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Titre : La Peau de chagrin, par M. de Balzac. Tome 1

Auteur : Balzac, Honoré de (1799-1850). Auteur du texte

Éditeur : J.-P. Méline (Bruxelles)

Date d'édition : 1833

Notice d'ensemble : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb30051339h

Notice d'oeuvre : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb119393652

Type : monographie imprimée

Langue : français

Langue : Français

Format : 2 vol. in-18

Format : Nombre total de vues : 294

Description : [La peau de chagrin (français)]

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5675228p

Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, Y2-15867

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 29/06/2009

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DE BALZAC.

LA PEAU

DE CHAGMN

TOME PREMIER.

PUBLIÉ PAR J. P. MELINE.



LA PEAU

DE CHAGRIN.


IMPRIMERIE DE H. REMY.


LA PEAU

DE CHAGRIN,

PAR

M, .DE BALZAC.

TOME PREMIER.

BRUXELLES,

J. P. MELINE, LIBRAIRE-ÉDITEUR.

1833.



INTRODUCTION

AUX

ROMANS ET CONTES PHILOSOPHIQUES.

QU'EST-CE que le talent du conteur, sinon tout le talent? Il renferme en lui, la déduction logique dans sa rigueur, le drame avec sa mobilité , l'essence même du génie lyrique avec son extase intérieure. Le narrateur est tout. Il est historien ; il a son théâtre ; sa dialectique profonde qui meut ses personnages; sa palette le peintre et sa loupe d'observateur. Non-seu-


2 INTRODUCTION.

lement il peut réunir les talens spéciaux que je viens d'indiquer, mais pour exceller dans son art, il le doit. Imaginez un conte , sans intérêt de drame, sans émotion lyrique, sans couleurs nuancées, sans logique exacte ; il sera pâle, extravagant et faux ; il n'existera pas.

La narration est toute l'épopée; elle est toute l'histoire ; elle enveloppe le drame et le sousentend. Le conte est la littérature primitive. De quelle joie, dites-moi, durent être saisis ceux qui, les premiers, découvrirent et ressentirent cette jouissance! Ils inventèrent de pittoresques symboles, en témoignage de leur ivresse nouvelle. Ce fut l'Hercule Gaulois, dont la bouche laissait tomber les chaînes d'or qui retenaient les auditeurs ; ce fut la baguette de Mercure, forçant à s'unir les hommes, plus acharnés que les serpens ; c'est le chant de la sirène, entraînant le navigateur dans l'onde d'où ses accens émanaient. Le premier conteur fut un Dieu. Mais les époques primitives une fois passées, conter devint difficile.

Où est le merveilleux? Qu'est devenue la


INTRODUCTION. 3

foi? L'analyse ronge la société en l'expliquant : plus le monde vieillit, plus la narration est une oeuvre pénible. Rendez-moi compte de cet incident! apportez-moi le comment de cet acte et le pourquoi de ce caractère! Disséquez ce cadavre et sachez me plaire ! Soyez commentateur et amuseur!

Voici un conteur, qui arrive à l'époque la plus analytique de l'ère moderne, toute fondée sur l'analyse : sociétés, gouvernemens, sciences reposent sur elle; elle s'empare de tout, pour tout flétrir. Il naît dans le pays le plus rationnel de l'Europe; point d'oreilles faciles à duper comme en Italie , où la musique est dans le langage et l'ode dans le son ; point de croyance surnaturelle et populaire; le scepticisme est partout; la faculté raisonneuse a pénétré jusqu'aux classes inférieures. De l'ironie, mais peu caustique ; de l'indifférence, excepté pour les intérêts matériels ; par-dessus tout, de l'ennui et de la lassitude.

Quel conte allez-vous faire à de telles gens ? Ils vous répondront qu'ils ont vu Bonaparte,


4 INTRODUCTION.

bivouaqué au Kremlin et couché à l'Alhambra. Ils mettront vos sylphides en fuite, et vos magiciens n'auront pas le moindre intérêt pour eux. Ils vous demanderont par quel procédé chimique l'huile brûlait dans la lampe d'Aladin. Ils ont demandé à M. de Balzac ce que serait advenu, si Raphaël eût souhaité que la Peau de chagrin s'étendît !

Osez donc leur réciter de beaux contes ; enlevez-les , comme il faut qu'un bon narrateur le fasse, dans ce char d'Elie, dans cette narration aux ailes de feu et aux roues brûlantes, qui plonge dans le ciel et fait disparaître les villes, les maisons, les bois, les collines de l'horizon terrestre !

L'analyse, dernier développement de la pensée, a donc tué les jouissances de la pensée. C'est ce que M. de Balzac a vu dans son temps : c'est le dernier résultat de cet axiome de JeanJacques : l'homme qui pense est un animal dépravé.

Assurément il n'est pas de donnée plus tragique; car, à mesure que l'homme se civilise,


INTRODUCTION. S

il se suicide ; et cette agonie éclatante des sociétés offre un intérêt profond.

Le désordre et le ravage portés par l'intelligence dans l'homme, considéré comme individu et comme être social : telle est l'idée primitive qui règne dans les oeuvres de Byron et de Godwin. M. de Balzac l'a jetée dans ses contes. Il a vu de quels éclatans dehors cette société valétudinaire s'enorgueillit, de quelles parures ce moribond se couvre, de quelle vie galvanique ce cadavre s'émeut et s'agite par intervalles, de quelle lueur phosphorique il scintille encore. Opposant au néant intérieur et profond du corps social, cette agitation factice et cette splendeur funèbre, il a cru que la mission du conteur n'était pas finie et perdue ; qu'il y avait encore une magie dans ce contraste ; une féerie dans cette industrie créatrice de merveilles ; un intérêt dans le jeu cupide des ressorts sociaux, cachés sous de si beaux dehors, dans ce spectacle d'une société rendant le dernier soupir sous des rideaux de pourpre, d'argent et de soie.


6 INTRODUCTION.

Un conteur, un amuseur de gens qui prend pour base la criminalité secrète, le marasme et l'ennui de son époque ; un homme de pensée et de philosophie, qui s'attache à peindre la désorganisation produite par la pensée ; tel est M. de Balzac.

Voilà sur quelles bases sont appuyés ces contes de nuances diverses, de formes variées, que M. de Balzac a osé lancer dans le dixneuvième siècle, blasé, indifférent et peu amusable. Ce fonds misanthropique, qu'une verve de gaieté et une fécondité d'invention incontestables raniment et font étinceler, vous le retrouvez dans l'Auberge rouge, que la Revue de Paris a récemment publiée, dans l'Elixir de longue vie, dans Sarrasine, dans la Comédie du Dialle, farce terrible dont le fantastique Introït lui a été généreusement donné par une des plus mordantes plumes de notre époque. Mais cette pensée première s'élève jusqu'aux proportions de la tragédie dans El Verdugo, où le parricide est sublime, parricide ordonné par une famille et au nom d'une chimère so-


INTRODUCTION. 7

ciale, le parricide pour sauver un titre ! Ainsi, partout l'égoïsme : égoïsme de la famille, égoïsme physique, personnalités féroces qui naissent d'une civilisation sensuelle et raffinée. Tel est spécialement le fonds et la pensée créatrice de la Peau de Chagrin.

Rabelais, dans un autre temps, avait vu l'étrange effet de la pensée religieuse, qui, à force de pénétrer la société, achevait de la dissoudre. L'ame, divinisée par le christianisme, avait tout envahi. Le spiritualisme effaçait la matière. Le symbole, l'idéalisation régnaient sans partagé ; pour un symbole , l'Occident s'était rué sur l'Orient. Il dominait la poésie qu'il réduisait à l'état de fantôme, en multipliant les personnifications allégoriques, en bannissant de son domaine les êtres vivans, la chair et le sang humains. Rabelais s'arma d'un symbole pour faire la guerre au symbole.

Holà !. Messer Gaster, voici votre règne ! Tonnes pleines d'hypocras, bons saucissons chargés d'épices, bombance gigantesque, culte de la Dive bouteille, douce abbaye de Thé-


8 INTRODUCTION.

lème, dont le rien faire est la liturgie ; venez !... Et dans une épopée immense, donnez-nous l'apothéose de ce corps humain que l'on foule aux pieds, et que le curé de Meudon ne se contente pas de remettre à sa place. Il l'installe sur un trône. Or, voici l'ère de Gargantua. On boit plus sec, on mange sans perdre jamais l'appétit : l'élément physique de l'homme se trouve déifié par cette ironie matérialiste, qui semble une prédiction du XVIIIe siècle , et un oracle des destinées futures auxquelles le monde est réservé.

Passe joyeusement la vie et ris-toi du reste! Trinque ! comme l'a dit M. de Ralzac dans la Peau de Chagrin, voilà le sens des amères dérisions du Pantagruel, et peut-être l'arrêt définitif de ce livre.

Certes , Rabelais , s'il n'eûf pas vécu au commencement du seizième siècle, tout à la fin de ce qu'on appelle moyen-âge, n'eût rien écrit de pareil. Dans Pantagruel et Gargantua, il résuma le passé, railla le présent et s'empara de l'avenir, qu'une civilisation matérielle allait


INTRODUCTION. 9

isoler de l'ancienne société chrétienne et spiritualiste, de l'avenir qu'une philosophie sensualiste allait dominer et mouler à son plaisir.

L'ère de Rabelais a expiré. Celle qu'il annonçait parcourt son cycle et l'accomplit. Ce ne sont plus les ravages de la pensée idéaliste, mais ceux du sensualisme analytique que le conteur philosophe peut retracer aujourd'hui.

Aussi, voyez vous ces types d'égoïsme civilisé qui se donnent rendez-vous dans la Peau de Chagrin : Foedora, femme sans coeur, type d'une société sans coeur; Raphaël, symbole de la misère éclatante, le dandy sans un écu ; le malheur même que donne l'étude solitaire, avec la gloire en perspective , le grenier pour théâtre , et la souffrance pour escorte. Le vaste plan, caché sous ces fantaisies, a dû échapper à plusieurs yeux. Des critiques n'ont pas vu que la Peau de Chagrin est l'expression de la vie humaine, abstraction faite des individualités sociales ; la vie avec ses ondulations bizarres, avec sa course vagabonde et son allure serpentine, avec son égoïsme toujours pré-


10 INTRODUCTION.

sent sous mille métamorphoses. La même signification se trouve cachée sous les plus légers incidens de cette fiction. A part l'intérêt dramatique du livre, il renferme un intérêt de philosophie allégorique qui s'attache aux plus minces détails et poursuit sans pitié cette science d'égoïsme que la civilisation fait naître. Voyez Raphaël ! Comme le sentiment de sa conservation étouffe en lui toute autre idée ! Comme dans la scène du duel, chez les paysans, dans son hôtel de Paris, le même sentiment l'absorbe ! Soumis à ce talisman terrible , il vit et meurt dans une convulsion d'égoïsme.

C'est cette personnalité qui ronge le coeur et dévore les entrailles de la société où nous sommes. A mesure qu'elle augmente, les individualités s'isolent ; plus de liens , plus de vie commune. La personnalité règne ; c'est son triomphe et sa fureur que la Peau de Chagrin a reproduits. Dans ce livre, il y a toute une époque. Là, comme on l'a dit dans un journal (1), « vous pouvez, si cela vous duit, voir appa(I)

appa(I) Messager.


INTRODUCTION. 11

H raître, sous forme vivante, notre civilisation « d'hier et d'aujourd'hui : toute parée, toute » folle d'ennui et de luxe, avec son dégoût, » son désespoir , ses bons mots, ses velléités de » science et de religion, ses créations qui avor» tent, ses vertus qui ne sont pas écloses, son » éclat semblable à la lueur émanée des en« droits infects ; ses prétentions de grandeur , » de sévérité, de patriotisme, d'énergie , de ré» novation, de génie , d'organisation, de con« servation, de durée ; et son néant réel, son » mal intime ; son manque de foi, sa faiblesse » de volonté, son inanité, sa décrépitude, sa » force factice, comme celle de l'ivresse, pas» sagère, comme celle que la pile de Volta com» munique à un corps mort.

» Il serait curieux de contempler le critique » de l'ancienne école, l'homme de bon goût » et de bonnes moeurs, en face de cette oeuvre. » Oh! le pauvre homme! que fera-t-il de sa » toise? lui qui veut de la raison ; lui le jugeur, » le peseur de mots; lui, le compas en main, » la loupe appliquée sur l'oeil, heureux de dé-


12 INTRODUCTION.

» couvrir une irrégularité dans un livre , une » verrue dans un beau visage ? Assurément il » ne comprendra pas un mot de ce conte. Il » aime la littérature de plain-pied ; ici tout est » abîmes , précipices, saillies , excroissances , » hautes montagnes, profondeurs sans fond.

» Je jure que le plus habile critique de 1800 » à 1820 ne se ferait pas une idée nette sur un » pareil ouvrage. Il briserait sa toise , il jette» rait son compas. Autant vaudrait demander » à M. d'Aguesseau l'explication satisfaisante » d'un journal de 1831. En vain diriez-vous à » notre Aristarque dans l'embarras, que l'au» teur de laPeaude Chagrin a voulu, comme feu » Rabelais , formuler la vie humaine et résu» mer son époque dans un livre de fantaisie. » épopée, satire, roman, conte, histoire, » drame, folie aux mille couleurs. Le critique » vous dira que Pantagruel est une allégorie, » que Panurge est évidemment Rabelais et » Pantagruel François Ier ; mais que, dans l'oeu» vre de M. de Balzac , rien de pareil ne frappe » ses yeux. Et si vous répliquez en disant que


INTRODUCTION. là

» la prétendue allégorie, découverte dans Ra» bêlais par la lubie des savans , n'a jamais eu » d'existence ; que le monstre comique, créé » par le médecin Chinonais, est une immense » arabesque, fille du caprice accouplée avec » l'observation : notre homme vous tournera le » dos, non sans prier Dieu qu'il vous rende » votre raison perdue et vous fasse cadeau » d'une bonne édition de Laharpe.

» II y a dans l'oeuvre de M. de Balzac le cri » éclatant, le cri de désespoir d'une littérature » expirante. OEuvre puissante... Je ne parle » pas de la souplesse d'un style qui insulte à » tout moment la critique, et d'une vivacité ex» trême de teintes chatoyantes et contrastantes ; » mais de la portée générale d'un livre, où le » siècle et le pays les plus confus qui aient ja» mais existé, se concentrent sous des formes » poétiques , réelles , colorées , qui éblouissent ۜ le regard. Avoir trouvé le fantastique de » notre époque, ce n'est ni un petit mérite , ni » un mince travail. L'avoir vivifié sans tomber » dans la froideur de l'allégorie, c'est chose


14 INTRODUCTION.

» méritoire, c'est le témoignage d'un rare ta» lent. Il fallait, pour obtenir ce résultat, n'ou» blier aucune des brillantes nuances dont elle » se pare, nous donner les fêtes, l'esprit, le » dévergondage, les riches étoffes, les jouis» sances effrénées, le jeu, l'amour, la poésie » de costume, qui se pressent dans les grandes » villes ; il fallait n'oublier non plus aucune » des misères sociales ; ces coeurs desséchés, » ces existences perdues, ces arts qui augmen» tent la richesse sans ajouter rien au bonheur ; » il fallait faire voir, au sein de la civilisation, » fleur éclatante et factice, le ver qui la ronge, « le poison qui la tue.

» Ce livre a tout l'intérêt d'un conte arabe , » où la féerie et le scepticisme se donnent la » main, où des observations réelles et pleines » de finesse sont enfermées dans un cercle de » magie. Vous y trouverez de grands salons et » de grandes orgies , la mansarde du jeune sa» vant et le boudoir de la femme à la mode , « la table de jeu et le laboratoire du chimiste : » tout ce qui influe sur notre société, depuis le


INTRODUCTION. 15

» sourire de la jeune fille, jusqu'aux malices » du feuilleton.

» Et n'attendez pas que je vous donne une » idée plus exacte de cet étrange livre ; il est » de ceux où chacun trouve pâture à son goût : » à tel la satire, à tel autre le fantastique, àcelui» là des tableaux brillamment colorés. Si la so« ciété telle qu'elle est vous ennuie tant soit » peu , et qu'il vous agrée de la voir pincée , » fouettée, marquée, en grande pompe, sur » un bel échafaud, au milieu de tout le fracas « d'un orchestre rossinien, d'un tintamarre et » d'un charivari incroyable, et de la décoration » la plus étourdissante , lisez la Peau de Cha» grin, vous en avez pour trois nuits d'images « éclatantes et terribles qui soulèveront les ri« deaux de votre alcove pour peu que na» ture vous ait doué d'imagination ; et pour un » an de réflexion, si vous êtes né contempla» teur , observateur et penseur. »

Le public, qui a si rapidement enlevé la première édition, a justifié le critique. Mais l'auteur, docile aux observations qui lui ont été


16 INTRODUCTION.

adressées par amis et ennemis, n'a épargné ni ratures , ni veilles, ni suppressions , ni corrections , pour rendre plus parfaite la seconde édition de son oeuvre. Il a même fait le sacrifice de sa préface presque entière ; préface consacrée à une justification inutile. Il avait tort de croire que la Physiologie du mariage, oeuvre d'ironie et d'analyse , eût marqué son front d'un sceau de cynisme et d'impudence : on ne confond plus les fantaisies de l'art avec le caractère de l'artiste ; on sait que le plus doux des hommes peut devenir, dans sa tragédie, sanguinaire , criminel et implacable. On sait que le poète le plus ardemment erotique peut ne demander à l'amour que la jouissance des beaux vers. Cependant cette préface, dont le scrupule de l'auteur avait tracé les pages, et dont il fait le sacrifice, contenait des observations générales et philosophiques, que nous croyons devoir reproduire ici.

L'auteur explique, avec autant de sagacité que de finesse, le procédé physiologique qui préside à la création d'une oeuvre d'art et fait


INTRODUCTION. 17

naître dans l'esprit de l'artiste mille fantômes , dont la moralité ne lui est pas imputable.

« Quoique restreint dans les bornes d'une préface, cet essai psychologique aidera peutêtre, disait-il, à expliquer les bizarres disparates qui existent entre le talent d'un écrivain et sa physionomie. Certes, cette question intéresse les femmes-poètes encore plus que l'auteur lui-même.

» L'art littéraire, ayant pour objet de reproduire la nature par la pensée, est le plus compliqué de tous les arts.

» Peindre un sentiment, faire revivre les couleurs, les ombres , les demi-teintes, les jeux de lumière, accuser avec justesse les contours, reproduire fidèlement une scène étroite, mer ou montagnes, ruines ou intérieurs , voilà toute la peinture.

» La sculpture est plus restreinte encore dans ses ressources. Elle ne possède guères qu'une pierre et une couleur pour exprimer la plus riche des natures, le sentiment dans les formes humaines : aussi le sculpteur cache-t-il sous le


18 INTRODUCTION.

marbre d'immenses travaux d'idéalisation dont peu de personnes lui tiennent compte.

» Mais , plus vastes , les idées comprennent tout : l'écrivain doit être familiarisé avec tous les effets , avec toutes les natures. Leibnitz a résumé cette idée par un mot sublime : l'ame du poète est le miroir du inonde. Dans ce miroir concentrique, sa fantaisie réfléchit l'univers ; sinon, le poète et même l'observateur n'existent pas ; car il ne s'agit pas seulement de voir , il faut encore se souvenir et empreindre ses impressions dans un certain choix de mots, et les parer de toute la grâce des images ou leur communiquer le vif des sensations primordiales...

« Or, sans entrer dans les méticuleux aristotèlismes créés par chaque auteur pour son oeuvre, par chaque pédant dans sa théorie, l'auteur pense être d'accord avec toute intelligence , haute ou basse, en composant l'art littéraire de deux parties bien distinctes : l'observation — l'expression.

» Beaucoup d'hommes distingués sont doués du talent d'observer , sans posséder celui de


INTRODUCTION. 19

donner une forme vivante à leurs pensées ; comme d'autres écrivains ont été doués d'un style merveilleux, sans être guidés par ce génie sagace et curieux qui voit et enregistre toute chose. De ces deux dispositions intellectuelles résultent, en quelque sorte, une vue et un toucher littéraires. A tel homme, le faire; à tel autre, la conception ; celui-ci joue avec une lyre sans produire une seule de ces harmonies sublimes qui font pleurer ou penser ; celui-là compose des poèmes pour lui seul, faute d'instrument.

« La réunion des deux puissances fait l'homme complet; mais, cette rare et heureuse concordance n'est pas encore le génie, ou plus simplement ne constitue pas la volonté qui engendre une oeuvre d'art.

» Outre ces deux conditions essentielles au talent, il se passe chez les poètes ou chez les écrivains réellement philosophes, un phénomène moral, inexplicable, inouï, dont la science peut difficilement rendre compte. C'est une sorte de seconde vue qui leur permet de deviner la


20 INTRODUCTION.

vérité dans toutes les situations possibles ; ou, mieux encore, je ne sais quelle puissance qui les transporte là où ils doivent, où ils veulent être. Ils inventent le vrai, par analogie, ou voient l'objet à décrire, soit que l'objet vienne à eux, soit qu'ils aillent eux-mêmes vers l'objet. »

L'auteur se contente de poser les termes de ce problème, sans en chercher la solution.

« Donc, selon M. de Balzac , l'écrivain doit avoir l'intuition analytique de tous les caractères : toutes les moeurs il les épouse ; toutes les passions il les ressent : les idées, les pays , les moeurs, les caractères : accidens de nature, accidens de morale ; tout se meut dans sa pensée. En traçant le portrait du Laird de Dumbiedikes, il se fait avare ; il conçoit l'avarice; il en pénètre les mystères. S'il écrit Lara ou le Giaour, il assassine , il comprend le meurtre, la tache de sang est sur son front. Le voilà criminel ; il conçoit le crime; il l'apelle et le contemple.

« Mais, à ceux qui étudient la nature humaine, il est démontré clairement que l'homme de génie possède les deux puissances.


INTRODUCTION. 21

» II traverse en esprit les espaces : les choses, jadis observées, renaissent en lui, belles de la grâce, terribles de l'horreur primitive qui l'avaient saisi. Il a pressenti le monde , et ce pressentiment équivaut à la réalité. Son ame lui révèle tout par intuition. Ainsi, le peintre le plus chaud, le plus exact de Florence, n'a jamais été à Florence ; ainsi, tel écrivain a pu merveilleusement dépeindre le désert, ses sables, ses mirages , ses palmiers, sans aller de Dan à Sahara.

» Les hommes ont-ils le pouvoir de faire venir l'univers dans leur cerveau, ou leur cerveau est-il un talisman avec l'aide duquel ils abolissent les lois du temps et de l'espace?.... La science hésitera long- temps à choisir entre ces deux mystères également inexplicables. Toujours est-il constant que l'inspiration jette le poète en des transfigurations sans nombre et semblables aux magiques fantasmagories de nos rêves. Un rêve est peut-être le jeu naturel de cette singulière puissance, quand elle reste inoccupée !...


22 INTRODUCTION.

» Ces facultés que le monde admire à juste titre, un auteur les possède plus ou moins larges , en raison peut-être du plus ou moins de perfection de ses organes. Peut-être encore, le don de création est-il une faible étincelle tombée d'en haut sur l'homme ; et, alors, peut-être les adorations dues aux grands génies seraientelles une noble et haute prière ! S'il n'en était pas ainsi, pourquoi notre estime se mesureraitelle à la force, à l'intensité du rayon céleste qui brille en eux? Ou le degré d'enthousiasme dont nous sommes saisis pour les grands hommes , doit-il se proportionner au degré de plaisir qu'ils nous donnent, au plus ou moins d'utilité de leurs oeuvres ?... Que chacun choisisse entre le matérialisme et le spiritualisme !...

» Cette métaphysique littéraire a entraîné l'auteur assez loin de la question personnelle. Mais quoique dans la production la plus simple , dans Riquet à la houpe même, il y ait un travail d'artiste, et qu'une oeuvre de naïveté porte souvent le signe du mens divinior plus profondément empreint qu'il ne l'est dans un


INTRODUCTION. 23

vaste poème, il n'a pas la prétention d'écrire pour lui cette ambitieuse théorie, à l'instar de quelques auteurs contemporains dont les préfaces étaient les petits pèlerinages de petits Childe-Harold. II a seulement voulu réclamer pour les auteurs, les anciens priviléges de la clergie, qui se jugeait elle-même.

» La Physiologie du Mariage était une tentative faite pour retourner à la littérature fine, vive, railleuse et gaie du dix-huitième siècle, où les auteurs ne se tenaient pas toujours droits et raides, où l'on ne discutait pas à tout propos la poésie, la morale et le drame, mais où il se faisait du drame, de la poésie et des ouvrages de vigoureuse morale. L'auteur de ce livre cherche à favoriser la réaction littéraire que préparent certains bons esprits ennuyés de notre vandalisme actuel, et fatigués de voir amonceler tant de pierres sans qu'aucun monument surgisse. Il ne comprend pas la pruderie, l'hypocrisie de nos moeurs ; et refuse du reste, aux gens blasés, le droit d'être difficiles.

» De tous côtés s'élèvent des doléances sur la


24 INTRODUCTION.

couleur sanguinolente des écrits modernes. Les cruautés , les supplices, les gens jetés à la mer, les pendus , les gibets , les condamnés , les atrocités chaudes et froides, les bourreaux, tout est devenu bouffon !

» Naguère , le public ne voulait plus sympathiser avec les jeunes malades, les convalescens et les doux trésors de mélancolie contenus dans l'infirmerie littéraire. Il a dit adieu aux Tristes, aux Lépreux, aux langoureuses élégies. Il était las des Bardes nuageux et des Sylphes ; comme il est aujourd'hui rassasié de l'Espagne, de l'Orient, des supplices, des pirates et de l'his-. toire de France walterscottisée. Que nous reste-t-il donc?...

» Si le public condamnait les efforts des écrivains qui essaient de remettre en honneur la littérature franche de nos ancêtres , il faudrait souhaiter un déluge de barbares , la combustion des bibliothèques , et un nouveau moyen âge; alors, les auteurs recommenceraient plus facilement le cercle éternel dans lequel l'esprit humain tourne comme un cheval de manège.


INTRODUCTION. 25

» Si Polyeucte n'existait pas, plus d'un poète moderne est capable de refaire Corneille, et vous verriez éclore cette tragédie sur trois théâtres à la fois , sans compter les vaudevilles où Polyeucte chanterait sa profession de foi chrétienne sur quelque motif de la Muette. Enfin, les auteurs ont souvent raison dans leurs impertinences contre le temps présent. Le monde leur demande de belles peintures ; où en seraient les types ? Vos habits mesquins, vos révolutions manquées , vos bourgeois discoureurs , votre religion morte, vos pouvoirs éteints, vos rois en demi-solde, sont-ils donc si poétiques ?

» Nous ne pouvons aujourd'hui que nous moquer. La raillerie est toute la littérature des

sociétés expirantes Aussi l'auteur de ce

livre , soumis à toutes les chances de son entreprise littéraire, s'attend-il à de nouvelles clameurs, »

M. de Balzac , dont les Contes ont vaincu la formaliste apathie de son temps , et qui, dans I. 3


26 INTRODUCTION.

la Peau de Chagrin, a donné preuve de cette énergie et de cette fécondité , de cette verve hardie et poignante , que l'on réclame aujourd'hui , comme un palais blasé veut de l'orpiment et de l'alcohol, ne s'en tiendra pas à cet essai. Il a frappé notre époque , en lui empruntant ses propres armes ; en employant cette frénésie d'invention, cette ironie envenimée , ces couleurs ardentes , sombres et tranchées, dont l'abus serait la perte de l'art. Quand il voudra être simple , il saura l'être, comme il l'a prouvé dans le Réquisitionnaire, dans l'Etude de femme, dans les Proscrits et l'Enfant maudit. On le verra changer les couleurs de sa palette, et de nuance en nuance , d'existence en existence , de mode en mode, parcourir tous les degrés de l'échelle sociale et montrer tour à tour le paysan, le mendiant, le pâtre, le bourgeois, le ministre, attaqués de la même maladie destructive. Il ne reculera pas même devant le roi et le prêtre, ces deux derniers échelons de notre hiérarchie croulante ; le roi, que notre progrès de civilisation a tellement


INTRODUCTION. 27

ébranlé sur son trône qu'il n'a plus de confiance à sa couronne ; le prêtre dont la pensée renferme le dernier, le plus large développement de l'intelligence humaine, et qui n'est plus qu'un spectre lorsqu'il cesse d'avoir foi en lui. La foi et l'amour, s'éloignant des hommes livrés à la culture intellectuelle ; la foi et l'amour , s'exilant pour laisser, dans un désert d'égoïsme profond, tous ces hauts esprits, tous ces êtres parqués dans leur personnalité ; tel est le but des contes de M. de Balzac. Dans celui que l'auteur a intitulé Jésus-Christ en Flandre, un rayon d'amour et de foi tombe du ciel. Les Pariahs de la société , ceux qu'elle bannit de ses universités et de ses collèges, restent fidèles à leur croyance, et conservent, avec leur pureté morale , la force de cette foi qui les sauve, tandis que les gens supérieurs , fiers de leur haute capacité , voient s'accroître leurs maux avec leur orgueil, et leurs douleurs avec leurs lumières. Cette moralité suprême qui couronne la peinture de tous les types d'individualisme est d'un bel effet.


28 INTRODUCTION.

C'est non-seulement la société dans ses masses , que frappe de mort l'égoïsme, fils de l'analyse et de cette raison approfondissante qui nous ramène sans cesse à notre personnalité ; c'est aussi la société dans ses élémens partiels ; c'est encore le gouvernement et la théorie politique. De degrés en degrés, l'auteur s'élèvera jusqu'à cette dernière ironie , la plus haute et la plus en harmonie avec notre temps. Dans l'Histoire de la succession du marquis de Carabas, dernière oeuvre qui complétera la donnée de ce recueil, il montre la société politique en proie à la même impuissance , au même néant qui dévorent Raphaël dans la Peau de Chagrin. Même intensité de désirs , même éclat extérieur, même misère réelle ; même formule inévitable , éternelle , où la nationalité se trouve pressée comme l'individualisme dans la sienne. Ici un ton de bonhomie plus naïve, une satire moins amère, s'accorderont avec une ironie qui s'attaque non aux hommes, mais aux doctrines , non aux individualités , mais aux systèmes.


INTRODUCTION. 29

Ces récits, mêlés de merveilleux et dictés par la fantaisie , ont conquis un succès populaire dans une époque si contraire à la libre et capricieuse fiction : mais on les a plutôt acceptés comme des inventions brillantes que comme des oeuvres de raison. Nous avons pris plaisir à en développer le sens philosophique, la portée morale, inaperçus de la foule. Ce n'est pas là ce qui fait le succès du jour ; mais ce qui le propage et le continue dans l'avenir.

P.

I. 3.



LA PEAU DE CHAGRIN.



PREMIÈRE PARTIE.

LA PEAU DE CHAGRIN.

I.

VERS la fin du mois d'octobre dernier, un jeune homme entra dans le Palais-Royal au moment où s'ouvraient les maisons de jeu, conformément à la loi qui protége, à Paris, une passion essentiellement productive et chère au fisc.

Sans trop hésiter, l'inconnu monta l'escalier du tripot établi au numéro 39.


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— Monsieur!.... votre chapeau, s'il vous plaît !.. lui cria, d'une voix sèche et grondeuse, un petit vieillard blême , accroupi dans l'ombre , protégé par une barricade, et qui, se levant soudain, fit voir une figure moulée d'après un type ignoble.

Quand vous entrez dans une maison de jeu, la loi commence par vous dépouiller de votre chapeau.

Est-ce une parabole évangélique et providentielle?...

N'est-ce pas plutôt une manière de signer un contrat infernal avec vous, en exigeant je ne sais quel gage ?

Serait-ce pour vous obliger à garder un maintien respectueux devant ceux qui gagneront! votre argent ?

Est-ce curiosité de la police, qui, fouillard tous les égouts sociaux, est intéressée à savoir le nom de votre chapelier, ou le vôtre , si vous l'avez inscrit sur la coiffe?

Est-ce , enfin, pour prendre la mesure de votre crâne et dresser une statistique instructif sur la capacité cérébrale des joueurs?...

Il y a , sur ce point, silence complet che l'administration. !

Seulement, à peine avez-vous fait un pi;


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vers le tapis vert, que déjà votre chapeau ne vous appartient pas plus que vous ne vous appartenez à vous-même. Vous êtes au jeu, vous, votre fortune, votre coiffe, votre canne et votre manteau.

A votre sortie , le JEU , par une atroce épigramme en action , vous démontrera qu'il vous laisse encore quelque chose en vous rendant votre bagage.... mais, si, par malheur, vous veniez avec une coiffure neuve, vous apprendrez à vos dépens , qu'il faut avoir un costume de joueur.

L'etonnement, manifesté par l'étranger quand il reçut une fiche numérotée en échange de son chapeau dont heureusement les bords étaient légèrement pelés , indiquait assez une ame encore innocente.

Le petit vieillard , ayant sans doute croupi dès son jeune âge dans les atroces plaisirs de la vie des joueurs , lui jeta un coup d'oeil terne et sans chaleur, mais dans lequel un philosophe aurait lu les misères de l'hôpital, les vagabondages des gens ruinés, les procès-verbaux d'une foule d'asphyxiés, les travaux forcés à perpétuité, les expatriations au Guazacoalco...

Cet homme avait une longue face blanche dont les fibres ne s'entretenaient plus guère que


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par la soupe gélatineuse de M. d'Arcet. Il présentait une vivante image de la passion réduite à son terme le plus simple. Dans ses rides, il y avait trace de vieilles tortures. II devait jouer ses maigres appointemens , le jour même où il les recevait. Enfin, comme une rosse sur laquelle les coups de fouet n'ont plus de prise, il ne tressaillait plus aux sourds gémissemens, aux muettes imprécations, aux regards hébétés des joueurs, quand ils sortaient ruinés. G'étail le Jeu incarné.

Si le jeune homme avait contemplé ce triste cerbère, peut-être se serait-il dit :

— Il n'y a plus qu'un jeu de cartes dans ce; coeur-là...

Mais l'inconnu n'écouta pas ce conseil vivant, |. placé là sans doute par la providence, comme! elle a mis le dégoût à la porte de tous les lieux mauvais... Non. Il entra, résolument, dans la; salle d'où l'or faisait entendre une prestigieuse! musique... Ce jeune homme était probablement; poussé là par la plus logique de toutes les éloquentes phrases de J.-J. Rousseau, et donlj voici, je crois , la triste pensée : — Oui je confois qu'un homme aille au Jeu; mais c'est lorsque entre lui et la mort, il ne voit plus que son dernier écu... =


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II.

LE soir, les maisons de jeu n'ont qu'une poésie vulgaire, mais dont l'effet est assuré comme celui d'un mélodrame plein de sang. Les salles sont garnies de spectateurs et de joueurs, de vieillards indigens qui viennent s'y réchauffer, de faces agitées, d'orgies commencées dans le vin et près de finir dans la Seine. La passion y abonde; mais le trop grand nombre d'acteurs vous empêche de contempler face à face le démon du jeu. La soirée est un véritable morceau d'ensemble où la troupe entière crie , où I. 4


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chaque instrument de l'orchestre module sa phrase...

Vous verriez là beaucoup de gens honorables qui viennent y chercher des distractions, et qui les paient comme ils paieraient le plaisir du spectacle, de la gourmandise, ou comme ils iraient dans une mansarde acheter, à bas prix, des remords pour trois mois.

Mais comprenez-vous tout ce que doit avoir de délire et de vigueur dans l'ame un homme qui attend avec impatience l'ouverture d'un tripot ?... Il existe , entre le joueur du matin et le joueur du soir, la différence qui distingue le mari nonchalant, de l'amant rôdant sous les fenêtres de sa belle... Le matin seulement, arrivent la passion palpitante , le besoin dans sa franche horreur... En ce moment, vous pourrez ; admirer un véritable joueur, un joueur qui n'a pas mangé, dormi, vécu, pensé, tant il était rudement flagellé par le fouet de sa martingale; tant il souffrait, travaillé par le prurit d'un coup de trente et quarante. A cette heure maudite, vous rencontrerez des yeux dont le calme effraie, des visages qui vous fascinent, des regards qui soulèvent les cartes , et les dévorent.

Aussi, les maisons de jeu ne sont-elles su- ! blimes qu'à l'ouverture de leurs séances... Si;


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l'Espagne a ses combats de taureaux, si Rome a eu ses gladiateurs, Paris s'enorgueillit de son Palais-Royal dont les agaçantes roulettes donnent le plaisir de voir couler le sang à flots, sans que les pieds du parterre risquent d'y glisser. Essayez de jeter un regard furtif sur cette arène. Entrez!

Quelle nudité!... Les murs, couverts d'un papier gras à hauteur d'homme , n'offrent pas une image qui puisse rafraîchir l'aine; il ne s'y trouve même pas un clou pour faciliter le suicide.... Le parquet est usé, malpropre. Une table ronde occupe le centre de la salle ; et la simplicité des chaises de paille pressées autour de ce tapis usé par l'or, annonce une curieuse indifférence du luxe chez ces hommes qui viennent périr là pour la fortune et pour le luxe.

