on doit citer tout particulièrement deux planches d'après Knaus : Les Bohémiens et Lendemain de fête ; — d'après Meyerheim : Charité ; — d'après Paul Delaroche : Les Girondins.

Et ces beaux livres illustrés si tentants pour le bibliophile, que ne doivent-ils pas à ce distingué graveur ?

C'est avec un art infini qu'il a retouché les photogravures des ouvrages intitulés : Pierre et Jean, de Guy de Maupassant, dessins de Lynch ;

Xavière, par Ferdinand Fabre, dessins de Boutet de Monvel ;

Flirt, par Paul Hervieu, dessins de Madeleine Lemaire, la brillante aquarelliste ;

Reine des Bois, par André Theuriet, dessins de LaurentDesrousseaux ;

Jacqueline, par Théodore Bentzon, le pseudonyme d'une bien charmante femme, dessin des Lynch.

On me saura gré, je pense, de faire connaître les oeuvres en cours du maître, oeuvres même qui touchent à leur fin : Bonsoir, d'après Rydney Knight, imprégné d'une adorable mélancolie, et la Sortie de la garnison d'Huningue (27 août 1815), d'après E. Detaille. C'est d'une impression patriotique qui transporte. Le burin de M. Eugène Varin a certainement su comprendre l'admirable peintre militaire Detaille. Ces deux planches de photogravure ont été très retouchées à l'eau-forte, ce qui les fait étonnamment gagner en intensité d'expression. Ajoutons que toutes ces photogravures sortent de la


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fameuse Maison Boussod et Valadon, successeurs de Goupil, et qu'Eugène Varin, à son honneur, travaille pour cette maison presque exclusivement, depuis plus de 40 ans.

Il n'est pas inutile non plus de faire observer que les frères Varin ont beaucoup voyagé en Suisse, en Allemagne, en Italie, et que, dès lors, leur science artistique n'a pu qu'y gagner.

Plus que quelques mots. Les Académies de Reims et de Châlons ont bien fait d'admettre dans leur sein ces émérites artistes, qui sont trop bons Champenois pour ne pas s'en montrer fiers.

Et puis n'ont-ils pas été heureux de doter de leurs meilleures oeuvres le Musée de leur pays d'origine ?

Mais une question se presse déjà sur vos lèvres : Est-ce que cette traditionnelle lignée d'artistes serait pour prendre fin avec Eugène Varin ?

Rassurez-vous ! Il a un fils, Raoul Varin, né à Reims, lequel déjà marche dignement sur les traces de son père et exposa, en 1892, au Salon de sa ville natale, une eau-forte d'un réel et captivant talent : L'Appel au passeur. Il est de plus le collaborateur apprécié de M. Eugène Varin pour tous ses travaux de photogravure retouchée.

Les Varin, graveurs, dont les quartiers de noblesse sont représentés par déjà près de trois siècles, seront donc continués.

ARMAND BOURGEOIS.



CAUSERIE

SUR LA

ROSE EN CHAMPAGNE

PAR M. CHARLES BALTET

HORTICULTEUR A TROYES MEMBRE CORRESPONDANT

Quand vous parcourez les plaines champenoises, côtoyant les chemins crayeux ou pénétrant sous les taillis, à travers les grands bois, depuis l'Argonne jusqu'à la forêt de Clairvaux, de la Traconne à la forêt du Der, vous heurtez des buissons difficilement abordables ; sans pudeur, leur ramure épineuse déchire la guêtre du chasseur endurci ou meurtrit la main juvénile qui vient, au premier printemps, cueillir l'églantine pour en fleurir une chevelure ou un corsage.

L'églantine, chantée par les poètes... Prononcez Rosa canina, dit gravement le botaniste. Oh ! la « rose des chiens ». Pas polis, Messieurs les savants !

Pour nous, c'est le traditionnel églantier. A la chute des feuilles, une fois ceinte la tunique corail du cynorrhodon — soyons convenable, à notre tour— le braconnier se présente en tapinois et, d'un coup de pioche, il extirpe les jeunes plants, les drageons, les rejets de la souche pour les


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rapporter à la ville, sur le marché, ou directement au jardin de quelque ami des roses, jardinier, bourgeois ou pépiniériste.

L'année suivante, sur deux jeunes pousses de ce bâton sauvage, ébourgeonné à outrance, arrosé avec amour, écussonné dans toutes les règles de l'art, vous verrez s'épanouir la perle du règne végétal consacrée « Reine des fleurs » par nos aïeux. Elle a su conserver son sceptre, malgré les trois glorieuses... non, malgré l'invasion des brûlantes filles de l'Inde, du Cap ou du Brésil, qui ont pris possession de nos parterres et de nos serres.

Essayez donc de lutter contre une cour brillante et constamment renouvelée de personnages invincibles. Désirez-vous des noms et les quartiers de noblesse ?

Le coquet Bouquet de la Mariée, fleur d'espérance... ou de souvenir ;

Notre modeste Émotion, aussi séduisante que la folle Cuisse de Nymphe émue, du Directoire ;

L'attitude majestueuse de La Reine ;

La coupe argentée de Baronne de Rothschild, de sa soeur Merveille de Lyon, de Captain Christy ;

Les grâces de Sylphide, Hermosa, Docteur Grill, Moiré, Homère, Claire Carnot, Madame Hoste, The Bride;

La perfection de Jules Margottin, de Duchesse de Cambacérès, de Comtesse Cécile de Chabrillant ;

Les feux de Victor Hugo,de Turenne, de Monte Christo;

La rondeur d'Adolphe Thiers, de Gambetta; .

Le rouge pudique de La Rosière, lors du couronnement... ;

La mine ombrageuse de Vulcain, de l'Empereur du Maroc, de Prince Camille de Rohan, d'Abel Carrière;

Le sang à flots de Géant des Batailles, de Lion des Combats, de l'Etendard de Marengo, de Louis XIV;

La fraîcheur des Thés Adam, Souvenir d'un Ami ;

La toujours belle Mademoiselle Marie Van Houtte ;


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Les corolles demi-écloses des filles adoptives de Nice, Safrano, Paul Nabonnand, Papa Gontier, Socrate;

Le blanc pur de Niphétos, Sombreuil, le blanc mat de Devoniensis, Mélanie Willermoz, le, blanc crémeux de Lamarque, Céline Forestier, Zélia Pradel, Solfatare;

Les bras envahissants de Reine Marie-Henriette, William Allen Richardson, Maréchal Niel, Princesse Stéphanie, Duchesse d'Auerstadt, Elie Beauvillain;

Les flots d'or du Pactole, de Madame Eugène Verdier ;

Les charmes voluptueux de la Rose Mousseuse ;

L'Etendard de Jeanne d'Arc, immaculé ;

La style de Boieldieu, de Déranger, de Gustave Nadaud ;

L'étonnante facture de Paul Neyron, de Georges Moreau, véritables pivoines aux pétales carminés ;

Les tons modernes de Comtesse Chandon de Briailles, de l' Archiduchesse Maria Immaculata, d'Ophirie, de Beauté de l'Europe, de Souvenir de Victor Hugo ;

La mignonne Ernestine de Barante et les mignonnettes « Polyantha », toute une série lilliputienne ;

La popularité de La France..., véritable rose remontante et perpétuelle, qui s'impose dans tous les jardins, même au-delà des mers, même au-delà du Rhin !...

Une Rose « remontante » ou « perpétuelle » indique une floraison nouvelle dans le cours de l'année.

Les premiers types de ce genre arrivaient d'Orient, il y a une centaine d'années, alors que le vieux édifice social cherchait à se rajeunir par un greffage ou une transfusion, alors que le canon tonnait à la frontière.

En 1789, la rose « à odeur de thé » débarque en Angleterre et ne tarde pas à entrer à Paris, où déjà l'avait précédée la Rose « du Bengale », apportée au Jardin des Plantes vers 1798 par le chirurgien Barbier, du Val-de-Grâce. Quel groupe ravissant, les Thés Comte de Paris, Bougère, Gloire de Dijon, Belle Lyonnaise, Catherine Mermet, Madame de Vatry, Jules Finger, Franciska Krüger,


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Madame Lambard, Souvenir de Paul Neyron, Perle des Jardins, Jean Ducher, Honorable Edith Giffard, Souvenir de Thérèse Levet, Anna Olivier, et de tant d'autres nées sous le soleil des régions lyonnaise et niçoise.

En 1814 — année terrible — Philippe Noisette, aux EtatsUnis, transmettait à son frère, à Paris, une espèce qui devait, plus tard, donner naissance aux « Noisette » du Luxembourg,

Desprez (vendue mille écus), Labiche, Bougainville ;

celles-ci ont accroché leurs rameaux sarmenteux sur les berceaux et les pignons champenois, comme leurs aînées de la tribu non remontante des Rosiers grimpants.

Vers 1817, au moment de la crise du blé, Nicolas Bréon, originaire de la Lorraine, botaniste des jardins royaux de l'Ile-Bourbon, faisait parvenir à Jacques, jardinier du duc d'Orléans, à Neuilly, un type assez robuste, l'ancêtre des floribondes Mistress Bosanquet et Reine des Iles Bourbon, de Louise Odier si correcte, de l'inimitable Souvenir de la Malmaison, et de la fine mousseline Madame Pierre Oger, écart fixé de Reine Victoria.

Dix ans plus tard, le pollen des jolies étrangères vint croiser nos robustes indigènes, et ce sang nouveau constitua les hybrides (nous ne causons pas politique) dont le drapeau est vaillamment porté par Baronne Prévost, Général Jacqueminot, John Hopper, Mademoiselle Thérèse Levet, Abel Grand, Elisabeth Vigneron, Coquette des Blanches, Ulrich Brunner, Monsieur Boncenne, Magna Charta, Marie Baumann, Jean Liabaud, Duc d'Edimbourg, Charles Lefebvre, Victor Verdier, Eugène Verdier, A lfred Colomb, Madame Gabriel Luizet, Levet, Horace Vernet, Eugène Fürst, Gloire de Bourg-la-Reine. Nous pourrions en nommer au moins cent des plus méritantes, qui se sont installées dans les parcs et les jardins ou sous la bâche vitrée des forceries. Celles-ci ont pris une grande importance depuis que la rose est venue imposer ses grâces dans nos fêtes et nos réceptions, la neige eût-elle


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recouvert de son linceul virginal les corbeilles du rosier Bengale, buttées de feuilles mortes ou de sombre terreau !

Saluons les semeurs patients qui ont fait naître ces richesses végétales de leurs habiles conceptions : A vous nos hommages, Hardy, Desprez, Dupont, Laffay, Portemer, Péan, Vibert, Verdier, Cochet, Lévêque, Jamain, Guillot, Lacharme, Ducher, Levet, Margottin, Pernet, Nabonnand !

Nous arrivons ainsi au temps actuel, où les Rosiers Polyantha et Rugosa, de la Chine et du Japon, s'apprêtent à modifier encore les races et les métis si multiples de la fille aînée de Flore. Exemple : Madame Georges Bruant.

La Rose, constamment escortée d'un cortège d'admirateurs, ne tarda pas à inspirer ses historiens. La Champagne, toujours vaillante lorsqu'il s'agit d'exalter la beauté et les richesses de la nature, fournira deux des premiers et des plus érudits chroniqueurs de la rose.

Thomas Guerrapain, après avoir administré le département de l'Aube, créait de vastes pépinières à Méry-surSeine, son pays natal, au commencement du siècle.

Grâce à ses efforts, le Peuplier de Virginie devenait prospère dans cette vallée de la Seine, à côté du Sophora du Japon, de l'Aune, du Platane, sans préjudice de l'incessante propagation de la Verge d'Or, plante mellifère, d'une exubérance suffisante à l'alimentation simultanée de plusieurs milliers de ruches, dont les profits étaient également répartis entre patron et ouvriers.

Dans son expansion raisonnable, le socialisme florissait déjà en Champagne avec ses conséquences de mutualité et de philanthropie, et la ruche ouvrière n'avait rien d'explosible.

Le bon Champenois est calme, réfléchi ; quand il s'émancipe, c'est pour la Patrie,— sans oublier toutefois la Femme et la Rose, ce double triomphe de la création !

L'Almanach des Roses, opuscule de 150 pages, publié par Guerrapain, cultivateur de rosiers, imprimé à Troyes en 1811, nous en fournit la preuve. Il est dédié aux Dames.


— 58 - Permettez-moi de vous lire la dédicace :

« MESDAMES,

« Né et élevé à la campagne, forcé de l'habiter et de me « livrer par goût et par suite des circonstances à différents « genres de culture utiles et agréables, je me suis vu avec « étonnement, au déclin de ma carrière, l'ami passionné des « Roses et des Rosiers.

« Frappé de la variété des formes et des couleurs que la « nature a prodiguées à cette partie du règne végétal, j'ai « été entraîné à les comparer à votre sexe. Comme elles « sont les reines des fleurs, de même aussi vous êtes les « reines et l'ornement de la société ; si parfois en les cul« tivant on est piqué de leur léger aiguillon, c'est toujours « faute de précaution et d'adresse ; de même, si l'hommage « qui vous est dû ne vous est pas offert avec assez d'égards « et de ménagements, vous savez toujours en punir le cou« pable sans le blesser.

« L'homme du monde accoutumé à vous dire de jolies « choses, qu'il ne pense pas, aurait un champ bien vaste « pour promener son imagination, mais l'homme des champs « toujours conversant avec la nature, la trouve toujours « vraie, et se fait lui-même une habitude de l'être.

« Forcé dans la solitude de réfléchir et de comparer, « entouré de Roses plus jolies les unes que les autres, il ne « trouve d'autre objet qui puisse leur être assimilé que « vous, Mesdames.

« En donnant ce petit ouvrage, j'ai fait mes efforts pour « vous procurer le moyen de démêler toutes les espèces et « variétés de cette charmante fleur, et vous indiquer la « manière de la cultiver. Je ne regretterai pas les moments « que j'ai employés, si je peux parvenir à vous procurer « quelques jouissances ; ne dédaignez pas cet hommage « d'un homme qui fut et sera toujours votre ami, parce « qu'il sait vous apprécier. »


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Telle est la préface. Le catalogue est ensuite distribué méthodiquement par tribus ou sections, et la description de la plante ne laisse rien à désirer.

Eh bien ! la Champagne n'a pas dégénéré : dans tous les coeurs patriotiques des rives de la Marne, de l'Aube et de la Seine, vibrera constamment et toujours l'amour de la plus belle des fleurs et de la plus belle moitié du genre humain, même sous l'influence des traîtrises de l'aiguillon réservé aux imprudentes audaces !

Serait-ce sous cette inspiration que, de nos jours, un jeune savant de Méry, Paul Hariot, a fait du « genre Rosa » le sujet d'une thèse à la docte Faculté?

Guerrapain a décrit deux cents variétés de roses dont on chercherait vainement la trace aujourd'hui, malgré leurs noms qui rappellent les héros de l'antiquité ou du théâtre, les Déesses de l'Olympe et le demi-monde qui gravitait autour de Jupiter. Elles n'étaient pas remontantes (nous parlons des roses), leur nombre tend à disparaître. Six « Bengales multiflores (semper florens), » existaient à cette époque.

La vieille Rose de Provins qui a joué un rôle dans l'histoire, depuis le retour des croisades, n'est-elle pas aujourd'hui remplacée, à l'officine de la pharmacie, par la rose de Bengale Cramoisi supérieur, toujours en fleurs et décuplant le revenu financier de l'exploitant? Vous la cultivez, Mesdames, en corbeille ou en bordure de vos plates-bandes.

Le côté industriel de la question, Rose et Rosier, mériterait d'être étudié, et vous ménagerait des surprises, surtout en ce qui concerne les essences de roses, le commerce des églantiers, le produit de la pépinière et de la serre, la vente des fleurs et des bouquets de roses, etc.

Rentrons à Méry-sur-Seine. Quelques années plus tard, les pépinières de Guerrapain étaient ruinées par l'invasion, qui cependant avait mis en relief la valeur des populations de Champaubert, de Montmirail, de Brienne et d'Arcis; mais son oeuvre avait fait école.


— 60 — Au début de la Restauration, un autre enfant de l'Aube, le comte Le Lieur, publie la Culture du Rosier, plaquette dédiée à « Sa Majesté l'Impératrice et Reine », lui déclarant que la reine des fleurs était « aujourd'hui considérée, par les Français, comme l'emblème de la souveraine qu'ils chérissent ».

A l'École militaire de Brienne, Le Lieur avait été le condisciple de Bonaparte qu'il recevait souvent pendant les vacances, au château de sa famille, à Ville-sur-Arce, près de Bar-sur-Seine.

Emigré en Amérique, où il créa des établissements de culture, et de distillation, il rapporte le Maïs précoce, qui est devenu avec la Pomme de terre, le Tabac, la Tomate, une des plantes exotiques les plus précieuses et plus vite acclimatées.

A son retour, Napoléon le nomme administrateur des parcs, pépinières et jardins impériaux ; c'est alors que l'un de ses jardiniers, Souchet, obtint, au fleuriste de Sèvres, un des premiers Dahlias à fleurs doubles, la plante type à fleur simple étant arrivée en France vers 1800, de Madrid et de Mexico ; plus tard, en 1816, la Rose du Roi prenait naissance dans ce même domaine de Sèvres. Le Lieur, encore Intendant des parcs de la couronne, offrait à Louis XVIII les prémices de la nouvelle venue. — Là-bas, pendant ce temps, s'éteignait sur le rocher de Sainte-Hélène l'ancien camarade d'école, le Titan déchu !

Notre compatriote a joui de la considération du monde horticole. Le peintre de fleurs Redouté s'est souvent inspiré auprès de l'auteur de la Pomone française, et une illustration champenoise dont on ne saurait prononcer le nom avec trop de respect, le comte Léonce de Lambertye, de Chaltrait, — encore un chevalier de la Rose, — dédiait son oeuvre capitale, Le Fraisier, avec un mot élogieux, à la mémoire du comte Le Lieur, de Ville-sur-Arce.


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Depuis la publication de ces ouvrages marqués au coin de la science pratique raisonnée, les Roseraies se sont multipliées. Les horticulteurs ont inventé des procédés de bouturage et surtout de greffage sur tige, sur branches, sur racines, à l'air libre ou sous verre, pour propager ces milliers de variétés élégantes ou parfumées, qui décorent et le grand parc et le jardin modeste et la mansarde de Jenny l'ouvrière.

Parcourez toutes les communes de notre classique et belle province, et vous ne tarderez pas à vous convaincre que le culte de la Rose est en quelque sorte une manifestation du sentiment du beau. Nos Sociétés locales n'ont-elles pas favorisé cette expansion par leurs concours, leurs publications, leurs récompenses ?

Partout il semble que l'on a compris l'axiome : un jardin sans roses serait une fleur sans parfum, un printemps privé de soleil, une femme qui n'aurait pas reçu l'étincelle de la blonde Déesse.... Or, mes chers collègues, vous ne trouverez jamais cela en France !

Ne craignons pas de voir, sous l'égide de notre fleur pacifique, se renouveler les fameuses luttes d'York et de Lancastre. Si Châlons et Troyes se sont disputé la couronne de ville capitale de la province de Champagne, désormais la paix est faite, puisque la vieille cité des Tricasses a l'honneur de compter un de ses plus laborieux et distingués enfants, M. Alexis Rivière, à la tête de la Société Académique de la Marne.

CHARLES BALTET.



SOLIDARITÉ

ROMAN PAR MME EVANGÉLINE D'ORR

RAPPORT

DE M. AUGUSTE NICAISE

MESSIEURS,

Pour la première fois sans doute, dans le cours de son existence, bientôt séculaire, votre Société reçoit dans ses concours une oeuvre du genre et de l'importance de celle que vous avez renvoyée à mon examen.

C'est un roman intitulé : Solidarité.

Le roman, vous le savez, Messieurs, se place aujourd'hui par sa méthode d'analyse et par ses qualités d'études physiologiques et morales, à la tête du mouvement littéraire contemporain, et il touche, par cette méthode elle-même, aux côtés les plus intimes de la vie physique et morale.


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Plus d'un romancier se fait vraiment vivisecteur. Les audaces du roman moderne pénètrent partout, et il y a, pour le public lecteur, à tous les degrés, accoutumance de cette physiologie du coeur et du corps humain, que nos ancêtres voilaient discrètement et que l'école moderne montre parfois dans toute sa crudité.

Cet état des âmes curieuses, en cette fin de siècle, rend plus facile l'appréciation de l'oeuvre présentée à vos concours.

La donnée de ce roman est assez délicate à développer dans sa genèse et dans ses grandes lignes; mais elle est dominée et relevée par l'apothéose d'un coeur de femme, née parmi les fleurs du mal, placée dans un milieu délétère pour les âmes et pour les consciences, et s'en dégageant par son honnêteté, son énergie pour la rédemption, pour s'élever par ces qualités jusqu'à une union, qui est le couronnement d'une affection pure et des rares vertus qui lui font cortège.

Cette oeuvre est donc empreinte d'une saine morale.

Elle montre qu'il n'y a pas incompatibilité entre le roman actuel et la morale.

D'ailleurs le public lecteur n'est point disposé à juger sévèrement les romanciers modernes. Il est tout porté à leur appliquer le mot de Danton, en politique, et à leur passer d'autant plus d'audace qu'il leur accorde plus de liberté. Il reconnaît volontiers que l'art d'écrire et d'analyser n'a point de limites à condition que le bon sens et le goût soient respectés.

On le voit alors s'affranchir sans regret des traditions quelque peu surannées et des conventions admises par l'ancienne école littéraire.

Sans cet officieux concours et ces faciles concessions du public lecteur, la situation des écrivains qui s'occupent du roman, en cette fin de siècle, serait difficile.

En effet, ce sont des artistes qui peignent et sculptent la


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nature humaine, et le monde visible, tels qu'ils apparaissent à leurs yeux, il serait malheureux que leurs lecteurs, parmi lesquels ils prennent le plus souvent leurs modèles, ne fussent pas satisfaits de la ressemblance.

On doit au contraire revendiquer pour les écrivains du roman le droit de choisir leur sujet et de peindre leurs personnages d'après nature tels qu'ils les voient.

Ils s'inspirent du spectacle des moeurs dont ils sont les témoins et c'est souvent, dans leurs souvenirs, qu'ils vont puiser les caractères et les couleurs qui donnent à leur oeuvre par des rehauts parfois violents de lumière et d'ombre, une intensité particulière, une âpre saveur dont s'étonnent d'abord les délicats, mais qu'ils acceptent ensuite par une accoutumance spéciale, comme un breuvage vivifiant et parfois salutaire.

L'auteur de Solidarité a fixé au fronton de son oeuvre cette épigraphe :

« Il faut aimer, puisque l'amour est libre ! »

Elle y bruit comme un drapeau agité par un vent léger d'indépendance et de fantaisie, elle y caractérise en sept mots toute l'envolée psychique de son héroïne.

Le dix-huitième siècle aurait couvert cet aphorisme du voile léger d'une paraphrase et enguirlandé le drapeau, lui qui écrivait sur le socle de la statue de l'amour vainqueur, de Tassaërt :

Qui que tu sois, voici ton maître ! Il l'est, le fut, ou le doit être.

Le roman Solidarité dont je vais vous donner dans ces grandes lignes une sommaire analyse, commence dans le pensionnat de Mme de Versac, à Paris.

L'heure des vacances a sonné.

Une douzaine de jeunes filles s'envolent du pensionnat pour n'y plus revenir. Elles vont entrer dans la vie, et

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curieuses de l'avenir, elles échangent entre elles leurs impressions, leurs rêves et leurs désirs. C'est à ce moment que l'auteur nous présente Reine Fauri, le caractère principal du roman. En voici le portrait :

« Droite, appuyée sur un parasol rouge, une admirable fille écoutait parler ses compagnes, sans se mêler à la conversation, ne l'accentuant que par des sourires dédaigneux et moqueurs.

Grande d'allure, à la fois forte et fine, elle se tenait fièrement, regardant ses condisciples de ses yeux superbes, hardis et purs, ironiques et tendres, qui révélaient une âme de feu, une intelligence exubérante, une nature aussi aimante que passionnée.

Elle portait une toilette irréprochable, en laine beige, très simple, garnie d'une torsade de soie ; sa taille élevée émergeait, fortement cambrée, d'un fouillis de draperies gracieusement relevées sous un pouf savant. Un volumineux chapeau de paille, beige aussi, couvert de plumes, ne cachait qu'à demi une splendide chevelure noire.

Ainsi posée, toujours prête à sourire, elle semblait une heureuse de la vie. Tout en elle, dans sa forme extérieure, annonçait la richesse, la distinction, la supériorité.

Et cependant, en étudiant attentivement la physionomie de cette belle fille, on découvrait certaines choses capables de dérouter l'observation. Un pli profond, droit, impératif, creusait déjà son front d'une ligne transversale reliant les sourcils. Par échappée, un éclair de révolte ou de défi passait sur son regard. Tantôt elle semblait perdue très loin dans un rêve, qui l'entraînait comme en dépit d'elle-même ; tantôt, avec un emportement fiévreux, elle causait de matières légères, petites, banales, futiles, vaines; puis elle coupait son verbiage par un immense éclat de rire, strident, sceptique, presqu'insolent, qu'elle achevait en roulades.

Au pensionnat, cette belle dédaigneuse n'avait pas d'amie et n'était l'amie de personne ; non que ses avances eussent


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été repoussées, car elle n'en faisait jamais et éloignait ces liaisons de pensionnaires, qui sont l'unique charme des existences d'écolières. En bons rapports avec toutes les élèves, elle n'eut d'intimité avec aucune.

D'un seul coup-d'oeil, à l'arrivée, elle avait jugé ses condisciples : des vaniteuses à divers degrés, des sottes, des insignifiantes sans l'ombre de valeur intellectuelle ou morale digne d'attirer la sympathie.

Si, à plusieurs reprises, des mouvements affectueux l'avaient poussée vers une élève, elle s'était hâtée de réprimer cet élan, que sa raison condamnait.

Ce calcul du coeur, cette violence contre de légitimes sentiments semblaient étranges dans une nature jeune, vive, ardente, impressionnable et aimante ; ils paraissaient cacher un mystère, dont personne n'avait la clef.

L'isolement qu'elle avait fait volontairement autour d'elle, lui donnait une sorte de supériorité énigmatique sur ses compagnes ; quelques-unes avaient bien murmuré certaines choses contre ses dédains et sa rêverie ; mais ces bruits malveillants ne s'étaient pas propagés, et la jeune fille incriminée les avait ignorés ou dédaignés.

Elle s'appelait Reine, nom qui lui allait bien. Et elle ne signait jamais que ce prénom altier comme elle. »

Reine revient chez sa mère, Mme Fauri. Elle a senti depuis plusieurs années déjà que quelque chose d'anormal et de mystérieux pèse sur sa vie.

Toutes ses compagnes ont un père qui les aime, qui partage les joies et les douleurs de la famille. Reine ne voit jamais son père. Sa mère ne lui en a jamais parlé.

Elle demande à Mme Fauri de lui révéler pourquoi elle n'a jamais connu son père.

Mme Fauri apprend alors à Reine qu'elle est la fille naturelle du duc de Marly, possesseur d'une immense fortune, et que sa mère est la fille d'un aubergiste abandonnée par le duc après la naissance de Reine.


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Que pour réparation de cet abandon, Mme Fauri a reçu du père de son enfant une libéralité qui lui permet de vivre et d'élever sa fille dans toutes les conditions de richesse et de luxe.

Reine paraît tout d'abord se résigner à partager la vie dissipée de Mme Fauri. Elle accompagne sa mère au bois, au théâtre.

Un ami de la maison, peintre distingué, ayant fait le portrait de Reine, l'expose au Salon. Reine désire entendre et connaître l'opinion du public sur cette oeuvre, aussi remarquable par le talent de l'artiste que par la beauté du modèle.

Vêtue d'un costume très simple, et le visage couvert d'un voile épais, elle se rend au Salon :

« C'était un vendredi, jour où le prix des entrées du Salon est majoré. On compte sur la vanité humaine pour augmenter les bénéfices, et cet espoir n'est jamais déçu. Chaque vendredi, il y a foule. Les tableaux sont un prétexte : le but poursuivi est celui de se faire voir, de montrer à la société la plus polie de la terre que l'on ne peut goûter l'art que pendant la journée consacrée par la mode.

Reine se faufila au milieu des équipages, donna ses cinq francs au guichet et monta, perdue dans sa simplicité, le grand escalier qu'encombrait une cohue, guindée, correcte et stupide. Personne ne la regardait, personne ne lui faisait place ; c'était à elle de se ranger sur le passage des autres. La haute société traînait son ennui à travers les salles. Elle témoignait son admiration devant les tableaux des maîtres ; sur la foi de la signature, on s'arrêtait, la circulation était interrompue et les louanges éclataient.

La convention est la seule science de bien des gens.

Des artistes de valeur, tenus pour jaloux par les impuissants et les barbouilleurs, passaient les épaules hautes devant ces têtes sans vie, ces personnages aux chairs de


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porcelaine, dont la joliesse facile a tué chez nous la compréhension du vrai et du beau.

De ces murs garnis de tableaux, où la manière et le voulu remplaçaient l'art, de ces portraits endormis dans leurs cadres, tombait la tristesse. L'oeil un peu exercé glissait sur cette monotonie, ne trouvant pas de poésie pour l'exciter, de note émue pour l'attendrir, de flamme pour l'allumer.

Tout cela reflétait l'époque vulgaire et grise. Le salon était un cimetière plein d'espérance ; le, plus triste de tous par cela même, le cimetière de l'art.

Reine ne s'en doutait pas ; courant où l'emportait sa fantaisie, elle arriva dans le salon carré, et un frisson d'orgueil la saisit.

En face d'elle, dans la grâce puissante de la jeunesse et de la beauté, son image irradiait au milieu d'un large cadre d'or.

Trois jeunes gens, en extase devant tant d'idéales perfections, les disséquaient.

— C'est un morceau de roi, se disaient-ils en choeur.

Reine se contempla en souriant dans une glace, se comparant, telle qu'elle était, enveloppée d'un grand caoutchouc anglais, et telle qu'on la voyait sur la toile, ses magnifiques épaules découvertes, sa coiffure savante, les cheveux emmêlés de perles fines et son buste recouvert de draperies chatoyantes en velours caroubier.

Aux trois étudiants succédaient deux jeunes étourdies, qui trouvèrent ce portrait trop joli pour être vrai.

— C'est une création, dit. l'une d'elles, un rêve d'artiste, un caprice d'imagination.

— Certainement, répondit l'autre, on n'est pas comme ça dans la nature.

Elles s'éloignèrent en frôlant l'original du portrait trop joli pour être sérieux.

— Décidément, il faut que je ne sois pas mal, se dit en


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elle-même Reine, émoustillée par les compliments adressés à sa copie.

Elle allait et venait pour ne pas éveiller les soupçons ; mais elle suivait de l'oeil tous ceux qui s'arrêtaient, étudiant leur physionomie pour deviner leurs pensées lorsqu'ils étaient seuls ; se rapprochant quand elle en voyait plusieurs afin de recueillir les impressions spontanées.

Se reposant depuis quelques instants sur un divan circulaire, d'où elle ne perdait pas de vue son portrait, elle aperçut un homme à la taille élégante, aux yeux profonds, à l'air grave, à la tenue distinguée, qui semblait comme immobilisé devant la toile qui la représentait.

Ce n'était point un homme jeune ; il devait assurément friser la quarantaine ; ses traits délicats et aristocratiques n'avaient rien d'efféminé ; il était mis avec un soin méticuleux, quoique sans recherche ; on sentait, dans le choix de son costume, le bon goût d'un grand seigneur.

Soudain, un autre visiteur, d'une cinquantaine d'années, paraissant appartenir au même milieu social que le premier inconnu, lui posa doucement la main sur l'épaule et l'amena ainsi à se retourner vivement.

Reine se leva sans attirer l'attention et marcha vers le groupe, dont elle perdait le dialogue à distance.

— Comme vous y allez, mon cher, disait le dernier venu, divine. Rien que ce petit mot pour la dépeindre ! Diable vous ne marchandez pas votre admiration.

— Vous savez bien, baron, que je ne marchande jamais rien, répondit l'homme de race avec un fin sourire.

— Mon ami, reprit le baron, je vous accorde que cette tête est adorable.... oui, adorable, là, sur la toile. Je lis bien, au dessous : Portrait de Mlle R. F., mais je parierais gros que, entre la copie et l'original, il y a une distance fabuleuse. Je ne connais pas de pire courtisan que le peintre qui rend les traits d'une femme jeune et riche. Celle-là est, bien évidemment l'une et l'autre; sa toilette l'indique clairement.


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Si les deux hommes avaient pu soupçonner que l'admirable beauté qu'ils encensaient se trouvait dans le salon, à quelques pas, ce n'est assurément point sur Reine que leurs recherches auraient porté. Ils l'eussent plutôt prise pour une femme de chambre en rupture de service.

Elle suivait avidement les impressions qui se traduisaient sur le visage distingué du premier inconnu ; elle devinait que son admiration n'était point vulgaire. Et elle avait, curieuse et coquette comme on l'est à vingt ans, les oreilles tendues aux propos des deux amateurs.

— Je suis sûr que cette femme existe, aussi belle, aussi radieuse que sur cette toile, s'écria le comte de Russan en se tournant vers son ami ; un peintre ne subira jamais une si merveilleuse inspiration. Un modèle vivant peut seul permettre d'atteindre cette, pureté de lignes, cette énergique expression, pleine de vérité, d'âme, de feu!.... Je jurerais que cette femme vit, et qu'elle est encore plus jolie que son portrait.

— Si je croyais ça, répliqua le baron avec ardeur, j'irais chercher cette divine créature, comme vous l'avez baptisée, n'importe où.... dans le monde où l'on s'amuse, aussi bien que dans le monde où l'on s'ennuie..

— Pourquoi faire? interrogea assez sèchement le comte.

— Pour en faire ma femme d'une vie, ou mon amie

d'un jour, répondit grossièrement le viveur.

M. de Russan rougit, non de pudeur, mais d'indignation.

— Je ne sais à quel monde elle appartient, fit-il d'un air un peu hautain, si c'est une jeune fille ou une femme mariée, ce que j'affirme, c'est qu'elle a des yeux qui reflètent une âme élevée, un caractère droit et hardi ; elle ne semble pas appartenir à la catégorie de celles qui prêtent leurs personnes à la semaine, mais de ces créatures honnêtes qui donnent leur coeur avec leur vie.

— Ah ! çà, mon cher, exclama le baron, dont le visage exprimait la surprise, vous voilà donc emballé? Vous, l'homme paisible par excellence !


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La conversation fut interrompue par un nouveau personnage, qui arrivait près des deux amis. Un jeune, celuilà. Vingt-cinq ans tout au plus. Un mondain de la plus belle eau ; très droit dans sa redingote de haute coupe, dessinant une taille bien cambrée.

D'un coup léger de son stick, il fit un signe du côté de la toile admirée.

— Reine, dit-il d'un ton souverainement impertinent, la beauté du jour ; quel chic, n'est-ce pas ?

— Vous connaissez cette femme ? demandèrent à la fois le comte et le baron.

Le gommeux se mit à rire.

— Il faut arriver de Saint-Pétersbourg comme le baron Gréai et y avoir séjourné dix-huit mois, pour ignorer la petite Fauri. Ou encore, vivre enfermé du matin au soir, avec des livres, ainsi que le fait le comte de Russan, pour ne pas avoir vu cent fois au bois, à l'Opéra, partout où l'on s'amuse, cette perle de beauté.

— Alors c'est une..... ? demanda M. Russan d'une voix étranglée.

— Vous l'avez dit, répondit le dandy, ou du moins, si ce n'est pas elle encore, c'est sa mère qui lui donne l'exemple et l'entraînera.

— Vous le voyez, murmura M. Gréal en se tournant vers le comte, c'est, comme je le pensais, une femme qu'on n'épouse pas.

Une nuance de dédain erra sur les lèvres minces de M. de Russan ; puis, par un effort héroïque très brusque, il se détacha du sol, auquel il semblait rivé, jeta un dernier regard au portrait et s'éloigna pensif.

Reine n'était pas de ces femmes qui crient sous l'injure, ou s'évanouissent ; mais de celles qui savent d'avance ce que peut leur coûter une action téméraire, une fantaisie imprudente. Elle s'était préparée à entendre des choses flatteuses sur sa beauté, insultantes au sujet de sa situation


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et de la faute de sa mère. Et avec cet âpre plaisir, fait de souffrance et de satisfaction, que recherchent les natures artistes, elle s'était lancée imprudemment en avant.

Seulement ce qu'elle n'avait pas prévu, c'était la rencontre du comte de Russan, qui sentait l'homme supérieur. S'il avait été vivement impressionné sous le regard de la jeune fille, reproduite sur la toile, elle ne l'était pas moins à son tour de se voir si longuement contemplée. Cet homme ne pouvait plus être pour elle un étranger ; il avait fait vibrer son coeur, en devinant la vraie nature de cette femme inconnue. Il sentait, et il n'avait pas hésité à l'exprimer, qu'elle appartenait à la race honnête, dont on ne fait pas une maîtresse. Emporté par une admiration presque juvénile, cet homme de quarante ans, froid et calme d'habitude, avait, en une minute, fait naïvement une idole de cette belle jeune fille, au regard hardi, mais pur, franc et loyal.

Puis un être vaniteux était passé, un de ces petits crevés à la vie de papillon, qui font le mal inconsciemment, et, d'un mot, il venait de briser l'idole à peine ébauchée dans l'imagination du comte.

Les paroles du viveur firent simplement rougir Reine, tandis que le dédain subit de M. de Russan fut comme un coup d'épée en pleine poitrine. Elle eut l'horrible intuition que pour cet être distingué elle était maintenant classée et appartenait à ce milieu de femmes déchues qu'on n'épouse pas.

En acceptant le propos du baron, M. de Russan le souligna d'un seul sourire.

Devant le portrait, son coeur avait reçu une violente secousse ; il aurait sans doute cherché l'original, qui sait ? Peut-être l'eût-il aimée.... Tandis que la phrase insultante du dernier venu effaçait brutalement l'impression reçue.

— Tout est pour le mieux, se disait Reine, car j'aurais

pu remplir ma pensée de cet admirateur son oubli, son

dédain sont préférables aux souffrances de toute la vie.


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Elle regrettait pourtant son escapade et prit un fiacre pour retourner chez sa mère. Sa belle ardeur de la matinée était éteinte, et une fois dans la voiture, elle versa d'abondantes larmes. »

Quelque temps après, Mme Fauri donne un bal où est invité le tout Paris élégant qui s'amuse. Reine envoie une invitation au comte de Russan,

Ce dernier, en causant avec la jeune fille, devine toute l'élévation de cette nature et les souffrances qu'elle endure. Il conçoit pour elle une affection profonde partagée par Reine Fauri. Mais ils savent tous deux qu'une insurmontable barrière les sépare. Ils vont tenter cependant de la renverser.

Reine demande à sa mère de lui remettre sa part dans la fortune qu'elle tient de M. de Marly, de lui permettre de quitter la maison et de vivre à son gré.

Elle y consent, et Reine prend comme chaperon et compagne de sa vie Mme Aubert, veuve sans fortune d'un officier supérieur, et que lui a fait connaître Mme de Versac, sa maîtresse de pension.

Reine fait le serment de se relever par le bien en consacrant une grande partie de ce qu'elle possède au soulagement des malades et des malheureux.

Elle rencontre de nouveau le comte de Russan sur une plage bretonne, à Porneric.

L'auteur a fait de cet épisode une charmante idylle toute moderne :

« Reine rougit visiblement à l'approche du comte.

— Vous ne vous ennuyez pas à Porneric ? lui demandat-il pour entrer en matière.

— Je ne m'ennuie jamais, Monsieur, surtout au bord de la mer.

— Avez-vous été malade ? Il me semble que vous êtes plus mince que cet hiver?


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— Nullement ; je suis au contraire plus robuste et ne tomberai que pour mourir.

— Voici un mot bien lugubre sur vos jolies lèvres, dit le comte avec un accent attendri.

— Lugubre, répéta-t-elle hochant la tête en signe de dénégation, hélas ! si vous saviez ce qu'il m'offre de perspectives souriantes, ce mot dont tant de gens ont peur.

— Savez-vous ce qui vous manque, Mademoiselle Reine?

— Il ne me manque rien, s'écria-t-elle avec aplomb et devenant écarlate, car la moindre chose l'irritait. Et dans la crainte qu'on ne lui parlât d'elle-même, elle interrogeait M. de Russan.

— Que faites-vous tout le jour ?

— Je lis, je contemple la mer, je l'admire, je la fixe sur la toile pour en retrouver le cher souvenir loin d'ici ; en un mot je me délasse de Paris.

— Comme moi.

— Peignez-vous, par hasard ? fit-il avec surprise.

— Un peu.

— Oh ! vraiment. Et bien, si cela ne vous déplaît pas, nous pourrions travailler ensemble. Je sollicite l'honneur de vous accompagner quelquefois. Nous chercherons des sujets d'études ; ils ne manquent pas dans ce pays. Depuis le curieux château qui commande l'entrée du port, jusqu'à la vague qui vient mourir à nos pieds, en déposant sa blanche écume sur le rivage, il y a des éléments de travail.

Cette perspective enchanta la jeune fille, et rendez-vous fut pris pour le lendemain.

Un domestique, porteur du bagage artistique de Reine, la suivit avec Mme Aubert. Quand on arriva au lieu choisi, M. de Russan s'y trouvait déjà.

Les deux peintres s'installèrent pendant que la dame de compagnie s'asseyait à une certaine distance, à l'ombre d'un gros orme et ouvrait une revue parisienne, arrivée du matin.


- 76 — Mais, soit émotion, soit paresse, Reine ne fit rien qui vaille. C'est en vain qu'elle s'appliquait, les brosses, les pinceaux lui tombaient des doigts.

— Voulez-vous que je vous mette en train ? lui demanda Raoul avec un sourire amical.

Elle quitta le pliant et livra sa toile.

Le comte était vraiment artiste. Son dédain du bruit l'empêchait seul d'exposer et de couvrir son nom de gloire; son talent n'en était pas moins réel pour n'être pas proclamé par la voix publique. Là, sous le regard ardent de Reine, assis sur son pliant d'ébène, muni de ses pinceaux, entraîné par l'inspiration qu'éveillait en lui la présence de sa belle élève, il se mit à peindre avec un brio qui enthousiasma la jeune fille.

