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Titre : Les Annales politiques et littéraires : revue populaire paraissant le dimanche / dir. Adolphe Brisson

Éditeur : [s.n.] (Paris)

Date d'édition : 1903-04-19

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34429261z

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34429261z/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 42932

Description : 19 avril 1903

Description : 1903/04/19 (A21,T40,N1034).

Description : Collection numérique : Arts de la marionnette

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k57097991

Source : Bibliothèque nationale de France, département Collections numérisées, 2009-34518

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 01/12/2010

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21e ANNEE (1er Semestre) N° 1034

19 AVRIL 1903

SOMMAIRE

Chronique Politique

Notes de la Semaine : La Gloire trop pressée Le Bonhomme CHRYSALE

Astronomie des Dames : Notre Etoile

le Soleil Camille FLAMMARION

Le Salon de 1903 : Société Nationale des Beaux-Arts LÉON PLÉE

Les Echos de Paris : La Revue du Vernissage. — Manuel de la Civilité suivant Mahomet. — Roukhomovski et la Tiare. — Toujours le mot « Rabouilleuse ».— M. Roty, la Semeuse et le Conducteur d'Omnibus SERGINES

Mémento de la Semaine prochaine... MÉMOR

Causerie Théâtrale : " A Sainte-Hélène » A. B.

" A Sainte-Hélène » : Fragment... SÉVERINE

Pages Oubliées : Alger HENRY FOUQUIER

— La Province d'Oran Guy de MAUPASSANT

— La Juive de Constantine.... EUGÈNE FROMENTIN

— Tlemcen et Mansourah.... JEAN LORRAIN

— Timgad la Romaine GABRIEL HANOTAUX

— Le Ciel d'Orient - JULES LEMAITRE

— Yvette Guilbert à la Mosquée YVETTE GUILBERT Revue des Livres : " Journal d'une

Jeune Fille d'aujourd'hui », par

M. Marcel L'Heureux; le « Coeur

Chemine », par Mme Daniel

Lesueur; l' « Éternelle Folie »,

par M. Rémy Saint -Maurice ;

« Contes de Faits à lire au Nid »,

par M. Alexis Noë ; Divars ADOLPHE BRISSON

Examen des Manuscrits GEORGES DERVILLE

Petite Anthologie : Printemps Frileux ALFRED FOURTIER

Mouvement Scientifique : La Bêta à

bon Dieu, Lumière et Microbes.. HENRI DE PARVILLE Roman : A l'Ombre du Gibet (suite). J.-H. MAC-CARTHY

SUPPLÉMENT : LA " FEMME "

CAUSERIE SUR LA COUPE : Petite Vareuse pour les Tout Petits; le Boléro, TANTE MARGOT.— AIDONS-NOUS LES UNS LES AUTRES: Ecoles Ménagères, ANNE POULAIN. — PROPOS DU DOCTEUR : Le Teint, DOCTEUR JO.— PROPOS D'ETIQUETTE : L'Institutrice et Mme X..., COUSINE ETIQUETTE,

— TRAVAUX UTILES : De la Manière de se servir d'un Vieux Chapeau Haut de Forme, COUSINES JEANNE A... et ALBERTINE M... — RECETTES DE LA MÉNAGÈRE : Pour rendre aux Pailles leur Blancheur, CIRCÉE. — RECETTES DE CUISINE : Sirop d'Oranges, COUSINE DENISE.— Nos PRIMES S'ADAPTANT A LA TOILETTE.

— MON PETIT COURRIER, COUSINE YVONNE.

SUPPLÉMENT ILLUSTRÉ

SALON DE 1903 : L'Appel au Passeur, par AIMÉ PERRET; l'Heure Grise, par OSBERT; Orphée, par DES VALLIÈRES; Saint-Marc, par VAIL.

LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE EN ALGERIE: Panorama d'Alger; Tlemcen: Sidi-BouMédine; la Séguia; Ruines romaines de Timgad (double page).

MUSIQUE: Chanson Arabe. Paroles de J. LAU DE LUSIGNAN; musique de ERNEST LAVIGNE.

CHIMIQUE POLITIQUE

INTERIEUR

Le président de la République est parti à l'heure dite pour entreprendre son grand voyage en Algérie et en Tunisie. Marseille, où il s'est embarqué abord du croiseur Jeanne-d'Arc, était sa première grande étape.

Il y a été reçu par une foule énorme, enthousiaste, heureuse de recevoir le chef de l'Etat et flattée aussi d'être, à l'heure de l'embarquement, des adieux et des souhaits d'heureuse traversée, la représentante du pays.

Les Sociétés de gymnastique avaient organisé, en l'honneur de M. Loubet, une grande fête et celui-ci leur a apporté, en retour, l'heureuse nouvelle qu'elles venaient d'être déclarées d'utilité publique.

Le président a pris la parole à différentes reprises; mais il a gardé, cette fois, une grande réserve et n'a que légèrement effleuré la politique. Il a félicité les mutualistes ; il a conseillé l'accord aux Chambres de commerce, et rien de plus.

Il est vrai qu'à Arles, M. Loubet avait dit l'ardeur de ses convictions républicaines:

Personne ne me fera l'injure de me croire capable de pactiser avec les ennemis de la République. Je lutterai jusqu'à mon dernier souffle pour la faire durer et prospérer. J'y mettrai la même ardeur que lorsque, sous l'Empire, nous luttions pour son avènement. Mes cheveux ont blanchi, mais mon coeur est resté le même.

L'accueil qui attend le président à Alger ne sera pas moins patriotique.

L'enthousiasme des populations algériennes se doublera de la présence des flottes étrangères et de l'important hommage qu'elles viennent rendre à la France en la personne de son représentant.

En venant saluer à Alger le chef de l'Etat français, l'escadre italienne, l'escadre anglaise, l'escadre russe et les vaisseaux espagnols n'accomplissent pas seulement, en effet, un devoir de courtoisie internationale, — leur rencontre, précédant de quelques semaines la visite à Paris du roi d'Angleterre, témoigne encore du grand crédit de la France en Europe.

X

Une partie du gouvernement, le président du Sénat et celui de la Chambre, le ministre des affaires étrangères, etc., et de nombreux représentants accompagnent M. Loubet.

Mais, par un jeu de la politique, le président

président trouvera pas, à Alger, l'homme le plus qualifié en la circonstance pour le recevoir.

Le gouverneur général de l'Algérie a donné, en effet, sa démission, la veille même du départ du président, à la suite d'incidents parlementaires où la politique algérienne restait, d'ailleurs, étrangère, et qui avaient été provoqués par les imputations d'un journal de province : le Petit Dauphinois, à propos des Chartreux.

Ce journal, qui est dirigé par M. Pierre Baragnon, l'oncle de M. Paul Revoil, assure que les Chartreux auraient pu obtenir leur « rançon » contre le versement d'un million, et que le marché leur fut presque officiellement proposé.

Cette lourde accusation fut immédiatement portée à la tribune de la Chambre. Le président du Conseil la repoussa vivement et la fit retomber sur le gouverneur général de l'Algérie en personne.

M. Paul Revoil voulut se disculper, mais M. Combes lui re usa, à deux reprises, l'entretien qu'il sollicitait; et, devant cette fin de non-recevoir, estimant qu'il n'avait plus la confiance du gouvernement, il prit la résolution de se retirer.

En attendant qu'on lui trouve un successeur,— M. Stéphen Pichon vraisemblablement,— l'intérim a été confié au secrétaire général, M. Maurice Varnier. C'est donc M. Varnier qui recevra M. Loubet à son arrivée à Alger et prendra, dans toutes les cérémonies inscrites au programme du voyage présidentiel, auquel, d'ailleurs, rien n'est changé, la place que devait occuper M. Paul Revoil.

Il s'en faut de beaucoup, d'ailleurs, que ce gros incident, déjà fâcheux pour l'esprit algérien, soit terminé.

Les représentants de l'Algérie protestent contre l'éviction du gouverneur général, « un gouverneur expérimenté » et qui avait, disent-ils, toute leur confiance.

D'autre part, le Petit Dauphinois précise ses accusations. Il désigne le fils même du président du Conseil comme le promoteur du marché qu'il prétend avoir été offert aux Chartreux, et il dit attendre avec confiance l'instruction que M. Combes vient de demander au procureur de la République d'ouvrir immédiatement.

Les Chambres se sont ajournées au 19 mai, et la politique chômerait presque complètement n'était cet incident, et n'étaient aussi le départ des congrégations dissoutes, les perquisitions opérées chez différentes d'entre elles, et surtout les nouvelles et grandes assises tenues à Bordeaux par le parti socialiste.

Celui-ci a discuté pendant d'innombrables tours d'horloge la grosse question de


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LES ANNALES POLITIQUES ET LITTÉRAIRES

Savoir s'il convenait d'exclure ou de ne pas exclure M. Millerand d'entre ses membres.

M. Jaurès a pris la défense de l'ancien ministre contre toute motion d'exclusion :

Ce serait, s'est-il écrié, une véritable iniquité. Ne faisons pas peser sur Millerand l'abominable esprit do secte que nous avons tous été unanimes à réprouver.

Il a, d'ailleurs, blâmé sa politique comme ministre et comme député, politique qu'il estime trop facile. « Vous ne retenez du programme socialiste, lui a-t-il dit, que ce qui est immédiatement réalisable ; vous coupez ainsi en deux le programme socialiste, et la partie que vous laissez de côté, celle que, si nous vous écoutions, nous n'aurions plus à affirmer, ne serait plus qu'une survivance morte, et là est le danger de votre thèse. »

Il lui a surtout reproché son vote contre la suppression du budget des cultes. Il s'est efforcé de lui prouver que cette suppression n'était pas « une manifestation vaine ».

Bref, M. Millerand n'a été ni exclus ni même blâmé ; on l'a seulement rappelé au respect de la discipline.

ÉTRANGER

La Hollande a été, toute la semaine, sous la menace d'une grève générale. Les comités ouvriers, conduits par M. Domela Nieuwenhuis, poussaient à un chômage monstre, espérant faire pression sur les Etats Généraux et empêcher la législation antigréviste, élaborée par le cabinet, de passer.

Mais le gouvernement et les Chambres ont tenu bon. Les deux articles: l'un qui militarise les chemins de fer en créant une brigade administrative spéciale, l'autre qui édicté les pénalités les plus sévères pour les mécaniciens et chauffeurs qui abandonnenf leur travail, ont été votés à de fortes majorités.

Le comité central de défense a voulu continuer la lutte sans y parvenir; il a été désavoué, puis dissous, et toute idée de grève générale a été abandonnée.

X

Dans les Balkans, l'incendie couve toujours, et, malgré ses assurances optimistes, la Porte se voit obligée d'opérer sérieusement contre les Albanais, devant Mitrovitza, où le consul de Russie, M. Ohtcherbina, a été tué en voulant intervenir et pacifier les esprits. La Russie, que ce meurtre a vivement affectée, commence à perdre patience. Elle réclame la tète du meurtrier.

X Au Maroc, l'insurrection grandit. Les succès des révoltés. dans le Riff, sont particulièrement importants.

NOTES DE LA SEMAINE

LA GLOIRE TROP PRESSEE

E grandes fêtes vont être données,

cette semaine, à la Villa Médicis.

M. Chaumié, notre ministre, et son

directeur des Beaux-Arts, M. Henry

Roujon, sont partis pour Rome. Ils y prononceront de beaux discours, d'abord parce qu'étant l'un et l'autre du Midi, ils ont la langue dorée, et puis parce qu'ils aiment la France et que le sujet les inspirera. C'est un petit morceau de nous-mêmes qui se trouve exilé au coeur de l'Italie ; c'est la fleur de notre jeunesse qui, chaque année, s'y épanouit. Nous ne savons pas encore ce que MM. Chaumié et Roujon diront aux élèves de notre Ecole. Je suppose qu'ils leur donneront de bons avis et qu'à leurs paroles affectueuses ils sauront mêler quelques paternelles remontrances. On m'assure que ces jeunes gens en ont besoin.

L'esprit de l'Ecole a beaucoup changé. Il suffit, pour s'en convaincre, d'interroger tour à tour les pensionnaires d'aujourd'hui et ceux d'autrefois. Les pensionnaires d'aujourd'hui traitent cette maison, qui les a nourris, avec une étrange désinvolture ; ils affectent de la mépriser et de considérer comme à peu près perdu le temps qu'ils y ont passé. Combien sont différents les propos et l'attitude des vieux pensionnaires ! Quand ils évoquent leurs années d'Ecole, ils ont les larmes aux yeux ; ils s'attendrissent. Il faut entendre les Hébert, les Henner, les Jules Lefebvre nous conter les émotions dont ils furent pénétrés en contemplant, pour la première fois, la terre romaine.

— Je ne comprends plus nos jeunes gens, me disait, l'autre jour, le bon maître Jules Lefebvre. Quand ils s'en vont à Rome, ils ont la mine consternée; ce séjour est, pour eux, comme un exil. Ils ne sont jamais contents de leur sort. Nous n'étions pas ainsi. Nous jouissions sincèrement, et sans arrièrepensée, de notre succès. Nous étions heureux. ..

Oui, certes! Jules Lefebvre nageait dans l'ivresse. Songez donc ! Depuis cinq ans, il peinait sans relâche, dévorant son pain sec, tendant vers ce but suprême ! Et il l'atteignait ! Il allait voir Rome ! Rome ! la Ville Eternelle, la patrie des Arts, ce paradis ignoré qu'il apercevait confusément dans ses rêves. Et il allait être défrayé de tout, logé, entretenu par la sollicitude de l'Etat! Plus d'inquiétude, plus de restaurateur à payer, plus de tailleur récalcitrant, plus de loyer... La liberté, l'espace et de l'argent plein ses poches ! Jules Lefebvre — fût-il centenaire — n'oubliera pas le soir radieux où la petite troupe dont il faisait partie monta en chemin de fer, et se hâta vers la lumière et le soleil. Ce fut un enchantement. La première étape franchie, ils ralentirent leur course, baguenaudant en route, flânant dans les villes italiennes dont les noms chantaient au fond de leur mémoire, semant l'or à pleines mains, frétant des voitures à quatre chevaux pour mieux admirer les splendeurs du paysage, se partageant entre les musées qui leur offraient des chefs-d'oeuvre et les hôtelleries où leur terrible appétit se régalait de macaroni, de polenta et d'asti spumante. Enfin, ils touchèrent au but, ils s'installèrent. Et leur ivresse s'étant apaisée, ils se remirent au travail. Des joies plus profondes, plus fécondes, allaient succéder à l'allégresse du déplacement. Ils allaient connaître l'ivresse du repos, de la méditation et savourer cette paix

de l'âme, de l'esprit et du coeur, qui fleurit dans les jardins de la Villa Médicis et fait de ce lieu incomparable un vrai paradis terrestre.

Il semble que ces séductions aient cessé d'exister ou qu'on y soit moins sensible. Et, pourtant, le ciel italien est toujours aussi pur et les jardins de la Villa toujours pleins de fraîcheur, d'ombre et de mystère.

D'où vient ce changement d'humeur ? C'est ce que nous nous demandions avec le vénérable peintre. D'abord, on ne peut s'empêcher d'en être surpris. Car, enfin, au vingtième comme au dix-neuvième siècle, il est agréable, pour un artiste qui débute, d'être affranchi des soucis de l'existence. Pourquoi nos jeunes contemporains ne goûtent-ils plus ces avantages, aussi vivement que leurs aînés? Pourquoi cette indifférence? Quand on y réfléchit, il est assez facile d'en démêler les causes secrètes.

Tenez! hier, j'étais monté aux Annales, et je conférais avec notre rédacteur en chef. Tandis que j'étais là, un auteur vint lui apporter certain ouvrage qu'il venait de publier. J'écoutais, sans mot dire, leur conversation. Ce littérateur semblait pénétré de son mérite. Il s'écria, dans l'épanouissement d'un naïf orgueil :

— C'est mon quinzième volume.

— Quel âge avez-vous donc?

— Vingt-quatre ans.

— Diable! vous mettez les bouchées doubles!

La satisfaction qui perçait dans ces paroles me donna fort à penser. Elle éclairait d'une vive lueur le nouvel état d'âme des lauréats de la Villa Médicis. Quel devait être, dans l'esprit de ses fondateurs, l'objet principal de l'institution? Procurer aux jeunes pensionnaires les moyens de s'isoler, de réfléchir, de travailler pour eux-mêmes et non en vue d'un salaire; en un mot, de compléter leur éducation. Les peintres et les sculpteurs d'autrefois, qui étaient très modestes et doutaient de leur talent, s'accommodaient de ce stage ; ils en tiraient grand profit, ils en appréciaient l'extrême douceur. Ils s'abandonnaient au charme de rêver, d'admirer les chefs-d'oeuvre des maîtres; ils les copiaient, pour s'en pénétrer plus profondément. C'est ainsi qu'en 1868, Jules Lefebvre s'éprit du Cénacle d'André del Sarte, qui ornait le cloître de Saint-Salvi, près de Florence. Il s'établit dans ce lieu humide et malsain, y demeura, pendant huit mois consécutifs, vêtu de peaux de bêtes, réchauffant ses mains glacées au brasero allumé contre le mur, bravant les intempéries, méprisant les rhumatismes, mais incapable de s'arracher à la fascination qu'exerçait sur lui cette magnifique page. Proposez un tel exemple aux élèves d'aujourd'hui. Ils haussent les épaules. Ils ne conçoivent pas que l'on puisse, de gaieté de coeur, se condamner à une besogne ingrate qui n'est appréciée que des professeurs et des camarades et qui ne touche pas le public...

Le public ! Le désir de lui plaire, de l'éblouir, de le conquérir : voilà le mal qui ronge, dès leur entrée à l'Ecole, les jeunes artistes. Ils n'ont pas le courage d'attendre la gloire ; ils courent après elle au pas de course. Et, pour l'atteindre, ils se livrent à mille extravagances dont la plus dangereuse est une production effrénée. Ils tirent des « pétards », comme on dit. Ils intriguent dans la presse pour obtenir un mot de réclame. Et ils se multiplient, et ils se prodiguent ! A peine arrivés à Rome, une sorte d'impatience fébrile s'insinue dans leurs veines, trouble leur sommeil. Ils sont in-


LES ANNALES POLITIQUES ET LITTERAIRES

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quiets. Usant des facilités et des moyens de transports que n'avaient pas leurs prédécesseurs ils reprennent, à chaque instant, le chemin de la France. On les voit presque plus souvent à Paris qu'à Rome. Ils ont peur de se laisser oublier. Et lorsque, enfin, leurs trois années sont finies, ils poussent un soupir de soulagement.

Notez que je ne jette pas la pierre à ces enfants. Peut-être ferions-nous comme eux, si nous étions à leur place. L'impatience qui les dévore est le mal des siècles nouveaux, le résultat de l'idée que nous nous formons des dangers de la concurrence et de la lutte pour la vie. Au moins recueillentils le fruit de ces terribles efforts ? Arriventils plus rapidement à leur but que s'ils se tenaient un peu tranquilles ? Sérieusement, je ne le pense pas.

J'ai, devant les yeux, l'exemple d'un de nos confrères que j'ai suivi depuis ses débuts et qui m'a toujours suggéré, sans s'en douter lui-même, les plus salutaires réflexions. Lorsqu'il entra dans les lettres, il ne nous cacha point qu'il avait la certitude d'égaler Balzac en réputation et d'éclipser Daudet, Zola, Maupassant; qui tenaient alors le haut du pavé. Il pondit, à dix-huit ans, son premier volume. Cinq ou six romans vinrent ensuite. Et, pour les appuyer dans l'opinion, il les assaisonna de scandale. Il eut des duels, des histoires de femmes, des polémiques violentes. On ne pouvait ouvrir la gazette sans y trouver son nom. Et certes, si c'est là le genre d'illustration qu'il souhaitait, il l'avait obtenue. Il en est une autre, plus solide, qui se fonde sur l'estime réfléchie et non sur l'étonnement de la foule ; c'est la seule enviable, c'est la seule qui dure. On ne l'obtient que par le travail honnête, persévérant, consciencieux, dénué de puffisme. D'abord, vous vous conciliez l'estime de ceux qui vous entourent, de vos maîtres, de vos frères d'armes, de vos rivaux. Peu à peu, votre renommée s'élargit et vole de bouche en bouche. Et vous êtes très surpris, un beau matin, de vous réveiller célèbre. Vous recueillez, ce jour-là, le fruit de vingt années d'un labeur lent et obscur.

