Rappel de votre demande:


Format de téléchargement: : Texte

Vues 1 à 16 sur 16

Nombre de pages: 16

Notice complète:

Titre : Les Annales politiques et littéraires : revue populaire paraissant le dimanche / dir. Adolphe Brisson

Éditeur : [s.n.] (Paris)

Date d'édition : 1899-10-29

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34429261z

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34429261z/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 42932

Description : 29 octobre 1899

Description : 1899/10/29 (A17,T33,N853).

Description : Collection numérique : Arts de la marionnette

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5709763d

Source : Bibliothèque nationale de France, département Collections numérisées, 2009-34518

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 01/12/2010

Le texte affiché peut comporter un certain nombre d'erreurs. En effet, le mode texte de ce document a été généré de façon automatique par un programme de reconnaissance optique de caractères (OCR). Le taux de reconnaissance estimé pour ce document est de 100%.


17e ANNÉE. (2e semestre) N° 853

29 OCTOBRE 1899

SOMMAIRE

Chronique Politique

Notes de la Semaine : Une Plaie nationale

nationale ARÈNE

Histoire et Littérature : Le sens et

l'origine de la légende de Tristan

et Iseult GASTON PARIS

Les Echos de Paris : Mgr Fava. —

Le Timbre-poste de l'Exposition.

— Moeurs théâtrale!. — Un ou une Automobile ? — Conseils d'hygiène vocale. — Mon Plébiscite.. SERGINES

la Véritable Histoire de Tristan et

Iseult JUDITH GAUTIER

Poésies : Crépuscule FRANÇOIS COPPÉE

— Les Deux Bouleaux MAURICE ROLLINAT

— Les Morts PIERRE REYNIEL

Causerie Théâtrale : « Rose d'Automne " JULES LEMAITRE

Bulletin Théâtral : " Robinson Crusoé

Crusoé ; " Belle-Maman » ; l' " Amour

Amour et rit»

Musique : « Javotte » ELY-ED. GRIMARD

Pages Oubliées : Le Vrai Robinson.. WOODES ROGERS

— Robinson et son amie. X.-B. SAINTINE Revue des Livres : A propos de Robinson Crusoé; « Odry et ses

ouvres », par M.-L. Henry Lecomte

Lecomte BRISSON

Pages Etrangères : Les Généraux

Redvers Buller et Joubert LILY BUTLER

Mouvement Scientifique : Médecine;

Psychologie ; Astronomie HENRI DE PARVILLE

Nouvelle : Le Carnet de Mariage.... JACQUES NORMAND Livres Nouveaux de la Semaine

SUPPLEMENT ILLUSTRÉ

LA GUERRE AU TRANSVAAL : Portraits des généraux Joubert, Redvers Buller et de M. Paul Krüger; la Réquisition des chevaux à Johannesburg.

SALON DE 1899 : Le Départ des Conscrits, à Louqsor (Egypte), par G. CLAIRIN.

ROBINSON CRUSOÉ : Cinq dessins. — Portraits de Daniel de Foë et de Selkirk.

MUSIQUE : Berceuse Blanche, chanson de THÉODORE BOTREL.

CHRONIQUE POLITIQUE

La date de la rentrée des Chambres se trouve encore reculée. Ce n'est plus le 7 novembre, mais le 14 seulement, que s'ouvrirait la session extraordinaire.

Ce nouveau délai serait justifié par le retard apporté dans les travaux de la Commission du budget et par certaines convenances qui voudraient que le Sénat eût déjà siégé comme Haute-Cour avant d'être appelé à se réunir comme Assemblée législative.

L'Officiel observe, à ce sujet, un mutisme absolu. On y trouve par contre, cette semaine, un décret qui apporte, à l'organisation du Conseil supérieur de la guerre, de profondes modifications et constitue, sur de nouvelles bases, le commandement supérieur de l'armée. L'innovation la plus importante est la substitution, aux inspecteurs d'armée résidant à Paris, d'inspecteurs munis d'un commandement

actif de corps d'armée et ne résidant pas à Paris. En cela, d'ailleurs, le ministre de la guerre ne fait que reprendre d'anciennes traditions. Au début, en effet, le Conseil supérieur de la guerre était composé de généraux pourvus, pour le temps de guerre, d'une lettre de service de commandant d'armée, mais qui restaient maintenus, en temps de paix, à la tête d'un corps d'armée.

Les conséquences de ce décret sont nombreuses. La plus importante est la mise en disponibilité, pour raisons de santé, des généraux Hervé et Giovanninelli.

X

La Commission de la Haute-Cour a terminé la partie la plus laborieuse de sa besogne. Son instruction est close depuis samedi dernier ; le procureur général, à qui elle en avait immédiatement transmis le dossier, vient de le lui renvoyer avec ses propres réquisitions, et elle n'attend plus, pour se réunir en chambre d'accusation, que les défenseurs en aient, à leur tour, pris connaissance.

On sait que ces derniers ont, pour cela, trois jours pleins.

Dans ses réquisitions, M. Bernard conclue au renvoi de tous les accusés devant la Haute-Cour, à l'exception de MM. de Parseval, de Monicourt et Girard.

Les avocats des inculpés royalistes demandaient qu'il fût sursis à l'instruction jusqu'à la solution de la plainte en faux qu'ils ont formée au sujet de la lettre Cailly; mais la Commission a rejeté leurs conclusions comme étant un litige à côté.

Ils se sont pourvus contre cet arrêt devant le Sénat lui-même; mais on ne voit pas que celui-ci puisse leur donner satisfaction; la loi sur l'organisation de la Haute-Cour n'a, du moins, prévu aucun recours de ce genre.

L'interrogatoire des inculpés a pris fin sur de nouvelles et vives protestations de M. Deroulède à propos des dénonciations attribuées à M. Jules Guesde.

X

Quelques visites princières ont tranché, cette semaine, sur la banalité des réceptions officielles.

Celle du roi de Grèce a spécialement attiré l'attention. Il y avait deux ans que le souverain hellène n'était venu à Paris, et son voyage est un peu un voyage de remerciements aux pays qui ont, comme la France, prêté à la Grèce leur appui matériel et moral.

Avant de se rendre à Paris, le roi Georges avait passé par Berlin. L'empereur allemand lui a fait un accueil flatteur. Toutes les mésintelligences provoquées

provoquées eux par la dernière guerre

paraissent effacées.

X

La nouvelle de la capture de l'explorateur de Behagle par le Rabah se confirme. Une correspondance privée ne laisse aucun doute à cet égard.

Notre compatriote dirigeait une mission commerciale dans le Haut-Congo. Il était parti depuis deux ans. Ses amis disaient qu'il rencontrait d'énormes difficultés et qu'en voulant les surmonter il aura commis quelque grosse imprudence.

Tout le monde espère avec eux qu'il ne paiera pas cette imprudence de sa vie et que le roitelet africain, si cruel qu'on le représente, se contentera, comme on l'assure, de le retenir prisonnier.

Pour compenser ce triste événement, on a reçu, au pavillon de Flore, les meilleures nouvelles de la mission FoureauLamy. Celle-ci aurait atteint le lac Tchad et tout le personnel serait en excellente santé.

X

Au Transvaal, l'action se précipite. Du côté sud, bien que M. Cecil Rhodes ne soit plus aussi en sûreté à Kimberley qu'à Piccadilly, la situation n'a pas sensiblement changé; mais, à l'est, les opérations ont pris une tournure importante.

Dans notre dernier bulletin, nous disions que les Boers avaient envahi le Natal de différents côtés et marchaient, en trois colonnes, sur Ladysmith.

La première colonne, qui avait pénétré par Charlestown et s'était emparée des défilés de Laing'sNeck, venait, à cette date, d'occuper Newcastle et suivait la voie du chemin de fer.

La seconde, partie du camp de Vryheid, menaçait à la fois, à cette même date, Dundee et les communications des Anglais entre Ladysmith et Glencoe.

Enfin, la troisième, de beaucoup la plus forte, venait de franchir la frontière de l'Etat libre par les cols Van Reenen et Tintwa ; elle s'avançait par deux routes et venait d'avoir deux légers engagements à Acton Holmes et à Beesters.

Le plan du général Joubert et de son chef d'état-major, le colonel Schiel, était bien évidemment d'emporter le camp retranché de Glencoe, dès que les deux premières colonnes seraient à hauteur, puis de se porter sur Ladysmith avec toutes ses forces réunies.

Les Boers engagèrent l'action d'une façon très décousue et furent ramenés en arrière par les Anglais en subissant de grosses pertes.

Pendant que la première colonne était rejetée à quelques milles de Glencoe, der-


274

LES ANNALES POLITIQUES ET LITTERAIRES

rière la rivière Sand Spruit et sur les rampes du plateau de l'Imyayatwa, la colonne orangiste subissait, à son tour, à Elandslaagte, où elle avait coupé la voie entre Dundee et Ladysmith, un grave échec. Malgré tout son courage, elle ne put se maintenir et dut se replier devant la supériorité du nombre et de l'artillerie.

Les Anglais n'ont obtenu ces avantages qu'au prix de sacrifices énormes. Si les Boers ont laissé entre leurs mains, dans le combat d'Elandslaagte, le général Viljoën, un des héros de Majuba-Hill, le général Kok et le colonel Schiel, ils ont euxmêmes perdu, devant Glencoe, le général Symons, qui a été mortellement blessé en enlevant ses troupes et, dans leur rencontre avec les troupes de l'Etat libre, un demi-bataillon des Gordon-highlanders a perdu le tiers de son effectif et la presque totalité de ses officiers.

Leur double victoire était une victoire à la Pyrrhus. Sans se décourager, les vaincus de la veille ont presque immédiatement repris l'offensive et le général Yulc,

devant les masses profondes qu'il avait devant lui, a dû précipitamment évacuer le camp de Glencoe ainsi que la ville de Dundee. Il s'est retiré sur Ladysmith en suivant la route de Helpmankaar et les vallées des Waschbank. Il l'a fait d'une façon assez habile. Coupé de Ladysmith, et du général White, il a pu échapper aux Boers, et l'on assure même qu'il vient d'opérer sa jonction avec le général White qui se serait porté au-devant de lui.

Si la nouvelle de cette jonction se confirme, les deux petites aimées anglaises peuvent se porter successivement contre les Boers de l'Orange, au sud-ouest, et contre ceux du Transvaal, si les opérations des Boers leur en laissent le temps. En somme il n'y a, à l'heure où nous écrivons, qu'une armée anglaise sous le commandement du général White entre Ladysmith et Glencoe, près de Waschbank, contre deux armées boer : celle du général Joubert au nord; celle de l'Etat d'Orange au sud-ouest de Ladysmith. Nous allons voir qui va prendre l'avantage. Il est très difficile d'avoir une connaissance exacte des opérations et de donner une appréciation quelconque : le War Office ne laisse passer aucune dépèche étrangère et il garde pour lui tous les télégrammes qui n'annoncent pas de victoires.

En Angleterre, la reculade du général Yule, venant après les nouvelles triomphantes des journées précédentes, a quelque peu inquiété nos voisins, et les stratégistes

stratégistes Londres et d'ailleurs voudraient déjà savoir que le général Redvers Buller et les dix-huit mille hommes de renfort qu'il amène avec lui ont opéré leur débarquement et rejoint le général White.

Au Parlement, après un discours de M. Chamberlain, tous les crédits militaires ont été votés.

M. PAUL BOURGET

de l'Académie française

met la dernière main au roman qu'il a écrit à l'intention des Annales. Ce roman, qui devait primitivement être intitulé Reine Verdier, porte comme titre définitif

LE LUXE DES AUTRES

Nous donnerons, d'ici peu, quelques détails sur ce nouvel et important ouvrage de notre éminent collaborateur. Nous en commencerons la publication dans le numéro du

3 Décembre prochain

NOTES DE LA SEMAINE

UNE PLAIE NATIONALE

E ministre de la guerre vient d' envoyer

envoyer circulaire qui défend aux

militaires de tous grades de se faire

recommander par d'autres personnes

personnes leurs chefs hiérarchiques Ce n' est pas une nouveauté que cette circulaire, et, déjà, il y a seize ou dix sept ans, le président du Conseil actuel, M. Waldeck-Rousseau, quand il était ministre de l'intérieur de Gambetta, posa en principe que les recommandations des sénateurs et des députés seraient considérées désormais comme lettre morte.

Cela faillit causer une révolution, et cela amena, en tout cas, pour une grande part, la chute du ministère Gambetta. Inutile d'ajouter que les recommandations n'en continuèrent pas moins do plus belle, et qu'aucun député ni sénateur ne cessa d'aller intriguer dans les bureaux des ministères. Aujourd'hui, M. de Galliffet veut porter, lui aussi, le fer rouge dans cette plaie. Je souhaite qu'il réussisse, mais j'en doute tort, car il s'agit bien là, en effet, d'une plaie nationale, et, du petit au grand, du haut en bas de l'échelle, les recommandations, les sollicitations, les « coups de piston », pour parler le langage populaire, sont, chez tous les Français, d'un usage courant, depuis la plus tendre enfance jusqu'à la vieillesse la plus reculée.

Sans doute, les circulaires pourront effrayer un moment quelques humbles fonctionnaires, de ceux qui prennent au sérieux tous les papiers officiels. Mais ce ne sont pas ceux-là qui sont les solliciteurs les plus redoutables, et c'est bien souvent au sommet de la hiérarchie que le mal sévit avec le plus de force. Plus on est haut placé, plus l'on intrigue et plus l'on se pousse. On part de cette idée, en France, que tout est possible avec les recommandations. Malheur à l'homme politique qui osera dire à un solliciteur que ce qu'il demande n'est pas faisable! On lui reproche immédiatement d'y mettre de la mauvaise volonté, et le mieux est donc de répondre comme Edmond About au candidat qui venait lui demander les palmes académiques :

— Rien n'est plus simple, mais à une

condition, cependant...

— Et laquelle?

— C'est que vous n'ayez pas de titres, parce qu'autrement, on les discuterait...

Il est vrai que tout le monde ne peut pas avoir cet esprit de repartie. Il était, chez About, naturel et spontané. C'est encore lui qui, sollicité par un quémandeur de lui faire accorder un bureau de tabac, répondait très obligeamment :

— Un bureau de tabac, ce sera peut-être un peu long; mais voici toujours un cigare en attendant...

Heureux ceux qui peuvent s'en tirer ainsi avec un mot d'esprit! Mais les solliciteurs sont, d'ordinaire, plus tenaces, et tous, au surplus, ne se bornent pas à demander les palmes ou un bureau de tabac. Ces ambitions-là, somme toute, sont assez facilement réalisables, et la preuve en est qu'il y a bien peu de Français, aujourd'hui, qui ne soient pas officiers d'académie. Cela n'offre quelque difficulté que pour les membres du corps enseignant, en vertu précisément de la théorie d' Edmond About, car ceux-là ont des titres très sérieux, et il arrive alors qu'on les discute et même qu'on les conteste.

Mais quant aux autres, ceux qui n'ont pour eux que des recommandations, ils passent sans la moindre discussion ; et c'est ainsi que le ruban violet est indistinctement distribué à des danseuses, à des acteurs,à des chanteurs, à des restaurateurs, à des hommes d'affaires, à des huissiers, et même à des gens qui ne sont rien de tout cela. On a cité, à ce propos, le mot d'un pharmacien qui venait d'obtenir les palmes et à qui un de ses confrères en pharmacie, peutêtre un peu jaloux, demandait :

— Vous avez donc fait quelques travaux pour avoir les palmes académiques ? Vous avez peut-être écrit quelque chose?...

— Oui, fit l'autre, j'ai écrit une lettre à mon député. ..

Et c'était bien suffisant, en effet. Mais cela explique comment tant de gens ne doutent plus de rien, et les efforts qu'ils font pour se faire recommander par n'importe qui et pour n'importe quoi. Vous vous rappelez, à propos de pharmacien, cette jolie scène du Homard où l'un des artistes venant de se trouver mal, on court chercher le médecin du théâtre. Mais le médecin du théâtre n'est pas là : il a, comme tous les soirs, prêté son fauteuil à un ami que l'on prend naturellement pour le médecin lui-même et qui, ne voulant pas dévoiler la supercherie, se met à tâter le pouls du malade, à lui faire tirer la langue...

Finalement, il rédige une ordonnance qu'il a bien soin de rendre absolument illisible, de façon que le pharmacien n'y comprenne rien, et qu'il ne puisse donner aucun médicament. Quelle n'est pas sa surprise, et aussi son inquiétude, quand il voit le commissionnaire revenir avec un flacon! Le pharmacien n'avait pas pu déchiffrer son ordonnance, mais, à tout hasard, il avait donné un médicament !

C'est généralement ainsi que les choses se passent entre solliciteurs et sollicités. Le solliciteur demande n'importe quoi, sauf à obtenir autre chose : l'essentiel est qu'il tire plume ou poil de la recommandation, et qu'elle lui rapporte un profit quelconque. On peut appliquer à la plupart des solliciteurs le mot connu :

— Ils ne savent pas toujours ce qu'ils veulent, mais ils le veulent bien!

Seulement, bien souvent, les solliciteurs ne sont pas ceux que l'on croit, ou, pour mieux dire, tout le monde, à son tour, est

Carte des opérations


LES ANNALES POLITIQUES ET LITTERAIRES

275

plus ou moins solliciteur. Tous les quatre ans, par exemple, un député n'est-il pas obligé d'aller, lui aussi, solliciter ses électeurs ? Et, une fois à la Chambre, le député ne continue-t-il pas ses sollicitations pour se mettre en évidence, pour faire partie du bureau, pour entrer dans la Commission du budget, pour devenir ministre? Et, même quand il est ministre, ne fait-il pas passer des petites notes dans les journaux pour que nul n'ignore qu'il prépare d'admirables projets de lois et qu'il a prononcé des discours étonnants ?

Voulez-vous, maintenant, que nous sortions de la politique, car je reconnais volontiers qu'elle est la grande école de l'intrigue et des recommandations de toutes sortes ? Prenons la diplomatie si vous voulez ; croyez-vous que, là aussi,on s'élève par son seul mérite et que les sollicitations n'y jouent pas leur rôle? Et l'Académie? Ici, la sollicitation est même officiellement consacrée, puisque, en vertu de la tradition, il faut que le candidat aille faire visite à tous les académiciens. Mais, indépendamment de cela, n'est-ce pas une sollicitation perpétuelle pour lui que d'aller dîner en ville, de fréquenter les salons, de se montrer dans tous les milieux académiques?

On pourrait continuer longtemps cette nomenclature, et l'on verrait que, sous leurs formes si variées, ce sont les recommandations qui mènent le monde. L'actrice qui veut entrer au théâtre va voir le critique influent; l'écrivain qui a fait un livre l'adresse, avec un mot très aimable, aux journalistes dont il a besoin; le négociant qui veut écouler un produit fait mettre une affiche sur un mur et une réclame dans un journal ; l'auteur dramatique qui a une pièce, ne manque jamais, à la veille de la première représentation, son petit tour de presse. Tout le monde se pousse comme il peut, et bien rares sont les gens qui ne s'en rapportent qu'à leur propre mérite pour avancer.

Ce n'est donc pas une circulaire, ni deux, ni trois, ni quatre qui parviendront à guérir le mal. Il est dans le sang, comme on dit, et lorsque, pour l'extirper, on se borne à menacer ou à frapper quelque modeste agent coupable de s'être fait recommander, on applique, une fois de plus, la fable toujours vraie du bon La Fontaine sur les Animaux malades de la peste, et, suivant la vieille habitude, ce sont les petits qui paient pour les fautes des grands...

EMMANUEL ARÈNE.

Histoire et Littérature

LE SENS ET L'ORIGINE DE LA LÉGENDE DE TRISTAN ET ISEULT

Une conception de l'amour telle qu'elle ne se trouve auparavant chez aucun peuple, dans aucun poème, de l'amour souverain, de l'amour plus fort que l'honneur, plus fort que le sang, plus fort que la mort, de l'amour qui lie deux êtres l'un à l'autre par une chaîne que les autres et eux-mêmes sont impuissants à rompre ou à relâcher, de l'amour qui les surprend malgré eux, qui les entraîne dans la faute, qui les conduit au malheur, qui les amène ensemble à la mort, qui leur cause des douleurs et des angoisses, mais aussi des joies et des ivresses tellement

tellement et presque surhumaines que leur histoire, une fois connue, resplendit éternellement au ciel du souvenir d'un éclat douloureux et fascinant, cette conception est née et s'est réalisée chez les Celtes dans le poème de Tristan et Iseult, et forme une des gloires de leur race.