De temps à autre il s'arrêtait pour lui demander si elle ne voulait pas se mettre à l'ouvrage.

— Oh ! non certes, pas après vous.

Et ils échangeaient un regard expressif, elle, d'admiration pour son talent, lui, d'admiration pour sa charmante collaboratrice.

— Vous savez, disait-elle d'un air enfantin qui lui allait à ravir, si vous ne voulez pas que cette oeuvre reste à l'état d'ébauche, il faut que vous l'acheviez, je n'y mettrai jamais la main.

— J'y consens, répondit-il extrêment flatté de ce compliment délicat, mais à une condition.

— Laquelle ?

— C'est que vous me permettrez de vous faire hommage de cette petite étude ?

Reine trembla de joie. Cette offre répondait à son plus cher désir.

— Si j'accepte ! murmura-t-elle, ses beaux yeux mouillés de larmes de reconnaissance, si j'accepte ? ah ! je le crois bien.

Et le soupir heureux qui souleva sa poitrine dit bien éloquemment à quel point son coeur était pénétré.


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Le soir, triomphante, elle emporta dans sa chambre la toile peinte par Raoul, trésor sans prix pour sa nature aimante.

Les promenades se poursuivirent, toujours sous la protection de Mme Aubert.

. Les deux artistes peignaient ensemble quelque coin de paysage, ou de scènes maritimes ; puis on revenait tranquillement, se disant, à mots voilés une foule de choses émues qui, suivant les impressions de Reine, lui faisaient du bien ou du mal. »

A son retour à Paris, Reine achète un ancien et vaste hôtel et y établit un hospice pour les enfants pauvres et malades ; elle y passe la plus grande partie de ses journées et parfois même ses nuits au chevet de ses chers malades, sans souci de la fatigue ou de la contagion. Bientôt ce noble dévouement est connu dans tout Paris. Le duc de Marly apprend avec bonheur et fierté que sa fille est digne de lui et de porter son nom. Il désire vivement de lui donner. Un événement lui permet de réaliser cet ardent désir.

Mme Fauri tombe malade ; à ses derniers moments elle appelle le duc de Marly. Un mariage in extremis les unit. Reine devient duchesse de Marly, et la cousine du comte de Russan. Quelque temps après, la mère du comte veut marier son fils avec une noble bretonne qui, attirée par les mérites de Reine, devient son amie et son alliée, au lieu d'être sa rivale, et favorise elle-même l'union de Reine avec le comte, en aidant ce dernier à vaincre la résistance que la comtesse de Russan oppose à ce mariage. Et Mme de Russan va demander elle-même à Reine sa main pour son fils.

Tout ce roman, dont les péripéties sont des plus naturelles et dépassées tous les jours par les événements et les surprises de la vie réelle, est écrit avec une allure de vivacité et d'entrain. Vous avez pu juger du style de l'auteur par les passages que je viens de lire. L'écrivain y montre des qua-


— 78 - lités de savoir, de fine observation, soit qu'il décrive l'humanité ou la nature. Une philosophie doublée d'un scepticisme mondain, qui n'a d'autre profondeur qu'une couche légère et brillante, ne s'y exerce que sur la société, et y respecte tout ce qui, dans la nature, et dans les idées, devient une consolation et un appui dans la lutte ardente pour la vie dont le monde moderne est le théâtre.

Lorsqu'il touche, en passant, l'art ou la science, l'auteur fait preuve de connaissances approfondies et d'idées originales, qui indiquent de sérieuses études et de remarquables facultés d'assimilation.

En somme, le roman intitulé Solidarité est une oeuvre morale, bien conduite dans ses développements jusqu'à l'apothéose finale. Par une heureuse consonnance entre le sujet et l'objet, c'est-à-dire entre l'auteur et la récompense, vous avez justement décerné une médaille d'or à Mme Evangéline D'Orr, membre de la Société des Gens de Lettres, auteur de cette importante étude.

AUGUSTE NICAISE.


RAPPORT

SUR LE

CONCOURS D'HISTOIRE

(ANNÉE 1893) PAR M. PÉLICIER

VICE-PRÉSIDENT DE LA SOCIÉTÉ

MESSIEURS,

Deux Mémoires ont été présentés cette année au Concours d'Histoire. Le premier, intitulé Vitry-le-François et ses fortifications, s'offre à nous sous forme d'une petite notice de vingt-quatre pages, divisée en trois chapitres : Historique, — Construction, — Etat actuel. Deux plans, qui n'ont rien d'original, accompagnent cette notice. L'historique est un court et banal résumé des principaux événements militaires dont la ville de Vitry a été le théâtre depuis sa fondation en 1545 jusqu'en 1871. Tout bref qu'il soit, ce résumé n'est pas à l'abri de toute critique. Ainsi, au début, l'auteur affirme que Vitry-en-Perthois a été détruit par les troupes de l'empereur Charles-Quint : or un coup d'oeil jeté sur le


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travail de M. Hérelle « L'Invasion allemande en 1544 » aurait pu rendre l'écrivain moins affirmatif. Quelques détails empruntés à un opuscule tout récent « La Mobile de Vitry en 1870 » terminent cette première partie.

Le second chapitre, qui traite de la construction des remparts, n'est autre qu'un exposé général du système de fortification conçu et exécuté par Vauban ; le troisième retrace en quelques mots l'état actuel des retranchements de la place.

Si l'on pouvait conserver la moindre illusion sur la valeur de ce Mémoire, l'auteur se serait chargé de nous l'enlever en citant lui-même les sources auxquelles il a eu recours. Ce sont, pour les faits relatifs à la dernière guerre, la collection des journaux de la localité et la notice sur la Mobile de Vitry ; pour ce qui regarde la description des remparts, le Dictionnaire de Viollet-le-Duc et l'ouvrage du général Brialmont sur les fortifications de la Meuse. Mais ce n'est pas en faisant des copies ou des extraits de livres que l'on accomplit une oeuvre personnelle, originale, et c'est l'absence des recherches personnelles qui nous a conduits à éliminer du Concours le Mémoire sur les fortifications de Vitry-le-François.

Nous adressons malheureusement le même reproche à l'autre travail présenté sous ce titre : « Monographie de la ville de Vertus ». Certes, le sujet était digne d'attirer l'attention d'un écrivain. Vertus a été la capitale d'un comté quelque peu célèbre, même dans l'histoire générale ; ses établissements religieux ont laissé d'importantes archives ; son Hôtel de Ville possède des registres de conclusions dont le premier date de 1749 et les cahiers de l'Etat civil s'y continuent, presque sans lacunes, depuis 1610 jusqu'à nos jours. Ces curieux documents ont-ils été mis en oeuvre ? Nous constatons à regret que l'auteur ne paraît même pas en avoir soupçonné l'existence. Dans les deux premiers


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chapitres, c'est-à-dire durant la période gauloise, romaine et franque, notre historien ne trouvant rien à dire de Vertus s'est rejeté sur le passé légendaire du Mont-Aimé. Ici César et saint Alpin construisent ou rétablissent un château fort au sommet du mamelon ; là le roi des Huns, Attila, envoie de Reims un corps de troupes pour s'en rendre maître et les Huns se précipitent par la brèche en criant : « Ville gagnée ! » Puis voici Clovis qui franchit le Rhin à la tête d'une armée formidable, et les Etats Généraux réunis sur notre colline qui proclament Louis le Bègue roi de France. Au début de la période féodale, l'historien descend de la montagne pour rentrer en ville et il aborde vraiment son sujet au moment où le comte de Champagne, Thibault Ier, fait reconstruire l'église paroissiale et fonde les deux abbayes de Notre-Dame et de Saint-Sauveur; En rappelant ce témoignage de la libéralité du comte, l'écrivain fait observer que sa pieuse munificence n'eut pas besoin de recourir aux centimes additionnels. Quoique le terrain où il marche soit désormais plus solide, le monographiste n'a su éviter d'y faire çà et là des faux pas malencontreux. Il dira, par exemple, que l'abbaye de Notre-Dame était en possession des droits d'afforage et de bon vin : or, la répétition à quelques pages de là de ce même mot bon vin donne lieu de craindre qu'il n'y ait pas là un simple lapsus calami. Puis de fâcheux anachronismes ou des bévues historiques : Louis VI appelé le Père des Communes, comme on disait au temps de la Charte de 1814 ; le duc Richard de Bretagne donné pour le père de la duchesse Anne ; le roi d'Angleterre Henri V qui, après avoir succombé au château de Vincennes le 31 août 1422, fait au mois d'octobre suivant proclamer son fils Henri VI roi de France et d'Angleterre. Ce sont là des taches qu'un peu de soin eût suffi à effacer.

Nous venons de faire assez large la part de la critique : il y a cependant une part d'éloges qu'il serait injuste de négliger. Un manuscrit de près de deux cents pages témoigne

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toujours d'un louable effort de travail. Çà et là de bonnes parties compensent ou rachètent les défauts de l'oeuvre ; ainsi la description du site et du terroir de Vertus, beaucoup de soin apporté à décrire l'église paroissiale actuelle. Tenons compte encore à l'auteur de deux bonnes pensées, celle qu'il a eue de nous donner le texte des couplets chantés par les garçons et les filles du pays en l'honneur de saint Blaise, et surtout le soin qu'il a pris de transcrire les inscriptions funéraires gravées à l'intérieur de l'église. Pourquoi à cette épigraphie vertusienne n'a-t-il pas joint une liste des lieuxdits avec des remarques sur les plus significatifs d'entre eux ? Pourquoi, compulsant les registres de l'Etat civil depuis le XVIe siècle, n'a-t-il pas relevé au passage les séries de prénoms qui s'y rencontrent le plus souvent ? Pourquoi encore, au moyen des rôles d'impositions conservés dans les Archives départementales, n'a-t-il pas dressé l'état des charges qui pesaient sur la ville à la fin du XVIIIe siècle et comparé le résultat obtenu avec le chiffre des contributions levées de nos jours? Notre historien aurait alors produit une oeuvre utile et méritoire. Quoi qu'il en soit, malgré ses défauts et ses lacunes, le travail dont nous venons de parler est encore estimable et la Compagnie, adoptant les conclusions du rapporteur, a pensé faire acte de justice en décernant une mention honorable à l'auteur de la Monographie de Vertus.

P. PÉLICIER.


RAPPORT

SUR LE CONCOURS POUR LE PRIX SAVEY

PAR M. L'ABBÉ APPERT

MESDAMES, MESSIEURS;

Henri Murger, dans son India, n'est pas trop exigeant quand il demande à une femme de son temps : « ... Que pareille à la Matrone antique, elle marque le linge et fasse bien le thé ».

Que celle qui a obtenu le prix « India » à si peu de frais descende de son piédestal à bon marché ; car voici une personne bien autrement ouvrière proposée à la récompense du prix fondé par Mlle Savey.

C'est une jeune personne de vingt-quatre ans qui a consacré son existence entière aux travaux d'une ferme de cent hectares. Elle est la providence de tous, auxiliaire intelligente du père et de la mère, nourricière économe de tout ce qui a bec et ongle dans la basse-cour, courant les champs pour aider à la culture, en un mot n'ayant connu de la vie après la joie du devoir accompli que le travail et la peine.

On ne s'étonne nullement, après cela, que Mlle MarieCatherine-Lucie Desanlis, de Bignicourt-sur-Saulx, obtienne


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les témoignages aussi vrais que flatteurs des notabilités de la région et de sa commune. Tous s'accordent à saluer en elle la fille dévouée, l'ouvrière vaillante et une jeune personne irréprochable.

Voilà, Messieurs, ce qui vous a déterminés à accorder à Mlle Desanlis le prix Savey.

MADEMOISELLE,

A vaincre sans rivale on vainc sans gloire.

Votre gloire sera d'avoir eu une rivale, et notre tâche ne fut pas sans embarras de savoir à qui donner la récompense sollicitée.

Nous inscrivons, dès ce soir, le nom de celle qui est entrée en lice avec vous, espérant lui donner l'an prochain des suffrages qui, pour être contrebalancés n'en étaient pas moins mérités.

Puisse cette récompense qui vous est accordée par notre Société, Mademoiselle, encourager dans nos campagnes l'attache des enfants, jeunes gens ou jeunes filles, au foyer domestique!


RAPPORT

SUR LE

CONCOURS D'AGRICULTURE

PAR M. A. MARCOUT

MESSIEURS,

Les candidats qui chaque année sollicitent vos suffrages aux différents concours que vous ouvrez sur l'agriculture et ses annexes ne vous ont pas fait défaut cette année et vous ont donné la satisfaction de récompenser des mérites variés et surtout des plus utiles au progrès agricole.

Un vaste ensemble de cultures a été soumis à l'examen de votre commission qui s'est plu à reconnaître la bonne direction qui lui est imprimée par M. Person-Debar, cultivateur à Châlons, qui en est en partie propriétaire et fermier.

Depuis vingt-cinq ans, cet honorable cultivateur exploite cet ensemble de cultures, d'une contenance de deux cent cinquante hectares, dont cinquante hectares seulement lui appartiennent, avec un personnel important, mais variable


avec l'époque ou la saison et aidé par un chef de culture très actif et intelligent, M. Maugin, qui depuis quinze ans le sert avec un dévouement et un zèle dignes d'éloges. Cet honnête travailleur est en effet et successivement laboureur, semeur, moissonneur, conducteur de machines, constructeur de meules, etc.., travaillant sans relâche tout en surveillant utilement les hommes qu'il a sous ses ordres.

Pour mener à bien cette exploitation, M. Person possède et utilise vingt-cinq chevaux, cinquante bêtes à cornes, sept cents moutons, vingt-cinq porcs et de très nombreux habitants de basse-cour. Son matériel roulant, très important, comprend : deux moissonneuses-lieuses, deux moissonneuses ordinaires, deux faucheuses, un rouleau Croskill, deux charrues à trois socs, un semoir Schmit à douze rayons, le premier qui ait été employé dans la région, deux machines à battre, une fixe et une mobile, les voitures, charrues, herses et les très nombreux accessoires indispensables à la mise en exploitation d'une ferme aussi importante.

Il répand chaque année près de cinq cents voitures de fumier, produit de sa ferme, et ses récoltes donnent cent mille gerbes de froment, cinquante mille de seigle, et le reste à l'avenant. Ses vastes granges, insuffisantes à les recevoir, l'obligent à construire une trentaine de meules qui renferment de trente-cinq à quarante mille gerbes.

Les bâtiments qui lui appartiennent sont bien aménagés, les écuries, étables, bergeries bien aérées et bien entretenues. Tout cet ensemble de logis est situé rue des Viviers, à Châlons.

Reconnaissant le bien fondé de la proposition de votre commission, vous accordez à M. Person-Debar une médaille d'or.

Vous avez eu à examiner cette année deux mémoires sur des champs d'expériences scolaires, que vous récom-


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pensez dans la mesure de vos ressources, convaincus que vous êtes, que c'est par ces démonstrations expérimentales qui frappent les yeux et se fixent bien dans la mémoire que l'on fera aimer des enfants le travail des champs, si surtout les connaissances spéciales à ce travail leur sont enseignées avec intelligence, comme cela a lieu du reste.

Il est évident que cet enseignement ne peut qu'exciter l'émulation des jeunes, les attacher à la vie des champs et lutter efficacement contre la désertion des campagnes, ce fléau rural, contre lequel nos prédécesseurs luttaient déjà avec ardeur, mais sans doute avec des moyens insuffisants puisque le mal est toujours le même. En effet, en 1846, un des membres actifs de notre compagnie traitait cette question avec autorité, prenait pour adage, celui de Sully, qui dit, que tout fleurit dans un Etat où fleurit l'agriculture, et préconisait avec ardeur, comme remède, l'enseignement agricole pratique et théorique, mais sans que les administrateurs, gouvernants ou autres prissent ces sages conseils en considération.

Depuis quelque temps, cette idée reprise par le gouvernement de la République a été cultivée et pratiquée avec suite et persévérance. MM. les instituteurs, agents nés de cette mission, sont encouragés dans cette voie par les pouvoirs publics et par toutes les sociétés agricoles, au nombre desquelles vous comptez depuis bientôt un siècle. Tout dernièrement encore vous avez été invités par la grande Société des Agriculteurs de France à vous associer à ce mouvement auquel vous preniez part depuis longtemps mais isolément et aujourd'hui que cette idée fait son chemin, qu'elle est mise en pratique, vous récoltez ce que vous avez semé et vous récompensez ceux qui ont répondu à votre appel.

M. E. Deliège, instituteur, à Bethéniville, mu par ce sentiment patriotique et professionnel, se livre avec ardeur à cette partie intéressante de sa vaste mission d'éducateur de la jeunesse. Faisant pour ses élèves un jouet de l'ensei-


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gnement agricole théorique et pratique, il les y attache par le charme qu'il y trouve lui-même, en partageant avec eux les mêmes travaux de ses champs d'expériences où les passants eux-mêmes peuvent faire école et où chaque année il fait toucher du doigt, par le résultat acquis, le bien fondé des théories agricoles.

En 1892, son champ d'expériences avait pour but la culture de la betterave à sucre et la constatation de l'influence comparative de l'emploi de la demi-fumure associée aux engrais complémentaires à l'emploi exclusif des engrais chimiques.

Sur une parcelle de terre de forme rectangulaire et d'une superficie de cinq ares, qu'il a divisée en dix parcelles de cinquante centiares, il en a consacré cinq à la culture de cinq variétés de betteraves à sucre avec une demi-fumure associée à des engrais chimiques complémentaires. Sur les cinq autres parcelles, et en regard des premières, il a cultivé les mêmes variétés avec les engrais chimiques seuls ou associés et il est arrivé à démontrer que certains engrais chimiques employés seuls donnaient le plus grand rendement, mais qu'en raison de la nécessité d'entretenir de l'humus sur le sol champenois, il fallait donner la préférence à la demi-fumure associée à l'engrais complémentaire ; cette année, M. E. Deliège fait des essais sur un assolement quadriennal dans la région champenoise : chacune de ses cultures est faite comparativement avec le fumier seul, avec la demi-fumure associée aux engrais chimiques et avec les engrais chimiques seuls.

Son terrain d'expériences est plus vaste, il a trente-six ares de superficie ; il l'a divisé en quatre grandes parcelles de neuf ares chaque, qu'il a subdivisées en six parcelles sur lesquelles il a ensemencé avec ordre, du froment, du seigle, une légumineuse de printemps, de l'orge, de l'avoine avec foin, pour 1894 des betteraves et des pommes de terre.

Le sol a été analysé afin qu'au bout des quatre années


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il soit possible de comparer la richesse du sol, à ce moment, avec celle du début.

Ces différentes cultures passeront chaque année d'une parcelle à une autre, afin que dans les quatre années le roulement soit complet. Dans son mémoire, il donne tous les renseignements indispensables sur les labours, les semences, les engrais, etc.., qui permettent d'en tirer un enseignement.

Ce travail de longue haleine, dont l'importance ne peut échapper à personne, fait le plus grand honneur à cet intelligent et zélé pionnier de l'agriculture, auquel vous décernez à l'unanimité une médaille d'argent.

Deux serviteurs ruraux sollicitent vos récompenses pour leurs longs et loyaux services. Vous n'hésitez pas à répondre affirmativement à leurs demandes.

Ce sont M. Hecquet (Adolphe), berger depuis vingt-neuf ans, dont dix-sept à Ville-sur-Tourbe et douze ans consécutifs chez M. Mathieu, à Virginy, auquel vous accordez une médaille d'argent, et M. Maugin, chef de culture, depuis quinze ans chez M. Person-Debar, auquel vous accordez une médaille de bronze.

On ne saurait, en effet, trop encourager les serviteurs à être stationnaires, à faire leur famille de celle qu'ils servent.

Il faut leur faire comprendre que dans ces conditions les maîtres et les serviteurs deviennent de véritables amis ; que leur avenir et leur vieillesse seront à l'abri de toute vicissitude. Il n'est pas rare de trouver dans nos régions des serviteurs qui sont depuis quarante ans et plus dans la même famille où ils sont bien chez eux, jouissant de la considération, de l'affection de tous les membres de la famille, à laquelle ils donnent des avis toujours pris en considération.

Cette question n'est pas plus nouvelle que celle du dépeu-


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plement des campagnes; depuis plus de cinquante ans elle est la préoccupation des philanthropes amis de l'agriculture ; mais ici les moyens à employer pour arriver à ce résultat sont d'un autre ordre d'idées ; ils appartiennent au jugement des chefs de famille, à leurs connaissances du coeur humain, aux procédés qu'ils emploient vis-à-vis du caractère du serviteur. C'est souvent une affaire de tact dont sont doués certaines personnes qui, brusques ou affables mais toujours d'un jugement droit, savent se faire aimer et attirent à elles ceux qu'elles commandent.

Les bons traitements jouent ici un grand rôle, quand une juste rémunération des services les accompagne. Il y a et y aura toujours des exceptions, mais elles sont nécessaires pour confirmer les règles. Il est bien entendu que nous ne pouvons parler de ces bohèmes à l'esprit vagabond que rien n'attache nulle part, qui, tout en appréciant les bons traitements et le confortable dont ils sont entourés, n'hésitent pas à porter çà et là leurs pénates et leur esprit vicié.

Tout le monde aujourd'hui prend part au mouvement si accentué des améliorations agricoles ; ceux mêmes qui en sont éloignés par leur situation sociale, ont à coeur d'y apporter une idée, pour peu qu'ils soient propriétaires du moindre morceau de terre, afin d'en augmenter le revenu, bien que depuis longtemps et même toujours la terre n'ait été productive que pour celui qui la travaille. C'est dans cet ordre d'idées qu'il a été soumis à votre examen une formule de rédaction des baux de ferme. Bien que l'auteur de ce mémoire n'indique pas d'idées bien neuves il en préconise quelques-unes qui, si elles sont pratiques, ne le sont que sur une échelle restreinte et mériteraient d'être prises en considération. C'est entre autres la participation du propriétaire et dans une mesure déterminée à la fumure de ses terres, ce qui lui donne la certitude du bon entretien de son


- 91 — bien et pour le fermier la quiétude de l'avenir sur l'abondance des récoltes.

Vous accordez à son auteur, M. Eugène Lebrun, publiciste à Lisieux, une médaille de bronze.

A. MARCOUT.



RAPPORT

Présenté par M. RIVIÈRE, Président

SUR DES

ACTES DE DÉVOUEMENT

ACCOMPLIS DANS LE DÉPARTEMENT DE LA MARNE

MESDAMES, MESSIEURS,

Cette année, par extension à son programme ordinaire, et sur ma proposition, la Société a décidé que désormais un Concours serait ouvert pour des actes de dévouement accomplis dans le Département de la Marne.

Ici encore, notre vieille devise : « Utilité publique » reçoit son application.

Venir au secours de ses semblables, les soustraire le plus souvent à une mort certaine dans les épidémies, dans les incendies, dans les inondations, y exposer sa vie résolument sans compter, c'est accomplir cette belle, cette généreuse maxime fraternelle et toute de charité : « Aimez-vous les uns les autres ».


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Tout dernièrement, des actes de dévouement étaient signalés à notre Société.

En voici l'analyse :

En 1878, une épidémie violente de rougeole éclatait à Fromentières, arrondissement d'Epernay. Une foule d'habitants étaient frappés. Jamais on n'avait vu semblable épidémie.

En mars et avril 1888, nouvelle épidémie, de croup, cette fois-ci. Plus de trente maisons en sont atteintes.

En 1891, cas nombreux de pneumonie infectieuse.

Grâce à la conduite admirable, au dévouement sans bornes de Mlle Guyot, institutrice, grâce au zèle de cette modeste et courageuse femme qui n'a cessé de donner le plus bel exemple depuis les vingt années qu'elle est en résidence à Fromentières, à sa collaboration spontanée et désintéressée, M. le Docteur Nau, de Congy, a pu lutter contre le mal avec le plus grand succès.

Au mépris des plus élémentaires précautions pour ellemême, Mlle Guyot a rendu aux malades les plus répugnants les soins les plus attentifs et les plus intelligents.

Une délibération prise par la municipalité de Fromentières, sur le voeu de la population, jalouse de se montrer ainsi heureuse de témoigner sa reconnaissance à son institutrice, fut envoyée à l'administration, et, sur son rapport, Mlle Guyot recevait du Ministre de l'Intérieur un diplôme et une médaille commémorative en bronze.

Certes, c'était là une belle récompense ; mais eu égard aux services sans nombre que Mlle Guyot avait rendus au docteur par son entière abnégation, il a semblé qu'il pouvait être fait davantage encore.

Vous savez, Mesdames et Messieurs, combien il est difficile aux médecins de campagne de trouver des auxiliaires, non pas seulement dévoués, — il n'en manque pas, Dieu merci — mais des auxiliaires pratiques, intelligents, adroits surtout, et n'ayant aucune crainte de risquer leur vie.


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M. le Maire de Fromentières nous a fait connaître que la devise de Mlle Guyot était abnégation et dévouement ; qu'en dehors de la classe de ses élèves, qu'elle fait très bien, le reste de son temps est consacré entièrement au soulagement des malades qui, malheureusement, cette année, n'ont pas manqué dans sa commune. Pansements, soins, veilles, tout cela est fait par elle sans vouloir d'autre profit que la satisfaction d'avoir pu soulager son prochain.

Je dirai qu'à ce noble dévouement, il y a lieu d'ajouter d'après des renseignements personnels, que Mlle Guyot, fille d'un instituteur retraité, est remplie d'égards et de prévenances vis-à-vis ses père et mère qui sont des gens très dignes et des plus recommandables.

La Société a voulu ajouter encore, s'il était possible, à la distinction accordée par M. le Ministre.

Elle a voulu s'associer à la reconnaissance des habitants de Fromentières en ratifiant, en quelque sorte, à son tour, et dans le département de la Marne, la récompense déjà donnée à Paris.

Une conduite semblable de la part d'une femme allant sans hésiter, sans compter, là où la mort peut la frapper, est digne d'être montrée en exemple et doit être récompensée.

Vous vous êtes honorée, Mademoiselle, et vous honorez le corps enseignant et méritant auquel vous appartenez.

Si la Société est heureuse de vous le dire, son Président est très fier de vous offrir personnellement la première médaille de notre nouveau concours.

Mon voeu le plus cher est que ce modeste souvenir soit un talisman qui vous porte bonheur toute la vie !

Le Président, A. RIVIÈRE.

24 Août 1893.



EXTRAITS

DES LECTURES

FAITES EN COURS D'ANNÉE DANS LES SÉANCES BI-MENSU ELLES



ALLOCUTION

DE M. ALEXIS RIVIÈRE

PRESIDENT ENTRANT

MESSIEURS ET CHERS COLLÈGUES,

Mon premier devoir est de vous exprimer, une fois encore,. toute ma gratitude pour le témoignage de confiance que vous m'avez accordé, il y a deux ans, en me nommant viceprésident, honneur, vous le savez, que j'étais loin de rechercher. Cet honneur, je ne le dois point au peu que j'ai pu faire, mais au renoncement et à la modestie, je dirai exagérée, de notre dévoué trésorier, M. Marcout.

Notre cher secrétaire vous a fait connaître, par la lettre que je lui ai transmise, l'impossibilité matérielle pour notre regretté président de pouvoir m'installer. C'eût été, je vous assure, une occasion bien douce pour moi de le remercier, à nouveau, au nom de la Société et au mien, de l'activité laborieuse et du véritable dévouement qu'il a montré pendant les deux années de sa présidence. En nommant M. Hor-


— 100 - guelin, la Société savait à quelles mains elle confiait la direction d e ses travaux. — Sous sa présidence, de nombreuses améliorations, déjà demandées, ont été faites dans la salle de nos réunions. Aujourd'hui, grâce au travail persévérant et aux soins de nos collègues, MM. Clément et Lhote, nos collections, rangées avec cet ordre que vous avez pu admirer, reposent enfin sur les rayons supplémentaires que nous avons obtenus de M. le Préfet, qui non seulement nous donne une hospitalité généreuse, mais s'intéresse encore à nos travaux.

J'espère que notre ancien président, qui laisse parmi nous le plus doux souvenir, viendra nous aider et m'aider personnellement de son expérience.

Quand j'ai accepté la vice-présidence, je m'étais figuré que j'avais beaucoup de temps devant moi avant de m'occuper de la succession qui m'échoit aujourd'hui. C'était une erreur de ma part, et les deux années se sont écoulées sans que je sois suffisamment préparé à recueillir cet héritage.

Je dois vous avouer, Messieurs et chers Collègues, que je me sens un peu mal à l'aise dans ce fauteuil occupé par tant de présidents, dont le souvenir et le mérite sont présents à vos esprits. Je prends une place dont je mesurerai l'importance peut-être plus encore, dès qu'il s'agira de la remplir effectivement. Mais j'ai courage. Nous avons déjà vécu ensemble pendant plusieurs années, confondus dans une vie littéraire pleine de charme et que nous nous efforçons tous de rendre agréable par cette sociabilité dont la mesure délicate est la règle. Mon programme de conduite est tout tracé ; je n'emploierai aucun des. aspects obligés de la phrase académique.

Je vous apporterai toute ma bonne volonté, vous demandant la vôtre. Unis ensemble, nous travaillerons de notre mieux et nous continuerons les bonnes et affectueuses traditions pour conserver à notre Société l'honneur de son passé. Aidé des conseils des membres dévoués du bureau,


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de ceux de chacun de vous, mes chers Collègues, je m'efforcerai de réunir ce qui me reste d'activité, de zèle et de dévouement pour être, à peu près, à la hauteur de la tâche honorable qui m'incombe. Je suis certain qu'elle sera facilitée par cet esprit de solidarité fécond et par la cordialité des relations que nous aurons toujours les uns avec les autres, ce qui fait que, forcément, nous serons toujours plus que de bons collègues, mais des amis.

Vous m'avez donné votre confiance ; je vous promets de la justifier.



APRÈS VALMY

(1792)

DEUX LETTRES DU GÉNÉRAL DUMOURIEZ

COMMUNICATION FAITE PAR M. A. RIVIÈRE

L'année dernière, presque à pareil moment, avait lieu, à Châlons, l'Exposition historique et militaire du Centenaire de Valmy à laquelle nons prenions part comme l'un des délégués châlonnais. De nombreux portraits de généraux ayant assisté à la bataille dont le résultat fut de chasser les alliés du territoire, des autographes des hommes marquants de cette date célèbre, des pamphlets, des affiches, des proclamations, des armes, des monnaies, des faïences commémoratives et patriotiques de l'époque tapissaient les murs des salons de notre Hôtel-de-Ville et garnissaient les vitrines qui y étaient placées.

Nous venons de retrouver dans nos cartons deux placards intéressants au point de vue historique, datés de septembre 1792, destinés à être affichés.


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Mais remontons à quelques jours en avant.

Les alliés, trompés sur l'état de la France, croyant avoir à faire, suivant eux, à une armée de tailleurs et de savetiers, menaçaient d'envahir l'Argonne et avançaient toujours sur notre sol. Le 31 août 1792, le maréchal de Luckner, brave soldat de 70 ans, populaire dans les camps, généralissime honoraire de l'armée française, était envoyé à Châlons pour y former une réserve prête à se porter sur les points menacés.

Le 2 septembre, les Prussiens étaient déjà à Verdun qui avait capitulé.

Le lendemain, Dumouriez, général en chef de l'armée du Nord, était à Grandpré et écrivait au Conseil général de la Marne qu'il allait occuper l'Argonne.

Le 13, Dumouriez choisissait Châlons comme point de

ralliement pour les renforts qu'on lui envoyait et donnait

l'ordre à la division du Bouquet de se placer au camp

de Lépine pour protéger, en cas de surprise, la ville de

Châlons où commandait le général Sparre.

Le même jour, le général Beurnonville quittait Rethel, et, dans la nuit du 14 au 15, Dumouriez levait le camp de Grandpré. Kellermann, général en chef de l'armée de Metz, qui était à Bar-le-Duc, recevait l'ordre de rejoindre Dumouriez pour repousser l'ennemi. Le 19, il était à Dampierre, et le lendemain à Valmy.

Le général Dillon, commandant de l'avant-garde de Dumouriez, était chargé de la défense des Islettes et de la Chalade avec le général Galbaud.

Le général Stengel occupait les hauteurs de l'Yvron.

Le 20 septembre 1792, date mémorable, les soldats de Guillaume, sur l'ordre de leur roi, veulent franchir le tertre de Valmy, mais notre artillerie, nombreuse et bien dirigée, abat les colonnes d'attaque, et le duc de Brunswick,


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convaincu de l'inutilité de l'attaque, se retire, laissant deux cents des siens sur lé terrain illustré par là valeur des troupes commandées par Kellermann au cri de « Vive la nation», et par les jeunes et brillants généraux placés sous ses ordres.

Les alliés découragés, et qui comptaient de nombreux malades, se retiraient huit jours après.

On sait le reste.

La France était sauvée de la coalition !

Revenons aux deux placards qui font l'objet de notre communication.

C'est d'abord la copie d'une lettre écrite à Dumouriez, général en chef de l'armée du Nord, par Manstein, de l'armée prussienne, datée du quartier général d'Hans, le 29 septembre 1792, c'est-à-dire neuf jours après la canonnade de Valmy. Les Prussiens qui avaient été battus par Kellermann et se sentaient mal à l'aise, demandaient à Dumouriez un entretien aux avant-postes des deux armées.

Déjà le 28, le duc de Brunswick qui était également à Hans, avait annoncé dans un manifeste que le roi de Prusse, son maître, et l'empereur d'Autriche ne voulaient point s'immiscer dans le gouvernement intérieur de la France, mais qu'il fallait rétablir la royauté.

Dumouriez répond à Manstein et date sa lettre du 29 septembre 1792, l'an IV de la liberté et le Ier de la République.

Remarquons, en passant, que le 22 septembre, la Convention nationale avait décidé qu'on ne daterait plus de l'an IV de la liberté, mais de l'an Ier de la République : l'ère républicaine s'était ouverte le 22 septembre 1792.

Voici la lettre mielleuse et hypocrite de Manstein et la réponse énergique et patriotique de Dumouriez : il refuse la négociation entreprise depuis quatre jours et fait connaître que la France s'est déclarée républicaine.


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Copie de la lettre de M. Manstein au général Dumouriez.

MONSIEUR,

La lettre que je viens de recevoir de votre part par le lieutenant Qualtini, me surprend, il me paroit que vous n'avez pas voulu entrer, mon Général, dans le sens de la déclaration, ni saisir le véritable esprit qui la dictée, et que vous préludez sur le parti que la Nation pourroit prendre sur ce qui en fait l'objet principal. Je regretterois infiniment que, faute de nous être parlé, l'on précipitât des démarches que l'on pourroit peut-être éviter, si nous pouvions nous revoir encore une fois. Cette réflexion et l'amour de l'humanité me prescrivent le devoir de vous proposer un entretien pour demain vers midi aux avant-postes de nos deux armées ; la nôtre ne sera pas la première à rompre la trève.

J'attends votre réponse, et quelque soit l'effet de notre entrevue, j'en tirerai toujours l'avantage de vous réitérer de bouche les assurances de la considération avec laquelle, j'ai l'honneur d'être, Monsieur, Votre très-humble et très-obéissant serviteur. Signé : MANSTEIN.

Au quartier général d'Hans, le 29 septembre 1792.

Certifié conforme à l'original.

Le Général en chef de l'armée du Nord, DUMOURIEZ.

Réponse à la lettre de M. Manstein, du 29 septembre 1792, l'an 4e de la Liberté et le premier de la République.

Il m'est impossible, Monsieur, de continuer ni trève, ni négociation, si on prend pour bâses le manifeste du duc de Brunswick, je l'ai envoyé hier par un courrier extraordinaire à la Convention Nationale.

J'ai fait moi-même imprimer celte Pièce selon le désir que vous m'en avez témoigné, et d'après l'annonce que vous m'avez faite que vous le feriez imprimer vous-même.


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L'armée de Kellermann et la mienne la connoissent déjà, et je ne peux à présent qu'attendre des ordres de mon souverain qui est le Peuple François, rassemblé en Convention Nationale par ses représentants : il me devient même impossible d'avoir la satisfaction de vous voir, tant que cette pièce subsistera. Ce que j'ai écrit est un mémoire particulier, ce qu'a écrit le duc de Brunswick est un manifeste.

Ce manifeste porte avec lui la menace et la guerre, ainsi il a rompu tout le fil de la négociation.

Il n'entre nullement dans le sens de tout ce qui a été dit entre nous depuis quatre jours, il le détruit même complètement, il est même contradictoire avec la conversation dont M. le duc de Brunswick a honoré l'adjudant général Thouvenot.

Jugez vous-même, Monsieur, avec impartialité, oubliez un moment que vous êtes Prussien, soyez neutre ; que penseriezvous d'une nation, qui sans avoir été vaincue, se plieroit devant un manifeste, et traiteroit sous les conditions d'esclavage, lorsqu'elle s'est déclarée Républicaine ? Je prévois des malheurs pour tout le mondé, et j'en gémis ; mon opinion sur votre honnête homme de Roi, sur votre estimable nation, et sur vous-même, me font voir avec le plus grand regret que la négociation ne peut pas se faire avec des manifestes.

Je n'en estimerai pas moins toute ma vie le plaisir de vous avoir connu et de vous aimer et estimer.

Signé,

Le Général en chef, DUMOURIEZ.

A la suite de cette réponse une convention militaire intervenait : l'évacuation immédiate devait avoir lieu par les Prussiens et, les Autrichiens.

Le 30 septembre la levée du camp des armées ennemies avait lieu.

La seconde pièce est encore une affiche du temps,

Elle est intitulée : Copie de la lettre écrite par le général


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Dumouriez au lieutenant général Sparre, commandant à Châlons.

Elle est datée de Sainte Manéhould (quartier général de Dumouriez) le 1er octobre 1792, l'an IV de la liberté, le 1er de la République.

Dans cette lettre, Dumouriez fait connaître au commandant de Châlons que les Prussiens sont en fuite, après avoir en vain essayé la négociation, et qu'il en débarrassera la Champagne ; que l'armée prussienne a 24,000 malades, etc. Il ajoute qu'il a lutté tout seul contre l'opinion universelle et que s'il s'y était rendu la France était perdue

Disons, en passant, que Dumouriez fait allusion ici au plan de résistance qui lui avait été imposé par Lacuée de Cessac et qu'il poursuivit son plan malgré l'avis de ses lieutenants.

Le général d'Harville dont il est question dans cette lettre était un des lieutenants-généraux de son armée, nommé, comme tant d'autres, au commencement de 1792.

Enfin Dumouriez recommande au commandant de Châlons de continuer son camp de Notre-Dame de Lépine.

Voici, au surplus, cette belle lettre que la conduite postérieure de Dumouriez devait détruire :

Copie de la lettre écrite par le général Dumouriez au lieutenant-général Sparre, commandant à Châlons.

Sainte Manéhould, le 1er octobre 1792, l'an 4e de la liberté, le 1er de la République.

Le canon que vous avez entendu du côté du général d'Harville n'est pas bien dangereux, mon cher Général ; il est possible qu'une bande d'émigrés ait été le flairer au petit saint Hilaire ; mais certainement si la position de d'Harville, qui est un excellent militaire, a été bien prise, ils ne se seront pas avisés de faire une attaque sérieuse. Au reste, je vous déclare qu'ils sont en pleine retraite, j'ose dire en fuite, qu'ils ont pris ce parti,


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après avoir essayé vainemennt la négociation, comme vous le verrez par les piêces que je vous envoye. Faites-en imprimer avec profusion à Châlons. Quant aux Prussiens, soyez sûrs que je ne les lâche plus, et que j'en débarrasserai la Champagne sous peu de jours. Vous savez, mon Camarade, que j'ai lutté tout seul contre l'opinion universelle ; si je m'y étois rendu, la France étoit perdue au lieu qu'elle est sauvée. Faites toujours votre camp de Notre-Dame de l'Epine, qui est infiniment intéressant, non pas comme défense du pays, mais comme dépôt pour former les nouvelles troupes.

Entretenez de fréquens courriers avec d'Harville, s'il est replié sur Reims, en cas que les émigrés aient voulu le forcer au petit saint Hilaire.

Vous savez que dans ce cas, sa retraite est sur Reims ; mais nous n'en sommes pas là ; l'armée prussienne a vingt-cinq mille malades, elle est hors d'état de rien faire. Je lui ai fait depuis 3 jours plus de 400 prisonniers et dans ce moment, je les poursuis vivement. Je vous embrasse de tout mon coeur.

Le Général en chef de l'armée du Nord, DUMOURIEZ.

Nous avons pensé que vos coeurs de Français et de Champenois seraient heureux d'entendre la lecture d'une lettre si vibrante du patriotisme le plus pur.

Partout le nom de Dumouriez était vénéré, respecté, exalté.

C'est ainsi que le 23 octobre une fête civique avait lieu à Châlons, à l'occasion du succès des armées de la République. Le général Sparre y prenait la parole et disait de Dumouriez que la couronne civique l'attendait.

Hélas, peu de temps après, le général en qui la Nation avait placé ses plus belles espérances, fuyait son pays après avoir cherché à le vendre !

Ainsi qu'on l'a vu déjà, à la suite de la journée de Valmy, Dumouriez négocia avec le roi de Prusse. — Certains his-


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toriens affirment qu'il consentit à laisser se retirer l'armée ennemie sans obstacle, à condition qu'on lui abandonnerait la Belgique dont il espérait se faire une souveraineté comme Bernadotte le faisait plus tard pour la Suède.

Vaincu à Neerwinden et forcé de rentrer en France, Dumouriez avait formé le projet de marcher avec l'ennemi sur Paris pour y dissoudre la Conventiou nationale. Mais ces intrigues furent déjouées et il désertait et passait, le 3 avril 1793, dans les rangs des Autrichiens auxquels il livrait Beurnonville qui avait fait partie de son armée et qui venait, comme ministre de la guerre, avec des députés, pour arrêter son ancien chef.

Beurnonville ne recouvra sa liberté que deux ans après.

Le lendemain, 4 avril, Dumouriez était déclaré traître à à la patrie !

Le décret de la Convention nationale établissant la trahison du général qui avait tenté de livrer son pays était lu, le 5 avril, sur la place de l'Hôtel-de-Ville de Châlons.

Le 21 du même mois, les malles et paquets arrivant à Châlons étaient arrêtés afin de saisir et détruire les exemplaires du manifeste de Dumouriez.

Enfin, le 11 mai 1793, le conseil municipal de Châlons votait une adresse à la Convention nationale dans laquelle il qualifiait Dumouriez de lâche et de traître pour avoir conçu et concerté son infâme projet avec l'Autriche et la Prusse dans les plaines de la Champagne.