Cette antithèse humaine est établie partout où l'aine réagit puissamment sur elle-même. L'amoureux veut mettre sa maîtresse dans la soie, la revêtir d'un moelleux cachemire, et, la plupart du temps, il la possède sur un grabat. L'ambitieux rêve de demeurer au faîte du pouvoir, en s'aplatissant dans la boue d'une révérence. Le marchand vit dans une boutique humide et malsaine, en se construisant un hôtel où il ne restera pas un an.... Enfin, à part la


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vue des cuisines et l'odeur des cabarets, y a-t-il chose plus déplaisante qu'une maison de plaisir?... Singulier problème!... L'homme signe son impuissance dans tous les actes de sa vie! Il n'est jamais ni tout-à-fait heureux , ni complètement misérable...

Au moment où le jeune homme entra dans le salon, quelques joueurs s'y trouvaient déjà....

Trois vieillards, à têtes chauves, étaient nonchalamment assis autour du tapis vert. Leurs visages de plâtre, impassibles comme ceux des diplomates, révélaient des âmes blasées, des coeurs qui, depuis long-temps avaient désappris de palpiter, même en risquant les biens paraphernaux d'une femme....

Un jeune Italien, aux cheveux noirs, au , teint olivâtre, était accoudé tranquillement au bout de la table, et paraissait écouter ces pressentimens secrets qui crient fatalement à un joueur: —Oui... —Non... Cette tête méridionale respirait l'or et le feu.

Sept ou huit spectateurs, debout, rangés de manière à former une galerie, attendaient les scènes que leur préparaient les coups du sort, les figures des acteurs , le mouvement de l'argent et des râteaux. Ces désoeuvrés étaient là, silencieux, immobiles, attentifs, comme est le


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peuple à la Grève, quand le bourreau tranche une tête.

Un grand homme sec , en habit râpé , tenait un registre d'une main, et, de l'autre, une épingle pour marquer les passes de la rouge ou de la noire. C'était un de ces Tantales modernes qui vivent en marge de toutes les jouissances de leur siècle ; un de ces avares sans trésor qui jouent en idée une mise imaginaire; espèce de fou raisonnable , se consolant de ses misères en caressant une épouvantable chimère; agissant enfin, avec le vice et le danger, comme les jeunes prêtres avec Dieu, quand il disent des messes blanches.

Puis, en face de la banque, un ou deux de ces fins spéculateurs, experts des chances du jeu, et semblables à d'anciens forçats qui ne s'effraient plus des galères, étaient venus là pour hasarder trois coups et remporter immédiatement le gain probable dont ils vivaient.

Deux vieux garçons de salle se promenaient nonchalamment les bras croisés, regardant le jardin par les fenêtres, de temps à autre, comme pour montrer aux passans leurs plates figures, en guise d'enseigne.

Le tailleur et le banquier venaient de jeter I. 4.


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sur les ponteurs ce regard blême qui les tue, et disaient d'une voix grêle :

— Faites le jeu!...

Quand le jeune homme ouvrit la porte...

Alors le silence devint en quelque sorte plus profond, et les têtes se tournèrent vers le nouveau venu par curiosité.

Mais, chose inouïe, les vieillards émoussés, les employés pétrifiés, les spectateurs, et même l'Italien fanatique, tous éprouvèrent, à l'aspect de l'inconnu, je ne sais quel sentiment épouvantable.

Ne faut-il pas être bien malheureux pour obtenir de la pitié , bien faible pour exciter une sympathie, ou bien sinistre pour faire frissonner les ames dans cette salle où les douleurs doivent être muettes , la misère gaie , le désespoir décent !... Eh bien ! il y avait de tout cela dans la sensation neuve qui remua tous ces coeurs glacés quand le jeune homme entra; mais les bourreaux n'ont-ils pas quelquefois pleuré sur les vierges dont la Révolution leur ordonnait de couper les blondes têtes...

Au premier coup d'oeil les joueurs lurent sur le visage du novice quelque horrible mystère...

Ses jeunes traits étaient empreints d'une grâce nébuleuse. Dans son regard, il y avait


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bien des efforts trahis , bien des espérances trompées ! La morne impassibilité du suicide donnait à son front une pâleur mate et maladive. Un sourire amer dessinait de légers plis dans les coins de sa bouche. Il y avait sur toute sa physionomie une résignation qui faisait mal à voir.

Quelque secret génie scintillait au fond de ses yeux voilés par les fatigues du plaisir; car la débauche marquait de son sale cachet cette noble figure, jadis pure et brillante , maintenant dégradée. Les médecins auraient peut-être attribué à des lésions au coeur ou à la poitrine, le cercle jaune qui encadrait les paupières et la rougeur dont les joues étaient marbrées ; tandis que les poètes eussent voulu reconnaître , à ces signes, les ravages de la science, les traces de nuits passées à la lueur d'une lampe studieuse. Mais une passion plus mortelle que la maladie, une maladie plus impitoyable que l'étude et le génie, altéraient cette jeune tête , contractaient ces muscles vivaces, tordaient ce coeur, sur lesquels les orgies, l'étude et lamaladie n'avaient que difficilement mordu.

Comme, lorsqu'un célèbre criminel arrive au bagne, les condamnés l'accueillent avec respect, ainsi, tous ces démons humains, experts en tortures, saluèrent une douleur inouïe,


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une blessure dont ils soupçonnaient par instinct la profondeur ; et reconnurent un de leurs princes, à la majesté de sa muette ironie, à l'élégante misère de ses vêtemens...

Le jeune homme avait bien un frac de bon goût; mais la jonction de son gilet et de sa cravate était trop savamment maintenue pour qu'on lui supposât du linge. Ses mains , jolies comme des mains de femme, étaient d'une douteuse propreté. Depuis deux jours, il ne portait plus de gants... Ce diagnostic disait tout...

Si le tailleur et les garçons de salle euxmêmes frissonnèrent, c'est que les enchantemens de l'innocence florissaient par vestiges dans ses formes grêles et fines, dans ses cheveux blonds et rares, naturellement bouclés... Cette figure avait encore vingt-cinq ans , et le vice paraissait y être un accident. La verte vie de la jeunesse y luttait encore avec les rages d'une impuissante lubricité. Les ténèbres et la lumière, le néant et l'existence s'y combattaient en produisant tout à la fois de la grâce et de l'horreur. Le jeune homme se présentait là comme un ange sans rayons, égaré dans sa route; aussi, tous ces professeurs émérites de vice et d'infamie, semblables à une vieille femme édentée , prise de pitié à l'aspect d'une


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ravissante fille qui s'offre à la corruption , avaient l'air de lui crier :

— Sortez!...

Il marcha droit à la table; et, s'y tenant debout , il jeta sans calcul, sur le tapis, une pièce d'or qu'il avait dans la main ; puis, abhorrant, comme les ames fortes, de chicanières incertitudes , il lança sur le tailleur un regard tout à la fois turbulent et calme.

L'intérêt de ce coup était si puissant que les vieillards ne firent pas de mise ; mais l'Italien, saisissant avec le fanatisme de la passion une idée qui lui souriait, ponta sa masse d'or en opposition au jeu de l'inconnu.

Le banquier oublia de dire ces phrases qui se sont à la longue converties en un cri rauque et inintelligible.

— Faites le jeu !...

— Le jeu est fait !...

— Rien ne va plus....

Le tailleur étala les cartes en paraissant souhaiter bonne chance au dernier venu, indifférent qu'il était à la perte ou au gain fait par les entrepreneurs de ces sombres plaisirs.

Tous les yeux, arrêtés sur les cartons fatidi-


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ques, étincelaient ; car les spectateurs voyaient un drame et la dernière scène d'une belle vie dans cette pièce d'or. Mais, malgré l'attention avec laquelle ils regardèrent alternativement le jeune homme et les cartes, ils ne purent apercevoir aucun symptôme d'émotion sur sa figure froide et résignée.

— Rouge perd !.... dit officiellement le tailleur. !

Une espèce de râle sourd sortit de la poitrine de l'Italien lorsqu'il vit tomber le paquet de bil lets que lui jeta le banquier. Quant au jeune homme, il ne comprit sa ruine qu'au momenlj où le râteau s'allongea pour ramasser son der-j nier napoléon. L'ivoire fit rendre un bruit sec à la pièce, qui, rapide comme une flèche, alla se réunir au tas d'or étalé devant la caisse, L'inconnu ferma les yeux doucement, ses lèvres blanchirent ; mais il releva bientôt ses paupières ; sa bouche reprit une rougeur de corail; il affecta l'air d'un Anglais pour qui la vie n'a plus de mystères ; et disparut sans mendier une consolation par un de ces regards déchiransi que les joueurs au désespoir lancent assez sou- 1 vent sur la galerie taciturne dont ils sont entourés.

Que d'événemens se pressent dans l'espace


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d'une seconde, et quel abyme est donc la cervelle humaine !...

— Il paraît que c'est sa dernière cartouche!... dit en souriant le croupier, après un moment de silence, en tenant cette pièce d'or entre le pouce et l'index , et la montrant aux assistans.

— C'est un cerveau brûlé qui va se jeter à l'eau !... répondit un habitué en regardant autour de lui; car tous les joueurs se connaissaient.

— Bah ! s'écria le garçon de bureau, en prenant une prise de tabac.

—-Si nous avions imité monsieur?... dit un des vieillards à ses collègues, en désignant l'Italien ; hein?...

Tout le monde regarda l'heureux joueur dont les mains tremblaient en comptant ses billets de banque.

— J'ai entendu, dit-il, une voix qui me criait dans l'oreille : Le Jeu aura raison contre le désespoir de ce jeune homme!...

— Ce n'est pas un joueur !— reprit le banquier. Autrement, il aurait fait trois coups de son argent pour se donner plus de chances !...


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III.

LE jeune homme passait sans réclamer son chapeau; mais le vieux molosse , ayant remar que le mauvais état de cette guenille, la lui rendit sans proférer une parole, et le joueur restitua la fiche par un mouvement machinal. Puis, il descendit les escaliers en sifflant le du tanti palpili d'un souffle si faible qu'il en entenj dait à peine lui-même les notes délicieuses, et il se trouva bientôt sous les galeries du Palais! Royal. Dirigé par une dernière pensée, il alla jusqu'à la rue Saint-Honoré, prit le chemin des Tuileries, et traversa le jardin d'un pas irré-


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solu. II marchait comme au milieu d'un désert, coudoyé par des hommes qu'il ne voyait pas ; n'écoutant, à travers les clameurs populaires , qu'une seule voix, celle de la Mort; enfin, perdu dans une engourdissante méditation, semblable à celle dont jadis étaient saisis les criminels qu'une charrette conduisait du Palais à la Grève, vers cet échafaud, rouge de tout le sang versé depuis 1793.

Il y a je ne sais quoi de grand et d'épouvantable dans le suicide. Dans la vie, les chutes d'une multitude de gens sont sans danger comme celles des enfans qui tombent de trop bas pour se blesser ; mais quand un homme se brise, il doit venir de bien haut, s'être élevé dans les cieux, avoir entrevu quelque paradis inaccessible. Implacables doivent être les ouragans qui nous forcent à demander la paix de l'ame à la bouche d'un pistolet.

Que déjeunes talens s'étiolent confinés dans une mansarde, y périssent faute d'un ami, faute d'une femme consolatrice, au sein d'un million d'êtres, en présence d'une foule lassée d'or et qui s'ennuie...

A cette .pensée, le suicide prend des proportions gigantesques.

Entre une mort volontaire et la féconde esi. 5


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pérance dont la voix appelle un jeune homme à Paris, Dieu seul sait combien il y a de chefsd'oeuvre avortés ; de conceptions de poésie dépensées ; de désespoir, de cris étouffés ; de vaines tentatives !... Chaque suicide est un poème sublime de mélancolie. Où trouverez-vous, dans l'océan des littératures, un livre surnageant qui puisse lutter de génie avec ces trois lignes ?

Hier, a quatre heures, une jeune femme s'est jetée dans la Seine du haut du Pont-desArts.

Devant ce laconisme parisien, les drames, les romans, tout pâlit, même ce vieux frontispice :

Les lamentations du glorieux roi de Kae'rnavan, mis en prison par ses enfans...

Dernier fragment d'un livre perdu, dont la seule lecture faisait pleurer ce Sterne, qui luimême délaissait sa femme et ses enfans.

L'inconnu fut assailli par mille pensées semblables qui passaient en lambeaux dans son ame comme des drapeaux déchirés voltigent au milieu d'une bataille. — Puis, il déposait pen-


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dant un moment le fardeau de son intelligence et de ses souvenirs, pour s'arrêter devant quelques fleurs dont il admirait les têtes mollement balancées par la brise parmi les massifs de verdure.

Et, saisi par une convulsion de la vie qui regimbait encore sous la pesante idée du suicide , il levait les yeux au ciel ; mais des nuages gris, des bouffées de vent chargées de tristesse, une atmosphère lourde lui conseillaient de mourir...

Alors, il s'achemina vers le Pont-Royal en songeant aux dernières fantaisies de ses prédécesseurs... Il souriait en se rappelant que lord Castlereagh avait satisfait le plus humble de nos besoins avant de se couper la gorge, et que M. Auger l'académicien avait été chercher sa tabatière pour priser tout en marchant à la mort.

11 analysait ces bizarreries et s'interrogeait lui-même, quand, en se serrant contre le parapet du pont, pour laisser passer un fort de la halle , celui-ci lui ayant légèrement blanchi la manche de son habit, il se surprit à en secouer soigneusement la poussière.

Arrivé au point culminant de la voûte, il regarda l'eau d'un air sinistre.

— Mauvais temps pour se noyer!... lui dit


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en riant une vieille femme vêtue de haillons. Est-elle sale et froide, la Seine !...

Il répondit par un sourire plein de naïveté, qui attestait le délire de son courage ; mais il frissonna tout à coup en voyant de loin, sur le port des Tuileries, la baraque surmontée d'un écriteau où ces paroles sont tracées en lettres hautes d'un pied :

SECOURS AUX ASPHYXIÉS...

M. Dacheux lui apparut armé de sa philanthropie officielle, réveillant et faisant mouvoir ces vertueux avirons qui cassent la tête aux noyés , quand malheureusement ils remontent sur l'eau. Il l'aperçut ameutant les curieux, quêtant un médecin, apprêtant des fumigations... Il lut les doléances des journalistes écrites entre les joies d'un festin et le sourire d'une danseuse. Il entendit sonner les écus comptés à des bateliers pour sa tête, par le préfet de la Seine... Mort, il valait cinquante francs ; mais, vivant, il n'était qu'un homme de talent, sans protecteurs, sans amis, sans Paillasse, sans tambour, un véritable zéro social, dont l'état n'avait nul souci...

Alors, une mort en plein jour lui paraissant ;


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ignoble, il résolut de mourir pendant la nuit, afin de livrer un cadavre indéchiffrable à la Société qui méconnaissait l'utilité de sa vie. Continuant donc son chemin , il se dirigea vers le quai Voltaire, en prenant la démarche indolente d'un désoeuvré qui veut tuer le temps.

Quand il descendit les marches qui terminent le trottoir du pont, à l'angle du quai, son attention fut excitée par les bouquins dont le

parapet est toujours garni Peu s'en fallut

qu'il n'en marchandât quelques-uns...

Il se prit à sourire ; et, glissant alors philosophiquement ses mains dans ses goussets, il allait reprendre son allure d'insouciance et de dédain, quand il entendit avec surprise quelques pièces retentissant d'une manière véritablement fantastique dans le fond de sa poche...

Un sourire d'espérance illumina son visage, en se glissant de ses lèvres, dans ses traits et sur son front ; il fit briller de joie ses yeux et ses joues sombres. Cette étincelle de bonheur ressemblait à ces feux qui courent dans les vestiges d'un papier déjà consumé par la flamme ; mais le visage eut le sort des cendres noires : il redevint triste quand l'inconnu , ayant vivement retiré la main de son gousset, aperçut trois gros sous...


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— Ah ! mon bon Monsieur, la carita ! la carita !... — catarina! — Un petit sou pour avoir du pain...

Un jeune ramoneur dont la figure bouffie était noire, le corps brun de suie, les vêtemens déguenillés, tendit la main à cet homme pour lui arracher ses derniers sous. A deux pas du petit Savoyard , un vieux pauvre honteux, maladif , souffreteux , ignoblement vêtu d'une tapisserie trouée , lui dit' d'une grosse voix sourde :

— Monsieur, donnez-moi ce que vous voulei, je prierai Dieu pour vous...

Mais quand l'homme jeune eut regardé le vieillard, celui-ci se tut, et ne demanda plus rien, reconnaissant peut-être, sur ce visage funèbre, la livrée d'une misère plus âpre que la sienne.

— La carita !... la carita!... L'inconnu jeta sa monnaie à l'enfant et au

vieux pauvre, en quittant le trottoir pour aller vers les maisons...

Il ne pouvait plus supporter le poignant aspect de la Seine.

•— Nous prierons Dieu pour la conservation de vos jours !... lui dirent les deux mendians.

En arrivant à l'étalage d'un marchand d'es-


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tampes, cet homme presque mort rencontra une jeune femme. Elle descendait de son brillant équipage, et sa robe , légèrement relevée par le marche-pied, laissa voir une jambe dont un bas blanc et bien tiré dessinait le fin contour. Alors il contempla délicieusement cette charmante personne dont la figure était d'une beauté enivrante, et artistement encadrée dans le satin d'un chapeau gracieux... puis , il fut séduit par une taille svelte, par de jolis mouvemens. La jeune femme entra dans le magasin, y marchanda des album, des collections de lithographies Elle en acheta pour plusieurs pièces

d'or qui étincelèrent en sonnant sur le comptoir...

Le jeune homme, en apparence occupé sur le seuil de la porte à regarder des gravures exposées dans la montre, échangea capricieusement avec la belle inconnue l'oeillade la plus perçante que puisse lancer un homme, contre un de ces coups d'oeil insoucians jetés au hasard sur la foule Et c'était, de sa part, un

adieu à l'amour, à la femme !... Cette dernière et puissante interrogation ne fut même pas comprise , ne remua pas ce coeur de femme frivole, ne la fit pas rougir, ne lui fit pas baisser les yeux.... Qu'était-ce pour elle?.... Une admira-


I

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tion de plus, un désir excité dont elle triompherait , le soir, en disant : — J'étais jolie aujourd'hui.

Le jeune homme passa vivement à un autre cadre et ne se retourna point quand la jolie dame remonta dans sa voiture. Les chevaux partirent avec une vitesse aristocratique.... Et cette dernière image du luxe, de l'élégance flamba devant lui, rapide comme sa vie.

Alors il marcha d'un pas mélancolique le long des magasins, en examinant, sans beaucoup d'intérêt, tout ce qui s'y trouvait étalé... Puis, quand les boutiques lui manquèrent, il contempla le Louvre, l'Institut, les tours de NotreDame, celles du Palais, le Pont des Arts. Ces monumens paraissaient prendre une physionomie triste en reflétant les teintes grises du ciel dont les rares clartés prêtaient un air menaçant à Paris, qui, pareil à une jolie femme, est soumis à d'inexplicables caprices de laideur et de beauté. Ainsi, la nature elle-même conspirait à le plonger dans une extase douloureuse.

En proie à cette puissance malfaisante dont nous éprouvons tous, en certains jours de notre vie, l'action dissolvante, il sentait son organisme arriver insensiblement aux phénomènes de la fluidité. Los tourmentes de cette agonie


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lui imprimaient un mouvement semblable à celui des vagues, et lui faisaient voir les bâtimens, les hommes à travers un brouillard, où tout ondoyait. Voulant se soustraire aux titillations morales que produisaient, sur son ame, les réac* tions de la nature physique, il se dirigea vers unmagasin d'antiquités dans l'intention de donner une pâture à ses sens et d'y attendre la nuit en marchandant des objets d'art. C'était, pour ainsi dire, quêter du courage et demander un cordial, comme les criminels qui se défient de leurs forces en allant à l'échafaud.


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IV.

LA conscience qu'il avait d'une mort prochaine rendit, pour un moment, au jeune homme toute l'assurance d'une duchesse qui a deux amans. Aussi entra-t-il chez le marchand de curiosités d'un air dégagé, laissant voir sur ses lèvres un sourire fixe comme celui d'un ivrogne. N'était-il pas ivre de la vie ou peutêtre de la mort ? Donc, l'inconnu retomba bientôt dans ses vertiges et continua d'apercevoir les choses sous d'étranges couleurs, ou animées d'un léger mouvement dont le principe était sans doute dans une irrégulière circula-


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tion de son sang, tantôt bouillonnant, tantôt tranquille et fade comme de l'eau tiède...

Il demanda simplement à visiter les magasins, pour chercher s'ils ne renfermeraient pas quelques singularités à sa convenance. Alors, un jeune garçon à figure fraîche et joufflue , à chevelure rousse, et coiffé d'une casquette de loutre, commit la garde de la boutique à une vieille paysanne , espèce de Caliban femelle , occupée à nettoyer un poêle dont les merveilles étaient dues au génie de Bernard de Palissy. Puis, il dit à l'étranger d'un air insouciant :

— Voyez, Monsieur, voyez !... Nous n'avons en bas que des choses assez ordinaires ; mais si vous voulez prendre la peine de monter au premier étage, je pourrai vous montrer de fort belles momies du Caire, plusieurs poteries incrustées , quelques ébènes sculptés, vraie renaissance, récemment arrivés et qui sont de toute beauté...

Dans l'horrible situation où se trouvait l'inconnu , ce babil de cicérone , ces phrases sottement mercantiles furent, pour lui , comme les taquineries mesquines par lesquelles les esprits étroits assassinent un homme de génie— Portant sa croix jusqu'au dernier pas , i! parut écouter son conducteur , et lui répondit par gestes ou par monosyllabes.


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Mais, insensiblement, il sut conquérir le droit d'être silencieux, et put se livrer, sans contrainte, à ses dernières méditations. Elles furent gigantesques, terribles; car il était poète, et son ame rencontra, par hasard, une immense pâture : il devait voir, par avance, les ossemens de vingt mondes.

Au premier coup-d'oeil les magasins lui of-j frirent. un tableau confus , dans lequel toutes) les oeuvres humaines se heurtaient. Des crocodiles , des singes, des boas empaillés souriaienl à des vitraux d'église, semblaient vouloir mor-j dre des bustes, courir après des laques , grimper sur des lustres....

Un vase de Sèvres où madame Jacquotot avaii peint Napoléon, se trouyait auprès d'un sphyni

dédié à Sésostris Le commencement du

monde et les événemens d'hier se mariaient avec une grotesque bonhomie. Un tournebroche était posé sur un ostensoir, un sabre républicain sur une hacquebute du moyen âge. |

Madame Dubarry , peinte au pastel par Latour , une étoile sur la tête, nue et dans un nuage, paraissait contempler avec concupiscence une chibouque indienne , en cherchai à deviner l'utilité des spirales qui serpentaient vers elle.


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Les instrumens de mort, poignards , pistolets curieux , armes à. secret, étaient jetés pêlemêle avec des instrumens de vie , soupières en porcelaine, assiettes de Saxe , tasses orientales venues de Chine, drageoirs féodaux. Un vaisseau d'ivoire voguait à pleines voiles sur le dos d'une immobile tortue... Une machine pneumatique éborgnait l'empereur Auguste , qui ne s'en fâchait pas.

Plusieurs portraits d'échevins français, de bourgmestres hollandais , insensibles , comme pendant leur vie, s'élevaient au-dessus de ce chaos d'antiquités, en y lançant un regard pâle et froid.

Tous les pays de la terre semblaient avoir apporté là un débris de leurs sciences, un échantillon de leurs arts. C'était une espèce de fumier philosophique auquel rien ne manquait, ni le calumet du sauvage, ni la pantoufle vert et or du sérail, ni le yatagan du Maure, ni l'idole des Tartares. Il y avait jusqu'à la blague à tabac du soldat, jusqu'au ciboire aux hosties du prêtre', jusqu'aux plumes d'un trône. Ces monstrueux tableaux encore étaient assujettis a mille accidens de lumière, par la bizarrerie d'une multitude de reflets dus à la confusion des nuances, à la brusque opposition des jours

i. 6


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et des ténèbres. L'oreille croyait entendre des cris interrompus ; l'esprit, saisir des drames inachevés; l'oeil, apercevoir des lueurs mal étouffées.

Enfin une poussière obstinée imprimait des expressions capricieuses à tous ces objets dont les angles multipliés et les sinuosités nombreuses produisaient les effets les plus pittoresques.

L'inconnu compara d'abord ces trois salles gorgées de civilisation, de cultes , de divinités , de chefs-d'oeuvre, de royautés, de débauches , de raison et de folie, à un miroir plein de facettes , dont chacune représentait un monde.

Après cette impression brumeuse , il voulut choisir ses jouissances ; mais à force de regarder , de penser , de rêver, il se mit sous la puissance d'une fièvre due peut-être à la faim qui rugissait dans ses entrailles.

La vue de tant d'existences nationales ou individuelles, attestées par des gages humains qui leur survivaient, acheva d'engourdir les sens du jeune homme. Le désir qui l'avait poussé dans le magasin fut exaucé. Il sortit de la vie réelle, monta par degrés vers un monde idéal, et tomba dans une indéfinissable extase.


LA TEAU DE CHAGRIN. 6S

L'univers lui apparut par bribes et en traits de feu , comme l'avenir passa jadis flamboyant aux yeux de saint Jean dans Pathmos.

Une multitude de figures endolories, gracieuses, terribles , lucides , lointaines, rapprochées , se leva par masses , par myriades , par générations...

L'Egypte, raide, mystérieuse, se dressa de ses sables , représentée par une momie qu'enveloppaient des bandelettes noires. Les Pharaons , ensevelissant des générations pour construire une tombe... Moïse, les Hébreux, le désert... Il entrevit tout un monde antique et solennel.

Fraîche et suave, une statue de marbre, assise sur une colonne torse et rayonnant de blancheur , lui parla des mythes voluptueux de la Grèce et de l'Ionie

Et, qui n'aurait souri, comme lui, de voir sur un fond brun la jeune fille rouge dansant dans la fine argile d'un vase étrusque devant

le dieu Priape et le saluant d'un air joyeux

Puis en regard, une reine latine caressait sa

Chimère avec amour Les caprices de la

Rome impériale respiraient là, tout entiers, et révélaient le bain , la couche, la toilette d'une Julie indolente, songeuse, attendant son Tibulle.


64 LA PEAU DE CHAGRIN.

Puis, armée du pouvoir des talismans arabes, la tête de Cicéron évoquait les souvenirs de la Rome libre et déroulait les pages deTite-Live: le jeune homme contemplait Senatus Populus QueRomanus— Alors, le consul, ses licteurs, les toges bordées de pourpre, les luttes du Forum , le peuple courroucé défilaient lentement devant lui comme les vaporeuses figures d'un rêve...

Enfin, la Rome chrétienne dominait ces images. Une peinture ouvrait les cieux. Il voyait la vierge Marie plongée dans un nuage d'or, au sein des anges, éclipsant la gloire du soleil, écoutant les plaintes des malheureux ; et cette suprême consolatrice lui souriait d'un air doux.

Mais , en touchant une mosaïque faite avec les différentes laves du Vésuve et de l'Etna, son ame s'élançait dans la chaude et fauve Italie! Il assistait aux orgies de Borgia, courait dans les Abruzzes, aspirait aux amours italiennes, se passionnait pour les blancs visages aux longs yeux noirs

Il frémissait des dénouemens nocturnes interrompus parla froide épée d'un mari, en apercevant une dague du moyen âge dont la poignée était travaillée comme une dentelle,


LA PEAU DE CHAGRIN. 65

et dont la rouille ressemblait à des taches de sang....

L'Inde et ses religions revivaient dans un magot chinois coiffé de son chapeau pointu à losanges relevées , paré de clochettes et vêtu d'or et de soie.... Tout auprès, une natte , jolie comme la bayadère qui s'y était roulée , exhalait encore le sandal... Un monstre du Japon , dont les yeux restaient tordus, la bouche contournée, les membres torturés, réveillait l'ame par les inventions d'un peuple qui, fatigué du beau, toujours unitaire , trouve d'ineffables plaisirs dans la fécondité des laideurs...

Une salière sortie des ateliers de Benvenuto Cellini le reportait au sein de la cour de France , au temps où les arts et la licence fleurirent , où les souverains se divertissaient à des supplices , où les conciles couchés dans les bras des courtisanes, décrétaient la chasteté des prêtres...

Il vit les conquêtes d'Alexandre sur un camée; les massacres de Pizarre dans une arquebuse à mèche ; les guerres de religion échevelées, cruelles , bouillantes , au fond d'un casque ; puis , les riantes images de la chevalerie sourdirent d'une armure de Milan supérieurement damasquinée, bien fourbie, et sous i. 6.


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la visière de laquelle brillaient encore les yeux d'un paladin...

Cet océan de meubles, d'inventions, de modes , d'oeuvres , de ruines, lui composait un poème sans fin. Formes , couleurs , pensées. tout revivait là ; mais rien de complet ne s'offrait à l'ame. Le poète devait achever les croquis du grand peintre qui avait fait cette immense palette, où les innombrables accidens de la vie humaine étaient jetés à profusion, avec dédain.

Après s'être emparé du monde, après avoir contemplé des pays, des âges, des règnes , le jeune homme revint à des existences individuelles; il se repersonnifia, s'emparant des détails et repoussant la vie des nations comme trop puissante pour un seul homme...

Là, dormait un enfant en cire provenant du cabinet de Ruysch, et cette ravissante créature lui rappelait toutes les joies délicieuses de sa jeunesse...

Au prestigieux aspect du pagne virginal de quelque jeune fille d'Otahiti, sa brûlante imagination lui peignait la vie simple de la nature, la chaste nudité de la vraie pudeur, les délices de la paresse si naturelle à l'homme, toute une destinée calme au bord d'un ruisseau frais et


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rêveur, sous un bananier, qui, sans culture, dispensait une manne savoureuse.

Mais tout à coup il devenait corsaire, et revêtait la terrible poésie empreinte dans le rôle de Lara, vivement inspiré par les couleurs nacrées de mille coquillages, exalté par la vue de quelques madrépores qui sentaient le varech, les algues et les ouragans atlantiques.

Admirant plus loin les délicates miniatures, les arabesques d'azur et d'or, dont un missel, un manuscrit précieux étaient enrichis, il oubliait les tumultes de la mer ; et, mollement balancé par une pensée de paix, il épousait de nouveau l'étude et la science, souhaitant la grasse vie des moines, exempte de chagrins , exempte de plaisirs, se couchant au fond d'une cellule, d'où il contemplait les prairies, les bois, les vignobles de son monastère.

Devant quelques Teniers, endossant la casaque d'un soldat, la misère d'un ouvrier, ou le bonnet sale et enfumé des Flamands, il s'enivrait de bière, jouait aux cartes avec eux, souriant à une grosse paysanne fraîche, et d'un attrayant embonpoint...

Il grelottait, en voyant une tombée de neige deMieris; se battait, en regardant un combat de Salvator-Rosa ; puis, en caressant un tom-


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hawk d'Illinois, il sentait le scalpel d'un Chérokée qui lui enlevait la peau du crâne... Enfin, émerveillé à l'aspect d'un rebec, il le confiait à la main d'une châtelaine , dont il écoutait la romance mélodieuse, à laquelle il déclarait son amour , le soir , auprès d'une cheminée gothique, dans l'ombre, et recueillait d'elle un regard de consentement.

Il s'accrochait à toutes les joies , saisissait toutes les douleurs, s'emparait de toutes les formules d'existence; éparpillant si généreusement sa vie et ses sentimens sur les simulacres de cette nature plastique et vide , que le bruit de ses pas retentissait dans son ame comme le son lointain d'un autre monde, comme la rumeur de Paris sur les tours de Notre-Dame.

En montant l'escalier intérieur qui conduisait aux salles situées au premier étage, il vil des boucliers votifs, des panoplies , des tabernacles sculptés, des figures en bois accrochées aux murs , posées sur chaque marche... Il était poursuivi par les formes les plus étranges, par des créations merveilleuses, assises sur les frontières de la mort et de la vie. Il marchait dans les enchantemens d'un songe ; et, doutant de son existence, il était, comme ces ob-


LA PEAU DE CHAGRIN. 69

jets curieux , ni tout-à-fait mort, ni tout-à-fait vivant.

Quand il entra dans les nouveaux magasins, le jour commençait à pâlir ; mais la lumière semblait inutile aux richesses resplendissantes d'or et d'argent qui s'y trouvaient entassées.

Les plus coûteux caprices de dissipateurs morts sous des mansardes après avoir possédé

plusieurs millions, étaient là ! C'était le

bazar des folies humaines. Une écritoire payée jadis cent mille francs , et rachetée pour cent sous, gisait auprès d'une serrure à secret dont le prix de fabrication aurait suffi à la rançon d'un roi.

Là, le génie humain apparaissait dans toutes les pompes de sa misère , dans toute la gloire de ses petitesses gigantesques. Une table d'ébène, véritable idole d'artiste, sculptée d'après les dessins de Jean Goujon , et qui coûta jadis plusieurs années de travail, avait été peut-être acquise au prix du bois à brûler... Des coffrets précieux, des meubles faits par la main des fées, y étaient dédaigneusement entassés.

— Il y a des millions ici !... s'écria le jeune homme en arrivant à la pièce qui terminait une immense enfilade d'appartemens dorés et sculptés par des artistes du siècle dernier.


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— Dites des milliards!... reprit le gros gai- , çon joufflu... Mais ce n'est rien encore!... Mon- ! tez au troisième étage, et vous verrez!...

L'inconnu, suivant son conducteur, parvint à une quatrième galerie, où successivement passèrent, devant ses yeux fatigués, plusieurs tableaux du Poussin ; une sublime statue de Michel-Ange ; quelques ravissans paysages de Claude Lorrain ; un Gérard Dow, qui ressemblait à une page de Sterne; et des Rembrandt, des Murillo , sombres et colorés comme un poème de lord Byron ; puis, des bas-reliefs antiques , des coupes d'agates , des onyx merveilleux ; enfin, c'étaient des travaux à dégoûter du travail, des chefs-d'oeuvre accumulés.... à faire prendre en haine les arts et à tuer l'enthousiasme.

II arriva devant une vierge de Raphaël; mais il était lassé de Raphaël.

Une figure du Corrége qui voulait un regard,

ne l'obtint même pas Un vase inestimable,

en porphyre antique , et dont les sculptures | circulaires représentaient, de toutes les priapées romaines , la plus grotesquement licen- j cieuse, délices de quelque Corinne, eut à peine j un sourire. j

Il étouffait sous les débris de cinquante siè- j


LA PEAU DE CHAGRIN. 71

cles évanouis ; il était malade de toutes ces pensées humaines; assassiné par le luxe et les arts ; oppressé sous ces formes renaissantes qui, pareilles à des monstres enfantés sous ses pieds par quelque malin génie, lui livraient un combat sans fin.

Semblable, en ses caprices , à la chimie moderne qui résume la création par un sel ; l'ame humaine, puissante Locuste , se compose des poisons terribles par la concentration de ses jouissances, de ses forces ou de ses idées ; et, beaucoup d'hommes périssent ainsi, victimes de quelque acide moral qu'ils se sont euxmêmes distillé sur le coeur.

— Que contient cette boîte? demandat-il

demandat-il arrivant à un grand cabinet, dernier monceau de gloire, d'efforts humains , d'originalités, de richesses. Et il montra du doigt une grande caisse carrée, construite en acajou , suspendue à un clou par une chaîne d'argent.

— Ah ! monsieur en a la clef—, dit le gros garçon avec un air de mystère... Si vous désirez voir ce portrait, je me hasarderai volontiers aie prévenir...

— Vous hasarder !... reprit le jeune homme, votre maître est-il un prince?...


72 LA PEAU DE CHAGRIN.

—Mais je ne sais pas.... répondit le

garçon.

Us se regardèrent pendant un moment aussi étonnés l'un que l'autre.

Interprétant le silence de l'inconnu comme un souhait, son guide le laissa seul dans le cabinet


LA PEAU DE CHAGRIN. 73

y.

Vous êtes-vous jamais lancé dans l'immensité de l'espace, en lisant les oeuvres géologiques de M. Cuvier? Avez-vous jamais ainsi plané sur l'abyme sans bornes du passé, comme soutenu par la main d'un enchanteur ?

En découvrant de tranche en tranche , de couche en couche , sur les carrières de Montmartre ou dans les schistes de l'Oural, ces animaux dont les dépouilles fossilisées appartiennent à des civilisations antédiluviennes , l'ame est effrayée d'entrevoir des milliards d'années , dos millions de peuples dont la faible mémoire i. 7


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humaine , dont la puissante tradition divine n'ont pas tenu compte, et dont la cendre, poussée à la surface de notre globe, y forme les deux pieds de terre qui nous donnent du pain et des fleurs.