A quelle époque remonte-t-elle ? On ne peut le dire. La barbarie primitive des moeurs que nous révèlent encore certains passages des imitations françaises du douzième siècle peut aussi bien nous renvoyer à l'époque qui avait précédé la conquête romaine qu'à l'époque d'assauvagissement qui suivit la séparation d'avec Rome ; nulle trace, en tout cas, de christianisme, mais aussi nulle trace de polythéisme, sauf dans quelques-uns de ces vestiges tenaces qui survivent pendant des siècles aux croyances disparues. Peut-être beaucoup plus ancienne dans sa conception première, l'histoire de Tristan et d'Iscult a pris, vers le dixième siècle, époque où les vikings régnaient à Dublin et où les relations étaient perpétuelles entre la Cambrie, la Cornouailles, l'Irlande et l'Armorique, la forme que nous permet d'atteindre ou, au moins, d'entrevoir la comparaison des plus anciennes versions conservées ; cette forme était, d'ailleurs, très flottante, et variait sans doute, parmi les conteurs bretons, comme elle variait, au douzième siècle, parmi les conteurs français.

Quant au berceau particulier de notre épopée, il est difficile à déterminer. Le nom de Tristan paraît être picte d'origine. Il y aurait quelque chose de séduisant et presque de touchant à croire que l'âme de ce peuple disparu, qui ne nous a légué que son nom et celui de quelquesuns de ses chefs avec quatre ou cinq mots de sa langue, survivrait jusque dans notre âme, grâce à une des plus belles créations poétiques de l'humanité. Mais la base de l'hypothèse est trop peu solide : peut-être picte d'origine, le nom de Tristan était usité, au moins dès le onzième siècle, chez les Kymri, et rien ne nous empêche de croire qu'il l'était déjà quand on le donna au héros de notre légende. La scène principale de cette légende est en Cornouailles, et la connaissance exacte, au moins des côtes, de Cornouailles, montre seulement que les créateurs de la légende étaient familiers avec ce pays et qu'elle y était fortement localisée ; mais le récit est défavorable, souvent même hostile, aux « Cornots » et à leur roi. Tristan est né en Cambrie, mais il quitte, dès son enfance, son pays natal où il ne revient guère : sa vie se passe en Cornouailles et se termine en Petite-Bretagne. Il faut, sans doute, en dire autant de sa légende : formée chez les Kymri de Galles, rattachée extérieurement à la Cornouailles, elle a été adoptée et développée par les Bretons armoricains. L'Irlande, contrée ennemie où Tristan ne fait que deux apparitions passagères et dont le champion est vaincu par lui, est naturellement exclue ; mais il faut noter qu'une comparaison avec l'épopée irlandaise nous découvre plus d'une parenté entre les types qu'elle affectionne et ceux des héros de notre légende : c'est une preuve de plus en faveur de l'origine purement celtique de l'immortelle légende d'amour.

X

Comment l'épopée de Tristan et d'Iseult sortit-elle du monde celtique, où elle a

presque complètement péri, pour pénétrer dans le monde romano-germanique, où elle devait trouver une vie nouvelle? On ne peut le dire en détail avec précision, mais deux choses paraissent certaines : c'est qu'elle a été connue des Français, en partie au moins, à travers un intermédiaire anglais, et que, dans sa transmission, la musique a joué un rôle important. Autant et plus peut-être que leur poésie, la musique des Bretons d'Angleterre et de France frappa leurs voisins quand ils firent connaissance avec l'une et l'autre: leurs musiciens se répandirent de très bonne heure hors des limites de leurs pays. Dès avant la conquête normande, les Anglo-Saxons, dans les longs festins où circulaient les cornes remplies de cervoise, interrompaient leurs chansons pour écouter les mélodies exécutées par des Bretons sur la rote celtique, ou sur la harpe familière aussi aux Germains, et empreintes d'un charme profond et doux qui les faisait pénétrer dans l'âme : les Anglais nommèrent ces mélodies d'un mot de leur propre langue [lâg), et ils se firent traduire ou expliquer en résumé les récits qui les accompagnaient. C'est d'eux que les poètes français apprirent plus tard ces récits, qu'ils appelèrent lais, lais de Bretagne, et dont ils enfermèrent dans leurs petits vers naïfs et courts d'haleine, non sans l'altérer et la froisser souvent, la poésie merveilleuse d'aventure et d'amour. Or, les lais relatifs à Tristan jouissaient d'une faveur particulière : non seulement ils étaient réputés les plus beaux de tous, mais ils passaient pour avoir été composés par Tristan lui-même, car il était le premier des joueurs de harpe et de rote, comme il était le premier des coureurs et des sauteurs, des manieurs d'épée, des tireurs d'arc et des lanceurs de javelot, le plus adroit chasseur, le plus savant dresseur de limiers, le plus habile dépeceur de gibier. La musique est sans cesse mêlée aux amours de Tristan et d'Iseult. Quand, blessé à mort. Tristan aborde sur les côtes d'Irlande dans sa barque aventureuse, les accents de sa harpe emplissent les coeurs d'émotion, et décident Iseult à le soigner. Guéri par elle, il lui apprend, en récompense, « de bons lais de harpe, les lais bretons de son pays », et elle n'oublie pas ses leçons : plus tard, quand elle est seule et triste, un poète français nous la montre, dans des vers d'une suavité exquise, accompagnant de sa harpe le triste lai de Guiron, qui mourut pour avoir aimé :

La dame chante doucement, La vois acorde a l'estrument ; Les mains sont beles, li lais bons, Douce la vois et bas li tons.

Un jour, à la cour de Cornouailles, survient un harpeur irlandais : son jeu enchante tellement le roi Marc qu'il promet de lui accorder le don, quel qu'il soit, qu'il demandera; il demande la reine Iseult, et le roi, esclave de son serment, la lui laisse tristement emmener. Sous une tente, près de la mer, elle attend, en se tordant les mains de douleur, que la marée ait remis à flot le vaisseau qui va l'emporter; mais Tristan, qui revenait de la chasse, apprend tout : il se déguise en ménestrel, s'approche de la tente, et joue si merveilleusement de la rote que la douleur d'Iseult s'apaise même avant qu'elle l'ait reconnu ; le ravisseur et ses compagnons oublient le temps à l'écouter,


276

LES ANNALES POLITIQUES ET LITTÉRAIRES

et, quand ils s'en aperçoivent, le flux montant a rendu difficile l'accès du navire : chargé d'y porter Iseult sur son cheval, Tristan l'enlève à son tour et crie à l'Irlandais confus :

— Tu l'as gagnée par la harpe, et je l'ai délivrée par la rote!

Plus tard, quand il est séparé d'Iseult, chez le duc de Bretagne, il compose et chante sans cesse des chansons dont le refrain est d'ordinaire :

Iseult ma drue, Iseult m'amie, En vous ma mort, en vous ma vie,

si bien que la fille du duc, la jeune Iseult « aux blanches mains », s'imagine que c'est elle qu'il aime. Naturellement, on faisait remonter jusqu'à Tristan plus d'un lai qu'on chantait encore au douzième siècle, et dont on expliquait le sujet par quelque épisode de son histoire. C'est ainsi que Marie de France recueillit, en Angleterre, le motif du lai du gotelef (chèvrefeuille), fait par Tristan, « qui bien savoit harper » : il y comparait l'amour qui l'unissait à la reine à l'enlacement indénouable du chèvrefeuille et du coudrier :

Bele amie, si est de nous :

Ne vous sans mei, ne je sans vous.

Et d'autres genres encore de musique lui étaient aussi familiers que la harpe, la rote, le cor ou la voix : il savait imiter à s'y méprendre le chant de tous les oiseaux. C'est ainsi que, banni de Cornouailles et revenu en secret dans le jardin d'Iseult, il élève dans la nuit le chant plaintif et passionné du rossignol, un chant « d'une si grande douceur qu'il n'est coeur, même de meurtrier, qui n'en fût attendri », et qu'Iseult reconnaît tout de suite son ami : c'était encore là le sujet d'un lai. C'est aussi dans un lai que se trouvait, sans doute, l'histoire du chien Petitcru et de son grelot enchanté. Ainsi toujours, aux amours d'Iseult et de Tristan, se joint l'accompagnement d'une musique souverainement pénétrante; c'est enveloppée dans la musique que leur épopée a passé des Bretons aux Anglais; c'est par les lais, où la mélodie était d'abord le principal, que, conçue dans l'âme mobile et passionnée des Celtes, elle s'est versée goutte à goutte dans l'âme sérieuse des Germains.

Le poème de Thomas, qui représente la version anglaise, mais surtout, en plusieurs points, une version personnelle à l'auteur, a eu une fortune singulière. Depuis une cinquantaine d'années on en a découvert des fragments, variant de cinquante vers à près de deux mille, en Angleterre, à Strasbourg, à Turin : c'est au moins cinq manuscrits dont il est arrivé jusqu'à nous des débris plus ou moins importants, mais aucun ne nous est parvenu entier. Heureusement, le poème de Thomas a été mis en prose norvégienne, en 1226, pour le roi Hakon, par le bon moine Robert, qui a fidèlement suivi son original, tout en l'abrégeant beaucoup. Déjà auparavant, Gotfrid de Strasbourg l'avait imité, avec un grand talent de forme, mais sans rien ajouter ni modifier d'important, dans un poème qui, malgré ses dix-neuf mille cinq centcinquante-deux vers,ne répond à peu près qu'aux deux tiers de celui de Thomas. Enfin, au quatorzième siècle, un rimeur anglais a arrangé à sa façon, façon baroque, le poème anglonormand du douzième siècle. Le poème de Gotfrid, traduit en allemand moderne, avec

un résumé de ses suites, a été la seule source où Richard Wagner a puisé les éléments de son drame, qu'il a, d'ailleurs, fort librement traités.

On voit de quelle active et longue collaboration de races et de civilisations diverses le Tristan et Iseult est le fruit. Issu, sans doute, d'un vieux mythe ancestral, conçu peut-être chez les Pictes, en tout cas chez les Celtes, et chez les Celtes mêmes déjà largement pénétré d'influences antiques et orientales, renouvelé chez les Bretons d'Armorique, adopté par les Anglo-Saxons avec la musique qui l'accompagnait, avidement accueilli par les Normands francisés qui conquirent l'Angleterre, et bientôt par les Français de France, le drame de l'amour fatal et mortel passe une seconde fois, grâce au vêtement élégant et " moderne » que lui ont donné nos poètes, dans le monde germanique, et y obtient un long succès ; il s'oublie cependant, comme toute la poésie du moyen âge, jusqu'à ce que le romantisme et l'érudition le réveillent de sa poussière et que, compris enfin dans toute la grandeur pathétique de son inspiration, il ressuscite dans une âme musicale et poétique, et enivre, dans nos théâtres, les oreilles et les coeurs de " boire amoureux », comme il faisait jadis dans les barques courant de Cambrie en Armorique, plus tard dans les manoirs forestiers des Saxons, dans les châteaux hâtivement bâtis des compagnons du Bâtard, dans les cours élégantes de France et de Champagne ou dans celles qui les imitaient en Allemagne et en Bohême, dans les brillantes assemblées lombardes ou sur les places de Florence et de Pise, dans les vastes salles habituées à entendre les chants des scaldes norvégiens, et jusque dans les maisons de bois des pêcheurs islandais.

GASTON PARIS,

de l'Académie française.

Mgr Fava, évêque de Grenoble, vient de mourir. C'était un homme de caractère, tout d'une pièce, qui, ne sachant pas mentir, ne croyait pas au mensonge et se refusait à toute compromission. Un rédacteur du Journal a rapporté de lui ce trait suggestif:

Un jour, le prélat avait reçu la visite d'un gentilhomme, candidat orléaniste à la députation :

— J'espère, dit le candidat, que Votre Grandeur va organiser son clergé pour une sérieuse propagande !

— Impossible, répondit l'évêque, de mêler mes prêtres aux luttes électorales !

— Dans ce cas, répliqua le candidat, le clocher de votre église, que je construis à mes frais, restera inachevé.

— Dieu y pourvoira, conclut l'évêque; en attendant, si le clocher est moins haut, l'âme de mes prêtres restera sur le sommet où Dieu l'a placée.

C'était un combatif qui eut souvent maille à partir avec le Conseil d'Etat. Mais c'était un homme d'une droiture à laquelle ses adversaires eux-mêmes se plaisaient à rendre hommage.

Et c'est une grande perte pour le monde catholique.

Aurons-nous le timbre-poste de l'Exposition? Tout espoir ne nous est pas défendu, simplement.

Le sous-secrétaire d'Etat aux postes et télégraphes, M. Mougeot, qui est plein de bonne volonté, a décidé, d'accord avec le ministre

du commerce, de créer de nouveaux modèles de timbres-poste et spécialement un modèle pour l'Exposition.

Nos timbres actuels sont, en effet, d'une insigne banalité. De plus, portant toujours la même image, ils exigent, pour leur impression, l'emploi d' une véritable gamme de couleurs, celles-ci les différenciant selon les prix.

Des nouveaux timbres ! Cette idée n'était certes pas nouvelle. Un concours avait même été organisé, naguère, pour arriver au type idéal du timbre-poste français. Ce concours ne donna aucun résultat satisfaisant.

Se souvenant de l'aventure, l'administration prit le parti, cette fois, de commander à des artistes éprouvés les dessins-modèles des nouveaux timbres.

Les trois maîtres choisis furent MM. Chaplain, Luc-Olivier Merson et Roty, tous trois membres de l'Institut.

Le premier se récusa tout d'abord par " rai son de convenance ». M. Chaplain a, en effet, fait partie du jury qui fut forcé de déclarer « nul et non avenu » le premier concours de timbres-poste.

Chacun jugea que ces « raisons de convenance » étaient bien un peu spécieuses. Qui donc se serait formalisé de voir l'illustre graveur entreprendre et mener à bonne fin une tâche dans laquelle d'autres avaient lamentablement échoué? Ces médiocres, M. Chaplain leur faisait trop d'honneur en les traitant comme ses concurrents.

M. Luc-Olivier Merson accepta la commande ferme et se mit aussitôt au travail.

Quant à M. Roty, il joua la coquetterie. Il parla de ses nombreux travaux en cours, de la presque impossibilité dans laquelle il se trouvait d'entreprendre un nouvel ouvrage et, finalement, se mit à la disposition du soussecrétaire d'Etat pour le cas où celui-ci consentirait à utiliser la médaille de l'Exposition de 1900 que prépare le créateur des « Semeuses ».

Inutile de dire que M. Mougeot accepta de grand coeur.

Si M. Roty achève à temps sa médaille, s'il se remet immédiatement à la tâche pour graver le coin du timbre, si le gouvernement ne change pas d'avis, si... si..., le timbre de l'Exposition verra le jour.

Mais ces « si » multiples ne sont pas faits pour nous rassurer!

Tant pis pour les philatélistes si le destin du timbre de l'Exposition est de mourir dans l'oeuf!

Mais ils sont certains, dorénavant, de pouvoir coller l'an prochain, dans leurs albums, la coquette image que leur prépare Luc-Olivier Merson, ce subtil et curieux artiste!

Un troisième artiste, qui remplacera M. Chaplain, sera prochainement désigné.

L'allégorie du nouveau timbre ne sera pas spécialisée à l'Exposition, mais dira éloquemment, malgré sa petitesse, le majestueux labeur de la France.

Le ministre du commerce et le sous-secrétaire d'Etat ont aussi résolu de donner, aux timbres de l'avenir, des formes variées : hexagonale, octogonale, ronde, ovale. Cette réforme aura, tout au moins, le mérite de donner plus de liberté aux artistes... et aussi d'offrir plus de ressources à ceux qui emploient le langage des timbres!

— D'ailleurs, quoi qu'on fasse, disait hier un de nos amis, les nouveaux timbres auront toujours beaucoup de cachets!

Les moeurs théâtrales se gâtent; nos jolies actrices ne se contentent plus de jouer la scène célèbre de la Fille de Madame Angot. Dans les coulisses, de véritables pugilats ont lieu et de charmantes femmes arrachent les cheveux de leurs perruques, effacent le rouge de leurs joues avec des mains aux doigts ornés de bagues scintillantes. Ces querelles sortent des théâtres pour égayer le public habituel des tribunaux, et des juges, gravement, établissent des « considérants » en conséquence.

Un jugement tout récent nous apprend


LES ANNALES POLITIQUES ET LITTÉRAIRES

277

qu'un vendredi, un treize, date effrayante pour les superstitieux, la mignonne Mlle Sully aux grands yeux reçut une gifle de sa camarade, Mme Tariol-Baugé, qui l'accusait de lui couper ses effets. Comme ces effets n'étaient

pas à quatre-vingt-dix jours, l'irascible artiste les fit payer le soir même, entre deux actes, derrière le rideau.

Une des niches les plus ordinaires que se font les gens de théâtre consiste à essayer d'empêcher leurs camarades de faire rire le public venu tout exprès. Sans souci de la pièce, sans respect pour l'auteur, avec un remarquable sans-gêne, acteurs et actrices, pour paraître spirituels, tronquent le texte, changent les répliques, modifient les situations afin d'ennuyer ceux qu'ils jalousent. Car la jalousie joue un aussi grand rôle au théâtre que dans la vie. Dans le cas qui nous occupe, ce sentiment n'est peut-être pas en jeu, car Mlle Sully semble n'avoir rien à envier à Mme Tariol-Baugé. Mais il y a jalousie et jalousie.

D'autres mobiles poussent aussi les comédiens à se jouer des farces, dont plusieurs sont demeurées légendaires. Certains excellent dans l'art de gêner en scène leurs camarades, tandis que d'autres, au contraire, ne se laissent intimider par personne. Notre excellent confrère Ubald Lacaze nous en rapporte un trait curieux.

Chilly, le fameux directeur de l'Ambigu, avait la réputation de toujours parer les coups imprévus de ses pensionnaires. Un soir, il refusa une avance à celui qui jouait le traître dans le drame qu'on représentait. A un moment de l'action, le directeur, costumé en seigneur du temps de Louis XIII, devait abattre, d'un coup de pistolet, le traître en question. Essuyant bravement le coup de feu, le traître resta debout et s'écria : — Tu m'as manqué, à nous deux ! Le public applaudissait à tout rompre et, joyeux, frappait du pied. Chilly, très sûr de rat, tira son épée, mais le traître la lui arracha des mains.

— Veux-tu mourir? répétait tout bas Chilly.

— Donne-moi une avance, répondait obstinément le traître.

Chilly empoigna les pincettes qui garnissaient la cheminée. A tour de bras il frappait, mais en vain.

— Meurs, ou je te flanque à la porte. — Donne-moi une avance...

Comme la scène se prolongeait, dans la salle, les spectateurs commençaient à s'impatienter. Chilly consentit à faire l'avance et le traître se décida à mourir.

Un ou une ?

Etes-vous pour M. Hatzfeld ou pour le Conseil d'Etat ? Dites-vous un automobile ou une automobile ?

Dans une séance récente, le Conseil d'Etat, par décret, a établi que le mot automobile était du masculin.

Le Conseil d'Etat a pour mission de juger les différends qui s'élèvent entre les particuliers et l'administration. En cette matière, il a toute compétence et ses décisions font autorité. Mais, en matière de langage... ?

Toujours est-il que sa manifestation grammaticale n'a pas été du goût de tout le monde.

Dans une lettre adressée au Journal (30 août), un de nos plus savants linguistes, M.. Hatzfeld, auteur d'un dictionnaire français en cours de publication et commencé avec la collaboration d'Arsène Darmesteter — appelé, par conséquent, à faire autorité — dénié à cette haute assemblée le droit de prendre semblables décisions, et, en la circonstance, proteste contre la décision ellemême.

Le mot automobile, d'après lui, doit être du féminin.

Et voilà un conflit d'où jailliront peut-être des. flots d'encre.

Déjà, cela commence.

Un jeune professeur, qui s'est fait connaître par d'ingénieux et judicieux travaux

sur la réforme de l'orthographe, M. Auguste Renard, ose se mesurer à M. Hatzfeld et ne pas approuver ses conclusions.

S'il en était des mots comme des enfants et qu'ils vinssent au monde avec une marque nettement caractéristique, leur sexe serait facile à reconnaître. Mais, en l'absence de toute marque, comment décider? Car très souvent deux mots, de forme identique, sont, l'un du masculin, l'autre du féminin; l'un garçon, l'autre fille. Exemple : tour, construction élevée, féminin; tour, mouvement circulaire, masculin : faire un tour.

Quelques-uns ont les deux sexes à la fois : un ou une automne (d'après l'Académie); un cordial merci, être à la merci de son adversaire ; équivoque, au dix-septième siècle :

De quel genre te faire, équivoque maudit Ou mauditel (Boileau).

D'autres les ont eus successivement. Orage était autrefois du féminin : « Devinez où s'en alla cette diablesse d'orage? » (Mme de Sévigné); poison aussi : « Donner de la poison. » (Malherbe); bronze de même: « De la bronze fondue. » (Ch. Perrault), etc.

Sur quoi donc se régler pour déterminer le genre d'un mot ?

Sur le sens ?

Sur la prononciation ?

Sur la physionomie?

Le sens n est d'aucun secours. Le masculin devrait, semble-t-il, correspondre à l'idée de force ou de grandeur; le féminin, à l'idée de faiblesse ou de petitesse. Or ruisseau, petit cours d'eau, est du masculin ; rivière, cours d'eau plus grand, est du féminin; vallon, du masculin, est, pour le sens, une réduction de vallée. Il en est dans l'ordre moral comme dans l'ordre physique : épouvante, du féminin, exprime une idée plus forte que étonnement, etc.

