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Titre : Revue d'histoire littéraire de la France

Auteur : Société d'histoire littéraire de la France. Auteur du texte

Éditeur : Armand Colin (Paris)

Éditeur : PUFPUF (Paris)

Éditeur : Classiques GarnierClassiques Garnier (Paris)

Date d'édition : 1975-09-01

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb343491539

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb343491539/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

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Description : 01 septembre 1975

Description : 1975/09/01 (A75,N5)-1975/10/31.

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5657534h

Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, 8-Z-13998

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 01/12/2010

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REVUE

d'HISTOIRE

GEORGES MOLINIÉ

Sur l' « Adonis » de La Fontaine

DOROTHY R. THELANDER

Sur la biographie allemande de Choderlos de Laclos

PAUL BÉNICHOU

Le grand oeuvre de Ballanche :

chronologie et inachèvement

JACQUES VIARD George Sand et Michelet disciples de Pierre Leroux

BERNARD GUYON Péguy contre l'École (suite).

Septembre-Octobre 1975 75e Année — N° 5


Revue d'Histoire littéraire de la France

Publiée par la Société d'Histoire littéraire de la France avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique et de la Direction des Arts et des Lettres

COMITE DE DIRECTION

MM. Raymond Lebègue, René Pintard, Pierre Clarac, Pierre-Georges Castex, René Pomeau, Claude Pichois, Mlle Madeleine Fargeaud, MM. Claude Duchet, Robert Jouanny, René Rancoeur.

Secrétaires de Rédaction MM. Roland Virolle, Sylvain Menant, Mme Christiane Mervaud..

REDACTION

Les manuscrits et toute correspondance concernant la rédaction sont à adresser au Secrétaire général de la Société d'Histoire littéraire de la France, directeur de la Revue :

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Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus.

Les volumes envoyés pour compte rendu doivent être adressés impersonnellement à la Revue d'Histoire littéraire de la France, 14, rue de l'Industrie, 75013 Paris

Tous les envois recommandés doivent être adressés à M. René Pomeau, 37, avenue Lulli, 92330 Sceaux (et non au 14, rue de l'Industrie).

ADMINISTRATION

Pour tout ce qui concerne l'Administration de la Revue (abonnements, commandes de numéros ou d'années, changements d'adresse, etc.), s'adresser à la Librairie ARMAND COLIN, 103. boulevard Saint-Michel, 75240 Paris Cedex 05 (Compte de Chèques postaux, Paris 21335 25).

ABONNEMENT ANNUEL S—î> 1975 (Six fascicules) : France, 72 F — Étranger : 95 F

Le numéro de l'année courante (et des années parues) : 18 F Le numéro spécial : 35 F


SEPTEMBRE-OCTOBRE 1975

75e ANNEE - N° 5

REVUE

D'HISTOIRE

LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

sommaire

ARTICLES

G. MOIJNIÉ : Sur l'« Adonis » de La Fontaine 707

D. R. THELANDER : Sur la biographie allemande de Choderlos de Laclos 730

P. BÉNICHOU : Le grand oeuvre de Ballanche : chronologie et inachèvement 736

J. VIARD : George Sand et Michelet disciples de Pierre Leroux 749

B. GUYON : Péguy contre l'École (suite) 774

NOTES ET DOCUMENTS

F. JOUKOVSKY : Ronsard et « La Concorde des deux Langages » ... 791

T. PEACK : Sur et Mignorige, levès-vous » : de Tahureau à Ronsard 793

J.-P. DENS : « Beauté » et « Grâce » au XVIIe siècle .......... 795

J. FABRE : Le Jean-Jacques Rousseau de Lester G. Crocker ... 799

COMPTES RENDUS

Le Testament de Villon, éd. J. RYCHNER et A. HENEY (D. POIRION), 827. — H. REY-FLAUD : Le; cercle magique (J.-Ch. PAYEN), 830. — MARIE DE ROMIEU : Les Premières oeuvres poétiques, éd. A. WINANDY (H. WEBER), 832. — Les libertins du XVIIe siècle : Cyrano de Bergerac ; anthologie par. S. ROSSATMIGNOT (H. WEBER), 833. — DU RYER :: Thémistocle, éd. P.E. CHAPUN (J. DUBU), 833. — S. ROMANOWSKI : L'illusion chez Descartes. La structure du discours cartésien (E. LABROUSSE), 834. — J. CABANIS : Saint-Simon l'admirable (Y. COIRAULT), 835. — J.-M. MOUREAUX : L'« OEdipe » de Voltaire, introduction à une psycholecture (J. SFICA), 838. — B. G. SILVERBLATT : The Maxims in the Novels of Duclos (J. BHENGUES), 839. — FR. FURLAN : Casanova et sa fortune littéraire (R. NIKLAUS), 840. — Théâtre du XVIIIe siècle, t. II, éd. J. TRUCHET (M. GILOT), 841. — J. CHOUILLET : L'esthétique des Lumières (R. MORTIER), 845. — R. MORTIER : La poétique des ruines en France (J. GAULMTER), 846. — I. W. ALEXANDER : Benjamin Constant : « Adolphe » (P. DELBOUILLE), 847. — P. BARBÉRIS : Balzac et le mal du siècle. Contribution à une physiologie du monde moderne (M. LE

REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE (75 Ann). LXXV.


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YAOUANC), 849. — CH. BAUDOUIN : Psychanalyse de Victor Hugo (Y. Go. HIN), 853. — A. UBERSFELD : Le Roi et le Bouffon. Essai sur le théâtre de Hugo de 1830 à 1839 (L. CELLTER), 855. — D. SILER : Flaubert et Louise Pradier : le texte intégral des « Mémoires de Madame Ludovica » (CL. GOTHOT-MERSCH), 858. — J. DECOTTIGNIES : Prélude à Maldoror (BR. JUDEN), 859. — B. GUYON : Péguy devant Dieu (S. FRAISSE), 861. — Manuscrits et autographes de Maurice Maeterlinck (R. DE SMEDT), 862. — O. WIRTZ : Das poetologische Theater Jean Cocteaus (H. R. KAUTZ), 863. — V. W. KAPP : Poesie und Eros. Zum Dichtungsbegriff der Fünf Grossen Oden von Paul Claudel (W. BABILAS), 864. — Bibliotheca Bodmeriana. Catalogues (M. LEVER), 865. — J. VIER : Littérature à l'emporte-pièce (CL. PICHOIS), 866. — H. FRIEDRICH : Romanische Literaturen. Aufsätze I : Frankreich (W. HIRDT), 866.

INFORMATION, 867. CORRESPONDANCE 868. BIBLIOGRAPHIE, par RENÉ RANCOEUR, 869. RÉSUMÉS, 893.


SUR L'«ADONIS» DE LA FONTAINE

Dans l'Avertissement 1 au poème d'Adonis, La Fontaine évoque sa dette à l'égard « des anciens », et de « quelques-uns de nos modernes », pour le «fonds» rhétorique nécessaire au «genre de poésie [...] héroïque ». On sait que cette dette n'est pas limitée aux « ornements », mais s'étend à la matière même du récit. Tous les critiques en ont été persuadés, depuis les contemporains jusqu'aux derniers grands analystes ; J.-P. Collinet, par exemple, écrit dans sa thèse publiée en 1970 2, à propos de l'étude des sources : « il reste à découvrir en ce domaine [...] On peut poser en principe que chez lui, presque tout dérive d'une origine livresque, et que lorsqu'on attribue telle fable ou tel conte à son invention, c'est, sauf exception, parce qu'on n'en a pas encore trouvé la véritable source ».

Par rapport justement à l'Adonis, la liste des sources possibles paraît assez longue pour sembler définitivement établie ; il suffit de se reporter à la très copieuse compilation qu'en a donnée Henri Régnier dans le tome VI de l'édition des Grands Écrivains de la France 3 : la masse d'informations fournies dans cet ouvrage a été peu augmentée depuis. Parmi ces multiples sources possibles, on est en général d'accord pour admettre que Marino et, pour les anciens, Ovide ont eu une influence déterminante sur le fond et la forme du récit de La Fontaine. Or la lecture des oeuvres fait apparaître beaucoup plus de différences que de ressemblances entre les récits des deux prédécesseurs et celui de La Fontaine, tant en ce qui concerne la manière, l'orientation, que le sujet et les événements racontés.

En fait, il existe une oeuvre intéressante qui n'a pas été évoquée à ce propos : elle présente la double particularité d'avoir été publiée pour la première fois en 1619 (soit une quarantaine d'années avant la composition de l'Adonis par La Fontaine) et de traiter l'histoire d'Adonis de façon très précisément comparable à celle de La Fontaine. Il s'agit du Combat de l'Amour et de la Chasteté4

1. Texte de la 2° publication, à la fin des Fables Nouvelles, en 1671.

2. Publications de la Faculté des Lettres de Grenoble, n° 48, 1970 (648 p., in-8°).

3. OEuvres de J. de La Fontaine, t. VI, p. 212 sq., Paris, 1890.

4. « A Paris, chez Antoine Estoc, au Palais, en la Gallerie des prisonniers ». Le soustitre est «Histoire de ce temps » (192 p., in-16°).


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du Sieur de Mandelot, le gouverneur du Lyonnais et du Dauphiné lors de la Saint-Barthélemy lyonnaise 5. Nous ne voulons pas soutenir que ce texte est l'unique source de La Fontaine ; nous disons simplement ceci : d'abord, parmi les sources, de l'Adonis signalées au cours de trois siècles, en voici une nouvelle à ajouter au dossier ; ensuite, cette oeuvre de Mandelot prise dans son ensemble permet beaucoup plus de rapprochements précis avec l'Adonis de La Fontaine que chacune des autres oeuvres déjà citées.

Avant de donner les grandes lignes puis les détails de notre parallèle, faisons une brève présentation de l'oeuvre de Mandelot. Le Combat de l'Amour et de la Chasteté est en prose, s'étend sur un peu moins de 200 pages et illustre « les tragiques et morales amours de Diane et Venus, [...] la mort d'Adonis dont s'ensuit celle d'Endimion, le tout avec un sens mystique » ; l'histoire de Vénus et d'Adonis occupe la première moitié de l'oeuvre (jusqu'à la page 109) ; entre la page 104 et la page 110, s'articule la deuxième histoire, qui est la conséquence de la première ; le ressort dramatique est le rôle joué par Amour, le fils de Vénus : le thème de la quête et de la découverte d'un joli garçon par Vénus se distribue ici, se dédouble, entre Amour et Adonis — Amour, par un artifice, amène Adonis auprès de Vénus enflammée par le discours de son fils ; le caractère d'Adonis, enfin, revêt une certaine consistance du fait de son allégeance à Diane : c'est le ressort dramatique qui joue pour l'articulation de la deuxième histoire sur la première, sans avoir aucun effet dans celle-ci, ce qui nous permet de le négliger pour notre problème. D'autre part, la partie du texte de Mandelot qui retient notre examen compte environ 2 300 lignes, contre environ 600 vers chez La Fontaine, la ligne de Mandelot représentant

5. François de Mandelot, 1529-1588, gouverneur du Lyonnais et du Dauphiné à partir de 1568 (nommé officiellement le 17 février 1571). C'est l'attribution la plus probable, encore qu'elle ne soit pas absolument certaine. Les bibliographies, en effet, ne citent pas cette oeuvre, ou donnent uniquement (si par exception elles la mentionnent) le titre, le nom de l'auteur sans le prénom, et la date de 1619. Les recueils bibliographiques de la Bibliothèque Nationale ne signalent sous ce nom qu'une édition partielle de la correspondance du gouverneur du Lyonnais et du roi Charles LX (Crapelet, Paris, 1810), et deux éditions en vers d'une poétesse du début du XIXe siècle, à Paris et à Lyon. Quant aux biographies, elles ne citent que les deux mêmes personnages, ou parfois seulement le gouverneur du Lyonnais. Le plus raisonnable est donc d'admettre que nous avons affaire à une oeuvre posthume de François de Mandelot. Or, pas plus à Lyon qu'à Paris, n'apparaît la moindre trace ni de l'oeuvre qui nous occupe, à part l'exemplaire que nous avons trouvé, ni d'une quelconque activité littéraire de F. de Mandelot. Néanmoins, la vraisemblance de notre attribution est renforcée par cette phrase de l'avis de L'Imprimeur au Lecteur : « L'honneste loisir du sieur de Mandelot, Gentilhomme des plus accomplis et des mieux disans de France, luy [l'ouvrage] a donné l'estre, sans dessein, comme je croy, de le mettre en lumière, comme recherchant d'acquérir plustost de la gloire par son espee, que par sa plume ». De plus, le Père de Colonia, auteur de l'Histoire Littéraire de Lyon, écrit dans le second volume, paru à Lyon en 1730, p. 699, que ce gouverneur du Lyonnais « fut le mécène de nos gens de Lettres ». Enfin, nous pensons avoir trouvé dans ce texte (p. 101) un hapax qui est un mot dauphinois (voir n. 33, p. 739). M. C. Longeon, spécialiste de la vie culturelle dans le Forez et le Lyonnais au XVIe et au XVIIe siècles, pense également que notre auteur est le gouverneur du Lyonnais.


SUR L'« ADONIS » DE LA FONTAINE 709

entre la moitié et les deux tiers des mots du vers de La Fontaine. Lès quantités sont ainsi beaucoup plus comparables entre elles qu'avec les 40 904 vers de l'Adone du Cavalier Marino, pour prendre l'exemple du plus célèbre prédécesseur immédiat de La Fontaine : l'Adone est en effet réparti, comme on sait, en 20 chants, dont le plus court, le 8e, a 149 strophes, et le plus long, le 20e, 505, soit 5 113 strophes au total — on peut d'ailleurs se demander si La Fontaine avait seulement lu ce poème interminable, qui n'était pas encore traduit (mais il ne faut pas sous-estimer la capacité de lecture des contemporains de Marino, ni l'aptitude d'un bon nombre d'entre eux à comprendre l'italien).

Qui voudrait réduire nos deux oeuvres à la trame de leur récit aboutirait à deux réseaux dramatiques superposables à une faible marge près ; or, même en faisant abstraction des quantités, ce résultat nest susceptible d'être atteint, de façon aussi complète, ni avec Ovide ni avec Marino, ni bien sûr avec aucun des autres poètes, qui ont traité le thème de manière partielle. Voici ces deux récits, réduits à leur organisation essentielle.

La Première Partie de Mandelot s'ouvre sur une description de la nature au printemps, toute vibrante d'amour. Vénus parcourt cet univers en fête, ayant abandonné son séjour d'Amathonte, à la recherche de son fils Amour ; remplie de tristesse et de douleur, elle finit par le découvrir, jouant au milieu de nymphes. Sa joie n'a pas de borne, ni ses embrassements, ni ses baisers. Aux reproches Vraiment amoureux, et non point maternels, que Vénus ne manque pas ensuite de faire à son fils, Amour, après avoir protesté de son attachement, beaucoup moins filial que sensuel, à la déesse sa mère, se justifie en disant qu'il est parti pour étendre leur commun empire : il a, dans cette action, rencontré une unique et farouche résistance, celle d'Adonis, exclusivement attaché à la chasse et à la vénération de Diane ; Amour trace du jeune homme un portrait tout de flamme. Vénus aussitôt décide de séduire Adonis et part à sa recherche avec Amour ; ce dernier se fait passer pour chasseur, rencontre Adonis, le conduit traîtreusement devant Vénus, plus désirable qu'on ne saurait dire ; devant elle, Adonis tombe immédiatement ébloui : il ne comprend pas, d'abord, qui est là, face à lui; Vénus l'éclairé ; il hésite, saisi de scrupules à l'égard de Diane ; Vénus le délivre d'hésitations, de craintes, mais non d'émoi ; il cède enfin dans l'allégresse et tous deux aussitôt cueillent le plaisir. Par la suite, cependant, les inquiétudes troublent encore leurs délices et Vénus, frémissante, doit expliquer à Adonis la précieuse précarité d'un tel bonheur. Une nymphe, justement, jalouse de ces joies, dénonce le couple heureux à Diane qui prépare sa vengeance. Suit une péripétie qui se raccorde au ressort dramatique d'ensemble : une altercation entre Vénus et Diane, pleine de menaces et d'allusions au lien de Diane et d'Endymion. Vénus décide alors


710 REVUE D'HISTOIRE LITTERAIRE DE LA FRANCE

de changer d'asile ; elle reprend sa vie de délices avec Adonis, dans l'harmonie de la nature. Vénus néanmoins est inquiète et redoute une infidélité d'Adonis, ou, plus vaguement, une atteinte à l'intégrité de leur bonheur. Surgit un soir un sanglier sur lequel Adonis veut exercer sa valeur, malgré l'opposition de Vénus, qui interdit cette chasse dangereuse à son amant. Pourtant, Adonis poursuit la lutte et trouve la mort. Il soupire quelques paroles à l'adressé de Vénus qui accourt aussitôt pour déplorer à la fois le manque d'amour d'Adonis et l'impossibilité où elle est de mourir ; elle lui donne des baisers, emplit le monde de cris et de pleurs, finit par constater que tout est vraiment perdu et s'en va.

La Fontaine ouvre également son poème par l'évocation de la campagne, avant de continuer par une sorte de dédicace à Aminte, où il n'est question que d'amour. Le corps du développement est d'abord consacré à la description d'Adonis, à ses goûts et à sa beauté physique. La Renommée emplit l'univers du bruit de cette merveille : Vénus en est touchée, elle est inquiète, convoque Amour, veut séduire Adonis, et part à sa recherche. Dès qu'elle l'a rencontré, elle fait ressentir ravissement et stupeur au jeune Adonis — la tenue de la déesse, en effet, est étonnante. Une sorte de discussion s'établit alors entre Vénus et le si beau mortel : il faut éclairer Adonis, le calmer, le rassurer, le convaincre d'oser s'abandonner. Adonis frémissant est vaincu. Les délices ne cessent dès lors d'être partagées : tous les éléments naturels sont à l'unisson de ce perpétuel bonheur. Vénus néanmoins est inquiète : elle doit provisoirement rejoindre son royaume, elle redoute une infidélité d'Adonis, elle lui interdit de chasser la bête fauve. Adonis, seul, se lamente au souvenir de sa félicité interrompue. Suit une péripétie qui tient à l'introduction de l'épisode du sanglier ; c'est l'organisation d'une chasse collective, avec de longues descriptions des divers héros, des diverses morts. Adonis, enfin, que les nymphes ont voulu égarer, se précipite sur le sanglier et meurt. Ses derniers soupirs sont pour Vénus ; elle accourt, emplit la terre de gémissements et commence sa déploration : elle regrette le manque d'amour d'Adonis, l'impossibilité qui est la sienne de mourir ; elle insiste auprès de la nature, voulant faire revivre Adonis ; mais, devant la force des choses, elle se résigne et s'en va.

Mandelot et La Fontaine suivent donc un récit commun, organisé pour l'ensemble autour d'un même jeu réduit d'événements, de motivations et de réactions. Nous irons plus loin en donnant les plus importantes correspondances formelles entre situations analogues. Cependant, l'identité des deux récits semblant désormais acquise, il convient de répondre immédiatement à une objection possible : cette communauté ne serait-elle pas due à une origine commune, antérieure par conséquent au livre de Mandelot ? La question est capitale et mérite analyse.


SUR L'« ADONIS » DE LA FONTAINE 711

Il est raisonnable de distinguer les écrivains modernes des auteurs de l'Antiquité. Pour les modernes, il ne peut s'agir, éventuellement, que d'oeuvres antérieures à 1619, date de la publication du Combat de l'Amour et de la Chasteté (l'Adone, de Marino, est de 1623). Les écrits les plus importants auxquels on pourrait songer sont essentiellement les suivants : A. du Moulin, Deploration de Venus sur la mort du bel Adonis ; Mellin de Saint-Gelais, Élégie ou Chanson lamentable de Venus sur la mort du bel Adonis ; Remy Belleau, Premiere journée de la Bergerie. Or, il s'agit chaque fois du traitement partiel d'un épisode particulier de l'histoire : principalement la plainte funèbre de Vénus. Il n'y a d'ailleurs rien d'étonnant à ce qu'il en soit ainsi : chacun comprend bien que si les deux récits viennent d'une source unique, celle-ci est antique et non moderne. Nous avons examiné la totalité des textes anciens qui, plus ou moins explicitement, font référence à l'histoire d'Adonis, à l'exclusion de quelques auteurs vraiment très obscurs (comme Panyasis, Antimaehus, Tzetzès, Cornutus). Si l'on met à part les passages qui relèvent plutôt de la simple allusion au nom ou à la légende d'Adonis, sous quelque forme que ce soit 6, il reste cinq possibilités apparemment sérieuses : nous allons les envisager selon un ordre d'importance croissante.

Euripide, dans Hippolyte (v. 1420-1422), fait promettre par Artémis à Hippolyte mourant qu'elle le vengera en détruisant le mortel le plus aimé de Cypris : c'est peut-être l'origine du lien, illustré par Mandelot, mais non par La Fontaine, entre l'histoire de Vénus et d'Adonis et celle de Diane et d'Endymion. Apollonios de Rhodes (Argonautiques II) décrit Vénus parcourant l'Olympe à la recherche de son fils pour le trouver, enfin, dans un bosquet, en train de jouer avec Ganymède : c'est peut-être le motif primitif correspondant au début de nos deux récits, surchargé cependant de la présence de Ganymède. Euripide et Apollonios de Rhodes peuvent donc à la rigueur fournir chacun une source : mais il s'agit chaque

6. Ainsi, chez Plaute (Ménechmes) et Virgile (Bucoliques x, v. 18), on trouve une simple allusion à la beauté corporelle d'Adonis. La famille d'Adonis est en revanche l'unique objet de la mention qu'en donnent Hésiode (dans un fragment rapporté par Apollodore, III. XIX-4) et Pindare (Pythiques II) : le poète béotien propose d'ailleurs d'autres noms que Cinyras et Smyrna pour les parents d'Adonis. Lucien (La déesse Syrienne § VI), Plutarque (Symposiaques VI), et Saint Jérôme (Commentaire sur Ezéchiel VIII) font de simples allusions au mythe d'Adonis : Lucien évoque une rivière appelée Adonis, qui coule du Liban à la mer, et dont les eaux rougeoient quand on célèbre les fêtes d'Adonis, blessé dans une forêt du Liban ; Plutarque parle de la mort d'Adonis tué par -un sanglier, et propose l'identité d'Adonis et de Bacchus, ou la réduction d'Adonis au rang de mignon de Bacchus — dans le même passage, est envisagée l'identité d'Adonis et du Dieu des Juifs ; or, justement, Saint Jérôme, commentant Ezéchiel, dit : « Adonaï le Seigneur », pour « Dieu ». D'autres, plus nombreux, font de vagues rappels du lien mythique qui Unit le couple Vénus-Adonis : ainsi Théocrite (Idylles xv, v. 100 sq.), à propos du lit partagé par Vénus et Adonis ; Pausanias (Béotie XLI) cite simplement le temple de Vénus et d'Adonis à Amathonte ; Cicéron (de Natura Deorum III), soutient qu'Adonis est l'époux de la quatrième Vénus, la Tyrienne Astarté ; Ammien Marcellin, enfin, en XIX-1, fait allusion aux larmes rituelles de Vénus sur Adonis, mimées lors du culte du héros.