M. Cuvier n'est-il pas le plus grand poète de notre siècle?... Lord Byron a bien reproduit par des mots quelques agitations morales ; mais notre immortel naturaliste a reconstruit des mondes avec des os blanchis, a rebâti, comme Cadmus, des cités avec des dents, a repeuplé mille forêts de tous les mystères de la zoologie avec quelques fragmens de houille, a retrouvé des populations de géans dans le pied d'un mammouth... Ces figures se dressent, grandissent et meublent les anciens jours évanouis. Il est poète avec des chiffres, sublime en posant un zéro près d'un sept. Il réveille le néant sans prononcer des paroles grandement magiques. Il fouille une parcelle de gypse, y aperçoit une empreinte, et vous crie :

— Voyez !... Alors il déroule des mondes, animalise les marbres, vivifie la mort et fait arriver ce genre humain, si bruyamment insolent, après d'innombrables dynasties de créatures gigantesques , après des races de poissons ou de mollusques


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Et c'est vous qu'il institue poètes!... vous, hommes chétifs , nés d'hier ; mais dont le rétrospectif peut composer des poèmes sans limites , espèces d'Apocalypses rétrogrades.

Alors , en présence de cette épouvantable résurrection due à la voix d'un seul homme, la miette dont nous sommes usufruitiers dans cet infini sans nom , commun à toutes les sphères , et que nous avons nommé LE TEMPS , cette minute de vie nous fait pitié. Alors, nous nous demandons , écrasés que nous sommes sous tant d'univers inconnus et en ruines, à quoi bon nos gloires, nos haines, nos amours?.. et si, pour devenir un point intangible dans l'avenir, la peine de vivre doit s'accepter ?.. Déracinés du présent, nous sommes morts jusqu'à ce que notre valet de chambre entre et vienne nous dire :

—Monsieur, Madame la comtesse a répondu qu'elle vous attendrait ce soir...

Les merveilles , dont l'aspect venait de présenter au jeune homme toute la création connue, mirent dans son ame l'abattement que produit chez le philosophe la vue scientifique des créations inconnues.

Souhaitant plus vivement que jamais de mourir, il tomba sur une chaise curule, en


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laissant errer ses regards à travers les fantasmagories de ce panorama du passé. Alors , les tableaux s'illuminèrent, les têtes de vierge lui sourirent, et les statues se colorèrent d'une vie trompeuse. A la faveur de l'ombre , et mises en danse par la fiévreuse tourmente qui fermentait dans son cerveau brisé, toutes ces oeuvres s'agitèrent et tourbillonnèrent devant lui. Chaque magot lui lança une grimace. Les yeux des personnages représentés dans les tableaux, remuèrent en pétillant. Chacune de ces formes frémit, sautilla, se détacha de sa place, gravement, légèrement, avec grâce ou brusquerie selon ses moeurs, son caractère et sa contexture. Ce fut un mystérieux sabbat digne des fantaisies entrevues par le docteur Faust sur le Brochen.

Mais , ces phénomènes d'optique enfantés , soit par la fatigue ou par la tension des forces oculaires, soit par les caprices du crépuscule, ne pouvaient effrayer l'inconnu. Les terreurs de la vie étaient impuissantes sur une ame familiarisée avec les terreurs de la mort. Il favorisa même, par une sorte de complicité railleuse, les bizarreries de ce galvanisme moral, dont les prodiges s'accouplaient aux dernières pensées à la faveur desquelles il évoquait sa triste existence...


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Le silence régnait autour de lui, si profond, que, bientôt, il s'aventura dans une douce rêverie, dont les impressions, graduellement noires , suivirent, de nuance en nuance et comme parmagie, les lentes dégradations de la lumière.

Une lueur prête à quitter le ciel ayant fait reluire un dernier reflet rouge en luttant contre la nuit, il leva la tête et vit un squelette à peine éclairé qui, le montrant du doigt, pencha dubitativement le crâne de droite à gauche, comme pour lui dire :

— Les morts ne veulent pas encore de toi!..

En passant la main sur son front, pour chasser le sommeil, le jeune homme sentit distinctement un vent frais produit par je ne sais quoi de velu qui lui effleura les joues... Il frissonna. Mais, les vitres ayant retenti d'un claquement sourd, il pensa que cette caresse froide et digne des mystères de la tombe lui avait été faite par quelque chauve-souris.

Pendant un moment encore, les vagues reflets du couchant lui permirent d'apercevoir indistinctement les fantômes dont il était entouré. Puis , toute cette nature morte s'abolit dans une même teinte noire.

La nuit, l'heure de mourir étaient subitement venues...

I 7.


78 LA PEAU DE CHAGRIN.

Il se passa, dès ce moment, un certain laps de temps , pendant lequel il n'eut aucune perception claire des choses terrestres, soit qu'il se fût enseveli dans une rêverie plus profonde, soit qu'il eût cédé à la somnolence provoquée par ses fatigues et par la multitude des pensées qui lui déchiraient le coeur.

Mais , tout à coup, il crut avoir été appelé par une voix terrible et tressaillit comme lorsque nous sommes précipités dans un abyme par quelque brûlant cauchemar. Il ferma les yeux, ébloui par les rayons d'une vive lumière...

Il vit briller au sein des ténèbres une sphère rougeâtre dont le centre était occupé par un petit vieillard qui se tenait debout et dirigeait sur son visage la clarté d'une lampe. Il ne l'avait entendu ni venir, ni parler, ni se mouvoir...

Cette apparition eut quelque chose de magique. L'homme le plus intrépide, surpris ainsi dans son sommeil, aurait sans doute tremblé devant ce personnage extraordinaire qui semblait être sorti d'un sarcophage voisin.

La singulière jeunesse qui animait les yeux immobiles de cette espèce de fantôme empêchait l'inconnu de croire à des effets surnaturels. Néanmoins, pendant le rapide intervalle


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qui sépara sa vie somnambulique de sa vie réelle, il demeura dans le doute philosophique recommandé par Descartes, et fut alors , malgré lui, sous la puissance de ces inexplicables hallucinations, dont notre fierté repousse les mystères ou que notre science impuissante tâche en vain d'analyser...


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VI.

FIGUREZ-VOUS un petit vieillard sec et maigre, vêtu d'une robe en velours noir, serrée autour de ses reins par un gros cordon de soie. Sa tête était couverte d'une calotte en velours également noir, qui laissait passer, de chaque côte de la figure, les ondoyantes nappes d'une longue chevelure d'argent. La robe ensevelissant le corps comme dans un vaste linceul, et la coiffure étant appliquée sur le crâne de manière à encadrer le front, ne permettait devoir qu'une étroite figure blanche. Sans le bras décharné, qui ressemblait à un bâton sur lequel on aurait


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posé une étoffe, et que le vieillard tenait en l'air pour faire porter sur le jeune homme toute la clarté de la lampe, ce visage aurait paru suspendu dans les airs... Une barbe blanche et taillée en pointe cachait le menton de cet être bizarre, et lui donnait l'apparence de ces têtes judaïques qui servent de types aux artistes quand ils veulent représenter Moïse. - Les lèvres de cet homme étaient si pâles et si minces qu'il fallait une attention particulière pour deviner la ligne étroite tracée par sa bouche dans ce pâle visage. Son large front ridé, ses joues blêmes et creuses, la rigueur implacable de ses petits yeux verts , dénués de cils et de sourcils, pouvaient faire croire à l'inconnu que le peseur d'or de Gérard Dow était sorti de son cadre... Une finesse incroyable , trahie par les sinuosités de ses rides , par les plis circulaires dessinés sur ses tempes, accusait une science profonde des choses de la vie.

Il était impossible de tromper cet homme qui semblait avoir le don de surprendre les pensées au fond des coeurs les plus discrets. Les moeurs de toutes les nations du globe et leurs sagesses, se résumaient sur sa face froide, comme les productions du monde entier se trouvaient accumulées dans ses magasins poudreux. Vous


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y lisiez une incroyable conscience de force et la tranquillité lucide d'un Dieu qui voit tout, ou d'un homme qui a tout vu. Un peintre aurait, avec deux expressions différentes et en deui coups de pinceau, fait de cette figure, soit une belle image du Père Éternel, soit le masque ricaneur de Méphistophélès; car il y avait tout ensemble une suprême puissance dans le front et de sinistres railleries sur la bouche.

En broyant les chagrins et les peines humaines sous un pouvoir immense, cet homme devait avoir tué les joies terrestres. L'on frémissait en pressentant que ce vieux génie habitait une sphère étrangère au monde et où il vivait seul, sans jouissances, parce qu'il n'avait pins d'illusions; sans douleur, parce qu'il ne connaissait plus déplaisirs.

Il se tenait debout, immobile, inébranlable comme une étoile au milieu d'un nuage de lumière... Ses yeux verts, pleins de je ne sais quelle malice calme, semblaient éclairer le monde moral comme sa lampe illuminait ce ca binet mystérieux...

Tel fut le spectacle étrange qui surprit le jeune homme au moment où il ouvrit les yeux. après avoir été bercé par des pensées de mort et de fantastiques images.


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S'il demeura comme étourdi, s'il se laissa momentanément dominer par une croyance digne d'enfans qui écoutent les contes de leur nourrice, il faut attribuer cette erreur au voile étendu sur sa vie et son entendement par ses méditations, à l'agacement de ses nerfs irrités, au drame violent dont les scènes venaient de lui prodiguer les atroces délices contenues dans un morceau d'opium...

Cette vision avait lieu dans Paris, sur le quai Voltaire, au dix-neuvième siècle, temps et lieux où la magie devait être impossible...

Voisin de la maison où le Dieu de l'incrédulité française avait expiré, disciple de GayLussac et d'Arago, contempteur des tours de gobelets, l'inconnu n'obéissait sans doute qu'aux fascinations poétiques dont il avait accepté les prestiges et auxquelles nous nous prêtons souvent comme pour fuir de désespérantes vérités, comme pour tenter la puissance de Dieu...

Il trembla donc devant cette lumière et ce vieillard, agité par l'inexplicable pressentiment de quelque pouvoir étrange ; mais cette émotion précordiale était semblable à celle que nous avons tous éprouvée devant Napoléon, ou en présence de quelque grand homme revêtu de gloire et brillant de génie.


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VII.

— MONSIEUR désire voir le portrait de JésusChrist peint par Raphaël?... lui dit courtoisement le vieillard d'une voix dont la sonorité claire et brève avait quelque chose de métallique.

Et il posa la lampe sur le fût d'une colonne brisée, de manière à ce que la boîte brune en reçût toute la clarté.

Aux noms puissans de Jésus-Christ et de Raphaël, un geste de curiosité, sans doute attendu par le vieillard, échappa au jeune homme. Le marchand d'antiquités fit jouer un ressort ; et,


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tout à coup, le panneau d'acajou, glissant dans une rainure, tomba sans bruit et livra la peinture à l'admiration de l'inconnu.

A l'aspect de cette immortelle création, il oublia tout, même les fantaisies du magasin et les caprices de son sommeil. Il redevint homme, reconnut dans le vieillard une créature de chair, bien vivante, point fantasmagorique, et revécut dans le monde réel.

La tendre sollicitude, la sérénité douce du visage divin influèrent aussitôt sur lui. Un parfum épanché des cieux dissipa les tortures infernales qui lui brûlaient la moelle des os. La tète du Sauveur des hommes paraissait sortir des ténèbres que figurait un fond noir... Une auréole de rayons étincelait vivement autour de sa chevelure d'où cette lumière voulait sortir. Sous le front, sous les chairs, il y avait une éloquente conviction qui s'échappait de chaque trait par de pénétrantes effluves... Les lèvres vermeilles venaient de faire entendre la parole dévie, et le spectateur en cherchait le retentissement sacré dans les airs, il en demandait les ravissantes paraboles au silence, il l'écoutait dans l'avenir, la retrouvait dans les enseignemens du passé... Enfin l'Évangile était tout entier traduit par la simplicité calme de ces i. 8


.86 LA PEAU DE CHAGRIN.

adorables yeux où l'ame troublée se réfugiait, où toute la religion se lisait en une seule expression magnifique et suave qui semblait répéter :

— Aimez-vous les uns les autres!

Cette peinture inspirait une prière, commandait le pardon, tuait l'égoïsme, réveillait la charité... Le triomphe de Raphaël était complet, car on oubliait le peintre ; et, partageant le privilège des enchantemens de la musique, son oeuvre vous jetait sous le charme puissant des souvenirs... Le prestige de la lumière agissait encore sur cette merveille ; et, par momens, il semblait que la tête s'élevait dans un lointain magique, au sein de quelque nuage.

.•— J'ai couvert cette toile de pièces d'or à un pied de hauteur !... dit froidement le marchand.

— Eh bien! il va falloir mourir!... s'écria le jeune homme qui sortait d'une rêverie dont la dernière pensée l'avait ramené vers sa fatale destinée, en le faisant descendre, par d'insensibles déductions, d'une dernière espérance à laquelle il s'était attaché...

— Ah ! ah ! j'avais donc raison de me méfier de toi!... répondit le vieillard en saisissant les deux mains du jeune homme et les serrant par les poignets dans l'une des siennes comme dans un étau de fer.


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L'inconnu sourit tristement de cette méprise, et dit d'une voix douce :

— Hé, Monsieur, ne craignez rien ! Il s'agit de ma vie et non de la vôtre...

— Pourquoi n'avouerai-je pas une innocente supercherie? reprit-il après avoir regardé le vieillard inquiet... En attendant la nuit afin de pouvoir me noyer sans esclandre, je suis venu voir vos richesses. Qui ne pardonnerait ce dernier plaisir à un homme de science et de poésie?...

Le soupçonneux vieillard examinait d'un oeil sagace le visage morne de son faux chaland pendant qu'il parlait; et, rassuré par l'accent de cette voix douloureuse, ou lisant peut-être, dans ces traits décolorés, les sinistres destinées dont avaient naguère frémi les joueurs, il lâcha les mains qu'il tenait si vigoureusement. Mais, par un reste de suspicion qui révélait une expérience au moins centenaire, il étendit non chalamment le bras vers un buffet comme pour s'appuyer, et dit en y prenant un stylet :

— Êtes-vous depuis trois ans surnuméraire au trésor, sans y a voir touché de gratification?..

L'inconnu ne put s'empêcher de sourire en faisant un geste négatif.

— Votre père vous a-t-il trop vivement re-


88 LA PEAU DE CHAGRIN.

proche d'être venu au monde?... ou bien êtesvous déshonoré?...

— Si je voulais me déshonorer... je vivrais.

— Avez-vous été sifflé aux Funambules?... ou vous trouvez-vous obligé de composer des fions fions pour payer le convoi de votre maitresse?... n'auriez-vous pas plutôt la maladie de l'or?... voulez-vous détrôner l'ennui?... enfin quelle erreur vous engage à mourir?...

— Ne cherchez pas le principe de ma mort dans les raisons vulgaires qui commandent la plupart des suicides... Pour me dispenser de vous dévoiler des souffrances inouïes et qu'il est difficile d'exprimer en langage humain, je vous dirai que je suis dans la plus profonde, la plus ignoble, la plus perçante de toutes les misères...

— Et, ajouta-t-il d'un ton de voix dont la fierté sauvage démentait ses paroles précédentes , je ne veux mendier ni secours ni consolations...

— Eh! eh!... répondit le vieillard.

Ces deux syllabes ressemblèrent au cri d'une crécelle.

— Sans que je vous console, sans que vous m'imploriez, sans avoir à rougir, reprit le marchand, et sans que je vous donne :


LA PEAU DE CHAGRIN. 89

Un centime de France ,

Un para du Levant,

Un tarin de Sicile ,

Un heller d'Allemagne,

Une seule des sersterces ou des oboles de l'ancien monde, ni une piastre du nouveau ;

Sans vous donner quoi que ce soit, en

Or,

Argent,

Billon,

Papier,

Billet,

Je veux vous faire plus riche, plus puissant et plus considéré qu'un roi constitutionnel... Eh! eh!..

Le jeune homme resta comme engourdi, croyant le vieillard en enfance.

— Retournez-vous... dit le marchand saisissant tout à coup la lampe pour en diriger la lumière sur le mur qui faisait face au portrait.

Puis, il ajouta :

— Regardez cette Peau de Chagrin!...

1. 8.


90 LA PEAU DE CHAGRIN.

VIII.

LE jeune homme se leva brusquement et témoigna quelque surprise en apercevant un phénomène assez extraordinaire.

Accroché sur le mur à un clou précisément au dessus du siège où il s'était assis , un morceau de chagrin, dont la dimension n'excédait pas celle d'une peau de renard, paraissait projeter des rayons lumineux... Au sein de la pro-


LA PEAU DE CnAGRIN. 91

fonde obscurité qui régnait dans le magasin,

vous eussiez dit d'une petite comète

Le jeune incrédule s'approcha de ce talisman si puissant contre le malheur en s'en moquant par une phrase mentale ; mais animé, cependant , d'une curiosité bien légitime, il se pencha pour le regarder alternativement sous toutes les faces; et alors, il découvrit bientôt une cause naturelle à cette lucidité singulière. Les grains noirs du chagrin étaient si soigneusement polis et si merveilleusement brunis, les rayures capricieuses en étaient si propres et si nettes que, pareilles à des facettes de grenat, les aspérités de ce cuir ' oriental simulaient autant de petits foyers qui réfléchissaient vivement la lumière.

Il démontra mathématiquement la raison de ce phénomène au vieillard qui, pour toute réponse , sourit avec malice.

Ce sourire de supériorité fit croire au jeuue savant qu'il était dupe en ce moment de quelque charlatanisme ; et, ne voulant pas emporter une énigme de plus dans la tombe, il retourna promptement la peau comme un enfant pressé de connaître les innocens secrets de quelque nouveau jouet. — Ah ! ah ! s'écria-t-il, voici l'empreinte du


92 LA PEAU DE CHAGRIN.

sceau que les Orientaux nomment le cachet de Salomon...

— Vous le connaissez donc ?... demanda le marchand de curiosités , dont les narines laissèrent passer deux ou trois bouffées d'air qui peignirent plus d'idées que les plus énergiques paroles.

— Y a-t-il au monde un homme assez simple pour croire à l'existence de cette chimère!.., s'écria le jeune homme piqué d'entendre ce rire muet et plein d'amères dérisions.

— Ne savez-vous pas, ajouta-t-il, que les superstitions de l'Orient ont consacré la forme mystique et les caractères mensongers de cet emblème qui représente une puissance fabuleuse?. .. Je ne dois pas, dans cette circonstance, être plus taxé de niaiserie que si je parlais des Sphinx ou des Griffons, dont l'existence est en quelque sorte scientifique...

— Puisque vous êtes un orientaliste, reprit le vieillard, peut-être lirez-vous cette sentence...

Apportant alors la lampe près du talisman que le jeune homme tenait à l'envers, il lui fit apercevoir des caractères incrustés dans le tissu cellulaire de cette peau merveilleuse, comme s'ils eussent été produits par l'animal auquel elle avait jadis appartenu.


LA PEAU DE CHAGRIN. 93

— J'avoue , s'écria l'inconnu, que je ne devine guère le procédé dont on se sera servi pour graver si profondément ces lettres sur la peau d'un onagre...

Et, se retournant avec vivacité vers les tables chargées de curiosités, ses yeux errans parurent y chercher quelque chose.

— Que voulez-vous.? demanda le vieillard.

— Un instrument pour trancher le chagrin afin de voir si les lettres y sont empreintes ou incrustées...

Le vieillard lui présenta le stylet. Il le prit et tenta d'entamer la peau à l'endroit où les paroles se trouvaient écrites; mais quand il eut enlevé une légère couche du cuir, les lettres y reparurent si nettes et si conformes à celles imprimées sur la surface, qu'il crut, pendant un moment, n'en avoir rien ôté.

— L'industrie du Levant a des secrets qui lui sont réellement particuliers ! dit-il en regardant la sentence orientale avec une sorte d'inquiétude.

— Oui !... répondit le vieillard, il vaut mieux s en prendre aux hommes qu'à Dieu !

Les paroles mystérieuses étaient disposées de la manière suivante :


94 LA PEAU DE CHAGRIN.

SI TU ME POSSÈDES TU POSSÉDERAS TOUT.

MAIS TA VIE M'APPARTIENDRA. DIEU I.'A

VOULU AINSI. DÉSIRE , ET TES DÉSIRS

SERONT ACCOMPLIS. MAIS RÈGLE

TES SOUHAITS SUR TA VIE.

ELLE EST LA. A CHAQUE

VOULOIR JE DÉCROÎTRAI

COMME TES JOURS.

ME VEUX - TU ?

PRENDS. DIEU

T'EXAUCERA.

— SOIT !

— Ah ! vous lisez couramment le sanscrit !... dit le vieillard. Peut-être avez-vous voyagé dans le Bengale, en Perse?...

— Non, Monsieur, répondit le jeune homme en tâtant avec curiosité cette peau symbolique, assez semblable à une feuille de métal par son peu de flexibilité.

Le vieux marchand remit la lampe sur la colonne où il l'avait prise , en lançant au jeune homme un regard empreint d'une froide ironie qui semblait dire :

— Il ne pense déjà plus à mourir !...


LA PEAU DE CHAGRIN. 95

IX.

EST-CE une plaisanterie ou un mystère ?... demanda le jeune inconnu. Le vieillard hocha la tête et dit gravement : — Je ne saurais vous répondre. Mais, j'ai offert le terrible pouvoir dont ce talisman est investi, à des hommes doués de plus d'énergie que vous ne paraissez en avoir; et, tout en se moquant de la problématique influence qu'il devait exercer sur leurs destinées futures, aucun n a voulu se risquer à signer ce contrat fatal si curieusement proposé par je ne sais quelle


96 LA PEAU DE CHAGRIN.

puissance.. Je pense comme eux; comme eux. j'ai douté , je me suis abstenu, et...

— Et vous n'avez pas même essayé?... dit le jeune homme.

— Essayer !... reprit le vieillard. Si vous étiez sur la colonne de la place Vendôme, essaieriez-vous de vous jeter dans les airs?... Peut-on arrêter le cours de la vie ? L'homme a-t-il jamais pu scinder la mort?

Avant d'entrer dans ce cabinet, vous aviez résolu de périr par un suicide... Mais , tout à coup, un secret vous occupe, et vous distrait de mourir!... Enfant!... Chacun de vos jours ne vous offrira-t-il pas une énigme plus intéressante que celle-ci?...

Écoutez-moi...

J'ai vu la cour licencieuse du régent... Alors, comme vous , j'étais dans la misère : j'ai mendié mon pain. Néanmoins j'ai atteint l'âge de cent deux ans, et suis devenu millionnaire.... Le malheur m'a donné la fortune, et l'ignorance m'a instruit.

Je vais vous révéler en peu de mots un grand mystère de la vie humaine.

L'homme s'épuise par deux actes instinctivement accomplis qui tarissent les sources de son existence. Deux verbes expriment toutes les


LA PEAU DE CHAGRIN. 97

formes que prennent ces deux causes de mort : VOULOIR et POUVOIR.

Entre ces deux termes de l'action humaine , il est une autre formule dont s'emparent les sages , et c'est à elle que je dois le bonheur et la longévité. Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit; mais SAVOIR laisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme. Ainsi, le désir ou le vouloir est mort en moi, tué par la pensée; et le mouvement ou le pouvoir s'est résolu par le jeu naturel de mes organes. En deux mots, j'ai placé ma vie, non dans le coeur qui se brise, non dans les sens qui s'émoussent, mais dans le cerveau qui ne s'use pas et survit à tout.

Aussi, rien d'excessif n'a froissé ni mon ame ni mon corps. Cependant, j'ai vu le monde entier. Mes pieds ont foulé les plus hautes montagnes de l'Asie et de l'Amérique. J'ai appris tous les langages humains et j'ai vécu sous tous les régimes. J'ai prêté mon argent à un Chinois en prenant pour gage le corps de son père ; j'ai dormi sous la tente de l'Arabe sur la foi de sa parole ; j'ai signé des contrats dans les capitales européennes , et j'ai laissé mon or , sans crainte, dans_Je wigham des sauvages. J'ai tout obten parce que j'ai tout su dédaigner.

I.

9


98 LA PEAU DE CHAGRIN.

Ma seule ambition a été de voir ; car voir, c'est savoir ! Oh! savoir, jeune homme, n'est-ce pas jouir intuitivement? N'est-ce pas découvrir la substance même du fait et s'en emparer essentiellement? Que reste-t-il d'une possession matérielle?... Rien qu'une idée. Jugez alors combien doit être belle la vie d'un homme qui, pouvant empreindre toutes les réalités dans sa pensée , transporte en son aine les sources du bonheur, en extrait mille voluptés idéales, dépouillées des souillures terrestres. La pensée est la clef de tous les trésors. Elle procure les plaisirs de l'avare sans en donner les soucis... Ainsi, ai-je plané sur le monde, où mes plaisirs ont toujours été des jouissances intellectuelles. Mes débauches étaient la contemplation des mers, des peuples, des forêts , des montagnes!... J'ai tout vu; mais sans fatigue, tranquillement : je n'ai jamais rien désiré, j'ai tout attendu. Je me suis promené dans l'univers comme dans le jardin d'une habitation qui m'appartenait...

Ce que les hommes appellent chagrins, amours, ambition, revers , tristesse, sont pour moi des idées que je change en rêveries. Au lieu de les sentir, je les exprime, je les traduis; et, au lieu de leur laisser dévorer ma vie , je


LA PEAU DE CHAGRIN. 99

les dramatise, je les développe, je m'en amuse comme de romans que je lirais par une vision intérieure... N'ayant point forcé mes organes, je jouis encore d'une santé robuste; et mon ame, ayant hérité de toute la force dont je n'abusais pas , cette tête est encore mieux meublée que mes magasins...

— Là! dit-il en se frappant le front, là

sont les millions. Je passe des journées délicieuses en jetant un regard intelligent dans le passé. J'évoque des pays entiers , des sites, des vues de l'Océan, des figures ravissantes! J'ai un sérail imaginaire où je possède toutes les femmes que je n'ai pas eues... Je revois souvent vos guerres , vos révolutions... Je les juge !... Oh ! comment préférer de fébriles , de légères admirations pour quelques chairs plus ou moins colorées, pour des formes plus ou moins rondes , comment préférer tous les désastres de vos volontés trompées, à la faculté sublime de faire comparaître en soi l'univers même, au plaisir immense de se mouvoir sans être garotté par les liens du temps et de l'espace, de tout embrasser, de tout voir, de se pencher sur le bord du monde pour interroger les autres sphères , pour écouter Dieu !...

— Ceci!.... dit-il d'une voix éclatante en


100 LA PEAU DE CHAGRIN.

montrant la peau de chagrin, est le pouvoir et le vouloir réunis !... Ce sont vos désirs excessifs, vos intempérances, vos joies qui tuent, vos douleurs qui font trop vivre!... Car le mal n'est peut-être qu'un violent plaisir. Qui sait à quel point la volupté devient un mal et celui où le mal est encore la volupté?... Les plus vives lumières du monde idéal caressent la vue, tandis que les plus douces ténèbres du monde physique la blessent. Sagesse ne vient-elle pas de savoir?... Et qu'est-ce que la folie?... sinon l'excès d'un vouloir ou d'un pouvoir?...

— Eh bien, oui!... je veux savoir... dit l'inconnu en saisissant la peau de chagrin.

— Jeune homme!... s'écria le vieillard avec une incroyable vivacité.

—- J'avais résolu ma vie par l'étude et la pensée, mais elles ne m'ont pas nourri... Je ne veux pas être la dupe d'une prédication digne de Swedenborg, et de votre amulette orientale, ou plutôt, Monsieur, des charitables efforts que vous faites pour me retenir dans un monde où mon existence est impossible.

•— Voyons !... ajouta-t-il en serrant le talisman d'une main convulsive et regardant le vieillard. Je veux un dîner royalement splendide , quelque bacchanale digne du siècle où tout


LA PEAU DE CHAGRIN. 101

s'est, dit-on, perfectionné ! Que mes convives soient jeunes, spirituels et sans préjugés, joyeux jusqu'à la folie!... Que les vins se succèdent, toujours plus capricieux, plus pétillans et soient de force à nous enivrer pour trois jours. Que la nuit soit parée de femmes ravissantes ! Enfin , je veux voir la Débauche en délire, rugissante , et dans son char tiré par quatre chevaux, dont l'ardeur nous entraîne par delà les bornes du monde et nous verse sur des

plages inconnues Que les âmes montent

dans les cieux ou se plongent dans la boue, je ne sais si, alors, elles s'élèvent ou s'abaissent... Peu m'importe ! Mais je commande à ce pouvoir sinistre de me fondre toutes les joies dans une joie, car j'ai besoin d'embrasser les plaisirs du ciel et de la terre dans une dernière étreinte pour en mourir... Aussi, souhaité-je et des priapées antiques après boire, et des chants à réveiller les morts, et de triples baisers, des baisers sans fin , dont le bruit passe sur Paris comme un craquement d'incendie, y réveille les époux et leur inspire une ardeur cuisante qui rajeunisse même les septuagénaires!...

Un éclat de rire, parti de la bouche du petit vieillard, retentit comme un bruissement de l'enfer...

I. 9.


102 LA PEAU DE CHAGRIN.

Le jeune homme interdit s'arrêta.

— Croyez-vous par hasard, dit le marchand, que mes planchers vont s'ouvrir tout à coup pour donner passage à des tables somptueusement servies, à des convives de l'autre monde?.. Non, non, jeune étourdi... Vous avez signé le pacte!...

Tout est dit.

Maintenant vos volontés seront scrupuleusement satisfaites ; mais aux dépens de votre vie. Le cercle de vos jours, figuré par cette peau, se resserrera suivant la force et le nombre de vos souhaits, depuis le plus léger jusqu'au plus puissant !...

Le brachmane auquel je dois ce talisman m'a jadis expliqué qu'il s'opérerait un mystérieux accord entre les destinées et les souhaits du possesseur... Votre premier désir est vulgaire et je pourrais le réaliser; mais j'en laisse le soin aux événemens de votre nouvelle vie... Après tout, vous vouliez mourir!... Hé bien! votre suicide n'est que retardé...

L'inconnu, surpris et presque irrité de se voir toujours plaisanté par ce singulier vieillard dont l'intention demi-philanthropique lui parut clairement démontrée dans cette dernière raillerie, s'écria :


LA PEAU DE CHAGRIN. 103

— Je verrai bien, Monsieur , si ma fortune changera pendant le temps que je mettrai à franchir la largeur du quai... Ou plutôt, pour savoir si vous ne vous moquez pas d'un malheureux , je désire que vous tombiez amoureux d'une danseuse ; et, que pour elle, vous deveniez prodigue de tous les biens que vous avez si philosophiquement ménagés !...

A ces mots, il sortit sans entendre un grand soupir, poussé peut-être par le vieillard. Il traversa les salles, descendit les escaliers de cette maison , suivi par le gros garçon joufflu qui tâcha vainement de l'éclairer ; car il courait avec la prestesse d'un voleur pris en flagrant délit...

Aveuglé par une sorte de délire, il ne s'aperçut même pas de l'incroyable ductilité de la peau de chagrin, qui, devenue souple comme un gant, se roula sous ses doigts frénétiques, et put entrer dans la poche de son habit, où il la mit presque machinalement.


104 LA PEAU DE CHAGRIN.

X.

EN s'élançant de la porte du magasin sur la chaussée du quai, l'inconnu heurta trois jeunes gens qui se tenaient bras dessus bras dessous,

— Animal !...

— Imbécile!...

Telles furent les gracieuses interpellations qu'ils échangèrent.

— Eh ! c'est Raphaël !...

— Ah bien ! nous te cherchions !...

— Quoi ! c'est vous...

Ces trois phrases amicales succédèrent à l'in-


LA PEAU DE CHAGRIN. 105

jure, aussitôt que la clarté d'un réverbère balancé par le vent frappa les visages de ce groupe étonné.

—Mon cher ami, dit à Raphaël le jeune homme qu'il avait failli renverser, tu vas venir avec nous...

— De quoi s'agit-il donc?...

— Viens toujours , je te conterai l'affaire en marchant!...

Et de force ou de bonne volonté, Raphaël fut entouré de ses amis qui, l'ayant enchaîné parles bras dans leur joyeuse bande, l'entraînèrent vers le Pont-des-Arts.

— Mon cher, dit l'orateur en continuant, nous sommes à ta poursuite depuis une semaine environ... A ton respectable hôtel Saint-Quentin, dont nous avons , par parenthèse , admiré l'enseigne inamovible en lettres toujours alternativement noires et rouges comme au temps de J.-J. Rousseau, ta Léonarde nous a dit que tu étais parti pour la campagne au mois de juin. Cependant, nous n'avions certes pas l'air de gens à argent, huissiers, créanciers, gardes du commerce , etc.. N'importe ! Rastignac t'ayant aperçu la veille aux Bouffons, nous avons repris courage, et mis de l'amour-propre à savoir si ta perchais sur les arbres des Champs-Elysées ;


106 LA PEAU DE CHAGRIN.

st tu allais coucher pour deux sous dans ces maisons philanthropiques où les mendians dorment appuyés sur des cordes tendues ; ou si, enfin, plus heureux, ton bivouac n'était pas établi dans quelque boudoir...

Nous ne t'avons rencontré nulle part, ni sur les écrous de Sainte-Pélagie, ni sur ceux de la Force ! Les ministères, l'Opéra , les maisons conventuelles, cafés, bibliothèques, listes de préfets, bureaux de journalistes , restaurans, foyers de théâtre, bref, tout ce qu'il y a dans Paris de bons et de mauvais endroits, ayant été savamment explorés, nous gémissions sur la perte d'un homme doué d'assez de génie pour se faire également chercher à la cour et dans les prisons.... Nous parlions de te canoniser comme une noble victime de juillet... et, nous te regrettions...

En ce moment, Raphaël passait avec ses amis sur le Pont-des-Arts ; et, sans les écouter! regardait la Seine, dont les eaux mugissantes répétaient les lumières de Paris. Il était au dessus de ce fleuve dans lequel il voulait se précipiter naguères ; et., selon les prédictions du vieillard, l'heure de sa mort se trouvait fatalement retardée...

— Et, nous te regrettions.... d'honneur!.-


LA PEAU DE CHAGRIN. 107

dit son ami poursuivant toujours ; car il s'agit d'une combinaison dans laquelle nous te comprenions en ta qualité d'homme supérieur, c'està-dire d'homme qui sait se mettre au dessus de tout.

— L'escamotage de la muscade constitutionnelle sous le gobelet royal se fait aujourd'hui, mon cher, plus gravement que jamais. L'infâme Monarchie renversée par l'héroïsme populaire était une femme de mauvaise vie avec laquelle on pouvait rire et banqueter; mais la Patrie est une épouse acariâtre et vertueuse, dont il nous faut accepter, bon gré, mal gré, les caresses compassées.... Or donc, le pouvoir s'est transporté, comme tu sais , des Tuileries chez les journalistes, de même que le budget a changé de quartier, en passant du faubourg Saint-Germain à la Chausséed'Antin.

— Mais, voici ce que tu ne sais peut-être pas! Le gouvernement, c'est-à-dire l'aristocratie de banquiers et d'avocats , qui font de la patrie comme les prêtres faisaient jadis de la monarchie, a senti la nécessité de mystifier avec des mots et de nouvelles idées, le bon peuple de France à l'instar des hommes d'état de 'absolutisme. Il s'agit donc de nous inculquer


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une opinion nationale, de nous prouver qu'il est bien plus heureux de payer douze cents millions trente-trois centimes à la patrie représentée par messieurs tels et tels, que onze cents millions neuf centimes à un roi qui disait moi au lieu de dire nous. En un mot, il s'est fondé un journal, armé de deux ou trois cents bons mille francs , dont le but est de faire une opposition qui contente les mécontens , sans nuire au gouvernement national du roi-citoyen !...

Or , comme nous nous moquons de la liberté autant que du despotisme , de la religion aussi bien que de l'incrédulité ; que , pour nous, la patrie est une capitale où toutes les idées s'échangent , où tous les jours amènent de suceulens dîners, de nombreux spectacles où fourmillent de licencieuses prostituées, des soupers qui ne finissent que le lendemain, des amours qui vont à l'heure comme les citadines ; et que Paris sera toujours la plus adorable de toutes les patries !.. la patrie de la joie , de la liberté, de l'esprit, des jolies femmes , des mauvais sujets et du bon vin ; que le pouvoir ne s'y fera jamais trop sentir...

Nous, véritables sectateurs du dieu Méphistophélès,


LA PEAU DE CHAGRIN. 109

Avons entrepris de badigeonner l'esprit public , de rhabiller les acteurs, de clouer de nouvelles planches à la baraque gouvernementale, de médicamenter les jeunes doctrines, de recuire les vieux républicains, de réchampir les bonapartistes et de ravitailler les centres, pourvu qu'il nous soit permis de rire, in petto, des rois et des peuples, de ne pas être toujours de notre opinion , et de passer une joyeuse vie à la Panurge ou more orientait, couchés sur de moelleux coussins...

Or, comme nous te destinions les rênes de cet empire macaronique et burlesque, nous t'emmenons de ce pas au dîner donné par les fondateurs dudit journal...