La prononciation n'est pas un guide plus sûr. Le même son représente tantôt le masculin, tantôt le féminin : la foudre (feu du ciel) et un foudre (tonneau) ; une livre (poids), et un livre (volume); un page (serviteur) et une page (côtéd'un feuillet). A plus forte raison la même terminaison s'applique-t-elle tantôt à un genre, tantôt à l'autre : on dit un traité et une cité, un hectare et une guitare, un barde et une hallebarde, etc.

Il est très peu de consonances qui soient exclusivement réservées soit au masculin, soit au féminin. Je dis très peu, car il en est quelques-unes : tous les mots en isme, par exemple, sont du masculin : déisme, réalisme, etc.

Pas plus que le son, la physionomie — c'est-à-dire l' orthographe, qui est la peinture du son — ne saurait servir de règle . on en peut juger par les exemples qui précèdent.

Le caprice de la langue, voilà la seule règle.

Bref, le plus souvent, ni l'oreille, ni l'oeil, ni le raisonnement, rien ne permet de fixer en français le genre d'un mot, rien — sauf l'usage ou le dictionnaire.

" Quel est, nous écrit-il, le motif qu'invoque M. Hatzfeld pour classer automobile parmi les noms féminins ? Un motif bon en soi : l'analogie, qui joue un si grand rôle dans le langage, mais qui me paraît ici — je dirai pourquoi tout à l'heure — faussement appliquée.

» Je cite le texte de M. Hatzfeld :

On dit une locomobile ; on dit une locomotive : la simple analogie exigerait qu'on dit une automobile. Mais la logique se joint à l'analyse. Pourquoi a-t-on dit une locomotive? Evidemment parce que le mot sous entendu est machine, une machine locomotive. Quel est le mot sous-entendu dans automobile? C'est le mot voiture, le seul qui s'applique à la fois à un coupé, à une victoria, à un omnibus, à une calèche, etc.

Il faut donc, si l'on veut parler proprement, dire une automobile.

» Je ne suis qu'à demi convaincu. La question m'apparaît, à moi, sous un autre aspect.

» Automobile est composé de deux mots : l'un, à proprement parler, n'a pas de genre :

auto ; — encore les mots où il entre en composition sont-ils, pour la plupart, du masculin : autocrate, autographe, automate, etc. L'autre, mobile, est du masculin : " L'amourpropre est le mobile de nos actes. » Comment, de deux éléments, dont pas un n'est du féminin, faire un tout féminin ?

» C'est, dit M. Hatzfeld, qu'il y a un mot féminin sous-entendu : voiture, " le seul qui s'applique à la fois à un coupé, à une victoria, à un omnibus, à une calèche ». Est-ce bien certain ? Pourquoi ne serait-ce pas char ou véhicule ?

» Il ne me semble pas que l'argumentation de M. Hatzfeld, du moins sous la forme où le Journal l'a publiée — car il se contente de l'analyser — soit décisive.

» Puisqu'on dit un mobile, on doit,par analogie avec ce mot (non avec le mot locomotive), dire de même, sans changer le genre, un automobile.

» Je ne sais pas la raison qui a dicté, d'autre part, au Conseil d'Etat sa décision, ni s'il a eu une raison : il ne la donne pas, et peutêtre eût-il été embarrassé de la donner. Peutêtre en maintenant du masculin, en composition, un mot qui, isolément, est du masculin, n'a-t-il fait qu'obéir à un instinct demeuré obscur, à une intuition secrète du génie de la langue. Toujours est-il qu'il me paraît avoir raison contre M. Hatzteld et que son jugement sera ratifié par l'usage d'abord, par l'Académie ensuite, laquelle déclarera, en toute compétence, après mûr examen, que le mot automobile, d'un sexe un moment mal défini, est bien décidément un garçon. »

— N'abusez pas des vêtements chauds et endurcissez votre corps contre les intempéries.

Cet excellent conseil n'est pas, comme on pourrait le croire, de quelque mère spartiate ou de quelque moine de la Thébaïde. Il a été donné, tout récemment, par un personnage beaucoup plus moderne : Mme Adelina Patti. Une jeune Américaine l'étant allée voir et lui ayant posé cette question délicate :

— Voulez-vous être assez bonne pour me donner quelques conseils d'hygiène vocale ?

L'illustre cantatrice commença par la recommandation qui précède et la développa ensuite en ces termes :

— J'ai conservé ma voix, grâce à des précautions minutieuses et incessantes; mais j'ai toujours pris grand soin de ne pas me laisser débiliter par les changements de température. On a écrit une quantité de sottises sur la peur que j'aurais des rhumes et des bronchites. Rien de moins exact, ou, du moins, si je redoute les coups de froid, je ne le montre pas. Je m'exerce, au contraire, à supporter sans en souffrir l'ardeur estivale et la glace hivernale. J'évite de faire faire trop de feu dans mes appartements, je passe au moins deux heures par jour à l'air libre, je me promène à pied et en voiture découverte. N'ayez pas cette terreur du grand air qui rend les artistes si ridicules. Evitez les fourrures où disparaissent certaines cantatrices et les cache-nez chers aux chanteurs du sexe fort. Toutes les fois que j'ai mis, en hiver, un voile devant ma bouche pour faire ma promenade habituelle, je suis rentrée avec un rhume. Ah! par exemple, évitez de sortir à la tombée de la nuit. C'est le moment où le loup sort du bois et où les chats descendent dans la gorge...

MON PLEBISCITE.

Déjà les lettres affluent sur mon bureau. Cependant quelques correspondants m'ont fait des objections judicieuses. L'un d'eux m'écrit :

Castres (Gironde), 23 octobre 1899.

Monsieur Sergines,

Voulez-vous me permettre de vous faire quelques observations au sujet de votre plébiscite ?

Nous sommes ici six lecteurs ou lectrices assidus des Annales, et nous comprenons de façons diverses le sens de plusieurs de vos questions, d'où je conclus qu'elles ne sont pas


278

LES ANNALES POLITIQUES ET LITTERAIRES

assez claires, assez précises, et que beaucoup de ceux qui voudront y répondre se trouveront embarrassés comme nous.

Je viens donc vous prier de vouloir bien les préciser dans votre numéro de dimanche prochain; nous serons encore à temps de répondre pour le 6 novembre.

Voici les questions qui nous paraissent mal posées :

3° Quel est le plus grand savant?

Il nous semble qu'il aurait fallu spécifier dans quel genre de science? Si c'est en chimie, en sciences naturelles, beaucoup répondront : Chevreul. Si c'est en sciences historiques et philosophiques, beaucoup répondront : Renan, etc., etc. Il est évident qu'on ne peut dire avec vérité : le plus grand savant du siècle est tel ou tel... Ils peuvent être absolument égaux dans des genres différents.

5° Quel est le plus grand héros militaire?

Avez-vous voulu dire le plus grand capitaine; exemple : Napoléon, ou bien l'homme qui a fait l'action militaire la plus héroïque?

Ici, les avis sont très partagés; cela demande explication.

La 12° question est assez subtile aussi; enfin, à la rigueur, on peut l'admettre telle qu'elle est.

Voilà, monsieur Sergines, les questions que je vous prie d'éclaircir... et j'ai l'idée que je ne suis pas la seule à vous écrire dans ce sens.

Recevez, monsieur Sergines, mes cordiales salutations de vieille abonnée.

M. ROGER-LACASSAGNE.

L'observation est très juste. Le mot de savant, pris en lui-même, présente un sens un peu vague. Et je ne vois pas d'inconvénient à ce qu'on fasse entrer dans ce terme des subdivisions et que l'on m'indique le plus grand chimiste ou physiologiste, le plus grand astronome, le plus grand médecin et chirurgien.

On me fait encore observer que j'ai omis de faire une place, dans le plébiscite, à l'Architecture, « le premier des arts, puisqu'il les résume tous »... Ajoutons un architecte à la liste.

Pour ce qui est de la 5e question, c'est à dessein que j'ai indiqué le plus grand héros militaire. Si j'avais demandé à nos abonnés le nom du plus grand homme de guerre, tous m'eussent désigné Napoléon... Tandis que, sur le « plus grand héros », l'opinion ne sera point unanime. Ce héros peut être un maréchal de France ou un simple soldat, il peut être illustre ou obscur. Et même, si l'on trouvait quelque part, dans des mémoires oubliés, ou dans des archives, ou dans des papiers de famille, le récit d'un acte sublime, empreint d'une absolue beauté morale, il serait excellent de le mettre en lumière et de le proposer à l'admiration publique... Donc, que nos lecteurs ne craignent pas de chercher...

J'énumère ici, à nouveau, les questions posées et les conditions du plébiscite.

Prière de désigner :

1° Le plus grand poète français du siècle ;

2° Le plus grand prosateur;

3° Le plus grand savant (chimie, physiologie, astronomie, médecine);

4° Le plus grand orateur;

5° Le plus grand héros militaire;

6° Le plus grand homme d'Etat;

7° Le plus grand peintre;

8° Le plus grand sculpteur;

9° Le plus grand musicien; 10° Le plus grand acteur; 11° La plus grande actrice; 12° La femme française la plus remarquable, soit par le talent, soit par le caractère, soit par la beauté ;

13° Le plus grand architecte.

A VIS IMPORTANT. — LES CÉLÉBRITÉS VIVANTES SONT EXCLUES DE CE SCRUTIN :

ON NE JUGE AVEC ÉQUITÉ ET IMPARTIALITÉ QUE LES MORTS.

Mes correspondants, qui voudront bien prendre part au plébiscite, devront répondre a chacune de ces questions par l'indication d'un nom. Et, pour un de ces noms seulement,

ils pourront expliquer et développer les motifs de leur choix. (Les plus jolies lettres seront citées et reproduites dans notre NUMÉRO DE NOEL).

Les votes ainsi recueillis seront additionnés et pointés avec la plus minutieuse exactitude, et nous consacrerons aux

Quarante ou cinquante noms

qui viendront en tête de liste la matière de ce numéro exceptionnel, auquel nous donnons, dès à présent, le titre de :

LE LIVRE D'OR DES GLOIRES FRANÇAISES

AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE

Je recevrai les réponses jusqu'au 6 novembre (dernier délai).

Busenval ne transige pas avec les prescriptions hygiéniques.

Comme sa fille se disposait à faire de l'aquarelle :

— Surtout, lui a-t-il dit, commence par faire bouillir ton eau!

SERGINES.

LA VÉRITABLE HISTOIRE

DE

Tristan et Iseult

La Société des Concerts Lamoureux commence, aujourd'hui, une série de dix représentations de Tristan et Iseult qui est appelée à faire grand bruit dans le monde musical. Cette oeuvre de Richard Wagner est la seule dont le sujet soit emprunté à une source française. M. Gaston Paris explique plus haut le sens et l'origine de cette merveilleuse légende. Nous en donnons ci-après la transcription due à la plume poétique et savante de Mme Judith Gautier :

I

Le beau chevalier Tristan, neveu du roi de Cornouailles, avait navré à mort Morault, le plus vaillant champion du royaume d'Irlande et, à cause de cette haine, Tristan était chagrin et il se disait :

— Je veux rétablir la paix entre les deux pays.

Et il songea à Iseult, la fille du roi d'Irlande, dont on disait merveille et qui était la plus belle princesse qui lût jamais.

Un jour, Tristan alla trouver son oncle, le roi Marc.

— Sire, dit-il, je vais monter sur un navire ; j'irai vers l'Irlande demander au roi de ce pays sa fille Iseult, afin que vous la preniez pour femme.

Le roi Marc fut joyeux de ce projet, il baisa Tristan tendrement, et lui fit donner un beau navire pour aller en Irlande.

Tristan s'embarqua avec son fidèle écuyer Gourvenal, et un bon vent les poussa vers l'Irlande, où ils débarquèrent bientôt.

Mais lorsqu'ils furent sur les rivages, un chevalier reconnut Tristan et le défia en combat singulier, disant qu'il voulait le tuer et venger la mort do Morault. Tristan accepta le combat et combattit longtemps, car son adversaire était un vaillant chevalier. A la fin, pourtant, il le tua, mais il était luimême blessé.

Gourvenal conduisit son maître au château du roi d'Irlande et la reine fit mettre Tristan dans un beau lit et lui envoya sa fille Iseult, savante en l'art de guérir.

Et la plus belle damoiselle du monde vint vers le plus beau des chevaliers et, doucement, découvrit sa blessure qu'elle tâta du

bout de ses jolis doigts, en poussant de grands soupirs.

— Hélas ! mon beau chevalier, fit-elle, vous êtes mort!

— Quoi! dit Tristan, cette blessure si mince me ferait perdre la vie? J'ai été pourfendu cent fois de plus belle façon et il n'y paraît rien maintenant.

— Oui, dit-elle, la blessure est petite, mais l'arme qui la fit était empoisonnée !

— Donc je mourrai! soupira Tristan. Eh bien ! ce sera sans peine, puisque ma mort est cause que je vous vois.

— Vous êtes un brave chevalier ! s'écria Iseult, vous n'avez pas tremblé un instant. Je parlais pour vous éprouver. Je vais mettre toute mon âme à vous guérir et je vous guérirai, car je sais des secrets contre ce venin.

Iseult posa ses lèvres sur la blessure de Tristan et la baisa longuement, pour en tirer tout le poison mortel.

— Je vous ai fait souffrir, dit-elle en se relevant, mais c'est pour le bien, ne m'en veuillez pas.

Elle regardait doucement Tristan, mais lui, il détourna les yeux et soupira amèrement.

II

A mesure que le beau chevalier guérissait par les soins de la belle Iseult, il devenait de plus en plus triste et, lorsqu'il se leva, il était plus pâle et plus dolent que le jour où il était arrivé blessé à mort.

Tristan se présenta bientôt devant le trône du roi d'Irlande.

— Sire, dit-il, je suis Tristan le vaillant. C'est moi qui ai vaincu Morault dans un combat, mais cotte affaire est déjà ancienne et il est temps que la paix se rétablisse entre l'Irlande et la Cornouailles. C'est pourquoi je vous demande la main d'Iseult pour le roi Marc, mon oncle ; elle sera le gage d'amour et de réconciliation entre les deux royaumes.

— Je ne désire rien de plus que la paix, dit le roi d'Irlande ; c'est pourquoi j'accorde volontiers ma fille Iseult au roi Marc. Prends-la donc et l'emmène en Cornouailles.

En entendant cela, la belle Iseult regarda Tristan d'un air de reproche, et elle devint aussi triste que lui et aussi pâle.

Au moment do quitter sa fille, la reine d'Irlande fit venir Brangien, qui avait été nourrie avec Iseult, et lui remit un breuvage.

— Ceci, dit-elle, est « le boire amoureux » ; tu le verseras au roi Marc et à Iseult le jour de leur noce. Cette boisson a une vertu si souveraine qu'ils s'aimeront toute leur vie.

III

Tristan et Iseult montèrent sur le navire avec Gourvenal et Brangien, et un bon vent commença do les pousser vers Cornouailles.

Mais ils étaient tous deux tristes à faire pitié : Tristan appuyé au tillac, morne, sans voix, regardant l'eau comme pour s'y engloutir; Iseult sous latente royale, affaissée sur des coussins, pleurant d'amères larmes, et tordant ses beaux bras avec angoisse.

— Ah! traitre Tristan ! criait-elle, est-ce ainsi que tu reconnais mes services? Plutôt aurais-je dû te laisser mourir, quand tu gisais à ma merci, que de te conserver à grand'peine, pour que tu devinsses aujourd'hui mon bourreau.

— Vois, Brangien, disait-elle, comme il prend souci de moi! Lorsqu'il me regardait avec des yeux qui me semblaient brûlants d'amour, il supputait seulement ce que je valais pour en rendre compte à son oncle :


LES ANNALES POLITIQUES ET LITTERAIRES

279

Il m'a trouvée digne du vieux roi Marc et me conduit vers lui, sans plus penser à moi.

— N'y pense plus toi-même, dit Brangien, songe que tu vas être reine de Cornouailles, la grande reine d'un beau royaume.

— Je n'aborderai jamais en Cornouailles, dit Iseult, c'est ici que je mourrai, et lui aussi mourra, le preux chevalier.

Et elle ordonne à Brangien, tremblante, de lui verser un breuvage mortel qu'elle, Iseult, a préparé de ses mains et conservé dans un coffret.

Brangien se lamente et se désole, mais Iseult ordonne.

IV

Secrètement, la servante verse dans la coupe le « boire amoureux» que lui a donné la reine d'Irlande.

Iseult prend la coupe et appelle Tristan près d'elle.

— Buvons à la réconciliation de nos deux pays, dit- elle ; bois, loyal chevalier, et, après cette boisson, tu ne boiras plus jamais, car la main qui a su te guérir du poison, pour mon supplice, sait aussi préparer des poisons qui guérissent du supplice de vivre.

— Si c'est la mort que tu me verses, dit Tristan, sois bénie et donne vite ce baume bienheureux qui adoucira la peine brûlante qui me dévore.

Et Tristan boit avidement à la coupe mortelle, mais Iseult en veut sa part.

— J'ai la moitié du mal, dit-elle ; à moi la moitié du baume libérateur !

Ils se regardent alors fièrement, sans souci de la mort.

Mais l'amour qu'ils veulent cacher et qu'ils étreignent dans leur coeur, semble grandir en eux et devient impétueux comme un torrent surpris par une crue subite. Leurs yeux laissent échapper des effluves passionnés, une irrésistible langueur fait frissonner leur corps, ils s'appellent tout bas d'une voix mourante, et bientôt, avec un cri de délivrance, ils s'élancent l'un vers l'autre et s'unissent dans une étreinte que nul, désormais, ne pourra desserrer.

— Hélas! hélas! dit Brangien, vous avez bu le breuvage d'amour !

— Bienfaisant breuvage, qui nous jette l'un à l'autre, dit Iseult.

— Qui brise le sceau que notre volonté avait posé sur nos lèvres et nous arrache les mots qui nous oppressaient, dit Tristan.

— Je vous aime, Tristan, ne le saviez-vous pas?

— Iseult, je t'aime ; doutais-tu de l'amour de Tristan ?

— Je lui ai arraché l'aveu de cet amour, comme on arrache une épée hors d'une blessure !

— Le sang qui coule d'une telle blessure est chaud et abondant, ifcne tarira jamais.

— Ni jour ni nuit, nous ne serons l'un sans l'autre, mon bien-aimé ; nous ne nous quitterons plus désormais, l'absence est la soeur de la mort.

Mais, hélas ! voici les rives de Cornouailles et le peuple sur le rivage, et, au son des trompettes, le roi Marc qui vient recevoir sa fiancée.

Brangien s'arrache les cheveux. Gourvenal entraîne Tristan loin d'Iseult qui pousse des sanglots à tendre l'âme.

V

Et les tristes noces ont lieu en grande pompe, la reine de Cornouailles est proclamée la plus belle reine du monde, et le soir vient.

Mais Iseult déclara qu'elle se tuerait plutôt

plutôt de se laisser approcher par le roi Marc, elle qui était toute à Tristan.

Alors Brangien prit les habits de la reine et Tristan la conduisit au roi à la place d'Iseult, et, lorsque le roi Marc entra, Tristan éteignit les lumières.

— Pourquoi éteins-tu ainsi tous les cierges ? dit le roi.

— Sire, dit Tristan, le soir des noces, telle est la coutume au pays d'Irlande.

VI

Dans la forêt de Morais, il y avait une belle fontaine bordée de mousse épaisse et ombragée par un vieux chêne. C'était au bord do cette fontaine que Tristan et Iseult se donnaient rendez-vous. Car ils craignaient d'être surpris au palais par un nain difforme et trois méchants larrons, qui haïssaient Tristan et le voulaient perdre.

Mais les traîtres découvrirent le lieu du rendez-vous. Ils se cachèrent derrière les arbres et virent les deux amoureux se parler tendrement et se faire mille caresses. Ils allèrent trouver le roi Marc et lui racontèrent ce qu'ils avaient vu; le roi ne voulut pas les croire.

— Venez donc demain, dirent-ils. Cachezvous dans l'arbre qui est près de la fontaine, et vous verrez si nous disons vrai.

Le roi se laissa conduire et se cacha dans le vieux chêne qui ombrageait la fontaine.

Bientôt il vit venir Iseult toute émue et empressée, et elle s'étendit sur la mousse en soupirant d'impatience.

Tout à coup, comme elle regardait l'eau claire de la fontaine, elle vit le roi Marc se reflétant comme un miroir au milieu des branches du chêne.

— Oh ! fit-elle à demi-voix.

Tristan arrivait à ce moment : Iseult se leva et le salua de la main.

— Messire, dit-elle, vous m'avez requis en cet endroit pour vous plaindre à moi de la haine que vous portent le nain du roi et certains larrons qui ne cessent de vous nuire. Vous m'en voyez toute chagrine et je ne sais vraiment que faire, car ils ont toute la confiance du roi.