Je me rappelle ce que me répétait un Vieux philosophe de ma connaissance.

— Fais ce que tu dois faire, le mieux qu'il t'est possible. Et, si ta conscience ne te reproche rien, dors tranquille. Le temps travaille pour toi.

Il n'est point de meilleurs conseils à donner aux écoliers de la Villa Médicis et, d'une façon générale, à tous nos jeunes gens, qui sont, je ne dis pas trop ambitieux, mais ambitieux d'une gloire trop hâtive. Savoir attendre, c'est le secret de la sagesse... LE BONHOMME CHRYSALE.

(1)

Astronomie des Dames

Quatrième Leçon

NOTRE ÉTOILE LE SOLEIL

Dans l'agitation incessante de la vie quotidienne où nous entraînent les mille besoins superflus de la « civilisation » moderne, on croirait volontiers qu'une

existence n'est complète que lorsqu'elle

compte, à son actif, un nombre incalculable d'incidents tous plus insignifiants

les uns que les autres.

A quoi bon perdre son temps à penser, à rêver ? Non, il faut vivre fiévreusement,

s'agiter, s'affoler pour des riens, se créer des maux imaginaires.

L'esprit pensif, ami de la contemplation et admirateur de la sublime nature, se trouve mal à l'aise dans ce tourbillon perpétuel qui engloutit tout : la joie de vivre que l'on n'a pas le temps de savourer, l'amour du beau que l'on ne prend pas le plaisir d'admirer, tourbillon qui nous cache perpétuellement la Vérité, toujours oubliée au fond de son puits.

Et pourquoi absorber ainsi sa vie dans les seuls intérêts matériels ? Pour satisfaire l'orgueil et la vanité ! Si la lune était habitée, et si ses citoyens pouvaient plonger leurs regards jusqu'à nous pour noter et analyser les détails des existences humaines à la surface de notre planète, il serait curieux, et peut-être un peu humiliant pour nous, de recevoir cette petite statistique.

— Quoi, dirions-nous, c'est là le résumé de notre vie ? C'est pour cela que nous luttons, souffrons et mourons? Vraiment, il n'était pas utile de se donner tant de peine!

Et, pourtant, il est une chose bien simple, à la portée de tout le monde, et à laquelle on ne pense pas, justement parce qu'elle semble trop peu compliquée, bien qu'elle ait l'immense avantage de nous éloigner des misères d'ici-bas pour nous élever vers l'ineffable bonheur que devrait toujours faire naître en nous la connaissance de la vérité : c'est d'ouvrir les yeux pour voir, et de regarder. Seulement. .. on n'y songe presque jamais, on préfère se laisser aveugler par l'illusion et la fausseté des apparences.

Que serait-ce de consacrer, chaque jour, une heure pour s'unir volontairement au choeur harmonieux de la nature, d'élever ses regards vers le ciel, et de participer aux instructions du spectacle de l'univers ? Mais non : on n'a pas le temps, pas le temps de vivre intellectuellement, pas le temps de penser.

De tous les objets que présente à nos regards l'immense spectacle de la nature, aucun, sans contredit, n'a frappé les regards et l'attention des hommes autant que le Soleil, le dieu de la lumière, l'astre fécondateur, sans lequel notre planète et sa vie ne seraient pas sorties du néant, image visible du Dieu invisible, comme le célébraient Cicéron et les poètes de l'antiquité. Mais, chères lectrices, en dehors de vous qui lisez ces pages, combien est-il d'habitants de la Terre qui sachent que ce Soleil est une étoile de la Voie Lactée et que chaque étoile est un soleil ? Combien en est-il qui se rendent compte de la réalité et de la grandeur de l'univers ? Informez-vous, et vous constaterez que le nombre des personnes qui savent où elles sont est étrangement restreint.

Oui, dès maintenant, nous savons que nous vivons dans les rayons d'une étoile, que nous appelons Soleil à cause de sa proximité. Pour les habitants des autres systèmes de mondes, notre splendide Soleil n'est qu'un point lumineux plus ou moins brillant, selon que le lieu d'où on l'observe est plus ou moins éloigné. Mais, son importance « terrestre » nous le rend particulièrement cher; nous oublions toutes les étoiles ses soeurs pour lui, et même les plus ignorants le saluent avec admiration sans savoir au juste quel est son rôle dans l'univers, simplement parce qu'ils sentent qu'ils dépendent de lui, et que, sans lui, la vie s'éteindrait icibas. Oui, ce sont ses rayons bienfaisants

qui versent, sur notre Terre, les flots de lumière et de chaleur auxquels la vie doit son existence et sa propagation perpétuelle.

Salut ! vaste Soleil, petite étoile dans l'infini, mais, pour nous, gigantesque et important flambeau. Salut, ô divin bienfaiteur! Comment ne t'adorerions-nous pas quand nous te devons l'embrasement de nos chaudes et gaies journées d'été et quand, dans une douce caresse, tes rayons effleurent la tête ondulante des épis qui se dorent à ton contact? C'est toi qui soutiens notre globe dans l'espace et le retiens dans tes rayons par le mystère des liens puissants et délicats de l'attraction. C'est toi que nous respirons aussi dans les fleurs aux corolles embaumées qui élèvent gracieusement vers ta lumière leurs têtes épanouies et réfléchissent ta splendeur. C'est toi qui pétilles dans la mousse du vin joyeux ; c'est encore toi qui charmes nos regards lorsqu'aux premiers jours du printemps, tu pares le séjour de l'humanité de toutes les grâces d'une jeunesse verdoyante et fleurie. Partout, nous te retrouvons ; partout, nous reconnaissons ton oeuvre qui s'étend de l'infiniment grand à l'infiniment petit. Nous nous inclinons devant ta puissance et admirons ta grandeur. Lorsque, par les tristes soirs d'hiver, nous te voyons disparaître derrière les toits blanchis de neige, il nous semble que tu ne nous reviendras plus jamais, splendide globe de feu qui adoucis nos courtes journées de décembre de tes rayons alanguis. Mais avril te ramène, majestueux et superbe, et notre coeur se remplit d'espérance devant l'illumination des beaux jours ensoleillés...

X

Notre voyage céleste nous avait transportés bien loin de notre système solaire, et, guidés par l'oeil perçant du télescope, nous avons abordé des créations lointaines, si lointaines même que nous avons perdu de vue notre cher flambeau.

Cependant, nous nous souvenons qu'il brille là-bas, au sein de ce nuage cosmique, pâle et blanchâtre, que nous appelons la Voie Lactée. Rapprochons-nous de lui, et, après avoir visité les îles de lumière de l'océan des cieux, cherchons notre route à travers ces vastes plaines semées de l'or ardent des soleils de l'infini.

Prenons notre vol sur un rayon de lumière et glissons rapidement jusqu'aux portes de notre univers. Bientôt, nous apercevons un point imperceptible qui scintille timidement au fond de l'espace, et nous reconnaissons bien vite notre quartier céleste. Cette petite étoile, qui brille comme la tète d'une épingle d'or, grossit à mesure que nous avançons. Encore quelques trillions de kilomètres à franchir sur notre coursier rapide, et nous la voyons paraître comme un bel astre de première grandeur. Puis, elle grandit toujours, et nous devinons bientôt, dans son rayonnement, notre humble Terre que nous abordons avec joie.

Maintenant, nous ne sortirons plus de notre province du royaume des cieux, et nous entrerons en relation avec cette famille solaire, qui nous intéresse d'autant plus qu'elle nous touche de très près.

Le Soleil, qui nous apparaît comme un beau disque blanc, vers midi, rouge sanglant, le soir, à son coucher, est un globe immense dont les formes colossales surpassent, dans des proportions inimaginables, notre atome terrestre.

(1) Voir les Annales des 18 janvier, 15 février, 15 et 22 mais 1903.


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LES ANNALES POLITIQUES ET LITTERAIRES

En effet, il est, en diamètre, cent huit fois et demie plus large que la Terre, c'est-à-dire que, si l'on représentait notre planète par un globe de un mètre de diamètre, il faudrait représenter le Soleil par une sphère mesurant cent huit mètres et demi de largeur. On en jugera par notre figure, dont la proportion est exacte.

La Terre Grandeur comparée du Soleil et de la Terre

Notre monde, placé sur le Soleil avec toutes ses magnificences, ses richesses, ses montagnes, ses mers, ses monuments et tous ses habitants, ne serait qu'un point imperceptible. Il tiendrait moins de place, dans l'astre central, qu'un grain dans une grenade. En plaçant la Terre au centre du Soleil et en laissant la Lune tourner à sa distance de trois cent quatrevingt-quatre mille kilomètres, on n'arriverait encore qu'à la moitié de la distance de la surface solaire !

En volume, le Soleil est douze cent quatre-vingt mille fois plus vaste que notre séjour, et trois cent vingt-quatre mille fois plus lourd en masse. Si ce géant ne se présente à nous que sous l'aspect d'un petit disque, très brillant il est vrai, c'est à cause de son éloignement. Assurément, ses dimensions apparentes ne nous révèlent pas sa majestueuse puissance.

Si nous l'observons dans un instrument ou si nous le photographions, nous constatons que sa surface n'est pas unie, comme on pourrait le croire, mais granulée, et présente une multitude de points lumineux disséminés sur un fond plus sombre.

Ces granulations ressemblent un peu aux pores de l'écorce d'un beau fruit, d'une orange par exemple, dont la couleur rappelle la nuance du Soleil lorsqu'il disparaît, le soir, pour nous plonger dans la nuit. Parfois, ces porcs s'élargissent sous l'influence de perturbations survenant dans la constitution du Soleil, et donnent naissance à une tache. Pendant bien des siècles, les hommes, savants ou profanes, se refusèrent à admettre l'existence des taches, qu'ils considéraient comme une souillure pour le roi des cieux. Le Soleil n'était-il pas l'emblème de la pureté ? Lui trouver un défaut eût été lui faire une profonde injure : n'était-il pas l'image de Dieu même ? L'astre du jour étant incorruptible, ceux qui mettaient en doute sa splendeur immaculée étaient des fous, possédés du démon. Aussi, lorsque le Père Scheiner, qui fut le premier à étudier les taches solaires dans une lunette, signala, vers l'an 1610. le résultat

de ses observations, personne ne voulut croire à ses affirmations.

Cependant, après les observations de Galilée en Italie, il fallut bien se rendre à l'évidence, et, chose plus curieuse encore, reconnaître que ce sont justement ces taches qui ont révélé aux astronomes la constitution physique du Soleil.

Certaines de ces taches sont parfois si larges qu'elles sont visibles à l'oeil nu (prudemment garanti par un verre noir ou bleu foncé).

Elles sont, généralement, de forme arrondie ou ovale, et on remarque en elles deux parties distinctes: d'abord, la partie centrale qui est noire et que l'on appelle le noyau ou l'ombre ; puis, autour, une région plus claire, demi-teintée, qui a reçu le nom de pénombre. Ces parties sont nettement tranchées dans leurs contours : la pénombre est grise, le noyau parait noir, relativement à l'éclat éblouissant de la surface solaire ; mais, en fait, il rayonne une lumière deux mille fois supérieure en intensité à celle de la pleine lune.

Nos lectrices auront une idée de l'aspect de ces taches par notre figure, qui représente l'une d'elles dessinée récemment à l'Observatoire de Juvisy.

Ces taches, qui ne présententaux observateurs de la Terre qu'un faible diamètre, sont, en réalité, absolument gigantesques. On en a mesuré dont le diamètre égalait dix fois la largeur de la Terre, soit cent vingt mille kilomètres.

Elles ne se forment pas instantanément, mais s'annoncent d'abord par une grande agitation de la surface solaire, par des sortes de vagues lumineuses appelées facules. Dans cette agitation, on voit apparaître une petite tache, généralement ronde, qui s'élargit progressivement, pour atteindre un maximum, et diminue ensuite, en se segmentant assez souvent et en se rapetissant. Les unes ne sont visibles que pendant quelques jours ; d'autres durent des mois entiers. Plusieurs d'entre elles n'apparaissent que pour s'enfoncer aussitôt dans le bouillonnement tumultueux de l'astre flamboyant. Parfois aussi, on aperçoit comme des vagues blanches incandescentes qui semblent jeter des ponts lumineux à travers l'ombre centrale. En général, les taches ne sont pas très profondes. Ce sont des sortes d'ouvertures en entonnoirs dont la profondeur n'égale pas le diamètre de la

Terre, lequel, nous l'avons vu, est cent huit fois plus petit que celui du Soleil.

X

Les taches solaires ne sont pas immobiles, et leur mouvement nous a appris que l'astre radieux tourne sur lui-même en vingt-cinq jours environ.

Cette rotation a été déterminée, en 1611, par Galilée, qui précisément, en observant les taches, remarqua qu'elles traversent le disque solaire de l'Est à l'Ouest, en suivant des lignes obliques par rapport au plan de l'écliptique, et qu'elles disparaissent, au bord occidental, quatorze jours après leur arrivée parle bord oriental. Quelquefois, une môme tache, après être restée invisible pendant quatorze jours, reparaît sur le bord oriental, où on l'avait déjà vue vingt-huit jours auparavant. Elle s'avance vers le milieu du Soleil, qu'elle atteint sept jours après, disparaît de nouveau à l'occident, continue sa route sur l'hémisphère opposé au nôtre pour revenir à portée de notre observation au bout de deux semaines, si elle ne s'est pas évanouie dans l'intervalle. Cette observation prouve que le Soleil tourne sur lui-même. La réapparition des taches est de vingt-sept jours en moyenne, parce que la Terre n'est pas immobile et que, dans sa translation autour de l'ardent foyer, mouvement qui s'effectue dans le même sens que la rotation solaire, elle voit encore les taches deux jours et demi après qu'elles ont disparu du point où elle se trouvait vingtcinq jours auparavant. En réalité, la rotation du Soleil est de vingt-cinq jours et demi environ; mais, fait curieux, ce globe ne tourne pas tout d'une pièce, comme la Terre; les vitesses de mouvement de la surface solaire vont en diminuant de l'équateur vers les pôles. Cette rotation est de vingt-cinq jours à l'équateur, de vingt-six au vingtquatrième degré de latitude Nord ou Sud, de vingt-sept au trente-septième degré, de vingt-huit au quarante-huitième. Les taches se forment, généralement, entre l'équateur et cette latitude, surtout entre dix et trente degrés. On n'en a jamais vu autour des pôles.

Sur les bords du Soleil, on remarque encore des régions très brillantes, très lumineuses, qui environnent généralement les taches, et auxquelles on donne le nom de facules. Ces facules, qui occupent souvent une très vaste étendue, semblent être le siège de perturbations formidables qui révolutionnent sans cesse la face de notre souverain, et souvent, comme nous l'avons dit, elles précèdent les taches. On en aperçoit jusqu'aux pôles. Notre calme et majestueux Soleil est le siège de conflagrations formidables. Les éruptions volcaniques, les orages les plus épouvantables, les cataclysmes les plus terrifiants qui bouleversent, parfois, notre petit monde ne sont rien auprès des tempêtes solaires qui soulèvent des nuages de feu, capables d'engloutir, d'un seul coup, des globes de la dimension de notre planète.

Comparer les volcans terrestres aux éruptions solaires, c'est comparer l'humble lueur d'une veilleuse qui consume un moucheron aux flammes de l'incendie qui dévore une ville.

Les taches solaires varient en une période assez régulière, de onze à douze ans. En certaines années, elles sont vastes nombreuses et fréquentes, par exemLe

exemLe

Grande tache solaire dessinée par M. l'abbé Th. Moreux


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ple en 1893; en d'autres années, elles Vont rares et faibles, par exemple en 1901. En ce moment (1903), l'activité solaire reprend assez vite et je viens, à l'instant même, d'observer un groupe de fort belles taches. Le prochain maximum arrivera sans doute en 1905. Remarque curieuse : le magnétisme! terrestre et les aurores boréales suivent: une oscillation parallèle à celle des taches solaires, et il paraît en être de même des températures.

Nous devons regarder notre Soleil comme un globe de gaz en combustion, brûlant à une haute température, et dé gageant une quantité prodigieuse de chaleur et de lumière. La surface éblouissante de ce globe a reçu le nom de photosphère (sphère de lumière). Elle est en mouvement perpétuel, comme les flots d'un océan de feu dont les flammes, roses et transparentes, mesurent environ quinze mille kilomètres de hauteur. Cette couche de flammes roses a reçu le nom de chromosphère (sphère colorée). Elle est transparente; on ne la voit pas directement, mais seulement pendant les éclipses totales de Soleil, lorsque la Lune cache entièrement le disque éblouissant, ou à l'aide du spectroscope. Ce que nous voyons du Soleil, c'est sa surface lumineuse, sa photosphère.

De cette surface mouvementée, s'élancent constamment des éruptions gigantesques, d'immenses gerbes de flammes, tourbillons de feu projetés avec une vitesse effroyable à des hauteurs prodigieuses.

X

Pendant de longues années, les astronomes ont été très perplexes sur la nature de ces masses enflammées appelées protubérances,

protubérances, s'élancent comme des feux d'artifice et qui n'étaient visibles que pendant les éclipses totales de Soleil ; mais, grâce à une découverte très ingénieuse de M. Janssen, ces éruptions peuvent, maintenant, être observées tous les jours au spectroscope et on les enregistre depuis 1868, particulièrement à Rome et à Catane, où la Société des Spectroscopistes a été fondée spécialement

dans ce but et ne manque pas de publier, chaque mois, la statistique de l'état du Soleil.

Ces protubérances, qui revêtent toutes les formes imaginables, ressemblent, souvent à certains de nos nuages orageux ; elles s'élèvent au-dessus de la chromosphère à une vitesse inconcevable, qui surpasse parfois deux cents kilomètres par seconde, et les porte à des hauteurs fantastiques, à trois cent mille kilomètres !

Ces flammes énormes entourent le Soleil de toutes parts; quelquefois, elles s'élancent dans l'espace comme de splendides panaches roses, gracieusement recourbés; d'autres fois, elles dressent dans le ciel leurs têtes lumineuses qui ressemblent à d'immenses feuilles déchiquetées et légères, de palmiers géants. De même que nous avons reproduit un type de tache solaire remarquable, de même il est intéressant de mettre, sous les yeux de nos lectrices, une observation précise de ces curieuses flammes solaires. Celle que nous reproduisons ici a été observée à Rome, le 30 janvier 1885. Elle mesurait deux cent vingt-huit mille kilomètres de hauteur, dix-huit fois le diamètre de la Terre (représentée à côté dans sa grandeur relative).

L'observation, jointe à l'analyse spectrale, a démontré que les protubérances sont causées par de formidables explosions produites dans le corps même du Soleil, et projetant dans l'espace des masses d'hydrogène incandescent avec une force considérable.

Ce n'est pas tout encore. Pendant les éclipses, on remarque, autour du disque noir de la Lune placé devant le Soleil dont il intercepte la lumière, une auréole brillante et rosée d'où se détachent de longs panaches effilés et lumineux que l'on nomme aigrettes, et qui s'élancent fort loin de la surface solaire. Cette auréole, dont la nature nous est encore inconnue, a reçu le nom de couronne. C'est une sorte d'atmosphère immense, extrêmement raréfiée. Notre superbe flambeau est donc un brasier d'une ardeur sans pareille ; c'est un globe de flammes agité de tempêtes phénoménales dont les gerbes enflammées s'étendent au loin. La plus petite de ces flammes est encore si puissante qu'elle engloutirait notre monde d'un seul coup, comme ces bombes lancées par le Vésuve, et retombant dans le cratère.

Mais quelle est la chaleur véritable de ce foyer incandescent?

Les meilleures recherches conduisent à évaluer à sept mille degrés centigrades la température de la surface du Soleil. La température intérieure doit être beaucoup plus élevée. Un creuset de fonte en fusion versé sur le Soleil serait une douche de neige et de glace. On a vu des éruptions solaires s'élancer, en quelques minutes, à plus de cent mille kilomètres de hauteur et retomber, ensuite, en pluie de feu sur l'océan incandescent dont le feu ne s'éteint jamais.