Tu y seras accueilli comme un frère, et nous t'y saluerons roi de ces esprits frondeurs que rien n'épouvante et dont la perspicacité découvre les intentions de l'Autriche , de l'Angleterre ou de la Russie , avant que la Russie, l'Angleterre ou l'Autriche n'aient des intentions!... Oui, nous t'instituerons le souverain de ces puissances intelligentes qui fournissent au monde les Mirabeau , les Talleyrand, les Pitt, les Metternich, tous ces hardis Crispins enfin qui jouent entre eux les destinées d'un empire comme les hommes vulgaires jouent leur kirsch aux domiI.

domiI.


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nos... Nous t'avons donné pour le plus intrépide compagnon qui jamais ait étreint corps à corps la Débauche, ce monstre admirable avec lequel veulent lutter tous les esprits forts ! Nous avons même affirmé qu'il ne t'a pas encore vaincu. J'espère que tu ne feras pas mentir nos éloges, L'amphitryon nous a promis de surpasser les étroites saturnales de nos petits Lucullus modernes... Il est assez riche pour mettre de la grandeur dans les petitesses, de l'élégance et de la grâce dans le vice...

— Entends-tu, Raphaël ? lui demanda l'orateur en s'interrompant.

— Oui!... répondit le jeune homme moins étonné de l'accomplissement de ses souhaits que surpris de la manière simple et naturelle dont les événemens s'enchaînaient. Quoiqu'il lui fût impossible de croire à une influence .' magique, il admirait les hasards de la destinée humaine.

—Mais tu nous dis oui !.. comme si tu pensais à la mort de ton grand'père... lui répliqua l'un de ses voisins.

— Ah ! reprit Raphaël avec un accent de naïveté qui fit rire ces écrivains, l'espoir de la jeune France, je pensais, mes amis , que nous voilà près de devenir de bien grands coquins...


LA PEAU DE CHAGRIN.

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Jusqu'à présent nous avons fait de l'impiété entre deux vins ; nous avons pesé la vie étant ivres; nous avons prisé les hommes et les choses en digérant ; vierges du fait, nous étions hardis en paroles; mais maintenant, marqués par le fer chaud de la politique, nous allons entrer dans le grand bagne , et y perdre nos illusions.... Or, quand on ne croit plus qu'au diable, il est permis de regretter le paradis de le jeunesse, le temps d'innocence où nous tendions dévotieusement la langue à un bon prêtre , pour recevoir le sacré corps de notre Seigneur Jésus-Christ.... Ah ! mes bons amis, si nous avons eu tant de plaisir à commettre nos premiers péchés, c'est que nous avions des remords pour les embellir et leur donner du piquant, de la saveur ; tandis que maintenant...

— Oh ! maintenant, reprit le premier interlocuteur, il nous reste...

— Quoi?... dit un autre...

— Le crime...

— Ah! c'est un mot cela ! mais il a toute la hauteur d'une potence et toute la profondeur de la Seine!... répliqua Raphaël.

— Oh! tu ne m'entends pas... Je parle des crimes politiques... Je n'envie, depuis ce ma tin, qu'une existence.... celle des conspirateurs....


1 12 LA PEAU DE CHAGRIN.

Demain , je ne sais si ma fantaisie durera toujours, mais ce soir, la vie pâle de notre civilisation , unie comme la rainure d'un chemin de fer , fait bondir mon coeur de dégoût ! Je suis épris de passion pour les malheurs de la déroute de Moscou, pour les émotions du Corsaire rouge et l'existence des contrebandiers. Puisqu'il n'y a plus de Chartreux en France, je voudrais au moins un Botany-Bay, une espèce d'infirmerie destinée aux petits lord Byron, qui, après avoir chiffonné la vie comme une serviette après dîner, n'ont plus rien à faire qu'à incendier leur pays, se brûler la cervelle , vouloir la république ou la guerre...

— Emile, dit avec feu le voisin de Raphaël à l'interlocuteur, foi d'homme, sans la révolution de juillet, je me faisais prêtre pour aller mener une vie animale au fond de quelque campagne, et...

— Et tu aurais lu le bréviaire tous les jours?...

— Oui...

— Tu es un fat.

— Nous lisons bien les journaux?...

— Pas mal, pour un journaliste... Mais taistoi , nous marchons au milieu d'une masse d' abonnés. Le journalisme, vois-tu?... c'est la re


LA PEAU DE CHAGRIN.

113

ligion des sociétés modernes, et il y a progrès, car les prêtres ne sont pas tenus de croire, ni le peuple non plus...

En devisant ainsi, comme de braves gens qui savaient le De Viris illuslribus, depuis longues années, ils arrivèrent à un hôtel de la rue Joubert.

I. 10.


114 LA PEAU DE CHAGRIN.

XI.

ÉMILE était un auteur qui avait conquis plus de gloire dans ses chutes que les autres n'en recueillent de leurs succès. Hardi dans ses compositions , plein de verve et de mordant, il possédait toutes les qualités que comportaient ses défauts : il était franc, rieur, et disait en face une épigramme à un ami, qu'absent, il défendait avec courage et loyauté. II se moquait de tout, même de son avenir ; et, toujours dépourvu d'argent, il restait, comme tous les hommes de quelque portée . plongé dans une inexprimable paresse , jetant un livre dans un


LA PEAU DE CHAGRIN. 115

mot au nez des gens qui ne savaient pas mettre un mot dans leurs livres. Prodigue de promesses qu'il ne réalisait jamais , il s'était fait de sa fortune et de sa gloire un coussin pour dormir, courant ainsi la chance de se réveiller vieux à l'hôpital. Du reste, ami jusqu'à l'échafaud , fanfaron de cynisme et simple comme un enfant, travaillant par boutade ou par nécessité.

— Nous allons faire , suivant l'expression de maître Alcofribas , un fameux tronçon de chère lie!... dit-il à Raphaël en lui montrant les caisses de fleurs qui embaumaient et verdissaient les escaliers.

— Oh ! que j'aime les porches bien chauffés, et dont les tapis sont riches!... répondit Raphaël. Le luxe dès le péristyle est rare en France... Ici, je me sens renaître...

— Et là haut nous allons boire et rire encore une fois, mon pauvre Raphaël...

— Ah çà ! reprit-il, j'espère que nous serons les vainqueurs et que nous marcherons sur toutes ces têtes-là!...

Et, d'un geste moqueur, il lui montra les convives, en entrant dans un salon resplendissant de luxe et de lumière.

Ils furent aussitôt accueillis par les jeunes gens les plus remarquables de Paris.


116 LA PEAU DE CHAGRIN.

L'un venait de révéler un talent neuf, et de rivaliser, par son premier tableau , avec les gloires de la peinture impériale.

L'autre avait hasardé, la veille, un livre plein de verdeur, empreint d'une sorte de dédain littéraire et qui découvrait de nouvelles routes à l'école moderne.

Plus loin, un statuaire dont la figure pleine de rudesse accusait quelque vigoureux génie, causait avec un de ces froids railleurs qui, tan tôt, ne veulent voir de supériorités nulle part, et tantôt en reconnaissent partout.

Ici, le plus spirituel de nos caricaturistes à l'oeil malin, à la bouche mordante, guettait les épigrammes pour les traduire à coups de crayon.

Là, ce jeune et audacieux écrivain, qui, mieux que personne, distillait la quintessenes des pensées politiques , ou , dans un article. condensait, en se jouant, l'esprit d'un écrivain fécond, s'entretenait avec ce poète dont le écrits écraseraient toutes les oeuvres du temps présent, si son talent avait la puissance de si haine. Tous deux essayaient de ne pas dire la vérité, de ne pas mentir, en s'adressant de douces flatteries.

Un musicien célèbre consolait en si bémol et


LA l'EAU DE CHAGRIN. 117

d'une voix moqueuse un jeune homme politique récemment tombé de la tribune sans se faire aucun mal.

De jeunes auteurs sans style étaient auprès de jeunes auteurs sans idées , des prosateurs pleins de poésie , près de poètes prosaïques ; et, voyant ces êtres incomplets , un pauvre saint-simonien, assez, naïf pour croire à sa doctrine , les accouplait avec charité , voulant sans doute les transformer en religieux de son ordre.

Enfin , il y avait deux ou trois de ces savans, destinés à mettre de l'azote dans la conversation, et plusieurs vaudevillistes prêts à y jeter de ces lueurs éphémères , qui, semblables aux étincelles du diamant, ne donnent ni chaleur ni lumière...

Quelques hommes à paradoxes , riant sous cape des gens qui épousaient leurs admirations ou leurs mépris pour les hommes et les choses, faisaient déjà de cette politique à double tranchant, avec laquelle ils conspirent contre tous les systèmes , sans prendre parti pour aucun.

Le jugeur, qui ne s'étonne de rien , qui se mouche au milieu d'une cavatine aux Bouffons, y crie brava.'... avant tout le monde , et con-


118 LA PEAU DE CHAGRIN.

tredit ceux qui prédisent son avis , était là, cherchant à s'attribuer les mots des gens d'esprit.

Parmi ces convives, cinq avaient de l'avenir; une dizaine devait obtenir quelque gloire viagère ; et, quant aux autres , ils pouvaient se dire , comme toutes les médiocrités, le fameux mot de Louis XVIII : Union et Oubli...

L'amphitryon avait la gaieté soucieuse d'un homme qui dépense deux mille écus ; et, comme de temps à autre ses yeux se dirigeaient avec impatience vers la porte du salon , il était facile de voir que tous les convives se trouvaient réunis , moins un... Bientôt apparut un gros petit homme vêtu de noir, accueilli soudain par une flatteuse rumeur. C'était le notaire qui, le matin même , avait achevé de créer le journal.

Un domestique en grande livrée vint ouvrir les portes d'une vaste salle à manger où chacun alla , sans cérémonie, reconnaître sa place autour d'une table immense.

Avant de quitter les salons , Raphaël y jeta un dernier coup d'oeil. Son souhait était, certes, bien complètement réalisé. La soie et l'or tapissaient les appartemens. De riches candélabres supportant d'innombrables bougies fai-


LA PEAU DE CHAGRIN. 119

saient briller les moindres frises dorées, les ciselures délicates des bronzes, et les somptueuses couleurs de l'ameublement. Les fleurs rares de quelques jardinières artistement construites avec des bambous, répandaient de doux parfums ; les draperies respiraient une élégance sans prétention ; et il y avait en tout je ne sais quelle grâce poétique, dont le prestige devait agir sur l'imagination d'un homme sans argent.

— Cent mille livres de rente sont un bien joli commentaire du catéchisme, et nous aident merveilleusement à mettre la morale en action... dit-il en soupirant. Oh! oui, ma vertu ne va guère à pied... Pour moi le vice... c'est une mansarde , un habit rapé, un chapeau gris en hiver et des dettes chez le portier... Ah! je veux vivre au sein de ce luxe un an , six mois , n'importe... et puis après... mourir. J'aurai du moins épuisé , connu, dévoré mille existences.

— Oh! oh!... lui dit Emile, qui l'écoutait, tu prends le coupé d'un agent de change pour le bonheur... Va, tu serais bientôt ennuyé de la fortune en t'apercevant qu'elle te ravirait la chance d'être un homme supérieur... Entre les pauvretés de la richesse et les richesses de la pauvreté, l'artistea-t-il jamais hésité?... Il nous


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faut des luttes , à nous autres... Aussi, prépare ton estomac!... Vois!...

Et il lui montra, par un geste héroïque, le majestueux, le trois fois saint, évangélique et rassurant aspect que présentait la salle à manger du benoît capitaliste.

— Cet homme-là, reprit-il, ne s'est vraiment donné la peine d'amasser son argent que pour nous... N'est-ce pas une espèce d'épongé oubliée par les naturalistes dans l'ordre des polypiers, et qu'il s'agit de presser avec délicatesse, avant de la laisser sucer par des héritiers? Ne trouves-tu pas du style aux bas-reliefs qui décorent les murs? Et les lustres, et les tableaux, quel luxe bien entendu ! S'il faut croire les envieux et ceux qui tiennent à voir les ressorts de la vie, cet homme aurait tué , pendant la révolution , je ne sais quelle vieille dame asthmatique , un petit orphelin scrofuleux et quelque autre personne. Peux-tu donner place à des crimes sous les cheveux grisonnans de notre vénérable amphitryon?... Il a l'air d'un bien bon homme... Vois donc comme l'argenterie étincelle!... Et chacun de ces rayons brillans serait un coup de poignard... Allons donc! autant vaudrait croire en Mahomet. Si le public avait raison, voici trente hommes de coeur et


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de talent qui s'apprêteraient à manger les entrailles, à boire le sang d'une famille!... Et nous deux, jeunes gens pleins de candeur, d'enthousiasme, nous serions complices du forfait!... J'ai envie de demander à notre capitaliste s'il est honnête homme.

— Non pas maintenant! s'écria Raphaël. Quand il sera ivre-mort, — nous aurons diné.

Et les deux amis s'assirent en riant.

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XII.

D'ABORD, chaque personne contempla pendant un temps encore plus court que la parole destinée à l'exprimer, le coup d'oeil offert par une longue table , blanche comme une couche de neige fraîchement tombée , et sur laquelle s'élevaient symétriquement les couverts couronnés de petits pains blonds. Les cristaux répétaient les couleurs de l'iris dans leurs reflets étoiles: les bougies traçaient des feux croisés à l'infini; et les mets, placés sous des dômes d'argent, aiguisaient l'appétit et la curiosité.


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Les paroles furent assez rares. Les voisins se regardèrent. Le vin de Madère circula.

Puis, le premier service apparut dans toute sa gloire. Il aurait fait honneur à feu Cambacérès , et Brillat-Savarin l'eût célébré. Les vins de Bordeaux, de Bourgogne, blancs, rouges, furent servis avec une profusion royale. Cette première partie du festin était comparable, en tout point, à l'exposition d'une tragédie classique.

Le second acte devint quelque peu bavard. Chaque convive avait bu raisonnablement en changeant de crûs suivant ses caprices, de sorte qu'au moment où l'on emporta les restes de ce magnifique service, de tempestueuses discussions s'étaient établies. Quelques fronts pâles rougissaient, plusieurs nez commençaient à s'empourprer, les visages s'allumaient, les yeux pétillaient. C'était l'aurore de l'ivresse. Le discours ne sortait pas encore des bornes de la civilité ; mais les railleries, les bons mots s'échappaient peu à peu de toutes les bouches, et la calomnie élevait même tout doucement sa petite tête et parlait d'une voix flûtée. Çà et là, quelques sournois écoutaient attentivement, espérant garder leur raison. . Le second service trouva donc les esprits


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tout-à-fait échauffés. Chacun mangea en parlant, parla en mangeant, but sans prendre garde à l'affluence des liquides , tant ils étaient lampans et parfumés, tant l'exemple était contagieux... L'amphitryon , se piquant d'animer ses convives , fit avancer les vins du Rhône, de vieux Roussillons capiteux ; et, alors, déchaînés comme les chevaux d'une malle-poste partant d'un relais, ces hommes fouettés par les piquantes flèches du vin de Champagne impatiemment attendu, mais abondamment versé, laissèrent galoper leur esprit dans le vide de ces raisonnemens que personne n'écoute, se mirent à raconter ces histoires qui n'ont pas d'auditeur, recommencèrent cent fois ces interpellations qui restent sans réponse... L'orgie seule déploya sa grande voix, sa voix composée de cent clameurs confuses, qui grossissent comme les crescendo de Rossini... Puis arrivèrent les toasts insidieux, les forfanteries , les défis. Tous renonçaient à se glorifier de leur capacité intellectuelle pour revendiquer celle des tonneaux, des foudres, des cuves. Il semblait que chacun eût deux voix...

Un moment vint où les valets sourirent; cor alors ,les maîtres parlaient tous à la fois...

Mais cette mêlée de paroles , où les para-


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doxes donteusement lumineux, les vérités grotesquement habillées se heurtèrent à travers les cris, les jugemens, les niaiseries, comme au milieu d'un combat se croisent les boulets, les balles et la mitraille, eût sans doute intéressé quelque philosophe par la singularité des pen sées, ou surpris un politique par la bizarrerie des systèmes. C'était tout à la fois un livre et un tableau.

Les philosophies, les religions, les morales , si différentes d'une latitude à l'autre, les gouvernemens, enfin tous les grands actes de l'intelligence humaine , tombèrent sous une faux aussi longue que celle du Temps ; et, peut-être, eussiez-vous pu difficilement décider si elle était maniée par la Sagesse ivre, ou par l'Ivresse devenue sage et clairvoyante.

Ces esprits, emportés par une espèce de tempête, semblaient vouloir, comme la mer irritée contre ses falaises, ébranler toutes les lois entre lesquelles flottent les civilisations ; satisfaisant ainsi, sans le savoir, à la volonté de Dieu, qui laissa dans la nature le bien et le mal, sans cesse en présence, en gardant pour lui le secret de leur lutte perpétuelle. Furieuse et burlesque, la discussion fut en quelque sorte un ; sabbat des intelligences. Mais entre les tristes i. 11.


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plaisanteries, dites par ces enfans de la révolution, et les propos des buveurs tenus à la naissance de Pantagruel, il y avait tout l'abyme qui sépare le dix-neuvième siècle du seizième. Celui-ci apprêtait une destruction en riant, et le nôtre riait au milieu des ruines...

— Comment appelez-vous le jeune homme qui se trouve là bas?— dit le notaire en montrant Raphaël ; j'ai cru l'entendre nommer Valentin!...

— Que chantez-vous avec votre Valentin tout court?... s'écria Emile en riant. Raphaël de Valentin!... s'il vous plaît. Nous ne sommes pas un enfant trouvé ; mais le descendant de l'empereur Valens, souche des Valentinois, fondateur des villes de Valence en Espagne et en France, héritier légitime de l'empire d'Orient... Si nous laissons trôner Mahmoud à Constantinople, c'est par pure bonne volonté, faute d'argent ou de soldats...

Et il décrivit en l'air, avec sa fourchette, une couronne au-dessus de la tête de Raphaël.

Le notaire se recueillit pendant un moment; puis il se remit à boire en laissant échapper un geste authentique, par lequel il semblait avouer qu'il lui était impossible de rattacher à sa clientelle les villes de Valence, de Constantinople,


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Mahmoud , l'empereur Valens et la famille des Valentinois.

— La destruction de ces fourmillières nommées Babylone, Tyr, Carthage ou Venise, toujours écrasées sous les pieds d'un géant qui passe, n'est-elle pas un avertissement donné à l'homme par une puissance moqueuse?... dit un journaliste, espèce d'esclave acheté pour faire du Bossuet à dix sous la ligne.

— Moïse, Sylla, Louis XI, Richelieu, Robespierre et Napoléon sont peut-être un même homme qui reparaît à travers les civilisations comme les comètes dans le ciel!... répondit Raphaël.

— Pourquoi sonder la Providence?... dit un fabricant de ballades.

— Allons, voilà la Providence!... s'écria le jugeur en l'interrompant ; je ne connais rien au inonde de plus élastique.

—Mais, monsieur, Louis XIV a fait périr plus d'hommes pour creuser les aqueducs de Maintenon que la Convention pour asseoir justement l'impôt, pour mettre de l'unité dans la loi, nationaliser la France et faire également partager les héritages !... disait un jeune homme devenu républicain faute d'une syllabe devant son nom.


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— Monsieur, lui répondit un propriétaire, vous qui prenez le sang pour du vin, cette foisci, laisserez-vous à chacun sa tête sur ses épaules ?

— A quoi bon, monsieur?... Les principes de l'ordre social ne valent-ils donc pas quelque chose?...

— Quelle horreur !... Vous n'auriez nul chagrin de tuer vos amis pour un si...

— Hé! monsieur, l'homme qui a des remords est le vrai scélérat, car il a quelque idée de la vertu; tandis que Pierre-le-Grand, Pizarre, le duc d'Albe étaient des systèmes, et le corsaire Monbar, une organisation...

— Mais la société ne peut-elle pas se priver de vos systèmes et de vos organisations?...

— Oh! d'accord... s'écria le républicain...

— Eh! votre stupide république me donne des nausées!... Nous ne saurions découper tranquillement un chapon sans y trouver la loi agraire!...

— Tes principes sont excellens, mon petit Brutus farci de truffes!... Mais tu ressembles à mon valet de chambre ! Le drôle est si cruellement possédé par la manie de la propreté, que, si je lui laissais brosser mes habits à sa fantaisie, j'irais tout nu...


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— Vous êtes des brutes!... Vous voulez nettoyer une nation avec des curedents!... répliqua l'homme à la république. Selon vous la justice serait plus dangereuse que les voleurs...

— Hé! hé !... dit un avoué.

— Sont-ils ennuyeux avec leur politique ! — Fermez la porte. — Il n'y a pas de sciences ou de vertus qui vaillent une goutte de sang. Si nous voulions faire la liquidation de la vérité nous la trouverions peut-être en faillite!...

— Ah ! il en aurait sans doute moins coûté de nous amuser dans le mal que de nous disputer dans le bien... Aussi, je donnerais tous les discours prononcés à la tribune depuis quarante ans pour une truite, pour un conte de Perrault ou une croquade de Charlet...

— Vous avez bien raison... — Passez-moi les asperges... — Car après tout, la liberté enfante l'anarchie, l'anarchie conduit au despotisme et le despotisme ramène à la liberté. Des millions d'êtres ont péri sans avoir pu faire triompher l'une ou l'autre!... N'est-ce pas le cercle vicieux dans lequel tournera toujours le monde moral? Quand l'homme croit avoir perfectionné , il n'a fait que déplacer les choses!

— Oh! oh!... s'écria un vaudevilliste,alors, messieurs, je porte un toast à — Charles X, père de la liberté!...


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— Pourquoi pas?., dit un journaliste. Quand le despotisme est dans les lois, la liberté se trouve dans les moeurs et vice versa... Buvons donc à l'imbécillité du pouvoir qui nous donne tant de pouvoir sur les imbéciles!...

— Hé! mon cher, au moins Napoléon nous a-t-il laissé de la gloire ! criait un officier de marine qui n'était pas sorti de Brest.

— Ah! la gloire!... Triste denrée! Elle se paie cher et ne se garde pas!... Ne serait-elle point l'égoïsme des grands hommes , comme le bonheur est celui des sots?...

— Monsieur,vous êtes bienheureux!...

— Le premier qui inventa les fossés était sans doute un homme faible, car la société ne profite qu'aux gens chétifs... Placés aux deux extrémités du monde moral, le sauvage et le penseur ont également horreur de la propriété,

— Joli !... s'écria le notaire, s'il n'y avait pas de propriétés , comment pourrions-nous faire des actes?...

— Voilà des petits pois délicieusement fantastiques!...

— ... Et le curé fut trouvé mort dans son lit, le lendemain.

— Qui parle de mort?... Ne badinez pas! J'ai un oncle...


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— Vous vous résigneriez sans doute à le perdre...

— Ce n'est pas une question...

— Ecoutez-moi!... Messieurs! Manière de tuer son oncle: Chut!... (Écoutez! Écoutez!) Ayez d'abord un oncle gros et gras, septuagénaire au moins, ce sont les meilleurs oncles... Faites-lui manger, sous un prétexte quelconque, un pâté de foie gras...

— Hé ! mon oncle est un grand homme sec, avare et sobre...

— Ah ! ces oncles-là sont des monstres qui abusent de la vie...

— La voix de la Malibran a perdu deux notes!...

— Non, Monsieur...

— Si, Monsieur.

— Oh! oh! — Oui et non. — N'est-ce pas l'histoire de toutes les dissertations religieuses, politiques et littéraires... L'homme est un bouffon qui danse sur un précipice !

— A vous entendre je suis un sot...

— Au contraire, c'est parce que vous ne m'entendez pas !...

— L'instruction!... Belle niaiserie. M. Heineffettermach porte le nombre des volumes imprimés à plus d'un milliard, et la vie d'un


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homme ne permet pas d'en lire cent cinquante mille !... Alors, expliquez-moi ce que signifie le mot instruction ? Pour les uns, elle consiste à savoir le nom du cheval d'Alexandre, du dogue Bérécillo, de Tabourot, seigneur des Accords , et d'ignorer celui de l'homme auquel nous devons le flottage des bois, ou la porcelaine. Pour les autres, être instruit... c'est savoir brûler un testament et vivre en honnêtes gens , aimés, considérés, au lieu de voler une montre en récidive, avec les circonstances aggravantes, et d'aller mourir en place de Grève..,

— Lamartine restera !...

— Ah ! Scribe, monsieur, a bien de l'esprit,

— Et Victor Hugo?...

— C'est un grand homme !... n'en parlons plus!...

— Vous êtes ivres!...

— La conséquence immédiate d'une constitution est l'aplatissement des intelligences.... Arts, sciences, monumens, tout est dévoré par un effroyable sentiment d'égoïsme, notre lèpre actuelle... Vos trois cents bourgeois, assis sur des banquettes, ne penseront qu'à planter des peupliers... Le despotisme fait illégalement de grandes choses, et la liberté ne se donne même pas la peine d'en faire légalement de très petites!...


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— Votre enseignement mutuel fabrique des pièces de cent sous en chair humaine ! dit un absolutiste en interrompant. Les individualités disparaissent chez un peuple nivelé par l'instruction !...

— Cependant le but de la société n'est-il pas de procurer à chacun le bien-être?... demanda le saint-simonien.

— Si vous aviez cinquante mille livres de rente, vous ne penseriez guère au peuple!... Êtes-vous épris de belle passion pour l'humanité!... Allez à Madagascar, vous y trouverez un joli petit peuple tout neuf, à saint-simoniser!... Ah! ah!'

— Vous êtes un carliste !...

— Pourquoi pas?... J'aime le despotisme, il annonce un certain mépris pour la race humaine. Je ne hais pas les rois... Ils sont si amusans!... Trôner dans une chambre, à trente millions de lieues du soleil!... N'est-ce donc rien?...

— Mais résumons cette large vue de la civilisation!... disait le savant qui, pour l'instruction du sculpteur inattentif, avait entrepris une discussion sur le commencement des sociétés et sur les peuples autochtones. A l'origine des nations la force fut en quelque sorte matérielle,

I. 12


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une, grossière... Puis, avec l'accroissement des aggrégations, les gouvernemens ont procédé par des décompositions plus ou moins habiles du pouvoir primitif. Ainsi, dans la haute antiquité, la force était dans la théocratie. Le prêtre tenait le glaive et l'encensoir. Plus tard, il y eut deux sacerdoces : le pontife et le roi. Aujourd'hui, notre société, dernier terme de la civilisation, a distribué la puissance suivant le nombre des combinaisons ; et nous sommes arrivés aux forces nommées : industrie, pensée, argent, parole... Alors le pouvoir n'ayant plus d'unité marche sans cesse vers une dissolution sociale qui n'a plus d'autre barrière que l'intérêt. Aussi, nous ne nous appuyons ni sur la religion, ni sur la force matérielle, mais sur l'intelligence... Le livre vaut-il le glaive, la discussion vaut-elle l'action?... Voilà le problème...

— L'intelligence a tout tué!... s'écria le carliste. Allez ! la liberté absolue mène les nations au suicide. — Elles s'ennuient dans le triomphe , comme un Anglais millionnaire. — Que nous direz-vous de neuf?... Aujourd'hui vous avez ridiculisé tous les pouvoirs , et c'est même chose vulgaire que de nier Dieu ! Vous n'avez plus de croyance. Aussi le siècle est-il comme


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un vieux sultan perdu de débauche ! Enfin , votre lord Byron , en dernier désespoir de poésie, a chanté les passions du crime !...

— Savez-vous , lui répondit un médecin complètement ivre , qu'à peine y a-t-il une membrane de différence entre un homme de génie et un grand criminel ?...

— Peut-on traiter ainsi la vertu ! s'écria le vaudevilliste. La vertu, sujet de toutes les pièces de théâtre, dénouement de tous les drames, base de tous les tribunaux!...

— Hé ! tais-toi donc , animal!... Ta vertu , c'est Achille sans talon !...

— A boire!...'

— Veux-tu parier que je bois une bouteille de vin de Champagne d'un seul trait?

— Quel trait d'esprit !... s'écria le caricaturiste.

— Ils sont gris comme des charretiers ! dit un jeune homme qui donnait sérieusement à boire à son gilet.

— Oui, Monsieur, le gouvernement actuel est l'art de faire régner l'opinion publique...

— L'opinion , mais c'est la plus vicieuse de toutes les prostituées... A vous entendre, hommes de morale et de politique, il faudrait sans cesse préférer vos lois à la nature, l'opinion à la


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conscience... Allez, tout est vrai, tout est faux ! Si la société nous a donné le duvet des oreillers , elle a certes compensé le bienfait par la goutte, comme elle a mis la procédure pour tempérer la justice , et les rhumes à la suite des cachemires...

— Monstre! dit Emile en interrompant le misanthrope , comment peux-tu médire de la civilisation en présence de tant de vins, de mets, et à table jusqu'au menton!... Mords ce chevreuil aux pieds et aux cornes dorées ; mais ne mords pas ta mère !...

— Est-ce ma faute, à moi, si le catholicisme arrive à mettre un million de dieux dans un sac de farine, si la république aboutit toujours à quelque Robespierre , si la royauté se trouve entre l'assassinat de Henri IV et le jugement de Louis XVI... et si le libéralisme devient Lafayette ?...

— L'avez-vous embrassé ?

— Non.

— Alors taisez-vous , sceptique!...

— Les sceptiques sont les hommes les plus conciencieux.

— Ils n'ont pas de conscience.

— Que dites-vous?... Ils en ont au moins deux !...


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— Escompter le ciel!... Monsieur, voilà une idée vraiment commerciale. Les religions antiques n'étaient qu'un heureux développement du plaisir physique ; mais nous autres nous avons développé l'ame et l'espérance. Il y a eu progrès...

— Hé, mes bons amis , que pouvez-vous attendre d'un siècle repu de politique?... Quel a été le sort de Smarra ?... La plus ravissante conception...

— Smarra !... cria le jugeur d'un bout de la table à l'autre. — Ce sont des phrases tirées au hasard dans un chapeau!... Véritable ouvrage écrit pour Charenton !...

— Vous êtes un sot !...

— Vous êtes un drôle...

— Oh! oh!...

— Ah! ah!...

— A demain... monsieur !...

— A l'instant!... répondit le poète...

— Allons !.. allons ! vous êtes deux braves...

— Ils ne peuvent seulement pas se mettre debout!...

— Ah ! je ne me tiens pas droit peut-être ! reprit le belliqueux auteur en se dressant comme un cerf-volant indécis...

Il jeta sur la table un regard hébété. Puis

1. 12.


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comme exténué par cet effort, il retomba sur sa chaise, pencha la tête et resta muet.

— Ne serait-il pas plaisant... dit le jugeur à son voisin, de me battre pour un ouvrage que je n'ai jamais vu, ni lu?...

— Eugène, prends garde à ton habit ! Ton voisin pâlit...

— Kant!... Encore un ballon lancé pour amuser les niais ! Le matérialisme et le spiritualisme sont deux jolies raquettes avec lesquelles des charlatans en robe font aller le même volant. Que Dieu soit en tout, selon Spinosa, ou que tout vienne de Dieu, selon saint Paul... Imbéciles!... Ouvrir ou fermer une porte... N'est-ce pas le même mouvement? L'oeuf vientil de la poule ou la poule de l'oeuf?... — Passesmoi du canard! — Voilà toute la science!...

— Nigaud !... lui cria le savant, la question que tu poses est tranchée par un fait.

— Et lequel?

— Les chaires de professeurs n'ont pas été faites pour la philosophie , mais bien la philosophie pour les chaires?... Mets des lunettes et lis le budget...

— Voleurs!...

— Imbéciles !...

— Fripons !...


LA PEAU DE CHAGRIN. 139

— Dupes!...

— Où trouverez-vous ailleurs qu'à Paris un échange aussi vif, aussi rapide entre les pensées?... s'écria le plus spirituel des artistes en prenant une voix de basse-taille.

— Allons, Henri!... quelque farce classique!... Voyons, une charge!...

— Voulez-vous que je vous fasse le dix-neuvième siècle?...

— Écoutez !...

— Silence !...

— Mettez des sourdines à vos muffles !...

— Te tairas-tu, chinois !...

— Donnez-lui du vin ; et qu'il se taise , cet enfant !

— A toi, Henri !...

L'artiste boutonna son habit noir jusqu'au col, mit ses gants jaunes, et se grima de manière à singer le Globe; mais, le bruit couvrant sa voix , il fut impossible de saisir un seul mot de sa spirituelle moquerie ; et alors, s'il ne représenta pas le siècle , au moins représenta-t-il le journal... car il ne s'entendit pas lui-même.

Le dessert se trouva servi comme par enchantement. La table fut couverte d'un admirable surtout en bronze doré sorti des ateliers de Thomire. De ravissantes figures , douées par


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un célèbre artiste des formes prestigieuses de la beauté idéale, soutenaient et portaient des buissons de fraises , des ananas , des dattes fraîches, des raisins jaunes, de blondes pêches , des oranges arrivées de Sétubal par un paquebot, des grenades, des fruits de la Chine, enfin toutes les surprises du luxe , les miracles du petit four, les délicatesses les plus friandes, les friandises les plus séductrices. Les couleurs de ces tableaux gastronomiques étaient rehaussées par l'éclat de la porcelaine , par des lignes étincelantes d'or, par les découpures des vases. Gracieuse comme les liquides franges de l'océan, verte et légère, la mousse couronnait les paysages du Poussin, copiés à Sèvres. Le budget d'un prince allemand n'aurait pas payé cette richesse insolente.

L'argent, la nacre , l'or , les cristaux furent de nouveau prodigués sous de nouvelles formes; mais les yeux engourdis et la verbeuse fièvre de l'ivresse permirent à peine aux convives d'avoir une intuition vague de cette féerie digne d'un conte oriental.

Les vins de dessert apportèrent leurs parfums et leurs flammes , philtres puissans , vapeurs enchanteresses , qui engendrent une espèce de mirage intellectuel, et dont les liens puissans


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enchaînent les pieds , alourdissent les mains...

Les pyramides de fruits furent pillées , les voix grossirent, le tumulte grandit. Alors il n'y eut plus de paroles distinctes. Les verres volèrent en éclats , et des rires atroces partirent comme des fusées.

Un vaudevilliste saisit un cor et se mit à sonner une fanfare. Ce fut comme un signal donné par le diable. Cette assemblée en délire hurla, siffla, chanta, cria , rugit, gronda.

Vous eussiez souri de voir les gens naturellement gais , devenus sombres comme les dénouemens de Crébillon , ou rêveurs comme des marins en voiture. Les hommes fins disaient leurs secrets à des curieux , qui n'écoutaient pas. Les mélancoliques souriaient comme des danseuses qui achèvent leurs pirouettes. Un journaliste se dandinait à la manière des ours en cage... Des amis intimes se battaient. Les ressemblances animales inscrites sur les figures humaines et si curieusement démontrées par les physiologistes , reparaissaient vaguement dans les gestes , dans les habitudes du corps... il y avait un livre tout fait pour quelque Bichat qui se serait trouvé là , froid et à jeun.

Le maître du logis se sentant ivre et n'osant se lever, approuvait les extravagances de ses


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convives par une grimace fixe , et tâchait de conserver un air décent et hospitalier. Sa large figure , devenue rouge et bleue, presque violacée , terrible à voir, s'associait au mouvement général par des efforts semblables au roulis et au tangage d'un brick.

— Les avez-vous assassinés?... lui demanda Emile.

— La confiscation et la peine de mort sont abolies... répondit le banquier.

Puis il se prit à rire en haussant les sourcils d'un air tout à la fois plein de finesse et de bêtise.

— Mais ne les voyez-vous pas quelquefois en songe?... reprit Raphaël.

— Il y a prescription!... dit le meurtrier plein d'or.

— Et sur sa tombe !... s'écria Emile d'un ton sardonique, l'entrepreneur du cimetière gravera :

Passans, accordez une larme à sa mémoire...

— Oh! reprit-il, je donnerais bien cent sous au mathématicien qui me démontrerait par une équation algébrique l'existence de l'enfer !..

Il jeta une pièce en l'air.

— Face pour Dieu !...

— Ne regarde pas !... cria Raphaël en sai-


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sissant la pièce. Que sait-on ? le hasard est si plaisant !

— Hélas !... reprit Emile d'un air tristement bouffon, je ne vois pas où poser les pieds entre la géométrie de l'incrédule et le pater noster du pape. — Buvons!... Trinc! est, je crois, l'oracle de la dive bouteille et sert de conclusion au Pantagruel !...

— Nous devons au pater noster, répondit Raphaël, nos arts , nos monumens , nos sciences peut-être ; et, bienfait plus grand encore , nos gouvernemens modernes, dans lesquels une société vaste et féconde est merveilleusement représentée par cinq cents intelligences , où les forces , opposées les unes aux autres , se neutralisent , en laissant tout pouvoir à la CIVILISATION , reine gigantesque qui remplace le ROI... cette ancienne et terrible figure , espèce de faux destin créé par l'homme entre le ciel et lui En présence de tant d'oeuvres accomplies , l'athéisme apparaît comme un squelette qui n'engendre pas !... Qu'en dis-tu?..

