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Titre : Pot-Bouille, par Émile Zola

Auteur : Zola, Émile (1840-1902). Auteur du texte

Éditeur : (Paris)

Notice d'oeuvre : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb135370582

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb31690668p

Type : monographie imprimée

Langue : français

Format : In-4° , figure, pl., couv. ill.

Format : Nombre total de vues : 182

Description : [Pot-Bouille (français)]

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5673044g

Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, 4-Y2-1204

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 29/06/2009

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POT-BOUILLE

PAR EMILE ZOLA



2me SERIE. PRIX : 50 C.


EN VENTE CHEZ C. MARPON & E. FLAMMARION, ÉDITEURS

Rue Racine, 26, près l'Odéon ET CHEZ TOUS LES LIBRAIRES ET MARCHANDS DE JOURNAUX

POT-BOUILLE

PAR

EMILE ZOLA

MAGNIFIQUE ÉDITION, GRAND IN-8° JÉSUS

Illustrée par GEORGES BELLENGER et KAUFFMANN

M. EMILE ZOLA, dans Pot-Bouille, a étudié la Bourgeoisie, comme il a étudié Le Peuple dans L'Assommoir. A la maison ouvrière de la rue de la Goutte-d'Or, à cette maison grouillante, pleine des hontes de l'instinct de la misère, il a voulu opposer une maison, bourgeoise, dont les allures correctes et les apparences honnêtes cachent les vices hypocrites, les déchéances acceptées d'une classe dirigeante en décomposition.

« Si, dans le peuple, écrit le célèbre romancier naturaliste, le milieu et l'éducation jettent les filles à la prostitution, le milieu et l'éducation dans la bourgeoisie, les jettent à l'adultère. »

Pot-Bouille aura le succès., de ses aînés. Il continue la série des ROUGON-MAGQUART.

EN PRÉPARATION : LE BONHEUR DES DAMES, ÉDITION ILLUSTRÉE'

L'Ouvrage, que l'on pourra se procurer chez tous les Libraires de Paris et des Départements et. chez les marchands de journaux, formera un beau volume grand ln-8° Jésus. Il se composera d'environ 55 livraisons à 10 centimes ou de 11 séries à 50 centimes.

Il tarait 2 Livraisons par semaine. — 5 Livraisons forment une série.


A 1 FR. 25 LE VOLUME (FRANCO)



POT-BOUILLE

I

Rue Neuve-Saint-Augustin, un embarras de voitures arrêta le fiacre chargé de trois malles, qui amenait Octave de la gare de Lyon. Le jeune homme baissa la glace d'une portière, malgré le froid déjà vif de cette sombre après-midi de novembre. Il restait surpris de la brusque tombée du jour, dans ce quartier aux rues étranglées, toutes grouillantes de foule. Les jurons des cochers tapant sur les chevaux qui s'ébrouaient, les coudoiements sans fin des trottoirs, la file pressée des boutiques débordantes de commis et de clients, l'étourdissaient; car, s'il avait rêvé Paris plus propre, il ne l'espérait pas d'un commerce aussi âpre, il le sentait publiquement ouvert aux appétits des gaillards solides.

Le cocher s'était penché.

— C'est bien passage Choiseul ?

— Mais non, rue de Choiseul... Une maison neuve, je crois.

E. ZOLA. — POT-BOUILLE. LIV. 1


2 POT-BOUILLE

Et le fiacre n'eut qu'à tourner, la maison se trouvait la seconde, une grande maison de quatre étages, dont la pierre gardait une pâleur à peine roussie, au milieu du plâtre rouillé des vieilles façades voisines. Octave, qui était descendu sur le trottoir, la mesurait, l'étudiait d'un regard machinal, depuis le magasin de soierie du rez-de-chaussée et de l'entresol, jusqu'aux fenêtres" en retrait du quatrième, ouvrant sur une étroite terrasse. Au premier, des tètes de femme soutenaient un balcon à rampe de fonte très ouvragée. Les fenêtres avaient des encadrements compliqués, taillés à la grosse sur des poncifs ; et, en bas, au-dessus de la porte cochère, plus chargée encore d'ornements, deux amours déroulaient un cartouche, où était le numéro, qu'un bec de gaz intérieur éclairait la nuit.

Un gros monsieur blond, qui sortait du vestibule, s'arrêta net, en apercevant Octave.

— Comment.! vous voilà ! cria-t-il. Mais je ne comptais sur vous que demain!.

— Ma foi, répondit le jeune homme, j'ai quitté Plassans un jour plus tôt... Est-ce que la chambre n'est pas prête ?

— Oh! si... J'avais loué depuis quinze jours, et j'ai meublé ça tout de suite, comme vous me le demandiez. Attendez, je veux vous installer.

Il rentra, malgré les instances d'Octave. Le cocher avait descendu les trois malles. Debout dans la loge du concierge, un homme digne, à longue face rasée de diplomate, parcourait gravement le Moniteur. Il daigna pourtant s'inquiéter de ces malles qu'on déposait sous sa porte; et, s'avançant, il demanda à son locataire, l'architecte du troisième, comme il le nommait :

— Monsieur Campardon, est-ce la personne?

— Oui, monsieur Gourd, c'est monsieur Octave Mouret, pour qui j'ai loué la chambre du quatrième. Il couchera là-haut et il prendra ses repas chez nous... Monsieur Mouret est un ami des parents de ma femme, que je vous recommande.

Octave regardait l'entrée, aux panneaux de faux marbre, et dont la voûte était décorée de rosaces. La cour, au fond, pavée et cimentée, avait un grand air de propreté froide; seul, un cocher, à la porte des écuries, frottait un mors avec une peau. Jamais le soleil ne devait descendre là.

Cependant, M. Gourd examinait les malles. Il les poussa du pied, devint respectueux devant leur poids, et parla d'aller chercher un commissionnaire, pour les faire monter par l'escalier de service.

— Madame Gourd, je sors, cria-t-il en se penchant dans la loge.

Cette loge était un petit salon, aux glaces claires, garni d'une moquette à fleurs rouges et meublé de palissandre; et, par une porte entr'ouverte, on


POT-BOUILLE 3

apercevait un coin de la chambre à coucher, un lit drapé de reps grenat. Madame Gourd, très grasse, coiffée de rubans jaunes, était allongée dans un fauteuil, les mains jointes, à ne rien faire.

— Eh bien ! montons, dit l'architecte.

Et, comme il poussait la. porte d'acajou du vestibule, il ajouta, en voyant l'impression causée au jeune homme par la calotte de velours noir et les pantoufles bleu ciel de M. Gourd :

— Vous savez, c'est l'ancien valet de chambre du duc de Vaugelade.

— Ah ! dit simplement Octave.

— Parfaitement, et il a épousé la veuve d'un petit huissier de Mort-laVille. Ils possèdent même une maison là-bas. Mais ils attendent d'avoir trois mille francs de rente pour s'y retirer... Oh! des concierges convenables !

Le vestibule et l'escalier étaient d'un luxe violent. En bas, une figure de femme, une sorte de Napolitaine toute dorée, portait sur la tête une amphore, d'où sortaient trois becs de gaz, garnis de globes dépolis. Les panneaux de faux marbre, blancs à bordures roses, montaient régulièrement dans la cage ronde ; tandis que la rampe de fonte, à bois d'acajou, imitait le vieil argent, avec des épanouissements de feuilles d'or. Un tapis rouge, retenu par des tringles de cuivre, couvrait les marches. Mais ce qui frappa surtout Octave, ce fut, en entrant, une chaleur de serre, une haleine tiède qu'une bouche lui soufflait au visage.

— Tiens ! dit-il, l'escalier est chauffé ?

— Sans doute, répondit Campardon. Maintenant, tous les propriétaires qui se respectent, font cette dépense... La maison est très bien, 'très bien...

Il tournait la tête, comme s'il en eût sondé les murs, de son oeil d'architecte.

— Mon cher, vous allez voir, elle est tout à fait bien... Et habitée rien que par des gens comme il faut !

Alors, montant avec lenteur, il nomma les locataires. A chaque étage, il y avait deux appartements, l'un sur la rue, l'autre sur la cour, et dont les portes d'acajou verni se faisaient face. D'abord, il dit un mot de M. Auguste Vabre : c'était le fils aîné du propriétaire ; il avait pris, au printemps, le magasin de soierie du rez-de-chaussée, et occupait également tout l'entresol. Ensuite, au premier, se trouvaient, sur la cour, l'autre fils du propriétaire, M. Théophile Vabre, avec sa dame, et sur la rue, le propriétaire lui-même, un ancien notaire de Versailles, qui logeait du reste chez son gendre, M. Duveyrier, conseiller à la cour d'appel.

— Un gaillard qui n'a pas quarante-cinq ans, dit en s'arrêtant Campardon, hein ? c'est joli !

Il monta deux marches, et se tournant brusquement, il ajouta :


4 POT-BOUILLE

— Eau et gaz à tous les étages.

Sous la haute fenêtre de chaque palier, dont les vitres, bordées d'une grecque, éclairaient l'escalier d'un jour blanc, se trouvait une étroite banquette de velours. L'architecte fit remarquer que les personnes âgées pouvaient s'asseoir. Puis, comme il dépassait le second étage, sans nommer les locataires :

— Et là? demanda Octave, en désignant la porte du grand appartement.

— Oh ! là, dit-il, des gens qu'on ne voit pas, que personne ne connaît...' La maison s'en passerait volontiers. Enfin, on trouve des taches partout...

Il eut un petit souffle de mépris.

— Le monsieur fait des livres, je crois.

Mais, au troisième, son rire de satisfaction reparut. L'appartement sur la cour était divisé en deux : il y avait là madame Juzeur, une petite femme bien malheureuse, et un monsieur très distingué, qui avait loué une chambre, où il venait une fois par semaine, pour des affaires. Tout en donnant ces explications, Campardon ouvrait la porte de l'autre appartement.

— Ici, nous sommes chez moi, reprit-il. Attendez, il faut que je prenne votre clef... Nous allons monter d'abord à votre chambre, et vous verrez ma femme ensuite.

Pendant les deux minutes qu'il resta seul, Octave se sentit pénétrer par le silence grave de l'escalier. Il se pencha sur la rampe, dans l'air tiède qui venait du vestibule ; il leva la tête, écoutant si aucun bruit ne tombait d'en haut. C'était une paix morte de salon bourgeois, soigneusement clos, où n'entrait pas un souffle du dehors. Derrière les belles portes d'acajou luisant, il y avait comme des abîmes d'honnêteté.

— Vous aurez d'excellents voisins, dit Campardon, qui avait reparu avec la clef : sur la rue, les Josserand, toute une famille, le père caissier à la cristallerie Saint-Joseph, deux filles à marier; et, près de vous, un petit ménage d'employé, les Pichon, des gens qui ne roulent pas sur l'or, mais d'une éducation parfaite... Il faut que tout se loue, n'est-ce pas? même dans une maison comme celle-ci.

A partir du troisième, le tapis rouge cessait et était remplacé par une simple toile grise. Octave en éprouva une certaine contrariété d'amourpropre. L'escalier, peu à peu, l'avait empli de respect ; il était tout ému d'habiter une maison si bien, selon l'expression de l'architecte. Comme il s'engageait, derrière celui-ci, dans le couloir qui conduisait à sa chambre, il aperçut, par une porte entr'ouverte, une jeune femme debout devant un berceau. Elle leva la tête, au bruit. Elle était blonde, avec des yeux clairs et vides ; et il n'emporta que ce regard, très distinct, car la jeune femme,


Le vestibule était d'un lune violent (p. 3).



POT-BOUILLE 7

tout d'un coup rougissante, poussa la porte, de l'air honteux d'une personne surprise. Campardon s'était retourné pour répéter :

— Eau et gaz à tous les étages, mon cher.

Puis, il montra une porte qui communiquait avec l'escalier de service. En haut étaient les chambres de domestique. Et, s'arrêtant au fond du couloir :

— Enfin, nous voici chez vous.

La chambre, carrée, assez grande, tapissée d'un papier gris à fleurs bleues, était meublée très simplement. Près de l'alcôve, se trouvait ménagé un cabinet de toilette, juste la place de se laver les mains. Octave alla droit à la fenêtre, d'où tombait une clarté verdâtre. La cour s'enfonçait, triste et propre, avec son pavé régulier, sa fontaine dont le robinet de cuivre luisait. Et toujours pas un être, pas un bruit ; rien que les fenêtres uniformes, sans une cage d'oiseau, sans un pot de fleurs, étalant la monotonie de leurs rideaux blancs. Pour cacher le grand mur de la maison de gauche qui fermait le carré de la-cour, on y avait répété les fenêtres, de fausses fenêtres peintes, aux persiennes éternellement closes, derrière lesquelles semblait se continuer la vie murée des appartements voisins.

— Mais je serai parfaitement : cria Octave enchanté.

— N'est-ce pas, dit Campardon. Mon Dieu ! j'ai fait comme pour moi ; et, d'ailleurs, j'ai suivi les instructions contenues dans vos lettres... Alors, le mobilier vous plaît? C'est tout ce qu'il faut pour un jeune homme. Plus tard, vous verrez.

Et, comme Octave lui serrait les mains en le remerciant, en s'excusant de lui avoir donné tout ce tracas, il reprit d'un air sérieux :

— Seulement, mon brave, pas de tapage ici, surtout pas de femme !.. Parole d'honneur ! si vous ameniez une femme, ça ferait une révolution.

— Soyez tranquille ! murmura le jeune homme, un peu inquiet.

— Non, laissez-moi vous dire, c'est moi qui serais compromis... Vous avez vu la maison. Tous bourgeois, et d'une moralité ! même, entre nous, ils raffinent trop. Jamais pas un mot, jamais plus de bruit que vous ne venez d'en entendre... Ah bien ! monsieur Gourd irait chercher monsieur Vabre, nous serions propres tous les deux ! Mon cher, je vous le demande pour ma tranquillité : respectez la maison.

Octave, que tant d'honnêteté gagnait, jura de la respecter. Alors, Compardon, jetant autour de lui un regard de méfiance, et baissant la voix, comme si on eût pu l'entendre, ajouta, l'oeil allumé :

— Dehors, ça ne regarde personne. Hein? Paris est assez grand, on a de la place... Moi, au fond, je suis un artiste, je m'en fiche !


8 POT-BOUILLE

Un commissionnaire montait les malles. Quand l'installation fut terminée, l'architecte assista paternellement à la toilette d'Octave. Puis, se levant :

— Maintenant, descendons voir ma femme.

Au troisième, la femme de chambre, une fille mince, noiraude et coquette, dit que madame était occupée. Campardon, pour mettre à l'aise son jeune ami, et lancé d'ailleurs par ses premières explications, lui fit visiter l'appartement : d'abord, le grand salon blanc et or, très orné de moulures rapportées, entre un petit salon vert qu'il avait transformé en cabinet de travail, et la chambre à coucher, où ils ne purent entrer, mais dont il lui indiqua la forme étranglée et le papier mauve. Comme il l'introduisait ensuite dans la salle à manger, toute en faux bois, avec une complication extraordinaire de baguettes et de caissons, Octave séduit s'écria :

— C'est très riche !

Au plafond, deux grandes fentes coupaient les caissons, et, dans un coin, la peinture qui s'était écaillée, montrait le plâtre.

— Oui, ça fait de l'effet, dit lentement l'architecte, les yeux fixés sur le plafond. Vous comprenez, ces maisons-là, c'est bâti pour faire de l'effet... Seulement, il ne faudrait pas trop fouiller les murs. Ça n'a pas douze ans et ça part déjà... On met la façade en belle pierre, avec des machines sculptées ; on vernit l'escalier à trois couches ; on dore et on peinturlure les appartements; et ça flatte le monde, ça inspire de la considération... Oh! c'est encore solide, ça durera toujours autant que nous !

Il lui fit traverser de nouveau l'antichambre, que des vitres dépolies éclairaient. A gauche, donnant sur la cour, il y avait une seconde chambre, où couchait sa fille Angèle ; et, toute blanche, elle était, par cette aprèsmidi de novembre, d'une tristesse de tombe. Puis, au fond du couloir, se trouvait la cuisine, dans laquelle il tint absolument à le conduire, disant qu'il fallait tout connaître.

— Entrez donc, répétait-il en poussant la porte.

Un terrible bruit s'en échappa. La; fenêtre, malgré le froid, était grande ouverte. Accoudées à la barre d'appui, la femme de chambre noiraude et une cuisinière grasse, une vieille débordante, se penchaient dans le puits étroit d'une cour intérieure, où s'éclairaient, face à face, les cuisines de chaque étage. Elles criaient ensemble, les reins tendus, pendant que, du fond de ce boyau, montaient des éclats de voix canailles, mêlés à des rires et à des jurons. C'était comme la déverse d'un égout : toute la domesticité de la maison était là, à se satisfaire. Octave se rappela la majesté bourgeoise du grand escalier.

Mais les deux femmes, averties par un instinct, s'étaient retournées. Elles restèrent saisies, en apercevant leur maître avec un monsieur. Il y


Berthe, chassée de chez elle perdit la tête, battit les étages et vint se heurter contre une porte fermée.

E. ZOLA. — POT-BOUILLE. LIV. 3



POT-BOUILLE 11

eut un léger sifflement, des fenêtres se refermèrent, tout retomba à un silence de mort. — Qu'est-ce donc, Lisa ? demanda Campardon.

— Monsieur, répondit la femme de chambre très excitée, c'est encore cette malpropre d'Adèle. Elle a jeté une tripée de lapin par la fenêtre... Monsieur devrait bien parler à monsieur Josserand.

Campardon resta grave, désireux de ne pas s'engager. Il revint dans son cabinet de travail, en disant à Octave :

— Vous avez tout vu. A chaque étage, les appartements se répètent. Moi, j'en ai pour deux mille cinq cents francs, et au troisième! Les loyers augmentent tous les jour s... Monsieur Vabre doit se faire dans les vingt-deux mille francs avec son immeuble. Et ça montera encore, car il est question d'ouvrir une large voie, de la place de la Bourse au nouvel Opéra... Une maison dont il a eu le terrain pour rien, il n'y a pas douze ans, après ce grand incendie, allumé par la bonne d'un droguiste !

Comme ils entraient, Octave aperçut, au-dessus d'une table à dessin, dans le plein jour de la fenêtre, une image de sainteté richement encadrée, une Vierge montrant, hors de sa poitrine ouverte, un coeur énorme qui flambait. Il ne put réprimer un mouvement de surprise ; il regarda Campardon, qu'il avait connu très farceur à Plassans.

— Ah ! je ne vous ai pas dit. reprit celui-ci avec une rougeur légère, j'ai été nommé architecte diocésain, oui, à Évreux. Oh ! une misère comme argent, en tout à peine deux mille francs par an. Mais il n'y a rien à faire, de temps à autre un voyage ; pour le reste, j'ai là-bas un inspecteur... Et. voyez-vous. c'est beaucoup, quand on peut mettre sur ses cartes : architecte du gouvernement. Vous ne vous imaginez pas les travaux que cela me procure clans la haute société.

En parlant, il regardait la Vierge au coeur embrasé.

— Après tout, continua-t-il dans un brusque accès de franchise, moi, je m'en fiche, de leurs machines !

Mais, Octave s'étant mis à rire, l'architecte fut pris de peur. Pourquoi se confier à ce jeune homme ? Il eut un regard oblique, se donna un air de componction, tâcha de rattraper sa phrase.

— Je m'en fiche et je ne m'en fiche pas... Mon Dieu ! oui, j'y arrive. Vous verrez, vous verrez, mon ami : quand vous aurez un peu vécu, vous ferez comme tout le monde.

Et il parla de ses quarante-deux ans, du vide de l'existence, posa pour une mélancolie qui jurait avec sa grosse santé. Dans la tête d'artiste qu'il s'était faite, les cheveux en coup de vent, la barbe taillée à la Henri IV, on retrouvait le crâne plat et la mâchoire carrée d'un bourgeois


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d'esprit borné, aux appétits voraces. Plus jeune, il avait eu une gaieté fatigante.

Les yeux d'Octave s'étaient arrêtés sur un numéro de la Gazette de France, qui traînait parmi des plans. Alors, Campardon, de plus en plus gêné, sonna la femme de chambre pour savoir si madame était libre enfin. Oui, le docteur partait, madame allait venir.

— Est-ce que madame Campardon est souffrante ? demanda le jeune homme.

— Non, elle est comme d'habitude, dit l'architecte d'une voix ennuyée.

— Ah ! et qu'a-t-elle donc ?

Repris d'embarras, il ne répondit pas directement.

— Vous savez, les femmes, il y a toujours quelque chose qui se casse... Elle est ainsi depuis treize ans, depuis ses couches... Autrement, elle se porte comme un charme. Vous allez même la trouver engraissée.

Octave n'insista pas. Justement, Lisa revenait, apportant une carte ; et l'architecte s'excusa, se précipita vers le salon, en priant le jeune homme de causer avec sa femme, pour prendre patience. Celui-ci, par la porte vivement ouverte et refermée, avait aperçu, au milieu de la grande pièce blanc et or, la tache noire d'une soutane.

Au même moment, madame Campardon entrait par l'antichambre. Il ne la reconnaissait pas. Autrefois, étant gamin, lorsqu'il l'avait connue à Plassans, chez son père, M. Domergue, conducteur des ponts et chaussées, elle était maigre et laide, chétive à vingt ans comme une fillette qui souffre de la crise de sa puberté ; et il la retrouvait dodue, d'un teint clair et reposé de nonne, avec des yeux tendres, des fossettes, un air de chatte gourmande. Si elle n'avait pu devenir jolie, elle s'était mûrie vers les trente ans, prenant une saveur douce et une bonne odeur fraîche de fruit d'automne. Il remarqua seulement qu'elle marchait avec difficulté, la taille roulante, vêtue d'un long peignoir de soie réséda; ce qui lui donnait une langueur.

— Mais vous êtes un homme, maintenant ! dit-elle gaiement, les mains tendues. Comme vous avez poussé, depuis notre dernier voyage !

Et elle le regardait, grand, brun, beau garçon, avec ses moustaches et sa barbe soignées. Quand il dit son âge, vingt-deux ans, elle se récria : il en paraissait vingt-cinq au moins. Lui, que la présence d'une femme, même de la dernière des servantes, emplissait d'un ravissement, riait d'un rire perlé, en la caressant de ses yeux couleur de vieil or, d'une douceur de velours.

— Ah ! oui, répétait-il mollement, j'ai poussé, j'ai poussé... Vous rappelez-vous quand votre cousine Gasparine m'achetait des billes ?

Ensuite, il lui donna des nouvelles de ses parents. Monsieur et madame


POT-BOUILLE 13

Domergue vivaient heureux, dans la maison où ils s'étaient retirés ; ils se plaignaient seulement d'être bien seuls, ils gardaient rancune à Campardon de leur avoir enlevé ainsi leur petite Rose, pendant un séjour fait à Plassans, pour des travaux. Puis, le jeune homme tâcha de ramener la conversation sur la cousine Gasparine, ayant une curiosité de galopin précoce à satisfaire, au sujet d'une aventure jadis inexpliquée : le coup de passion de l'architecte pour Gasparine, une grande belle fille pauvre, et son brusque mariage avec la maigre Rose qui avait trente mille francs de dot, et toute une scéne de larmes, et une brouille, une fuite de l'abandonnée à Paris, auprès d'une tante couturière. Mais madame Campardon, dont la chair paisible gardait une pâleur rosée, parut ne pas comprendre. Il ne put en tirer aucun détail.

— Et vos parents ? demanda-t-elle à son tour. Comment se portent monsieur et madame Mouret?

— Très bien, je vous remercie, répondit-il. Ma mère ne sort plus de son jardin. Vous retrouveriez la maison de la rue de la Banne, telle que vous l'avez laissée.

Madame Campardon, qui semblait ne pouvoir rester longtemps debout sans fatigue, s'était assise sur une haute chaise à dessiner, les jambes allongées dans son peignoir; et lui, approchant un siège bas, levait la tête pour lui parler, de son air d'adoration habituel. Avec ses larges épaules, il était femme, il avait un sens des femmes qui, tout de suite, le mettait dans leur coeur. Aussi, au bout de dix minutes, tous deux causaient-ils comme de vieilles amies.

— Me voilà donc votre pensionnaire ? disait-il en passant sur sa barbe une main belle, aux ongles correctement taillés. Nous ferons bon ménage, vous verrez... Que vous avez été charmante, de vous souvenir du gamin de Plassans et de vous occuper de tout, au premier mot !

Mais elle se défendait.

— Non, ne me remerciez pas. Je suis bien trop paresseuse, je ne bouge plus. C'est Achille qui a tout arrangé... Et, d'ailleurs, ne suffisait-il pas que ma mère nous confiât votre désir de prendre pension dans une famille, pour que nous songions à vous ouvrir notre maison ? Vous ne tomberez pas chez des étrangers, et cela nous fera de la compagnie.

Alors, il conta ses affaires. Après avoir enfin obtenu le diplôme de bachelier, pour contenter sa famille, il venait de passer trois ans à Marseille, clans une grande maison d'indiennes imprimées, dont la fabrique se trouvait aux environs de Plassans. Le commerce le passionnait, le commerce du luxe de la femme, où il entre une séduction, une possession lente.par des paroles dorées et des regards adulateurs. Et il raconta, avec des rires de victoire,


14 POT-BOUILLE

comment il avait gagné les cinq mille francs, sans lesquels, d'une prudence de juif sous les dehors d'un étourdi aimable, il ne se serait jamais risqué à Paris.

— Imaginez-vous, ils avaient une indienne pompadour, un ancien dessin, une merveille... Personne ne mordait; c'était dans les caves depuis deux ans... Alors, comme j'allais faire le Var et les Basses-Alpes, j'eus l'idée d'acheter tout le solde et de le placer pour mon compte. Oh ! un succès, un succès fou ! Les femmes s'arrachaient les coupons; il n'y en a pas une, aujourd'hui, qui n'ait là-bas de mon indienne sur le corps... Il faut dire que je les roulais si gentiment ! Elles étaient toutes à moi, j'aurais fait d'elles ce que j'aurais voulu.

Et il riait, pendant que madame Campardon, séduite, troublée par la pensée de cette indienne pompadour, le questionnait. Des petits bouquets sur fond écru, n'est-ce pas? Elle en avait cherché partout pour un peignoir d'été.

— J'ai voyagé deux ans, c'est assez, reprit-il. D'ailleurs, il faut bien conquérir Paris... Je vais immédiatement chercher quelque chose.

— Comment ! s'écria-t-elle, Achille ne vous a pas raconté ? Mais il a pour vous une situation, et à deux pas d'ici !

Il remerciait, s'étonnant comme en pays de Cocagne, demandant par plaisanterie s'il n'allait pas trouver, le soir, une femme et cent mille francs de rente dans sa chambre, lorsqu'une enfant de quatorze ans, longue et laide, avec des cheveux d'un blond fade, poussa la porte et jeta un léger cri d'effarouchement.

— Entre et n'aie pas peur, dit madame Campardon. C'est monsieur Octave Mouret, dont tu nous as entendu parler.

Puis, se tournant vers celui-ci :

— Ma fille Angèle... Nous ne l'avions pas emmenée lors de notre dernier voyage. Elle était si délicate ! Mais la voila qui se remplit un peu.

Angèle, avec la gêne maussade des filles dans l'âge ingrat, était venue se placer derrière sa mère. Elle coulait des regards sur le jeune homme souriant. Presque aussitôt, Campardon reparut, l'air animé; et il ne put se tenir, il conta l'heureuse chance à sa femme, en quelques phrases coupées: l'abbé Mauduit, vicaire à Saint-Roch, pour des travaux; une simple réparation, mais qui pouvait le mener loin. Puis, contrarié d'avoir causé devant Octave, frémissant encore, il tapa dans ses mains, en disant :

— Allons, allons, que faisons-nous?

— Mais vous sortiez, dit Octave. Je ne veux pas vous déranger.

— Achille, murmura madame Campardon, cette place, chez- les Hédouin...


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— Tiens! c'est vrai, s'écria l'architecte. Mon cher, une place de premier commis, dans une maison de nouveautés. J'y connais quelqu'un, qui a parlé pour vous... On vous attend. Il n'est pas quatre heures, voulez-vous que je vous présente ?

Octave hésitait, inquiet du noeud de sa cravate, troublé dans sa passion d'une mise correcte. Pourtant, il se décida, lorsque madame Campardon lui eut juré qu'il était très convenable. D'un mouvement languissant, elle avait tendu le front à son mari, qui la baisait avec une effusion de tendresse, répétant :

— Adieu, mon chat... adieu, ma cocotte...

— Vous savez, on dîne à sept heures, dit-elle en les accompagnant à travers le salon, où ils cherchaient leurs chapeaux.

Angèle les suivait, sans grâce. Mais son professeur de piano l'attendait, et tout de suite elle tapa sur l'instrument, de ses doigts secs. Octave, qui s'attardait dans l'antichambre à remercier encore, eut la voix couverte. Et, comme il descendait l'escalier, le piano sembla le poursuivre : au milieu du silence tiède; chez madame Juzeur, chez les Vabre, chez les Duveyrier, d'autres pianos répondaient, jouant à chaque étage d'autres airs, qui sortaient, lointains et religieux, du recueillement des portes.

En bas, Campardon tourna dans la rue Neuve-Saint-Augustin. Il se taisait, de l'air absorbé d'un homme qui cherche une transition.

— Vous vous rappelez mademoiselle Gasparine? demanda-t-il enfin. Elle est première demoiselle chez les Hédouin... Vous allez la voir.

Octave crut l'occasion venue de contenter sa curiosité.

— Ah ! dit-il. Elle loge chez vous?

— Non ! non ! s'écria l'architecte vivement et comme blessé.

Puis, le jeune homme ayant paru surpris de sa violence, il continua, gêné, avec douceur :

— Non, elle et ma femme ne se voient plus... Vous savez, dans les familles... Moi, je l'ai rencontrée, et je n'ai pu lui refuser la main, n'est-ce pas ? d'autant plus qu'elle ne roule pas sur l'or, la pauvre fille. Ça fait que, maintenant, elles ont par moi de leurs nouvelles... Dans ces vieilles querelles, il faut laisser le temps fermer les blessures.

Octave se décidait à l'interroger carrément sur son mariage, lorsque l'architecte coupa court, en disant :

— Nous y voilà !

C'était, à l'encoignure des rues Neuve-Saint-Augustin et de la Michodière, un magasin de nouveautés dont la porte ouvrait sur le triangle étroit de la place Gaillon. Barrant deux fenêtres de l'entre-sol, une enseigne portait, en grandes lettres dédorées: Au bonheur des Dames, maison fondée en 1822;


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tandis que, sur lés glaces sans tain des vitrines, on lisait, peinte en rouge, la raison sociale : Deleuze. Hédouin et Cie.

— Cela n'a pas le chic moderne, mais c'est honnête et c'est solide, expliquait rapidement Campardon. Monsieur Hédouin, un ancien commis, a épousé la fille de l'aîné des Deleuze, qui est mort il y a deux ans ; de sorte que la maison est dirigée maintenant par le jeune ménage, le vieil oncle Deleuze et un autre associé, je crois, qui tous deux se tiennent à l'écart... Vous verrez madame Hédouin. Oh ! une femme de tête !... Entrons.

Justement, M. Hédouin était à Lille, pour un achat de toile. Ce fut madame Hédouin qui les reçut. Elle était debout, un porte-plume derrière l'oreille, donnant des ordres à deux garçons de magasin .qui rangeaient des pièces d'étoffe dans des cases; et elle lui apparut si grande, si admirablement belle avec son visage régulier et ses bandeaux unis, si gravement souriante clans sa robe noire, sur laquelle tranchaient un col plat et une petite cravate d'homme, qu'Octave, peu timide de sa nature pourtant, balbutia. Tout fut réglé en quelques mots.

— Eh bien ! dit-elle de son air tranquille, avec sa grâce accoutumée de marchande, puisque vous êtes libre, visitez le magasin.

Elle appela un commis, lui confia Octave ; puis, après avoir répondu poliment, sur une question de Campardon, que mademoiselle Gasparine était en course, elle tourna le clos, elle continua sa besogne, jetant des ordres de sa voix douce et brève.

— Pas là, Alexandre... Mettez les soies en haut,.. Ce n'est plus la même marque, prenez garde !

Campardon, hésitant, dit enfin à Octave qu'il repasserait le prendre, pour le dîner. Alors, pendant deux heures, le jeune homme visita le magasin. Il le trouva mal éclairé, petit, encombré de marchandises, qui débordaient du sous-sol, s'entassaient clans les coins, ne laissaient que des passages étranglés entre des murailles hautes de ballots. A plusieurs reprises, il s'y rencontra avec madame Hédouin, affairée, filant par les plus étroits, couloirs, sans jamais accrocher un bout de sa robe. Elle semblait l'âme vive et équilibrée de la maison, dont tout le personnel obéissait au moindre signe de ses mains blanches. Octave était blessé qu'elle ne le regardât pas davantage. Vers sept heures moins un quart, comme il remontait une dernière fois du sous-sol, on lui dit que Campardon était au premier, avec mademoiselle Gasparine. Il y avait là un comptoir de lingerie, que tenait cette demoiselle. Mais, en haut de l'escalier tournant, derrière une pyramide de pièces de calicot symétriquement rangées, le jeune homme s'arrêta net, en entendant l'architecte tutoyer Gasparine.

— Je te jure que non ! criait-il, s'oubliant jusqu'à hausser la voix.


Campardon. sans la laisser achever, l'avait saisie aux épaules et la baisait rudement sur les lèvres (p. 19).

E. ZOLA. — POT BOUILLE.

LIV. 3



POT-BOUILLE 19

il y eut un silence.

— Comment se porte-t-elle? demanda la jeune femme.

-— Mon Dieu ! toujours la même chose. Ça va, ça vient... Elle sent.bien que c'est fini, maintenant. Jamais ça ne se remettra. Gasparine reprit d'une voix apitoyée :

— Mon pauvre ami, c'est toi qui es à plaindre. Enfin, puisque tu as pu t'arranger d'une autre façon... Dis-lui combien je suis chagrine de la savoir toujours souffrante...

Campardon, sans la laisser achever, l'avait saisie aux épaules et la baisait rudement sur les lèvres, dans l'air chauffé de gaz, qui s'alourdissait déjà sous le plafond bas. Elle lui rendit son baiser, en murmurant :

— Si tu peux, demain matin, à six heures... Je resterai couchée. Frappe trois coups.

Octave, étourdi, commençant à comprendre, toussa et se montra. Une autre surprise l'attendait: la cousine Gasparine s'était séchée, maigre, anguleuse, la mâchoire saillante, les cheveux durs; et elle n'avait gardé que ses grands yeux superbes, dans son visage devenu terreux. Avec son front jaloux, sa bouche ardente et volontaire, elle le troubla, autant que Rose l'avait charmée, par son épanouissement tardif de blonde indolente.

Cependant, Gasparine fut polie, sans effusion. Elle se souvenait de Plassans, elle parla au jeune homme des jours d'autrefois. Quand ils descendirent, Campardon et lui, elle leur serra la main. En bas, madame Hédouin dit simplement à Octave :

— A demain, monsieur.

Dans la rue, assourdi par les fiacres, bousculé par les passants, le jeune homme ne put s'empêcher de faire remarquer que cette dame était très belle, mais qu'elle n'avait pas l'air aimable. Sur le pavé noir et boueux, des vitrines claires de magasins fraîchement décorés, flambant de gaz, jetaient des carrés de vive lumière; tandis que de vieilles boutiques, aux étalages obscurs, attristaient la chaussée de trous d'ombre, éclairées seulement à l'intérieur par des lampes fumeuses, qui brûlaient comme des étoiles lointaines. Rue Neuve-Saint-Augustin, un peu avant de tourner dans la rue de Choiseul, l'architecte salua, en passant devant une de ces boutiques.

Une jeune femme, mince et élégante, drapée dans un mantelet de soie, se tenait debout sur le seuil, tirant à elle un petit garçon de trois ans, pour qu'il ne se fit pas écraser. Elle causait avec une vieille dame en cheveux, la marchande sans doute, qu'elle tutoyait. Octave ne pouvait distinguer ses traits, dans ce cadre de ténèbres, sous les reflets dansants des becs de gaz voisins ; elle lui parut jolie, il ne voyait que deux yeux ardents, qui se fixèrent' un instant sur lui comme deux flammes. Derrière, la boutique s'en-


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fonçait, humide, pareille à une cave, d'où montait une vague odeur de salpêtre.

— C'est madame Valérie, la femme de monsieur Théophile Vabre, le fils cadet du propriétaire : vous savez, les gens du premier ? reprit Campardon, quand il eut fait quelques pas. Oh! une dame bien charmante!... Elle est née dans cette boutique, une des merceries les plus achalandées du quartier, que ses parents, monsieur et madame Louhette, tiennent encore, pour s'occuper. Ils y ont gagné des sous, je vous en réponds !

Mais Octave ne comprenait pas le commerce de la sorte, dans ces trous du vieux Paris, où jadis une pièce d'étoffe suffisait d'enseigne. Il jura que, pour rien au monde, il ne consentirait à vivre au fond d'un pareil caveau. On devait y empoigner de jolies douleurs !

Tout en causant, ils avaient monté l'escalier. On les attendait. Madame Campardon s'était mise en robe de soie grise, coiffée coquettement, très soignée dans toute sa personne. Campardon la baisa sur le cou, avec une émotion de bon mari.

— Bonsoir, mon chat... bonsoir, ma cocotte...

Et l'on passa dans la salle à manger. Le dîner fut charmant. Madame Campardon causa d'abord des Deleuze et des Hédouin : une famille respectée de tout le quartier, et dont les membres étaient bien connus, un cousin papetier rue Gaillon, un oncle marchand de parapluies passage Choiseul, des neveux et des nièces établis un peu partout aux alentours. Puis, la conversation tourna, on s'occupa d'Angèle, raide sur sa chaise, mangeant avec des gestes cassés. Sa mère l'élevait à la maison, c'était plus sûr; et, ne voulant pas en dire davantage, elle clignait les yeux, pour faire entendre que les demoiselles apprennent de vilaines choses dans les pensionnats. Sournoisement, la jeune fille venait de poser son assiette en équilibre sur son couteau. Lisa, qui servait, ayant failli la casser, s'écria :

— C'est votre faute, mademoiselle !

Un fou rire, violemment contenu, passa sur le visage d'Angèle. Madame Campardon s'était contentée de hocher la tête ; et, quand Lisa fut sortie pour aller chercher le dessert, elle fît d'elle un grand éloge: très intelligente, très active, une fille de Paris sachant toujours se retourner. On aurait pu se passer do Victoire, la cuisinière, qui n'était plus très propre, à cause de son grand âge ; mais elle avait vu naître monsieur chez son père, c'était une ruine de famille qu'ils respectaient. Puis, comme la femme de chambre rentrait avec des pommes cuites :

— Conduite irréprochable, continua madame Campardon à l'oreille d'Octave. Je n'ai encore rien découvert... Un seul jour de sortie par mois pour aller embrasser sa vieille tante, qui demeure très loin.