Après avoir parcouru une partie de l'Europe, où il ne cessa de conspirer contre la France, Dumouriez se retira en Angleterre.

Né en 1739, à Cambrai, Dumouriez mourait à 84 ans, en 1823, à Turville-Parck.


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Jetons un voile de deuil sur ce portrait, comme on l'a fait à Châlons à l'exposition du centenaire de Valmy, en 1892.

C'est tout ce que nous devons à sa mémoire.

A. RIVIÈRE.

25 juillet 1893.



NOTICE

SUR

M. JULES REMY

PAR

M. E. MARTIN, MEMRRE TITULAIRE

MESSIEURS,

Ceux de nos collègues qui auraient pu le mieux vous parler de M. Jules Remy, vous faire pénétrer et comprendre cette âme généreuse, ce coeur dévoué, cette haute intelligence, ont pour la plupart disparu.

Il faut le déplorer, non pour M. Jules Remy, qui se fût peut-être offensé d'un éloge public, mais pour nous-mêmes, pour les générations nouvelles qui n'ont guère connu de lui que son nom, alors que peu d'hommes méritaient, comme le collègue que nous avons perdu, d'être étudiés de près, appréciés et, je puis le dire, aimés.

Parlant un jour d'un Anglais que le hasard de ses pérégrinations lui avait fait rencontrer et avec qui il se lia de la plus durable affection, M. Jules Remy écrivait :

« Je rêve de m'élancer vers l'extrême Orient, dont le plus

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grand voyageur qui ait jamais existé, notre ami M. Brenchley, revient en ce moment, après avoir visité l'Australie, la Nouvelle-Zélande, la Nouvelle-Calédonie, différents groupes de la mer du Sud, le Japon, la Chine et la Sibérie.»

Des voyageurs comme M. Brenchley, ne sont pas aussi rares en Angleterre qu'on pourrait le croire d'après cette phrase de M. Jules Remy. Mais ils sont rares en France, et notre collègue a été, à ce titre, une remarquable exception. Il parcourut dans tous les sens le globe, non pas en touriste frivole, mais en savant et en philosophe. Il réalisa ce rêve que tant d'autres ont formé dès l'enfance de voir sans cesse des horizons nouveaux, rêve qui pour la plupart s'évanouit devant les banalités de l'existence.

Est-ce à dire que, pour s'échapper ainsi à travers le monde, tantôt vers les deux Amériques, tantôt vers les Archipels océaniens, ou les recoins ignorés de l'extrême Orient, ou plus près de nous, en Espagne, en Algérie, à Rome, dans cette Rome que, disait-il, « j'aime avec passion », est-ce à dire que M. Jules Remy n'eût pas l'amour de la terre natale ? Ce serait mal le juger.

Il aimait Livry, Louvercy, les humbles villages, perdus dans la plaine champenoise, où il avait été élevé. Né le 2 septembre 1826, à Mourmelon-le-Grand, c'est à Louvercy, qui a conservé, malgré le voisinage du camp de Châlons, son caractère agreste, qu'il venait se reposer de ses capricieuses excursions, et, après avoir contemplé les plus magnifiques spectacles que la nature offre à l'admiration de l'homme, c'est de là qu'il écrivait :

« Les coeurs sont ici foncièrement bons et le sol, pour être naturellement dénudé, ne laisse pas de devenir une mamelle féconde, lorsqu'on le soumet au régime qui lui convient.

« Ce pays d'ailleurs est sain, s'il n'est pas des plus beaux et des plus fertiles ; c'est à ce sol crayeux, à cet air salubre et bienfaisant que je dois d'avoir pu rétablir ma santé, si


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cruellement éprouvée par le climat de l'Inde et eh particulier du Bengale. »

Tel fut le milieu paisible où il a été donné à ses amis de Châlons de le voir, en ces belles journées où il se plaisait à lès réunir. Aujourd'hui l'hôte si accueillant a disparu de cette maison qu'il appelait la Calmeuse de Louvercy, et c'est pour eux un amer regret de n'avoir pas toujours répondu à ses appels pressants et amicaux, de n'avoir pas goûté aussi souvent qu'ils l'auraient voulu cette conversation empreinte de douceur et de sérénité, abordant sans pose les plus graves sujets, comme soulevée au-dessus de ce qui fait les habituelles et journalières préoccupations.

Il y a longtemps de cela, il aimait à présenter à ses visiteurs son vieux père, un de ces dignes et dévoués instituteurs qui sont l'honneur de leur profession. M. Remy père avait de bonne heure reconnu dans son fils une intelligence trop vive pour être enfermée dans l'étroit horizon d'un village. Il le fit entrer au petit séminaire de Châlons. Dans le peu de temps qu'il y passa, M. Jules Remy forma quelques amitiés que la mort seule devait rompre. A SaintMemmie, puis à Paris, il fit des études brillantes, et ses oeuvres témoignent combien il était nourri des écrivains de l'antiquité ; il y eut chez lui un poète, et ses vers avaient quelque chose de l'inspiration et de l'harmonie lamartiniennes.

Ses premiers essais avaient rencontré un juge et un approbateur du goût le plus fin et le plus sûr : nous voulons parler de Mgr de Prilly, pour lequel, étant encore au village, Jules Remy composa, à l'occasion de ses tournées pastorales, de petits compliments en vers. Le prélat fut très sensible à ces attentions et témoigna au jeune poète beaucoup d'intérêt dans la suite. Plus tard, au retour d'un de ses grands voyages, M. Jules Remy étant allé rendre visite au digne évêque, alors très vieux et malade, le saint homme lui ouvrit les bras et le serra en pleurant contre sa poitrine,


— 116 - tant il était heureux de le revoir après une si longue absence.

M. Jules Remy acheva ses études à Paris chez un excellent professeur, M. Tournet, à qui il a consacré plus tard une notice et qui le prépara à suivre les cours de l'école normale supérieure. Ce furent pour notre jeune étudiant des années fécondes. Dès l'enfance, il s'était signalé par son amour pour la nature et son goût pour la botanique. Chaque fois qu'il voyait une fleur nouvelle pour lui, il se mettait à en étudier les particularités. A Paris, il employait la plus grande partie de ses loisirs à visiter les musées ou le Jardin des Plantes. Il avait conquis l'affection de plusieurs savants illustres et notamment de M. de Jussieu qui herborisait avec lui à la campagne. En 1848, il fut nommé professeur-adjoint au collège Rollin. Bientôt, après, il publia une Excursion botanique à travers les Ardennes (Paris 1849).

Un jour, c'était en 1851, il revint à Châlons et à Louvercy, mais ce fut pour leur dire adieu. Il avait alors vingtcinq ans : c'était, nous disent les personnes qui l'ont connu à cette époque, un jeune homme grand, élancé, au regard vif et profond, aux longs cheveux encadrant un visage d'une mâle beauté. Il venait de recevoir du gouvernement une mission scientifique aux îles Sandwich.

Sur sa route, M. Jules Remy visita longuement le Chili, le Pérou, la Bolivie, les îles Marquises et Taïti. Son séjour dans l'archipel Hawaïen dura trois ans et demi.

Il le parcourut en tous sens, en gravit les cîmes les plus élevées, vit le fleuve de feu du Kilauea, les volcans le Monalaua et le Maunakea. Il aimait la végétation des îles océaniennes, leur charmant climat, s'y adonnait à l'étude de la langue des indigènes, se faisait raconter les vieilles légendes et plus tard en traduisait quelques-unes en français. Il souffrait de voir cette population intéressante diminuer chaque jour pour être remplacée par les Blancs et les Chinois.


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Le but de son voyage était avant tout scientifique, et, pour être complet, il faudrait vous parler de ses publications botaniques, de ses Analecta boliviana, de ses monographies des Synanthérées, des Solanées, des Polygonées, des Eriogonées, etc. Je ne puis que me borner à glaner dans ses écrits et aussi dans les souvenirs intimes qu'une main filiale a tracés d'une plume exquise et qui m'ont été bienveillamment confiés.

Pendant son séjour à Hawaiï, M. Remy s'était acquis un grand crédit auprès du roi Kamehameha. Une douzaine d'années plus tard, la fille de ce souverain, la reine Emma, étant venue en France, où elle fut reçue par le gouvernement impérial avec les honneurs dus à son rang; elle revit avec plaisir M. Jules Remy, qui, à Châlons, fut admis à monter dans le train qui l'amenait de Carlsruhe. Le savant français qu'elle avait connu à Honolulu devint son cicerone dans ses courses à Paris. M. Jules Remy, parlant de ce voyage, écrivait quelque temps après :

« La reine a passé trop rapidement parmi nous pour permettre à beaucoup de monde de la voir, et c'est vraiment dommage, car elle fait le plus grand honneur à sa race. Elle a dû, la pauvre femme, souffrir quelque peu dans son légitime amour-propre en se voyant prise pour la reine Pomaré par une foule d'employés de nos grands établissements nationaux, qui confondent paresseusement Hawaï avec Taïti, et le cap Horn avec le cap de Bonne-Espérance. Malgré ces piqûres où la volonté n'était pour rien, la reine n'en a pas moins vaillamment utilisé tous les moments de son séjour à Paris. Je ne puis résister au plaisir de vous raconter l'emploi d'une de ses journées.

« Le 18 juin, le jour même où la famille impériale lui faisait une visite à l'hôtel du Louvre, Sa Majesté était levée à cinq heures pour écrire son journal, et do sept à neuf heures, elle posait devant un sculpteur, tout en écrivant ses lettres. Ensuite, elle visitait la bibliothèque de Sainte-Gene-


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viève, puis elle faisait comme en volant l'ascension de la lanterne du Panthéon où, après en avoir été priée, elle dessinait son monogramme sur la pierre ; de là elle descendait à l'église Saint-Etienne, qu'elle ne quitta pas sans avoir lu les épitaphes des tombes de Racine et de Boileau. Dans l'après-midi, elle visitait en détail le magnifique couvent du Sacré-Coeur, puis après elle honorait de sa visite la salle d'asile modèle de la rue Saint-Antoine ; puis encore elle allait aux Catacombes d'où elle revenait en passant par les églises de Saint-Sulpice et de Saint-Germain-des-Prés. Le soir, après dîner, elle recevait un auteur désireux de lui offrir ses oeuvres et de l'entretenir d'un nouveau système de pêche à la baleine. Enfin elle se promenait à pied sur les boulevards pendant une heure, devisant gaîment sur tout, et laissant comprendre à chaque instant que la vie parisienne la charmait. Voilà ce que je lui ai vu faire en un jour, et je puis vous assurer qu'elle n'en a pas moins fait les autres jours. »

Peu de Français assurément, avant M. Jules Remy, étaient allés aux îles Sandwich, et cependant à son arrivée dans ces îles, il y trouva des compatriotes qui devinrent bientôt ses amis. C'étaient nos missionnaires catholiques, heureux de montrer à un Français les fruits de leur enseignement qui, en peu de générations avait répandu dans le peuple le goût de la France, de sa religion, de sa langue et de sa littérature.

Longtemps après son retour en France, M. Jules Remy se rappelait les douces heures qu'il avait passées avec eux et il écrivait à leur chef, Mgr l'évêque d'Arathie, vicaire aposolique, à la date du 3 octobre 1866 :

« Monseigneur, vous souvient-il de ce jour, dies albo notanda lapillo, où, après une course longtemps disputée par mon cheval et à la fin gagnée par le vôtre, vous m'introduisiez dans le collège d'Ahuimanu, en me disant : « Voici ma petite France ! J'y viens toujours volontiers me reposer


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au milieu des jeunes élèves qui s'essaient à parler votre langue. »

« Vous souvient-il que, ce même jour, assis sur la montagne, en face de la mer azurée, vous et vos missionnaires ne me laissiez causer d'autre chose que du pays, de la France, si loin, si loin, hélas ! qu'il nous fallait recourir à la boussole pour nous mettre d'accord sur le point de l'horizon que devaient fixer nos regards en lui adressant un salut d'amour ? Comme il était heureux de voir, à travers votre résignation, que vous ne la reverriez jamais, cette aimable patrie, dont j'étais moi-même incertain de regagner les rivages, tant il me restait d'espace à parcourir et de périls à éviter ! »

Ne dirait-on pas une page inspirée de Platon au cap Sunium ?

Et M. Jules Remy continue :

« Je l'ai revu, moi, ce pays de France, et sans m'inquiéter si j'en connais de plus beaux, c'est à lui que toujours mon coeur donne la préférence. J'ai revu cette France dont plus de trente années vous séparent et que vous travaillez à reproduire autour de vous, Monseigneur, là-bas, au fond de la Polynésie, en luttant noblement et intrépidement contre vos rivaux, les méthodistes, les anglicans et les mormons. A l'époque où je visitais votre lointain diocèse, j'aimais mon pays avec toute la passion de la jeunesse; je me serais battu (ce n'est pas vous qui me contredirez) avec quiconque aurait osé devant moi, soutenir que la France n'est pas, sous tous les rapports la première des nations. A présent, mon amour a moins d'emportement, mais il n'est ni moins solide, ni moins sérieux qu'autrefois...»

Non certes, M. Jules Remy n'avait rien perdu de son affection pour la France ; mais il lui arriva parfois de regretter la vie paisible des Hawaïens et la mer azurée qui baigne leurs îles, en visitant nos grandes villes industrielles, en se trouvant au milieu de ces populations que déprime.


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physiquement la vie sans trève et sans merci de l'usine. Ce sentiment se marque surtout dans la lettre où il décrit pour son vénérable et lointain correspondant l'impression qu'il éprouva à Reims, le jour des funérailles du cardinal Gousset, qui mirent sur pied toute la population rémoise. On nous permettra de citer cette page un peu sombre, mais qui se comprend et s'excuse, sous la plume d'un homme qui vécut toujours au grand air, loin des cités, dans les vastes espaces du Pacifique ou dans sa chère et libre campagne de Louvercy :

« Je vis, dit-il, la foule se précipiter de toutes les ruelles vers les voies magistrales où le cortège devait passer. Sainte mère de Dieu ! que de peuple et quel peuple ! Squelettes animés, cadavres ambulants, avortons, rachitiques; corps étiques, décharnés, exsangues : mines faméliques, mourantes, piteuses, voilà de quoi se composait la majorité de ces myriades d'êtres humains, vêtus en grand nombre de bardes et de haillons.

« Avec leurs sarraux bleus et propres, avec leur teint frais et leur figure ouverte, avec leurs membres robustes ou nerveux, qu'ils me semblaient beaux mes campagnards, et comme le contraste était à leur avantage ! »

Nous avons hâte de voir M. Jules Remy revenir à ses amis, les missionnaires d'Hawaï. Il a appris la mort de l'un d'eux, le père Maréchal :

« C'était un saint, dit-il. Pendant les six mois qu'il a plu à Votre Grandeur de lui permettre de m'accompagner, j'ai été à même de me convaincre qu'il était doué des plus rares qualités et qu'il donnait aux indigènes l'exemple de toutes les vertus. Je l'ai vu supporter toutes les fatigues, toutes les privations, toutes les misères imaginables, les insultes même les plus irritantes des mécréants, sans que jamais le moindre. murmure sortît de sa bouche. Il disait la messe tous les jours, en quelque lieu qu'il se trouvât et même lorsqu'il n'avait que moi pour la lui servir... Pendant, l'épidémie de


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1853, il était debout à toute heure ; il portait ses consolations et ses soins de tous côtés; il oubliait souvent de manger ; souvent aussi il n'avait rien pour apaiser sa faim, et je l'ai surpris plus d'une fois brisé de fatigue, dormant à la belle étoile sur la lave ou sur le sable, sans autre oreiller qu'une pierre ou la selle de son cheval.... Un jour, appelé auprès d'un agonisant, il traversa un grand désert de laves sans même emporter de la nourriture.... Malgré une vie si héroïque, le saint homme ne croyait pas encore mériter le paradis, et il me parlait de se retirer chez les trappistes pour achever sa pénitence dans la retraite.

« Qu'est devenu le père Arsène, cet ex-brave qui nous racontait avec tant d'orgueil comme quoi, étant de faction au fort de Ham, il avait fait cadeau d'un peu de tabac au futur empereur des Français, de qui il avait entendu ces paroles : « Sois tranquille, mon garçon, je ne t'oublierai pas quand j'occuperai la place de Louis-Philippe. » Et le digne père Maudet, qui fit naufrage avec moi dans la mer de Nihau et qui partagea mon emprisonnement de Kaui, vit-il toujours ? Et le père Labret continue-t-il à faire de ma tente son presbytère? Et le père Desvault, que les cannibales des Iles Marquises regrettaient tant d'avoir laissé partir au lieu de le manger, est-il encore à la tête de votre collège? Et tous les autres que deviennent-ils? Oh ! la belle page qu'ils auront dans l'histoire des premiers temps de l'Eglise hawaïenne, tous ces pieux pasteurs de votre troupeau. »

On voit par ces pages semées çà et là quel intéressant, livre d'impressions de voyages on pourrait former en réunissaut les souvenirs épars de notre regretté collègue.

Il reste surtout de lui un livre, mais ce livre suffirait pour conserver sa mémoire. Je veux parler de son Voyage au pays des Mormons, publié en 1860, en deux beaux volumes édités chez Claye.

Jusqu'à M. Jules Remy on ne connaissait, en France, les


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Mormons que par des articles de revues ou de journaux. M. Jules Remy, qui avait l'âme profondément religieuse, qui avait assisté à Paris, vers 1848, à l'éclosion de tant de sectes à la fois socialistes et mystiques, qui avait étudié et décrit l'une d'elles le Fusionisme, M. Jules Remy était tout préparé pour suivre le mouvement curieux des esprits aux EtatsUnis, d'où, au milieu d'autres moins connues ou plus éphémères, est sortie la secte mormonne.

C'est le 18 juillet 1855 que MM. Jules Remy et Brenchley, accompagnés d'un seul serviteur, quittèrent San-Francisco pour se rendre dans l'Utah. A cette époque déjà si lointaine, le désert américain n'était pas traversé par la double ligne qui fait communiquer les deux Océans. Au-delà de Sacramento-City on entrait dans l'inconnu. Il y avait à redouter, dans ces immenses espaces, plus d'une fâcheuse rencontre. Plus d'une fois nos deux voyageurs durent répondre par des coups de fusil aux flèches que leur lançaient des Indiens, errant sur les bords du Carson ou du Humboldt-River. Ces flèches étaient parfois empoisonnées et MM. Jules Remy et Brenchley ne durent leur salut qu'à la petite pharmacie qu'ils avaient eu le soin d'emporter.

Cette première partie du récit a tout l'attrait d'un roman de Fenimore Cooper ou de Gustave Aymard. Nous y assistons à des scènes pleines d'étrangeté. Nous partageons l'émotion des deux voyageurs, lorsqu'il leur arrive de rencontrer sur leur route la tombe de quelque malheureux émigrant surpris par la mort au milieu de ces solitudes et enseveli par ses compagnons au moment où il courait après la fortune, vers la terre de l'Eldorado.

Et quel spectacle étrange que celui de l'enterrement d'un chef indien :

« Selon la coutume, on immola sur la tombe une de ses femmes et deux de ses chevaux qui devaient, disent les Indiens, lui tenir compagnie sur la terre lointaine où son âme était allée chasser des animaux inconnus. Le défunt


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avait désigné la plus jolie de ses femmes pour faire avec lui le voyage suprême. Après que les deux chevaux eurent été sacrifiés, la malheureuse jeune femme s'avança sans sourciller sur la tombe de son mari, dont le frère lui coupa les cheveux d'abord et ensuite lui logea une balle dans le coeur. Nous frissonnions à ce spectacle, mais les Indiens restaient impassibles, tant l'habitude secondée par les préjugés nous rend indifférents à tout, même à la mort ! On jeta de la terre sur les deux cadavres, on enterra les chevaux à côté, puis on enfouit à quelque distance la chevelure de l'immolée, et tout fut dit. Le soir, M. Brenchley alla déterrer la chevelure, qu'il conserve aujourd'hui encore dans son musée.

« La mère du chef défunt paraissait seule inconsolable de la perte de son fils. Nous la vîmes tous les soirs aller se prosterner sur le fossé, et nous l'entendions chanter un air sauvage qui exprimait certainement la douleur. C'était un spectacle déchirant que celui de cette vieille femme décharnée, se déchirant la figure avec les mains, baisant la terre qui recouvrait la fosse de son fils et fredonnant d'une voix chevrotante, en pleurant, un chant dont il était impossible de saisir les paroles.

« L'indifférence des Indiens d'alentour qui continuaient leurs jeux pendant que cette pauvre mère épanchait ses regrets avec sa douleur, formait un contraste navrant qui portait à l'âme les impressions les plus pénibles. »

Un beau soir de septembre, nos deux voyageurs se voyaient enfin récompensés de leurs longs et pénibles efforts. « Nous étions arrivés, raconte M. Remy, au bord du Grand-Lac-Salé, dont la surface était éclairée par les rayons argentés de la pleine lune. Une légère brise agitait les eaux, qui venaient clapoter sur le rivage avec le même bruit que la mer. On ne voit pas une seule barque sillonner cette mer du désert ; on n'y voit ni un poisson ni un mollusque. Il n'y a pas d'arbres sur les bords de l'eau ni dans aucune des


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plaines adjacentes.... Cette vaste nappe d'eau qui rappelle aux Mormons la mer Morte, leur fait croire que Dieu a voulu reproduire sur le Continent américain une nouvelle édition des merveilles de la Judée d'Asie. »

Bientôt, le 23 septembre, MM. Jules Remy et Brenchley faisaient leur entrée dans la Grande ville du Lac-Salé, cinquante-un jours après leur départ de Sacramento.

« Nous étions saisis d'un sentiment de surprise et en quelque sorte de vénération, à l'aspect d'une ville plus jeune que nous et déjà si importante, établie au milieu du désert par une poignée d'hommes persécutés, qui jetaient un défi superbe à une grande nation, aux Etats-Unis. »

Courtoisement accueillis par le patriarche des Mormons Brigham Young, les deux Européens, dans un séjour d'un mois, purent étudier à leur aise les moeurs de ce peuple étrange. Le livre de M. Remy abonde en observations eurieuses; nous citerons surtout l'originale conversation de notre compatriote avec une jeune dame mormonne qui soutenait, non sans esprit, la cause de la polygamie.

Mais le jugement définitif que porte M. Jules Remy sur le mormonisme est sévère. De même qu'il ne voit dans son fondateur, Joseph Smith, qu'un imposteur vulgaire, de même, à ses yeux, les Mormons se sont placés en dehors des lois de la morale éternelle et de la civilisation.

Le mormonisme, tel qu'il apparaît, d'après le livre de notre compatriote, est un bizarre mélange, un monstrueux assemblage de doctrines qui hurlent de se voir rapprochées. Certains dogmes sont empruntés au christianisme : mais derrière eux se cache une philosophie grossièrement matérialiste, renouvelée du baron d'Holbach et de Lamettrie.

Comment cette philosophie se concilie-t-elle avec la foi en la révélation de Jésus-Christ, le baptême, la résurrection ? Comment peut-il s'y ajouter encore la croyance en la pluralité des Dieux, c'est ce que M. Jules Remy a bien raison de ne pas chercher à expliquer. Mais le


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trait le plus frappant de la Société mormonne, c'est, ainsi qu'on l'a vu tout à l'heure, la polygamie.

« On se figure sans peine, dit M. Jules Remy, ce qu'est la condition des femmes dans le mariage polygynique, ce qu'y deviennent leurs chances de bonheur, tout ce qu'il y a de blessures pour le coeur, pour l'amour-propre, pour la dignité morale, tout ce qu'il peut enfin fermenter de passions futiles et mauvaises dans cette atmosphère malsaine. »

Du reste, depuis l'époque du Voyage au pays des Mormons, le temps a fait son oeuvre. La grande cité de l'Utah, que ses déserts ne protègent plus, est devenue une station du chemin de fer transcontinental ; peu à peu les Mormons se fondent dans la Société qui les entoure.

Le livre de M. Remy est précédé d'une remarquable introduction où l'auteur étudie l'anarchie religieuse qui sévit en Amérique dans la première moitié de ce siècle.

Dès 1860, l'auteur formait, ainsi que l'avait fait avant lui M. de Tocqueville, des prévisions qui semblent devoir se réaliser. Beaucoup d'esprits, dans le Nouveau-Monde, se sentent attirés vers le principe d'autorité et ne le trouvent que dans le catholicisme, dont s'expliquent ainsi les récents et rapides progrès aux Etats-Unis.

Le retour de nos voyageurs vers le Pacifique se fit par le Sud du grand désert de l'Utah. Le 29 novembre 1855 ils atteignaient Los Angeles, sur la côte de Californie. Ils y retrouvaient des Français avec qui ils pouvaient célébrer, le 1er décembre, la prise de Sébastopol. Dans son voyage chez les Mormons, M. Jules Remy avait peu entendu parler de la France ou il n'en avait entendu parler que sur un ton de dénigrement qu'il avait dû plus d'une fois relever.

A Los Angeles la scène change, et il lui est donné d'entendre chanter par des Français nos vieux airs patriotiques. « Il y avait, dit-il, un spectacle émouvant dans cette manifestation de la joie ressentie pour le triomphe du pays, dans


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cette communion des expatriés avec les héros qui luttaient pour défendre le sol natal ou le faire honorer. »

Durant le trajet suivi au retour de l'Utah, au milieu de la flore étrangère qui attirait ses regards, il eut un jour la joie d'apercevoir une modeste fleur qui lui rappelait la France : c'était un coquelicot, et ce fut pour le botaniste et pour le Français une douce impression qu'il n'oublia pas de noter.

Le Voyage au pays des Mormons eut, dès son apparition, un grand succès. Les savants de l'Institut citaient ce livre, invoquaient son témoignage. Le Tour du Monde s'emparait de ses récits ; des traductions en étaient publiées en Angleterre et aux Etats-Unis. Plus tard, le Dictionnaire de Larousse y puisait à pleines mains pour son article sur la religion mormonne.

La gloire venait pour M. Jules Remy, on s'étonnait de voir, dans un naturaliste, dans un éternel voyageur, une pensée philosophique aussi exercée que celle qui se manifeste dans son livre. On se demandait comment il avait pu au milieu de courses si lointaines et si fréquentes, trouver le temps de se livrer à des études si différentes de celles où il s'était distingué et d'y pénétrer si avant. Un professeur de philosophie lui consacrant une série d'articles et admirant ses heureuses et multiples aptitudes lui appliquait ce vers du poète :

Pauci quos aequus amavit

Juppiter.

Mais M. Jules Remy n'était pas de ces habiles qui s'entendent à soigner, à cultiver sur place la renommée qu'ils ont acquise. Il reprit le bâton du voyageur, sans plus se soucier des académies ou des chaires de professeur qui se seraient ouvertes pour lui.

Déjà à son retour de l'Utah et avant de rentrer en France, il avait de nouveau parcouru l'Amérique du Sud, puis s'était arrêté à Londres, chez son ami M. Brenchley.


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En 1857, nouveau voyage dans l'Amérique du Nord et notamment dans la région des Grands-Lacs.

En 1858, M. Brenchley et lui visitent l'Algérie et reviennent en France par Gibraltar, Séville et Madrid.

En 1859, c'est l'Italie qui les attire, c'est Rome avec ses monuments et ses souvenirs.

En 1862 enfin, nous les voyons visiter l'Indoustan et le Thibet. Une sorte d'épave de ce voyage, c'est la Visite au monastère bouddhiste de Pemmiantsi, qui contient un lumineux exposé de la doctrine et du culte de Bouddha. M. Jules Remy en fit le sujet d'une intéressante conférence au théâtre de Châlons, où déjà il avait été donné à la société châlonnaise d'applaudir son talent d'orateur.

M. Jules Remy avait donc eu dans sa vie de grandes satisfactions d'intelligence. Sainte-Beuve, parlant de JeanJacques Ampère et de l'universalité de ses connaissances, disait : « Il pouvait lire une phrase hiéroglyphique sur le sarcophage d'un pharaon ; il lui était arrivé un soir, avant de s'endormir, de lire un livre chinois sur les ruines d'Ephèse. »

De même, M. Jules Remy avait été étudier sur place deux religions différentes, l'une née de nos jours dans les solitudes de l'Amérique du Nord ; l'autre remplissant de ses sectateurs les immensités de l'extrême Orient, et il avait interrogé ses prêtres dans quelque vallée lointaine du Thibet où il voyageait aussi en naturaliste. « Ce sont là, dirons-nous encore avec Sainte-Beuve, de hauts dilettantismes de l'esprit, et à la portée d'une rare élite. »

Revenu près de nous, notre éminent collègue mit à profit ses loisirs pour nous donner encore quelques publications intéressantes l'Histoire de l'archipel havaïen, les Récits

d'un vieux sauvage De temps à autre, une date, une

éphéméride le frappaient et alors, fouillant dans ses notes d'autrefois, il en détachait tantôt le récit d'une navigation à travers le Pacifique, tantôt une ascension du Monaloa, ou


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encore, à propos de la fête nationale, il racontait comment s'était passée pour lui, quarante ans auparavant, la journée du 14 juillet à Honolulu.

Il s'était formé une bibliothèque qui étonnait le visiteur par la variété et l'immensité des matériaux réunis ; toutes les littératures y étaient représentées ; il y pouvait suivre le mouvement des idées dans l'ancien et le nouveau monde dans notre XIXe siècle, si agité, si inquiet, où le perpétuel tourment des esprits forme un si étrange contraste avec le scepticisme frivole et le badinage élégant du siècle qui l'a précédé.

M. Jules Remy s'était créé un bonheur tranquille, au milieu de ses amis et dans les joies du père de famille. La vieillesse approchant le trouvait entouré des soins les plus affectueux.... Un jour, le malheur, ce bûcheron sinistre dont parle Victor Hugo, vint et le terrassa. Frappé au coeur par la perte de sa fille aînée, il vécut encore quelques mois, puis il s'éteignit le 2 décembre 1893.

« La mort a été si douce, si clémente pour lui, dit la pieuse et filiale relation dont nous avons parlé, que nous ne nous sommes pas aperçues qu'il passait, un peu après le départ du curé. Nous nous refusions à comprendre qu'il était mort, nous le croyions seulement évanoui, et son beau visage conservait encore la même impression calme et sereine.

« Au moment où il se mourait, les premiers rayons du soleil inondaient sa chambre, éclairaient son visage et lui donnaient encore plus d'expression. C'était bien là la mort d'un juste. »

Les amis de M. Jules Remy ont joint leurs regrets à ceux des deux êtres aimés qu'il quittait. Ils saluent en lui un homme qui, partout où il a vécu, a fait aimer et honorer la France, et ils garderont de lui un cher et impérissable souvenir.


M. L'ABBE GARNIER

CURÉ DE VITRY-LE-FRANÇOIS

COMMUNICATION FAITE PAR M. L'ABBÉ APPERT,

MEMBRE TITULAIRE

MONSIEUR LE PRÉSIDENT, MESSIEURS ET CHERS COLLÈGUES,

Il est toujours palpitant le récit de la vie d'un exilé, surtout quand cet exilé est un des nôtres, un Français, un Champenois. Utilisant quelques feuilles jaunies à moi confiées par M. Lemaur, curé de Saint-Alpin, nous ressusciterons un souvenir de cent ans.

Le héros de ce drame intime est M. l'abbé Garnier, mort curé de Vitry-le-François, à l'âge de 91 ans (1). Le piquant de cette étude est de se pouvoir éclairer sur la route de notre digne fugitif par non moins de trente pièces origi(1)

origi(1) l'abbé Hurault, quitta la paroisse Saint-Alpin pour la cure de Vitry et M. l'abbé Lemaur, vicaire à Vitry pendant 22 ans, devint curé de Saint-Alpin.

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nales, datées de Saint-Pétersbourg, Moscou, Varsovie et Paris. Plusieurs lettres importantes en langue russe seront aussi à noter.

L'entrée de M. Garnier dans la vie sociale, son exil et sa rentrée en France : telles sont nos trois petites étapes à parcourir.

Né à Florent (1), au diocèse de Châlons, en 1766, M. JeanBaptiste Garnier avait fait ses premières études au collège de Châlons. M. l'abbé Mesnard en était alors le Principal. Notre Florentin raconte avoir encore vu, en se rendant à SainteMenehould, les baraquements qui servaient d'abri à la population ouvrière de la localité, à la suite du grand incendie du 7 au 8 août 1719 qui avait réduit en cendres la petite cité coquette.

M. Garnier reçut la tonsure et les ordres mineurs de Mgr de Clermont-Tonnerre, évêque de Châlons et pair de France, en 1785 et 1788. Au mois de mars 1789, il fut ordonné sous-diacre par le même évêque, dans la chapelle des Filles de la Doctrine chrétienne à Châlons. Muni d'un démissoire, reconnu en forme, il fut ordonné diacre à Reims, le 6 juin 1789, par Mgr Alexandre-Ange de Talleyrand-Périgord. La feuille d'ordination de prêtrise note que Me Jean-Baptiste Garnier, diacre du diocèse de Châlons, grâce à un nouveau démissoire, a été fait prêtre dans l'église paroissiale de Saint-Nicolas du Chardonnet par Mgr Jean-Baptiste Mirondot-Dubourg, évêque de Babylone, en vertu des pouvoirs à lui accordés par Mgr Le Clerc de Juigné, archevêque de Paris. C'était le 18 décembre 1790. Il y avait dans toutes ces ordinations mouvementées comme un pronostic de la vie aventureuse du jeune prêtre.

Dès le lendemain de son sous-diaconat, M. l'abbé Garnier

(1) Il existe encore dans ce village des représentants de Jean Garnier et de Angélique Bourgeois, ses père et mère.


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avait été nommé professeur au collège de Sainte-Menehould. C'est dans cette région, presque natale, qu'il vint exercer les premières fonctions de son ministère pastoral puisque, à la date de 1790, une pièce, signée par un adjoint de Sainte-Menehould, le désigne comme vicaire de Saint-Mardsur-le-Mont.

Là, il vit arriver les jours mauvais de la grande Révolution. C'est cette tourmente brutale, tombée sur le clergé français, qui fit de notre jeune prêtre un exilé traînant sa pauvre vie à travers les chemins de l'étranger. Bon nombre de nobles et d'ecclésiastiques, fuyant la persécution, frayèrent alors deux grandes routes pour l'exil, l'une courant vers l'Angleterre, l'autre conduisant sur les bords du Rhin, où l'on avait soupçon d'une certaine entente entre des princes français et des princes étrangers.

M. Garnier suivit la route d'Allemagne et un certain intérêt s'attache à le suivre ; car l'histoire de l'émigration en Angleterre est écrite ; celle vers le Rhin et la Russie est peu connue (1).

M. Garnier passe d'abord de France en Belgique. Il est porteur d'un certificat qui le suivra partout. Le voici dans sa teneur :

« Anne-Antoine-Jules de Clermont-Tonnerre, par la miséricorde divine et la grâce du Saint-Siège, évêque, comte de Châlons, pair de France et docteur en Sorbonne, certifions à tous ceux qui ces présentes verront que M. Jean-BaptisteGabriel Garnier, prêtre de notre diocèse, est de bonnes vie et moeurs, que, ferme dans la foi, fidèle aux bons principes, constamment attaché aux dogmes de notre sainte religion et soumis à son légitime évêque, il n'est sorti de notre

(1) Voyages et aventures des émigrés français, depuis le 14 juillet 1789 jusqu'à l'an VII, par L. M. H., est un livre très intéressant à consulter.


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diocèse et du royaume de France que pour échapper à la persécution exercée contre les vrais confesseurs de la foi qui ont refusé de prêter tous les serments impies prescrits par une assemblée de régicides...., prions en conséquence tous ceux qui sont à prier d'avoir pour le dit M. Garnier tous les égards que méritent son courage, sa fidélité et ses vertus, comme aussi de lui accorder l'asile et l'assistance que sa position, également respectable et intéressante, peut exiger. — Donné à Gémert, en Hollande, où la persécution contre l'Eglise de France et son clergé nous a forcé de nous retirer, ce 6 juin 1793. »

Le passage de M. Garnier à Liège est attesté par l'ordonnance suivante :

" Nous, Commissaires ecclésiastiques français, nommés par Son Altesse altissime Mgr l'évêque et prince de Liège, certifions que M. Garnier, prêtre du diocèse de Châlons, lequel a signé avec nous, est digne de l'asile que Son Altesse veut bien accorder dans ses Etats à tous les ecclésiastiques fidèles à Dieu et à leur Roi. — 29 juillet 1793. — Abbé de ROMY, vicaire général d'Evreux. »

Cette année même, 3 mars, deux prêtres châlonnais avaient été massacrés à Liège, indice trop significatif du trouble qui régnait partout.

Sur cette même feuille de route, un officiai de l'évêché de Clèves note ceci :

« Eidem Domino conceditur licentia celebrandi in Patriâ Clivensi ad tempus quo ibidem morabitur. Xantis, 24 julii 1794. — Riffart, officialis. »

On voit que déjà la route de l'exil se faisait longue et il s'agissait de vivre.

Un souvenir, recueilli par M. Lemaur, nous vient ici fort à propos. M. Garnier racontait que, par suite de marches forcées, il tomba d'épuisement dans un fossé sur la route


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de Maëstricht. Aperçu au passage par un maître de poste reconduisant deux chevaux au relais, placé sur un des chevaux et maintenu en selle par le charitable postillon, le pauvre abbé arriva à l'hôtel du courrier plus mort que vif. Cinq mois de maladie le retinrent à cet endroit où on lui prodigua les soins les plus empressés. Comme cette maison de poste était très fréquentée par les hauts seigneurs de la région, on intéressa au malheureux sort de cet abbé infortuné plus d'un noble voyageur. M. Garnier fit là, dans une entrevue compatissante, la connaissance du prince de Radziwill, et Dieu voulut, dans sa Providence, faire luire pour l'avenir de notre infortuné Champenois une éclaircie sur son noir horizon.

Le passage de M. Garnier est signalé à Breslau au 22 juin 1796 par un certificat attestant qu'il se dirige vers Varsovie par Gorlitz et la Silésie. Sur sa route, à Bendrin, il s'arrête quelques mois chez M. Hoziétuloky comme précepteur. En 1800, il passe un an dans le diocèse de Camène, dans la Pologne russe.

Enfin voici qu'une position plus stable et plus honorable s'offrait à notre pauvre fugitif toujours errant. M. Garnier est appelé par le prince Mathieu Radziwill à faire l'éducation de ses deux fils. Le prince avait droit de présentation à la cure et église paroissiale de Berdyczow. Agréé par l'évêque du lieu, M. Garnier fut installé canoniquement le 12 avril 1802 et cumula ainsi le double office de curé et de précepteur. Il passa là quatre ans, comme l'atteste le magnifique témoignage reçu de cette maison princière et ainsi libellé :

« Nous, prince Mathieu de Radziwill, seigneur de la ville de Berdyczow et autres lieux, conseiller d'Etat actuel de Sa Majesté l'Empereur de Russie, chevalier grand-croix héréditaire de l'ordre de Saint-Hubert, certifions à tous ceux à qui il appartiendra, que M. l'abbé Garnier, prêtre français émigré, a demeuré quatre ans et demi de suite dans notre maison en qualité de gouverneur et d'instituteur en chef


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de notre fils, que la pureté et la décence de ses moeurs, ses qualités de coeur et d'esprit lui ont mérité, non seulement notre amitié, mais même celle des magnats seigneurs nos amis, dont plusieurs sont devenus les siens ; que c'est avec bien du regret que nous avons vu que ce digne ecclésiastique n'a pu suivre notre fils à Varsovie où nous l'avons envoyé près de notre très honorée mère, moins pour son éducation morale, que nous regardons comme achevée, que pour lui donner des maîtres d'équitation, d'armes et d'autres talents difficiles à acquérir en province et cependant très nécessaires pour le mettre en état de servir le juste et bien faisant souverain dont, pour notre bonheur, nous sommes devenus les fidèles sujets; que M. l'abbé Garnier, en s'éloignant de nous, emporte si bien notre affection que nous désirons que quelques circonstances l'y rappellent un jour. — Donné à Berdyczow, sous le sceau de nos armes, le 1er décembre de l'année 1804. Prince Mathieu de RADZIWILL. »

Cette attestation, mille fois élogieuse, montre les liens de sérieux attachement qui s'étaient formés entre notre compatriote et ces nobles preux russes. Il conserva avec cette famille des relations suivies, et plusieurs lettres de langue étrangère, signées par les princesses Anna et Marie Radziwill, nous en restent la preuve incontestable.

Ainsi se sont écoulées les dix premières années d'exil de M. l'abbé Garnier. Vie bien ballotée, bien éprouvée et bien laborieuse que vient couronner une double charge honorable, celle de curé et de gouverneur d'un enfant princier. Disons aussi que M. Garnier dut à cette situation de manger un pain moins dur et d'enserrer dans sa pauvre escarcelle quelques roubles pour l'avenir.

Les Radziwill, l'honneur, aujourd'hui encore, de l'empire russe, ont oublié sans doute qu'un des leurs dut à un de nos compatriotes son éducation morale et littéraire. On aime, dans le temps actuel, à contempler de loin deux mains


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unies et dignes l'une de l'autre, celle d'un noble Russe et celle d'un bon Français.

L'Evêque de Czytomir, en Pologne, ne fut pas moins gracieux à l'endroit de M. Garnier que le prince de Radziwill. Il lui accorda des lettes testimoniales fort honorables, dans lesquelles il est fait mention du départ de notre exilé pour Moscou. Quod testimonium proficiscenti in civitatem Moscuam extradi mandavimus. — 28 novembre 1804.

Vous voyez, Messieurs, ce prêtre champenois, en route pour la ville sainte de la Russie et vous vous demandez ce que sera cette nouvelle odyssée. Rassurez-vous. Les relations ouvertes par M. Garnier, avec de nobles familles polonaises et russes, donnent à penser qu'il arrive sur un terrain connu, précédé par une réputation bien attestée.

Il y a mieux que cela à Moscou pour notre digne Champenois : il va se trouver face à face avec d'autres prêtres du diocèse de Châlons.