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fois d'un élément extrêmement fragmentaire et ténu. Plus largement, Ovide et Hygin racontent l'ensemble d'une histoire d'Adonis. Ovide (Métamorphoses x, à partir du vers 515) expose l'origine d'Adonis et sa merveilleuse beauté ; Vénus tombe par hasard amoureuse de lui ; elle le suit à la chasse, lui interdit de traquer les bêtes féroces, puis lui raconte, au long de 45 vers, l'histoire d'Atalante et d'Hippomène, après quoi elle s'en va ; Adonis est tué par un sanglier et Vénus arrive tout en pleurs, pour se contenter de prédire la transformation du sang d'Adonis en fleurs : par rapport à nos deux récits, il manque la présentation et l'interprétation de la rencontre de Vénus et d'Adonis, les conversations entre les personnages et leur épaisseur psychologique (surtout celle de Vénus), telle qu'elle se manifeste dans la durée des délices, la teneur de la déploration. Ovide ne peut donc représenter la source d'un ensemble aussi complet et aussi riche que celui qui apparaît pour la première fois avec Mandelot 7. Hygin, de son côté, dans la Fabula Lvm, expose l'origine d'Adonis, comme Ovide, et la pitié de Vénus pour sa mère, Smyrna : Vénus est devenue par la suite amoureuse d'Adonis, qui a pu ainsi procéder à la vengeance de sa mère ; ce récit est donc aussi peu recevable que celui d'Ovide pour notre question, mais témoigne au moins d'un effort de l'auteur pour construire une justification dramatique à la liaison de Vénus et d'Adonis. En fait, la seule source commune qu'on pourrait sérieusement invoquer à propos du récit de Mandelot et de La Fontaine serait la Première Idylle de Bion, intitulée EI1lTA<Ï>I02 AAONIAOS : on y trouve certains thèmes essentiels de la déploration de Vénus sur le corps d'Adonis : l'appel, les reproches, le désir de le suivre ; le baiser de Vénus au cadavre ; la référence à l'univers entier sous la forme du deuil des montagnes, des chênes, des fleuves et des sources. Ce très beau texte de l'époque alexandrine peut être considéré comme l'archétype des « déplorations de Vénus sur le corps d'Adonis » — mais comme rien d'autre : l'Idylle en effet est entièrement lyrique, bâtie sur un refrain de lamentation, et toute consacrée à cette déploration.

7. On pourrait songer à l'épisode du sanglier de Calydon (Métamorphoses, VIII, v. 260424), qui a inspiré La Fontaine pour la scène de chasse. Le rapprochement considéré appelle trois remarques. Le récit d'Ovide paraît bien avoir fourni directement à La Fontaine le genre et la manière du récit de chasse : noms héroïques, péripéties. En revanche, il apparaît deux différences importantes entre le texte d'Ovide et celui de La Fontaine. D'abord, Ovide justifie l'épisode du sanglier en le présentant comme un effet de la vengeance de Diane (la fille de Latone fut seule oubliée par OEnée quand celui-ci remercia les dieux pour sa bonne récolte) : La Fontaine ne justifie d'aucun artifice dramatique cette brusque irruption dans son poème ; Mandelot, cependant, rattache cet épisode à l'enchaînement du drame : il s'agit également d'un effet de la vengeance de Diane. La deuxième différence entre Ovide et Mandelot est encore plus radicale : le poète latin ne fait nullement mourir le héros Meléagre de son combat avec le sanglier, contrairement à La Fontaine, pour qui le combat contre le sanglier se termine par la mort du héros — de même que chez Mandelot. On aboutit ainsi à la conclusion que les rapports entre le texte d'Ovide et celui de La Fontaine sont aussi lointains qu'entre la narration d'Ovide et celle de Mandelot.


SUR L'« ADONIS » DE LA FONTAINE 713

Il est facile de tirer les conclusions de notre investigation : quels que soient les éléments fragmentaires de l'histoire de Vénus et d'Adonis qu'on peut trouver épars chez nombre d'écrivains anciens, et dont on peut rarement constater la reproduction, plus ou moins directe, dans les récits de Mandelot et de La Fontaine, il s'agit chaque fois, au mieux (notamment pour la Première Idylle de Bion), de bribes hétérogènes, profondément disparates, qui n'avaient jamais été réinterprétées, assemblées et unifiées dans un récit nourri, homogène et dramatiquement constitué comme celui de Mandelot ; ce point est capital. En outre, de nombreux éléments sont totalement originaux dans l'oeuvre de Mandelot (avant de se retrouver chez La Fontaine), essentiellement dans la première partie de l'histoire : la discussion lors de la rencontre des deux héros et la qualité psychologique des personnages ainsi confrontés. Étant donné d'autre part ce que nous avons montré des rapports étroits qui existent entre l'oeuvre de Mandelot et celle de La Fontaine du point de vue de la conduite du drame et de la psychologie, il est raisonnable d'admettre que Le Combat de l'Amour et de la Chasteté représente la source principale de l'Adonis de La Fontaine.

Après cette enquête préalable, nous allons préciser le degré de parenté de nos deux oeuvres, en donnant les plus caractéristiques des correspondances formelles que l'on petit aussi établir entre elles 8.

Les concordances initiales sont compliquées par le dédoublement, chez Mandelot, du motif de la quête et de la découverte d'un joli garçon par Vénus, comme nous l'avons déjà signalé précédemment 9. Mandelot (p. 4-5) décrit la solitude, les déplacements et l'agitation de Vénus dans sa recherche : « Elle avoit desja visité les regions de Cipre, de Paphos et d'Herice [...] elle ne prenait nul repos »; La Fontaine (v. 45 sq.) montre un mouvement analogue :

[-La Renommée] Va parler d'Adonis à cent peuples divers,

A ceux qui sont sous l'Ourse, aux voisins de l'Aurore, Aux filles du Sarmate, aux pucelles du More. Paphos sur ses autels le voit presque élever, Et le coeur de Vénus ne sait où se sauver.

Apparemment, les deux auteurs évoquent des trajets en sens inverse; en fait, il s'agit du même thème : le mouvement mis en branlé par un beau jeune homme, responsable du désarroi de Vénus. Voici la commune fin du voyage. Chez Mandelot, Vénus arrive où va cesser la quête (p. 6), « détournant ses regards le long d'un beau

8. Les statuts de la présente étude, on le constatera, sont empruntés à la version de 1669 de l'Adonis. Il est évident qu'elle est parfois sensiblement différente de la première, celle de 1658. Afin de pouvoir apprécier plus justement le problème des ressemblances que nous envisageons maintenant, nous reportons après l'étude d'ensemble des rapports entre le texte imprimé de La Fontaine (1669) et celui de Mandelot, l'analyse systématique des lieux variants, pour essayer de savoir si le premier texte de La Fontaine est plus près que le second du récit de Mandelot.

9. Voir p. 708.


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ruisseau » ; chez La Fontaine (v. 61), « Elle trouve Adonis près des bords d'un ruisseau ». Cet instant de bonheur est souligné chez Mandelot par les jeux d'une troupe de Nymphes ; La Fontaine n'utilise pas le thème à cet endroit mais le reprend pour illustrer un autre moment de joie : on a là un motif bien déterminé, l'évocation d'un cortège plaisant de nymphes liée à l'expression du sentiment d'allégresse suscité par la réunion avec l'objet aimé 10. La description de la beauté d'Adonis fait appel, à la fois chez Mandelot et chez La Fontaine, aux deux mêmes procédés fondamentaux : l'évocation de quelques traits précis fort conventionnels (les cheveux, le duvet...), et ce qu'on pourrait désigner sous le nom d'évocation négative. Selon cette technique particulière, on ne donne pas une description complète du héros ; on se contente de suggérer ce qu'il peut y avoir, idéalement, de plus dangereux pour sa beauté (la critique la plus hostile, les rivaux les plus remarquables) ; puis on affirme aussitôt que de telles suggestions sont hors de propos à l'égard d'Adonis 11. L'harmonie des deux récits apparaît à nouveau quand Vénus se décide à séduire le bel Adonis. Mandelot nous dit (p. 28) qu'« elle se proposa de l'attaquer avec tous les charmes, et toutes les armes qu'elle pourroit emprunter des graces de sa mignardise, et des appas de sa lascivité » ; La Fontaine répond (v. 53-56) :

[Vénus] tâche d'assembler tout ce qu'elle a d'attraits, Jamais on ne lui vit un tel dessein de plaire : Rien ne lui semble bien, les Grâces ont beau faire,

Vénus ainsi parée est décrite par Mandelot (p. 30-31) avant la rencontre avec Adonis et par La Fontaine après (v. 68 sq.). Tous

10. Mandelot (p. 6-7) : « en rond par forme de carolle sur l'herbe » ; La Fontaine (v. 157) : « Ils dansaient aux chansons de Nymphes entourés ». J.-P. Collinet (ouvrage cité, p. 45 et p. 464, n. 22), commentant ce motif chez La Fontaine, cite deux sources possibles qu'on ne peut pas admettre, car il s'agît chaque fois d'un thème isolé, et non, comme déjà chez Mandelot, des deux thèmes précisément associés : la danse des Nymphes chez Horace (Odes I-IV, v. 5-12) et chez J.-F. Sarasin :

« Si le jour fait place à la nuit, On voit danser sous les feuillées, A la simple clarté de la Lune qui luit,

Mille Nymphes déshabillées, Qu'au travers des buissons le Faune amoureux suit. » Ces vers sont extraits de A Madame la Princesse de Condé, la Douairière (OEuvres, Paris, A. Courbé. 1656, p. 97-104). On pourrait ajouter la danse des deux amants, source plus plausible que ne signale pas J.-P. Collinet, dans Voicy les beaux lieux où l'Amour couronna (Sarasin, oeuvres, t. II, Paris, N. Le Gras, 1683, p. 137). Il n'en reste pas moins que chacun de ces textes présente un des thèmes séparés, et non le motif unifié et constitué, commun à Mandelot et à La Fontaine.

11. Mandelot (p. 24-25) : « Il a les cheveux naturellement blonds et frises, le visage rond » ; quant aux « merveilles qui sont en luy, [leur] excellence va surpassant tout ce qui est de plus excellent en [Amour] mesme [...] le tout avec tant de justes proportions que les pasles envies n'y sçauraient trouver qu'à reprendre. » La Fontaine (v. 35 à 42) :

« A peine son menton d'un mol duvet s'ombrage,

[ 1

Qu'on ne nous vante point le ravisseur d'Hélène [...] »


SUR L'« ADONIS » DE LA FONTAINE 715

deux s'attardent sur la tenue de Vénus : Mandelot s'intéresse à la partie inférieure du corps (la jupe, les cuisses), La Fontaine à la partie supérieure (l'écharpe, les seins). Chaque fois, l'habit est disposé de telle façon qu'un mouvement de flottement laisse voir des endroits bien déterminés du corps de la déesse; enfin, nos auteurs précisent que les cheveux de Vénus sont abandonnés aux vents 12.

Il n'est pas jusqu'au motif dédoublé qui n'offre malgré tout matière à parallèle de détail. Le petit Amour (Mandelot, p. 32), « vint tout à coup à descouvrir [Adonis] dessous un beau peuplier où il estoit couché sur l'herbe molle [à] respirer la fraischeur » ; Vénus, dans Adonis (v. 62), découvre ainsi le héros : « Couché sur des gazons, il rêve au bruit de l'eau ».

Suit le récit de la séduction; pour les deux auteurs, l'action des yeux de Vénus est déterminante. Adonis est chaque fois victime d'une douce violence, présentée en terme de progrès insinuants et de supériorité militaire ; les regards de Vénus, instruments de sa victoire, apparaissent aussi comme la plus décisive des armes d'un vaste arsenal. La manière de traiter tous les motifs présente une telle identité chez les deux auteurs qu'ils font l'un et l'autre allusion aux « traits » du fils de Vénus, pour seconder l'efficacité des regards de sa mère 13.

En ce qui concerne les dispositions du héros, Mandelot, comme La Fontaine, à part l'indication, propre au premier auteur, d'une Velléité de résistance, traite la réaction d'Adonis avec le même mélangé de notations physiques, de sensations contradictoires et de développements foudroyants. L'amour naît pour le héros sous la forme d'une modification physiologique dans le « sein », les «veines », ou des « parties » de son corps ; Adonis subit ainsi des impressions tout à fait indéfinissables, sinon par des qualités contradictoires : poison, mal, plaisir, brasier, désir, crainte ; quoi qu'il en soit de cette révolution intérieure, les deux auteurs insistent sur

12, Mandelot : « [Vénus] se couvroit de la ceinture au bas d'une juppe volante fendue sur les costez, et r'attachee par des rubans d'une bien fort nouvelle et bien aggreable façon ; l'habit estoit de crespe blanc, fort ample, fort leger, et fort transparant ; de sorte que servant de jouët au rencontre des vents l'on voyoit aux endroits qui pressoient sur sa belle cuisse, un merveilleux esclat [...] [sa chevelure] flottoit lascivement [...] » ; La Fontaine : « Un long tissu de fleurs, ornant sa tresse blonde, Avait abandonné ses cheveux aux zéphyrs ; Son écharpe, qui flotte au gré de leurs soupirs, Laisse voir les trésors de sa gorge d'albâtre [...] » 13. Mandelot (p. 39, 40 et 42) : Vénus « commençoit à respandre le venin de ses doux regards dans l'ame du pauvre Adonis [. ] jugeant bien qu'elle n'avoit plus besoin d'autres armes pour l'arrester que celles qui estoient dans ses yeux [...] le petit enfant de Venus ayant descoché le plus amoureux des traits. » La Fontaine (v. 102 sq.) : « Et ses yeux éloquents en disent beaucoup plus, Ils persuadent mieux que ce qu'a dit sa bouche. Ses regards, truchements de l'ardeur qui la touche, Sa beauté souveraine, et les traits de son fils, Ont contraint Mars d'aimer [...] »


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le fait qu'à partir du moment où Adonis se sent touché, il ne peut qu'être vaincu 14. Face à un tel partenaire, Vénus parle avec habileté et décision : les deux auteurs lui font prononcer des paroles semblables, qui répondent aux mêmes motivations psychologiques. En effet, déesse et femme impudique, Vénus fait une harangue et prend les devants. Elle remarque d'abord la frayeur d'Adonis (que Mandelot évoque dans les propos mêmes de Vénus et La Fontaine directement, dans une réplique d'Adonis) : la déesse utilise donc aussitôt des appellations de charme (« aimable — mon cher »), pour enjoindre à Adonis de chasser sa peur, qu'elle essaie d'exorciser en la niant explicitement 15. L'essentiel est cependant d'expliquer son apparition au jeune homme ; Vénus se voit ainsi obligée, simultanément, d'exposer les motifs d'un tel prodige. Trois points sont développés à cette fin, toujours identiquement par nos deux auteurs. Vénus commence par donner une sorte de présentation de son identité, en mettant en relief le déplacement qu'elle a dû accomplir pour venir en ce heu ; elle justifie ensuite ce voyage par le seul désir de voir Adonis ; elle provoque enfin celui-ci à l'aimer en pratiquant une manière de chantage à la convenance — comment Adonis oserait-il refuser tant de sollicitude ? 16.

Vient l'instant des délices : il se renouvellera souvent. Un des motifs en est la volupté puisée par Vénus dans la contemplation détaillée du corps d'Adonis ; Mandelot place ce motif au début de sa description, La Fontaine vers le milieu. Adonis, dans cette scène, est toujours couché, tout contre Vénus, dans la nature ; il ne fait rien, n'a aucune réaction, et semble rester passivement offert à la curiosité de Vénus. La déesse ne se contente pas de regarder, ni même d'examiner Adonis ; elle le fait avec constance, dans la durée de son regard, ou dans l'étendue du corps d'Adonis qu'elle regarde ;

14. Mandelot (p. 39 et 40) : Adonis « sentoit sans plus la force de cet amoureux poison qui Iuy alloit gaignant les plus nobles parties qui fussent en luy [...] [l'amour] avoit eu le loisir de glisser finement en son sein les plus ardentes flammes qui fussent en luy [...] ce n'estoit desja plus temps de rendre des efforts qui ne pouvoient estre que vains. » La Fontaine (v. 106 sq.) : «[...] que peut faire Adonis ?

« Il aime, il sent couler un brasier dans ses veines ; Les plaisirs qu'il attend sont accrus par ses peines : Il désire, il espère, il craint, il sent un mal A qui les plus grands biens n'ont rien qui soit égal. »

15. Mandelot (p. 45) : « Non, non, il ne sera point dit que celle qui faict vivre le monde d'amour vous aye fait mourir de peur : venez plustost mon cher Adonis. » La Fontaine (v. 85 et 95) :

« Trop aimable mortel, ne crains point mon aspect ; — Il me serait permis d'aimer une Immortelle ! »

16. Mandelot (p. 44-45) : « Vous estes cest Adonis pour qui la Deesse Venus a bien daigné quitter son bien-heureux sejour [...] vous voudriez abuser de l'honneur que vous fait une si grande divinité, sans luy rendre un acquit des devoirs à quoy vostre humanité vous oblige envers elle ?» La Fontaine (v. 86 sq.) :

« Que de la part d'amour rien ne te soit suspect : En ces lieux écartés c'est lui seul qui m'amène. Le Ciel est ma patrie, et Paphos mon domaine : Je les quitte pour toi ; vois si tu veux m'aimer. »


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plus même, cette contemplation est liée pour Vénus à l'excitation de son émoi sensuel — l'« extase » : cette scène en est le prélude chez Mandelot et la conclusion, vraisemblablement, chez La Fontaine 17. Plus généralement, les mêmes procédés indirects président, chez les deux auteurs, à la description de la félicité : mêmes exclamations, même vague dans l'évocation de ce qu'on ne saurait peindre exactement, même appel à tous les témoignages possibles (le cadre naturel, les oiseaux-,.). On peut établir une superposition presque parfaite entre ces deux passages : Mandelot (p. 51-52) « O douce et flateuse imagination des plaisirs qu'ils receurent ! », et La Fontaine (v. 115) « Quelles sont les douceurs qu'en ces bois ils goûtèrent ! ». Receurent renvoie à goûtèrent; les dénotations et les connotations de douce, flateuse et plaisirs se retrouvent en douceurs ; le contenu notionnel du système d'apostrophe O... imagination est exactement le même que celui de l'exclamation intensive Quelles sont Les deux auteurs, au demeurant, sont fort imprécis dans ce genre de description : ils se contentent d'hyperboles et se justifient par l'embarras où ils sont pour décrire un tel bonheur 18. On; trouve cependant un procédé destiné à illustrer de façon positive l'immensité de cette joie dans l'élargissement du récit au cadre campagnard. Mandelot (p. 52, et aussi p. 84) évoque la communion de la nature : « les oyseaux, le feuillage, le murmure du ruisseau», quand La Fontaine dresse le décor des scènes d'amour : les « chênes vieux, les chantres des bois, le bord des fontaines», avec dans les deux cas le même article de généralisation et d'excellence. Parmi les procédés d'hyperboles et d'élargissements, citons enfin l'utilisation commune par les deux auteurs, au même point du récit, du thème de la multiplication des serments identiques 19.

Au contraire de ces imprécisions, la psychologie des amants, dans la possession réciproque de leurs délices, est décrite, au fil des deux récits, avec beaucoup plus de finesse et de précisions. Les

17. Mandelot (p. 50-51) : « Elle le fit coucher en son giron, estant assise au rivage de ce ruisseau, et se mit à porter ses regards dans toutes les beautez d'Adonis, avec une attention si expresse qu'après s'estre laissee gaigner le coeur par les pressants desirs que luy apportoit une si douce contemplation, elle se vid forcee d'une aymable violence.» La Fontaine (v. ,143 sq.) :

« Tantôt sur des tapis d'herbe tendre et sacrée Adonis s'endormait auprès de Cythérée, Dont les yeux, enivrés par des charmes puissants, Attachaient au héros leurs regards languissants. »

18. Mandelot (p. 52) : « O delicieux contentements qu'on aymerait mieux ressentir que redire ! quelle subtilité d'esprit pourroit exprimer les plaisirs d'une joye indicible ! il vaut mieux dire qu'ils estoient au delà de toutes les felecitez qu'on sçaurait penser» ; La Fontaine (v. 123-4 et 135) :

« Faites que j'en retrouve au temple de Mémoire Les monuments sacrés, source de votre gloire. Tout par ce couple heureux fut lors mis en usage. »

19. Mandelot (p. 88-89) : [Adonis] « s'engageant par tous les serments les plus execrables dont il se pouvoit aviser luy dit [,..]. je jure par vos beautez [...] de ne m'en separer jamais qu'avec la separation du corps et de l'ame. » La Fontaine (v. 114) : [chacun des amants]

« Mille fois en un jour fait les mêmes serments. »


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amants n'ont plus conscience de l'écoulement du temps. Mandelot et La Fontaine évoquent très matériellement la succession des moments durant lesquels Adonis et Vénus ne cessent d'être heureux ; mais, simultanément, les auteurs mettent vigoureusement en valeur l'anéantissement psychologique de cette durée, de cette extension temporelle, pour les deux amants : ils vivent en fait ce qu'on pourrait appeler un instant étemel, qui, à leur sentiment, reste hors de la prise du temps (« le desir et la jouyssance en mesme temps » selon Mandelot, et les « moments » — qui sont en réalité des jours — « filés de soie » d'après La Fontaine) 20. Cette opération, qui relève de la transformation du réel, s'explique par un phénomène de magie : le corps même d'Adonis, il est vrai, est magique. Ce motif, si puissant qu'il justifie la passion de Vénus, apparaît formellement soutenu, chez les deux auteurs, par la même expression, « appas », peu fréquente pour désigner « les avantages physiques » d'un homme (comme le remarque H. Régnier 21). Mandelot (p. 83), parlant d'Adonis, dit que ses « ravissans appas pouvoient facillement attraire les corps, mesme privez de la vie » ; La Fontaine (v. 41) affirme qu'il n'est pas à propos, à côté d'Adonis, de vanter Paris « Ni tant d'autres héros fameux par leurs appas ».