POT-BOUILLE 21

Octave regardait Lisa. A la voir, nerveuse, la poitrine plate, les paupières meurtries, cette pensée lui vint qu'elle devait faire une sacrée noce, chez sa vieille tante. Du reste, il approuvait fortement la mère, qui continuait à lui soumettre ses idées sur l'éducation: une jeune fiUe est une responsabilité si lourde, il fallait écarter d'elle jusqu'aux souffles de la rue. Et, pendant ce temps, Angèle, chaque fois que Lisa se penchait près de sa chaise pour changer une assiette, lui pinçait les cuisses, dans une rage d'intimité, sans que ni l'une ni l'autre, très sérieuses, eussent seulement un battement de paupières.

— On doit être vertueux pour soi, dit l'architecte doctement, comme conclusion à des pensées qu'il n'exprimait pas. Moi, je me fiche de l'opinion, je suis un artiste !

Après le dîner, on resta jusqu'à minuit au salon. C'était une débauche, pour fêter l'arrivée d'Octave. Madame Campardon paraissait très lasse; peu à peu, elle s'abandonnait, renversée sur un canapé.

— Tu souffres, mon chat ? lui demanda son mari.

— Non, répondit-elle à demi-voix. C'est toujours la même chose. Elle le regarda, puis doucement :

— Tu l'as vue chez les Hédouin ?

— Oui... Elle m'a demandé de tes nouvelles. Des larmes montaient aux yeux de Rose.

— Elle se porte bien, elle !

—Voyons, voyons, dit l'architecte en lui mettant de petits baisers sur les cheveux, oubliant qu'ils n'étaient pas seuls. Tu vas encore te faire du mal... Ne sais-tu pas que je t'aime tout de même, ma pauvre cocotte !

Octave, qui, discrètement, était allé à la fenêtre, comme pour regarder dans la rue, revint étudier le visage de madame Campardon, la curiosité remise en éveil, se demandant si elle savait. Mais elle avait repris sa face aimable et dolente, elle se pelotonnait au fond du canapé, en femme qui se fait son plaisir, forcément résignée à sa part de caresses.

Enfin, Octave leur souhaita une bonne nuit. Son bougeoir à la main, il était encore sur le palier, lorsqu'il entendit un bruit de robes de soie frôlant les marches. Par politesse, il s'effaça. C'étaient évidemment les dames du , quatrième, madame Josserand et ses deux filles, qui revenaient de soirée. Quand elles passèrent, la mère, une femme corpulente et superbe, le dévisagea, ; tandis que l'aînée des demoiselles s'écartait d'un air rêche, et que la cadette, étourdiment, le regardait avec un rire, dans la vive clarté de la bougie. Elle était charmante, celle-là, la mine chiffonnée, le teint clair, les cheveux châtains, dorés de reflets blonds; et elle avait une grâce hardie, la libre allure d'une jeune mariée, rentrant d'un bal dans une toilette com-


22 POT-BOUILLE

pliquée de noeuds et de dentelles, comme les filles à marier n'en portent pas. Les traînes disparurent le long de la rampe, une porte se referma Octave restait tout amusé de la gaieté de ses yeux.

Lentement, il monta à son tour. Un seul bec de gaz brûlait, l'escalier s'endormait dans une chaleur lourde: Il lui sembla plus recueilli, avec ses portes chastes, ses portes de riche acajou, fermées par des alcôves honnêtes. Pas un soupir ne passait, c'était un silence de gens bien élevés qui retiennent leur souffle. Cependant, un léger bruit se fit entendre, il se pencha et apercut M. Gourd, en pantoufles et en calotte, éteignant le dernier bec de gaz. Alors, tout s'abîma, la maison tomba à la solennité des ténèbres, comme anéantie dans la distinction et la décence de son sommeil.

Octave, pourtant, eut beaucoup de peine à s'endormir. Il se retournait fiévreusement, la cervelle occupée des figures nouvelles qu'il avait vues. Pourquoi diable les Campardon se montraient-ils si aimables ? Est-ce qu'ils rêvaient, plus tard, de lui donner leur fille? Peut-être aussi le mari le prenait-il pour égayer sa femme? Et cette pauvre dame, quelle drôle de maladie pouvait-elle avoir?Puis, ses idées se brouillèrent davantage, il vit passer des ombres : la petite madame Pichon, sa voisine, avec ses regards vides et clairs; la belle madame Hédouin, correcte et sérieuse dans sa robe noire; et les yeux ardents de madame Valérie ; et le rire gai de mademoiselle Josserand. Comme il en poussait en quelques heures sur le payé de Paris ! Toujours il avait rêvé cela, des dames qui le prendraient par la main et qui l'aideraient dans ses affaires. Mais celles-là revenaient, se mêlaient avec une obstination fatigante. Il ne savait laquelle choisir, il s'efforçait de garder sa voix tendre, ses gestes câlins. Et, brusquement, accablé, exaspéré, il céda à son fond de brutalité, au dédain féroce qu'il avait de la femme, sous son air d'adoration amoureuse.

— Vont-elles me laisser dormir à la fin ! dit-il à voix haute, en se remettant violemment sur le dos. La première qui voudra, je m'en fiche ! et toutes à la fois, si ça leur plaît !... Dormons, il fera jour demain.


II

Lorsque madame Josserand, précédée de ses demoiselles, quitta la soirée de madame Dambreville, qui habitait un quatrième, rue de Rivoli, au coin de la rue de l'Oratoire, elle referma rudement la porte de la rue, dans l'éclat brusque d'une colère qu'elle contenait depuis deux heures. Berthe, sa fille cadette, venait encore de manquer un mariage.

— Eh bien! que faites-vous là? dit-elle avec emportement aux jeunes filles, arrêtées sous les arcades et regardant passer des fiacres. Marchez donc!... Si vous croyez que nous allons prendre une voiture ! Pour dépenser encore deux francs,.n'est-ce pas?

Et, comme Hortense, l'aînée, murmurait.

— Ça va être gentil, avec cette boue. Mes souliers n'en sortiront pas.

— Marchez! reprit la mère, tout à fait furieuse. Quand vous n'aurez plus de souliers, vous resterez couchées, voilà tout. Ça avance à grand chose, qu'on vous sorte !

Berthe et Hortense, baissant la tête, tournèrent dans la rue de l'Oratoire. Elles relevaient le plus haut possible leurs longues jupes sur leurs crinolines , les épaules serrées et grelottantes sous de minces sorties de bal. Madame Josserand venait derrière, drapée dans une vieille fourrure, des ventres de petits-gris râpés comme des peaux de chat. Toutes trois, sans chapeau, avaient les cheveux enveloppés d'une dentelle, coiffure qui faisait retourner les derniers passants, surpris de les voir filer le long des maisons, une par une, le dos arrondi, les yeux sur les flaques. Et l'exaspération de la mère montait encore, au souvenir de tant de retours semblables, depuis trois hivers, dans l'empêtrement des toilettes, dans la crotte noire des rues et les ricanements des polissons attardés. Non, décidément, elle en avait assez, de trimballer ses demoiselles aux quatre bouts de Paris, sans oser se permettre le luxe d'un fiacre, de peur d'avoir le lendemain à retrancher un plat du dîner !


24 POT-BOUILLE

— Et ça fait des mariages ! dit-elle tout haut, en revenant à madame Dambleville, parlant seule pour se soulager, sans même s'adresser à ses filles, qui avaient enfilé la rue Saint-Honoré. Ils sont jolis, ses mariages ! Un tas de pimbêches qui lui arrivent on ne sait d'où ! Ah ! si l'on n'y était pas forcé !... C'est comme son dernier succès, cette nouvelle mariée qu'elle a sortie, afin de nous montrer que ça ne ratait pas toujours : un bel exemple ! une malheureuse enfant qu'il a fallu remettre au couvent pendant six mois, après une faute, pour la reblanchir !

Les jeunes filles traversaient la place du Palais-Royal, lorsqu'une averse tomba. Ce fut une déroute. Elles s'arrêtèrent, glissant, pataugeant, regardant de nouveau les voitures qui roulaient à vide.

— Marchez ! cria la mère impitoyable. C'est trop près maintenant, ça ne vaut pas quarante sous... Et votre frère Léon qui a refusé de s'en aller avec nous, de crainte qu'on ne le laissât payer ! Tant mieux s'il fait ses affaires chez cette dame ! mais nous pouvons dire que ce n'est guère propre. Une femme qui a dépassé la cinquantaine et qui ne reçoit que des jeunes gens ! Une ancienne pas grand chose qu'un personnage a fait épouser à cet imbécile de Dambreville, en le nommant chef de bureau !

Hortense et Berthe trottaient sous la pluie, l'une devant l'autre, sans avoir l'air d'entendre. Quand leur mère se soulageait ainsi, lâchant tout, oubliant le rigorisme de belle éducation où elle les tenait, il était convenu qu'elles devenaient sourdes. Pourtant, Berthe se révolta, en rentrant dans la rue de l'Échelle, sombre et déserte.

— Allons, bon ! dit-elle, voilà mon talon qui part... Je ne peux plus aller, moi !

Madame Josserand devint terrible.

-— Voulez-vous bien marcher !... Est-ce que j e me plains ? Est-ce que c'est ma place, d'être dans la rue à cette heure, par un temps pareil !... Encore si vous aviez un père comme les autres ! Mais non, monsieur reste chez lui à se goberger. C'est toujours mon tour de vous conduire dans le monde, jamais il n'accepterait la corvée. Eh bien ! je vous déclare que j'en ai pardessus la tête. Votre père vous sortira, s'il veut; moi, du diable si je vous promène désormais dans des maisons où l'on me vexe !... Un homme qui m'a trompée sur ses capacités et dont je suis encore à tirer un agrément ! Ah ! Seigneur Dieu ! en voilà un que je n'épouserais pas, si c'était à refaire !

Les jeunes filles ne protestaient plus. Elles connaissaient ce chapitre intarissable des espoirs brisés de leur mère. La dentelle collée au visage, les souliers trempés, elles suivirent rapidement la rue Sainte-Anne. Mais, rue de Choiseul, à la porte de sa maison, une dernière humiliation attendait madame Josserand : la voiture des Duveyrier qui rentraient, l'éclaboussa.


Et, pendant ce temps, Angèle, chaque fois que Lisa se penchait près de sa chaise pour changer une assiette, lui pinçait les cuisses dans une rage d'intimité (p. 21

E. ZOLA. — POT-BOUILLE.

LIV. 4



POT-BOUILLE 27

Dans l'escalier, la mère et les demoiselles, éreintées, enragées, avaient retrouvé leur grâce, lorsqu'elles,avaient du passer devant Octave. Seulement, leur porte refermée, elles s'étaient jetées à. travers l'appartement obscur, se cognant aux meubles, se précipitant dans la,salle à manger, où M. Josserand écrivait, à la lueur pauvre d'une petite lampe.

— Manqué, cria madame Josserand, en se laissant aller sur une chaise. Et, d'un geste brutal, elle arracha la dentelle qui lui enveloppait la tête,

elle rejeta sur le dossier sa fourrure, et apparut enrobe feu garnie de satin noir, énorme, décolletée très bas, avec des épaules encore belles, pareilles à des cuisses luisantes de cavale. Sa face carrée, aux joues tombantes, au nez trop fort, exprimait une fureur tragique de reine qui se contient pour ne pas tomber à des mots de poissarde.

— Ah ! dit simplement M. Josserand, ahuri par cette entrée violente.

Il battait des paupières, pris d'inquiétude. Sa femme l'anéantissait, quand elle étalait cette gorge de géante, dont il croyait sentir l'écroulement sur sa nuque. Vêtu d'une vieille redingote usée qu'il achevait chez lui, le visage comme trempé et effacé dans trente-cinq années de bureau, il la regarda un instant de ses gros yeux bleus, aux regards éteints. Puis, après avoir rejeté derrière ses oreilles les boucles de ses cheveux grisonnants, très gêné, ne trouvant pas un mot, il essaya de se remettre au travail.

— Mais vous ne comprenez donc pas ! reprit madame Josserand d'une voix aiguë, je vous dis que voilà encore un mariage à la rivière, et c'est le quatrième !

— Oui, oui, je sais, le quatrième, murmura-t-il. C'est ennuyeux, bien ennuyeux...

Et, pour échapper à la nudité terrifiante de sa femme, il se tourna vers ses filles, avec un bon sourire. Elles se débarrassaient également de leurs dentelles et de leurs sorties de bal, l'aînée en bleu, la cadette en rose; et leurs toilettes, de coupe trop libre, de garnitures trop riches, étaient comme une provocation. Hortense, le teint jaune, le visage gâté par le nez de sa mère, qui lui donnait un air d'obstination dédaigneuse, venait d'avoir vingttrois ans et en paraissait vingt-huit, tandis que Berthe, de deux ans plus jeune, gardait toute une grâce d'enfance, ayant bien les mêmes traits, mais plus fins, éclatants de blancheur, et menacée simplement du masque épais •de la famille vers la cinquantaine.

— Quand vous nous regarderez toutes les trois ! cria madame Josserand. Et, pour l'amour de Dieu ! lâchez vos écritures qui me portent sur les nerfs I

— Mais, ma bonne, dit-il paisiblement, je fais des bandes.

— Ah ! oui. vos bandes à trois francs le mille !... Si c'est,avec ces trois francs, là que vous espérez marier vos filles 1


28 POT-BOUILLE

Sous la maigre lueur de la petite lampe, la table était en effet semée de larges feuilles de papier gris, des bandes imprimées dont M. Josserand remplissait les blancs, pour un grand éditeur, qui avait plusieurs publications périodiques. Comme ses appointements de caissier ne suffisaient point, il passait des nuits entières à ce travail ingrat, se cachant, pris de honte à l'idée qu'on pouvait découvrir leur gêne.

— Trois francs, c'est trois francs, répondit-il de sa voix lente et fatiguée. Ces trois francs-là vous permettent d'ajouter des rubans à vos robes et d'offrir des gâteaux à vos gens du mardi.

Il regretta tout de suite sa phrase, car il sentit qu'elle frappait madame Josserand en plein coeur, dans la plaie sensible de son orgueil. Un flot de sang empourpra ses épaules, elle parut sur le point d'éclater en paroles vengeresses ; puis, par un effort de dignité, elle bégaya seulement :

— Ah ! mon Dieu !... ah ! mon Dieu !

Et elle regarda ses filles, elle écrasa magistralement son mari sous un haussement de ses terribles épaules, comme pour dire : « Hein ? vous l'entendez ? quel crétin ! » Les filles hochèrent la tête. Alors, se voyant battu, laissant à regret sa plume, le père ouvrit le journal le Temps, qu'il apportait chaque soir de son bureau.

— Saturnin dort? demanda sèchement madame Josserand, parlant de son fils cadet.

— Il y a longtemps, répondit-il. J'ai également renvoyé Adèle... Et Léon, vous l'avez vu, chez les Dambreville ?

— Parbleu ! il y couche ! lâcha-t-elle dans un cri de rancune, qu'elle ne put retenir.

Le père, surpris, eut la naïveté d'ajouter :

— Ah ! tu crois ?

Hortense et Berthe étaient devenues sourdes. Elles eurent pourtant un faible sourire, en affectant de s'occuper de leurs chaussures, qui étaient dans un pitoyable état. Pour faire diversion, madame Josserand chercha une autre querelle à M. Josserand : elle le priait de remporter son journal chaque matin, de ne pas le laisser traîner tout un jour dans l'appartement, comme la veille par exemple ; ajustement un numéro où il y avait un procès abominable, que ses filles auraient pu lire. Elle reconnaissait bien là son peu de moralité.

— Alors, on va se coucher? demanda Hortense. Moi, j'ai faim.

— Oh ! et moi donc ! dit Berthe. Je crève.

— Comment ! vous avez faim ! cria madame Josserand, outrée. Vous n'avez donc pas mangé de la brioche, là-bas ? En voilà des dindes ! Mais on mange !... Moi, j'ai mangé.


POT-BOUILLE 29

Ces demoiselles résistèrent. Elles avaient faim, elles en étaient malades. Et la mère les conduisit à la cuisine, pour voir s'il ne restait pas quelque chose. Aussitôt, furtivement, le père se remit à ses bandes. Il savait bien que, sans ses bandes, le luxe du ménage aurait disparu ; et c'était pourquoi, malgré les dédains et les querelles injustes, il s'entêtait jusqu'au jour dans ce travail secret, heureux comme un brave homme lorsqu'il s'imaginait qu'un bout de dentelle en plus déciderait d'un riche mariage. Puisqu'on rognait déjà sur la nourriture, sans pouvoir suffire aux toilettes et aux réceptions du mardi, il se résignait à sa besogne de martyr, vêtu de loques, pendant que la mère et les filles battaient les salons, avec des fleurs dans les cheveux.

— Mais c'est une infection, ici ! cria madame Josserand en entrant dans la cuisine. Dire que je ne puis pas obtenir de ce torchon d'Adèle qu'elle laisse la fenêtre entr'ouverte ! Elle prétend que, le matin, la pièce est gelée.

Elle était allée ouvrir la fenêtre, et de l'étroite cour de service montait une humidité glaciale, une odeur fade de cave moisie. La bougie que Berthe avait allumée, faisait danser sur le mur d'en face des ombres colossales d'épaules nues.

— Et comme c'est tenu ! continuait madame Josserand, flairant partout, mettant son nez dans les endroits malpropres. Elle n'a pas lavé sa table depuis quinze jours... Voilà des assiettes d'avant-hier. Ma parole, c'est dégoûtant !... Et son évier, tenez ! sentez-moi un peu son évier !

Sa colère se fouettait. Elle bousculait la vaisselle de ses bras blanchis de poudre de riz et chargés de cercles d'or ; elle traînait sa robe feu au milieu des taches, accrochant des ustensiles jetés sous les tables, compromettant parmi les épluchures son luxe laborieux. Enfin, la vue d'un couteau ébréché la fit éclater.

— Je la flanque demain matin à la porte !

— TU seras bien avancée, dit tranquillement Hortense. Nous n'en gardons pas une. C'est la première qui soit restée trois mois... Dès qu'elles sont un peu propres et qu'elles savent faire une sauce blanche, elles filent.

Madame Josserand pinça les lèvres. En effet, Adèle seule, débarquée à peine de sa Bretagne, bête et pouilleuse, pouvait tenir dans cette misère vaniteuse de bourgeois, qui abusaient de son ignorance et de sa saleté pour la mal nourrir. Vingt fois déjà, à propos d'un peigne trouvé sur le pain ou d'un fricot abominable qui leur donnait des coliques, ils avaient parlé de la renvoyer; puis, ils se résignaient devant l'embarras de la remplacer, car les voleuses elles-mêmes refusaient d'entrer chez eux, dans cette « boîte », où les morceaux de sucre étaient comptés.


30 POT-BOUILLE

— C'est que je ne vois rien du tout ! murmura Berthe qui fouillait une armoire.

Les planches avaient le vide mélancolique et le faux luxe des familles où l'on achète de la basse viande, afin de pouvoir mettre des fleurs sur la table. Il ne traînait là que des assiettes de porcelaine à filets dorés, absolument nettes, une brosse à pain dont le manche se désargentait, des burettes où l'huile et le vinaigre avaient séché ; et pas une croûte oubliée, pas une miette de desserte, ni, un fruit, ni une sucrerie, ni un restant de fromage. On sentait que la.faim d'Adèle, jamais,contentée, torchait, jusqu'à dédorer les plats, les rares fonds de sauce laissés par les maîtres.

— Mais elle a donc mangé tout le lapin ! cria madame Josserand.

— C'est vrai, dit Hortense, il restait le morceau de la queue... Ah! non, le voici. Aussi ça m'étonnait qu'elle eût osé... Vous savez,je le prends. Il est froid, mais tant pis !

Berthe furetait de son côté, inutilement. Enfin, elle mit la main sur une bouteille, clans laquelle sa mère avait délayé un vieux pot de confiture, de façon à fabriquer du sirop de groseille pour ses soirées. Elle s'en versa un demi-verre, en disant:

— Tiens, une idée ! je vais tremper du pain là-dedans, moi !... Puisqu'il n'y a que ça!

Mais madame Josserand, inquiète, la regardait avec sévérité.

— Ne te gène pas, emplis le verre pendant que tu y es !... Demain, n'estce pas? j'offirai de l'eau à ces dames et à ces messieurs ?

Heureusement, un nouveau méfait d'Adèle interrompit sa réprimande. Elle tournait toujours, cherchant des crimes lorsqu'elle aperçut un volume sur la table ; et ce fut une explosion suprême.

— Ah ! la sale ! elle a encore apporté mon Lamartine dans la cuisine ! C'était un exemplaire de Jocelyn. Elle le prit, le frotta, comme si elle

l'eût essuyé; et elle répétait qu'elle lui avait défendu vingt fois de le traîner ainsi partout, pour écrire ses comptes dessus. Berthe et Hortense, cependant, s'étaient partagé le petit morceau de pain qui restait; puis, emportant leur souper, elles avaient dit qu'elles voulaient se déshabiller d'abord. La mère jeta sur le fourneau glacé un dernier coup d'oeil, et retourna dans la salle à manger, en tenant son Lamartine étroitement serré sous la chair débordante de son bras.

M. Josserand continua d'écrire. Il espérait que sa femme se contenterait de l'accabler d'un regard de mépris, en traversant la pièce pour aller se coucher. Mais elle se laissa tomber de nouveau sur une chaise, en face de lui, et.le regarda fixement, sans parler. Il sentait ce regard, il était pris d'une telle anxiété, que sa plume crevait le papier mince des bandes.


POT-BOUILLE 31

— C'est donc vous qui avez empêché Adèle de faire une crème pour demain soir? dit-elle enfin.

Il se décida à lever la tête, stupéfait.

— Moi, ma bonne !

— Oh ! vous allez encore dire non, comme toujours... Alors, pourquoi n'a-t-elle pas fait la crème que je lui ai commandée?... Vous savez bien que demain, avant notre soirée, nous avons à diner l'oncle Bachelard, dont la fête tombe très mal, juste un jour de réception. S'il n'y a pas une crème, il faudra une glace, et voilà encore cinq francs jetés à l'eau !

Il n'essaya pas de se disculper. N'osant reprendre son travail, il se mit à jouer avec son porte-plume. Un silence régna.

— Demain matin, reprit madame Josserand, vous me ferez le plaisir d'entrer chez les Campardon et de leur rappeler très poliment, si vous pouvez, que nous comptons sur eux pour le soir... Leur jeune homme est arrivé cette après-midi. Priez-les de l'amener. Entendez-vous, je veux qu'il vienne.

— Quel jeune homme?

— Un jeune homme, ce serait trop long à vous expliquer... J'ai pris mes renseignements. Il faut bien que j'essaye de tout, puisque vous me lâchez vos filles sur les bras, comme un paquet de sottises, sans plus vous occuper de leur mariage que de celui du grand Turc.

Cette idée ralluma sa colère.

— Vous le voyez, je me contiens, mais j'en ai, oh! j'en ai par-dessus la tête !... Ne dites rien, monsieur, ne dites rien, ou vraiment j'éclate...

Il ne dit rien, et elle éclata quand même.

— A la fin, c'est insoutenable ! Je vous avertis, moi, que je file un de ces quatre malins, et que je vous plante là, avec vos deux cruches de filles... Est-ce que j'étais née pour cette vie de sans-le-sou? Toujours couper les liards en quatre, se refuser jusqu'à une paire de bottines, ne pas même pouvoir recevoir ses amis d'une façon propre ! Et tout cela par votre faute!... Ah! ne remuez pas la tête, ne m'exaspérez pas davantage! Oui, par votre faute !... Vous m'avez trompée, monsieur, ignoblement trompée. On n'épouse pas une femme, quand on est décidé à la laisser manquer de tout. Vous faisiez le fanfaron, vous posiez pour un bel avenir, vous étiez l'ami des fils de votre patron, de ces frères Bernheim, qui, depuis, se sont si bien fichus de vous... Comment? vous osez prétendre qu'ils ne se sont pas fichus de vous? Mais vous devriez être leur associé, à cette heure! C'est vous qui avez fait leur cristallerie ce qu'elle est, une des premières maisons de Paris, et vous êtes resté leur caissier, un subalterne, un homme à gages... Tenez, vous manquez de coeur, taisez-vous.


32 POT-BOUILLE

— J'ai huit mille francs, murmura l'employé. C'est un beau poste.

— Un beau poste, après plus de trente ans de service ! reprit madame Josserand. On vous mange, et vous êtes ravi... Savez-vous ce que j'aurais fait, moi? eh bien ! j'aurais mis vingt fois la maison dans ma poche. C'était si facile, j'avais vu ça en vous épousant, je n'ai cessé de vous y pousser depuis. Mais il fallait de l'initiative et de l'intelligence, il s'agissait de ne pas s'endormir sur son rond de cuir, comme un empoté.

— Voyons, interrompit M. Josserand, vas-tu maintenant me reprocher d'avoir été honnête ?

Elle se leva, s'avança vers lui, en brandissant son Lamartine.

— Honnête ! comment l'entendez-vous?... Soyez d'abord honnête envers moi. Les autres ne viennent qu'ensuite, j'espère! Et, je vous le répète, monsieur, c'est ne pas être honnête que de mettre une jeune fille dedans, en ayant l'air de vouloir être riche un jour, puis en s'abrutissant à garder la caisse des autres. Vrai, j'ai été filoutée d'une jolie façon !... Ah ! si c'était à refaire, et si j'avais seulement connu votre famille !

Elle marchait violemment. Il ne put retenir un commencement d'impatience, malgré son grand désir de paix.

-— Tu devrais aller te coucher, Éléonore, dit-il. Il est plus d'une heure, et je t'assure que ce travail est pressé... Ma famille ne t'a rien fait, n'en parle pas.

— Tiens! pourquoi donc? Votre famille n'est pas plus sacrée qu'une autre, je pense... Personne n'ignore, à Clermont, que votre père, après avoir vendu son étude d'avoué, s'est laissé ruiner par une bonne. Vous auriez marié vos filles depuis longtemps, s'il n'avait pas couru la gueuse, à soixante-dix ans passés. Encore un qui m'a filoutée !

M. Josserand avait pâli. Il répondit d'une voix tremblante, qui peu à peu s'élevait :

— Ecoutez, ne nous jetons pas une fois de plus nos familles à la tête... Votre père ne m'a jamais payé votre dot, les trente mille francs qu'il avait promis.

— Hein ? quoi ? trente mille francs !

— Parfaitement, ne faites pas l'étonnée... Et si mon père a éprouvé des malheurs, le vôtre s'est conduit d'une façon indigne à notre égard. Jamais je n'ai vu clair dans sa succession, il y a eu là toutes sortes de tripotages, pour que le pensionnat de la rue des Fossés-Saint-Victor restât au mari de votre soeur, ce pion rapé qui ne nous salue plus aujourd'hui... Nous avons été volés comme dans un bois.

Madame Josserand, toute blanche, s'étranglait, devant la révolte inconcevable de son mari.


Allons bon! dit-elle, voilà mon talon qui part..... Je ne peux plus aller (p. 24).

E. ZOLA. — POT-BOUILLE. LIV. 5



POT-BOUILLE 35

— Ne dites pas du mal de papa ! Il a été l'honneur de l'enseignement pendant quarante ans. Allez donc parler de l'institution Bachelard dans le quartier du Panthéon!... Et quant à ma soeur et à mon beau-frère, ils sont ce qu'ils sont, ils m'ont volée, je le sais ; mais ce n'est pas à vous de le dire, je.ne le souffrirai pas, entendez-vous!... Est-ce que je vous parle, moi, de votre soeur des Andelys, qui s'est sauvée avec un officier ! Oh ! c'est propre, de votre côté !

— Un officier qui l'a épousée, madame... Il y a encore l'oncle Bachelard, votre frère, un homme sans moeurs...

— Mais vous devenez fou, monsieur! Il est riche, il gagne ce qu'il veut dans la commission, et il a promis de doter Berthe... Vous ne respectez donc rien?

— Ah ! oui, doter Berthe ! Voulez-vous parier qu'il ne vous donnera pas un sou, et que nous aurons supporté inutilement ses habitudes répugnantes ? Il me fait honte, quand il vient ici. Un menteur, un noceur, un exploiteur qui spécule sur la situation, qui depuis quinze ans, en nous

voyant à genoux devant sa fortune, m'emmène chaque samedi passer deux heures dans son bureau, pour que je vérifie ses écritures ! Ça lui économise cent sous... Nous en sommes encore à connaître la couleur de ses cadeaux.

Madame Josserand, l'haleine coupée, se recueillit un instant. Puis, elle poussa ce dernier cri :

— Vous avez bien un neveu dans la police, monsieur !

Il y eut un nouveau silence. La petite lampe pâlissait, des bandes volaient sous les gestes fiévreux de M. Josserand; et il regardait sa femme en face, sa femme décolletée, décidé à tout dire et frémissant de son courage.

— Avec huit mille francs, on peut faire beaucoup de choses, reprit-il. Vous vous plaignez toujours. Mais il fallait ne pas mettre la maison sur un pied supérieur à notre fortune. C'est votre maladie de recevoir et de rendre des visites, de prendre un jour, de donner du thé et des gâteaux...

Elle ne le laissa pas achever.

— Nous y voilà ! Enfermez-moi tout de suite dans une boîte. Reprochezmoi de ne pas sortir nue comme la main... Et vos filles, monsieur, qui épouseront-elles, si nous ne voyons personne? Il n'y a pas foule déjà... Sacrifiez-vous donc, pour qu'on vous juge ensuite avec cette bassesse de coeur !

— Tous, madame, nous nous sommes sacrifiés. Léon a dû s'effacer devant ses soeurs ; et il a quitté la maison, ne comptant plus que sur luimême. Quant à Saturnin, le pauvre enfant, il ne sait pas même lire... Moi, je me prive de tout, je passe les nuits...


36 POT-BOUILLE

— Pourquoi avez-vous fait des filles, monsieur?... Vous n'allez peutêtre pas leur reprocher leur instruction? A votre place, un autre homme se glorifierait du brevet de capacité d'Hortense et des talents de Berthe, qui a encore ravi tout le monde, ce soir, avec sa valse des Bords de l'Oise, et dont la dernière peinture, certainement, enchantera demain nos invités... Mais vous, monsieur, vous n'êtes pas même un père, vous auriez envoyé vos enfants garder les vaches, au lieu de les mettre en pension.

— Eh ! j'avais pris une assurance sur la tête de Berthe. N'est-ce pas vous, madame, qui, au quatrième versement, vous êtes servie de l'argent pour faire recouvrir le meuble du salon? Et, depuis, vous avez même négocié les primes versées.

— Certes ! puisque vous nous laissez mourir de faim... Ah ! vous pourrez bien vous mordre les doigts, si vos filles coiffent Sainte-Catherine.

— Me mordre les doigts !... Mais, tonnerre de Dieu ! c'est vous qui mettez les maris en fuite, avec vos toilettes et vos soirées ridicules !

Jamais M. Josserand n'était allé si loin. Madame Josserand, suffoquée, bégayait les mots: « Moi, moi, ridicule ! » lorsque la porte s'ouvrit: Hortense et Berthe revenaient, en jupon et en camisole, dépeignées, les pieds dans des savates.

— Ah bien! ce qu'il fait froid, chez nous! dit Berthe en grelottant. Ça vous gèle les morceaux dans la bouche... Ici, au moins, il y a eu du feu, ce soir.

Et toutes deux traînèrent des chaises, s'assirent contre le poêle, qui gardait un reste de tiédeur. Hortense tenait du bout des doigts son os de lapin, qu'elle épluchait savamment. Berthe trempait des mouillettes dans son verre de sirop. D'ailleurs, les parents, lancés, ne parurent pas même s'apercevoir de leur entrée. Ils continuèrent.

— Ridicule, ridicule, monsieur!... Je ne le serai plus, ridicule ! Je veux, qu'on me coupe la tête, si j'use encore une paire de gants pour les marier... A votre tour ! Et tâchez de n'être pas plus ridicule que moi !

— Parbleu ! madame, maintenant que vous les avez promenées et compromises partout ! Mariez-les, ne les mariez pas, je m'en fiche !

— Je m'en fiche plus encore, monsieur Josserand! je m'en fiche tellement, que je vais les flanquer à la rue, si vous me poussez davantage. Pour peu que le coeur vous en dise, vous pouvez même les suivre, la porte est ouverte... Ah! Seigneur ! quel débarras !

Ces demoiselles écoutaient tranquillement, habituées à ces explications vives. Elles mangeaient toujours, leur camisole tombée des épaules, frottant doucement leur peau nue contre la faïence tiède du poêle; et elles étaient charmantes de jeunesse, dans ce débraillé, avec leur faim goulue et leurs yeux gros de sommeil.


P0T-B0U1LLE 37

— Vous avez bien tort de vous disputer, dit enfin Hortense, la bouche pleine. Maman se fait du mauvais sang, et papa sera encore malade demain, à son bureau... Il me semble que nous sommes assez grandes pour nous marier toutes seules.

Ce fut une diversion. Le père, à bout de force, feignit de se remettre à ses bandes ; et il restait le nez sur le papier, ne pouvant écrire, les mains agitées d'un tremblement. Cependant, la mère, qui tournait dans la pièce comme une lionne lâchée, s'était plantée devant Hortense.

— Si tu parles pour toi, cria-t-elle, tu es joliment godiche !... Jamais ton Verdier ne t'épousera.

— Ça, c'est mon affaire, répondit carrément la jeune fille.

Après avoir refusé avec mépris cinq ou six prétendants, un petit employé, le fils d'un tailleur, d'autres garçons qu'elle trouvait sans avenir, elle s'était décidée pour un avocat, rencontré chez les Dambreville et âgé déjà de quarante ans. Elle le jugeait très fort, destiné à une grande fortune. Mais le malheur était que Verdier vivait depuis quinze avec une maîtresse, qui passait même pour sa femme, dans leur quartier. Du reste, elle le savait et ne s'en montrait pas autrement inquiète.

— Mon enfant, dit le père en levant de nouveau la tête, je t'avais priée de ne pas songer à ce mariage... Tu connais la situation.

Elle s'arrêta de sucer son os, et d'un air d'impatience :

— Après ?... Verdier m'a promis de la lâcher. C'est une dinde.

— Hortense, tu as tort de parler de la sorte... Et si ce garçon te lâche aussi, un jour, pour retourner avec celle que tu lui auras fait quitter ?

— Ça, c'est mon affaire, répéta la jeune fille de sa voix brève.

Berthe écoutait, au courant de cette histoire, dont elle discutait journellement les éventualités avec sa soeur. D'ailleurs, comme son père, elle était pour la pauvre femme, qu'on parlait de mettre à la rue, après quinze ans de ménage. Mais madame Josserand intervint.

— Laissez donc ! ces malheureuses finissent toujours par retourner au ruisseau. Seulement, c'est Verdier qui n'aura jamais la force de s'en séparer... Il te fait aller, ma chère. A ta place, je ne l'attendrais pas une seconde, je tâcherais d'en trouver un autre.

La voix d'Hortense devint plus aigre, tandis que deux taches livides lui montaient aux joues.

— Maman, tu sais comment je suis... Je le veux et je l'aurai. Jamais je n'en épouserai un autre, quand je devrais l'attendre cent ans.

La mère haussa les épaules.

— Et tu traites les autres de dindes !

Mais la jeune fille s'était levée, frémissante.


38 P0T-BOUILLE

— Hein ? ne tombe pas sur moi ! cria- t-elle. J'ai fini mon lapin, j'aime mieux aller me coucher... Puisque tu n'arrives pas à nous marier, il faut bien nous permettre de le faire à notre guise.

Et elle se retira, elle referma violemment la porte. Madame Josserand s'était tournée avec majesté vers son mari. Elle eut ce mot profond :

— Voilà, monsieur, comment vous les ayez élevées !

M. Josserand ne protesta pas, occupé à se cribler, un ongle de petitspoints d'encre, en attendant de pouvoir écrire. Berthe, qui avait achevé son pain, trempait un doigt dans le verre, pour finir son sirop. Elle était bien, le dos brûlant, et ne se pressait pas, peu désireuse d'aller supporter, dans leur chambre, l'humeur querelleuse de sa soeur.

— Ah! c'est la récompense ! continua madame Josserand, en reprenant sa promenade ,à travers la salle à manger. Pendant vingt ans, on s'échine autour de ces demoiselles, on se met sur la paille pour en faire des femmes distinguées, et elles ne vous donnent seulement pas la satisfaction de les marier à votre goût... Encore si on leur avait refusé quelque chose ! mais je n'ai jamais gardé un centime, rognant sur mes toilettes, les habillant comme si nous avions eu cinquante mille francs de rente... Non, vraiment, c'est trop bête ! Lorsque ces mâtines-là vous ont une éducation soignée, juste ce qu'il faut de religion, des airs de filles riches, elles vous lâchent, elles parlent d'épouser des avocats, des aventuriers qui vivent, dans la débauche !

Elle s'arrêta devant Berthe, et, la menaçant du doigt :

— Toi, si tu tournes comme ta soeur, tu auras affaire à. moi.

Puis, elle recommença à piétiner, parlant pour elle, sautant d'une idée à une autre, se contredisant avec une carrure de femme qui a toujours raison.

— J'ai fait ce que j'ai dû faire, et ce serait à refaire que je le referais... Dans la vie, il n'y a que les plus honteux qui perdent, L'argent est l'argent : quand on n'en a pas, le plus court est de se coucher. Moi, lorsque j'ai eu vingt sous, j'ai toujours dit que j'en avais quarante ; car toute la sagesse est là, il vaut mieux faire envie que pitié... On a beau avoir reçu de l'instruction, si l'on n'est pas bien mis, les gens vous méprisent. Ce n'est pas juste, mais c'est ainsi... Je porterais plutôt des jupons sales qu'une robe d'indienne. Mangez des pommes de terre, mais ayez un poulet, quand vous avez du monde à dîner... Et ceux qui disent le contraire sont des imbéciles !

Elle regardait fixement son mari, auquel ces dernières pensées s'adressaient. Celui-ci, épuisé, refusant une nouvelle bataille, eut la lâcheté de déclarer :

— C'est bien vrai, il n'y a que l'argent aujourd'hui.

— Tu entends, reprit madame Josserand en revenant sur sa fille,. Marche


POT-BOUILLE 39

droit et tâche de nous donner des satisfactions... Comment as-tu encore raté ce mariage ? Berthe comprit que son tour était venu.

— Je ne sais pas, maman, murmura-t-elle.

— Un sous-chef de bureau, continuait la mère ; pas trente ans, un avenir superbe. Tous les mois, ça vous apporte son argent; c'est solide, il n'y a que ça... Tu as encore fait quelque bêtise, comme avec les autres ?

—-Je t'assure que non, maman... Il se sera renseigné, il aura su que je n'avais pas le sou. Mais madame Josserand se récriait.

— Et la dot que ton oncle doit te donner ! Tout le monde la connaît, cette dot... Non, il y a autre chose, il a rompu trop brusquement... En dansant, vous avez passé dans le petit salon.

Berthe se troubla.

— Oui, maman... Et même, comme nous étions seuls, il a voulu de vilaines choses, il m'a embrassée, en m'empoignant comme ça. Alors, j'ai eu peur, je l'ai poussé contre un meuble...

Sa mère l'interrompit, reprise de fureur.

— Poussé contre un meuble, ah ! la malheureuse, poussé contre un meuble !

— Mais, maman, il me tenait...

— Après?... Il vous tenait, la belle affaire ! Mettez donc ces cruches-là en pension ! Qu'est-ce qu'on vous apprend, dites !