— Hélas! dit Tristan, qui devina qu'on les observait, je songe à quitter le royaume; c'est le seul moyen d'échapper aux méchants propos qu'ils ne cessent de tenir sur moi.

— Ce serait grand dommage de vous voir partir, dit Iseult; le roi perdrait son plus brave champion, et moi un ami fidèle.

— Hélas! il le faut, dit Tristan, car ce nain souffle au roi de mauvais soupçons sur vous et sur moi.

— Aïe ! est-ce possible ? s'écria la reine ; je puis jurer, cependant, que je n'ai jamais aimé et que je n'aimerai de ma vie d'autre homme que celui qui m'a eue pure en sa possession.

En entendant ce serment, le roi fut tout joyeux, il combla Tristan d'honneurs et tança vivement le nain et les trois larrons; mais ceux-ci dirent au roi :

— Demandez à la reine qu'elle jure, devant les saintes reliques, qu'elle n'a jamais été dans les bras d'un autre homme que vous. Vous verrez si elle y consent.

— Soit, dit le roi.

Et il pria la reine de faire ce serment en grande pompe et publiquement.

— Volontiers, dit Iseult.

VII

Pour se rendre à la chapelle qui renfermait les saintes reliques, il fallait traverser un ruisseau bourbeux qu'on pouvait passer à gué en certains endroits. Iseult fit dire à

Tristan de se travestir en lépreux et de se tenir au bord de ce ruisseau.

Bientôt des fanfares joyeuses se firent entendre. Tristan vit s'avancer toute la cour du roi de Cornouailles.

Iseult marchait en tête sur un superbe paletroi, vêtue d'une longue robe couleur d'azur sur laquelle s'étalaient ses beaux cheveux blonds, un voile fin brodé d'or flottait autour d'elle et était retenu sur sa tête par la couronne de reine, toute rayonnante de pierreries.

Le roi Marc s'avançait non loin d'Iseult; il était couvert du manteau royal, avait sa haute couronne sur la tête et tenait son sceptre dans la main droite.

Quand la cour fut près du ruisseau, Tristan se mit à jouer du flageolet de tout son souffle. Les chevaliers se dispersèrent pour chercher le meilleur endroit du gué. Ils poussaient leurs chevaux qui entraient jusqu'au poitrail dans la boue, ce qui était pitoyable à voir.

La reine n'osait s'avancer, craignant pour sa fraîche parure; elle descendit de cheval et, tirant sa monture par la bride, elle se dirigea vers une petite planche qu'on avait jetée comme un pont au-dessus du ruisseau ; mais elle était si sale et si glissante qu'Iseult n'osa pas y poser le pied.

— Mon pauvre homme! cria-t-elle à Tristan, viens là.

Tristan courut à elle.

— Porte-moi de l'autre côté, dit-elle.

Le mendiant la prit dans ses bras et la fit traverser le ruisseau.

Alors Iseult s'avança vers la chapelle et l'évêque lui présenta le reliquaire d'or où étaient des morceaux de la vraie croix.

— En présence de Dieu et des saintes reliques, que je vois ici, s'écria Iseult à haute voix, je jure que nul homme autre que le roi ne m'a tenue dans ses bras, si ce n'est le pauvre ladre qui vient de me porter pour passer le ruisseau !

VIII

Mais le nain ne se tint pas pour battu. Il surprit, une nuit, Tristan près de la reine, il courut chercher le roi, tandis que les trois larrons entouraient Tristan ; mais Tristan, le preux chevalier, à l'aide de son épée, mit ces traîtres en fuite et s'esquiva.

Le roi arriva mais ne trouva plus, en la chambre, que les larrons et la reine, qui criait bien fort qu'ils la voulaient tuer.

Mais les soupçons du roi furent éveillés de nouveau ; il fit enfermer Iseult dans une tour et défendit qu'aucun homme approchât de cotte tour.

Ainsi séparé d'Iseult, Tristan tomba malade et faillit mourir.

Le roi Marc l'alla voir, tout chagrin.

— Vous perdez votre meilleur chevalier, dit Tristan, car je m'en vais mourir.

Le roi tâcha de le réconforter, mais n'y put réussir ; de son côté, Iseult se lamentait de tout son coeur et elle envoya Brangien vers Tristan.

— Sire chevalier, lui dit-elle, puisque les hommes n'entrent pas dans la tour, où gémit la reine Iseult pour l'amour de vous, faites-vous damoiselle et vous entrerez.

Elle lui donna des habits de fille et Tristan s'en vêtit et il sembla une belle damoiselle.

Il s'en alla avec Brangien et, lorsqu'ils entrèrent dans la tour, un garde demanda:

— Quelle est celle-ci? Et Brangien répondit :

— C'est une damoiselle amie qui arrive d'Irlande.

Ils entrèrent donc et coururent vers Iseult, dont la joie fut telle qu'elle en pleurait.


280

LES ANNALES POLITIQUES ET LITTÉRAIRES

— Mon vaillant chevalier, dit-elle, je croyais ne plus vous revoir.

— Je m'en allais mourir, madame, dit Tristan ; sans votre amour je ne puis vivre.

Le temps qu'ils passèrent dans cette tour fut un temps de joie parfaite ; mais la femme du nain était parmi les servantes de la reine et, au bout de quelque temps, elle découvrit que la damoiselle d'Irlande n'était autre que le chevalier Tristan.

Elle alla faire part de sa découverte à son mari et le traître vint surprendre Tristan, pendant qu'il dormait près de la reine.

Il le fit garrotter et appela le roi Marc.

— Hélas ! hélas ! dit le roi en voyant cela, que croire désormais, puisque Tristan, la loyauté même, est déloyal? Audret, plutôt que de me montrer cette chose, tu aurais dû me cacher qu'elle fût possible.

IX

Tristan fut condamné à être brûlé. On le conduisit au lieu du supplice, au milieu de la foule qui criait et s'indignait et ne voulait pas qu'on brûlât un si pur chevalier.

Tandis qu'il passait devant une église, Tristan réunit toutes ses forces et rompit ses liens. Il entra alors dans l'église, il monta jusqu'à une fenêtre qui donnait sur la mer ; le traître nain le poursuivit et le perça de plusieurs coups d'épée. Mais Tristan s'élança dans la mer, disant que, s'il devait mourir, il aimait mieux mourir ainsi que par le feu. Il nagea de toutes ses forces dans la mer, et, comme il perdait son sang, l'eau était rouge autour de lui. Il aborda à un rocher qui était visible de la côte, et là il s'évanouit.

Tout le monde le crut mort et Gourvenal, tout pleurant, prit un bateau pour aller chercher le corps de son maître. Arrivé près de Tristan, il vit que le héros n'était qu'évanoui ; alors, il le mit dans le bateau et, au lieu de revenir en Cornouailles, à grande peine il se dirigea vers la Bretagne.

Quand Tristan se réveilla, il était dans un château en Bretagne, et Gourvenal, près de lui, pleurant de ne le voir pas plus bouger qu'un mort.

— Ah ! s'écria Gourvenal, tout aise quand il vit son maitre ouvrir enfin les yeux, tu es donc vivant? O le plus vaillant des chevaliers ! tu luttais avec la mort et tu as triomphé d'elle, toi qu'on ne vainquit jamais !

— Où est Iseult? dit Tristan d'une voix faible. Pourquoi la reine bien-aimée n'estelle pas près de moi? Est-elle donc morte qu'elle délaisse ainsi son ami mourant?

— Iseult croit que Tristan n'est plus et toute sa vie coule par ses yeux, mais, maintenant, j'enverrai un navire à la reine de Cornouailles et, en grande hâte, elle viendra vers toi.

— Quoi ! ne sommes-nous pas en Cornouailles ?

— Non, tandis que tu semblais ne plus vivre, je t'amenais dans tes domaines, en Bretagne. C'est ici le château do tes pères.

— Ah! maudit soit celui qui m'éloigne d'Iseult! Mieux vaut être mort sur la terre qu'elle habite, que vivant et séparé d'elle par les cruautés de la mer.

X

Dans son château de Cornouailles, Iseult appelait la mort à grands cris, et pleurait et gémissait sans cesse ; elle était bien près de mourir et, si elle ne mourut pas, c'est sans doute qu'elle ne le put pas.

Tristan vivait encore.

Le roi Maro fut enfin touché de ce grand amour et de ce grand désespoir.

— Ah ! disait-il, si Tristan vivait, je lui pardonnerais et ferais d'Iseult sa femme bien-aimée.

Cependant le message de Gourvenal arriva en Cornouailles, et la reine Iseult courut vers le navire, comme si elle eût été folle.

Mais, hélas! une tempête se lève et entrave la marche du navire, et Iseult se désole et pleure.

Et que dure la tourmente, Iseult se plaint et se démente ; Et Tristan se meurt d'impatience, Souvent se plaint, souvent soupire, Pour Iseult que tant il désire.

Enfin, le navire est en vue, tout le peuple court sur la rive et Tristan se fait porter près de la mer.

Mais le vent est tombé et le navire n'avance pas. Tristan retient son dernier souffle; il sent qu'il va mourir, si Iseult n'arrive.

Je ne puis plus tenir ma vie Pour vous mirer, Iseult, belle amie: N'ayez pitié de ma langueur, Mais de ma mort aurez douleur.

Enfin.

Iseult est de la nef issue.

Elle accourt impétueusement. Tristan tombe dans ses bras, puis de ses bras s'affaisse à terre sans vie.

Tristan le preux, le franc, est mort.

— Oh ! infidèle ami, s'écrie Iseult, tu meurs quand j'ai encore un peu de souffle, tu me laisses sur la terre quelques minutes de plus que toi, pour que j'aie le temps de souffrir mille morts.

Le roi Marc, qui est monté sur un navire et a suivi la reine, arrive après Iseult.

— Je vous apporte le pardon, dit-il ; vivez heureux. Ce grand amour m'a touché ; d'ailleurs, Brangien m'a dit que vous avez bu un breuvage d'amour. C'est lui qui vous rendit ainsi déloyaux, mais, maintenant, je vous donne l'un à l'autre.

— Reprends ton pardon, roi de Cornouailles, dit Iseult, nous nous aimions avant d'avoir bu le breuvage d'amour. Tristan et Iseult se sont aimés de tout temps ; maintenant, ils recommencent une nouvelle vie d'amour, ils vont être unis éternellement, et nul roi ni nul traître ne pourront plus les séparer.

Ainsi moururent, à force d'amour, Tristan et Iseult, dont la touchante histoire ne cessera jamais d'émouvoir ceux qui l'entendront conter.

Tristan mourut pur sun désire Iseult qu'à lui ne peu venir ; Tristan mourut pur su amour E la belle Iseult pur tendrur.

JUDITH GAUTIER.

CREPUSCULE

Ainsi qu'un malheureux, le corps frileux et gourd, Tâche de se chauffer en soufflant sur des braises, L'amer couchant d'octobre, au lointain du faubourg, A fait flamboyer ses fournaises.

Dans les squelettes noirs des arbres nus et droits, Le vent du soir, tout bas, parle d'une voix rauque ; Un archipel d'îlots couleur de feu, mais froids, Nage dans la paix du ciel glauque.

Combien de fois déjà par des soirs tout pareils, Où l'esprit sur lui-même en souffrant se replie, L'adieu rouge et glacé des suprêmes soleils M'a versé sa mélancolie !

Combien de fois ce vent aux sinistres soupirs,

Dont le gémissement se glisse sous les portes, A fait devant mes yeux tourner mes souvenirs Dans la valse des feuilles mortes!

Automne nostalgique, automne évocateur, Qu'ils me font mal, tes ciels, qu'un dernier rayon moire, Tes purs et tristes ciels, froids comme la douleur, Et profonds comme la mémoire !

FRANÇOIS COPPÉE.

LES DEUX BOULEAUX

L'été, ces deux bouleaux qui se font vis-à-vis, Avec ce délicat et mystique feuillage D'un vert si vaporeux sur un si fin branchage, Ont l'air extasié devant les yeux ravis.

Ceints d'un lierre imitant un grand serpent inerte, Pommés sur leurs troncs droits, tout lamés d'argent blanc, Ils charment ce pacage où leur frou-frou tremblant Traîne le bercement de sa musique verte.

Mais, vient l'hiver qui rend par ses déluges froids La figure du ciel, des rochers et des bois, Aussi lugubre que la nôtre;

Morfondus, noirs, alors les bouleaux désolés Sont deux grands spectres nus, hideux, échevelés, Pleurant l'un en face de l'autre.

MAURICE ROLLINAT.

LES MORTS

Les morts ne sont pas ceux qu'on pleure Avec des regrets incessants, Et dont le souvenir demeure : Ceux-là ne sont que des absents.

Ceux qui partent l'âme remplie D'amours, par la douleur accrus, Ne sont point les morts qu'on oublie, Mais seulement des disparus.

Ce sont ceux qui quittent ce monde Sans jamais avoir eu d'amour, Qui tombent dans la nuit profonde, S'anéantissant sans retour.

Et, dans leur linceul, sous la terre, Dormant de l'éternel sommeil, Seuls, en leur tombeau solitaire, Ils n'auront jamais de réveil!

Dans la route qu'on a suivie, Si l'on veut vivre, il faut souffrir : L'amour, c'est la flamme et la vie; Quand on aime on ne peut mourir!

PIERRE REYNIEL.

CAUSERIE THEATRALE

LA VIEILLE FILLE AU THEATRE

(Rose d'Automne, d'Auguste Dorchain)

Une rose d'automne est plus qu'une autre exquise.

C'est de ce vers charmant d'Agrippa d'Aubigné que s'est inspiré M. Dorchain. C'est une rose d'automne que Mlle Marthe Vernon, une rose mélancolique dans sa fraicheur menacée de fleur tardive, une rose modeste, au parfum doucement pénétrant. Ou plutôt, c'est l'amour ardent, mais craintif, éclos dans son coeur de demoiselle de la pâle confrérie de Sainte-Catherine, c'est cet amour qui est une rose d'automne. Car elle a vingt-huit ans, la bonne et sérieuse Marthe, et elle n'a point trouvé de mari, parce qu'elle est presque pauvre. Vous rappelezvous le dizain gris-perle de François Coppée :

Dans ces bals qu'en hiver les mères de famille Donnent à des bourgeois pour marier leur fille, En faisant circuler assez souvent, — pas trop, — Les petits fours avec les verres de sirop, Presque toujours la plus jolie et la mieux mise, Celle qui plaît et montre une grâce permise,


LES ANNALES POLITIQUES ET LITTERAIRES

281

Est sans dot, — voulez-vous en tenir le pari ? — Et ne trouvera pas, pauvre enfant, un mari ; Et son père, officier en retraite, pas riche, Dans un coin, fait son whist à quatre sous la fiche.

Eh bien, c'est cela, Marthe. Or, elle vient de retrouver un camarade d'enfance, André Laroque, qui est d'un an plus jeune qu'elle. C'est un gentil garçon, poète de son état : on est ce qu'on peut. Ils se promènent, lisent des vers, et font de la musique ensemble. Ils se mettent à s'aimer sans trop le savoir. Un incident, la main de Marthe demandée par un vieux viveur qui a besoin d'une garde-malade, leur révèle à tous deux leur amour : à Marthe par la peine qu'elle a à accepter ce mariage de raison ; à André par le dépit qu'il en conçoit. Cet amour découvert, il reste à le confesser, et cela est difficile, car tous deux sont timides et fiers, et enclins à prendre le plus long... Un ami, également poète,

Y aura qu' des poèt's à c'te nec'-là,

les devine, les aide, les pousse dans les bras l'un de l'autre.

Moralité de la comédie : épousons des filles de vingt huit ans, ceux qui peuvent. Car elles ont à la fois l'innocence et la réflexion. Elles sont très probablement à l'abri des curiosités dangereuses. Elles ont la pureté sans la périlleuse ingénuité. Ce sont des vierges, et qui pourtant n'ont plus l'ignorance avide, malaisée à contenter, qui espère tout. Ce sont des femmes, de vraies femmes, et qui pourtant sont intactes. Elles ont été déçues, elles ont souffert, elles ont

pleuré; il y a des chances qu'elles soient bonnes. Si elles n'ont plus la fleur ineffable de la jeunesse toute neuve et du prime épanouissement, elles ont dans leurs yeux une flamme plus profonde et qui vient de plus loin. Elles sont plus touchantes par les imperceptibles meurtrissures de leur peau et les toutes petites rides prochaines, et il y a déjà, dans leur tendresse mélancolique, comme une chaleur de maternité. Enfin, il se mêle à leur amour un peu de reconnaissance; elles seront les fidèles et les dévouées.

Le malheur, c'est qu'il y en a beaucoup qui ont vingt-huit ans, et même plus, et qui ne sont pas tout à fait telles que je viens de dire. Il y en a qui s'aigrissent; il y en a qui deviennent des Armande, puis des Bélise. Il y a aussi celles qui, physiquement intactes, se sont, moralement, déveloutées; qui se sont fait des âmes de vieux garçon ; qui affectent d'autant plus de liberté et de hardiesse d'esprit que leur science des choses demeure théorique, et qu'elles savent et ignorent à la fois de quoi elles parlent : créatures hybrides, ni vicieuses ni innocentes, qui trahissent le caractère tout spéculatif de leur philosophie de l'existence par la sécurité même de leur cynisme, et que cette sécurité absout donc en quelque façon, tout en les rendant un peu bizarres et déplaisantes. Ce ne sont pas des jeunes filles montées en graine; ce ne sont pas des vieilles filles : ce sont des célibataires en jupon. Ce type, assez nouveau, commence à se rencontrer. (Je ne parle pas ici de celles, plus rares, qui, ni laides ni pauvres, restent filles parce que ça leur plaît, et qui peuvent en avoir les meilleures raisons, les plus délicates, ou les plus spirituelles, ou les plus philosophiques, ou simplement les plus sensées.)

Et il y a un autre malheur : c'est qu'il n'est pas toujours facile, à première vue, de distinguer celles qui ressemblent à la « rose d'automne », de M. Auguste Dorchain, de celles qui ne lui ressemblent pas. C'est qu'à ce jeu le mieux sera toujours de ne pas jouer quand on n'y est pas forcé. C'est, enfin, que, arrivés à l'âge où ils devraient chercher les filles de vingt-huit ans, les hommes commencent à leur préférer celles de dix-huit, — ou même de quinze. En sorte que les pauvres filles de vingt-huit ans n'auront, de leur côté, le plus souvent de recours que dans les petits jeunes gens...

Tout cela est plutôt triste. Il est abominable qu'une quantité de filles agréables et bonnes ne trouvent point à se marier, faute de dot. D'autre part, ceux qui pourraient épouser ces filles-là sont parfois excusables de ne le point faire, estimant que, — sauf des exceptions heureuses sur lesquelles on n'est jamais sûr de tomber, — ça coûte bien cher, une femme, et qu'il est donc juste que celle qu'on prend apporte de quoi payer ellemême son oisiveté et ses robes. D'où le nombre croissant des solitaires... Si je vous disais : « Il faut se marier à vingt ans, avec une fille de dix-huit ans, à la campagne », vous trouveriez le conseil saugrenu. Ce conseil est pourtant le seul conforme aux indications de la nature et aux exigences de la morale. Jugez par là de l'absurdité d'un état social qui interdit absolument l'obéissance à des lois aussi claires et aussi bienfaisantes. Et dites si notre civilisation industrielle et citadine ne tourne pas directement le dos à la vérité.

JULES LEMAITRE.

BULLETIN THEATRAL

VAUDEVILLE : Reprises de Belle-Maman, comédie en trois actes de MM. Victorien Sardou et Raymond Deslandes, et de Rose d'Automne, un acte d'Auguste Dorchain. — Belle-Maman avait fait fureur, il y a quelques années, au Gymnase. Le Vaudeville, pris de court, a pensé que cette pièce le tirerait d'embarras, et,de fait, elle n'est pas médiocrement divertissante. C'est une farce nuancée d'intentions de comédies, ou, plus exactement, une jolie comédie de moeurs qui tourne à la farce. Le type de Mme Noirel, cette veuve de trente-six ans, qui s'émancipe tout à coup après une vie d'ordre et de labeur, et commet mille folies, est, sous un personnage de Dancourt ou de Picard, rajeuni par l'esprit prestigieux de M. Sardou. C'est la femme veuve coquette du vieux répertoire, la «bourgeoise gentilhomme ». Ce que nos pères appelaient son extravagance, nous l'appelons son snobisme. Le mot seul a changé. Les nouveaux interprètes de Belle-Maman sont dignes d'éloges. Mme Marie Magnier possède toujours cette verve brillante et bruyante qui est la marque distinctive de son talent. Compliments à MM. Nertall-Gildes, Baron fils, à Mmes Cécile Caron et Thomassin. MM. Huguenet et Lérand sont exquis. Le premier, surtout, est doué d'une souplesse de talent qui le rend apte à tous les emplois Quelle recrue ce serait pour la Comédie-Française ! — La Rose d'Automne, de M. Auguste Dorchain, dont il est question plus haut, complète heureusement l'affiche du Vaudeville en y ajoutant une délicieuse note de poésie.