— Je songe aux flots de sang répandus par le catholicisme!... dit froidement Emile. Il a pris nos veines et nos coeurs pour faire une contrefaçon du déluge. — Mais n'importe ! Tout

homme qui pense doit marcher sous la bannière


144 LA PEAU DE CHAGRIN.

du Christ !... Lui seul a consacré le triomphe de l'esprit sur la matière ; lui seul nous a puissamment révélé le monde intermédiaire qui nous sépare de Dieu!...

— Bah ! reprit-il, en jetant à Raphaël un indéfinissable sourire d'ivresse , pour ne pas nous compromettre , portons le fameux toast :

Diis ignotis !...

Et ils vidèrent leurs calices de science, de gaz carbonique , de parfums , de poésie et d'incrédulité.


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XIII.

— Si ces Messieurs veulent passer dans le salon, le café les y attend.

Et les portes s'ouvrirent.

En ce moment, presque tous les convives se roulaient au sein de ces limbes délicieuses , où les lumières de l'esprit s'éteignent, où le corps, délivré de son tyran, s'abandonne aux joies délirantes de la liberté.

Les uns , arrivés à l'apogée de l'ivresse , restaient mornes et péniblement occupés à saisir une pensée qui leur attestât leur propre existence ; les autres, plongés dans le marasme I. 13


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produit par une digestion alourdissante, niaient le mouvement ; d'intrépides orateurs disaient encore de vagues paroles dont ils ne comprenaient pas , eux-mêmes , le sens ; puis , quelques refrains retentissaient comme le bruit d'une mécanique obligée d'accomplir sa vie factice et sans ame. Le silence et le tumulte s'étaient bizarrement accouplés.

Néanmoins , en entendant la voix sonore du valet qui, à défaut d'un maître , leur annonçait des joies nouvelles, ils se levèrent entraînés, soutenus ou portés , les uns par les autres.

Mais la troupe entière resta , pendant un moment, immobile et charmée , sur le seuil de la porte. Les jouissances excessives du festin pâlirent devant le chatouillant spectacle que l'amphitryon offrait au plus voluptueux de leurs sens.

Sous les étincelantes bougies d'un lustre d'or, autour d'une table chargée de vermeil, un groupe de femmes se présenta soudain aux convives hébétés, dont les yeux s'allumèrent comme autant de diamans.

Riches étaient les parures , mais plus riches encore étaient ces beautés éblouissantes devant lesquelles disparaissaient toutes les merveilles de ce palais. Les yeux passionnés de ces créa-


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turcs, prestigieuses comme des fées , avaient encore plus de vivacité que les torrens de lumière qui faisaient resplendir les reflets satinés des tentures, la blancheur des marbres , les saillies délicates des bronzes et la grâce des draperies. Le coeur brûlait, à voir les contrastes de leurs coiffures agitées et de leurs attitudes, toutes diverses d'attraits et de caractère. C'était une haie de fleurs mêlées de rubis, de saphirs et de corail ; une ceinture de colliers noirs, sur des cous de neige ; des écharpes légères flottant comme les flammes d'un phare ; des turbans orgueilleux ; des tuniques modestement provoquantes. Ce sérail offrait des séductions pour tous les yeux, des voluptés pour tous les caprices.

Posée à ravir, une danseuse semblait être sans voile sous les plis onduleux du cachemire. Là, une gaze diaphane , ici, la soie chatoyante cachaient ou révélaient des perfections mystérieuses. De petits pieds étroits parlaient d'amour, des bouches fraîches et rouges se taisaient. Il y avait de jeunes filles frêles et décentes , vierges d'hier, dont les jolies chevelures respiraient une religieuse innocence. Puis , des beautés aristocratiques au regard fier, mais indolentes , mais fluettes , maigres ,


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gracieuses , penchaient la tête comme si elles avaient encore de royales protections à faire acheter.

Une Anglaise, blanche et chaste, figure aérienne , descendue des nuages d'Ossian , ressemblait à un ange de mélancolie, à un remords fuyant le crime.

La Parisienne , dont toute la beauté gît dans une grâce indescriptible , vaine de sa toilette et de son esprit, armée de sa toute-puissante faiblesse, souple et dure , syrène sans coeur et sans passion, mais qui sait artificieusement créer les trésors de la passion et contrefaire les accens du coeur, ne manquait pas à cette périlleuse assemblée où brillaient encore des Italiennes tranquilles en apparence et consciencieuses dans leur félicité ; de riches Normandes, aux formes magnifiques ; des femmes méridionales , aux cheveux noirs , aux yeux bien fendus.

Vous eussiez dit les beautés de Versailles convoquées par Lebel, ayant, dès le matin, dressé tous leurs pièges, arrivant, comme une troupe d'esclaves orientales , réveillées par la voix du marchand, pour partir à l'aurore.

Elles restaient interdites, honteuses, et s'empressaient autour de la table comme des abeilles


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bourdonnant à l'entrée d'une ruche. Cet embarras craintif, reproche et coquetterie tout ensemble , accusait et séduisait. C'était pudeur involontaire. Un sentiment que la femme ne dépouille jamais complètement leur ordonnait de s'envelopper dans le manteau de la vertu pour donner plus de charme et de piquant aux prodigalités du vice.

Aussi, la conspiration ourdie par le maître du logis échoua-t-elle. Ces hommes sans frein furent subjugués tout d'abord par la puissance majestueuse dont la femme est investie. Un murmure d'admiration résonna comme la plus douce musique. L'amour n'ayant pas voyagé de compagnie avec l'ivresse, au lieu d'un ouragan de passions, les convives, surpris dans un moment de faiblesse, s'abandonnèrent aux délices d'une douce extase.

Obéissant à la poésie qui les domine toujours, les artistes étudièrent avec bonheur les nuances délicates qui distinguaient ces beautés choisies.

Réveillé par une pensée, due peut-être à quelque émanation d'acide carbonique qui se dégageait du vin de Champagne, un philosophe frissonnait en songeant aux malheurs qui amenaient là ces femmes peut-être dignes jadis des plus purs hommages... Chacune d'elles avait, I. 13.


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sans doute, un drame sanglant à raconter; presque toutes apportaient d'infernales tortures, et traînaient après elles des hommes sans foi, des promesses trahies, des joies rançonnées par la misère.

Les convives s'approchèrent d'elles avec politesse , et des conversations aussi diverses que les caractères s'établirent. Des groupes se formèrent. Bientôt, vous eussiez dit d'un salon où les jeunes filles et les femmes vont offrant aux convives, après le dîner, les secours que le café, les liqueurs et le sucre prêtent aux gourmands embarrassés dans les travaux d'une digestion récalcitrante. Puis quelques rires éclatèrent.... Le murmure augmenta. Les voix s'élevèrent. L'orgie, domptée pendant un moment, menaçait par intervalles de se réveiller. Ces alternatives de silence et de bruit avaient une vague ressemblance avec une harmonie de Beethoven.

Assis sur un moelleux divan , les deux amis virent d'abord arriver près d'eux une grande fille admirablement bien proportionnée, superbe en son maintien , de physionomie assez irrégulière, mais perçante , mais impétueuse, et qui saisissait l'ame par de vigoureux contrastes. Sa chevelure noire , artistement mise


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en désordre, semblait avoir déjà subi les combats de l'amour et retombait en boucles capricieuses sur ses puissantes épaules, qui offraient des perspectives attrayantes à voir. De longs rouleaux bruns enveloppaient à demi un cou majestueux, sur lequel la lumière glissait par intervalles, en révélant la finesse des plus jolis contours. Sa peau, d'un blanc mat, faisait ressortir les tons chauds et animés de ses vives couleurs. L'oeil armé de longs cils lançait des flammes hardies, étincelles d'amour ; et la bouche, humide, entr'ou verte, appelait le baiser. Elle avait une taille forte, mais lascive. Son sein, ses bras étaient largement développés, comme ceux des belles figures de Carrache ; néanmoins elle paraissait leste, souple, et sa vigueur supposait l'agilité d'une panthère, comme la mâle élégance de ses formes en promettait les voluptés dévorantes.

Quoiqu'elle dût savoir rire et folâtrer, ses jeux effrayaient la pensée. Semblable à ces prophétesses agitées par un démon, elle étonnait plutôt qu'elle ne plaisait. Toutes les expressions passaient par masses et comme des éclairs sur sa figure mobile. Peut-être eût-elle ravi des gens blasés, mais un jeune homme l'eût redoutée. C'était une statue colossale, tombée du haut


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de quelque temple grec, sublime à distance ; vue de près , grossière ; et, cependant sa foudroyante beauté devait réveiller les impuissans, sa voix charmer les sourds, ses regards ranimer de vieux ossemens.

Emile la comparait vaguement à une tragédie de Shakespeare, espèce d'arabesque admirable, où la passion éclate , où la joie hurle . où l'amour a je ne sais quoi de sauvage, où la magie de la grâce et du bonheur succède aux sanglans tumultes de la colère; monstre qui sait mordre et caresser, rire comme un démon, pleurer comme les anges , improviser dans une seule étreinte toutes les séductions de la femme, excepté les soupirs de la mélancolie et les enchanteresses modesties d'une vierge ; puis, en un moment, rugir, se déchirer les flancs, briser sa passion, son amant; enfin se détruire ellemême comme fait un peuple insurgé.

Vêtue d'une robe en velours rouge, elle foulait d'un pied insouciant quelques fleurs déjà tombées de la tête de ses compagnes, et, d'une main dédaigneuse, elle tendait aux deux amis un plateau d'argent. Fière de sa beauté, fière de ses vices peut-être, elle montrait un bras éblouissant, d'une admirable rondeur , et qui se détachait vivement sur le velours. Elle était


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là comme la reine du plaisir, comme une image de la joie humaine , de cette joie qui dissipe les trésors amassés par trois générations, qui rit sur les cadavres, se moque des aïeux, dissout des perles et des trônes, transforme les jeunes gens en vieillards, et souvent les vieillards en jeunes gens; de cette joie, permise seument aux géans fatigués du pouvoir , éprouvés par la pensée, ou pour lesquels la guerre est devenue comme un jouet.

-Comment te nommes-tu?... lui dit Raphaël.

— Aquilina !

— Oh! oh! lu viens de Venise sauvée!... s'écria Emile.

— Oui ! répondit-elle. De même que les papes se donnent de nouveaux noms, en montant audessus des hommes, j'en ai pris un autre en m'élevant au-dessus de toutes les femmes.

— As-tu donc , comme ta patronne, un noble et terrible conspirateur qui t'aime et sache mourrir pour toi ?... dit vivement Emile réveillé par cette apparence de poésie.

— Je l'ai eu!... répondit-elle; mais la guillotine était ma rivale. Aussi, je mets toujours quelques chiffons rouges dans ma parure, pour que ma joie n'aille jamais trop loin...


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— Oh ! si vous lui laissez raconter l'histoire des quatre jeunes gens de La Rochelle, elle n'en finira pas!... Tais-toi donc, Aquilina!... Les femmes n'ont-elles pas toutes un amant à pleurer? mais toutes n'ont pas , comme toi, le bonheur de l'avoir perdu sur un échafaud!... Ah ! j'aimerais bien mieux savoir le mien couché dans une fosse à Clamart que près d'une rivale...

Ces phrases si cruellement logiques furent prononcées d'une voix douce et mélodieuse, par la plus innocente, la plus jolie et la plus gentille petite créature qui, suivant l'expression d'Horace Walpole , fût jamais sortie d'un oeuf enchanté...

Elle était venue à pas muets, et montrait une figure délicate, une taille grêle, des yeux bleus ravissans de modestie , des tempes fraîches et pures. Une naïade ingénue, s'échappant de sa source , n'est pas plus timide , plus blanche, ni plus naïve...

Elle paraissait avoir seize ans, ignorer le mal, ignorer l'amour, ne pas connaître les orages de la vie, et venir d'une église où elle aurait prié les anges d'obtenir avant le temps son rappel dans les cieux...

A Paris seulement, se rencontrent ces créa-


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tares au visage candide, qui cachent sous un front aussi doux, aussi tendre que la fleur d'une marguerite, la dépravation la plus profonde, les vices les plus raffinés...

Trompés d'abord par les célestes promesses écrites dans les suaves attraits de cette jeune fille, Emile et Raphaël, acceptant le café qu'elle leur versa dans les tasses présentées par Aquilina, se mirent à la questionner.

Alors elle acheva de transfigurer aux yeux des deux poètes , par une sinistre allégorie , je ne sais quelle face de la vie humaine, en opposant , à l'expression rude et passionnée de son imposante compagne, le portrait de cette corruption froide, voluptueusement cruelle, assez étourdie pour commettre un crime, assez forte pour en rire ; espèce de monstre sans coeur, qui punit les âmes riches et tendres de ressentir les émotions dont il est privé , qui trouve toujours une grimace d'amour à vendre, des larmes pour le convoi de sa victime, et de la joie, le soir, pour en lire le testament...

Un poète eût admiré la belle Aquilina , le monde entier devait fuir la touchante Euphrasie. L'une était l'ame du vice, l'autre le vice sans ame.

— Je voudrais bien savoir, dit Emile à cette


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jolie créature, si parfois tu songes à l'avenir...

— L'avenir !... répondit-elle en riant. Qu'appelez-vous l'avenir?... Pourquoi penserais-je à ce qui n'existe pas encore ? Je ne regarde jamais ni en arrière ni en avant de moi ! N'est-ce pas déjà trop que de m'occuper d'une journée à la fois ? D'ailleurs l'avenir, nous le connaissons !... C'est l'hôpital !...

— Comment peux-tu voir d'ici l'hôpital et ne pas éviter d'y aller?... s'écria Raphaël.

— Qu'a donc l'hôpital de si effrayant?... demanda la terrible Aquilina. Quand nous ne sommes ni mères ni épouses ; quand la vieillesse nous met des bas noirs aux jambes et des rides au front, flétrit tout ce qu'il y a de femme en nous, et sèche la joie dans les regards de nos amis, de quoi pouvons-nous manquer?... Alors , vous ne voyez plus en nous de notre nature, que sa fange primitive.... elle marche sur deux pattes, froide, sèche, décomposée; et va, produisant un bruissement de feuilles mortes... Les plus jolis chiffons nous deviennent des haillons... L'ambre qui réjouissait le boudoir prend une odeur de mort et sent le squelette; puis, s'il se trouve un coeur dans cette boue, vous y insultez tous... Vous ne nous permettez même pas un souvenir!... Alors, que


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nous soyons dans un riche hôtel à soigner des chiens, ou dans un hôpital à trier des guenilles, notre existence n'est-elle pas exactement la même?... Cacher nos cheveux blancs sous un mouchoir à carreaux rouges et bleus, ou sous des dentelles... n'est-ce pas toute la différence? Au lieu d'être assises à des foyers dorés nous nous chauffons à des cendres , dans un pot de terre rouge ; et, au lieu d'aller à l'Opéra, nous allons à la Grève...

— Aquilina mial... Jamais tu n'as eu tant de raison au milieu de tes désespoirs ! reprit Euphrasie. Oui, les cachemires, les vélins, les parfums, l'or, la soie, le luxe, tout ce qui brille, tout ce qui plaît, ne va bien qu'à la jeunesse. Le temps seul pourrait avoir raison contre nos folies !... mais le bonheur nous absout ! Ah ! ah ! j'aime mieux mourir de plaisir que de maladie... Je n'ai ni la manie de la perpétuité , ni grand respect pour l'espèce humaine, à voir ce que Dieu en fait... Aussi, donnez-moi des millions, je les mangerai... Je ne voudrais pas garder un centime pour l'année prochaine.... Vivre pour plaire et régner, tel est l'arrêt que prononce chaque battement de mon coeur !.... La nature m'approuve.... Ne fournit-elle pas

sans cesse à mes dissipations? Pourquoi le bon

I. 14


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Dieu me fait-il tous les matins la rente de ce que je dépense tous les soirs?... Et comme il ne nous a pas mis entre le bien et le mal pour choisir ce qui nous blesse ou nous ennuie..; Allez donc ! je serais bien sotte de ne pas m'amuser!

— Et les autres?... dit Emile.

—Les autres? eh! bien qu'ils s'arrangent!... J'aime mieux rire de leurs souffrances que d'avoir à pleurer sur les miennes... Je défie un homme de me causer la moindre peine.

— Qu'as-tu donc souffert pour être devenue ainsi?... demanda Raphaël.

—J'ai été quittée pour un héritage!... Moi!... dit-elle , en prenant une pose admirable qui fit ressortir toutes ses séductions. Et cependant j'avais passé les nuits et les jours à travailler pour nourrir mon amant... Ah ! je ne veux plus être la dupe d'aucun sourire, d'aucune promesse... et je prétends faire de mon existence une longue partie de plaisir...

— Mais, s'écria Raphaël, le bonheur ne vient-il donc pas de l'ame?...

— Eh bien!... reprit Aquilina , n'est-ce rien que de se voir admirée , flattée , de triompher même des femmes vertueuses en les écrasant par notre beauté, par notre richesse?... D'ail-


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leurs, nous vivons plus en un jour qu'une bonne bourgeoise en dix ans , et alors tout est jugé...

— Une femme sans vertu n'est - elle pas odieuse?... dit Emile à Raphaël.

Euphrasie, leur lançant un regard de vipère, répondit avec un inimitable accent d'ironie :

— La vertu !... Nous la laissons aux laides et aux bossues... Que seraient-elles sans cela, les pauvres femmes?...

— Allons, tais-toi ! s'écria Emile, ne parle point de ce que tu ne connais pas!...

— Ah! je ne la connais pas !... reprit Euphrasie. Se donner pendant toute sa vie à un être détesté, savoir élever des enfans qui vous abandonnent, et leur dire : — Merci ! quand ils vous frappent au coeur... Voilà les vertus que vous ordonnez à la femme!... Encore, pour la récompenser de son abnégation, venez-vous lui imposer des souffrances en cherchant à la séduire.... Si elle résiste, vous la compromettez.... Jolie vie Autant rester libre, aimer

ceux qui nous plaisent, et mourir jeunes...

— Ne crains-tu pas de payer tout cela un jour ?

— Eh bien!... répondit-elle, au lieu d'entremêler mes plaisirs de chagrins, ma vie sera coupée en deux parts Une jeunesse certai-


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nement joyeuse, et je ne sais quelle vieillesse incertaine où je souffrirai tout à votre aise...

—Elle n'a pas aimé!... dit Aquilina d'un son de voix profond. Elle n'a jamais fait cent lieues pour aller dévorer, avec mille délices, un regard et un refus... Elle n'a point attaché sa vie à un cheveu, ni essayé de poignarder sept hommes pour sauver son souverain, son seigneur, son Dieu. Pour elle, l'amour était un joli colonel...

— Hé! hé! La Rochelle!... réponditEuphrasie... L'amour est comme le vent : nous ne savons pas d'où il vient. D'ailleurs, si tu avais été bien aimée par une bête, tu prendrais les gens d'esprit en horreur...

— Le Code nous défend d'aimer les bêtes !... répliqua la grande Aquilina d'un accent ironique.

— Je te croyais plus indulgente pour les militaires!... s'écria Euphrasie en riant.

— Sont-elles heureuses, de pouvoir abdiquer leur raison!... s'écria Raphaël.

— Heureuses!... dit Aquilina, souriant de pitié, de terreur, et jetant aux deux amis mi horrible regard. Ah! vous ne savez pas ce que c'est que d'être condamnée au plaisir avec un mort dans le coeur!,.,


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En ce moment, des cris étranges s'élevaient de toutes parts. Contempler les salons, c'était avoir une vue anticipée du Pandémonium de Milton. Il y avait des danses folles, animées par une sauvage énergie. Les flammes bleues du punch coloraient les visages d'une teinte infernale. Les rires éclataient comme les détonations d'un feu d'artifice. Les champs de bataille, jonchés de morts et de mourans, avaient aussi leur image. L'atmosphère était chaude. L'ivresse ayant jeté sur tous les regards de légers voiles, chacun croyait voir un nuage rougeâtre et des vapeurs enivrantes en l'air. Il s'était élevé, comme dans les bandes lumineuses tracées par un rayon de soleil, une poussière brillante, à travers laquelle se jouaient les formes les plus capricieuses, les luttes les plus grotesques , et des groupes merveilleux se confondaient avec les marbres blancs, admirables chefs-d'oeuvre de la sculpture dont les appartenions étaient ornés.

Quoique les deux amis conservassent encore une sorte de lucidité trompeuse dans les idées, et, dans leurs organes , un dernier frémissement, simulacre imparfait de la vie, il leur était impossible de reconnaître ce qu'il y avait de réel dans les fantaisies bizarres, de possible .1 14.


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dans les tableaux surnaturels qui passaient incessamment devant leurs yeux lassés. Le ciel étouffant de nos rêves ; le fini, la suavité que contractent les formes et les objets dans nos songes , et surtout cette agilité chargée de lourdes chaînes ; enfin, tous les phénomènes du sommeil les assaillaient si vivement qu'ils prirent les jeux de cette débauche pour les caprices d'un cauchemar. Il y avait du mouvement sans bruit, des cris perdus pour l'oreille ; puis, l'ivresse, l'amour, le délire, l'oubli du monde étaient dans les coeurs, sur les visages, dans l'air, écrit sur les tapis , exprimé par le désordre...

Alors le valet de chambre de confiance, ayant réussi, non sans peine, à faire venir son maitre dans l'antichambre, lui dit à l'oreille :

— Monsieur , tous les voisins sont aux fenêtres et se plaignent du tapage...

— S'ils ont peur du bruit, ne peuvent-ils pas faire mettre de la paille devant leurs portes !,.. s'écria l'amphitryon.


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XIV.

RAPHAËL laissa échapper un éclat de rire si burlesquement intempestif que son ami lui demanda compte d'une joie aussi brutale.

— Tu me comprendrais difficilement !... répondit-il. D'abord, il faudrait t'avouer que vous m'avez arrêté sur le quai Voltaire au moment où j'allais me jeter dans la Seine; et tu voudrais, sans doute, connaître les motifs de ma mort... Mais quand j'ajouterais que, par un hasard presque fabuleux, les ruines les plus poétiques du monde matériel venaient alors de se résumer à mes yeux par une traduction symbolique


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de la sagesse humaine ; tandis qu'en ce moment les débris de tous les trésors intellectuels dont nous avons fait à table un si cruel pillage, aboutissent à ces deux femmes, images vives et originales de la folie, et que notre profonde insouciance des hommes et des choses a servi de transition aux tableaux fortement colorés de deux systèmes d'existence si diamétralement opposés, en seras-tu plus instruit?... Si tu n'étais pas ivre, tu y verrais peut-être un traité de philosophie...

— Si tu n'avais pas les deux pieds sur cette ravissante Aquilina, dont les ronflemens ont je ne sais quelle analogie avec le rugissement d'un orage près d'éclater, reprit Émile, qui, lui-même, s'amusait à rouler et à dérouler les cheveux d'Euphrasie sans trop avoir la conscience de cette innocente occupation; tu rougirais de ton ivresse et de ton bavardage. Tes deux systèmes peuvent entrer dans une seule phrase, et se réduisent à une pensée.

La vie simple et mécanique conduit à quelque sagesse insensée , en étouffant notre intelligence par le travail; et la vie passée dans le vide des abstractions, ou dans les abîmes du monde moral, mène à quelque folle sagesse.

En un mot, tuer les sentimens pour vivre


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vieux, ou mourir jeune en acceptant le martyre des passions , voilà notre arrêt. Encore, cette sentence lutte-t-elle avec les tempéramens que nous a donnés le rude goguenard, auquel nous devons les patrons de toutes les créatures.

-Imbécile!... s'écria Raphaël en l'interrompant. Continue à te résumer ainsi, tu feras des volumes!... Si j'avais eu la prétention de formuler proprement ces deux idées, je t'aurais dit que l'homme se corrompt par l'exercice de la raison et se purifie par l'ignorance. C'est faire le procès aux sociétés ! Mais, que nous vivions avec les sages ou nous que périssions avec les fous, le résultat n'est-il pas, tôt ou tard, le même?... Aussi, le grand abstracteur de quintessence a-t-il jadis exprimé ces deux systèmes en deux mots : — CARYMARY, CARYMARA...

— Tu me fais douter de la puissance de Dieu, car tu es plus bête qu'il n'est puissant !... replia qua Emile. Notre cher Rabelais a résolu cette philosophie par un mot plus bref que — carymary ! carymara. C'est — PEUT-ÊTRE!... d'où Montaigne a pris son — Que sais-je?... et Charles Nodier le — Qu'est-ce que cela me fait?.... de Breloque... Encore, ces derniers mots de la science morale ne sont-ils guères que l'exclamation de Pyrrhon restant entre le bien et le


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mal, comme l'âne de Buridan entre deux mesures d'avoine...

Mais laissons là cette éternelle discussion, qui aboutit aujourd'hui à un — oui et non?... Quelle expérience voulais-tu donc faire en te jetant dans la Seine ?... Étais-tu jaloux de la machine hydraulique du pont Notre-Dame?...

— Ah! si tu connaissais ma vie !...

—Ah! ah! s'écria Emile, je ne te croyais pas si vulgaire!... la phrase est usée. Ne sais-tu pas que nous avons tous la prétention de souffrir beaucoup plus que les autres?...

— Ah ! s'écria Raphaël.

— Mais tu es un bouffon avec ton ah!...

Voyons?...

Une maladie d'ame ou de corps t'oblige-t-elle de ramener tous les matins, par une contraction de tes muscles, les chevaux qui, le soir, doivent t'écarteler, comme, jadis, le fit Damien?

As-tu mangé ton chien tout cru, sans sel, dans ta mansarde?...

Tes enfans t'ont-ils jamais dit : — Père, j'ai faim? ..

As-tu vendu les cheveux de ta maîtresse, pour aller au jeu?...

As-tu été payer à un faux domicile une fausse lettre de change, tirée sur un faux oncle?..,


LA PEAU DE CHAGRIN. 167

Voyons, j'écoute...

Si tu te jetais à l'eau pour une femme, pour un protêt, ou par ennui, je te renie... Confessetoi, ne mens pas, je ne te demande point de mémoires historiques... Surtout, sois aussi bref que ton ivresse te le permettra ; car je suis exigeant comme un lecteur, et prêt à dormir comme une femme qui lit ses vêpres.

— Pauvre sot!... dit Raphaël. Depuis quand les douleurs ne sont-elles plus en raison de la sensibilité ? Lorsque nous arriverons au degré de science qui nous permettra de faire une histoire naturelle des coeurs, de les nommer, de les classer en genres, en sous-genres, en familles , en crustacés, en fossiles , en sauriens, en microscopiques, en... que sais-je !... Alors, mon bon ami, ce sera chose prouvée qu'il en existe de tendres, de délicats , comme des fleurs, et qui doivent se briser, comme elles, par de légers froissemens auquels certains coeurs minéraux ne sont même pas sensibles !...

— Oh! de grâce, épargne-moi ta préface!... dit Emile d'un air moitié riant moitié piteux, en prenant la main de Raphaël.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.



LA. FEMME SANS COEUR.

t. 15



DEUXIEME PARTIE.

LA FEMME SANS COEUR.

XV.

APRÈS être resté silencieux pendant un moment, Raphaël dit en laissant échapper un geste d'insouciance :

— Je ne sais, en vérité, s'il ne faut pas attribuer aux fumées du vin et du punch, l'espèce de lucidité qui me permet d'embrasser en cet instant toute ma vie comme un seul et même tableau, où les figures, les couleurs , les


172 LA PEAU DE CHAGRIN.

ombres, les lumières, les demi-teintes, sont

fidèlement rendus Ce jeu poétique de mon

imagination ne m'étonnerait pas, s'il n'était accompagné d'une sorte de dédain pour mes souffrances et pour mes joies passées... Vue à distance, toute ma vie est comme rétrécie par un phénomène moral; et je juge, au lieu de sentir! Cette longue et lente douleur qui a duré dix ans, peut aujourd'hui se reproduire par quelques phrases, dans lesquelles la douleur ne sera plus qu'une pensée, et le plaisir, une réflexion philosophique...

— Tu es ennuyeux comme un amendement!.... s'écria Emile.

— Cela est possible ! reprit Raphaël sans murmurer. Aussi, pour ne pas abuser de tes oreilles, je te ferai grâce des dix-sept premières années de ma vie. Jusque-là, j'ai vécu comme toi, comme mille autres, de cette vie de collège au de lycée, dont, maintenant, nous nous rappelons tous, avec tant de délices, les malheurs fictifs et les joies réelles ; à laquelle notre gastronomie blasée redemande les pois rouges du vendredi, tant que nous ne les avons pas goûtés de nouveau... Cette belle vie dont nous méprisons les travaux qui-, cependant, nous ont appris le travail...


LA FEMME SANS COEUR. 173

— Arrive au drame! dit Emile d'un air

moitié comique et moitié plaintif.

— Quand je sortis du collège, reprit Raphaël en réclamant, par un geste , le droit de continuer, mon père m'astreignit à une discipline sévère. Il me logea dans une chambre contiguë à son cabinet. Je me couchais dès neuf heures du soir et me levais à cinq heures du matin. Il voulait que je fisse mon Droit en conscience. J'allais en même temps à l'École et chez un avoué. Mais les lois du temps et de l'espace étaient si sévèrement appliquées à mes courses, à. mes travaux, et mon père me demandait en dînant un compte si rigoureux de...

— Qu'est-ce que cela me fait?.... dit Emile.

— Eh! que le diable t'emporte!.... répondit Raphaël. Comment pourrais-tu concevoir mes sentimens si je ne te raconte les faits imperceptibles qui influèrent sur mon ame, la façonnèrent à la crainte, et me firent long-temps rester dans la naïveté primitive du jeune homme.....

Ainsi, jusqu'à vingt et un ans j'ai été courbé sous un despotisme aussi froid que celui d'une règle monacale. Pour te révéler les tristesses de ma vie , il suffira peut-être de te dépeindre mon père. C'était un grand homme sec et mince, le visage en lame de couteau, le teint I. 15.


174 LA PEAU DE CHAGRIN.

pâle, à parole brève, taquin comme une vieille fille, méticuleux comme un chef de bureau.... Sa paternité planait au-dessus de mes lutines et joyeuses pensées, de manière à les enfermer sous un dôme de plomb... Quand je voulais lui manifester un sentiment doux et tendre, il me recevait comme si jallais lui dire une sottise. Je le redoutais bien plus que nous ne craignions naguères nos maîtres d'étude... J'avais toujours huit ans pour lui... Je crois encore le voir devant moi.... Il se tenait droit comme un cierge pascal ; et, dans sa redingote marron, il avait l'air d'un hareng saur enveloppé dans la couverture rougeâtre d'un pamphlet...

Et cependant j'aimais mon père !... Au fond, il était juste. Mais peut-être ne haïssons-nous pas la sévérité quand elle est justifiée par un grand caractère, par des moeurs pures, et qu'elle est adroitement entremêlée de bonté.

Si mon père ne me quitta jamais ; si, jusqu'à l'âge de vingt ans , il ne laissa pas dix francs à ma disposition ; oui, dix coquins , dix libertins de francs, trésor immense dont la possession vainement enviée me faisait rêver d'inneffables délices ; du moins il cherchait à me procurer quelques distractions; et, après m'avoir fait attendre un plaisir pendant des mois entiers, il


LA FEMME SANS COEUR. 175

me conduisait aux Bouffons , à un concert, à un

bal, où j'espérais rencontrer une maîtresse

Une maîtresse !... c'était, pour moi, l'indépendance.

Mais honteux et timide , ne sachant point l'idiôme des salons et n'y connaissant personne, j'en revenais le coeur toujours aussi neuf, et gonflé de désirs... Puis, le lendemain, bridé comme un cheval d'escadron par mon père, if me fallait, dès le matin, retourner chez mon Avoué, au Droit, au Palais.

Vouloir m'écarter de la route uniforme qu'il m'avait tracée, c'eût été m'exposer à sa colère; or, à ma première faute, il m'avait menacé de m'embarquer en qualité de mousse pour les Antilles, il me prenait un horrible frisson quand, par hasard, j'osais m'aventurer, pendant une heure ou deux, dans quelque partie de plaisir.

Figure-toi l'imagination la plus vagabonde, le coeur le plus amoureux, l'ame la plus tendre, l'esprit le plus poétique, sans cesse en présence de l'homme le plus caillouteux, le plus atrabilaire, le plus froid du monde?... Marie une jeune fille à un squelette, et tu comprendras l'existence dont tu m'interdis de te développer les scènes curieuses: projets de fuite évanouis à l'aspect de mon père, désespoirs calmés par


176 LA PEAU DE CHAGRIN.

le sommeil, désirs comprimés, sombres mélancolies dissipées par la musique. Assez fort sur le piano, j'exhalais mon malheur en mélodies ; et, souvent, Beethoven ou Mozart furent mes discrets confidens.

Aujourd'hui, je souris en me souvenant de tous les préjugés qui agitèrent ma conscience à cette époque d'innocence et de vertu.

Si j'avais mis le pied chez un restaurateur, je me serais cru ruiné. Mon imagination me faisait considérer un café comme un lieu de débauche où les hommes se perdaient d'honneur et engageaient leur fortune. Quanta risquer do l'argent au jeu, il aurait fallu en avoir...

Oh! quand je devrais t'endormir, je veux te raconter l'une des plus terribles joies de ma vie, une de ces joies armées de griffes et qui s'enfoncent dans notre coeur comme un fer chaud sur l'épaule d'un forçat...

J'étais au bal chez le duc de N***, cousin de mon père... Mais, pour que tu puisses parfaitement comprendre ma position, il faut tout t'avouer. J'avais un habit râpé, des souliers mal faits, une cravate de cocher et des gants déjà portés... Je me mis dans un coin , d'où je dévorais de l'oeil les plus jolies femmes en prenant des glaces... Mon père m'aperçut ; et, par une


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raison que je n'ai jamais devinée, tant cet acte de confiance m'abasourdit, il me donna sa bourse

et son passe-partout à garder A dix pas de

moi, quelques hommes jouaient, et j'entendais frétiller l'or.

J'avais vingt ans, et je souhaitais passer une journée entière plongé dans les crimes de mon âge. C'était un libertinage d'esprit dont nous ne trouverions l'analogue ni dans les caprices de courtisane , ni dans les songes de jeune fille. Depuis un an, je me rêvais, bien mis, en voiture, ayant une belle femme à mes côtés , tranchant du seigneur, dînant chez Véry, allant le soir au spectacle, et décidé à ne revenir que le lendemain chez mon père ; mais armé, contre lui, d'une aventure romanesque, plus intriguée que le Mariage de Figaro, [et dont il lui aurait été impossible de se dépêtrer. J'avais estimé toute cette joie cinquante écus... N'étaisje pas encore sous le charme naïf de l'école buissonniere?...

J'allai donc dans un boudoir; et, là, seul, les yeux cuisans, les doigts tremblans , je comptai l'argent de mon père... Il y avait cent écus dans la bourse.

Tout à coup, les joies de mon escapade apparurent devant moi visibles, dansant comme


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les sorcières de Macbeth autour de leur chaudière , mais alléchantes , frémissantes et délicieuses. Je devins un coquin déterminé. Sans écouter les tintemens de mon oreille ou les hattemens précipités de mon coeur, je pris deux pièces de vingt francs que je vois encore!.. Les millésimes en étaient effacés, et, tout usée, la figure de Bonaparte y grimaçait... Ayant mis la bourse dans ma poche, et les deux pièces d'or dans la paume humide de ma main droite, je revins vers une table de jeu, rôdant autour des joueurs comme un émouchet au-dessus d'un poulailler. En proie à des angoisses inexprimables , je jetai soudain un regard translucide autour de moi ; puis, sûr de n'être aperçu par personne de connaissance, je pariai pour un petit homme gras et réjoui, sur la tête duquel j'accumulai plus de prières et de voeux qu'il ne s'en fait, en mer, pendant trois tempêtes. Mais, avec un instinct de scélératesse et de machiavélisme dont Sixte-Quint eût été surpris, j'allai me planter près d'une porte, regardant à travers les salons sans y rien voir ; mon ame et mes yeux voltigeaient autour du fatal tapis vert... De cette soirée, date la première observation physiologique à laquelle j'ai dû, depuis, la pénétration qui m'a permis de saisir quelques mystères de notre double nature.


LA FEMME SANS COEUR. 179

En effet, je tournais le dos à la table où se disputait mon futur bonheur , bonheur d'autant

plus profond peut-être qu'il était criminel !

Il y avait, entre les deux joueurs et moi, toute une haie d'hommes , épaisse de quatre ou cinq rangées de causeurs... Il s'élevait un bourdonnement de voix, qui empêchait même de distinguer les sons de l'orchestre... Eh bien! par un privilège accordé à toutes les passions et qui leur donne le pouvoir d'anéantir l'espace ou le temps , j'entendais distinctement les paroles des deux joueurs , je connaissais leurs points, et savais celui des deux qui retournait le roi, comme si j'eusse vu les cartes ; et, quoiqu'à dix pas d'elles , je pâlissais de leurs caprices.

Mon père passa devant moi tout-à-coup ; et je compris alors cette parole de l'Écriture : — L'esprit de Dieu passa devant sa face!....