Un flot de sang avait envahi les épaules et les joues de la jeune fille. Des larmes lui montaient aux yeux, dans une confusion de vierge violentée.

— Ce n'est pas ma faute, il avait l'air si méchant... Moi, j'ignore ce qu'il faut faire.

— Ce qu'il faut faire ! elle demande ce qu'il faut faire !... Eh ! ne vous ai-je pas dit cent fois le ridicule de vos effarouchements. Vous êtes appelée à vivre dans le monde. Quand un homme est brutal, c'est qu'il vous aime, et il y a toujours moyen de le remettre à sa place d'une manière gentille... Pour un baiser, derrière une porte! en vérité, est-ce que vous devriez nous parler de ça, à nous, vos parents? Et vous poussez les gens contre un meuble, et vous ratez des mariages !

Elle prit un air doctoral, elle continua :

—C'est fini, je désespère, vous êtes stupide, ma fille... Il faudrait tout vous seriner, et cela devient gênant. Puisque vous n'avez pas de fortune, comprenez donc que vous devez prendre les hommes par autre chose. On est aimable, on a des yeux tendres, on oublie sa main, on permet les enfan-


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tillages sans en avoir l'air ; enfin, on pêche un mari... Si vous croyez que ça vous arrange les yeux, de pleurer comme une bête ! Berthe sanglotait.

— Vous m'agacez, ne pleurez donc plus... Monsieur Josserand, ordonnez donc à votre fille de ne pas s'abîmer le visage à pleurer ainsi. Ce sera le comble, si elle devient laide !

— Mon enfant, dit le père, sois raisonnable, écoute ta mère qui est de bon conseil. Il ne faut pas t'enlaidir, ma chérie.

— Et ce qui m'irrite, c'est qu'elle n'est pas trop mal, quand elle veut, reprit madame Josserand. Voyons, essuie tes yeux, regarde-moi comme si j'étais un monsieur entrain de te faire la cour... Tu souris, tu laisses tomber ton éventail, pour que le monsieur, en le ramassant, effleure tes doigts... Ce n'est pas ça. Tu te rengorges, tu as l'air d'une poule malade... Renverse donc la tête, dégage ton cou : il est assez jeune pour que tu le montres.

— Alors, comme ça, maman ?

—Oui, c'est mieux... Et ne sois pas raide, aie la taille souple. Les hommes n'aiment pas les planches... Surtout, s'ils vont trop loin, ne fais pas la niaise. Un homme qui va trop loin, est flambé, ma chère.

Deux heures sonnaient à la pendule du salon ; et, dans l'excitation de cette veille prolongée, dans son désir devenu furieux d'un mariage immédiat, la mère s'oubliait à penser tout haut, tournant et retournant sa fille comme une poupée de carton. Celle-ci, molle, sans volonté, s'abandonnait ; mais elle avait le coeur très gros, une peur et une honte la serraient à la gorge. Brusquement, au milieu d'un rire perlé que sa mère la forçait à essayer, elle éclata en sanglots, le visage bouleversé, balbutiant :

— Non ! non ! ça me-fait de la peine !

Madame Josserand demeura une seconde outrée et stupéfaite. Depuis sa sortie de chez les Dambreville, sa main était chaude, il y avait des claques dans l'air. Alors, à toute volée, elle gifla Berthe.

— Tiens ! tu m'embêtes à la fin !... Quel pot ! Ma parole, les hommes ont raison !

Dans la secousse, son Lamartine, qu'elle ne lâchait pas, était tombé. Elle le ramassa, l'essuya, et sans ajouter une parole, traînant royalement sa robe de bal, elle passa dans la chambre à coucher.

— Ça devait finir par là, murmura M. Josserand, qui n'osa pas retenir sa fille, partie, elle aussi, en se tenant la joue et en pleurant plus fort.

Mais, comme Berthe traversait l'antichambre à tâtons, elle trouva levé son-frère Saturnin, qui écoutait, pieds nus. Saturnin était un grand garçon de vingt-cinq ans, dégingandé, aux yeux étranges, resté enfant à la suite d'une fièvre cérébrale. Sans être fou, il terrifiait la maison par des crises de


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LIV. 6



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violence aveugle, lorsqu'on le contrariait. Seule, Berthe le domptait d'un regard. Il l'avait soignée, gamine encore, pendant une longue maladie, •obéissant comme un chien à ses caprices de petite fille souffrante; et, depuis qu'il l'avait sauvée, il s'était pris pour elle d'une adoration où il entrait de tous les amours.

— Elle t'a encore battue ? demanda-t-il d'une voix basse et ardente. Berthe, inquiète de le rencontrer là, essaya de le renvoyer.

— Va te coucher, ça ne te regarde pas.

— Si, ça me regarde. Je ne veux pas qu'elle te batte, moi !... Elle m'a réveillé, tant elle criait... Qu'elle ne recommence pas, ou je cogne !

Alors, elle lui saisit les poignets et lui parla comme à une bête révoltée. Il se soumit tout de suite, il bégaya avec des larmes de petit garçon :

— Ça te fait bien du mal, n'est-ce pas ?... Où est ton mal, que je le baise ? Et, ayant trouvé sa joue, dans l'obscurité, il la baisa, il la mouilla de ses

pleurs, en répétant :

— C'est guéri, c'est guéri.

Cependant, M. Josserand, resté seul, avait laissé tomber sa plume, le coeur trop gonflé de chagrin. Au bout de quelques minutes, il se leva pour aller doucement écouter aux portes. Madame Josserand ronflait. Dans la chambre de ses filles, on ne pleurait pas. L'appartement était noir et paisible. Alors, il revint, un peu soulagé. Il arrangea la lampe qui charbonnait, et recommença mécaniquement à écrire. Deux grosses larmes, qu'il ne sentait point, roulèrent sur les bandes, dans le silence solennel de la maison endormie.



III

Dès le poisson, de la raie au beurre noir d'une fraîcheur douteuse, que cette gâcheuse d'Adèle avait noyée dans un flot de vinaigre, Hortense et Berthe, assises à la droite et à la gauche de l'oncle Bachelard, le poussèrent à boire, emplissant son verre l'une après l'autre, répétant :

— C'est votre fête, buvez donc !... A votre santé, mon oncle !

Elles avaient comploté de se faire donner vingt francs. Chaque année, leur mère prévoyante les plaçait ainsi aux côtés de son frère, qu'elle leur abandonnait. Mais c'était une rude besogne, et qui demandait toute l'âpreté de deux filles travaillées par des rêves de souliers Louis XV et de gants à cinq boutons. Pour donner les vingt francs, il fallait que l'oncle fût complètement gris. Il était en famille d'une avarice féroce, tout en mangeant au dehors, à des noces crapuleuses, les quatre-vingt mille francs qu'il gagnait dans la commission. Heureusement, ce soir-là, il venait d'arriver à demi plein, ayant passé l'après-midi chez une teinturière du faubourg Montmartre, qui se faisait expédier pour lui du vermouth de Marseille.

— A votre santé, mes petites chattes ! répondait-il chaque fois, de sa grosse voix pâteuse, en vidant son verre.

Couvert de bijoux, une rose à la boutonnière, il tenait le milieu de la table, énorme, avec sa carrure de commerçant noceur et braillard, qui a roulé dans tous les vices. Ses dents fausses éclairaient d'une blancheur trop crue sa face ravagée, dont le grand nez rouge flambait sous la calotte neigeuse de ses cheveux coupés ras; et, par moments, ses paupières retombaient d'elles-mêmes sur ses yeux pâles et brouillés. Gueulin, le fils d'une soeur de sa femme, affirmait que l'oncle n'avait pas dessoulé, depuis dix ans qu'il était veuf.

— Narcisse, un peu de raie, elle est excellente, dit madame Josserand, qui souriait à l'ivresse de son frère, bien qu'elle en eût au fond le coeur soulevé.


46 POT-BOUILLE

Elle était assise en face de lui, ayant à sa gauche le petit Gueulin, et à sa droite un jeune homme, Hector Trublot, auquel elle avait des politesses à rendre. D'habitude, elle profitait de ce dîner de famille, pour se débarrasser de certaines invitations; et c'était ainsi qu'une dame de la maison,madame Juzeur, se trouvait également là, près de M. Josserand. Du reste, comme l'oncle se conduisait très mal à table, et qu'il fallait compter sur sa fortune pour l'y supporter sans dégoût, elle le montrait seulement à des intimes ou à des personnes qu'elle jugeait inutile d'éblouir désormais. Par exemple, elle avait un instant songé pour gendre au jeune Trublot, alors employé chez un agent de change, en attendant que son père, un homme riche, lui achetât une part; mais, Trublot ayant professé une haine tranquille du mariage, elle ne se gênait plus avec lui, elle le mettait même à côté de Saturnin, qui n'avait jamais pu manger proprement. Berthe, toujours placée près de son frère, était chargée de le contenir du regard, lorsqu'il promenait par trop ses doigts dans la sauce.

Après le poisson, une tourte grasse parut, et ces demoiselles crurent le moment arrivé de commencer l'attaque.

— Buvez donc, mon oncle ! dit Hortense. C'est votre fête... Vous ne donnez rien pour votre fête ?

— Tiens ! c'est vrai, ajouta Berthe d'un air naïf. On donne quelque chose, le jour de sa fête... Vous allez nous donner vingt francs.

Du coup, en entendant parler d'argent, Bachelard exagéra son ivresse. C'était sa malice accoutumée : ses paupières retombaient, il devenait idiot.

— Hein ? quoi ? bégaya-t-il.

— Vingt francs, vous savez bien ce que c'est que vingt francs, ne faites pas la bête, reprit Berthe. Donnez-nous vingt francs, et nous vous aimerons, oh ! nous vous aimerons tout plein !

Elles s'étaient jetées à son cou, lui prodiguaient des noms de tendresse, baisaient son visage enflammé, sans répugnance pour l'odeur de débauche canaille qu'il exhalait. M. Josserand, que troublait ce continuel fumet d'absinthe, de tabac et de musc, eut une révolte, lorsqu'il vit les grâces vierges de ses filles se frotter à ces hontes ramassées sur tous les trottoirs.

— Laissez-le donc ! cria-t-il.

— Pourquoi ? dit madame Josserand, qui lança un terrible regard à son mari. Elles s'amusent... Si Narcisse veut leur donner vingt francs, il est bien le maître.

— Monsieur Bachelard est si bon pour elles ! murmura complaisamment la petite madame Juzeur.

Mais l'oncle se débattait, redoublant de ramollissement, répétant, la bouche pleine de salive :


POT-BOUILLE «

— C'est drôle... Sais pas, parole d'honneur ! sais pas...

Alors, Hortense et Berthe le lâchèrent, en échangeant un coup d'oeil. Il n'avait sans doute pas assez bu. Et elles se mirent de nouveau à remplir son verre, avec des rires de filles qui veulent dévaliser un homme. Leurs bras nus, d'une rondeur adorable de jeunesse, passaient à toute minute sous le grand nez flambloyant de l'oncle.

Cependant, Trublot, en garçon silencieux qui prenait ses plaisirs tout seul, suivait du regard Adèle, tandis qu'elle tournait lourdement derrière les convives. Il était très myope et la voyait jolie, avec ses traits accentués de Bretonne et ses cheveux de chanvre sale. Justement, quand elle servit le rôti, un morceau de veau à la casserole, elle se coucha à demi sur son épaule, pour atteindre le milieu de la table ; et lui, feignant de ramasser sa serviette, la pinça vigoureusement au mollet. La bonne, sans comprendre, le regarda, comme s'il lui avait demandé du pain.

— Qu'y a-t-il? dit madame Josserand. Elle vous a heurté, monsieur?... Oh ! cette fille ! elle est d'une maladresse ! Mais, que voulez-vous? c'est tout neuf, il faut que ce soit formé.

— Sans doute, il n'y a pas de mal, répondit Trublot, qui caressait sa forte barbe noire avec la sénérité d'un jeune dieu indien.

La conversation s'animait, dans la salle à manger, d'abord glacée, et quepeu à peu chauffait l'odeur des viandes. Madame Juzeur confiait une fois de plus à M. Josserand les tristesses de ses trente ans solitaires. Elle levait les yeux vers le ciel, elle se contentait de cette discrète allusion au drame de sa vie: son mari l'avait quittée après dix jours de mariage, et personne ne savait pourquoi, elle n'en disait pas davantage. Maintenant, elle vivait, seule dans un logement toujours clos, d'une douceur de duvet, et où il entrait des prêtres.

— C'est si triste, à mon âge! murmura-t-elle languissamment, en mangeant son veau avec des gestes délicats.

— Une petite femme bien malheureuse, reprit madame Josserand à l'oreille de Trublot, d'un air de profonde sympathie.

Mais Trublot jetait des regards indifférents sur cette dévote aux yeux, clairs, toute pleine de réserves et de sous-entendus. Ce n'était pas son genre.

Il y eut une panique. Saturnin, que Berthe ne surveillait plus, trop occupée auprès de l'oncle, s'amusait avec sa viande, qu'il découpait et dont il faisait des dessins dans son assiette. Ce pauvre être exaspérait sa mère, qui avait peur et honte de lui ; elle ne savait comment s'en débarrasser, n'osait par amour-propre en faire un ouvrier, après l'avoir sacrifié à ses soeurs, en le retirant d'un pensionnat où son intelligence endormie


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s'éveillait trop lentement ; et, depuis des années qu'il se traînait à la maison, inutile et borné, c'était pour elle de continuelles transes, lorsqu'elle devait le produire en société. Son orgueil saignait.

— Saturnin ! cria-t-elle.

Mais Saturnin se mit à ricaner, heureux du gâchis de son assiette. Il ne respectait pas sa mère, la traitait carrément de grosse menteuse et de mauvaise gale, avec la clairvoyance des fous qui pensent tout haut. Certainement, les choses allaient mal tourner, il lui aurait jeté l'assiette à la tête, si Berthe, rappelée à son rôle, ne l'avait regardé fixement; Il voulut résister; puis, ses yeux s'éteignirent, il resta morne et affaissé sur sa chaise, comme dans un rêve, jusqu'à la fin du repas.

— J'espère, Gueulin, que vous avez apporté votre flûte ? demanda madame Josserand, qui cherchait à dissiper le malaise de ses convives.

Gueulin jouait de la flûte en amateur, mais uniquement dans les maisons où oh le mettait à l'aise.

— Ma flûte, certainement, répondit-il.

Il était distrait, ses cheveux et ses favoris roux plus hérissés encore que de coutume, très intéressé par la manoeuvre de ces demoiselles autour de l'oncle. Employé dans une compagnie d'assurances, il retrouvait Bachelard dès' sa sortie du bureau, et ne le lâchait plus, battant à sa suite les mêmes cafés et les mêmes mauvais lieux. Derrière le grand corps dégingandé de l'un, on était toujours sûr d'apercevoir la petite figure blême de l'autre.

— Hardi ! ne le lâchez pas ! dit-il brusquement, en homme qui juge les coups.

L'oncle, en effet, perdait pied. Lorsque, après les légumes, des haricots verts trempés d'eau, Adèle servit une glace à la vanille et à la groseille, ce fut une joie inespérée autour de la table; et ces demoiselles abusèrent de la situation pour faire boire à l'oncle la moitié de la bouteille de Champagne, que madame Josserand payait trois francs, chez un épicier voisin. Il devenait tendre, il oubliait sa comédie de l'imbécillité.

— Bein, vingt francs !... Pourquoi vingt francs ?... Ah ! vous voulez vingt francs ! Mais je ne les ai pas, bien vrai. Demandez à Gueulin. N'est-ce pas Gueulin, j'ai oublié ma bourse, tu as dû payer au café... Si je les avais, mes petites chattes, je vous les donnerais, vous êtes trop gentilles.

Gueulin, de son air froid, riait avec un bruit de poulie mal graissée. Et il murmurait :

— Ce vieux filou !

Puis, tout d'un coup, emporté, il cria :

— Fouillez-le donc !

Alors, Hortense et Berthe, de nouveau, se jetèrent sur l'oncle, sans


Tiens! tu m'embêtes à la fin!... Quel pot! Ma parole, les hommes ont raison! (p. 40)

E. ZOLA. — POT-BOUILLE.

LIV. 7



POT-BOUILLE 51

retenue. L'envie des vingt francs, que leur bonne éducation contenait, finissait par les enrager ; et elles lâchaient tout. L'une, à deux mains, visitait les poches du gilet, tandis que l'autre enfonçait les doigts jusqu'au poignet dans les poches de la redingote. Cependant, l'oncle, renversé, luttait encore ; mais le rire le prenait, un rire coupé des hoquets de l'ivresse.

— Parole d'honneur! je n'ai pas un sou... Finissez donc, vous me chatouillez.

— Dans le pantalon ! cria énergiquement Gueulin, excité par ce spectacle.

Et Berthe, résolue, fouilla dans une des poches du pantalon. Leurs mains frémissaient, toutes deux devenaient brutales, elles auraient giflé l'oncle. Mais Berthe eut une exclamation de victoire : elle ramenait du fond de la poche une poignée de monnaie, qu'elle éparpilla sur une assiette; et là, parmi un tas de gros sous et quelques pièces blanches, il y avait une pièce de vingt francs.

— Je l'ai! dit-elle, rouge, décoiffée, en la jetant en l'air et en la rattrapant.

Toute la table battait des mains, trouvait ça très drôle. Il y eut un brouhaha, ce fut la gaieté du dîner. Madame Josserand regardait ses filles avec un sourire de mère attendrie. L'oncle, qui ramassait sa monnaie, disait d'un air sentencieux que, lorsqu'on voulait vingt francs, il fallait les gagner. Et ces demoiselles, lasses et contentées, soufflaient à sa droite et à sa gauche, les lèvres encore tremblantes, dans l'énervement de leur désir.

Un coup de timbre retentit. On avait mangé lentement, le monde arrivait déjà. M. Josserand, qui s'était décidé à rire comme sa femme, chantait volontiers du Béranger à table ; mais celle-ci, dont il blessait les goûts poétiques, lui imposa silence. Elle hâta le dessert ; d'autant plus que l'oncle, assombri depuis le cadeau forcé des vingt francs, cherchait une querelle, en se plaignant que son neveu Léon n'eût pas daigné se déranger pour lui souhaiter sa fête. Léon devait seulement venir à la soirée. Enfin, comme on se levait, Adèle dit que c'était l'architecte d'en dessous et un jeune homme, qui se trouvaient au salon.

— Ah! oui, ce jeune homme, murmura madame Juzeur, en acceptant le bras de M. Josserand. Vous l'avez donc invité?... Je l'ai aperçu aujourd'hui chez le concierge. Il est très bien.

Madame Josserand prenait le bras de Trublot, lorsque Saturnin, qui était resté seul à table, et que tout le tapage des vingt francs n'avait pas éveillé du sommeil dont il dormait, les yeux ouverts, renversa sa chaise, dans un brusque accès de fureur, en criant :


52 POT-BOUILLE

— Je ne veux pas, nom de Dieu ! je ne veux pas !

C'était toujours là ce que redoutait sa mère. Elle fit signe à M. Josserand d'emmener madame Juzeur. Puis, elle se dégagea du bras de Trublot, qui comprit et disparut ; mais il dut se tromper, car il fila du côté de la cuisine, sur les talons d'Adèle. Bachelard et Gueulin, sans s'occuper du toqué, comme ils le nommaient, ricanaient dans un coin, en s'allongeant des tapes.

— Il était tout drôle, je sentais quelque chose pour ce soir, murmurait madame Josserand très inquiète. Berthe, viens vite !

Mais Berthe montrait la pièce de vingt francs à Hortense. Saturnin avait pris un couteau. Il répétait :

— Nom de Dieu ! je ne veux pas, je vais leur ouvrir la peau du ventre I

— Berthe ! appela la voix désespérée de la mère.

Et, quand la jeune fille accourut, elle n'eut que le temps de lui saisir la main, pour qu'il n'entrât pas dans le salon. Elle le secouait, mise en colère, tandis que lui s'expliquait, avec sa logique de fou.

— Laisse-moi faire, il faut qu'ils y passent... Je te dis que ça vaut mieux... J'en ai assez, de leurs salles histoires. Ils nous vendront tous.

— A la fin, c'est assommant ! cria Berthe. Qu'as-tu ? que chantes-tu là?

Il la regarda, bouleversé, agité d'une rage sombre, bégayant :

— On va encore te marier... Jamais, entends-tu !... Je ne veux pas qu'on te fasse du mal.

La jeune fille ne put s'empêcher de rire. Où prenait-il qu'on allait la marier? Mais lui, hochait la tête: il le savait, il le sentait. Et, comme sa mère intervenait pour le calmer, il serra son couteau d'une main si rude, qu'elle recula. Cependant, elle tremblait que cette scène ne fût entendue, elle dit rapidement à Berthe de l'emmener, de l'enfermer dans sa chambre ; tandis que, s'affolant de plus en plus, il haussait la voix.

— Je ne veux pas qu'on te marie, je ne veux pas qu'on te fasse du mal... Si on te marie, je leur ouvre la peau du ventre.

Alors, Berthe lui mit les mains sur les épaules, en le regardant fixement.

— Écoute, dit-elle, tiens-toi tranquille, ou je ne t'aime plus.

Il chancela, un désespoir amollit sa face, ses yeux s'emplirent de larmes.

— Tu ne m'aimes plus, tu ne m'aimes plus... Ne dis pas ça. Oh ! je t'en prie, dis que tu m'aimes encore, dis que tu m'aimeras toujours et que jamais tu n'en aimeras un autre.


POT-BOUILLE 53

Elle l'avait pris par le poignet, elle l'emmena, docile comme un enfant.

Dans le salon, madame Josserand, exagérant son intimité, appela Campardon son cher voisin. Pourquoi madame Campardon ne lui avait-elle pas fait le grand plaisir de venir ? et, sur la réponse de l'architecte que sa femme était toujours un peu souffrante, elle se récria, elle dit qu'on l'aurait reçue en peignoir, en pantoufles. Mais son sourire ne quittait pas Octave qui causait avec M. Josserand, toutes ses amabilités allaient à lui, pardessus l'épaule de Campardon. Quand son mari lui présenta le jeune homme, elle se montra d'une cordialité si vive, que ce dernier en fut gêné.

Du monde arrivait, des mères fortes avec des filles maigres, des pères et des oncles à peine éveillés de la somnolence du bureau, poussant devant eux des troupeaux de demoiselles à marier. Deux lampes, voilées de papier rose, éclairaient le salon d'un demi-jour,où se noyaient le vieux meuble rapé de velours jaune, le piano déverni, les trois vues de Suisse enfumées, qui tachaient de noir la nudité froide des panneaux blanc et or. Et, dans cette avare clarté, les invités s'effaçaient, des figures pauvres et comme usées, aux toilettes pénibles et sans résignation. Madame Josserand portait sa robe feu de la veille ; seulement, afin de dépister les gens, elle avait passé la journée à coudre des manches au corsage, et à se faire une pèlerine de dentelle, pour cacher ses épaules; tandis que, près d'elle, ses filles, en camisole sale, tiraient furieusement l'aiguille, retapant avec de nouvelles garnitures leurs uniques toilettes, qu'elles changeaient ainsi morceau à morceau depuis l'autre hiver.

Après chaque coup de timbre, un chuchotement venait de l'antichambre. On causait bas, dans la pièce morne, où le rire forcé d'une demoiselle mettait par moments une note fausse. Derrière la petite madame Juzeur, Bachelard et Gueulin se poussaient du coude, en lâchant des indécences ; et madame Josserand les surveillait d'un regard alarmé, car elle craignait la mauvaise tenue de son frère. Mais madame Juzeur pouvait tout entendre: elle avait un frisson des lèvres, elle souriait avec une douceur angélique aux histoires gaillardes. L'oncle Bachelard était un homme réputé dangereux. Son neveu, au contraire, était chaste. Par théorie, si belles que fussent les occasions, Gueulin refusait les femmes, non pas qu'il les dédaignât, mais parce qu'il redoutait les lendemains du bonheur: toujours des embêtements, disait-il.

Berthe enfin parut. Elle s'approcha vivement de sa mère.

—- Ah bien ! j'en ai eu, de la peine ! lui souffla-t-elle à l'oreille. Il n'a pas voulu se coucher, je l'ai enfermé à double tour... Mais j'ai peur qu'il ne casse tout, là-dedans.


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Madame Josserand la tira violemment par sa robe. Octave, près d'elles, venait de tourner la tête.

— Ma fille Berthe, monsieur Mouret, dit-elle de son air le plus gracieux, en la lui présentant. Monsieur Octave Mouret, ma chérie.

Et elle regardait sa fille. Gellerci connaissait bien ce regard, qui était comme un ordre de combat, et où elle retrouvait les leçons de la veille. Tout de suite, elle obéit, avec la complaisance et l'indifférence d'une fille qui ne s'arrête plus au poil de l'épouseur. Elle récita joliment son bout de rôle, eut la grâce facile d'une Parisienne déjà lasse et rompue à tous les sujets, parla avec entousiasme du Midi où elle n'était jamais allée. Octave, habitué aux raideurs des vierges provinciales, fut charmé de ce caquet depetite femme, qui se livrait comme un camarade.

Mais Trublot, disparu depuis la fin du repas, entrait d'un pas furtif par la porte de la salle à manger; et Berthe, l'ayant aperçu, lui demanda étourdiment d'où il venait. Il garda le silence, elle resta gênée; puis, pour se tirer d'embarras, elle présenta les deux jeunes gens l'un à l'autre. Sa mère ne l'avait pas quittée des jeux, prenant dès lors une attitude de général en chef conduisant l'affaire, du fauteuil où elle s'était assise. Quand elle jugea que le premier engagement avait donné tout son résultat, elle rappela sa fille d'un signe, et lui dit à voix basse :

— Attends que les Vabre soient là, pour ta musique... Et joue fort ! Octave, demeuré seul avec Trublot, cherchait à le questionner.

— Une charmante personne.

— Oui, pas mal.

— Cette demoiselle en bleu est sa soeur aînée, n'est-ce pas ? Elle est moins bien,

— Pardi ! elle est plus, maigre !

Trublot, qui regardait sans voir, de ses yeux de myope, avait la carrure d'un mâle solide, entêté dans ses goûts. Il était revenu satisfait!, croquant des choses noires qu'Octave reconnut avec surprise pour être des grains de café.

— Dites donc, demanda-t-il brusquement, les femmes doivent être grasses dans le Midi?

Octave sourit, et tout de suite il fut au mieux avec Trublot. Des idées communes les rapprochaient. Sur un canapé écarté, ils se firent des confidences : l'un parla de sa patronne du Bonheur des Dames, madame Hédouin, une sacrée belle femme, mais trop froide ; l'autre dit qu'on l'avait mis à la correspondance, de neuf à cinq, chez son agent de change, M. Desmarquay, où il y avait une bonne épatante. Cependant, la porte du salon s'était ouverte, trois personnes entrèrent.


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— Ce sont les Vabre, murmura Trublot, en se penchant vers son nouvel ami. Auguste, le grand, celui qui a une figure de mouton malade, est le fils aîné du propriétaire : trente-trois ans, toujours des maux de tête qui lui tirent les yeux et qui l'ont empêché autrefois de continuer le latin ; un garçon maussade, tombé dans le commerce... L'autre, Théophile, cet avorton aux cheveux jaunes, à la barbe clairsemée, ce petit vieux de vingt-huit ans, secoué par des quintes de toux et de rage, a tâté d'une douzaine de métiers, puis a épousé la jeune femme qui marche la première, madame Valérie...

— Je l'ai déjà vue, interrompit Octave. C'est la fille d'un mercier du quartier, n'est-ce pas? Mais, comme ça trompe, ces voilettes ! elle m'avait paru jolie... Elle n'est que singulière, avec sa face crispée et son teint de plomb.

— Encore une qui n'est pas mon rêve, reprit sentencieusement Trublot. Elle a des yeux superbes, il y a des hommes à qui ça suffit... Hein, c'est maigre.

Madame Josserand s'était levée pour serrer les mains de Valérie.

— Comment ! cria-t-elle, monsieur Vabre n'est pas avec vous ? et ni monsieur.ni madame Duveyrier ne nous ont fait l'honneur de venir ? Ils nous avaient promis pourtant. Ah ! voilà qui est très mal !

La jeûne femme excusa son beau-père, que son âge retenait chez lui, et qui, d'ailleurs, préférait travailler le soir. Quant à son beau-frère et à sa belle-soeur, ils l'avaient chargée de présenter leurs excuses, ayant reçu une invitation à une soirée officielle, où ils ne pouvaient se dispenser d'aller. Madame Josserand pinça les lèvres. Elle, ne manquait pas un des samedis de ces poseurs du premier, qui se seraient crus déshonorés, s'ils étaient, un mardi, montés au quatrième. Sans doute son thé modeste ne valait pas leurs concerts à grand orchestre. Mais patience ! quand ses deux filles seraient mariées, et qu'elle aurait deux gendres et leurs familles pour emplir son salon, elle aussi ferait chanter des choeurs.

— Prépare-toi, souffla-t-elle à l'oreille de Berthe.

On était une trentaine, et assez serrés, car on n'ouvrait pas le petit salon, qui servait de chambre à ces demoiselles. Les nouveaux venus échangeaient des poignées de main. Valérie s'était assise près de madame Juzeur, pendant que Bachelard et Gueulin faisaient tout haut des réflexions désagréables sur Théophile Vabre, qu'ils trouvaient drôle d'appeler « bon à rien ». Dans un angle, M. Josserand, qui s'effaçait chez lui, à ce point qu'on l'aurait pris pour un invité, et qu'on le cherchait toujours, même quand on l'avait devant soi, écoutait avec effarement une histoire racontée par un de ses vieux amis : Bonnaud, il connaissait Bonnaud, l'ancien chef de la comp-


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tabilité au chemin de fer du Nord, celui dont la fille s'était mariée, le printemps dernier. Eh bien ! Bonnaud venait de découvrir que son gendre,' un homme très bien, était un ancien clown, qui avait vécu pendant dix ans aux crochets d'une écuyère.

— Silence ! silence ! murmurèrent des voix complaisantes. Berthe avait ouvert le piano.

— Mon Dieu ! expliqua madame Josserand, c'est un morceau sans prétention, une simple rêverie... Monsieur Mouret, vous aimez la musique, je crois. Approchez-vous donc... Ma fille le joue assez bien, oh ! en simple amateur, mais avec âme, oui, avec beaucoup d'âme.

— Pincé !. dit Trublot à voix basse. Le coup de la sonate.

Octave dut se lever et se tint debout près du piano. Avoir les prévenances caressantes dont madame Josserand l'entourait, il semblait qu'elle fit jouer Berthe uniquement pour lui.

— Les Bords de l'Oise, reprit-elle. C'est vraiment joli... Allons, va, mon amour, et ne te trouble pas, Monsieur sera indulgent.

La jeune fille attaqua le morceau, sans trouble aucun. D'ailleurs, sa mère ne la quittait plus des yeux, d'un air d'un sergent prêt à punir d'une gifle une faute de théorie. Son désespoir était que l'instrument, essoufflé par quinze années de gammes quotidiennes, n'eût pas les sonorités du grand piano à queue des Duveyrier ; et jamais sa fille, selon elle, ne jouait assez fort.

Dès la dixième mesure, Octave, l'air recueilli et hochant le menton aux traits de bravoure, n'écouta plus. Il regardait l'auditoire, l'attention poliment distraite des hommes et le ravissement affecté des femmes, toute cette détente de gens rendus à eux-mêmes, repris par les soucis de chaque heure, dont l'ombre remontait à leurs visages fatigués. Des mères faisaient visiblement des rêves qu'elles mariaient leurs filles, la bouche fendue, les dents féroces, dans un abandon inconscient ; c'était la rage de ce salon, un furieux appétit de gendres, qui dévorait ces bourgeoises, aux sons asthmatiques du piano. Les filles, très lasses, s'endormaient, la tête entre les épaules, oubliant de se tenir droites. Octave, qui avait le mépris des jeunes personnes, s'intéressa davantage à Valérie; elle était laide, décidément, dans son étrange robe de soie jaune, garnie de satin noir, et il revenait toujours à elle, inquiet, séduit quand même; tandis que, les yeux vagues, énervée par l'aigre musique, elle avait le sourire détraqué d'une malade.

Mais une catastrophe se produisit. Le timbre s'était fait entendre, un monsieur entra, sans précaution.

— Oh ! docteur ! dit madame Josserand, d'une voix courroucée.

Le docteur Juillerat eut un geste pour s'excuser, et il demeura sur place.


La jeuno fille attaqua le morceau (p. 56)

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Berthe, à ce moment, détachait une petite phrase, d'un doigté ralenti et mourant, que la société salua de murmures flatteurs. Ah ! ravissant! délicieux ! Madame Juzeur se pâmait, comme chatouillée. Hortense, qui tournait les pages, debout près de sa soeur, restait revêche sous la pluie battante des notes, l'oreille tendue à la sonnerie du timbre; et, quand le docteur était entré, elle avait eu un tel geste de désappointement, qu'elle venait de déchirer une page, sur le pupitre. Mais, brusquement, le piano trembla sous les mains frêles de Berthe, tapant comme des marteaux : c'était la fin de la rêverie, dans un tapage assourdissant de furieux accords.

Il y eut une hésitation. On se réveillait. Était-ce fini ? Puis, les compliments éclatèrent. Adorable ! un talent supérieur !

— Mademoiselle est vraiment une artiste de premier ordre, dit Octave, •dérangé dans ses observations.Jamais personne ne m'a fait un pareil plaisir.

— N'est-ce pas ? monsieur, s'écria madame Josserand enchantée. Elle ne s'en tire pas mal, il faut l'avouer... Mon Dieu ! nous ne lui avons rien refusé, à cette enfant : c'est notre trésor ! Tous les talents qu'elle a voulu avoir, elle les a... Ah ! monsieur, si vous la connaissiez...

Un bruit confus de voix emplissait de nouveau le salon. Berthe, très tranquille, recevait les éloges ; et elle ne quittait pas le piano, attendant que sa mère la relevât de sa corvée. Déjà cette dernière parlait à Octave de la façon étonnante dont sa fille enlevait les Moissonneurs, un galop brillant, lorsque des coups sourds et lointains émotionnèrent les invités. Depuis un instant, c'étaient des secousses de plus en plus violentes, comme si quelqu'un se fut efforcé d'enfoncer une porte. On se taisait, on s'interrogeait des yeux.

— Qu'est-ce donc ? osa demander Valérie. Ça tapait déjà tout à l'heure, pendant la fin du morceau.

Madame Josserand était devenue toute pâle. Elle avait reconnu le coup d'épaule de Saturnin. Ah ! le misérable toqué ! et elle le voyait tomber au milieu du monde. S'il continuait à cogner, encore un mariage de fichu !

— C'est la porte de la cuisine qui bat, dit-elle avec un sourire contraint. Adèle ne veut jamais la fermer... Va donc voir, Berthe.

La jeune fille, elle aussi, avait compris. Elle se leva et disparut. Les coups cessèrent aussitôt, mais elle ne revint pas tout de suite. L'oncle Bachelard, qui avait scandaleusement troublé les Bords de l'Oise par des réflexions faites à voix haute, acheva de décontenancer sa soeur, en criant à Gueulin qu'on l'embêtait et qu'il allait boire un grog. Tous deux rentrèrent dans la salle à manger, dont ils refermèrent bruyamment la porte.

— Ce brave Narcisse, toujours original ! dit madame Josserand à madame Juzeur et à Valérie, entre lesquelles elle vint s'asseoir. Ses affaires l'occupent tant ! Vous savez qu'il a gagné près de cent mille francs, cette année !


60 POT-BOUILLE

Octave, libre enfin, s'était hâté de rejoindre Trublot, assoupi sur le canapé. Près d'eux, un groupe entourait le docteur Juillerat, vieux médecin du quartier, homme médiocre, mais devenu à la longue bon praticien, qui avait accouché toutes ces dames et soigné toutes ces demoiselles. Il s'occupait spécialement des maladies de femme, ce qui le faisait, le soir, rechercher des maris en quête d'une consultation gratuite, dans un coin de salon. Justement, Théophile lui disait que Valérie avait encore eu une crise, la veille; elle étouffait toujours, elle se plaignait d'un noeud qui montait à sa gorge ; et lui non plus, ne se portait pas bien, mais ce n'était pas la même chose. Alors, il ne parla plus que de sa personne, conta ses déboires : il avait commencé son droit, tenté l'industrie chez un fondeur, essayé de l'administration dans les bureaux du Mont-de-Piété ; puis, il s'était occupé de photographie et croyait avoir trouvé une invention pour faire marcher les voitures toutes seules ; en attendant, il plaçait par gentillesse des pianosflûtes, une autre invention d'un de ses amis. Et il retomba sur sa femme: c'était sa faute, si rien ne marchait chez eux ; elle le tuait, avec ses nerfs continuels.

— Donnez-lui donc quelque chose, docteur! suppliait-il, les yeux allumés de haine, toussant et geignant, dans la rage éplorée de son impuissance.

Trublot, plein de mépris, l'examinait ; et il eut un rire silencieux, en regardant Octave. Cependant, le docteur Juillerat trouvait des paroles vagues et calmantes : sans doute, on la soulagerait, cette chère dame. A quatorze ans, elle étouffait déjà, dans la boutique de la rue Neuve-Saint-Augustin ; il l'avait soignée pour des étourdissements, qui se terminaient par des saignements de nez ; et, comme Théophile rappelait avec désespoir sa douceur languissante de jeune fille, tandis que maintenant elle le torturait, fantasque, changeant d'humeur vingt fois en un jour, le docteur se contenta de hocher la tête. Le mariage ne réussissait pas à toutes les femmes.

— Parbleu ! murmura Trublot, un père qui s'est abruti pendant trente ans à vendre du fil et des aiguilles, une mère qui a toujours eu des boutons plein la figure, et ça dans un trou sans air du vieux Paris, comment veut-on que ça fasse des filles possibles !

Octave restait surpris. Il perdait de son respect pour ce salon, où il était entré avec une émotion de provincial. Une curiosité se réveilla en lui, quand il aperçut Campardon, qui consultait à son tour le docteur, mais tout bas, en homme posé, désireux de ne mettre personne dans les accidents de son ménage.

— A propos, puisque vous savez les choses, demanda-t-il à Trublot, dites-


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moi quelle est la maladie de madame Campardon... Je vois le monde prendre un visage désolé, quand on en parle.

— Mais, mon cher, répondit le jeune homme, elle a...

Et il se pencha à l'oreille d'Octave. Pendant qu'il écoutait, la figure de ce dernier sourit d'abord, puis s'allongea, eut un air de stupéfaction profonde.

— Pas possible ! dit-il.

Alors, Trublot jura sa parole d'honneur. Il connaissait une autre dame dans la même situation.

— Du reste, reprit-il, à la suite de couches, il arrive parfois que...

Et il se remit à parler bas. Octave, convaincu, devint triste. Lui, qui avait eu un instant des idées, qui imaginait un roman, l'architecte pris ailleurs et le poussant à sa femme pour la distraire! En tout cas, il la savait bien gardée. Les deux jeunes gens se frottaient l'un à l'autre, dans l'excitation de ces dessous de la femme qu'ils remuaient, oubliant qu'on pouvait les entendre.

Justement, madame Juzeur était en train de confier à madame Josserand ses impressions sur Octave. Elle le trouvait très convenable, sans doute, mais elle préférait M. Auguste Vabre. Celui-ci, debout dans un coin du salon, restait silencieux, avec son insignifiance et sa migraine de tous les soirs.