CHATELET : Robinson Crusoé, pièce nouvelle en quatre actes et vingt-quatre tableaux, de MM. Blum et P. Decourcelle. — Un naufrage dramatique suivi d'un sauvetage périlleux; une série d'exercices militaires qui se déroulent dans une caserne anglaise; un combat naval qui fait tonner tous les canons des coulisses, jonche la scène de débris et répand dans la salle une odeur de poudre... qui n'est pas sans fumée; un décor d'île «déserte» où évoluent d'innombrables personnages, notamment d'honnêtes Cannibales que la carabine providentielle de Robinson réduit à merci; un ballet de rêve où défilent de blanches théories de bébés en chemise qui, le soir de Noël, vont mettre leurs souliers dans l'âtre familial, où les « Anges de Minuit », chevauchant sur les toits, viennent jeter les joujoux dans les cheminées, où les « pères fouettards » menacent de leurs verges givrées les petits mutins, pendant que les enfants sages sont fêtés dans un paradis d'apothéose; une hutte-ménagerie où le bon Vendredi compose pour son maître un pot-aufeu abracadabrant ; une bataille acharnée entre sauvages et corsaires qui met fin aux malheurs de Robinson: voilà, sans compter le reste, ceque nous offre la nouvelle pièce du Châtelet. Les décors y sont merveilleux, la mise en scène féerique, les costumes luxueux ou pittoresques. Tout y concourt à la joie des yeux. Quant à

celle de l'esprit, elle est plus restreinte. Les aventures de Robinson Crusoé, les vraies ou même celles de la légende, étaient peu propices à une adaptation théâtrale. Les auteurs y ont joint de leur cru un scénario de mélodrame, qui ne passionne pas outre mesure mais qui sert heureusement de fil d'Ariane dans ce dédale d'épisodes et dans cette longue galerie de tableaux.

L'interprétation est bonne en son ensemble : M. Darmont a composé un Robinson de belle allure, mais peut-être un peu trop mièvre, un peu trop « jeune premier » par endroits. M. Decori est un capitaine de corsaires alerte et qui zézaye drôlement de cruelles facéties. M. Daltour est un traître grand seigneur fort distingué; M. Pougaud, un Vendredi bon enfant; M. Dieudonné, un noble lord au verbe mordant, au rhumatisme grognon, et M. Mévisto, un brigand à la triste figure qui sait au bon moment se repentir. Mlle Dauphin a montré quelque grâce et quelque élan dans le rôle de Mme Robinson; Mlle Angèle est tout à fait accorte et plaisante en jeune veuve trop facilement consolable et Mlle Georgette Loyer d'une crânerie exquise sous son travesti de petit mousse. Louons encore MM. Guyon fils, Courtès et Montlouis, qui collaborent utilement au succès de la pièce.

ATHÉNÉE : L'Amour pleure et rit, comédie en trois actes de M. Auguste Germain ; Allons à l'Athénée, vaudeville en un acte de MM. Georges Docquois et Félix Cresson. — L'Athénée a fait sa réouverture sous une direction nouvelle. Si, pour augurer de son avenir, il suffisait de tabler sur l'esprit et le talent dépensés dans son spectacle de début, nous pourrions croire le pimpant théâtre de la rue Boudreau tout à fait désenguignonné. Sur un thème qui n'est pas très neuf (la rivalité de l'argent et de l'amour dans le mariage), M. Auguste Germain a exécuté des variations piquantes où la note sentimentale se mêle habilement au dernier cri du modernisme. Peut-être pourrait-on reprocher à l'auteur une étude trop superficielle du milieu mondain où il a placé ses personnages. Mais c'est l'écueil fatal de ces comédies de moeurs qui, plus fouillées, plus finies, pourraient hardiment braver les feux de la rampe d'un théâtre classé et qu'on est contraint d'alléger, de lester et de sacrifier en détail à l'usage de scènes moins ambitieuses. Disons toutefois, que, telle quelle, cette oeuvrette aimable a été fort, bien accueillie du-' public. L'interprétation en est d'ailleurs excellente. M. Deval, le directeur-acteur, joue avec une émotion contenue un joli rôle d'explorateur retour d'Afrique que l'amour fait successivement « pleurer et rire ». M. Noblet incarne, lui, un boulevardier « dernier bateau " ; M. Rosemberg personnifie un notaire de province à idées très modernes. M™ Julia de Cléry ne manque pas de verve dans un curieux personnage de jeune mère évaporée ; quant à Mlles Lucie Gérard et Blanche Toutain, elles sont délicieuses dans deux créations de jeunes filles rivales : l'une provinciale et candidement ingénue, l'autre très perversement fin de siècle.

La pièce de M. Auguste Germain est précédée d'un lever de rideau assez leste qui nous fait assister à une querelle de ménage dont le motif est, comme il arrive souvent, bien futile. " Irat-on ce soir au théâtre?... à l'Athénée? » Vous devinez sans peine le dénouement.

OPÉRA-COMIQUE : Javotte, ballet en un acte et trois tableaux, de M. Camille Saint-Saëns.

Tous les genres sont bons à M. SaintSaëns, hors le genre ennuyeux. Après avoir jeté en bronze, selon le mot de Piron, Samson et Dalila, il lui a plu, en manière de délassement, de travailler en marqueterie dans Javotte. C'est fort aimable à lui d'avoir condescendu à nous montrer, sous une face nouvelle, un talent dont il n'est pas jusqu'aux habitants des Canaries et de la République Argentine qui ne fassent le plus grand cas. Ils nous ressemblent, d'ailleurs, en cela, ce qui établit que le dilettantisme de


582

LES ANNALES POLITIQUES ET LITTERAIRES

ces peuples lointains n'est pas du tout banal.

Pas plus que pour Samson et Dalila, Paris n'a eu la primeur de Javotte. Quelque vaisseau fantôme avait sans doute poussé M. Saint-Saëns et sa partition vers de nouveaux rivages, lorsque, au bout de quelques mois, les gazettes nous apprirent que Bruxelles, Nantes, et même Royan, en faisaient leur quotidien régal. De sorte que l'Opéra-Comique, dont ce n'est pas, du reste, précisément la fonction de monter des ballets, arrive bon dernier dans ce record de hauts de jambes et de pirouettes dont nous avons à vous rendre compte.

L'historiette, absolument dénuée d'invention, qui sert de cadre à la musique de M. Saint-Saëns, est enfantine comme un Berquin

Berquin trumeau. Il y a frairie et sauteries ans un coquet petit village du Nivernais. On ne s'embête pas, dans ce pays-là. Le seul Jean, un jeune paysan sentimental, ne prend pas part à la fête. Il ne rêve que de Javotte qui se livre, pour le moment, à une " saltation » folle sans penser à mal, car elle aime ce bon villageois, et la preuve, c'est qu'après la bourrée, ils s'en vont bras dessus, bras dessous rêver aux étoiles. Mais la maman et le papa sont là qui veillent au grain. Ils ne sont pas d'avis, en l'occurrence, que ceux-là sont heureux qui sont amoureux, et voilà notre Javotte reconduite, sous bonne garde, au logis famimilial. Ils verrouillent la porte de sa chambre et n'ont rien de plus pressé, cela fait, que d'aller vider chopine. Le garde champêtre, témoin de l'incident, va, de son côté, tarir force bouteilles. Pendant ce temps, Jean médite un enlèvement. A l'aide d'une échelle, il se hisse jusqu'à la fenêtre d'où se profile la caressante physionomie de Javotte. En un tour de main, cette fenêtre est ouverte, et nos pimpants énamourés de gagner le large, au nez des parents et du garde champêtre qui restent là immobiles, les abondantes lampées ayant fait leur oeuvre. Rien ne se passe, d'ailleurs, entre les deux fugitifs que la morale ait à réprouver. Et c'est pourquoi le lendemain nous les voyons revenir au bal, où, pour le couronnement de la fête, un concours de danseuses, présidé par les notables du lieu, doit réunir les plus belles filles, les plus accortes et les mieux stylées dans l'art chorégraphique. Nous ne vous ferons pas l'injure de supposer que vous puissiez admettre que ce sera une autre que Javotte qui décrochera la timbale. Tout de même, ni le père et la mère de la brillante ballerine, ni le garde champêtre, qui a repris aplomb sur ses jambes, ne participent à l'allégresse générale. Jean intervient alors. Il fait amende honorable et, comme l'argent est un argument d'un grand poids et que son dessein était d'épouser Javotte, on lui donne l'absolution. Et, là-dessus, les futurs conjoints prennent la tête du cortège, aux accords d'une marche triomphale.

Il y a des pas de deux en assez grand nombre dans la piécette de M. Saint-Saëns. Ils sont d'un tour heureux et d'une orchestration telle qu'on la pouvait attendre de l'auteur de Phryné. Ce sont trouvailles du meilleur aloi. Dans la fête au village, la couleur est de délicate teinte et le mouvement finement ouvragé. La valse lente a aussi son charme, hautement appréciable, encore que l'originalité n'y soit pas accusée à degré égal que dans le Rouet d'Omphale, par exemple. De-ci de-là, les jets de verve ne sont pas rares. Ils se répandent en fusées et mettent des ailes aux pieds des Taglioni et des Vestris de l'Opéra-Comique.

C'est Mme Mariquita qui a réglé ce ballet et de pittoresque façon. Elle a trouvé en Mlle Santori, retour d'Italie, une Javotte svelte et sémillante, et qui a conquis son monde dès l'abord. Jean n'est autre que la non moins gracieuse et vive Mlle Chasles. Son travesti lui sied à merveille. Le vieux Price, cet étonnant mime, et Mme Génat, qui paraît avoir renoncé définitivement au vaudeville, nous ont fort intéressé dans le rôle des paysans dupés et contents.

Luigini a dirigé en maître, selon son habitude, l'excellent orchestre de l'Opéra-Comique.

X

A propos de chef d'orchestre, il vous souvient peut-être que dans notre récent article sur la Bohème, de M. Leoncavallo, nous n'avions pu nous défendre de trouver singulière l'idée de réunir dans une baignoire une partie des cuivres, qui sonnaient d'inquiétante façon. Danbé, dont le concours est si précieux à MM. Millaud frères et qui dirige si savamment la musique à la Renaissance, devenue Théâtre-Lyrique, nous écrit, sur ce point, une aimable lettre rectificative, ou plutôt justificative. « Vous avez mille fois raison, dans votre compte rendu de la Bohème, au sujet de la sonorité de l'orchestre ; mais si je n'ai pas mis celui-ci comme à Bayreuth, ainsi que vous le faites judicieusement observer, c'est que le propriétaire de la salle ne permet pas que l'on change ni ne touche quoi que ce soit. Il n'a même pas autorisé que nous abattions le devant de l'avant-scène de pourtour, dans laquelle je loge mes trombones, afin qu'on les entende moins dans la salle, car lorsque j'avais essayé de les y placer, aux répétitions d'Obéron, on n'entendait qu'eux, même lorsqu'ils jouaient piano. »

L'affaire est entendue, mon cher Danbé. Nous comprenons vos regrets et nous en fierons désormais à vous du soin de régler toutes choses, dans la mesure où le ThéâtreLyrique, d'un aspect si riant, mais si peu construit en vue des grandes exécutions symphoniques, vous le pourra permettre.

ÉLY-EDMOND GRIMARD.

PAGES OUBLIEES

La nouvelle pièce du Châtelet redonne un intérêt d'actualité aux aventures de Robinson Crusoé. Ce personnage n'est pas, comme on le croit généralement, un héros de fantaisie ; il s'appelait de son vrai nom Selkirk et passa quatre années dans l'île diserte de Juan Fernandez, où il avait été abandonné. Le capitaine Woodes Rogers l'y retrouva en 1709, et raconta, de la manière suivante, son étrange découverte :

LE VRAI ROBINSON

E premier de février 1709, à quatre lieues de l'isle, le capitaine Woodes Rogers mit la chaloupe en mer, pour aller reconnoître la terre. Tandis

qu on attendoit son retour, on vit, a l' entrée de la nuit, un grand feu sur le rivage. Ce spectacle fit juger qu'il y avoit, à l'ancre, quelques vaisseaux espagnols ou françois; et, dans la nécessité où l'on étoit de faire de l'eau et des vivres, on prit la résolution de les attaquer. Cependant, le lendemain, à la vûe de la Baye du milieu, où l'on s'attendoit à rencontrer l'ennemi, on n'apperçut aucun vaisseau, non plus que dans l'autre baye du nord-ouest; et ces deux bayes sont néanmoins les seuls endroits où l'on puisse mouiller. On crut alors qu'il y avoit eu quelque bâtiment, qui, ne se trouvant point en état de combattre, avoit pris le parti de se retirer. Mais tous les doutes furent éclaircis, à l'arrivée de la chaloupe. Elle revint bien-tôt, avec un homme vêtu de peaux de chèvres, dont la figure avoit quelque chose de plus sauvage que celle de ces animaux. C'étoit un Ecossois, nommé Alexandre Selkirk, qui avoit été maître, à bord d'un vaisseau anglois, et que son capitaine avoit abandonné dans cette isie, depuis quatre ans et quatre mois. Ce malheureux avoit allumé, à la vûe des deux vaisseaux, le feu qu'on avoit vû pendant une partie de la nuit.

Il avoit été mis à terre avec ses habits, son lit, un fusil, quelques livres de poudre, des balles, du tabac, une hache, un couteau, un chaudron, une Bible, quelques livres de piété, ses instruments et ses livres de marine. Pendant les premiers huit mois, il eut beaucoup de peine à vaincre sa mélancolie. Il se fit deux cabanes de branches d'arbres, l'une

à quelque distance de l'autre. Il les couvrit d'une espèce de joncs, et les doubla de peaux de chèvres, qu'il tuoit tà mesure qu'il en avoit besoin. Lorsque sa poudre approcha de sa fin, il trouva le secret de faire du feu, avec deux pièces de bois de piment qu'il frottoit, sur le genou, l'une contre l'autre. La plus petite de ses hutes lui servoit de cuisine. Dans la grande, il dormoit, il chantoit des pseaumes et prioit Dieu. Jamais il n'avoit été si bon chrétien. Accablé d'abord de tristesse, ou manque de pain et de sel, il ne mangeoit qu'à l'extrémité de la faim. Il n'alloit se coucher que lorsqu'il ne pouvoit plus soutenir la veille. Le bois de piment lui servoit à cuire sa viande et à l'éclairer ; et son odeur aromatique récréoit ses esprits abbattus.

Il ne manquoit pas de poisson; mais il n'osoit en manger sans sel, parce qu'il lui causoit un fâcheux dévoiement, à la réserve des écrevisses de rivière, qui sont d'un goût exquis dans l'isle, et presqu'aussi grosses que celles de mer. Tantôt il les mangeoit bouillies, et tantôt grillées, comme la chair de ses chèvres, à laquelle il ne trouvoit pas le goût si fort qu'à celle des nôtres, et dont il faisoit d'excellent bouillon. Il en tua jusqu'à cinq cens. Ensuite, se voyant sans poudre, il les prenoit à la course; et s'en faisant même un amusement, il en avoit lâché environ le même nombre, après les avoir marquées à l'oreille. Un exercice continuel l'avoit rendu si agile, qu'il couroit au travers des bois, sur les rochers et les collines, avec une vitesse incroyable. Nous l'éprouvâmes en allant à la chasse avec lui. Nous avions à bord un chien dressé au combat des taureaux, et de bons coureurs. Il les devançoit tous. Il lassoit nos hommes et le chien. Il prenoit les chèvres et nous les apportoit sur le dos. Un jour, nous dit-il, il s'en étoit peu fallu qu'une chèvre ne lui eût coûté la vie. Il la poursuivoit avec tant d'ardeur, que, l'ayant prise sur le bord d'un précipice, caché par des buissons, il tomba de haut en bas avec elle. Cette chûte lui fit perdre la connoissance. Enfin, revenant à luimême, il trouva la chèvre morte sous lui. Il étoit si brisé, qu'il passa vingt-quatre heures dans la même place; et, s'étant traîné avec beaucoup de peine jusqu'à sa cabane, qui étoit éloignée d'un mille, il n'en pût sortir qu'après dix jours de repos.

Un long usage lui fit prendre du goût à ses alimens, quoique sans sel et sans pain. Dans la saison, il trouvoit quantité de bons navets, que d'autres avoient semés, et qui couvroient quelques arpens de terre. Il ne manquoit pas non plus d'excellens choux, qu'il cueilloit sur les arbres qui portent ce fruit, et qu'il assaisonnoit avec celui du piment, nommé autrement poivre de la Jamaïque, dont l'odeur est délicieuse. Il y trouva aussi une sorte de poivre noir, qui se nomme malagita, fort bon pour guérir la colique. Ses souliers et ses habits furent bien-tôt usés par ses courses au travers des bois et des brossailles ; mais ses pieds s'endurcirent à cette fatigue. Après avoir rejoint les Anglois, il fut quelque-temps sans pouvoir s'assujettir à porter des souliers.

Lorsqu'il eut surmonté sa mélancolie, il prenoit quelquefois plaisir à graver, sur les arbres, son nom et la datte de son exil. Il dressoît des chats sauvages et des chevreaux à danser avec lui. Les chats et les rats lui firent d'abord une cruelle guerre. Ils s'étoient apparemment multipliés par quelques animaux de la même espèce, sortis des navires qui avoient relâché dans l'isle. Les rats venoient ronger ses habits, et même ses pieds, pendant son sommeil. Il trouva le moyen, pour s'en garantir, d'apprivoiser les chats, en les nourrissant de la chair de ses chèvres ; ce qui les rendit si familiers qu'ils venoient coucher en grand nombre autour de sa hute. Ainsi, par le secours de la Providence, et par la force de son âge, qui n'étoit que d'environ trente ans, il triompha des horreurs de sa solitude, jusqu'à n'y trouver que de la douceur et du contentement. Après avoir usé ses habits, il se fit un juste-au-corps et un bonnet de peaux de chèvres, qu'il cousit ensemble avec de petites courroies qu'il


LES ANNALES POLITIQUES ET LITTERAIRE.

283

en avoit ôtées, et avec un clou qui lui servoit d'aiguille. Il se fit des chemises de quelque toile qu'on lui avoit laissée, et l'estame de ses bas lui servit de fil. Il étoit à sa dernière, lorsque les deux vaisseaux lui apportèrent d'autres secours. Son couteau s'étant usé jusqu'au dos, il en forgea d'autres, avec quelques cercles de fer qu'il trouva sur le rivage, et dont il fit divers morceaux qu'il eut l'art d'applatir et d'aiguiser.

Il avoit tellement perdu l'usage de parler, que, ne prononçant les mots qu'à demi, on eut longtemps assez de peine à l'entendre. Il refusa d'abord l'eau-de-vie qu'on lui présenta, dans la crainte de se brûler l'estomac par une liqueur si chaude ; et quelques semaines se passèrent, avant qu'il pût goûter avec plaisir des viandes apprêtées à bord. Il avoit joint, à sa chair de chèvres, à ses racines et au poisson, une espèce de prunes noires qui sont excellentes, mais qu'il ne cueilloit pas aisément, parce qu'elles croissent au sommet des montagnes et des rochers. Pendant que les Anglois furent à l'ancre, la reconnoissance lui fit braver toutes sortes de dangers pour leur procurer ce rafraîchissement. Ils le nommoient le gouverneur, ou plutôt le monarque absolu de l'isle. Rogers lui donna, sur son vaisseau, l'office de contre-maître.

Extrait du livre de bord du capitaine.

WOODES ROGERS.

Des souvenirs du vrai Robinson Selkirk, le célèbre auteur de Picciola, X.-B. Saintine, a tiré un petit roman qui obtint beaucoup de succès vers 1845. Nous en détachons le joli chapitre qu'on va lire :

ROBINSON ET SON AMIE

A tranquillité d'esprit est revenue pour

l'insulaire; maintenant, ses rêveries

sont plus douces et moins prolongées;

ses promenades à travers bois, ses

instants de repos durant les grandes chaleurs du jour, lui semblent plus supportables depuis

depuis quelque chose, autre que son ombre, lui tient compagnie; il a repris goût au travail depuis que quelqu'un le regarde travailler; la parole lui revient depuis que quelqu'un répond à sa voix... Ce quelqu'un, ce quelque chose, c'est sa petite guenon Marimonda.

Marimonda aujourd'hui est la compagne de Selkirk, son amie, son esclave ; elle semble comprendre ses moindres gestes, et même ses ennuis. Pour le distraire, elle a recours aux mille expédients, aux mille tours d'agilité ordinaires à sa race; elle va, elle vient, elle court, elle saute, elle bondit, elle caquette, elle grommelle à ses côtés ; elle essaie de peupler à elle seule sa solitude, de la faire bruire autour de lui; elle lui apporte ses pipes, elle le berce dans son hamac, et, pour tous ces soins, pour tout ce manège, elle ne demande ensuite qu'une caresse, qui ne lui est pas refusée.