Mais j'avais gagné!... A travers le tourbillon d'hommes qui gravitait autour des joueurs , j'accourus à la table en me glissant avec la dextérité d'une anguille qui s'échappe par la maille rompue d'un filet. De douloureuses, toutes mes fibres devinrent joyeuses. J'étais comme un condamné qui, marchant au supplice, a rencontré le roi...


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Le hasard fit qu'un homme décoré réclama quarante francs. Ils manquaient au jeu. Tous les regards tombèrent sur moi. Je pâlis, et des gouttes de sueur sillonnèrent mon front jeune. Alors, le crime d'avoir volé mon père me parut bien vengé ; mais le bon , gros , petit homme dit d'un voix certainement angélique :

— Tous ces messieurs avaient mis !... Je suis responsable du jeu !...

Il paya les quarante francs. Alors je relevai mon front et jetai des regards triomphans sur les joueurs. Puis après avoir réintégré dans la bourse de mon père l'or que j'y avais pris, je laissai mon gain à ce cligne et honnête monsieur qui continua de gagner. Aussitôt que je me vis possesseur de cent soixante francs, je les enveloppai dans mon mouchoir de manière à ce qu'ils ne pussent ni remuer si sonner pendant notre retour au logis , et je ne jouai plus...

— Que faisiez-vous au jeu? me dit mon

père en entrant dans le fiacre.

— Je regardai... répondis-je en tremblant.

— Mais , reprit mon père, il n'y aurait eu rien d'extraordinaire à ce que vous eussiez été forcé par amour-propre à mettre quelque chose au jeu... Aux yeux des gens du monde, vous paraissez assez âgé pour avoir le droit


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de faire des sottises... Ainsi, je vous excuserais, Raphaël, si vous vous étiez servi de ma bourse...

Je ne répondis rien.

Quand nous fûmes de retour, je rendis à mon père le passe-partout et l'argent. En rentrant dans sa chambre, il vida sa bourse sur sa cheminée et compta l'or ; puis, se tournant vers moi d'un air assez si gracieux, il me dit en séparant chaque phrase par une pause plus ou moins longue et significative :

— Mon fils, vous avez bientôt vingt ans. — Je suis content de vous. — Il vous faut une pension, -— quand ce ne serait que pour vous apprendre à économiser, —- à connaître les choses de la vie. — Dès ce soir, je vous donnerai — cents francs — par mois. Vous disposerez de votre argent comme il vous plaira !...

— Voici le premier trimestre de cette année, ajouta-t-il en caressant une pille d'or comme pour vérifier la somme.

J'avoue que je fus prêt à me jeter à ses pieds, à lui déclarer que j'étais un brigand, un infâme, et.... pis que cela, — un menteur!

Mais la honte me retint. J'allais l'embrasser , il me repoussa faiblement.

i. 16


182 LA PEAU DE CHAGRIN.

— Maintenant tu es un homme, mon enfant!... me dit-il. Ce que je fais est une chose

toute simple et juste dont tu ne dois pas me remercier...

— Si j'ai droit à votre reconnaissance, Raphaël, reprit-il d'un ton doux, mais plein de dignité , c'est pour avoir sauvé votre jeunesse des malheurs qui dévorent tous les jeunes gens, à Paris. — Désormais nous serons comme deux amis. — Vous deviendrez, dans un an, docteur en droit. — Vous avez, non sans quelques déplaisirs et certaines privations, acquis les connaissances solides et l'amour du travail si essentiel aux hommes appelés à manier les affaires... Apprenez, Raphaël, à me connaître. — Je ne veux faire de vous , ni un avocat, ni un notaire; mais un homme d'état qui puisse devenir la gloire de notre pauvre maison...

— A demain!... ajouta-t-il en me renvoyant par un geste mystérieux.

Dès ce jour, mon père m'initia franchement à ses projets.


LA FEMME SANS COEUR. 183

XVI.

J'ÉTAIS fils unique et j'avais perdu ma mère depuis dix ans.

Autrefois, peu flatté d'avoir le droit de labourer la terre l'épée au côté , mon père , chef d'une maison historique, à peu près oubliée en Auvergne, vint à Paris pour y tenter le diable.

Doué de cette finesse qui rend les hommes du midi de la France si supérieurs quand elle se trouve accompagnée d'énergie , il était parvenu, sans grand appui, à prendre position au coeur même du pouvoir. La révolution renversa


184 LA PEAU DE CHAGRIN.

bientôt sa fortune ; mais ayant épousé l'héritière d'une riche maison, il s'était vu, sous l'empire, au moment de restituer à notre famille son ancienne splendeur.

La restauration, qui rendit .à ma mère des biens considérables , ruina mon père.

Ayant jadis acheté plusieurs terres données par l'empereur à ses généraux, et situées en pays étranger, il luttait depuis dix ans avec des liquidateurs et des diplomates, avec les tribunaux prussiens et bavarois pour se maintenir dans la possession contestée de ces malheureuses dotations. Aussitôt, mon père me jeta dans le labyrinthe inextricable de ce vaste procès d'où dépendait tout notre avenir. Nous pouvions être condamnés à restituer les revenus par lui perçus, ainsi que le prix de certaines coupes de bois faites de 1814 à 1817; or, dans ce cas , le bien de ma mère suffisait à peine pour sauver l'honneur de notre nom. Ainsi, le jour où mon père parut en quelque sorte m'avoir émancipé, je tombai sous le joug le plus odieux. Il fallut combattre comme sur un champ de bataille, travailler nuit et jour, aller voir des hommes d'état, tâcher de surprendre leur religion , tenter de les intéresser à notre affaire, les séduire, eux, leurs femmes,


LA FEMME SANS COEUR. 185

leurs valets, leurs chiens, et déguiser cet horrible métier sous des formes élégantes, sous d'agréables plaisanteries.

Alors je compris tous les chagrins dont la figure de mon père portait l'empreinte.

Pendant une année environ, je menai en apparence la vie d'un homme du monde ; mais cette dissipation et mon empressement à me lier avec des parens en faveur ou avec les gens qui pouvaient nous être utiles, cachaient d'immenses travaux. Mes divertissemens étaient encore des plaidoiries , et mes conversations, des mémoires...

Jusque-là, j'avais été vertueux par l'impossibilité de me livrer à mes goûts de jeune homme; mais , craignant de causer la ruine de mon père ou la mienne par une négligence, je devins mon propre despote. Je n'osais me permettre ni un plaisir ni une dépense ; car lorsque nous sommes jeunes , quand, à force de froissemens , les hommes et les choses ne nous ont point encore enlevé cette fleur de sentiment si délicate, cette vierge verdeur de pensée, cette noble et pure conscience qui ne nous laisse jamais transiger avec le mauvais, nous sentons vivement nos devoirs, notre honneur parle haut et se fait écouter ; nous sommes I. 16.


186 LA PEAU DE CHAGRIN.

francs et sans détours. C'est ainsi que j'étais alors , et je voulus justifier la confiance de mon père.

Naguère, je lui aurais dérobé délicieusement une chétive somme ; mais, portant avec lui le fardeau de ses affaires , de son nom, de sa maison, je lui eusse donné secrètement mes biens, mes espérances, comme je lui sacrifiais mes plaisirs... Heureux même de mon sacrifice!..., Aussi, quand M. de Villèle exhuma, tout exprès pour nous, un décret impérial sur les déchéances , et qu'il nous eut ruinés , je signai la vente de mes propriétés, n'en gardant qu'une île sans valeur, située au milieu de la Loire et où se trouvait le tombeau de ma mère.

Aujourd'hui, peut-être, les argumens, les détours , les discussions philosophiques, philanthropiques et politiques ne me manqueraient pas pour me dispenser de faire ce que mon avoué nommait une — bêtise.... Mais à vingt et un ans, nous sommes , je le répète, toute générosité, toute chaleur, tout amour.... Les larmes que je vis dans les yeux de mon père furent alors, pour moi, la plus belle des fortunes; et le souvenir de ces larmes fait souvent ma consolation.

Dix mois après avoir payé ses créanciers,


LA FEMME SANS COEUR. 187

mon père mourut de chagrin. Il m'adorait et m'avait ruiné. Cette idée le tua.

En 1826, à l'âge de vingt-deux ans , vers la fin de l'automne, je suivis tout seul le convoi de mon premier ami, de mon père... Peu de jeunes gens se sont trouvés, seuls avec leurs pensées , derrière un corbillard , perdus dans Paris, sans avenir, sans fortune. Les orphelins recueillis par la charité publique ont au moins un père et un avenir. Leur fortune future est le champ de bataille ; leur père , le procureur du roi, le gouvernement ou l'hospice... Moi, je n'avais rien! —Rien!...

Trois mois après, un commissaire-priseur me remit onze cent douze francs , produit net et liquide de la succession paternelle. Des créanciers m'avaient obligé de faire la vente de notre mobilier.

Accoutumé dès ma jeunesse à donner une grande valeur à tous les objets de luxe dont j'étais entouré , je ne pus m'empêcher de marquer une sorte d'étonnement à l'aspect de ce reliquat exigu.

— Oh ! me dit le commisseur-priseur, tout cela était bien rococo !...

Quel mot épouvantable !... Il flétrissait toutes les religions de mon enfance, et me dépouil-


188 LA PEAU DE CHAGRIN.

lait de mes premières illusions, les plus chères de toutes.

Ma fortune se résumait par un bordereau de vente.

Mon avenir gisait dans un sac de toile, qui contenait onze cent douze francs.

La société m'apparaissait en la personne d'un huissier priseur qui me parlait le chapeau sur tête.

Enfin, un valet de chambre qui me chérissait, et auquel ma mère avait jadis constitué quatre cents francs de rente viagère, me dit en quittant la maison d'où j'étais si souvent sorti joyeusement en voiture, pendant mon enfance :

—Soyez bien économe ! monsieur Raphaël!...

Il pleurait, le bonhomme.


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XVII.

TELS sont, mon cher Emile, les événemens qui maîtrisèrent ma destinée , modifièrent mon ame, et me placèrent, jeune encore, dans la plus fausse de toutes les situations sociales.

Des liens de famille, mais faibles, m'attachaient à quelques maisons riches dont ma fierté m'aurait interdit l'accès, si le mépris et l'indifférence ne m'en avaient déjà fermé les portes. Ainsi, quoique parent de personnes très-influentes et prodigues de leur protection pour des étrangers, je n'avais ni parens ni protecteurs.


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Mon ame, sans cesse arrêtée dans ses expansions , s'était repliée sur elle-même; et plein de franchise , de naturel, je devais paraître froid , dissimulé. Le despotisme de mon père m'ayant ôté toute confiance en moi, j'étais timide et gauche ; je ne croyais pas que ma voix pût exercer le moindre empire ; je me déplaisais ; je me trouvais laid , et j'avais honte de mon regard.

Malgré la voix intérieure qui doit soutenir tous les hommes de talent dans leurs luttes, et qui me criait : — Courage !.... marche!

Malgré les révélations soudaines de ma puissance dans la solitude , malgré l'espoir dont j'étais animé en comparant les ouvrages nouveaux admirés du public , à ceux qui voltigeaient dans ma pensée, je doutais de moi, comme un enfant sans mère. J'étais la proie d'une excessive ambition, je me croyais destiné à de grandes choses et me sentais dans le néant.

Puis , j'avais besoin des hommes , et je me trouvais sans amis; je devais me frayer une route dans le monde, et je restais seul parce que j'y étais honteux.

Pendant l'année où je fus jeté par mon père dans le tourbillon de la haute société, j'y vins


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avec un coeur neuf, avec une ame fraîche ; et, comme tous les enfans , j'aspirai secrètement à de belles amours. Je rencontrai, parmi les jeunes gens de mon âge, une secte de fanfarons qui allaient tête levée , disant des riens , s'asseyant sans trembler près de femmes qui me semblaient les plus imposantes , leur débitant des impertinences , mâchant le bout de leurs cannes, minaudant et se prostituant à euxmêmes les plus jolies personnes, mettant ou prétendant avoir mis leurs têtes sur tous les oreillers, ayant l'air d'être au refus du plaisir, considérant les plus vertueuses , les plus prudes comme de prise facile et pouvant être conquises à la simple parole , au moindre geste hardi, par le premier regard insolent!.... Moi, je te déclare, en mon ame et conscience, que la conquête du pouvoir ou d'une grande renommée littéraire me paraissait un triomphe moins difficile à obtenir qu'un succès auprès d'une femme du haut rang, jeune, spirituelle et gracieuse. Ainsi je trouvai les troubles de mon coeur, mes sentimens , mes cultes en désaccord avec les maximes de la société. J'avais de la hardiesse, mais dans l'ame seulement, et non dans les manières. J'ai su plus tard, que les femmes ne voulaient pas être mendiées....


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J'en ai beaucoup vu , que j'adorais de loin, auxquelles je livrais un coeur à toute épreuve, une ame à déchirer, une énergie qui ne s'effrayait ni des sacrifices, ni des tortures...

Elles appartenaient à des sots dont je n'aurais pas voulu pour portiers.

Que de fois , muet, immobile , j'ai admiré la femme de mes rêves , surgissant dans un bal!... Dévouant alors en pensée mon existence entière à des caresses éternelles, j'imprimais toutes mes espérances dans un regard; et je lui offrais, en extasse , un amour croissant parce qu'il était vrai, profond , un amour de jeune homme qui ne demande qu'à être abusé. J'aurais, en certains momens, donné ma vie pour une seule nuit...

Eh bien! n'ayant jamais trouvé d'oreille à qui confier mes propos passionnés , de regards où reposer les miens, de coeur pour mon coeur, j'ai vécu dans tous les tourmens d'une impuissante énergie qui se dévorait elle-même, soit faute de hardiesse ou d'occasions , soit inexpérience. Peut-être ai-je désespéré de me faire comprendre ou tremblé d'être trop compris.... Et, cependant,, j'avais un orage tout prêta chaque regard poli qui m'était adressé ! Mais, malgré ma promptitude à prendre ce regard ou


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des mots, en apparence affectueux, comme de tendres engagemens, je n'ai jamais osé ni parler ni me taire. A force de sentiment, ma parole était insignifiante , et mon silence, stupide. J'avais sans doute trop de naïveté pour une société factice qui ne vit qu'aux lumières, et rend toutes ses pensées avec des phrases conveuues, avec des mots dictés par la mode ; puis je ne savais point parler en me taisant, ni me taire en parlant.

Enfin , gardant en moi comme une torche qui me brûlait, ayant une ame semblable à celles que les femmes paraissent jalouses de rencontrer , en proie à cette exaltation dont elles sont avides. possédant l'énergie dont se vantent les sots, je n'ai connu que des femmes traîtreusement cruelles. Aussi, j'admirais naïvement les héros de coterie quand ils célébraient leurs triomphes, ne les soupçonnant point de mensonges. J'avais sans doute le tort de souhaiter un amour sur parole, de vouloir trouver grande et forte , dans un coeur de femme frivole et légère , affamée de luxe, ivre de vanité, cette passion large, cet océan qui battait tempes tueusement dans mon coeur.

Oh ! se sentir né pour aimer, pour rendre une femme bien heureuse, et ne pas avoir

17


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LA PEAU DE CHAGRIN.

trouvé même une courageuse et noble Marceline, ou quelque vieille marquise!... Porter des trésors dans une besace, et ne pouvoir rencontrer, même une enfant, quelque jeune fille curieuse, pour les lui faire admirer J'ai souvent voulu me tuer de désespoir...

— Joliment tragique, ce soir! s'écria

Emile.

— Eh! laisse-moi condamner ma vie!... répondit Raphaël, et plaider pour mon divorce avec elle ! Si ton amitié ne te donne pas la force d'écouter mes élégies, si tu ne peux me faire crédit d'une demi-heure d'ennui, dors!.... Mais ne me demande plus compte de mon suicide qui gronde , qui se dresse , qui m'appelle et que je salue. Pour juger un homme, au moins faut-il être dans le secret de sa pensée , de ses malheurs, de ses émotions. Ne vouloir connaître de l'homme que les événemens matériels, c'est faire de la chronologie !... L'histoire des sots !

Le ton amer avec lequel ces paroles furent prononcées frappa si vivement Emile que, de ce moment, il prêta toute son attention à Raphaël , en le regardant d'un air presque hébété.

— Mais, reprit le narrateur, maintenant, la lueur qui colore ces accidens leurs prête un


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nouvel aspect. Chaque ordre de choses que je considérais jadis comme un malheur a dû engendrer les facultés, les forces dont, plus tard, je me suis enorgueilli.

La curiosité philosophique, les travaux excessifs, l'amour de la lecture, qui, depuis l'âge de sept ans jusqu'à mon entrée dans le inonde, ont constamment occupé ma vie, ne m'auraientils pas doué de la facile puissance avec laquelle, s'il faut vous en croire, je sais rendre mes idées et aller en avant dans le vaste champ des connaissances humaines ? L'abandon auquel j'étais condamné, l'habitude de refouler mes sentimens et de vivre dans mon coeur, ne m'ont-ils pas investi du pouvoir de comparer, de méditer! Ma sensibilité ne s'étant pas dissipée au service de ces irritations mondaines , qui rapetissent la plus belle ame et la réduisent à l'état de guenille, ne s'est-elle pas concentrée pour devenir l'organe perfectionné d'une volonté plus haute que celle de la passion ?

Méconnu par les femmes , je me souviens de les avoir observées avec toute la sagacité de l'amour dédaigné. Maintenant, j'en suis certain, la sincérité de mon caractère a dû leur déplaire ! Peut-être veulent-elles un peu d'hypocrisie?... Mais, moi, qui suis tour-à-tour, dans la même


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heure : enfant, homme, savant, futile, penseur , sans préjugés et plein de superstitions, souvent femme comme elles, n'ont-elles pas dû prendre ma naïveté pour du cynisme, la pureté même de ma pensée pour du libertinage? La science leur était ennui ; la langueur féminine , faiblesse. Puis , cette excessive mobilité d'imagination, le malheur des poètes , me faisait sans doute juger comme un être incapable d'amour, sans constance dans les idées, sans énergie.... Idiot, quand je me taisais, je les effarouchais peut-être quand j'essayais de leur plaire.

Ainsi, toutes les femmes m'ont condamné. J'ai accepté, dans les larmes et le chagrin, l'arrêt porté par le monde. Puis, cette peine a produit son fruit. Je voulus me venger de la société, je voulus posséder l'ame de toutes les femmes en me soumettant les intelligences , et voir tous les regards fixés sur moi quand mon nom serait prononcé par un valet à la porte d'un salon. Je m'instituai grand homme. Dès mon enfance, je m'étais frappé le front en me disant comme André de Chénier : « Il y a quelque chose là!...» Je croyais sentir en moi une pensée à exprimer, un système à établir, une science à expliquer.


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0 mon cher Emile ! aujourd'hui que j'ai vingtsix ans à peine, que je suis sûr de mourir inconnu , sans avoir jamais été l'amant d'aucune femme , laisse-moi te conter toutes mes folies ? N'avons-nous pas tous , plus ou moins, pris nos désirs pour des réalités ?... Ah ! je ne voudrais pas, pour ami, d'un jeune homme qui ne se serait pas, dix fois dans ses rêves, tressé de couronnes , construit de piédestal ou destiné de ravissantes maîtresses... Moi ! j'ai souvent été général, empereur ; j'ai été Byron, puis... rien. Après avoir joué sur le faite des choses humaines, je m'apercevais que j'avais encore toutes les montagnes, toutes les difficultés à gravir...

Cet immense amour-propre qui bouillonnait en moi, cette croyance sublime à une destinée, et qui devient du génie, peut-être, quand un homme ne se laisse pas déchiqueter l'ame par le contact des affaires comme un mouton qui abandonne sa laine aux épines des halliers où il passe ; tout cela me sauva.

Je voulus me couvrir de gloire et travailler dans le silence pour la maîtresse que j'espérais avoir un jour. Toutes les femmes se résumaient par une seule ; et, cette femme, je croyais la rencontrer dans la première qui s'offrait à mes I. 17.


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regards. Mais , voyant une reine dans chacune d'elles , toutes devaient, comme les reines qui sont obligées de faire des avances à leurs amans, venir un peu au devant de moi, souffreteux, pauvre et timide.

Ah ! pour celle qui m'eût plaint, j'avais dans le coeur tant de reconnaissance, outre l'amour, que je l'eusse adorée pendant toute sa vie.

Plus tard, mes observations m'ont appris de cruelles vérités. Ainsi, mon cher Emile, je risquais de vivre éternellement seul. Les femmes sont habituées, par je ne sais quelle pente de leur esprit, à ne voir dans un homme de talent, que ses défauts ; et, dans un sot, que ses qualités ; alors, elles éprouvent de grandes sympathies pour les qualités du sot, qui sont une flatterie perpétuelle de leurs propres défauts ; tandis que l'homme supérieur ne leur offre pas assez d'avantages pour compenser ses imperfections. Le talent est une fièvre intermittente , et nulle femme n'est bien jalouse d'en partager seulement les malaises. Toutes veulent trouver dans leurs amans des motifs de satisfaire leur vanité; ce sont elles encore qu'elles aiment en nous !... Or, un homme pauvre, fier, artiste, doué du pouvoir de créer, n'est-il pas armé d'une espèce d'égoïsme? Il existe autour de lui


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je ne sais quel tourbillon de pensées dans lequel il enveloppe même sa maîtresse qui doit en suivre le mouvement.

Une femme adulée peut-elle croire à l'amour d'un tel homme? Ira-t-elle le chercher? Cet amant n'a pas le loisir de venir faire , autour d'un divan, ces petites singeries de sensibilité auxquelles les femmes tiennent tant, et qui sont le triomphe des gens faux ou insensibles.... A peine trouve-t-il assez de temps pour ses travaux ; comment en dépenserait-il à se rapetisser, à se chamarrer? J'aurais donné ma vie, mais je ne l'aurais pas détaillée...

Enfin, il y a dans le manège d'un agent de change qui fait les commissions d'une femme pâle et minaudière, je ne sais quoi de mesquin dont l'artiste a horreur. Il faut plus que de l'amour à un homme pauvre et grand , il a besoin de dévouement. Or, les petites créatures qui vivent de cachemires , ou se font les porte-manteaux de la mode, n'ont pas de dévouement; elles en exigent, voyant plutôt le plaisir dans l'amour de commander que celui d'obéir. La véritable épouse en coeur, en chair et en os se laisse traîner là où va celui en qui résident sa vie, sa force, sa gloire, son bonheur. Aux hommes supérieurs, il faut des femmes dignes


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d'eux, qui les comprennent... Tous leurs malheurs viennent d'un désaccord entre eux et ce qui les entoure. Moi, qui me croyais homme de génie, j'aimais précisément ces petites maîtresses.

Avec des idées si contraires aux idées reçues, avec la prétention d'escalader le ciel sans échelle, avec des trésors qui n'avaient pas cours, armé de connaissances étendues dont ma mémoire était surchargée et que je n'avais pas encore classées, que je ne m'étais point assimilées pour ainsi dire ; me trouvant sans parens, sans amis, seul au milieu du plus affreux.désert, un désert pavé, un désert animé, pensant, vivant, où tout vous est bien plus qu'ennemi...—indifférent ! la résolution que je pris était naturelle, quoique folle. Elle comportait je ne sais quoi d'impossible qui me donna du courage.

Ce fut comme un pari fait avec moi-même : j'étais le joueur et l'enjeu. Voici mon plan.


LA FEMME SANS COEUR. 201

XVIII.

MES onze cents francs devaient suffire à ma vie pendant trois ans, et je m'accordais ces trois années pour mettre au jour un ouvrage qui pût attirer l'attention publique sur moi, me faire une fortune, un nom.

Je me réjouissais en pensant que j'allais vivre de pain et de lait, comme un solitaire de la Thébaïde; restant dans le monde des livres et des idées, dans une sphère inaccessible, au milieu de ce Paris si tumultueux, sphère de travail et de silence, où je me bâtissais , comme les chrysalides, une tombe, pour renaître bril-


202 LA PEAU DE CHAGRIN.

lant et glorieux.... J'allais risquer de mourir pour vivre...

En réduisant l'existence à ses vrais besoins , au strict nécessaire, je trouvai que trois cent soixante-cinq francs par an devaient suffire à mon luxe de pauvreté. En effet cette maigre somme a satisfait à ma vie , tant que j'ai voulu subir ma propre discipline claustrale...

— Cela est impossible ! s'écria Emile.

— J'ai vécu près de trois ans ainsi !... répondit Rapaël avec une sorte de fierté.

— Comptons !... reprit-il. Trois sous de pain, deux sous de lait, trois sous de charcuterie m'empêchaient de mourir de faim et tenaient mon esprit dans un état de lucidité singulière. J'ai observé, comme tu sais, de merveilleux effets produits par la diète sur l'imagination.

Puis, mon logement me coûtait trois sous par jour ; je brûlais pour trois sous d'huile par nuit ; je faisais moi-même ma chambre ; je portais des chemises de flanelle pour ne dépenser que deux sous de blanchissage par jour : je me chauffais avec du charbon de terre, dont le prix divisé par les jours de l'année, n'a jamais donné plus de deux sous pour chacun; enfin, j'avais des habits, du linge, des chaussures pour trois années; c'était assez, ne voulant


LA FEMME SANS COEUR. 203

m'habiller que pour aller à certains Cours publics et aux bibliothèques.

Toutes ces dépenses réunies font dix-huit sous ; il m'en restait deux pour les choses imprévues. Mais, je ne me souviens pas d'avoir, pendant cette longue période de travail, passé le pont des Arts, ni d'avoir jamais acheté d'eau; j'allais en chercher le matin , à la fontaine de la place Saint-Michel, au coin de la rue des Grès. Oh ! je portais ma pauvreté fièrement. Un homme qui pressent un bel avenir, marche dans sa vie de misère comme un innocent conduit au supplice, il n'a point honte...

Je n'avais pas voulu prévoir la maladie ; mais, comme Aquilina, j'envisageais l'hôpital sans terreur. Je n'ai pas douté un moment de ma bonne santé. Le pauvre ne se couche que pourmourir.

Je me coupai moi-même les cheveux jusqu'au

moment où un ange d'amour et de bonté

Mais je ne veux pas anticiper sur la situation à laquelle j'arrive...

Apprends seulement, mon cher ami, qu'à défaut de maîtresse, je vécus avec une grande pensée, un rêve, un mensonge auquel nous commençons tous par croire, plus ou moins. Aujourd'hui, je ris de moi, de ce moi peut-être saint et sublime qui n'existe plus...


204 LA PEAU DE CHAGRIN.

La société, le monde, nos usages, nos moeurs, vus de près, m'ont révélé le danger de ma croyance innocente et la superfluité de mes fervens travaux. Tout cela est inutile à l'ambitieux. Il faut peu de bagage quand on poursuit la Fortune; et, la faute des hommes supérieurs est de dépenser leurs jeunes années à se rendre dignes d'elle. Pendant qu'ils thésaurisent leurs forces et la science pour porter, un jour sans effort, le poids d'une puissance future qui les fuit ; les intrigans, riches de mots et dépourvus d'idées, vont et viennent, surprennent les sots, se logent dans la confiance des demi-niais. Ainsi, les uns étudient, les autres marchent ; les uns sont modestes, les autres hardis ; l'homme de génie tait son orgueil et l'intrigant met le sien tout en dehors ; celui-ci doit arriver nécessairement. Les hommes du pouvoir ont si fort besoin de croire au mérite tout fait, au talent effronté , qu'il y a, chez le vrai savant, de l'enfantillage à espérer des récompenses humaines. Je ne cherche certes pas à paraphraser les lieux communs de la vertu, le cantique des cantiques éternellement chanté par des gens qui ne parviennent à rien, mais à déduire logiquement la raison des fréquens succès obtenus par les hommes médiocres.


LA FEMME SANS COEUR. 205

Néanmoins, l'étude est si maternellement bonne, qu'il y a peut-être un crime à lui demander des récompenses, autres que les pures et douces joies dont elle nourrit ses enfans. Je me souviens d'avoir souvent mangé délicieusement et gaiement mon pain , mon lait, assis auprès de ma fenêtre , en respirant l'air du ciel, en laissant planer mes yeux sur un paysage de toits bruns, grisâtres, rouges, en ardoises, en tuiles, couverts de mousses jaunes ou vertes.

Si, d'abord, cette vue me parut monotone, bientôt j'y découvris de singulières beautés. Tantôt, le soir, des raies lumineuses, parties des volets mal fermés, nuançaient et animaient les noires profondeurs de ce pays original. Tantôt les lueurs pâles des reverbères projettaient d'en bas des reflets jaunâtres à travers le brouillard, et accusaient faiblement les rues dans les' ondulations de ces toits pressés, océan de vagues immobiles. Puis, parfois de rares figures apparaissaient au milieu de ce morne désert : c'était, parmi les fleurs de quelque jardin aérien , le profil anguleux et crochu d'une vieille femme arrosant des capucines ; ou, dans le cadre d'une lucarne pourrie, quelque jeune fille faisant sa toilette, se croyant seule, et dont je n'apercevais que la jolie tête et les longs I. 18


206 LA PEAU DE CHAGRIN.

cheveux élevés en l'air par un bras éblouissant de blancheur. J'admirais dans les gouttières quelques végétations éphémères, pauvres herbes bientôt emportées par un orage! J'étudiais les mousses , leurs couleurs ravivées par la pluie , et qui, sous le soleil, se changeaient en un velours sec et brun à reflets capricieux.... Enfin, les poétiques et changeans effets du jour, les tristesses du brouillard, les soudains pétillemens du soleil, le silence, les magies de la nuit, les mystères de l'aurore, les fumées de chaque cheminée, tous les accidens de cette singulière nature m'étaient devenus familiers et me divertissaient. J'aimais ma prison, peutêtre parce qu'elle était volontaire... Ces savanes de Paris formées par des toits nivelés comme une plaine, mais qui couvraient des abîmes peuplés, allaient à mon ameet s'harmoniaient avec mes pensées. — Il est fatigant de retrouver brusquement le monde quand nous descen dons des hauteurs célestes où nous entraînent les méditations scientifiques : aussi, ai-je alors merveilleusement conçu la nudité des monastères...


LA FEMME SANS COEUR.

207

XIX.

QUAND ma résolution de vivre ainsi, fut prise , je cherchai mon logis dans les quartiers les plus déserts de Paris. Un soir, revenant de l'Estrapade, je passai par la rue des Cordiers pour retourner chez moi.

A l'angle de la rue de Cluny, j'aperçus une petite fille d'environ quatorze ans , qui jouait au volant avec une de ses camarades. Leurs rires et leurs espiègleries amusaient les voisins. Il faisait beau , la soirée était chaude , le mois de septembre durait encore. Devant chaque porte, il y avait des femmes assises et devisant


208 LA PEAU DE CHAGRIN.

comme dans une ville de province par un jour de fête. Je remarquai d'abord la jeune fille dont la physionomie était d'une admirable expression , et le corps , tout posé pour un peintre ; c'était une scène ravissante. Puis, cherchant la cause de cette bonhomie au milieu de Paris , je remarquai que la rue n'aboutissant à rien, ne devait pas être très-passante. Me rappelant le séjour de J.-J. Rousseau dans cette rue , j'aperçus l'hôtel Saint-Quentin ; et l'état de délabrement dans lequel il se trouvait , me faisant espérer d'y rencontrer le gîte peu coûteux que je désirais, je voulus le visiter.

En entrant dans une chambre basse , je vis les classiques flambeaux de cuivre garnis de leurs chandelles et méthodiquement rangés audessus de chaque clef; mais je fus frappé de la propreté qui régnait dans cette salle , ordinairement assez mal tenue partout. Elle était peignée comme un tableau de genre , et les ustensiles , les meubles , le lit bleu avaient la coquetterie d'une nature de convention. La maîtresse de l'hôtel, femme de quarante ans environ , se leva, et vint à moi. Il y avait des malheurs écrits dans ses traits, et son regard était comme terni par des pleurs. Je lui soumis


LA FEMME SANS COEUR. 209

humblement le tarif de mon loyer. Sans en paraître étonnée , elle chercha une clef parmi toutes les autres.

Alors , elle me conduisit dans les mansardes de sa maison et,m'y montra une chambre qui avait vue sur les toits , sur les cours obscures des hôtels garnis du voisinage , et par les fenêtres desquelles passaient de longues perches chargées de linge Rien n'était plus

horrible.

Cette mansarde aux murs jaunes et sales sentait la misère et appelait un savant. La toiture s'en abaissait irrégulièrement et les tuiles disjointes y laissaient voir le ciel... Il y avait place pour un lit, une table , quelques chaises ; et, sous l'angle obtus du toit, je pouvais loger mon piano. N'étant pas assez riche pour meubler cette cage digne des plombs de Venise , la pauvre femme n'avait jamais pu la louer. Or, ayant précisément excepté , de la vente mobilière que je venais de faire, les objets qui m'étaient en quelque sorte personnels, je fus bientôt d'accord avec mon hôtesse , et le lendemain je m'installai chez elle.

Je vécus dans ce sépulcre aérien pendant près de trois ans , travaillant nuit et jour sans relâche, avec tant de plaisir que l'étude me semI. 18.


210 LA PEAU DE CHAGRIN.

blait être le plus beau thème, la plus heureuse

solution d'une vie humaine

Le calme et le silence nécessaires au savant, ont je ne sais quoi de doux, d'enivrant comme l'amour. L'exercice de la pensée , la recherche des idées, les contemplations tranquilles de la science nous prodiguent d'ineffables délices, indescriptibles comme tout ce qui participe de l'intelligence dont les phénomènes sont invisibles à nos sens extérieurs ; aussi, sommes-nous toujours forcés d'expliquer les mystères de l'esprit par des comparaisons avec la matière. Ainsi, le plaisir de nager dans un lac d'eau pure , au milieu des rochers , des bois , des fleurs, seul, caressé par une brise tiède, donnerait aux ignorans une bien faible image du bonheur que j'éprouvais quand mon ame était baignée dans les lueurs de je ne sais quelle lumière , quand j'écoutais les voix terribles et confuses de l'inspiration , quand les images ruisselaient d'une source inconnue dans mon cerveau palpitant. Oh! voir une idée pointant dans le vide des abstractions humaines comme le lever du soleil au matin, s'élevant comme lui, jetant des rayons ; ou mieux encore, enfant, adulte, homme et bien exprimée , bien vivante... est une joie égale aux autres joies


LA FEMME SANS COEUR. 211

terrestres ou plutôt un divin plaisir. Puis, l'étude prête une sorte de magie à tout ce qui nous environne.

Le bureau chétif sur lequel j'écrivais et la basane brune dont il était couvert, mon piano, mon lit, mon fauteuil, les bizarreries de mon papier de tenture , mes meubles, toutes ces choses s'animèrent , et devinrent pour moi d'humbles amis, les complices silencieux de mon avenir.. Que de fois, en les regardant , je leur ai communiqué mon ame!... Souvent, en laissant voyager mes yeux sur une moulure déjetée, je rencontrais des développemens nouveaux , une preuve frappante de mon système ou des mots que je croyais heureux pour rendre des pensées presque intraduisibles... A force de contempler les objets dont j'étais entouré, je trouvais à chacune une physionomie , un caractère , et souvent ils me parlaient. Si, par dessus les toits , le soleil couchant me jetait à travers mon étroite fenêtre une lueur furtive , ils se coloraient, ils avaient des caprices, ils pâlissaient, brillaient, s'attristaient ou s'égayaient, me surprenant toujours par une multitude d'effets originaux.

Ces menus accidens de la vie solitaire échappent aux préoccupations du monde , mais ils


212 LA PEAU DE CHAGRIN.

sont la consolation des prisonniers. Or, j'étais captivé par une idée, emprisonné dans un système , mais soutenu par la perspective d'une vie glorieuse.

Aussi, à chaque difficulté vaincue , je baisais les mains douces et polies de la femme aux beaux yeux, élégante, riche , qui devait un jour carresser mes cheveux en me disant avec attendrissement :

— Tu as bien souffert, pauvre ange !...

J'avais entrepris deux grandes oeuvres. D'abord, une comédie qui devait me donner, en peu de jours, une renommée, une fortune, et l'entrée de ce monde où je voulais reparaître en homme remarquable.

Vous avez tous vu dans mon chef-d'oeuvre la première erreur d'un jeune homme qui sort du collège , une véritable niaiserie d'enfant.... Vos plaisanteries ont détruit de fécondes illusions , qui, depuis , ne se sont plus réveillées.

Mais , toi seul, mon cher Emile , as calmé la plaie profonde que d'autres firent à mon coeur. Tu admiras ma Théorie de la volonté... ce long ouvrage , pour lequel j'avais appris les langues orientales, l'anatomie, et auquel j'avais consacré la plus grande partie de mon temps ; oeuvre qui, si je ne me trompe, doit compléter


LA FEMME SANS COEUR. 213

les travaux de Lavater, de Gall, de Bichat, en ouvrant une nouvelle route à la science humaine...

Là s'arrête ma belle vie , cette vie secrète, ce sacrifice de tous les jours, ce travail de ver-à-soie inconnu au monde et dont la seule récompense est peut-être dans le travail même.