On peut se donner une idée de cette puissance calorifique en établissant quelques comparaisons. Ainsi, la chaleur émise paraît égale à celle que produirait un globe colossal de mêmes dimensions, c'està-dire aussi volumineux que douze cent quatre-vingt mille globes terrestres, entièrement couvert d'une couche de houille de vingt-huit kilomètres d'épaisseur brûlant toute à la fois. La chaleur émise par le Soleil,

Soleil, chaque Seconde, est égale à celle qui résulterait de la combustion de onze quatrillions six cent mille milliards de tonnes de charbon de terre, brûlant ensemble. Cette même chaleur ferait bouillir, par heure , deux trillions neuf cents milliards de kilomètres cubes d'eau à la température de là glace.

Notre petite planète, qui gravite à cent quarante-neuf millions de kilomètres du Soleil, n'arrête au passage et n'utilise que la demi-milliardième partie de ce rayonnement total.

Comment s'entretient cette chaleur ? Une des principales causes de la chaleur du Soleil est due à sa condensation. Selon toutes probabilités, le globe solaire nous représente le noyau d'une vaste nébuleuse qui s'étendait, primitivement, au delà de l'orbite de Neptune, et qui, par sa contraction, a fini par former ce foyer central. En vertu du principe de la transformation du mouvement en chaleur, cette condensation, qui n'est pas encore arrivée à son terme, suffit pour élever ce globe colossal à sa température et à l'entretetenir pendant des millions d'années. Ajoutons qu'une formidable quantité de météores y tombe perpétuellement. Cette fournaise est un véritable pandémonium.

Le Soleil pèse trois cent vingt-quatre mille fois plus que la Terre, c'est-à-dire dix-huit cent soixante-dix octillions de kilogrammes, ci : 1,870,000,000,000,000,000,000,000,000,000.

Nous exposerons, dans notre onzième leçon, par quelles méthodes on est parvenu à peser le Soleil et à déterminer sa distance.

x

Cette causerie, je l'espère, vous a donné une idée de l'importance et de la nature du Soleil, de cet astre formidable aux rayons duquel nos existences sont suspendues. Sa dimension apparente, qui n'est que d'un demi-degré (32') et qui serait cachée à nos yeux, comme celle de la pleine lune, à peu près égale, par le bout de notre petit doigt éloigné à la longueur du bras, représente, comme nous l'avons vu, une dimension réelle colossale, de un million trois cent quatre-vingt-trois mille kilomètres de diamètre, à cause de l'immense distance qui nous en sépare. Cette distance de cent quarante-neuf millions de kilomètres est assez difficile à apprécier. Remarquons qu'il faudrait juxtaposer onze mille six cent quarante globes terrestres pour jeter un pont d'ici au Soleil, tandis que, d'ici à la Lune, trente Terres suffiraient. La Lune est trois cent quatre-vingt-huit fois plus près de nous que le Soleil. Nous la concevrons peut-être, cette distance, en calculant qu'un train direct, marchant à la vitesse constante de un kilomètre par minute, emploierait cent quarante-neuf millions de minutes, c'est-à-dire cent trois mille quatre cent soixante-douze jours, soit deux cent quatre-vingt-trois ans, pour franchir la distance qui nous sépare de cet astre. Etant donnée la durée ordinaire de la vie, les voyageurs partis pour le Soleil n'y arriveraient pas, ni leurs enfants, ni leurs petits-enfants : ce ne serait guère que la septième génération qui toucherait le but du voyage, et ce ne serait que la quatorzième qui pourrait nous en rapporter des « nouvelles ». Un boulet de canon y arriverait en dix ans. La lumière, flèche rapide qui vole dans l'espace à la vitesse de trois cent mille kilo

Flammes solaires de 258.000 kilomètres de hauteur (18 fois le diamètre de la Terre)

Rome, 80 Janvier 1885.


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mètres par seconde, ne met que huit minutes dix-sept secondes pour traverser cette distance.

X

Ce brillant Soleil n'est pas seulement le souverain de la Terre, il est aussi le chef d'un vaste système planétaire.

Les astres qui circulent autour du Soleil sont des corps opaques, de forme sphérique, qui reçoivent leur lumière et leur chaleur de l'astre central dont ils dépendent absolument. Le nom de planètes qui leur a été donné signifie astres « errants ». Si vous observez le Ciel par une belle nuit étoilée, et si vous connaissez suffisamment les principales étoiles qui semblent fixes au fond du firmament, vous pourrez vous étonner, certains soirs, de voir la figure d'une constellation zodiacale légèrement modifiée par la présence temporaire d'un astre brillant surpassant parfois, en éclat, les plus belles étoiles de première grandeur.

Si vous suivez cette apparition pendant quelques semaines, et si vous examinez bien sa position par rapport aux étoiles voisines, vous remarquerez qu'elle se déplace plus ou moins lentement sur la voûte des cieux. Ces astres errants, ces planètes, ne brillent pas de leur propre lumière ; c'est le Soleil qui les éclaire.

Les planètes sont, en effet, des corps obscurs comme la Terre, circulant autour du dieu du jour avec une vitesse proportionnée à leur éloignement. Elles sont au nombre de huit principales, et on peut les diviser en deux groupes bien distincts qui nous aideront à les reconnaître : le premier comprend quatre planètes de petites dimensions relativement à celles du second groupe, qui sont si volumineuses que la moins importante d'entre elles est encore plus grosse que ces quatre réunies.

Dans l'ordre des distances au Soleil, nous voyons :

MERCURE, VÉNUS, la TERRE et MARS.

Ce sont les mondes les plus proches de l'astre du jour.

Les quatre suivants, beaucoup plus éloignés, sont, toujours dans l'ordre des distances :

JUPITER, SATURNE, URANUS et NEPTUNE.

Ce second groupe est séparé du premier par un vaste espace occupé par toute une petite armée de planètes minuscules, petits corps cosmiques dont les plus gros ne mesurent guère plus de cent kilomètres de diamètre, et les plus petits, quelques kilomètres seulement.

Les planètes formant ces trois groupes représentent les principaux membres de la famille solaire. Mais, le Soleil est un vieux patriarche, et chacune de ses filles a elle-même ses enfants qui, tout en subissant l'influence paternelle de l'astre de feu, obéissent aussi au monde qui les gouverne. Ces astres secondaires, nommés satellites, suivent les planètes dans leur destinée et tournent autour d'elles en traçant des ellipses, comme celles-ci tournent autour du Soleil. Tout le monde connaît le satellite de la Terre : la Lune. Or, les autres planètes de notre système ont aussi leurs lunes, et, même, certaines d'entre elles sont plus favorisées que nous à cet égard, car elles en ont plusieurs. Mars en a deux; Jupiter, cinq; Saturne, huit; Uranus, quatre, et Neptune, un (c'est le seul que l'on ait encore pu découvrir).

Pour nous rendre bien compte des rapports qui existent entré ces mondes, nous allons apprécier leurs distances en les inscrivant dans un petit tableau :

Distances en

millions de kilomètres

MERCURE 57

VÉNUS 108

LA TERRI: 149

MARS 226

JUPITER 775

SATURNE 1.421

URANUS 2.831

NEPTUNE 4.470

Le Soleil est au centre de ce système (ou, pour mieux dire, au foyer, car les planètes décrivent des ellipses) et le gouverne. On voit que Neptune est trente fois plus éloigné du Soleil que la Terre. Ces diverses distances amènent une grande différence dans le temps des révolutions des planètes, car, tandis que la Terre fait le tour du Soleil en un an, Vénus en deux cent vingt-quatre jours et Mercure en quatre-vingt-huit, Mars emploie près de deux ans pour accomplir son voyage, Jupiter douze ans, Saturne vingt-neuf, Uranus quatre-vingt-quatre et Neptune cent soixante-cinq.

Les planètes et leurs lunes ne représentent pas le patrimoine complet du Soleil. Il est encore, clans la république solaire, certains astres irréguliers et vagabonds qui voyagent à une allure souvent immodérée et s'approchent parfois du Soleil non pour s'y brûler, mais, semble-t-il, pour puiser, dans ce foyer radieux, des provisions de forces nécessaires à leurs pérégrinations dans l'espace. Ce sont les comètes qui suivent des orbites extrêmement allongées autour du Soleil dont elles sont, parfois, très rapprochées et, parfois, extraordinairement éloignées.

Et, maintenant, récapitulons nos connaissances sur l'empire du Soleil : D'abord, nous voyons un globe de feu éblouissant dominant et gouvernant les mondes qui lui appartiennent. Autour de

lui, sont groupées les planètes, au nombre de huit principales, formées de matière solide et obscure, et gravitant autour de l'astre central. D'autres astres secondaires, les satellites, tournent autour des planètes qui les retiennent dans le réseau de leur attraction, et, enfin, les comètes, corps célestes irréguliers, sillonnent toute l'étendue occupée par la grande province solaire, et reviennent périodiquement rendre visite à leur seigneur et maître. Nous pourrions ajouter aussi des tourbillons de météores, sorte de désagrégation des comètes, qui circulent aussi autour du Soleil et donnent naissance aux étoiles filantes lorsqu'elles rencontrent la Terre.

Maintenant que nous avons une idée de l'ensemble de notre céleste famille, et que nous avons apprécié à sa valeur le puissant foyer qui la gouverne, nous allons faire directement connaissance avec chacun des membres qui la composent.

CAMILLE FLAMMARION.

(A suivre.)

P.-S. — Les taches solaires sont visibles dans la petite lunette des Annales. Cette lunette, remarquons-le en passant, n'est pas celle à laquelle j'avais donné le nom de Lunette des Ecoles. Son objectif a 43mm de diamètre total. Elle correspond au n° 2 de mon Annuaire Astronomique. L'opticien a dû renoncer à construire le premier instrument, à cause du prix trop modique que je lui avais, en quelque sorte, imposé.

C. F.

LE SALON DE 1903

I. — Société Nationale des Beaux-Arts

MM. LUCIEN SIMON, SARGENT, LHERMITTE, MÉNARD, ROLL, GASTON LATOUCHE, RAFFAELLI, THÉVENOT.

N'attendez pas de moi le préambule facile, et de mode aujourd'hui, sur l'encombrement et la vanité du Salon. Il est entendu que nos deux grandes expositions ne sont plus que de vulgaires et d'immenses foires aux tableaux, s'ajoutant à toutes celles que carillonnent les cloches de Pâques, et qu'on y va surtout pour faire oeuvre mondaine. Assurément, les temps prédits par Hégel sont proches; l'art aura, comme la science, bientôt fait banqueroute, et il faut s'empresser de louer ceux qui savent encore peindre et sculpter.

Peindre... je crois bien que M. Lucien Simon le sut d'instinct, comme Courbet. Il rapporte, d'un de ces asiles de la banlieue parisienne où les vieux achèvent de mourir, un morceau de fière allure, une oeuvre aussi fortement caractérisée que la Procession, du musée du Luxembourg.

Ils sont là, les pauvres vieux, tout courbés et tout blancs, attendant l'heure suprême, les uns avec un sourire résigné, les autres tristement, beaucoup sans pensée, malheureux êtres disloqués, sur qui s'appesantit déjà la main glacée de la camarde. Baudelaire eût aimé cette toile et peut-être l'artiste pensait-il, en la brossant, aux Aveugles, aux Petites Vieilles; peutêtre chantâient-ils dans sa mémoire, ces vers immortels :

Ils trottent tout pareils à des marionnettes ; Se traînent comme font les animaux blessés,

Le système solaire


LES ANNALES POLITIQUES ET LITTÉRAIRES

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Ou dansent sans vouloir danser, pauvres sonnettes Où se pend un démon sans pitié..

Peintre d'instinct, l'Américain Sargent fut l'être aussi. Son portrait des Demoiselles Hunters le dispute à l' Asile des Vieillards et j'en veux parler d'autant plus vite qu'il en est un peu l'antithèse et que le maître étranger s'y affirme l'héritier direct des grands portraitistes anglais.

Il a, comme eux, l'imprévu, l'ampleur, la délicatesse, la psychologie pénétrante. Rien de plus séduisant que ce groupe des trois soeurs, également gracieuses, également jolies et jolies comme le savent être les Américaines. Raeburn et Lawrence n'ont pas fait mieux.

Les Laveuses à la Rivière, de M. Léon L'hermitte, de robustes lavandières groupées et campées à la façon du Poussin ; les Errants et le beau portrait de femme de M. René Ménard ne sont pas inférieurs non plus à l'oeuvre de M. Lucien Simon. Quels sont ces errants que l'artiste nous montre, endormis ou pensifs, au long d'un rivage désolé ? Sont-ils des exilés en quête d'une autre patrie, les serviteurs d'une religion proscrite, des apôtres fugitifs, comme le furent ceux de Jésus après le drame du Golgotha ? On ne sait; mais, de cette page un peu fruste, monte un grand sentiment de mélancolie. Ces montagnes, cette mer qu'emplit déjà le grand mystère de la nuit, cette halte désolée et" craintive évoquent les plus douloureux moments de l'histoire antique, ceux où vivaient Hérode et Tibère.

Un beau morceau de peinture, c'est aussi le Vieux Lithographe, de Carolus Duran; un portrait, sans doute, mais un portrait, une image poignants : celle de l'artiste que son art a trahi, du « raté », comme on dit cruellement aujourd'hui. C'est celui encore où M. Roll, le peintre de la Grève des Mineurs et de la Fête de Silène, raconte, après Alphonse Legros, la fin de cet autre errant qu'est le chemineau. Il y dit avec une même éloquence cette dernière station de calvaire où l'homme se couche pour ne plus se relever, à la fois anxieux et heureux, les yeux éperdument fixés sur cette immensité qui va le reprendre.

M. Gaston Latouche nous entraîne loin de ces réalités douloureuses. Il célèbre, en deux panneaux décoratifs, la Grâce et la Jeunesse : la Grâce vêtue de rose et la Jeunesse vêtue de blanc, un blanc où passe, comme sur l'aile du cygne, le reflet azuré des eaux et des cieux. Dans le (Salon vert et dans le Salon rouge, c'est l'éternelle intrigue, l'éternel roman. La seconde de ces oeuvres est remplie d'un vrai souffle de passion amoureuse. Jamais le grand artiste qu'il est n'enveloppa d'une note plus caressante un corps de femme qui se défend.

Sa belle réunion de portraits, la Descente de Croix, achève de faire de lui un des grands triomphateurs de cette première exposition.

L'un des triomphateurs, car il y en a d'autres. C'est le peintre belge Lempoels, avec sa belle étude de nu; c'est M. Albert Besnard, qui va, d'une égale maîtrise, de Vélazquez à Fragonard ; c'est M. Aman Jean ; c'est Dagnan ; c'est Joseph Veerts, un portraitiste de marque comme eux et trés à l'aise, très intéressant dans son grand carton de la Fête du Lendit. C'est M. Thévenot, avec son admirable portrait de Charles Léandre : Léandre à son chevalet

chevalet crayonnant une de ces charges épiques qui faillirent nous brouiller avec les Anglais. C'est M. Edelfelt, M. Jacques Blanche, avec ses portraits de Lucien Simon et M. Claude Debussy. C'est M. Frappa. C'est Raffaelli, dont la curieuse invention donne au peintre un nouvel et précieux outil, et qui nous apporte, avec un clair portrait de jeune fille, de belles impressions de la rue parisienne et de son mouvement en fiévré. C'est l'artiste belge Frédéric, avec son saint François d'Assise; c'est M. Friant, le maître nancéen, avec son portrait de femme et ses deux tableautins : le Vieux Cheval et le Retour d'Enterrement, d'une si jolie observation et d'un si prodigieux fini. C'est M. Prouvé, enfin, avec le grand panneau décoratif blond et chaud où il évoque, après Baudelaire, une vision d'Eden : des femmes, des amoureux, des poètes, des sages devisant sous les ombrages d'un idéal Tibur.

LES PAYSAGISTES. — LES PEINTRES DE MONTMARTRE ET LES PEINTRES DE L'ORIENT.

Les triomphateurs ne sont pas moins nombreux parmi les paysagistes que parmi les peintres du portrait. M. Muenier a vu la Corse sous une enveloppe de douceur et il en rapporte deux délicieux paysages : Solitude et le Berger Corse à Campo dell'- Oro.

Le Norvégien Thaulow est toujours le maître puissant que l'on sait. Marée basse est un nouveau chef-d'oeuvre. Dans le Vallon, M. Meslé s'apparente aux plus grands. Je citerai, ensuite, MM. Durst, Guignard, Lagarde, Claus, Eliot, Moullé, Griveau, Emile Breton, à jamais regretté; Barau ; l'impressionniste Lebasque ; Aimé Perret, dont nous donnons, au Supplément illustré, l'Appel au Passeur; Vail, dont on trouvera aussi le Saint-Marc, et ce charmant Victor Binet. qui ne se laissera jamais convertir aux doctrines de l'impression pure.

Mais il ne faut pas que je m'attarde si je veux noter seulement toutes les toiles promises au succès. Je m'étonnerais, du moins, que le succès ne vînt pas à M. Prinet. Le Pique-Nique, Musique de Chambre, la Chambre Rouge surtout, le méritent doublement. Je m'étonnerais aussi qu'il n'allât pas aux robustes peintures de l'Espagnol Zuloaga ; au Bal des Quatz'Arts, dont M. Abel Truchet rappelle les folies avec sa verve habituelle; à l' Enterrement d'une jeune fille en Provence, de Montenard ; à l'Orphèe, de M. Desvallières ; à l'immense toile de M. Georges Bertrand : les Funérailles de Carnot ; au Vieux Radar, un portrait de M. Wageman, étrange comme certaines figures de Vélazquez et de Ribéra ; et à ce curieux et joli tableau dans lequel Dinet, l'orientaliste, donne la version arabe de la légende de Joseph et de la femme de Putiphar.

La beauté de l'esclave hébreu est si triomphante que les suivantes de l'infidèle épouse en perdent aussi le boire et le manger, et, tout à leur contemplation, se tailladent les mains en pelant des oranges. Le succès — et un succès de fou rire, — je le promets aussi à M. Jean Veber, soit qu'il évoque, dans les Bouches Inutiles, la personnalité inquiétante du tribun Jaurès, soit qu'il dise les Joies de la Famille, la Visite du Bon Docteur, soit, enfin, qu'il nous fasse assister, chez le couturier à la mode, à l'amusant essayage des Mannequins.

LES DESSINS. — LA GRAVURE. — LA SCULPTURE

SCULPTURE

Les dessins, les gravures demande raient une longue écriture ; mais tout ce que je peux faire, maintenant, c'est de noter l'inoubliable crayon de Louis Legrand, où l'on voit l'odieux Apache montmartrois soupant et en partie fine ; la belle suite de dessins que maître Jeanniot consacre à l'illustration de l' Adolphe, de Benjamin-Constant, et la merveilleuse eau-forte que le grand graveur Waltner donne d'après l'Astronome, de Roybet.

La sculpture n'a pas, à la Société Nationale, la même importance que dans l'autre Salon. Elle contient, toutefois, des oeuvres de haut vol. Dans l'Enfant mort, Albert Bartholomé donne l'image même de la Douleur. M. Fagel ressuscite, en un buste de puissante maîtrise, les traits enfiévrés de Carpeaux. M. Ringel d'Illzach évoque la sombre figure de Iago et envoie une suite intéressante de portraits contemporains. M. Jef Lambeau expose la Nymphe mordue; M. Lagae, des bustes fortement caractérisés, et M. de Saint-Marceaux un marbre d'inspiration toute moderne : Grand Deuil. M. Jules Desbois et M. Injalbert donnent, enfin, l'un, une merveilleuse statuette argent; l'autre, la Bacchante au Biniou, une oeuvre de musée, promise à un musée, sans doute, et qui passera peut-être un jour, lorsque le temps l'aura patinée et vieillie, pour un de ces beaux morceaux de réalisme élevé et souriant où se plut, quelquefois, la statuaire antique.

LÉON PLÉE.

La revue du vernissage.

La commère, représentant la peinture nationale, dans un costume pudique et de bon goût, va réveiller hier, à dix heures du matin, le rédacteur chargé, par la fatalité, de rendre compte de la cérémonie, si parisienne, du vernissage.

LE RÉDACTEUR. — Quel temps fait-il?

LA COMMÈRE. — Il fait beau, l'air est léger et la hauteur du baromètre rassure les populations. (Elle se dispose à chanter quelques couplets. Le rédacteur l'en empêche avec une douce insistance.