Souvent elle assiste aux repas de son maître ; parfois même elle y prend part. Ce fut d'abord une faveur, plus tard, une habitude, comme il arrive à ces honnêtes bourgeois campagnards, qui, presque retirés du monde, transigeant de jour en jour avec le décorum, finissent, peu à peu, par admettre leur servante dans leur familiarité. Le décorum, pour Selkirk, n'était guère de mise ; il n'avait pas à craindre la visite importune, inattendue, d'un voisin ou d'un curieux.

Aussi c'est en plein air, c'est sur sa table treillissée, à l'ombre de son grand mimosa, qu'ont lieu les repas en commun; le maître occupe le banc ; la servante se tient humblement sur l'escabeau, prête, au premier signe, à quitter sa place, pour aider au service. N'a-t-on pas vu, dans l'Inde, de grands singes orangs dressés à l'office de valets? Et Marimonda ne leur cède en rien pour l'intelligence et la dextérité.

Elle est friande aujourd'hui de la chair de chèvre, de celle des coatis et des agoutis, car les sapajous deviennent facilement carnivores; mais la table se couvre aussi quelquefois des produits de sa chasse à elle. Si le dessert manque, elle interrompt brusquement son repas, laisse le maître continuer

seul, s'enfonce dans les bois environnants, atteint en trois bonds à la cime des arbres, et revient bientôt avec une provision de fruits auxquels il peut goûter sans défiance, car elle s'y connaît.

Selkirk fut témoin, un jour, avec quel singulier discernement elle savait parer à ce qui lui manquait.

Au repas du matin, le voyant se servir pour boire de l'une de ses noix de cocotier, façonnée en coupe par lui, dans son instinct d'imitation, elle avait tenté de s'emparer de la coupe à son tour; un regard de réprimande l'arrêta court dans sa tentative. Soit qu'elle ressentît une espèce d'humiliation d'être forcée, devant le maître, pour se désaltérer, d'aller se vautrer sur la berge du ruisseau et d'y humer, d'y lapper, comme un animal vulgaire; soit que la réprimande l'eût péniblement affectée, elle s'abstint de boire et resta quelque temps interdite et songeuse; mais au repas suivant, la tête haute, la prunelle ardente, elle ne reprit sa place sur l'escabeau que munie d'un gobelet, d'un gobelet à elle appartenant, légitimement conquis par elle, et, d'un air de triomphe, elle le présenta à Selkirk, lequel, émerveillé, n'hésita pas un instant à partager avec son sapajou eau contenue dans sa gourde.

Ce gobelet, c'était la capsule ligneuse et imperméable, le fruit, naturellement et profondément évasé, d'un arbre appelé quatela. C'est ainsi que l'intelligente Marimonda, après avoir emprunté aux nombreux végétaux de l'île leurs feuilles, pour adoucir ses maux, cicatriser ses plaies ; leurs fruits, pour sa nourriture, et même aussi pour ses jeux, trouvait encore moyen d'en obtenir les divers ustensiles de ménage dont elle pouvait avoir besoin.'

Charmé de sa douceur, de sa docilité, de l'affection qu'elle semblait lui porter, Selkirk s'attachait de plus en plus à elle. La saison d'hiver, c'est-à-dire celle des pluies qui, d'ordinaire, règne dans ces parages durant les mois de juin et juillet, était proche; il souffrait, par avance, à l'idée que, pendant ce temps, sa douce compagne n'aurait pour se préserver que ses abris habituels, sous le feuillage des arbres ; il conçut le projet de lui céder sa grotte et de se construire pour lui-même une nouvelle habitation spacieuse et commode. C'est ainsi que nos résolutions les plus généreuses, quoi que nous fassions, rencontrant l'intérêt personnel en route, tournent, le plus souvent, à l'augmentation de notre bien-être particulier.

Non loin de la grotte, mais plus enfoncé sur la plage, au bord du ruisseau la Fauvette, existe un massif de verdure, dominé par cinq myrtes de quinze à vingt pieds de hauteur, et dont la tige présente un diamètre plus que suffisant pour répondre de la solidité de l'édifice. Quatre de ces myrtes forment un carré irrégulier ; le cinquième s'élève au milieu, ou peu s'en faut ; mais notre constructeur n'est pas si près regardant. Il voit déjà la charpente principale de son habitation debout ; les myrtes resteront en place, leurs racines leur serviront de fondation. Il arrache les arbustes, les herbes, les broussailles du massif, ménageant seulement un brin d'héliotrope qui, plus tard, festonnera autour de sa maisonnette et y versera, le soir, ses parfums. Il s'est réconcilié avec les douces senteurs. Les arbres, il les ébranche, il les étête à huit pieds au-dessus du sol, laissant un pied de plus à celui du milieu, qui doit soutenir la toiture ; cette toiture, des roseaux et des feuilles de palmier en font tous les frais. Pour les cloisons, hourdées d'un torchis de sable, de terre et de joncs hachés, appuyés sur un solide réseau de jeunes tiges d'arbres entrelacées, il a soin de ne pas les élever jusqu'au faîte et de laisser, entre elles et la toiture, un faible espace par où l'air puisse circuler librement, à travers un léger treillis de rameaux de saule bleu.

Puis, son oeuvre achevée en moins de quinze jours, il la contemple, il l'admire ; Marimonda elle-même semble partager son admiration et, dans sa joie, escaladant la nouvelle bâtisse, elle se met à sauter, à cabrioler

cabrioler le toit de feuillage, qui résiste, et c'est un triomphe de plus pour Selkirk.

Il s'agit, maintenant, de procéder à l'ameublement de son palais : il y transporte son lit de roseaux et ses couvertures de peaux de chèvres. Qu'il sera bien mieux abrité là que sous la voûte sombre de sa grotte ! Comment a-t-il pu si longtemps se contenter d'un pareil séjour, digne tout au plus d'un Troglodyte ou d'un singe! Il n'aura plus besoin, désormais, de soulever son rideau de lianes, et d'épier, à travers les éventails de ses palmiers, les bienfaisantes clartés du jour naissant ; d'elles-mêmes elles viendront le trouver et réjouir son réveil, comme les brises de mer souffleront sur lui, le soir, pour le rafraîchir dans son repos.

X.-B. SAINTINE.

REVUE DES LIVRES

A PROPOS DE ROBINSON CRUSOÉ. — Curiosités théâtrales [Odry, Talma en paradis, Marie Dorval), par L.-HENRY LECOMTE. — Histoire du Château de Versailles, par P. DE NOLHAC.

Il y a trois livres, dans mon enfance, que j'ai violemment aimés. C'est le Théâtre de Molière, l'histoire de Don Quichotte et Robinson Crusoé.

Mon Molière en deux volumes avait été publié chez Paulin; avec les vignettes de Tony Johannot, le texte était encadré dans un double filet qui me paraissait le comble de l'élégance. Chaque page, chaque figure, chaque ligne de l'ouvrage m'étaient familières. A quelque endroit que l'un des tomes s'ouvrit, je m'y sentais chez moi ; je savais par coeur ce qui précédait, ce qui suivait. Parmi ces silhouettes finement gravées sur bois, et dessinées d'un crayon facile et spirituel, je me trouvais en famille. J'étais un peu le cousin de Mascarille et de GrosRené ; j'avais pour Scapin d'inépuisables faiblesses; Alceste m'inspirait un respect mêlé d'ennui; mais j'adorais Clitandre, Eraste, ces blondins à perruque, qui soupiraient si gentiment les madrigaux; j'admirais Don Juan, et je vouais à la charmante Angélique, du Malade imaginaire, une inclination qui ressemblait fort à l'amour.

Mon Don Quichotte sortait de la même librairie que le Molière; le même artiste l'avait illustré ; je puis dire que, pendant dix ans, le bon Tony Johannot fut l'artiste que je vénérai le plus au monde. Il avait (à ce qu'il me semblait) merveilleusement saisi l'altière physionomie de l'ingénieux Hidalgo et la trogne joviale do son écuyer. Don Quichotte était tout en hauteur, Sancho tout en largeur; la pauvre Rossinante éveillait mes sympathies, mais je lui préférais le joli petit âne qui la suivait en trottinant, dans les plaines de l'Estramadure. Tony Johannot lui avait attribué des yeux si malins et des si belles oreilles, une tête à la fois si intelligente et si comique, que je ne pouvais me défendre, en regardant ce délicieux animal, d'une émotion fraternelle. Oh ! oui, je chérissais cet âne et son maître, et l'illustre chevalier dont les discours m'apparaissaient empreints, à travers la traduction de M. Louis Viardot, d'une noblesse et d'une grâce ineffables. Je m'en repaissais, je les ruminais, je riais aux larmes des boutades de Sancho ; son bon sens m'émerveillait, et, sans doute, je ne comprenais pas tout ce qu'il y avait de profond dans le contraste de ces caractères, où se résument les traits fondamentaux de l'humanité. Je ne saisissais pas l'intention subtile qui, dans la pensée de l'auteur, opposait la bravoure chimérique du maître à


284

LES ANNALES POLITIQUES ET LITTERAIRES

la pratique sagesse du valet; mais j'enveloppais les deux personnages dans une commune et tendre affection. J'avais, pourtant, une secrète prédilection pour Sancho. Avec les années, mon coeur a changé ; je penche, aujourd'hui, du côté de Don Quichotte.

Robinson Crusoé évoque en moi des impressions plus lointaines. J'étais tout petit enfant. L'ouvrage était imprimé en énormes caractères, enrichi de compositions magnifiques, où l'on voyait des lianes entrelacées, des singes jouant avec des noix de coco, un homme effroyablement barbu et couvert de peaux de bêtes, et un honnête sauvage, hilarant et fidèle, qui n'était autre que Vendredi. Il y avait encore des chiens, des chats, des perroquets, une cabane avec des fusils accrochés au mur, et une superbe poire à poudre, qui faisait mon envie et que j'aurais bien voulu posséder. Le bonheur que je goûtais à regarder tout cela est inexprimable. Quand j'avais fini le livre (il était toujours trop tôt fini), je le rouvrais au premier chapitre, et recommençais à le lire.

Dans un coin du salon de ma grand mère, je me bâtissais une maison à l'aide de chaises et de fauteuils ; les tapis me donnaient les limites de mon île, île un peu trop carrée, mais sur laquelle j'accumulais, par l'imagination, des accidents pittoresques. Ici, je plaçais le palmier chétif qui achevait de mourir dans la pièce surchauffée : c'était une forêt vierge ; là, je découpais une baie avec une feuille de journal, et j'y attachais un certain tabouret do bois et de paille qui avait toutes les apparences d'un radeau ; le piano Erard, c'était la montagne, une montagne noire d'un aspect terrible et menaçant. Durant des heures, je demeurais dans ce royaume que je m'étais fabriqué, immobile, la tête à l'ombre de mon palmier, les pieds contre ma montagne et le corps dans ma maison. Et, de toutes mes forces, j'aspirais au sort de Robinson. Je crois que si un génie, comme on en voit dans les contes de fée, eût offert de me transporter dans une vraie île déserte et de m'y abandonner avec un chien, un chat et des munitions de guerre, j'eusse accepté de suite cette proposition. Je me fusse laissé arracher sans effroi de la maison paternelle. Vivre seul, ne dépendre que de soi, agir à sa fantaisie, se procurer, par la chasse et la pèche, les aliments et les faire cuire ; se tailler et se coudre des habits, se construire des palissades, traire le lait des chèvres, causer avec un perroquet apprivoisé : cela me paraissait être le comble des félicités humaines. La lutte à soutenir contre les anthropophages m'inquiétait bien un peu, mais je comptais en venir à bout, à force d'intrépidité et de sang-froid. Et puis, j'avais auprès de moi Vendredi, mon serviteur. Il ne me déplaisait pas de lui donner des ordres, d'exercer sur lui ma volonté, et d'éprouver son obéissance.

Je me suis souvent demandé pourquoi la plupart des jeunes garçons, de huit à douze ans, éprouvaient pour ce livre un attachement si passionné. La raison en est, je suppose, que le type de Robinson incarne à leurs yeux les joies et les plaisirs dont ils sont sevrés. Ils vont à l'école : Robinson n'y va pas; ils sont captifs pendant dix mois de l'année : Robinson jouit de vacances perpétuelles; ils reçoivent de leurs parents, de leurs professeurs, des punitions et des semonces: Robinson n'en subit pas; c'est lui qui en inflige à ses bêtes et à son esclave. Il est libre ! Il ne dépend de personne ! C'est l'idéal, où tout homme aspire, même quand cet homme n'est encore qu'un enfant !

Un jour, un autre volume me tomba sous la main; c'était le Robinson suisse, que l'honorable pasteur allemand, M. Wyss, composa vers 1821 et qu'il destinait à former l'esprit et l'âme de la jeunesse. L'ouvrage ne manque pas à son programme, il est fort moral. L'auteur, dans sa préface, a soin de nous présenter les protagonistes qu'il met en scène et de résumer leurs caractères : « Le père, dit-il, est un chrétien » sincère, il est dévoué à ses devoirs; riche » d'une bonne éducation, et surtout du fruit » de lectures nombreuses et variées, la » mère est pleine de foi et de dévouement, » et les quatre filas : Fritz, Ernest, Jack et » François, sont d'aimables compagnons » pleins d'énergie, de gaieté et cependant » respectueux de leurs père et mère et crai» gnant Dieu. » Je pris un plaisir extrême aux aventures de cette vertueuse tribu jetée par la tempête sur une terre déserte, s'y installant, la colonisant, la transformant en un séjour confortable. J'avais neuf ans quand je lus le Robinson Crusoé, j'avais onze ans quand je dévorai le Robinson suisse : le premier de ces chefs-d'oeuvre m'avait causé un ravissement qui ne s'effaça pas; le second me laissa d'abord indifférent, et, peu à peu, j'en arrivai à l'aimer. Je formai autour des héros du pasteur Wyss, les mêmes rêves que m'avait suggérés le héros unique de Daniel de Foë Ma conception du monde s'était élargie; je commençais à comprendre que l'existence a d'autres joies que celles qui résultent de l'isolement et de l'orgueil, et que les meilleures que l'on puisse savourer sont celles que l'on partage avec ses semblables. La lecture successive des deux Robinsons me révéla le sens de la solidarité. Il n'est pas de plus profitables leçons de sagesse

X

Je n'ai pas l'honneur de connaître M. Henry Lecomte autrement que par ses oeuvres. Il fut l'ami de Frédérick Lemaître et de Virginie Déjazet, auxquels il a consacré de gros ouvrages bourrés de documents et do souvenirs. M. Lecomte a donc dépassé les limites de la première jeunesse. Je me le représente sous les traits d'un vieillard aimable, méticuleux, toujours rasé de frais, collectionneur, patient, client des bouquinistes du quai Voltaire, habitué des bibliothèques Mazarine et de l'Arsenal, qui sont très riches en livres de théâtre, et y passant des journées exquises à compulser les manuscrits et les brochures poudreuses. Tout ce qui touche à la scène passionne M. Lecomte; il apporte dans ses recherches une patience dont la puérilité pourrait être qualifiée de ridicule par des esprits malveillants, et qui ne laisse pas d'être touchante. Ainsi, il s'est amusé à relever la liste des deux cent quatre-vingt-deux pièces où l'acteur Odry joua des rôles de 1804 à 1811.

Odry! ce nom ne dit plus rien aux générations nouvelles; mais il est certainement, parmi nos abonnés, quelque octogénaire qui se le rappellera avec plaisir. Ce fut un des bouffons les plus célèbres du siècle et, à coup sûr, le plus populaire. Dès qu'il apparaissait, la toute était prise d'un rire homérique ; elle l'acclamait, le forçait de revenir devant le trou du souffleur. Il répondait à ces ovations en esquissant une révérence grotesque et s'écriait, la bouche grande ouverte, la main sur son coeur :

— Vous êtes des gâte-Odry.

Cette pitoyable pasquinade redoublait l'enthousiasme. Par quelles qualités était-il justifié ? On ne sait trop. Odry avait été affligé par la nature d'une de ces laideurs

monstrueuses et comiques qui entrent pour moitié dans le succès des queues-rouges et assurent leur fortune. Il avait une voix saccadée et bredouillante, des jambes en spirale, un nez triangulaire d'une irrésistible drôlerie. Après que le public se habitué à ce visage, il ne voulut plus s'en passer. Les Français ont toujours été enclins à ce genre d'idolâtrie. Aujourd'hui même, il y a tel pitre de café-concert, telle divette que nous applaudissons avec transport et sans motif raisonnable. Il leur suffit d'ouvrir la bouche pour que nos sympathies leur soient acquises. Et ce qui sort de leur bouche est épouvantable. Leur répertoire justifie le mot de Beaumarchais : « Ce qui ne vaut pas la peine d'être dit, on le chante. »

Celui d'Odry ne semble pas avoir été d'un ordre plus relevé. Je n'ai pas lu, comme l'a certainement fait M. Lecomte, tous les vaudevilles que le fameux pensionnaire des Variétés a créés. Ils sont ornés, pour la plupart, de titres qui se recommandent par leur niaiserie et leur prétention. Odry joue un soldat anglais dans Tipoo-Saïb ou la Prise de Séringatapam; Acroc, dans les Sabines de Limoges ou l'Enlèvement singulier; Leroux, dans Monsieur Crédule ou Il faut se méfier du Vendredi; Petro, dans le Tyran peu délicat ou l'Enfant de cinq ans muet et courageux ; Fritz, dans Werther ou les Egarements d'un Coeur sensible; Larose, dans les Trois Vampires ou le Clair de Lune; Brisquet, dans la Pénélope de la Cité ou le Mentor de la Jeunesse; Beaudry, dans la Veille et le Lendemain ou Il faut bien aimer son Mari; Gorenflot, dans la Voix de Duprez ou le Sirop musical. J'arrête l'énumération. Ces chefs-d'oeuvre étaient signés d'auteurs alors en vogue : Théaulon, Mélesville, Rochefort, Dartois, Dumersan, Jouslin de Lasalle. Je suppose que la verve n'y manquait pas, une verve facile, énorme et plébéienne, dont le parfum s'est évaporé. Odry se mêlait aussi d'écrire; il composa des chansons qui firent fureur aux environs de 1830. M. Lecomte a eu la bonté de réimprimer les trois plus fameuses : les Gendarmes, le Canon des Cuisinières et le Conscrit de Corbeil. Voilà ce que disent les Gendarmes :

CHANT PREMIER

Y avait un' fois cinq, six gendarmes, Qu'avaient des bons rhum's de cerveau, Il s'en va chez des épiciers Pour avoir de la bonn' réglisse; L'épicier donn' des morceaux d' bois Qu'étaient pas sucrèses du tout, Puis il leur dit : «Sucez-moi ça, Vous m'en direz des bonn's nouvelles. »

CHANT SECOND

Les bons gendarmes sucent et resucent

Les morceaux d' bois qu'est pas sucrés;

Il s'en va chez les épiciers :

" Epicier, tu nous a trompés. »

L'épicier prend les morceaux à' bois,

Il les fourr' dans la castonnade;

Les bons gendarm's n'a plus eu d' rhumes,

Ils ont vécu en bonne intelligence.

Le Conscrit de Corbeil est à peu près du même « tonneau ». Ce conscrit a pour métier de filer la laine et le coton, et il chante :

S'en va dire à sa maman, Je pars insensiblement : Dit's à ma tant' que son n'veu,

Que son neveu, eu, eu, Que son neveu, Dit's à ma tant' que son n'veu

A é-u 1' numéro deux.

C'est à pleurer ! J'ai ou quelque satisfaction à lire ces inepties. J'y ai trouvé la preuve que nos pères, dont on nous vante si volon-


LES ANNALES POLITIQUES ET LITTÉRAIRES

285

tiers le bon goût, n'étaient pas plus délicats que nous dans leurs engouements. Les Gendarmes et tarara-boum-di-hay, cela se vaut §...

Talma eût mieux mérité qu'Odry l'honneur d'une monographie complète. M. Lecomte réserve pour plus tard ce long travail. Il exhume, en attendant, une petite curiosité littéraire. C'est un libelle anonyme paru lors de la mort du tragédien... Talma, élevé dans le culte protestant, ne voulut point recevoir les consolations et la suprême assistance que lui avait fait offrir l'archevêque de Paris, M. de Quélen. On feignit d'apercevoir, dans cette démarche, l'influence du roi et, soudain, une nuée d'épigrammes volèrent de par la ville. Talma en Paradis circula sous le manteau. Cette satire aurait pu attirer à son auteur des désagréments judiciaires. Il se garda de l'exposer au grand jour, et, sans doute, elle serait encore ensevelie dans son sommeil si M. Lecomte ne se fût avisé de l'en tirer. Peut-être eût-il été plus sage de la laisser dormir. Elle est dépourvue d'ingéniosité et n'a pour elle qu'une certaine grâce agile, Imitée des petits poètes galants du siècle dernier. L'ombre de Talma pénètre aux Champs-Elysées ; elle s'y trouve en aimable compagnie : Garrick, Lekain, Voltaire, Corneille, Racine, Molière... et Ducis !