Depuis l'âge de raison jusqu'au jour où j'eus terminé ma théorie, j'ai observé , appris , écrit, lu sans relâche, et ma vie fut comme un long pensum.

Amant efféminé de la paresse orientale, amoureux de mes rêves , sensuel, j'ai toujours travaillé , me refusant à toutes les jouissances de la vie. Gourmand, j'ai été sombre. Aimant et la marche et les voyages maritimes, désirant visiter plusieurs pays, trouvant encore du plaisir à faire , comme un enfant, ricocher des cailloux sur l'eau, je suis resté constamment assis, une plume à la main. Bavard, j'allais écouter en silence les professeurs aux Cours publics de la Bibliothèque et du Muséum. J'ai dormi sur mon grabat solitaire comme un religieux de l'ordre de Saint-Maur ; et la femme était cependant ma seule chimère, une chimère que je caressais et qui me fuyait toujours.

Enfin , ma vie a été une cruelle antithèse,


214

LA PEAU DE CHAGRIN.

un perpétuel mensonge. Puis, jugez donc les hommes!...

Parfois tous mes goûts naturels se réveillaient comme un incendie long-temps couvé. Alors, par une sorte de mirage ou de calenture, je me voyais, moi, veuf, dénué de tout et dans une mansarde d'artiste, entouré de femmes ravissantes ; je courais à travers les rues de Paris, couché sur les moelleux coussins d'un brillant équipage ; j'étais rongé de vices, plongé dans la débauche, voulant tout, ayant tout. J'étais ivre, à jeun... C'était la tentation de saint Antoine. Heureusement le sommeil finissait par engloutir toutes ces visions dévorantes. Le lendemain , la Science m'appelait en souriant , et je lui étais fidèle.

J'imagine que les femmes dites vertueuses doivent être souvent la proie de ces tourbillons de folie, de désirs et de passions qui s'élèvent en nous, malgré nous. Ces rêves ne sont pas sans charmes. Ils ressemblent à ces causeries du soir, en hiver, quand nous partons , de notre foyer, pour la Chine. Mais qu'est-ce que devient la vertu, pendant ces délicieux voyages où la pensée franchit tous les obstacles?...


LA FEMME SANS COEUR. 215

XX.

PENDANT les dix premiers mois de ma réclusion , je menai la vie pauvre et solitaire que je t'ai dépeinte , allant chercher moi-même, dès le matin et sans être vu , mes provisions pour la journée; faisant ma chambre; étant tout ensemble, le maître, le serviteur, et diogénisant avec une incroyable fierté.

Mais après ce temps, pendant lequel l'hôtesse et sa fille espionnèrent mes moeurs et mes habitudes , examinèrent ma personne et comprirent ma misère peut-être, parce qu'elles étaient


216 LA PEAU DE CHAGRIN.

elles-mêmes fort malheureuses , il s'établit quelques liens entre elles et moi.

La petite Pauline, cette charmante créature, dont les grâces naïves et secrètes m'avaient en quelque sorte amené là, me rendit quelques services qu'il me fut impossible de refuser. Toutes les infortunes sont soeurs , elles ont le même langage, la même générosité, la générosité de ceux qui, ne possédant rien , sont prodigues de sentiment, paient de leur temps et de leur personne.

Insensiblement Pauline s'impatronisa chez moi. Elle voulut me servir, et sa mère ne s'y opposa point. Je vis la mère elle-même raccommodant mon linge et rougissant d'être surprise à cette charitable occupation. Malgré moi, je devins leur protégé, j'acceptai leurs services.

Pour comprendre cette singulière amitié , il faut connaître l'emportement du travail, la tyrannie des idées et cette répugnance instinctive dont l'homme qui vit de la pensée est saisi pour tous les détails de la vie mécanique.

Pouvais-je résister à la délicate attention avec laquelle Pauline m'apportait, à pas muets, mon repas frugal, quand elle s'apercevait que, depuis sept ou huit heures, je n'avais presque rien pris?...


LA FEMME SANS COEUR. 217

Avec les grâces de la femme et de l'enfance, elle me souriait, me faisant de la main un signe pour me dire que je ne devais pas la voir. C'était Ariel se glissant comme un sylphe sous mon toit, et prévoyant mes besoins.

Un soir, Pauline me raconta son histoire avec une ravissante ingénuité. Son père était chef d'escadron dans les grenadiers à cheval de la garde impériale. Au passage de la Bérésina , il avait été fait prisonnier par les Russes. Plus tard , quand Napoléon proposa de l'échanger, les autorités russes le firent vainement chercher en Sibérie. Au dire des autres prisonniers , il s'était échappé avec le projet d'aller aux Indes.

Depuis ce temps, madame Gaudin , mon hôtesse, n'avait pu obtenir aucune nouvelle de son mari. Les désastres de 1814 et 1815 étant arrivés, se trouvant seule , sans ressources et sans secours, elle avait pris le parti de tenir un hôtel garni, pour faire vivre sa fille. Elle espérait toujours revoir son mari.

Son plus cruel chagrin était de laisser Pauline sans éducation, sa Pauline , filleule de la princesse Borghèse , et qui n'aurait pas dû mentir aux belles destinées promises par sa royale protectrice.

I. 19


218 LA PEAU DE CHAGRIN.

Quand madame Gaudin me confia cette amère douleur qui la tuait, et qu'elle me dit avec un accent déchirant :

— Je donnerais bien et le chiffon de papier qui a créé Gaudin baron de l'empire, et le droit que nous avons à la dotation de Wistchnau , pour savoir Pauline élevée à Saint-Denis. Ah! si l'empereur vivait.

Tout à coup, je tressaillis et j'eus l'idée, pour reconnaître tous les soins dont j'étais devenu l'objet, de m'offrir à faire l'éducation de Pauline. La candeur avec laquelle on accepta ma proposition fut égale à la naïveté qui me la dictait.

J'eus ainsi des heures de récréation. Pauline avait les plus heureuses dispositions. Apprenant avec facilité , elle devint bientôt plus forte que moi sur le piano. Elle était toute grâce, toute gentillesse. Elle m'écoutait avec recueillement , arrêtant sur moi ses yeux noirs et veloutés qui semblaient sourire. Elle répétait ses leçons d'un accent doux et caressant, témoignant une joie enfantine quand j'étais content d'elle. Sa mère , chaque jour plus inquiète d'avoir à préserver de tout danger une jeune fille qui développait, en croissant, toutes les promesses faites par ses grâces d'enfance,


LA FEMME SANS COEUR. 219

la vit avec plaisir s'enfermer pendant toute la journée, pour lire et apprendre des leçons. Mon piano étant le seul dont elle pût se servir, elle profitait de mes absences pour étudier.

Quand je rentrais , je la trouvais chez moi, dans la toilette la plus modeste ; mais au moindre mouvement qu'elle faisait, sa taille élégante et souple , les attraits de sa personne se révélaient sous l'étoffe grossière dont elle était vêtue. Elle avait un pied mignon dans d'ignobles souliers. C'était l'héroïne du conte de Peau-d'Ane , une reine en esclavage.

Mais ses jolis trésors , sa richesse de jeune fille , tout ce luxe de beauté fut comme perdu pour moi. Je m'étais ordonné à moi-même de voir en Pauline une soeur. J'aurais eu horreur de tromper la confiance de sa mère.

Ainsi, j'admirais cette charmante fille comme un tableau, comme le portrait d'une maîtresse morte. C'était mon enfant, ma statue ; et, Pygmalion nouveau , je voulais faire, d'une vierge vivante et colorée, sensible et parlante , — un marbre. J'étais très-sévère avec elle ; mais plus je lui faisais éprouver les effets de mon despotisme magistral, plus elle devenait douce et soumise.

Si je fus encouragé dans ma retenue et dans


220 LA PEAU DE CHAGRIN.

ma continence par des sentimens nobles, les raisons de procureur ne me manquèrent pas. Je ne comprends point la probité des écus, sans la probité de la pensée. Tromper une femme ou faire faillite, a toujours été même chose pour moi. Aimer une jeune fille ou se laisser aimer par elle , constitue un vrai contrat, dont les conditions doivent être bien entendues. Nous sommes maîtres d'abandonner la femme qui se vend, mais non pas la jeune fille qui se donne, car elle ignore l'étendue de son sacrifice... Ainsi, j'aurais épousé Pauline, et c'eût été une folie. N'était-ce pas livrer une ame douce et vierge à d'effroyables malheurs?.. Mon indigence parlait d'une voix puissante, et venait toujours mettre sa main de fer entre cette chère créature et moi.

Puis, j'avoue à ma honte que je ne conçois pas l'amour dans la misère. Peut-être est-ce, en moi, dépravation due à cette maladie humaine que nous nommons la Civilisation; mais une femme, fût-elle aussi ravissante que la belle Hélène , la Galathée d'Homère, n'a plus aucun pouvoir sur mes sens, si peu qu'elle soit crottée. Ah ! vive l'amour dans la soie, sur le cachemire, entouré des merveilles du luxe , qui le parent merveilleusement bien, parce que lui-même


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est un luxe peut-être. J'aime à froisser, sous mes désirs, des pimpantes toilettes, à briser des fleurs, à porter une main dévastatrice dans les élégans édifices d'une coiffure embaumée... Des yeux brûlans cachés par un voile de dentelle que les regards déchirent comme la flamme perce la fumée du canon , m'offrent de fantastiques attraits. A mon amour, il faut des échelles de soie , montées en silence, par une nuit d'hiver. Quel plaisir d'arriver couvert de neige, dans une chambre éclairée par des parfums , tapissée d'or, de soies peintes... Et la femme aussi secoue de la neige... Quel autre nom donnera ces voiles de voluptueuses mousselines à travers lesquelles elle se dessine vaguement comme un ange dans son nuage?... Et il me faut encore un craintif bonheur, une audacieuse sécurité... Enfin, je veux revoir cette femme mystérieuse , mais éclatante , mais au milieu du monde, mais vertueuse, environnée d'hommages , vêtue de dentelles , de diamans , donnant ses ordres à la Ville, et si haut placée et si imposante que nul n'ose lui adresser de voeux... Puis , elle me jette un regard à la dérobée , un regard qui dément tout cela , un regard qui me sacrifie le monde et les hommes !... Certes, je me suis vingt fois trouvé ridicule I. 19.


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LA PEAU DE CHAGRIN.

d'aimer quelques aunes de blonde, du velours, de fines batistes , les tours de force d'un coiffeur, des bougies, un carrosse , un titre, d'héraldiques couronnes peintes par des vitriers ou fabriquées par un orfèvre, enfin tout ce qu'il y a de factice et de moins femme dans la femme. Je me suis moqué de moi, je me suis raisonné. Tout a été vain. Une femme aristocratique avec son sourire fin , la distinction de ses manières , et son respect d'elle-même, m'enchante. Quand elle met une barrière entre elle et le monde, elle flatte en moi toutes les vanités qui sont la moitié de l'amour. Enviée par tous, ma félicité me paraît avoir plus de saveur, plus de goût. En ne faisant rien de ce que font les autres femmes; en ne marchant pas, ne vivant pas comme elles ; en s'enveloppant dans un manteau qu'elles ne peuvent avoir ; en respirant des parfums à elle ; ma maîtresse me semble être bien mieux à moi. Plus elle s'éloigne de la terre, même dans ce que l'amour a de terrestre, et plus elle s'embellit à mes yeux. En France, heureusement pour moi, nous sommes depuis vingt ans sans reine, car j'eusse aimé la reine!

Pour avoir les façons d'une princesse , une femme doit être riche. Or, en présence de mes romanesques fantaisies, qu'était Pauline?...-


LA FEMME SANS COEUR. 223

Pouvait-elle me vendre des nuits qui coûtent la vie, un amour qui tue et met en jeu toutes les facultés humaines... Nous ne nous tuons guère pour de pauvres filles qui se donnent...

Je n'ai jamais pu détruire ces sentimens ni ces rêveries de poète... J'étais né pour l'amour impossible, et le hasard a voulu que je fusse servi par-delà mes souhaits.

Aussi, que de fois j'ai vêtu de satin les pieds mignons de Pauline ; emprisonné sa taille, svelte comme un jeune peuplier, dans une robe de gaze; jeté sur son sein une légère écharpe ; lui faisant fouler les tapis de son hôtel, et la conduisant à une voiture élégante... Je l'eusse adorée ainsi. Je lui donnais une fierté qu'elle n'avait pas ; je la dépouillais de toutes ses vertus , de ses grâces naïves, de son délicieux naturel, de son sourire ingénu, pour la plonger dans le Styx de nos vices et lui rendre le coeur invulnérable , pour la farder de nos crimes, pour en faire la poupée fantasque de nos salons, une femme fluette qui se couché au matin pour renaître le soir, à l'aurore des bougies... Elle était tout sentiment, toute fraîcheur, je la voulais sèche et froide.

Dans les derniers jours de ma vie le souvenir m'a montré Pauline, comme il nous peint les


224 LA PEAU DE CHAGRIN.

scènes de notre enfance ; et, plus d'une fois, je suis resté attendri, songeant à de délicieux momens : soit que je la revisse , assise près de ma table, occupée, à coudre, paisible, silencieuse, recueillie et faiblement éclairée par le jour qui, descendant de ma lucarne, dessinait de légers reflets argentés sur sa belle chevelure noire; soit que j'entendisse son rire jeune, sa voix d'un timbre riche quand elle chantait les gracieux cantilènes qu'elle composait sans efforts. Souvent elle s'exaltait en faisant de la musique; et alors, sa figure ressemblait d'une manière frappante à la noble tête par laquelle Carlo Dolei a voulu représenter la Poésie ou l'Italie...

Ma cruelle mémoire me jetait cette jeune fille à travers les folies de mon existence comme un remords, comme une image de la vertu! Mais laissons la pauvre enfant à sa destinée ! Si malheureuse qu'elle puisse être, au moins l'auraije mise à l'abri d'un effroyable orage, en évitant de la traîner dans mon enfer.


LA FEMME SANS COEUR.

XXI.

JUSQU'À l'hiver dernier, ma vie fut la vie tranquille et studieuse dont j'ai tâché de te donner une faible image. Dans les premiers jours du mois de décembre 1829, je rencontrai Rastignac.

Malgré le misérable état de mes vêtemens, il me donna le bras et s'enquit de ma fortune avec un intérêt vraiment fraternel...

Alors, je lui racontai brièvement et ma vie et mes espérances.

Il se mit à rire, me traita tout à la fois d'homme de génie et de sot. Sa voix gasconne, son


226 LA PEAU DE CHAGRIN.

expérience du monde, l'opulence qu'il devait à son savoir-faire, agirent sur moi d'une manière irrésistible.

Il me fit mourir à l'hôpital, méconnu comme un niais , conduisit mon propre convoi, me jeta dans le trou des pauvres. Il me parla de charlatanisme. Avec cette verve aimable qui le rend si séduisant, si entraînant, il me montra tous les hommes de génie comme des charlatans , et me déclara que j'avais un sens de moins , une cause de mort, si je restais , seul, rue des Cordiers. Selon lui, je devais aller dans le monde, égoïser adroitement, habituer les gens à prononcer mon nom et me dépouiller moi-même de l'humble monsieur qui messeyait à un grand homme de son vivant.

— Les imbéciles , s'écria-t-il, nomment ce métier-là, intrigue; les gens à morale le proscri vent sous le mot de vie dissipée. Ne nous arrêtons pas aux hommes : interrogeons les choses et les résultats. Toi, tu truvailles?... Eh bien , tu ne feras jamais rien !

La dissipation, mon cher, est un système politique. La vie d'un homme occupé à manger sa fortune devient souvent une spéculation. Il place ses capitaux, en amis, en plaisirs, en protecteurs, en connaissances.... Un négociant


LA FEMME SANS COEUR. 227

risque-t-il un million?... Pendant vingt ans, il ne dort, ni ne boit, ni ne s'amuse ; il couve son million ; il le fait trotter par toute l'Europe ; il s'ennuie, se donne à tous les démons que l'homme a inventés; puis, une faillite le laisse souvent sans un sou, sans un nom, sans un ami. Le dissipateur, lui, s'amuse à vivre, à faire courir ses chevaux ; et si, par hasard, il perd ses capitaux, il a la chance d'être nommé receveur-général, de se marier, d'être attaché à un ministre, à un ambassadeur... Il a encore des amis, une réputation , et toujours de l'argent... Connaissant les ressorts du monde, il les manoeuvre à son profit. Ceci est-il logique, ou ne suis-je qu'un fou?... N'est-ce pas là la moralité de la comédie qui se joue tous les jours dans le monde?...

— Ton ouvrage est achevé, reprit-il après une pause. Tu as un talent immense!— Eh bien! ce n'est rien. Voilà le point de départ. Il faut maintenant faire ton succès toi-même , cela est plus sûr. Tu iras conclure des alliances

avec les coteries, conquérir des prôneurs

Moi, je veux me mettre de moitié dans ta gloire, être le bijoutier qui aura monté ton diamant.

— Pour commencer, dit-il, sois ici demain soir. Je te présenterai dans une maison où va


228 LA PEAU DE CHAGRIN.

tout Paris , notre Paris à nous : les beaux, les gens à millions, les célébrités, enfin les hommes qui parlent d'or comme Chrysostome. Quand ils ont adopté un livre, le livre devient à la mode; et, s'il est réellement bon, ils ont donné quelque brevet de génie sans le savoir. Si tu as de l'esprit, mon cher enfant, tu feras toimême la fortune de ta Théorie, en comprenant mieux la théorie de la fortune... En un mot, demain soir, tu verras Foedora ! la belle comtesse Foedora, la femme à la mode.

— Je n'en ai jamais entendu parler.

— Tu es un Caffre !... dit Rastignac en riant. Ne pas connaître Foedora !... Une femme à marier qui possède près de quatre-vingt mille livres de rentes, et qui ne veut de personne ou dont personne ne veut!... Espèce de problème féminin, une Parisienne à moitié Russe, une Russe à moitié Parisienne !... Une femme chez laquelle s'éditent toutes les productions romantiques qui ne paraissent pas... La plus belle femme de Paris, la plus gracieuse... Tu n'es même pas un Caffre, tu es la bête intermédiaire qui sépare le Caffre de l'animal. Adieu, à demain...

Il fit une pirouette et disparut sans attendre ma réponse, n'admettant pas qu'un homme raisonnable pût refuser d'être présenté à Foedora.


LA FEMME SANS COEUR. 229

Comment expliquer la fascination d'un nom !..

FOEDORA!...

Ce nom me poursuivit comme une mauvaise pensée, avec laquelle on cherche à transiger!... Une voix me disait :

— Tu iras chez Foedora !

Et j'avais beau me débattre avec cette voix et lui crier qu'elle mentait, elle écrasait tous mes raisonnemens avec ce nom :

— Foedora.

Mais ce nom, cette femme étaient le symbole de tous mes désirs et le thème de ma vie. Le nom réveillait les poésies artificielles du monde, en faisait briller les fêtes, la vanité, les clinquans ; la femme m'apparaissait avec tous les problèmes de passion dont je m'étais affolé. Ce n'était peut-être ni la femme ni le nom, mais tous mes vices qui se dressaient debout dans mon ame pourme tenter de nouveau.

La comtesse Foedora, riche et sans amant, résistant à des séductions parisiennes!— C'était l'incarnation de mes espérances, de mes visions. Je me créai une femme, je la dessinai dans ma pensée, je la rêvai.

Pendant la nuit, je ne dormis pas, je devins son amant ; je fis tenir une vie entière, une vie I. 20


230 LA PEAU DE CHAGRIN.

d'amour dans peu d'heures, j'en savourai les fécondes et pures délices.

Le lendemain , incapable de soutenir le supplice d'attendre longuement la soirée, j'allai louer un roman, et je passai la journée à le lire, me mettant ainsi dans l'impossibilité de penser, de mesurer le temps. Pendant ma lecture, le nom de Foedora retentissait en moi, comme un son que l'on entend dans le lointain, qui ne vous trouble pas, mais qui se fait écouter...

Je possédais heureusement encore, un habit noir et un gilet blanc assez honorables; puis, de toute ma fortune, il me restait environ trente francs que j'avais semés dans mes hardes, dans mes tiroirs, afin de mettre entre une pièce de cent sous et mes fantaisies, la barrière imposante d'une recherche et les hasards d'une circumnavigation dans ma chambre.

Au moment de m'habiller, je poursuivis mon trésor à travers un océan de papiers. La rareté du numéraire peut te faire concevoir tout ce que mes gants et mon fiacre emportèrent de richesses : ils mangèrent le pain de tout un mois. Mais nous ne manquons jamais d'argent pour nos caprices ; nous ne discutons que le prix des choses utiles ou nécessaires. Nous jetons l'or avec insouciance à des danseuses, et


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nous marchandons un ouvrier dont la famille affamée attend le paiement d'un mémoire. Il semble que nous n'achetions jamais le plaisir assez chèrement.

Je trouvai Rastignac fidèle au rendez-vous. Il sourit de ma métamorphose, m'en plaisanta; puis, tout en allant chez la comtesse, il me donna de charitables conseils sur la manière de me conduire avec elle. Il me la peignit avare, vaine et défiante; mais avare avec faste, vaine avec simplicité, défiante avec bonhomie.

— Tu connais mes engagemens, me dit-il. Tu sais combien je perdrais à changer d'amour. En observant Foedora, j'étais désintéressé, de sang-froid, mes rémarques doivent être justes. Or, en pensant à te présenter chez elle, je songeais à ta fortune : ainsi, prends garde à tout ce que tu lui diras. Elle a une mémoire cruelle. Elle est d'une adresse à désespérer un diplomate, à deviner le moment où il dit vrai. Entre nous, je crois qu'elle n'a jamais été mariée. L'ambassadeur de Russie s'est mis à rire quand je lui ai parlé d'elle ; il ne la reçoit pas et la saine fort légèrement quand il la rencontre au bois. Cependant, elle est de la société de madame de F..., va chez mesdames de N..., de Y... En France, sa réputation est intacte. La


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maréchale de***, la plus collet-monté de toute la coterie bonapartiste, va souvent passer avec elle la belle saison à sa terre. Beaucoup de jeunes fats et même le fils d'un pair de France, lui ont offert un nom en échange de sa fortune : elle les a tous poliment éconduits. Peut-être sa sensibilité ne commence-t-elle qu'au titre de comte! N'es-tu pas marquis?... Ainsi, marche en avant si elle te plaît! Voilà ce que j'appelle donner des instructions.

Cette plaisanterie me fit croire que Rastignac voulait rire et piquer ma curiosité, de sorte que ma passion improvisée était arrivée à son paroxisme quand nous nous arrêtâmes devant un péristyle orné de fleurs. En montant un vaste escalier tapissé, où je remarquai toutes les recherches du confortable anglais, le coeur me battit; et j'en rougissais ; car je démentais mon origine, mes sentimens, ma fierté. J'étais sottement bourgeois. Mais je sortais d'une mansarde, après trois années de pauvreté, ne sachant pas encore mettre au-dessus des bagatelles de la vie, ces trésors acquis, ces immences capitaux intellectuels qui vous font riche en un moment, quand le pouvoir tombe entre vos mains, sans vous écraser parce que l'étude vous a formé d'avance aux luttes politiques.


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XXII.

J'APERÇUS une femme d'environ vingt-deux ans, de moyenne taille, vêtue de blanc, entourée d'un cercle d'hommes, mollement couchée sur une ottomane, et tenant à la main un écran de plumes.

En voyant entrer Rastignac, elle se leva, vint à nous ; et, souriant avec grâce, elle me fit, d'une voix singulièrement mélodieuse, un compliment sans doute apprêté. Notre ami m'avait annoncé comme un homme de talent. Son adresse et son emphase gasconne me procurèrent un accueil flatteur. Je fus l'objet d'une atI. 20.


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tention particulière dont je devins confus ; mais Rastignac avait heureusement parlé de ma modestie. Je rencontrai là des savans, des gens de lettres, d'anciens ministres, des pairs de France.

La conversation reprit son cours quelque temps après mon arrivée; et, sentant que j'avais une réputation à soutenir, je me rassurai; puis, je tâchai, sans abuser de la parole quand elle m'était accordée, de résumer les discussions par des mots plus ou moins incisifs, tantôt profonds, tantôt spirituels. Je produisis quelque sensation; et, pour la première fois de sa vie, Rastignac fut prophète.

Quand il y eut assez de monde pour que chacun retrouvât sa liberté, mon introducteur me donna le bras et nous nous promenâmes dans les appartemens.

— N'aie pas l'air d'être trop émerveillé de la princesse, me dit-il ; car elle pourrait deviner le motif de ta visite...

Les salons étaient meublés avec un goût exquis. J'y vis des tableaux de choix. Chaque pièce avait, comme chez les Anglais les plus opulens, son caractère particulier ; et, alors, la tenture de soie , les agrémens, la forme des meubles, le moindre décor s'harmoniait avec la pensée première. Ainsi, dans un boudoir


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gothique, dont les portes étaient cachées par des rideaux en tapisserie, les encadremens de l'étoffe, la pendule, les dessins du tapis étaient gothiques ; le plafond, formé de solives brunes sculptées, présentait à l'oeil des caissons pleins de grâce et d'originalité ; les boiseries en étaient artistement travaillées ; et rien ne détruisait l'ensemble de cette jolie décoration, pas même les croisées, dont les vitraux étaient coloriés et précieux.

Je fus surpris à l'aspect d'un petit salon mo derne, où je ne sais quel artiste avait épuisé la science de notre décor si léger, si frais, si suave, sans éclat, et sobre de dorures. C'était amoureux et vague comme une ballade allemande , un petit réduit taillé pour une passion de 1827, embaumé par des jardinières pleines de fleurs rares, et à la suite duquel j'aperçus en enfilade une pièce dorée, où revivait le goût du siècle de Louis XIV, et qui, opposé à nos peintures actuelles, produisait un bizarre, mais agréable contraste.

— Ici, tu seras assez bien logé! me dit

Rastignac avec un sourire où perçait une légère ironie. N'est-ce pas séduisant?... ajouta-t-il en s'asseyant.

Mais, tout à coup il se leva, me prit par la


236 LA PEAU DE CHAGRIN.

main, et me conduisit à la chambre à coucher ; puis, me montrant, sous un dais de mousseline et de moire blanches, un lit voluptueux, doucement éclairé, le vrai lit d'une jeune fée fiancée à un génie :

— N'y a-t-il pas, s'écria-t-il à voix basse, de l'impudeur, de l'insolence, de la coquetterie outre mesure à nous laisser contempler ce trône de l'amour ?... Ne se donner à personne et permettre à tout le monde de mettre là sa carte!... Ah ! si j'étais libre, je voudrais voir cette femme soumise et pleurant à ma porté... T

— Es-tu donc si certain de sa vertu?...

— Les plus audacieux de nos maîtres, les plus habiles ont échoué, l'ont avoué, lui sont restés fidèles, l'aiment encore et sont ses amis

dévoués Cette femme n'est-elle pas une

énigme ?

Ces paroles excitèrent en moi une sorte d'ivresse. Ma jalousie craignait déjà le passé. Tressaillant d'aise, je revins précipitamment dans le salon où j'avais laissé la comtesse. Je la rencontrai dans le boudoir gothique. Elle m'arrêta par un sourire, me fit asseoir près d'elle, me questionna sur mes travaux, et parut s'y intéresser vivement quand, au lieu de vanter en langage de professeur l'importance de ma


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découverte, je lui traduisis mon système en plaisanteries.

Je la fis beaucoup rire en lui disant que la volonté humaine était une force matérielle, semblable à la vapeur ; et que , dans le monde moral, rien ne résistait à cette puissance quand un homme s'habituait à la concentrer, à en manier la somme , à diriger constamment, sur les autres âmes, la projection de cette masse fluide ; et qu'il pouvait, à son gré, tout modifier relativement à l'homme, même certaines lois de la nature...

Elle me fit des objections qui me révélèrent en elle une incroyable finesse d'esprit. Je m'amusai malicieusement à lui donner raison pendant quelques momens pour la flatter; mais je détruisis ses raisonnemens de femme par un mot ou en attirant son attention sur un fait journalier dans la vie, vulgaire en apparence, mais au fond plein de problèmes insolubles pour le savant.

Je piquai sa curiosité. Elle resta même un instant silencieuse quand je lui dis que nos idées étaient des êtres organisés, complets, vivant dans un monde invisible à nos regards, mais qui influaient sur nos destinées, lui donnant pour preuve les pensées de Descartes, de Napo-


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léon, de Diderot, qui avaient conduit, qui conduisaient encore tout un siècle...

J'eus l'honneur de l'amuser. Elle me quitta, en m'invitant à la venir voir. En style de cour, elle me donna mes entrées.

Soit que je prisse, selon ma louable habitude, des formules polies pour des paroles de coeur ; soit qu'elle me crût destiné à quelque célébrité prochaine ; ou que, réellement, elle voulût augmenter sa ménagerie de sa vans, je me flattai d'avoir su lui plaire.

Appelant à mon secours toutes mes connaissances physiologiques et mes études antérieures sur la femme , je consacrai le reste de la soirée à l'examen le plus minutieux de sa personne et de ses manières.

Caché dans l'embrasure d'une fenêtre, je la vis allant et venant, s'asseyant et causant, ou appelant un homme, l'interrogeant et s'appuyant, pour l'écouter , sur un chambranle de porte. Je reconnus dans sa démarche un mouvement brisé si doux, une ondulation de robe si gracieuse, elle excitait si puissamment le désir, que je devins alors très-incrédule sur sa vertu. Si Foedora méconnaissait aujourd'hui l'amour, elle avait dû jadis être fort passionnée,.. Il y avait de la volupté jusque dans la manière


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dont elle se posait devant son interlocuteur. Se soutenant sur la boiserie avec coquetterie , comme une femme prête à tomber ou à s'enfuir, mais restant là, les bras mollement croisés, en paraissant respirer les paroles, en les écoutant même du regard et avec bienveillance, elle exhalait le sentiment.

Puis, ses lèvres fraîches, rouges, tranchaient sur un teint d'une vive blancheur. Ses cheveux noirs allaient admirablement bien à la couleur orangée de ses yeux mêlés de veines comme une pierre de Florence, et dont l'expression semblait ajouter de la finesse à ses paroles. Son corsage était paré des grâces les plus attrayantes. Mais une rivale aurait peut-être accusé de dureté ses épais sourcils qui paraissaient se rejoindre, et remarqué je ne sais quel duvet imperceptible dont les contours de son visage étaient ornés.

Enfin je trouvai la passion empreinte en tout, l'amour écrit sur ses paupières italiennes, sur ses belles épaules dignes de la Vénus de Milo, dans ses traits, sur sa lèvre supérieure un peu forte et légèrement ombragée. — Il y avait certes tout un roman dans cette femme!...

Ces richesses féminines, cet ensemble harmonieux de lignes, les promesses faites à l'amour


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que je lisais dans cette structure, étaient tempérées , il est vrai, par une réserve constante, par une modestie extraordinaire qui contrastaient avec l'expression de toute la personne : il fallait une observation aussi sagace que la mienne pour découvrir dans cette nature les signes d'une destinée de volupté. Pour expliquer plus clairement ma pensée, il y avait en elle deux femmes séparées, par le buste peutêtre : l'une était froide, tandis que la tête seule semblait être passionnée. Avant d'arrêter ses yeux sur une personne, elle préparait son regard comme s'il se passait je ne sais quoi de mystérieux en elle-même ; vous eussiez dit une convulsion ; mais ses yeux étaient brillans et beaux. Enfin, ou ma science était imparfaite, et j'avais encore bien des secrets à découvrir dans le monde moral-; ou la comtesse possédait une belle ame, dont les sentimens et les émanations communiquaient à sa physionomie ce charme qui nous subjugue, nous fascine, ascendant tout moral et d'autant plus puissant qu'il s'accorde avec les sympathies du désir...

Je sortis ravi ; séduit par cette femme, enivré par son luxe, chatouillé dans tout ce que mon coeur avait de noble, de vicieux , de bon, de mauvais. Alors, en me sentant si ému, si vivant,


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si exalté, je crus comprendre l'attrait qui amenait, chez cette femme, tous ces artistes, ces diplomates, ces agioteurs doublés de tôle comme leurs caisses, ces hommes de pouvoir. Sans doute, ils venaient chercher près d'elle l'émotion délirante qui faisait vibrer en moi toutes les forces de mon être, fouettait mon sang dans la moindre veine, agaçait le plus petit nerf et tressaillait dans mon cerveau!... Elle ne s'était donnée à aucun pour les garder tous. Une femme est coquette tant qu'elle n'aime personne.

— Puis, dis-je à Rastignac , elle a peut-être été mariée ou vendue à quelque vieillard, et le souvenir de ces premières noces lui donne de l'horreur pour l'amour...

Je revins à pied du faubourg Saint-Honoré où Foedera demeure. Entre son hôtel et la rue des Cordiers il y a presque tout Paris ; mais le chemin me parut court, et cependant il faisait froid. Entreprendre la conquête de Foedora, dans l'hiver, un rude hiver, quand je n'avais pas trente francs en ma possession, quand la distance qui nous séparait était si grande!... Un jeune homme pauvre peut, seul, savoir ce qu'une passion coûte en voitures, en gants, habits ,

linge, etc. ! Et, si l'amour reste un peu trop

I. 21


242 LA PEAU DE CHAGRIN.

de temps platonique, il de vient ruineux... Vraiment , il y a des Lauzun de l'École de Droit auxquels il est impossible d'approcher d'une passion logée à un premier étage !...

Et comment pouvais-je lutter, moi, faible, grêle, mis simplement, pâle et hâve comme un' artiste en convalescence d'un ouvrage, avec des jeunes gens bien frisés, jolis, pimpans, cravatés à désespérer la Croatie tout entière, riches, armés de tilburys et d'impertinence...

— Bah! Foedora ou la mort!.... criais-je au détour d'un pont. Foedora, c'est la fortune!...

Et le beau boudoir gothique et le salon à la Louis XIV passèrent devant mes yeux; et je la voyais, elle, la comtesse, avec sa robe blanche , ses grandes manches gracieuses, et sa séduisante démarche, et son corsage tentateur...

Quand j'arrivai dans ma mansarde nue, froide, aussi mal peignée que la perruque d'un naturaliste, j'étais encore environné par toutes les images du luxe prodigieux de Foedora... Ce contraste était un mauvais conseiller. Les crimes ne doivent pas naître autrement. Alors je maudis, en frissonnant de rage , ma décente et honnête misère, ma mansarde féconde où tant de pensées avaient surgi... Je demandai compte à Dieu, au diable, à l'état social, à mon père,


LA FEMME SANS COEUR. 243

à l'univers entier de ma destinée de malheur, et je me couchai tout affamé, grommelant de risibles imprécations, mais bien résolu de séduire Foedora.

Ce coeur de femme était un dernier billet de loterie chargé de ma fortune...


LA PEAU DE CHAGRIN.

XXIII.

JE te ferai grâce de mes premières visites chez Foedora, pour arriver promptement au drame.

Tout en tâchant de m'adresser à son ame, j'essayai de gagner son esprit, d'avoir sa vanité pour moi. Afin d'être sûrement aimé, je lui donnai mille raisons de mieux s'aimer ellemême. Jamais je ne la laissai dans un état d'indifférence ; car les femmes veulent des émotions à tout prix, et je les lui prodiguais. Je l'eusse mise en colère plutôt que de la voir insouciante avec moi.

Si d'abord, animé d'une volonté ferme et


LA FEMME SANS COEUR. 245

du désir de me faire aimer, je pris un peu d'ascendant sur elle; bientôt, ma passion grandit, je ne fus plus maître de moi; je tombai dans le vrai, je me perdis. Je devins éperdument amoureux.

Je ne sais pas bien ce que nous appelons en poésie ou dans la conversation l'amour; mais, le sentiment qui se développa tout à coup dans ma double nature, je ne l'ai trouvé peint nulle part : ni dans les phrases rhétoriciennes et apprêtées de J.-J. Rousseau , dont j'occupais peut-être le logis; ni dans les froides conceptions de nos deux siècles littéraires ; ni dans les tableaux de' l'Italie... Quelques motifs de Rossini, la Madone du Murillo que possède le maréchal Soult, les lettres de la Lescombat, certains mots épars dans les recueils d'anecdotes , mais surtout les prières des extatiques et quelques passages de nos fabliaux naïfs, ont pu seuls me transporter dans les divines régions de mon amour...

Rien dans les langages humains, aucune traduction de la pensée, faite à l'aide des couleurs , des marbres, des mots ou des sons, ne saurait rendre le nerf, la vérité, le fini, la soudaineté du sentiment de l'aine ! Oui ! qui dit art, dit mensonge.