En effet, on travaille en ce moment à une notice sur l'église paroissiale et catholique de Saint-Louis des Français à Moscou, et voici que des documents certains établissent que la formation de l'église française est l'oeuvre de M. JeanBaptiste Pesmes, de Matignicourt, prêtre du diocèce de Châlons. Ses premières tentatives à ce sujet remontent au 5 août 1789. Ce prêtre signe son dernier acte le 12 mai 1792 et s'en va mourir à. Stockholm. Il avait eu pour collaboraborateur, pendant quelque temps, M. l'abbé Girardin, originaire d'Etrepy, également du diocèse de Châlons. Le successeur de M. Pesmes, c'est-à-dire le second curé de Saint-Louis, fut M. Pierre Gohier, de Châlons qui, après avoir exercé les fonctions pastorales pendant cinq ans, se retirait en France avec un témoignage très flatteur de Mgr l'Archevêque de Mohilew, en 1802. Suivent comme successeurs dans ces mêmes fonctions MM. Kien, Surugue, de Malherbe (Antoine), né à Paray-le-Mosnial, vicaire général de Châlons-sur-Marne, décédé à Moscou. Le successeur de ce dernier fut M. l'abbé


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Nicolas de Metz et après lui, M. Chibeaux, toujours du diocèse de Châlons. Ce dernier posa la première pierre de la nouvelle église de Saint-Louis, le 28 juin 1833.

Je me suis laissé aller volontiers au courant de cette petite dynastie châlonnaise, et c'est dans ce milieu, Messieurs, que nous allons retrouver notre courageux exilé.

Contre sa démarche et sa déclaration au consulat français, M. Garnier reçut du général de division, ministre plénipotentiaire de la République française, l'autorisation de se fixer à Moscou, « sous la promesse de rester dans la communion des Evêques de France nommés par suite de la convention passée entre le gouvernement et Sa Sainteté Pie VII, comme aussi de n'entretenir ni directement, ni indirectement aucune liaison ni correspondance avec les ennemis de l'Etat. — A Saint-Pétersbourg, le 28 ventose, an XIe de la République française. T. HÉDOUVILLE. — MAX. RAYNEVAL, secrétaire de la légation. »

Sur la foi de M. Kien, curé en titre de l'église Saint-Louis, l'abbé Garnier reçut de l'Archevêque de Mohilew le titre de vicaire de Saint-Louis. Ainsi, pour la première fois, depuis 1794, il redevenait prêtre français en exercice.

Là, il passa environ quatre années. La vie était dure, mais agréable : on vivait comme entre frères. L'église française relevait de ces prêtres exilés : elle avait des dépendances produisant certains revenus ; les loyers s'élevaient à près de 4,000 roubles ; avec le casuel, les collectes et les quêtes on pouvait compter pour le moins sur 6,000 roubles disponibles par an, chiffre suffisant pour l'entretien du culte et les charges de ceux qui y étaient employés. Une autre paroisse catholique existait à Moscou, la Slobode. Plusieurs démêlés survinrent entre les deux paroisses. Mgr l'Archevêque, pour prévenir toute espèce d'usurpation et d'empiètement d'une paroisse sur l'autre, dut fixer par


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mandement les limites de Saint-Louis et de la Slobode. Néanmoins, les rivalités ne cessèrent point.

Un comité avait été formé à Moscou, par la légation française, pour constater l'identité de tous les Français. M. Garnier reçut avis de sa nomination comme membre de ce comité, et, à ce titre, il recevait, le 18 décembre 1810, le billet suivant :

« Monsieur l'abbé Garnier aura la complaisance de se rendre demain à la commission, à 10 heures du matin, pour faire prêter serment à quelques nouveaux arrivés, d'après l'ordre du gouvernement. Je suis, avec la plus profonde estime, votre très humble serviteur. — Wolkoff, maître de police. »

Cette intervention légale de M. Garnier dans la situation de ses coréligionnaires et compatriotes témoigne de la haute considération dont il jouissait en haut lieu.

Fur et à mesure que l'horizon s'éclaircissait en France, et en dépit de l'orage belliqueux du temps, nos compatriotes, à l'étranger, se sentaient pris de la nostalgie. Revoir la France, y reprendre leurs pénates, vivre de la vie du clergé français, c'était le rêve, le désir de tous. M. Garnier nourrissait ce même projet et le mit à exécution.

Une lettre, datée de Moscou, 14 janvier 1810, viendra complètement clore l'ère d'exil de notre Champenois :

« J'ai reçu, dans son temps, mon cher et estimable confrère, le petit mot que vous m'avez fait passer par notre ami Burion (1). J'y réponds par l'entremise de M. Marion, à qui j'écris en détail l'état actuel de notre établissement et qui est prié de vous communiquer ma lettre pour ne pas me répéter. Vous y verrez que notre clergé a réparé en partie la perte que votre départ lui a fait essuyer par l'arrivée de l'abbé Képler et de M. l'abbé Malherbe, ancien chanoine et

(1) Homme d'affaires.


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vicaire général de Châlons-sur-Marne. Ce dernier a passé dix ans à Varsovie où il dirigeait une pension. Cette maison jouissait d'une grande réputation jusqu'à l'arrivée des Français dans la dernière guerre. A cette époque, la plupart des seigneurs polonais, se trouvant molestés, se sont retirés dans leurs campagnes et ont emmené leurs enfants. L'abbé Malherbe a cru devoir tourner ses vues du côté de la Russie. Il se flattait de former ici un établissement pareil à celui de Varsovie. Il a senti qu'il avait mal calculé et s'est décidé à prendre une place comme nos autres confrères. J'ai été assez heureux pour lui en procurer une de deux mille roubles. Il n'a qu'un petit enfant à élever. Une chose remarquable, c'est qu'il élève le fils de M. Pottikof, qui a été élevé par l'abbé Pesme, premier curé de notre église.

« Ainsi voilà deux ecclésiastiques châlonnais attachés à la même maison. Ils s'y trouvent très bien.

« Quand vous avez passé à Varsovie, on lui a dit que des Français arrivaient de la Russie et partaient pour la France. Lorsqu'il s'est rendu le matin à votre auberge vous étiez partis. Il a été très fâché de ne pas vous voir. »

La lettre se poursuit parlant de Billi, du bon père Billi, jésuite âgé, du comte Pouchkin, de la princesse Galitzin, des abbés Lalandre et Mercier, de l'abbé Maquart et de l'abbé Dailly.

Suit un détail : « L'empereur Alexandre est venu passer dix jours à Moscou, comme par surprise. Tous les coeurs ont volé au devant de lui. Il a été enthousiasmé de l'accueil vraiment filial qu'il a reçu des bons Moskovites, et tout le temps de son séjour s'est passé en fêtes.

« Je vous remercie infiniment, mon cher Confrère, des nouvelles que vous m'avez données de nos anciens barbistes. Combien vous m'avez fait plaisir de me parler de MM. Buyrette, le premier est vraiment le patriarche de l'ancienne Sainte-Barbe. Je me rappelle l'avoir vu autrefois à Paris lorsque j'étais encore écolier : c'était du temps de M. Fur-


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gault de Mazarin. Quant au professeur du cardinal Lemoine, que j'ai eu l'honneur de voir souvent avec l'abbé Le Vasseur et l'abbé Riche, rien ne devait démentir son passé. Mille souvenirs aimables aux MM. Bouely, Thierry et Florion. — Surugue. »

A peine rentré à Paris, M. Garnier, dont le nom était environné de mille sympathies, fut proposé pour la succursale de Saint-Mandé. Voici l'extrait du registre des délibérations du conseil de fabrique de cette paroisse dans la séance du 14 octobre 1810.

« M. François-Léonard Chadabec, curé de la paroisse, étant mort, le 16e du mois de mars de l'année 1810, Messieurs les vicaires généraux, administrateurs du diocèse, pendant la vacance du siège, ont nommé pour le remplacer Monsieur Jean-Baptiste-Gabriel Garnier, prêtre du ci-devant diocèse de Châlons-sur-Marne, qui, ayant produit ses lettres de desservant de la paroisse de Saint-Mandé à Messieurs les membres de la fabrique, a commencé ses fonctions dans la dite paroisse le 3e dimanche de carême, 25 mars de la présente année. »

Dans la séance du 17 mars 1811, il est fait mention de la nomination du nouveau curé et de la retraite de M. Garnier, desservant, sans aucune explication. M. Garnier resta donc curé à peine pendant une année ; ce fut le troisième curé de Saint-Mandé.

La correspondance de ce digne prêtre, toujours en quête d'un chemin qui le rapatrie complètement, nous le signale en 1812 comme premier vicaire de la paroisse de SainteValère, à Paris. De là il passa, comme vicaire encore, à Saint-Thomas-d'Aquin, en 1820.

Le diocèse de Châlons, veuf de ses évêques depuis la Révolution, eut tour-à-tour pour administrateurs les Evêques de Meaux et de Reims. Mgr Jean-Charles de Coucy, archevêque de Reims, instruit des vertus et des talents de


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M. Garnier, appela ce digne ecclésiastique à la cure de Vitry-le-François le 18 août 1823, peu de temps avant la nomination et le sacre du nouvel évêque de Châlons, Mgr de Prilly. Une lettre de M. le chanoine d'Estrayez, aumônier de Mgr le cardinal de Bausset, à la date du 7 janvier 1824, disait à M. Garnier : « Nous nous sommes plu à beaucoup parler de vous avec votre respectable et saint Evêque. Que de choses agréables et flatteuses disait Mgr sur le digne pasteur de Vitry ! Son désir est d'aller vous visiter le plus tôt qu'il sera possible. »

M. Garnier, décidément était devenu un ecclésiastique distingué, un prêtre marquant.

Aussi M. Garnier pouvait-il dire dans son discours d'entrée à Vitry :

« Me voici donc enfin rendu au milieu de vous, M. F., et après avoir rompu des liens que tant d'années n'avaient servi qu'à resserrer, je viens prendre sur moi le gouvernement de cette paroisse, à laquelle S. G. Mgr l'Archevêque de Reims, pair de France, m'a fait l'honneur de me nommer. Pouvais-je rentrer dans le diocèse auquel j'appartenais par ma naissance dans des circonstances plus heureuses et lorsque nous sommes sur le point de voir arriver dans nos contrées le prélat, l'objet de tant de voeux et de tant d'espérances que le ciel nous envoie pour relever le trône pontifical de Saint Memmie, de Saint Alpin, des Vialart, des Juigné, des Clermont-Tonnerre et de tant d'illustres et de saints Pontifes dont les noms sont gravés dans nos annales religieuses en caractères ineffaçables. Pouvais-je espérer que, parmi les débris précieux de notre ancien sacerdoce, les regards de Mgr l'Archevêque, qui gouverne provisoirement ce diocèse, ceux de notre futur Evêque s'arrêteraient sur moi pour donner à cette paroisse importante un pasteur capable de réparer la perte qu'elle a faite en la personne du très regretté M. Jean-Christophe Lelevain !... »


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M. Garnier avait amené avec lui M. l'abbé Mathelin, un de ses anciens confrères de Moscou, dont le ministère fut très goûté à Vitry. Il sut s'environner de bons et pieux collaborateurs, parmi lesquels il s'attacha surtout M. l'abbé Lemaur.

L'épine aigue du ministère d'alors était la rencontre du prêtre catholique avec les adhérents au jansénisme. Vitry, à ce moment, comptait comme une des citadelles de la secte : prêtres et fidèles recevaient de là leur mot d'ordre. La fermeté et la sûreté de doctrine de l'archiprêtre de la paroisse triomphèrent de beaucoup de ces résistants, « purs comme des anges, a dit un de leurs historiens, mais révoltés comme des démons. »

Le coup le plus fatal porté au jansénisme, à Vitry, fut le remplacement des Dames régentes, dans l'éducation des filles, par les religieuses de l'Immaculée-Conception. Ce pensionnat, qui date de 1830, est encore florissant.

Pendant l'espace de trente-quatre ans, le digne pasteur tint d'une main ferme le gouvernail de sa paroisse et mérita cet éloge nécrologique que nous empruntons à un journal de l'époque : « Homme d'un esprit supérieur, d'une vaste érudition d'un caractère droit et ferme, ministre de JésusChrist, d'une conviction profonde et d'une foi inébranlable, M. Garnier a consacré toute sa vie laborieuse et pleine de fatigues au service de Dieu et au soulagement de ses frères souffrants.

« Depuis près de huit ans, les infirmités corporelles avaient arrêté la vie active de notre respectable curé ; mais elles n'avaient pu atteindre ni sa grande intelligence, ni la force morale de son caractère, ni la sérénité de son esprit. Jusqu'à sa mort, il s'est occupé, avec son premier vicaire, en qui il avait la plus grande confiance, des intérêts de sa paroisse.» Monsieur Jean-Baptiste Garnier, curé-doyen de la paroisse Notre-Dame de Vitry, archiprêtre, chanoine honoraire de Châlons et de Toulouse, était décédé le 19 octobre 1857,


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près d'atteindre sa 92e année, ayant gouverné sa paroisse pendant 34 ans.

Le jeune prêtre de Sainte-Menehould avait été égal à luimême à travers toutes les vicissitudes de sa vie : ce fut sa gloire devant Dieu et devant les hommes.

Comme épilogue à la vie de M. Garnier, nous donnerons, tirés de sa correspondance, les extraits saillants des diverses lettres qui ont trait aux grands événements de 1810 à 1820. Et d'abord, c'est la relation détaillée qui est faite par M. l'abbé Surugue, curé de l'église Saint-Louis-des-Français, sur l'invasion française à Moscou et le terrible incendie qui dévora cette vieille cité. La lettre adressée à M. Garnier est datée de Moscou, 24 septembre-6 octobre 1812 (1). Elle est d'un style grave, correct et annaliste.

Quel rapport y a-t-il entre cette relation et celle qui parut dans le Correspondant à la date du 15 juin 1891, sous le nom de M. l'abbé Le Rebours, curé de la Madeleine.

1° Toutes les deux sont de la main de M. l'abbé Surugue : la nôtre est signée et a quelques variantes comme détails ; 2° Voici ce qu'un érudit de Paris nous a écrit : " Je dois vous dire d'abord que les lettres de M. l'abbé Surugue ont été publiées deux fois.

« 1° Lettres sur la prise de Moscou en 1812 (par l'abbé Sourugue), Paris, imprimerie de F. Didot, 1821, grand in-8° de 44 pages.

« 2° Lettres sur l'incendie de Moscou, écrites de cette ville au R. P. Bount de la Compagnie de Jésus, par l'abbé Surrugues (sic) (2), témoin oculaire et curé de l'église de

(1) M. l'abbé Appert donna lecture de cette relation intéressante à l'Académie, se plaisant à contrôler et à discuter, pièce en main, le même récit de M. Thiers dans le Consulat et l'Empire.

(2) Plusieurs lettres, qui sont entre nos mains, donnent comme orthographe certaine du nom : Surugue.


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Saint-Louis, 2e édition. Paris, Plancher, 1823, in-8° de 48 pages.

« Je trouve cette indication dans Relation du séjour des Français à Moscou, par Gadarnet (pseudonyme). Bruxelles, 1871, Olivier, imprimeur.

« Il existe une autre relation par l'abbé Surugue ; cette relation a été en ma possession, mais j'ai négligé d'en prendre alors une copie. M. l'abbé Beizan, curé de SaintLouis, a l'intention de s'en servir lui-même pour un travail qu'il a l'intention de publier sur l'église Saint-Louis et ses Pasteurs.

« La relation que vous possédez est probablement cette autre relation dont parle Gadarnet. Elle serait par conséquent inédite.

« L'abbé Beizan n'a jamais rien publié, que je sache, sur ce sujet.

« PIERLIN ».

M. l'abbé Le Rebours, de regrettée mémoire, avait su, par un de mes amis, que nous travaillions sur la même piste et il m'écrivait le 2 juin 1891 pour me demander des renseignements sur M. l'abbé Pierre de Matignicourt, prêtre du diocèse de Châlons, et premier curé de Moscou, le 10 mars 1790. « Quelques détails très sommaires, disait-il, seraient utiles pour un article sur Moscou, que prépare le Correspondant. On pourrait, si vous le désirez, indiquer en note l'ouvrage que vous préparez. Je suis un peu pressé pour ces notes. »

Ma bonne volonté et le désir d'être agréable à M. Le Rebours furent vite mis en défaut : le N° du Correspondant paraissait le 25 juin 1891. Il y avait à rectifier le nom du prêtre châlonnais qui s'appelait Pesmes et non Penne. J'étais prêt aussi à rapprocher nos deux relations l'une de l'autre pour en faire un tout. Le temps manquait, malgré un voyage fait exprès à Paris.


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Ce point élucidé, nous donnerons cette troisième relation sur Moscou, qui abonde en détails particuliers et intimes.

La lettre est datée du 24 septembre-6 octobre 1812.

« Je vous écris, dit le narrateur, au milieu de l'armée et des autorités françaises établies à Moscou depuis trois semaines. Les Français à Moscou ! N'est-ce point une illusion ? Non, vraiment, et leur présence ici est marquée à des détails trop sensibles pour en douter.

« La fameuse journée de Mojoïsk (1), que les braves de l'armée française mettent au-dessus de toutes celles qui passent pour les plus célèbres de ce siècle, devait nécessairement ouvrir les portes de Moscou au vainqueur; aussi malgré les projets de résistance de la part des Russes et la résolution de disputer le terrain jusque dans les rues (de la vieille capitale) on sentit la nécessité d'abandonner des idées qui étaient si peu conformes à l'état déplorable de l'armée russe. Les Français étaient à 6 verstes de Moscou, lorsqu'on envoya un parlementaire au roi de Naples pour le prévenir que si les Français consentaient à ne pas traiter la ville en pays conquis, l'armée russe évacuerait Moscou paisiblement pour faire sa retraite par Wladimir. La proposition ayant été acceptée, toute l'armée russe commença à défiler par différentes rues pendant la nuit du dimanche 1er septembre vieux style, jusqu'à neuf heures du lendemain. Depuis plus de six semaines auparavant, toute la noblesse, ou plutôt tout ce qui avait titre, place et avoir quelconque à Moscou, travaillait à déménager de la ville ou à transporter, les uns à Kasan, d'autres à Nijenovogorod, d'autres enfin à Wladimir tout ce qu'il avait de plus précieux. Tous

(1) La bataille, dit M. Thiers, a pris le nom de la Moskswa parce que le plan arrêté de Napoléon, plan qui fut heureusement exécuté, était de jeter les Russes pêle-mêle dans l'angle que la Kolocza formait avec la Moskowa.


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les instituts, l'Université, tous les tribunaux, le sénat, le gouvernement, la police, tout, en un mot, jusqu'aux boutchniks avec les pompes et des tonneaux destinés à servir dans les incendies avaient évacué la ville. Au départ des dernières autorités constituées, les prisons avaient été ouvertes et l'arsenal était au pillage. Là, les criminels étaient venus se pourvoir. Les portes des cabarets avaient été enfoncées et l'eau-de-vie ruisselait dans toutes les rues.

« Au bruit de la marche tumultueuse de l'armée qui avait défilé toute la nuit venait de succéder un silence mêlé d'effroi, triste avant-coureur de quelque grande calamité. Moscou sans police, sans autorités, sans lois, ne pouvait être qu'un séjour de terreur. Les habitants qui étaient restés renfermés dans leurs maisons mesuraient avec une inquiétude mêlée d'horreur l'intervalle qui s'écoulait entre le départ des vaincus et l'arrivée des vainqueurs. Enfin, vers les six heures du soir, les trompettes se font entendre, l'avant-garde des troupes françaises s'avance : on commence à respirer dans l'attente de l'ordre. Le roi de Naples s'établit au de-là de la Yaouta, dans la maison de Batachoff ; les troupes se répandent successivement dans les différents quartiers, et l'Empereur Napoléon, ne voyant arriver au devant de lui aucune des autorités de la ville, passa sa première nuit près de la barrière de Smolenska.

« D'après l'avis donné par M. le docteur Meslivier qui se trouvait accompagner l'Empereur en qualité de médecin de sa maison, une compagnie de fusiliers de la garde impériale fut postée au pont des Maréchaux, et une sauvegarde de cinq hommes fut établie dans l'église Saint-Louis.

« Ce fut alors que se manifesta cette oeuvre de ténèbres conçue par une noblesse orgueilleuse et exécutée par le gouvernement, le projet d'incendier Moscou et d'ensevelir l'armée française sous ces cendres. Le feu commença avec la plus grande violence par les boutiques situées près de la

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Bourse. Ces boutiques, qui renfermaient des magasins d'huiles, de suif et d'autres matières combustibles, devinrent un foyer inextinguible. On demande les pompes de la ville, on ne les trouve nulle part ; on cherche à éteindre l'incendie d'un côté; il éclate de l'autre avec plus de violence. Le mardi 3, tout le quartier des boutiques était en feu. L'Empereur qui, dans ce moment, était venu s'établir au palais du Kremel n'avait pas été peu frappé de voir audessous de lui un incendie aussi considérable. Mais quelle ne dut pas être sa surprise lorsqu'on lui rapporta que le feu se manifestait en plusieurs endroits différents, et que le projet avait été formé d'avance de livrer toute la ville aux flammes et de ne laisser pour toute conquête aux Français que des monceaux de cendres. Sa Majesté ne peut croire d'abord à un parti aussi barbare qu'insensé. Mais une fusée, lancée sur l'arsenal, non loin du palais, ne lui laissant plus aucun doute sur la malveillance de ses ennemis, il crut devoir prudemment abandonner le Kremel pour se retirer à Petrowsky, à quatre verstes de la ville.

« Cependant la populace, d'accord sans doute avec les incendiaires, brisait les portes et enfonçait les caves des boutiques menacées du feu ; le sucre, le café furent bientôt au pillage ; puis, les cuirs, les bottes, les draps, les pelleteries, enfin les objets de luxe. Le soldat, qui d'abord n'avait été que tranquille spectateur, devint bientôt partie active. Les Russes, en abandonnant leur ville pour être livrée aux flammes, semblaient avoir donné eux-mêmes le signal du pillage ; et dès lors Moscou fut en proie à un (double) fléau. Le soldat ne fit aucune distinction de l'habitant et de l'étranger, du Russe et du Français ; tous furent dépouillés sans pitié, et le brigandage fut porté à un tel excès que plus d'un individu échappé aux flammes regretta de n'avoir point été enseveli avec tout son avoir sous les cendres de sa maison.

« L'incendie poursuivant ses ravages, le 3 de septembre,


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la rue de la Trawskoië n'était qu'un brasier enflammé ; le feu s'était communiqué à une partie de la Wikitka, les troupes étaient obligées de changer de poste à tout moment : d'un autre côté, la Petrowska était en feu. On surprenait de toutes parts des incendiaires qui, les uns, des torches à la main, d'autres, armés de fusées à la congrève, propageaient l'incendie dans tous les quartiers : c'étaient des officiers de la police, des cosaques déguisés, des soldats soi-disant blessés qui s'étaient répandus de tous côtés pour exécuter les ordres du gouvernement. Plus de cinquante avaient été fusillés ; un plus grand nombre fut détenu pour être interrogé : tous confessèrent dans leurs dépositions qu'ils n'agissaient qu'en vertu d'un ordre formel ; qu'ils obéissaient à la voix de la patrie et qu'ils croyaient faire un acte méritoire aux yeux du ciel. Un grand nombre de ces derniers furent pendus et exposés sur les remparts de la Trawskoië. Les deux jours suivants, le vent qui s'éleva du sud-ouest (c'était dans l'équinoxe), souffla avec tant de violence, qu'il consomma les projets du gouvernement russe et la ruine de Moscou.

« En effet, le 4, le feu qui avait été mis à quelques maisons au-delà de la Yaousur et de la Moskorika, alimenté par le vent, ne fut plus qu'un nuage de feu qui dévora, en moins de quelques heures, toute la partie de la ville au-delà des rivières : toute la Saliaska, l'Orbate, la Makovoië et la Pretchilinska eurent le même sort. Le jeudi 5, le vent, qui avait tourné à l'ouest, continuant à souffler avec la même violence que la veille, porta le feu de la Stretinka dans toutes les Mechantsky, dans une partie de Mesnitska, enveloppa successivement dans le même tourbillon la PorteRouge, tout le marché au bois, les deux basses mousses et la Slobode allemande tout entière. Tout Moscou ressemblait à une mer de feu : des torrents de flammes poussés par le vent offraient le spectacle d'une tempête ardente. Le feu avait pris en même temps aux maisons de la Petrowska


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et s'était communiqué aux boutiques adjacentes qui] se trouvaient au bout du pont des Maréchaux. La flamme, chassée par le vent, couvrait toutes les maisons en avant de ce point d'étincelles, de charbons enflammés : la ruine de tout ce quartier, par suite, de la Soubianka, grande et petite, de la Maracéka et de la poste paraissait inévitable, lorsque la compagnie des fusiliers de la garde impériale, s'étant munie de seaux, parvint, par son activité, à prévenir des atteintes du feu les maisons menacées. Dès lors le vent eut moins de prise sur la flamme. Ce fut le salut de tout ce quartier habité en grande partie par des Français. L'église française de Saint-Louis, dont l'enceinte composée de maisons de bois, offrait un aliment si facile au feu, ne fut conservée que par une espèce de miracle au milieu des torrents de feu qui circulaient autour d'elle. Tous les individus réfugiés dans cette église croyaient toucher à leurs derniers moments ; chacun était préparé à ce sacrifice, lorsque le ciel manifesta sa protection sur cette église d'une manière sensible.

« Le reste de la nuit, le ciel se couvrit d'épais nuages et le vent fut calmé par la pluie abondante qui survint. Le feu suspendit ses ravages et le vendredi, 6, l'incendie paraissant être éteint, l'Empereur rentra dans le palais de Kremel. Néanmoins, le feu prit encore sur certains points, mais avec moins de violence. Le samedi, vers le soir, la flamme acheva de consumer quelques magasins de la Tvertkoië, et le dimanche, 8, ou suivant le nouveau style, le 20 de septembre, on commença à respirer et à croire que le calme allait succéder à l'orage.

« Echappés à l'incendie, nous n'échappons pas au pillage. Ce que le fer et le feu avaient respecté devint la matière d'un nouveau brigandage. Rien n'a été respecté par le soldat : je crains que le séjour des nôtres à Moscou ne fasse oublier les excès des anciens Tartares. « Cependant les ordres les plus sévères ont été donnés


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pour mettre fin au pillage. L'Empereur a été indigné de ce désordre. M le duc de Trévise, gouverneur actuel de Moscou, et M. le comte de Milhaud, commandant de la place, déploient toute l'activité et le zèle que peuvent exiger les circonstances; les coupables sont arrêtés ; le crime est puni ; mais les exemples les plus terribles sont de faibles barrières pour retenir le soldat, quand il a méconnu les lois sévères de la discipline militaire.

« La ville de Moscou n'offre plus aux yeux qu'un squelette privé d'une partie de ses organes. On ne peut faire un pas dans les rues sans marcher sur des toits de fer écroulés, sans heurter contre des cadavres d'hommes et de chevaux qui sont étendus pêle-mêle ; de tous côtés des charriots brisés, des roues de voitures dispersées, des décombres fumants partout, en un mot, l'image et l'horreur de la mort.

« Tout le quartier de la Slobode allemande, qui n'était composé que de maisons de bois, ressemble maintenant à une forêt consumée par le feu qui ne laisse de ses ravages que quelques troncs d'arbres charbonnés. En calculant le nombre des bâtiments épargnés par le feu, on peut réduire Moscou à peu près au quart de son étendue, mais à dire vrai, c'est fait de Moscou et de ses habitants :

Fuimus Troes, fuit Ilios, et ingens gloria Dardanidum

« Jamais Moscou ne se relèvera de ses ruines.

« La paroisse de la Slobode a perdu ses deux églises d'hiver et d'été, malgré leur solidité. Le caveau qui semblait inaccessible aux flammes et dans lequel on avait renfermé les vases sacrés, les ornements d'église, les registres de la paroisse a été attaqué et tout ce qu'il renfermait a été consumé.

« L'abbé Youkuw et le père Casimir songent à se retirer, l'un en Autriche et l'autre en Pologne : ils laissent le père


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Marius pour subvenir aux besoins des paroissiens qui peuvent rester.

« Presque tous nos compatriotes qui sont restés à Moscou ont été victimes de l'incendie et du pillage.

« Rift a perdu sa maison par le feu et son avoir par le brigandage.

« Parisot a éprouvé le même sort.

« Ducret a tout sauvé.

« MM. d'Herrer père et fils et M. Galland se trouvaient sans chemise et sans pain.

« Tous ceux qui se sont réfugiés dans notre église ont échappé au feu et au pillage. Nous sommes cinq ecclésiastiques, Kien, Malherbe, Florentin, Perrin et moi. Les autres sont dans l'intérieur. Que de richesses sont enfouies sous les cendres de Moscou! Que de magasins de vin, d'eau-de-vie et de farine ont été découverts ! et cependant, au milieu de ces richesses, la famine se fait sentir déjà d'une manière effroyable, et l'avenir n'offre qu'une perspective désespérante, à moins que la paix ne vienne cicatriser nos plaies et adoucir la rigueur de nos maux. Plus de marchands, plus de boutiques ouvertes. La cupidité du soldat a anéanti et tari toutes les sources ouvertes au besoin, et les denrées les plus nécessaires à la subsistance sont hors de prix. Hélas ! que deviendrons-nous? Prions l'un pour l'autre, mon cher confrère, et obtenez du ciel pour nous la plus entière résignation dans les épreuves qu'il nous envoie.

« Totus tuus ; vale et ama me.

" J'en reviens à vos affaires d'intérêt. Ah ! mon cher confrère, c'est le moment de s'armer de courage, et de se préparer aux plus grands sacrifices. Nous nous regardons ici tous comme entièrement ruinés. Les fortunes qui reposent sur la foi des seigneurs, ou de la loi, sont bien avanturées, et il faut bien du tems pour fermer les playes que l'incendie de Moscou vient d'ouvrir. Que de billets d'obligation sur le Lombard ont été réduits en cendres ! Combien


— 151 — d'autres vont être réduits à peu de valeur autant par la baisse du change, que par la ruine des familles que cette malheureuse guerre a épuisées ! — Trois semaines environ avant les grands succès des Français en Russie, d'après la réception de votre lettre qui me fut transmise par l'abbé Froment, avec le conseil de retirer vos fonds le plutôt possible, et de les placer sur notre église, ou de les réaliser en argent, je parvins effectivement à retirer le tout qui, avec les intérêts, se montoit à dix mille soixante roubles. Il étoit tems ; car deux jours après la banque fut fermée ; aucun créancier ne put recevoir de fonds ; et bientôt le bruit se répandit que le Lombard établi aux enfants trouvés avoit été transporté à Kasan, et que les fonds des Français étaient plus qu'avanturés. Je me félicitais donc d'avoir prévenu le coup. Je remis dans la caisse de l'église 7060 R dont je tirai une lettre d'obligation en votre faveur, et je déposai 3000 R entre les mains de M. D'Ysaru qui devoit me les rendre 15 jours après, lorsque nos désastres ont suspendu toute espèce d'opération commerciale, et par conséquent toute espèce de payement et de remboursement quelconque. Mais cet argent doit porter intérêt, ainsi je ne vois aucun péril dans la demeure. Vos fonds ont servi à éteindre quelques dettes de l'église ; et vous êtes devenu comme moi ainsi que l'abbé Florentin et l'abbé Perrin, créancier de l'église par le placement de vos fonds à 6 pour cent. — J'ai agi en cela pour vous comme pour un frère, comme pour moi-même, d'après le conseil de l'abbé Froment et de l'abbé Malherbe, nos amis communs. Heureusement pour nous, la Providence a conservé notre petit fond d'une manière miraculeuse. Mais actuellement, d'après le désastre de Moscou, quelle chance allons-nous courir ? La ville de Moscou se rétablirat-elle ? Ce sera bien long ; notre paroisse sera-t-elle conservée ? C'est ce qu'il est difficile de décider, car si Moscou n'est plus habité par la noblesse, adieu le commerce de cette ville, et par suite les commerçants ; adieu les places


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dans l'éducation domestique, et par suite les instituteurs et institutrices : or, sans commerçants étrangers, et sans instituteurs, à quoi se réduit la paroisse de Saint-Louis ? à peu près à zéro. Dans ce cas, il faudra vendre le terrain de l'église : mais quelle sera sa valeur ? Avant le désastre, c'était une possession de plus de 80 mille roubles sur lesquels nous en devons près de 20 mille pour la construction de nouvelles maisons ; mais aujourd'hui quel en sera le prix ? C'est une chance à courir pour nous tous, chance imprévue, et que l'on doit mettre au rang des évènements que la Providence dispose dans sa sagesse comme des épreuves utiles pour nous.

« C'est encore un grand bonheur que cette chance nous reste ; car une heure plus tard, nous avons failli tout perdre. En effet, pour ne rien exposer dans le danger où nous nous trouvions, en voyant le projet d'incendier la ville, j'avais pris la précaution de déposer dans une maison en pierres des plus solides, dont les caves et le premier étage étaient voûtés, trois coffres. Dans l'un étaient nos vases et nos livres de paroisse ; dans l'autre, quelques effets des plus précieux à moi appartenant, et le troisième était le coffre des dépôts de la paroisse. Le feu qui s'était communiqué à cette maison fut poussé par le vent avec une telle activité que, pénétrant par un soupirail dans les caves, il parvint à attaquer la voûte ; et dès le lendemain la chaleur se communiqua aux effets qui étaient déposés entre les deux voûtes de manière à faire croire que tout était consumé. Dès le premier avis que j'en eus, je me transportai sur les lieux avec douze hommes armés de pinces, de leviers et d'énormes marteaux pour enfoncer la porte de fer ; car on avait perdu la clef de la serrure dans le désordre causé par le feu ; et cette clef était une vraie barre de fer. Il fallut les plus grands efforts pour enfoncer la porte : à la première ouverture un tourbillon de flammes vint envelopper le premier homme qui se présenta. Il fallut commencer par verser de l'eau à grands flots


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sur tous les coffres. Quelques-uns étaient réduits en cendres, d'autres étaient charbonnés. Enfin, mon domestique aperçoit mes trois coffres; il se précipite aussitôt sur la voûte avec des crochets pour les retirer. Ils étaient tout fumants et ce ne fut qu'à force d'eau qu'on parvint à les rendre maniables. Il était onze heures du soir : je n'eus rien de plus pressé que de les ouvrir. La couverture des livres était arissolée, mais le papier bien conservé, ainsi que les nappes d'église et les vases sacrés ; quelques pièces de linge ont conservé les traces des premières atteintes du feu par une espèce de jaunisse. Tous les paquets du coffre des dépôts ne formaient qu'une masse, parce que les cachets qui avaient été fondus par la chaleur les tenaient attachés les uns aux autres ; mais avec quelques précautions on est parvenu à tout détacher, et à rendre les choses à leur premier état.

« Eh bien ! mon cher confrère, voilà ce que c'est que des précautions suggérées par la prudence humaine. Tout ce qui est resté dans ma chambre, et dans notre enceinte qui semblait une allumette a été parfaitement conservé.

« La paroisse de la Slobode a tout perdu malgré son caveau voûté, muni d'une porte en fer, et nos murs de bois ont été préservés. N'est-ce pas un véritable miracle ? Voilà quelque chose de plus marquant encore : quelques jours avant le désastre de Moscou, l'abbé Florentin avait remis à une demoiselle française les belles garnitures en dentelles de nos aubes pour les blanchir et les réparer. Cette demoiselle habitait une maison qui a été incendiée et pillée ; cette infortunée a tout perdu excepté nos dentelles qu'elle a rapportées à l'église.

« Je ne vous ai pas parlé des malheureuses victimes qui avaient péri dans les flammes et le pillage ; les hôpitaux remplis de malades et des blessés de l'armée ont été abandonnés sans médecins, sans remèdes, sans secours quelconques par l'horrible politique de la noblesse russe qui a cru sauver l'empire en sacrifiant Moscou et tous les malheu-


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reux qui y étaient restés. Dès la première visite des hôpitaux, plus de six mille cadavres ont été trouvés ; quatre exténués de besoin et attendant la mort, et quelques malheureux recueillant leurs forces pour procurer un peu d'eau à leurs frères mourants. Priez Ducret, en l'embrassant pour moi, de prévenir Mme Paris de la mort de son mari. Il a été trouvé mort d'un coup de sabre à la tête, et de deux coups de bayonnette dans la poitrine, enterré à moitié dans le jardin même du prince Baratinski. On a trouvé beaucoup d'ossements d'hommes et d'enfants dans les cendres. Hélas ! on ne connaît pas encore tout le mal. — Mes compliments à nos amis communs.

« SURUGUE. »

Une lettre datée de Saint-Pétersbourg le 4 août 1814 et adressée à M. Garnier donnait ce détail : « On nous a dit ici que vous l'aviez échappé belle à la sortie des troupes bonapartistes de Paris. Bonaparte avait ordonné de faire sauter un magasin de poudre énorme, dans le faubourg SaintGermain, dont l'explosion aurait bouleversé tout Paris. Il avait fait préparer un pareil amas de poudre pour faire sauter le Cremlin, les cathédrales et le palais de l'Empereur à Moscou quand il serait sorti de cette ville. Il n'est sauté que l'arsenal, le sénat et une partie de la tour Yvan-Veliki, parce qu'on a coupé à temps le saucisson qui conduisait à 40 tonneaux de poudre placés sous la cathédrale et le palais impérial. Mais la belle et superbe cloche qui était suspendue entre les deux tours est tombée de la secousse. Je ne sais pas si elle est endommagée, de manière à avoir perdu son harmonie qui était ravissante.

« J. BILLY. "


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Saint-Pétersbourg, 24 avril 1814.

A M. Garnier.

« Vous venez d'être témoin d'une série d'événements bien touchants : nous en sommes attendris. Que seriez-vous devenu, si le magasin de Grenelle avait sauté ! Quelle horreur ! Avez vous fait votre cour à l'Empereur de Russie ? Comment est parti le Pape? Qu'est devenu le cardinal Maury? L'Évêque de Gand, de Broglie, les cardinaux italiens sontils partis?... Ne rétablit-on aucun des évêchés supprimés ? Ne prend-t-on aucun arrangement pour le rétablissement des collèges, des séminaires? Vous avez su le désastre affreux de Moscou. L'incendie a épargné notre petite église de Saint-Louis ; mais le brave curé Surugue est mort au service des blessés catholiques, à l'hôpital de Moscou. L. Barbier, l'anticoncordite, est mort il y a un mois, à la Slobode. Après la mort de Surugue, L. Périn a administré l'église Saint-Louis pendant six semaines ou deux mois. Ensuite une personne qui en veut à L. Périn a fait mettre à sa place un abbé Malherbe que vous ne connaissez pas, ni moi non plus. Les abbés Périn et Florentin devront partir pour Paris et vous causeront de tout ce qui vous intéresse. »

« Saint-Pétersbourg, 15 octobre-25 octobre 1814.

A M. Garnier.

« Cher et respectable ami,

« Je vous écris par la plus belle occasion du monde, le départ pour Paris de M. le comte de Saint Priest et de M. le comte de Broglie. S'ils ont l'occasion de vous remettre ma lettre en mains propres, ils vous fourniront celle de leur faire toutes les questions que vous voudrez sur ce pays-ci;


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M. de Broglie surtout vous dira le triste état des deux églises de Moscou : Saint-Lonis et la Slobode.

« La ville de Moscou se rebâtit tout doucement, mais qu'il s'en faut qu'elle doive être ce qu'elle était ! Ce n'est plus une ville. Les parties qui restent de l'incendie sont si éloignées les unes des autres, qu'on peut les regarder comme faisant plusieurs villes.

« Ceux qui rentrent dans Moscou pour la première fois, depuis son malheur, ne peuvent s'empêcher de verser des larmes en voyant cet immense amas de ruines, au lieu d'une grande et belle ville.

« Pour Pétersbourg, elle a eu le bonheur d'être à l'abri des incursions ennemies et elle est demeurée intacte dans toute sa beauté ; mais elle ne dédommage pas ceux qui regrettent Moscou.

« Beaucoup de Français abandonnent la Russie pour rentrer en France. Ceux des nombreux prisonniers qui ont échappé à la mort retournent successivement et, ce qui est étonnant, plusieurs regrettent le Corse.

« La religion catholique éprouve ici toutes les entraves possibles pour sa propagande. Vous connaissez la stupide ignorance des popes, leur opiniâtreté et leur entêtement. Ils regardent leur schisme et leur séparation comme un gain et comme un trésor qu'ils conservent précieusement. Ils seraient, je crois, plus fâchés de voir un Russe se faire catholique que de voir tout Pétersbourg se faire luthérien ou calviniste. Croiriez-vous que, dans une ville capitale comme Pétersbourg, le séminaire du métropolite Ambroise a pour professeur de théologie deux ministres luthériens allemands. Qu'est-ce donc qu'un clergé dans lequel on ne trouve personne capable d'enseigner la religion aux jeunes gens qui se destinent à la prêtrise ? Au reste, c'est plutôt l'irréligion que toute autre chose qui empêche la réunion des deux églises. Beaucoup cependant gémissent de cette séparation.

« Si ce peuple était catholique et qu'il tînt à la vérité avec


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la même tenacité qu'il tient à son schisme, la Russie serait un paradis. Les missions vont bien. Celle du Caucase est la plus pauvre, les deux missionnaires qui la cultivent n'ont pas de quoi vivre et ils y font des prodiges. Le gouverneur du département, quoique non catholique, vient d'écrire une lettre à leur supérieur, dans laquelle il lui dit :

« Je suis vieux, et j'ai longtemps vécu, guerroyé, voyagé ; « enfin, j'ai vu des hommes apostoliques. Vos deux mission< naires, Henry et Vofillo sont étonnants par tout ce qu'ils « font. Cinq à six mille de mes soldats, polonais surtout, qui, « auparavant, sans faire d'actes de religion étaient des sujets « intraitables, sont des agneaux et des chrétiens édifiants. »

Par ces extraits, on peut juger et de la notorité des correspondants et de la haute, considération dont jouissait près d'eux M. Garnier.

Le dernier mot de la correspondance de M. Garnier sera une lettre traduite du polonais par une dame bienveillante :

« Varsovie, le 4 mars 1805. « Monsieur l'Abbé,

« Je viens de recevoir votre lettre, datée de Moscou, et tiens à vous dire de suite combien je suis heureuse d'apprendre que vous avez trouvé une si excellente place et je désire que toute votre existence ne vous donne jamais de douleur pareille à la mienne.

« Vous me demandez des détails sur ma personne.

« Voilà ma santé revenue meilleure. Dieu qui m'envoie tant de souffrances me donne aussi la force de les supporter.

« Mon fils va très bien. Il travaille avec beaucoup plus


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d'ardeur que dans le temps et y gagne. Je ne sais si cela continuera ; mais je m'occupe beaucoup de lui, et en lui est toute mon espérance ! Pourvu que là encore les désillusions ne m'attendent !