— Ce qui m'étonne, chère madame, c'est que vous ne songiez pas à lui pour votre Berthe. Un garçon établi, plein de prudence. Et il lui faut une femme, je sais qu'il cherche à se marier.

Madame Josserand écoutait, surprise. En effet, elle n'aurait pas songé au marchand de nouveautés. Cependant, madame Juzeur insistait, car elle avait, dans son infortune, la passion de travailler à la félicité des autres femmes, ce qui la faisait s'occuper de toutes les histoires tendres de la maison. Elle affirmait qu'Auguste ne cessait de regarder Berthe. Enfin, elle invoquait son expérience des hommes : jamais M. Mouret ne se laisserait prendre, tandis que ce bon M. Vabre serait très commode, très avantageux. Mais madame Josserand, pesant ce dernier du regard, jugeait décidément qu'un gendre pareil ne meublerait guère son salon.

— Ma fille le déteste, dit-elle, et jamais je n'agirai contre son coeur. Une grande demoiselle maigre venait d'exécuter une fantaisie sur la

Dame Blanche. Comme l'oncle Bachelard s'était endormi dans la salle à manger, Gueulin reparut avec sa flûte et imita le rossignol. D'ailleurs, on n'écoutait pas, l'histoire de Bonnaud s'était répandue. M. Josserand restait bouleversé, les pères levaient les bras, les mères suffoquaient. Comment ! le gendre de Bonnaud était un clown! A qui se fier alors? et les parents,


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dans leur appétit de mariage, avaient des cauchemars de forçats distingués, en. habits noir. Bonnaud, à la vérité, éprouvait une telle joie de caser sa fille, qu'il s'était contenté de renseignements en l'air, malgré sa rigide prudence de chef comptable méticuleux.

— Maman, le thé est servi, dit Berthe, qui ouvrait avec Adèle les deux mattants de la porte.

Et, pendant que le monde passait lentement dans la salle à manger, elle s'approcha de sa mère, elle murmura :

— J'en ai assez, moi !... Il veut que je reste pour lui conter des histoires, eu il parle de tout casser !

C'était, sur une nappe grise trop étroite, un de ces thés laborieusement servis, une brioche achetée chez un boulanger voisin, flanquée de petits fours et de sandwichs. Aux deux bouts, un luxe de fleurs, des roses superbes et coûteuses, couvraient la médiocrité du beurre et la poussière ancienne des biscuits. On se récria, des jalousies s'allumèrent: décidément , ces Josserand se coulaient pour marier leurs filles. Et les invités, avec des regards obliques vers les bouquets, se gorgèrent de thé aigre, tombèrent sans prudence sur les gâteaux rassis et la brioche mal cuite, ayant peu dîné, me songeant plus qu'à se coucher le ventre plein. Pour les personnes qui m'aimaient pas le thé, Adèle promenait des verres de sirop de groseille. Il lut déclaré exquis.

Cependant, dans un coin, l'oncle dormait. On ne le réveilla pas, on feignit même poliment de ne pas le voir. Une dame parla des fatigues du commerce. Berthe s'empressait, offrant des sandwichs, portant des tasses de thé, demandant aux hommes s'ils voulaient qu'on les sucrât davantage. Mais elle ne suffisait pas, et madame Josserand cherchait sa fille Hortense, lorsqu'elle l'aperçut au milieu du salon désert, en train de causer avec un monsieur, dont on ne voyait que le dos.

— Ah ! oui ! laissa-t-elle échapper, prise de colère. Il arrive enfin.

Des chuchotements couraient. C'était ce Verdier qui vivait avec une femme depuis quinze ans, en attendant d'épouser Hortense. Chacun connaissait l'histoire, les demoiselles échangeaient des Coups d'oeil; mais on évitait d'en parler, on pinçait les lèvres, par convenance. Octave, mis au ■courant, regarda d'un air d'intérêt le dos du monsieur. Trublot connaissait la maîtresse, une bonne fille, une ancienne roulure qui s'était rangée, plus honnête maintenant, disait-il, que la plus honnête des bourgeoises, soignant son homme, veillant à son linge ; et il était pour elle plein d'une fraternelle sympathie. Pendant qu'on les étudiait de la salle à manger, Hortense faisait une scène à Verdier sur son retard, avec sa maussaderie de fille vierge et bien élevée.


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— Tiens ! du sirop de groseille ! dit Trublot, en voyant Adèle devant lui,. le plateau à la main.

Il le flaira, n'en voulut point. Mais, comme la bonne se retournait, le coude d'une grosse dame la poussa contre lui, et il la pinça fortement aux reins. Elle sourit, elle revint avec le plateau.

— Non, merci, déclara-t-il. Tout à l'heure.

Autour de la table, des femmes s'étaient assises, tandis que les hommes, derrière elles, mangeaient debout. Il y eu des exclamations, un enthousiasme qui s'étouffait dans les bouches pleines. On appelait les messieurs. Madame Josserand cria.

— C'est vrai, je n'y songeais plus... voyez donc, monsieur Mouret, vous qui aimez les arts.

— Prenez garde, le coup de l'aquarelle ! murmura Trublot, qui connaissait la maison.

C'était mieux qu'une aquarelle. Comme par hasard, une coupe de porcelaine se trouvait sur la table ; au fond, encadrée dans la monture toute neuve de bronze verni, était peinte la «Jeune fille à la cruche cassée », en teinteslavées qui allaient du lilas clair au bleu tendre. Berthe souriait au milieu des éloges.

— Mademoiselle a tous les talents, dit Octave avec sa bonne grâce. Oh! c'est d'un fondu, et très exact, très exact !

— Pour le dessin, je le garantis ! reprit madame Josserand triomphante. Il n'y a pas un cheveu en plus ni en moins... Berthe a copié ça ici, sur une gravure. Au Louvre, on voit vraiment trop de nudités, et le monde y est si mêlé parfois !

Elle avait baissé la voix, pour donner cette appréciation, désireuse d'apprendre au jeune homme que, si sa fille était artiste, cela n'allait point jusqu'au dévergondage. D'ailleurs, Octave dut lui paraître froid, elle sentit que la coupe ne portait pas, et elle se mit à l'épier d'un air d'inquiétude, pendant que Valérie et madame Juzeur,qui en étaient à leur quatrième tasse dethé, examinaient la peinture avec de légers cris d'admiration.

— Vous la regardez encore, dit Trublot à Octave, en le retrouvant les yeux fixés sur Valérie.

— Mais oui, répondit-il, un peu gêné. C'est drôle, elle est jolie en ce moment... Une femme ardente, ça se voit... Dites donc, est-ce qu'on pourrait se risquer ?

Trublot gonfla les joues.

— Ardente, on ne sait jamais... Singulier goût! en tout cas, ça vaudra mieux que d'épouser la petite,

— Quelle petite ? s'écria Octave,qui s'oubliait.Comment ! vous croyez que


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je vais me laisser entortiller !... Mais jamais ! Mon bon, nous n'épousons pas, à Marseille !

Madame Josserand s'était approchée. Elle reçut la phrase en plein coeur. Encore une campagne inutile ! encore une soirée perdue ! Le coup fut tel, qu'elle dut s'appuyer à une chaise, regardant avec désespoir la table nettoyée, où ne traînait que la tête brulée de la brioche. Elle ne comptait plus ses défaites, mais celle-ci serait la dernière, elle en fit l'affreux serment, en jurant de ne pas nourrir davantage des gens qui venaient chez elle uniquement pour s'emplir. Et, bouleversée, exaspérée, elle parcourait du regard la salle à manger, elle cherchait dans les bras de quel homme elle pourrait bien jeter sa fille, lorsqu'elle aperçut contre le mur Auguste, résigné, n'ayant rien pris.

Justement, Berthe, souriante, se dirigeait vers Octave, une tasse de thé à la main. Elle continuait la campagne, elle obéissait à sa mère. Mais celle-ci lui saisit le bras et la traita tout bas de fichue bête.

— Porte donc cette tasse à monsieur Vabre, qui attend depuis une heure, dit-elle très haut, gracieusement !

Puis, de nouveau à l'oreille, avec son regard de bataille :

— Sois aimable, ou tu auras affaire à moi !

Berthe, un moment décontenancée, se remit tout de suite. Souvent, ça changeait ainsi trois fois dans une soirée. Elle porta la tasse de thé.à Auguste, avec le sourire qu'elle avait commencé pour Octave ; elle fut aimable, parla des soies de Lyon, se posa comme une personne avenante, qui serait très bien derrière un comptoir. Les mains d'Auguste tremblaient un peu, et il était rouge, souffrant beaucoup de la tête, cette nuit-là.

Par politesse, quelques personnes retournèrent s'asseoir un instant dans le salon. On avait mangé, on partait. Quand on chercha Verdier, il s'en était allé déjà; et des jeunes filles, pleines d'humeur, n'emportèrent que l'image effacée de son dos. Campardon, sans attendre Octave, se retira avec le docteur, qu'il retint encore sur le palier, pour lui demander s'il n'y avait vraiment plus d'espoir. Pendant le thé, une des lampes s'était éteinte, répandant une odeur d'huile rance, et l'autre lampe, dont la mèche charbonnait, éclairait la pièce d'une lueur si lugubre, que les Vabre eux-mêmes se levèrent, malgré les amabilités dont madame Josserand les accablait. Octave les avait devancés dans l'antichambre, où il eut une surprise: tout d'un coup, Trublot, qui prenait son chapeau, disparut. Il ne pouvait avoir filé que par le couloir de la cuisine.

— Eh bien ! où est-il donc ? il passe par l'escalier de service ! murmura le jeune homme.

Mais il n'approfondit pas l'incident. Valérie était là, qui cherchait un fichu


Comme la bonne se retournait, le coude d'une grosse dame la poussa contre lui, et il la pinça fortement aux reins (p. 63).

E. ZOLA. — POT-BOUILLE.

LIV. 9



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de crèpe de Chine. Les deux frères, Théophile et Auguste, sans s'occuper d'elle, descendaient. Alors, avant trouvé le fichu, le jeune homme le lui donna, de l'air ravi dont il servait les jolies clientes, au Bonheur des Dames. Elle le regarda, et il fut persuadé qu'en se fixant sur les siens, ses yeux avaient jeté des flammes.

— Vous êtes trop aimable, monsieur, dit-elle simplement.

Madame Juzeur, qui pariait la dernière, les enveloppa tous deux d'un sourire tendre et discret. Et, lorsque Octave, très échauffé, eut regagné sa chambre froide, il se contempla un instant dans la glace : ma foi ! il risquerait le coup !

Cependant, à travers l'appartement désert, madame Josserand se promenait, muette, comme emportée par un vent d'orage. Elle avait fermé violemment le piano, éteint la dernière lampe; puis, passant dans la salle à manger, elle s'était mise à souffler les bougies, d'une haleine si forte, que la suspension en tremblait. La vue de la table dévastée, avec sa débandade d'assiettes et de tasses vides, l'enragea davantage ; et elle tourna autour, en jetant des regards terribles sur sa fille Hortense, qui, tranquillement assise, achevait la tête brûlée de là brioche.

— Tu te fais encore de la bile, maman, dit cette dernière. Ça ne marche donc pas ?... Moi, je suis contente. Il lui achète des chemises pour qu'elle s'en aille.

La mère haussa les épaules.

— Hein ? Tu dis que ça ne prouve rien. C'est bon, mène ta barque comme je mène la mienne... Eh bien ! en voilà une brioche qui peut se flatter d'être mauvaise ! Il ne faut pas qu'ils soient dégoûtés, pour engloutir des saletés pareilles.

M. Josserand, que les soirées de sa femme brisaient, se délassait sur une chaise ; mais il eut peur d'une rencontre, il craignit que madame Josserand ne l'emportât dans sa course furieuse ; et il se rapprocha de Bachelard et de Gueulin, attablés en face d'Hortense. L'oncle, à son réveil, avait découvert un flacon de rhum. Il le vidait, en revenant aux vingt francs avec amertume.

— Ce n'est pas pour l'argent, répétait-il à son neveu, c'est pour la manière... Tu sais comment je suis avec les femmes : je leur donnerais ma chemise, mais je ne veux pas qu'elles demandent... Dès qu'elles demandent, ça me vexe, je ne leur fiche pas un radis.

Et, comme sa soeur allait lui rappeler ses promesses :

— Tais-toi, Éléonore ! Je sais ce que je dois faire pour la petite... Mais, vois-tu, les femmes qui demandent, c'est plus fort que moi. Je n'ai jamais pu en garder une, n'est-ce pas ? Gueulin... Et puis, vraiment, on montre si peu d'égards ! Léon n'a seulement pas daigné me souhaiter ma fête.


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Madame Josserand reprit sa marche, les poings crispés. C'était vrai, il y avait encore Léon, qui promettait et qui la lâchait comme les autres. En voilà un qui n'aurait pas sacrifié une soirée pour le mariage de ses soeurs ! Elle venait de découvrir un petit four, tombé derrière un des vases, et elle le serrait dans un tiroir, lorsque Berthe qui était allée délivrer Saturnin, le ramena. Elle l'apaisait, tandis que, hagard, les yeux méfiants, il fouillait les coins, avec la fièvre d'un chien longtemps enfermé.

— Est-il bête ! disait Berthe, il croit qu'on vient de me marier. Et il cherche le mari ! Va, mon pauvre Saturnin, tu peux chercher... Puisque je te dis que c'est raté ! Tu sais bien que ça rate toujours.

Alors, madame Josserand éclata.

— Ah ! je vous jure que ça ne ratera pas cette fois, quand je devrais moimême l'attacher par la patte ! Il y en a un qui va payer pour les autres... Oui, oui, monsieur Josserand, vous avez beau me dévisager, avec l'air de ne pas comprendre : la noce se fera, et sans vous, si ça vous déplaît... Entends-tu, Berthe, tu n'as qu'a le ramasser, celui-là !

Saturnin paraissait ne pas entendre. Il regardait sous la table. La jeune fille le montra d'un signe ; mais madame Josserand eut un geste, comme pour déclarer qu'on le ferait disparaître. Et Berthe murmura :

— C'est donc monsieur Vabre, décidément? Oh ! ça m'est égal... Dire pourtant qu'on ne m'a pas gardé un sandwich !


IV

Dès le lendemain, Octave s'occupa de Valérie. Il guetta ses habitudes, sut l'heure où il courait la chance de la rencontrer dans l'escalier ; et il s'arrangeait pour monter souvent à sa chambre, profitant du déjeuner qu'il venait prendre chez les Campardon, s'échappant s'il le fallait du Bonheur des Dames, sous un prétexte. Bientôt, il remarqua que, tous les jours, vers deux heures, la jeune femme, qui conduisait son enfant au jardin des Tuileries, passait par la rue Gaillon. Alors, il se planta sur la porte du magasin, il l'attendit, la salua d'un de ses galants sourires de beau commis. A chacune de leurs rencontres, Valérie répondait poliment de la tête, sans jamais s'arrêter ; mais il voyait son regard noir brûler de passion, il trouvait des encouragements dans son teint ravagé et dans le balancement souple de sa taille.

Son plan était déjà fait, un plan hardi de séducteur habitué amener cavalièrement la vertu des demoiselles de magasin. Il s'agissait simplement d'attirer Valérie dans sa chambre, au quatrième ; l'escalier restait désert et solennel, personne ne les découvrirait là-haut ; et il s'égayait, à l'idée des recommandations morales de l'architecte, car ce n'était pas amener des femmes, que d'en prendre une dans la maison.

Pourtant, une chose inquiétait Octave. La cuisine des Pichon se trouvait séparée de leur salle à manger par le couloir, ce qui les forçait de laisser souvent leur porte ouverte. Dès neuf heures, le mari partait à son bureau, pour ne rentrer que vers cinq heures ; et, les jours pairs de la semaine, il allait encore tenir des livres, après son dîner, de huit heures à minuit. D'ailleurs, aussitôt qu'elle entendait le pas d'Octave, la jeune femme poussait la porte, très réservée, presque sauvage. Il ne l'apercevait que de dos et comme fuyante, avec ses cheveux pâles, serrés en un mince chignon. Par cet entrebâillement discret, il avait seulement surpris jusque-là des coins d'intérieur, des meubles tristes et propres, des linges d'une blancheur


70 POT-BOUILLE

éteinte sous le jour gris d'une fenêtre qu'il ne pouvait voir, l'angle d'un lit d'enfant au fond d'une seconde chambre, toute une solitude monotone de femme tournant du matin au soir dans les mêmes soins d'un ménage d'employé. Jamais un bruit, du reste ; l'enfant semblait muet et las comme la mère ; à peine entendait-on parfois le murmure léger d'une romance, que celle-ci fredonnait pendant des heures, d'une voix mourante. Mais Octave n'en était pas moins furieux contre cette pimbêche, ainsi qu'il la nommait. Elle l'espionnait peut-être. En tout cas, jamais Valérie ne pourrait monter, si la porte des Pichon s'ouvrait ainsi continuellement.

Justement, il croyait l'affaire en bon chemin. Un dimanche, pendant une absence du mari, il avait manoeuvré de façon à se trouver sur le palier du premier étage, au moment où la jeune femme, en peignoir, sortait de chez; sa belle-soeur pour rentrer chez elle ; et elle avait dû lui parler, ils étaient restés quelques minutes à échanger des politesses. Enfin, il espérait, la fois prochaine, pénétrer dans l'appartement. Le reste allait tout seul, avec une femme d'un tempéramment pareil.

Ce soir-là, on s'occupa de Valérie, chez les Campardon,pendant le dîner. Octave tâchait de les faire causer. Mais, comme Angèle écoutait, jetant des regards sournois à Lisa, en train de servir un gigot d'un air sérieux, les parents d'abord se répandirent en éloges. L'architecte, d'ailleurs, défendait toujours la « respectabilité » de la maison, avec une conviction de locataire vaniteux, qui semblait en tirer toute une honnêteté personnelle.

— Oh ! mon cher, des gens convenables... Vous les avez vus chez les Josserand. Le mari n'est pas une bête : il est plein d'idées, il finira par trouver quelque chose de très fort. Quant à la femme, elle a du cachet, comme nous disons, nous autres artistes.

Madame Campardon, plus souffrante depuis la veille, couchée à demi, bien que sa maladie ne l'empêchât pas de manger de fortes tranches saignantes, murmurait à son tour, languissamment :

— Ce pauvre monsieur Théophile, il est comme moi, il traîne... Allez, Valérie a du mérite, car ce n'est pas gai, d'avoir sans cesse près de soi un homme tremblant la fièvre, et que le mal rend le plus souvent tracassier et injuste.

Au dessert, Octave, placé entre l'architecte et sa femme, en apprit plus qu'il n'en demandait. Ils oubliaient Angèle, ils parlaient à demi-mots, avec des coups d'oeil soulignant les doubles sens des phrases ; et, quand l'expression leur manquait, ils se penchaient l'un après l'autre, ils achevaient crûment la confidence à l'oreille. En somme, ce Théophile était un crétin et un impuissant, qui méritait d'être ce que sa femme le faisait. Quant à Valérie, elle ne valait pas grand'chose, elle se serait tout aussi mal conduite,


POT-BOUILLE 71

même si son mari l'avait contentée-, tellement la nature l'emportait. Personne n'ignorait du reste que, deux: mois après; son mariages, désespérée de voir qu'elle n'aurait jamais d'enfant, et craignant de perdre sa part de l'héritage du vieux Vabre, si Théophile: venait à mourir, elle s'était fait faire son petit Camille par un garçon boucher de la rue. Saintes Anne. Campardon se pencha une dernière fois à l'oreille d'Octave; :

— Enfin, vous savez, mon cher, une femme hystérique; !

Et, il mettait, dans ce mot, toute la gaillardise! bourgeoise d'une indécence, le sourire lippu d'un père de; famille dont l'imagination, brusquement lâchée, se repaît de tableaux orgiaques. Angèle baissa les yeux sur son assiette, évitant de regarder: Lisa pour ne; pas rire; comme si elle avait entendu. Mais la conversation tournait, on parlait maintenant des Piehon, et les paroles? louangeuses ne tarissaient pas.

— Oh! ceux-là, quels braves gens ! répétait madame Campardon. Parfois, lorsque Marie sort avec sa petite Lilitte, je lui permets d'emmener Angèle. Et je vous le jure, monsieur Mouret, je ne confie pas ma fille à tout le monde; il faut que je sois absolument certaine; de la moralité des personnes... N'est-ce pas, Angèle, que tu aimes bien Marie?

— Oui, maman, répondit Angèle.

Les détails continuèrent. II était impossible de trouver une femme mieux élevée, dans des principes plus sévères. Aussi fallait-il voir comme le mari était, heureux ! Un petit ménage si gentil, et propre, et qui s'adorait, et où l'on n'emtendait jamais un mot plus haut l'un que l'autre !

— D'ailleurs, on ne les garderait pas dans-la maison, s'ils se conduisaient mal, dit gravement l'architecte, oubliant ses confidences sur Valérie. Nous ne voulons ici que des honnêtes gens... Parole d'honneur ! je donnerais congé, le jour où ma fille serait exposée à rencontrer des créatures dans l'escalier.

Ce soir-là, il conduisait secrètement la cousine Gasparine à l'Opéra-Comique. Aussi alla-t-il chercher tout de suite son chapeau, en parlant d'une affaire qui le retiendrait très tard. Rose pourtant devait connaître cette partie, car Octave; l'entendit murmurer, de sa voix résignée et maternelle, lorsque son mari vint la baiser avec son effusions de tendresse accoutumée :

— Amuse-toi bien, et ne prends pas froid, à la-sortie.

Le lendemain,, Octave eut une idée : c'était de» lier amitié avec madame Piehon, en lue rendait des services de bon voisinage; de cette manière, si elle surprenait jamais Valérie, elle fermerait les yeux. Et une occasion se présenta, le jour même. Madame Pichon promenait Lilitte, alors âgée de dix-huit mois, dans une petite voiture d'osier, qui soulevait la colère de M. Gourd; jamais le concierge n'avait voulu qu'on montât la voiture par le


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grand escalier, elle devait passer par l'escalier de service ; et comme, en haut, la porte du logement se trouvait trop étroite, il fallait chaque fois démonter les roues et le timon, ce qui était tout un travail. Justement, ce jour-là, Octave rentrait, lorsque sa voisine, gênée par ses gants, se donnait beaucoup de. mal pour retirer les écrous. Quand elle le sentit debout derrière elle, attendant qu'elle, débarrassât le palier, elle perdit complètement la tête, les mains tremblantes.

— Mais, madame, pourquoi prenez-vous toute cette peine ? demanda-t-il enfin. Il serait plus simple de mettre cette voiture au: fond du couloir, derrière ma porte. ;

Elle ne répondit pas, d'une timidité excessive, qui la laissait accroupie, sans force pour se relever. ; et, sous lé bavolet de son chapeau, il voyait une rougeur ardente lui envahir la nuque et les oreilles. Alors, il insista. — Je vous jure, madame, cela ne me gênerait nullement.

Sans attendre, il prit la voiture, l'emporta de son air:aisé. Elle dut le. suivre; mais elle restait si confuse, si effarée de cette aventure considérable dans sa vie. plate de tous les: jours, qu'elle le regarda faire, ne trouvant autre chose que des bouts de phrase balbutiés.

— Mon Dieu ! monsieur, c'est trop de peine... Je suis confuse, vous.allez vous encombrer... Mon mari sera bien content...

Et elle rentra, elle s'enferma cette fois hermétiquement, avec une sorte de honte. Octave pensa.qu'elle était stupide. La voiture le gênait beaucoup, car elle l'empêchait d'ouvrir, sa porte, et il lui fallait se glisser de biais chez lui. Mais sa voisine paraissait gagnée, d'autant plus que M. Gourd voulut bien, grâce à l'influence de M. Campardon, autoriser cet embarras, dans ce fond de couloir perdu.

Chaque dimanche, les parents de Marie, monsieur et madame Vuillaume, venaient passer la journée. Comme Octave sortait, le dimanche suivant, il aperçut toute la famille en train de prendre le café; et il pressait, le pas par discrétion, lorsque la jeune femme s'étant penchée vivement à l'oreille, de son mari, celui-ci se hâta de se lever, en disant :

—Monsieur, excusez-moi, je suis toujours dehors, je n'ai pu encore vous remercier. Mais je tiens à vous exprimer, combien j'ai été heureux...

Octave se défendait. Enfin, il dut-entrer. Bien qu'il eût déjà bu du café, on l'obligea d'en accepter une tasse. Pour lui faire honneur, on l'avait placé entre monsieur et madame Vuillaume. En face,, de l'autre côté de la table ronde, Marie, était; reprise d'une, de ces confusions, qui, à chaque instant, sans cause apparente, lui jetaient tout le sang du. coeur au visage. Il la regarda, ne l'ayant jamais vue à l'aise. Mais, comme disait Trublot, ce n'était pas son idéal : elle lui parut pauvre, effacée, la figure plate, les che-


Chaque dimanche, les parents de Marie venaient passer la journée (p. 72.) E. ZOLA. — POT-BOUILLE. LIV. 10



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veux rares, avec des traits fins et jolis pourtant. Quant elle fut un peu rassurée, elle eut de petits rires, en reparlant de la voiture, sur laquelle elle ne tarissait pas.

— Jules, si tu avais vu monsieur l'emporter entre ses bras... Ah bien ! ça n'a pas traîné !

Pichon remercia encore. Il était grand et maigre, l'air dolent, plié déjà à la vie mécanique du bureau, ayant dans ses yeux ternes la résignation hébétée des chevaux de manège.

— De grâce ! n'en parlons plus, finit par dire Octave. Vraiment, ça ne vaut pas la peine... Madame, votre café est exquis, je n'en ai jamais bu de pareil.

Elle rougit de nouveau, et si fort, que ses mains elles-mêmes devinrent roses.

— Ne la gâtez pas, monsieur, dit gravement M. Vuillaume. Son café est bon, mais il y en a de meilleur. Et vous voyez comme elle a été fière tout de suite !

— La fierté ne vaut rien, déclara madame Vuillaume. Nous lui avons toujours recommandé la modestie.

Ils étaient tous deux petits et secs, très vieux, avec des mines grises, la femme serrée dans une robe noire, le mari vêtu d'une mince redingote, où l'on ne voyait que la tache d'un large ruban rouge.

— Monsieur, reprit ce dernier, on m'a décoré à l'âge de soixante ans, le jour où j'ai eu ma retraite, après avoir été pendant trente-neuf ans commis •rédacteur au ministère de l'instruction publique. Eh bien ! monsieur, ce jour-là, j'ai dîné comme les autres jours, sans que l'orgueil me dérangeât de mes habitudes... La croix m'était due, je le savais. J'ai été simplement pénétré de reconnaissance.

Son existence était claire, il voulait que tout le monde la connût. Après vingt-cinq ans de service, on l'avait mis à quatre mille francs. Sa retraite était donc de deux mille. Mais il avait dû rentrer comme expéditionnaire à .quinze cents, ayant eu leur petite Marie sur le tard, lorsque madame Vuillaume n'espérait plus ni fille ni garçon. Maintenant que l'enfant se trouvait casée, ils vivaient avec la retraite, en se serrant, rue Durantin, à Montmartre, où la vie était moins chère.

— J'ai soixante-seize ans, dit-il pour conclure, et voilà, et voilà, mon gendre !

Pichon le contemplait, les yeux sur sa décoration, silencieux et las. Oui, ce serait son histoire, si la chance le favorisait. Lui, était le dernier-né d'une fruitière, qui avait mangé sa boutique pour faire de lui un bachelier, parce que tout le quartier le disait très intelligent ; et elle était morte insol-


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vable, huit jours avant le triomphe à la Sorbonne. Après trois ans de vache enragée chez un oncle, il avait eu le bonheur inespéré d'entrer au ministère, qui devait le mener à tout, et où déjà il s'était marié. —On fait son devoir, le gouvernement fait le sien, murmura-t-il, en établissant le calcul machinal qu'il avait encore trente-six ans à attendre pour être décoré et obtenir deux mille francs de retraite. Puis, il se tourna vers Octave.

— Voyez-vous, monsieur, ce sont les enfants qui sont lourds.

— Sans doute, dit madame Vuillaume. Si nous en avions eu un second, jamais nous n'aurions pu joindre les deux bouts... Aussi, rappelez-vous, Jules, ce que j'ai exigé, en vous donnant Marie: un enfant, pas plus, ou nous nous fâcherions !... Les ouvriers seuls pondent des petits comme les poules, sans s'inquiéter de ce que ça coûtera. Il est vrai qu'ils les lâchent sur le pavé, de vrais troupeaux de bêtes, qui m'écoeurent dans les rues.

Octave avait regardé Marie, croyant que ce sujet délicat allait empourprer ses joues. Mais elle restait pâle, elle approuvait sa mère, avec une sérénité d'ingénue. Il s'ennuyait mortellement et ne savait de quelle façon se retirer. Dans la petite salle à manger froide, ces gens passaient ainsi l'après-midi, en mâchant toutes les cinq minutes des paroles lentes, où ils ne parlaient que de leurs affaires. Les dominos eux-mêmes les dérangeaient trop.

Madame Vuillaume, maintenant, expliquait ses idées. Au bout d'un long silence, qui les laissa tous quatre sans embarras, comme s'ils avaient éprouvé le besoin de se refaire des idées, elle reprit :

— Vous n'avez pas d'enfant, monsieur? Ça viendra... Ah! c'est une responsabilité, surtout pour une mère! Moi, quand cette petite-là est née, j'avais quarante-neuf ans, monsieur, un âge où l'on sait heureusement se conduire . Un garçon encore pousse tout seul, mais une fille ! Et j'ai la consolation d'avoir fait mon devoir, oh ! oui !

Alors, par phrases brèves, elle dit son plan d'éducation. L'honnêteté d'abord. Pas de jeux dans l'escalier, la petite toujours chez elle, et gardée de près, car les gamines ne pensent qu'au mal. Les portes fermées, les fenêtres closes, jamais de courants d'air, qui apportent les vilaines choses de la rue. Dehors, ne point lâcher la main de l'enfant, l'habituer à tenir les yeux baissés, pour éviter les mauvais spectacles. En fait de religion, pas d'abus, ce qu'il en faut comme frein moral. Puis, quand elle a grandi, prendre des maîtresses, ne pas la mettre dans les pensionnats, où les innocentes se corrompent ; et encore assister aux leçons, veiller à ce qu'elle doit ignorer, cacher les journaux bien entendu, et fermer la bibliothèque.

— Une demoiselle en sait toujours de trop, déclara la vieille dame en terminant.


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Pendant que sa mère parlait, Marie, les' yeux vagues, regardait dans le vide. Elle revoyait le petit logement cloîtré, ces pièces étroites de la rue Durantin, où il ne lui était pas permis de s'accouder à la fenêtre. C'était une enfance prolongée, toutes sortes de défenses qu'elle ne comprenait pas, des lignes que sa mère raturait à l'encre sur leur journal de mode, et dont les barres noires la faisaient rougir, des leçons expurgées qui embarrassaient ses maîtresses elle-mêmes, lorsqu'elle les questionnait. Enfance très douce d'ailleurs, croissance molle et tiède de serre chaude, rêve éveillé où les mots de la langue et les faits de chaque jour se déformaient en significations niaises. Et, à cette heure encore, les regards perdus, pleine de ces souvenirs, elle avait aux lèvres le rire d'une enfant, restée ignorante dans le mariage.

— Vous me croirez si vous voulez, monsieur, dit M. Vuillaume, mais ma fille n'avait pas encore lu un seul roman, à dix-huit ans passés... N'est-ce pas, Marie?

— Oui, papa.

— J'ai, continua-t-il, un George Sand très bien relié, et malgré les craintes de sa mère, je me suis décidé à lui permettre, quelques mois avant son mariage, la lecture d'André, une oeuvre sans danger, toute d'imagination, et qui élève l'âme... Moi, je suis pour une éducation libérale. La littérature a certainement des droits... Cette lecture lui produisit un effet extraordinaire, monsieur. Elle pleurait la nuit, en dormant: preuve qu'il n'y a rien de tel qu'une imagination pure pour comprendre le génie.

— C'est si beau ! murmura la jeune femme, dont les yeux brillèrent. Mais Pichon ayant exposé cette théorie : pas de romans avant le mariage,

tous les romans après le mariage, madame Vuillaume hocha la tête. Elle ne lisait jamais, et s'en trouvait bien. Alors, Marie parla doucement de sa solitude.

— Mon Dieu! je prends quelquefois un livre. D'ailleurs, c'est Jules qui choisit pour moi au cabinet du passage Choiseul... Si je touchais du piano encore !

Octave, depuis longtemps, sentait le besoin de placer une phrase.

— Comment ! madame, s'écria-t-il, vous ne touchez pas du piano !

Il y eut une gêne. Les parents prétextèrent une suite de circonstances malheureuses, ne voulant pas avouer qu'ils avaient reculé devant les frais. Du reste, madame Vuillaume affirmait que Marie chantait juste de naissance; quand cette dernière était jeune, elles savait toutes sortes de romances très jolies, il lui suffisait d'entendre les airs une seule fois pour les retenir ; et la mère rappela cette chanson sur l'Espagne, l'histoire d'une captive regrettant son bien-aimé que l'enfant disait avec une expression à


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arracher des larmes aux coeurs les plus durs. Mais Marie restait désolée. Elle laissa échapper ce cri, en étendant la main vers la chambre voisine, où sa petite dormait :

— Ah ! je jure bien que Lilitte saura le piano, quand je devrais faire les plus grands sacrifices !

— Songe d'abord à l'élever comme nous t'avons élevée toi-même, dit sévèrement madame Vuillaume. Certes, je n'attaque pas la musique, elle développe les sentiments. Mais, avant tout, veille sur ta fille, écarte d'elle le mauvais air, tâche qu'elle garde son ignorance...

Elle recommençait, elle appuya même davantage sur la religion, réglant le nombre des confessions par mois, indiquant les messes où il fallait aller absolument, le tout au point de vue des convenances. Alors, Octave, excédé, parla d'un rendez-vous qui le forçait à sortir. Ses oreilles bourdonnaient d'ennui, il voyait bien que cette conversation continuerait de la sorte jusqu'au soir. Et il se sauva, il laissa les Vuillaume et les Pichon se raconter entre eux, autour des mêmes tasses de cafés lentement vidées, ce qu'ils se répétaient ;chaque dimanche. Comme il saluait une dernière fois, Marie, tout d'un coup et sans raison, devint pourpre.

A partir de cette après-midi, Octave, le dimanche, hâta le pas devant la porte des Pichon, surtout lorsqu'il entendait les voix brèves de monsieur et de madame Vuillaume. D'ailleurs, il était tout à la conquête de Valérie. Malgré les regards de flamme dont il se croyait l'objet, elle gardait une réserve inexplicable; et il voyait là un jeu de coquette. Il la rencontra même un jour, comme par hasard, au jardin des Tuileries, où elle se mit à causer tranquillement d'un orage de la veille ; ce qui acheva de le convaincre qu'elle était-diablement forte. Aussi ne quittait-il plus l'escalier, épiant le moment de s'introduire chez elle, décidé à être brutal.

Maintenant, chaque fois qu'il passait, Marie souriait en rougissant. Ils échangeaient des saluts de bon voisinage. Un matin, au déjeuner, comme il lui montait une lettre, dont M. Gourd l'avait chargé, pour s'éviter les quatre étages, il la trouva dans un gros embarras : elle venait d'asseoir Lilitte en chemise sur la table ronde, et tâchait de la rhabiller.

— Qu'y a-til donc ! demanda le jeune homme.

— Mais c'est cette petite ! répondit-elle. J'ai eu la mauvaise idée de la déshabiller, parce qu'elle se plaignait. Et je ne sais plus, je ne sais plus !

— Il la regarda, étonné. Elle tournait et retournait une jupe, cherchait les agrafes. Puis, elle ajouta :

— Vous comprenez, c'est son père qui m'aide à l'arranger, le matin, avant de partir... Moi, je ne me retrouve jamais toute seule dans ses affaires. Ça m'ennuie, ça m'agace...


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La petite, cependant, lasse d'être en chemise, effrayée par la vue d'Octave, se débattait, se renversait sur la table.

— Prenez garde! cria-t-il, elle va tomber.

Ce fut une catastrophe. Marie avait l'air de ne. point oser toucher aux membres nus de sa fille. Elle la regardait toujours avec l'ébahissement d'une vierge, stupéfaite d'avoir pu faire ça, Et, outre la peur de la. casser, il entrait dans sa maladresse une vague répugnance de cette chair vivante. Pourtant, aidée par Octave qu-i la calmait, elle rhabilla Lilitte.

— Comment ferez-vous donc, quand vous en aurez une douzaine? disaitil en riant.

— Mais nous n'en aurons jamais plus! répondit-elle, effarée. Alors il plaisanta : elle avait tort de. jurer, un enfant est si.vite fait!

— Non ! non! répéta-elle avec entêtement., Vous avez entendu, maman, l'autre jour. Elle l'a bien défendu à Jules... Vous ne la connaissez pas:; ce serait des querelles interminables, s'il en» venait un deuxième.

Octave s'amusait de sa tranquillité à discuter cette question. Il la poussa, sans parvenir à l'embarrasser. Elle, du reste, faisait ce. que son mari voulait. Sans doute, elle aimait les enfants ; s'il avait, pu en désirer d'autres, elle n'aurait pas dit non. Et, sous cette complaisance, qui se subordonnait aux ordres de sa mère, perçait une indifférence de femme dont la maternité ne s'était pas éveillée. Lilitte l'occupait comme son ménage, qu'elle tenait par devoir. Quand elle avait lavé la vaisselle et promené la petite, elle continuait son ancienne vie de jeune fille, d'un vide somnolent, bercée dans l'attente vague d'une joie qui ne venait point. Octave ayant dit qu'elle devait s'ennuyer, toujours seule, elle parut surprise: non, elle ne s'ennuyait jamais, les journées coulaient tout de; même, sans qu'elle sût, en se couchant, à quelle besogne elle des avait passées. Puis, le dimanche, elle sortait parfois avec son mari; ses parents venaient, ou encore elle lisait. Si la lecture ne lui avait pas donné mal à la tête, elle aurait lu du matin au soir, maintenant qu'il lui était permis.de tout lire.

— Ce qui est contrariant, reprit-elle, c'est, qu'ils n'ont rien, au cabinet du passage Choiseul... Ainsi, j'ai voulu avoir André, pour le relire, tant ça m'a fait pleurer autrefois. Eh bien ! justement, on leur a volé le volume... Avec ça, mon père me refuse le sien, parce que Lilitte déchirerait, les images.

— Mais, dit Octave, mon ami Campardon a tout George Sand... Je vais lui demander André pour vous.

Elle rougit, ses yeux brillèrent. Vraiment, il était trop aimable ! Et, quand il la laissa, elle resta devant Lilitte, les bras ballants, la tête sans une idée, dans l'attitude qu'elle gardait pendant des, après-midi entières. Elle détes-


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tait la couture, elle faisait du crochet, toujours le même bout, qui traînait sur les meubles.