Le temps fuit, cependant, et sape l'ineffable instant du bonheur. La fragilité d'un tel paradis est fortement soulignée, au moyen d'antithèses, par les deux auteurs. Utilisant des images analogues (fondées sur la continuité d'un mouvement), Mandelot et La Fontaine opposent l'immutabilité de ce mouvement de fuyance à la faiblesse de ceux qui y sont soumis, à leur infériorité radicale 22. De la même façon, les deux auteurs approfondissent, en pleines délices, la psychologie de Vénus en la faisant réfléchir au caractère réellement éphémère de son bonheur : la précarité de sa félicité actuelle hante l'esprit de Vénus. Partant de la vivacité de son propre sentiment à l'égard d'Adonis, elle conjecture que le lien qui les unit ne peut demeurer exempt d'entreprises de destruction : qu'elle, Vénus, aime si passionnément Adonis, cela suffit, chez les deux auteurs, pour fonder son inquiétude quant à l'intégrité, donc à la pérennité, de sa liaison avec Adonis 23. Ce raffinement de psy20.

psy20. (p. 53-54) : « Heureuse possession du bien que le desir et la jouyssance produisent en mesme temps [...] Adonis pert le souvenir de son estre mortel [...] et tandis qu'il est hors de soy sans y pouvoir plus remarquer aucune qualité de sa nature humaine, son temps ne laisse pas d'aller, les moments grossissent les heures, et les heures parfont les jours » ; La Fontaine (v. 131 et 139) :

« Jours devenus moments, moments filés de soie [...] Mollement étendus ils consumaient les heures. »

21. Op. cit., p. 229, n. 6.

22. Mandelot (p. 63-64) : « II n'y a point d'assez subtille prévoyance qui puisse retarder le temps, qui va roulant avec le fuseau des parques » ; La Fontaine (v. 152 et 154) :

« Ainsi jamais le Temps ne remonte à sa source [...] Mais vous autres mortels le devez ménager. »

23. Mandelot (p. 87-88) : « Mon cher Adonis, je crois qu'il n'y a rien qui ne vous


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chologie amoureuse est proprement romanesque ; fort à sa place et assez développé dans le récit de Mandelot, il paraît plus extérieur, plus déroutant dans l'oeuvre de La Fontaine : ce transfert direct du premier auteur au second illustre l'étroitesse du rapport de Mandelot à La Fontaine. En réalité, au même point des deux récits, c'est la jalousie qui dévore le coeur de la déesse : elle évoque précisément l'apparition d'une nymphe (des eaux ou des bois), qui rendrait Adonis infidèle ; Mandelot traite ce motif de la jalousie de Vénus en faisant imaginer à Vénus une telle éventualité; La Fontaine le traite en faisant proférer à la déesse une interdiction très circonstanciée à l'adresse des possibles galanteries d'Adonis. Dans les deux cas, il s'agit bien sûr du même mouvement de refus et d'horreur 24.

Le bonheur en effet ne durera pas. Le drame, diversement introduit par les deux auteurs, est semblablement l'objet d'exclamations prémonitoires de la part du récitant, fondées chaque fois sur le paradoxe du temps, sur le pathétique des joies révolues. Ainsi, l'expression de Mandelot (p. 65) : «Triste félicité des plaisirs de la vie » renvoie exactement au vers 203 de La Fontaine : « O vous, tristes plaisirs où leur âme se noie », alors que les deux vers suivants :

Moments pour qui le Sort rend leurs voeux superflus, Délicieux moments, vous ne reviendrez plus !

ne sont qu'une belle réduction formelle des expressions plus développées de Mandelot (p. 65-66) : «Trompeuses illusions des yeux de nostre volupté dont l'apparence nous fait voir des visages riants pour se changer en fantasmes d'horreur, vaines couleurs qui passez en douleurs, cruels appas qui tournez en trespas ». On remarquera en outre la commune insistance des deux auteurs sur les termes ou locutions qui traduisent le déchirement, la destruction, on n'ose pas dire le tragique, de l'oeuvre du temps, à ce moment particulier de l'histoire : « se changer, passez, tournez ; voeux superflux, ne... plus».

Curieusement, la manière dont la chasse est présentée puis décrite est fort différente entre les deux oeuvres : pour Maridelot, c'est une péripétie du drame qui permet d'articuler la deuxième

desire et ne vous veuille posséder ou pour l'envie qu'on a sur moy, ou pour l'Amour qu'on à sur vous, ou mesme pour les deux ensemble» ; La Fontaine (v. 195) : « Je vous aime, et ma crainte a d'assez justes causes. » 24. Mandelot (p. 87) : et Je pense de voir à tout coup souslever au milieu de l'onde quelque miraculeuse beauté dont les attraicts plus lascifs que les miens vous convieront avec des propos enchanteurs pour vous forcer de courir à leur nouveauté. » La Fontaine (v. 184 sq.) :

« Conservez-moi toujours un coeur plein de constance ; Ne pensez qu'à moi seule, et qu'un indigne choix Ne vous attache point aux nymphes de ces bois. Leurs fers après les miens ont pour vous de la honte.»


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histoire sur la première, comme manifestation de là vengeance de Diane, alors que chez La Fontaine cette péripétie n'a aucune justification dramatique ; Mandelot n'insiste guère et poursuit son intrigue psychologique, La Fontaine s'attarde longuement et de façon extérieure à l'intrigue ; quant à la commune trame du récit, nous la retrouvons normalement dès que La Fontaine traite à nouveau d'Adonis. Les rapprochements redeviennent dès lors très nombreux.

Voici l'attaque du sanglier. Adonis agit subitement à un moment donné ; il lance alors un trait contre le sanglier ; l'arme est dirigée avec habileté sur un endroit sensible (aux flancs) : on précise ainsi la haute qualité d'Adonis chasseur ; d'emblée, on nous dit que la blessure est très grave. Néanmoins, le sanglier ne meurt pas aussitôt 25. Suit, toujours de la même façon et dans le même ordre chez Mandelot comme chez La Fontaine, la description de la réaction du sanglier. Elle est terrible ; il paraît aux auteurs nécessaire d'expliquer ce caractère : c'est que ces bêtes-là cherchent à se venger. Le sanglier se livre donc à une charge en direction d'Adonis et lui fait une blessure mortelle 26. On peut distinguer, chez l'un comme chez l'autre auteur, la description de la mort proprement dite, de celle des dernières manifestations de vie d'Adonis. La mort est extrêmement rapide (« en un moment ») ; elle est également présentée chaque fois sous la forme d'une entreprise de spoliation d'Adonis 27. Quant aux dernières manifestations de vie du héros, Mandelot et La Fontaine les décrivent avec le même pathétique : à l'article de la mort, Adonis émet un son prolongé en songeant à Vénus ; identique, sa dernière pensée s'exprime également dans un spasme 28. On notera simplement l'irréalisme du procédé de La Fontaine, qui

25. Mandelot (p. 96) : [Adonis] « pensa voir son temps preparé pour decocher un traict [...] et de faict luy ayant porté dans les flancs par une adresse esgalle et une extrême roideur, combien que le coup fut mortel, si est-ce qu'il ne tomba point si souddain. » La Fontaine (v. 491-493) :

« A ces mots dans les airs le trait se fait entendre : A l'endroit où le monstre a la peau la plus tendre Il en reçoit le coup, se sent ouvrir les flancs. »

26. Mandelot (p. 96) : « C'est le propre naturel d'une telle beste de rechercher sur qui se vanger de l'outrage [...] il se lança droit contre luy [...] [Adonis] se vid soudain renversé avec une cruelle playe en l'aine » ; La Fontaine (v. 495 et 520) : [Le sanglier]

« Rappelle sa fureur, et court à sa vengeance [puis] [...] porte en mourant une atteinte mortelle. »

27. Mandelot (p. 97) : « La dent meurtrière de ce monstre luy fit en un moment sortir son beau sang et sa douce vie. » La Fontaine (v. 523-524) :

« Le vainqueur à peine a connu sa victoire Qu'il sent un froid démon s'emparer de son corps », de même que dépérissent les fleurs « en un moment » (v. 533).

28. Mandelot (p. 97) : « Il n'y aurait nulle dureté qui ne fut entamée au cry de cette belle bouche qui pousse sa vie et sa voix en un mesme temps : helas ! belle Venus [...] » La Fontaine (v. 538-540) :

« Il pousse un long soupir, il referme les yeux, Et le dernier moment qui retient sa belle âme S'emploie au souvenir de l'objet qui l'enflamme. »


SUR L'« ADONIS » DE LA FONTAINE 721

donne la même ultime réaction du mourant, sans lui faire prononcer un mot.

Reste la déploration de Vénus. Mandelot et La Fontaine emploient le même procédé (l'apostrophe suivie d'une relative), et des termes synonymes pour décrire exactement les deux mêmes mouvements : d'un côté, la nouvelle est communiquée à Vénus, avec une très grande rapidité ; sa réaction est d'autre part immédiate ; elle accourt auprès de son amant sans délai 29. Une fois auprès du cadavre d'Adonis, Vénus ne peut d'abord parler. Chez les deux auteurs, en effet, la déesse se livre en premier lieu aux manifestations muettes de la douleur ; celles-ci durent tout le temps qu'il faut pour donner à Vénus une impression d'étouffement, de rassasiement, au point qu'elle ne peut plus ne pas faire éclater sa plainte en paroles 30. Telle est la commune justification psychologique au discours funèbre de la déesse. Celle-ci évoque dans un même mouvement, chez Mandelot et chez La Fontaine, le malheur issu de la différence de condition qui sépare les mortels des immortels : elle connaît ainsi le désespoir de ne pouvoir empêcher qu'Adonis soit définitivement mort, puis le regret de ne pouvoir elle-même mourir, pour partager au moins le sort d'Adonis 31. Il est intéressant de noter en outre que les deux oeuvres associent les deux thèmes de ce motif de la même manière : Vénus verrait en effet dans sa propre mort une consolation à celle d'Adonis. L'apostrophe au mort se retrouve aussi dans les deux oeuvres, exactement chargée de la même signification et de la même résonance. On lit chez Mandelot (p. 100) : «Las cher Amant! qui fus jadis la cause de mon bonheur, et maintenant le subjet de mes infortunes », avant de lire chez La Fontaine (v. 565) : « Tu me quittes, cruel!». La glose sentimentale est chaque fois du même registre : « Falloit il donc que ton incrédulité coustast la perte de ton sang et à moi celle de mes larmes ! » (Mandelot, p. 100), et « Mon amour n'a donc pu te faire aimer la vie ! » (La Fontaine, v. 564). La réduction stylistique de toutes ces expressions au même contenu notionnel est aisée : «Tu étais mon bonheur, tu le détruis », pour l'apostrophe;

29. Mandelot (p. 97-98) : « O lamentables mots ! qui comme un traict [...] frappez droit dans le coeur de la Belle Venus [...] dés qu'elle eut ouy sortir cette plainte, et qu'elle fut courue [...] » ; La Fontaine (v. 543-545) :

«[...] ô Vents, qui sur vos ailes Portâtes à Vénus de si tristes Nouvelles. Elle accourt aussitôt [...]»

30. Mandelot (p. 98-99) : «En fin [...] voyant sa douleur ne pouvoir s'alleger que par l'exhalation de l'ennuy qui l'estouffoit en son coeur, pressee d'un extrême tourment, elle se mit à lamenter ainsi ». La Fontaine (v. 563) :

« Après mille sanglots enfin elle s'écrie : ».

31. Mandelot (p. 99) : «Puisque je ne sçaurais esperer de rendre la vie à mon amour, ou de donner la mort à ma vie [...]». La Fontaine (v. 569 à 574) :

« Une éternelle nuit l'oblige à me quitter ; Mes pleurs ni mes soupirs ne peuvent l'arrêter ;

Encor si je pouvois le suivre en ces lieux sombres ! [...] »

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« Tu n'as pas assez cru en ma passion pour te conserver vivant à notre amour », pour la glose. La conformité formelle répond ici superlativement à la conformité des motivations psychologiques. Enfin, devant son impuissance à faire que ce qui est ne soit pas, Vénus se laisse entraîner à des idées de vengeance, justifiées, chez La Fontaine comme chez Mandelot, par l'implacabilité d'un tel destin 32.

Des accents pathétiques et passionnés terminent également les deux récits. Mandelot (p. 101) évoque le « baiser continuel qu'elle [Vénus] allachoit 33 sur [les] lévres mourantes [d'Adonis] », quand La Fontaine (v. 600) lui fait dire : « Emporte chez les morts ce baiser tout de flamme ». Vénus a cru cependant jusqu'au bout à la possibilité de faire revivre, ne fût-ce qu'un instant, l'objet de ses délices. Chez l'un et l'autre auteur, la déesse ne finit pas de constater que tout est vraiment terminé, qu'Adonis est bien mort et qu'il faut véritablement lui dire un adieu définitif 34. Il est non moins remarquable que ce même mouvement soit placé dans les deux textes entre les deux autres motifs terminaux (le baiser et le finale).

Quant au finale proprement dit, il est constitué des deux mêmes thèmes chez Mandelot et chez La Fontaine. Le premier est l'arrêt de la déploration de Vénus, très sobrement présenté par les deux auteurs 35. Le deuxième, différemment traité, et plus délicat, est celui de la dispariton du jour. Le jeu est en effet plus subtil encore qu'il ne paraît : le personnage de Vénus renvoie aussi, chez Mandelot, à l'un des attributs du Jour (elle est liée à la lumière,

32. Mandelot (p. 101) : « Que mon amour venge ta mort, ne te pouvant rendre la vie ! ». La Fontaine (v. 590) :

« Cruels, souvenez-vous qu'Amour m'en peut venger ! »

33. Allachoit fait problème ; il est très vraisemblable que ce soit un hapax. Il n'est pas question qu'il s'agisse d'une forme de allécher, qui vient de +allecticare (attirer, séduire) ; le sens et la phonétique s'y opposent. Si l'on songe à alaschier, apparemment plus vraisemblable, il subsiste une difficulté de sens ; d'après le Dictionnaire de l'ancienne langue française de F. Godefroy, les divers sens de alaschier peuvent être classés sous les rubriques principales : lâcher, relâcher, soulager — on aurait ici une application forcée et inélégante du sens propre. Le plus juste, à la fois du point de vue phonétique et sémantique, est d'admettre que ce mot vient de allactare, à propos duquel W. von Wartburg donne de précieuses indications dans son Franzosisçhes Etymologisches Wörterbuch (1° Band : A-B) ; l'ancien français est alaiter, le français moderne allaiter. Or, la même série présente alachar en ancien provençal, et allachar dans le Queyras et la région de Barcelonnette. Le sens est simplement métaphorique : faire ou laisser couler le lait du sein à la bouche du nourrisson, ce qui devient faire ou laisser couler des baisers de sa bouche aux lèvres d'Adonis, sans justement la moindre interruption. La métaphore est cohérente et le transfert de connotations suave. Ajoutons que le gouverneur du Lyonnais et du Dauphiné ne devait pas ignorer les parlers dauphinois (le Queyras faisait partie du Dauphiné).

34. Mandelot (p. 102) : « Toutesfois lors qu'elle vid que pour tant de conjurations que sa plainte en faisoit au ciel [...] il demeuroit froid [...] qu'il estoit desormais temps de se séparer [...] ». La Fontaine (v. 599 et 601) :

« Vous ne répondez point, Adieu donc, ô belle âme [...] Je ne te verrai plus ; adieu, cher Adonis ! »

35. Mandelot (p. 103) : « Elle acheva une longue et deplorable plainte » ; La Fontaine (v. 602) : « Ainsi Vénus cessa ».


SUR L'« ADONIS » DE LA FONTAINE 723

c'est elle qui ferme les deux yeux d'Adonis) 36, et son geste final (p. 104), à l'égard du corps du héros, est qu'« elle s'en destourna », comme « s'enfuit » le Jour chez La Fontaine. C'est le même tomber de rideau sur mouvement de sortie, après disparition de la clarté autour du corps d'Adonis.

L'ensemble des rapprochements que nous venons d'exposer n'entraîne immédiatement aucun jugement de valeur pour la comparaison des deux oeuvres, mais permet de confirmer et de développer la conclusion donnée pour d'autres raisons au début de notre étode 37 : La Fontaine a très largement utilisé le récit de Mandelot, et peut-être même plus directement qu'on ne le croirait.

En effet, l'étude des lieux variants entre le premier texte de L'Adonis (1658) et celui de 1669 permet de préciser ce dernier point. On sait qu'il s'agit de variantes d'un récit d'une même trame et d'un même contenu psychologique (pour l'essentiel). A l'égard du problème qui nous occupe, on peut mettre à part deux séries de modifications apportées au premier texte : les transformations qui ont trait au dédicataire et celles qui sont de pures améliorations stylistiques. Restent huit lieux, parfois importants, qui permettent une analyse intéressante par rapport à la prose de Mandelot.

La description de Vénus parée pour séduire Adonis est longue, suave et précise dans la version de 1669 (v. 68 sq.) ; elle est très proche du texte de Mandelot (p. 30-31) : la version de 1658 ne donne que deux vers insignifiants 38.

Le deuxième lieu est le récit de la séduction : on peut y relever quatre aspects principaux. L'action des yeux de Vénus, dans la version de 1669, est décisive et triomphante; elle est associée aux flèches du petit Amour; plusieurs vers y sont consacrés (v. 102 sq.) — le traitement de Mandelot est très analogue (p. 39, 40 et 42) : le texte de 1658 ne présente que deux vers pour évoquer seulement les effets réciproques des regards des deux partenaires 39. Les vers 106 à 110 de 1669 constituent une description quasi clinique de la réaction personnelle d'Adonis à l'attitude de Vénus ; ils renvoient précisément à un passage des pages 39 et 40 de Mandelot : on ne trouve, dans la version de 1658, que cette notation intellectuelle :

36. Mandelot (p. 103) : [Vénus ferme les yeux d'Adonis] « rendus aussi desdaigneux d-estre apperçeus de la clarté du jour, comme le jour desseignoit d'animer leurs lumières. » La Fontaine (derniers vers) :

« [...] le Jour voila ses charmes ; D'un pas précipité sous les eaux il s'enfuit, Et laissa dans ces lieux une profonde nuit. »

37. Voir p. 713.

38. Voir p. 715, n. 12. Voici le texte de 1658 :

« La charmante Vénus, d'éclat environnée, Rend par ces mots le calme à son âme étonnée. »

39. Voir p. 715, n. .13. Voici le texte de 1658 :

« Leurs yeux, qui pour témoins n'ont que'les yeux du-jour, Ne se rencontrent point sans se parler d'amour. »


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« Il admire son port, sa taille, et son visage. » — unique vers composé sur ce point important 40. Dans le deuxième état du texte, La Fontaine double l'allusion au mouvement de peur d'Adonis évoqué une première fois au vers 85, commun aux deux versions, en faisant poser à Adonis la question suivante : « Il me serait permis d'aimer une Immortelle ? » (v. 95) ; c'est là une expression naturelle, consécutive à quatre vers de protestations d'incrédulité proférés par le jeune homme stupéfait. On a ainsi une sorte de glose qui développe une phrase de Mandelot (p. 45) : Vénus y insistait lourdement sur la peur d'Adonis 41. Une pareille réitération se trouve déjà dans le texte de 1658, sous la forme d'un vers qui est presque exactement le même que le futur vers 95 : « Mais nous est-il permis d'aimer une Immortelle ? » ; néanmoins, ce vers « initial » figure bizarrement dans la première version à la suite de sept vers de galanteries et d'aveux, fort étrangers au ton de Mandelot comme à celui de l'Adonis tel qu'on peut le lire aujourd'hui. Quant à l'explication du miracle de son apparition par Vénus, les trois vers 87 à 89 du texte de 1669 reproduisent de façon stylisée l'exposé des trois motivations donné par Mandelot aux pages 44-45 ; on ht en 1658, au contraire, huit vers assez diffus et d'allure bourgeoise : ils expriment une partie des mêmes thèmes et se terminent sur une fade galanterie à l'adresse des sentiments d'Adonis 42 — ce trait n'apparaît pas du tout dans la deuxième version (pas davantage chez Mandelot).

Un troisième heu retiendra notre attention. La Fontaine fait appel au témoignage des oiseaux pour célébrer la félicité des deux amants (texte de 1669 : à partir du vers 115). La première version présente certes les oiseaux comme chanteurs (« chantiez, chants »), mais aussi surtout comme confidents, source de connaissance « de tels ravissements ». Dans les quatre vers modifiés de 1669 (v. 117-120), le poète insiste essentiellement sur le chant lui-même, sa résonance universelle, sa valeur de célébration : « par vos chants tout l'univers charmé / Vous ouït célébrer [...] chantres incomparables [...] vos accords admirables » 43. Or, pour le même motif, Mandelot (p. 83)

40. Voir p. 716, n. 14.

41. Voir p. 716, n. 15.

42. Voir p. 716, n. 16. Voici le texte de 1658 :

« Encor qu'il [Amour] soit mon fils, c'est l'auteur de ma peine ; Il m'oblige à quitter les cieux, où je ne voi Rien de si grand que lui, ni de si beau que moi. Pour toi, je viens chercher un séjour solitaire, Et renonce aux autels à moins que de te plaire. Je pourrois employer mon fils et tous ses traits ; Mais je ne veux devoir ton coeur qu'à mes attraits : Tu ne le peux du moins refuser à ma flamme. »

43. Texte de 1658 :

« Quand par vous-même instruit de tels ravissements, Vous chantiez les plaisirs goûtés par nos amants,


SUR L'« ADONIS » DE LA FONTAINE 725

évoque « les oyseaux enflammez d'une nouvelle ardeur, les rossignols, la coulombe » qui chantent « à l'envy » l'allégresse et la passion du couple heureux : ils « en desgoisent mille propos, estrivent 44 à qui aura l'honneur de mieux chanter [...]».

La description de la nature, servant de cadre au bonlieur des amants, fournit un quatrième heu de variantes particulier. Le texte de 1669 (v. 141-143) cite les oiseaux et Amour ; le passage correspondant de Mandelot (p. 82) évoque Amour, les oiseaux, les vents et le ruisseau : ces éléments naturels restent silencieux et s'opposent à Amour qui soupire, La version de 1658 ne met en scène qu'un oiseau, Philomèle, qui se plaint dans le silence. Ce motif de la plainte dans le silence est donc commun à Mandelot et à l'Adonis de 1658 ; il disparaît en 1669, pour se faire remplacer par l'adjonction d'un des personnages essentiels de l'énumération de Mandelot : Amour.