« Autrement, rien de nouveau. Toujours mon cruel

chagrin et ma plaie aussi saignante ! et je crois bien

qu'il n'y a que la mort qui pourra les effacer.

« Jusque là j'habite Varsovie, tout en ayant le projet d'aller quelques mois à Berlin pour la santé de ma soeur et revenir à Varsovie, mais je ne sais si cela pourra se réaliser, et ce que je ferai plus tard, de quel côté je tournerai mes

pas Dieu seul le sait ! Mais si je changeais de réside nce

je vous en avertirais, Monsieur l'abbé ; d'ici là, donnez-moi toujours de vos nouvelles.

« J'ai vu plusieurs fois Mme Peter, et l'ai trouvée exactement comme vous me l'aviez dépeinte.

« Pas grand'chose à dire de mes relations d'ici ; j'ai fait des visites dans toutes les grandes familles qui sont venues me voir. J'ai été invitée à quelques grands dîners qu'on a eu la bonté de donner en mon intention. Je vais avec mon fils au théâtre où j'ai une loge à l'année. Malgré toutes les invitations pressantes pour les bals, j'ai refusé et toute ma vie se passe entre mon fils et la mère de mon mari qui est très bonne.

« Si quelquefois, Monsieur l'abbé, vous aviez des nouvelles de nos anciens parages, veuillez me les communiquer et dire à M. Rezeconski que je suis sans lettre de lui et que j'ai cependant besoin de ses conseils.

« Veuillez croire, Monsieur l'abbé, à mon sentiment d'estime.

« ANNA RADZIWILL. »

Les trois autres lettres que nous avons signalées des mêmes princesses offrent le même sentiment d'attachement et laissent entrevoir mille chagrins domestiques.


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Vingt lettres choisies pourraient être jointes à ces extraits et prouver que M. Garnier était quelqu'un qui avait partout laissé un sillon marquant.

C'était tout ce que nous voulions dire à l'honneur de notre compatriote exilé.



AUGUSTE NICAISE

LE

CONVENTIONNEL COURTOIS

ET LES

SOUVENIRS DE MARIE-ANTOINETTE

En 1891, M. Eugène Welvert, archiviste paléographe, attaché au ministère de l'Instruction publique, publiait un travail sur les papiers saisis chez le conventionnel Courtois, inséré d'abord dans les Archives historiques et publié ensuite en brochure.

En 1892 paraissait la biographie de Courtois, écrite par M. Labourasse, membre de la Société académique de l'Aube, intitulée : Le Conventionnel J.-B. Courtois. En tête de cette publication, M. Labourasse s'exprime ainsi :

« A l'heure où je rassemblais ces documents pour la biographie du conventionnel Courtois, j'ai appris que M. Eugène Welvert, en faisait autant de son côté. Quoique M. Welvert ait eu surtout en vue la saisie des papiers du Conventionnel, j'ai cru devoir attendre l'impression de son travail avant de terminer le mien. Puisant aux mêmes

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sources authentiques, nous usons des mêmes documents ; mais je fais consciencieusement suivre d'un double W tout ce que je lui ai emprunté. »

Le travail que je vous présente est la reproduction littérale des passages de la brochure de M. Labourasse, relative aux objets de Marie-Antoinette possédés par Courtois, aux recherches et perquisitions auxquelles ces objets ont donné lieu, et enfin aux détails fournis par Courtois, dans sa correspondance, sur la manière dont ces objets sont parvenus entre ses mains.

J'y ai joint quelques documents plus récents, appuyés sur des souvenirs personnels, afin de laisser trace dans les Mémoires de la Société académique de la Marne de personnalités et d'objets qui ont intéressé plus d'une fois le monde châlonnais du XIXe siècle.

Le conventionnel Courtois est né à Troyes, en la paroisse Saint-Jean, le 15 juillet 1754.

Il fit ses humanités au collège Pithou de Troyes, dirigé par les oratoriens. Frotté de grec et de latin, il se piqua de littérature, commit en assez grand nombre des vers médiocres. Cet innocent travers, joint à une certaine faconde, le fit remarquer et lui fraya aussi facilement que les qualités les plus solides, le chemin de la fortune et des honneurs.

Marié à Arcis-sur-Aube, le 17 juin 1776, avec Mlle Jacquart, il y fixa sa résidence, y exerça le commerce de boissellerie de son beau-père et cultiva les muses en vendant des sabots.

Mme Courtois mourut le 16 juillet 1787.

La rumeur publique accusa son mari, du moins sa concubine, de l'avoir empoisonnée. Il épousa ensuite Mlle Perrin, le 28 septembre 1787.

Son rôle politique fini, Courtois habita d'abord le domaine de Montboissier en Eure-et-Loir. Il acquit ensuite, en août 1805, une propriété à Rambluzin dans la Meuse.

C'est dans cette solitude que, pendant près de treize ans,


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Courtois vécut au milieu de sa famille et de ses livres favoris. Il fut accusé d'avoir augmenté sa bibliothèque aux dépens de celle des princes, devenue propriété de l'Etat.

Il repoussa cette accusation dans une lettre du 12 février 1816, adressée au préfet de la Meuse. En voici un intéressant passage :

« Telle est la fidélité imperturbable de ma mémoire que je m'offre à indiquer à quelle source pure j'ai eu la majeure partie des livres qui forment ma collection. Les catalogues où ils se trouvent consignés viendraient encore à mon appui ; et observez bien, je vous prie, que je ne parle pas ici des livres timbrés d'un écusson aux armes de France, puisque je n'en ai pas un seul susceptible d'être revendiqué, mais de toute autre espèce de volume à couverture unie dont je ne puisse justifier l'acquisition parmi les ouvrages recherchés.

« On aurait, je le suppose, trouvé chez moi des livres timbrés à l'écusson de Sa Majesté, que cela ne prouverait rien contre moi. Je soutiens qu'il n'est pas une boutique de libraire à Paris, pour peu qu'elle soit bien assortie en littérature de bon genre, qui pût soutenir l'épreuve qu'on a fait subir à ma bibliothèque, et qui n'en offrît un grand nombre de cette sorte, et en voici la raison :

« Quand on fondait la maison d'un prince ou d'une princesse de la maison royale de France, l'usage était de comprendre dans le trousseau une bibliothèque plus ou moins nombreuse. Le libraire de la cour, chargé de cette fourniture, faisait apposer sur chaque volume les armes du prince; si le prince décédait sans enfants, cette collection rentrait à la bibliothèque du roi, qui se défaisait dans une vente publique de son superflu, ce qui jetait dans la circulation une quantité de volumes ainsi typés. »

Depuis la rentrée de Louis XVIII, Courtois n'était pas tranquille et bientôt la loi dite d'Amnistie du 12 janvier 1816, vint mettre le comble à ses perplexités.


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Se trouvant un jour à Issoncourt, commune voisine de Rambluzin, dans une réunion privée, Courtois eut le tort de déclarer franchement ses opinions anti-royalistes. Il alla jusqu'à dire : « Si Capet savait ce que je possède, il ne dormirait pas tranquille sur ses deux oreilles. » Un faux ami alla le dénoncer au procureur du roi et à partir de cet instant il fut traqué comme une bête fauve.

Il faut dire que Courtois possédait chez lui des objets fort compromettants. Après le 9 thermidor, ayant été nommé exécuteur testamentaire (sic) de Robespierre, ce fut lui qui rédigea le fameux rapport du 16 nivose an III, relatif aux papiers importants trouvés dans la célèbre armoire de fer (sic), d'où il appert qu'il en savait long et possédait des documents terribles, le testament olographe de Louis XVI (sic), le tricot que portait Marie-Antoinette le matin de son supplice, les tresses de cheveux qui lui avaient été coupées, etc., etc. Courtois s'enfuit en apprenant qu'on vient faire chez lui une perquisition et qu'on va sans doute l'arrêter. Le procès-verbal de cette perquisition, daté du 9 janvier 1816, se termine ainsi :

« Observons que, d'après divers rapports, M. Courtois a caché dans sa maison des effets précieux appartenant à la Couronne et aux princes de la Maison de Bourbon, et qu'on ignore quelles sont les lois qui lui en ont donné la propriété, lesquels effets ont été vus et reconnus par différentes personnes. »

Lettre de Courtois à M. Becquey, conseiller d'Etat.

« Rambluzin, 25 janvier 1816. « Dans le temps, Monsieur, que j'étais membre de la Commission chargée de l'examen des papiers de Robespierre et autres conspirateurs, j'ai cru devoir soustraire des cartons où elles étaient enfermées, des pièces du plus grand intérêt pour la famille royale.


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(On verra plus loin que Courtois fils leur assigne une autre origine).

« Il est heureux qu'elles aient pu échapper à la destruction certaine qui les attendait, tant on craignait leur publicité.

« Je joins à ma lettre la notice des originaux de ces pièces.

« Dans l'incertitude de savoir si je serais encore en France quand votre réponse parviendrait à mon domicile, j'ai déposé ce petit trésor entre les mains d'une personne sûre, qui ne doit s'en dessaisir que sur un ordre direct émané de moi. Ma femme est seule dans le secret et l'ami, qui en est le dépositaire, ne sait pas même ce que contient le paquet qu'on lui a confié. Il croit seulement qu'il renferme des dispositions de famille qu'il sera chargé de faire connaître après mon départ.

« Je dois encore vous dire que feu Madame la comtesse de Choiseul, à qui j'eus le bonheur de rendre de signalés services pendant la Révolution (Courtois prétendait lui avoir sauvé la vie) et dont je conserve une précieuse correspondance qui m'est relative, était la seule personne qui eût connaissance de ces pièces, à l'exception cependant de la première et de la plus capitale, dont elle n'eût pas manqué de me demander une copie, que je n'aurais pu refuser. Ma femme s'est bornée, dans le temps, à lui faire présent d'une très minime mèche de cheveux de la reine avec un bout de cordon de tresse, qu'elle sollicitait avec instance.

« Mon dessein, l'an dernier, avait été de faire remettre à Sa Majesté ces objets sacrés ; mais, par malheur, je ne pus me souvenir de l'endroit où je les avais déposés. Mes différents déménagements ayant occasionné ce manque de mémoire.

« Ce n'est que depuis un mois, ou à peu près, que je les ai retrouvées avec la ferme résolution de les faire passer à la véritable destination qui leur convient de droit. »


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« Première pièce et la plus capitale de toutes, commençant par ces mots :

« C'est à vous, ma soeur (Madame Elisabeth, sans doute), « que j'écris pour la dernière fois. Je viens d'être con« damnée, non pas à une mort honteuse, elle ne l'est que « pour les criminels, mais pour aller rejoindre votre frère. « Comme lui, innocente, j'espère montrer la même fermeté " que lui dans mes derniers moments. » Elle finit par ces « mots : « Ma bonne et tendre soeur, puisse cette lettre vous « arriver (forcément remise par la reine à ses geôliers, cette « lettre ne fut jamais connue de sa destinataire). Pensez « toujours à moi. Je vous embrasse de tout mon coeur « ainsi que ces pauvres et chers enfants. Mon Dieu, qu'il est « déchirant de les quitter pour toujours. Adieu ! Adieu ! Je « ne vais plus m'occuper que de mes devoirs spirituels. « Comme je ne suis pas libre de mes actions, on m'amè« nera peut-être un prêtre, mais je proteste ici que je ne lui « dirai pas un mot, et que je le traiterai comme un être « absolument étranger. »

« Cette lettre contient deux pages in-4° ou à peu près, sur papier ordinaire, d'une écriture à demi-serrée. On peut la regarder comme une sorte de testament de mort servant de pendant au testament de feu S. M. Louis XVI. Des larmes, confondues en certains endroits avec l'écriture, prouvent combien cette auguste princesse était émue en traçant ce chef-d'oeuvre d'une sensibilité profonde, dont je m'applaudirai toujours d'avoir été le conservateur. Cette lettre n'est pas signée, mais on ne peut se refuser à reconnaître l'identité de celle-ci avec d'autres qui le sont. D'ailleurs, la signature A. Q. Fouquier-Tinville, apposée au bas ainsi que celle des membres de la commission Legot, Geoffroy, Massieu, H. Lecointre, le prouvent de reste.

« — 2e Lettre. Celle-ci paraît adressée à Mme la duchesse d'Angoulême. Elle ne contient que les lignes ainsi conçues :

« Je veux vous écrire, ma chère enfant, pour vous dire


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« que je me porte bien ; je suis calme ; je serais tranquille « si je savais que mon pauvre enfant est sans inquiétude. « Je vous embrasse ainsi que votre tante de tout mon coeur. « Envoyez-moi des bas de filoselle, une redingote de « coton et un jupon de dessous et mon bas à tricoter. »

« Cette lettre est sans signature : suivent au bas celles des Commissaires.

« — 3e Lettre adressée au président de la Convention pour demander trois jours de délai afin de laisser le temps à ses défenseurs, Tronsson et Chauveau, de s'instruire des pièces du procès :

« Car je dois, dit la reine, à mes enfants de n'omettre « aucuns moyens nécessaires pour la justification de leur « mère. »

« Cette lettre est signée Marie-Antoinette. Suivent les mêmes signatures que dessus.

« — 4e Lettre d'un jeune avocat, nommé Marie-Antoine Martin, maison Saint-Pierre, rue des Cerdiers, N° 585, qui demande à Fouquier qu'on le propose à la reine pour son défenseur officieux.

« — 5e Lettre anonyme, de menaces, d'un assez mauvais style et adressée à Fouquier.

« — 6e Pièce. Interrogatoire de la reine après son retour de Varennes par les trois commissaires de l'assemblée constituante, Tronchet, d'André et Adrien Duport.

« — 7° Un gant de peau ayant appartenu à Monseigneur le Dauphin.

« — 8° Un petit paquet de cheveux de la reine, de la grosseur du doigt ou à peu près, roulé dans le quart d'un journal du temps.

« — 9° Un paquet de tresse de fil, filets, etc., ouvrages a l'aide desquels, sans doute, cette auguste prisonnière cherchait à tromper les ennuis de sa captivité.

« — 10° Une petite lettre avec la prétendue signature de Danton, adressée à la reine, ainsi conçue :


—168 —

« Citoyenne, mettez sur votre porte ces mots : Unité, « indivisibilité de la République— liberté, égalité, fraternité « ou la mort. Signé Danton.» — Signée comme ci-dessus.

« Voilà, Monsieur, tout ce que ma bonne fortune a pu faire tomber entre mes mains. »

Une commission nommée et déléguée par le préfet de la Meuse se rend chez Courtois pour y faire l'inspection de ses papiers et exiger la restitution des titres de propriété des effets qu'on supposait appartenir à l'Etat. Cette mission consistait à rechercher les objets précieux tant meubles que livres, etc., qu'on présumait provenir de la Couronne ou de la Maison des Princes, et l'examen des papiers renfermés dans une caisse précédemment mise sous scellés. Les délégués se rendent au château de Rambluzin et trouvent Courtois malade et au lit.

Courtois consent à la perquisition et ajoute de son propre mouvement :

« Messieurs, j'ai en ma possession des pièces des plus intéressantes pour l'auguste Maison des Bourbons. J'avais déjà fait l'offre à Sa Majesté, par l'organe de M. Becquey, conseiller d'Etat, le 25 janvier dernier, mais n'ayant point reçu de réponse, je suis tout prêt à vous remettre les pièces que je vous prie de faire parvenir à Sa Majesté par l'organe de M. le préfet, savoir : .... ».

Et Courtois fait l'énumeration et la description sommaire des lettres et objets décrits dans sa précédente lettre.

Il ajoute seulement : « 11° Un ruban rose servant à lier le paquet de fil de tresse, cordonnets ou fil, ouvrage de la feue reine, à l'aide duquel elle cherchait sans doute à tromper les ennuis de sa dure captivité. »

Le procès-verbal se termine ainsi :

« Tous ces objets, nous les avons renfermés dans une feuille de papier, ficelé ensuite, et nous avons ajouté une deuxième enveloppe, sur laquelle se trouve écrit : « Papiers « et autres objets remis volontairement par Edme-Bonaven-


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< ture Courtois, propriétaire à Rambluzin, tous de la plus « haute importance pour l'auguste Maison de Bourbon, et « tous pour être remis à Sa Majesté Louis XVIII. »

De son côté, le sieur Henel, suppléant du juge de paix du canton de Souilly, dressa un second procès-verbal de cette perquisition dans lequel il dit :

« Ouverture faite de la caisse posée sous scellés, on y a trouvé le carton contenant des papiers qui, après avoir été successivement examinés, ont été généralement reconnus pour être exclusivement relatifs à la Révolution ; et en conséquence, et comme parmi ces papiers, il ne s'en est trouvé aucun qui ait paru être personnel au sieur Courtois ni à sa famille, ils ont tous été replacés dans les cartons, seulement lesquels cartons ont été enveloppés avec de la ficelle et des bandes tissées, que nous avons scellées en cire rouge, empreinte du sceau de la justice de paix qui est particulier aux scellés, et ensuite adressés à M. le préfet. Et sans quitter la maison, nous avous fait une visite exacte sans que nous ayions pu reconnaître aucun des effets dont il s'agit en l'art. 3 du susdit arrêté.

« Interpellation faite à M. Courtois père de nous déclarer s'il n'était pas possesseur d'effets, livres, meubles, etc., provenant de la Couronne, il a répondu négativement, à l'exception cependant de certains objets pour lesquels nous avons dressé un procès-verbal particulier. »

Dans la lettre à Courtois, dont on a donné ci-dessus un extrait relatif à sa bibliothèque et aux livres aux armes qu'il possédait, Courtois dit à M. Becquey, en parlant des objets qu'il déclare vouloir lui remettre :

« Voulez-vous savoir comment ces objets précieux sont tombés entre mes mains? Je vais avoir l'honneur de vous en instruire.

« Après la mort de Robespierre, il y eut successivement deux commissions de nommées pour l'examen de ses papiers


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et ceux de ses complices. La première n'ayant pas, par esprit de parti, répondu à la confiance de l'assemblée, il en fut nommé une seconde, dont je fis partie. En ma qualité de rapporteur de ce travail, qui m'occupa cinq mois entiers. Monsieur le préfet, j'eus à ma disposition ces restes précieux qui avaient été tirés du tribunal révolutionnaire, comme il appert par la signature de Fouquier, procureur de cet infâme tribunal et les quatre signatures des représentants Legot, Massieu, Geoffroy et H. Lecointre, de Versailles. Le temps n'était pas assez favorable pour en faire usage, et, tel était alors l'esprit de vertige qui exaltait certaines têtes, ces monuments historiques, que la postérité mettra au premier rang, devaient être détruits. Pour les soustraire à la brûlure qui les menaçait, je m'en emparai secrètement et les tins cachés avec le plus grand soin. »

M. Campardon (dans son livre intitulé : Marie-Antoinette à la Conciergerie, page 128, note), a contesté, non sans raison, que le testament et autres reliques de la reine eussent été découverts parmi les papiers de Robespierre.

Ces pièces avaient dû être déposées au greffe du tribunal révolutionnaire, et c'est probablement là que Courtois les trouva. Celui-ci, pour ses rapports sur Robespierre et le 9 thermidor, paraît avoir utilisé non seulement les papiers saisis au domicile même de Robespierre, mais d'autres encore, telles que les archives des comités de salut public et de sûreté générale, et le dossier de Fouquier-Tinville, de qui le jugement s'instruisait en ce moment.

Dans sa lettre à M. Becquey, Courtois ajoute que nul, si non la duchesse de Choiseul, à qui il avait plusieurs fois sauvé la vie, et l'abbé Barthélemy, qu'il avait arraché à une mort certaine, ne connut le rapt, exécrable à leurs yeux, des reliques royales : encore en ignorèrent-ils l'importance. La duchesse reçut de Madame Courtois une faible partie du petit paquet de cheveux de la reine et un bout de tresse ayant appartenu à celle-ci.


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Courtois continue : « L'ordre donné à M. le commissaire du roi portait encore, Monsieur le préfet, de s'assurer si, parmi mes livres et dans ma maison, il n'y avait pas quelques objets qui eussent fait partie du mobilier de la Couronne. Je répondrai à cette demande que le pouvoir exécutif ayant été chargé seul de surveiller ces richesses, il serait étonnant qu'un membre de la Convention, qui n'avait aucun droit de s'en mêler, l'eût fait sans mission directe. L'examen sévère que ces messieurs ont fait de ma bibliothèque et dans toute ma maison, a dû les convaincre qu'un tel ordre n'avait pu être donné que par suite de quelque dénonciation obscure dans laquelle rien n'était précisé. »

Il est certain que Courtois a soustrait, quoiqu'il le nie, certains objets précieux. Son fils fit hommage, le 27 juillet 1847, au comte de Séraincourt, d'un tableau représentant un bouquet de fleurs, peint en 1791, par Mme VallayerCoiter et provenant, assurait-t-il de Marie-Antoinette, et de plusieurs livres reliés en maroquin rouge, portant les armes de la reine et lui ayant appartenu.

Le catalogue de la vente faite par M. Alfred Dorin, après la mort de son père, porte les livres suivants aux armes de Marie-Antoinette :

1° Voltaire. — La Henriade, 2 vol. grand in-8°, reliure ancienne, maroquin rouge, tranches et filets dorés, dentelle, dos orné, aux armes de Marie-Antoinette. Les armes sont enlevées sur le premier volume. Figures d'Eisen, belles épreuves.

2° Fables de l'abbé Aubert, Paris, 1774, 2 vol. in-8°, reliure ancienne, maroquin rouge, tranches dorées et filets dorés, dentelles, dos orné aux armes de Marie-Antoinette. Très bon état de conservation, frontispices dé Cochin et de Saint-Aubin.

3° De Guerlon. Les Grâces. Paris, 1769,1 vol in-8°, reliure ancienne, veau marbré, dos maroquin rouge orné, tranches


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jaspées, aux armes de Marie-Antoinette. (Une déchirure au bas de la page 235.) Figures de Moreau, frontispice de Boucher.

4° Offices de la Semaine sainte, 1 vol. in-8°, reliure ancienne, maroquin rouge, aux armes de Marie Leczinska. Le même ouvrage, reliure maroquin rouge avec armes de Louis XVI, offert par lui à la princesse de Lamballe, a été vendu, le 3 février 1894, 30,000 francs et faisait partie de la bibliothèque du comte de Lignerolles.

OEuvres de M. Darnauld, Berlin, 1751, 3 vol. in-12, reliure ancienne, maroquin rouge, filets tranches dorées, ornés aux armes de Louis XVI.

A l'Exposition historique et militaire du Centenaire de Valmy, qui eut lieu à Châlons-sur-Marne, à l'Hôtel-de-Ville en septembre 1892, M. Alfred Dorin a exposé certains objets comme venant du Conventionnel Courtois et ayant appartenu à Marie-Antoinette. Ils provenaient de la succession de Mlle Zélie-Charmette Courtois, l'un des sept enfants de Courtois, née en 1794, morte à Châlons en 1867 et dont le musée de la ville possède un portrait peint par Liénard et donné par M. Alfred Dorin. Ces objets sont les suivants :

— Un coffret contenant des cheveux de Marie-Antoinette et du Dauphin.

— Deux pendants d'oreilles de forme ovale en émail bleu et sertis dans une monture d'argent.

— Ciseaux et poinçon de Marie-Antoinette, monture en or.

— Pelote à aiguilles faite avec une étoffe provenant de l'ameublement de Marie-Antoinette.

Ces objets, ainsi que les livres adjugés à la vente Dorin et ceux donnés par Courtois fils au comte de Seraincourt, indiquent bien que Courtois n'a point dit la vérité à M. Becquey et aux enquêteurs en affirmant qu'il ne possédait, ayant appartenu à la famille royale de Louis XVI, d'autres


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objets que ceux indiqués au nombre de 11 dans sa lettre publiée ci-dessus.

Ainsi qu'on l'a vu par ses déclarations mêmes que nous avons reproduites plus haut, les objets que Courtois possédait, provenaient de dépôts faits entre les mains de Robes pierre après des fouilles réitérées faites au Temple sur les personnes et dans les appartements occupés par la famille royale, par les commissaires et municipaux de service, et sur l'ordre de la Convention et du Comité de salut public.

Le journal de Cléry, valet de chambre du roi, qui ne le quitta qu'après l'avoir vu monter dans la charette qui conduisait Louis XVI à l'échafaud, et les mémoires de la Dauphine Marie-Thérèse de France, indiquent bien que les livres, les cheveux et les objets laissés par Courtois provenaient de ces perquisitions et de ces fouilles.

Les cheveux de Marie-Antoinette et du Dauphin, laissés par Courtois, proviennent probablement du paquet de cheveux de la famille royale, remis à Cléry pour la reine, pour ses enfants et Mme Elisabeth par Louis XVI, trois heures avant sa mort,

En effet, dans ses mémoires, page 146, édition de 1825, Cléry s'exprime ainsi :

« A sept heures, c'est-à-dire trois heures avant sa mort, « le roi sortit de son cabinet et m'appela. Il me dit : Vous « remettrez ce cachet à mon fils, cet anneau à la reine. « Dites-lui bien que je le quitte avec peine. Ce petit paquet « renferme des cheveux de toute ma famille. Vous le lui « remettrez aussi. »

Les livres aux armes de Marie-Antoinette possédés par Courtois proviennent sans doute aussi de fouilles et perquisitions faites au Temple.

On lit, en effet dans le Récit des événements arrivés au Temple, écrit par Marie-Thérèse de France, fille de Louis XVI, page 240 :

« Il fut ordonné de nous fouiller tous les jours trois fois.


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« Il y en eut une qui dura depuis quatre heures jusqu'à huit » heures et demie du soir. Les quatre municipaux qui la « firent étaient tout-à-fait ivres. On ne peut se faire une « idée de leurs propos, de leurs injures et de leurs jure« ments pendant quatre heures.

« Ils nous enlevèrent des bagatelles, comme nos cha« peaux, des cartes avec des rois, des livres où il y avait « des armes. »

En vertu de la loi d'amnistie, Courtois dut se résigner à l'exil. Il lui fut enjoint de quitter, sans retard, le territoire français.

A ce moment, Thierry, curé de Rambluzin, informa le baron de Benoist, préfet de la Meuse, qu'on enlevait nuitamment tous les meubles précieux de la maison Courtois, parti l'avant-veille dans la nuit.

Le 5 mars 1816, le ministre de la police écrivit au préfet de la Meuse, en lui disant qu'il soupçonne Courtois d'avoir, lors des perquisitions opérées chez lui, fait conduire chez M. Dumas, son beau-frère, propriétaire dans le département, une partie des objets précieux faisant l'objet des recherches ordonnées, et lui recommandant de faire chez cet individu les nouvelles perquisitions nécessaires. Le préfet s'empressa de répondre au préfet de police que M. Dumas habitait Châlons-sur-Marne, et qu'il allait s'entendre avec son collègue de la Marne pour que des perquisitions fussent faites chez le sieur Dumas, mais qu'il avait appris que des voitures avaient été conduites chez M. Antoine, apothicaire à Verdun, de la part de M. Courtois.

Une nouvelle perquisition est ordonnée à la date du 8 mars 1816, au domicile de Courtois pour y rechercher les objets qui pourraient appartenir à la couronne ou aux princes de la maison royale, soit au domicile de Courtois, soit partout où il aurait pu les déposer pour les soustraire aux perquisitions prescrites. Cette perquisition eut lieu le 10 mars, et il est dit dans le


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procès-verbal du même jour : « M. Achille Courtois et demoiselle Zélie-Charmette Courtois, enfants, et demoiselle Thérèse Perrin, belle-soeur dudit sieur Courtois, nous ont assuré qu'ils ignoraient que leur dit père et beau-frère ait jamais eu en sa possession aucun des objets précieux recherchés, et nous ont déclaré n'avoir reçu aucune nouvelle qui puisse justifier du lieu de la retraite dudit leur père et beau-frère. »

« Ces réponses ne remplissant point le désir de l'arrêté dé M. le préfet, nous avons donné l'ordre aux gendarmes Couronne et Ferry de s'installer au domicile dudit Courtois, pour surveiller ce qui s'y passera, jusqu'à ce qu'il leur soit remis, ou qu'il ait donné des preuves de son existence en pays étranger.

« Présumant que le sieur Macquart, menuisier en la commune de Rambluzin, qui nous a été indiqué comme jouissant d'une entière confiance du sieur Courtois, pouvait avoir recélé quelques-uns des objets précieux que nous recherchions, nous nous sommes rendus chez lui et y avons fait faire en notre présence la recherche la plus exacte, qui a été également infructueuse. »

Une perquisition infructueuse fut faite chez Antoine, apothicaire à Verdun.

Nous ignorons si une perquisition fut faite également à Châlons chez M. Dumas.

Courtois, sans cesse traqué et recherché par les autorités françaises, mourut à Bruxelles le 6 décembre 1816. La Restauration ne lui pardonna pas d'avoir voté la mort de Louis XVI, bien qu'il eût essayé de désarmer le gouvernement de Louis XVIII par la restitution des onze objets que nous avons cités plus haut, et par la lettre au préfet de la Meuse, qui contient cet appel au pardon et à la générosité de ceux qui le poursuivaient.

« Permettez-moi, M. le Préfet, de vous faire hommage de mon grand rapport sur les papiers de Robespierre, et qui


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fut tiré à 60,000 exemplaires et adressé à toutes les autorités par ordre de la Convention. Puisse-t-il atténuer dans votre esprit l'impression de mes erreurs passées que je déplore chaque jour. »

Ainsi que je le disais en commençant ce travail, j'ai pensé qu'il serait intéressant de laisser dans nos Mémoires la trace et le souvenir de personnalités et d'objets ayant, dans le département de la Marne, éveillé depuis 80 ans la curiosité et l'intérêt qui s'attachent aux épaves d'une époque troublée et à l'un des épisodes les plus sombres de notre histoire.

AUGUSTE NICAISE.


DE LOUBANGHI AU LAC TCHAD

CRAMPEL — BISCARRAT — DUC D'UZES

Lorsque les journaux nous apportent la nouvelle et le récit de la mort des courageux explorateurs tombés sur le Continent noir en allant chercher la part d'influence et de profits que la France veut et doit y conquérir, nous nous demandons parfois si ce triste et déplorable tribut payé au minotaure africain, mérite d'aussi précieuses et nombreuses existences.

Depuis trois années surtout les efforts des explorateurs se sont portés sur cet espace, encore inconnu, qui sépare. l'Oubanghi, un des affluents du Congo, du lac Tchad, qui est aujourd'hui, depuis de récentes conventions entre la France, l'Angleterre, l'Allemagne et la Belgique, en quelque sorte le centre et le point de partage, à la fois, du grand empire colonial de l'Afrique centrale.

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Mais, pour occuper les vastes territoires qui lui ont été nominativement concédés par ces conventions, chacune des nations intéressées veut arriver la première au lac Tchad pour y établir sûrement, dans les limites attribuées la part de terrain, d'autorité et de bénéfices qui lui revient.

Nous assistons donc depuis trois années, en spectateurs intéressés et souvent émus, à cette course périlleuse qui entraîne nos explorateurs vers cette terre donnée, mais non conquise.

La marche en avant de l'Oubanghi au Tchad, commencée en 1890, n'avait guère tout d'abord d'autre but que de démontrer que de nos possessions du Congo nous pouvions aller au Soudan central et prendre ce dernier pour étape entre l'Oubanghi, et ce mystérieux Tombouctou, que nous venons de conquérir, et les possessions françaises de l'Algérie.

Mais, depuis lors, l'objectif des missions, qui ont marché vers le Tchad s'est agrandi et élevé, car les influences belge, anglaise, allemande menacent de nous y faire une concurrence de nature à ruiner nos espérances et les bénéfices des conventions. Aussi les missions Crampel, Dybowski, Liotard, Mizon, Maistre, Monteil, Pommeyrac et celle du duc d'Uzès ont-elles eu pour but de constituer une occupation définitive en procédant pacifiquement, s'il était possible, par voie d'extension lente mais sûre, et de traités passés avec les chefs indigènes, qui considèrent comme leur étant étrangères les conventions des puissances européennes.

Après l'Oubanghi, le Chari, la Kémo, sont des jalons choisis pour atteindre le bassin du Tchad, dont les territoires riverains se rattachent à travers un immense espace au bassin méditerranéen.

L'Angleterre et l'Allemagne se sont, par une convention spéciale à elles deux, partagé le Soudan central en prenant pour base et limite la rivière Bénoué, un des grands affluents


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du Niger dans la région du Tchad. Ces deux puissances marchent donc vers le grand lac.

L'Allemagne se contentera sans doute provisoirement d'une part modeste et laissera l'Angleterre s'étendre des sources du Nil au Niger et de là à la côte de l'Océan indien. Le Congo français verrait ainsi barrée la route du Tchad et le projet du chemin de fer transsaharien annihilé sans retour.

C'est à cette patriotique besogne que se sont voués les explorateurs dont le pays déplore la perte; Crampel et Biscarrat, massacrés par les traitants arabes, Pommeyrac, tué par les naturels du haut Oubanghi, et enfin ce jeune duc d'Uzès, tué par le climat et l'eau de l'Oubanghi, chargée de filaires, longs vers à peine visibles et qui donnent une dyssenterie le plus souvent mortelle.

Nous, Société d'agriculture du département de la Marne, nous devons donner à cette victime un large et tout spécial tribut de regrets, parce que le due d'Uzès était, par sa mère, de la grande famille champenoise.

Le duc Jacques d'Uzès s'était arraché, il y a plus d'une année, aux agréments et aux plaisirs d'une vie de richesse et de bonheur pour aller courir les hasards des missions glorieuses sur le Continent noir. Elle a sans doute de terribles attractions, cette Afrique aux profondeurs mystérieuses. Il voulait prouver qu'il était homme de coeur et de courage, et mettre au service de son pays ses qualités, son nom et sa fortune. Les conquêtes des expéditions lointaines le tentaient.

Ajouter un lambeau du Continent noir au patrimoine de la France méritait bien les longues marches sous le soleil brûlant, les veilles, la nuit, dans la brousse, quand menacent les bêtes fauves ou le noir anthropophage, la faim, la soif, la lutte un contre cent, où triomphent pourtant le courage, l'adresse, la discipline et les armes perfectionnées


— 180 — de l'Européen ; vivre ainsi de longs mois perdu dans la forêt sombre, séparé de tous ceux qui nous aiment, livré aux hasards de l'inconnu, ayant tout pour ennemi, l'air, l'eau, l'homme, le climat, les bêtes fauves, la nature tout entière.

Voilà ce que rêvait sans doute le jeune duc d'Uzès ; c'est pour cela qu'il a quitté la vie facile et douce, la sollicitude et les caresses maternelles ; c'est pour cela qu'il est allé mourir sur la terre portugaise, dans l'Afrique lointaine, les regards tournés vers la France, vers ceux qui le chérissaient et qu'il ne devait plus revoir.

Je ne sais quelle épitaphe on gravera sur son tombeau. Mais celui qui va y reposer mérite bien qu'on y inscrive cette belle devise, que la piété nationale grave sur les monuments élevés à la mémoire de ceux qui sont morts pour la France :

Courage — Honneur — Patrie.

AUGUSTE NICAISE.


AUGUSTE NICAISE

LE

PANTHÉON INDIEN

DU MUSÉE DE CHALONS-SUR-MARNE

Mémoire lu au Congrès des Sociétés savantes à la Sorbonne en 1893

Le mémoire sur le Panthéon indien, donné par M. Lamairesse, ancien ingénieur en chef des établissements français dans l'Inde, au Musée de la ville de Châlons-surMarne, répond à la question N° 4 du programme du Congrès des Sociétés savantes à la Sorbonne, pour 1893. Cette question est ainsi formulée :

« Signaler les objets antiques conservés dans les Musées « de province et qui sont d'origine étrangère à la région où « ces Musées se trouvent.

« Par suite de dons ou de legs, bon nombre de Musées de « province se sont enrichis d'objets qu'on est souvent fort « étonné de rencontrer. Dans nos villes maritimes, en par" ticulier, il n'est pas rare que des officiers de marine ou


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a voyageurs aient donné au Musée de la localité des anti« quités parfois fort curieuses qu'ils avaient recueillies en

« Italie, en Crimée, en Orient

« Ces objets, isolés au milieu des collections d'origine « locale, échappent bien souvent à l'attention des érudits « qui auraient intérêt à les connaître. Ce sont surtout ces « objets isolés qu'il est utile de signaler avec dessins à « l'appui, et en fournissant tous les renseignements possi« bles sur leur provenance et sur les circonstances qui les « ont fait entrer dans les collections où on les conserve « actuellement. »

Le Panthéon indien appartenant au Musée de la ville de Châlons-sur-Marne et qui fait le sujet de cette communication, a été donné à sa ville natale par M. Lamairesse, ancien ingénieur en chef des établissements français dans l'Inde.

M. Lamairesse a mis à profit son long séjour dans l'Inde française pour se livrer à de profondes études sur l'Inde ancienne et moderne, sur l'archéologie, l'ethnographie et les religions de cette contrée.

Une partie de ces savantes études ont été publiées dans deux volumes intitulés : l'Inde avant le Boudha et l'Inde après le Boudha.

M. Lamairesse a, en outre, fait paraître une traduction du Kama-Soutra. — Règles de l'amour de Vassyayana, morale des Brahmanes.

Voici dans quelles circonstances les statues des dieux de l'Inde, données par M. Lamairesse à la ville de Châlons-surMarne, ont été recherchées et découvertes.

Lorsque M. Lamairesse eut amené à Pondichéry les eaux de la source de Moutrépaléon, il eut l'idée de décorer les points d'arrivée de ces eaux dans la ville blanche et dans la ville noire (deux villes juxtaposées) avec des colonnes indiennes de grande dimension provenant du palais de Dupleix, le grand conquérant français dans l'Inde; et la


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fontaine de la ville noire particulièrement avec des statues indiennes.

Les habitants des campagnes, dont il administrait les irrigations, consentirent à lui laisser enlever des statues profanées qui se trouvaient éparses sur les digues des étangs, sacrés jadis, la plupart enterrées dans ces digues, d'autres presque à fleur du sol.

Ces statues appartenaient à des pagodes souillées et ruinées par les musulmans pendant les luttes qu'ils ont livrées dans l'Inde.

Il existe entre Pondichéry et Madras, c'est-à-dire au Nord de Pondichéry des temples boudhiques en ruines, les statues découvertes autour de Pondichéry proviennent sans doute de pagodes boudhiques, appartenant à la civilisation indienne et exécutées pendant la période boudhique, c'està-dire du IIIe siècle avant notre ère jusqu'au XVe siècle après Jésus-Christ, dans cette région.

Une partie de ces statues proviennent de l'Etat de Karikal, situé au Sud de celui de Pondichéry. Elles ont été trouvées dans les pagodes en ruines des villages devenus chrétiens, ou près de ces pagodes.

Toutes ces statues appartiennent à cette période que M. Lamairesse appelle Brahmanico-Boudhiste, c'est-à-dire Boudhisme et non Brahmanisme pendant l'ère chrétienne.

Parmi ces statues, une grande représentation de Boudha est à Bordeaux ; plusieurs autres figurent au Musée des Colonies à Paris.

Examinons maintenant rapidement les statues appartenant au Musée de Châlons-sur-Marne, en assignant à chacune d'elles son rôle dans la théogonie boudhique-néobramanique.

BOUDHA

Lorsqu'on connaît l'antagonisme qui a existé entre les Boudhistes et les Brahmanes, on pourrait être surpris de


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voir la statue de Boudha trônant dans son immobilité hiératique au milieu des dieux du Brahmanisme.

En effet, pour les sectateurs de Brahma, les Boudhistes sont des hérétiques parce qu'ils ont simplifié le culte, vulgarisé la science et fait accorder la théorie avec la pratique.

A son apparition dans l'Inde, du VIe au IXe siècle avant notre ère, le Boudhisme a été persécuté par les Brahmanes. Il a néanmoins triomphé et marqué de son empreinte l'évolution du Brahmanisme, qui a fini par lui emprunter de nombreuses croyances pratiques.

C'est à cette influence qu'est due, dans le Brahmanisme, la doctrine de la transmigration, qui a engendré le respect pour la vie des animaux.

L'existence du Boudhisme dans l'Inde a été révélée par de nombreuses inscriptions, dont quelques-unes datent dû IIIe siècle avant notre ère.

Le Boudha méditant, placé à Châlons-sur-Marne au milieu des autres dieux du Panthéon indien, réalise assez bien, dans sa rigidité de granit, l'idéal de la beauté physique qu'en ont fait les sectateurs, et dont voici les principaux caractères :

Une protubérance au sommet de la tête ; elle est même visible sur la photographie de dimension très réduite qui reproduit l'ensemble de ce Panthéon.

Des yeux allongés et souriants ; les épaules arrondies, les bras longs, les doigts effilés.

Boudha est assis, les jambes repliées et croisées, les mains ouvertes et placées l'une dans l'autre sur la jambe droite.

BRAHMA

Brahma est le créateur, la puissance active. Il lutte contre les puissances qui détruisent. Il veille sur la préser-


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vation des choses créées ; avec Wichnou et Siva, il forme la Trinité

Ses incarnations sont nombreuses. Il est représenté assis avec dix bras et cinq têtes, la jambe gauche repliée.

De la main gauche antérieure il retient un lien passé dans le bec d'un paon placé en avant de lui, à ses pieds.

SARAVASTI (FEMME DE BRAHMA)

Dans la religion Brahmanique, la puissance se manifeste surtout dans la nature par la dualité des sexes. On attribue à chaque personne de la Trinité Brahmanique, composée de Brahma, Vichnou et Siva, une énergie femelle, dont on a fait une épouse.

C'est ainsi que Saravasti, mère des sciences et des lettres, est devenue l'épouse de Brahma.

Elle possède quatre bras.

Des deux bras antérieurs, l'un bénit, l'autre rassure les indécis ou les timorés. Les deux bras postérieurs, levés jusqu'au coude, portent un attribut.

VICHNOU

Un des dieux de la Triade, conservateur et protecteur ; célèbre par ses nombreuses incarnations ou avatars.

Il intervient sous une forme différente partout où l'humanité souffre et où la création est en péril. Il partage, sous ce rapport, le rôle de Brahma.

Il est représenté debout muni de quatre bras.

L'une de ses mains bénit, une autre rassure.

Derrière lui, un paon à tête de bélier.

Sa femme, son énergie femelle, est la déesse Lackmi, non représentée dans le Panthéon du Musée de Châlons, Lackmi, déesse de la prospérité.