LE RÉDACTEUR. (Il s'est habillé discrètement dans une pièce voisine. Il revient, vêtu d'une façon printanière.) —Je vous suis. Nous irons à pied, si vous n'y voyez pas d'inconvénient.

Ils arrivent devant le Grand Palais.

LA COMMÈRE. — Il est onze heures. Entrons.

LE RÉDACTEUR. — J'aimerais mieux aller me promener au Bois de Boulogne ; mais le devoir avant tout. (Ils grimpent le grand escalier.)

LA COMMÈRE. — Avançons. Veux-tu voir des tableaux ou veux-tu voir passer le monde?

LE RÉDACTEUR. — Il me semble qu'un jour de vernissage ce n'est pas le moment de s'occuper de peinture. On vient pour se regarder entre soi. Néanmoins, jetons un coup d'oeil discret sur... Oh! oh ! voici des cadres d'une jolie dimension !

LA COMMÈRE. — Oui, cette année-ci, la mode est aux toiles énormes. Il y a tellement de myopes que l'on est obligé de grossir les objets.

LE RÉDACTEUR, passant dans la salle voisine. — Oh! mon Dieu !

LA COMMÈRE. — Qu'est-ce que tu as ?

LE RÉDACTEUR. — J'ai très faim. Où allonsnous prendre notre nourriture?

LA COMMÈRE. — Jetons un coup d'oeil sur les trois restaurants chargés de nourrir les


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LES ANNALES POLITIQUES ET LITTERAIRES

peintres et les amateurs le jour du vernissage: les Ambassadeurs, Ledoyen et le joli pavillon Louis XVI qu'avait bâti Paillaid autrefois, et que tient, aujourd'hui, le célèbre André, l'ancien officier de bouche du Sultan. C'est là que vont couler, dans un quart d'heure, des flots de sauces vertes autour des saumons surpris.

LE RÉDACTEUR.— Regardons-nous la sculpture, en passant?

LA COMMÈRE. — Jamais avant le déjeuner. La sculpture se regarde dans l'après-midi. Ainsi l'exige la coutume.

LE RÉDACTEUR. — Je désirerais aussi quelques noms?

LA COMMÈRE. — Après le déjeuner, également.

Ils sortent tous deux, bras dessus, bras dessous. Le pèlerinage des restaurants commence. Ledoyen est bruyant, André est sympathique, les Ambassadeurs sont corrects. Une table est occupée par des académiciens qui mangent sans parler ; une autre par des peintres qui parlent sans manger ; une autre par des journalistes qui parlent et qui mangent en même temps. Ça et là, des femmes élégantes.

LA COMMÈRE. — Déjeunons. J'ai retenu une table hier.

Le déjeuner se prolonge. Allées et venues de gens qui ne trouvent pas de place.

LE RÉDACTEUR. — Maintenant, retournons au Salonr (Ils rentrent dans le Palais.)

Une foule énorme, brillante et bruyante, empêche de circuler.

LA COMMÈRE. — Ecris des noms. LE RÉDACTEUR. — Asseyons-nous, ce sera plus commode.

Un monsieur s'approche du rédacteur et lui serre la main.

LE MONSIEUR. —Vous seriez bien gentil de me nommer.

LE RÉDACTEUR. — Je n'y manquerai pas... (Le monsieur s'en va.) Diable ! c'est que je ne sais pas son nom! Baste ! Je le trouverai... avec les autres... dans les journaux du soir. On étouffe, ici. Il n'y a même pas moyen de prendre des notes. Filons !...

A propos du voyage du président de la République.

Un de nos amis, qui a longtemps habité notre grande colonie, m'envoie une petite brochure que des camelots (car il y a des camelots, là-bas, comme ici) criaient, voilà quelques années, dans les rues d'Alger.

C'est un manuel de la civilité puérile et honnête suivant Mahomet, qui contient des prohibitions assez curieuses, comme celles-ci :

Défense :

— De brûler des pelures d'oignon ou des pelures d'ail ;

— De balayer une chambre, la nuit ;

— De laisser, dans sa chambre, des ordures qu'on a balayées ;

— De se laver les mains avec de la terre ;

— De marcher pendant le dîner;

— De refuser l'eau, ou le sel, ou le levain, ou le feu ;

— D'exprimer de mauvais souhaits contre son père et sa mère ;

— De laisser par terre ce qui tombe de la table au milieu du repas ;

— De s'appuyer le dos contre une porte fermée du côté opposé ;

— De laisser la vaisselle sale ;

— De quitter la mosquée avec empressement ;

— De raccommoder ses habits sur soi;

— De s'essuyer la figure avec ses vêtements;

— D'éteindre la lumière avec son souffle ;

— De se déshabiller en plein soleil ou quand la lune luit ;

— De se placer la paume de la main sous son nez ;

— De se laisser étrangler pendant son sommeil ;

— De couper ses ongles avec ses dents et de les avaler ;

— De mettre sa culotte étant debout;

— De se caresser la barbe ;

— De se faire saigner le 7 du mois ;

— D'insulter un mort ou de l'appeler son ami ;

— Enfin, de jeter sur les passants des poux vivants !

Sur ce dernier précepte, il convient, je crois, le tirer l'échelle.

C'est égal ! si nos voyageurs officiels, ayant lu ce petit livre, commettent quelque gaffe, ils seront sans excuse !

Roukhomovski est l'homme du jour.

Les reporters se le disputent Les plus grands journaux parisiens sollicitent ses confidences. Son sort demeurera digne d'envie. Il voulait voir Paris, et il l'a vu dans les meilleures conditions possibles.

« Durant tout son séjour en France — fait remarquer, dans le Figaro, notre spirituel confrère Emmanuel Arène — il sera l'hôte du gouvernement français. Notez qu'il n'y a pas un autre Russe que le tsar pour qui l'on ait fait cela. Et encore, le tsar, plus discret, n'a-t-il demandé aucune faveur. Roukhomovski, au contraire, obtient toutes celles qu'il sollicite.

» Il a tenu, par exemple, à prendre part à notre Salon. Les délais étaient passés, mais on a fait une exception pour lui. Il exposera un petit sarcophage dont la minutieuse description nous est donnée par tous les journaux. C'est, paraît-il, un merveilleux objet d'art que le Louvre pourrait acquérir, puisque, aussi bien, il a possédé déjà —sans s'en douter, il est vrai — des oeuvres de Roukhomovski. L'artiste russe, en bon père de famille, a, de plus, songé à ses enfants. Nous savons qu'il en a six et que l'aîné est un sculpteur de premier ordre. C'est son père qui le dit, mais il vaut mieux le croire avant qu'il ne nous le prouve à nos dépens. On fera bien d'embaucher ce sculnteur-là, si l'on ne veut qu'il se mette, lui aussi, à fabriquer des antiquités pour nos musées. Vous voyez donc, en récapitulant, que Roukhomovski a gagné, à tout cela, la célébrité et une situation très probable pour lui et pour les siens. Jamais une tiare authentique ne lui eût été si profitable. Et, à défaut du Sénat et de la ville d'Olbia, c'est lui qui peut prendre l'inscription à son compte, et adresser un hommage reconnaissant à l'ombre auguste et vénérable de l'invincible roi Saïtapharnès... »

Voilà donc ce brave Roukhomovski sacré Parisien! Soyez sûr que son nom ne sera pas oublié dans les revues de fin d'année. Il st inséparable, maintenant, de Saïtapharnès et de sa tiare.

A propos de celle-ci — qui, décidément, paraît détenir le record de la plus extraordinaire falsification, — il paraît que le fameux Barnum a fait proposer au gouvernement de l'acheter deux cent cinquante mi le francs, à condition qu'elle soit prouvée fausse.

C'est d'une ironie délicieuse.

Si elle avait été authentique, Barnum se fût bien gardé d'en offrir un sou. Mais fausse, déclarée fausse, la tiare de Saïtapharnès que, depuis des années, un musée français exhib ut à l'admiration des masses, n'était-ce pas un objet digne d'exciter la curiosité du Nouveau Monde et, par conséquent, d'être payé un bon prix?

J'ai bien peur, malheureusement, que le ministre des beaux-arts ne fasse la sourde oreille et ne décline avec hauteur la proposition de Barnum.

C'eût été, pourtant, un bon moyen de boucher le trou fait au budget par l'achat de la fausse tiare. Et, de cette façon aussi, le voyage de Roukhomovski eût été largement payé !

Je n'eusse jamais cru que le petit problème lexicologique, dont j'entretenais l'autre jour nos lecteurs, à propos du mot « rabouilleuse », pût passionner tant de gens !

J'ai reçu un flot de lettres, d'ailleurs légèrement contradictoires, où d'aimables correspondants

correspondants d'élucider la question.

Un de nos abonnés, habitant dans cette partie de la Lorraine allemande qui formait autrefois lé département de la Moselle, m'affirme, que le mot « rabouiller » doit être lorrain d'origine:

« Rabouiller », écrit-il, veut dire acquérir une chose par tout autre procédé que l'achat. En jouant, on « rabouille » de l'argent à son partenaire (ou l'on s'en fait « rabouiller »).

Un miséreux va « rabouiller » du bois mort ou des épis à la moisson; il rabouille aussi les poissons d'un ruisseau.

En résumé, un « rabouilleur » est un individu qui ne laisse rien se perdre et tire parti de tout ce qu'il trouve.

Il n'y a donc pas que le Berry ou la Touraine où l'on puisse « rabouiller ». Demandez plutôt aux Prussiens qui sont passés ici en 1870!...

D'autre part, un savant professeur du lycée d'Angers, M. A.-J. Verrier, qui prépare juste* ment un « Glossaire des patois angevins », nous envoie sa contribution à l'étude étymologique de ce mot ;

En Anjou, le mot patois est ratouiller. Agiter l'eau, la troubler pour soulever la boite. Frétiller, en parlant du poisson.

Dérivé de touiller. Mouiller en projetant de l'eau. Par extension : salir, crotter.

Du mot touil. Tige de bois dont les mariniers se servent pour sonder les chenaux et mesurer la profondeur de l'eau.

Touiller, ratouiller, auraient donc d'abord le sens de sonder la profondeur de l'eau au moyen d'un touil.

D'où ratouillage. Eau troublée par l'agitation. Par extension, tout liquide trouble, mélange dégoûtant.

Ratouilleur, euse. Celui, celle qui ratouille.

Ratouillé. Amas de poissons qui frétillent.

Ratouillard. Synonyme de corneau, sorte de poisson ressemblant un peu à l'alose, mais plus petit, plein d'arêtes et peu estimé. — Au pluriel, il a le sens général de : fretin.

Il n'y a que la différence d'une lettre : un t en Anjou, un b dans le Berry.

Je n'ai pas à expliquer comment touiller est devenu ratouiller, au moyen des suffixes re, à. Cf. rafraîchir, de fraîchir, etc.

Et voilà !... Si vous n'êtes pas édifiés, après cela, sur la Rabouilleuse, il ne vous restera plus qu'à... aller l'applaudir à l'Odéon.

Nous avons enfin un nouveau timbre-poste!

Félicitons l'administration de la rue de Grenelle de cette détermination opportune. L'abominable vignette, dont on nous avait gratifiés depuis trois ans, n'offusquera plus nos yeux.

Elle est remplacée par le motif connu, mais charmant, de la « Semeuse », inventé

pour nos monnaies par Roty, et d'un symbolisme à la fois si ingenieux et si clair.

A propos de cette " Semeuse », qui orne maintenant nos vignettes postales, il faut que je vous rapporte une petite aventure que contait devant nous, ces jours-ci, l'illustre graveur lui-même. Cela pourrait avoir pour titre : M. Roty, la Semeuse et le Conducteur d'omnibus.

M. Roty a un idéal très élevé, mais qu'il souhaite accessible aux simples. Quand les nouvelles pièces de cinquante centimes furent mises dans le commerce,il n'était, comme toujours, qu'à demi satisfait de son oeuvre,

Il prit donc le parti de fréquenter assidûment les omnibus pour connaître le sentiment du public à l' endroit de la nouvelle monnaie.

Un jour, le conducteur lui remet une pièce à Semeuse.

— Qu'est-ce que c'est que ça? demande Roty d'un air ahuri.

— Ça, c'est la nouvelle pièce, réplique d'un ton goguenard le prépose aux places.

— Tiens! très curieux ; comment la trouvezvous?

— Je trouve qu'on n'y comprend rien du tout et qu'on prend l'habitude de compliquer


LES ANNALES POLITIQUES ET LITTERAIRES

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ridiculement les monnaies... Qu'est-ce que c'est que cette petite femme en bonnet? Et M. Roty ajoutait trop modestement : — Remarquez que ce conducteur avait cent fois raison, puisque ma Semeuse était destinée aux pièces de cinq francs. Seulement, les exigences ministérielles...

Eh bien ! le conducteur d'omnibus avait tort. Le public s'y est très bien habitué, à la « petite femme en bonnet », et l'artistique Semeuse est aussi bien venue sur nos timbres que sur nos monnaies.

Dans un magasin de nouveautés, une femme choisit une paire de gants.

— Je vous recommande ceux-ci, lui dit le commis, c'est une spécialité de la maison,

nous les appelons peau-luxe.

— Pourtant, c'est du vulgaire castor. Le commis, souriant :

— Justement, madame, vous connaissez bien l'histoire : Castor et... Pollux.

SERGINES.

Mémento de la Semaine Prochaine

Dimanche, 19 Avril : Election législative dans l'arrondissement de Corte (Corse), pour le remplacement de M. Giacobbi, député, démissionnaire. — A la Société d'horticulture, rue de Grenelle, distribution des récompenses de

la Société contre l'abus du tabac.

Lundi 20 : A Athènes, inauguration de l'Exposition internationale de commerce, industrie, agriculture, etc. — Interdiction de la pêche à la ligne jusqu'au 20 juin. — Tirages à lots : Bons du Congo (150,000 francs); Ville de Paris 1871 (100.000 francs).

Mardi 21 : Au Musée des Arts décoratifs, ouverture d'une Exposition des arts musulmans.

Mercredi 22: Tirage à lots: Ville de Paris 1892 (100,000 francs).

Jeudi 23: Ouverture de la session des examens d'aptitude aux bourses dans les lycées et collèges (jeunes filles). — A l'Opéra-Comique, matinée de gala au bénéfice du monument Gavarnî. — Fête des armuriers et maîtres d'armes.

Samedi 25 : A Venise, cérémonie de la pose de la première pierre du nouveau campanile, en présence du roi d'Italie. — A Auch, concours régional agricole.

MEMOR.

CAUSERIE THÉÂTRALE

THÉÂTRE-ANTOINE : A Sainte-Hélène, pièce en deux actes, de Mme Séverine.

« Il faut en finir avec cette absurde distinction entre l'homme public et l'homme privé... Il y a l'homme ; son caractère est indivisible comme sa nature... L'histoire le saisit partout où elle le rencontre... Elle ne sera plus politique ou anecdotique, mais humaine... quelque chose qui donne l'idée de la vie même, où l'on sente de la chair et des os, où l'on entende des cris d'amour et des hurlements de douleur, où les passions jouent leur rôle, d'où s'élèvent, enfin, des faces d'hommes que nous reconnaissions pour nos frères. »

Ces lignes de M. Frédéric Masson, et empruntées à la dernière de ses remarquables études napoléoniennes, pourraient servir d'épigraphe au petit drame de Mme Séverine. C'est, en effet, la créature humaine, abattue et souffrante, qu'elle a voulu nous montrer sous le héros. Elle a choisi la plus douloureuse période de son histoire. L'empereur vaincu est relégué à Sainte-Hélène, obligé — lui, le maître du monde, — de vivre parmi les mesquines intrigues, les odieux papotages, les petitesses, les vexations, les sourdes rancunes de ses geôliers. Ils le haïssent, une femme surtout, une mère dont le fils est mort à Waterloo et qui ne pardonne pas au conquérant les flots de sang qu'il a répandus. Elle se nomme Betzy et elle remplit,

remplit, Longwood, l'emploi de lingère. Elle possède un petit-fils qu'on élève à Schoenbrunn et qui est le compagnon de jeux du roi de Rome. Une lettre lui apporte de ses nouvelles; elle y trouve une boucle de cheveux blonds, des cheveux du pauvre petit prince. Elle les remet à Napoléon, dont la tristesse finit par la toucher.

Est-ce là tout ? A peu près... Ajoutez-y le coeur généreux de Séverine, qui anime les sentiments, les discours et jusqu'aux gestes de ces divers personnages. Séverine s'est offert l'innocent plaisir de plaider la cause de la paix et de flétrir la guerre devant Napoléon. S'il y avait une justice en ce monde, cette hardiesse lui vaudrait le prix Nobel...

A. B.

A SAINTE-HÉLÈNE

Voici un fragment de la scène finale, qui a été fort applaudie :

ACTE II. — SCÈNE VI

NAPOLÉON, BETZY

NAPOLÉON. — Le New-Castle est arrivé.

BETZY. — Ah!

NAPOLÉON. — Il y a une lettre pour vous : la voici. (Il la désigne du doigt. Belzy se soulève, étend la main, la prend, hésite.) Je vous autorise à la lire. (Betzy, pour ouvrir la lettre, tire les ciseaux de la poche de son tablier, d'où tombe le paquet de Well qu'elle ramasse vivement.) Qu'est-ce que vous laissez (omber là ? Des cheveux? (Il prend la boucle des mains de Betzy.) Ah! la jolie boucle! On la croirait en or! J'en ai vu de pareils... autrefois! (Betzy, pâle, est restée levée. L'empereur roule et déroule la boucle entre ses doigts.) Je devine : c'est de votre petit-fils?

BETZY, oppressée. — Général...

NAPOLÉON. — Allons, rasseyez-vous : il n'y a pas de quoi se troubler! Mais votre lettre vous brûle les doigts : c'est ça, n'est-ce pas? Lisez-la. (Amèrement.) On est heureux quand on a des nouvelles !

BETZY. — Merci, général.

Elle s'assied, lit sa lettre avidement. Au fur et à mesure, son visage s'éclaircit.

NAPOLÉON. — Quel âge a-t-il? BETZY. — Cinq ans.

Silence. En passant, il lui rend la boucle.

NAPOLÉON. — Il est gentil ? BETZY. — Il a de grands doux yeux. Il est bon. Il s'appelle Franz.

Silence.

NAPOLÉON. — La santé est satisfaisante? L'air est salubre, là-bas. BETZY. — Oui, à cause des forêts.

Silence.

NAPOLÉON. — Il joue, il s'amuse avec les enfants d'alentour ? Il les connaît ?...

BETZY, sur la réserve. — On est très bienveillant pour lui...

NAPOLÉON, sans réfléchir. — Cela fera un beau soldat: plus tard.

BETZY, se relevant brusquement et d'une voix tranchante. — Un soldat !... Non.

NAPOLÉON. — Et pourquoi ne ferait-il pas comme les autres ?

BETZY. — Je ne veux pas que mon petit-fils soit un meurtrier !

NAPOLÉON.— En ferez-vous donc un lâche ?

BETZY. — J'en ferai un homme, rien qu'un homme, fraternel, secourable et juste... Ni victime, ni bourreau.

NAPOLÉON. — Alors, vous supprimez l'héroïsme et la gloire?

BETZY. — L'héroïsme, c'est de vivre pour les autres. La gloire, c'est de ramener les hommes au bien...

NAPOLÉON. — Vous êtes une illuminée !

BETZY. — Hélas ! non. Je suis une bien humble femme, étonnée elle-même des mots

qui lui viennent pour vous répondre. Mais je n'ai qu'à me souvenir... Le 19 juin, ayant suivi l'armée aux ambulances, j'ai cherché mon fils sur le champ de bataille de Waterloo: on marchait dans le sang jusqu'à la cheville et j'ai empli mes yeux de visions d'horreur pour l'éternité... La seule excuse des conquérants, c'est qu'ils ne voient jamais l'envers de leur oeuvre.

NAPOLÉON. — Vous parlez comme une ignorante. La conquête est une loi, pour qui veut vivre et grandir. La guerre est aussi la semence des plus beaux sentiments humains. (Désignant la fenêtre de la main.) Il y a là en face le camp anglais. Ces soldats sont mes ennemis ; et, cependant, les liens que créent le danger, l'amour commun des lauriers, nous unissent fraternellement. S'il était nécessaire, si je voulais, j'irais parmi eux, en leur disant: « Un soldat malheureux vous demande asile », et ils m'accueilleraient, m'acclameraient, me feraient place à leurs côtés.