Le lendemain, un dimanche, Octave lui apporta le livre. Pichon avait dû sortir, pour déposer une carte de visite chez un de ses supérieurs. Et, comme le jeune homme la trouvait habillée, au retour d'une course faite dans le voisinage, il lui demanda par curiosité si elle revenait de la messe, la croyant dévote. Elle répondit que non. Avant de la marier, sa mère l'y conduisait très régulièrement. Pendant les six premiers mois de son ménage, l'habitude étant prise, elle y était retournée, avec la continuelle crainte d'arriver en retard. Puis, elle ne savait pourquoi, après quelques messes manquées, elle n'y avait pas remis les pieds. Son mari détestait les prêtres, et sa mère, maintenant, ne lui en ouvrait même plus la bouche. Cependant, elle restait remuée par la question d'Octave, comme s'il venait d'éveiller en elle des choses ensevelies sous les paresses de son existence.

— Il faudra que j'aille à Saint-Roch, un de ces matins, dit-elle. Une occupation qui vous manque, ça fait tout de suite un vide.

Et, sur ce pâle visage de fille tardive, née de parents trop vieux, parut le regret maladif d'une autre existence, rêvée jadis, au pays des chimères. Elle ne pouvait rien cacher, tout lui montait à la face, sous sa peau d'une finesse et d'une transparence de chlorose. Puis, elle s'attendrit, elle prit les mains d'Octave, d'un geste familier.

— Ah ! que je vous remercie de m'avoir apporté ce livre !... Venez demain après déjeuner. Je vous le rendrai et je vous dirai l'effet que ça m'aura produit... N'est-ce pas ? ce sera amusant.

En la quittant, Octave pensa qu'elle était drôle tout de même. Elle finissait par l'intéresser, il voulait parler à Pichon, pour le dégourdir et la lui faire secouer un peu ; car, à coup sûr, cette petite femme n'ayait besoin que d'être secouée. Justement, le lendemain, il rencontra l'employé qui partait ; et il l'accompagna, quitte à arriver lui-même au Bonheur des Dames, un quart d'heure en retard. Mais Pichon lui sembla moins éveillé encore que sa femme, pleins de manies commençantes, tout entier au souci de ne pas crotter ses souliers, par les temps de pluie. Il marchait sur la pointe des pieds, en parlant de son sous-chef, continuellement. Octave qui, dans cette affaire, était animé d'intentions fraternelles, finit par le lâcher, rue SaintHonoré, après lui avoir conseillé de mener souvent Marie au théâtre.

— Pourquoi donc ? demanda Pichon ahuri.

— Parce que c'est bon pour les femmes. Ça les rend gentilles.

— Ah ! vous croyez ?

Il promit d'y songer, il traversa la rue, en guettant les fiacres avec terreur, travaillé dans la vie du seul tourment des éclaboussures.


Comme elle refusait de lu suivre dansla chambre, il la renversa brutalement au bord de la table (p. 86).

E. ZOLA. — POT-BOUILLE.

LIV. 11



POT-BOUILLE 43

Au déjeuner, Octave frappa chez les Pichon, pour reprendre le livre. Marie lisait, les coudes sur la table, les deux mains au fond de ses cheveux dépeignés. Elle venait de manger, sans nappe, un oeuf dans un plat de ferblanc, qui traînait, au milieu de la débandade d'un couvert mis à la hâte. Par terre,, Lilitte, oubliée, dormait, le nez sur les débris d'une assiette, qu'elle avait cassée sans doute.

— Eh bien ? demanda Octave.

Marie ne répondit pas tout de suite. Elle avait gardé son peignoir du matin, dont les boutons arrachés montraient son cou, dans un désordre de femme qui se lève.

— J'ai lu à peine cent pages, finit-elle par dire. Mes parents sont venus hier. Et elle parla d'une voix pénible, la bouche amère. Quand elle était jeune,

elle aurait voulu habiter au fond des bois. Elle rêvait toujours qu'elle rencontrait un chasseur, qui sonnait du cor. Il s'approchait, se mettait à genoux. Ça se passait dans un taillis, très loin, où des roses fleurissaient comme dans un parc. Puis, tout d'un coup, ils étaient mariés, et alors ils vivaient là, à se promener, éternellement. Elle, très heureuse, ne souhaitait plus rien. Lui, d'une tendresse et d'une soumission d'esclave, restait à ses pieds.

— J'ai causé avec votre mari, ce matin, dit Octave. Vous ne sortez pas assez, et je l'ai décidé à vous conduire au théâtre.

Mais elle secoua la tête, pâlie d'un frisson. Il se fit un silence. Elle retrouvait l'étroite salle à manger, avec son jour froid. L'image de Jules, maussade et correcte, avait brusquement jeté son ombre sur le chasseur des romances qu'elle chantait, et dont le cor lointain sonnait toujours à ses oreilles. Parfois, elle écoutait : il arrivait peut-être. Son mari ne lui avait jamais pris les pieds dans ses deux mains pour les baiser ; jamais non plus, il ne s'était agenouillé pour lui dire qu'il l'adorait. Cependant, elle l'aimait bien ; mais elle s'étonnait que l'amour n'eût pas plus de douceur.

— Ce qui m'étouffe, voyez-vous, reprit-elle en revenant au livre, c'est lorsqu'il y a, dans les romans, des endroits où les personnages se font des déclarations.

Pour la première fois, Octave s'était assis. Il voulut rire, goûtant peu les bagatelles sentimentales.

— Moi, dit-il, je déteste les phrases... Quand on s'adore, le mieux est de se le prouver tout de suite.

Mais elle parut ne pas comprendre, les regards clairs. Il allongea la main, effleura la sienne, se pencha pour voir un passage du livre, si près d'elle, que son haleine lui chauffait l'épaule, par l'écartement du peignoir ; et elle restait la chair morte. Alors, il se leva, plein d'un mépris où il entrait de la pitié. Comme il partait, elle dit encore :


84 POT-BOUILLE

— Je lis très lentement, je n'aurai pas fini avant demain... C'est demain que ce sera amusant ! Entrez le soir.

Certes, il n'avait aucune idée sur elle, et pourtant il était révolté. Une amitié singulière lui venait pour ce jeune ménage, qui l'exaspérait, tellement il lui semblait idiot dans la vie. Et l'idée lui poussait de leur rendre service, malgré eux : il les emmènerait dîner, les griserait, s'amuserait à les pendre au cou l'un de l'autre. Quand ces accès de bonté le prenaient, lui qui n'aurait pas prêté dix francs, il adorait jeter l'argent par les fenêtres, pour accrocher deux amoureux et leur donner du bonheur.

Du reste, la froideur de la petite madame Pichon ramenait Octave à l'ardente Valérie. Certainement, celle-ci ne se laisserait pas souffler deux fois sur la nuque. Il avançait dans ses faveurs : un jour qu'elle montait devant lui, il avait risqué un compliment sur sa jambe, sans qu'elle parût fâchée.

Enfin, l'occasion guettée depuis si longtemps, se présenta. C'était le soir où Marie lui avait fait promettre de venir : ils seraient seuls pour causer du roman, son mari ne devait rentrer que très tard. Mais le jeune homme avait préféré sortir, pris d'effroi à l'idée de ce régal littéraire. Pourtant, il se risquait vers dix heures, lorsqu'il rencontra sur le palier du premier étage, la bonne de Valérie, l'air effaré, qui lui dit :

— Madame a une crise de nerfs, monsieur n'est pas là, tout le monde en face est au théâtre... Venez, je vous en supplie. Je suis seule, je ne sais que faire.

Valérie était allongée dans un fauteuil de sa chambre, les membres rigides. La bonne l'avait délacée, sa gorge sortait de son corset ouvert. D'ailleurs, la crise céda presque tout de suite. Elle ouvrit les yeux, s'étonna d'apercevoir Octave, agit du reste comme devant un médecin.

— Je vous demande pardon, monsieur, murmura-t-elle, la voix encore étranglée. Cette fille n'est chez moi que depuis hier, et elle a perdu la tête..

Sa tranquillité parfaite à ôter son corset et à rattacher sa robe, gêna le jeune homme. Il restait debout, se jurant de ne pas partir ainsi, n'osant pourtant s'asseoir. Elle avait renvoyé la bonne, dont la vue paraissait l'agacer ; puis elle était allée à la fenêtre, pour aspirer l'air froid du dehors, la bouche grande ouverte par de longs bâillements nerveux. Après un silence, ils causèrent. Ça l'avait prise vers quatorze ans, le docteur Juillerat était fatigué de la droguer ; tantôt ça la tenait dans les bras, tantôt dans les reins. Enfin, elle s'y accoutumait ; autant ça qu'autre chose, puisque personne ne se portait bien, décidément. Et, pendant qu'elle parlait, les membres las, il s'excitait à la regarder, il la trouvait provocante au milieu de son désordre, avec son teint de plomb, son visage tiré parla crise comme par toute une nuit d'amour. Derrière le flot noir de ses cheveux dénoués,


POT-BOUILLE 85

qui coulait sur ses épaules, il croyait voir la tête pauvre et sans barbe du mari. Alors, les mains tendues, du geste brutal dont il aurait empoigné une fille, il voulut la prendre.

— Eh bien ! quoi donc ? dit-elle d'une voix pleine de surprise.

A son tour, elle le regardait, les yeux si froids, la chair si calme, qu'il se sentit glacé et laissa retomber ses mains, avec une lenteur gauche, comprenant le ridicule de son geste. Puis, dans un dernier bâillement nerveux qu'elle étouffait, elle ajouta lentement :

— Ah ! cher monsieur, si vous saviez !

Et elle haussa les épaules, sans se fâcher, comme écrasée sous le mépris et la lassitude de l'homme. Octave crut qu'elle se décidait à le faire jeter dehors, quand il la vit se diriger vers un cordon de sonnette, en traînant ses jupes mal renouées. Mais elle désirait du thé, simplement; et elle le commanda très léger et très chaud. Tout à fait démonté, il balbutia, s'excusa, prit la porte, tandis qu'elle s'allongeait de nouveau au fond de son fauteuil, de l'air d'une femme frileuse qui a de gros besoins de sommeil.

Dans l'escalier, Octave s'arrêtait à chaque étage. Elle n'aimait donc pas ça ? Il venait de la sentir indifférente, sans désir comme sans révolte, aussi peu commode que sa patronne, madame Hédouin. Pourquoi Campardon la disait-il hystérique? c'était inepte, de l'avoir trompé, en lui contant cette farce ; car jamais, sans le mensonge de l'architecte, il n'aurait risqué une telle aventure. Et il restait étourdi du dénouement, troublé dans ses idées sur l'hystérie, songeant aux histoires qui couraient. Le mot de Trublot lui revint : on ne savait pas, avec ces détraquées dont les yeux, luisaient comme des braises.

En haut, Octave, vexé contre les femmes, étouffa le bruit de ses bottines. Mais la porte des Pichon s'ouvrit, et il dut se résigner. Marie l'attendait, debout dans l'étroite pièce, que la lampe charbonnée éclairait mal. Elle avait tiré le berceau près de la table, Lilitte dormait là, sous le rond de clarté jaune. Le couvert du déjeuner devait avoir servi pour le dîner, car le livre fermé se trouvait à côté d'une assiette sale, où traînaient des queues de radis.

— Vous avez fini? demanda Octave, étonné du silence de la jeune femme.

Elle semblait ivre, le visage gonflé, comme au sortir d'un sommeil trop lourd.

— Oui, oui, dit-elle avec effort. Oh ! j'ai passé une journée, la tête dans les mains, enfoncée là-dedans... Quand ça vous prend, on ne sait plus où l'on est... J'ai très mal au cou.

Et, courbaturée, elle ne parla pas davantage du livre, si pleine de son


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émotion, des rêveries confuses de sa lecture, qu'elle suffoquait. Ses oreilles bourdonnaient, aux appels lointains du cor, dont sonnait le chasseur de ses romances, dans le bleu des amours idéales. Puis, sans transition, elle dit qu'elle était allée le matin à Saint-Roch entendre la messe de neuf heures. Elle avait beaucoup pleuré, la religion remplaçait tout.

— Ah ! je vais mieux, reprit-elle en poussant un profond soupir et en s'arrêtant devant Octave.

Il y eut un silence. Elle lui souriait de ses yeux candides. Jamais il ne l'avait trouvée si inutile, avec ses cheveux rares et ses traits noyés. Mais, comme elle continuait à le contempler, elle devint très pâle, elle chancela; et il dut avancer les mains pour la soutenir.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! bégaya-t-elle dans un sanglot. Il la gardait, embarrassé.

— Vous devriez prendre un peu de tilleul... C'est d'avoir trop lu.

— Oui, ça m'a tourné sur le coeur, quand je me suis vue seule, en fermant le livre... Que vous êtes bon, monsieur Mouret ! Sans vous, je me faisais du mal.

Cependant, il cherchait du regard une chaise, où il put l'asseoir.

— Voulez-vous que j'allume du feu ?

— Merci, ça vous salirait... J'ai bien remarqué que vous portiez toujours des gants.

Et, reprise de suffocation, à cette idée, tout d'un coup défaillante, elle donna dans le vide un baiser maladroit, comme au hasard de son rêve, et qui effleura l'oreille du jeune homme.

Octave reçut ce baiser avec stupeur. Les lèvres de la jeune femme étaient glacées. Puis, lorsqu'elle eut roulé contre sa poitrine, dans un abandon de tout le corps, il s'alluma d'un brusque désir, il voulut l'emporter au fond de la chambre. Mais cette approche si rude éveilla Marie de l'inconscience de sa chute ; l'instinct de la femme violentée se révoltait, elle se débattit, elle appela sa mère, oubliant son mari, qui allait rentrer, et sa fille, qui dormait près d'elle.

— Pas ça, oh ! non, oh ! non... C'est défendu. Lui, ardemment, répétait :

— On ne le saura pas, je ne le dirai à personne.

— Non, monsieur Octave .. Vous allez gâter le bonheur que j'ai de vous avoir rencontré... Ça ne vous avancera à rien, je vous assure, et j'avais rêvé des choses...

Alors, il ne parla plus, ayant une revanche à prendre, se disant tout bas, crûment : « Toi tu vas y passer! » Comme elle refusait de le suivre dans la chambre, il la renversa brutalement au bord de la table; et elle


POT-BOUILLE 87

se soumit, il la posséda, entre l'assiette oubliée et le roman, qu'une secousse fit tomber par terre. La porte n'avait pas même été fermée, la solennité de l'escalier montait au milieu du silence. Sur l'oreiller du berceau, Lilitte dormait paisiblement.

Lorsque Marie et Octave se furent relevés, dans le désordre des jupes, ils ne trouvèrent rien à se dire. Elle, machinalement, alla regarder sa fille, ôta l'assiette, puis la reposa. Lui, restait muet, pris du même malaise, tant l'aventure était inattendue; et il se rappelait que, fraternellement, il avait projeté de pendre la jeune femme au cou de son mari. Il finit par murmurer, sentant le besoin de rompre ce silence intolérable :

— Vous n'aviez donc pas fermé la porte?

Elle jeta un coup d'oeil sur le palier, elle balbutia :

— C'est vrai, elle était ouverte.

Sa marche semblait gênée, et il y avait un dégoût sur son visage. Le jeune homme songeait maintenant que ce n'était pas drôle, avec une femme sans défense, au fond de cette solitude et de cette bêtise. Elle n'avait pas même eu de plaisir.

— Tiens ! le livre qui est tombé par terre ! reprit-elle en le ramassant. Mais un coin de la reliure s'était cassé. Cela les rapprocha, ce fut un

soulagement. La parole leur revenait. Marie se montrait désolée.

— Ce n'est pas ma faute... Vous voyez, je l'avais enveloppé de papier, de peur de le salir... Nous l'avons poussé, sans le faire exprès.

— Il était donc là? dit Octave. Je ne l'ai pas remarqué... Oh! pour moi, je m'en fiche ! Mais Campardon tient tant à ses livres !

Tous deux se le passaient, tâchaient de redresser le coin. Leurs doigts se mêlaient, sans un frisson. En réfléchissant aux suites, ils restaient vraiment consternés du malheur arrivé à ce beau volume de George Sand.

— Ça devait mal finir, conclut Marie, les larmes aux yeux.

Octave fut obligé de la consoler. Il inventerait une histoire, Campardon ne le mangerait pas. Et leur embarras recommença, au moment de la séparation. Ils auraient voulu se dire au moins une phrase aimable ; mais le tutoiement s'étranglait dans leur gorge. Heureusement, un pas se fit entendre, c'était le mari qui montait. Octave, silencieux, la reprit et la baisa à son tour sur la bouche. Elle se soumit de nouveau, complaisante, les lèvres glacées comme auparavant. Lorsqu'il fut rentré sans bruit dans sa chambre, il se dit, en ôtant son paletot, que celle-là non plus n'avait pas l'air d'aimer ça. Alors, que demandait-elle? et pourquoi tombait-elle au bras du monde? Décidément, les femmes étaient bien drôles.

Le lendemain, chez les Campardon, après le déjeuner, Octave expliquait une fois de plus qu'il venait de cogner maladroitement le volume, lorsque


88 POT-BOUILLE

Marie entra. Elle conduisait Lilitte aux Tuileries, elle demanda si l'on voulait lui confier Angèle. Et, sans trouble, elle sourit à Octave, elle regarda de son air innocent le livre resté sur unechaise.

— Comment donc ! c'est moi qui vous remercie, dit madame Campardon. Angèle, va mettre un chapeau... Avec vous,je n'ai pas peur.

Marie, très modeste, dans une simple robe de laine sombre, causa de son mari qui, là veille, était rentré enrhumé, et du prix de la viande, qu'on ne pourrait plus aborder bientôt. Puis, quand elle eut emmené Angèle, tous se penchèrent aux fenêtres, pour les voir partir. Sur le trottoir, Marie poussait doucement,: de ses mains gantées, la voiture de Lilitte; pendant que, se sachant regardée, Angèle marchait près d'elle, les yeux à terre.

— Est-elle assez comme il faut! s'écria madame Campardon. Et si douce! et si honnête!

Alors, l'architecte frappa sur l'épaule d'Octave, en disant :

— L'éducation dans la famille, mon cher, il n'y a que ça!


Parole d'honneur, je n'ai pas un sous-Pinissez donc, vous me chatouillez (p. 51.)

E. ZOLA. — POT-BOUILLE.

LIV. 12



V

Ce soir-là, il y avait réception et concert chez les Duveyrier. Vers dix heures, Octave qu'ils invitaient pour la première fois, achevait de s'habiller •dans sa chambre. Il était grave, il éprouvait contre lui-même une sourde irritation. Pourquoi avait-il raté Valérie, une femme si bien apparentée? Et Berthe Josserand, n'aurait-il pas dû réfléchir, avant de la, refuser? Au moment où il mettait sa cravate blanche, la pensée de Marie Pichon venait de lui être insupportable: cinq mois de Paris, et rien que cette pauvre aventure ! Cela lui; était pénible comme une honte,, car il sentait profondément le vide et l'inutilité d'une telle liaison. Aussi se jurait-il, en prenant ses gants, de ne plus perdre son temps de la sorte. Il était décidé à agir,,puisqu'il pénétrait enfin dans le monde, où les occasions, certes, ne manquaient pas.

Mais, au bout du couloir, Marie le guettait. Pichon n'étant pas là, il fut obligé d'entrer un instant.

— Comme vous voilà beau ! murmura-t-elle,

On ne les avait jamais invités chez les Duveyrier, ce qui l'emplissait de respect pour le salon du premier étage. D'ailleurs, elle ne jalousait personne, elle ne s'en trouvait ni la volonté ni. la force.

— Je vous attendrai, reprit-elle en tendant le front. Ne remontez pas trop tard, vous me direz si vous vous êtes amusé.

Octave dut mettre un baiser sur ses cheveux. Bien que des rapports se fussent établis, à son gré, lorsqu'un désir ou le désoeuvrement le ramenait près d'elle, ni l'un ni l'autre ne se tutoyait encore. Il descendit enfin ; et elle, penchée au-dessus de la rampe, le suivait des yeux.

A la même minute, tout un drame se passait chez les Josserand. La soirée des Duveyrier où ils se rendaient, allait, dans l'esprit de la mère, décider du mariage de Berthe et d'Auguste Vabre. Celui-ci, vivement attaqué depuis quinze jours, hésitait encore, travaillé de doutes évidents sur la


92 POT-BOUILLE

question de la dot. Aussi, madame Josserand, pour frapper un coup décisif, avait-elle écrit à son frère, lui annonçant le projet de mariage et lui rappelant ses promesses, avec l'espoir qu'il s'engagerait, dans sa réponse, par quelque phrase dont elle tirerait parti. Et toute la famille attendait neuf heures devant le poêle de la salle à manger, habillée, sur le point de descendre, lorsque M. Gourd avait monté une lettre de l'oncle Bachelard, oubliée sous la tabatière de madame Gourd, depuis la dernière distribution.

— Ah! enfin! dit madame Josserand, en décachetant la lettre.

Le père et les deux filles, anxieusement, la regardaient lire. Autour d'eux, Adèle, qui avait dû habiller ces dames, tournait de son air lourd, desservant la table où traînait encore la vaisselle du dîner. Mais madame Josserand était devenue toute pâle.

— Rien! rien! bégaya-t-elle, pas une phrase nette!... Il verra plus tard, au moment du mariage... Et il ajoute qu'il nous aime bien tout de même... Quelle fichue canaille !

M. Josserand, en habit, était tombé sur une chaise. Hortense et Berthe s'assirent également, les jambes cassées ; et elles restaient là, l'une en bleu, l'autre en rose, dans leurs éternelles toilettes, retapées une fois de plus.

— Je l'ai toujours dit, murmura le père, Bachelard nous exploite... Jamais il ne lâchera un sou.

Debout, vêtue de sa robe feu, madame Josserand relisait la lettre.. Puis, elle éclata.

— Ah! les hommes!... Celui-là, n'est-ce pas? on le croirait idiot, tant il abuse de la vie. Eh bien! pas du tout! Il a beau n'avoir jamais sa raison, il ouvre l'oeil dès qu'on lui parle d'argent... Ah! les hommes!

Elle se tournait vers ses filles, auxquelles cette leçon s'adressait.

— C'est au point, voyez-vous, que.je me demande quelle rage vous prend de vouloir vous marier... Allez, si vous en aviez par-dessus la tête, comme moi ! Pas un garçon qui vous aime pour vous et qui vous apporte une fortune, sans marchander! Des oncles millionnaires qui, après s'être fait nourrir pendant vingt ans, ne donneraient seulement pas une dot à leurs nièces! Des maris incapables, oh ! oui, monsieur, incapables!

M. Josserand baissa la tête. Cependant, Adèle, sans même écouter, achevait de desservir la table. Mais, tout d'un coup, la colère de madame Josserand tomba sur elle.

— Que faites-vous là, à nous moucharder?... Allez donc voir dans la cuisine si j'y suis!

Et elle conclut.

— Enfin, tout pour ces vilains moineaux, et, pour nous, une brosse, si


POT-BOUILLE 93

le ventre nous démange... Tenez! ils ne sont bons qu'à être fichus dedans! Rappelez-vous ce que je dis !

Hortense et Berthe hochèrent la tête, comme pénétrées de ces conseils. Depuis longtemps, leur mère les avaient convaincues de la parfaite infériorité des hommes, dont l'unique rôle devait être d'épouser et de payer. Un grand silence se fit, dans la salle à manger fumeuse, où la débandade du couvert, laissée par Adèle, mettait une odeur enfermée de nourriture. Les Josserand, en grande toilette, épars et accablés sur des sièges, oubliaient le concert des Duveyrier, songeaient aux continuelles déceptions de l'existence. Au fond de la chambre voisine, on entendait les ronflements de Saturnin, qu'ils avaient couché de bonne heure.

Enfin, Berthe parla.

— C'est raté alors... On se déshabille?

Mais, du coup, madame Josserand retrouva son énergie. Hein? quoi? se déshabiller! et pourquoi donc? est-ce qu'ils n'étaient pas honnêtes, est-ce que leur alliance n'en valait pas une autre? Le mariage se ferait quand même, ou elle crèverait plutôt. Et, rapidement, elle distribua les rôles : les deux demoiselles reçurent l'ordre d'être très aimables pour Auguste, de ne plus le lâcher, tant qu'il n'aurait pas fait le saut; le père avait la mission de conquérir le vieux Vabre et Duveyrier, en disant toujours comme eux, si cela était à la portée de son intelligence; quant à elle, désireuse de ne rien négliger, elle se chargeait des femmes, elle saurait bien les mettre toutes dans son jeu. Puis, se recueillant, jetant un dernier coup d'oeil autour de la salle à manger, comme pour voir si elle n'oubliait aucune arme, elle prit un air terrible d'homme de guerre qui conduirait ses filles au massacre, et dit ce seul mot d'une voix forte :

— Descendons !

Ils descendirent. Dans la solennité de l'escalier, M. Josserand était plein de trouble, car il prévoyait des choses désagréables pour sa conscience trop étroite de brave homme.

Lorsqu'ils entrèrent, on s'écrasait déjà chez les Duveyrier. Le piano à queue, énorme, tenait tout un panneau du salon, devant lequel les dames se trouvaient rangées, sur des files de chaises, comme au théâtre; et deux flots épais d'habits noirs débordaient, aux portes laissées grandes ouvertes de la salle à manger et du petit salon. Le lustre et les appliques, les six lampes posées sur des consoles, éclairaient d'une clarté aveuglante de plein jour la pièce blanc et or, dans laquelle tranchait violemment la soie rouge du meuble et des tentures. Il faisait chaud, les éventails soufflaient, de leur haleine régulière, les pénétrantes odeurs des corsages et des épaules nues.


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Mais, justement,, madame Duveyrier se mettait au piano., D'un, geste, madame Josserand, souriante, la supplia de ne pas se déranger; et elle laissa ses filles; au. milieu des hommes, en acceptant pour elle une chaise, entre Valérie et madame Juzeur. M., Josserand avait.gagné le petit salon, où le propriétaire, M. Vabre, sommeillait à sa place habituelle,.dans le coin d'un canapé. On voyait encore.là Campardon, Théophile; et Auguste Vabre, le docteur Juillerat, l'abbé.Mauduit, faisant un groupe; tandis que Trublot et Octave, qui s'étaient retrouvés, venaient de fuir; la musique, au fond, de la salle à, manger. Près, d'eux, derrière le flot des habits, noirs, Duveyrier, de taille haute et maigre,, regardait fixement sa femme assise au piano, attendant le silence. A la boutonnière: de son habit, il portait le ruban de la Légion d'honneur, en un petit noeud correct.

— Chut! chut! taisez-vous! murmurèrent des voix amies.

Alors,, Clotilde Duveyrier attaqua un nocturne de Chopin, d'une extrême difficulté d'exécution.. Grande et belle, avec de magnifiques cheveux roux, elle avait un visage long, d'une pâleur et d'un froid de neige ; et, dans ses yeux gris, la musique seule allumait une flamme, une passion exagérée, dont elle, vivait, sans aucun autre besoin d'esprit ni de chair. Duveyrier continuait à la. regarder ; puis, dès les premières mesures, une exaspération nerveuse lui amincit les lèvres, il s'écarta, se tint au fond de. la salle à manger. Sur sa face rasée, au menton pointu et aux yeux obliques, de larges plaques rouges indiquaient.un sang mauvais, toute une âcreté brûlant à.fleur de peau.

Trublot, qui, l'examinait, dit tranquillement :

— Il n'aime pas la musique.

— Moi non plus, répondit Octave.

— Oh! vous, ça n'a pas le même inconvénient... Un homme, mon cher, qui avait toujours eu de la chance. Pas plus fort qu'un autre, mais poussé par tout le monde. D'une vieille famille bourgeoise, un père ancien président. Attaché au parquet dès sa sortie de l'Ecole, puis juge suppléant à Reims, de là, juge à Paris, au tribunal de première instance, décoré, et enfin conseiller à la cour, avant quarante-cinq ans... Hein! c'est raide! Mais il n'aime pas la musique, le piano a gâté sa vie... On ne peut pas tout avoir.

Cependant, Clotilde enlevait les difficultés avec un sang-froid extraordinaire. Elle était à son piano comme une écuyère sur son cheval. Octave s'intéressa uniquement au travail furieux de ses mains.

— Voyez donc ses doigts, dit-il, c'est épatant !... Ça doit lui faire mal, au bout d'un quart d'heure.

Et tous deux causèrent des femmes, sans s'occuper davantage de ce


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qu'elle jouait. Octave éprouva un embarras, en apercevant Valérie : comment agirait-il tout à l'heure? lui parlerait-il ou feindrait-il de ne pas la voir? Trublot montrait un grand dédain: pas une encore qui aurait fait son affaire; et, comme son compagnon protestait, cherchant des yeux, disant qu'il devait y en avoir, là-dedans, dont il se serait accommodé, il déclara doctement :

— Eh bien ! faites votre choix, et vous verrez ensuite, au déballage.... Hein ? pas celle qui a des plumes, là-bas ; ni la blonde, à la robe mauve ; ni cette vieille, bien qu'elle soit grasse au moins... Je vous le dis, mon cher, c'est idiot, de chercher dans le monde. Des manières, set pas de plaisir;!

Octave souriait. Lui, avait sa position à faire; il ne pouvait écouter seulement son goût, comme Trublot, dont le père-était si riche. Une rêverie l'envahissait devant ces rangées profondes de femmes, il se demandait laquelle il aurait prise pour sa fortune et sa joie.,si les maîtres.de la maison lui avaient permis d'en emporter une. Brusquement, comme il les pesait du. regard, les unes après les autres, il s'étonna.

— Tiens ! ma patronne ! Elle vient donc ici?

— Vous l'ignoriez? dit Trublot. Malgré leur différence d'âges, madame Hédouin et madame Duveyrier sont deux amies de pension. Elles ne se quittaient pas, on les appelait les ours blancs, parce-qu'elles étaient toujours à vingt degrés au-dessous de zéro... Encore des femmes d'agrément! Si Duveyrier n'avait pas d'autre boule d'eau chaude à se mettre aux pieds, l'hiver!

Mais Octave, maintenant, était sérieux. Pour la première fois, il voyait madame Hédouin en toilette de soirée, les épaules et les bras nus, avec ses cheveux noirs nattés sur le front ; et c'était, sous l'ardente lumière, comme la réalisation de ses désirs : une femme superbe, à la santé vaillante, à la beauté calme, qui devait être tout bénéfice pour un homme. Des plans compliqués l'absorbaient déjà, lorsqu'un vacarme le tira de sa rêverie.

— Ouf ! c'est fini ! dit Trublot.

On complimentait Clotilde. Madame Josserand, qui s'était précipitée,.lui serrait les deux mains ; tandis que les hommes, soulagés,, reprenaient leur conversation, et que les dames, d'une main plus vive, s'éventaient Duveyrier osa se risquer alors à retourner dans le petit salon, où, Trublot et Octave le suivirent. Au milieu des jupes, le premier se pencha à l'oreille du second.

— Regardez à votre droite... Voilà le raccrochage qui commence. C'était madame Josserand qui lançait Berthe sur Auguste.Il avait-eu

l'imprudence de venir saluer ces dames. Ce soir-là, sa tête le laissait assez tranquille; il sentait un seul point névralgique, dans l'oeil gauche ; mais il


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redoutait la fin de la soirée, car on allait chanter, et rien ne lui était plus mauvais.

— Berthe, dit la mère, indique donc à monsieur le remède que tu as copié pour lui, dans un livre... Oh ! c'est souverain contre les migraines !

Et, la partie étant engagée, elle les laissa debout, près d'une fenêtre.

— Diable ! s'ils en sont à la pharmacie ! murmura Trublot.

Dans le petit salon, M. Josserand, désireux de satisfaire sa femme, était resté devant M. Vabre, très embarrassé, car le vieillard dormait, et il n'osait le réveiller pour se montrer aimable. Mais, quand la musique cessa, M. Vabre ouvrit les paupières. Petit et gros, complètement chauve, avec deux touffes de cheveux blancs sur les oreilles, il avait une face rougeaude ; à la bouche lippue, aux yeux ronds et à fleur de tête. M. Josserand s'éiant informé poliment de sa santé, la conversation s'engagea. L'ancien notaire, dont les quatre ou cinq idées se déroulaient toujours dans le même ordre, lâcha d'abord une phrase sur Versailles, où il avait exercé pendant quarante ans ; ensuite, il parla de ses fils, regrettant encore que ni l'aîné ni le cadet ne se fût montré assez capable pour reprendre son étude, ce qui l'avait décidé à vendre et à venir habiter Paris ; enfin, arriva l'histoire de sa maison, dont la construction restait le roman de son existence.

— J'ai englouti là trois cent mille francs, monsieur. Une spéculation superbe, disait mon architecte. Aujourd'hui, j'ai bien de la peine à retrouver mon argent; d'autant plus que tous mes enfants sont venus se loger chez moi, avec l'idée de ne pas me payer, et que je ne toucherais jamais un terme, si je ne me présentais moi-même, le quinze... Heureusement, le travail me console.

— Vous travaillez toujours beaucoup? demanda M. Josserand.

— Toujours, toujours, monsieur ! répondit le Vieillard avec une énergie désespérée. Le travail, c'est ma vie.

Et il expliqua son grand ouvrage. Depuis dix ans, il dépouillait chaque année le catalogue officiel du Salon de peinture, portant sur des fiches, à chaque nom de peintre, les tableaux exposés. Il en parlait d'un air de lassitude et d'angoisse ; l'année lui suffisait à peine, c'était une besogne si ardue souvent, qu'il y succombait : ainsi, par exemple, lorsqu'une femme artiste se mariait et qu'elle exposait ensuite sous le nom de son mari, comment pouvait-il s'y reconnaître?

— Jamais mon travail ne sera complet, c'est ce qui me tue, murmura-t-il.

— Vous vous intéressez aux arts? reprit M. Josserand, pour le flatter. M. Vabre le regarda, plein de surprise.

— Mais non, je n'ai pas besoin de voir les tableaux. Il s'agit d'un travail


Alors, les mains tendues, du geste brutal dont il aurait empoigné une fille, il voulut la prendre (p. 85.)

JE. ZOLA. — POT-BOUILLE.

LIV. 1 3



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de statistique... Tenez ! il vaut mieux que je me couche, j'aurai la tête plus libre demain. Bonsoir, monsieur.

Il s'appuya sur une canne, qu'il gardait même dans l'appartement, et se retira d'une marche pénible, les reins déjà gagnés par la paralysie. M. Josserand restait perplexe : il n'avait pas très bien compris, il craignait de ne pas avoir parlé des fiches avec assez d'enthousiasme.

Mais un léger brouhaha qui vint du grand salon, ramena Trublot et Octave près de la porte. Ils virent entrer une dame d'environ cinquante ans, très forte et encore belle, suivie par un jeune homme correct, l'air sérieux.

— Comment ! ils arrivent ensemble ! murmura Trublot. Eh bien ! ne vous gênez plus !

C'étaient madame Dambreville et Léon Josserand. Elle devait le marier ; puis, elle l'avait gardé pour son usage, en attendant; et ils étaient en pleine lune de miel; ils s'affichaient dans les salons bourgeois. Des chuchotements coururent parmi les mères ayant des filles à caser. Mais madame Duveyrier s'avançait au-devant de madame Dambreville, qui lui fournissait des jeunes gens pour ses choeurs. Tout de suite, madame Josserand la lui enleva et la combla d'amitiés, réfléchissant qu'elle pouvait avoir besoin d'elle. Léon échangea un mot froid avec sa mère; pourtant, depuis sa liaison, celle-ci commençait à croire qu'il ferait tout de même quelque chose.

— Berthe ne vous voit pas, dit-elle à madame Dambreville. Excusez-la, elle est en train d'indiquer un remède à monsieur Auguste.

— Mais ils sont très bien ensemble, il faut les laisser, répondit la dame, qui comprenait, sur un coup d'oeil.

Toutes deux, maternellement, regardèrent Berthe. Elle avait fini par pousser Auguste dans l'embrasure de la fenêtre, où elle l'enfermait de ses jolis gestes. Il s'animait, il risquait la migraine.

Cependant, un groupe d'hommes graves causaient politique, dans le petit salon. La veille, à propos des affaires de Rome, il y avait eu une séance orageuse au Sénat, où l'on discutait l'adresse ; et le docteur Juillerat, d'opinion athée et révolutionnaire, soutenait qu'il fallait donner Rome au roi d'Italie, tandis que l'abbé Mauduit, une des têtes du parti ultramontain, prévoyait les plus sombres catastrophes, si la France ne versait pas jusqu'à la dernière goutte de son sang, pour le pouvoir temporel des papes.

— Peut-être trouverait-on encore un modus vivendi acceptable de part et d'autre, fit remarquer Léon Josserand, qui arrivait.

Il était alors secrétaire d'un avocat célèbre, député de la gauche. Pendant


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deux années, n'ayant à espérer aucune aide de ses parents, dont la médiocrité d'ailleurs l'enrageait, il avait promené sur les trottoirs du quartier latin une démagogie féroce. Mais, depuis son entrée chez les Dambreville, où il apaisait ses premières faims, il se calmait, il tournait au républicain doctrinaire.

— Non, il n'y a pas d'accord possible, dit le prêtre. L'Eglise ne saurait transiger.

— Alors, elle disparaîtra! s'écria le docteur.

Et, bien que très liés, s'étant rencontrés au chevet des agonisants de tout le quartier Saint-Roch, ils paraissaient irréconciliables, le médecin maigre et nerveux, le vicaire gras et affable. Ce dernier gardait un sourire poli, même dans ses affirmations les plus absolues, en homme du monde tolérant pour les misères de l'existence, mais en catholique qui entendait ne rien abandonner du dogme.

— L'Église disparaître, allons donc ! dit Campardon d'un air furieux, pour faire sa cour au prêtre, dont il attendait des travaux.

D'ailleurs, c'était l'avis de tous ces messieurs : elle ne pouvait pas disparaître. Théophile Vabre, qui, toussant et crachant, grelottant la fièvre, rêvait le bonheur universel par l'organisation d'une, république humanitaire, fut le seul à maintenir que, peut-être, elle se transformerait.

Le prêtre reprit de sa voix douce :

— L'empire se suicide. On le verra bien, l'année prochaine, aux élections.

— Oh! pour l'empire, nous vous permettons de nous en débarrasser, dit carrément le docteur. Ce serait un fameux service.

Alors, Duveyrier, qui écoutait d'un air profond, hocha la tête. Lui, était de famille orléaniste ; mais il devait tout à l'empire et jugeait convenable de le défendre.

— Croyez-moi, déclara-t-il enfin sévèrement, n'ébranlez pas les bases de la société, ou tout croulera... C'est fatalement sur nous que retombent les catastrophes.

— Très juste ! dit M. Josserand, qui n'avait aucune opinion, mais qui se rappelait les ordres de sa femme.

Tous parlèrent à la fois. Aucun n'aimait l'empire. Le docteur Juillerat condamnait l'expédition du Mexique, l'abbé Mauduit blâmait la reconnaissance du royaume d'Italie. Pourtant, Théophile Vabre et Léon lui-même restaient inquiets, lorsque Duveyrier les menaçait d'un nouveau 93. A quoi bon ces continuelles révolutions? est-ce que la liberté n'était pas conquise ? et la haine des idées nouvelles, la peur du peuple voulant sa part, calmaient le libéralisme de ces bourgeois satisfaits. N'importe, ils déclarèrent tous qu'ils voteraient contre l'empereur, car il avait besoin d'une leçon.