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SIVA

Encore un des dieux de la Trinité brahmanique.

Il est bien partagé comme nombre d'épouses.

Il a entre autres Yoni, déesse de la fécondité.

Kali, déesse de la vengeance.

Uma, la beauté provocatrice, qu'on retrouve toutes trois représentées sur un bas-relief.

Siva est un dieu terrible et destructeur. Il tient de la main droite antérieure une hache. Il est muni de quatre bras. La seconde main est posée sur une biche. De la troisième, il bénit, de la quatrième il rassure les craintifs.

Siva est souvent représenté monté sur un taureau, dont la série châlonnaise possède deux représentations non montées par le dieu. C'est le boeuf Nandy, ainsi nommé par les sectateurs de Siva.

C'est le taureau à bosse, à cornes rudimentaires.

PARVATI (FEMME DE SIVA.)

La figure 3 représente une autre femme de Siva, Parvati.

Créatrice et préservatrice, elle préside aux enfantements et à la magie. Siva habite avec sa femme, Parvati, le Kaïlaca, paradis des dévots, situé sur le mont Niérou, un des plus hauts sommets de l'Hymalaya.

Parvati est représentée debout, le bras droit levé et portant la fleur de Lotus.

KRISHNA

Son nom veut dire noir. Physionomie accentuée des basses castes. Dieu du sensualisme et de la volupté, très répandu au Bengale.


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Dans le Panthéon châlonnais, Krishna est représenté d'abord par une statue d'une grande dimension, le montrant assis, la jambe gauche repliée, le bras gauche tombant le long du corps.

Il tient de la main droite une hache, dont le fer est placé sur son épaule.

Il est reproduit encore par deux petites statues. Dans l'une, il est muni de quatre bras. De ses deux bras antérieurs, l'un rassure, l'autre bénit.

L'autre statue possède deux bras seulement.

Nous retrouvons encore, dans cet ensemble, Siva, représenté en bas-relief sur une même pierre entre deux de ses femmes.

Il est assis, la jambe gauche repliée ; de la main droite il tient une hache. Des deux épouses, l'une a la jambe droite et l'autre la gauche repliées. L'une tient le lotus sacré de la droite et l'autre de la main gauche. Cette alternance du mouvement des jambes et des bras donne au groupe une pondération habilement mise en oeuvre par le sculpteur.

POULÉAR OU GANÉSA

Dieu du ventre. La série châlonnaise en possède trois exemplaires. Dieu très répandu et qui compte de nombreux adorateurs. Il représente la sagesse, la création satisfaite de son oeuvre, l'assoupissement et l'oubli dans la satisfaction des sens

Pouléar est représenté accroupi avec le ventre proéminent, surmonté d'une tête demi humaine et éléphantine, dont la trompe s'étale sur le ventre qui, par sa masse, domine l'ensemble.

La trompe de l'éléphant est le symbole de l'industrie ; le gros ventre est le signe de l'opulence.


— 188 — AGNI

Le dieu du Feu, cher aux Aryens. L'Ignis des Latins.

Il représente le feu aussi bien allumé par la foudre que par la main humaine. Le feu, source de fécondité, l'être vivifiant qui anime et fait resplendir la création, le père de la lumière, qui est elle-même une source de vie et la fête des yeux.

Il n'y a pas de sacrifice sans Agni ; tous les peuples aryens ont placé le feu sur leurs autels.

Statue debout.

SOURIA (LE SOLEIL.)

Le précurseur de l'Hélios grec. Le dieu qui, pour éclairer et vivifier le monde, emprunte à Agni le feu qui féconde et fait briller la création. Il complète dans le Panthéon du Musée de Châlons-sur-Marne l'ensemble des forces vives que représentent les dieux et déesses qui la composent.

PIERRE DU SACRIFICE

Portant sur sa base carrée, une sorte de dôme ou coupole qui montre en saillie l'empreinte de deux pieds. Sont-ce les deux pieds de Brahma, comme dans l'île de Ceylan, au sommet du Pic d'Adam, où l'on montre encore l'empreinte d'un pied divin.

Il n'y a pas de sacrifice sans Agni. Aussi la pierre du sacrifice figure-t-elle à côté de la statue d'Agni.

ANOUA

Anoua, pénitent singe, l'être déchu, le silencieux dans la contemplation du monde créé, qui joue dans la théogonie


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le rôle silencieux et sournois du vieux Sylvain, le dieu Chtonien, le solitaire des forêts de l'antiquité latine.

Statue debout, les mains relevées et jointes par la paume, au bas de la poitrine, dans l'attitude de la méditation et de la prière.

Tel est dans la théogonie brahmanico-boudhique, le rôle des divinités, qui forment ce que nous appelons le Panthéon châlonnais.

A l'exception de Paris, où quelques musées, et notamment le musée Guimet, offrent à l'étude des monuments de ce genre, il est sans doute, en France, bien peu de villes qui possèdent un pareil ensemble de ces dieux de granit. Dans leur immobilité hiératique, ils rappellent à l'histoire, à l'ethnographie de nombreux souvenirs. Ils réveillent les pages émues et colorées que Méry leur a consacrées dans son beau roman la Guerre du Nizam, dans lequel, par une merveilleuse intuition, il a, sous le soleil de la Provence, entrevu et décrit l'Inde des Taugs, des jungles et des tigres, l'Inde des bayadères, des dieux de granit, des temples profonds et sombres où s'accomplissent dans la nuit les sanglants mystères de la déesse Kali.

AUGUSTE NICAISE.



NOTICE

HISTORIQUE ET ARCHÉOLOGIQUE

SUR

L'ÉGLISE DE DORMANS

( Mémoire couronné par la Société )

Comme le titre l'indique, cette notice ne fera mention que de ce qui a rapport à l'architecture du monument et aux objets d'art que l'on y rencontre.

Pour la partie historique, nous renvoyons le lecteur à la Semaine religieuse du 30 janvier 1886 ; il y trouvera de très intéressants détails sur la famille des de Dormans. Cette famille est éteinte, mais on admire encore son antique manoir flanqué de deux tourelles féodales portant machicoulis. Ces tourelles, ainsi que les parties basses du corpsde-logis remontent au XIVe siècle. C'est Monsieur et Madame Le Conte-Galice, familles si honorablement connues à Châlons et à Epernay, qui habitent maintenant cette vénérable demeure après l'avoir sauvée d'une ruine imminente.


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I Extérieur.

L'ensemble de l'église de Dormans se compose d'une nef centrale terminée par un sanctuaire rectangulaire et surmontée d'un clocher placé sur le choeur — d'un transept à double travée — et de deux nefs latérales qui se prolongent à l'Est au-delà des bras pour former les chapelles, et à l'Ouest jusqu'au nu de l'ancienne tour pour former les sacristies.

Le clocher est la partie la plus intéressante de l'édifice. Au témoignage de l'architecte restaurateur, M. Selmersheim, il eut suffi pour faire classer le monument par les BeauxArts. C'est une tour rectangulaire, les côtés Est et Ouest sont sensiblement plus longs que les deux autres. Chaque face est percée de trois baies très allongées et ornées de colonnettes finement moulurées. Une archivolte reposant sur des modillons en forme de têtes encadre chacune des ogives. Le tout est terminé par quatre pignons d'inégales hauteurs. Les pignons du levant et du couchant, plus larges et plus élancés que les deux autres, sont élégis par trois baies simplement chanfrénées, tandis que ceux du nord et du sud n'ont qu'une ouverture. Tout cet ensemble, quoique très simple, est d'un effet saisissant, surtout du haut des collines de Dormans.

Malgré les apparences qui, à première vue, feraient classer ce clocher parmi les monuments construits au commencement du XIIIe siècle, M. Selmersheim affirme qu'il est du commencement du XIVe. En cela il était d'accord avec Violet-le-Duc qui, parlant de cette forme de clocher, très commune aux XIIe et XIIIe siècles, ajoute que, sur les bords de la Marne, et notamment à Dormans, on continuait


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de bâtir des clochers dans ces données jusqu'au commencement du XIVe siècle.

A une époque mal déterminée, probablement vers la fin du dix-septième siècle, trouvant sans doute que les baies ouvertes jusqu'au niveau des toitures constituaient un danger pour les voûtes, un architecte les remplit de murets sur une hauteur de 1m80 environ ; mais en ayant soin de ne pas engager les colonnettes dans la maçonnerie. Sans doute que le restaurateur a obéi à la même préoccupation en les conservant. D'ailleurs l'effet produit est très bon.

Avant les récentes restaurations, les quatre pignons étaient égaux en hauteur malgré la différence notable de largeur. Cette anomalie avait frappé M. Viollet-Leduc qui, dans son dictionnaire d'architecture, reconstitue le clocher tel qu'il avait dû être primitivement. M. Selmersheim, d'accord avec ce puissant observateur, a donc bien fait de rendre au clocher de Dormans son aspect des premiers jours.

Autrefois, c'est-à-dire depuis l'époque de la fondation de l'église, dont les parties les plus anciennes paraissent remonter aux premières annés du onzième siècle, jusqu'au commencement du quatorzième siècle, le clocher était en avant de la nef principale. Pour le reconstituer idéalement dans son état premier, il faut faire abstraction des sacristies ainsi que des murs qui remplissent les grandes baies qui formaient sous la tour un porche ouvert sur trois côtés.

Une vieille gravure conservée au château de Dormans représente une vue de la ville et de l'église avec son vieux clocher placé sur la tour en question. Du reste, on voit encore parfaitement bien la base de l'étage inférieur qui émerge au-dessus des toitures de la grande nef. Ces constructions, ainsi que les trois travées de la nef centrale, constituent la partie la plus ancienne de l'église. Comme il a été dit plus haut, nous croyons pouvoir leur assigner comme date approximative les premières années du onzième siècle.

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Le portail a été reporté sous l'arcade occidentale de cette ancienne tour à une époque qu'il est difficile de déterminer, vu l'absence totale de caractères architectoriques. Il est probable que ces travaux ont été exécutés au XVIe siècle, au moment où l'on a construit les nefs latérales et les sacristies qui ont leur entrée sous la tour en question.

La tourelle qui renferme l'escalier du clocher actuel mérite aussi d'être signalée avant de pénétrer dans l'intérieur. Elle est adossée au transept nord, et contrebute l'arc doubleau qui sépare les deux travées de ce transept. Elle est de forme octogonale ; la flèche qui la recouvre est toute en pierre. A mi-hauteur des murs se trouve une arcature aveugle posée en ressaut sur des modilions en forme de tôles. Les colonnettes sont posées en délit : l'effet est très pittoresque, comme le clocher qu'elle dessert, et malgré les mêmes apparences, cette tourelle est une adjonction du XIVe siècle.

II

Intérieur.

La vieille tour occidentale formant en quelque sorte vestibule entre les sacristies à l'entrée de la nef, possède encore sa voûte en berceau, qui date de la fondation de l'église.

La nef, jusqu'au transept exclusivement, est de la même époque que la vieille tour. Chose assez rare sans doute à cette époque dans les édifices romans de nos contrées, les arcades latérales sont d'une dimension énorme ; elles sont exactement aussi larges que la nef. D'axe en axe, la nef mesure 6m80 de largeur.

Les piliers sont de la plus grande simplicité : un massif carré dont les angles sont abattus en chanfrein. Ces piliers


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ont 4m50 de hauteur, sur un mètre de face. La hauteur totale de la nef, jusqu'à la naissance du plafond, est de dix mètres.

Les bas-côtés ont été reconstruits au XVIe siècle. Sans doute que dès cette époque, l'église de, Dormans était trop restreinte pour la population, car l'architecte leur a donné une largeur démesurée. Celui du nord a 4m80 entre murs ; celui du sud à 3m50. Il est évident que si l'on ramenait les bas-côtés aux proportions d'un simple déambulatoire de deux mètres cinquante centimètres, comme il a dû être au onzième siècle, le plan serait plus régulier, mais l'espace serait insuffisant pour une population de près de trois mille habitants.

La première travée du transept est d'une époque un peu moins ancienne que la nef : mais c'est encore la lourdeur et la majesté imposante des constructions romanes. L'arc formant entrée du transept repose sur deux colonnes engagées dans un pilastre adossé à la pile principale. L'ogive commence à poindre ainsi que dans les arcs latéraux de cette même travée.

Une voûte en berceau, reposant sur une corniche moulurée, couronne cette partie du transept. Quelques feuilles d'eau à peine ébauchées composent toute l'ornementation des chapiteaux. L'ensemble de ces différents caractères nous autorise à reporter la date de cette partie de l'édifice aux premières années du douzième siècle.

La deuxième travée du transept, celle qui porte le clocher nous fait assister à une transition évidente aux yeux les moins exercés. A partir des colonnettes dont nous venons de parier, le reste de l'église porte tous les caractères du style ogival au moment précis où il s'est débarrassé de toutes les formes romanes. Au lieu des masses énormes qui forment les piliers des transepts dans les édifices du style roman, nous voici en présence de ces faisceaux de fines colonnettes ayant chacune leur fonction bien déterminée.


— 196 - Chaque nervure de la voûte et des arcs ayant pour point d'appui un fût d'un diamètre à peu près égal, il en résulte que l'oeil est conduit sans effort de la base au sommet de l'édifice; et bien que nous n'ayons guère que dix mètres sous voûte, on a l'illusion d'une nef beaucoup plus élevée. Généralement, ces sortes de piliers sont cantonnés par quatre colonnes plus fortes qui reçoivent la première assise des arcs doubleaux. A Dormans, ces fûts, d'un diamètre plus considérable, sont remplacés par deux gracieuses colonnettes qui semblent se poursuivre au-dessus des chapiteaux dans les moulures des arcs. L'architecte a obtenu par ce moyen un maximum de grâce, tout en laissant aux piliers une résistance suffisante, résistance assurée d'ailleurs par la dûreté des matériaux employés.

Toute cette partie du transept est ornée d'une magnifique arcature qui se poursuit tout autour des chapelles et du sanctuaire.

Disons tout de suite, pour ne plus y revenir, que tout le reste de l'église, c'est-à-dire les chapelles et les deux travées du sanctuaire, est de la même époque que la travée portant le clocher. M. Selmersheim cantonne cette date entre les années 1230 et 1260. Il faut en excepter cependant certaines parties de l'ornementation dont nous parlerons à mesure que nous les rencontrerons.

Les fenêtres du transept sont de la même époque que la construction, sauf celle de la première travée côté sud, qui est du seizième siècle, époque de la reconstruction des bas-côtés.

Le sanctuaire est rectangulaire. Il se compose de deux travées à peu près égales. La première est ouverte de chaque côté sur les chapelles par deux ogives richement moulurées. La dernière travée, celle du chevet proprement dit, peutêtre citée comme un modèle parfait de la plus belle époque ogivale. Les colonnettes recevant chaque nervure de la voûte, l'arcature qui meuble si bien la partie inférieure des


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murs, la fenêtre géminée avec son archivolte et ses points d'appui si gracieux, tout cela est bien calculé, tout cela est rationnel. Pas un membre inutile, rien à retrancher sans nuire à l'effet, mais aussi rien à ajouter sans tomber dans l'affectation. Bref, cette travée est un idéal.

Signalons une particularité qui, sans doute, se rencontre très rarement. Les colonnes sur lesquelles viennent se reposer toutes les nervures de la voûte forment un ressaut assez prononcé un peu avant d'arriver à la hauteur des chapiteaux. Ce ressaut est à angle droit, et pour en dissimuler la raideur, l'architecte les a fait tailler en forme de tètes avec un cou assez allongé. Ce n'était pas là un simple caprice de sa part : par ce moyen, il éloignait du mur la poussée de l'arc doubleau et de la voûte; ce qui,.en rétrécissant la voûte, lui donnait plus d'élancement. Ainsi elle se trouve ramenée au même plan que la voûte du transept.

La grande fenêtre à quatre baies qui forme le fond du sanctuaire est évidemment d'une époque postérieure à la construction de cette partie de l'édifice. Comme tous les sanctuaires rectangulaires bâtis à la même date ou à une date antérieure, le sanctuaire de Dormans a dû être terminé par une fenêtre à trois baies, la baie centrale étant plus haute et plus large. Cette disposition se retrouve notamment dans le sanctuaire Saint-Jean de Châlons, qui est de la même époque. Un bon nombre d'églises rurales sont terminées de même ; citons seulement Ecury-sur-Coole, Vesigneul-sur-Coole, Saint-Jean-sur-Moivre. Peu de temps après la construction du sanctuaire de Dormans, les architectes de la Champagne et de l'Ile-de-France commencèrent à orner les églises de ces grandes fenêtres à trois et quatre baies enchâssées dans une grande ogive qui envahit tout l'espace libre entre les colonnes. Une fenêtre semblable fut construite à Dormans pour remplacer les trois baies primitives. C'est celle que l'on voit aujourd'hui. L'architecte restaurateur la fait dater, comme le clocher et la tourelle.


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des premières années du XIVe siècle. On voit très bien, au dehors surtout, que la fenêtre actuelle est un remaniement postérieur à la fondation de l'édifice.

Les deux belles fenêtres géminées qui sont percées dans les murs goutterots sont de l'époque même de la construction.

Les chapelles sont carrées comme le sanctuaire ; leurs caractères architectoniques sont également les mêmes. Dans la chapelle du Nord, il n'y a eu aucun remaniement postérieur, sauf les restaurations récentes dont il sera parlé plus bas. La fenêtre du fond est géminée : disposition très avantageuse pour le placement d'une statue.

Dans la chapelle du Sud, la fenêtre du fond a été reconstruite à la même époque que celle du sanctuaire, peut-être même un peu plus tard. En effet, outre que les roses du tympan sont redentées en forme de feuilles de trèfle comme dans le sanctuaire, le sommet des ogives l'est également, ce qui n'existe pas dans la grande fenêtre précitée. Ce nouvel ornement n'ayant été adopté qu'un peu plus tard, il est permis de conclure que cette fenêtre est de quelques années postérieure à celle du sanctuaire.

Ces redents qui ornent l'intérieur des rosaces et le sommet des ogives ne sont pas un simple caprice d'imagination. Les architectes avaient remarqué que des ruptures se produisaient au moindre tassement dans ces sortes d'ouvertures : de là ces étrésillons en pierre dont l'habileté des architectes du moyen-âge a su faire un gracieux ornement.

III

Vitraux, sculptures, mosaïques.

Le restaurateur de l'église de Dormans a voulu que les vitraux fussent en rapport avec l'édifice. Actuellement, le sanctuaire, la chapelle de la sainte Vierge (nord) et le


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transept nord sont enrichis de superbes vitraux archaïques. C'est M. Didron, de Paris, bien connu dans nos contrées par les oeuvres de premier ordre qu'il a placées dans NotreDame de Châlons, qui a été chargé du travail. Il faut reconnaître que l'artiste n'a pas été inférieur à lui-même. La grande fenêtre du sanctuaire est consacrée à JésusChrist annoncé sous la loi naturelle — figuré sous la loi écrite — et enfin donné sous la loi de grâce.

Dans le bas sont quatre tableaux qui résument la religion primitive : 1° Dieu promettant le Sauveur à nos premiers parents avant de les chasser du Paradis terrestre ; 2° Abel offrant à Dieu un sacrifice qui est agréé ; image de JésusChrist s'offrant en sacrifice à Dieu son Père qui l'a pour agréable ; 3° Melchisedech, offrant le pain et le vin, image dn Sacrifice de la messe où le pain et le vin sont la matière dû sacrifice ; 4° Abraham, s'apprêtant à immoler son fils, image de Dieu qui aime les hommes jusqu'au point de leur livrer son fils unique pour être immolé.

A mi-hauteur des baies, quatre autres tableaux font passer sous les yeux des fidèles les principaux événements de la loi mosaïque, ou loi écrite :

1° Le passage de l'ange du Seigneur la nuit de la première Pâque juive, image de Jésus-Christ épargnant au jour du jugement les âmes marquées du signe sacré de la Rédemption ;

2° La grappe de raisin rapportée de la Terre Promise, figure de l'Eucharistie ;

3° Le serpent d'airain, élevé par Moïse dans le désert et guérissant par sa seule vue ceux qui étaient blessés par les morsures de feu des serpents, image de Jésus-Christ élevé sur la croix et guérissant tous ceux que le péché a meurtris, pourvu qu'ils jettent sur la croix un regard d'amour et de confiance :

4° Le rocher d'Horeb laissant jaillir de ses flancs, sous le coup de la verge de Moïse, une eau miraculeuse où tous


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les Hébreux viennent se rafraîchir; figure saisissante de Jésus-Christ frappé de verges et laissant ruisseler sur la terre ce sang précieux dont les mérites infinis suffiront jusqu'à la fin des temps et au-delà à purifier et désaltérer les âmes assoifées de pénitence et de justice.

Enfin, le sommet des baies est couronné par la loi Evangélique dans laquelle Jésus-Christ nous est donné.

Deux tableaux représentent Jésus-Christ se donnant expressément à nous ; une première fois dans l'Institution de la divine Eucharistie ; une deuxième fois dans cette cène ineffable à laquelle les disciples d'Emmaüs ont donné leur nom.

Deux autres tableaux nous font comprendre que la Loi nouvelle est surtout une loi d'amour et de miséricorde. Le premier est le Retour de l'enfant prodigue « sic Deus dilexit mundum » ; le deuxième représente le Bon Samaritain, c'est-à-dire Notre Seigneur pansant les blessures de l'humanité, « Misereor super turbam. »

Poursuivons notre étude des vitraux.

La fenêtre géminée au fond de la chapelle nord, est consacrée à la sainte Vierge.

D'un côté, trois petites scènes figuratives de la vie de la sainte Mère du Christ : 1° Eve, mère des vivants, figure de la nouvelle Eve, mère des chrétiens et surtout des élus qui sont les vrais vivants ; 2° Ruth, l'esclave élevée à la dignité d'épouse de l'un des ancêtres de Notre Seigneur, figure de la Vierge, simple créature élevée à la dignité incomparable d'Epouse de l'Esprit-Saint. Ruth est plus qu'une simple figure de la Vierge, elle est aussi du nombre de ses ancêtres; 3° Esther épouse d'Assuerus et libératrice de son peuple qui allait être victime de la jalousie féroce d'Aman, figure de la Vierge, libératrice du genre humain, victime de l'idolâtrie et du démon, devenu son maître absolu.

Dans la deuxième baie se déroule un sommaire de la dévotion à Marie. Un premier tableau nous montre les


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Druides à genoux devant la statue de Notre-Dame de Chartres, statue qui porte l'inscription connue de tous : « Virgini parituroe Druides. » A la Vierge qui doit enfanter, les Druides offrent leurs hommages.

Une deuxième scène nous fait assister à l'un des pèlerinages les plus connus de la France catholique et de notre région en particulier, le pèlerinage de Notre-Dame de Liesse.

Enfin, dans une troisième scène, nous voyons saint Dominique recevant le Rosaire des mains de la sainte Vierge. Tout le monde sait que cet illustre saint est l'auteur de cette forme de dévotion, devenue si populaire dans tout l'univers catholique, la dévotion du Rosaire.

Dans la fenêtre du transept nord, deuxième travée, on voit un emblême de la sainte Vierge. « Lilium inter spinas, le lys entre les épines, » se détachant en couleur sur un fond de grisailles. C'est la représentation allégorique de NotreDame de l'Epine apparaissant au milieu d'un buisson d'épines qui resplendissait comme le buisson ardent vu par Moïse dans le désert de Sin.

Le vitrail suivant— transept nord première partie — est consacré au fait même de l'apparition arrivée en 1400. Le fond de ce vitrail est en grisailles avec filets coloriés. Le sujet est en camaïeu, et la bordure est un rinceau de couleur plus foncée formé d'une branche d'églantine.

M. le Curé espère pouvoir très prochainement garnir de vitraux de même style la fenêtre de la chapelle sud, et un peu plus tard celle du transept sud.

Les vitraux de la chapelle sud reproduiront les différentes scènes de la vie de saint Hippolyte, patron de l'église.

On ne saurait trop redire que ces vitraux sont des oeuvres d'art. S'inspirant de la méthode des imagiers du moyen-âge, l'auteur a su qu'il faisait un vitrail et non un tableau. A première vue, et surtout quand on les voit de près, ces vitraux plaisent moins que les modernes ; mais il ne faut


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pas oublier deux choses : la première, c'est qu'ordinairement les vitraux ne sont vus qu'à distance et souvent même à une assez grande distance; la deuxième, c'est qu'ils doivent tamiser et non intercepter la lumière. Or, les vitraux archaïques vus à quelques mètres et surtout à une grande distance, produisent un effet que les modernes ne donneront jamais. Avec les premiers, il s'établit comme une fusion harmonieuse et brillante de toutes les couleurs qui entrent dans leur composition, tandis que dans les modernes, cette fusion est empêchée par toutes les taches sombres formées par les ombres. Un autre inconvénient à signaler dans les vitraux genre moderne, c'est que ces ombres obscurcissent d'une façon désastreuse l'intérieur de nos églises.

Le pavé en mosaïque, exécuté récemment dans la chapelle de la sainte Vierge, mérite de fixer l'attention. Le dessin en est très simple, mais d'un fort bon effet. Il est formé d'étoiles semées sur un fond blanc qui fait très bien valoir les tons rouges et verts du tapis du milieu. Le pallier de l'autel est en émail bleu avec semis de fleurs de lys d'or héraldiques. — Cette mosaïque, véritable oeuvre d'art, sort de la Maison Facchina, de Paris.

Quant aux sculptures, il n'y en a pas d'autres que celles des chapiteaux. Dans l'église de Dormans, il est facile de constater de visu les rapides progrès que fit la sculpture ornementale du moyen-âge dans l'espace d'un siècle ou un peu plus. Les chapiteaux de l'entrée du choeur sont le produit d'un art qui était perdu alors mais qui cherchait déjà à se ressaisir. Tous les autres chapiteaux du choeur, ainsi que ceux du sanctuaire, des chapelles et des arcatures ont dû être sculptés vers 1260, à part les restaurations dont nous allons parler. Dès cette époque, l'art du sculpteur ornemaniste est arrivé à son apogée dans la Champagne et l'Ile-deFrance. Les deux caractères distinctifs de cette époque sont la netteté et la sobriété. Point de détails inutiles qui engendrent la confusion, mais une entente parfaite du rôle que


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doit remplir dans l'ensemble ce membre d'un même tout. Un chapiteau doit être robuste puisqu'il reçoit le sommier des arcs : c'est aussi un repos pour l'oeil entre la colonne et la nervure qui le surmonte. Et c'est bien cela que l'on retrouve dans les chapiteaux de l'église de Dormans. Les crochets et les feuillages, largement dessinés, arrêtent la vue en accrochant nettement le rayon lumineux, et leur force n'est pas trop amoindrie par un refouillement exagéré.

IV

Restaurations.

Une partie notable de l'église de Dormans a été restaurée sous l'habile direction de M. Selmersheim, architecte des Beaux-Arts. C'est à M. Selmersheim que nous avons emprunté tous les plans que nous avons transcrits.

Les travaux ont été exécutés au moyen de dons particuliers, et ensuite avec les ressources combinées du Ministère des Beaux-Arts, du Conseil de fabrique, du Ministère des Cultes, du Département et des Gens d'église, soucieux de conserver à la postérité un monument qui fait la gloire de la ville.

Le sanctuaire et la chapelle nord ont été restaurés sous le pastorat de M. l'abbé Henry, actuellement archiprêtre de Sainte-Menehould. La chapelle sud, les deux travées du transept et le clocher viennent d'être menés à bonne fin pendant les premières années du pastorat de M. l'abbé Périnet, 1891-1892.

Un des traits principaux de cette restauration, comme de toutes celles qui sont exécutées sous la direction des BeauxArts, c'est le respect scrupuleux des formes et même de l'appareil primitif, de telle sorte qu'en faisant abstraction des matériaux neufs, on a la vue exacte du monument tel


— 204 — qu'il est sorti des mains des premiers constructeurs. Il faut reconnaître que c'est là un mérite spécial aux restaurateurs de notre époque, mérite d'autant plus digne d'éloges qu'il avait été absolument inconnu jusque vers 1850. Dans le moyen-âge lui-même, les architectes qui avaient à terminer un monument, l'achevaient non pas suivant les données de celui qui avait commencé l'édifice, mais selon les données de leur temps. Les rares exceptions que l'on rencontre ne peuvent infirmer cette remarque.

Depuis un demi-siècle environ et grâce à la puissante impulsion donnée par Viollet-Leduc, les architectes ont généralement soin de conserver aux monuments qu'ils sont appelés à restaurer, et aux églises en particulier leur caractère originel, et même de le restituer lorsque des travaux inintelligents l'avaient détruit. C'est ce qui a été fait à Dormans, en particulier pour le clocher dont les pignons ont été rétablis dans la forme primitive, comme nous l'avons fait observer en parlant de l'extérieur de l'église.

Remarquons cependant que l'architecte a conservé certains détails assez importants qui sont des remaniements postérieurs à la fondation de l'édifice. Tels sont les murets du clocher, la fenêtre du sanctuaire, celles de la chapelle et du transept sud. Ces retouches sont plutôt un embellissement qu'une détérioration ; en les conservant, l'architecte a voulu, avec raison, laisser subsister la trace des siècles et des générations qui ont contribué à la magnificence du monument.

Rien n'a manqué dans cette restauration : ni le choix des matériaux, ni l'exécution de la taille des pierres, ni l'habilété du sculpteur.

Les piles du clocher sont refaites en roche de Courville (arrondissement de Reims). Cette pierre est très fine, et très dure, sa force de résistance est énorme. Relativement à la charge considérable qu'elles portent, ces piles sont grêles ;


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mais, vu la qualité des matériaux employés, il n'y a rien à redouter, ni fissures, ni écrasements.

Dans les autres parties qui n'exigent pas une si grande force de résistance, on a employé le banc franc de la Ferté-Milon et le banc royal de Longpont.

Il faut bien dire que les ouvriers ont été à la hauteur de l'entreprise et de son architecte, car la taille des pierres et la moulure ne laissent rien à désirer, ni comme netteté, ni comme finesse d'exécution.

L'habileté du sculpteur a consisté à reproduire les formes antiques avec une exactitude presque méticuleuse. Les deux gros chapiteaux de l'entrée du choeur sont à remarquer à ce point de vue ; celui de gauche est ancien, celui de droite est nouveau ; le second n'est pas la copie du premier, mais le faire est bien le même.

Plusieurs chapiteaux de l'arcature ont été refaits à neuf ; on s'est servi pour cela de la pierre de la Ferté-Milon : la rigidité de cette pierre a permis au sculpteur d'affiner son dessin comme s'il avait travaillé sur le marbre. Il faut approcher de ces ouvrages pour distinguer l'ancien du moderne.

Pour tout résumer en un mot, on peut dire que la restauration de l'église de Dormans est une de ces oeuvres qui méritent de fixer l'attention des connaisseurs, une oeuvre où tout est digne d'éloges sans aucun mélange de critiques.

Appendice.

Il est impossible de terminer cette notice sans signaler l'autel de la Vierge, les ferronneries et la cuve baptismale.

L'autel de la Vierge se compose d'une table reposant sur un tombeau en forme de châsse, dont la face antérieure est ornée de trois colonnettes. Le rétable est formé d'un


— 206 — gradin roman avec un semis de fleurettes sculptées en refouillement. Le tabernacle est plus riche que le reste de l'autel. La porte est en cuivre fondu avec image du Bon Pasteur en relief ; au-dessus de la porte est un tympan orné d'un bouquet de feuillages profondément refouillé ; les colonnettes qui accompagnent la porte supportent une voussure assez profonde qui forme une espèce d'auvent audessus du tabernacle. Le dessin de ce petit ouvrage a été donné par les Beaux-Arts.

L'autel de saint Hippolyte est en préparation ; il reproduira, avec moins de richesse, les formes de l'autel dont nous venons de faire la description sommaire.

Les appuis de communion, qui ferment la chapelle de la Vierge et le sanctuaire, sont des ouvaages de ferronnerie moderne, dessinés par M. Selmersheim dans le style de l'église. Les panneaux sont formés de volutes en fer méplat d'environ six millièmes d'épaisseur rattachées aux montants et aux travers par des rivets. De la traverse inférieure s'élève dans chaque volute un dard terminé latéralement par deux crochets et au sommet par une fleurette ronde en fer frappé à l'étampe. Au droit de chaque emmanchement les traverses sont renforcées par des renflements carrés. Ces grilles sont terminées à leur sommet par une petite galerie composée d'un seul motif se reproduisant dans teute la longueur : c'est un petit dard terminé par une fleurette semblable aux autres et emmanchée dans la traverse médiane par le même procédé que celui du bas.

Ces renflements obtenus par le marteau donnent une valeur considérable au travail.

Ces deux appuis de communion s'harmonisent très bien avec l'édifice : c'est le même style, calme et plein d'ampleur, que nous avons admiré partout ; il n'y a pas un seul ornement inutile.

Les fonts baptismaux, qui sont de l'époque de la nef de l'église, ont été retaillés sous la direction de l'architecte des


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Beaux-Arts. Ils sont en roche très dure. C'est une cuve octogonale pédiculée de 0m87 de diamètre et de 0m97 de hauteur. Les côtés de la cuve se raccordent avec le pied rond par des quarts de sphère. Le couvercle, en cuivre jaune, est un hémisphère surmonté d'une croix. A la base de ce couvercle, l'inscription suivante est gravée en lettres de style : « Qui crediderit et baptisatus fuerit salvus erit. »

19 juillet 1893.

Abbé R. JACQUESSON.



UNE

RÉCEPTION DE MEDECIN

A CHALONS

AU XVIIIe SIECLE

MESSIEURS,

Dans une de vos dernières séances, un de nos collègues nous a fait une fort intéressante communication à propos du discours de réception à l'Académie de Châlons, d'un de nos compatriotes. Les observations fines, les appréciations justes et toujours spirituelles dont M. Redouin a émaillé sa causerie, ont doublé pour vous le charme de la lecture du discours de M. de Parvillez et de la lettre si délicate de la nièce du Chevalier de La Touche.

Suivant la route tracée par notre honorable collègue, mais n'espérant l'égaler ni en finesse ni en esprit, je vais, si vous voulez bien le permettre, vous reporter comme lui, à

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plus d'un siècle en arrière et occuper un instant votre bienveillante attention, en vous donnant lecture d'un discours que j'ai retrouvé dans mes papiers de famille ; il est presque contemporain de celui que M. Redouin vous a fait connaître.

Ce discours fut prononcé le 28 juin 1785. Ce n'est point un discours académique, comme celui de M. de Parvillez, puisqu'il n'a pas été lu en présence d'une Société littéraire ; mais on peut dire cependant qu'il l'est par la forme, par l'élévation des pensées, par l'élégance du style, un peu affecté toutefois selon la mode du temps, enfin par le respect absolu de toutes les règles prescrites par une rhétorique rigoureuse, règles plus observées alors qu'aujourd'hui. On reconnaît à sa lecture l'oeuvre d'un esprit cultivé et érudit, formé par l'étude des auteurs latins et des écrivains français de la grande époque de Louis XIV.

A la fin du siècle dernier, avant de pouvoir exercer son art, le médecin qui venait s'établir dans une ville, devait demander l'enregistrement de son diplôme au baillage royal. C'était l'occasion d'une cérémonie pompeuse à laquelle assistaient les corps constitués et les hauts personnages de la cité. Là, comme pour une réception à une académie, le nouveau venu devait prononcer un discours, pour solliciter l'appui des autorités et la bienveillance du publie.

C'est dans une circonstance de ce genre, que le discours que je me propose de vous faire connaître, a été prononcé par C.-P.-N. Moignon, mon grand-père, alors âgé de 24 ans.

Médecin, M. Moignon devait parler de la médecine ; c'est ce qu'il fit. La première partie de son discours est consacrée aux connaissances diverses qu'il faut acquérir, pour avoir le droit de soulager l'humanité souffrante, pour employer les termes dont il se sert; la seconde, aux devoirs du médecin, et l'on peut dire qu'il fut fidèle toute sa vie aux règles qu'il avait indiquées lui-même.

M. Moignon appartenait à l'école spiritualiste ; il affirme ses opinions dans différents passages de sa harangue,


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notamment lorsqu'il parle des rapports de l'âme avec le corps, et plus loin, quand, dans un langage sublime, il déclare que la guérison n'appartient qu'à Dieu. Ne croiraiton pas entendre le fameux : « Je le pansai, Dieu le guérit,> d'Ambroise Paré.

Vous entendrez sans doute, avec quelque intérêt l'éloge rapide que fit l'orateur, dans divers passages de sa harangue, des personnalités châlonnaises de l'époque ; il n'a oublié personne. Les membres du baillage, l'Intendant de la province, l'évêque, que, suivant l'usage alors adopté, il appelle : « Monsieur l'Evêque, » le corps municipal, l'Académie de Châlons, les médecins, ses collègues, et son premier maître, le Dr Navier, tous sont l'objet successivement d'une phrase gracieuse, d'un mot aimable.

Du reste vous allez juger vous-même, Messieurs, de ce discours que je ne pourrais qu'amoindrir en le commentant.

M. Moignon s'exprime ainsi :

" MESSIEURS,

« Lorsque je considère ce sénat auguste, la majesté sacrée du lieu où retentissent les oracles de l'éloquence, ce concours de médecins célèbres, d'orateurs accoutumés à prêter leur voix à la défense de l'innocence et de la vérité, de citoyens dont les yeux sont fixés sur moi, j'éprouve un sentiment de crainte dont je ne puis me défendre. Cependant, votre indulgence, Messieurs, votre bienveillance, que je sollicite et que j'espère, soutiennent et raniment mon courage.

Novice dans l'art de l'éloquence, je mettrai sous vos yeux des vérités simples; et que pouvais-je désirer, que pouvait-il m'arriver de plus heureux que d'avoir à parler devant des sages, occupés de la recherche de la vérité, qui savent si bien la saisir et la protéger.


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Peut-être trouverez-vous étonnant que me livrant à la pratique de la médecine, je ne parle point de l'utilité de cet art, tandis qu'on rencontre partout des détracteurs qui veulent la réduire en problême. A les en croire, la médecine n'est qu'un art vain, dangereux même, qu'il faut à jamais reléguer loin de nous. Telles sont les clameurs de l'ignorance qui juge sans examiner ni connaître. Cependant, Messieurs, je l'avouerai, si, suivant mieux la simple nature, nous menions une vie douce et paisible, si nous pouvions nous contenter de mets sains et sans tant d'apprêts, nous aurions rarement besoin des secours du médecin ; mais puisque les hommes se portent avec tant d'ardeur à tout ce qui leur est défendu ; puisque nous passons les jours et les nuits dans la fatigue des jeux ; puisque nos tables sont chargées d'une foule de mets étrangers, de vins et de liqueurs de toutes espèces ; puisque les anxiétés, les chagrins empoisonnent les moments de notre vie ; puisque mille tempêtes nous tourmentent sans cesse, doit-il donc paraître si étonnant qu'un nouvel essain de maladies nous assiège aujourd'hui ; doit-il donc paraître étonnant que la médecine devienne malheureusement de plus en plus nécessaire ? Cette assertion n'est point douteuse pour vous, Messieurs; et vous surtout, Magistrats intègres, vous en êtes pleinement convaincus ; jamais aveuglés ni entraînés par les préjugés, jamais trompés par le masque de la vérité, jamais séduits par les faux raisonnements et les vains prestiges de l'envie, vous savez trop que l'homme est sujet aux maladies. Tous les objets qui l'environnent produisent sur lui de bons ou de mauvais effets ; le médecin les observe ; il examine les maladies régnantes et celles dont nous sommes menacés ; les adoucir, les combattre, les détourner autant qu'il est en lui, voilà son occupation continuelle. Déjà, Messieurs, cet amour de l'équité gravé si profondément dans vos âmes, cette protection constante que vous accordez à l'innocence, ce zèle avec lequel vous arrachez le


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faible à l'oppression du puissant, m'étaient connus depuis longtemps. La renommée m'avait appris avec quelle sagesse sont gouvernés les hôpitaux dont l'administration est confiée à vos soins ; elle m'avait appris combien est grand votre amour pour le bien public, combien la félicité des citoyens vous est chère et leur conservation précieuse, mais la cérémonie de ce jour le démontre encore mieux.

La pompe de cette inauguration même m'apprend encore mieux l'importance que vous attachez à la médecine, lorsque je vois que vous ne dédaignez pas de recevoir au milieu de vous le médecin qui vient exercer son art, de lui ouvrir le sanctuaire de Thémis, comme pour l'adopter, lui donner une nouvelle sanction, je dirais presque lui imposer le sceau sacré de la justice. L'intérêt sensible que vous marquez à nos importantes fonctions, la faveur dont vous les honorez m'autorise et m'engage à vous en entretenir un moment.

Si l'on doit juger de la dignité d'une profession, d'après les travaux qu'elle exige ou les qualités qu'elle requiert de la part de celui qui s'y livre,' il y en aura peu, sans doute, qui puissent être mises en comparaison avec la médecine. Dès que nous entrons dans cette carrière, il nous faut examiner avec le plus grand soin, cette superbe machine du corps humain ; il nous faut continuellement consulter et interroger les entrailles des morts. C'est dans le sein de la mort même qu'il nous faut chercher des armes pour la combattre.

Les os qui, semblables à la charpente de nos maisons, forment les plus fermes colonnes du corps humain et soutiennent tout l'édifice, sont cependant joints entre eux avec une telle sagesse, avec une telle prévoyance, qu'ils peuvent encore, au gré de nos désirs, exécuter les mouvements les plus composés. Les os sont recouverts par les muscles, masses charnues qui, par leur ordre, leur solidité, leurs connexions attirent nos regards et dont nous soumettons


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les forces prodigieuses aux lois du calcul. Elles sont telles qu'on voit de petits muscles lever des poids de deux à trois cents livres; d'autres, plus considérables, soutenir des fardeaux de plusieurs milliers. Les artères et les veines, qui peuvent être regardées comme des canaux élastiques partant du coeur pour venir s'y rendre, portent dans toutes les parties du corps, le sang et la vie. Si vous cherchez l'extrémité de ces vaisseaux, vous trouvez une série de rameaux qui, décroissant à l'infini, représente assez bien les branches des arbres et les fleurs les plus délicates et trompe agréablement la vue. Tels vous voyez des ruisseaux qui serpentant à travers les campagnes, entrelacent leurs eaux de mille manières, tels, dans le corps humain, vous voyez les vaisseaux sanguins s'aboucher entre eux et mêler, par des communications nombreuses et utiles, la liqueur précieuse qu'ils contiennent.