La scène de la contemplation du corps d'Adonis par Vénus est différemment traitée selon les deux versions. Celle de 1669 reprend avec élégance, mais avec netteté, le thème de l'extase sensuelle développé par Mandelot; le texte de 1658 donne un unique vers assez neutre sur ce sujet délicat et le fait suivre d'un vers tout prosaïque consacré au sommeil d'Adonis 45.

Le sixième heu intéressant ne présente pas à proprement parler de variantes mais une suppression de deux vers par rapport à la première rédaction (après le v. 198 actuel). Vénus craint la mort d'Adonis à la chasse : elle s'imagine tragiquement séparée pour toujours de son amant. Les vers supprimés doublent cette évocation en anticipant sur le thème de là désastreuse immortalité de la déesse : Or celui-ci constituera un élément important de la déploration. Le texte correspondant de Mandelot (p. 94-95) est exclusivement consacré à l'expression de la crainte ressentie par Vénus de voir Adonis mort 46, tout comme le texte de 16694T.

Si jamais j'eus besoin des faveurs du Parnasse, Faites que je réponde à vos chants pleins de grâce. » Texte de 1669 (v. 117-120) :

« Lorsque par vos chansons tout l'univers charmé Vous ouït célébrer ce couple bien-aimé, Grands et nobles esprits, chantres incomparables, Mêlez parmi ces sons vos accords admirables. »

44. Luttent.

45. Voir p. 734, n. 17. Texte de 1658 :

« Qui [Vénus] repaissait ses yeux des beautés du héros, Pendant qu'il jouissait d'un paisible repos. »

46. Texte de 1658 :

« Si quelque coup fatal vous forçoit à périr, Que deviendrait Vénus en ne pouvant mourir ? » Mandelot : « Vous la laissez [Vénus] abandonnée à l'effroyable crainte que vous né poursuiviez l'homicide de mon amour et celuy de vostre vie. »

47. On pourrait ajouter ici un lieu variant assez particulier : l'ensemble des modifications concernant l'appellation du sanglier. Aux vers 391, 411 et 423 (texte de 1669), le manuscrit porte «animal», par opposition à l'état, définitif où on lit «sanglier, vainqueur, monstre»


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La déploration de Vénus, enfin, offre les deux derniers lieux qu'il vaut la peine d'envisager. Le vers 569 actuel (« Une éternelle nuit l'oblige à me quitter ») renvoie à la simple constatation qui s'impose, malgré son fol espoir, à la déesse : Adonis est bien mort. C'est ce qui apparaît à la page 102 de Mandelot : Vénus finit par reconnaître « qu'il estoit desormais temps de se séparer de » son amant. Or, le vers de 1658 (« Le cruel ne veut pas seulement m'écouter ») exprime un retour au sentiment préalable de la déesse (le refus d'admettre véritablement la mort d'Adonis) : il reprend bizarrement un mouvement de reproche à l'égard d'Adonis. Un tel retour en arrière n'apparaît ni chez Mandelot ni dans le texte définitif de l'Adonis. On constate une transformation un peu différente à propos de l'actuel vers 573 (« Destins, si vous vouliez le voir si tôt périr »). Le vers de 1669 s'insère dans le développement d'un thème précis : celui de la tragédie de Vénus qui reproche aux dieux de lui avoir ravi son bien sans lui permettre de suivre Adonis dans la mort. Dans l'oeuvre de Mandelot (p. 99-100), Vénus profère une plainte très exactement semblable, au long de quelques lignes entièrement consacrées à ce mouvement. Le manuscrit, au contraire, donne cinq vers qui viennent rompre l'unité de ce motif par l'évocation de plusieurs thèmes tout à fait adventices : l'Enfer est partout, les destins sont barbares parce qu'ils ont osé « toucher à des trésors si rares » 48.

Si l'on essaie d'établir le bilan des remarques précédentes, on aboutit à la constatation suivante : le texte de 1669 est plus près de la prose de Mandelot que celui de 1658. Le manuscrit présente en général une version plus floue du même fond dramatique ou psychologique ; il ajoute des détails insignifiants, omet des notations essentielles, confond les étapes de la description ou du récit ; il prend parfois une curieuse allure prosaïque d'histoire sentimentale bien fade. Que conclure ? La partie la plus importante de l'oeuvre de La Fontaine n'a pas été modifiée ; l'ossature dramatique et la teneur psychologique d'ensemble sont les mêmes entre 1658 et 1669 — c'est-à-dire celles du récit de Mandelot. Le plus raisonnable, semble-t-iL est donc d'admettre que La Fontaine, pour refaire son Adonis, a repris l'oeuvre de Mandelot et l'a suivie de

— « animal » apparaît cependant encore. Chez Mandelot, on note deux fois « sanglier » et une fois « animal, beste, monstre ». La distribution des noms semble obéir au même principe pour Mandelot et pour La Fontaine quand il reprend son manuscrit. Cependant, il peut s'agir de l'application identique d'un même principe de style.

48. Mandelot : « Les Dieux ennemis de mon bien auront peu me ravir ceste moitié du coeur, en qui vivoit le plaisir de mon estre, pour me laiser la part où ie ne puis que languir parmy les regrets. » Texte de 1658 :

« Mais l'Enfer à mes yeux se cache vainement,

Je le trouve partout où n'est point mon amant,

Destins qui me l'ôtez, que vos lois sont barbares !

Avez-vous pu toucher à des trésors si rares ?

Et puisque vous vouliez le voir si tôt périr [...] »


SUR L'« ADONIS » DE LA FONTAINE 727

plus près que lors de la première rédaction : il a ainsi harmonisé et équilibré le drame, unifié le ton 49, stylisé et approfondi l'expression de la psychologie. Il a véritablement améhoré son poème.

Dans ces conditions, il est acquis de toute manière qu'on ne peut plus envisager le problème des sources de l'Adonis sans prendre en considération le texte de Mandelot : bien réelle apparaît, à l'analyse, l'unité des deux récits, jusque dans le mûrissement qui conduit La Fontaine à sa seconde adaptation. Cette unité note rien de sa profonde originalité esthétique, par rapport au poème de La Fontaine, à l'oeuvre de Mandelot, sur laquelle nous allons en conclusion brièvement revenir, en la considérant comme curiosité littéraire : chacun pourra ainsi mieux apprécier ce qu'est véritablement l'imitation, ou la transformation, pour La Fontaine.

Le Combat de l'Amour et de Chasteté séduit par les charmes d'un véritable roman court, très caractéristique de la tradition du roman grec qui anime tant d'oeuvres romanesques vers la seconde moitié du XVIe et la première moitié du XVIIe siècle. On peut classer les traits typiques ici représentés en trois rubriques : une intrigue qui justifie les réactions des personnages et les péripéties du drame, une sensibilité voluptueuse qui se manifeste souvent dans des détails érotiques, une technique dé composition rigoureusement symétrique qui correspond sans doute à une conception de la condition humaine.

L'intrigue est nouée autour des sentiments passionnés de deux femmes-déesses, Vénus et Diane : détestation et jalousie réciproque; amour violent de Vénus pour Adonis, attachement violent de Diane pour Endymion ; colère de Diane contre l'ampur de Vénus et d'Adonis, quelle prend pour un outrage personnel ; vengeance de Diane et destruction de l'objet aimé de Vénus, puis vengeance de Vénus et destruction de l'objet aimé de Diane. La lutte pourrait suivre sans fin le fil des vengeances; mais comme Diane et Vénus ont détruit les deux personnages, Adonis et Endymion, qui illustrent de façon vivante et vibrante leur psychologie de femmes, une action extérieure se déclenche sous la forme parfaite du procès, pour mettre un ternie à l'enchaînement schématique des combats. La solution imposée n'apporte le bonheur à aucune des parties; l'une en particulier, Vénus, garde sans fin rancoeur et haine; elle a comme vieilli.

La tonalité de ce récit romanesque est surtout empreinte de volupté, aussi bien en apparence qu'en profondeur. Mandelot débute par une ouverture printanière et érotique, dans laquelle la

49. On peut même noter que, de ce point de vue, l'élégante dédicace à Aminte est bien plus dans le ton d'un prélude d'amour que la première dédicace, si officielle, à Foucquet.


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nature entière n'est que désir et sentiment amoureux 50. Sans rappeler les scènes infiniment gracieuses, entre Vénus et Adonis, que nous avons eu l'occasion de signaler au cours de notre parallèle, précisons qu'à la p. 50 la déesse est pressée de « jouyr de luy » ; que devant ce bonheur inouï, l'univers veut se mettre à l'unisson pour goûter les délices de la sensualité sexuelle par l'intermédiaire de ses éléments 51. Plus étonnant, en un sens, le culte mystique d'Endymion envers Diane ne suscite point de plus haute profession de foi (p. 116) que celle de « l'embrasser, et la conjoindre eternellement ». Diane elle-même, enfin, au plus fort de la crise qui consommera sa ruine, ne se perdra que dans l'excessif abandon des molles délices (p. 130-131) : « Elle se vint jetter passionnément sur les levres d'Amour », avant de succomber à l'enivrement de ce plaisir empoisonné, prise au piège du petit Amour qui va l'égarer par ses mouvements faussements naïfs, avant de lui faire connaître, à son tour, l'émoi 52. La scène austère du jugement divin ne se joue que sur l'équilibre instable que constituent la « concupiscence » de Jupiter, et de beaucoup de dieux, pour Vénus, et la jalousie ressentie à son encontre par de nombreuses déesses. La volupté n'est donc pas seulement un thème séduisant de description érotique, ni un prétexte pour représentation métaphorique de la nature ; elle rayonne sur la scène d'un drame qu'elle détermine pour en imprégner jusqu'au bout l'atmosphère. A cet égard, c'est dans Psyché, et non dans Adonis, que La Fontaine se souvient de son prédécesseur ; or Psyché est l'oeuvre la plus romanesque de La Fontaine.

La composition du Combat de l'Amour et de la Chasteté, enfin, révèle son authentique appartenance à la tradition du roman que nous avons évoquée précédemment. Là technique des symétries systématiques en est un trait important, qu'on peut considérer comme spécifique lorsqu'il est hé à l'expression d'une histoire d'amour, en prose, assortie de transformations psychologiques à l'intérieur des personnages. Dans l'oeuvre de Mandelot, cette technique apparaît de façon presque caricaturale, mais non artificielle : elle est en effet inséparable de l'intrigue. Amour trompe Adonis pour l'arracher au culte de Diane et le livrer à Vénus qui est amoureuse de lui, Diane le détruit, et Vénus se lamente ; Amour

50. P. 2-3 : « Tout ce que la rigueur de l'Hyver conduisoit au trespas renaissoit avec un doux aër pour faire croistre la beauté, les plaisirs, les amours [...] un beau feu [...] donnoit un million d'amoureuses langueurs à tout ce qui estoit capable de recevoir ses fiâmes [...] la terre estoit amoureusement regardee de son beau Soleil. »

51. P. 84 : « Les beautez de la terre [...] monstrent mesme s'offrir [à l'air] et representer, pour recevoir en soy l'amoureuse infusion de la genération des choses. »

52. P. 133 : « Le cauteleux Amour Endimion [...] feignant d'allonger ses bras sous le semblant d'un engourdissement de soy-mesme, les jette tout à coup à l'entour du col de Diane, se joignant de si pres à son pudique sein, que [...] elle ne sceut jamais s'empescher de ressentir les effects de sa force, mais d'une mesme ardeur mutuelle [...] les voila demeurez longuement embrassez. »


SUR L'« ADONIS » DE LA FONTAINE 729

trompe Diane pour la conduire auprès d'Endymion emporté par Vénus et recouvert de là peau du sanglier qui tua Adonis, Diane elle-même détruit Endymibn, puis se lamente sur son cadavre ; les deux femmes-déesses lèvent une armée ; elles plaident l'une contre l'autre devant Jupiter ; Endymion et Adonis sont déifiés. La symétrie dans le temps se résout en parallélisme après la mort d'Endymion. Cette construction symétrique est soutenue par le dédoublement et le travestissement du personnage-miroir qu'est Amour : il se transfigure deux fois, dans chacune des deux histoires tragiques ; il est le sujet d'un jeu compliqué de substitutions au dénouement, symbolisées par le miroir, qui doit donner la divine beauté, mais que les pleurs feront fondre; de la même manière, la possession erotique, si délicieusement célébrée, aboutit chaque fois à la mort. Pour cristalliser cette vision pessimiste des choses et des hommes, Mandelot (p. 65) frappe en deux purs décasyllabes (4/6-4/6) la claire devise du change universel :

Vaines couleurs qui passez en douleurs, Cruels appas qui tournez en trespas.

Si on aime les catégories, on dira, à condition de définir le concept par le critère que nous venons de dégager, que nous avons affaire à une oeuvre baroque.

On comprend que La Fontaine ait été séduit par cette stylisation si dense et si rigoureuse : il n'avait qu'à choisir, ce qu'il fit ; il sépara la partie la plus voluptueuse, la coupa de tout support dramatique, la développa pour elle-même, suivant une esthétique artificielle, l'orna d'un hors-d'oeuvre emprunté et sans justification, sinon d'agrément décoratif, et conclut en élégie : la transformation, en réahté, n'est pas épique, mais lyrique.

GEORGES MOLINIÉ.


SUR LA BIOGRAPHIE ALLEMANDE DE CHODERLOS DE LACLOS

La biographie allemande de Choderlos de Laclos dont parle Emile Dard l n'est pas introuvable, mais elle est très difficile à découvrir. Le catalogue manuscrit de la Bayerische Staatsbibliothek de Munich mentionne le titre suivant : Laclos Französischer Artillerie-General und Verfasser des Romans degefährliche Umgang (les liaisons dangereuses.) Biographische Nachrichten, aus dem Französischen, sans nom d'auteur, avec la date de 1814. L'opuscule, de 24 pages, porte en réalité la date de 1804, et, comme heu, Francfort-sur-Oder.

L'opuscule est aussi peu connu de nos jours qu'à l'époque où Dard écrivait. A. et Y. Delmas répètent Emile Dard 2. Ni les thèses allemandes ni Erwin Koppen 3 ne semblent utiliser cette source. Peutêtre la date erronée du catalogue et les divers titres donnés au livre ont-ils amené une confusion dans l'esprit des chercheurs. Les oeuvres anonymes sont assez difficiles à retrouver, même quand on en connaît le titre exact.

En tout cas, l'opuscule retrouvé est décevant. Il faut prendre au pied de la lettre « aus dem Französischen », puisque l'auteur allemand traduit la nécrologie d'E. Pariset parue dans le Moniteur universel du 21 frimaire, an 12 (13 décembre 1803). Il traduit, en arrangeant les phrases, les paragraphes, et en y ajoutant des anecdotes, nous dit-il, parce qu'il n'existe pas de biographies de Laclos (p. 4). Pourtant, l'existence de l'opuscule indique le vif intérêt suscité en Allemagne par Les Liaisons dangereuses, intérêt noté par A. et Y. Delmas (p. 453-455).

Comme nous dit l'auteur, il existait deux traductions du roman avant 1800 ; le premier, die gefährlichen Bekanntschaften de von

1. Le Général Choderlos de Laclos..., Nouvelle édition, Paris, Perrin, 1936, p. 435, n. 1 : c Les biographes ont cité les uns après les autres l'ouvrage anonyme suivant : Biographische Nachrichten von Laclos franzoesischen Artillerie-général, Francfort-s.-1'Oder, 1804, in-8°. Cet ouvrage s'il a existé, est actuellement introuvable en France et en Allemagne. »

2. A la recherche des « Liaisons dangereuses » s.l., Mercure de France, 1964, p. 455 dont le titre est Notes bibliographiques sur Laclos, général de l'artillerie.

3. Laclos « Liaisons Dangereuses » in der Kritik (1782-1850), Wiesbaden, Steiner, 1961.


BIOGRAPHIE; ALLEMANDE DE LACLOS 731

Bonin, parut à Leipzig dès 1783. Notre auteur préfère nettement der gefährliche Umgang, publié anonymement en 1798 à Francfortsur-Oder. Il insiste sur les mérites de cette dernière traduction à tel point que l'on s'interroge 4. Notre auteur serait-il l'ami du traducteur ou le traducteur lui-même?

Si notre auteur suit.d'assez près Pariset, il ajoute des explications utiles 5, et des précisions que l'intelhgence avec laquelle il traduit nous force à examiner. Il nous dit notamment que, selon certains, le Censeur n'a pas voulu approuver le roman, mais qu'une femme qui a lu l'ouvrage, a fait usage de son influence pour le faire accepter. Il note que plusieurs milliers d'exemplaires du roman furent vendus en quelques semaines. Enfin, il assure que le livre a été saisi, causant des pertes considérables à Laclos. Avait-il une autre source que Pariset, une source bien informée sur la publication des Liaisons dangereuses?

Si notre auteur exagère, il ne se trompe pas sur la vente des Liaisons dangereuses. Le contrat avec l'imprimeur Durand neveu 6 signé le 16 mars 1782 porte sur 2 000 exemplaires. Le 21 avril, Laclos reçoit 12000 livres en « à compte» et consent à une nouvelle édition. Or des 2 000 exemplaires, Laclos ne reçut rien sur les 1 200 premiers, et deux livres par exemplaire pour les huit cents restants. L'« à compte » du 21 avril indique donc une vente de 1200 exemplaires (non rétribués) plus six cents (à deux livres par exemplaire), ou un total de 1800 exemplaires en un mois 84

L'auteur de l'opuscule est-il également dans le vrai en disant qu'il fallut une mtèrvention pour assurer la publication des Liaisons dangereuses et que la saisie après publication a causé des pertes à Laclos? Il semble que non pour des raisons qui tiennent à l'organisation de la Librairie sous l'ancien régime. Le titre de la première édition des Liaisons dangereuses porte « A Amsterdam et se trouve à Paris chez Durand neveu ». Or, le «Durand neveu» qui avait signé le contrat faisait partie de la famille Durand, imprimeurs qui

4. P. 23 : «Die erste Uebersetzung [...] in deren Steifheit und Undeutschheit, zum Theil Unverständlichkeit, die Schönheiten des Originals verlhoren gegangen waren. » Sur la seconde, p. 24 : « Der deutsche Bearbeiter hat, um das Anstössige einer zu freien Ausmalung mancher Gegenstande von einer uneuschen Phantasie zu entfernen, hin und wieder weggelassen, geandert und zugesetzt. Zur Verstärkung des Eindrucks der moralischen Tendenz des Buchs, ist von ïhm npch im Anhange eine weiter entwickelnde Erzablung beygefügt, die durch das Passende und Ueberraschende ihre beabsichtigte Wirkung nicht verfehlen kann. »

5. Il nous dit à propos du séjour de Laclos sur l'Ile d'Aix, qu'il fallait refaire les fortifications parce qu'elles avaient été détruites par les Anglais pendant la Guerre de Sept Ans Cp. 10), ce qui est exact.

6. B.N. Ms. t. fr. 12845, fol. 35.

7. Il est donc évident qu'une saisie ne saurait avoir coûté à Laclos, sauf dans le sens purement négatif d'un manque, à gagner.

8. M. Koppen estime la vente des Liaisons dangereuses au cours, de 1782 à 20 000 exemplaires (p. 16). Ce chiffre paraît un peu élevé, mais il est certain que les éditions de Durand sont loin de représenter la totalité, puisqu'il y eut plusieurs contrefaçons. En tout cas, nous savons aussi que Durand neveu a fait plus de deux réimpressions.


732 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRArRE DE LA FRANCE

exerçaient à Paris pendant le XVIIIe siècle 9. Avant 1772, les Registres de la Librairie ont l'habitude d'indiquer une pubhcation étrangère pour les livres à Permission tacite. Ici Durand neveu continuait la tradition. Comme disait Malesherbes : « un homme qui n'auroit jamais lu que les livres qui, dans leur origine, ont paru avec l'attache expresse du Gouvernement... seroit en arrière de ses contemporains presque d'un siècle » 10.

A l'époque de la pubhcation des Liaisons dangereuses, Miromesnil était Garde des Sceaux et Le Cadet de Néville Directeur de la Librairie. L'administration de Néville marquerait un déclin dans le nombre des Permissions tacites accordées 11. Mais sur le « Troisième Registre de la Librairie » 12 du 10 octobre 1781, on trouve la mention « Les liaisons dangereuses ou lettres recueillies dans une société et publiées pour l'Instruction de quelques autres ». La Permission tacite est sollicitée par l'auteur « M. De Laclos » 13. Le livre est confié au censeur Brak (ou Brack) 14 qui exerça pour les belles lettres de 1781 à 178515. On peut regretter que le sort ne soit pas tombé sur Valmont de Bomare, mais celui-ci n'entra en fonction que quelques années plus tard. Quant à Brak, il eut des lectures intéressantes en 1781 car il approuva l'Histoire de l'art de Tantiquité de Winckelmann.

La demande de Permission tacite éclaire trois questions que pose le manuscrit des Liaisons dangereuses 16. Le censeur devait, rappelons-le, parapher chaque page du manuscrit ou de l'exemplaire soumis — le paraphe constituant en quelque sorte un « bon à tirer ». L'exemplaire imprimé qui est déposé devait à son tour être comparé avec le manuscrit. S'il est évident que le censeur pouvait exiger des corrections, il est aussi évident que l'auteur n'avait pas le droit d'opérer beaucoup de changements. Le manuscrit des Liaisons dangereuses soumis le 10 octobre 1781 représente donc, sauf quelques retouches, le livre pubhé en mars 1782. Nous savons d'après les Archives de Guerre que Laclos avait sollicité un congé de six mois qui commença le 3 septembre 178117. Entre la date du congé et la demande de Permission, un mois s'est écoulé. Laclos est sans doute parti pour Paris emportant un manuscrit terminé

9. Catalogue alphabétique des Librairies et des Libraires... Paris, Lottin, 1789, I, 89.

10. Mémoires sur la liberté de la presse, 2° Edition, Paris, Pillet, 1827, p. 38.

Tl. Nicole Herrmann-Mascarad, La Censure des Livres à Paris à la fin de l'ancien régime (1750-1789), Paris, PUF, 1968, p. 37.

12. B.N. Ms. f. fr. 21983.

13. Cf. B.N. Ms. f. fr. 21984, où paraît également cette demande. Je voudrais signaler ici la valeur inestimable de l'oeuvre de Robert Estivals, La Statistique bibliographique de la France sous la monarchie au XVIII° siècle, Paris, Imprimerie Nationale, 1965.

14. Fernànd Caussy, Laclos, Paris, Mercure de France, 1905, p. 31, donné comme censeur Coqueley de Chaussepierre. Mais les Registres indiquent clairement le nom de Brak ; Caussy ne nomme pas sa source.