BETZY. — Parce que ce sont des hommes et vos pareils!... Des femmes vous écharperaient ! Car vous n'avez été vaincu, en réalité, ni par les troupes anglaises, ni par les régiments prussiens, ni par les neigea russes... mais par l'exécration des mères, lasses d'enfanter pour les charniers!... Vous avez épuisé les générations l'une après l'autre ; vous demandiez à nos flancs toujours de nouveaux sacrifices ; à nos coeurs, de nouveaux deuils. Jamais de trêve, jamais de grâce... màme alors qu'enfin père vous pouviez pressentir la suprême douleur !... Elle vous a été épargnée ; mais n'avez-vous jamais songé qu'il suffirait d'un soldat ivre dans la tourmente, qu'il suffirait d'un fanatique pour qu'il en soit de votre fils comme des nôtres, pour qu'il n'en reste qu'une loque sanglante au revers d'un talus ?...

NAPOLÉON, véhément. — Ah! non, pas ça ! Taisez-vous, malheureuse! Mon pauvre enfant! Vous ne le pensez pas, cela, Betzy? Vous ne le souhaitez pas? Qu'on me haïsse, moi, oui, j'ai trop aimé la guerre!... Mais lui, il est vivant, n'est-ce pas, il va bien, il n'y a pas de malheur?

BETZY, trés émue. — Non, non... Pour le savoir, ce n'était pas la peine de recourir au subterfuge... de faire couper ces draps.

NAPOLÉON, se mordant les lèvres. — Vous êtes fine.

BETZY.—Non, je suis femme. Je le suis même tellement, et tellement mère, que votre cri de tout à l'heure a eu raison de moi. Tenez, la voilà, cette lettre: on y parle beaucoup de Lui... Mais j'ai encore à vous remettre un envoi de Mme Marchand, que m'a confié Philippe Well. La boucle, vous. savez?

Elle la lui donne.

NAPOLÉON. — De lui? Merci, Betzy ! (Il

rentre brusquement dans sacharnbre.)

BETZY, regardant la porte de la chambre. — Pauvre homme !

Rideau.

SEVERINE.

PAGES OUBLIEES

L'ALGÉRIE

La visite du président de la République en Algérie est le grand événement du jour. On trouvera, dans le Supplément, d'admirables vues de notre colonie. Nous y joignons quelques pages vivantes et pittoresques, empruntées aux bons auteurs :

I. — ALGER

QUAND, pour la première fois, j'arrivai à Al ger, c'était par une nuit de juin. La traversée avait été mauvaise, au départ. Mais, devant Alger, la mer était redevenue calme, la « mer d'huile ", gardant seulement, de ses colères de la veille, un petit frémissement qui mettait, tout autour


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LES ANNALES POLITIQUES ET LITTERAIRES

de la côte, une bordure d'argent. C'était l'heure

Où l'aube, sa dressant au bord du ciel profond, Rougit en regardant ce que les hommes font.

Tout d'abord, du pont du navire, on ne voyait rien que les lumières de la ville basse, la file des becs de gaz dessinant les places et les rues régulières de la cité européanisée. Mais, bientôt, des blancheurs apparaissaient sur la ville haute et le quartier de la Casbah. Elles s'accrochaient aux terrasses, qui devenaient, peu à peu, toutes roses, jusqu'à l'instant où, brusquement, l'orbe du soleil jaillit de l'horizon, révélant, d'un coup de lumière éblouissante, l'immense amphithéâtre où la ville est comme assise au bord de la mer. L'arrivée à Alger, à une telle heure et par un beau jour, est un inoubliable spectacle.

Débarqué, et, selon ma coutume, allant par la ville inconnue sans autre guide que le hasard, le meilleur des ciceroni, j'eus, d'abord, quelque désillusion. L'Alger d'en bas, « bien bâti », est une ville quelconque. Sauf la mosquée, qui n'a d'intérêt qu'à l'intérieur, rien n'y évoque l'Afrique et l' Islam. La population même qu'on rencontre dans les rues est mêlée, rien de plus : des Européens, des soldats, peu d'Arabes, beaucoup de « Mouzabis», comme on dit en langue sabir, c'est-àdire des gens de tous pays, habillés en marchands de la rue de Rivoli. Mais je n'eus pas plutôt dépassé la place de l'Evêché, qui est un monument arabe, que l'enchantement commença, succédant à la désillusion. Le quartier arabe s'ouvrait, grimpant jusqu'à la Casbah par des rues sales, tortueuses, délicieuses. Les maisons blanchies à la chaux, sans fenêtres, s'accumulaient, comme des dés jetés au hasard. De ce quartier arabe, je ne sortis plus. Jour et nuit, je le parcourais en ses recoins les plus mal famés. Vers le soir, surtout, une odeur de friture à l'oignon, de musc et de tabac sortait par bouffées des maisons et me ravissait. Un peu plus tard, après l'heure du repas, c'étaient des sons étouffés de guitares et de tambourins. Les femmes cosmopolites: Espagnoles, Italiennes, Juives, Maltaises, plus rarement Kabyles, faisaient fête à leurs hôtes de passage, disant leurs chansons sur le rythme des litanies pieuses. En voyage, je fais comme Mérimée : je rends visite à Carmen, allant partout où palpite la vie d'un peuple. Et je me souviens encore d'une petite Fatma, délicieuse avec sa couronne et ses colliers de sequins et ses tatouages d'Ouled-Nayl, sur les joues et sur le front. Seulement, comme je la complimentais sur la façon dont elle parlait le français, elle m'avoua — en me demandant le secret — qu'elle était de Montmartre, blanchisseuse enlevée par un zouave, et qui s'était faite « Ouled-Nayl » parce que ça plaisait à ces messieurs les voyageurs...

N'importe, elle ne choquait pas dans ce dessous de monde arabe, enfant, rieur et obscène. Sous un aspect plus grave, je voyais encore ce monde, ayant su me faire introduire dans les riches maisons musulmanes, me faire même admettre à des fêtes de mariage, d'un pittoresque exquis. Et puis, tout autour de la ville, des oasis de verdure, le jardin de Mustapha où l'ombre tombe, tiède, des feuilles luisantes des arbres aux verdures sombres, et les prairies où l'herbe fouette, de ses verges fleuries, la botte des cavaliers. Ce coin de terre me fut un paradis...

HENRY FOUQUIER. II. — LA PROVINCE D'ORAN

POUR aller d'Alger à Oran, il faut un jour en chemin de fer. On traverse, d'abord, la plaine de la Mitidja. fertile, ombragée, peuplée. Voila ce

qu'on montre au nouvel arrive pour lui prouver la fécondité de notre colonie. Certes, la Mitidja et la Kabylie sont deux admirables pays. Or, la Kabylie est actuellement plus habitée que le Pas-de-Calais par kilomètre carré; la Mitidja le sera bientôt autant. Que veut-on coloniser par là ? Mais je reviendrai sur ce sujet.

Le train roule, avance ; les plaines cultivées disparaissent; la terre devient nue et rouge, la vraie terre d'Afrique. L'horizon s'élargit, un horizon stérile et brûlant. Nous suivons l'immense vallée du Chelif, enfermée en des montagnes désolées, grises et brûlées, sans un arbre, sans une herbe. De place en place, la ligne des monts s'abaisse, s'entr'ouvre comme pour mieux montrer l'affreuse misère du sol dévoré par le soleil. Un espace démesuré s'étale, tout plat, borné, là-bas, par la ligne presque invisible des hauteurs perdues dans une vapeur. Puis, sur les crêtes incultes, parfois, de gros points blancs, tout ronds, apparaissent, comme des oeufs énormes pondus là par des oiseaux, géants. Ce sont des marabouts élevés à la gloire d'Allah.

Dans la plaine jaune, interminable, quelquefois on aperçoit un bouquet d'arbres, des hommes debout, des Européens hâlés, de grande taille, qui regardent filer le convoi, et, tout près de là, des petites tentes, pareilles à de gros champignons, d'où sortent des soldats barbus. C'est un hameau d'agriculteurs protégé par un détachement de ligne. Puis, dans l'étendue de terre stérile et poudreuse, on distingue, si loin qu'on la voit à peine, une sorte de fumée, un nuage mince qui monte vers le ciel et semble courir sur le sol. C'est un cavalier qui soulève, sous les pieds de son cheval, la poussière fine et brûlante. Et chacune de ces nuées sur la plaine indique un homme dont on finit par distinguer le burnous clair presque imperceptible.

De temps en temps, des campements d'indigènes. On les découvre à peine, ces douars, auprès d'un torrent desséché où des enfants font paître quelques chèvres, quelques moutons ou quelques vaches (paître semble infiniment dérisoire!. Les huttes de toile brune, entourées de broussailles sèches, se confondent avec la couleur monotone de la terre. Sur le remblai de la ligne, un homme à la peau noire, à la jambe nue, nerveuse et sans mollets, enveloppé de haillons blanchâtres, contemple gravement la bête de fer qui roule devant lui.

Plus loin, c'est une troupe de nomades en marche. La caravane s'avance dans la poussière, laissant un nuage derriere elle. Les femmes et les enfants sont montés sur des ânes ou de petits chevaux ; et quelques cavaliers marchent gravement en tête, d'une allure infiniment noble.

Et c'est ainsi toujours. Aux haltes du train, d'heure en heure, un village européen se montre : quelques maisons pareilles à celles de Nanterre ou de Rueil, quelques arbres brûlés alentour, dont l'un porte des drapeaux tricolores pour le 14 juillet; puis, un gendarme grave devant la porte de sortie, semblable aussi au gendarme de Rueil ou de Nanterre. La chaleur est intolérable. Tout objet de métal devient impossible à toucher, même dans le wagon. L'eau des gourdes brûle la bouche. Et l'air qui s'engouffre par la portière semble soufflé par la gueule d'un four. A Orléansville, le thermomètre de la gare donne, à l'ombre, quarante-neuf degrés passés ! On arrive à Oran pour dîner. Oran est une vraie ville d'Europe, commerçante, plus espagnole que française, et sans grand intérêt. On rencontre, par les rues, de belles filles aux yeux noirs, à la peau d'ivoire, aux dents claires. Quand il fait beau, on aperçoit, parait-il, à l'horizon, les côtes de l'Espagne, leur patrie.

Des qu'on a mis le pied sur cette terre africaine, un besoin singulier vous envahit : celui d'aller plus loin, au Sud.

GUY DE MAUPASSANT.

III. - LA JUIVE DE CONSTANTINE

A maison, très bruyante au rez-dechaussée, surtout si quelque différend de voisinage éclate entre les Juives, est on ne peut plus paisible à l'étage

ou la silencieuse Haoûa habite seule, et dont

elle occupe la galerie avec Assra la négresse

et le mari d'Assra, qui vient y passer la nuit. A quelque moment que ce soit de la journée, excepté aux heures du bain, nous la trouvons là, dans un angle obscur de sa chambre, assise ou couchée sur son divan, se teignant les yeux, jouant avec un miroir, fumant le tombait, couverte de guirlandes fleuries comme une madone, les bras aussi froids que le marbre, l'oeil admirable et vague, inerte et comme épuisée par l'oisiveté mortelle de sa vie : personne autour d'elle, ni famille ni enfants. Exemple singulier de beauté presque accomplie et stérile, elle vit, si cela peut s'appeler vivre, pour je ne sais quelle destinée incompréhensible qui semble l'empêcher d'être épouse et la condamne à n'être point mère. Aussi, l'attrait qu'elle exerce est tout à fait étrange : il est très vif et ne pénètre pas, j'imagine, au delà de l'épiderme sensible du coeur. Elle a les séductions de la femme, mais sans le vouloir et moins les intentions de séduire. On l'écoute, on la contemple, on l'admire, ravi par une chose charmante sans être attiré. C'est une de ces créations bizarres qui seraient monstrueuses en Europe, où la femme est femme.

Imagine quelque chose comme une fleur de luxe exquise et rare, née pour un gynécée d'Orient, qui doit l'embellir et le parfumer pendant le court épanouissement de sa jeunesse, et compare, si tu le veux, à la plus subtile des essences le charme qui se dégage, à l'insu de lui-même, de cet être inutile et délicieux.

— Vous parlez de fleurs, me disait mon ami Vandell, un jour où je cherchais, comme aujourd'hui, des comparaisons pour la définir, mais vous n'avez pas trouvé le mot qui convient. Tous les termes sont trop actifs pour donner l'idée de cette existence embryonnaire, sans initiative ni conscience. Il faut un verbe neutre, et le plus neutre sera le meilleur. Je vous en propose un latin: olet, elle exhale. Ajoutez un qualificatif pour exprimer l'attrait de ce fluide odorant, et dites qu'elle sent bon et rayonne comme une bonne odeur. Voilà, je crois, tout ce qui peut être raconté d'elle, et quant à nous, nous sommes des sensuels, agréablement parfumés par le voisinage d'une plants exotique. Il n'y a rien là de bien dangereux, pourvu que, de temps en temps, nous changions d'air ; seulement, c'est à faire douter de l'âme humaine.

X

La voix d'Haoûa est une musique, je te l'ai dit le jour où je l'entendis pour la première fois, plutôt une musique qu'un langage. Elle parle à peu près comme les oiseaux chantent. Aussi, pour se plaire aux entretiens d'Haoûa, il faut avoir le goût des mélodies incertaines, et l'écouter parler comme on écoute le bruit du vent. Quand on veut la rendre un peu plus tendre, il faut l'appeler aïni, mon oeil. Elle, alors, répond habibi, mon ami, ou bien ro'ahdiali, mon âme, et rien n'est plus musical et moins passionné: un rossignol dans sa cage en dirait autant.

Il m'est impossible de t'expliquer ce que nous faisons chez elle, et comment le temps s'y passe. Nous y entrons, nous y restons, nous la quittons, sans que les souvenirs d'aujourd'hui soient plus vifs ni plus mémorables que ceux de la veille. Le soleil, pendant ce temps-là, décline au-dessus de la cour; il éclaire alors la chambre d'Haoûa, il y filtre en fine poussière d'or à travers le tissu léger du rideau tendu devant la porte. C'est une illumination qui dure un moment, et pendant laquelle tout ce petit intérieur, plein de soieries, de meubles à facettes, d'étagères enluminées et de porcelaines peintes, est envahi par des reflets brûlants. Dès que le soleil est descendu derrière la terrasse, le crépuscule entre dans la chambre. Alors, les couleurs s'effacent, les ors s'éteignent, le narguilé transpire des fumées plus bleues, et nous voyons apparaître le feu du fourneau. Le soir n'est pas loin, et nous atteignons ainsi la fin du jour.

EUGÈNE FROMENTIN


LES ANNALES POLITIQUES ET LITTÉRAIRES

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IV- — TLEMCEN ET MANSOURAH

ERRIÈRE vous, ce mamelon, couronné de murs blancs, que chacun de vos pas en avant abaisse et efface, Tlemcen, la cité des Emirs : Tlemcen, déjà

lointaine et dont les sonneries de casernes, claironnant depuis cinq heures du matin, n'arrivent plus, maintenant, qu'en modulations vagues, confondues avec les grincements de guitare d'un colon espagnol, rencontré tout à l'heure au tournant d'un chemin.

Et, dans cette solitude cultivée, au passant rare, où nul toit de métairie n'apparaît, tout à coup surgissent devant vous des tours, hautes tours ruinées, éventrées et, pourtant, se tenant encore. De croulantes murailles les relient; c'est l'ancienne enceinte d'une ville disparue, s'ouvrant en cirque sur cent hectares jadis bâtis de luxueuses demeures, de palais, de mosquées, de koubas et de bains : Mansourah.

Mansourah, la ville guerrière, dont la splendeur rivale tint huit ans en échec la prospérité menacée de Tlemcen; Mansourah, la ville assiégeante bâtie à une lieue de la ville assiégée; Mansourah, dont l'enceinte, aujourd'hui démantelée, éparpille à mi-flanc du Djebel-Térim, jusqu'à travers les vallées de l'Isser, les moellons de ses tours et les briques vernissées de ses portes, les monuments, les maisons et les rues ayant été rasés par les vainqueurs, avec défense, à tous les habitants de la plaine, de prononcer jamais le nom de la ville détruite et de tenter de bâtir sur son emplacement.

Un siège de huit ans, que soutint la cité des Emirs, s'éveillant un matin, après trois assauts successifs, enveloppée d'une épaisse muraille en pisé dont on admire encore les restes, et, du coup, bloquée, sans communication, privée de vivres et de renforts-, et, comme ce n'était pas assez, voilà qu'au milieu du camp ennemi s'élevait, en même temps, une ville. La mosquée surgissait la première, une des plus grandes qui aient jamais existé ; ensuite, le minaret poste-vigie d'où l'on pouvait, à trente mètres de hauteur, surveiller les allées et venues des assiégés; puis, des maisons se groupèrent autour des monuments : palais des grands chefs environnés de jardins, cafés et bains mores, et, enfin, des demeures plus humbles, abris de fantassins ou des simples cavaliers.

Et ce fut Mansourah, la cité assiégeante, grandie comme dans un rêve menaçant et terrible sous les remparts mêmes de Tlemcen, Tlemcen, la ville investie, assiégée et déjà réduite à composition.

Qu'advint-il? Les indigènes ont voué aux sultans Yacoub et Youcef, qui mirent autrefois, dans la nuit des temps, la cité des Emirs en péril, une si fanatique et si vivace haine, qu'il est presque impossible de se faire raconter la légende, et c'est à peine si l'Arabe, interrogé sur l'histoire de ces ruines, consent à vous en dire le nom, comme à regret : Mansourah.

X

Singulière destinée des choses humaines ! Tlemcen, vouée à la destruction, subsiste encore ; bien plus, est demeurée la reine du Magreb et, toute hérissée de minarets et de mosquées, a conservé intactes les richesses de sa merveilleuse architecture. De Mansourah la Victorieuse, il ne reste que des débris de murailles, des tours en ruines ; sur les cent hectares jadis couverts de palais et de luxueuses demeures, colons et indigènes ont

planté de la vigne. En vain son minaret de briques roses et vertes se dresse-t-il encore orgueilleusement auprès de sa pauvre mosquée ! Vaincue par la Djéma-el-Kébir, le croyant fidèle n'en franchit plus jamais le seuil ; seuls, les roumis troublent, parfois, l'abandon et la solitude de ses salles à ciel ouvert, car les plafonds ont croulé avec l'arceau des voûtes ; et, des fissures, des anciennes mosaïques ont jailli çà et là des pieds noueux et tordus d'amandiers, dont l'Arabe nomade dédaigne même la fleur.

JEAN LORRAIN.

V. - TIMGAD LA ROMAINE

TOUT A COUP, on tourne, et, là-bas, au fond de la cuvette, voilà Timgad. Surprise, coup de théâtre : — Voyez donc! Est-il possible ?

On n'en peut croire les yeux. Mais oui ; ce sont bien les ruines. Imaginez l'effet : peutêtre deux mille colonnes de marbre, debout, serrées les unes contre les autres, alignées en longues enfilades, faisant comme une forêt de troncs inégaux et dénudés, éclairés par le soleil du matin !

Nous mettons pied à terre. Nous approchons. La première impression est celle de la solitude, de l'abandon. Au pied de la montagne noire, la plaine est vide et silencieuse; pas un arbre, pas une maison ; les ruines sont seules : une bicoque, qu'on appelle le Musée, et c'est tout. Vous ne trouveriez pas un lit pour dormir, un morceau de pain, dans cette ville qui fut magnifique. Les quelques tentes d'Arabes, semées sur les bords de l'Oued tari, ne vous donneraient même pas un abri. On est saisi par le sentiment, si lourd à l'homme, de la mort substituée à la vie.