Sur cela, le bon Lafontaine

Observa qu'il fallait souper;

Cet avis plut, la compagnie

Incontinent fut réunie En un banquet de cent couverts Chez l'abbé de Bernis, prélat toujours aimable,

Qui ne fait plus de jolis vers

Mais qui tient encor bonne table : A la place d'honneur on fit asseoir Talma,

C'était le héros de la fête,

Et pour lui Lebrun ranima

Sa patriotique trompette.

Le poète s'abstient de faire parler tous ces personnages. Il eût fallu leur prêter de l'esprit. Cette prodigalité n'était pas dans ses moyens.

La troisième brochure de M. Lecomte est relative à Marie Dorval : c'est la plus intéressante.

Cette comédienne est une des nobles figures qui aient paru sur la scène. En elle s'incarnent toute une école et toute une époque : elle fut la femme des grands drames romantiques, l'interprète idéale d'Antony, de Chatterton, d'Angelo. Alexandre Dumas, Victor Hugo, Alfred de Vigny la proclamèrent sublime; elle le fut en effet. Elle avait la foi, l'élan, la passion, l'enthousiasme. C'était une reine, quand il le fallait, et c'était une amoureuse. Dans la vie privée, elle déployait des vertus qui lui conciliaient l'affection générale, non pas précisément ces vertus bourgeoises qui sont liées à l'étroite régularité des moeurs, mais celles que comportent les libertés nécessaires au métier de comédienne. Elle était bonne, généreuse ; elle avait, comme on dit, le coeur sur la main. Elle gardait la mémoire de sa triste enfance, écoulée en province, entre son père et sa mère, baladins obscurs qui gagnaient avec peine de quoi la nourrir. De ce passé douloureux, il lui était resté une grande pitié pour les misères humaines, une sensibilité maladive :

— Jamais, lui disait Alexandre Dumas, jamais femme n'a été autant acclamée par le public.

— Je le crois bien, lui rèpondait-elle : les autres lui donnent leur talent; moi, je lui donne mon âme et ma chair.

Les lettres inédites publiées par M. Lecomte font ressortir ces traits charmants et

intimes. Elles révèlent aussi les tourments matériels dont l'existence de la pauvre Dorval était agitée. Se sentant malade, mais toujours douée de son superbe talent, elle sollicita un engagement de cinq cents francs par mois à la Comédie-Française. Messieurs les sociétaires refusèrent dédaigneusement de l'accueillir; et bientôt, accablée par cette dernière déception, elle mourut. Un concert de protestations indignées s'éleva sur sa tombe. On incrimina l'aveuglement et l'ingratitude du Théâtre-Français; le ministre exprima ses regrets et jura qu'un pareil oubli ne serait plus toléré. Vingt-sept ans plus tard, Fréderick Lemaître expirait à son tour, comme sa grande camarade, dans l'indifférence, la détresse et l'abandon. Malheur aux artistes qui ne savent pas amasser un grain de mil pour l'hiver et ne sont que des cigales!...

ADOLPHE BRISSON.

P.-S. — Le château de Versailles inspire, cette année, les critiques d'art et les historiens. Nous annoncions, il y a quelques mois, l'importante publication que lui consacre M. Philippe Gille, de l'Institut. Voici qu'un autre monument lui est élevé par M. Pierre de Nolhac. Nous n'avons point à faire l'éloge de cet écrivain, à qui nous devons des livres exquis sur le dix-huitième siècle. Il vit à la fois dans le présent et dans le passé. Si, par la gravité de ses travaux et la sûreté de ses méthodes, il appartient aux modernes, il est aussi un peu le contemporain des grands artistes qui illustrèrent les règnes de Louis XIV, Louis XV et de Louis XVI. Il ne quitte pas des yeux leurs chefs-d'oeuvre; de par ses fonctions, il les «conserve ». Ce château de Versailles, dont on lui a commis le soin, il le possède dans ses plus petits détails, il le comprend et il l'aime. Il y a fait des trouvailles dont nous profiterons tous. Les deux volumes qu'il nous promet, magnifiquement imprimés et illustrés par la Société d'éditions artistiques, auront une valeur et un intérêt considérables. La première livraison vient de paraître. Nous y reviendrons.

A. B.

PAGES ÉTRANGÈRES

LA GUERRE AU TRANSVAAL

(De notre correspondant particulier)

LE GÉNÉRAL SIR REDVERS BULLER

Sir Redvers Buller (1), qui a été désigné pour commander en chef les troupes anglaises au Transvaal, est né en 1839, dans le comté de Devonshire. Fils d'un membre du Parlement, il appartient à une vieille famille de la bourgeoisie: les Buller de Crediton. Il est seigneur du manoir de Crediton et possède également de belles propriétés près d'Exeter et dans le comté de Cornouailles. Il entra dans l'armée en 1858 et reçut le baptême du feu moins de deux ans après, pendant la campagne de Chine, au sac du Palais d'Eté, à Pékin.

Pendant sa carrière militaire, le général Buller s'est distingué dans toutes les guerres qu'a eu à soutenir l'Angleterre.

Sir Redvers est de haute stature, d'une belle et imposante prestance, son visage est un masque impénétrable, sévère, impérieux et dur. Ses manières sont brusques, il est d'un naturel farouche, réservé, ayant horreur d'être mis en évidence. Il a une antipathie très prononcée pour tous les journalistes, refusant absolument de se laisser « interviewer » par eux. Ses correspondants, qui

accompagnent l'armée, lui sont très hostiles, parce qu'il les malmène assez vertement en campagne. Pour se venger, ils ont fait à sir Redvers la réputation d'être un homme sombre, taciturne et cruel. Mais ceux qui l'ont vu si péniblement affecté, lorsqu'il apprit la mort du général Gordon, savent qu' il a un coeur noble et sensible. D'ailleurs, il suffit de le voir dans son «home», avec sa femme et sa petite fille, qu'il chérit comme la prunelle de ses yeux, pour se rendre compte de la place qu'occupent les affections de famille dans la vie de l'intrépide soldat. Son mariage — une union de pur amour—eut lieu fort tard dans sa carrière militaire. Ses distractions favorites sont la chasse et la pêche.

L'action d'éclat qui valut à sir Redvers Buller la décoration, si prisée en Angleterre, de la croix de Victoria mérite d'être rappelée.

Le 28 mars 1819, il avait été chargé, par sir Evelyn Wood, de traverser les montagnes d'Inhlobane. Les Zoulous, beaucoup plus nombreux que sa petite cohorte de soldats, faillirent lui couper la retraite. Involontairement, on évoqua le souvenir de Léonidas aux Thermopyles ; mais, plus heureux que le héros Spartiate, grâce à son sang-froid et à sa bravoure, sir Redvers put faire sortir sa petite colonne du dangereux défilé.

Il illustra, du reste, cette seule journée par trois actes de bravoure personnelle remarquables. Au plus fort de la mêlée, Buller s'aperçut que le capitaine d'Arcy avait eu son cheval tué sous lui et qu'il était cerné par les Zoulous. Epuisé, blessé, il allait succomber, lorsque sir Redvers le fit monter sur son cheval et, le couvrant de son corps, lui permit de gagner l'arrièregarde. Peu après, sir Redvers sauva la vie d'un soldat qu'une horde de sauvages entourait. Enfin, il se porta au secours du lieutenant Everitt, lui prit la carabine des mains et tint tête, seul, à une dizaine de Zoulous afin de couvrir la retraite du lieutenant.

Un homme tel que sir Redvers Buller, brave lui-même jusqu'à la témérité, ne peut comprendre une lâcheté. Lorsque l'officier qui accompagnait le prince impérial vint lui annoncer le massacre de l'infortuné jeune prince par les Zoulous, sir Redvers le regarda fixement :

— Et vous ? comment se fait-il que vous n'êtes pas mort?

Le ton de mépris de ces paroles dut retentir longtemps aux oreilles du malheureux qui n'avait point compris le devoir d'un soldat.

Le général Buller a la réputation de se servir de jurons formidables en parlant à ses officiers, et à ses soldats. Un officier se plaignait à l'un de ses amis que son colonel l'avait appelé un « damned fool » (sacré imbécile); l'autre répondit en riant pour le consoler :

— Oh ! ce n'est rien, cela... Buller se sert toujours d'un langage autrement énergique!

LE GÉNÉRAL JOUBERT

Le général Petrus Jacobus Joubert remplit, au Transvaal, les doubles fonctions de commandant en chef de l'armée et de viceprésident de la République. Il eut pour ancêtre Pierre Joubert, un huguenot français qui fut jadis forcé de s'expatrier dans

l' Afrique du Sud, afin de fuir les persécutions dirigées contre les protestants.

Né à Cango, dans la colonie du Cap, en 1831, il eut de bonne heure à se débattre seul pour le « struggle for life ». Ayant gagné quelque argent dans le commerce, il s'établit fermier à Wakkerstrom, dans le Transvaal. Mais la politique l'absorba bientôt et vint l'arracher à ses travaux agrestes.

Il fut élu membre du Volksraad et lut mêlé à tous les grands événements de l'histoire du Transvaal. Le général Joubert est un beau vieillard, encore vert, et se tenant droit comme un jeune homme. Plus d'une blessure atteste qu'il n'a point gagné ses

(1) Voir dans notre Supplément illustré les portraits des généraux Buller et Joubert


586

LES ANNALES POLITIQUES ET LITTÉRAIRES

lauriers sans s'exposer au danger. Ses yeux brillent d'un éclat très vif et il est renommé pour sa finesse et son astuce. Il est connu, d'ailleurs, dans tout le Transvaal sous le sobriquet de « Sliem Piet » (Pierre le Rusé).

Citons, à ce propos, un trait curieux qui démontre que ce vaillant soldat est également, à sa façon, un assez adroit diplomate.

Lorsque le docteur Jameson et ses compagnons

compagnons au pouvoir des Boers, le général Joubert réclamait leur exécution immédiate, mais le président Krüger, plus clément, réussit à ramener le farouche vainqueur à des sentiments plus humains. Le général se chargea alors d'annoncer la décision du président aux 10,000 Boers qui attendaient aux portes de la prison pour connaître le sort réservé aux prisonniers. L'astucieux général, étant un peu embarrassé pour faire connaître la décision du président à cette foule menaçante, imagina de la leur faire deviner par une allégorie.

—Mes amis, leur dit-il, si vous aviez un beau troupeau et que les chiens du voisin pénétrassent dans votre pâturage, étranglant vos plus belles brebis, que feriezvous? Est-ce que vous prendriez vos fusils pour abattre ces chiens, ou bien prendriezvous ces chiens et, les portant au voisin, lui diriez-vous : « Voici vos chiens. Je les ai pris sur le fait. Payez-moi des dommages et intérêts et je vous les rendrai? »

Voyant que son apologue faisait une certaine impression sur la foule, il reprit :

— Mes amis, les chiens du voisin nous les tenons, qu'en ferons-nous?

Le résultat de cette savante harangue fut que la Grande-Bretagne paya au Transvaal, pour Jameson et les siens, une lourde rançon et que les Boers se déclarèrent satisfaits de cette seule vengeance.

LILY BUTLER.

MOUVEMENTSCIENTIFIQUE

MÉDECINE

CONTRE LA DOULEUR

Quand supprimera-t-on la douleur dans les petites opérations qui n'exigent pas l'insensibilité générale? Quand trouvera-t-on le moyen de pratiquer, par exemple, les opérations dentaires sans faire mal au patient? On nous dit toujours que c'est fait, et nous attendons. On constate, à l'occasion, qu'une simple avulsion de dent est douloureuse.

La cocaïne produit une anesthésie locale déjà bonne. M. Reclus en a codifié l'emploi, et la méthode s'est beaucoup répandue. Mais il faut une injection sous-cutanée. On a cherché à éviter la piqûre et à la remplacer par une simple pulvérisation réfrigérante, telle que celle de chlorure de méthyle ou d'éthyle. Il faut alors bien diriger le liquide pour ne l'appliquer que sur la partie à insensibiliser, et ce n'est pas toujours commode,quand le patient est un nerveux. J'ai vu pulvériser deux fois à côté et non dessus.

M. le docteur Bardet, secrétaire général de la Société do Thérapeutique, vient de combiner à la fois l'usage d'un liquide réfrigérant et de la cocaïne, en se servant du chloréthyle cocaïné. A la dose de 4 0/0 de cocaïne, cette solution fournit d'excellents résultats, surtout en dermatologie, lorsqu'il s'agit de pratiquer des scorifications ou des résections de polypes. L'anesthésie est bonne et il n'y a pas de douleur

par l'opération. Lorsqu' on veut pratiquer anesthésie cutanée, le sujet étant couché, la solution chloréthyle-cocaïnée à 4 0/0 est pulvérisée à 20 centimètres du point à anesthésier. On passe lentement sur la surface ; on attend cinq minutes. Le liquide est alors évaporé et il reste sur la peau une couche blanche pulvérulente de cocaïne. On peut •lors opérer : l'anesthésie est complète.

Lorsqu'il s'agit de la bouche, la difficulté est plus grande. Dans ce cas, on a l'habitude de faire la piqûre dans la racine de la dent, de toujours employer une solution stérilisée et il convient de se méfier des hémorragies post-opératoires ; car la cocaïne est vaso-dilatatrice. M. le docteur Capitan dit à ce propos :

« M. Legrand a eu une très ingénieuse idée : il fait entrer dans la formule eucaïne et cocaïne un coagulant : la gélatine. »

Voici la formule recommandée :

Gélatine pure 2 gr.

Chlorure de sodium pur 0 70

Phénol neige 0 10

Chlorhydrate d'eucaïne B 0 70

Chlorhydrate de cocaïne 0 30

Eau distil., pour volume total : 100 centim. cubes.

L'effet le plus singulier de cette solution, c'est de déterminer une anesthésie complète, qui permet, sans se presser et sans faire souffrir le malade, de pratiquer toutes les extractions de dents et de racines ; puis, après l'opération, de n'avoir plus rien à craindre des hémorragies.

Ce procédé a été employé dans un grand nombre de cas avec le docteur Dumont et suivi de succès. Voici comment on opère, d'après M. Capitan : un petit tampon, imbibé de la solution anesthésique, est appliqué contre la racine de la dent. Au bout de quelques minutes, on l'enlève et on pratique une injection de la solution indiquée ci-dessus, liquéfiée et tiède. On injecte 1 à 1 centimètre cube 1/2, de chaque côté de la dent (côtés interne et externe); on pique d'abord au-dessous du collet, puis on enfonce l'aiguille, tout en injectant, et profondément. Trois minutes après, on peut arracher la dent. Le patient ne sent rien du tout. L'opération peut se faire lentement et avec toutes les précautions habituelles.

L'action de la gélatine se manifeste alors. A peine l'avulsion faite, l'alvéole se remplit de sang, qui se coagule aussitôt et se présente sous la forme d'un caillot rosé qui empêche la production de toute hémorragie. La cicatrisation se fait vite et sans aucun incident. MM. Legrand et Dumont citent le cas d'une jeune fille hémophilique, dont les avulsions dentaires étaient toujours suivies de pertes sanguines abondantes. Ils ont pu lui arracher deux dents sans qu'elle eût la moindre hémorragie. Jamais, d'ailleurs, ils n'ont observé d'infection do l'alvéole ou les accidents des muqueuses que détermine quelquefois la cocaïne.

Si cette méthode donne tout ce qu'elle promet, elle constituera une bien bonne acquisition pour ceux qui ont des dents à supprimer, et pour l'opérateur aussi, qui sera certain d'être, désormais, à l'abri des ennuis assez fréquents que l'on éprouve avec l'emploi de la cocaïne seule.

PSYCHOLOGIE

LA CHARITE CHEZ LES OISEAUX

La thèse célèbre de Descartes : « L'animal ne possède pas d'intelligence, il n'a que de l'instinct », est un peu vieillotte. Vraiment, il est difficile aujourd'hui do maintenir que l'animal n'a que de l'instinct. Si certains actes ne relèvent effectivement que de l'instinct, combien on est-il qui témoignent d'une véritable intelligence. Los animaux font souvent preuve de raisonnement. M. MilneEdwards, de l'Académie des sciences, directeur du Muséum, dont la compétence no saurait être mise on suspicion, racontait dernièrement, à la trente-cinquième réunion des naturalistes du Muséum, une petite histoire d'oiseaux qui mérite, certes, d'être connue.

— Raisonner pour soi, pour son bien, dans son propre intérêt, dit M. MilneEdwards, c'est déjà se rapprocher de l'intelligence telle que la comprennent et l'exercent beaucoup d'entre nous ; mais raisonner pour le bien d'autrui, avoir le sentiment de

la charité, de cotte vertu que nous considérons comme la plus belle, la plus humaine et dont nous faisons volontiers notre apanage exclusif, n'est-ce pas une chose que les promoteurs de l'instinct pur n'accorderont jamais aux animaux, et, pourtant, cela existe et des faits positifs ont permis de le constater!

Le raisonnement des oiseaux, celui qui se rapporte à eux-mêmes ou à leur progéniture, se manifeste surtout quand il s'agit de la construction du nid, de son adaptation, de la protection et de l'éducation des jeunes. On a même signalé des cas d'adoption entre espèces différentes : un rouge-gorge élevant une petite linotte abandonnée par ses parents, une femelle de perroquet gris donnant la becquée à de jeunes pinsons, puis à des fauvettes. On peut, à la rigueur, mettre ces actes sur le compte d'une déviation de l'instinct maternel, bien qu'une part d'intelligence y soit nécessaire; mais quelle explication donnera-t-on d'un fait observé dernièrement dans la ménagerie du Jardin des Plantes? L'observation de M. MilneEdwards montre, clair comme le jour, que l'oiseau éprouve parfois un sentiment de compassion, de charité très raisonnée, qu'aucun de ses instincts ordinaires ne saurait faire prévoir.

Dans une cage, nous dit M. Milne-Edwards, étaient enfermées deux de ces charmantes Timoleïdés de la région himalayenne, nommées Mésanges de Nankin par Sonnerat et que les ornithologistes appellent Leiothrix lutea. C'étaient deux femelles, vivant en bon accord. Vers la fin du mois de février, un cardinal gris, habitant la même volière, se prit de querelle avec l'une de ces mésanges et, après lui avoir arraché bon nombre de plumes, il lui cassa la patte d'un coup de son bec puissant. La pauvre estropiée ne pouvait se tenir debout sur son perchoir; elle se traînait péniblement à terre, grelottant de froid sous sa peau dénudée.

Sa compagne la prit en pitié : chaque soir, elle descendait près de la blessée; elle apportait des brins de mousse et d'herbe pour lui en faire un lit et adoucir à ses membres souffrants lé contact du sol; puis elle se mettait tout près de la malade, et, la couvrant de son aile, elle restait ainsi toute la nuit, malgré la gêne extrême d'une pareille position. Pendant une semaine tout entière, elle no manqua jamais à sa mission de charité. Et lorsqu'elle eut vu mourir son amie, que tant do soins n'empêchèrent pas de succomber, elle devint triste, mangeant à peine, restant immobile dans un coin de sa cage, et bientôt elle mourut à son tour.

— Eh bien ! quel est l'instinct, demande M. Milne-Edwards, qui peut conduire un petit oiseau à accomplir de pareils actes ?

Il n'y en a pas. Là, tout est sentiment et raisonnement. Encore une fois, ajouteronsnous, l'animal est intelligent. Il possède même des vertus. Il est charitable.

ASTRONOMIE

UN NOUVEAU COMPAGNON A L'ÉTOILE POLAIRE

On connaissait déjà un compagnon à l'étoile polaire de la Petite Ourse; M. W. Campbell vient d'en découvrir un second qui tourne autour du premier en quatre jours, pendant que les deux réunis effectuent leur révolution autour de l'étoile principale de la même manière que la Terre et la Lune tournent autour du Soleil. M. Campbell ne pense pas que l'on puisse observer séparément les doux compagnons, à cause de leur très faible distance et de la durée très courte de leur révolution l'un autour de l'autre. On a pu déterminer la durée de cette révolution par le déplacement des lignes du spectre fourni par la lumière émanant de ces deux petits astres. On assure qu'avec une lunette un peu forte, on peut distinguer les deux compagnons de la Polaire. Cette découverte inattendue ne manque pas d'intérêt.

HENRI DE PARVILLE.


LES ANNALES POLITIQUES ET LITTERAIRES

287

Le Carnet de Mariage

(NOUVELLE)

GERMAINE DE BOISNEMETZ A SUZANNE DE SEPTÈMES

Boisnemetz, 11 avril. Ma Suzanette bleue,

Te souviens-tu?... Il y a un an, à peu

près, nous quittions le couvent. C'était dans le grand parloir. Nous pleurions... nous allions nous séparer. Moi, je retournais à Boisnemetz pour bien longtemps peut-être ; tandis que toi, tu restais à Paris. Quand nous reverrions-nous, nous, les inséparables ? nous qui depuis cinq ans avions vécu côte à côte et coeur à coeur? Le bon Dieu seul le savait.