15. Catalogue alphabétique, II, p. 265.

16. B.N. Ms. f. fr. 12845.

17. Cité dans Dard, p. 30.


BIOGRAPHIE ALLEMANDE DE LACLOS 733

(ou peu s'en faut). Ce qu'il fit à Paris pendant les autres mois de son congé, nous l'ignorons, mais il n'a probablement pas apporté de grandes modifications à son texte.

Le manuscrit des Liaisons dangereuses à la Bibliothèque nationale ne porte aucune initiale, aucune marque du censeur, rien qui soit d'une main autre que celle de Laclos, Il est par conséquent tout à fait improbable que ce soit le manuscrit destiné à l'imprimeur 18. Laclos a conservé ce manuscrit pour des raisons qui nous échappent : avoir la copie apportée de l'Ile d'Aix, pour éviter des frais de copiste, par mégarde...

Mais le manuscrit, le contrat, et la demande de Permission nous forcent à repenser nos idées sur le titre du roman. Le 10 octobre 1781, le roman s'intitule Les Liaisons dangereuses; sur le manuscrit, Le Danger des liaisons est barré, et remplacé par. Les Liaisons dangereuses ajoutées ; mais le contrat porte de nouveau Le Danger des liaisons, Laclos avait donc choisi le titre définitif, puis s'est ravisé, et enfin est revenu à son premier choix. Or ce qui importe pour la Librairie, ce n'est pas tant le nom de l'auteur, que le titre de l'ouvrage. Cela sans doute parce que beaucoup de livres paraissaient sans nom d'auteur, et aussi parce que la demande de Privilège ou de Permission pouvait être faite par l'éditeur ou l'imprimeur. Si le titré change, le nouveau titre est inscrit sur les Registres de la Librairie 19. Mais les Registres ne signalent aucun changement dans le cas de Laclos. Si Durand neveu et Laclos s'accordent le 16 mars 1782 pour la publication du Danger des Liaisons, ce titre doit représenter une dernière retouche, vite rejetée ou par l'auteur ou par Durand neveu. Pourquoi le retour du titre primitif ? 20. On peut conjecturer que Loclos et son éditeur préfèrent ne pas attirer l'attention des autorités sur un livre déjà approuvé et probablement déjà sous presse.

Livre approuvé : dans la réunion de la Librairie du 12 décembre 1781, Laclos obtient la Permission tacite. Une pression s'exerçat-elle ? Aucun document ne permet de se prononcer. Les Registres de la Librairie de l'année 1781 ne sont pas suffisamment détaillés. Les rapports des censeurs pour les belles lettres n'existent plus, semble-t-il 21. Ce qui est certain, c'est que l'enregistrement de la demande paraît tout à fait normal. Le délai entré la demande et

18. Contrairement à ce que j'ai écrit moi-même, Laclos and the epistolary novel, Geneva, Droz, 1963, p. 27-30.

19. Par exemple (B.N. Ms. f. fr. 21.987), la Feuille des Permissions tacites du 12 décembre 1786, demande 1197, mentionne une certaine « Histoire secrète des amours d'Elisabeth et du Comte d'Ysex (sic)*.. La demande porte-la note «changer le titre» et le 24 janvier 1787, 4e livré s'intitule «Histoire de la mort du Comte d'Essex ».

20. P. 23-24. A. et Y. Delmas,: p. 32, suggèrent une confusion possible avec la pièce du Marquis de Ménilglaise « Le Danger des liaisons » de 1776.

21. Lés rapports nommés par Estivals sont ou antérieurs, ou postérieurs, ou ne se rapportent pas aux belles lettres. J'ai fait plusieurs sondages dans les archives sans résultat.


734 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

l'acceptation correspond à celui des autres livres lus par Brak, ou par n'importe quel autre censeur.

Reste la période entre le 12 décembre 1781 et la sortie du livre. Laclos a-t-il passé trois mois à chercher un éditeur ? Le contrat fut-il signé quand le livre était déjà sous presse ? A-t-on essayé dé faire révoquer la Permission tacite ? Les Registres ne contiennent aucun renseignement. Durand neveu et Laclos, remplissant leurs obligations d'auteur et d'éditeur, déposent deux exemplaires le 10 mai 1782 22.

Mais ce n'est pas seulement notre auteur allemand qui fait état d'une suppression et d'une saisie. Les Mémoires secrets pour servir à l'histoire en parlent aussi. Koppen rejette ces rumeurs 23 parce qu'elles ne se retrouvent pas dans les autres mémoires de l'époque. Ce qui paraît plus important, c'est le silence presque total des documents de la Librairie. Le 17 mai 1782, on lit sur le Registre des travaux « Les Liaisons dangereuses — E. a M. de Neville une lettre de M. abbé Malherbe qui expose que l'on continue de vendre cet ouvrage. Repondu a M. Labbé de Malherbe » 24. Cette note fait-elle allusion à une mesure d'interdiction ? Malheureusement, si Le Cadet de Néville eut à s'expliquer sur la vente des Liaisons dangereuses, il n'en reste aucune trace dans les Registres des Saisies, qui existent toujours. On y trouve mentionnées des saisies pour « contre-façon » 25 mais aucune indication de suppression. On s'étonnerait qu'un scandale sérieux ou une révocation de la Permission n'eussent laissé aucune trace.

Quand Laclos présente son Éloge de Vauban, il reçoit une Permission tacite 26. Quand il réédite Les Liaisons dangereuses, c'est toujours chez Durand neveu. S'il y eut scandale, les autorités de la Librairie ne semblent pas s'en être émues.

22. B.N. Ms. f. fr. 22025.

23. Op. cit., p. 23.

24. B.N. Ms. f. fr. 21863.

25. B.N. Ms., f. fr. 21862 Registre de la Librairie pour l'année 1781 — le 16 décembre 1782, une note sur les « employés des fermes » dit qu'on a « saisi un ballot de livres en grande partie prohibés sur le marchande de livres de St Cloud on n'a trouvé chez lui que quelques exemplaires des liaisons dangereuses d'une contre-façon qu'il a dit venir dé Rouen. Et à [sic.] M. de Neville de vouloir bien donner des ordres afin de decouvrir si l'on vend ce livre a Rouen... » La note laisse à penser, mais il s'agit d'une contre-façon à saisir et si on veut arrêter la vente d'un livre, on note sur les Registres «permission revoquée », ou « rayé ». Une «Introduction à l'histoire de la guerre en Allemagne en 1756...», traduite de l'anglais, est présentée le 27 février 1784, rayée le 22 septembre 1787, et reçoit une permission tacite le 6 mai 1788 ; cette histoire se lit clairement sur les Registres. (B.N. Ms. f fr. 21986.)

26. Sur les Registres, Laclos sollicite une Permission tacite le 17 février 1786, et la reçoit le 16 mars 1786, numéro 982, approuvée par Malartie (B.N. Ms. f. fr. 21987, 21988), qui est identifié dans une lettre de Laclos à Ségur comme lieutenant-colonel d'infanterie et censeur royal. Si, comme le dit Laclos, l'Éloge de Vauban est déjà imprimé en province, le titre porte toujours Durand neveu, et les Registres ne le notent pas. Par contre (B.N. Ms. f. fr. 21987) un « Traité élémentaire sur la fortification » porte la note « agrée » par Ségur (16 mai 1785) et « la philosophie de la guerre » (12 août 1785) est rayée ou par le Censeur lui-même ou par Ségur.


BIOGRAPHIE ALLEMANDE DE LACLOS 735

Sauf pour les détails qui viennent d'être relevés, l'auteur allemand suit la notice de Pariset. Il termine son opuscule par une défense ardente, intelligente, et raisonnée des Liaisons dangerueses. N'était-il pas tout simplement un lecteur passionné de Laclos qui copie Pariset parce que celui-ci fait l'éloge de l'écrivain ? Il ne s'agit pas donc d'une « biographie allemande » de Laclos, mais d'une traduction d'un article bien connu. Cependant, intéressante par son existence même, elle apporte aussi une contribution utile : par les détails ajoutés à la source Pariset, elle nous conduit à réviser la pubhcation des Liaisons dangereuses.

DOROTHY R. THELANDER.


LE GRAND OEUVRE DE BALLANCHE CHRONOLOGIE ET INACHÈVEMENT

Sainte-Beuve évoque, pour caractériser Ballanche, « la formation lente et mystérieuse de cette nature singulière », « cette lenteur, cette spontanéité qui tirera presque tout d'elle-même », « cette incubation sommeillante qui attend son heure » 1. Et il est vrai que l'oeuvre, de Ballanche se présente comme une méditation sans cesse enrichie sur son propre fonds. Il faut cependant distinguer deux étapes dans cette maturation. La première occupe l'époque impériale : entre le livre Du Sentiment, qui fut en 1801 une sorte de jumeau obscur du Génie du christianisme et l'Antigone de 1814, où apparaît une doctrine de l'expiation, la distance est grande, et le cheminement de Ballanche nous demeure mal connu, faute d'oeuvres. Nous ne possédons de lui, pour cette période, que quelques pièces qu'il a publiées beaucoup plus tard, en 1830, dans l'édition de ses OEuvres 2 : un morceau de 1804 sur La Grande Chartreuse, huit Fragments de 1808 et 1809, un texte sur La Mort d'un Platonicien racontée par un de ses amis qui remonte aux mêmes années, et qui devait faire partie d'un ouvrage sur l'avènement du christianisme intitulé La Foi promise aux gentils, enfin des Adieux à Rome de 1813 3. Ballanche a pubhé ces textes anciens parce qu'il y voyait les premiers germes de sa doctrine ; en fait, sa pensée dominante avait été, entre 1800 et 1810, une réhabilitation du christianisme selon les voies du sentiment, ce en quoi il n'est pas, à cette époque, particulièrement original : ainsi La Foi promise aux gentils est née de la même idée que les Martyrs, au même moment qu'eux ; et ce que Ballanche en a pubhé est écrit sur le même ton. Ce qui, dans ces années-là, le distingue et annonce son oeuvre future, est ailleurs que dans cette pensée d'apologétique littéraire, alors commune : dans la couleur particulière de

1. Sainte-Beuve, Portraits contemporains, t. H, p. 6 (article de 1834).

2. On les trouve au tome I de ces OEuvres, édition in-8° de 1830.

3. Je ne dis rien des Lettres d'un jeune lyonnais à un de ses amis, qui parurent à Lyon en 1805, et que Ballanche n'a jamais rééditées : ce sont deux narrations circonstanciées des séjours de Pie VII à Lyon en 1804 et 1805, « suivies des discours adressés à Sa Sainteté, et d'une instruction sur les indulgences. »


LE GRAND OEUVRE DE BALLANCHE 737

sa sensibihté, portée au deuil et à la désolation 4. L'expérience d'un amour frustré et sanctifié qui est évoquée dans les Fragments est la source personnelle d'où devait naître, avec Antigone, la doctrine d'épreuve qui alimente toute l'oeuvre ultérieure.

Antigone et les ouvrages qui suivirent, l'Essai sur les Institutions sociales de 1818, Le Vieillard et le Jeune Homme de 1819, L'Homme sans nom et l'Élégie de 1820, allient à la notion d'épreuve une philosophie nouvelle de Ja Restauration : la sensibilité contre-révolutionnaire y intègre un principe de développement et de progrès, qui consacre la Charte et justifie les changements survenus depuis 1789. Une doctrine du sacrifice, mûrie au cours des années précédentes dans l'ambiance de la contre-révolution, veut être désormais le lien du passé et de l'avenir. C'est avec ce groupe d'oeuvres que Ballanche prend figure d'écrivain et de penseur original. Mais cette méditation sur la crise française et ses enseignements ne devait être que le prélude d'une conception beaucoup plus vaste, dont l'horizon embrassait le destin de l'espèce humaine, et qui fut le grand oeuvre, jamais achevé, de Ballanche.

Un silence de sept ans prépara ce nouveau progrès, dont le germe était contemporain, des premières oeuvres, mais dont le pubhé n'eut connaissance que par la pubhcation, en 1827, des Prolégomènes. Ballanche y annonce qu'il a conçu une «Palingénésie sociale », notion et titre global couvrant plusieurs ouvrages futurs : un Orphée, une Ville des expiations et une Élégie 5. L'Orphée parut en 1829, mais nous savons que Ballanche y avait travaillé dès 1817-1818; à cette dernière date une version complète de l'oeuvre était déjà écrite 6. Dans cet Orphée, nouvel épisode, comme Antigone, des temps primitifs de la Grèce, la Fable est réinterprétée selon une vaste doctrine des traditions et du développement de l'humanité, doctrine dont l'exposé double et charge constamment le récit poétique. Le poète Thamyris a suivi la trace d'Orphée en divers pays, puis en Egypte, où il reçoit l'initiation, avec la mission d'aller la transmettre à son tour à Évandre, le vieux roi du Latium : toute l'oeuvre consiste justement dans le récit initiatique qu'il fait à ce roi de la carrière d'Orphée et de sa propre quête. Le ministère d'Orphée est censé se situer dans une « époque de fin et de renouvellement », au moment où l'organisation de la société en

4. On n'est pas surpris qu'il ait été tenté par le sujet d'Inès de Castro, la Reine morte : il lut un récit dé ce titre à l'Athénée de Lyon en 1811 ; cette sorte d'Abencérage funèbre est resté inédit jusqu'en 1904 (Ballanche, Inès de Castro, éd. Gaston Frainnet, Lyon).

5. Essais de palingénésie sociale. Tome premier : Prolégomènes, Paris, 1827, p. 12. — Orphée se dénomma de même Essais de palingénésie sociale. Tome II.

6. Voir dans Aug. Viatte, Un ami de Ballanche, Cl.-J. Bredin, Paris, 1928, p. 39-76, les longues observations de Bredin sur un manuscrit d'Orphée que Ballanche lui avait fait tenir ; ces observations occupent trois lettres, dont les' deux dernières, les seules datées, sont du 2 et du 10 mars 1818 ; il ressort des commentaires de Bredin que l'Orphée de 1818 était déjà à peu près celui qui .parut en 1829.

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castes, sous la direction ésotérique du patriciat, va faire place à un droit plébéien fondé sur l'égalité des âmes et la publicité des doctrines : Orphée est précisément l'initiateur de cette mutation sociale, de cette palingénésie achetée par l'épreuve 7. La mission plébéianiste d'Orphée n'est qu'un épisode d'une longue phase de l'évolution humaine : avec le règne de Jupiter la société a pris la forme du patriciat ; Bacchus doit présider ensuite au triomphe plébéien ; la longue lutte des deux principes aura dans le monde antique un épisode décisif lors des débuts de la république romaine. Ainsi s'explique la mission de Thamyris en Italie, mais la solution finale du conflit, pressentie par le sacerdoce égyptien, ne sera fournie que par le christianisme.

C'est bien pourquoi la Ville des Expiations, le livre de l'initiation moderne, doit, dans l'édifice de la Palingénésie, faire suite à Orphée. Ballanche n'acheva jamais ce second ouvrage ; seuls des fragments en furent publiés de son vivant dans diverses revues 8 ; deux éditions modernes incomplètes ont été faites d'après le manuscrit 9, et des fragments annexés, nous dit-on, à ce manuscrit, sont demeurés inédits 10. Ballanche a travaillé à la Ville des Expiations, à ce qu'il nous dit lui-même, dès 1816 11 ; un plan détaillé en était

7. Ce n'est pas ici le lieu, dans ces remarques surtout chronologiques, d'exposer plus en détail l'affabulation que Ballanche a librement substituée à celle du mythe classique d'Orphée, ni de commenter le rôle qu'il lui prête.

8. J'ai relevé cinq morceaux divers de la Ville des Expiations dans la France littéraire en 1832 (t. U, p. 66-88), 1833 (t. V, p. 233-249), 1834 (t. XII, p. 5-30, p. 273-297), 1835 (t. XIX, p. 229-256) ; — un fragment intitulé Esthétique dans le Journal des gens du monde, qui parut à la fin de 1833 et au début de 1834, 1 vol., p. 77 sq. (une partie de ce fragment se retrouve dans l'Introduction de Ballanche aux Chants du Psalmiste de Sébastien Rhéal, Paris, 1840, p. 5-7) ; — un fragment dans la Revue du progrès social en 1834, t. I, p. 498r 509 (un autre fragment contenu à titre de citation dans un article de la même revue, t. I, p. 601-607, ne fait que reproduire les pages 241-247 du fragment publié par la France littéraiare de février 1833) ; — enfin un texte concernant Chateaubriand en tant qu'incarnation d'une époque palingénésique, paru dans un article sur les Mémoires d'outre-tombe, publié par la Revue européenne en 1834 (t. VIII, p. 227 sq.), est donné comme un extrait de la Ville des Expiations (livre VII : discours de l'hiérophante).

9. La plus complète, publiée par les soins des Entretiens idéalistes, Paris, Falque, 1907, comporte sept livres (livres I-III : discussion sur la peine de mort ; livres IV-VI : description de la Ville ; livre VII initiation, discours de l'hiérophante) et l'ébauche, inachevée, d'un livre IX. L'autre édition, publiée par Rastoul en 1926 dans la collection « Bibliothèque romantique », ne contient que les livres IV à VIL — Le livre VIII, qui est manquant, devait, selon Rastoul, être constitué par la Vision d'Hébal, qui avait été publiée à part en 1831, et qu'un plan manuscrit de 1836 inclut en effet dans la Ville des Expiations (voir éd. Rastoul, p. LXX & n. et p. LXXII, n.)..

10. La relation entre les fragments publiés du vivant de Ballanche, son manuscrit, les éditions modernes, et ce qui, de l'oeuvre, demeure inédit, n'est éclaircie nulle part.

11. C'est, je crois, par une lecture erronée d'une note de Ballanche (OEuvres, éd. in-8° de 1830, t. I, p. 34) que Rastoul (éd. de la Ville des Expiations, p. LXVIII) et après lui A.J. George (Pierre-Simon Ballanche, Syracuse, N.Y., 1945, p. 149-150) font remonter la première idée de la Ville à 1805. Cette note de Ballanche attribue naturellement vingt-six ans de date au fragment sur La Grande Chartreuse près de Grenoble en 1804 : c'est la distance qui sépare 1804, date du fragment, de 1830, date de la note. Ballanche ajoute à la suite, dans la même note : « Dans la Ville des Expiations, plusieurs choses ébauchées ici recevront leurs développements, et surtout seront présentées sous un jour nouveau », mais cela prouve seulement qu'en 1830 la Ville était en chantier, ce que nous savons déjà,


LE GRAND OEUVRE DE BALLANCHE 739

tracé en 1820 12; la Ville, en 1823, était « toute, bâtie » 13; mais il dut la remanier souvent; en 1834, elle «se bâtit» encore 14 ; en 1835 il « l'arrache de ses vieux fondements » 15. Ce qui a été publié de la Ville des Expiations forme deux ensembles distincts, dont le premier est un plaidoyer contre la peine de mort, le second une description de la Ville conçue par Bailanche, avec l'exposé de la doctrine mystique qui la régit : la Ville, fondée sur le type primitif des villes d'asile, accueillera les criminels qui voudront se soumettre à une expiation volontaire, en vue de les réformer et de préparer leur réintégration dans la société. Ainsi elle unira la discipline rigide des anciens états sociaux et le principe de l'avenir, qui est la substitution de l'épreuve régénératrice au châtiment, de l'initiation à l'infamie, d'une loi ouverte à la loi de fer des patriciats. Tout le développement de l'humanité, entre ses origines et son avenir, était résumé de la sorte, autour du problème pénal, dans une cité symbolique.

L'Élégie qui devait compléter le grand ouvrage ne figure et n'a été trouvée nulle part. Mais elle nous est esquissée d'avance dans les Prolégomènes, qui sont le commentaire anticipé des diverses parties de la grande Palingénésie projetée. Ce devait être un morceau de lyrisme philosophique sur l'état transitoire — mort et résurrection — de la société actuelle : « L'Élégie, nous dit Ballanche, est destinée à représenter le moment de transition, moment si cruel pour l'homme, qui sent toute sa nature ébranlée» 16. Ballanche, on l'a vu, avait écrit en 1820, à l'occasion de l'assassinat du duc de Berry, et pour mettre le royalisme en garde contre une excessive réaction, une Élégie qui, imprimée par deux fois, en 1820 et 1828, avec l'Homme sans nom, mais non publiée 17, ne le fut qu'en 1830 dans l'édition des OEuvres. Selon un avis qu'on peut lire au verso de la page initiale de l'édition de 1828, elle est imprimée « uniquement pour qu'elle puisse se joindre à la Palingénésie sociale, actuellement sous presse, et qui elle-même n'est pas, quant à présent, destinée au public ». Ballanche répète ces anciens

et non en 1804. D'ailleurs Ballanche lui-même nous a renseignés exactement sur la date à laquelle il a conçu le projet de la Ville : voir sa lettre du 2 juin 1835 à Mme d'Hautefeuille (dans A. Marquiset, Ballanche et Mme d'Hautefeuille, Paris, 1912, p. 48) ou il dit travailler a cette oeuvre depuis près de vingt ans, et celle du 26 novembre 1845 (à la même, ibid., p. 247) où il dit plus précisément qu'« elle remonte à 1816 ».

12. Voir George, op. cit.. p. 150, une lettre d'août 1820, reproduite d'après le livre d'Edouard Kerriot sur Mme Récamier,

13. D'après une lettre de Bredin du 25 février 1823 (dans Viatte, op. cit., p. 212).

14. Lettre du 18 avril 1834 à Mme d'Hautefeuille (Marquiset, op. cit., p. 20).

15. Lettre du 2 juin 1834, ibid., p. 48.

16. Prolégomènes, p. 191.

17. Dans ces deux éditions l'Elégie fait suite à l'Homme sans nom (dont ce sont aussi les premières éditions) ; la première fut tirée en 1820 à Paris chez P. Didot l'aîné à cent exemplaires (Bibl. Nat., Rés. Y2 2961) et c'est par erreur que les bibliographes datent parfois de 1822 l'édition originale de l'Élégie ; la seconde, tirée en 1828 à Paris, imprimerie de Jules Didot aîné (Bibl.. Nat. Y2 15478), n'était, pas plus que la première, destinée à être livrée au public.