Mais, par contre, c'est l'illusion de la vie qui vous reprend, dès que vous pénétrez dans les ruines. La ville est toute alignée, toute prête, toute nettoyée, comme si elle attendait le retour des cavaliers byzantins et des cataphractaires qui sont sortis pour aller au-devant des hordes arabes menaçantes. Voici la grande rue, pavée, dans toute sa longueur, de superbes dalles de granit disposées d'équerre, et sur lesquelles vous suivez l'ornière des chars qui les ont creusées peu à peu; voici les caniveaux pour l'écoulement des eaux, voici les trottoirs pour l'abri des piétons, les portiques et les colonnades qui bordent les avenues. A la croisée des rues principales, voici l'Arc de Triomphe aux trois portes, monument exquis, puissant et souple à la fois, consacré à la majesté de l'empereur Trajan, fondateur de la ville, et dont l'entablement portait une de ces inscriptions si nettes et si pures que nous a laissées la plus belle époque de l'art gréco-romain ; voici le Forum, avec son temple de la Victoire, avec sa vaste place carrée et dallée, toute encombrée encore des édicules commémoratifs et des piédestaux où s'élevaient les statues des héros et des magistrats ; voici, au fond de la place, les rostres et la tribune aux harangues; voici le marché, qui est un véritable bijou, et dont je ne puis comparer l'élégante disposition et les proportions si justes qu'à la cour intérieure de notre palais de la Légion d'honneur; voici l'Odéon, où l'on goûtait, en flânant, sous la fraîcheur des portiques, de la bonne musique ; voici les Thermes, ou, plutôt, une sorte d' « Eden » ou de « Maison de fleurs », que l'art des constructeurs et des décorateurs avait orné avec un raffinement somptueux et délicat ; voici, au Nord, les autres Thermes, avec leurs salles de quarante mètres de long, dallées de mosaïque, où le peuple des baigneurs faisait les cent pas, avec leurs soussols immenses, leurs appareils puissants destinés à chauffer et à rafraîchir les bains chauds ou froids, et, autour des grandes salles et des piscines, une installation de salons, de divans, de réfectoires, de cuisines et de cabinets ; les graffitti encore visibles ne laissent aucun doute sur l'emploi ordinaire des molles après-midi d'Afrique ; voici le théâtre, où douze mille spectateurs tenaient à l'aise, où la scène et les coulisses sont encore debout, et qui réveillerait si vite — au rire d'une comédie de Plaute — sa prompte sonorité. Enfin, voici les temples, et voici le plus grand et le plus beau de tous, un des plus grands et des plus beaux dont le monde romain nous air laissé les traces : le temple de Jupiter, le Capitole. Il était au point culminant de la ville ; il était en marbre blanc ; il était élevé sur un perron de quarante marches; l'enceinte, qui formait un quadrilatère régulier, mesurait quatre-vingt-dix mètres de longueur sur soixante-six mètres de largeur et couvrait ainsi, de ses constructions colossales, un

espace de six mille mètres carrés. Les vingtdeux colonnes qui soutenaient le temple avaient, chacune, près de seize mètres de hauteur; d'ordre corinthien, elles mesuraient, à la base, un mètre quarante-quatre de diamètre. Elles sont là, couchées à terre, imposantes encore dans leur ruine séculaire : deux d'éntre elles ont été relevées, et, debout sur le haut perron, toutes blanches, elles provoquent de loin le regard, témoins illustres de l'antique magnificence.

Assurément, peu de spectacles sont comparables à celui de ces ruines. Dans leur nudité, elles paraissent plus grandes et plus nobles : elles évoquent le souvenir,sinon de la beauté antique, du moins de la grandeur et de la puissance de l'empire romain.

Timgad a vécu, pendant des siècles, d'une vie magnifique et voluptueuse. Tous ces monuments à demi ruines témoignent dans ce sens.

Evidemment, ces militaires installés, avec leurs familles et leurs esclaves, au bout du monde, ayant pour consigne' de veiller à la garde de la frontière, n'entendaient pas s'ennuyer. La volonté impériale, désireuse, d'ailleurs, d'affirmer partout la grandeur romaine, accumula autour d'eux toutes les commodités, tous les luxes, tous les

plaisirs. Timgad étalait donc, sous le ciel brûant de l'Afrique, les recherches de l'épicurisme le plus raffiné. D'où ces théâtres, ces voies triomphales, ces eaux abondantes, et surtout ces thermes, avec leurs marbres, leurs mosaïques érotiques, leurs statues, leurs fraîches retraites, leurs salles préparées pour le repos, la distraction et les jeux, et jusqu'à ces latrines publiques, qui étaient un modèle de propreté et d'élégance, où l'eau coulait à profusion, et où le client s'arrêtait entre deux dauphins de marbre. Tous ces détails ne révèlent-ils pas une conception de la vie que démontrerait, au besoin, l'inscription retrouvée sur les parois du Forum : Venari, lavari, ludere, ridere, hoc est vivere (chasser, se baigner, jouer et rire, c'est là vraiment vivre)? Tout cela devait mourir.

GABRIEL HANOTAUX,

de l'Académie française.

VI. — LE CIEL D'ORIENT

Jardin de l'Occident, douce terre natale, D'un coeur trop peu fervent je t'aimais autrefois O Touraine, où sur l'or des sables fins s'étale La Loire lente, honneur du vieux pays gaulois !

Mais le ciel d'Orient, dont l'immuable gloire Brûle mes yeux et pèse à mon corps accablé. Par un lent repentir ramène ma mémoire Vers ton sourire humain et de larmes voilé.

Car la nature, ici, ne m'est plus une mère ; Sa bonté ne rit plus éparse dans le jour; Elle n'a pas souci de l'homme, et c'est chimère De rêver avec elle un commerce d'amour.

Belle implacablement, l'ombre sèche des palmes Se découpe sur la blancheur de son front pur, Et la fatalité siège dans ses yeux calmes Dont nul pleur n'attendrit l'inconscient azur.

Elle ne comprend pas nos besoins de tendresses; L'éclat de ses couleurs éblouit sans charmer; Sa clarté sans pénombre ignore les caresses, Et ses contours sont durs comme un refus d'aimer

Je ne sens plus, perdu dans sa splendeur hostile, Que mon être chétif sort de son flanc divin. Sa face fulgurante, et pourtant immobile, Est une porte close et que je heurte en vain.,.

Mais là-bas, au pays, la terre est maternelle; La Nature a, chez nous, la grâce et l'ondoîment, Quelque chose qui flotte et qui se renouvelle, Et des vagues contours le mystère charmant

Elle a le bercement infini des murmures Et les feuillages fins dissous dans l'air léger.


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LES ANNALES POLITIQUES ET LITTÉRAIRES

Elle a les gazons frais sous les molles ramures Et les coins attirants où l'on vient pour songer.

Elle a dans ses couleurs, dans ses lignes fuyantes, Des indécisions qui caressent les yeux, Et j'aime à lui prêter des pitiés conscientes, Et je me ressouviens du jour de nos adieux.

Je sentais bien, là-bas, que je vis de sa vie Et que je suis né d'elle, et qu'elle me comprend C'est une volupté que cette duperie. J'ai trop souffert, ici, du ciel indifférent.

Et je veux vous revoir, Ô ciel changeant et tendre, Coteaux herbeux, petits ruisseaux, coins familiers. Saules, je vous désire! et je veux vous entendre, Chuchotements plaintifs des tremblants peupliers.

Alger, juin 1880.

JULES LEMAITRE,

de l'Académie française.

Enfin, la note humoristique va nous être fournie par Mlle. Yvette Guilbert :

VII. — YVETTE GUILBERT A LA MOSQUÉE

JE suis venue exprès pour les chameaux, les mosquées, le ciel, les palmiers.

Mais je suis déçue dans mon espoir de partir tout de suite admirer Alger

Je trouve, à l'hôtel, un groupe d'amis qui m'informent que mon directeur est affolé parce qu'un music-hall a profité de ma venue à Alger pour afficher, sur tous les murs de la ville, le nom d'une de ses étoiles en toutes petites lettres : rivale de Mlle « Yvette Guilbert » en caractères énormes, si bien qu'à quatre mètres, on voit le nom de « Casino » et « Yvette Guilbert » !... Et je chante au Théâtre municipal !

Je sens, à la figure de tous ces braves gens, que c'est une chose très grave!... Oui!... Et moi qui étais venue surtout pour les chameaux, les mosquées, les palmiers... Enfin !

J'écris vite un mot à mon directeur de théâtre, lui disant que je déplorais pour lui cette petite manoeuvre déloyale d'un concurrent, que j'étais surtout surprise qu'une artiste permette à son directeur de la mettre, par une situation équivoque, dans une infériorité pénible; et que je trouvais risqué qu'on se permît de coller mon nom, comme ça, sans plus de façon, sur les bananiers africains.. .

Une fois ma lettre envoyée, nous filons dans la ville.

Voici la Casbah ! Ses petites rues tortueuses, larges de deux mètres ; ses maisonnettes se touchant avec celles d'en face et ne laissant passer l'air entre elles que par une fissure de trente centimètres ; les fenêtres, comme un mouchoir de poche, sont toutes grillées.

Mous faisons une visite très amusante à une dame arabe, fort belle; et comme nous sommes accompagnes, mon mari et moi, d'un ami à elle, elle veut bien nous recevoir et satisfaire notre curiosité.

La dame est brune, une peau d'ivoire rosée ; sur sa tête, un turban de soie rose pâle lamée argent, sur lequel est posé une rivière de diamants tombant un peu sur le front. Une veste de velours vert clair brodé d'argent et un énorme pantalon de soie crème... Elle nous fait visiter sa maison, la cour carrée du milieu et à ciel ouvert ; des arcades moresques protègent les appartements de la pluie. Après nous être assis — en tailleur — sur ses coussins, elle nous cause en français, ma foi...

Enfin, nous sortons, et nous filons à la grande mosquée. — Quelle impression j'en garde ! Comme tous ces gens entrent là respectueux, et d'un pas si hautain, si noble... Un grand burnous, surtout, m'a fait penser à un Mounet dans la dèche (car il était à jour, ce pauvre costume) ; mais comme ils sont beaux dans leur pauvreté! Quelle race, quels beaux talons ils ont tous ! Et cette coutume de s'ablutionner ensemble avant de pénétrer dans le saint lieu, comme c'est intéressant...

intéressant... ne trouve pas de mots pour vous exprimer tout ce que j'ai ressenti de respectueux,.. Ah! si je savais dépeindre ce que je ressens ! Mais, voilà, je ne sais pas.

Grâce à l'amabilité d'un ami, nous avons visité la mosquée avec une émotion respectueuse... La foi, quelle qu'elle soit, donne aux gens les plus rudes une belle allure, dé-; cidément.

YVETTE GUILBERT.

Que de respects!... Nous ne serons pas surpris, si Mlle Yvette Guilbert se convertit à l'islamisme!

REVUE DES LIVRES

Journal d'une Jeune Fille d'aujourd'hui, par M. MARCEL L'HEUREUX.— Le Coeur chemine, par Mme DANIEL LESUEUR. — L'Eternelle Folie, par M. RÉMY SAINTMAURICE. — Contes de Faits à lire au Nid, par M. ALEXIS NOE. — Divers.

Je suis bien en retard avec les romans. Ils se sont accumulés en grand nombre sur ma table, depuis un mois. Attaquons-les, dans l'ordre où le hasard va nous les présenter.

X

Journal d'une Jeune Fille d'aujourd'hui, par M. Marcel L'Heureux. — Comme l'indique le titre de l'ouvrage, cette jeune fille, Mlle Lucie Havernon, est extrêmement moderne. D'abord, elle cultive le sport, tous les sports, le tennis, le football, non plus la bicyclette (qui est démodée), mais l' « auto ». Autre signe également infaillible: elle parle une sorte de jargon où les mots anglais dominent; elle ne boit plus de limonade, elle boit du lemon squash; lorsqu'elle se rend au Racing et qu'elle remonte les ChampsElysées, croisant en route les breaks, les dog-carls et les bogheis, chacun s'extasie sur sa tournure élégante, et elle pense, à part soi, qu'elle est en forme. Aperçoit-elle, dans le monde, une de ses amies écoutant les doux propos d'un valseur, elle la soupçonne aussitôt d'être in love avec ce jeune homme. Et, quand elle va aux courses, le dimanche, au moment où les favoris galopent sur le turf et arrivent dead-heat vers le poteau, elle murmure, toute émue, en fermant les yeux : Oh! splendide, fascinating indeed.

J'aime beaucoup la langue anglaise, lorsque ce sont des Anglais qui la parlent. Dans des bouches françaises, elle m'est insupportable. Mlle Lucie Havernon nous semble donc odieuse. Pourtant, elle n'est pas méchante, et, sous ce vernis qu'une fausse éducation lui a imprimé, elle cache des sentiments assez naïfs. Ecoutez-la se confesser ellemême à sa chère camarade, miss Clara Spencer:

— Ah ! sage Clara, j'avais trop présumé de mes forces en m'imaginant que je pourrais vous prendre pour modèle et me créer une façon de penser et de vivre à l'image de la vôtre. Voyez-vous : nous ne sommes pas de même race. Nous avons fatalement des manières différentes d'évoquer l'amour et de concevoir le mariage. Vos arrière-grand'mères, que vous ne connaissez, pas, eurent sans doute des vies rudes et imprévues et furent contraintes de plier leurs sentiments au joug des circonstances ; elles vous ont légué un coeur, déjà maitre de lui, avide de se garder et apte à diriger ses battements. Mon coeur, à moi, est fait comme celui de maman, qui, lui-même, no doit pas différer beaucoup de celui de ma grand'mère. Il aime comme les leurs ont aimé. Et, quand il parle, il ne sait se servir que du seul langage qu'il ait appris de naissance : le romanesque. Toutes les raisons de ma raison, toutes les

théories de ma volonté ne prévaudront pas contre un tel instinct. Il n'y a plus ni théories, ni raison. J'aime et c'est tout.

Qui donc aime-t-elle ?... Elle s'est éprise d'un brillant officier de cavalerie, le lieutenant Hubert de Césary, qui monte parfaitement à cheval. Ces qualités hippiques sont pour plaire à notre snobinette (voilà que je tombe dans son travers et que j'ai recours, comme elle, à l'anglais). Elle dédaigne les timides hommages de son cousin, le sage et tendre Jacques Devienne. Elle en sera bientôt punie. Césary n'en veut qu'à sa fortune; il l'abandonne pour suivre en Amérique la très riche miss Clara, qui a fait semblant d'encourager ses espérances, afin d'ouvrir les yeux à Lucie. Celle-ci, désabusée, revient à Jacques. Et le roman se dénoue, selon les voeux unanimes des lecteurs, par un heureux mariage.

L'oeuvre est agréable, facile, écrite dans une langue rapide et coulante et relevée do traits d'observation et de fines analyses. Ce n'est pas du Balzac, assurément. Mais c'est un roman qui peut être lu par tout le monde et qui, sans choquer la pudeur, est plein de choses piquantes... Recommandé aux familles!...

X

Le Coeur chemine, par Mme Daniel Lesueur. — Mon Dieu, qu'il y a donc, dans ce roman, une jolie description du béguinage de Bruges !... Mme Hardibert, épouse légitime d'un maître de forges très sérieux — sérieux comme tous les maîtres de forges — se trouve à Bruges avec sa filleule Victorine, que l'on appelle, dans l'intimité, «Toquette», et un ami d'enfance, Georget Selni qui, s'occupant de littérature, a cru avantageux de troquer son nom bourgeois contre le nom esthétique d'Ogier Sérénis.

Ils visitent l'antique ville endormie. La jeune femme, le jeune poète jouissent délicieusement du charme qui s'en exhale ; leurs âmes frémissent à l'unisson ; ils songent avec regret que le moment est venu de se quitter. Or, voici que cette étourdie de Toquette se foule le pied. Les béguines accourent, la recueillent, lui offrent l'hospitalité, à elle et à sa marraine. Mme Hardibert pénètre dans ces blanches maisons closes ; elle y goûte un repos, une paix, une béatitude qu'elle ne soupçonnait pas. L'auteur a trouvé, pour les décrire, des phrases d'une ravissante intimité :

Ce soir-là, Mme Hardibert fut longue à s'endormir.

De son lit, étroit comme une couchette de pensionnaire, elle examinait sa chambre. Un parquet de bois blanc bien lavé, avec une descente de lit à fleurs et des ronds de sparterie devant les sièges. Des chaises de paille et un fauteuil de reps grenat. Une armoire en noyer et une toilette drapée de percale. Des gravures en des cadres de bois, contre la pâleur des murs. Tout cela confusément distinct, grâce à un peu de clarté venue de la chambre contiguë, dont la porte était ouverte, et dans laquelle une veilleuse palpitait. Là, dormait Toquette, oublieuse de son entorse, que rectifiaient de solides bandages.

Mais une autre lueur se glissait mystérieusement autour des tranquilles choses. La croisée sans volets, — car les matineuses béguines ne craignaient pas le jour,— tamisait, à travers le léger store, la splendeur lunaire des espaces. Une pluie d'argent descendait au dehors sur les grands ormes, sur la vaste pelouse, sur la chapelle muette, sur l'eau immobile du Minnewater. Elle enveloppait au loin les clochers et le beffroi de Bruges, qui se haussaient, aériens, dans un ciel de cristal bleuâtre. Un silence infini planait sur la calme cité, et sur l'enclos, plus calme encore, du Béguinage. La vie, si faiblement palpitante parmi les ruelles grises, s'apai-


LES ANNALES POLITIQUES ET LITTERAIRES

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sait davantage, et jusqu'à n'être plus qu'un souffle de résignation et de prière, chez les humbles créatures qui peuplaient cet asile.

Ce qui donne du prix aux ouvrages de Mme D. Lesueur, ce n'est pas l'intérêt de leur affabulation. Il y a des romans, absolument nuls au point de vue littéraire, et qui vous attachent et qu'on lit jusqu'à la dernière page avec une curiosité passionnée. Mme Lesueur, usant d'un procédé cher à M. Bourget, mêle à son récit un commentaire psychologique minutieux et délicat. Elle dissèque,chemin faisant, les personnages qu'elle met en scène et dégage le secret mobile de leurs actes. Exemples : Elle cherche à expliquer le sentiment qui pousse certaines jeunes filles vers les hommes d'âge mûr. « Ces jeunes filles, dit-elle, souhaitent leur » domination pour s'anéantir délicieuse» ment sous leur volonté forte, et elles sont » flattées de les émouvoir. » Plus loin, nous voyons Mme Hardibert et Ogier Sérénis dans les rues de Bruges. Ils s'attendaient, en accomplissant ce pèlerinage artistique, à goûter de vives joies. Elles sont moins complètes qu'ils ne l'espéraient. Et d'où vient cette demi-déception?

Au fond, sans en avoir conscience, ils étaient surtout occupés l'un de l'autre. Le magnétisme réciproque dont ils s'imprégnaient les rendait inaptes aux vibrations étrangères. Chacun, à part soi, se tourmentait un peu de cette inertie humiliante, craignant de paraître fermé aux suggestions d'art et d'histoire. Le jeune écrivain surtout, dans son désir que Nicole se découvrit une fine sensibilité intellectuelle au contact de son propre esprit et lui en sût gré, se désolait d'une aridité d'impressions qu'il ne s'expliquait pas, et qui le laissait gauchement muet devant les choses émouvantes.

La remarque est un peu subtile. Mais qu'elle est juste! Qui de nous n'a éprouvé, à quelque moment de sa vie, cette gêne causée par l'orgueil, la timidité, la gaucherie d'un amour naissant, le désir de plaire à celle qu'on aime, l'effroi de lui paraître pédant, l'impuissance de traduire tout ce qu'on a dans le coeur, l'humiliation de manquer d'esprit, alors qu'on en voudrait tant avoir!

Encore une observation. Nicole Hardibert devine l'attachement qu'elle inspire à Ogier Sérénis; elle est elle-même troublée par les souvenirs qui leur sont communs et les lointaines images de leur enfance. Cependant, elle se surveille pour n'en rien laisser paraître; elle est retenue par une sorte de pudeur :

Nicole, sur ses instances, venait de se rasseoir près de lui. Sans doute parce qu'elle ne pouvait renoncer si vite à une angoisse trop exquise, mais aussi parce qu'elle redoutait de s'être alarmée trop tôt. Les très honnêtes et très chastes femmes craignent de provoquer le danger en le découvrant avant qu'il existe. Ce leur est une intolérable gêne de paraître attribuer à un homme une idée d'entreprise que peut-être il n'a pas, et la honte de l'erreur possible les incite à des semblants d'indulgence ou de coquetterie.