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— Ah! mais, ils m' embêtent! dit Trublot, qui tâchait de comprendre depuis un instant.

Octave le décida à retourner auprès des dames. Dans l'embrasure de la fenêtre, Berthe étourdissait Auguste de ses rires. Ce grand garçon, au sang pâle, oubliait sapeur des femmes, devenait très rouge, sous les attaques de cette belle fille, dont l'haleine lui chauffait le visage. Madame Josserand, cependant, dut trouver que les choses traînaient en longueur, car elle regarda fixement Hortense; et celle-ci, obéissante, alla prêter main-forte à sa soeur.

— Vous êtes tout à fait remise, madame? osa demander Octave à Valérie.

— Tout à fait, monsieur, je vous remercie, répondit-elle tranquillement, comme si elle ne se souvenait de rien.

Madame Juzeur parla au jeune homme d'une vieille dentelle qu'elle désirait lui montrer, pour avoir son avis ; et il dut promettre d'entrer un instant chez elle, le lendemain. Puis, comme l'abbé Mauduit revenait dans le salon, elle l'appela, le fit asseoir, d'un air de ravissement.

Mais la conversation avait repris. Ces dames causaient de leurs domestiques.

— Mon Dieu! oui, continua madame Duveyrier, je suis contente de Clémence, une fille très propre, très vivo.

— Et votre Hippolyte, demanda madame Josserand, ne vouliez-vous pas le renvoyer?

Justement, Hippolyte, le valet de chambre, passait des glaces. Quand il se fut éloigné, grand, fort, la mine fleurie, Clotilde répondit avec embarras :

— Nous le gardons. C'est si désagréable, de changer! Vous savez, les domestiques s'habituent ensemble, et je tiens beaucoup à Clémence...

Madame Josserand se hâta d'approuver, sentant le terrain délicat. On espérait les marier ensemble, un jour ; et l'abbé Mauduit, que les Duveyrier avaient consulté en cette affaire, hochait doucement la tête, comme pour couvrir une situation connue de toute la maison, mais dont personne ne parlait. Ces dames, du reste, ouvraient leur coeur : Valérie, le matin, avait encore renvoyé une bonne, ce qui faisait trois en huit jours; madame Juzeur venait de se décider à prendre, aux Enfants-Assistés, une petite de quinze ans, pour la dresser; quant à madame Josserand, elle ne tarissait pas sur Adèle, une souillon, une propre à rien, dont elle raconta des traits extraordinaires. Et toutes, languissantes sous l'éclat des bougies et le parfum des fleurs, s'enfonçaient dans ces histoires d'antichambre, remuaient les livres de compte graisseux, se passionnaient pour l'insolence d'un cocher ou d'une laveuse de vaisselle.


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— Avez-vous vu Julie? demanda brusquement Trublot à Octave, d'un ton de mystère.

Et, comme l'autre restait interloqué :

— Mon cher, elle est épatante... Allez la voir. On fait semblant d'avoir un besoin, et on s'enfile dans la cuisine... Épatante!

Il parlait de la cuisinière des Duveyrier. La conversation des dames changeait; madame Josserand décrivait, avec une admiration débordante, une très modeste propriété que les Duveyrier possédaient près de Villeneuve-Saint-Georges, et qu'elle avait aperçue du chemin de fer, en allant un jour à Fontainebleau. Mais Clotilde n'aimait pas la campagne; elle l'habitait le moins possible, attendait les vacances de son fils Gustave, qui faisait alors sa rhétorique au lycée Bonaparte.

—. Caroline a bien raison de ne pas souhaiter des enfants, déclara-t-elle en se tournant vers madame Bédouin, assise à deux chaises de distance. Ce que ces petits êtres-là bousculent vos habitudes !

Madame Bédouin dit qu'elle les aimait beaucoup. Mais elle était trop occupée ; son mari se trouvait sans cesse aux quatre coins de la France ; et toute la maison retombait sur elle.

Octave, debout derrière sa chaise, fouillait d'un regard oblique les courts cheveux frisés de sa nuque, d'un noir d'encre, et les blancheurs neigeuses de sa gorge, décolletée très bas, qui se perdait dans un flot de dentelles. Elle achevait de le troubler, si calme, avec ses paroles rares et son beau sourire continu; jamais il n'avait rencontré une pareille créature, même à Marseille. Décidément, il fallait voir, quitte à y travailler longtemps.

— Les enfants abîment si vite les femmes ! dit-il en se penchant à son oreille, voulant absolument lui adresser la parole, et ne trouvant rien autre chose.

Elle leva ses grands yeux avec lenteur, puis répondit de l'air simple dont elle lui donnait un ordre, au magasin :

— Oh! non, monsieur Octave; moi, ce n'est pas pour ça... Il faudrait avoir le temps, voilà tout.

Mais madame Duveyrier intervint. Elle avait accueilli le jeune homme d'un léger salut, lorsque Campardon le lui avait présenté ; et, maintenant, elle l'examinait, l'écoutait, sans chercher à cacher un intérêt brusque. Quand elle l'entendit causer avec son amie, elle ne put s'empêcher de lui demander :

— Mon Dieu! monsieur, excusez-moi... Quelle voix avez-vous?

Il ne comprit pas tout de suite, il finit par dire qu'il avait une voix de ténor. Alors, Clotilde s'enthousiasma : une voix de ténor, vraiment ! mais c'était une chance, les voix de ténor se faisaient si rares! Ainsi, pour la


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Bénédiction des Poignards, qu'on allait chanter à l'instant, elle n'avait jamais pu trouver plus de trois ténors dans sa société, lorsqu'il lui en aurait fallu au moins cinq. Et, excitée tout d'un coup, les yeux luisants, elle se retenait pour ne pas l'essayer immédiatement au piano. Il dut promettre de venir un soir. Trublot, derrière lui, le poussait du coude, goûtant des joies féroces dans son impassibilité.

— Bein? vous en êtes! murmura-t-il, quand elle se fut éloignée. Moi, mon cher, elle m'a d'abord trouvé une voix de baryton ; puis, voyant que ça ne marchait pas, elle m'a essayé comme ténor; ça n'a pas mieux marché, et elle s'est décidée à m'employer ce soir comme basse... Je fais un moine.

Mais il dut quitter Octave, madame Duveyrier précisément l'appelait, on allait chanter le choeur, le grand morceau de la soirée. Ce fut un remueménage. Une quinzaine d'hommes, tous amateurs, tous recrutés parmi les invités de la maison, s'ouvraient péniblement un passage au milieu des dames, pour se réunir devant le piano. Ils s'arrêtaient, s'excusaient, la voix étouffée par le bruit bourdonnant des conversations ; tandis que les éventails battaient plus rapidement, dans la chaleur croissante. Enfin, madame Duveyrier les compta; ils y étaient tous; et elle leur distribua les parties, qu'elle avait copiées elle-même. Campardon faisait Saint-Bris, un jeune auditeur au conseil d'État était chargé des quelques mesures de Nevers ; puis,, venaient huit seigneurs, quatre échevins, trois moines, confiés à des avocats, des employés et de simples propriétaires. Elle, qui accompagnait, s'était en outre réservé la partie de Valentine, des cris de passion qu'elle poussait en plaquant des accords ; car elle ne voulait pas introduire de femme parmi ces messieurs, dont elle conduisait la troupe résignée avec des rudesses de chef d'orchestre.

Cependant, les conversations continuaient; un bruit intolérable venait surtout du petit salon, où les discussions politiques devaient s'aigrir. Alors, Clotilde, sortant une clef de sa poche, en tapa de légers coups sur le piano. Un murmure courut, les voix tombèrent, deux flots d'habits noirs débordèrent de nouveau aux portes ; et, par-dessus les têtes, on aperçut un instant la face de Duveyrier, tachée de rouge, exprimant une angoisse. Octave était resté debout derrière madame Bédouin, les yeux baissés sur les ombres perdues de sa gorge, au fond des dentelles. Mais, comme le silence se faisait, un rire éclata, et il leva la tête. C'était Berthe, qui s'égayait d'une plaisanterie d'Auguste, dont elle avait échauffé le sang pauvre, au point qu'il disait des gaillardises. Tout le salon les regarda : des mères devenaient graves, des membres de la famille échangeaient un coup d'oeil.


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— Est-elle, assez folle! murmura madame. Josserand d'un air tendre, de façon à être entendue.

Bortense, près de sa soeur, l'aidait avec une abnégation complaisante, appuyant ses rires, la poussant contre le jeune homme; pendant que, derrière eux, la fenêtre entr'ouverte agitait de légers souffles les grands rideaux de soie rouge.

Mais une voie caverneuse vibra, toutes les têtes se tournèrent vers le piano. Campardon, la bouche arrondie, la barbe élargie dans un coup de vent lyrique, lançait le premier vers':

Oui, l'ordre de la reine en ces lieux nous rassemble.

Tout de suite, Clotilde monta une gamme, redescendit; puis, les yeux au plafond, avec une expression d'effroi, elle jeta le cri :

Je tremble !.

Et la scène s'engagea : les huit avocats, employés et propriétaires, le nez sur leurs parties, dans des poses d'écoliers qui ânonnent une page de grec, juraient qu'ils étaient prêts à délivrer la France. Ce début fut une surprise, car les voix s'étouffaient sous le plafond bas, on ne saisissait qu'un bourdonnement, comme un bruit de charrettes chargées de pavés, dont les vitres tremblaient. Mais, quand la phrase mélodique de Saint-Bris : « Pour cette cause sainte... » déroula le thème principal, des dames se reconnurent et hochèrent la tête, d'un air d'intelligence. Le salon s'échauffait, les seigneurs criaient à la volée : « Nous le jurons!... Nous vous suivrons! »; et, chaque fois, c'était une explosion qui allait frapper chaque invité en pleine poitrine.

— Ils chantent trop fort, murmura Octave à l'oreille de madame Hédouin.

Elle ne bougea pas. Alors, comme les explications de Nevers et de Valentine l'ennuyaient, d'autant plus que l'auditeur au conseil d'État était un faux baryton, il correspondit avec Trublot qui, en attendant l'entrée des moines, lui indiquait, d'un pincement de paupières, la fenêtre où Berthe continuait d'emprisonner Auguste. Maintenant, ils y étaient seuls, dans l'air frais du dehors; tandis que, l'oreille tendue, Hortense se tenait en avant, appuyée contre le rideau, dont elle tordait l'embrasse, machinalement. Personne ne les regardait plus, madame Josserand et madame Dambreville avaient elles-mêmes détourné les yeux, après un échange instinctif de regards.

Cependant, Clotilde, les mains sur le clavier, emportée et ne pouvant


Eh bien! faites votre choix, dit Trublot, et vous verrez ensuite au déballage (p. 95.)

E. ZOLA. — POT-BOUILLE. LIV. 14



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risquer un geste, allongeait le cou, en adressant au pupitre ce serment destiné à Nevers :

Ah! aujourd'hui tout mon sang est à vous!

Les échevins étaient entrés, un substitut, deux avoués et un notaire. Le quatuor faisait rage, la phrase : « Pour cette cause sainte », revenait, élargie, soutenue par la moitié du choeur, dans un épanouissement continu. Campardon, la bouche de plus en plus arrondie et profonde, donnait les ordres du combat, avec un roulement terrible des syllabes. Et, tout d'un coup, le chant des moines éclata : Trublot psalmodiait du ventre, pour atteindre les notes basses.

Octave, ayant eu la curiosité de le regarder chanter, demeura très surpris, quand il reporta les yeux vers la fenêtre. Comme soulevée par le choeur, Hortense venait de dénouer l'embrasse, d'un mouvement qui pouvait être involontaire; et le grand rideau de soie rouge, en retombant, avait complètement caché Auguste et Berthe. Ils étaient là derrière, accoudés à la barre d'appui, sans qu'un mouvement trahît leur présence. Octave ne s'inquiéta plus de Trublot, qui justement bénissait les poignards : « Poignards sacrés, par nous soyez bénits. » Que pouvaient-ils bien faire, sous ce rideau? La strette commençait; aux ronflements des moines, le choeur répondait : « A mort! à mort! à mort! » Et ils ne remuaient pas, peut-être regardaient-ils simplement les fiacres passer, pris de chaleur. Mais la phrase mélodique de Saint-Bris reparaissait encore, toutes les voix peu à peu la lançaient à pleine gorge, dans une progression, dans un éclat final d'une puissance extraordinaire. C'était comme une rafale qui s'engouffrait au fond de l'appartement trop étroit, effarant les bougies, pâlissant les invités, dont les oreilles saignaient. Clotilde, furieusement, tapait sur le piano, enlevait ces messieurs du regard; puis, les voix s'apaisèrent, chuchotèrent : « A minuit! point de bruit! » et elle continua seule, elle mit la sourdine, fît sonner les pas cadencés et perdus d'une ronde qui s'éloigne.

Alors, brusquement, dans cette musique-mourante, dans ce soulagement après tant de vacarme, on entendit une voix qui disait :

— Vous me faites du mal !

Toutes les têtes, de nouveau, s'étaient tournées vers la fenêtre. Madame Dambreville avait bien voulu se rendre utile, en allant relever le rideau. Et le salon regardait Auguste confus et Berthe très rouge, encore adossés à la barre d'appui.

— Qu'y a-t-il donc, mon trésor? demanda madame Josserand d'un air empressé.


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— Rien, maman... C'est monsieur Auguste qui m'a cogné le bras, avec la fenêtre... J'avais si chaud!

Elle rougissait davantage. Il y eut des sourires pinces, des moues de scandale. Madame Duveyrier, qui, depuis un mois, détournait son frère de Berthe, restait toute pâle, d'autant plus que l'incident avait coupé l'effet de son choeur. Pourtant, après le premier moment de surprise, on applaudissait, on la félicitait, on glissait des mots aimables pour ces messieurs. Comme ils avaient chanté! comme elle devait se donner du souci, à les faire chanter avec cet ensemble ! Vraiment, on ne réussissait pas mieux au théâtre. Mais, sous ces éloges, elle entendait bien le chuchotement qui courait dans le salon : la jeune fille se trouvait trop compromise, c'était un mariage conclu.

— Bein? emballé! vint dire Trublot à Octave. Quel serin! comme s'il n'aurait pas dû la pincer, pendant que nous gueulions!... Moi, je croyais qu'il profitait : vous savez, dans les salons où l'on chante, on pince une clame, et si elle crie, on s'en fiche! personne n'entend.

Berthe, maintenant, très calme, riait de nouveau, tandis qu'Hortense regardait Auguste de son air rêche de fille diplômée; et, dans leur triomphe, reparaissaient les leçons de la mère, le mépris affiché de l'homme. Tous les invités avaient envahi le salon, se mêlant aux dames, haussant la voix. M. Josserand, le coeur troublé par l'aventure de Berthe, s'était rapproché de sa femme. Il l'écoutait avec un malaise remercier madame Dambreville des bontés dont elle accablait leur fils Léon, qu'elle changeait à son avantage, positivement. Mais ce malaise augmenta, lorsqu'il l'entendit revenir à ses filles. Elle affectait de causer bas avec madame Juzeur, tout en parlant pour Valérie et pour Clotilde, debout près d'elle. — Mon Dieu, oui! son oncle nous l'écrivait encore aujourd'hui : Berthe aura cinquante mille francs. Ce n'est pas beaucoup sans doute, mais quand l'argent est là, et solide !

Ce mensonge le révoltait. Il ne put s'empêcher de lui toucher furtivement l'épaule. Elle le regarda, le força à baisser les yeux, devant l'expression résolue de son visage. Puis, comme madame Duveyrier s'était tournée, plus aimable, elle lui demanda avec intérêt des nouvelles de son père.

— Oh! papa doit être allé se coucher, répondit la jeune femme, tout à fait gagnée. Il travaille tant !

M. Josserand dit qu'en effet M. Vabre s'était retiré, pour avoir les idées nettes le lendemain. Et il balbutiait : un esprit bien remarquable, des facultés extraordinaires; en se demandant où.il prendrait cette dot, et quelle figure il ferait le jour du contrat.

Mais un grand bruit de chaises remuées emplissait le salon. Les dames


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passaient dans la salle à manger, où le thé se trouvait servi. Madame Josserand, victorieuse, s'y rendît, entourée de ses filles et de la famille Vabre. Bientôt, il ne resta plus, au milieu de la débandade des sièges, que le groupe des hommes sérieux. Campardon s'était emparé de l'abbé Mauduit : il s'agissait d'une réparation au Calvaire de Saint-Roch. L'architecte se disait tout prêt, car son diocèse d'Évreux lui donnait, peu de besogne. Il avait simplement, là-bas, la construction d'une chaire et l'installation d'un calorifère et de nouveaux fourneaux dans les cuisines de monseigneur, travaux que son inspecteur suffisait à surveiller. Alors, le prêtre promit d'enlever définitivement l'affaire, dès la prochaine réunion de la fabrique. Et ils rejoignirent tous deux le groupe, où l'on complimentait Duveyrier sur la rédaction d'un arrêt, dont il s'avouait l'auteur ; le président, qui était son ami, lui réservait certaines besognes aisées et brillantes, pour le mettre en vue.

— Avez-vous lu ce nouveau roman? demanda Léon, en train de feuilleter un exemplaire de la Revue des deux Mondes, traînant sur une table. Il est bien écrit; mais encore un adultère, ça finit vraiment par être fastidieux !

Et la conversation tomba sur la morale. Il y avait des femmes très honnêtes, dit Campardon. Tous approuvèrent. D'ailleurs, selon l'architecte, on s'arrangeait quand même, dans un ménage, lorsqu'on savait s'entendre. Théophile Vabre fit remarquer que cela dépendait de la femme, sans s'expliquer davantage. On voulut avoir l'avis du docteur Juillerat, qui souriait; mais il s'excusa : lui, mettait la vertu dans la santé. Cependant, Duveyrier restait songeur.

— Mon Dieu! murmura-t-il enfin, ces auteurs exagèrent, l'adultère est très rare parmi les classes bien élevées... Une femme, lorsqu'elle est d'une bonne famille, a dans l'âme une fleur...

Il était pour les grands sentiments, il prononçait le mot d'idéal avec une émotion qui lui voilait le regard. Et il donna raison à l'abbé Mauduit, quand ce dernier parla de la nécessité des croyances religieuses, chez l'épouse et chez la mère. La conversation fut ainsi ramenée vers la religion et la politique, au point où ces messieurs l'avaient laissée. Jamais l'Église ne disparaîtrait, parce qu'elle était la base de la famille, comme elle était le soutien naturel des gouvernements.

— A titre de police, je ne dis pas, murmura le docteur.

Duveyrier n'aimait point, du reste, qu'on parlât politique chez lui, et il se contenta de déclarer sévèrement, en jetant un coup d'oeil dans la salle à manger, où Berthe et Hortense bourraient Auguste de sandwichs :


110 P0T-B0UILLE

— Il y a, messieurs, un fait prouvé qui tranche tout : la religion moralise le mariage.

Au même instant, Trublot, assis sur un canapé, près d'Octave, se penchait vers celui-ci.

— A propos, demanda-t-il, voulez-vous que je vous fasse inviter chez une dame où l'on s'amuse?

Et comme son compagnon désirait savoir quel genre de dame, il ajouta, en désignant d'un signe le conseiller à la cour :

— Sa maîtresse.

— Pas possible ! dit Octave stupéfait.

Trublot ouvrit et referma lentement les paupières: C'était comme ça. Quand on épousait une femme pas complaisante, dégoûtée des bobos qu'on pouvait avoir, et tapant sur son piano à rendre malades tous les chiens du quartier, on allait en ville se faire ficher de soi !

— Moralisons le mariage, messieurs, moralisons le mariage, répétait Duveyrier de son air rigide, avec son visage enflammé, où Octave voyait maintenant, le sang acre des vices secrets.

On appela ces messieurs, du fond de la salle à manger. L'abbé Mauduit, resté un moment seul, au milieu du salon vide, regardait de loin l'écrasement des invités. Son visage gras et fin exprimait une tristesse. Lui qui confessait ces dames et ces demoiselles, les connaissait toutes dans leur chair, comme le docteur Juillerat, et il avait dû finir par ne plus veiller qu'aux apparences, en maître de cérémonie jetant sur cette bourgeoisie gâtée le manteau de la religion, tremblant devant la certitude d'une débâcle finale, le jour où le chancre se montrerait au plein soleil. Parfois, des révoltes le prenaient, dans sa foi ardente et sincère de prêtre. Mais son sourire reparut,, il accepta une tasse de thé que Berthe vint lui offrir, causa une minute avec elle pour couvrir de son caractère sacré le scandale de la fenêtre ; et. il redevenait l'homme du monde, résigné à exiger uniquement une bonne tenue de ces pénitentes, qui lui échappaient et qui auraient compromis Dieu.

— Allons, c'est propre! murmura Octave, dont le respect pour la maison recevait un nouveau coup.

Et, voyant madame Hédouin se diriger vers l'antichambre, il voulut la devancer, il suivit Trublot, qui partait. Son projet était de la reconduire. Elle refusa; minuit sonnait à peine, et elle logeait si près. Alors, une rose s'étant détachée du bouquet de; son corsage, il la ramassa de dépit et affecta de la garder. Les beaux sourcils de la jeune femme se froncèrent; puis, elle dit de son air tranquille :

— Ouvrez-moi donc la porte, monsieur Octave... Merci.


POT-BOUILLE 111

Quand elle fut descendue, le jeune homme, gêné, chercha Trublot. Mais Trublot, comme chez les Josserand, venait de disparaître. Cette fois encore il devait avoir enfilé le couloir de la cuisine.

Octave, mécontent, alla se coucher, sa rose à la main. En haut, il aperçut Marie, penchée sur la rampe, à la place où il l'avait laissée ; elle guettait son pas, elle était accourue le regarder monter. Et, lorsqu'elle l'eut fait entrer chez elle:

— Jules n'est pas encore là... Vous êtes-vous bien amusé? Y avait-il de belles toilettes?

Mais elle n'attendit pas sa réponse. Elle venait d'apercevoir la rose, elle était prise d'une gaieté d'enfant.

— C'est pour moi, cette fleur? Vous avez pensé à moi?... Ah! que vous êtes gentil ! que vous êtes gentil !

Et elle avait des larmes plein les yeux, confuse, très rouge. Alors Octave, tout d'un coup remué, la baisa tendrement.

Vers une heure, les Josserand rentrèrent à leur tour. Adèle laissait, sur une chaise, un bougeoir avec des allumettes. Quand la famille, qui n'avait pas échangé une parole en montant, se retrouva dans la salle à manger, d'où elle était descendue désespérée, elle céda brusquement à un coup de joie folle, délirant, se prenant par les mains, dansant une danse de sauvages autour de la table ; le père lui-même obéit à la contagion, la mère battait des entrechats, les filles poussaient de petits cris inarticulés; tandis que la bougie, au milieu, détachait leurs grandes ombres, qui cabriolaient le long des murs.

— Enfin! c'est fait! dit madame Josserand, essouflée, en tombant sur un siège.

Mais elle se releva tout de suite, dans une crise d'attendrissement maternel, et elle courut poser deux gros baisers sur les joues de Berthe.

— Je suis, contente, bien contente de toi, ma chérie. Tu viens de me récompenser de tous mes efforts... Ma nauvre fille, ma pauvre fille, c'est donc vrai, cette fois !

Sa voix s'étranglait, son coeur était sur ses lèvres. Elle s'écroulait dans sa robe de feu, sous le poids d'une émotion sincère et profonde, tout d'un coup anéantie, à l'heure du triomphe, par les fatigues de sa terrible campagne de trois hivers. Berthe dut jurer qu'elle n'était pas malade ; car sa mère la trouvait pâle, se montrait aux petits soins, voulait absolument lui faire une tasse de tilleul. Quand la jeune fille fut couchée, elle revint.pieds nus la border avec précaution, comme aux jours déjà lointains de son enfance.

Cependant, M. Josserand, la tête sur l'oreiller, l'attendait. Elle souffla la lumière, elle l'enjamba, pour se mettre au fond. Lui, réfléchissait, repris de


112 POT-BOUILLE

malaise, la conscience brouillée par la promesse d'une dot de cinquante mille francs. Et il se hasarda à dire tout haut ses scrupules. Pourquoi promettre, quand on ne sait si l'on pourra tenir ? Ce n'était pas honnête.

— Pas honnête! cria daus le noir madame Josserand, en retrouvant sa voix féroce. Ce qui n'est pas honnête, monsieur, c'est de laisser monter ses filles en graine; oui, en graine, tel était votre rêve peut-être!... Parbleu! nous avons le temps de nous retourner, nous en causerons, nous finirons par décider son oncle... Et anprenez, monsieur, que, dans ma famille, on a toujours été honnête!


Et le salon regardait Auguste confus et Berthe très rouge, encore adossés a la barre d'appui (p. 107.)

E. ZOLA. — POT-BOUILLE.

LIV. 15



VI

Le lendemain, qui était un dimanche, Octave, les yeux ouverts, s'oublia une heure dans la chaleur des draps. Il s'éveillait heureux, plein de cette lucidité des paresses du matin. A quoi bon se presser? Il se trouvait bien au Bonheur des dames, il s'y décrassait de sa province, et une certitude profonde, absolue, lui venait d'avoir un jour madame Hédouin, qui ferait sa fortune ; mais c'était une affaire de prudence, une longue tactique de galanterie, où se plaisait déjà son sens voluptueux de la femme. Gomme il se rendormait, dressant des plans, se donnant six mois pour réussir, l'image de Marie Pichon avait achevé de calmer ses impatiences. Une femme pareille était très commode; il lui suffisait d'allonger le bras, quand il la voulait, et elle ne lui coûtait pas un sou. En attendant l'autre, certes, il ne pouvait demander mieux. Dans son demi-sommeil, ce bon marché et cette commodité finissaient par l'attendrir : il la voyait très gentille avec ses complaisances, il se promettait d'être meilleur pour elle, désormais.

— Fichtre ! neuf heures ! dit-il, réveillé tout à fait par la sonnerie de sa pendule. Il faut pourtant se lever.

Une pluie fine tombait. Alors, il résolut de ne pas sortir de la journée. Il accepterait une invitation à dîner chez les Pichon, qu'il refusait depuis longtemps, par terreur des Vuillaume: ça flatterait Marie, il trouverait l'occasion de l'embrasser derrière les portes ; et même, comme elle demandait toujours des livres, il songea à lui faire la surprise d'en apporter tout un paquet, resté dans une de ses malles, au grenier. Lorsqu'il fut habillé, il descendit prendre, chez M. Gourd, la clef de ce grenier commun, où les locataires se débarrassaient des objets encombrants et hors d'usage.

En bas, par cette matinée humide, on étouffait dans l'escalier chauffé, dont les faux marbres, les hautes glaces, les portes d'acajou se voilaient d'une vapeur. Sous le porche, une femme mal vêtue, la mère Pérou, à qui les Gourd donnaient quatre sous de l'heure pour les gros travaux de la mai-


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son, lavait le pavé à grande eau, en plein sous le coup d'air glacé, soufflant de la cour.

— Eh! dites donc, la vieille, frottez-moi ça plus sérieusement, que je ne trouve pas une tache ! criait M. Gourd, chaudement couvert, debout sur le seuil de sa loge.

Et, comme Octave arrivait, il lui parla de la mère Pérou avec l'esprit de domination brutale, le besoin enragé de revanche des anciens domestiques, qui se font servir à leur tour.

— Une fainéante dont je ne peux rien tirer! J'aurais voulu la voir chez monsieur le duc! Ah bien! il fallait marcher droit!... Je la flanque à la porte, si elle ne m'en donne pas pour mon argent ! Moi, je ne connais que ça... Mais, pardon, monsieur Mouret, vous désirez?

Octave demanda la clef. Alors, le concierge, sans se presser, continua à lui expliquer que, s'ils avaient voulu, madame Gourd et lui, ils auraient vécu en bourgeois, à Mort-la-Ville, dans leur maison; seulement, madame Gourd adorait Paris, malgré ses jambes enflées qui l'empêchaient d'aller jusqu'au trottoir; et ils attendaient d'avoir arrondi leurs rentes, le coeur crevé d'ailleurs et reculant, chaque fois que l'envie leur venait de vivre enfin sur la petite fortune gagnée sou à sou.

— Il ne faut pas qu'on m'ennuie, conclut-il en redressant sa taille de bel homme. Je ne travaille plus pour manger... La clef du grenier !... n'est-ce pas monsieur Mouret? Où avons-nous donc mis la clef du grenier, ma bonne ?

Mais, douillettement assise, madame Gourd prenait son café au lait dans une tasse d'argent, devant un feu de bois, dont les flammes égayaient la grande pièce claire. Elle ne savait plus ; peut-être au fond de la commode. Et, tout en trempant ses rôties, elle ne quittait pas des yeux la porte de l'escalier de service, à l'autre bout de la cour, plus nue et plus sévère par ce temps de pluie.

— Attention! la voilà! dit-elle brusquement, comme une femme sortait de cette porte.

Aussitôt, M. Gourd se planta devant la loge, pour barrer le chemin à la femme, qui avait ralenti le pas, l'air inquiet.

— Nous la guettons depuis ce matin, monsieur Mouret, reprit-il à demivoix. Hier soir, nous l'avons vue passer... Vous savez, ça vient de chez ce menuisier, là-haut, le seul ouvrier que nous ayons dans la maison. Dieu merci ! Et encore, si le propriétaire m'écoutait, il garderait son cabinet vide, une chambre de bonne qui est en dehors des locations. Pour cent trente francs par an, ça ne vaut vraiment pas la peine d'avoir de la saleté chez soi...


POT-BOUILLE 117

Il s'interrompit, il demanda rudement à la femme :

— D'où venez-vous?

— Pardi! de là-haut, répondit-elle, en continuant de marcher. Alors, il éclata.

— Nous ne voulons pas de femmes, entendez-vous! On l'a déjà dit à l'homme qui vous amène... Si vous revenez coucher, j'irai chercher un sergent de ville, moi ! et nous verrons si vous ferez encore vos cochonneries dans une maison honnête !

— Ah! vous m'embêtez! dit la femme. Je suis chez moi, je reviendrai si je veux.

Et elle s'en alla, poursuivie par les indignations de M. Gourd, qui parlait de monter chercher le propriétaire. Avait-on jamais vu! une créature pareille chez des gens comme il faut, où l'on ne tolérait pas la moindre immoralité ! Et il semblait que ce cabinet habité par un ouvrier, fût le cloaque de la maison, un mauvais lieu dont la surveillance révoltait ses délicatesses et troublait ses nuits.

— Alors, cette clef? se hasarda à répéter Octave.

Mais le concierge, furieux de ce qu'un locataire avait pu voir son autorité méconnue, tombait sur la mère Pérou, voulant montrer comment il savait se faire obéir. Est-ce qu'elle se fichait de lui? Elle venait encore, avec son balai, d'éclabousser la porte de la loge. S'il la payait de sa poche, c'était pour ne pas se salir les mains, et continuellement il devait nettoyer derrière elle. Du diable s'il lui ferait encore la charité de la reprendre! elle pouvait crever. Sans répondre, cassée par la fatigue de cette besogne trop rude, la vieille continuait à frotter de ses maigres bras, se retenant de pleurer, tant ce monsieur aux larges épaules, en calotte et en pantoufle, lui causait une épouvante respectueuse.

— Je me souviens, mon chéri, cria madame Gourd de son fauteuil, où elle passait la journée, à chauffer sa grasse personne. C'est moi qui ai caché la clef sous les chemises, pour que les bonnes ne soient pas toujours fourrées au grenier... Donne-la donc à monsieur Mouret.

— Encore quelque chose de propre, que ces bonnes! murmura M. Gourd, qui avait gardé de sa longue domesticité la haine des gens de service. Tenez, monsieur, voici la clef; mais je vous prie de me la redescendre, car il ne peut y avoir un coin d'ouvert, sans que les bonnes aillent s'y mal conduire.

Octave, pour ne pas traverser la cour mouillée, remonta le grand escalier. Il prit seulement l'escalier de service au quatrième, en passant par la porte de communication, qui était près de sa chambre. En haut, un long couloir se coupait deux fois à angle droit, peint en jauue clair, bordé d'un


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soubassement d'ocre plus foncé.; et, comme dans un corridor d'hôpital, les portes des chambres de domestiques, également jaunes, s'espaçaient, régulières et uniformes. Un froid glacial tombait du zinc de la toiture. C'était nu et propre, avec cette odeur fade des logis pauvres.

Le grenier se trouvait sur la cour, dans l'aile de droite, tout au bout. Mais Octave, qui n'était plus monté depuis le jour de son arrivée, enfilait l'aile de gauche, lorsque, brusquement, un spectacle qu'il aperçut au fond d'une des chambres, par la porte entrebâillée, l'arrêta net de stupeur. Un monsieur, debout devant une petite glace, renouait sa cravate blanche, encore en manche de chemises.

— Comment ! c'est vous ! dit-il.

C'était Trublot. Lui-même, d'abord, resta pétrifié. Jamais, à cette heure, personne ne montait. Octave, qui était entré, le regardait dans cette chambre à l'étroit lit de fer, à la table de toilette où un petit paquet de cheveux de femme nageait sur l'eau savonneuse; et, devant l'habit noir encore pendu parmi des tabliers, il ne put retenir ce cri :

— Vous couchez donc avec la cuisinière !

— Mais non! répondit Trublot effaré.

Puis, sentant la bêtise de ce mensonge, il se mit à rire de son air satisfait et convaincu.

— Hein? elle est drôle!... Je vous assure, mon cher, c'est très chic !

Quand il dînait en ville, il s'échappait du salon pour aller pincer les cuisinières devant leurs fourneaux ; et, lorsqu'une d'elles voulait bien lui donner sa clef, il filait avant minuit, il montait l'attendre patiemment dans sa chambre, assis sur une malle, en habit noir et en cravate blanche. Le lendemain, il descendait par le grand escalier, vers dix heures, et passait devant les concierges, comme s'il avait rendu une visite matinale a quelque locataire. Pourvu qu'il fût à peu près exact chez son agent de change, son père était content. D'ailleurs, maintenant, il faisait la Bourse, de midi à trois heures. Le dimanche, il lui arrivait de rester, la journée entière dans un lit de bonne, heureux, perdu, le nez au fond de l'oreiller.

— Vous qui devez être si riche un jour ! dit Octave, dont le visage gardait un air de dégoût.

Alors, Trublot déclara doctement :

— Mon cher, vous ne savez pas ce que c'est, n'en parlez pas.

Et il défendit Julie, une grande Bourguignonne de quarante ans, au large visage troué de petite vérole, mais qui avait un corps de femme superbe. On aurait pu déshabiller ces dames de la maison ; toutes des flûtes, pas une ne lui serait allée au genou. Avec ça, une fille parfaitement bien; et, pour le prouver, il ouvrit des tiroirs, montra un chapeau, des bijoux, des che-


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mises garnies de dentelles, sans doute volées à madame Duveyrier. Octave, en effet, remarquait à présent une coquetterie dans la chambre, des boîtes de carton doré rangées sur la commode, un rideau de perse tendu sur les jupes, toute la pose d'une cuisinière jouant à la femme distinguée.

— Celle-là, voyez-vous, il n'y a pas à dire, répétait Trublot, on peut l'avouer... Si elles étaient toutes comme ça!

A ce moment, un bruit vint de l'escalier de service. C'était Adèle qui remontait se laver les oreilles, madame Josserand lui ayant défendu furieusement de toucher à la viande, tant qu'elle ne les aurait pas nettoyées au savon. Trublot allongea la tête et la reconnut.

— Fermez vite la porte ! dit-il très inquiet. Chut ! ne parlez plus !

Il tendait l'oreille, il écoutait le pas lourd d'Adèle suivre le corridor.

— Vous couchez donc aussi avec! demanda Octave, surpris de sa pâleur, devinant qu'il redoutait une scène.

Mais Trublot, cette fois, eut une lâcheté.

— Non, par exemple! pas avec ce torchon!... Pour qui me prenez-vous, mon cher ?

Il s'était assis au bord du lit, il attendait pour achever de se vêtir, en suppliant Octave de ne pas bouger; et tous deux restèrent immobiles, tant que cette malpropre d'Adèle se décrassa les oreilles, ce qui exigea dix grandes minutes. Ils entendaient la tempête de l'eau dans la cuvette.

— Il y a pourtant une chambre, entre celle-ci et la sienne, expliqua doucement Trublot, une chambre louée à un ouvrier, à un menuisier qui empoisonne le corridor avec ses soupes à l'oignon. Ce matin encore, ça m'a fait lever le coeur... Et vous savez, maintenant, dans toutes les maisons, les cloisons des chambres de bonnes sont ainsi minces comme des feuilles de papier. Je ne comprends pas les propriétaires. Ce n'est guère moral, on ne peut même remuer dans son lit... Je trouve ça très incommode.

Lorsqu' Adèle fut descendue, il reprit sa carrure, acheva sa toilette, se servit de la pommade et des peignes de Julie. Octave ayant parlé du grenier, il voulut absolument l'y conduire, car il connaissait les moindres coins de l'étage. Et, en passant devant les portes, il nommait les bonnes, familièrement : dans ce bout du couloir, après Adèle, Lisa, la femme de chambre, des Campardon, une gaillarde qui faisait ses coups dehors; puis, Victoire, leur cuisinière, une baleine échouée, soixante-dix ans,la seule qu'il respectât; puis, Françoise, entrée la veille chez madame Valérie, et dont la malle était peut-être là pour vingt-quatre heures, derrière le maigre-lit où. passait un tel galop de filles,: qu'il fallait toujours s'informer avant de venir attendre au chaud, sous la couverture; puis, un ménage tranquille, en place chez les gens du second; puis, le cocher de ces gens, un gaillard


120 POT-BOUILLE

dont il parlait avec une jalousie de beau mâle, le soupçonnant d'aller de porte en porte faire sans bruit de la bonne besogne ; enfin, dans l'autre bout du couloir, il nomma encore Clémence, la femme de chambre de madame Duveyrier, que son voisin Hippolyte, le maître d'hôtel, venait retrouver maritalement tous les soirs, et la petite Louise, l'orpheline dont madame Juzeur essayait, une gamine de quinze ans, qui devait en entendre de belles, la nuit, si elle avait le sommeil léger.

— Mon cher, ne fermez pas la porte, faites cela pour moi, dit-il à Octave, quand il l'eut aidé à prendre les livres dans la malle. Vous comprenez, lorsque le grenier est ouvert, on peut s'y cacher et attendre.

Octave, ayant consenti à tromper la confiance de M. Gourd, rentra avec Trublot dans la chambre de Julie. Ce dernier y avait laissé son pardessus. Ensuite ce furent ses gants qu'il ne trouva pas ; il secouait les jupes, bouleversait les couvertures, soulevait une telle poussière et une telle âcreté de linge douteux, que son compagnon, suffoqué, ouvrit la fenêtre. Elle donnait sur l'étroite cour intérieure, où prenaient jour toutes les cuisines de la maison. Et il allongeait le nez au-dessus de ce puits humide, qui exhalait des odeurs grasses d'évier mal tenu, lorsqu'un bruit de voix le fit se retirer vivement.

— La petite bavette du matin, dit Trublot à quatre pattes sous le lit, cherchant toujours. Ecoutez ça.

C'était Lisa, accoudée chez les Campardon, qui se penchait pour interroger Julie, à deux étages au-dessous d'elle.