Aussi, malgré la joie de devenir de vraies jeunes filles, malgré l'enivrement de notre prochaine entrée dans le monde, que de larmes ! que de regrets ! Comme nos pauvres petites poitrines se soulevaient et que de fois ne nous sommes-nous pas dit adieu !

C'est à ce moment, — tu t'en souviens bien, n'est-ce pas, Suzette ? — que nous avons fait notre grand serment :

"Dès qu'une chose importante arrivera dans la vie de l'une d'entre nous, l'autre en sera immédiatement avertie, avant tout le monde. »

L'heure est venue pour moi de tenir notre double serment. Avant tout le monde, à l'exception pourtant de papa, de maman, d'une certaine personne et de la mère de cette certaine personne, apprends donc que...

JE ME MARIE !

Oui, Suzon, Suzette, Suzanette! la chose est décidée d'hier et se fera dans six semaines.

Je suis très heureuse, mais toute déséquilibrée. Dans six semaines, être appelée madame! Est-ce drôle? Mais amusant aussi!

Je t'embrasse, ma Suzette bleue, et j'attends tes félicitations.

Ta GERMAINE.

P.-S. — Je m'aperçois d'une chose... Je t'ai bien dit que je me mariais, mais pas avec qui... C'est avec... Non! je te le dirai dans ma prochaine lettre, en réponse à celle que tu m'enverras.

Si tu es aussi curieuse qu'au couvent, je suis sûre de ne pas avoir longtemps à attendre!

Je t'embrasse encore,

Ta re-GERMAINE.

SUZANNE DE SEPTÈMES A GERMAINE DE BOISNEMETZ

Paris, 12 avril.

Non, vois-tu, ma Germaine! C'est trop fort!... On voit ça dans les féeries, dans les vaudevilles, dans les romans... où tu voudras, enfin!... Mais dans la vie, dans la vraie vie, dans la vie que nous vivons, toi et moi!... Je ne l'aurais jamais cru!

Hier, au moment où l'on m'apportait ta lettre, devine un peu ce que je faisais?

Je t'écrivais.

Et devine un peu ce que je t'écrivais? Je t'écrivais :

JE ME MARIE!

Oui, ma chérie! En même temps ! A un jour près!... Toi, me dis-tu, c'est décidé d'avant-hier, et moi d'hier! L'avons-nous assez bien tenu, notre grand serment?

Quant à moi, je suis ravie de cette coïncidence. Je trouve cela tout à fait gentil. Vrai, j'aurais été désolée do me marier avant ou après toi; mais en même temps!... Quel rêve!

Mon jour à moi n'est pas encore fixé : mais, comme pour toi, je pense que ce sera dans six semaines, fin mai, apparemment.

A Paris, c'est l'époque matrimoniale par . excellence. Entre avril et juin, il y pleut littéralement des fleurs d'oranger. Cette année-ci, je passerai sous la douche!

Oh ! la rusée, la futée, la petite chatte blanche qui ne vous donne qu'une patte et garde l'autre! Pour piquer ma curiosité! voyez-vous ça!... Comme si vous n'étiez pas cent fois plus curieuse que moi, mademoiselle !

Fi! que c'est laid!... Casser un morceau de sucre au lieu de le donner tout entier !

Et vous vous figurez que je vais être plus généreuse que vous?... Vous croyez que je vais bonassement vous dire le nom de mon futur seigneur quand vous me cachez celui du vôtre ?...

Tirez les premiers, messieurs les Anglais!

Your's

SUZANNE.

Ah! j'ai oublié de te dire que je suis très heureuse, aussi... naturellement.

GERMAINE DE BOISNEMETZ A SUZANNE DE SEPTÈMES

Boisnemetz, 13 avril.

Comment, toi aussi!... Tu as raison! C'est trop drôle!... Sais-tu que c'est charmant pour le moment ces deux vies qui galopent l'une à côté de l'autre et franchissent en même temps les obstacles?... Mais plus tard, si ça continue, quand nous serons vieilles, vieilles, et que l'une de nous deux montera là-haut, l'autre devra commencer à avoir joliment peur!... Bah! nous avons le temps d'y penser !

Tu veux que messieurs les Anglais tirent les premiers? Eh bien, soit! Ils y consentent, pourvu qu'on réponde à leur feu, au singulier!... (Répondre aux feux de quelqu'un, au pluriel, veut dire tout autre chose et, d'ailleurs, n'est plus usité depuis Corneille et Racine.)

Te fais-je assez languir!... Tu me prétends curieuse : ajoute taquine, s'il te plaît. Enfin, voici.

Il s'appelle Julien de son prénom, de Montbard de son nom de famille ; il est très brun; c'est un de nos voisins de campagne ; il a l'air de m'aimer beaucoup ; il a un caractère gai. Age : vingt-huit ans. Famille : plus que sa mère qui paraît très bonne.

Et maintenant, à toi la pose !

J'embrasse tes beaux yeux.

GERMAINE

P.-S. — Il est vicomte... je serai donc vicomtesse.

SUZANNE DE SEPTEMES A GERMAINE DE BOISNEMETZ

Paris, 15 avril.

Ah! Germaine!... Germaine!... Qui dirait, en lisant ta lettre, que tu avais toujours les premiers prix d'amplification française, au couvent ?... Tu écris comme un télégraphe, ma chérie, et ta missive a l'air d'un vrai signalement de permis de chasse... Tu sais : front... moyen ; bouche... moyenne; nez... moyen; cheveux... moyens, etc., etc.

Tu mériterais la même concision de ma part; mais moi, qui étais toujours dernière en amplification française, je veux me rattraper aujourd'hui.

D'après le signalement que tu me donnes du tien, le mien ne lui ressemble guère. Il n'est pas très grand, il est même peut-être un tantinet plus petit que moi .. Oh! mais c'est insignifiant ; je n'aurai qu'à porter des talons un peu plus bas, et lui, un pou plus hauts... et l'on n'y verra rien ! Il est blond, blond, blond... Mais d'un joli blond, par exemple. Rien du blond pâle et bête de la petite de Kergolin du couvent... Celle que nous appelions lu Guimauve... tu sais bien ?

Vrai ! ça me trouble un peu d'avoir un mari blond... étant blonde moi-même. Je m'étais toujours figuré qu'il serait brun, mon mari... Tiens! mais au fait, le tien est

brun et tu es brune comme le corbeau. — Côté brun, côté blond... ce sera tout à fait gentil ! Et, au moins, nous serons certains de ne pas être pris les uns pour les autres !

Mais, à ce propos, viendras-tu habiter Paris ? Cesseras-tu de t'enterrer dans cet affreux Boisnemetz ? Je dis affreux parce que c'est ce vilain pays-là qui nous prive de ta société... autrement, c'est peut-être très joli... Et puis, j'aime tant la campagne,' moi!... Vois-tu, je suis née campagnarde... Oh ! les grands bois ! les grands horizons les couchers de soleil dans les plaines et la chasse à courre, surtout !... Oh ! la chasse à courre! Où en étais-je ? Ah! oui! Viendras-tu habiter Paris ? au moins pendant quelques mois ? Comme nous nous amuserons toutes les deux!... Que dis-je? tous les quatre ! Nous ferons des parties carrées. .. Il paraît que c'est très amusant.

Oui ! nous en ferons, des parties carrées !... Et nous irons au théâtre ! pas dans des loges de quatre, par exemple... on y est trop mal... dans celles de six... Et puis nous dînerons les uns chez les autres, et aussi au restaurant... et puis... et puis... Ah ! ce sera charmant !

Ta Suzon, Suzanne, Suzannette, tout ce que tu voudras, t'embrasse bien fort.

Ah ! j'oubliais... c'est la faute de maman qui m'a interrompue plus de dix fois... Je ne t'ai pas dit son nom : il a vingt-neuf ans; ni son âge : il s'appelle Gabriel de Ségonnaux; et on sera vicomtesse tout comme vous, madame.

Je te salue.

SUZANNE.

C'est cette bonne Mme do Sainte-Egline qui a confectionné mon mariage... Et le tien ? Oh ! toi, campagnarde. — heureuse campagnarde! — tu as sans doute fait connaissance de ton beau galant brun sous quelque haute futaie ; les fleurs et les oiseaux du bon Dieu ont dû seuls travailler à ce mariage-là !

GERMAINE DE BOISNEMETZ A SUZANNE DE SEPTÈMES

Boisnemetz, 19 avril.

Hélas non, mamz'elle Suzon, ce n'est pas sous une haute futaie, comme vous dites, que j' ai rencontre mon futur époux; et les oiseaux et les fleurs n'ont été pour rien dans mon mariage. Je le regrette un peu, je l'avoue. Je n'ai pas cessé d'être romanesque, moi, bien que brune; — c'est toi, blondinette, qui es la plus pratique et la plus active de nous deux.

Non !... la chose s'est faite assez prosaiquement et sans le moindre coup de foudre, comme pour toi, sans doute, n'est-ce pas?... Nous vivons à une époque où le hasard ne s'occupe guère de marier les gens.

Ledit hasard s'est présenté pour moi aussi sous la forme de cotte bonne Mme de SainteEgline. Oui, tu as bien lu, Mme do SainteEgline. .. Il paraît qu'elle opère en province aussi bien qu'à Paris.

Est-ce drôle !... Elle s'occupait de nous deux en même temps... et d'autres encore certainement. N'ayons pas la prétention de croire que nous l'avons monopolisée. Une marieuse de son espèce ne chôme guère. Elle a toujours plusieurs affaires on train.

Le grand jour n'ost pas encore fixé pour moi; et pour toi? Tiens-moi au courant comme je t'y tiendrai moi-même.

Ce qui est certain, c'est que je me marierai ici, dans la chapelle du château. Maman le veut absolument. Moi, ça m'est égal; j'aurais pourtant mieux aimé que ce fût à Paris.

Tu me demandes si nous nous y installerons, à Paris? J'y compte bien. Mon futur époux est comme toi un grand amant de la belle nature et, de plus, un chasseur féroce. Mais, si je lui accorde l'automne et une partie de l'hiver à la campagne, j'espère qu'il m'accordera aussi le printemps à Paris. Tu vois !.. déjà le chapitre des concessions !


288

LES ANNALES POLITIQUES ET LITTERAIRES

Puisque nous voilà en correspondance réglée, continuons, veux-tu?... Dis-moi ce

Sue tu penses, tout ce que tu penses. Tu ois être un peu plus occupée que moi, qui vis ici un peu en recluse. Tu vas sans doute courir les couturières et les lingères pour ton trousseau ; moi, je recevrai directement le mien de Paris, sans avoir l'amusement de le choisir. Mais je me rattraperai ensuite, sois tranquille !... Car je suis, au fond, d'un romanesque... très parisien.

Ne dis pas à Mme de Sainte-Egline que je t'ai appris sa participation à mon mariage. Elle est très charitable, et aime à faire le bien sans qu'on le sache.

A bientôt une lettre de toi, ma Suzette. Je t'embrasse de tout mon coeur.

GERMAINE.

Pas de post-scriptum à ma lettre, cette fois-ci... C' est extraordinaire!

SUZANNE DE SEPTÈMES A GERMAINE DE BOISNEMETZ

Paris, 30 avril.

Tu dois m'en vouloir un peu, ma belle chérie, d'avoir tant tardé à te répondre. Mais je n'ai littéralement pas eu une minute à moi. Tu as de la chance d'être à la campagne, toi! Tu évites un tas d'occupations que d'autres trouveraient agréables, peutêtre, mais que moi je déclare insipides : visites, présentations, génuflexions, compliments à faire et à recevoir, courses chez les modistes, chez les couturières... Tu aimes ça, toi, les couturières? On voit bien que tu n'es pas obligée, comme moi, d'y faire des stations interminables et d'attendre des heures entières dans le va-et-vient des essayeuses affairées et des « premières » impitoyables!

Et les dîners de famille ! Mon blond fiancé possède une famille incommensurable, très aimable, — mais incommensurable. Il a tout un système solaire d'oncles et de tantes, et une voie lactée do cousines et de cousins. Il faut voir tout ça, connaître tout ça, manger avec tout ça !... Et se souvenir de tous les noms ! Et ne pas confondre ! Et avoir l'esprit toujours ouvert ! Et la réponse toujours prête ! « Oh ! mes enfants ! », comme disait notre vieux professeur de piano du couvent, en levant les bras au ciel.

Au fait, je ne t'ai pas dit comment nous avons fait connaissance ? Au concours hippique,

hippique, chère. Maintenant le concours hippique a remplacé l'Opéra-Comique de nos grand'mères. C'est là que les jeunes gens vont voir les jeunes filles et les jeunes filles se faire voir par les jeunes gens. Ce qui s'ébauche de mariages autour de cette piste est, paraît-il, quelque chose de fantastique.

Moi, on ne m'avait rien dit. Nous étions, maman, papa et moi, dans la tribune réservée. C'était une course militaire. Le prix de la Coupe — le grand jour !

Je regardais tous ces officiers, hussards, dragons, cuirassiers... etc., etc.. C'est très joli et très émotionnant, cet homme tout seul sur un cheval généralement fringant... (ma phrase est bête... est-ce que je voudrais qu'ils soient deux, sur le cheval fringant? tant pis, je continue)... qui franchit l'un après l'autre tous les obstacles : hop ! hop ! la barre fixe!... hop! hop!... la double haie !... hop ! hop !... la rivière... Moi, ça me passionne... tu sais que j'ai toujours adoré les chevaux !...

J'étais donc en train de suivre de l'oeil un hussard bleu sur un cheval bai-cerise, quand soudain maman me dit :

— Suzanne... salue! Mme de SainteEgline...

Je salue Mme de Sainte-Egline. Elle venait s'asseoir à quelques bancs derrière nous.

Je me dis : « Voilà qui n'est pas naturel, Pourquoi Mme de Sainte-Egline, liée comme elle l'est avec maman, vient-elle s'asseoir à quelques bancs de nous, et pas à côté do nous? »

Papa avait salué aussi et s'était remis à

suivre le hussard bleu. Mais il le regardait comme ça... distraitement... du coin de l'oeil...

Oh! il y avait quelque chose!...

J'avais raison. Quelques minutes après, un jeune homme s'avance vers Mme de Sainte-Egline, la salue respectueusement et s'assoit à son côté.

Dame! à partir de ce moment-là, je l'avoue, je n'ai plus guère regardé les officiers ni les chevaux.

Sans en avoir l'air, j'ai regardé le jeune homme assis à côté de Mme do SainteEgline.

— Mais il était derrière toi, vas-tu me dire ?

La belle affaire ! Est-ce que tu ne sais pas voir dans ton dos, toi, par hasard? Moi, c'est peut-être ce que j'ai appris do plus sérieux au couvent.

L'examen ne lui fut pas défavorable. Il me sembla gentil.

A la fin du concours, quand tout le monde s'est levé, Mme de Sainte-Egline et maman ont fini, grâce à une suite do mouvements savants, par se trouver auprès l'une de l'autre, dans la foule. Ce qui m'amusait, c'est qu'elles se figuraient que je ne les voyais pas, leurs mouvements savants !

Mme de Sainte-Egline nous présenta le jeune homme.

— Un excellent valseur, ajouta-t-elle sans en avoir l'air... Si vous avez besoin d'un renfort pour vos jeudis de quinzaine...

— Comment donc, monsieur, balbutia maman, à moitié emportée par le flot à ce moment-là... je serai très heureuse... nous serons très heureuses...

Et l'on se sépara.

Quand nous fûmes en voiture, je dis à maman :

— Il est gentil!

— Qui? fit-elle, jouant l'étonnement.

— Mais ton monsieur... le monsieur de Mme de Sainte-Egline...

— Comment! tu as deviné?

— C'était bien difficile!...

— Petite pièce! dit maman en m'embrassant. Ah! c'est bien pour toi, par exemple, car pour moi... il me semble déjà que je le déteste, ce monsieur !

— Attends au moins qu'il soit ton gendre! Et voilà comment ça a commencé... Mais

à quoi pensé-je ?... J'en suis à ma huitième page... Ce que c'est que d'avoir des affaires par-dessus la tête !... Si je n'avais pas été si pressée, je suis sûre que je t'aurais écrit seulement dix lignes.

Tendresses et encore tendresses, ma belle chérie.

Ta SUZON.

P.-S. — Ah ! tu n'as pas de post-scriptum! Eh bien, moi, j'en ai un, et un fameux encore !...

La date du grand jour est fixée. C'est pour le 20 mai, à midi, à Sainte-Clotilde.

Et toi ?

GERMAINE DE BOISNEMETZ A SUZANNE DE SEPTÈMES

Boisnemetz, 2 mai.

En effet, ma mignonne, tu étais restée bien longtemps sans m'écrire, mais me voilà amplement dédommagée.

Moi aussi, mon jour est fixé. Ce sera le 25, cinq jours après toi. Est-ce assez gentil ?... Tu vois : inséparables, toujours ! Et ce sera ainsi tout le long de la vie, je l'espère bien.

Oui, le 25, à onze heures du matin, j'irai à la chapelle... comme dans Don Juan :

Allons! Allons!... ma belle, Jurer dans la chapelle Un éternel amour !

J'ai chanté justement ce duo-là avec mon brun fiancé, hier au soir. Car j'ai oublié de te dire qu'il a une assez jolie voix de baryton. Toi, qui es blond, tu dois être ténor !...

Mon trousseau m'arrivera de Paris un jour ou l'autre. Dieu sait comment il sera fait !

Félix a bien mon mannequin, mais c'est égal, je ne suis pas tranquille. J'aurais donné tout au monde pour aller passer huit jours à Paris. Toi et mon trousseau, vous auriez partagé ma vie. Maman n'a pas voulu. Elle prétend que la campagne vaut mieux pour une jeune fille au moment de « cette veillée d'armes qui précède le combat du mariage ". Je cite mot pour mot. Tu sais qu'elle a toujours été un peu lyrique, maman !...

Je plaisante, mais au fond, tu sais, je n'ai pas trop envie de rire. C'est si grave, le mariage, pour nous autres femmes ! Le bonheur de toute la vie que l'on joue à pile ou face, tout simplement !

Mais je suis folle de te dire tout cela !... On croirait presque que je regrette de me marier !—Au contraire! M. de Montbard est tout à fait charmant... Nous avons des natures un peu différentes, très différentes même, je crois ; il est aussi actif que je le suis peu, aussi pratique que je suis rêveuse. .. Mais la sagesse des nations et des parents a décidé que les meilleures conditions de bonheur résidaient dans la différence profonde des caractères. Nous sommes sûrs alors d'être joliment heureux !

Adieu, ma Suzanne rose ; si tu trouves le temps, entre deux couturières, de m'écrire un mot, — comme l'ami Pierrot, — tu sais la joie que tu me feras.

Ta GERMAINE. "

JACQUES NORMAND.

(La fin au prochain numéro.)

.

Livres Nouveaux de la Semaine

ADAM (P.). — Basile et Sophia, in-16 3 50

BAYEUX (R.). —La Diphtérie (364 p.), in-8. 10- ».

CHAUTEAU (F.). — Vagabondage et mendicité, in-18.

3 60

CHÉNIER (A.). — OEuvres poétiques (2 vol.), in-18.

12 »

DELAFOSSE (J.). — Figures contemporaines, in-18.

3 50

DIEULAFOY (J.-M.). — Le Théâtre dans l'Intimité,

in-16. 5 "

DUVAL (G.). — La vie véridique de William Shakespeare, in-18 3 50

GUILLAUME (E.). — Etude sur l'histoire de l'Art,

in-l6 3 60

ILLUSTRATEURS (les) du Livre, nouvelle série, 56

planches, un album relié 18 "

LE BON (G.). — Les civilisations de l'Inde, in-8.

15 "

MICHELET (J.). — La Terreur, in-18 3 50

OEUVRES complètes de Paul Bourget. T. Ier. Critique

et essais de psychologie contemporaine, in-8. 8 " PALAIS DE FONTAINEBLEAU (le). — Architecture,

intérieurs et extérieurs, album de 184 planches, in-4.

40 »

POULET (G.). — Le Livre du colon, in-18 4 "

RAMEAU (J.). — Le Bonheur de Christiane, in-18.

3 60

(Extrait du Mémorial de la Librairie)

L'administration des Annales se met à la disposition des abonnés pour l'envoi de ces volumes aux prix marqués, et sans frais supplémentaires. (Joindre un mandat-poste à la commande.) Les volumes sont expédiés par retour du courrier.

FLEURS DE NICE

Envoi franco aux abonnés des Annales de paniers

composés des fleurs les plus belles et les plus variées

depuis 10 francs.

Bouquets de Fiancées et autres

Aux personnes désireuses de recevoir des fleuri régulièrement, aux fiancés qui sont dans l'obligation d'en envoyer, nous recommandons notre système d'abonnement très avantageux.

Joindre à toute commande mandat-poste d'égale somme, et demander PRIX-COURANT à

Mme PETIT, 20, rue Garnier, NICE

Fournisseur de la colonie russe et de la colonie anglaise Le Gérant : VINSONAU Imp. des Annales, 15. r. St-Georges- — VINSONAU.