On voit, par ces courtes citations, ce qui sépare Mme D. Lesueur des feuilletonistes vulgaires. Elle ne se borne pas à captiver le lecteur par d'ingénieuses combinaisons d'événements; elle l'incite à penser. Je ne lui reprocherai qu'une légère tendance à la préciosité, dans le style. Quelquefois, elle pourrait exprimer ses idées à l'aide de mots plus simples. Ce n'est là qu'un petit défaut. Et il ne déplaît pas à tout le monde.

X

L'Eternelle Folie, par M. Rémy SaintMaurice.

SaintMaurice. Ce sont des nouvelles. Autrefois, ces sortes de recueils avaient beaucoup de succès. Rappelez-vous les Contes à ma Fille, du vénérable Bouilly, les Contes de la Chandeleur, de Ch. Nodier, et les petits chefs-d'oeuvre de Mérimée. Puis, il y eut une éclipse. Puis, de nouveau, le genre refleurit en Alphonse Daudet et Guy de Maupassant. Depuis la mort de ce dernier, la nouvelle languit encore. Elle ne peut manquer de renaître de ses cendres, car elle répond à un goût essentiellement français. M. Rémy Saint-Maurice, qui a publié, naguère, plusieurs' grands romans, dont un : le Recordman, est célèbre, se délasse en narrant des historiettes de son pays. Je vous signale les Cheveux de la Bergère. Cette bergère se nomme Catissou. Elle attend son amoureux, qui va bientôt quitter le régiment. Elle veut être belle et bien parée pour le recevoir. Alors, le tentateur se présente. Le tentateur, c'est l'acheteur de chevelures qui trimbale son bazar à travers les villages du Limousin et échange, contre des toisons féminines, une affreuse pacotille formée d'étoffes voyantes et d'objets multicolores. Il jette, d'une voix bêlante, son appel :

— Pials!...femmas! (Cheveux!...femmes !) Catissou n'y résiste pas. Elle est attirée

par un fichu de cachemire à fleurs. Elle dénoue son bonnet et en fait jaillir une avalanche soyeuse qui a, sous le parasol écarlate, comme des incandescences d'or en fusion :

L'homme ne différa pas une seconde. Sans plus de débat, sans prévenir davantage la pastourelle, il saisit d'un tour de main cette proie lustrée, la tordit, et, par trois coups de ciseaux hâtifs, faucha, presque au ras du crâne, sur les pariétaux et l'occiput. Seuls, les dix doigts que Catissou appliquait au-dessus de ses tempes pour protéger les bandeaux, empêchèrent les tranchants d'acier de pousser jusqu'au front.

Le tourlourou revient, son service accompli. Il rapporte un cadeau à sa promise Et ce présent... c'est un beau chapeau tout neuf!... Confusion, désespoir de la bergère, qui n'ose étaler la honte de son crâne dénudé. On ne la gronde pas trop, on l'embrasse. Et l'aventure se dénoue par un mariage. M. SaintMaurice, qui a le coeur tendre, veut que sa bergère soit heureuse.

Les autres récits du volume sont également aimables, choisis et digestifs. Bonne lecture d'été...

X

Contes de Faits à lire au Nid, par Alexis Noë. — Comme j'achevais de me régaler des « Cheveux de la Bergère », M. Alexis Noë tranchit le seuil de mon cabinet. Il me tendit un petit ouvrage luxueusement imprimé, selon la mode actuelle, en caractères énormes sur du vélin très épais.

— Je me suis permis, dit-il, de reproduire, en guise de préface, quelques lignes empruntées à l'un des Fagots de Francisque Sarcey.

Et je lus ces lignes du vieux maître :

« Nombre de jeunes gens qui veulent en» trer dans la carrière du journalisme me » viennent demander des conseils sur la fa» çon de trousser un article. Il y en a un » que je donne uniformément à tous.

» — Croyez-en, leur dis-je, ma vieille ex» périence. Méfiez-vous de l'ironie. On vous » a dit, au lycée, que c'était la plus française » des figures; ne l'employez jamais dans un » article de journal. Les trois quarts de vos » lecteurs ne la comprendraient pas et l'au» tre quart ne la goûterait guère. L'ironie

» est insupportable au théâtre, où, cepen«

» dant, l'acteur la souligne et la fait valoir.

» Dans un article de journal, elle reste let«

» tres closes. »

— Voilà, dis-je à M. Noë, de judicieux conseils.

Il me salua honnêtement et j'ouvris son livre. J'y lus d'abord l'aventure d'un monsieur qui, s'étant rendu dans les montagnes pour y rétablir sa santé chancelante, a ou* vert trop largement la bouche et avalé un hanneton. Le chapitre suivant m'exposa la cas d'un sportsman qui achète un programme de couleur jaune, et s'aperçoit, à sa grande surprise, que ce papier exhale une odeur d'orange. Il ne s'explique pas ce phénomène, mais découvre, tout à coup, qu'une dame, derrière son dos, est en train de peler une mandarine.

J'ai jugé inutile d'aller plus avant...

— Jeunes gens, jeunes gens, disait encore Sarcey, méfiez-vous de la fumisterie... Ou alors, tâchez qu'elle soit très spirituelle.

X

DIVERS. — Je n'ai presque plus de place. Et c'est à peine si la pile des romans, qui s'amoncellent sur mon bureau, est entamée ! Triste! Triste!... Je feuillette, d'un doigt découragé, la dernière in lécence de Willy: Claudine en Ménage ; un nouveau roman : la Sentimentalité, de Mme de Peyrebrune, qui en a écrit de si jolis ; la Loi de l'Amour, do l'audacieuse Camille Port; la Chanterelle, de l'infatigable et imaginatif Jean Sigaux ; les Courtisanes de Brahma, de l'in« quiétante Jane de la Vaudère ; la Gentillane, de Michel Corday, docteur ès subti« lités féminines; Amori et Dolori Sacrum, admirables pages de Barrès; les DemiVieilles, d'Yvette Guilbert, ornées d'une dédicace incroyablement modeste; les Foucades de la Duchesse, du bon écrivain Xavier de Ricard ; les Petites Tournesol, de l'optimiste et gai Paul Bonhomme ; la terrible Gangue, de Paul Brûlat; la Donatienne, de René Bazin (que je m' excuse de citer en si nombreuse compagnie); les Mariages Militaires de l'intrépide et bouillant Emile Rochard ; les Terr Neuva, de l'inépuisable Pierre de Lano ; Monsieur de Bougrelon, do Jean Lorrain-Bouche-d'Or ; Modestie et Vanité, de Joséphin l'eladan, demeuré «Sar" en dépit des envieux; l'Amusette, de l'excellent et adroit Daniel Riche ; Mie Jacqueline, de la douce, niais non pas insignifiante Mathilde Alanic, si fort appréciée des abonnés des Annules; enfin, l'oeuvre très forte d'Edouard Rod : l'Inutile Effort, parue d'hier.

J'en oublie...

Une mention particulière est due à l'lnconstante, de Mme Marie de Régnier, et à la Nouvelle Espérance,de la comtesse Mathieu de Noailles. Il n'est bruit que de ces deux livres. On rencontre, partout, des gens qui vous demandent :

— Avez-vous lu Mme de Régnier?... Avezvous lu Mme de Noailles?

Je vous dirais bien ce que j'en pense. Mais je préfère passer la plume à ma chère collaboratrice, la cousine Yvonne. Elle vous exposera, avec sa sagesse habituelle, les réflexions que des oeuvres si particulières ne peuvent manquer de lui suggérer. Vous aurez son opinion dans le prochain numéro.

ADOLPHE BRISSON.

Prière d'adresser toutes tes communications relatives à la rédaction des Annales à M. ADOLPHE BUISSON, rédacteur en chef.


254

LES ANNALES POLITIQUES ET LITTERAIRES

Notes Bibliographiques

Rencontres, par MARIANNE DAMAD. — Le livre que publie Marianne Damad, sous le titre de Rencontres, est un recueil de quatre grandes nouvelles, fort intéressantes et excellemment écrites, d'un tour à la fois philosophique, sentimental et sociologique.

Mme Damad s'intéresse au peuple, à l'humanité souffrante, aux humbles, et met en opposition constante la femme du inonde, heureuse et riche, avec l'ouvrière, la prolétaire, la travailleuse. Je dois dire que les grandes dames qu'elle a choisies comme héroïncs ont toutes une beauté d'âme que j'admire, car elles n'ont, en général, guère à se louer de leurs protégés. Ainsi, Mme Davray se laisse dégoiser bon nombre de sottises par un certain François, ouvrier, anarchiste et phtisique, auquel, presque quotidiennement, elle va porter la grâce de son sourire et de ses obligeante paroles. Le malade les accueille fort mal, et se montre, envers sa bienfaitrice, d'une méchanceté, d'une injustice irritantes. Cependant, a la longue, vaincu par tant de bonté, il revient à de meilleurs sentiments ; il meurt dans le moment même où son coeur s'attendrissait de reconnaissance. Et ce serait la morale apaisée de Charitable Aventure, si la figure d'Elisa (la femme) ne surgissait, jalouse et douloureuse. Elle oublie l'angélique douceur de Mme Davray, pour se souvenir, avec amertume, de la place qu'avait prise sa rivale dans la pensée de François.

Le livre de Marianne Damad aurait dû s'appeler les Révoltés. On aurait, ainsi, mieux pénétré le sens philosophique qui s'en dégageait ; car tous les humbles, qui défilent dans sa galerie de .Rencontres, sont, peu ou prou, des révoltés; ils éprouvent une âpre et singulière Joie à cracher leur fait à ceux qui, généreusement, leur tendent la main.

Révoltée, la Denise des Deux Femmes; plus révoltée encore, cette peste de Constance, serpent que Mme Davenne essaye vainement de réchauffer dans son sein, et dont la noire ingratitude est merveilleusement décrite et expliquée. Car, ne vous y trompez pas: Marianne Damad a des tendresses infimes pour ces orgueilleux misérables a peine accessibles au sentiment de la reconnaissance; elle considère que c'est aux riches a faire toutes les avances et le prouve surabondamment. Son livre est loin d'être banal, et la charité, qui peut s'exercer auprès de natures aussi rudes, gagne certainement, en grandeur, en noblesse, ce qu'elle perd en affectueuse docteur.

« Nous ne vivons vraiment que de fluide » sympathique et la vie se montre cruelle le » Jour où elle nous en prive presque entière» ment. »

Ainsi pense Marianne Damad et c'est ce fluide qu'elle a essayé d'établir entre les riches et les pauvres, avec un talent qui lui fait honneur.

Livres de la Semaine

ROMANS. — JACQUES BALLIEU: Pierline, 3 fr. 50. JULES PRAVIEUX : o.-i ' les Hommes! 3 fr. 50. ALAIN MORSANG et JEAN BISLIERE: La Mouette, 3 fr. 50. EDOUARD ROD: L'IKU. i.e Effort, 3 fr. 50. M. DE MATHUISIEULX: A travers Tripolitaine, 4 fr. PAUL LABBE : Un Bagne russe, 4 fr. COMTE HENRY DE LA VAULX : Seize mille kilomètres en ballon, 3 fr. 50. MARCEL L'HEUREUX : Journal d'une Jeune Fille d'Aujourd'hui, 3 fr. 50. Mme DANIEL LESUEUR: Le Coeur chemine, 3 fr 50. RÉMY SAINT-MAURICE: L'Étemelle Folie, 3 fr. 50. ALEXIS NOE : Contes de Faits â lire au Nid, 3 fr . 0.

POÉSIES. — MAURICE CONSTANTIN: Les Images, 1 fr. 50. G. GRIZARD DE RAQUENAS : Les Feuillets de mon Album, 3 fr. GUSTAVE COHEN : Jardin de Rêve, 2 fr.

DIVERS. —LADY AMABEI. KERR: Jeanne d'Arc glorifiée par une Anglaise, 3 fr. 50. M.-H. WEIL : Mémoires du Général-major russe Baron de Lowenstern 41176-1858), 7 fr. 50

Examen des Manuscrits

Philouze, — Ces « souvenirs » sont, pour vous, très agréabief à rappeler et vous les rappelez fort gentiment. Ils intéresseraient moins le public Théodore d'Argenton. - Vous manies bien lourdement l'ironie. On sent que vous

pourriez mieux, mais dans un tout autre genre. L. G. Beaume-la-Rolande. — Sonnet faible. Le suis-je ? — Le sujet n'est pas d'une gaieté folle, mais vous avez su en tirer tour de même un excellent parti. Paul R., à Toulouse, — Idée charmante, style défectueux. Impropriétés de termes, abus du participe présent, etc. Somme toute : de l'étoffe. Il vous faudrait, maintenant, apprendre la coupe. Jeanne Lenba. — Bon recueil. Idées nettes, nettement exprimées. Charmes. — Ce « petit grillon de province » chante un peu faux, en effet. Où a-t-il entendu " pleurer les violons des ténèbres »? Gamin. — Assez bonne composition, émaillée, malheureusement, de quelques images un peu risquées, Cousine Sauvage. — L'inspiration ne vous fait pas défaut. Vous avez le sens du rythme et de la mesure. Toutes vos pièces renferment de jolis détails, mais aucune n'est parfaite parce qu'aucune n'a été polie suffisamment, P. G. — Il est très bien décrit, cet orgueilleux " Menhir ». Seulement, il y a, à côté, un peu trop de hiatus béants dans « le gouffre noir ». J.-B,, 1877, Riom. — Vous avez beaucoup d'imagination ; vous savez observer. Pourquoi, hélas ! allez-vous chercher midi à quatorze heures pour rendre vos impressions ? Que la mer soit un " linceul » pour ceux qu'elle engloutit, nous vous l'accordons. Mais un « fluide cercueil» ? Oh ! non, ça ne passe pas, même en poésie.

GEORGES DERVILLE.

Petite Anthologie

PIÈCES ET FRAGMENTS CHOISIS DANS LES ENVOIS D'ABONNÉS

PRINTEMPS FRILEUX

Mignonne, voici l'avril.

— Clochettes, sonnez matines ! —

Sous ses larmes de grésil

Il nous fait des mines, Des mines d'enfantelet Blotti dans un rêve rose, Qui, frais et frileux, voudrait

Vivre un peu — mais n'ose...

L'émoi règna chez les fleurs. Vois, cher Avril infidèle, Perler des larmes sur leurs

Longs cils de dentelle. Les oiseaux, à demi-voix, Chantonnent à peine, — en rêve — Même, ils parlent quelquefois

De se mettre en grève...

Tes grands beaux yeux étonnés Sont d'un bleu trop clair, qui grise, Mignonne, et ton bout du nez

Rosit sous la brise, Car Avril, malicieux, Prend ton nez pour une rose Et ces bleuets, il suppose

Que ce sont tes yeux...

ALFRED FOURTIER.

Règlement du service de « l'Examen des Manuscrits » et de la « Petite Anthologie ».

1° Les livres, brochures ou manuscrits sont examinés dans l'ordre de leur arrivée, sans qu'il nous soit possible, en raison de l'abondance des envois, de fixer une date précise pour la réponse:

2° La Rédaction se réserve le droit absolu d'y choisir elle-même, à son gré, les pages ou fragments qui lui sembleraient de nature à être reproduits;

3° Il n'est accusé réception d'aucun envoi, et les manuscrits ou imprimés qu'on nous adresse ne sauraient être, en aucun cas, restitués;

4° Cette rubrique étant exclusivement réservée aux abonnés, il est indispensable de joindre, à chaque communication, une bande d'abonnement.

MOUVEMENT SCIENTIFIQUE

HISTOIRE NATURELLE

LA BÈTE A BON DIEU

La coccinelle, la petite bête à bon Dieu, que nous allons bientôt revoir sur nos arbustes, passe pour un insecte inoffensif, et c'est à qui recommandera de ne lui pas faire de mal. On a grand'raison de conseiller de ne la point tuer; elle est inoffensive pour nous, mais point pour un grand nombre d'insectes dont elle débarrasse les arbres. Aux Etats-Unis, on a constaté qu'elle détruisait

détruisait nuées d'insectes s'attaquantaux plantations d'orangers et de citronniers de la Californie. C'est surtout à l'insecte de ces arbres, l'icerga purchasi, qu'elle s'adresse de préférence.

Le gouvernement américain s'émut, l'année dernière, des ravages occasionnés par ces insectes ; il envoya en Californie le professeur Koebelé, pour trouver un ennemi naturel de l'icerga purchasi. Et le savant naturaliste s'aperçut que la coccinelle avait un goût extrêmement prononcé pour l'insecte dévastateur. On introduisit la coccinelle dans les plantations ; on l'éleva avec soin et on en répandit à profusion sur les orangers et les citronniers. Puis, on reconnut que la famille des coccinelles est très nombreuse ; elle se compose d'au moins deux mille espèces. Chaque espèce a son ennemi préféré. En sorte qu'en adoptant toutes les espèces ou à peu près, on est certain de se débarrasser de la plupart des insectes nuisibles. Le bruit du succès des coccinelles se répandit partout. Les plantations de café de Ceylan, de thé de l'Inde, les agriculteurs de l'Afrique du Sud, de l'Egypte, du Portugal réclamèrent des coccinelles. En Australie, on se livra à un véritable élevage. Aujourd'hui, on élève la coccinelle avec un gain appréciable. La nouvelle industrie est florissante. Nous ferions peutêtre bien de ne pas non plus négliger la « bête à bon Dieu », en France.

PHYSIQUE BIOLOGIQUE

LUMIÈRE ET MICROBES

La lumière guérit un certain nombre de maladies. La photothérapie a, aujourd'hui, sa place dans l'arsenal thérapeutique moderne.

L'arc électrique envoie non seulement des rayons ultrachimiques efficaces, mais encore des rayons calorifiques nuisibles. On avait dû, pour se débarrasser de la chaleur émise par les charbons entre lesquels éclate l'arc, se servir de charbons creux, dans lesquels circulait sans cesse un courant d'eau froide. Le dispositif était loin d'être commode. L'année dernière, MM. Broca et Chatin substituaient, à l'arc avec réfrigérant, un arc éclatant entre des charbons à alliage de fer. Le résultat fut excellent, et l'on put, sans avoir recours à l'eau froide, obtenir de la lumière actinique presque dépourvue de rayons calorifiques. La lampe électrique ainsi combinée est en service, aujourd'hui, à l'hôpital Saint-Louis, où ses applications réussissent souvent dans les affections de la peau.

MM. Alfred Chatin et J. Nicolau ont eu l'idée de chercher quelle était la puissance bactéricide de la lumière de l'arc au fer et de celle de l'arc ordinaire aux charbons, et ils ont placé les cultures microbiennes à examiner exactement à la distance où, à Saint-Louis, on dirige les rayons sur les malades atteints de lupus ou d' autres maladies cutanées.

Les microbes sur lesquels on a agi ont été d'espèces très variées. Voici le tableau comparatif obtenu des temps employés pour stériliser les cultures :

Charbons Charbons au fer ordinaires

Staphylocoque doré stérilisé en 12 s. 4m

Pyocyanique 12 s. 3m

Coli communis 25 s. 5 m

Diphtérie 15 s. 4m

Tuberculose 25 s. 3m 30 S.

Anthracis 1 s. 4m 30 s.

On peut donc conclure que l'arc au fer possède une puissance bactéricide vingt fois supérieure à celle de l'arc ordinaire

pour le staphylocoque doré, quinze fois pour le pyocyanique, douze fois pour le colibacille, seize fois pour le bacille de Loeffler, plus de quatre lois pour le bacille de Koch, plus de quatre fois pour le bacille sporulé du charbon.


LES ANNALES POLITIQUES ET LITTERAIRES

255

Ces résultats ne se rapportent qu'à l'action des rayons lumineux en surface et sur des ensemencements en couches minces. L'action en profondeur est nulle, ou, du moins, lente et inégale. Il est clair que les rayons microbicides sont arrêtés presque entièrement par la couche superficielle.

On ne peut donc plus nier, comme l'avait fait Dronbach, le pouvoir bactéricide de la lumière dépourvue de chaleur. Ces expériences sont aussi très favorables à la photothérapie. On comprend mieux, maintenant, que la lumière violette soit si puissante dans l'amélioration de certaines maladies de la peau. La lumière du jour renferme aussi beaucoup de rayons actiniques. C'est

pourquoi elle détruit aussi les microbes, et on a bien raison de recommander aux malades l'influence bienfaisante de la lumière solaire. Le soleil est un grand destructeur de microbes.

HENRI DE PARVILLE.