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avis dans une note de l'édition de 1830 des OEuvres, où l'Élégie connaissait pour la première fois la publicité. 18. Cette Élégie, encore inconnue du public en 1827, à la date des Prolégomènes, pourrait être confondue avec ceUe qu'il annonce dans cet ouvrage comme devant figurer à la fin de la Palingénésie, si les sujets des deux pièces n'étaient si différents, et si Ballanche lui-même, dans un texte pubhé en 1832, ne distinguait formellement les deux Élégies l'une de l'autre. Il y mentionnait « une première Élégie, qui est à la suite de l'Homme sans nom » (c'est celle de 1820, désignée de façon non équivoque19), et une seconde, qualifiée comme suit : « La seconde Élégie est une Élégie générale, et termine tout : c'est le chant funèbre d'une société qui meurt, d'une société condamnée par la Providence, et que l'homme ne peut rappeler à la vie » 20. Cette seconde Élégie n'a jamais été imprimée ; il semble qu'il ne nous en soit parvenu que des ébauches manuscrites 21. Dans le triptyque annoncé par Ballanche, Orphée, Ville des Expiations, Élégie finale, le troisième volet devait donc ramener la grande oeuvre à sa source vive, la crise présente de la société française, devenue en quelque sorte la crise finale de l'histoire humaine, Ballanche, en adoptant ce titre d'Élégie, suivait les voies du royalisme poétique, qui avait haussé ce genre endeuillé à la hauteur des grands sujets de doctrine et d'action. Mais il alliait à la plainte ordinaire sur les temps d'épreuve l'espérance du renouveau palingénésique. Le projet de Ballanche, en 1827, comportait, outre la trilogie dont nous avons fait état jusqu'ici, un quatrième ouvrage, qui devait prendre de plus en plus d'importance dans son esprit. Il craignait malgré tout, en fondant de problématiques idées d'avenir sur l'interprétation d'un passé aussi légendaire que celui d'Orphée, de ne pas convaincre ; à une synthèse portant sur l'histoire de l'humanité, il fallait, nous dit-il, « une base incontestable, un point d'appui certain et historique » ; il crut trouver ce point d'appui dans l'histoire des débuts de la République romaine et des trois sécessions plébéiennes qui, du Ve au IIIe siècle avant Jésus-Christ, consacrèrent l'accès de la plèbe à l'égalité religieuse et politique : cet exemple des progrès de l'émancipation plébéienne fournirait la démonstration de ses vues générales sur la marche de l'humanité ; il pensait intituler cet ouvrage Formule générale de l'histoire de tous les peuples appliquée à l'histoire du peuple romain 22. Ballanche travailla à la Formule générale pendant plusieurs années, et en

18. OEuvres, 1830, t. I, p 298.

19. Voir ci-dessus, notre note 17.

20. Palingénésie sociale. Épilogue, dans La France littéraire, t. I, p. 243 (février 1832).

21. Frainnet (Essai sur la philosophie de P.-S. Ballanche, Lyon, 1902, p. 159, p. 351) signale, parmi les manuscrits de Ballanche, « une ébauche de l'Élégie », « des ébauches de l'Élégie et de l'Épilogue qui devait la suivre » ; encore faudrait-il s'assurer que cette Élégie est bien celle qui nous intéresse.

22. Prolégomènes, p. 16.


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publia des fragments dans diverses revues entre 1829 et 183423 ; l'accès à ses manuscrits à permis une pubhcation plus complète de certaines parties de l'ouvrage 24. Ballanche ne l'a jamais achevé malgré tout le prix qu'il y attachait.

Le projet que Ballanche avait en tête à cette date de 1827 ressort bien du plan même de ses Prolégomènes. Dans la Préface et la Première Partie de cet ouvrage, il place la Formule générale « en dehors de nia trilogie », et il annonce qu'il va commenter « chacun des trois ouvrages que j'ai énoncés » 25 ; cependant on lit, quelques pages plus loin, à propos de la Formule générale, qu'il a « cru plus convenable de l'intercaler entre l'Orphée et la Ville des expiations », c'est-à-dire au coeur de l'oeuvre 26 ; et dans la Deuxième Partie, qui contient les commentaires, on voit en effet se succéder des Prolégomènes pour Orphée, — Prolégomènes de la Formule générale, — Prolégomènes pour la Ville des Expiations, — et Prolégomènes de l'Élégie : le plan du grand oeuvre et l'ordre de ses parties, où est comprise en fin de compte la Formule générale, semble donc bien établi à ce moment.

Un autre passage des Prolégomènes attire l'attention, celui où Ballanche, parlant de son projet, évoque « toutes les parties de cette composition successive, qui forment une sorte d'épopée cyclique, et dont les principales, celles pour qui les autres ont été faites, sont Orphée, la Ville des expiations, une Elégie » 27: l'OEuvre devait donc comporter, agglomérées a la Trilogie essentielle, ; des parties accessoires, « les autres », évidemment plus d'une : la Formule générale, mais aussi, nous l'avons vu, des écrits anciens comme l'Homme sans nom et la première Élégie, qu'il avait envisagé de joindre à la Palingénésie. Et c'est bien en effet à une pubhcation composite que Ballanche s'est résolu, avant même d'avoir achevé sa Trilogie, quand en 1830 il a fait paraître le recueil de ses OEuvres 28. Mais il a renoncé, pour cette publication, à toute prétention d'ordre ou de structure visibles, se reposant seulement

23. J'ai donné ailleurs la liste de ces publications partielles; je la répète ici pour la . commodité du lecteur : Revue de Paris, 1829, t. II, p. 138 sq. ; t. TV, v. 129 sq. ; t. VI, p. 70 sq. (histoire de la première sécession, 493 av. Jésus-Christ) ; — Revue des deux mondes, mai 1831, p. 221 sq. ; Echo de la Jeune France, t. I, p. 284 sq. (nov. 1833), 328 sq. (dée. 1833), 358 sq. (janv. 1834) (deuxième sécession, 449 av. Jésus-Christ, histoire de Virginie).

24. Oscar A. Haac a publié dans La :Théodicée et la Virginie romaine, Parisr-Genève, 1959, p. 75-137, un texte plus complet de la deuxième sécession, et p. 68-71 quelques indications sur la troisième, que Ballanche a à peine ébauchée en quelques pages. L'éditeur semble avoir ignoré plusieurs des publications que je signale dans la note précédente, et dont la liste risque, elle aussi, de n'être pas complète : l'Echo de la Jeune France, .t. I, . p.-284, signale en effet, en tête des. textes qu'il publie, que. des fragments de cette, deuxième sécession ont paru dans «divers recueils» ; or je n'en ai vu, avant 1833, que dans la Revue des deux mondes.

25. Prolégomènes, Préface, p. 12 ; Première Partie, p. 57.

26. Ibid., p. 17.

27. Ibid., p. 12.

28. OEuvres de M. Ballanche, 4 vol. in-8°, Paris-Genève, Barbezat, 1830..


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sur l'unité intime des écrits qu'il livrait au public. Les OEuvres sont une simple collection de tous ses ouvrages déjà parus, à l'exception du livre Du Sentiment, jugé sans doute trop étranger au système d'idées que Ballanche avait édifié depuis. L'ordre des ouvrages a été établi en fonction seulement de la chronologie, et de la nécessité d'équilibrer matériellement entre eux les quatre volumes du recueil. Ballanche a mis dans le premier, avec d'anciens fragments précurseurs de sa doctrine, Antigone et l'Homme sans nom suivi de l'Élégie de 1820; dans le deuxième, l'Essai sur les Institutions sociales de 1818, le Vieillard et le Jeune homme de 1819, enfin le Portrait et l'Éloge de Camille Jordan qui doivent être de 1821 29 : on peut dire, si l'on veut, que le premier volume groupe, parmi les oeuvres de 1814-1820, celles qui développent des thèmes de douleur et d'expiation, le second celles qui exposent la doctrine politique de Ballanche. Le troisième volume contenait les Prolégomènes, jadis Introduction au Grand OEuvre, suivis d'environ 70 pages de Réflexions diverses inédites ; le quatrième volume, Orphée, précédé d'une Première addition aux Prolégomènes : ces deux volumes gardaient encore, du plan primitif, leur désignation, aux pages de titre, comme tomes Ier et II des Essais de palingénésie sociale. La seconde édition des OEuvres, parue en 1833 en six volumes 30, n'apporte rien de neuf du point de vue qui nous intéresse : le contenu est le même ; la disposition, un peu différente, ne trahit nul souci architectural nouveau. Les oeuvres de la première période, qui occupent les tomes I à III, sont disposées suivant un ordre un peu plus fidèlement chronologique ; le tome IV contient les Prolégomènes et les tomes V-VI Orphée ; les Réflexions diverses ont été reportées à peu près toutes à la fin du tome VI. Peu après qu'eurent paru les quatre volumes de 1830, deux autres volumes furent annoncés comme étant sous presse : ils devaient contenir respectivement la Formule générale et la Ville des Expiations, promis en 1827, et par lesquels « la Palingénésie sera complète ». Ces deux volumes n'ont jamais paru, les oeuvres en question étant, comme on a vu, demeurées inachevées 31. Il reste que Ballanche, sans renoncer à ses promesses d'achèvement, avait décidé, en 1830, sans doute en désespoir de cause, de donner au public un recueil inorganique de tout ce qu'il avait pubhé jusquelà. Cette « pubhcation générale », comme il l'appelle, s'oppose dans

29. L'Éloge avait été publié en 1826 dans l'édition des Discours de C. Jordan chez J. Renouard.

30. OEuvres de M. Ballanche, 6 vol. in-12, Paris, Bureau de l'Encyclopédie des connaissances utiles, 1833.

31. L'annonce se trouve dans l'Avertissement de la Vision d'Hébal, p. V-VI ; les deux volumes donnés comme étant sous presse étaient certainement inachevés : « lorsqu'ils seront finis », dit Ballanche deux lignes plus loin. Dans le même Avertissement sont promis des volumes de Preuves dont il est déjà qestion dans les Prolégomènes, p. 17, p. 203-204, sous le nom de Notes ; je ne sais s'il nous en est parvenu quelque chose.


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son esprit à l'idée d'une oeuvre construite, dont il ne vient pas à bout : « L'Homme sans nom, écrit-il, entre aujourd'hui dans une pubhcation générale ; je n'ai plus besoin de le placer dans le cadre même de la Palingénésie » 32. Mais le projet auquel Ballanche semble renoncer ici ne fut pas abandonné. Ballanehe continua à chercher un plan d'ensemble où l'OEuvre fondamentale annoncée en 1827 pourrait rassembler organiquement autour d'elle d'autres ouvrages, et notamment ceux qui, dans la carrière de Ballanche, l'avaient précédée. Cette intention ressort clairement de deux pages qu'il a ajoutées au texte des Prolégomènes en les rééditant dans les OEuvres de 1830 ; il y insiste sur l'étroite relation de ses écrits précédents avec l'Orphée, la Formule générale, la Ville des Expiations et tout le projet de la Palingénésie 33. Bien mieux, l'Épilogue de la Palingénésie qu'il publia en 1832 commente, comme faisant partie de l'OEuvre, Antigone, l'Homme sans nom et là première Élégie à sa suite, l'Essai sur les Institutions sociales et le Vieillard et le Jeune homme : le commentaire de ces oeuvres se combine étroitement avec celui des oeuvres maîtresses du grand projet, Prolégomènes, Orphée, Formule générale, Ville des Expiations, seconde Élégie 34. Ces tentatives de synthèse sont d'autant plus explicables que la pensée de Ballanche, en s'élargissant, n'avait pas changé dans son fond : une doctrine d'expiation et de progrès paraissait déjà dans les oeuvres antérieures, illustrée par le type antique d'Antigone et par le type moderne du Régicide dans l'Homme sans nom, et la loi palingénésique appliquée à la France contemporaine était toute la matière de l'Essai et du Vieillard; les grands ouvrages qui devaient constituer la Palingénésie développaient le même système, selon les mêmes concepts, à la fois fabuleux et contemporains. Ballanche pouvait dire à bon droit de ses divers écrits : ils « sont comme l'histoire progressive d'un seul sentiment auquel, à mon insu, j'ai consacré toute ma vie » 35. D'ailleurs nous savons que l'Orphée et la Ville des Expiations, deux des pièces maîtresses du grand projet, ont été en chantier dès les premières années de la Restauration.

On voit donc bien, vers 1830, le projet d'une oeuvre totale, mais on ne voit tracée nulle part l'architecture de l'édifice et l'organisa32.

l'organisa32. de février 1830 à la Préface de l'Homme sans nom, OEuvres, 1830, t. I, p. 310..

33. Prolégomènes, dans OEuvres, 1830, t. M, p. 256-257 (comparez avec Prolégomènes, 1827, p. 203-204).

34. Palingénésie sociale. Épilogue, texte déjà cité, p. 238-244 ; même les Fragments anciens publiés dans les OEuvres sont inclus dans le commentaire (p. 245) : ils donnaient la source personnelle de la philosophie de Ballanche. — Cet Épilogue a été reproduit dans l'édition . de 1907 de la Ville des Expiations, p. 132 sq. ; mais le titre que lui a donné Ballanche, et son texte même, indiquent assez qu'il était la conclusion, non pas de la Ville, mais de toute l'OEuvre projetée. Ce texte est peut-être celui dans lequel Frainnet a vu une ébauche manuscrite de l'Élégie (voir plus haut notre note 21).

35. Ibid., p. 237.


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tion de ses parties. En attendant, Ballanche détacha de la Ville des Expiations et pubha, en 1831, une sorte de raccourci de son oeuvre, la Vision d'Hébal 36. Cette Vision, très admirée de Chateaubriand et de Sainte-Beuve, était un tableau des destinées humaines depuis la création jusqu'à la fin du monde, révélé au cours d'une contemplation extra-temporelle à un jeune visionnaire, dont Ballanche décrit l'expérience en ces termes : « Il se sentait ayant une existence antérieure, enfin il se sentait devenu le myste général, l'homme universel, vivant d'une vie infinie, cosmogoniquement, mythiquement et historiquement » 37. Toute l'histoire sacrée et l'histoire profane, indiscernablement mêlées, revivent donc dans l'esprit d'Hébal avec les couleurs et le sens que Ballanche a coutume de leur prêter : il a mis là tout l'essentiel de sa doctrine et de luimême, avec un degré d'intensité métaphysique et de dépouillement exceptionnel chez lui.

Tandis que ce microcosme épique de l'OEuvre voyait au moins le jour, Ballanche continuait de peiner sur le macrocosme. Il en bouleversait à plusieurs reprises l'ordonnance. Jusque-là, comme on a pu voir, la Ville des Expiations devait prendre place dans l'OEuvre, avant l'Élégie finale. Voici qu'il songe à faire de cette Ville non plus une composante, mais le cadre de l'OEuvre, la charpente qui la soutiendra toute. Au moins est-ce ce qui semble ressortir d'un projet conçu vers 1836 :

J'introduirai, dans la Ville des Expiations, Orphée, Antigone, les Sécessions romaines, la Vision d'Hébal, l'Homme sans nom, etc.. Mais je laisserai en dehors l'Essai sur les Institutions, les Prolégomènes de la Palingénésie, le Vieillard et le jeune homme, etc.. J'aurai toujours trente-trois livres. Chaque livre sera toujours précédé de deux arguments, pour la liaison et l'ensemble. Mais ces arguments seront choses complètement nouvelles. Je ne m'obstruerai point de morceaux pris dans mes ouvrages précédents. J'aurai toujours deux volumes : le monde ancien et le monde moderne. Mais mes précédents écrits resteront ce qu'ils sont ; et pourtant ma publication nouvelle sera mon testament 38.

Tout n'est pas net dans ces indications ; il s'agit en tout cas d'un plan entièrement remanié ; à en juger par les ouvrages qui sont désormais exclus de l'OEuvre, ouvrages de doctrine et de controverse, Ballanche envisageait alors une Somme de caractère surtout historico-poétique, conforme à la tentation, si fréquente alors, d'une Épopée de l'humanité. Dans ce genre éminemment romantique, une trop visible armature doctrinale met en péril la poésie ; il semble que Ballanche, en ayant pris conscience, ait décidé de donner le pas aux tableaux, récits et symboles, sur la discussion des idées.

36. Vision d'Hébal, chef d'un clan écossais, épisode tiré de la Ville des Expiations, Paris, 1831.

37. Vision d'Hébal, p. 10-11.

38. Lettre du 15 octobre 1836 à Mme d'Hautefeuille, dans Marquiset, op. cit., p. 71.


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Quand il écrit : «J'aurai toujours trente-trois livres », il se réfère évidemment à une refonte précédemment entreprise et annoncée, dont il donne la dernière variante. De fait, un plan en trente-trois volumes a été retrouvé, qui se rapporte au même projet 39 : il comprend justement les ouvrages mentionnés dans la lettre ci-dessus (plus l'Élégie), avec des titres d'oeuvres qui n'ont pas été écrites (une Zénobie 40, un Recueil catholique, une Révolution française mise au rang d'une phase cosmogonique 41, une Comparution des systèmes et des idées, une Comparution des hommes), tous ces ouvrages étant encadrés par la Ville des Expiations, entre les chants de laquelle ils s'insèrent. Les ouvrages que la lettre excluait sont également absents de ce plan. On peut mesurer la fragilité de ce vaste projet quand on voit Ballanche, neuf ans plus tard, déclarer qu'il prend facilement son parti de l'inachèvement de la Ville des Expiations 42.

Dans l'intervalle, vers 1840, Ballanche parle souvent, dans ses lettres, d'une Théodicée de l'Histoire, à laquelle il travaille 43, Nous en connaissons aujourd'hui des fragments ; un Prologue et une Dédicace 44. On pourrait penser que cette Théodicée était une oeuvre nouvelle, et ce que Ballanche en dit ne semble établir aucun lien entre cette oeuvre et le grand projet que nous connaissons. Mais la Dédicace manuscrite de la Théodicée qui est parvenue jusqu'à nous se trouvant être une reprise de la Dédicace qui figurait en 1827 en tête des Prolégomènes de la Pahngénésie, on incline à penser que BaUanche avait décidé, vers 1840, de changer en Théodicée de l'Histoire sa Palingénésie sociale 45 : le nouveau titre, au heu d'évoquer seulement la loi de métamorphose des sociétés, de.

de. Voir l'édition Rastoul de la Ville des Expiations, p. LXXI, p. LXXII et n. ; dans ce plan le titre général de l'OEuvre, La Ville des Expiations, était raturé et remplacé par La Cité mystique.

40. Il est fait longuement allusion à une trilogie sur Zénobie, reine de Palmyre, dans la Ville des Expiations (éd. Rastoul, livre vil, p. 128-130).

41. Au fond, toute l'oeuvre de Ballanche a pour objet d'appuyer son interprétation de la Révolution française en tant, que phase décisive de l'histoire humaine.

42. Lettre du 26 novembre 1845 à Mme d'Hautefeuille (Marquiset, op. cit., p. 247). Il lisait alors les Mémoires de Chateaubriand, et était obsédé du désir d'écrire les siens.

43. Voir dans Marquiset, op. cit., les lettres des 18 décembre 1840, p. 177 ; 26 mars 1841, p. 179 ; et 28 juin 1841, p. 187 (l'ouvrage est en cours de composition, mais interrompu) ; du 15 mai 1842, p. 202 (il s'est remis à y travailler), n n'y a pas, que je sache, d'indice plus ancien pour la Théodicée ; la lettre à Beuchot du 3 février 1837, citée par Frainnet, op. cit., p. 108-109, ne parle que d'une révision générale que Ballanche est en train de faire de ses ouvrages, sans savoir quand il en viendra à bout, — ce qui n'est pas pour nous étonner ; c'est Frainnet qui met hypothétiquement en rapport cette révision avec le titre projeté de Théodicée.

44. Oscar A. Haac, dans son volume déjà cité, donne un résumé et des citations de ces deux textes (p. 39 sq., p. 46 sq.), d'après les manuscrits de Lyon. Une version de la Dédicace avait été publiée par Ch. Dédéyan, d'après un autre manuscrit en sa possession, dans les Lettres romanes, année 1953, p. 226-236 ; on ne relève, dans les citations de Haac, que quelques variantes sans importance.

45. Nous avons dans ce sens le témoignage de Victor de Laprade, qui avait vu les manuscrits laissés par Ballanche (Ballanche, sa vie et ses. écrits, Lyon, 1848, p. 37).


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vait en rapporter plus expressément le principe à Dieu. D'ailleurs cette nouvelle version de la Dédicace comporte, après l'invocation de 1827 à Madame Récamier, une longue suite, entièrement nouvelle, qui répète le schéma de la Vision d'Hébal. Mais si Hébal le visionnaire, ici comme dans la Vision de 1831, sort extatiquement du temps pour assister aux étapes parcourues par l'humanité, ses visions successives, cette fois, reprennent la matière et les personnages des ouvrages de BaUanche, ainsi organisés en une sorte d'épopée unique des destinées humaines. Hébal-BaUanche, « pèlerin de l'humanité », est successivement, en esprit, le Thamyris qui a suivi et qui raconte Orphée, le Tirésias qui raconte Antigone, le spectateur des trois Sécessions romaines, le témoin des douleurs de l'Homme sans nom, le visiteur de la Ville des Expiations, enfin le voyageur symbolique vers un avenir encore inconnu 46 : on voit que dans un tel projet la Vision d'Hébal inclut la Ville des Expiations au heu d'en faire partie. Cette ultime formule est ceUe qui approche le plus du type d'une fiction épique : l'idée d'un personnage unique, présent à travers les siècles et les sociétés successives, fait vivre pour l'imagination une Histoire lourde de doctrine ; eUe fournit à un Récit nécessairement composite un hen dramatique continu. Aussi est-ce là une des structures favorites de l'épopée humanitaire : Chénier y avait déjà songé pour son Hermès, moyennant le recours à la métempsycose 47 ; Lamartine, pour ses Visions, puis pour sa grande épopée, par le moyen d'un ange condamné à la vie terrestre ; Quinet l'utilisa dans son Ahasvérus, grâce à la légende d'immortalité du Juif errant.

En somme, avant et après la « pubhcation générale », en recueil, des ouvrages que BaUanche avait achevés et fait paraître au cours des années, pubhcation qui se clôt en 1830 — en 1831, si l'on y ajoute la Vision d'Hébal —, et qui constitue son oeuvre réeUe aux yeux de la postérité, nous nous trouvons en présence d'une suite de projets portant sur cette oeuvre même, sans cesse complétée et réorganisée en imagination. Cette succession de plans de plus en plus systématiques et de plus en plus chimériques appelle quelques remarques.