— Dites, ça y est donc, cette fois?

— Parait, répondit Julie, en levant la tête. Vous savez, à part de le déculotter, elle lui atout fait... Hippolyte est revenu du salon tellement dégoûté, qu'il a failli avoir une indigestion.

— Si nous en faisions seulement le quart ! reprit Lisa.

Mais elle disparut un instant, pour boire un bouillon que Victoire lui apportait. Elles s'entendaient bien ensemble, soignant leurs vices, la femme de chambre cachant l'ivrognerie de la cuisinière, et la cuisinière facilitant les sorties de la femme de chambre, d'où celle-ci revenait morte, les reins cassés, les paupières bleues.

— Ah ! mes enfants, dit Victoire qui se pencha à son tour, coude à coude avec Lisa, vous êtes jeunes. Quand vous aurez vu ce que j'ai vu!... Chez le vieux papa Campardon, il y avait une nièce parfaitement élevée, qui allait regarder les hommes par la serrure.

— Du propre ! murmura Julie de son air révolté de femme comme il faut. A la place de la petite du quatrième, c'est moi qui aurais fichu des claques amonsieur Auguste, s'il m'avait touchée, dans le salon!... Un joli coco!


La famille céda brusquement à un coup de joie folle, délirant, se prenant les mains dansant une danse de sauvages autour de la table (p. 111.)

E. ZOLA. — POT-BOUILLE.

LIV. 16



POT-BOUILLE 123

Sur cette déclaration, un rire aigu sortit de la cuisine de madame Juzeur. Lisa, qui était en face, fouilla la pièce du regard, aperçut Louise, dont les quinze ans précoces s'égayaient à entendre les autres bonnes.

— Elle est du matin au soir à nous moucharder, cette gamine, dit-elle. Est-ce bête, de nous coller une enfant sur le dos ! On ne pourra bientôt plus causer.

Elle n'acheva pas. Le bruit d'une fenêtre qui s'ouvrait brusquement, les mit en fuite. Il se fit un profond silence. Mais elles se risquèrent de nouveau. Hein? quoi? qu'y avait-il? Elles avaient cru que madame Valérie ou madame Josserandles surprenait.

— Pas de danger ! reprit Lisa. Elles sont toutes à tremper dans des cuvettes. Leur peau les occupe trop, pour qu'elles songent à nous embêter... C'est le seul moment de la journée où l'on respire.

— Alors, ça va toujours la même chose chez vous ? demanda Julie, qui épluchait une carotte.

—Toujours, répondit Victoire. C'est fini, elle est bouchée. Les deux autres ricanèrent, heureuses, chatouillées par ce mot qui déshabillait crûment une de ces dames.

— Mais votre grand serin d'architecte, qu'est-ce qu'il fait donc?

— Il débouche la cousine, pardi !

Elles riaient plus fort, lorsqu'elles virent, chez madame Valérie, la nouvelle bonne Françoise. C'était elle qui leur avait causé une alerte, en ouvrant la fenêtre. Et il y eut d'abord des politesses.

— Ah ! c'est vous, mademoiselle.

— Mon Dieu! oui, mademoiselle. Je tâche de m'installer, mais cette cuisine est si dégoûtante !

Puis, arrivèrent les renseignements abominables.

— Vous aurez de la constance, si vous y restez. La dernière avait les bras tout griffés par l'enfant, et madame la faisait tellement tourner en bourrique, que nous l'entendions pleurer d'ici.

— Ah bien ! ça ne traînera pas, dit Françoise. Je vous remercie toujours, mademoiselle.

— Où donc est-elle, votre bourgeoise? demanda curieusement Victoire.

— Elle vient de partir déjeûner chez une dame.

Lisa et Julie se démanchèrent le cou, pour échanger un regard. Elles la connaissaient, la dame. Un drôle de déjeuner, la tête en bas et les jambes eu l'air ! Si c'était permis, d'être menteuse à ce point ! Elles ne plaignaient pas le mari, car il en méritait davantage ; seulement, ça faisait honte à l'espèce humaine, qu'une femme ne se conduisît pas mieux.


124 POT-BOUILLE

— Voilà torchon! interrompit Lisa, en découvrant la bonne des Josserand, au-dessus d'elle.

Alors, à plein gosier, une volée de gros mots s'échappa de ce trou, obscur et empesté comme un puisard. Toutes, la face levée, interpellaient violemment Adèle, qui était leur souffre-douleur, la bête sale et gauche sur laquelle la maison entière tapait.

— Tiens ! elle s'est lavée, ça se voit !

— Tâche encore de jeter tes vidures de poisson dans la cour, que je. monte te débarbouiller avec !

— Eh! va donc manger le bon Dieu, fille à curé!... Vous savez, elle en garde dans ses dents pour se nourrir toute la semaine.

Ahurie, Adèle les regardait d'en haut, le corps à demi sorti de la fenêtre. Elle finit par répondre :

— Laissez-moi tranquille, n'est-ce pas? ou je vous arrose. Mais les cris et les rires redoublèrent.

— T'as marié ta maîtresse, hier soir? Hein? c'est peut-être toi qui lui apprends à faire les hommes?

— Ah ! la sans-coeur ! elle reste dans une boîte où l'on ne mange pas ! Vrai, c'est ça qui m'exaspère contre elle!... Trop bête, envoie-les donc coucher!

Des larmes étaient venues aux yeux d'Adèle.

— Vous ne savez que des sottises, bégaya-t-elle. Ce n'est pas ma faute, si je ne mange pas.

Et les voix grandissaient, des mots aigres commençaient à s'échanger entre Lisa et la nouvelle bonne, Françoise, qui prenait parti pour Adèle, lorsque celle-ci, oubliant les injures, cédant à l'instinct de l'esprit de corps, cria :

— Méfiance ! v'là madame !

Un silence de mort tomba. Toutes, brusquement, avaient replongé dans leur cuisine ; et il ne montait plus, du boyau noir de l'étroite cour, que la puanteur d'évier mal tenu, comme l'exhalaison même des ordures cachées des familles, remuées là par la rancune de la domesticité. C'était l'égout de la maison, qui en charriait les hontes, tandis que les maîtres traînaient encore leurs pantoufles, et que le grand escalier déroulait la solennité des étages, dans l'étouffement muet du calorifère. Octave se souvint de la bouffée de vacarme qu'il avait reçue au visage, chez les Campardon, le jour de son arrivée.

— Elles sont bien gentilles, dit-il simplement.

Et il se penchait à son tour, il regardait les murailles, comme vexé de ne pas avoir lu tout de suite au travers, derrière les faux-marbres et le carton-pâte luisant de dorure.


POT-BOUILLE 125

— Où diable les a-t-elle fourrés? répétait Trublot qui avait fouillé jusque dans la table de nuit, pour retrouver ses gants blancs.

Enfin, il les dénicha au fond du lit même, aplatis et tout chauds. Une dernière fois, il donna un coup d'oeil à la glace, alla cacher la clef de la chambre à l'endroit convenu, au bout du corridor, sous un vieux buffet laissé par un locataire, et descendit le premier, accompagné d'Octave. Dans le grand escalier, quand il eut dépassé la porte des Josserand, il reprit tout son aplomb, boutonné très haut pour cacher son habit et sa cravate.

— Au revoir, mon cher, dit-il en forçant la voix. J'étais inquiet, j'ai passé prendre des nouvelles de ces dames... Elles ont parfaitement dormi... Au revoir.

Octave le regarda descendre en souriant. Puis, comme l'heure du déjeuner approchait, il résolut de reporter la clef du grenier plus tard. Au déjeuner, chez les Campardon, il s'intéressa surtout à Lisa, qui servait. Elle avait son air propre, sa mine agréable; et il l'entendait encore, la voix éraillée par les gros mots. Son flair de la femme ne l'avait pas trompé sur cette fille à poitrine plate. Du reste, madame Campardon continuait d'en être enchanté, s'étonnant de ce qu'elle ne la volait pas, ce qui était vrai, car son vice était ailleurs. En outre, elle paraissait très bonne pour Angèle, la mère se reposait entièrement sur elle.

Justement, ce matin-là, Angèle disparut au dessert, et on l'entendit qui riait dans la cuisine. Octave osa risquer une réflexion.

— Vous avez peut-être tort, de la laisser si libre avec les domestiques.

— Oh! il n'y a pas grand mal, répondit madame Campardon, de son air de langueur. Victoire a vu naître mon mari, et je suis si sûre de Lisa... Puis, que voulez-vous? cette petite me casse la tête. Je deviendrais folle, à l'entendre toujours sauter autour de moi.

L'architecte mâchonnait gravement le bout d'un cigare.

— C'est moi, dit-il, qui force Angèle à passer, toutes les après-midi, deux heures à la cuisine. Je veux qu'elle devienne une femme de ménage. Ça l'instruit... Elle ne sort jamais, mon cher, elle est continuellement sous notre aile. Vous verrez quel bijou nous en ferons.

\ Octave n'insista pas. Certains jours, Campardon lui paraissait très bête ; et, comme l'architecte le pressait pour aller entendre à Saint-Roch un grand prédicateur, il refusa, s'entêtant à ne point sortir! Après avoir averti madame Campardon qu'il ne viendrait pas dîner le soir, il remontait à sa chambre, lorsqu'il sentit la clef du grenier dans sa poche. Il préféra la descendre tout de suite.

Mais, sur le palier, un spectacle imprévu l'intéressa. La porte de la chambre louée au monsieur très distingué, dont on ne disait pas le nom,


123 POT-BOUILLE

se trouvait ouverte ; et c'était un événement, car elle restait toujours, close, comme barrée d'un silence de tombe. Sa. surprise augmenta : il cherchait, du regard le bureau du monsieur et découvrait à la place l'angle d'un grand lit, quand il vit sortir une dame mince,vêtue, de noir, le visage caché sous une. épaisse voilette. Derrière elle, la porte s'était.,refermée, sans bruit.

Alors, très intrigué, il descendit sur les talons,de la. dame, pour savoir, si elle était jolie. Mais elle, filait avec une légèr-eté. inquiète, effleurant à, peine la moquette de ses petites bottines, ne laissant d'autre trace, dans la maison, qu'un parfum évaporé de verveine. Comme il arrivait-au vestibule, elle disparaissait, et il aperçut seulement M. Gourd, debout sous le porche, qui la saluait très bas, en, ôtantsa calotte,

Lorsque le: jeune homme eut rendu la, clef au. concierge, il tâcha de le faire causer.

Elle a l'air bien comme il faut, dit-il Qui est-ce ?

— C'est une dame, répondit M- Gourd.

Et il ne voulut rien ajouter. Mais il se montra plus expansif, sur le monsieur du troisième. Oh ! un homme de la, meilleure société, qui avait loué cette chambre pour venir y travailler tranquille, une nuit par semaine.

— Tiens ! il travaille ! interrompit Octave. A quoi donc?

— Il a bien voulu me confier son ménage, continua M. Gourd, sans paraître avoir entendu. Et, voyez-vous, il paie rubis sur l'ongle... Allez, monsieur, quand on fait un ménage, on sait vite si l'on a affaire à quelqu'un de propre. Celui-là, c'est, tout ce qu'il y a de plus honnête : ça se voit à son linge.

Il fut obligé de se garer; Octave lui-même rentra un instant dans la loge, pour laisser passer la voiture des locataires du second, qui allait au Bois. Les chevaux piaffaient,retenus par le cocher, les guides hautes; et lorsque le grand landau fermé roula sous la voûte, on aperçue, derrière les glaces, deux beaux enfants, dont les têtes souriantes cachaient les profils, vagues du père et de la mère. M. Gourd s'était redressé, poli, mais froid.

— En voilà qui ne font pas beaucoup de bruit dans la maison, remarqua Octave.

— Personne ne fait de bruit, dit, sèchement, le concierge. Chacun vit comme il l'entend, voilà tout. Il y a des gens qui savent vivre, et il y a des gens qui ne savent pas vivre.

Les gens du second, étaient jugés sévèrement, parce qu'ils ne fréquentaient personne. Ils semblaient riches, pourtant; mais le mari travaillait dans des livres, et M. Gourd se défiait, avait une moue méprisante ; d'autant plus qu'on ignorait ce que le ménage pouvait fabriquer là dedans, avec son


POT-BOUILLE 127

air de n'avoir besoin de personne et d'être toujours parfaitement heureux. Ça ne lui paraissait pas naturel.

Octave ouvrait la porte du vestibule, lorsque Valérie rentra. Il s'effaça poliment, pour la laisser passer devant lui.

— Vous allez bien, madame ?

— Mais oui, monsieur, merci.

Elle était essoufflée, et pendant qu'elle montait, il regardait ses bottines boueuses, en songeant à ce déjeuner, la tête en bas et les jambes en l'air, dont avaient parlé les bonnes. Sans doute, elle était rentrée à pied, n'ayant pas trouvé de fiacre. Une odeur fade et chaude s'exhalait de ses jupes humides. La fatigue, une lassitude molle de toute sa chair, lui faisait par moments, malgré son effort, poser la main sur la rampe.

■— Quelle vilaine journée, n'est-ce pas? madame.

— Affreuse, monsieur... Et, avec ça, le temps est lourd.

Elle arrivait au premier, ils se saluèrent. Mais, d'un coup d'oeil, il avait vu sa face meurtrie, ses paupières grosses de sommeil, ses cheveux dépeignés sous le chapeau attaché à la hâte ; et, tout en continuant de monter, il réfléchissait, vexé, pris de colère. Alors, pourquoi pas avec lui ? Il n'était ni plus bête ni plus laid que les autres.

Au troisième, devant la porte de madame Juzeur, le souvenir de sa promesse de la veille s'éveilla. Une curiosité lui venait sur cette petite femme si discrète, aux yeux de pervenche. Il sonna. Ce fut madame Juzeur ellemême qui ouvrit.

— Ah ! cher monsieur, êtes-vous aimable !... Entrez donc.

Le logement avait une douceur qui sentait un peu le renfermé : des tapis et des portières partout, des meubles d'une mollesse d'édredon, l'air tiède et mort d'un coffret capitonné de vieux satin à l'iris. Dans le salon, où les doubles rideaux mettaient un recueillement de sacristie, Octave dut s'asseoir sur un canapé, large et très bas.

— Voici la dentelle, reprit madame Juzeur, en reparaissant avec une boîte de santal, pleine de chiffons. Je veux en faire cadeau à quelqu'un et je suis curieuse d'en connaître la valeur.

C'était un bout d'ancien point d'Angleterre, très beau. Octave l'examina en connaisseur, finit par l'estimer trois cents francs. Puis, sans attendre davantage, comme leurs mains à tous deux maniaient la dentelle, il se pencha et lui baisa les doigts, des doigts menus de petite fille.

— Oh! monsieur Octave, à mon âge, vous n'y pensez pas! murmura joliment madame Juzeur, sans se fâcher.

Elle avait trente-deux ans, se disait très vieille. Et elle fit son allusion accoutumée à ses malheurs : mon Dieu ! oui, après dix jours de mariage, le


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cruel était parti un matin et n'était pas revenu, personne n'avait jamais su pourquoi.

— Vous comprenez, continua-t-elle en levant les yeux au plafond, après des coups pareils, c'est fini pour une femme.

Octave avait gardé sa petite main tiède qui se fondait dans la sienne, et il la baisait toujours à légers coups, sur les doigts. Elle ramena les yeux vers lui, le considéra d'un air vague et tendre ; puis, maternellement, elle dit ce seul mot :

— Enfant !

Se croyant encouragé, il voulut la saisir à la taille, l'attirer sur le canapé ; mais elle se dégagea sans violence, elle glissa de ses bras, riant, ayant l'air de penser simplement qu'il jouait.

— Non, laissez-moi, ne me touchez pas, si vous désirez que nous restions bons amis.

— Alors, non? demanda-t-il à voix basse.

— Quoi, non? Que voulez-vous dire?... Oh! ma main, tant qu'il vous plaira!

Il lui avait repris la main. Mais, cette fois, il l'ouvrait, la baisait sur la paume; et, les yeux demi-clos, tournant le jeu en plaisanterie, elle écartait les doigts, comme une chatte qui détend ses griffes pour qu'on la chatouille sous les pattes. Elle ne lui permit pas d'aller au-dessus du poignet. Le premier jour, il y avait là une ligne sacrée, où le mal commençait.

— C'est monsieur le curé qui monte, vint dire brusquement Louise, en rentrant d'une commission.

— L'orpheline avait le teint jaune et le masque écrasé des filles qu'on oublie sous les portes. Elle éclata d'un rire idiot, quand elle aperçut le monsieur qui mangeait dans la main de madame. Mais, sur un regard de celle-ci, elle se sauva.

— J'ai grand peur de n'en rien tirer de bon, reprit madame Juzeur. Enfin, il faut bien essayer de mettre dans le droit chemin une de ces pauvres âmes... Tenez, monsieur Mouret, passez par ici.

Elle l'emmena dans la salle à manger, pour laisser le salon au prêtre, que Louise introduisait. Là, elle l'invita à revenir causer. Cela lui ferait un peu de société; elle était toujours si seule, si triste ! Heureusement la religion la consolait.

Le soir, vers cinq heures, Octave goûta un véritable repos à s'installer chez les Pichon, en attendant le dîner. La maison l'effarait un peu ; après s'être laissé prendre d'un respect de provincial, devant la gravité riche de l'escalier, il glissait à un mépris exagéré, pour ce qu'il croyait deviner derrière les hautes portes d'acajou. Il ne savait plus : ces bourgeoises dont la


Nous ne voulons pas de femmes, entendez-vous! On l'a déjà dit à l'homme qui vous amène (page 117).

E. — POT-BOUILLE.

LIV. 17



POT-BOU'ILLE 131

vertu le glaçait d'abord, lui semblaient maintenant devoir céder sur un signe; et, lorsqu'une d'elles résistait, il' restait plein de surprise et de rancune.

Marie avait rougi de joie, en le voyant poser sur le buffet le paquet de livres, qu'il était monté chercher pour elle, le matin. Elle répétait :

— Êtes-vous gentil, monsieur Octave ! Oh! merci, merci!... Et comme c'est bien, d'être venu de bonne heure ! Voulez-vous un verre d'eau sucrée avec du cognac ? Ça ouvre l'appétit.

Il accepta, pour lui faire plaisir. Tout lui parut aimable, jusqu'à Pichon et aux Vuillaume, qui causaient autour de la table, remâchant lentement leur conversation de chaque dimanche. Marie, de temps à autre, courait à la cuisine', où elle soignait une épaule de mouton roulée ; et il osa la suivre en plaisantant, la saisit devant le fourneau, la baisa sur la nuque. Elle, sans un cri, sans un tressaillement, s'était retournée et le baisait à son tour sur la bouche, de ses lêvres toujours froides. Cette fraîcheur parut délicieuse au jeune homme.

— Eh bien? et votre nouveau ministre? demanda-t-il à Pichon, en revenant.

Mais l'employé eut un sursaut. Ah ! il allait y avoir un nouveau ministre, à l'Instruction publique ? Il n'en savait rien ; dans les bureaux, on ne s'occupait jamais de ça.

— Le temps est si mauvais ! continua-t-il sans transition. Pas possible d'avoir un pantalon propre !

Madame Vuillaume parlait d'une fille qui avait mal tourné, aux Batignolles.

— Vous ne me croiriez pas; monsieur, dit-elle. Elle était, parfaitement élevée ; mais elle s'ennuyait tellement chez ses parents, que deux fois elle avait voulu se jeter dans la rue... C'est à confondre!

— On fait griller les fenêtres, dit simplement M. Vuillaume.

Le dîner fut charmant. Tout le temps, cette conversation dura, autour du modeste couvert, qu'une petite lampe éclairait. Pichon et M. Vuillaume, étant tombés sur le personnel du ministère, ne sortaient plus des chefs et des sous-chefs : le beau-père s'entêtait sur ceux de son temps, puis se souvenait qu'ils étaient morts ; tandis que, de son côté, le gendre continuait à parler des nouveaux, au milieu d'une confusion de noms inextricable. Les deux hommes pourtant, ainsi que madame Vuillaume furent d'accord sur un point: le gros Chavignat, celui dont la femme était si laide, avait fait beaucoup trop d'enfants. C'était fou, dans sa situation de fortune. Et Octave souriait, détendu, heureux; depuis longtemps, il n'avait passé une si agréable soirée ; même il finit par blâmer Chavignat avec conviction. Marie


132 POT-BOUILLE

l'apaisait de son clair regard d'innocente, sans une émotion à le voir assis près de son mari, les servant tous deux selon leurs goûts, de son air un peu las d'obéissance passive.

A dix heures , les Vuillaume se levèrent, ponctuellement. Pichon mit son chapeau. Chaque dimanche, il les accompagnait à l'omnibus. C'était une habitude de déférence, prise au lendemain du mariage, et les Vuillaume se seraient trouvés très froissés, s'il avait cru pouvoir se dispenser de la course. Tous trois gagnaient la rue de Richelieu, puis la remontaient à petits pas, en fouillant du regard l'omnibus des Batignolles, qui passait toujours complet; de sorte que, souvent, Pichon allait ainsi jusqu'à Montmartre, car il ne se serait pas permis de quitter son beau-père et sa bellemère, avant de les mettre en voiture. Comme ils marchaient très doucement, il lui fallait près de deux heures pour aller et revenir.

On échangea d'amicales poignées de main sur le palier. En rentrant avec Marie, Octave dit tranquillement :

— Il pleut, Jules ne rentrera pas avant minuit.

Et, comme on avait couché Lilitte de bonne heure, il prit tout de suite Marie sur ses genoux, il but avec elle un reste de café dans la même tasse, en mari heureux du départ de ses invités, se retrouvant enfin chez lui, excité par une petite fête de famille, et pouvant embrasser sa femme à l'aise, les portes closes. Une chaleur endormait l'étroite pièce, où des oeufs à la neige avaient laissé une odeur de vanille. Il mettait de légers baisers sous le menton de la jeune femme, lorsqu'on frappa. Marie n'eut pas même un sursaut de peur. C'était le fils Josserand, celui qui avait une fêlure. Quand il pouvait s'échapper de l'appartement d'en face, il venait ainsi causer avec elle, attiré par sa douceur ; et tous deux s'entendaient très bien, restant des dix minutes sans parler, échangeant de loin en loin des phrases qui ne se suivaient pas.

Octave, très contrarié, garda le silence.

— Ils ont du monde, bégayait Saturnin. Moi, je m'en fiche, qu'ils ne me mettent pas à table ! Alors, j'ai défait la serrure et je me suis sauvé. Ça les attrape.

— On sera inquiet, vous devriez rentrer, dit Marie, qui voyait l'impatience d'Octave.

Mais le fou riait, enchanté. Puis, avec sa parole embarrassée, il dit ce qu'on faisait chez lui. Il semblait venir chaque fois pour soulager surtout sa mémoire.

— Papa a encore travaillé toute la nuit... Maman a giflé Berthe... Dites, quand on se marie, ça fait du mal?

Et, comme Marie ne répondait pas, il continua, en s'animant :


POT-BOUILLE 133

— Je ne veux pas aller à la campagne, moi... S'ils la touchent seulement, je les étrangle; la nuit, c'est facile, pendant qu'ils dorment... Elle a le dedans de la main doux comme du papier à lettres. Mais, vous savez, l'autre est une sale fille...

Il recommençait, s'embrouillait, n'arrivait pas à exprimer ce qu'il était venu dire. Marie, enfin, le força à rentrer chez ses parents, sans qu'il eût même remarqué la présence d'Octave.

Alors, celui-ci, de peur d'être encore dérangé, voulut emmener la jeune femme dans sa chambre. Mais elle refusa, les joues brusquement envahies d'un flot de sang. Lui, ne comprenant pas cette pudeur, répétait qu'ils entendraient bien Jules remonter, qu'elle aurait le temps de se glisser chez elle ; et, comme il l'entraînait, elle se fâcha tout à fait, avec une indignation de femme violentée.

— Non, pas dans votre chambre, jamais! C'est trop vilain... Restons" chez moi.

Et elle courut se réfugier au fond de son logement. Octave était encore sur le palier, surpris de cette résistance inattendue, lorsqu'un bruit violent de querelle monta de la cour. Décidément, tout s'en mêlait, il aurait mieux fait d'aller dormir. Un tel vacarme était si inusité, à une pareille heure, qu'il finit par ouvrir une fenêtre, pour écouter. En bas, M. Gourd criait :

— Je vous dis que vous ne passerez pas!... Le propriétaire est prévenu. Il va descendre vous flanquer lui-même à la porte.

— De quoi? à la porte! répondit une grosse voix. Est-ce que je ne paie pas mon terme?... Passe, Amélie, et si monsieur te touche, nous allons rire !

C'était l'ouvrier d'en haut, qui rentrait avec la femme, chassée le matin. Octave se pencha; mais, dans le trou noir de la cour, il voyait seulement de grandes ombres flottantes, que traversait un reflet de gaz venu du vestibule.

— Monsieur Vabre ! monsieur Vabre ! appela d'une voix pressante le concierge, bousculé par le menuisier. Vite, vite, elle va entrer !

Malgré ses mauvaises jambes, madame Gourd était allée chercher le propriétaire, en train justement de travailler à son grand ouvrage. Il descendait. Octave l'entendit répéter furieusement :

— C'est un scandale! c'est une horreur!... Jamais je ne permettrai ça chez moi !

Et, s'adressant à l'ouvrier, que sa présence parut intimider d'abord :

— Renvoyez cette femme, tout de suite, tout de suite... Entendez-vous! nous ne voulons pas de femmes dans la maison.

— Mais c'est la mienne! répondit l'ouvrier effaré. Elle est en place, elle


134 POT-BOUlLLE

vient une fois par mois, quand ses maîtres le permettent... En voilà une histoire! Ce n'est pas vous qui m'empêcherez de coucher avec ma femme, peut-être! Du coup, le concierge et le propriétaire perdirent la tête.

— Je vous donne congé, bégayait M. Vabre. Et, en attendant, je vous défends de prendre mon immeuble pour un mauvais lieu... Gourd, jetez donc cette créature sur le trottoir... Oui, monsieur, je n'aime pas les mauvaises plaisanteries. On le dit, quand on est marié... Taisez-vous, ne me manquez pas de respect davantage!

Le menuisier, bon enfant, ayant sans doute une pointe de vin, finit par se mettre à rire.

— C'est curieux tout de même... Enfin, puisque monsieur ne veut pas, retourne chez tes maîtres, Amélie. Nous ferons un garçon une autre fois Vrai, c'était pour faire un garçon... Par exemple, je l'accepte volontiers, votre congé ! Plus souvent que je resterais dans cette baraque ! Il s'y passe de propres choses, on y rencontre du joli fumier. Ça ne veut pas de femmes chez soi, lorsque ça tolère, à chaque étage, des salopes bien mises; qui mènent des vies de chien, derrière les portes !... Tas de mufes! tas de bourgeois !

Amélie s'en était allée, pour ne pas causer de plus gros ennuis, à son homme; et lui, goguenard, sans colère, continua de blaguer. Pendant cetemps, M. Gourd protégeait la retraite de M. Vabre, en se permettant à voix haute des réflexions. Quelle sale chose que le peuple! Il suffisait d'un ouvrier dans une maison pour l'empester.

Octave referma la fenêtre. Mais, au moment où il retournait auprès deMarie, un individu qui enfilait légèrement le corridor, le heurta.

— Comment! c'est encore vous! dit-il en reconnaissant Trublot. Celui-ci resta une seconde suffoqué. Puis, il voulut expliquer sa présence.

— Oui, c'est moi... J'ai dîné chez les Josserand, et je monte... Octave fut révolté.

— Oh ! avec ce torchon d'Adèle !... Vous juriez que non. Alors, Trublot reprit sa carrure, l'air ravi.

— Je vous assure, mon cher, c'est très chic... Elle a une peau, vous ne vous en doutez pas !

Ensuite, il s'emporta contre l'ouvrier, qui avait failli le faire surprendre dans l'escalier de service, avec ses sales histoires de femme. Il avait dû revenir par le grand escalier. Et, s'échappant :

— Rappelez-vous, c'est jeudi prochain que je vous mène chez la maîtresse à Duveyrier... Nous dînerons ensemble.


POT-BOUILLE 135

La maison retombait à son recueillement, à ce silence religieux qui semblait sortir des chastes alcôves. Octave avait rejoint Marie dans la chambre, au bord du lit conjugal, dont elle apprêtait les oreillers. En haut, la chaise ' se trouvant encombrée de la cuvette et d'une vieille paire de savates, Trublot s'était assis sur l'étroite couchette d'Adèle; et, en habit, cravaté de blanc, il attendait. Lorsqu'il reconnut le pas de Julie qui montait se coucher, il retint son souffle, ayant la continuelle terreur des querelles de femmes. Enfin, Adèle parut. Elle était fâchée, elle l'empoigna.

— Dis donc, toi! tu pourrais bien ne pas me marcher dessus, quand je sers à table !

— Comment, te marcher dessus?

— Bien sûr, tu ne me regardes seulement pas, tu ne dirais jamais s'il vous plaît, en demandant du pain... Ainsi, ce soir, lorsque j'ai passé le veau, tu as eu l'air de me renier... J'en ai assez, vois-tu! Toute la maison m'agonit de sottises. C'est trop à la fin, si tu te mets avec les autres !

Elle se déshabillait rageusement ; puis, se jetant sur le vieux sommier qui craquait, elle tourna le dos. Il dut s'humilier.

Et, pendant ce temps, dans la chambre voisine, l'ouvrier qui gardait sa pointe de vin, parlait seul, d'une voix si haute, que le corridor entier l'entendait.

— Hein? c'est drôle tout de même, qu'on vous empêche de coucher avec votre femme!... Pas de femmes dans ta maison, bougre de ramolli! Va donc en ce moment mettre un peu le nez sous les draps, pour voir !



La cour des cuisines, vue de haut en bas (p. 120.)

E. ZOLA. — POT-BOUILLE.

LIV. 18



VII

Depuis quinze jours, pour amener l'oncle Bachelard à doter Berthe, les Josserand l'invitaient presque chaque soir, malgré sa malpropreté.

Quand on lui avait annoncé le mariage, il s'était contenté de donner une légère tape sur la joue de sa nièce, en disant :

— Comment ! tu te maries ! Ah ! c'est gentil, fillette.

Et il restait sourd à toutes les allusions, exagérant son air de noceur gâteux, tombé dans les liqueurs, dès qu'on parlait d'argent devant lui.

Madame Josserand eut l'idée de l'inviter un soir avec Auguste, le futur. Peut-être la vue du jeune homme le déciderait-elle. Le moyen était héroïque, car la famille n'aimait pas montrer l'oncle, redoutant toujours de se faire du tort dans l'esprit des gens. D'ailleurs, il s'était assez bien conduit; son gilet seul avait une grande tache de sirop, attrapée sans doute au café. Mais, lorsque sa soeur, après le départ d'Auguste, l'interrogea, en lui demandant comment il le trouvait, il répondit sans se compromettre :

—Charmant, charmant.

Il fallait en finir. L'affaire pressait. Alors, madame Josserand résolut de poser carrément la situation.

— Puisque nous voilà en famille, reprit-elle, profitons-en... Laisseznous, mes chéries : nous avons à causer avec votre oncle... Toi, Berthe, veille un peu sur Saturnin, qu'il ne démonte pas encore les serrures.

. Saturnin, depuis qu'on s'occupait du mariage de sa soeur, en se cachant de lui, rôdait par les pièces, l'oeil inquiet, flairant quelque chose ; et il avait des imaginations diaboliques, dont la famille restait consternée.

— J'ai pris tous mes renseignements, dit la mère, lorsqu'elle se fut enfermée avec le père et l'oncle. Voici où en sont les Vabre.


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Longuement, elle donna des chiffres. Le vieux Vabre avait apporté de Versailles un demi-million. Si la maison lui avait coûté trois cent mille francs, il lui en était resté deux cent mille, qui, depuis douze ans, produisaient des intérêts. En outre, chaque année, il touchait vingt-deux mille francs de loyers ; et, comme il vivait chez les Duveyrier sans presque rien dépenser, il devait par conséquent posséder en tout cinq ou six cent mille francs, plus la maison. Ainsi, de ce côté, de fort belles espérances.

— Il n'a donc pas de vice? demanda l'oncle Bachelard. Je croyais qu'il jouait à la Bourse.

Mais madame Josserand se récria. Un vieux si tranquille, plongé dans de si grands travaux! Au moins, celui-là s'était montré assez capable pour mettre une fortune de côté ; et elle souriait amèrement, en regardant son mari, qui baissa la tête.

Quant aux trois enfants de M. Vabre, Auguste, Clotilde et Théophile, ils avaient eu chacun cent mille francs à la mort de leur mère. Théophile, après des entreprises ruineuses, vivait mal des miettes de cet héritage. Clotilde, sans autre passion que son piano, devait avoir placé sa part. Enfin, Auguste venait d'acheter le magasin du rez-de-chaussée et de risquer le commerce des soies, avec ses cent mille francs, longtemps gardés en réserve.

— Naturellement, dit l'oncle, le vieux ne donne rien à ses enfants, quand il les marie.

Mon Dieu! il n'aimait guère donner, le fait paraissait malheureusement certain. En mariant Clotilde, il s'était bien engagé à verser une dot de quatre-vingt mille francs ; mais Duveyrier n'avait jamais vu que dix mille francs, et il ne réclamait pas, il nourrissait même son beau-père, flattant son avarice, sans doute pour mettre un jour la main sur sa fortune. De même, après avoir promis cinquante mille francs à Théophile, lors de son mariage avec Valérie, il s'était contenté d'abord de servir les intérêts, puis n'avait plus sorti un sou de sa caisse, et poussait les choses jusqu'à exiger les loyers, que le ménage lui payait, de peur d'être rayé du testament. Donc, il ne fallait pas trop compter sur les cinquante mille francs qu'Auguste devait toucher à son tour, le jour du contrat; ce serait joli déjà, si son père lui faisait grâce des termes du magasin, pendant quelques années.

— Dame! déclara Bachelard, c'est toujours dur pour des parents... On ne paie jamais les dots.

— Revenons à Auguste, continua madame Josserand. Je vous ai dit ses espérances, et le seul danger est du côté des Duveyrier, que Berthe fera bien de surveiller de près, si elle entre dans la famille... Actuellement,


POT-BOUILLE 141

Auguste, après avoir acheté son magasin soixante mille francs, s'est lancé avec les quarante autres mille. Seulement, la somme devient insuffisante; , d'autre part, il est seul, il lui faut une femme ; c'est pourquoi il veut se marier... Berthe est jolie, il la voit déjà dans son comptoir; et quant à la dot, cinquante mille francs sont une somme respectable qui l'a décidé. L'oncle Bachelard ne sourcilla pas. Il finit par dire, d'un air attendri, qu'il avait rêvé mieux. Et il tomba sur le futur gendre : un charmant garçon, certainement; mais trop vieux, beaucoup trop vieux, trente-trois ans passés; du reste, toujours malade, la figure tirée par la migraine; enfin, l'air triste, pas assez gai pour le commerce.

— En as-tu un autre? demanda madame Josserand, dont la patience se lassait. J'ai remué Paris avant de le trouver.

D'ailleurs, elle ne s'illusionnait guère. Elle l'éplucha.

— Oh! ce n'est pas un aigle, je le crois même assez bête... Puis, je me méfie de ces hommes qui n'ont jamais eu de jeunesse et qui ne risquent pas une enjambée dans l'existence, sans y réfléchir quelques années. Celui-là, au sortir du collège, où ses maux de tête l'ont empêché d'achever ses études, est resté quinze ans petit employé de commerce, avant d'oser toucher à ses cent mille francs, dont son père, paraît-il, lui filoutait les intérêts... Non, non, il n'est pas fort.

Jusque-là, M. Josserand avait gardé le silence. Il se risqua.

— Mais alors, ma bonne, pourquoi s'entêter à ce mariage. Si le jeune homme n'a pas de santé...

— Oh ! pas de santé, interrompit Bachelard, ce n'est pas encore ça qui empêcherait... Berthe ne serait plus en peine ensuite pour se remarier.

— Enfin, s'il est incapable, reprit le père, s'il doit rendre notre fille malheureuse...

— Malheureuse! cria madame Josserand. Dites tout de suite que je jette mon enfant à la tête du premier venu !... On est en famille, on le discute : il est ceci, il est cela, pas jeune, pas beau, pas intelligent. Nous causons, n'est-ce pas? c'est naturel... Seulement, il est très bien, jamais nous ne trouverons mieux; et, voulez-vous que je le dise? c'est un parti inespéré pour Berthe. Moi, j'allais donner ma langue aux chiens, parole d'honneur !

Elle s'était levée. M. Josserand, réduit au silence, recula sa chaise.

— J'ai une seule peur, continua-t-elle en se plantant résolument devant t son frère, c'est qu'il ne veuille plus, si on ne lui compte pas la dot, le jour

du contrat... Ça s'explique, il a besoin d'argent, ce garçon...

Mais, à ce moment, un souffle ardent, qu'elle entendit derrière elle, la fit se tourner. Saturnin était là, la tête passée dans l'entrebâillement de la porte, écoutant, avec des yeux de loup. Et ce fut toute une panique, car il


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avait volé une broche à la cuisine, pour embrocher les oies, disait-il. L'oncle Bachelard, très inquiet du tour que prenait la conversation, profita de l'alerte.

— Ne vous dérangez pas, cria-t-il de l'antichambre. Je m'en vais, j'ai un rendez-vous à minuit, avec un de mes clients, qui vient exprès du Brésil.

Quand on fut parvenu à coucher Saturnin, madame Josserand, exaspérée, déclara qu'il était impossible de le garder davantage. Il finirait par faire un malheur, si on ne l'enfermait pas dans une maison de fous. Ce n'était plus une vie, de toujours le cacher. Jamais ses soeurs ne se marieraient, tant qu'il serait là, à dégoûter et à effrayer le monde.

— Attendons encore, murmura M. Josserand, dont le coeur saignait à l'idée de cette séparation.

— Non, non! déclara la mère, je n'ai pas envie qu'il m'embroche à la fin !... Je tenais mon frère, j'allais le mettre au pied du mur... N'importe! nous irons demain avec Berthe le relancer chez lui, et nous verrons s'il aura le toupet d'échapper à ses promesses... D'ailleurs,* Berthe doit une visite à son parrain. C'est convenable.

Le lendemain, tous trois, la mère, le père et la fille, se rendirent officiellement aux magasins de l'oncle, qui occupaient le sous-sol et le rez-dechaussée d'une vaste maison de la rue d'Enghien. Des camions embarrassaient la porte. Dans la cour vitrée, une équipe d'emballeurs clouaient des caisses; et, par des baies ouvertes, on apercevait des coins de marchandises, des légumes secs et des coupons de soie, de la papeterie et des suifs, tout l'encombrement des mille commissions données par les clients, et des achats risqués à l'avance, aux moments de baisse. Bachelard était là avec son grand nez rouge, l'oeil encore allumé d'une ivresse de la veille, mais l'intelligence nette, retrouvant son flair et sa chance, dès qu'il retombait devant ses livres.

— Tiens! c'est vous! dit-il, très ennuyé.

Et il les reçut dans un petit cabinet, d'où il surveillait ses hommes, par un vitrage.

— Je t'ai amené Berthe, expliqua madame Josserand. Elle sait ce qu'elle te doit.