Cet assemblage admirable de nerfs qui tirent leur origine du cerveau et de la moelle épinière, qui sortent du crâne comme par autant de portes pour se distribuer ensuite aux viscères et aux différentes parties du corps, ne manque pas de fixer l'attention du jeune anatomiste. Ces nerfs sont tendus dans des rapports déterminés avec certains tons, de telle sorte qu'ils sont susceptibles d'éprouver des tremblements lorsqu'on fait résonner les tons avec lesquels ils sont en harmonie ; et si les sons des instruments à cordes peuvent quelquefois calmer des .mouvements nerveux, ils ont tant de force pour les exciter que je les ai souvent vus produire, non seulement des vibrations subites et violentes, mais encore des mouvements horribles de colère et de fureur.

Nous savons que ce sont les nerfs qui établissent ces sublimes relations entre le corps et l'âme ; comment les établissent-ils ? Voilà ce qu'il ne nous est pas donné de connaître.

Occupé de l'étude des viscères et des différents or-


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ganes, l'anatomiste admire leur structure, leur ordre et leur arrangement ; l'étonnante ténuité des veines lactées et du conduit du chyle auquel tient tout le mécanisme de la vie, excite en lui des sentiments de crainte et d'inquiétude. Il se demande comment il peut se faire que les moindres efforts ou les moindres secousses ne rompent point ce conduit. Maintenant il voit les périls, mais les ressources de la nature ne lui sont pas encore connues. Autrefois, il s'étonnait que l'homme fût sujet à un si grand nombre d'accidents, aujourd'hui il comprend à peine comment il peut y résister, comment il ne périt pas à chaque instant. Il éprouve un sentiment bien différent, lorsqu'il considère le coeur et ses enveloppes ; il conçoit quelles forces énormes il faut pour exciter ses palpitations, et de là il juge combien est grande l'influence du moral sur le physique, combien est étendu le pouvoir que les passions de l'âme exercent sur le corps.

Vous pensez bien, Messieurs, qu'un jeune homme entraîné par l'amour de l'étude et des connaissances, ne s'occupera pas longtemps de la dissection et de l'examen des différentes parties du corps, sans chercher à connaître quels sont leurs usages, quels sont les rapports qui les lient entre elles, quel est leur jeu les unes sur les autres, quelle est l'action des solides sur les fluides, quelle est la réaction de ces derniers et par quel mécanisme enfin s'exécutent toutes les fonctions de la nature.

La Physiologie l'instruit de ces objets intéressants ; science vaste, mais pleine de systèmes, systèmes qui ne sont pas toujours inébranlables, parce qu'ils n'ont pas toujours la vérité pour base, mais tellement marqués au coin du génie, qu'ils n'en font pas moins honneur à leurs inventeurs. Souvent, le jeune étudiant s'enthousiasme pour ces sortes d'ouvrages et, dans cet âge où les passions sont plus bouillantes, l'ambition plus vive, il n'est pas rare de le voir, emporté par son imagination, s'élancer dans la même


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carrière où ont brillé ces grands maîtres. Les découvertes et les connaissances qu'il a puisées dans leurs livres, échauffent son esprit et excitent encore son goût pour l'Anatomie, il voit mieux maintenant à quoi servent les dissections et après avoir médité dans le silence, il court les reprendre avec un zèle tout nouveau.

Mais je m'aperçois, Messieurs, que la vue de nos mains ensanglantées et des chairs déchirées, affligent vos regards; aussi bien un spectacle plus riant et plus agréable nous appelle en ce jour. Les germes des plantes sont développés; partout la terre s'embellit d'une verdure nouvelle; nos jardins et nos campagnes s'enorgueillissent de la beauté de leur parure.

Tantôt le botaniste, parcourant les montagnes et les prairies, va moissonner les plantes les plus communes, tantôt, fier de cueillir une fleur plus rare, il gravit avec peine sur la cime du rocher le plus escarpé. Le stylet et le scalpel serviront à faire la dissection de ces plantes. N'en soyez pas effrayés, Messieurs, le sang ne coulera plus sous vos yeux; vous verrez des fleurs qui, chargées de perles liquides, flattent agréablement l'odorat par la douceur de leurs parfums et charment la vue par la variété, la richesse et l'éclat de leurs couleurs. Il serait curieux, mais trop long, d'examiner ici toutes les parties des plantes : disons-le cependant en passant, nous trouvons dans cette classe d'individus presque les mêmes organes que nous avons vu chez l'homme : des vaisseaux lymphatiques, des vaisseaux propres, des poumons ou vaisseaux aériens, des vaisseaux médullaires, un tissu vasculaire, des glandes et enfin des organes qui marquent et constituent la différence des sexes.

Le jeune médecin, en étudiant les fonctions du corps humain, ne s'attendait guères à en retrouver le plus grand nombre dans les végétaux ; cependant la plante vit comme l'homme à bien des égards. Comme lui, elle a besoin de nourriture ; elle la prend presque de la même manière ; elle


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transpire comme lui ; elle respire et inspire de même ; dans l'une et dans l'autre, la circulation se fait d'après des lois constantes. Semblables aux animaux, jusque dans la faculté de se reproduire, les plantes ont aussi leur hymen ; comme les animaux, elles ont un tempérament différent, en raison de la différence des climats qui les ont vu naître ; elles ont encore comme eux le malheur d'être sujettes aux maladies et d'avoir besoin des secours de la médecine et du médecin.

Je dirais volontiers que la prévoyante nature leur a accordé la succession du sommeil et des veilles ; et, en effet, la sensitive, l'attrape-mouche, le cassier, le tamarinier et plusieurs autres penchent languissamment la tête à l'approche de la nuit et semblent entrer dans un état de recueillement que les botanistes ont appelé sommeil. Cependant, ne nous laissons point séduire par l'amour du merveilleux ; comparons cette espèce d'affaissement à tant d'autres effets physiques dont la nature a voulu nous cacher les causes, en les couvrant du voile le plus épais. Combien de fois ne se plaît-elle pas à humilier l'orgueil de l'esprit humain, même dans les moindres choses.

Pourrait-on expliquer, par exemple, pourquoi les héliotropes; insatiables de la vue du soleil, présentent directement leurs disques aux rayons de cet astre et suivent sa situation dans son cours journalier ; pourquoi les feuilles de la sensitive se flétrissent par le contact même le plus léger ; pourquoi, pendant l'été, sous un ciel pur et serein, l'atmosphère de la fraxinelle est susceptible de s'enflammer et mille autres phénomènes dont les causes inconnues le seront peut-être à jamais.

Tout en étudiant les végétaux, cette partie intéressante de l'histoire naturelle, le jeune médecin examinera la terre qui les produit, les eaux qui les arrosent et les minéraux qui les accompagnent. Rien ne lui est indifférent, parce que rien n'est indifférent à l'économie animale ; chacun de ces êtres est nuisible ou utile. S'il jette un coup-d'oeil sur


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cette chaîne non interrompue de grandes montagnes qui s'étendent jusque sous le sein des mers les plus profondes, il concevra comment ainsi unies, elles soutiennent la terre dont elles font partie et il verra qu'elles jouent, par rapport à cette terre, le même rôle que les os jouent dans le corps humain.

Ne pensez pas, Messieurs, que ce soit assez pour lui d'avoir examiné, avec les yeux du physicien et du naturaliste, ces corps, par leur manière d'être et par leur extérieur, il faut encore qu'il apprenne à en connaître les qualités, les usages relatifs à l'homme dans l'état de santé, l'Hygiène va les lui enseigner. Il faut qu'il connaisse jusqu'à quel point ils peuvent être utiles pour rétablir des fonctions dérangées, arrêter les progrès d'un mal naissant, réparer les désordres d'un mal invétéré ; voilà encore une autre partie de la médecine : la Matière médicale.

Non content de connaître les corps sous le point de vue dans lequel nous les avons considérés jusqu'à présent, il voudra savoir quels sont les principes qui entrent dans leur composition et le voilà jeté tout d'un coup dans l'étude de la Chimie ; le flambeau de l'analyse marche devant lui ; alors il voit avec surprise que les substances qu'il avait regardées comme les plus simples sont un assemblage de principes ; il voit que celles qui sont les plus denses contiennent des poids et des volumes énormes d'air et que les corps appelés éléments peuvent être considérés comme des mixtes. La nature ne lui offre nulle part la terre, l'air, le feu dans un état de simplicité absolue ; l'eau même que l'art aura amenée au plus grand degré de pureté, sera encore pour lui un composé, et il saura en retirer deux airs, l'un nommé air inflammable parce qu'il a, en effet, la propriété de s'enflammer ; et l'autre, air ou gaz déphlogistiqué, qui peut donner au feu vital une force prodigieuse, une activité dix fois plus grande, mais en même temps le consommer dix fois plus vite. Ces phénomènes ont attiré les regards


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d'une foule d'amateurs recommandables par leur naissance et par leurs talents. Des femmes distinguées n'ont point dédaigné de s'en occuper ; en se mêlant à nos travaux et, en les partageant, elles les ont rendus plus agréables. Ces fleurs charmantes, ces beautés naturelles, ces grâces si touchantes et si séduisantes que nous admirons en elles et que nous chérissons, elles ont su les répandre sur quelques branches de la chimie et nous n'avons su ce qu'il fallait le plus admirer, ou la justesse de leur jugement ou la pénétration et la délicatesse de leur esprit. Pour répondre au zèle de tant d'amateurs, on a vu des villes et des académies s'empresser de répandre dette science ; elles ont presque partout confié ce soin à des médecins célèbres dont les écoles sont aujourd'hui si florissantes.

Quoique agréable et attrayante par elle-même, la chimie n'aurait pas tant occupé nos médecins dans ces derniers temps, si elle ne leur eût pas été de la plus grande utilité, en leur faisant mieux connaître la nature, les propriétés des corps et leur manière d'agir. Quelle foule de richesses n'at-elle pas fournie à la médecine ? Ne lui devons-nous pas plusieurs de nos médicaments les plus précieux et les plus usités ? Cette science a pourtant trouvé autrefois des détracteurs même parmi les gens de l'art. Tranchons le mot ; ils ne la connaissaient pas. C'est ainsi qu'on voit souvent l'envie s'élever contre la science et les ignorants jaloux des avantages et de la supériorité des gens instruits les dénigrer, les rabaisser autant qu'il est en eux ; telle est leur vengeance : ne pouvant égaler le mérite, il faut bien qu'ils cherchent à le faire descendre et à le ramener à leur niveau.

Si les médicaments composés que nous offre la chimie ont besoin des secours de l'art, ceux que la.nature nous présente, quoique plus simples, doivent également être soumis à certaines préparations et à certains mélanges, soit pour leur donner un nouveau degré d'énergie, soit pour les dépouiller de qualités malfaisantes, soit pour les mieux


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approprier aux forces, au goût et aux tempéraments des malades. La Pharmacie qui fut longtemps entre les mains des médecins, s'occupe de cet objet ; plusieurs des opérations de cet art sont difficiles, dispendieuses et de la plus grande importance ; nous devons nous applaudir de trouver, dans ceux qui s'en occupent ici, les qualités nécessaires pour le bien exercer ; ils sont assez instruits pour n'être arrêtés par aucunes difficultés et assez sages pour ne point administrer un médicament sur la qualité duquel ils auraient quelques doutes.

La Chirurgie fait aussi partie du domaine de la médecine. Surchargés par le nombre et l'importance de leurs fonctions, les médecins abandonnèrent autrefois cet art à des hommes qu'ils dirigeaient; ceux qui le pratiquent aujourd'hui sont distingués par leurs talents. Vous savez, Messieurs, avec quel succès il est exercé parmi vous, avec quelle adresse, avec quelle sagacité les opérations les plus délicates ont été faites ici depuis nombre d'années. Serait-il quelqu'un assez peu instruit de ce qui se passe dans cette ville, assez indifférent sur le bien public, pour ne pas connaître les mains habiles accoutumées à se couvrir de gloire dans ce genre de travail?

Nous n'avons pas encore effleuré toutes les parties de la médecine et, déjà, je crains de paraître trop long ; je passerai donc à dessein plusieurs objets sous silence pour m'arrêter un moment sur le plus intéressant, celui auquel doivent se rapporter tous nos travaux et toutes nos connaissances.

Qu'importe, en effet, que le médecin, expérimenté dans la Physique, célèbre par ses lumières sur l'Anatomie et la Physiologie, invente des hypothèses brillantes auxquelles il soumette les fonctions du corps humain, qu'il classe les plantes d'après des systèmes ingénieusement inventés ; que nous importe qu'il soit versé dans les expériences les plus curieuses et les plus importantes de la chimie, s'il ignore la


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Thérapeutique ou l'art de rétablir la santé. Cette branche de la médecine est tellement étendue que la seule énumération des maladies est capable d'effrayer ceux qui l'entendent pour la première fois. Nous avons de bons traités qui nous éclairent et nous instruisent; nous les consultons dans le silence des nuits mais c'est au milieu des hôpitaux qu'il nous faut passer les jours entiers. C'est là que s'ouvre à nos yeux le grand livre de la nature souffrante, plus vrai et plus éloquent que les autres. Mais qu'il nous offre de tableaux douloureux et déchirants. Par quelle malheureuse fatalité se fait-il que ces lieux, érigés par de pieux fondateurs, consacrés à l'humanité et à la bienfaisance, en deviennent si souvent l'opprobre et s'élèvent pour déposer contre elles.

Quelle vertu, quel courage ne faut-il pas pour fréquenter continuellement ces immenses hôpitaux, réceptacles de toutes les misères et de toutes les infirmités humaines, où l'on entend partout les accents aigus de la douleur, où des infortunés atteints de maladies légères, des morts et des mourants sont entassés et confondus dans les mêmes lits.

C'est là, cependant, Messieurs, c'est dans ces sources qu'il nous faut puiser la lumière ; c'est là qu'il nous faut interroger la nature et lui arracher ses secrets. O vous, grands de la terre, ô vous, riches, qui habitez des maisons somptueuses, vous, qui, mollement étendus sur le duvet, jouissez de toutes les commodités de la vie, non, vous ne savez pas combien il nous en a coûté de travaux et de peines, combien de fois nous avons exposé nos santés, nos vies mêmes pour veiller à la conservation de nos semblables et pour acquérir le droit de vous rappeler des portes du tombeau.

Pardonnez, Messieurs, si j'ai présenté, un moment, à vos yeux l'affligeant tableau qu'il nous faut voir et contempler chaque jour. Félicitons-nous de ce que cette triste calamité n'est point partout la même ; félicitons-nous de voir que vos soins l'ont éloignée de nos murs ; félicitons notre siècle en


— 222 — voyant que les premiers magistrats ont porté leurs regards sur cette partie de l'administration et attendons de leur sagesse des remèdes proportionnés aux. besoins des malheureux.

Après avoir suivi le jeune médecin dans sa carrière, après avoir jeté un coup-d'oeil rapide sur ses études, permettez-moi, je vous prie, Messieurs, de vous le montrer se livrant à la pratique de son art, offrant à ses semblables de nouvelles ressources contre les infirmités, de nouvelles armes pour combattre et détruire les maux qui les assiègent.

Il est enfin arrivé ce jour heureux, ce jour tant désiré! Quelle douce ivresse s'empare de mon âme ; je me trouve aujourd'hui au sein d'une patrie qui m'est si chère et dont j'étais comme exilé depuis un grand nombre d'années ; je me trouve au milieu de vous, Messieurs, au milieu de mes. concitoyens, de mes amis, de mes parents ; je vais goûter les plaisirs d'une société charmante. En effet, où trouverezvous une simplicité plus honnête, une ingénuité et une amabilité plus naturelles ; où trouverez-vous des moeurs plus douces, des amis plus fidèles, des parents plus tendres ! Dans quel climat l'équité, l'innocence, les sciences sontelles plus en honneur ? Où trouverez-vous de plus puissants attraits pour la vertu ; dans quel lieu enfin les Grands s'occupent-ils avec plus de soin du bonheur des peuples ?

Parlerai-je de l'Intendant illustre auquel est confiée cette Province ? Vous connaissez les témoignages authentiques d'affection et de prédilection qu'il ne cessa de donner à cette ville. Son amour pour vous, Messieurs, éclata en toutes occasions. Vanterai-je cette vigilance, cette sagacité, cette prudence qui se montrent partout dans une longue administration. Tout parle éloquemment ici malgré notre


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silence. L'intérieur de la ville a pris une face nouvelle ; nos rues sont élargies, nos maisons embellies ; on élève dés édifices publics ; on décore nos places ; des promenades magnifiques et célèbres entourent la ville ; le fleuve qui baigne nos murs s'ennorgueillit d'un pont superbe et immortel.

Vous le savez, Messieurs, c'est à M. Rouillé d'Orfeuil à qui nous devons ces avantages. Ces soins, ces bienfaits lui assurent à jamais notre reconnaissance ; et lorsque le plus sage des monarques, content de ses services, lui accordera la récompense due à ses travaux et l'élévera au faîte des honneurs, nous nous empresserons de former des voeux pour le voir remplacer par un fils que ses vertus ont rendu si recommandable.

Ici la justice et l'amour de la patrie m'engageraient à parler des citoyens respectables et des officiers municipaux qui, suivant l'exemple de M. l'Intendant, ont concouru avec lui au bien commun ; mais puis-je entreprendre de les citer tous dans ce discours? parler trop peu de quelques-uns, ce serait une injustice, et si je parlais assez de tous, cet ouvrage n'aurait plus de bornes.

Je n'entreprendrai pas non plus de tracer l'éloge de Monsieur l'évêque, il est au-dessus de ce que je pourrais dire ; personne n'ignore que nous devons à sa bienveillance et à ses soins généreux l'existence et l'accroissement d'un sage établissement. Que les élèves du petit séminaire nous disent eux-mêmes comme il sait aiguillonner les esprits, animer et récompenser les vertus ; comme il fait germer des talents qui seraient étouffés ou languiraient desséchés faute de substance. Oubliez, si vous voulez, l'éclat de son rang, l'ancienneté de sa maison ; oubliez que les ClermontTonnerre ont rempli avec distinction les premières charges de l'Etat, oubliez que, parmi ses ancêtres, on compte des princes illustres de l'Eglise, des généraux d'armées, des officiers distingués qui ont versé leur sang pour la défense


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et le salut de la patrie ; considérez-le isolé de tous ces titres, il ne perdra rien de la considération qui lui est due. Ce sera un savant remarquable par son affabilité, son aménité et l'étendue de ses connaissances ; digne, sans doute, de présider à une académie célèbre dès son berceau, tant par l'importance et l'utilité des matières qu'elle a choisies et proposées pour sujet de ses prix, que par le mérite des ouvrages qu'elle a couronnés ; célèbre encore par le nom des hommes illustres qui la composent et par celui des savants avec lesquels elle a établi ses relations au dehors. Tantôt je la vois, s'occupant des mendiants et des malheureux, présenter au Prince et aux Ministres les objets à réformer, montrer ce qu'il faut créer pour anéantir ou diminuer cette misère autant que peut le permettre l'état actuel des sociétés ; tantôt pour faire fleurir le commerce parmi nous et lui donner de nouvelles branches, elle s'efforce d'ouvrir à nos concitoyens de nouvelles sources de richesses et, réunissant encore les talents aux vertus, montrer que, loin d'être l'écueil et le tombeau des bonnes moeurs, les sciences en sont l'appui le plus ferme et le plus inébranlable.

Entraîné par l'admiration et l'enthousiasme des vertus, j'applaudissais à celles de mes concitoyens, je me félicitais du bonheur que j'aurais d'en être témoin, espérant pouvoir, peut-être, concourir au bien avec eux et me rendre utile à l'humanité autant que me le permettra la faiblesse de mes talents, dans la noble profession que j'exerce. Tout à coup mille voix s'élèvent et répètent : Personne n'est prophète dans sa patrie. Il nous suffira d'examiner un moment l'origine d'un adage tant vanté et nous verrons qu'il n'a point son fondement dans la prudence du sage, mais dans la vaine et fausse opinion du vulgaire. Et, en effet, les vôtres vous ont vu naître ; ils vous voient au berceau ; ils vous entendent balbutier, ils vous examinent tandis que vous formez des pas incertains et mal assurés ; ils vous voient


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enfant, ils vous voient dans l'adolescence ; ils vous voient croître, mais par des degrés si insensibles qu'à peine ils aperçoivent des changements. L'esprit et les talents ne se développent de même que par une succession lente et graduée ; les connaissances et les sciences ne se gravent qu'insensiblement dans nos cerveaux ; en sorte que la multitude au milieu de laquelle vous aurez vécu, s'apercevra à peine de quelques légers changements; et des sages, mais en petit nombre, verront que vous êtes enfin un homme et peut-être un homme instruit.

Pour moi, Messieurs, légèrement touché de l'opinion du vulgaire, plein de confiance dans votre sagesse, vos lumières et vos bontés, j'entreprends de venir exercer la Médecine au milieu de mes concitoyens. Ne croyez pas cependant, je vous prie, que je m'en impose à moi-même et que je me dissimule les difficultés des fonctions que je vais avoir à remplir. J'ose croire que vous en serez persuadés, lorsque j'aurai mis sous vos yeux le Médecin livré entièrement à sa profession. Il est très important qu'il aime véritablement son état afin qu'il s'adonne avec un zèle infatigable aux travaux nécessaires.

Qu'il est doux de se consacrer à l'utilité de sa Patrie ; ah ! c'est pour un coeur sensible la plus belle jouissance et le plus pur de tous les plaisirs !

Il est également très intéressant que le médecin exerce son talent dans les lieux mêmes qui l'ont vu naître : en effet, comme le veut le Prince de la Médecine, Hippocrate, il nous faut connaître la situation de la ville, les vents qui y règnent, les eaux qui l'arrosent, la nature du sol, ses productions, le génie et les moeurs de ses habitants ; s'ils sont sobres, s'ils se donnent aux plaisirs de la table, s'ils mènent une vie molle, oiseuse et tranquille, ou bien une vie active et laborieuse. Enrichi de ces] connaissances, le médecin marche d'un pas plus assuré dans la pratique de son art. Il a dû étudier et connaître les différences qui se

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trouvent de malades à malades en raison des tempéraments, des âges, des sexes et des conditions ; quelles maladies sont propres à chaque état. Parce qu'il est le médecin de tous, pauvres ou riches, grands ou petits, ignorants ou hommes de génie, il se doit à tous, sans distinction. C'est à ses yeux que sera principalement vraie cette égalité que la nature a mise entre les hommes ; il doit à tous mêmes consolations, mêmes soins, mêmes conseils ; il doit au bien et à l'utilité de tous le dévouement entier de ses travaux et de. sa personne : ainsi donc à tous les instants, se montrer prêt au besoin, s'offrir à tous les travaux et à toutes les fatigues, se précipiter au milieu des dangers des maladies épidémiques, marcher tout couverts, tout pénétrés de miasmes pestilentiels, voilà, Messieurs, nos fonctions journalières ; telle est la pénible carrière que nous avons à parcourir.

Dès le commencement du jour, visiter des malades, les observer, méditer sur leur état, prescrire en même temps les médicaments les plus convenables et les mieux appropriés ; enfin, par des consolations, porter dans les esprits le calme et l'espérance. Rentré dans sa maison, le médecin n'est pas exempt de soins et d'inquiétude ; le souvenir de tant d'êtres souffrants y entre avec lui. Là, pesant de nouveau en luimême, les tempéraments, les forces de chacun, la nature du mal, la constitution de l'année, considérant les changements qui arrivent dans la maladie, les effets des médicaments, les forces et les ressources de la nature, il compare entre eux ces différents objets et prévoyant encore tout ce qui peut survenir, il examine ce qu'il a fait et ce qui lui reste à faire. Si ces travaux sont suivis d'un heureux succès, alors il se sent d'autant soulagé ; son esprit est plus calme et plus serein ; mais, s'il en est autrement, si les symptômes fâcheux se multiplient et annoncent la fin de son malade, alors il interroge les ouvrages les plus savants, il s'interroge lui-même, il interroge la nature de mille manières. Vains travaux, hélas ! vaines espérances ! tantôt


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succombant sous le poids des années, tantôt victime de son imprudence ou de celle des personnes qui l'environnent, quelquefois emporté par la violence d'un mal indomptable, l'homme meurt. N'importe, à entendre mille gens, cette mort est l'ouvrage du médecin dont elle devient l'opprobre ; on la lui reproche, comme si, maître de commander à la nature entière, il pouvait à son gré dispenser l'immortalité ; celui-là seul le peut qui, régissant les terres et les mers, règne sur les différents mondes de l'univers. De toutes parts, on entend retentir des clameurs ; des demi-savants, des femmes sans connaissances vous accusent et vous injurient. Ainsi nons n'avons donc supporté pendant un si grand nombre d'années, les travaux, les dégoûts et les veilles qu'entraîne l'étude des sciences, que pour être jugés perpétuellement par l'ignorance ? Combien est déplorable quelquefois le destin de ces hommes qui, se consacrant tout entiers au bien public, qui faisant de leurs personnes un absolu dévouement pour la conservation de leurs semblables, voient que souvent on ne se contente pas d'oublier les services importants qu'ils ont rendus, mais qu'on se plaît encore à les décrier et à les accuser injustement. Heureux si, dans ces circonstances fâcheuses, la voix du sage se fait entendre pour nous consoler ! Mais, Messieurs, qu'il est fort, qu'il est puissant le témoignage d'une bonne conscience ; il ne se reproche rien celui qui ne se sent coupable d'aucune faute ; il s'élève au-dessus de ces misérables clameurs et ne s'amuse point à les combattre ; il donne à des occupations plus importantes le temps précieux que l'Etre suprême lui accorde.

Après avoir consacré aux malades qui ont recours à ses soins, le temps, l'attention et l'étude nécessaires, il s'occupe à acquérir de nouvelles connaissances sur son art, à l'enrichir, à en reculer les limites, à étendre et orner son esprit ; il cherche aussi à connaître les passions et le coeur de l'homme, parce que celui qui en ignore absolument la


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nature, sait rarement bien guérir les maladies du corps. C'est ainsi que les loisirs et les délassements du médecin sont encore des travaux.

S'il est vrai, comme l'a dit un philosophe célèbre, et je le crois, s'il est vrai que nos occupations, notre façon de vivre et les objets qui nous environnent ont la plus grande influence sur nos caractères et nos humeurs ; s'ils laissent leur empreinte sur nos esprits, quelles doivent être nos moeurs ? D'affreux portraits de douleur, de tristesse, de misères, d'infirmités et de morts venant continuellement frapper nos yeux, sont ainsi gravés plus profondément dans nos coeurs qu'ils ne pourraient l'être par le burin de l'artiste. Il y aura donc souvent quelque chose de sérieux et de grave dans le médecin ; mais point de rudesse, point d'austérité. Méditant, sans être taciturne, il parle peu, dit des choses utiles et laisse ce vain flux, ce vain étalage de paroles aux charlatans et aux empiriques ; affable envers tout le monde, il répond avec aménité aux objections qu'on lui fait, sans descendre jamais à la flatterie, sans affecter une politesse vaine et ridicule, mais cependant tellement ferme dans l'opinion la plus sage que ni les préjugés du peuple, ni l'espérance, ni la crainte, ni le danger de sa propre réputation ne puissent l'en détourner. Bien différent de ces faux médecins, qui, changeant de maintien et de langage au gré de ceux qui les environnent, semblables à ces instruments mobiles placés sur nos maisons, tournent à tous les vents, peu inquiets de la conservation et du salut de leurs malades, pourvu qu'ils gagnent le suffrage et l'oreille du peuple.

Le médecin distingué par la science ne s'avilira point par une avidité sordide, il aura horreur de tout gain peu honnête. L'intégrité de sa vie, la pureté de ses moeurs, la pudeur, la modestie, la tranquillité de l'esprit, une piété solide et éclairée sont autant de titres par lesquels il doit se rendre recommandable ; il saura aussi ce qu'il faut donner à la nature, ce qu'il faut donner à l'art ; il saura que


— 229 -

toute médecine vient du Très-Haut et que c'est à cette puissance suprême, dont il doit seulement se regarder comme ministre, qu'il faut rapporter tout succès.

Voulant présenter le tableau de la vie, des travaux et des moeurs d'un bon médecin, il ne m'a pas été difficile de remplir mon objet ; de quelque côté, en effet, que je portasse mes regards autour de moi, je trouvais des modèles ; je trouvais... mais au moment où je me dispose à parler du mérite et des talents des médecins distingués en cette ville, leur présence suspend mon discours. Ici, Messieurs, nos regards s'arrêtent et se reposent sur cet homme respectable enlevé depuis longtemps à nos désirs et dont la tombe est encore chaque jour arrosée de nos larmes. A combien de titres il doit exciter nos regrets. M. Navier, en effet, servait son pays par l'innocence et la pureté de ses moeurs, par les exemples continuels de vertus qu'il y offrait, par les lumières qu'il y répandait, les consolations et les secours qu'il donnait à l'humanité souffrante.

Parmi plusieurs bons ouvrages dont il a enrichi la médecine, son traité seul des contrepoisons suffirait pour rendre son nom célèbre. Les erreurs qu'on a voulu y trouver, si elles existent, sont celles d'un grand homme et il n'est pas donné à tout le monde de se tromper ainsi. Tandis que des détracteurs cherchaient à dénigrer cet ouvrage, il recevait les approbations les plus honorables; il était accueilli favorablement des différentes compagnies savantes de la capitale, honoré des applaudissements du gouvernement et du Prince qui voulut qu'il fût répandu à ses frais dans toutes les provinces de son empire; don précieux, gage immortel de son amour et de sa bienveillance pour ses peuples, récompense flatteuse pour l'auteur et digne de ses vertus.

La faculté de médecine de Paris se décida difficilement à mettre au second rang le traité que M. Navier avait


— 230 - composé sur la Peste, parce qu'elle avait peine à ne point le couronner.

Vous n'êtes pas étonné, Messieurs, que ce savant ait excellé dans ce genre de travail ! Vous l'avez vu, avec un zèle infatigable, se porter au traitement des maladies populaires; partout également doux, également affable et bienfaisant. Vous savez qu'oubliant les dangers, il exposa mille fois sa vie dans le traitement des maladies épidémiques qui ravagèrent nos campagnes. Est-il un canton de cette province qui n'ait servi de théâtre à ses travaux, de témoin à sa gloire et à ses succès ? M. Navier, mort à soixante-sept ans, avait assez vécu pour lui, assez pour sa gloire, assez pour son bonheur; mais, hélas ! trop peu pour vous, Messieurs, à la conservation desquels il consacrait sa vie ; mais, hélas ! ô homme immortel, vous avez trop peu vécu pour moi que vous honoriez de votre bienveillance et de votre amitié. Entré sous vos auspices, et par vos conseils dans la carrière de la médecine, à laquelle vous m'aviez jugé propre, vous ne m'eussiez point abandonné dans les occasions difficiles ; vos conseils eussent dissipé mes doutes et porté la lumière dans mon esprit.

Mais vous, Messieurs, qui m'adoptez aujourd'hui parmi vous, destiné à partager vos peines et vos travaux, désirant vous être uni par les liens étroits et sacrés de l'amitié, ne rejetez point mes voeux; accordez-moi vos conseils lorsqu'ils me seront nécessaires ; qu'ils me laissent moins sentir la perte que j'ai faite, s'ils ne peuvent enlever de ma mémoire le souvenir précieux d'un homme digne de servir d'exemple à ceux qui suivent la même profession. Heureux, si, marchant sur ses traces, ils peuvent l'atteindre ! Ils sont sûrs de trouver l'honorable récompense de leurs veilles et de leurs travaux dans une sorte de considération publique, dans l'estime de leurs concitoyens, et, si elle pouvait leur manquer un instant, ils la trouveraient encore dans le fond de leur coeur. »


231 —

Je crains,' Messieurs, d'avoir abusé de votre patience par cette trop longue lecture.

Peut-être ai-je été un peu présomptueux en vous entretenant d'un membre vénéré de ma famille. Vous m'excuserez, je l'espère, car M. Moignon fut, vous le savez, un des fondateurs de notre Compagnie et l'un de ses membres les plus illustres, longtemps secrétaire, plusieurs fois président de la Société. Je vous parlais donc de l'un des vôtres ; c'est ce qui m'a encouragé à jeter avec vous un regard sur le passé.

E. MOIGNON.

(Extrait des procès-verbaux des séances).



QUESTION MONÉTAIRE

Séance du 15 Avril 1893

RAPPORT DE M. A. RIVIERE, PRÉSIDENT

MESSIEURS ET CHERS COLLÈGUES,

Un congrès s'est réuni au mois de novembre dernier à Bruxelles, relativement à cette question et s'est ajournée au 30 mai prochain.

Dans sa séance du 6 février 1893, l'assemblée générale de la Société des Agriculteurs de France a émis un voeu, dont je vous donnerai connaissance en terminant, pour la reprise libre de la frappe de l'argent.

En effet, les fluctuations du change, les variations du cours des métaux, la baisse de plus en plus rapide de l'argent par rapport à l'or, le trouble qui en résulte dans les transactions internationales, et en particulier, le préjudice qu'en éprouvent les producteurs de denrées agricoles ont, depuis longtemps, fixé l'attention du public et des gouvernements.

Déjà le conseil de la Société des Agriculteurs de France


- 234 - avait émis le voeu par lequel il dénonçait la suspension de la frappe de l'argent comme l'une des causes de l'avilissement des produits agricoles, et demandait que les délégués français, à Bruxelles, fussent invités à s'associer à toute manifestation tendant à la réhabilitation du métal-argent.

Ce Conseil pense qu'il est urgent de faire pénétrer dans la masse de la population agricole la conviction que le retour à la frappe libre de l'argent est nécessaire.

Vous avez bien voulu me charger de demander quelques explications au sujet du voeu émis par la Société des Agriculteurs de France.

Depuis, j'ai reçu des renseignements dont je résume les points saillants.

INTÉRÊT ET POSITION DE LA QUESTION.

Il s'agit d'étudier les mesures propres à relever la valeur du métal-argent, et s'il est possible, d'établir par voie internationale, un rapport fixe de valeurs entre les deux métaux servant principalement à la circulation monétaire, c'est-àdire entre l'or et l'argent.

ALTÉRATION DU RAPPORT DE VALEUR ENTRE L'OR ET L'ARGENT : SON ÉTENDUE.

C'est la loi de germinal an XI qui a, en France, établi le rapport légal de valeur entre l'or et l'argent. Ce rapport est de 1 à 15 1/2, en d'autres termes un gramme d'or vaut 15 1/2 d'argent. Jusqu'en 1873 tout le monde pouvait, dans les hôtels des monnaies, faire frapper ou échanger des lingots de l'un ou de l'autre métal sur cette base. Le rapport légal subsiste bien, du moins en théorie ; mais en fait, la frappe de l'argent, d'abord limitée, est suspendue depuis 1878, et en dehors des limites de l'union monétaire constituée en 1865, entre la France, l'Italie, la Belgique et la Suisse, et complétée en 1868 par l'accession de la Grèce, ce n'est pas le rapport légal de 1 à 151/2, mais bien le cours commercial


— 235 -

et variable de l'argent sur le marché de Londres qui règle l'échange des deux métaux.

Depuis deux siècles des événements politiques, économiques, monétaires même, ont jeté une perturbation sur le marché des métaux précieux.

Vers 1848, par suite de la découverte de gisements aurifères de la Californie et de l'Australie, l'or fut déprécié par son abondance. L'argent fit prime. Pour parer à ce péril, l'Union limita, en 1874, et suspendit, en 1878, la frappe de l'argent pour compte des particuliers. Depuis ce temps la baisse de l'argent n'a fait que s'accentuer. Ainsi, en vingt ans, l'argent a perdu un tiers de sa valeur et son rapport avec l'or est tombé presque subitement de 1 à 23.

EFFETS DE LA BAISSE DE L'ARGENT.

Le premier résultat est un appauvrissement incontestable de tous les pays détenteurs d'argent. Si on veut faire sortir une pièce d'argent de 5 francs des limites de l'Union, elle ne vaut plus que 3.20 ou 3.30. De même si l'on introduit en France des pièces d'argent de même poids et de même titre que les écus de 5 francs, mais monnayés par des Etats n'appartenant pas à l'Union latine, — des piastres par exemple, — elles n'ont que leur valeur marchande, sans valeur légale et ne sont reçues que pour 3.20 ou 3.30.

Dès lors tout notre stock d'argent est comme bloqué dans les limites de l'Union. S'il en veut sortir, il perd un tiers de sa valeur.

L'espèce de proscription dont le métal blanc se trouve frappé, est d'ailleurs évidemment la cause dominante de sa baisse.

L'accroissement de la production de l'or a été très rapide. Pour l'argent, au contraire, l'augmentation a été à peine du double en dix-huit ans.


- 236 — CONCLUSION

Deux solutions se présentent.

L'une consistant dans la reprise de la frappe libre et illimitée de l'argent par la France seule : ce serait organiser l'exode de l'or, comme en 1873.

L'autre, en sens inverse, consistant à démonétiser l'argent, ou le réduire au rôle de monnaie divisionnaire ; ce serait consacrer la perte de la moitié de nos ressources monétaires.

Ce qu'il faudrait poursuivre, d'après la Société des Agriculteurs de France, c'est la reprise de la frappe avec la reconnaissance de la puissance libératoire de l'argent d'un pays à l'autre jusqu'à concurrence d'une certaine somme, par exemple 500 ou 1,000 francs.

Les Membres de la Société, après avoir entendu le rapport qui précède, ensemble les différentes opinions produites,

Déclarent s'associer au voeu émis par la Société des Agriculteurs de France à l'occasion du prochain et nouveau Congrès qui doit avoir lieu le 30 mai 1893, et chargent le président de transmettre à qui de droit la résolution suivante :

Considérant que le monométalisme-or, sous le régime duquel nous vivons en fait, est un moyen déguisé de favoriser les spéculateurs au détriment des producteurs;

Considérant que la dépréciation de l'argent, ou plutôt la hausse factice de l'or, constitue pour toutes les transactions faites dans les pays qui ne se servent que de la monnaie d'argent, une prime égale ou supérieure aux droits de douane établis pour notre défense ;

Considérant que le seul remède à cette situation est la


— 237 -

reprise de la frappe libre de l'argent, comme celle de l'or, dans le plus grand nombre de pays possible ;

Qu'il est essentiel de prévenir l'agriculture du danger que lui fait courir l'état de choses actuel, et de provoquer chez les intéressés de toutes les nations un mouvement international pour apporter à cette situation un remède efficace ;

Les Membres de la Société d'Agriculture, Commerce, Sciences et Arts du département de la Marne,

Emettent le voeu que le Conseil de la Société des Agriculteurs de France, assisté d'une Commission nommée par lui, se mette en relations avec toutes les associations françaises et étrangères dans le but de dénoncer la perturbation amenée sur les divers marchés du monde par le régime monétaire en vigueur, de provoquer un grand mouvement d'opinions destiné à éclairer le Congrès international de Bruxelles et d'amener une prompte solution de la question par la reprise de la frappe libre de l'argent.

Le Président, Rapporteur, A. RIVIÈRE.



DISCOURS

DE M. A. RIVIÈRE, PRÉSIDENT

A l'occasion de l'installation de M. R. LEMOINE, membre titulaire résidant

LE 15 MAI 1893

MON CHER COLLÈGUE,

Sur votre demande, et après examen des titres qui l'appuyaient, la Société, dans sa séance du 1er de ce mois, vous a nommé membre titulaire résidant, en remplacement de M. Clément-Vattebault, dont nous regrettons toujours vivement la perte.

La Société, mon cher Collègue, est heureuse de vous recevoir parmi nous.

Possédé de bonne heure d'un goût très vif pour tout ce qui est floriculture ou horticulture, et sous la direction de votre père dont les succès, comme les vôtres, ne sont plus à compter, vous avez montré ce que peuvent le travail et l'observation. Vous êtes, en effet, de ceux que l'on peut, à bon droit, nommer les Curieux de la nature. Ennemi de la routine, vous êtes devenu, comme les reporters de nos

jours, un chercheur de détails intimes vis-à-vis des

plantes. Vous avez pour vous la théorie et la pratique d'une profession que j'envie et que je prendrais si j'étais jeune...


— 240 — Combien de fois n'ai-je pas admiré ces corbeilles de table aux tons doux et variés, ces ravissants bouquets à la main ! L'horticulteur devient alors un artiste lorsqu'il veut que les couleurs s'harmonisent entr'elles. Et toutes ces jolies plantes, vivaces ou fleuries, ou à feuillage?.... L'oeil est charmé et se plaît à contempler les merveilles que la nature, habilement dirigée, est à même de produire. C'est là qu'on peut se rendre compte du pouvoir exercé par l'intelligence sur la nature, contrainte à révéler toutes les richesses que nous offrent ces mosaïques de fleurs et de plantes, à l'aspect délicat et gracieux, qui font l'ornement de nos jardins et de nos appartements.

La Société, en examinant votre candidature, s'est rappelée qu'il y a quatre ans, elle vous avait décerné une médaille d'argent pour votre brochure sur la Méthode de conserver les fleurs. Elle n'a pas oublié, non plus, les récompenses que vous avez obtenues à différents concours et expositions pour introduction de plantes nouvelles, plantes de serre, bouquets, couronnes et corbeilles. Aujourd'hui que le chrysantème, importé de Chine en 1789, si modifié par les méthodes diverses de culture, est devenu la plante justement recherchée, vous avez écrit un mémoire sur cette culture intéressante, et vous en avez été récompensé par la Société d'horticulture d'Epernay, dont vous êtes membre de la Commission administrative.

Vos autres récompenses ont été nombreuses. Diplôme d'honneur, médailles en bronze, argent, vermeil et or, toute la gamme des métaux, même les plus précieux, y a passé.

Il ne restait plus à notre Société d'agriculture, soeur de l'horticulture, qu'à vous ouvrir la porte à deux battants.;


— 241 —

c'est ce qu'elle a fait. Vous lui apporterez, j'en suis certain, le concours précieux de votre collaboration et de votre dévouement comme vous l'avez fait déjà, soit comme l'un des fondateurs de la Société si utile de gymnastique, soit comme officier de réserve. Vous trouverez, en revanche, dans chacun de nous, vos aînés, ces sentiments d'estime réciproque qui nous unissent si cordialement.

Au nom de la Société, veuillez, mon cher Collègue, prendre la place qui vous est réservée.