I. 21.


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L'amour passe par des transformations infinies avant de se mêler pour toujours à notre vie et de la teindre à jamais. Le secret de cette infusion imperceptible échappe à l'analyse de l'artiste. La vraie passion s'exprime par des cris, par des soupirs, ennuyeux à l'homme froid. Il faut lire un livre d'amour, Clarisse Harlowe, au moment où l'on aime, pour rugir avec Lovelace... L'amour est une source naïve, partie de son lit de cresson, de fleurs, de gravier, qui, rivière, fleuve, change de nature et d'aspect à chaque flot; puis, se jette dans un océan incommensurable , où les esprits incomplets voient de la monotonie, où les grandes ames s'abîment en de perpétuelles contemplations... Comment oser décrire ces teintes transitoires du sentiment, ces riens qui ont tant de prix, ces mots dont l'accent épuise tous les trésors du langage, ces regards plus féconds en pensées et plus beaux que des poèmes... Dans chacune des scènes mystiques par lesquelles nous nous éprenons insensiblement d'une femme, il y a un abîme, à engloutir toutes les poésies humaines.

Eh! comment pourrions-nous reproduire, par des gloses, les vives et mystérieuses agitations de l'ame, quand les paroles nous man-


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quent pour peindre, même les mystères visibles de la beauté? Quelles fascinations!... Combien d'heures ne suis-je pas resté, plongé dans une extase ineffable, occupé à la voir. Heureux— de quoi?... Je ne sais.

Dans ces momens, si son visage était inondé de lumière, il s'y opérait je ne sais quel phénomène qui le faisait resplendir. L'imperceptible duvet dont sa peau délicate et fine est couverte en dessinait mollement les contours avec la grâce que nous admirons dans les lignes lointaines de l'horizon quand elles se perdent dans le soleil. Il semblait que le jour la caressât en s'unissant à elle ou qu'il s'échappât de sa rayonnante figure une lumière plus vive que la lumière même.

Puis, une ombre passant sur cette douce figure y produisait une sorte de couleur ; alors, les teintes se nuançaient : une pensée semblait se peindre sur son front de marbre ; ou bien son oeil paraissait rougir ; sa paupière vacillait, et ses traits ondulaient, poussés par un sourire ; le corail intelligent de ses lèvres s'animait, se pliait ; ses couleurs tremblaient ou ses cheveux jetaient des tons bruns sur ses tempes fraîches et veinées ; eh bien !... à chaque accident, elle avait parlé. C'étaient des fêtes nouvelles pour


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mes yeux, ou des grâces inconnues qui se révélaient à mon coeur. Je voulais lire un sentiment, un espoir dans toutes ces phases du visage, et ces discours muets pénétraient d'ame à ame comme un son dans l'écho , me prodiguant des joies passagères qui me laissaient des impressions profondes... Sa voix me causait un délire que j'avais peine à comprimer. Imitant je ne sais quel prince de Lorraine, j'aurais pu ne pas sentir un charbon ardent au creux de ma main pendant qu'elle aurait passé dans ma chevelure ses doigts chatouilleux. Ce n'était plus une admiration, un désir, mais un charme, une fatalité...

Souvent, rentré sous mon toit, je voyais indistinctement Foedora chez elle, et je participais vaguement à sa vie. Si elle souffrait, je souffrais, et je lui disais le lendemain :

— Vous avez souffert.

Que de fois n'est-elle pas venue au milieu de la nuit silencieuse, évoquée par la puissance de mon extase!... Alors tantôt soudaine, comme une lumière qui jaillit, elle me faisait quitter la plume, elle effarouchait la Science et l'Étude qui s'enfuyaient désolées. Me forçant à l'admirer , elle se mettait dans la pose attrayante où je l'avais vue naguères.... Tantôt, moi-


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même, j'aillais au devant d'elle, dans le monde des apparitions, et je la saluais comme une espérance, je lui demandais de me faire entendre sa voix argentine... et je me réveillais... pleurant.

Un jour, après m'avoir promis de venir au spectacle avec moi, tout à coup, elle refusa capricieusement de sortir, et me pria de la laisser seule. Désespéré d'une contradiction qui me coûtait une journée de travail ; et — le dirais-je?... mon dernier écu!... je me rendis là, où elle aurait dû être, voulant voir la pièce qu'elle avait désiré voir.

A peine placé, je reçus un coup électrique dans le coeur. Une voix me dit :

— Elle est là!...

Je me retourne, j'aperçois la comtesse au fond de sa loge, et cachée dans l'ombre, au rez-de-chaussée! Ah! mon regard n'hésita pas. Mes yeux la trouvèrent tout d'abord avec une sécurité, une lucidité fabuleuse. Mon ame avait volé vers sa sphère, vers sa vie, comme un insecte d'azur vole à sa fleur. — Par quoi mes sens avaient-ils été avertis? — Il y a de ces tressaillemens intimes qui peuvent surprendre les gens superficiels ; cependant, ce sont des effets de notre nature intérieure aussi simples


250 LA PEAU DE CHAGRIN.

que les phénomènes habituels de notre vision extérieure. Aussi, ne fus-je pas étonné, mais fâché. Mes études sur la puissance morale dont nous méconnaissons les jeux, servaient au moins à me faire rencontrer dans ma passion quelques preuves vivantes de mon système... Cette alliance du savant et de l'amoureux, d'une idolâtrie cordiale et d'un amour scientifique, avait je ne sais quoi de bizarre. La science était souvent contente de ce qui désespérait l'amant, et l'amant, chassait, loin de lui, la science avec bonheur quand il croyait triompher.

Foedora me vit ; et, alors , elle devint sérieuse. Je la gênais. Au premier entr'acte, j'allai lui faire une visite. — Elle était seule. — Je restai. Quoique nous n'eussions jamais parlé d'amour, je pressentis une explication. Je ne lui avais point encore dit mon secret, et cependant il existait entre nous une sorte d'entente. Elle me confiait ses projets d'amusement, et me demandait la veille, avec une sorte d'inquiétude amicale, si je viendrais lé lendemain ; elle me consultait par un regard quand elle disait un mot spirituel, comme si elle eût voulu me plaire exclusivement. Si je boudais, elle devenait caressante ; si elle faisait la fâchée, j'avais en quelque sorte le droit de l'interroger, et si


LA FEMME SANS COEUR. 251

j'étais coupable d'une faute, elle se laissait long-temps supplier avant de me pardonner. Il y avait de l'amour dans ces querelles et nous y prenions goût. Elle y déployait tant de grâces et de coquetterie ; et, moi, j'y trouvais tant de bonheur !

En ce moment, notre intimité fut tout-à-fait suspendue, et nous restâmes, l'un devant l'autre , comme deux étrangers. La comtesse était glaciale ; et, moi, dans l'appréhension d'un malheur.

— Vous allez m'accompagner !... me dit-elle quand la pièce fut finie.

Le temps avait changé subitement. Lorsque nous sortîmes , il tombait une neige mêlée de pluie. La voiture de Foedora ne pouvant arriver jusqu'à la porte du théâtre, un commissionnaire étendit son parapluie au-dessus de nos têtes en voyant une femme bien mise obligée de traverser le boulevard. Quand nous fûmes montés, il réclama le prix de son bon office.— Je n'avais rien !... J'eusse alors vendu dix ans de ma vie pour deux sous... Tout ce qui fait l'homme et ses mille vanités furent écrasés en moi par une douleur infernale.

Ces mots : — Je n'ai pas de monnaie , mon cher !... furent dit d'un ton dur qui parut venir


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de ma passion contrariée, dit par moi, frère de cet homme , moi qui connaissais si bien le malheur!... Moi qui, naguères, avais donné sept cent mille francs avec tant de facilité !

Le valet repoussa le commissionnaire, et les chevaux fendirent l'air.

En revenant à son hôtel, Foedora, distraite ou affectant d'être préoccupée , répondit par de dédaigneux monosyllabes à mes demandes ou âmes remarques ; alors, je gardai le silence. — Ce fut un horrible moment. — Arrivés chez elle, nous nous assîmes devant le feu; puis, quand le valet de chambre se fut retiré après avoir attisé le feu, la comtesse, se tournant vers moi d'un air indéfinissable, me dit avec une sorte de solennité :

— Depuis mon rétour en France, ma fortune a tenté quelques jeunes gens. J'ai reçu des déclarations d'amour qui auraient pu satisfaire ma vanité. J'ai même rencontré des hommes dont l'affection était sincère, profonde, et qui m'eusen t encore épousée, je veux bien le croire, s'ils n'avaient trouvé en moi qu'une fille pauvre telle que je l'étais jadis. Enfin, sachez, monsieur de Valentin, que de nouvelles richesses et des titres nouveaux m'ont été offerts.... Mais, apprenez aussi que je n'ai jamais revu


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les personnes assez mal inspirées pour m'avoir parlé"d'amour. Si mon affection pour vous était légère, je ne vous donnerais pas un avertissement dans lequel il entre plus d'amitié que d'orgueil. Une femme s'expose à recevoir un mauvais compliment lorsque , se supposant aimée, elle se refuse, par avance, à un sentiment toujours flatteur... Je connais les scènes d'Arsinoë , d'Araminte ; ainsi, je me suis familiarisée avec les réponses que je puis entendre en pareille circonstance. Mais j'espère ne pas être mal jugée par un homme supérieur pour lui avoir montré franchement mon ame.

Elle s'exprimait avec le sang-froid d'un avoué, d'un notaire , expliquant à leurs cliens les moyens d'un procès ou les articles d'un contrat. Le timbre clair et séducteur de sa voix n'accusait pas la moindre émotion. Seulement, sa figure et son maintien, toujours nobles et décens , me semblèrent avoir une froideur, une sécheresse diplomatiques. Elle avait sans doute médité ses paroles et fait le programme de cette scène. Oh ! mon cher ami, quand certaines femmes trouvent du plaisir à nous déchirer le coeur ; quand elles se sont promis d'y enfoncer un poignard et de le retourner dans la plaie... Ces femmes-là sont adorables !... Elles aiment I. 22


254 LA PEAU DE CHAGRIN.

ou veulent être aimées. Un jour, elles nous récompenseront de nos douleurs... comme Dieu doit, dit-on , rémunérer nos bonnes oeuvres : elles nous rendront en plaisirs le centuple du mal dont elles ont dû apprécier la violence... Il y a de la passion dans leur méchanceté. Mais être torturé par une femme qui ne croit pas nous faire souffrir, par une femme qui nous tue avec indifférence... Oh ! c'est un supplice atroce!... En ce moment, Foedora marchait, sans le savoir, sur toutes mes espérances, brisait ma vie et détruisait mon avenir, avec la froide insouciance et l'innocente cruauté d'un enfant qui, par curiosité , déchire les ailes d'un papillon.

— Plus tard, ajouta Foedora, vous reconnaîtrez , je l'espère , la solidité de l'affection que j'offre à mes amis... Pour eux , vous me trouverez toujours bonne et dévouée... Je saurais leur donner ma vie ; mais vous me mépriseriez, si je subissais l'amour sans le partager... Je m'arrête!..... Vous êtes le seul homme auquel j'aie encore dit ces derniers mots...

D'abord les paroles me manquèrent et j'eus peine à maîtriser l'ouragan qui s'élevait en moi; mais bientôt, refoulant mes sensations au fond de mon ame, je me mis à sourire.


LA FEMME SANS COEUR. 255

— Si je vous dis que je vous aime, répondisje, vous me bannirez; si je m'accuse d'indifférence, vous m'en punirez; car les prêtres, les magistrats et les femmes ne dépouillent jamais entièrement leur robe. Le silence ne préjugeant rien , trouvez bon , Madame, que je me taise. Pour m'avoir adressé de si fraternels avertissemens, il faut que vous ayez craint de me perdre , et cette pensée pourrait satisfaire à mon orgueil... Mais laissons la personnalité loin de nous. Vous êtes, peut-être, la seule femme avec laquelle je puisse discuter en philosophe une résolution si contraire aux lois de la nature. Relativement aux autres sujets de votre espèce, vous êtes un phénomène. Eh bien! cherchons ensemble, de bonne foi, les causes de cette anomalie psycologique...

Y a-t-il en vous, comme chez beaucoup de femmes , fières d'elles-mêmes , amoureuses de leurs perfections , un sentiment d'égoïsme raffiné qui vous fasse prendre en horreur l'idée d'appartenir à un homme, d'abdiquer votre vouloir, et d'être soumise à une supériorité de convention qui nous offense... Alors vous me sembleriez mille fois plus belle?...

Auriez-vous été maltraitée une première fois par l'amour?


256 LA PEAU DE CHAGRIN.

Peut-être ne voulez-vous pas laisser gâter votre taille délicieuse et vos adorables beautés par les soins de la maternité?... Ne serait-ce pas une de vos raisons secrètes pour vous refuser à être trop bien aimée?...

Avez-vous des imperfections qui vous rendent vertueuse malgré vous ? Ne vous fâchez pas. Je discute , j'étudie, je suis à mille lieues de la passion. La nature fait des aveugles de naissance ; elle peut bien créer des femmes sourdes, muettes et aveugles en amour... Vraiment vous êtes un sujet précieux pour l'observation médicale ! Vous ne savez pas tout ce que vous valez...

Vous pouvez avoir un dégoût fort légitime pour les hommes , et je vous approuve ; ils me paraissent tous laids et odieux.

Mais vous avez raison, ajoutai-je en sentant mon coeur se gonfler : vous devez nous mépriser... Il n'existe pas d'homme qui soit digne de vous !...

Je ne te dirai pas tous les sarcasmes que je lui débitai, mais en riant... Eh bien! la parole la plus acérée, l'ironie la plus aiguë ne lui arrachèrent pas même un mouvement, un geste de dépit. Elle m'écoutait en gardant sur ses lèvres, dans les yeux, son sourire d'habitude, ce sourire


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qu'elle prenait comme un vêtement et toujours le même pour ses amis , pour ses simples connaissances , pour les étrangers.

— Ne suis-je pas bien bonne de me laisser mettre ainsi sur un amphithéâtre?., dit-elle en saisissant un moment pendant lequel je la regardais en silence.

— Vous voyez', continua-t-elle en riant, que je n'ai pas de sottes susceptibilités en amitié!... Beaucoup de femmes puniraient votre impertinence en vous faisant fermer leur porte...

— Vous pouvez me bannir de chez vous sans même être tenue de donner la raison de vos sévérités...

En disant cela, je me sentais prêt à la tuer si elle m'avait congédié,

— Vous êtes fou!... s'écria-t-elle en souriant.

— Avez-vous jamais songé, repris-je, aux effets d'un violent amour? Un homme au désespoir a souvent assassiné sa maîtresse.

—Il vaut mieux être morte que malheureuse, répondit-elle froidement. Un homme aussi passionné doit, un jour, abandonner sa femme et la laisser sur la paille, après lui avoir mangé sa fortune...

Cette arithmétique m'abasourdit. Je vis clai-


258 LA PEAU DE CHAGRIN.

rement un abîme entre cette femme et moi. Nous ne pouvions jamais nous comprendre.

— Adieu, lui dis-je froidement.

— Adieu, répondit-elle en inclinant la tète d'un air amical. A demain.

Je la regardai pendant un moment, en lui dardant tout l'amour auquel je renonçais. Elle était debout, me jetant un sourire banal, le détestable sourire d'une statue de marbre, sec et poli, paraissant exprimer l'amour , mais froid.


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XXIV.

CONCEVRAS-TU bien, mon cher, toutes les douleurs dont je fus assailli, en revenant chez moi, par la pluie et la neige, eu marchant sur le verglas des quais, pendant une lieue, ayant tout perdu !... Oh ! savoir qu'elle ne pensait seulement pas à ma misère et me croyait, comme elle, riche et doucement voiturée... Que de ruines et de déceptions !... II ne s'agissait plus d'argent, mais de toutes les fortunes do mon ame...

J'allais au hasard, discutant avec moi-même les mots de cette étrange conversation, et je


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m'égarais si bien dans mille commentaires que je finissais par douter de la valeur nominale des paroles, des idées!... Et j'aimais toujours, j'aimais cette femme froide dont le coeur voulait être conquis à chaque heure , et qui, effaçant les promesses de la veille , se produisait le lendemain comme une maîtresse toute nouvelle.

En tournant sous les guichets de l'Institut, un mouvement fiévreux me saisit. Je me souvins alors que j'étais à jeun. Je ne possédais pas un denier. Pour comble de malheur, la pluie déformait mon chapeau, le détruisait... Comment pouvoir aborder désormais une femme élégante, et me présenter dans un salon sans un chapeau mettable !...

Grâce à des soins extrêmes , et tout en maudissant la mode niaise et sotte qui nous condamne à exhiber la coiffe de nos chapeaux en les gardant constamment à la main, j'avais maintenu le mien dans un état douteux.—Sans être curieusement neuf, ou sèchement vieux , dénué de barbe, ou très -soyeux , il pouvait passer pour un chapeau problématique ; c'était le chapeau d'un homme soigneux ; mais son existence artificielle arrivait à son dernier période : il était blessé, déjeté , fini, — véritable


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haillon, digne représentant de son maître

Faute de trente sous , je perdais mes derniers vêtemens...

Ah ! que de sacrifices ignorés j'avais faits à Foedora depuis trois mois ! Souvent, je consacrais l'argent nécessaire au pain d'une semaine pour aller la voir un moment. Quitter mes travaux et jeûner... ce n'était rien !...— Mais , traverser les rues de Paris sans se laisser éclabousser, courir pour éviter la pluie, arriver chez elle aussi élégant que les fats dont elle était entourée... Ah ! pour un poète amoureux et distrait, cette tâche avait d'innombrables difficultés... Mon bonheur, mon amour dépendre d'une moucheture de boue sur mon seul gilet blanc !... Renoncer à la voir, si je me crottais , si je me mouillais... Ne pas posséder cinq sous pour faire effacer, par un décrotteur, une légère empreinte de fange sur ma botte. Ma passion s'était augmentée de tous ces petits supplices inconnus , mais immenses chez un homme irritable.

Les malheureux ont des dévouemens dont il ne leur est point permis de parler aux femmes vivant dans une sphère de luxe et d'élégance. Elles voient le monde à travers un prisme qui teint en or les hommes et les choses. Optimistes


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par égoïsme, cruelles par bon ton, elles s'exemptent de réfléchir, au nom de leurs jouissances , et s'absolvent, de leur indifférence au malheur, par l'entraînement du plaisir. Pour elle , un denier n'est jamais un million ; c'est le million qui leur semble un denier... Si l'amour doit plaider sa cause par de grands sacrifices, il doit aussi les couvrir délicatement d'un voile, les ensevelir dans le silence ; mais en prodiguant leur fortune , leur vie, en se dévouant, les hommes riches profitent des préjugés mondains qui donnent toujours un certain éclat à leurs amoureuses folies : alors, pour eux, le silence parle, et le voile est une grâce ; tandis que mon affreuse détresse me condamnait à d'épouvantables souffrances , sans qu'il me fût permis de dire : — J'aime ! — ou — Je meurs !.. Était-ce du dévouement après tout? N'étais-je pas richement récompensé par le plaisir que j'éprouvais à tout immoler pour elle?... La comtesse avait donné d'extrêmes valeurs, attaché d'excessives jouissances aux accidens les plus vulgaires de ma vie... Naguère insouciant en fait de toilette, je respectais maintenant mon habit comme un autre moi-même. Je l'aimais. Entre une blessure à recevoir et la déchirure de mon frac , je n'aurais pas hésité !...


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T u dois alors épouser ma situation et comprendre les rages de pensées, la frénésie croissante dont je fus la proie en marchant, et que peut-être la marche animait encore. J'éprouvais je ne sais quelle joie infernale à me trouver au faîte du malheur. Je voulais voir un présage de fortune dans cette dernière crise ; mais le mal a des trésors sans fonds!...

La porte de mon hôtel était entr'ouverte; et, à travers les découpures en forme de coeur pratiquées dans le volet, j'aperçus une lumière projetée dans la rue. Pauline et sa mère causaient en m'attendant. J'entendis prononcer mon nom. J'écoutai.

— Monsieur Raphaël, disait Pauline, est bien mieux que l'étudiant du numéro sept'.... Ses cheveux blonds sont d'une si jolie couleur. Ne trouves-tu pas quelque chose dans sa voix... — je ne sais pas, moi... quelque chose qui vous remue le coeur?... Et puis, quoiqu'il ait l'air un peu fier, il est si bon, il a des manières si distinguées. — Oh! il est vraiment très-bien... Je suis sûre que toutes les femmes doivent être folles de lui...

— Tu en parles... reprit madame Gaudin , comme si tu l'aimais.

— Oh ! je l'aime comme un frère, répondit-


264 LA PEAU DE CHAGRIN.

elle en rian... Je serais joliment ingrate si je n'avais pas de l'amitié pour lui?... Ne m'a-t-il pas appris la mu; que, le dessin, la grammaire... enfin, tout ce que je sais?... Tu ne fais pas grande attention à mes progrès , ma bonne mère; mais je deviens très-instruite... Dans quelque temps , je serai assez forte pour donner des leçons ; et, alors , nous pourrons avoir une domestique...

Je me retirai doucement ; puis, après avoir fait quelque bruit, j'entrai dans la salle pour y prendre ma lampe que Pauline voulut alumer. La pauvre enfant venait de jeter un baume délicieux sur mes plaies. Ce naïf éloge de ma personne me rendit un peu de courage. J'avais besoin de croire en moi-même et de recueillir un jugement impartial sur la véritable valeur de mes avantages.

Mes espérances ainsi ranimées se reflétèrent peut-être sur les choses dont j'étais entourer peut-être aussi, n'avais-je point encore bien sérieusement examiné la scène assez souvent offerte à mes regards par ces deux femmes au milieu de cette salle; mais alors, j'admirai, dans sa réalité, le plus délicieux tableau de cette nature modeste et douce si naïvement reproduite par les peintres flamands.


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La mère, assise au coin d'un foyer à demi éteint, tricotait des bas, et laissait errer sur ses lèvres un bon sourire. Pauline coloriait des écrans. Ses couleurs, ses pinceaux étalés sur une petite table , parlaient aux yeux par de piquans effets. Mais ayant quitté sa place et se tenant debout pour allumer ma lampe, sa blanche figure recevait toute la lumière. Ah ! il fallait être subjugué par une bien terrible passion pour ne pas admirer ses mains transparentes et roses, sa virginale attitude et l'idéal de sa tête. La nuit, le silence prêtaient leur charme à cette laborieuse veillée, à ce paisible intérieur. Il y avait de la résignation dans ces travaux ; mais une résignation religieuse et pleine de sentimens élevés. Puis, une indéfinissable harmonie existait entre les choses et les personnes.

Chez Foedora , le luxe était sec, il réveillait en moi de mauvaises pensées ; là, cette humble misère, ce naturel exquis me rafraîchissaient l'ame. Peut-être étais-je humilié en présence du luxe ; et, près de ces deux femmes , au milieu de cette salle brune où la vie simplifiée semblait se réfugier dans les émotions du coeur, peut-être me réconciliais-je avec moi-même en trouvant à exercer la protection que l'homme est si jaloux de faire sentir.

I. 23


266 LA PEAU DE CHAGRIN.

Quand je fus près de Pauline , elle me jeta un regard presque maternel, et s'écria, les mains tremblantes, en posant vivement la lampe :

— Dieu! comme vous êtes pâle !... Ah! il est tout mouillé !... Ma mère va vous essuyer !... Monsieur Raphaël!... reprit-elle après une légère pause , vous êtes friand de lait!... Nous avons eu ce soir de la crème... Tenez... Voulezvous y goûter...

Elle sauta, comme un petit chat, sur un bol de porcelaine plein de lait, et me le présenta si vivement, me le mit sous le nez d'une si gentille façon, que j'hésitai.

— Vous me refuseriez ? dit-elle d'une voix altérée.

Nos deux fiertés se comprenaient : Pauline paraissait souffrir de sa pauvreté, et me reprocher ma hauteur... Je fus attendri. Cette crème était peut-être son déjeuner du lendemain. J'acceptai cependant. La pauvre fille essaya de cacher sa joie, mais elle pétillait dans ses yeux.

— J'en avais besoin!... lui dis-je en m'asseyant.

Alors une expression soucieuse passa sur son front.

— Vous souvenez-vous , Pauline, de ce passage où Bossuct nous peint Dieu, récompensant


LA FEMME SANS COEUR. 267

un verre d'eau plus richement qu'une victoire...

— Oui... dit-elle.

Et son sein battait comme celui d'une jeune fauvette serrée entre les mains d'un enfant.

— Eh bien ! comme nous nous quitterons bientôt, ajoutai-je d'une voix mal assurée, laissez-moi vous témoigner ma reconnaissance pour tous les soins que vous et votre mère avez eus de moi.

— Oh ! ne comptons pas... dit-elle en riant; mais son rire cachait une émotion qui me fit mal.

— Mon piano, repris-je, sans paraître avoir entendu ses paroles, est un des meilleurs instrumens d'Érard... acceptez-le... Prenez-le sans scrupule... Je ne saurais vraiment l'emporter dans le voyage que je compte faire...

Éclairées peut-être par l'accent de mélancolie avec lequel je prononçai ces mots, les deux femmes semblèrent m'avoir compris, et me regardèrent avec une curiosité mêlée d'effroi. L'affection que je cherchais au milieu des froides régions du grand monde , elle était là, vraie, sans faste, mais onctueuse et durable peut-être.

— Il ne faut pas prendre tant de souci, me dit la mère. Bah! restez ici !... Mon mari est en route, à cette heure... reprit-elle. Ce soir, j'ai lu l'Évangile de saint Jean pendant que


268 LA PEAU DE CHAGRIN.

Pauline tenait, suspendue entre ses doigts, notre clef attachée dans une Bible, et la clef a tourné... Cela annonce que Gaudin se porte bien et prospère... Pauline a recommencé pour vous et pour le jeune homme du numéro sept; mais la clef n'a tombé que pour vous.. Allez , nous serons tous riches! Gaudin reviendra millionnaire. Je l'ai vu en rêve sur un vaisseau plein de serpens; mais heureusement l'eau était trouble , ce qui signifie or et pierreries d'outre mer...

Ces paroles amicales et vides, semblables aux vagues chansons avec lesquelles une mère endort les douleurs de son enfant, me rendirent une sorte de calme. Il y avait dans l'accent, dans le regard de la bonne femme, cette douce cordialité qui n'efface pas le chagrin, mais qu'il l'apaise, qui le berce et l'émousse.

Pauline, plus perspicace que sa mère, m'examinait avec inquiétude , ses yeux intelligens semblaient deviner ma vie et mon avenir. Je remerciai par une inclination de tête, la mère et la fille, puis je me sauvai, craignant de m'attendrir.

Quand je me trouvai seul, sous mon toit, je me couchai dans mon malheur. Ma fatale imagination me dessina mille projets sans base, me


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dicta des résolutions impossibles. Quand un homme se traîne dans les décombres de sa fortune, il rencontre encore quelques ressources ; mais moi, j'étais dans le néant Ah!

mon cher ! nous accusons trop facilement la misère... Elle est le plus actif de tous les dissolvans. Avec elle, il n'existe plus ni pudeur , ni crimes , ni vertus , ni esprit. J'étais sans idées , sans force, comme une jeune fille tombée à genoux devant un tigre... Un homme sans passion et sans argent reste maître de sa personne ; mais un malheureux qui aime , ne s'appartient plus ! Il ne peut pas se tuer. L'amour nous donne une sorte de religion pour nous-même ; nous respectons en nous une autre vie... C'est le plus horrible des malheurs, le malheur avec une espérance ; une espérance qui vous fait accepter des tortures.

Je m'endormis avec l'idée d'aller le lendemain confier à Rastignac la singulière détermination de Foedora.

I. 23.


270 LA PEAU DE CHAGRIN.

XXV.

— AH ! ah ! me dit Rastignac, en me voyant entrer chez lui dès neuf heures du matin. — Je sais ce qui t'amène. Tu dois être congédié par Foedora. Quelques bonnes âmes , jalouses de ton empire sur la comtesse, ont annoncé votre mariage. — Dieu sait les folies que tes rivaux t'ont fait dire et les calomnies dont tu as été l'objet!...

— Alors, tout s'explique !... m'écriai-je. En ce moment, me souvenant de toutes mes

impertinences, je trouvai la comtesse sublime!... A mon gré, j'étais un infâme, et n'avais


LA FEMME SANS COEUR. 271

pas encore assez souffert! Je ne vis plus,

dans son indulgence, que la patiente charité de l'amour...

— N'allons pas si vite !... me dit le prudent gascon. Foedora possède la pénétration naturelle aux femmes profondément égoïstes. Elle t'aura deviné, jugé peut-être au moment où tu ne voyais encore en elle que sa fortune et son luxe. — En dépit de ton adresse, elle aura lu dans ton ame. Elle est assez dissimulée pour qu'aucune dissimulation ne trouve grâce devant elle.

— Je crois, ajouta-t-il, t'avoir mis dans une mauvaise voie... Malgré la finesse de son esprit et de ses manières, cette créature-là me semble impérieuse comme toutes les femmes qui n'ont de plaisir que dans la tête. Pour elle, le bonheur gît tout entier dans le bien-être de la vie , dans les jouissances sociales ; et, chez elle, le sentiment est un rôle. Elle te rendrait malheureux , et ferait de toi son premier valet...

Rastignac parlait à un sourd. Je l'interrompis en lui exposant, avec une apparente gaîté, ma situation financière.

— Hier au soir, me répondit-il, une veine contraire m'a emporté tout mon argent. Sans


272 LA PEAU DE CHAGRIN.

cette vulgaire infortune, j'eusse partagé volontiers ma bourse avec toi. —Mais, allons déjeuner au cabaret, les huîtres nous donneront peut-être un bon conseil.

Il s'habilla, fit atteler son tilbury ; puis, semblables à deux millionnaires, nous arrivâmes au Café de Paris avec l'impertinence de ces audacieux spéculateurs qui vivent sur des capitaux imaginaires. Ce diable de gascon me confondait par l'aisance de ses manières, et par son aplomb imperturbable.

Au moment où finissant un repas fort délicat et très-bien entendu, nous prenions le café, Rastignac , qui distribuait des coups de tête à une foule de jeunes gens également recommandables par les grâces de leurs personnes et par l'élégance de leur mise, me dit, en voyant entrer un de ces dandys :

— Voici ton affaire !...

Et il fit signe à un gentilhomme cravaté merveilleusement bien et qui semblait chercher une table à sa convenance , de venir lui parler.

— Ce gaillard-là, me dit Rastignac à l'oreille , est décoré pour avoir publié des ouvrages qu'il ne comprend pas... Il est chimiste, historien , romancier, publiciste ; il a des quarts , des tiers, des moitiés dans je ne sais combien


LA FEMME SANS COEUR. 273

de pièces de théâtre, et il est ignorant comme la mule de don Miguel !. .Ce n'est pas une homme, c'est un nom, une étiquette familière au public. Aussi, se garderait-il bien d'entrer dans ces cabinets, sur lesquels il y a cette inscription: Ici, l'on peut écrire soi-même. Il est fin à jouer tout un congrès ; en deux mots , c'est un métis en morale, ni tout-à-fait probe ni complètement fripon. Mais... chut! il s'est déjà battu.... Le monde n'en demande pas davantage et dit de lui : C'est un homme honorable.

— Eh bien , mon excellent ami, mon honorable ami, comment se porte Votre Intelligence! lui dit Rastignac, au moment où l'inconnu s'assit à la table voisine.

— Mais ni bien ni mal... Je suis accablé de travail !.. J'ai entre les mains tous les matériaux nécessaires pour faire des mémoires historiques, très-curieux , et je ne sais à qui les attribuer. Cela me tourmente, parce que, vraiment, les mémoires vont passer de mode...

— Sont-ce des mémoires contemporains , anciens , sur la cour?...

— Sur l'affaire du collier...

— N'est-ce pas un miracle?... me dit Rastignac, en riant.

Et, se retournant vers le spéculateur :


274 LA PEAU DE CHAGRIN.

— M. de Valentin, reprit-il en me désignant, est un de mes amis que je vous présente comme l'une de nos futures célébrités littéraires les plus éminentes. Or, il avait, jadis, une tante fort bien en cour, marquise de plus ; et, depuis deux ans, il travaille à une histoire royaliste de la révolution...

Puis, se penchant à l'oreille de ce singulier négociant, il lui dit :

— C'est un homme de talent, mais un niais... Il peut vous faire vos mémoires, au nom de sa tante, pour cent écus par volume.

— Le marché me va!... répondit l'autre en haussant sa cravate.— Garçon, mes huîtres?., donc !.. .

— Oui, mais vous me donnerez vingt-cinq louis de commission et lui paierez un volume d'avance, reprit Rastignac.

— Non, non. Je n'avancerai que cinquante écus pour être plus sûr d'avoir promptement mon manuscrit...

Rastignac me répéta cette conversation mercantile à voix basse; et, sans me consulter.

— Nous sommes d'accord, lui répondit-il.— Quand pouvons-nous aller vous voir pour terminer cette affaire?...


LA FEMME SANS COEUR. 275

— Eh bien, venez dîner ici, demain soir, à sept heures?...

Nous nous levâmes, Rastignac jeta de la monnaie au garçon, mit la carte à payer dans sa poche, et nous sortîmes. J'étais stupéfait de la légèreté, de l'insouciance avec laquelle il avait vendu ma respectable tante, la marquise de Monbauron...

— Je préfère m'embarquer pour le Brésil, et y enseigner aux Indiens l'algèbre, dont je ne sais pas un mot, plutôt que de salir le nom de ma famille !...

Rastignac m'interrompit par un éclat de rire.

— Es-tu bête?.. Prends d'abord les cinquante écus et fais les mémoires... puis, quand ils seront achevés, tu refuseras de les mettre sous le nom de ta tante, — imbécile!... Madame de Monbauron, morte sur l'échafaud, ses paniers, sa considération, sa beauté, son fard, ses mules , valent bien plus de six cents francs... Si le libraire ne veut pas alors payer ta tante ce qu'elle vaut, il trouvera quelque vieux chevalier de Saint-Louis , ou je ne sais quelle fangeuse comtesse pour signer les mémoires...

— Oh ! m'écriai-je , pourquoi suis-je sorti de ma vertueuse mansarde?... Le monde a un envers bien salement ignoble!...


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— Bon, répondit Rastignac, voilà de la poésie, et il s'agit d'affaires... Tu es un enfant!... Quant aux mémoires, le public les jugera. Quant à mon Proxénète littéraire, n'a-t-il pas dépensé huit ans de sa vie, et payé, par de cruelles expériences, ses relations avec la librairie?.. En partageant inégalement avec lui le travail du livre, ta part d'argent n'est-elle pas aussi la plus belle?... Vingt-cinq louis sont une bien plus grande somme pour toi, que mille francs pour lui. — Tu peux bien écrire des mémoires historiques , oeuvres d'art si jamais il en fut, lorsque Diderot a fait six sermons pour cent écus...

— Enfin, lui dis-je tout ému , c'est pour moi une nécessité. Ainsi, mon pauvre ami, je te dois des remercîmens. Vingt-cinq louis me rendront bien riche.

— Et plus riche que tu ne penses, alors!... reprit-il en riant. Si Marivault me. donne une commission dans l'affaire, ne devines-tu pas qu'elle sera pour toi?

Je lui serrai la main.

— Allons au Bois de Boulogne, dit-il, nous y verrons ta comtesse; et je te montrerai la jolie petite veuve que je dois épouser: une charmante personne, alsacienne, un peu grasse. Elle


LA FEMME SANS COEUR. 277

lit Kant, Schiller, Jean Paul, et une foule de livres hydrauliques Elle a la manie de toujours me demander mon opinion. Je suis obligé d'avoir l'air de comprendre toute cette sensiblerie allemande, et de connaître un tas de ballades ! Je n'ai pas encore pu la déshabituer de son enthousiasme littéraire... Elle pleure des averses à la lecture de Goethe, et je suis obligé de pleurer un peu, par complaisance... Vingtcinq mille livres de rentes, mon cher, et le plus joli pied, la plus jolie main de la terre !... Ah ! si elle ne disait pas mon anche et prouiller pour mon ange et brouiller, ce serait une femme accomplie.

Nous vîmes la comtesse. Elle était brillante dans un brillant équipage ; et, la coquette nous salua fort affectueusement en me jetant un sourire qui, alors, me parut divin et plein d'amour.

Ah! j'étais bien heureux!.... Je me croyais aimé ; j'avais de l'argent, des trésors de passion et plus de misère... Léger, gai, content de tout, je trouvai la maîtresse de mon ami charmante. Les arbres, l'air, le ciel, toute la nature semblait me répéter le sourire de Foedora.

En revenant des Champs-Elysées, nous allâI. 24


278 LA PEAU DE CHAGRIN.

mes chez le chapelier, chez le tailleur de Rastignac ; en sorte que ma toilette me permit de quitter mon misérable pied de paix , pour passer à un formidable pied de guerre... Désormais , je pouvais sans crainte lutter de grâce et d'élégance avec les jeunes gens qui tourbillonnaient autour de Foedora.

Je revins chez moi ; je m'y enfermai, restant tranquille en apparence, près de ma lucarne ; mais disant d'éternels adieux à mes toits, vivant dans l'avenir, dramatisant ma vie, escomptant l'amour et ses joies... Ah! comme une existence peut devenir orageuse entre les quatre murs d'une mansarde !.. L'ame humaine est une fée ; elle métamorphose une paille en diamans ; et, sous sa baguette, les palais enchantés éclosent comme les fleurs des champs sous les chaudes inspirations du soleil...

FIN DU TOME PREMIER.



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