Tout d'abord, il est frappant qu'avec sa prétention de formuler une doctrine de l'Humanité, Ballanche se soit avisé si tard qu'il avait besoin d'une base historique concrète, et qu'il se soit contenté de quelques épisodes d'histoire romaine pour remplir cet office. En fait, un aperçu fabuleux des temps primitifs, le drame du présent et la prophétie de l'avenir forment son véritable sujet. L'oeuvre de BaUanche veut, certes, être une vue sur l'Histoire, et eUe n'a

46. Dédéyan, loc. cit., p. 233-236 ; Haac, op. cit., p. 43-44.

47. Voir Chénier, OEuvres, éd. Dimoff, t. n, p. 52.


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pas de sens autrement, mais cette vue s'organise autour de quelques notions et de quelques moments choisis par l'historien-hiérophante au gré de ses préférences : passage du patriciat au « plébéianisme » dans le monde antique ; nouveau pas décisif dans le même sens par l'avènement du christianisme ; enfin, accomplissement dernier à partir de la Révolution française, qui ouvre l'avenir. Il ne faut pas poser la question de la validité historique de ce schéma ; il est sur un autre plan que celui de la connaissance objective : « J'ai besoin, nous dit Ballanche lui-même dans la partie des Prolégomènes qui commente l'Orphée, de commencer par prévenir que cette composition n'a pas été conçue d'après les données scientifiques [...]. Je me suis confié à cet instinct que j'ai cru trouver en moi, et qui, au jugement de plusieurs, m'a fait rencontrer quelquefois l'expression juste des sentiments de l'antiquité » 48. Et dans le texte même d'Orphée, la relation de l'histoire et de la poésie est ingénument définie en ces termes : «Les historiens viendront plus tard succéder aux poètes ; ils viendront pour raconter les événements tels qu'ils se passent, un à un, dans leur réalisation matérielle. Le poète remontant plus haut les saisit dans leur suite et dans leur ensemble, dit les causes profonodes, les origines cachées. Il s'appelle prophète et devin » 49, Cette doctrine est celle de tout le romantisme. Elle a pris naissance chez les poètes royalistes et chrétiens de la Restauration : ce privilège de vision attribué au Poète, et qu'un hbéral n'admettrait qu'en l'entourant de garanties positives, va de soi dans une école où le surnaturel est le terrain nourricier de la pensée. L'écrivain-poète a hérité des lumières du prêtre ; ses fictions sont, en quelque façon, une Révélation. L'héritage, quand il a acquis la couleur humanitaire chez ces poètes euxmêmes, et qu'il est passé à d'autres sous cette nouvelle forme, a conservé son caractère.

L'Écriture dédaignait le contrôle de l'histoire ; sa source divine l'y autorisait : l'Esprit Saint qui était censé l'avoir lui-même dictée connaissait le sens vrai des choses et des événements, dont les moyens d'investigation purement humains ne sauraient livrer que l'apparence littérale. L'écrivain inspiré s'attribue désormais une prérogative semblable. C'est en ce sens que l'histoire romantique du genre humain se croit, ou veut se croire, plus vraie que l'histoire objective des savants. Une telle position, au XIXe siècle, ne se comprendrait pas sans une arrière-pensée de filiation sacerdotale : un double niveau de signification persiste dans l'Histoire, et il faut des Interprètes capables d'accéder au niveau le plus haut. Jusqu'à quel point une prétention semblable, au lendemain du siècle des lumières, se sait vraiment recevable, c'est une autre question, à

48. Prolégomènes, p. 57 et 59.

49; Orphée, livré VII, dans un discours de Thamyris à Evandre (OEuvres, 1830, t. IV, p. 389).


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laquelle l'histoire des projets de Ballanche permet d'ébaucher aussi une réponse. L'ambition de composer pour les temps modernes un nouveau Livre sacré, à la fois Histoire et Vérité spiritueUe, est commune au XIXe siècle, et n'en est pas moins chimérique. EUe a passé les forces de tous ceux qui l'ont conçue : Ballanche, Lamartine, Vigny, Hugo n'ont pu en réahser que des parties. Il y a peutêtre une raison à cela, outre l'énormité du projet : le siècle est rebeUe aux dogmes constitués, et c'est pour cela qu'il a prêté autorité à BaUanche et à ses semblables ; il est donc bien naturel que ceux-ci ne parviennent pas à constituer une Écriture, voire une Somme cohérente. Ils chantent une espérance, une quête diverse, un appel du futur ; l'architecture manque à leur projet, le système de croyances qu'ils voudraient bâtir échappe à leurs efforts. Un plan succède à l'autre ; une recherche inquiète et vaste déjoue en eux l'intention organisatrice. Ils sont dans la littérature et au-delà d'eUe ; ils ne savent pas nommer le genre auquel ils aspirent à donner forme, et qui n'en peut avoir aucune trop précisément sous peine de déchoir. La Vision d'Hébal est, selon BaUanche, à la fois épopée, et dithyrambe au sens antique, c'est-à-dire poème lyrique à allure d'hymne 50. Encore cette double définition est-elle insuffisante : car la Vision est aussi poème cosmogonique, méditation, prophétie 51. En fin de compte, l'Épos romantique inaccompli s'accorde à son siècle : il atteste une ambition immense, et la lucidité secrète qui la situe au-delà du possible.

PAUL BÉNICHOU.

50. Vision d'Hébal, p. 18. En fait la Vision est composée en strophes, antistrophes et épodes, comme les choeurs tragiques grecs, ce qui est encore une autre formule.

51. On voit pareillement, dans la correspondance de Lamartine, qu'il définit comme appartenant à tous les genres à la fois ses Visions ou sa Mort de Socrate.


GEORGE SAND ET MICHELET DISCIPLES DE PIERRE LEROUX

I. «Le Peuple» et l'article « Égalité »

Le 19 janvier 1846, neuf jours avant la mise en vente du Peuple, Lacordaire disait à ses auditeurs de Notre-Dame : « Vous êtes trop peu avancés, permettez-moi de vous le dire, pour que je vous parle de la SOLIDARITÉ ; un temps viendra où il faudra bien que nous fassions votre éducation à cet égard ». Remarquant « dans ce discours de M. Lacordaire des formules que nous sommes en droit de revendiquer pour une Doctrine qui n'est pas assez la sienne », Pierre Leroux se demande aussitôt dans la Revue sociale si « ce disciple de Lamennais » veut pour tout de bon

renouveler l'ardente prédication des moines du Moyen Age en faveur de l'égalité humaine, de ce qu'ils appelaient la pauvreté, c'est-à-dire la non-propriété.

Pourquoi M. Lacordaire a-t-il été se retremper à la source vive de la vie . communiste ? Pourquoi reprendre le nom et l'habit de la doctrine monacale d'où sortit la prédication de l'Évangile étemel ? Les prudents et les timides ont pu craindre la résurreçtion de Jean de Flore ou de Savonarole.

Ah! rejetez de pareilles craintes. Cette ardeur de progrès et d'innovation que vous redoutez se montre, il est vrai, chez M. Lacordaire, mais plus dans la forme que dans le fond, plus dans les paroles que dans les idées. C'est un artiste, c'est le Victor Hugo ou le Berlioz de l'éloquence de la chaire; ce n'est pas un réformateur. [...]

Faute apparemment de science sacrée et de science profane, M. Lacordaire a traité cette grande et fondamentale question de la propriété en rhéteur plus ou moins habile. Tous les usuriers de l'Europe, M. de Rothschild en tête, auraient pu assister au sermon du P. Lacordaire, et se retirer... convertis? oh ! non, mais satisfaits. M. Lacordaire a débité à ses auditeurs un petit cours d'histoire, comme on en peut débiter au Collège de France, ou partout ailleurs, sur la bienfaisante influence d'une religion qui enseigne à l'humanité riche à donner charitablement un peu de son seperflu à l'humanité pauvre. Qu'y a-t-il de dangereux à cela ? 1.

Michelet est-il visé dans cette allusion aux historiens du Collège de France ? Gela paraît peu probable, puisqu'il vient de se heurter à la plupart de ses collègues pour son cours de 1844. Du prêtre,

1. Malthus et les économistes, nouvelle éd. Pfluger, 1899, p. 91 et 187.


750 REVUE D'HISTOIRE LITTERAIRE DE LA FRANCE

de la femme et de la famille, pubhé en janvier 1845. N'est-ce pas dans la Revue indépendante, fondée par Leroux et George Sand, qu'a paru en mars sa Réponse aux critiques, qui s'achevait par une « réclamation pour les femmes et pour les mères » ? Pourtant, son anticléricalisme « ne suffit point » à Leroux, pas plus qu'à George Sand, qui l'écrivait à Michelet le 1er avril :

Je trouve que vous avez dix mille fois raison, mais je trouve que vous avez raison avec trop de monde et pas assez avec quelques-uns. [...] Je ne sais pas si vous vous arrêterez où vous êtes ; voilà pourquoi je vous attends respectueusement, en silence, au temps où vous parlerez pour moi. [...] Mon aspiration peut vous paraître insensée, coupable même, comme à bien d'autres, si mon idéal n'est pas le vôtre 2.

Non, leur idéal n'est pas le même. C'est elle et non pas lui que Leroux remercie alors de lui avoir communiqué des « lettres de coeur écrites par des prolétaires de bonne volonté au génie qui les éclaire et qui les échauffe » 3. A Nohant, en novembre, Leroux fait la connaissance de Charles Poncy. A cet ouvrier maçon, en qui un an plus tôt elle saluait « l'explosion du génie poétique de la France prolétaire », elle écrira le 25 : « Tout ce que P. Leroux disait l'autre soir à propos du National et des politiques sans idées sociales était profondément vrai. Ces bourgeois libéraux n'ont pas les entrailles qu'il faudrait, et leur prétendue démocratie est un système de tutelle et de conservation mal fardée du passé».

Michelet cependant n'est pas arrêté, mais en marche (prudente) vers la vérité profonde dite par Leroux. Comparons plutôt Le Peuple, dont il termine la rédaction, et ce que George Sand dit encore dans la même lettre à Poney, — « le poète de Toulon » (p. 111) —

L'aristocratie nouvelle se dit sans préjugés ; mais elle se retranche dans la vanité de sa prétendue éducation, et, quand elle caresse l'homme du peuple, c'est encore avec un sentiment de protection, quand ce n'est pas avec un instinct de crainte.

Et c'est tout simple au fond. Elle sent sous sa main un être plus faible et plus fort, plus faible en général par le raisonnement, plus énergique et plus violent par les instincts. Et le bourgeois qui ne sent pas au fond de son coeur un amour brûlant pour rhumanité, ou un courage héroïque pour se dévouer à elle, souffre d'une certaine honte à la vue de cet être dont les défauts, l'ignorance, le malheur condamnent ses théories d'égalité sagement progressive, comme ils disent 4.

En tout cas, si Leroux a songé à Michelet, dans cet article de février 1846, comme à un bourgeois sagement progressif, proche à tout prendre de Hugo et d'une Église qui exhorte les riches à donner charitablement de leur superflu, c'est seulement à Michelet

2. Correspondance, éd. Georges Lubin, Garnier, t. VII, p. 890.

3. Jean-Pierre Lacassagne, Histoire d'une amitié, Pierre Leroux et George Sand, Klincksieck,. 1973, p. 226.

4. Op. cit., t. VII, p. 193,


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professeur. A cette date, Leroux n'a pas encore lu Le Peuple. Mais en trouvant dans ce livre aussi les mots solidarité et Humanité, il a pu se dire que Michelet empruntait beaucoup de formules à « une Doctrine qui n'était pas assez la sienne».

« L'orateur sacré ne s'interrompra pas pour citer tel homme. Il l'emploiera sans le dire. » Dans cette note de son Journal (jeudisaint, 1844), Michelet voulait dire qu'un prédicateur a le droit de reproduire la pensée d'un Père ou d'un Docteur sans le nommer : «il puise dans le fonds commun. Tout ceci est oeuvre faite, il ne s'agit que d'employer. » Il n'en va pas de même pour « le nouveau clergé », qui doit citer ses auteurs, Michelet le fait-il assez ? Ne se prétend-il pas beaucoup plus inspiré, beaucoup plus original qu'il n'est en réalité? «Nous, que faisons-nous ? Nous interrogeons, à part tout système, tout intérêt religieux, la vérité du passé, la vérité du présent. Nous recueillons en notre sein le souffle de l'avenir, vos pensées confuses encore, vos aspirations » 5.

Non, la doctrine du Peuple n'est pas puisée seulement dans le sein de l'auteur et dans les aspirations d'un public « trop peu avancé encore ». Repentir de dernière heure? Deux notes en bas de page, une référence à « l'Encyclopédie nouvelle de MM, Leroux et Reynaud » (p. 182) 6, une autre à telle « observation de Pierre Leroux» (p. 209) vont prémunir Michelet, de justesse, contre lé reproche dé pierre-Félix Thomas : « L'influence de Pierre Leroux est partout et son nom nulle part. Combien, qui ne s'en sont pas vantés, mais qui ont su utiliser les fragments de son Dictionnaire ! » 7.

Dans « [s] on livresocialiste », Renan ne sera pas dupe. S'il cite Michelet, élpgieusement, pour «l'admirable dialogue de l'homme de génie et de la foule », c'est à Leroux qu'il rend ce que Michelet avait pris.Préconisant « une société savamment organisée », où tous feraient chaque jour quelques heures de travail manuel, et où « le reste serait à l'esprit », offrant ainsi « l'indication de tout le socialisme ainsi que je l'entends », comme dira Péguy dans sa Réponse brève à Jaurès (« la république ainsi représentée par Renan est aussi ma république » 8), Renan ne se contente pas d'une annotation en bas de page. Il s'interrompt, lui, pour citer l'auteur véritable : «M. Pierre Leroux a raison. Nous avons détruit

5. Journal, éd. Paul Viallaneix, Gallimard, 1959, t. I, p. 552.

6. Les références inscrites dans le texte renvoient à la récente éd. du Peuple par Paul Viallaneix, Nouvelle Bibliothèque romantique, Flammarion, 1974.

7. Pierre Leroux, sa vie, son oeuvre, sa doctrine. Contribution à l'histoire des idées. au XIX' siècle, Alcan, 1904.

8. Réponse brève à Jaurès, in OEuvres en prose, 1899-1908, Bibliothèque de la Pléiade, 1959, p. 256.


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le paradis et l'enfer, [...] il faut faire descendre ici-bas le paradis pour tous » 9. Là où Michelet réclamait « une cité meiUeure avant la Cité, cité d'égalité où tous seraient assis au même banquet spirituel » (p. 242), Renan a reconnu (affaiblie) l'affirmation de Leroux : « Un jour viendra où toutes les intelhgences prendront place au même banquet spirituel ».

Cette phrase, Michelet et Renan l'avaient lue dans l'article Égalité, « long comme un hvre » 10 (Leroux à Béranger, le 6 février 1839) dont Michelet a tiré aussi teUe « observation » sur le mariage bourgeois (où l'on « tient plus à l'argent qu'à l'amour » 11). Il y trouvait même le dessein général de son livre. A preuve, là où il veut « modeler la cité extérieure, afin qu'elle soit divine aussi, [sur] l'âme de l'homme harmonisé, sur la cité intérieure » (p. 190), cette note encore : « Ceci n'est pas une simple comparaison, comme celle que Platon donne au hvre IV de La République ».

Précisément, c'est en référence à ce hvre IV, c'est en opposition (attristée) à Socrate imaginant « la plus belle cité », que Leroux avait fondé « une République où l'égahté régnerait », c'est-à-dire, comme il l'écrivait à George Sand le 16 septembre 1841, ce que « le peuple préfère exprimer par le nom de communisme » 12. Représentant du peuple à l'Assemblée Nationale, Leroux devait reprendre l'essentiel de cet article Égalité, — remercions M. JeanPierre Lacassagne qui nous apprend cela —, pour en faire la Proclamation du Dogme républicain dans son Projet d'une Constitution démocratique et sociale daté du 21 septembre 1848.

On me permettra de citer assez longuement cet article, qui déjà résumait beaucoup de ce que Leroux avait indiqué dans « les excellents articles » que Sainte-Beuve admirait en 1835. En août 1840, Balzac pensait sans doute à cet article-là, quand il prenait la défense des « profonds penseurs qui remuent leur siècle » et nommait seulement deux réformateurs encore en vie : « MM. de Lamennais, Pierre Leroux » 13. C'est dans cet article surtout que George Sand avait trouvé « la vérité sociale et la vérité rehgieuse en une seule et même vérité », et il était l'un des cinq dont eUe conseillait la lecture 14 à qui voulait découvrir la Somme que P.-F. Thomas disait en 1904 « si peu explorée par [ses] contemporains », et « où dorment enfouis », — M. Jacques Vier le dit de nos jours avec bien plus de raisons encore 15, — « de véritables trésors his9.

his9. de la science, Calmann-Lévy s.d. (1890), p. 314 et 330.

10. Cité par J.-P. Lacassagne, op. cit., p. 32.

11. T. TV, Const. épic, p, 616.

12. J.-P. Lacassagne, op. cit., p. 127.

13. On trouvera cet article de La Revue parisienne dans l'éd. du Club de l'Honnête homme, 1971, OEuvres diverses, t. IV, p. 135.

14. A Charles Poney, op. cit., t. VI, p. 144.

15. La prose d'idées au XIX' siècle, in Histoire des littératures, Bibliothèque de la Pléiade, 1963, t. III, p. 1194.


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toriques et philosophiques ». Citons donc, en les contractant puisqu'il le faut, les impeccables formules de Leroux : I. « Platon a prétendu former une société d'après l'idée qu'il se formait d'un homme juste : trois ordres correspondant aux trois parties de l'âme humaine, connaissance, sentiment, sensation. Socraté avait raison de dire : " Vous êtes tous frères ", mais tort d'insister trop sur l'inégale répartition faite par Zeus de l'or, du fer et de l'airain. [ Trop proche encore des Védas, qui font venir les hommes soit de la tête, soit de la poitrine, soit des pieds de Brahma, Platon perpétue donc le système des castes hindoues (brahmes, chatrias, soudras) ou égyptiennes (prêtres, guerriers, laboureurs) et d'avance il justifie l'Ancien Régime (Eglise, Noblesse, Tiers-Etat). Il sépare à l'excès les différentes fonctions de la Cité, parce qu'il a méconnu l'unité dans sa formule métaphysique]. Il y a trois parties dans l'âme humaine, j'en conviens, à condition que Platon convienne que ces trois parties ne font qu'un tout. Il faut donc dans la société trois parties qui ne fassent qu'un tout, que ce tout soit senti et réellement existant dans un être vivant. Or il n'y a de véritables existants que les hommes qui composent la société. Cette unité doit donc résider dans tous.»

Voilà pourquoi « tous doivent prendre place au banquet spirituel. » La Révolution a bien vu le but, va dire Michelet, mais « elle ne franchit point le pas qui lui eût livré l'avenir » (p. 236). C'est en cela, disait Leroux, que « nos pères de la Convention ont échoué, parce que la préparation philosophique de la Révolution avait été insuffisante.» Et c'est pourquoi une Encyclopédie nouvelle doit continuer l'oeuvre de Diderot. Enthousiasmé comme Bielinski et tant de révolutionnaires européens, Destoïevski saluera George Sand et Leroux (non pas Michelet) au premier rang des « moteurs de l'humanité, les Français », qui firent « entendre tout à coup une parole vraiment nouvelle : c'était à tort qu'on avait interrompu l'oeuvre de rénovation, et les bourgeois étaient peut-être pires que les nobles » 16.

Leroux continue en demandant :

Qu'est-il arrivé ? La cité spirituelle détruite, on n'a rien mis à sa placé. Les riches donc, les hommes de loisirs, ont seul hérité des débris épars de l'édifice intellectuel. Mais le peuple, qu'a-t-il hérité et qu'a-t-il en sa possession ? Rien. [...] On lui laisse cette religion à laquelle on a refusé de croire. Le peuple est aussi incrédule que vous, mes nobles maîtres. [...] Vous écrivez donc dans vos chartes : La religion catholique est la religion de la majorité des Français. Vous mettez ainsi une étiquette fausse sur un flacon vide.

Vous traitez les femmes comme vous traitez le peuple. A elles aussi vous laissez la vieille religion qui ne vous convient plus. Abolissez la caste où vous tenez renfermée la moitié du genre humain. [...] Leur cause est la causé même du peuple; elle se lie à la grande cause révolutionnaire, c'est-à-dire au progrès

16. Je me permets de. renvoyer à mon article c George Sand, Dostoïevski et Péguy», Études, octobre 1974.

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moral général du genre humain. [...] Ève est l'égale d'Adam. La femme a partagé avec l'homme toutes les crises douloureuses de l'éducation successive du genre humain. Si nous sommes libres, c'est en partie par elle : qu'elle soit libre par nous. [...] C'est par le mariage que la condition de la femme a été améliorée, c'est par le mariage qu'elle le sera encore. C'est par la perfection du mariage, l'égalité dans l'amour, que l'émancipation de la femme aura lieu véritablement.

Ni ces conséquences ni leurs prémisses ne sont déduites du seul postulat de la raison. Elles reposent sur des faits scientifiquement étabhs 17. En premier Heu, par les sciences naturehes. Condamnant l'esclavage des Noirs, affirmant : « L'étranger, quoi que vous disiez, est homme », Leroux déclare au moment de discuter La République :

Si aujourd'hui, au XIXe siècle, nous croyons à l'égalité dans la cité, c'est parce que nous croyons d'abord à l'égalité dans l'espèce.

Et d'autre part, cette vérité est étabhe par la considération de l'histoire, particulièrement par l'histoire des hérésies, des mouvements révolutionnaires, authentiques continuateurs contre l'Église de « l'Essénianisme incompris ».

« Le Boudha de l'Occident, le destructeur des castes, Jésus était imbu de la doctrine essénienne. Il n'y a pas moyen d'isoler la dévotion rehgieuse des Esséniens de leur dogme social. [Leurs repas pubhcs parachevaient ce que préfigurait la Pâque, ce que préfiguraient aussi les repas communs de Sparte, de Crète, de Carthage, d'Itahe ou d'Athènes. Citant l'Exode, Hérodote, Aristote, Josèphe, Philon, Pline l'Ancien, et aussi Niebuhr, Leroux constate que] ce que l'on appeUe la Révélation n'est pas une révélation surhumaine. Jamais, dans l'Antiquité, la doctrine de l'égahté ne s'est élevée plus haut que dans cette admirable société. [Ici est attestée] l'existence des dogmes et des pratiques du christianisme au sein même du christianisme, antérieurement à Jésus, [et] la vérité que je cherche à établir en ce moment, savoir que toutes les législations antérieures au christianisme recelaient spirituellement et matériellement le germe du dogme que Jésus a fait sortir du lange des castes, c'est-à-dire le dogme de l'unité du genre humain en Dieu. [...] J'ai été longtemps sans comprendre cette parole : « Bienheureux les pauvres d'esprit ! ». Prise pour un dédain de l'intelligence, elle ne serait ni vraie ni sensée. Que veut-elle donc dire ? Elle est une protestation contre ce droit tiré de l'intelligence dont se targue Platon comme Aristote, pour maintenir le système des castes. [Vraiment fidèles à Jésus, ceux qui voulurent (comme Wiclef et Jean Huss) abolir les privilèges du sacerdoce, préparer la nour17.

nour17. sa thèse sur Fabre d'Olivet, M. Léon Cellier écrit fort justement (p. 376) : c Leroux est un scientifique. Qu'il s'agisse de phénomènes occultes, de croyances religieuses, de mythologie, il n'entend pas les dédaigner, il veut les étudier scientifiquement pour les utiliser en conséquence. »


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riture, boire le vin du cahce, lire le Livre, ceux qui réclamèrent] la coupe pour tout le monde, c'est-à-dire l'égalité. [Là réside le principe et la somme de la Révolution française]. »

Ses emprunts à cet article n'étant pas des adjonctions de dernière heure, Michelet n'a pas attendu pour le lire que Leroux le cite et le développe en octobre 1845 en traitant dans la Revue sociale De l'abolition des castes et de l'organisation de l'égalité 18. Et si Renan pouvait lire De l'égalité dans la réédition imprimée par Leroux à Boussac en 1848 19, Michelet n'a pas pu lire cet article ailleurs que dans l'Encyclopédie nouvelle, ou Dictionnaire philosophique, scientifique, littéraire et industriel, offrant le tableau des connaissances humaines au XIXe siècle, par une société de savants et de littérateurs, publiée sous la direction de MM. P. Leroux et J. Reynaud.