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NÉCROLOGIE

M. CLÉMENT-VATTEBAULT

MEMBRE TITULAIRE RESIDANT

Le vendredi 17 février 1893 ont eu lieu, a Châlons, les obsèques de M. Charles-Auguste Clément, Directeur-adjoint de la Caisse d'Epargne, membre titulaire de la Société, né à Fère-Champenoise, décédé à l'âge de 52 ans.

La ville de Châlons a perdu un homme de bien et un savant qui s'était acquis une légitime notoriété dans la numismatique. Il avait classé le dépôt des monnaies et médailles de la ville, et il a légué au musée de Châlons son médailler formé avec beaucoup de soin et de goût. Ses avis étaient fort appréciés à Paris des numismates avec lesquels il était en relations et faisaient autorité dans la science.

Les titres de M. Clément ont été dits sur sa tombe par M. Rivière, président de la Société, qui s'est exprimé en ces termes :

« MESSIEURS,

« En apportant ici le suprême témoignage de ses profonds regrets à l'un de ses membres, dont elle déplore la perte,


— 244 _

la Société académique des Sciences et Arts du département de la Marne remplit un véritable et douloureux devoir.

« Nous perdons, en effet, en M. Clément, que nous aimions tous, un nouveau collègue dont le goût pour l'étude de la numismatique s'était depuis longtemps manifesté. Exact à nos réunions, empressé à remplir son devoir en toutes choses, notre regretté collègue nous donnait des avis pleins de bon sens et d'utilité pratique. Scrupuleux par excellence, ses indications faisaient loi. Nous trouvions en lui toutes les qualités de sa nature dévouée, de son esprit judicieux et cultivé. Musicien, non sans talent, il possédait des connaissances étendues et variées comme numismate, et c'est par le côté de cette érudition, — dont il nous a fait souvent profiter, — qu'il appartenait à notre Société.

« Heureusement doué, M. Clément a montré dans sa vie, ce que peut le travail joint à l'ordre et à la dignité du caractère. Retiré des affaires, il consacrait les loisirs de son intelligence en se créant un médailler de pièces rares ou frappées dans notre province de Champagne,— en cataloguant les monnaies et médailles offertes au Musée, — en classant les collections de notre Société, — et en se rendant utile et bienfaisant envers ses concitoyens, soit comme directeur-adjoint de la Caisse d'Epargne, soit comme membre honoraire de la Société de secours mutuels.

« Esprit libéral, indépendant, d'une grande modestie, très affectueux dans ses rapports avec ses collègues, M. Clément était l'amabilité même.

« Hélas ! une maladie qui ne pardonne guère est venue atteindre l'homme, trop jeune encore, auquel notre Société en deuil, rend aujourd'hui le pieux hommage qui lui est dû : les efforts de la science et les soins affectueux de sa famille, si cruellement éprouvée, restèrent impuissants. Notre collègue attendit sa fin avec un coeur vaillant, plein de foi et de résignation. Sur son lit de douleur, il s'intéressait encore aux travaux de notre Société et lui laissait


— 245 —

un souvenir de reconnaissance. Il n'oubliait pas, non plus, sa ville d'adoption, et, en citoyen généreux, il léguait au Musée de Châlons la riche collection pour laquelle il avait fait tant de recherches et apporté tant de soins ! Sa mémoire restera pour tous comme un des meilleurs exemples à imiter pour l'intégrité de son caractère, le bien qu'il était toujours prêt à faire et les services qu'il était toujours disposé à rendre.

« Au nom de notre compagnie et au mien, mon cher et bon collègue, je vous dis, les larmes aux yeux, un solennel adieu ; et si vous n'êtes plus au milieu de nous, votre nom, du moins, restera dans notre souvenir ! »


HOMMAGE

A LA MEMOIRE

DE MM. RICHON ET JULES REMY

MEMBRES DE LA SOCIÉTÉ

Séance du 15 Décembre 1893.

« MESSIEURS,

« Avant de commencer la séance, permettez-moi d'adresser quelques mots de souvenir à la mémoire de deux de nos anciens collègues, décédés depuis notre dernière réunion.

« Le 1er de ce mois, vous nommiez, comme membre honoraire, M. Charles Richon, né à Châlons, médecin à Saint-Amand, qui faisait partie de notre Société depuis 1852, comme membre correspondant, et depuis le 18 février 1870, comme titulaire non résidant.

« Vous vous rappelez que quelques jours avant le 1er décembre, il écrivait encore à M. Horguelin, l'un de nous, lui promettant de continuer le bienveillant intérêt qu'il portait à nos travaux.

« Il mourait le 6 décembre, à la suite d'une cruelle maladie qui le tenait depuis longtemps alité.


— 247 -

« Les travaux remarquables de M. Richon sur la botanique faisaient autorité, et lui avaient valu d'être lauréat de l'Institut.

« Je ne doute pas qu'une notice biographique sera un jour donnée par celui de nos collègues qui a particulièrement connu cet homme dévoué et savant dont la Société déplore aujourd'hui la perte prématurée.

« M. Jules Remy, de Louvercy, que la mort vient d'emporter, à l'âge de 67 ans, a été également un de nos membres, à dater de 1846.

« M. Eugène Martin, qui était honoré de son amitié, vous dira, dans quelques instants, ce que fût le charmant et sympathique collègue, soit comme botaniste, soit comme auteur ou explorateur.

« Ce sont là deux nouvelles et grandes pertes.

« Je suis certain, Messieurs, que la Société s'associera aux regrets que le Président se fait un devoir de vous exprimer.

« A. RIVIÈRE.»


NOTICE

SUR

M. DIEUDONNÉ AUMIGNON

MEMBRE HONORAIRE

Le lundi 29 janvier 1894, ont eu lieu en l'église NotreDame de Châlons les obsèques de M. Dieudonné Aumignon, médecin-vétérinaire.

Né à Berzieux (Marne), le 10 décembre 1808, lauréat de l'Ecole d'Alfort, M. Aumignon avait d'abord été vétérinaire militaire et avait fait en cette qualité, de 1831 à 1838, les rudes campagnes de la conquête d'Algérie.

Il s'établit en 1840 à Châlons et, pendant plus d'un demi siècle ne cessa de se rendre utile dans les diverses fonctions qu'il occupa :

Fondateur, premier secrétaire et président de la Société vétérinaire de la Marne ; vice-président du Comice agricole de Châlons, membre de la Société d'agriculture de la Marne, du Conseil départemental d'hygiène et de salubrité publique, de la Commission météorologique, des concours hippiques, vétérinaire du service des épizooties.

Honoré de plusieurs médailles d'or, il fut nommé officier du Mérite agricole à la première création.


— 249 —

A ses obsèques assistaient M. le Préfet de la Marne, M. le Maire de Châlons, de nombreux officiers de la garnison, M. le docteur Plonquet, etc.

Sur sa demande expresse aucun discours n'a été prononcé sur sa tombe.

Au nom de la Société d'Agriculture, M. Rivière, président de cette société, a consacré les lignes suivantes au regretté défunt :

La mort vient de porter un nouveau deuil dans la Société d'Agriculture, Sciences et Arts de la Marne.

M. Dieudonné Aumignon, officier de l'ordre du Mérite agricole, membre honoraire de notre Société, est décédé subitement le 27 janvier courant.

Né à Berzieux, arrondissement de Sainte-Menehould, le 10 décembre 1808, d'une famille des plus honorables de ce petit village, M. Aumignon était l'un des doyens de notre Compagnie. Membre titulaire le 24 août 1866, il devenait membre honoraire, après vingt années, c'est-à-dire le 15 décembre 1886. A cette date, et sentant déjà ses forces décliner, il avait demandé l'honorariat sans se désintéresser, néanmoins, de nos travaux qu'il ne pouvait plus suivre assidûment comme autrefois.

Il aimait notre Société à laquelle il apportait le plus complet dévouement.

Il n'est personne d'entre nous qui ne se souvienne des communications intéressantes qu'il nous fit maintes fois, et de ses rapports annuels sur le concours du prix Savey pour lequel il avait une véritable affection.

La sûreté de son commerce, la délicatesse de ses procédés, la rectitude de son jugement, enfin une obligeance à toute épreuve, faisaient de M. Aumignon le meilleur des collègues, comme l'avait été son excellent frère, un de nos prédécesseurs.

Il y avait chez lui une telle modestie qu'elle doublait son


— 250 — mérite. Ennemi du bruit et du monde, il ne connaissait que l'amour du travail.

Que de veilles il a passées dans cette petite pièce où nous aimions à lui rendre visite !

C'était donc avec justice que la Société, par la voix de son Président, devait rendre un sincère hommage aux services rendus, à la loyauté du caractère et à l'élévation des sentiments de son ancien et regretté membre honoraire. Une humilité trop grande, suivant nous, s'est imposée et nous n'avons eu qu'à nous incliner respectueusement, comme l'ont fait ses enfants, devant une volonté qui n'a fait que grandir la manifestation de ses obsèques, et ne saurait nous rendre oublieux.

Mais ce que le Président n'a pu dire sur la. tombe, celui qui lut honoré de l'amitié de M. Aumignon peut, en toute liberté, lui consacrer quelques lignes de souvenir d'estime affectueuse.

Très assidu à nos séances, et encore pendant ces derniers temps, il mettait au service de la Société tout son savoir et les fruits d'une expérience mûrement acquise, et cela sans bruit, sans ostentation.

Il y a quinze jours, à peine, notre regretté collègue nous écrivait une longue et bien touchante lettre dans laquelle il exprimait le voeu que le nom d'un de ses anciens collègues ne fût pas oublié par la ville de Châlons qui devait, à juste titre, le considérer comme un de ses enfants les meilleurs et les plus méritants.

La vie de notre collègue, toute de travail, de dignité et de simplicité, n'a pas été exempte de chagrins profonds, causés par la mort de sa digne femme et celle d'un jeune fils qui promettait les plus belles espérances.

D'autres que nous, auraient assurément dit ce que fût M. Aumignon partout ailleurs que dans notre Société, et les services qu'il a rendus, soit en Afrique, où il servit dans le corps vétérinaire militaire, presqu'au début de la conquête


— 251 -

de l'Algérie, de 1832 à 1837, soit depuis dans sa profession civile, se consacrant avec passion aux choses du domaine de l'agriculture ou dans l'organisation du service des épizooties.

Vétérinaire délégué du service sanitaire de la Marne, Président dé la Société vétérinaire du même département, membre du Conseil d'hygiène, etc., nommé le cinquième dans la première promotion des chevaliers du Mérite agricole, en 1883, M. Aumignon recevait, quelque temps après, la rosette d'officier, la plus haute dignité de cet ordre.

Simple dans ses goûts, foncièrement bon, M. Aumignon a travaillé presque jusqu'à la dernière heure, abandonnant la vie comme il avait toujours vécu, c'est-à-dire en honnête homme.

Il est de ceux qui n'auront quitté la terre qu'après avoir fait le bien, rien que le bien, et dont le religieux souvenir ne s'éteint pas.

C'est donc pour nous un honneur et un devoir que d'apporter notre tribut de regrets à la mémoire du vénérable collègue que la Société d'Agriculture vient de perdre.

Le Président,

ALEXIS RIVIÈRE.

29 janvier 1894.


HOMMAGE

A LA MEMOIRE

De Madame Anaïs SÉGALAS et de M. le Général de MIRIBEL

MEMBRES HONORAIRES NON RÉSIDANTS

Séance de rentrée du 3 Novembre 1893.

A l'ouverture de la séance, M. Rivière, président, s'est exprimé ainsi :

« MES CHERS COLLÈGUES,

« C'est un touchant usage que celui qui nous commande de consacrer un souvenir à nos collègues défunts. Votre Président, fidèle à cette pieuse tradition, ne veut pas ouvrir cette séance de rentrée, sans dire un mot de regret à deux de nos collègues que nous avons perdus depuis notre séance publique du 24 août dernier.

« Tous deux sont morts à quelques jours de distance.

« Madame Anaïs Ségalas, presque notre compatriote, nommée membre honoraire non résidant le 15 février 1889, officier d'Académie, membre de la Société des Gens de


— 253 — Lettres, décédait à la fin d'août dernier, au moment ou paraissait notre volume des mémoires dans lequel se trouve une de ses charmantes poésies, dite par elle, à notre séance publique de 1892.

« Madame Anaïs Ségalas avait appartenu à la période romantique, une époque qui n'est plus. Elle a beaucoup écrit pour la jeunesse et elle eût des années de notoriété. Ame douce, coeur sensible, Madame Anaïs Ségalas laisse une fille qui s'intéressait aussi à nos travaux.

« Je suis heureux de vous offrir, pour être placé parmi les photographies de nos collègues, le portrait de la femme aimable que la Société s'honorait, à si juste titre, de compter dans ses rangs.

« Un deuxième deuil frappait encore notre Société quelques jours après le décès de Madame Anaïs Ségalas.

« Le 12 septembre 1893 une malheureuse nouvelle nous arrivait.

« M. le général de division de Miribel, chef de l'étatmajor général de l'armée, grand officier de la Légion d'Honneur, né en 1831, nommé membre honoraire non résidant, le 5 juin 1890, mourait, comme Chanzy, c'est-àdire frappé presque subitement.

« Il avait succédé, à Châlons, au général Février, dans cet important commandement d'avant-garde du 6e corps.

« La valeur exceptionnelle de ses travaux militaires a été dite. Le pays avait le plus justement placé en lui sa confiance ; la France a fait une perte inappréciable.

« Mais si des notabilités ont apprécié le courage de M. le général de Miribel et retracé ses capacités militaires, il nous a été donné, à nous autres châlonnais, d'être les témoins de son affabilité et de la cordialité de ses rapports. Rien qu'il eût quitté Châlons, où il y avait d'abord été colonel


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d'artillerie, son souvenir y était resté vivace et aimé. Un service solennel à sa mémoire a eu lieu dans notre Cathédrale le 23 septembre dernier au milieu d'une foule remplie d'émotion.

« Je suis certain, mes chers collègues, avant de commencer la reprise de nos travaux de 1893-1894, que vous associerez vos regrets à ceux que j'ai l'honneur de vous exprimer pour nos deux collègues défunts et leurs familles.

« Et maintenant, Messieurs, après avoir apporté les modestes fleurs dues à la mémoire de nos chers disparus, j'espère que nous nous retrouverons tous à la rentrée de 1894, résolus à un travail toujours persévérant.

« C'est mon voeu le plus cher ! »


LISTE DES RÉCOMPENSES

DECERNEES

DANS LA SÉANCE SOLENNELLE DU 24 AOUT 1894

1er Concours. — HISTOIRE ET ARCHÉOLOGIE.

R 1er.

Notice archéologique et artistique sur l'église de Dormans.

Rappel de médaille d'argent à M. l'abbé Jacquesson (Eugène-Raphaël), curé de Courdemanges.

§ 2. Monographie de la ville de Vertus.

Mention honorable, M. l'abbé Thibault, chanoine honoraire, curé-doyen de Vertus.

4e Concours. — POÉSIE.

Mention honorable, M. Paul Ouagne, homme de lettres à Bornet (Nièvre).

5e Concours. — AGRICULTURE.

Médailles offertes, au nom du gouvernement de la République, par M. le Ministre de l'Agriculture :

§ 1er.

Ensemble de cultures. Médaille d'or, M. Person-Debar, cultivateur à Châlons.


— 256 — § 3 Etude sur les baux à ferme.

Médaille de bronze, M. Eugène Lebrun, publiciste à Lisieux (Calvados).

§ 5.

Serviteurs ruraux.

Médaille d'argent, M. Héquet (Adolphe), berger à Virginy, 29 ans de services.

Médaille de bronze, M. Ernest Maugin, chef de culture à la ferme de la Folie, près Châlons, 15 ans de services.

7e Concours. — CRÉATION DE CHAMPS D'EXPÉRIENCES.

Médaille d'argent, M. E. Deliège, instituteur public à Bétheniville.

8e Concours. — ENTRETIEN DES CHEMINS RURAUX. Diplômes d'honneur :

Commune de Fagniêres (arrondissement de Châlons). — M. Farochon, maire.

(40 chemins reconnus ; longueur : 8,772 mètres.)

Commune du Breuil (arrondissement d'Epernay). — M. Destouches, maire. (11 chemins reconnus; longueur : 12,839 mètres.)

Commune de Rosnay (arrondissement de Reims. — M. Dugras, maire.

(53 chemins reconnus ; longueur : 21,456 mètres.)

Commune de Braux-Saint-Remy (arrondissement de Sainte-Ménehould. — M. Prin, maire. (10 chemins reconnus ; longueur : 12,949 mètres.)

Commune de Pargny-sur-Saulx (arrondissement de Vitry). — M. Leroy, maire.

(10 chemins reconnus ; longueur : 23,216 mètres.)


_ 257 —

11e Concours. — OBJETS DIVERS.

Médaille d'or, Mme Evangéline d'Orr, à Caen (Calvados), pour son oeuvre : Solidarité.

Médaille de vermeil, M. Henri Matot, imprimeur-éditeur à Reims : Ensemble d'impressions et de publications locales.

Médaille de bronze, M. A. Giot, à Etoges : Etude sur la conservation des bois.

Mention honorable, M. Paul Brunet, dessinateur à Vitry : Notice sur la ferronnerie d'art à Vitry.

12e Concours. — PRIX SAVEY,

Fondé en faveur d'une fille de cultivateur qui s'est distinguée par sa bonne conduite, par son intelligence et son goût dans les travaux de l'exploitation agricole :

Mlle Desanlis (Marie-Catherine-Lucie), à la ferme du Sorton, près de Bignicourt-sur-Saulx.

ACTES DE DÉVOUEMENT.

Prix créé en 1893.

Médaille d'argent offerte par M. Rivière, président, Mlle Guyot (Zulma-Octavie), institutrice à Fromentières.

17



PROGRAMME

DES CONCOURS OUVERTS PAR LA SOCIÉTÉ POUR L'ANNÉE 1894

Dans sa séance publique du mois d'août 1894, la Société décernera les récompenses suivantes :

1er Concours. HISTOIRE ET ARCHÉOLOGIE.

§ 1er

Une médaille d'or ou d'argent à l'auteur de la meilleure Etude historique, archéologique et artistique, sur une église, une abbaye ou communauté, dans le département de la Marne.

§ 2.

1° Une médaille d'or ou d'argent à l'auteur du meilleur travail historique ou archéologique sur une ou plusieurs localités du département de la Marne.

2° Des médailles d'or, de vermeil, d'argent ou de bronze aux auteurs de travaux historiques et archéologiques se rapportant spécialement à l'ancienne province de Champagne, et notamment aux meilleurs mémoires sur certaines institutions du passé, dont l'historique n'a pas encore été mis en lumière, par exemple :

— Sur l'origine, l'organisation et le fonctionnement des anciennes Corporations d'Arts et Métiers dans la province de Champagne ou dans une région de cette province. — Rapprochement et comparaison de ces anciennes institutions avec les Syndicats professionnels de création moderne.

17*


— 260 —

— Sur les anciens jeux et divertissements publics en usage dans la Champagne ou dans une circonscription plus restreinte de cette province. — Examen des causes diverses de leur disparition ou de leurs modifications et transformations successives.

§ 3.

Des médailles d'or, de vermeil, d'argent et de bronze aux créateurs de collections archéologiques, et surtout aux organisateurs de collections ne renfermant que des objets recueillis dans le département de la Marne ou dans les autres départements qui occupent aujourd'hui le territoire de l'ancienne Champagne, ces collections devant être, à mérite égal, préférées à celles d'autres provenances.

Quelle que soit l'origine de la collection récompensée, il sera indispensable qu'elle soit classée dans un ordre chronologique et méthodique à la fois, les objets étant groupés par époques ou par cimetières, classés eux-mêmes chronologiquement.

(Des récompenses seront décernées aux fouilleurs qui, en agissant pour leur propre compte ou en opérant des fouilles pour d'autres personnes, se seront distingués par leur zèle, leur intelligence, par le nombre ou le mérite des objets par eux découverts.)

Enfin la Société, pour accroître les collections qu'elle possède et propager le goût des études et des découvertes archéologiques, conférera des récompenses aux personnes qui lui auront révélé l'existence de terrains qui pourraient être utilement fouillés.

2e Concours.

BEAUX-ARTS.

Des médailles d'or, de vermeil, d'argent et de bronze à l'auteur du meilleur travail sur les sujets suivants :

1° Etude historique sur un artiste châlonnais, peintre, graveur, sculpteur, musicien, ou sur un critique d'art.

2° La Ferronnerie à Châlons, aux diverses époques.


- 261 -

Signaler les oeuvres remarquables de cet art (telles que : grilles, balcons, rampes d'escaliers, serrures ouvragées, marteaux d'hôtels, etc.) ; en indiquer autant que possible la date, la provenance, la destination et le nom des maîtres qui les ont exécutées. Joindre à l'appui tous dessins ou croquis.

3° Concours,

SCIENCES

Des médailles d'or, de vermeil, d'argent ou de bronze à toute personne qui aura réalisé la meilleure application (domestique, industrielle, agricole ou autre) soit du gaz, soit de l'électricité.

4e Concours. § 1er. — POÉSIE.

Des médailles d'or, de vermeil, d'argent et de bronze aux auteurs des meilleures pièces de vers produites, et dont les sujets sont laissés au libre choix des candidats.

§ 2. — PROSE.

Des médailles d'or, de vermeil, d'argent et de bronze aux meilleures compositions en prose.

La Société laisse également les auteurs libres du choix de leurs sujets.

5e Concours.

AGRICULTURE, VITICULTURE, HORTICULTURE.

§ 1er.

Des médailles d'or, de vermeil, d'argent ou de bronze offertes, au nom du gouvernement de la République, par M. le Ministre de l'Agriculture, aux propriétaires, fermiers ou gérants qui auront adopté et suivi un système de culture rémunérateur, compatible avec l'amélioration constante du sol et en rapport avec les débouchés.

Ces récompenses pourront s'appliquer aussi aux perfectionnements apportés dans les exploitations agricoles, viti-


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coles ou horticoles, au résultat des récoltes, au plus bel ensemble de bétail, à l'emploi judicieux des amendements et engrais artificiels, aux assainissements, au drainage, aux irrigations, à la mise en valeur des terres précédemment incultes, au reboisement et au perfectionnement d'un art agricole (sylviculture, sériciculture, sucrerie, féculerie, meunerie, etc.), chacune des causes ci-dessus pouvant être prise isolément en considération.

Il sera tenu compte d'une comptabilité méthodique, mettant en évidence les gains et les pertes de l'exploitation en général, et de telle ou telle culture spéciale en particulier.

§ 2.

Des récompenses aux personnes qui se seront livrées, par des cours ou des conférences publiques, à l'enseignement de l'agriculture, ou à l'enseignement de l'économie domestique.

§ 3.

Une médaille d'or, d'argent ou de bronze à l'auteur du meilleur mémoire sur la fécondité comparative du sol cultivé par le propriétaire ou le non propriétaire, et sur l'établissement des bases les plus équitables comme les plus certaines à adopter, dans le contrat à intervenir entre le propriétaire de la terre en Champagne et le cultivateur (fermier-métayer, etc.).

§ 4.

Une médaille d'or, d'argent ou de bronze au cultivateur qui aura introduit, dans une certaine proportion, la culture d'une plante nouvelle dans le département.

§ 5. Des médailles de valeur diverse aux serviteurs ruraux qui justifieront de longs et bons services, surtout chez le même maître.

§ 6. Une médaille d'or, d'argent ou de bronze au propriétaire


— 263 -

ou jardinier qui justifiera avoir introduit dans le département une pépinière d'arbres fruitiers présentant des garanties de réussite.

§ 7. Une médaille d'or ou d'argent à l'auteur du meilleur mémoire sur les parasites (insectes et végétaux) qui attaquent la vigne et les plantes agricoles dans le département de la Marne et sur les moyens de les combattre.— Plus spécialement à l'auteur de la meilleure étude sur les moyens propres à prévenir ou détruire le phylloxéra.

§ 8.

Une médaille d'argent au propriétaire ou jardinier qui, dans le courant de l'année, justifiera avoir obtenu des primeurs ou des produits remarquables, soit en fruits, soit en légumes, soit en fleurs.

§ 9. Une médaille d'argent au maître jardinier qui justifiera avoir formé de bons élèves. Une distinction pourra aussi être accordée à celui des élèves jardiniers dont l'instruction aura paru la plus avancée.

§ 10.

Une médaille d'argent ou une prime :

1° Au vigneron qui aura le mieux entretenu les vignes confiées à ses soins ;

2° Au vigneron qui aura apporté le plus d'intelligence et de soin dans la destruction des insectes nuisibles à la vigne ;

3° Au propriétaire qui aurait effectué de nouvelles plantations de vignes sur des territoires où cette nature de culture n'existe pas.

6e Concours.

Une médaille d'or, d'argent ou de bronze à celui qui aura introduit à la campagne une industrie pouvant occuper les


— 264 —

bras pendant le temps de chômage soit de la culture agricole, soit de la culture viticole.

7e Concours.

Des médailles d'or, de vermeil, d'argent ou de bronze aux propriétaires ou fermiers qui, personnellement et de leurs deniers, auront créé des champs d'expérience ou de démonstration, tendant à faire connaître les résultats obtenus par l'emploi des engrais chimiques complémentaires du fumier de ferme.

8e Concours.

CHEMINS RURAUX.

Des diplômes d'honneur aux communes du département qui auront le mieux entretenu leurs chemins ruraux.

9e Concours.

CONSTRUCTIONS.

§ 1er.

Une médaille d'or ou d'argent au propriétaire ou au constructeur qui aura contribué à donner aux habitations et aux bâtiments ruraux les dispositions les plus convenables sous le double rapport de l'hygiène et des besoins des localités.

La question de dépense sera prise en considération.

§ 2.

La même récompense pourra être accordée aux propriétaires ou aux associations qui auront fait construire des habitations saines et commodes, destinées aux familles d'ouvriers.

La Société prendra en considération, dans les deux cas, les dispositions adoptées pour diminuer les chances de destruction en cas d'incendie.


— 265 —

10e Concours

OBJETS DIVERS D'UTILITÉ PUBLIQUE.

Des médailles ou diplômes aux cultivateurs, aux industriels, aux artistes, aux écrivains et à toute personne dont les travaux paraîtront dignes d'être encouragés.

11 e Concours

PRIX DE MÉCANIQUE FONDÉ PAR M. CH. PICOT.

La Société pourra, en 1894, décerner à ceux qui auront inventé ou perfectionné des machines appelées à rendre de grands services, divers prix non encore employés du legs Picot.

13e Concours PRIX FONDÉ PAR Mlle ADELINE SAVEY.

Un objet d'art de la valeur de 75 francs sera décerné à une fille de cultivateur qui se sera distinguée par sa bonne conduite, par son intelligence et son goût dans les travaux de l'exploitation agricole ou viticole.

13e Concours PRIX FONDÉ PAR M. LE DOCTEUR HERPIN.

(Quadriennal.)

Un prix de 800 fr. sera décerné à l'auteur, ou partagé entre les auteurs des meilleurs mémoires ou travaux scientifiques propres à perfectionner l'une des branches de l'industrie agricole ou manufacturière du département, et plus spécialement l'industrie vinicole ou celle des étoffes de la Fabrique de Reims. (Texte de la disposition testamentaire .)

14e Concours

Actes de dévouement dans le département de la Marne.

PRIX RIVIÈRE, FONDÉ EN 1893.

Une médaille d'honneur en argent, grand module, sera décernée à la personne qui aura accompli, dans le départe-


— 266 —

ment de la Marne, des actes de dévouement, soit près des malades, soit dans des incendies ou inondations, soit tous autres actes de mérite humanitaire.

Les mémoires et les autres documents relatifs aux divers concours pour 1894 devront être adressés francs de port, au Président de la Société, avant le 15 juin 1894, terme de rigueur.

NOTA. — Les auteurs des mémoires envoyés à la Société ne devront pas se faire connaître. Ils inscriront leur nom et leur adresse dans un billet cacheté, portant que leur oeuvre est inédite et n'a figuré à aucun concours, et sur lequel sera répétée extérieurement l'épigraphe de leurs manuscrits. Les auteurs qui n'auraient pas indiqué leur nom ne pourront, en aucun temps, réclamer la récompense qui aura été décernée à leurs travaux.

On croit devoir appeler l'attention des concurrents sur la condition formulée ci-dessus, à savoir que l'OEuvre présentée doit être inédite et n'avoir figuré à aucun concours. Si cette condition n'était pas entièrement remplie, l'oeuvre présentée sera exclue des concours de la Société.

Les concurrents sont prévenus qu'ils ne peuvent retirer les manuscrits envoyés au concours.

La Société peut, indépendamment des manuscrits inédits susmentionnés, recevoir aussi des ouvrages imprimés qui seront admis dans le 10e concours.

Châlons, le 1er février 1894.

Le Secrétaire, Le Président,

J. PUISEUX. A. RIVIÈRE.


LISTE DES MEMBRES

COMPOSANT

LA SOCIÉTÉ D'AGRICULTURE

COMMERCE, SCIENCES ET ARTS

DU DÉPARTEMENT DE LA MARNE

COMPOSITION DU BUREAU DE LA SOCIETE POUR 1893-1894.

PRÉSIDENT-NÉ : M. LE PRÉFET DE LA MARNE,

Président A. RIVIÈRE.

Vice-Président PÉLICIER, J.

Secrétaire l'abbé PUISEUX.

Vice-Secrétaire-Archiviste. E. LEMAIRE.

Trésorier MARCOUT,

Membres honoraires non résidants.

M. le comte DE LA VERGNE, membre de la Société d'agriculture de la Gironde.


— 268 —

MM.

Le général BOISSONNET, G. O. , ancien sénateur, 78, rue

rue de Rennes, Paris.

LE PRÉSIDENT de la Société d'horticulture d'Epernay.

BONASSIEUX, , sculpteur-statuaire, membre de l'Académie des Beaux-Arts, rue de la Visitation-des-DamesSainte-Marie, 3 ter, à Paris.

DE COUGNY, ancien président de la Société française d'archéologie, château de la Grille, près Chinon (Indreet-Loire).

DROUET, A. , ancien secrétaire général de la Préfecture de la Marne, à Dijon.

LE VICE-RECTEUR de l'Académie de Paris.

Louis PASTEUR, G. C. , membre de l'Institut.

MEIGNAN, O. , cardinal-archevêque de Tours (Indre-et-Loire).

HÉRON DE VILLEFOSSE (Antoine), , membre de l'Institut, conservateur au musée du Louvre.

COURAJOD (Louis), , conservateur-adjoint au musée du Louvre.

DESCHAMPS, , vicaire général à Tours.

WEIL, O. , ancien médecin en chef de l'hôpital militaire de Reims.

BOUQUET DE LA GRYE, , ancien conservateur des forêts, 128, boulevard Péreire, Paris.

THIÉBAUT, botaniste à Vitry-le-François.

DE BARTHÉLEMY (Anatole), , membre de l'Institut, rue d'Anjou-Saint-Honoré, 9, Paris.

PARIS (Gaston), O. , membre de l'Institut, rue de Varenne, 11, Paris.

LONGNON, , membre de l'Institut, boulevard des Invalides, 34, Paris.

Membres honoraires résidants. MM.

POINSIGNON, , I. , inspecteur honoraire d'Académie.

Mgr L'EVÊQUE de Châlons.


— 269 —

MM. MOHEN, I. , docteur en médecine, ancien inspecteur de

l'Assistance publique. L'INSPECTEUR D'ACADÉMIE du département de la Marne. LANGONET, , directeur de l'Ecole nationle d'Arts et Métiers. LE GÉNÉRAL commandant en chef le 6e corps d'armée. PLONQUET, A. , médecin à Ay.

Membres titulaires résidants, MOIGNON (Ernest), ancien sous-préfet.

NICAISE (Auguste), A. , juge de paix d'Ecury-sur-Coole.

MARTIN (Eug.), rédacteur en chef du Journal de la Marne.

LUCOT, chanoine, curé de la cathédrale.

DOUTTÉ, , I. , professeur départemental d'agriculture.

LEQUEUX (Alfred), négociant.

GRIZOU, docteur en médecine.

HUET, maître de chapelle de Notre-Dame.

GIRAUX, A. , docteur en médecine.

LEMAIRE (Emile), ancien conseiller de préfecture.

AUMIGNON (René), pharmacien.

COLIN, docteur en médecine.

PÉLICIER, I. , archiviste du département de la Marne.

THIBAUT (l'abbé), professeur à l'institution Saint-Etienne.

REDOUIN, avocat.

MARANGÉ, suppléant du juge de paix de Châlons.

APPERT (l'abbé), curé de Saint-Alpin.

HORGUELIN, , ancien directeur des contributions directes.

A. RIVIÈRE, greffier en chef du tribunal civil.

MARCOUT, , vétérinaire militaire de 1re classe, en retraite.

MALVAL, ancien magistrat.

BRUNET, directeur de l'usine à gaz de Châlons-sur-Marne.

LHOTE, ancien employé à la bibliothèque de la ville de

Châlons. PUISEUX, aumônier du Collège. LEMOINE (René), horticulteur à Châlons.


— 270 —

Membres titulaires non résidants. MM.

BROUILLON, avocat à Givry-en-Argonne.

CHAPUZOT (l'abbé), aumônier à Epernay.

GOURCY (le comte de), à Chaltrait.

PARIS (Henri), avocat à Reims, ancien maire de Reims.

DE CAZANOVE (Charles), négociant à Avize.

PONSARD, , membre du Conseil général de la Marne, ancien député, président du Comice départemental, à Vouciennes.

SIMON, O. , chef d'escadron d'artillerie en retraite à Fismes.

VIMONT, viticulteur au Mesnil-sur-Oger.

JACQUY-VITU, propriétaire à Saint-Memmie.

GILLET-CHÉMERY, propriétaire à Courtisols, conseiller d'arrondissement.

LHOTELAIN, M. , président du Comice agricole de Reims.

BOURGEOIS (Armand), percepteur à Pierry.

MOREL, I. , ancien receveur des finances à Reims.

LALLEMENT, maire de Villers-aux-Corneilles.

GIRAUT, maire de Saint-Memmie.

Membres correspondants des départements. D'ARBOIS DE JUBAINVILLE, , membre de l'Institut, à Paris. BABLOT-MAITRE, agriculteur à Jonchery-sur-Suippe. BALTET (Charles), , , pépiniériste à Troyes. BARROIS, instituteur à Oiry. BATTELIER, propriétaire à Humbeauville. BOSTEAU, maire de Cernay-les-Reims. BOUQUET, propriétaire à Poix. BOUR (l'abbé), curé de Damery. BRIQUET (l'abbé), curé de Baye. BRUNEAUX, instituteur à Remicourt. BUNEL, , ingénieur civil, architecte à Paris. BUREL, , conservateur des forêts, en retraite à Bourbonne. CHAUBRY (baron de), ancien conseiller général à Montmort.


— 271 —

MM.

CHÉMERY (Alfred), agriculteur à Moiremont.

COLLARD, vétérinaire à Vitry-le-François.

COLLARD fils, à Saint-Germain-la-Ville.

COLLARD (Louis), chef d'institution, à Saint-Quentin.

COLLET (Pierre), A. , géologue à Sainte-Menehould.

CONVERT, professeur au Conservatoire de Lyon.

COURTIN, A. , greffier de paix à Sompuis.

DAGONET(Henri),, directeur de l'asile Sainte-Anne à Paris.

DENIZET, instituteur au Meix-Tiercelin.

DESJARDINS, curé de Juvigny.

FAY-PARENT, instituteur en retraite à Germaine.

FELCOURT (Julien de), propriétaire à Maisons.

FOURDRIGNIER , contrôleur des contributions indirectes à

Saint-Germain-en-Laye. GROSJEAN, médecin à Montmirail. GUYOT, naturaliste à Bassu. HENRIOT, instituteur à Sézanne.

LAMAIRESSE (Eugène), , ingénieur en retraite à Alger. LECOMTE, vice-président du Comice agricole de Reims. LEGRAS, notaire honoraire à Vandières. LUCOTTE, négociant à Avize. MARCHANT, licencié en droit à Vitry-le-François. MATTHIEU, docteur en médecine à Saint-Remy-en-Bouzemont. MAXE-VERLY, numismate à Paris. MILLARD (l'abbé), curé d'Oyes.

MORDILLAT, instituteur en retraite à Vitry-le-François. MOREAU, percepteur à Suippes.

NEYMARCK (Alfred), O. , publiciste, président de la Société d'économie politique et de la Société de statistique. PELLOT (Paul), avocat, commis greffier à Rethel. PLICOT, docteur en médecine à Fère-Champenoise. QUINQUET DE MONJOUR, juge au tribunal de Reims. REMY (Charles), ancien notaire à Reims. REMY, médecin et ancien maire à Mareuil-le-Port.


— 272 —

MM. REMY, instituteur à Pogny. RICHEZ-ADNET, ancien instituteur à Châlons. RICE, instituteur à Boissy-le-Repos. THÉVENOT (Arsène), homme de lettres à Epinal. THOMAS-DEREVOGE, notaire honoraire à Pontfaverger. THIRION (Henri), ancien conseiller de préfecture à Roscoff

(Finistère). THIRION, pépiniériste à Sommeyèvre. TILLOY (l'abbé), directeur de l'école Saint-Remy à Esternay. VARIN (Eugène), artiste graveur à Crouttes (Aisne). VÉTAULT, I., bibliothécaire-archiviste à Rennes.

La Société compte en outre un grand nombre de correspondants en France, aux colonies et à l'étranger.


TABLE DES MATIÈRES

PAGES. SÉANCE PUBLIQUE 7

DISCOURS de M. Alexis Rivière, Président de la Société.... 9 COMPTE-RENDU des travaux de la Société pendant l'année

1892-1893, par M. l'abbé Puiseux, secrétaire 23

LES FRÈRES VARIN, graveurs châlonnais, par M. Armand

Bourgeois. 37

CAUSERIE sur la Rose en Champagne, par M. Charles Baltet. 53 RAPPORT de M. A. Nicaise sur le roman Solidarité, de

Mme Evangéline d'Orr 63

RAPPORT de M. Pélicier, sur le concours d'Histoire 79

RAPPORT de M. Marcout, sur le Concours d'Agriculture... 85 RAPPORT de M. Rivière sur des actes de dévouement

accomplis dans le département de la Marne 93

LECTURES FAITES EN COURS D'ANNÉE :

ALLOCUTION de M. Alexis Rivière 99

APRÈS VALMY : deux lettres du général Dumouriez : communication de M. A. Rivière 103

NOTICE sur M. Jules Remy, par M. E. Martin 113

M. L'ABBÉ GARNIER, curé de Vitry-le-François : communication de M. l'abbé Appert 129

LE CONVENTIONNEL COURTOIS et les souvenirs de MarieAntoinette, par M. A. Nicaise 161

DE L'OUBANGHI au lac Tchad, par M. A. Nicaise 177

LE PANTHÉON INDIEN du Musée de Châlons-sur-Marne, par

M. A. Nicaise 181


- 274 —

PAGES.

NOTICE historique et archéologique sur l'église de Dormans,

par M. l'abbé R. Jacquesson 191

UNE RÉCEPTION de médecin à Châlons au XVIIIe siècle, par

M. E. Moignon 209

QUESTION MONÉTAIRE, rapport de M. A. Rivière 233

DISCOURS de M. A. Rivière à l'occasion de l'installation de

M. René Lemoine 239

NÉCROLOGIE : M. Clément Vattebault 243

HOMMAGE à la mémoire de MM. Richon et Jules Remy 246

NOTICE sur M. Dieudonné Aumignon 248

HOMMAGE à la mémoire de Mme Anaïs Ségalas et de M. le

général de Miribel 252

LISTE des Récompenses décernées dans la séance solennelle

du 24 août 1893 255

PROGRAMME des Concours ouverts par la Société pour 1894. 259

LISTE des Membres de la Société 267

Châlons, imp. Mar tin frères



EN VENTE Chez MM. MARTIN Frères, place de la République, N° 50

et M. THOUILLE, rue d'Orfeuil, N° 3

LIBRAIRES-ÉDITEURS DE LA SOCIÉTÉ ACADÉMIQUE DE LA MARNE.

Mémoires de la Société, de 1845 à 1870 2 fr. le vol

Les volumes antérieurs (depuis 1807) sont

complètement épuisés.

Année 1870-1871 3 » —

Avec 8 planches de monnaies et médailles.

Année 1872-1873 3 » —

Année 1873-1874 5 » —

Avec 8 planches de lichens et d'archéologie, dont 6 en couleur.

Année 1874-1875 10 » —

Avec 16 planches hors texte, dont plusieurs en or et couleur, et nombreux dessins intercalés dans le texte.

Années 1875-1876 à 1884-1885 6 » —

Année 1885-1880 4 » —

Année 1886-1887 4 » —

Année 1888 . 4 » —

Année 1889 8 » —

(2 volumes, le second composé de la Topographie historique de Châlons, par Louis Grignon).

Année 1890 ... 4 » —

Année 1891 . .... .. 8 » —

(2 volumes, le second composé du Diocèse de Châlons en 1405, par Louis Grignon). Année 1892 4 » —

Châlons, imp. Martin frères.


MEMOIRES

DE LA

SOCIÉTÉ D'AGRICULTURE

COMMERCE, SCIENCES ET ARTS

DU DÉPARTEMENT DE LA MARNE

ANNÉE 1893

CHALONS-SUR-MARNE

MARTIN FRÈRES, IMPRIMEURS-EDITEURS, PLACE DE LA REPUBLIQUE

1 894




EN VENTE chez MM. MARTIN Frères, place de la République, n° 54

et M. THOUILLE, rue d'Orfeuil, n° 3

LIBRAIRES-ÉDITEURS DE LA SOCIÉTÉ. ACADÉMIQUE DE LA MARNE

Mémoires de la Société, de 1845 à 1870 2 fr. le vol.

Les volumes antérieurs (depuis 1807) sont complètement épuisés.

Aimée 1870-1871 3 » —

Avec 8 planches de monnaies et médailles.

Année 1872-1873... 3 » —

Année 1873-1874 5 » —

Avec 8 planches de lichens et d'archéologie, dont 6 en couleur.

Année 1874-1875 '. 10 » —

Avec 16 planches hors texte, dont plusieurs en or et couleur, et nombreux dessins intercalés dans le texte.

Aimées 1875-1876 à 1884-1883 " » —

Année 1885-1886 4 » —

Année 1886-1887.... 4 » —

Année 1888 4 » —

Année 1889 4 " —

Année 1890 4 » —

Année 1891 4 » —

Châlons, imp. Thouille.