A L'OMBRE DU GIBET(1)

IX. — Suite

SI J'ALLAIS MOURIR DEMAIN

Villon était parti.

Catherine laissa tomber, sur Noël le Jolys, un regard tout chargé de mépris :

— Je ne saurais vous haïr pour vos injures envers le Grand Connétable ; mais cela ne m'aide pas à vous aimer.

Et elle entra dans le palais. Noël, d'un air chagrin, la suivit des yeux.

— Pourquoi toutes les femmes sont-elles comme des tournesols en face de ce scaramouche? se demanda-t-il d'un air dolent. Allons! il y a d'autres femmes, et le sage se désaltère à la coupe la plus voisine.

Sur une table, auprès du banc de marbre, il y avait un flacon et des coupes. Noël,

pour se consoler, se versa du vin et le but. Bientôt, son service l'appellerait auprès du roi, et il s'attardait dans le jardin dans l'espoir d'une rencontre attendue.

— J'aurai ma revanche, se disait-il, si mon astrologue joue bien son rôle et persuade au roi que ce sire de Montcorbier est son mauvais esprit.

Il repassa, dans son esprit, les événements de la semaine écoulée. Si Catherine avait été rebelle, Huguette avait été accueillante, et le Crâne-Doré avait eu fréquemment la visite de l'élégant freluquet. C'était Huguette qui, après avoir écouté les plaintes de Noël au sujet du Grand Connétable, lui avait suggéré, avec une apparente simplicité de coeur, l'idée d'agir sur l'esprit superstitieux du roi par le moyen d'un nouvel astrologue, et elle avait promis de lui trouver un mage complaisant qui dirait au roi tout ce que désirerait messire Noël. Le projet avait séduit Noël, et Huguette devait, ce soir même, lui amener l'astrologue ; à cet effet, l'imprudent jaloux avait révélé à sa dangereuse amie le mot de passe qui lui permettrait de pénétrer dans les jardins du palais. Pendant qu'il rêvassait ainsi, une forme, enveloppée d'une robe de pèlerin, sortit prudemment des ténèbres et, traversant l'espace éclairé par la lune, s'arrêta un instant derrière Noël. Le dieu Pan pouvait voir que la figure qui souriait sous le capuchon était un visage de femme, avec des yeux brillants encadrés de cheveux d'or ; mais, tout à coup, la femme glissa un masque sur ses traits, enveloppa son corps svelte tout entier dans son manteau, s'approcha sur la pointe des pieds et toucha Noël sur l'épaule. Celui-ci tressaillit et, se retournant, crut avoir affaire à quelque courtisan déguisé.

— Puis-je vous vendre des indulgences, gentilhomme ? demanda Huguette d'une voix qu'elle rendait bourrue et rauque.

Huguette retira son masque et releva son capuchon.

Au moment où il la reconnut, Noël poussa un cri de joie.

— Tu es la bienvenue, sorcière, s'exclama-t-il, car tu sais donner l'amour le meilleur qui soit au monde.

Il s'élança pour prendre la jeune femme dans ses bras ; mais elle le repoussa avec douceur :

— Chut ! je ne suis pas donneuse d'amour à présent, ni encline à la galanterie, mais une conspiratrice mystérieuse. Le monde tourne, comme le tour du potier, pour façonner l'oeuvre que nous avons entreprise. Nous tenons un magicien tout prêt pour votre roi. Louis viendra-t-il ?

Noël hocha la tête affirmativement:

— Comme un linot sur un miroir. Il est avide d'astrologie. Votre astrologue sait-il sa leçon?

— Par coeur. Quand tout sera tranquille,

poussez trois fois le cri du hibou, et un ami amènera. Il préviendra le roi contre son Grand Connétable; il fera l'éloge de Tristan, applaudira Olivier, et recommandera messire Noël le Jolys.

— Alors, je serai maître du palais, et tu auras une grande chaîne d'or avec des perles aussi grosses que les larmes de la Vierge.

Noël ne remarqua pas le ton méprisant qu'avait la voix d'Huguette, en lui répondant avec une apparente amabilité :

— Vous savez la façon de gagner les femmes.

— Je ne suis pas un gueux de poète, Dieu merci ! Je paie ce qu'on me donne, s'écria Noël.

Noël aurait poussé plus loin ses galanteries ; mais, à ce moment, l'horloge du palais sonna la demi-heure, lui rappelant son devoir. Il savait que le roi l'attendait et il abandonna Huguette à regret.

— Tu es une vraie conspiratrice, soupira-t-il, mon service m'appelle auprès du roi.

Il ouvrit la porte de la tour et demeura un instant sur le seuil, à suivre des yeux la jeune femme qui lui lançait un regard tentateur. Enfin, il entra et repoussa la porte derrière lui.

Au moment même où il disparut, l'attitude d'Huguette changea : son visage et ses gestes exprimèrent tout le mépris qu'elle éprouvait pour son courtisan amoureux.

— Idiot, âne, butor, dindon, buse, hibou, énuméra-t-elle violemment.

Puis, sa rage se calma et le nom d'un autre monta de son coeur à ses lèvres, tandis qu'elle retournait vers le jardin :

— Le monde me dégoûte autant qu'une orange pourrie, depuis que François est parti en exil.

Elle aperçut le luth qui était resté sur le banc de marbre où Villon l'avait posé. Elle le prit et se mit à en pincer les cordes pensivement, chantonnant les paroles d'une ballade de Villon :

Pour ce, aimez tant que vouldrez, Suyvez assemblées et testes, En la fin ja mieulx n'en vauldrez Et si n'y romprez que vos testes : Folles amours font les gens bestes...

Pendant qu'elle chantait ainsi, Villon, las d'errer dans les allées de roses, s'avança vers l'espace éclairé et vit la forme enveloppée et encapuchonnée sur le banc.

Avant que la jeune femme ait pu se défendre, il avait relevé le capuchon et arraché le masque qui la dissimulaient. A son grand ébahissement, il contemplait le joli et si familier visage d'Huguette; et, dans sa surprise, il laissa échapper ce nom. La jeune femme, déconcertée à se voir reconnue, s'approcha jusque sous son nez.

— Qui es-tu ? demanda-t-elle.

Pour toute réponse, Villon se démasqua. Huguette l'examinait attentivement, sans d'abord paraître le reconnaître; puis, soudain,

soudain, le saisit dans ses bras avec un cri de joie :

— François, cher démon, où as-tu été pendant ces milliers d'années ? On disait que tu étais banni. Comme tu es beau ! Où as-tu volé toute cette splendeur? A détrousser les gens ? A vicier des bourses ?

Villon essaya d'enrayer ce flot de questions.

— Que fais-tu ici, l'Abbesse?

— Ce galant fou de Noël s'est amouraché de moi depuis une semaine, et je tâche de le berner pour l'éternité. Un baiser? implora-t-elle, en approchant son visage tout près de celui de Villon.

Mais Villon détourna la tête :

— Garde tes baisers pour ce galant fou de Noël.

Huguette, vexée, fit quelques pas à l'écart :

— Quand tu étais aussi maigre qu'un chat et aussi guenilleux qu'un moineau, tu n'étais pas si fier ! Quelque belle dame t'a séduit, sans doute? Tu ne sais plus aimer qu'en pourpoint de soie et manteau de velours? Si la noix est bonne, qu'importe le cerneau? Bonté du ciel! Pourquoi faut-il que je t'aime?

Villon ne fit aucune attention à cette pétulance et répéta sa question :

— Que fais-tu ici, l'Abbesse?

La colère d'Huguette ne dura pas plus qu'une ondée d'été, et elle revint vers Villon, cajoleuse et tendre.

— Je ne peux pas fermer la porte de mon coeur à ton joli nez. René de Montigny a mis sur pied une fameuse entreprise et tu reviens à temps pour y prendre part.

— Quelle entreprise ? demanda Villon.

— Ce freluquet de Noël, sur mes avis, a persuadé le roi de recevoir, ce soir, quand les jardins seront vides, la visite d'un astrologue. Noël se figure que l'astrologue va conseiller au roi de jeter par la fenêtre son Grand Connétable et faire entrer à sa place messire Noël ; mais, les Coquillards ont en tête un autre méfait. Quand une fois nous aurons le roi sous la main, nous entendons nous en emparer, l'emporter hors de Paris, sans tambours ni trompettes, et le vendre au duc do Bourgogne.

Villon retint son souffle.

— Fameuse aventure! s'écria-t-il, mais qui est l'astrologue?

— Thibaut d'Aussigny, qui se fait passer pour mort, mais qui vit pour cette revanche ...

Villon avait bondi. Il se rappelait ce que Catherine lui avait dit avoir cru voir. - Alors, c'était lui, fit-il. Huguette continuait son récit :

— Noël doit nous donner le signal en poussant trois fois le ululement du hibou.

D'innombrables pensées se pressaient dans le cerveau de Villon, et c'est à peine s'il écoutait.

— Cette aventure de l'astrologue pourrait tourner à mon avantage. C'est une chance sur mille, se disait-il, en arpentant fiévreusement la pelouse. Je n'ai qu'à fermer les yeux et clore les oreilles, et l'excellent Thibaut emporte ce soir le bon Louis pour le livrer au duo de Bourgogne, et je ne serai pas pendu demain...

Huguette le suivit, le prenant par la manche pour l'arrêter :

— De quoi donc parles-tu?

Villon reprit, sans rien vouloir entendre :

— S'ils coupent entre eux la gorge au compère Louis, le monde sera débarrassé d'un roi à l'esprit biscornu, et je suis libre pour conquérir Catherine, venir à Paris, être le premier homme de France...

— François, réponds-moi, implorait en vain Huguette.

— On dirait que je suis bien fou de laisser glisser entre mes dix commandements une pareille occasion. Mais j'ai appris quelque chose qui s'appelle l'honneur, que je ne dois pas perdre, pour l'amour de ma dame.

Huguette se planta devant lui et lui barra le chemin :

(1) Reproduction interdite.

Voir les Annales depuis le 1er février 1903.


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LES ANNALES POLITIQUES ET LITTERAIRES

— François ! François !

— Oui, enfant, oui.

— Que t'importe ce qu'ils feront du roi ?

— Abbesse, il faut que j'aie mon rôle dans la farce. Abbesse, à cause de notre vieille amitié, veux-tu me garder un secret?

— Je ferai toujours comme tu l'ordonneras, répondit Huguette, en le regardant avec une tendresse passionnée.

— J'ai envie de prendre part à l'entreprise. Je suis le roi des Coquillards et je reprends mon autorité. Donne-moi ton manteau de pèlerin et, retiens bien ceci : pas un mot de moi aux compagnons. Je veux prendre l'ami Thibaut par surprise.

En parlant, il aidait Huguette à retirer son manteau et la jeune femme apparut devant lui dans son vêtement masculin, avec le pourpoint vert qu'il connaissait bien.

— Cache-toi dans les bosquets de roses jusqu'à ce que la partie commence.

La jeune femme lui jeta les bras autour du cou.

— Mon François ! s'écria-t-elle.

Et elle s'enfuit en courant dans l'obscurité embaumée du jardin. Villon la regarda s'éloigner.

— La pauvre enfant est aussi légère et n'a pas plus d'esprit qu'un lièvre, se dit-il.

Mais il bannit Huguette de ses pensées et affronta le grand problème.

— De quel côté penche la balance, se demanda-t-il, semblant peser, dans ses mains vides, les précieux objets dont il parlait. D'un côté, la vie d'un grand roi ; de l'autre, l'honneur d'un poète. Roi contre gueux, gueux contre roi.

Il continua ses méditations, explorant la longue suite des conjectures possibles. Il ne devait rien à Louis, après tout. Louis avait fait de lui son jouet dans une mystification éhontée, l'avait élevé aux honneurs par pure moquerie, l'avait torturé avec le rêve d'un rêve. Avant la fin d'une autre journée, s'il n'avait pas fait la conquête d'un coeur de femme, il se balancerait assez tristement au bout d'une corde, la langue entre les dents et les corbeaux tourbillonnant autour de sa tête. Il n'avait qu'à laisser Thibaut d'Aussigny mener à bien son projet, prendre au piège le vieux renard noir, et Villon avait Paris à lui, échappait à tout châtiment, pourrait, grâce à l'affection que le peuple de Paris lui portait, faire ou, du moins, essayer de faire ce qu'il lui plairait du royaume sans roi. C'était une perspective tentante. «

Pourquoi pas? se demanda-t-il.

Mais maintenant, comme il l'avait dit, il connaissait quelque chose qui s'appelait l'honneur ; tout le sens de la vie s'était transformé, pour lui, sous l'influence d'une belle fille et ce qui, hier, était possible, probable, plaisant même, était, aujourd'hui, assurément impossible. Il murmura un nom : Catherine ! comme un talisman contre l'horrible tentation, et son coeur, sous ce charme, fut fortifié.

Il se dirigea vers l'entrée de la tour ; mais, à ce moment, la porte en fut poussée contre lui et il se trouva face à face avec Noël le Jolys. Noël sursauta d'étonnement à la vue de son rival ; mais Villon le prit par le bras. Le pauvre damoiseau était trop brave et trop loyal pour être l'appeau de Thibaut d'Aussigny.

— Messire Noël, dit Villon, j'ai un mot à vous dire à l'oreille.

Et il l'entraîna à l'intérieur de la tour, où il resta un moment avec lui dans les ténèbres, murmurant des choses qui faisaient battre plus vite le pouls de Noël. Puis, Villon le laissa et escalada lestement l'escalier en spirale qui menait à la chambre du roi, tandis que Noël, resté seul, rouvrait la porte et sortait dans le jardin, la tête bourdonnant d'étranges nouvelles. Plaçant ses mains en coquille autour de sa bouche, il poussa trois fois le ululement convenu avec un court intervalle entre chaque cri; puis, doucement,

doucement, la tour et, le coeur palpitant, il grimpa, lui aussi, l'étroit escalier.

X

SOUS QUEL ROI ?

Le jardin des roses semblait aussi paisible qu'un cimetière. Aucun bruit ne le troublait que le faible soupir du vent du soir parmi les roses, aucune forme humaine autre que le buste du dieu Pan, contemplant, moqueur, les fleurs écarlates dressées vers lui. Cependant, en quelques secondes, il devint évident que le dieu Pan n'était pas le seul habitant du jardin. Par les tranquilles allées, des formes capuchonnées, avec de longs manteaux qui leur tombaient des épaules, et des coquilles sur leur mantelet, six hommes en tout se dirigeaient, à travers les allées obscures du jardin, vers un endroit commun : la pelouse qui se trouvait au pied du donjon. Les six formes se groupèrent non loin de la statue du dieu Pan. L'un des hommes, qui semblait être le chef, gigantesque sous son déguisement, parla, et sa voix était celle de Thibaut d'Aussigny.

— Sommes-nous tous ici ? interrogea-t-il. Le pèlerin qui se trouvait le plus près de

lui répondit avec la voix de René de Montigny :

— Oui, certes, et prêts à cueillir la royale rose de ce jardin.

Au moment où il achevait ces mots, le loquet de la porte de la tour se souleva avec un léger bruit. Thibaut, d'un geste, fit se cacher ses compagnons.

— Restez tout près, dit-il.

Et quatre des conjurés se dissimulèrent vivement dans l'ombre. Seuls, Thibaut et René restèrent, debout, masqués et attentifs, les yeux fixés sur la porte de la tour. Elle s'ouvrit et Noël le Jolys parut, suivi d'une forme menue et courbée, vêtue de velours noir, et que couvaient ardemment les yeux des conspirateurs. Noël s'avança :

— L'astrologue est-il là? René de Montigny lui répondit :

— Elle est là, la merveille du monde qui lit dans les étoiles.

René se tut, et la royale silhouette, d'un geste de la main, congédia Noël, qui, s'inclinant respectueusement, se retira dans la tour. Le roi, alors, fit signe au gigantesque pèlerin de s'approcher, et Thibaut s'avança lentement jusqu'à ce qu'il fût parvenu à portée de sa proie. Alors, étendant soudain sa vaste main, il saisit son ennemi à la

forge, le serrant à l'étouffer, tandis que, dans son autre main, il brandissait une dague. Sous son étreinte, la forme noire s'affaissa, râlant et se débattant; mais la poigne de Thibaut l'empêchait de crier ou d'appeler. Thibaut, d'une voix haineuse, siffla :

— Sire, je vais déchiffrer votre destinée. Pas un mot, ou je vous égorge!

Il appuya la pointe de sa dague sur la gorge de son captif, et il sourit de le voir frissonner:

— Je suis Thibaut d'Aussigny, sire, que vous croyiez mort, mais qui vit pour vous emprisonner.

Pendant ce temps, ses compagnons sortaient de l'ombre et entouraient Thibaut et le roi, cercle menaçant d'hommes résolus.

— Vous êtes pris. Si vous vous taisez, vous êtes encore un homme; si vous poussez le moindre cri, vous êtes un cadavre. Il faut que vous veniez aux genoux de Charles de Bourgogne. Vous serez le tabouret du duc.

La forme noire tremblait et se débattait comme si chacune des paroles de Thibaut eût été un coup de fouet qui lui entrât dans les chairs. Ses mains convulsives se cramponnaient pitoyablement au bras de Thibaut, dans une agonie de terreur qui souleva le mépris de son assaillant. Avec dégoût, il repoussa le roi qui alla s'affaler sur le sol, anéanti de peur :

— Un roi peut-il être si lâche?

La forme noire s'agitait, monceau piteux de terreur, sanglotant plaintivement, en

apparence. Thibaut était écoeuré d'une si honteuse couardise.

— Assez pleuré, grogna-t-il.

René de Montigny, qui n'avait cessé d'observer attentivement les actions du prisonnier, l'interrompit.

— Je crois bien qu'il rit, fit-il. Thibaut, avec une exclamation de surprise,

surprise, pencha sur la forme prostrée qui' le salua d' un éclat de rire prolongé et joyeux, et ce rire, comme un coup de poing en pleine figure, fit chanceler le géant. A ce moment, la porte de la tour s'ouvrit et Tristan parut»

— Le roi! cria-t-il d'une voix de tonnerre. Au même instant, comme sous l'effet d'une

baguette magique, le jardin des roses était cerné par les archers de la Garde Ecossaise, de solides poignes s'assuraient des conspirateurs pris au piège, et, à leur ébahissement, le roi Louis XI lui-même s'avança sur le seuil de la porte ouverte, sa face malicieuse souriant au clair de lune.

JUSTIN HUNTLY MAC CARTHY.

(Traduction de HENRY. DAVRAY.)

(A suivre.)

BOUQUET DE PENSÉES

On attend toujours trop de l'avenir : les pessimistes, seuls, ont des surprises heureuses.

JULES CLARETIE.

Il y a des périodes où il serait prudent, pour un peuple, de ne pas trop évoquer ses illustres morts.

PAUL GINISTY.

On ne méprise pas la science sans mépriser la raison; on ne méprise pas la raison sans mépriser les hommes.

ANATOLE FRANCE.

CIRCULEZ, MESSIEURS, CIRCULEZ!

De même que la médecine sera, plus tard, réduite à l'hygiène, mais à l'hygiène complète et rationnelle, de même, dès ce jour, toute l'hygiène est assurée par la pratique du lavage organique : Circulez, dit l'agent, circulez, messieurs.

Tout est là, balayer, entraîner, drainer, pour la police quotidienne des organes, pour leur préservation des embâcles qui sont les matériaux de maladies innombrables : voilà toute la santé, toute l'hygiène.

Rappelons que la plus puissante eau de lavage, celle qui, disait un éloquent professeur, pénètre jusqu'à la cellule elle-même, le meilleur policier de l'organisme, faisant le mieux « circuler », c'est l'eau de Thonon, digestive, déminéralisée, sans microbes, préservant, par son usage exclusif, de la fièvre typhoïde.

(78, rue Richelieu, ou Société de Thononles-Bains.)

Le Gérant : VINSONAU. Imp. des Annales, 15, r. St-Georges. —VINSONAU.

SALON DE 1903

VINGT-CINQUIÈME ANNÉE.

CATALOGUE ILLUSTRÉ

DU

Salon de la Société des Artistes Français

Liste officielle des oeuvres exposées et 500 reproduction»

de tableaux, et statues.

Prix : broché 3 fr. 50

— relié 5 fr. »

Envoyer les demandes (avec mandats), aux Annales, 15, rue Saint-Georges.