Puis, lorsque la jeune fille, après avoir embrassé son oncle, fut retournée dans la cour s'intéresser aux marchandises, sur un coup d'oeil de sa mère, celle-ci aborda résolument la question.

— Écoute, Narcisse, voici où nous en sommes... Comptant sur ton bon coeur et sur tes promesses, je me suis engagée à donner une dot de cinquante mille francs. Si je ne la donne pas, le mariage est rompu... Ce serait


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une honte, au point où en sont les choses. Tu ne peux pas nous laisser dans un embarras pareil. Mais les yeux de Bachelard s'étaient troublés ; et il bégaya, très ivre :

— Hein? quoi? tu as promis... Faut pas promettre; mauvais, de promettre...

Il pleura misère. Ainsi, il avait acheté des crins, tout un solde, s'imaginant que les crins hausseraient; pas du tout, les crins baissaient, il était obligé de les expédier à perte. Et il se précipita, ouvrit des registres, voulut absolument montrer des factures. C'était la ruine.

— Allons donc ! finit par dire M. Josserand impatienté. Je connais vos affaires, vous gagnez gros comme vous, et vous rouleriez sur l'or, si vous ne le jetiez pas par les fenêtres... Moi, je ne vous demande rien. C'est Eléonore qui a voulu faire cette démarche. Mais, permettez-moi de vous dire, Bachelard, que vous vous êtes fichu de nous. Depuis quinze ans, chaque samedi, lorsque je viens jeter un coup d'oeil sur vos livres, vous êtes toujours à me promettre...

L'oncle l'interrompait, se frappait violemment la poitrine.

— Moi, promettre! pas possible!... Non, non, laissez-moi faire, vous verrez. Je n'aime pas qu'on demande, ça me vexe, ça me rend malade... Vous verrez, un jour.

Madame Josserand elle-même n'en put tirer rien de plus. Il leur serrait les mains, essuyait une larme, parlait de son âme, de son amour de la famille, en les suppliant de ne pas le tourmenter davantage, en jurant devant Dieu qu'ils ne s'en repentiraient pas. Il savait son devoir, il le ferait jusqu'au bout. Berthe, plus tard, connaîtrait le coeur de son oncle.

— Et l'assurance dotale, dit-il de sa voix naturelle, les cinquante mille francs que vous aviez mis sur la tête de la petite?

Madame Josserand haussa les épaules.

— Depuis quatorze ans, c'est enterré. On t'a répété vingt fois que, dès la quatrième prime, nous n'avons pu donner les deux mille francs.

— Ça ne fait rien, murmura-t-il en clignant l'oeil, on parle de cette assurance à la famille, et on prend du temps pour payer la dot... Jamais on ne paie une dot.

Révolté, M. Josserand se leva.

— Comment ! voilà tout ce que vous trouvez à nous dire ! Mais l'oncle se méprenait, insistait sur l'usage.

— Jamais, entendez-vous! On donne un acompte, on sert la rente. Voyez monsieur Vabre lui-même... Est-ce que le père Bachelard vous a payé la dot d'Éléonore? non, n'est-ce pas? On garde son argent, parbleu!

— Enfin, c'est une saleté que vous me conseillez ! cria M. Josserand.


144 POT-BOUILLE

Je mentirais, je ferais un faux en produisant la police de cette assurance... Madame Josserand l'arrêta. L'idée suggérée par son frère, l'avait rendue grave. Elle s'étonnait de ne pas y avoir songé.

— Mon Dieu! comme tu prends feu,.mon ami... Narcisse ne te dit pas de faire un faux.

— Bien sûr, murmura l'oncle. Pas besoin de montrer les papiers.

— Il s'agit simplement de gagner du temps, continua-t-elle. Promets la dot, nous là donnerons toujours plus tard.

Alors, la conscience du brave homme éclata. Non ! il refusait, il ne voulait pas se risquer une fois encore sur de pareilles pentes. Toujours on abusait de sa complaisance, pour lui faire accepter peu à peu des choses dont il tombait malade ensuite, tant elles lui barraient le coeur. Puisqu'il n'avait pas de dot à donner, il ne pouvait en promettre une.

Bachelard était allé battre le vitrage du bout des doigts, en sifflotant une sonnerie de clairon, comme pour montrer son parfait mépris devant de pareils scrupules. Madame Josserand avait écouté son mari, toute pâle d'une colère lentement amassée, et qui brusquement fit explosion.

— Eh bien! monsieur, puisqu'il en est ainsi, ce mariage se fera... C'est la dernière chance de ma fille. Je me couperais le poignet plutôt que de la laisser échapper. Tans pis pour les autres ! A là fin, quand on vous pousse, on devient capable de tout.

— Alors, madame, vous assassineriez pour marier votre fille? Elle se leva toute droite.

— Oui! dit-elle furieusement.

Puis, elle eut un sourire. L'oncle dut calmer l'orage. A quoi bon se chamailler? Il valait mieux s'entendre. Et, tremblant encore de la querelle, éperdu et las, M. Josserand finit par vouloir bien causer de l'affaire avec Duveyrier, dont tout dépendait, selon madame Josserand. Seulement, pour prendre le conseiller en un moment de bonne humeur, l'oncle offrit à son beau-frère de le lui faire rencontrer dans une maison, où il ne savait rien refuser.

— C'est une simple entrevue, déclara M. Josserand luttant encore. Je vous jure que je ne m'engagerai pas.

— Sans doute, sans doute, dit Bachelard. Éléonore ne vous demande rien contre l'honneur.

Berthe revenait. Elle avait vu des boîtes de fruits confits, et, après de vives caresses, elle tâcha de s'en faire donner une. Mais l'oncle se trouvait repris de son bégaiement; pas possible, c'était compté, ça partait le soir même pour Saint-Pétersbourg. Lentement, il les poussait vers la rue, tandis que sa soeur, devant l'activité des vastes magasins, pleins jusqu'aux solives


Trublot s'était assis sur l'étroite couchecté d'Adèle; et en habit, cravaté de blanc,

il attendait (p. 135.)

E. ZOLA. — POT-BOUILLE.

LIV. 19



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de toutes les marchandises imaginables, s'attardait, souffrant de cette fortune gagnée par un homme sans principes, faisant un retour amer sur l'honnêteté incapable de son mari.

— Eh bien! à demain soir, vers neuf heures, au café de Mulhouse, dit Bachelard dans la rue, en serrant la main de M. Josserand.

Justement, le lendemain, Octave et Trublot, qui avaient dîné ensemble, avant de se rendre chez Clarisse, la maîtresse de Duveyrier, entrèrent au café de Mulhouse, pour ne pas se présenter chez elle trop tôt, bien qu'elle demeurât rue de la Cerisaie, au diable. Il était à peine huit heures. Comme ils arrivaient, un bruit violent de querelle les attira au fond, dans une salle écartée. Et, là, ils aperçurent Bachelard, déjà gris, les joues saignantes, énorme, qui se trouvait aux prises avec un petit monsieur, blême et rageur.

— Vous avez encore craché dans mon bock! criait-il de sa voix tonnante. Je ne le souffrirai pas, monsieur!

— Fichez-moi la paix, entendez-vous ! ou je vous gifle ! dit le petit homme, debout sur la pointe des pieds.

Alors, Bachelard haussa le ton, très provocant, sans reculer d'une semelle.

— Si vous voulez, monsieur!... Comme il vous plaira!

Et, l'autre lui ayant défoncé d'une claque son chapeau, qu'il gardait crânement sur l'oreille, même dans les cafés, il répéta avec plus d'énergie :

— Comme il vous plaira, monsieur!... Si vous voulez !

Puis, après avoir ramassé son chapeau, il s'assit d'un air superbe, il cria au garçon :

— Alfred, changez-moi mon bock!

Octave et Trublot, étonnés, avaient aperçu Gueulin à la table de l'oncle, le dos appuyé contre la banquette du fond, fumant avec une tranquillité pleine d'indifférence. Comme ils l'interrogeaient sur les causes de la querelle :

— Sais pas, répondit-il en regardant monter la fumée de son cigare. Toujours des histoires... Oh! une bravoure à être claqué ! Ne recule jamais.

Bachelard serra la main aux nouveaux venus. Il adorait la jeunesse. Quand il sut qu'ils allaient chez Clarisse, il fut ravi, car lui-même s'y rendait avec Gueulin ; seulement il fallait attendre son beau-frère Josserand, auquel il avait donné rendez-vous. Et il emplit la petite salle des éclats de sa voix, encombrant la table de toutes les consommations imaginables, pour régaler ses jeunes amis, avec la prodigalité enragée d'un homme qui ne comptait plus, dans les occasions de plaisir. Dégingandé, les dents trop neuves et le nez en flamme, sous sa calotte neigeuse de cheveux ras, il tutoyait les garçons, leur cassait les jambes, se rendait insupportable à ses


148 POT-BOUILLE

voisins, au point que le patron vint deux fois le prier de sortir, s'il continuait. On l'avait chassé la veille du café de Madrid.

Mais une fille ayant paru, puis étant ressortie, après avoir fait le tour de la salle d'un air las, Octave parla des femmes. Bachelard cracha de côté, attrapa Trublot, sans même s'excuser. Les femmes lui avaient coûté trop d'argent; il se flattait de s'être payé les plus belles de Paris. Dans la commission, on ne marchandait pas là-dessus : histoire de montrer qu'on était au-dessus de ses affaires. Maintenant, il se rangeait, il voulait être aimé. Et, Octave, devant ce braillard jetant au feu les billets de banque, songeait avec surprise à l'oncle qui exagérait son ivresse bégayante, pour échapper aux entreprises de la famille.

— Ne posez donc pas, mon oncle, dit Gueulin. On a toujours plus de femmes qu'on n'en veut.

— Alors, fichu serin, demanda Bachelard, pourquoi n'en as-tu jamais? Gueulin haussa les épaules, plein de mépris.

— Pourquoi?... Tenez! pas plus tard qu'hier, j'ai dîné avec un ami et sa maîtresse. Tout de suite, la maîtresse m'a flanqué des coups de pied, sous la table. C'était une occasion, n'est-ce pas? Eh bien! quand elle m'a de mandé de la reconduire, j'ai filé, et je cours encore... Oh! sur le moment, je ne dis pas, ça n'aurait rien eu de désagréable. Mais ensuite, ensuite, mon oncle! Peut-être une femme collante qui me serait retombée sur le dos.., Pas si béte!

Trublot l'approuvait d'un hochement de tête, car lui aussi avait renoncé aux femmes de la société, par terreur des embêtements du lendemain. Et Gueulin, sortant de son flegme, continua à donner des exemples. Un jour, en chemin de fer, une brune superbe, qu'il ne connaissait pas, s'était endormie sur son épaule; mais il avait réfléchi, qu'en aurait-il fait, en arrivant à la gare? Un autre jour, après une noce, il avait trouvé dans son lit la femme d'un voisin ; hein ? c'était un peu fort, et il aurait commis la bêtise, sans cette idée que, pour sûr, elle lui demanderait ensuite des bottines.

— Des occasions, mon oncle ! dit-il en terminant, personne n'a des occasions comme moi! Mais je me retiens... Tout le monde, d'ailleurs, se retient ; on a peur des suites. Sans ça, parbleu! ce serait trop agréable. Bonjour, bonsoir, on ne verrait que ça dans les rues.

Bachelard, devenu rêveur, ne l'écoutait plus. Son tapage était tombé, il avait les yeux humides.

— Si vous étiez bien sages, dit-il brusquement, je vous montrerais quel que chose.

Et, après avoir payé, il les emmena. Octave lui rappela le père Josserand. Ça ne faisait rien, on reviendrait le chercher. Puis avant de quitter la salle,


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l'oncle, jetant un regard furtif autour de lui, vola le sucre laissé par un consommateur sur une table voisine.

— Suivez-moi, dit-il, quand il fut dehors, c'est à deux pas.

Il marchait grave, recueilli, sans une parole. Rue Saint-Marc, il s'arrêta devant une porte. Les trois jeunes gens allaient le suivre, lorsqu'il parut pris d'une soudaine hésitation.

— Non, allons-nous-en, je ne veux plus.

Mais ils se récrièrent. Est-ce qu'il se fichait d'eux?

— Eh bien! Gueulin ne montera pas, ni vous non plus, monsieur Trublot... Vous n'êtes pas assez gentils, vous ne respectez rien, vous blagueriez... Venez, monsieur Octave, vous qui êtes un garçon sérieux.

Il le fit monter devant lui, tandis que les deux autres, riant, lui criaient du trottoir de dire à ces dames bien des choses de leur part. Au quatrième, il frappa, et une femme vieille vint ouvrir.

— Comment! c'est vous, monsieur Narcisse? Fifi ne vous attendait pas ce soir.

Elle souriait, grasse, avec le visage blanc et reposé d'une soeur tourière. Dans l'étroite salle à manger où elle les introduisit, une grande jeune fille blonde, jolie, à l'air simple, brodait un devant d'autel.

—. Bonjour, mon oncle, dit-elle en se levant pour présenter son front aux grosses lèvres tremblantes de Bachelard.

Lorsque ce dernier eut présenté M. Octave Mouret, un jeune homme distingué de ses amis, les deux femmes firent une révérence surannée, et l'on s'assit autour de la table, qu'une lampe à pétrole éclairait. C'était un calme intérieur de province, deux existences réglées, perdues, vivant de rien. Comme la chambre donnait sur une cour intérieure, on n'entendait même pas le bruit des voitures.

Tout de suite, pendant que Bachelard interrogeait paternellement la petite sur ses occupations et ses sentiments depuis la veille, la tante, mademoiselle Menu, confiait leur histoire à Octave, avec la naïveté familière d'une brave femme qui croyait n'avoir rien à cacher.

— Oui, monsieur, je suis de Villeneuve, près de Lille. On me connaît bien chez messieurs Mardienne frères, rue Saint-Sulpice, où j'ai été trente ans brodeuse. Puis, une cousine m'ayant laissé une maison au pays, j'ai eu la chance de la louer en viager, mille francs par an, monsieur, à des gens qui croyaient m'enterrer le lendemain, et qui sont joliment punis de leur mauvaise pensée, car je dure encore, malgré mes soixante-quinze ans,

Elle riait montrant des dents blanches de jeunes filles.

— Je ne faisais plus rien, les yeux perdus, d'ailleurs, continua-t-elle, lorsque ma nièce Fanny m'est tombée sur les bras. Son père, le capitaine


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menu, était mort sans laisser un sou, et pas un parent, monsieur... Alors, j'ai dû retirer l'enfant de sa pension, j'en ai fait une brodeuse; un métier où il n'y a pas de l'eau à boire, mais, que voulez-vous? ça ou autre chose, les femmes crèvent toujours de faim... Heureusement, elle a rencontré monsieur Narcisse. Désormais, je puis mourir.

Et, les mains jointes sur le ventre, dans son inaction d'ancienne ouvrière qui avait juré de ne plus toucher à une aiguille, elle couvait Bachelard et Fifi d'un regard mouillé. Justement, le vieillard disait à la petite :

— Vrai, vous avez pensé à moi !... Et que pensiez-vous? Fifi leva ses yeux limpides, sans cesser de tirer son fil d'or.

— Mais que vous étiez un bon ami et que je vous aimais bien.

Elle avait à peine regardé Octave, comme indifférente à cette jeunesse d'un beau garçon. Il lui souriait pourtant, surpris, touché de sa grâce, ne sachant ce qu'il devait croire; tandis que la tante, vieillie dans un célibat et une chasteté qui ne lui avait rien coûté, continuait, en baissant la voix:

— Je l'aurais mariée, n'est-ce pas? Un ouvrier la battrait, un employé se mettrait à lui faire des enfants par-dessus la tête... Vaut mieux encore qu'elle se conduise bien avec monsieur Narcisse, qui à l'air d'un honnête homme.

Et, élevant la voix :

— Allez, monsieur Narcisse, il n'y aurait pas de ma faute, si elle ne vous contentait pas... Toujours, je répète: fais-lui plaisir, sois reconnaissante... C'est naturel, je suis si contente de la savoir enfin à l'abri. On a tant de peines à caser une jeune fille, quand on n'a pas de relations!

Alors, Octave s'abandonna à l'heureuse bonhomie de cet intérieur. Dans l'air mort de la pièce, flottait une odeur de fruitier. L'aiguille de Fifi, piquant la soie, mettait seule un petit bruit régulier, comme le tic-tac d'un coucou qui aurait réglé l'embourgeoisement des amours de l'oncle. D'ailleurs, la vieille demoiselle était la probité même: elle vivait sur ses mille francs de rente, jamais elle ne touchait â l'argent de Fifi, qui le dépensait à son gré. Ses scrupules cédaient uniquement devant du vin blanc et des marrons, que sa nièce lui payait parfois, quand elle vidait la tire-lire où elle amassait des pièces de quatre sous, données comme des médailles par son bon ami.

— Mon petit poulet, déclara enfin Bachelard en se levant, nous avons des affaires... A demain. Soyez toujours bien sage.

Il lui mit un baiser sur le front. Puis, après l'avoir contemplée avec émotion, il dit à Octave :

— Vous pouvez l'embrasser aussi, c'est une enfant.

Le jeune homme posa les lèvres sur sa peau fraîche. Elle souriait, elle


POT-BOUILLE 131

était très modeste; enfin, ça se passait en famille, jamais il n'avait vu des personnes si raisonnables. L'oncle s'en allait, lorsqu'il rentra, en criant :

— J'oubliais, j'ai un petit cadeau.

Et, vidant sa poche, il donna à Fifi le sucre qu'il venait de voler au café. Elle témoigna une vive reconnaissance, elle en croqua un morceau, toute rouge de plaisir. Puis, enhardie:

— Vous n'avez pas des pièces de quatre sous, par hasard? Bachelard se fouilla inutilement. Octave en avait une, que la jeune fille

accepta en souvenir. Elle ne les accompagna pas, sans doute par décence ; et ils l'entendirent qui tirait l'aiguille, ayant repris tout de suite son devant d'autel, pendant que mademoiselle Menu les reconduisait, avec son amabilité de bonne vieille.

— Hein ? ça mérite d'être vu, dit Bachelard en s'arrêtant dans l'escalier. Vous savez, ça ne me coûte pas cinq louis par mois... J'en ai assez, des coquines qui me grugeaient. Ma parole ! j'avais besoin d'un coeur.

Mais, comme Octave riait, il fut pris de méfiance :

— Vous êtes un garçon trop honnête, vous n'abuserez pas de ma gentillesse... Pas un mot à Gueulin, vous me le jurez sur l'honneur? J'attends qu'il en soit digne, pour la lui montrer... Un ange, mon cher ! On a beau dire, c'est du bon, la vertu, ça rafraîchit... Moi, j'ai toujours été pour l'idéal.

Sa voix de vieil ivrogne tremblait, des larmes gonflaient ses paupières lourdes. En bas, Trublot plaisanta, affecta de prendre le numéro de la maison; tandis que Gueulin haussait les épaules, en demandant à Octave, étonné, comment il avait trouvé la petite. L'oncle, quand une noce l'attendrissait, ne pouvait se tenir de mener les gens chez ces dames, partagé entre la vanité de montrer son trésor et la crainte de se le faire voler; puis, le lendemain, il oubliait, il retournait rue Saint-Marc avec des airs de mystère.

— Tout le monde connaît Fifi, dit Gueulin tranquillement. Cependant, Bachelard cherchait une voiture, lorsque Octave s'écria :

— Et monsieur Josserand qui est au café !

Les autres n'y songeaient plus. M. Josserand, très contrarié de perdre sa soirée, s'impatientait sur la porte, car il ne prenait rien dehors. Enfin, on partit pour la rue de la Cerisaie. Mais il fallut deux voitures, le commissionnaire et le caissier dans l'une, les trois jeunes gens dans l'autre.

Gueulin, la voix couverte par les bruits de ferraille du vieux fiacre, parla d'abord de la compagnie d'assurances, où il était employé. Les assurances, la Bourse, tout ça se valait comme embétement, affirmait Trublot.


152 POT-BOUILLE

Puis, la conversation tomba sur Duveyrier. Était-ce malheureux,' un homme riche, un magistrat, se laisser dindonner de cette façon par les femmes! Toujours il lui en avait fallu, dans les quartiers excentriques, au bout des lignes d'omnibus : petites dames en chambre, modestes et jouant un rôle de veuve ; lingères ou mercières vagues, tenant des magasins sans clientèle ; filles tirées de la boue, nippées, cloîtrées, chez lesquelles il allait une fois par semaine, régulièrement, ainsi qu'un employé se rend à son bureau. Trublot pourtant l'excusait: d'abord, c'était la faute de son tempérament; ensuite, on n'avait pas une sacrée femme comme la sienne. Dès la première nuit, disait-on, elle l'avait pris en horreur, dégoûtée par ses taches rouges. Aussi lui tolérait-elle volontiers des maîtresses, dont les complaisances la débarrassaient; bien qu'elle acceptât encore parfois l'abominable corvée, avec une résignation de femme honnête qui était pour tous les devoirs

— Alors, elle est honnête, celle-là ? demanda Octave intéressé.

— Oh! oui, honnête, mon cher!... Toutes les qualités : belle, sérieuse, bien élevée, instruite, pleine de goût, chaste, et insupportable !

Au bas de la rue Montmartre, un embarras de voitures arrêta le fiacre. Les jeunes gens, qui avaient baissé la glace, entendaient la voix furieuse de Bachelard s'empoignant avec les cochers. Puis, quand la voiture se fut remise à rouler, Gueulin donna des détails sur Clarisse. Elle se nommait Clarisse Bocquet, et était la fille d'un camelot, d'un ancien petit marchand de jouets, qui maintenant exploitait les fêtes avec sa femme et toute une bande d'enfants malpropres. Duveyrier l'avait rencontrée un soir de dégel, comme un amant venait de la jeter dehors. Sans doute, cette grande diablesse répondait à un idéal longtemps cherché, car dès le lendemain il était pris, il pleurait en lui baisant les paupières, tout secoué par son besoin de cultiver la petite fleur bleue des romances, dans ses gros appétits de mâle. Clarisse avait consenti à demeurer rue de la Cerisaie, pour ne pas l'afficher ; mais elle le menait bon train, s'était fait acheter vingt-cinq mille francs de meubles, le mangeait à belles dents, avec des artistes du théâtre de Montmartre.

— Moi, je m'en fiche! dit Trublot, pourvu qu'on s'amuse chez elle. Au moins, elle ne vous force pas à chanter, elle n'est pas toujours à taper sur un piano comme l'autre... Oh! ce piano ! Voyez-vous, quand on est assommé chez soi, quand on a eu le malheur d'épouser un piano mécanique qui met en fuite le monde, on serait bien bête de ne pas se faire ailleurs un petit intérieur drôlichon, où l'on puisse recevoir ses amis en pantoufles.

— Dimanche, raconta Gueulin, Clarisse voulait m'avoir à déjeuner, seul avec elle. J'ai refusé. Après ces déjeuners-là, on fait des bêtises; et j'ai eu peur de la voir s'installer chez moi, le jour où elle lâchera Duveyrier... Vous


Saturnin était là, la tête passée dans l'entre-bâillement de la porte (p. 141.) E. ZOLA. — POT-BOUILLE. LIV. 20



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savez qu'elle l'exècre, oh ! un dégoût à en être malade. Dame ! elle n'aime guère les boutons non plus, cette fille! Mais elle n'a pas la ressource de l'envoyer dehors, comme sa femme; autrement, si elle pouvait aussi le; passer à sa bonne, je vous, assure qu'elle se débarrasserait vite de la corvée.

Le fiacre s'arrêtait. Ils descendirent devant une maison muette et noire de la rue Cerisaie. Mais ils durent attendre l'autre, fiacre, dix grandes minur tes, Bachelard ayant emmené son cocher boire:un grog, après la: querelle de la rue Montmartre. Dans: l'escalier, d'une sévérité, bourgeoise, comme M. Josserand lui posait de nouvelles questions sur l'amie de Duveyrier, l'oncle répéta simplement :

— Une femme du monde, une bonne fille... Elle ne vous mangera pas.

Ce fut une petite bonne, la mine rose, qui vint ouvrir. Elle débarrassa ces messieurs de leurs paletots, avec des rires familiers et tendres. Un instant, Trublot la retint dans un coin de l'antichambre, en lui disant à l'oreille des choses dont elle étouffait, comme chatouillée. Mais Bachelard avait poussé la porte du salon, et tout de suite il présenta M. Josserand. Celui-ci resta un instant gêné, trouvant Clarisse laide, ne comprenant pas comment le conseiller pouvait préférer à sa femme, une des plus belles personnes de la société, cette sorte de gamin, noire ou maigre, avec une tête ébouriffée de caniche. D'ailleurs, Clarisse fut charmante. Elle gardait le bagou parisien, un esprit de surface et d'emprunt, une gale de drôlerie attrapée en se frottant aux hommes. Au demeurant, l'air grande dame, quand elle voulait.

— Monsieur, trop heureuse... Tous les amis d'Alphonse sont les miens... Vous voilà des nôtres, la maison est à vous.

Duveyrier, prévenu par une lettre de Bachelard, fit aussi un accueil aimable à M. Josserand. Octave fut étonné de son air de jeunesse. Ce n'était plus l'homme sévère et mal à l'aise, qui ne semblait pas être chez lui, dans le salon de la rue de Choiseul. Les taches saignantes de son front tournaient au rose, ses yeux obliques luisaient d'une gaieté d'enfant, tandis que Clarisse racontait, au milieu d'un groupe, comment il s'échappait parfois pour la venir voir, pendant une suspension d'audience ; juste le temps de se jeter dans un fiacre, de l'embrasser et de repartir. Alors, il se plaignit d'être accablé: quatre audiences par semaine, de onze heures à cinq heures; toujours les mêmes écheveaux de chicanes à débrouiller; ça finissait par, dessécher le coeur.

— C'est vrai, dit-il en riant, on a besoin de mettre là dedans quelques roses. Je me sens meilleur ensuite.


156 POT-BOUILLE

Pourtant, il n'avait pas son ruban rouge, qu'il retirait quand il venait chez sa maîtresse; un dernier scrupule, une distinction délicate, où sa pudeur s'entêtait. Clarisse, sans vouloir le dire, en était très blessée.

Octave, qui avait tout de suite serré la main de la jeune femme en camarade, écoutait, regardait. Le salon, avec son tapis à grandes fleurs, son meuble et ses tentures de satin grenat, ressemblait beaucoup au salon de la rue de Choiseul; et, comme pour compléter cette ressemblance, plusieurs des amis du conseiller, qu'il avait vus là-bas, le soir du concert, se retrouvaient ici, formant les mêmes groupes. Mais on fumait, on parlait haut, toute une gaieté volait dans la clarté vive des bougies. Deux messieurs, allongés l'un près de l'autre, occupaient la largeur d'un divan; un autre, à califourchon sur une chaise, chauffait son dos devant la cheminée. C'était une aimable aisance, une liberté qui, du reste, n'allait pas plus loin. Jamais Clarisse ne recevait de femme, par propreté, disait-elle. Quand ses familiers se plaignaient que son salon manquât de dames, elle répondait en riant :

— Eh bien ! et moi, est-ce que je ne suffis pas ?

Elle avait arrangé pour Alphonse un intérieur décent, au fond très bourgeoise, ayant la passion du comme il faut, sous les continuelles culbutes de la vie. Lorsqu'elle recevait, elle ne voulait pas être tutoyée. Ensuite, le monde parti, les portes closes, tous les amis d'Alphonse y passaient, sans compter les siens, des acteurs rasés, des peintres à fortes barbes. C'était une habitude ancienne, le besoin de se refaire un peu, derrière les talons de l'homme qui payait. De tout son salon, deux seulement n'avaient pas voulu : Gueulin, tourmenté par la peur des suites, et Trublot, dont les affections étaient ailleurs.

Justement, la petite bonne promenait des verres de punch, de son air agréable. Octave en prit un; et, se penchant à l'oreille de son ami :

— La bonne est mieux que la maîtresse.

— Parbleu! toujours ! dit Trublot, avec un haussement d'épaules, plein d'une conviction dédaigneuse.

Clarisse vint causer un instant. Elle se multipliait, allait des uns aux autres, jetait un mot, un rire, un geste. Comme chaque nouvel arrivant allumait un cigare, le salon fut bientôt plein de fumée.

— Oh ! les vilains hommes ! cria-t-elle gentiment, en allant ouvrir une fenêtre.

Sans attendre, Bachelard installa M. Josserand dans l'embrasure de cette fenêtre, pour respirer, disait-il; puis, à l'aide d'une manoeuvre habile, il y amena Duveyrier; et, vivement, il entama l'affaire. Les deux familles s'unissaient donc par un lien étroit: il en était très honoré. Ensuite, il demanda le jour de la signature du contrat, ce qui lui servit de transition.


POT-BOUILLE 157

— Nous comptions vous rendre visite demain, Josserand et moi, pour tout régler, car nous n'ignorons pas que monsieur Auguste ne fait rien sans vous... C'est au sujet du paiement de la dot, et ma foi, puisque nous sommes bien ici...

M. Josserand, repris d'angoisse, regardait l'enfoncement sombre de la rue de la Cerisaie, aux trottoirs déserts, aux façades mortes. Il regrettait d'être venu. On allait encore profiter de sa faiblesse, pour l'engager dans quelque sale histoire, dont il souffrirait. Une révolte lui fit interrompre son beau-frère.

— Plus tard. Ce n'est pas l'endroit, vraiment.

— Mais pourquoi donc ? s'écria Duveyrier, très gracieux. Nous sommes ici mieux que partout ailleurs... Vous disiez, monsieur?

— Nous donnons cinquante mille francs à Berthe, continua l'oncle. Seulement, ces cinquante mille francs sont représentés par une assurance dotale à échéance de vingt années, que Josserand à mise sur la tête de sa fille, lorsque celle-ci avait quatre ans. Elle ne doit donc toucher la somme que dans trois ans...

— Permettez ! interrompit encore le caissier effaré.

— Non, laissez-moi finir, monsieur Duveyrier comprend parfaitement... Nous ne voulons pas que le jeune ménage attende pendant trois années un argent dont il peut avoir besoin tout de suite, et nous nous engageons à payer la dot par échéances de dix mille francs, de six mois en six mois, quittes à nous rembourser plus tard, en touchant le capital assuré.

Il y eut un silence. M. Josserand, glacé, étranglé, regardait de nouveau la rue noire. Le conseiller sembla réfléchir un instant; peut-être flairait-il l'affaire, ravi de laisser duper ces Vabre, qu'il exécrait dans sa femme.

— Tout cela me paraît très raisonnable, dit-il enfin. C'est à nous de vous remercier... Il est rare qu'une dot se paie intégralement.

— Jamais, monsieur ! affirma l'oncle avec énergie. Ça ne se fait pas.

Et les trois hommes se serrèrent la main, en se donnant rendez-vous chez le notaire, pour le jeudi. Quand M. Josserand reparut aux lumières, il était si pâle, qu'on lui demanda s'il se trouvait indisposé. Il ne se sentait pas très bien en effet, et il se retira, sans vouloir attendre son beau-frère, qui venait de passer dans la salle à manger, où le thé classique était remplacé par du Champagne.

Cependant, Gueulin, étendu sur un canapé, près de la fenêtre, murmurait :

— Cette canaille d'oncle !

Il avait surpris une phrase sur l'assurance, et il ricanait, en confiant la vérité à Octave et à Trublot. Ça s'était fait dans sa compagnie; pas un liard


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à toucher; on roulait le Vabre. Puis, comme les deux; autres s?égayaient de cette bonne farce; les mains sur le ventre, il ajouta. avec: une. violence1comique :

— J'ai besoin de cent francs... Si l'oncle ne me donne pas. cent francs, je vends la mèche.

Les voix montaient, le Champagne compromettait l'arrangement; de décence, établi par Clarisse. Dans son salon, les fins de soirée; étaient toujours; un peu vives; Elle-même s'oubliait parfois. Trublot la-montra à Octave, derrière une porte, pendue au cou d'un gaillard à encolure de paysan, un tailleur de pierre débarqué du Midi, et dont sa ville; natale était en train de faire un artiste. Mais Duveyrier ayant poussé la porte, elle dénoua lestement ses bras, elle lui recommanda le jeune homme : : M. Payan; un sculpteur du talent le plus gracieux; et Duveyrier, enchanté, promit de lui faire obtenir des travaux.

— Des travaux, des travaux, répétait Gueulin à demi-voix, il en a ici tant qu'il en veut, grand serin!

Vers deux heures, lorsque les trois jeunes gens et l'oncle quittèrent la rue de la Cerisaie, ce dernier était complètement ivre. Ils: auraient voulu l'emballer dans un fiacre; mais le quartier dormait au milieu d'un.solennel silence, sans un bruit de roue, sans même un pas attardé. Alors, ils se décidèrent à le soutenir: La lune s'était levée, une lune très claire qui blanchissait les trottoirs. Et, dans les rues désertes; leurs voix prenaient: des sonorités graves.

— Sacredieu! l'oncle, tenez-vous donc! vous nous cassez les bras.

Lui, la gorge pleine de larmes, était devenu très tendre et trèsmoral.

— Va-t'en, Gueulin, bégayait-il va-t'en!... Je ne veux pas que tu voies ton oncle dans un état pareil... Non, mon garçon; ce n'est pas convenable, va-t'en !

Et, comme son neveu le traitait de; vieux filou :

— Filou, ça ne dit rien. Il faut se faire respecter... Moi, j'estime les femmes. Toujours des femmes propres-, et quand il n'y a pas du sentiment, ça me répugne... Va-t'en, Gueulin, tu fais rougir ton oncle. Ces messieurs suffisent.

— Alors, déclara Gueulin, vous allez me donner cent francs .Vrai, j'en ai besoin pour mon loyer. On veut me:jeter dehors..

A cette demande inattendue, l'ivresse de Bachelard s'aggrava, au point qu'il fallut l'arc-bouter contre le volet d'un magasin. Il balbutiait :

— Hein? quoi? cent francs... Ne me fouillez pas. Je n'ai que des sous... Pour que tu aillés les manger dans de mauvais, lieux! Non, jamais je n'en-


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couragerai tes vices. Je connais mon rôle, ta mère t'a confié à moi en mourant... Vous savez, j'appelle,si l'on me fouille.

Il continua, s'emportant eontre la vie dissolue de la jeunesse, revenant à la nécessité de la vertu.

—Dites donc, finit par, crier Gueulin, je n'en:suis pas ; encore : à ficher dedans les,familles...Hein! vous m'entendez! Si je causais, vous me les donneriez vite,.mes:cent francs !

Mais, du coup, l'oncle était devenu sourd. Il poussait des: grognements, il s'effondrait. Dans l'étroite rue où, ils étaient alors, derrière l'église SaintGervais, seule une lanterne blanche brûlait avec une clarté blafarde de veilleuse, détachant; sur ses vitres dépolies un numéro gigantesque. Toute une trépidation sourde sortait de la maison, dont les persiennes fermées faisaient tomber de minces filets de lumière.

— J'en ai assez, déclara: Gueulin brusquement. Pardon, mon oncle, j'ai oublié là-haut mon parapluie.

Et il entra dans la maison..Bachelard s'indigna, plein de dégoût : il réclamait au moins un peu de respect pour les femmes; avec des moeurs

pareilles, la France était fichue. Sur la place de l'Hôtel-de-Ville, Octave et Trublot trouvèrent enfin une voiture, dans laquelle ils le poussèrent

comme un paquet.

— Rue d'Enghien, dirent-ils au cocher. Vous vous paierez... Fouillez-le. Le jeudi, on signa le contrat devant maître Renaudin, notaire, rue de

Grammont. Au moment de partir, une scène venait encore d'éclater chez les Josserand, le père ayant, dans une révolte suprême, rendu la mère responsable du mensonge qu'on lui imposait; et ils s'étaient une fois de plus jeté leurs familles à la tête. Où voulait-on qu'il.gagnât dix mille francs tous les six mois? Cet engagement le rendait fou. L'oncle Bachelard, qui se trouvait là, se donnait bien des tapes sur le coeur, débordant de nouvelles promesses, depuis qu'il ; s'était arrangé pour ne pas sortir un sou de sa poche, s'attendrissant et jurant qu'il ne laisserait jamais sa petite Berthe dans l'embarras. Mais le père, exaspéré, avait haussé les épaules, en lui demandant si, décidément, il le prenait pour un imbécile.

Chez le notaire, toutefois, la.lecture du contrat, rédigé sur des notes fournies par Duveyrier, calma un peu M. Josserand. Il n'y était pas question de l'assurance ; en outre, le premier versement de dix mille francs devait avoir lieu six mois après le mariage. Enfin, il aurait le temps de respirer. Auguste, qui écoutait avec une grande attention, laissa échapper des signes d'inquiétude ; il regardait Berthe souriante, il regardait les Josserand, il regardait Duveyrier, et il finit par oser parler de l'assurance, comme d'une, garantie dont il lui semblait logique de faire au moins men-


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tion. Alors, tous eurent des gestes étonnés : à quoi bon? la chose allait de soi ; et l'on signa vivement, tandis que maître Renaudin, un jeune homme aimable, se taisait en passant la plume aux dames. Dehors, madame Duveyrier se permit seulement de témoigner sa surprise : jamais on n'avait ouvert la bouche d'une assurance, la dot de cinquante mille francs devait être payée par l'oncle Bachelard. Mais madame Josserand, d'un air naïf, nia avoir mis son frère en avant pour une somme si médiocre. C'était toute sa fortune que l'oncle donnerait plus tard à Berthe.

Le soir de ce jour, un fiacre vint chercher Saturnin. Sa mère avait déclaré qu'il était trop dangereux de le garder pour la cérémonie; on ne pouvait lâcher, au milieu d'une noce, un fou qui parlait d'embrocher le monde; et M. Josserand, le coeur crevé, avait dû demander l'admission du pauvre être à l'asile des Moulineaux, chez le docteur Chassagne. On fit entrer le fiacre sous le porche, au crépuscule. Saturnin descendit, tenant la main de Berthe, croyant partir avec elle pour la campagne. Mais, lorsqu'il fut dans la voiture, il se débattit furieusement, cassa les vitres, agita par les portières des poings ensanglantés. Et M. Josserand remonta en pleurant, bouleversé de ce départ au fond des ténèbres, ayant toujours dans les oreilles les hurlements du malheureux, mêlés au claquement du fouet et au galop du cheval.

Pendant le dîner, comme des larmes lui mouillaient encore les yeux, à la vue de la place de Saturnin vide désormais, il impatienta sa femme, qui, sans comprendre, cria :

— En voilà assez, n'est-ce pas ? monsieur. Vous n'allez peut-être pas marier votre fille avec cette figure d'enterrement... Tenez! sur ce que j'ai de plus sacré, sur la tombe de mon père, l'oncle payera les dix premiers mille francs, j'en réponds ! Il me l'a formellement juré, en sortant de chez le notaire.

M. Josserand ne répondit même pas. Il passa la nuit à faire des bandes. Au petit jour, dans le frisson du matin, il achevait son deuxième mille et gagnait six francs. Plusieurs fois, il avait levé la tête comme d'habitude, pour écouter si Saturnin ne remuait point, à côté. Puis, la pensée de Berthe lui donnait une nouvelle fièvre de travail. Pauvre petite, elle aurait voulu être en moire blanche. Enfin, avec six francs, elle pourrait mettre davantage à son bouquet de mariée.