II. « L'entreprise la plus littéraire et la plus vertueuse » (Etienne Geoffroy Saint-Hilaire)

On ne peut parler de Leroux sans rappeler son amour de l'amitié et de la synthèse.

Grâce à Edgar -Quinet, « notre ami Edgar Quinet », dont Leroux cite longuement Ahasvérus dans De l''Humanité, Michelet a fait la connaissance de Pauline Roland, qui collabora à l'Encyclopédie nouvelle. Il connaît Burnouf, collaborateur de la. Revue indépendante. Parmi tant de relations communes, nommons encore Jean Reynaud, « mon ami et le meilleur des hommes » (Michelet à George Sand, 1855), auquel sera dédiée en. 1857 La grève de Samarez :

C'est toujours ton frère, ton ami, qui converse avec toi une fois encore avant de mourir. Mourir ! Permets-moi d'ajouter, contre ton sentiment, pour renaître, avec toi sur la terre et dans l'humanité 20.

En 1835, Sainte-Beuve disait à George Sand d'aller demander conseil à Leroux et à Reynaud, « savants médecins de l'intelligence ». Rencontrant Leroux, qui « était dès lors le plus grand critique possible dans la philosophie de l'histoire », elle le questionna d'abord sur « la question sociale » 21. Bientôt, elle devait voir en lui «le sauveur ».

« Dans chaque branche de la connaissance humaine », disait Leroux, «l'amour du fragmentaire a atteint son plus: haut degré.»

18. Ce titre montrera en quoi Leroux diffère de Cabet, auquel il reproche de n'avoir « aucun principe d'organisation». (Lettre au Docteur Deville, 1858, récemment rééditée par les Cahiers de l'I.N.S.E.A., série S, n° 15).

19. Il n'y avait pas eu de réédition antérieure, J.-P. Lacassagne l'a démontré, op. cit., p. 347.

20. Sur cette divergence de vues, qui entraîna en 1840 l'inachèvement de ce Dictionnaire (dont il n'existe, disait Thomas, que « des fragments ») je renvoie aux références que j'ai.indiquées dans ma communication sur « Michelet à la lumière de 1900 », R.H.L.F., sept.-oct. 1974, p. 878..

21. Histoire de ma vie, éd. G. Lubin, in OEuvres autobiographiques, Bibliothèque de la Pléiade, t. LT, p. 324 sq.


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Pour aller vite, disons avec les mots de Bachelard que la question sociale présentait aux deux saint-simoniens 22 dissidents un aspect féminin, privé, moral, intime, et un aspect masculin, scientifique, économique. Imphcite dans l'article Égalité 23, la critique du capitalisme était développée dans d'autres articles, confiés à Jules Leroux, frère de Pierre, ainsi dans Économie politique, auquel George Sand prêta plus d'attention que Michelet. Elle le lut « tout haut, à Chopin et à Maurice, qui n'en ont pas perdu un mot. Voilà la morale et la philosophie que j'entends, celle que tout esprit candide peut aborder d'emblée, sans y être préparé par de longues études » 24. On ne trouvera pas dans Le Peuple la netteté des données premières formulées, par exemple, par J. Reynaud à l'article Bourgeoisie :

Pas de mot peut-être qui soit plus mal défini. Le prolétaire ne jouit pas d'une liberté réelle ; celui-là seul est personnellement libre dont la liberté civile est agrandie par la possession particulière d'un capital. Voilà selon nous le caractère fondamental de la bourgeoisie.

Cette vérité sociale, George Sand ne l'isolait pas de la vérité rehgieuse quand elle reprenait dans Consuelo, en 1842, «le cri de révolte et de ralliement de toute la Bohême : La coupe ! rendeznous la coupe ! ».

« Le cri franc des hussites : la coupe au peuple ! », Michelet le fera sien, douze années plus tard, en dressant le plan du Banquet. Envisageant alors « l'accord des socialistes avec nous, l'accord de nous avec eux », il paraîtra enfin proche de Leroux, qui sera sur le point et en droit d'écrire : « Savez-vous queUe est mon oeuvre ? J'ai porté la Répubhque dans le Sociahsme, et le Sociahsme dans la République, et l'union en est si bien faite et si bien cimentée, qu'aujourd'hui Répubhque et Sociahsme sont des idées adéquates » 25.

Se rappelant, le 13 avril 1854, « comment [il avait été] préparé », Michelet signalait l'année 1842, « l'année où Feuerbach brisait le banquet du coeur » et où pour sa part il écrivait « contre l'absorption socialiste, panthéiste et communiste de Leroux, renonçant au banquet futur pour assurer ici-bas un banquet large et fécond,

22. Chefs de file de l'opposition à Enfantin : cf. Louis Blanc, Histoire de dix ans, Alcan s.d., t. III, p. 120.

23. Et approfondie en 1846 dans Malthus et les économistes.

24. Correspondance, op. cit., t. IV, p. 590. Elle se trompait, remarque J.-P. Lacassagne (p. 33), en croyant que cet article était de Reynaud.

25. On trouvera le commentaire de ce passage de la Lettre au Docteur Deville dans la communication de J.-P. Lacassagne sur « L'idéal républicain de Pierre Leroux », in L'esprit républicain, Klincksieck, 1972, p. 235. Engels n'ayant pas compris pourquoi Leroux a si souvent critiqué Fourier, citons cette Lettre de 1858 : « Fourier était l'ennemi de l'Égalité, et faisait des gorges chaudes de la Fraternité. Enfantin baptisait ses enfants au nom de l'Inégalité, et Considérant raillait Égalité et Fraternité jusqu'à la révolution de Février qui lui fit corriger son langage. »


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progressif » 26. Cette réaction pouvait lui avoir été inspirée par l'article Égalité, vraisemblablement lu cette année-là, soit avant soit après le lundi de Pâques, où il lut De l'Humanité. Mais Michelet connaissait l'Encyclopédie nouvelle au moins depuis janvier 1841, date à laquelle il notait : « Contre la mort : Reynaud, à la fin de l'article Terre » 27, qui venait de paraître dans le tome IV.

En 1864 enfin, triant ses papiers au lendemain de la mise en vente de La Bible de l'Humanité, il notera : «Peu à garder de ce qui précède l'élan de 1843 contre le passé » 28. Le résultat de cet élan fut Le Peuple, et son origine datait du printemps 1842, printemps de mort et de résurrection : au chevet de Mme Dumesnil, dont l'agonie lui remettait en mémoire celle de Pauline, il révisait ses pensées et sa vie. Le dimanche de Pâques, il notait : « Mes événements, chose étrange, ce sont mes idées ». Ces idées neuves lui venaient principalement de l'Encylopédie nouvelle.

L'article Ciel, de Jean Reynaud, qu'il lut deux jours après avoir lu De l'Humanité, se terminait par ces mots : « Mais c'est à l'article Terre et à l'article Humanité que ces considérations appartiennent». L'article Égalité renvoyait à l'article Liberté, et constamment les diverses contributions renvoyaient aux articles de Leroux. Par les mots les plus chèrs à Leroux, les mots de continuité et de solidarité, insistons sur l'intuition que Michelet trouvait ici, et que Reynaud exprimait dans l'article Théologie en écrivant : « L'unité, pourvu quil y ait harmonie, n'existe pas moins dans le varié que dans le simple, y étant même bien plus magnifique ». Reynaud cherchait ainsi à concevoir la religion « englobant toutes les religions ensemble », et l'humanité future « combinant les chants particuliers pour en composer un seul choeur»..

La philosophie religieuse du peuple, la pédagogie prophétique et l'essénianisme éternel que Leroux n'avait pas eu la place de traiter tout au long dans les notes de l'article Égalité, il les développait dans les mille et huit pages qui parurent en deux volumes in-8°, intitulées De l'Humanité. Certes, c'est en dehors de l'Encyclopédie nouvelle, par suite de sa rupture avec Reynaud, qu'il publia ce livre, en novembre 1840. Mais ce livre était la clef de voûté de l'immense oeuvre entreprise en commun. Et dès 1839 l'auteur d'Illusions perdues savait bien que tel serait le titre de l'ouvrage qui allait combler la logue attente de « l'école morale et politique » dont Léon Giraud était le chef depuis près de vingt ans 29.

26. Journal, op. cit., t. II, p. 241-243. 27. Ibid., t. I, p. 356.

28. Ibid., t. I, p. 17.

29. illusions perdues, éd.. Antoine Adam, Garnier, 1956, p. 235. Je me permets de renvoyer à mon article, « George Sand, Pierre Leroux et le Cénacles », à paraître dans L'année balzacienne.


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« Notre siècle aura une grande gloire. Il s'y est rencontré un philosophe qui eut un coeur d'homme » (p. 181) » 30. Etienne Geoffroy Saint-HUaire, ami de Leroux, inspirateur et admirateur de « l'entreprise la plus littéraire et la plus vertueuse », allait être placé aux côtés de Corneille et de La Fontaine, au rang des génies « les plus féconds », qui sont en même temps « les plus simples et les plus subtils des hommes » (p. 184). C'est (encore) ce Tableau des connaissances humaines au XIXe siècle, à l'article Organogénie (de Serres), qui a révélé à Michelet le 17 mai 1842 la portée des découvertes par lesqueUes Geoffroy Saint-HUaire avait « substitué à l'hypothèse des préexistences le principe des évolutions, [et prouvé] que l'organogénie est une anatomie comparée fugitive, et l'ânatomie comparée une organogénie permanente » 31. Montrons que ce principe, avant d'être rattaché aux idées soutenues dans Le Peuple, se hait à la philosophie générale de l'Encyclopédie nouvelle.

« Grâces soient rendues à Dieu ! », écrit Michelet. « En suivant patiemment l'enfant dans sa petite vie obscure », Geoffroy SaintHilaire a surpris, « au sein de la femme, au vrai sanctuaire de la nature, [...] le mystère de la fraternité universelle » (p. 181). Preuve est donc faite que « le génie populaire » voyait juste quand « il allait droit à la crèche » (p. 180), quand il plaçait parmi « les petits frères de l'aîné de Dieu [...] nos humbles compagnons de travail » (p. 192). Pour quelle raison surtout, à l'article Bonaventure, Leroux remerciait-il « les Franciscains, ces réformateurs du clergé assez semblables aux Vaudois et à tant de sectes révolutionnaires » ? Parce qu'ils avaient « contribué à répandre la dévotion populaire en l'honneur du type féminin, le culte de la Vierge », à la suite de leur saint Docteur, qui fit connaître, le premier, la vision d'un humble religieux de son Ordre : lui apparaissant, la Vierge lui avait révélé « que le boeuf et l'âne s'étaient mis à genoux à la crèche. »

Les conclusions étaient faciles à tirer : « afin qu'elle soit divine », comme le sein de la Vierge et le sein de la femme, que la famille, l'école, l'association, la patrie et la patrie universelle devienne chacune « une mairie, comme disaient les Doriens » (p. 219). « Humble corpus de philosophie populaire », délire du « romantisme féminin » 32, dira Maurras. Légitimement fier, mais trop peu reconnaissant, Michelet se louera en 1854 d'avoir dans Le Peuple « donné

30. Michelet l'admire aussi pour avoir « sauvé la tête du bon Hauy » (p. 233). c Geoffroy était un brave », a écrit Elie Faure, en rappelant qu'à dix-neuf ans il risquait sa vie pour sauver quelques prisonniers de l'Abbaye et qu'il « aima et vénéra toujours Lamarck, attaqué de tous côtés » sous l'Empire et sous la Restauration. (Les constructeurs, Pion, 1950.)

31. Organogénie, au tome VII, p. 25.

32. « Changer un pays de royaume en république était en changer le sexe même » : sur cette pensée de Giraudoux, cf. la communication de Julie Sabiani, « Le sentiment républicain », in L'esprit républicain, p. 333 sq.


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une base scientifique à la révolution », en la fondant sur « le droit des simples» 33. Il avait justifié cette assurance, en glorifiant les continuateurs du grand savant, « son ami et son fils, MM. Serres et Isidore Geoffroy Saint-Hilaire. Je vois avec bonheur une jeunesse pleine d'avenir entrer dans cette voie scientifique qui est la voie de la vie » (p. 181). Cette voie scientifique, il ne disait pas assez clairement que c'était ceUe de l'Encyclopédie nouvelle, à laquelle il renvoyait en note à la page suivante, à propos de l'article Domestication, lu lui aussi en mai 1842, et invoqué ici à l'appui de la « réhabihtation de la vie inférieure, [en] notre âge machiniste, qui partout veut des machines ». Il est superflu d'insister sur l'importance d'une telle référence, en un livre « écrit contre l'esprit mécanique et scolastique » (p. 46, variante à la p. 196), l'esprit que Michelet combat non seulement dans les institutions pédagogiques et politiques de son temps, mais aussi dans «les utopies cosmopolites de jouissances matérieUes » (p. 223), où chacun n'aura qu'à « se remettre de toute chose au fonctionnaire » (p. 215), cependant que « la Machine à penser, engrénée dans la machine pohtique, roulera triomphante et s'appellera philosophie d'État » (p. 144).

En admirant comme Bakounine 34 ces anticipations, on aurait tort d'en attribuer le mérite à Michelet. Depuis bien des années, Leroux dénonçait « le sociahsme absolu, rindividu devenu fonctionnaire, avec l'Inquisition à sa porte ». C'est lui qui inspirait à T. Fabas, dans l'article Théocratie, le tableau du saint-simonisme dégénéré : « On en vint à ne donner pour pensée, pour volonté, pour âme au genre humain, que l'âme, la volonté, la pensée du Père Suprême, et sous le nom de loi vivante on eut presque une idole» . Reynaud et Leroux avaient vécu du dedans cette mésaventure, que le premier racontait dès l'article Bazar d, et le second dès l'article Bentham : « Quelle expérience ! Il ny en eut peut-être jamais de plus grande dans l'histoire des idées ». Leroux continuait en disant : « La sympathie, le dévouement, la charité, la religion, l'art furent considérés comme matière utile et moyen de résoudre le problème de la production au nom de l'intérêt général ». Et c'est là qu'il affirmait la « conviction » commune aux deux directeurs de l'Encyclopédie nouvelle (aux deux amis qui avaient mis en chantier cette entreprise après avoir rédigé la Déclaration de la Société des Droits de l'Homme) : « Il est possible d'édifier une théorie toute différente. »

Neuf ans avant que ne parût Le Peuple, George Sand trouvait dans les tomes I et II le postulat premier de cette théorie. Pour avoir manqué de « ce souci des traditions antérieures, qui est le

33. Journal, op. cit., t. II. p. 243.

34. Cf. Miklos Kun, e Michelet et ses contemporains russes », in numéro spécial Michelet de la revue Europe (où l'on trouvera trois autres excellents articles sur l'audience de Michelet en Europe orientale).


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respect du genre humain », Babeuf a échoué, comme tous les novateurs « qui se détachent de l'avenir parce qu'ils ont eux-mêmes commencé à se détacher du présent ». Ces mots de Reynaud, aux articles Babeuf et Anabaptistes, exphquent pourquoi Leroux disait que « la solidarité des générations est la condition première du sociahsme ». Michelet ne s'écarte pas de l'Encyclopédie nouvelle, en 1842, quand il veut que « la perpétuité soit entretenue » par « cette génération intermédiaire, humble à l'égard du passé, de l'avenir, [...] pour qu'il y ait véritable dialectique d'une génération à l'autre » 35. Il ne s'en écartera pas non plus dans Le Peuple, quand il s'élèvera contre « les ergoteurs sanguinaires » de la Terreur » 36 (p. 235), le babouvisme (p. 40), le sociahsme sans patrie de Saint-Simon (p. 223) et « la voie d'écart absolu » suivie par Fourier (p. 210). Au « grand rêve » commun à Babeuf, Fourier, Saint-Simon et Owen, Mongin réphquait dans l'article Utopie : « La saison du rêve est passé. Ce que le monde attend ne peut être édifié que par un travail lent, régulier, vraiment scientifique. »

Après le Procès Monstre de 1835, ce travail lent paraissait plus indispensable encore aux républicains les plus avancés. La pléiade des défenseurs, où George Sand avait cru voir « une masse parfaitement homogène » s'opposait soudain en « fractions toutes divergentes » 37. A Sainte-Pélagie, en dépit « des courageuses méditations menées sous la menace d'un arrêt terrible », les prisonniers ne parvenaient pas à se mettre d'accord sur les trente-sept propositions dont devait parler Louis Blanc 38. Après le verdict, le flambeau était repris par la société que dirigeaient les deux hommes auxquels Sainte-Beuve avait consefflé à George Sand de demander « le lien entre la révolution faite et la révolution à faire ». Ils étaient, lui disait-il, « plus avancés que M. de Lamennais, parce qu'ils n'ont pas été retardés par les empêchements du catholicisme » 39. Michelet, lui, devait attendre 1837 40 pour se dégager de « l'influence éclectique » (p. 71). En 1845 encore, il ménagera Victor Cousin, son collègue à l'Institut. Et il battra sa coulpe le 14 juittet 1847 :

35. Sommet du Journal (t. I, p. 386-393), ces réflexions sur la doctrine de Leroux formeront en 1905 le centre du livre de G. Monod et des méditations de Péguy que j'ai étudiées ici-même, en 1973 (p. 356) et 1974 (p. 873) ainsi que dans un article intitulé « Péguy et les romantismes », Australiàn Journal of French Studies, vol. X, number 1, 1973.

36. Désapprouvé par J.-P. Sartre dans L'Idiot de la famille, Michelet est d'accord sur ce point avec Leroux, qui dans l'article Culte reproche à l'auteur du Contrat social d'avoir imposé la religion civile sous peine de mort : « O socialisme aveugle ! Rousseau, votre disciple Robespierre a exécuté ce que vous avez pensé. »

37. Histoire de ma vie, op. cit., t. II, p. 322.

38. Histoire de dix ans, t. IV, p. 388.

39. Histoire de ma vie, t. II, p. 355.

40. Le 14 janvier de cette année-là, Quinet lui écrit : « Je viens de lire un discours parlementaire de notre ancienne maîtresse, Cousin. Quand on pense que cela a été notre idole ! »


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Nous-mêmes,Quinet et moi, retardés par des courbes, des distractions d'artistes, ce que j'appellerais les sensualités de l'art, [...] nous avons paru flotter, surtout en ce que

1°) On a dû croire que nous pensions le christianisme conciliable. 2°) J'ai cru la royauté possible.

En 1839, Michelet était loin de l'école de Léon Giraud, et de George Sand, qui affirme :

La seule expression complète du progrès de notre siècle est dans l'Encyclopédie nouvelle, n'en doutez pas. M. de Lamennais est un vaillant champion qui combat en attendant pour ouvrir la route par de grands sentiments et de généreuses idées à ce corps d'idées qui ne peut encore se répandre, vu qu'il n'est pas encore complètement terminé 41.

Entre 1842 et 1845, s'apprêtant à lutter contre «la dégénération » — comme il va dire dans Le Peuple (p. 159), — Michelet comprend sans doute que Heine avait raison de voir dans l'Encyclopédie nouvelle « la digne continuation du colossal pamphlet de Diderot » 42. Davantage même. Ce n'est pas dans l'Encyclopédie que Diderot publiait ses écrits les plus novateurs. Par contre le Dictionnaire de Pierre Leroux diffusait, à l'état naissant, la régénération ardemment espérée par tous ceux qui dans l'Europe entière suivaient comme Dostoïevski « les moteurs de l'humanité, les Français ». Nommant au premier rang George Sand et Pierre Leroux, Dostoïevski ne prononcera pas le nom de Michelet. Mazzininon plus, écrivant à George Sand : «Vous étiez trois, vous, Lamennais et Pierre Leroux ». Ce sont les trois noms que Balzac venge en , août 1840 du dédain de L. Reybaud et de l'Académie des Sciences morales et politiques. Un an plus tard, quand a paru De l'Humanité, Mazzini n'hésite pas : « Leroux est selon moi la plus forte tête de la France actueUe » 43. Et Herzen, queUe que soit son amitié pour Michelet, se rappellera en 1855 que son « modèle de jeunesse », c'était Leroux 44.

III. « Je vois dans l'avenir une femme qui sera glorifiée pour avoir rendu hommage à la Vérité : c'est George Sand ».

(Pierre Leroux)

« Que de choses il faudrait ajouter!», notait Michelet à propos de « l'observation » de Leroux. Loin de se sentir « toutes égales, toutes soeurs», les mères riches méprisent les pauvres filles, maîtresses de leurs fils et mères de leurs petits-enfants (p. 209). Proust

41. A Charlotte Marliani, op. cit., t. TV, p. 726 (le 24 juillet 1839).

42. « Diderot, le philosophe qui formule peut-être le plus directement notre époque», en particulier par « le sentiment religieux qu'il avait de l'enchaînement de tous les individus dans _ le grand corps dé l'Humanité » (article Danton).

43. Cf. Sygmunt Markiewicz, Trois exilés politiques, Mickiewicz, Mazzini, Tourguenev, thèse dactylographiée, Lyon, 1957.

44. Miklos Kun, op. cit., p. 219.


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a beau être « un admirateur passionné de Michelet », et du Peuple en particulier, il ne prendra pas le change, pas plus que n'avait fait Renan. Quand la mère du Narrateur renoncera à ses préjugés, ce sera par « l'effet de l'imitation édifiante et libératrice de [l]a grand-mère, admiratrice de George Sand, et qui faisait consister la vertu dans la noblesse du coeur » 45. George Sand avait-elle lu cette note du Peuple, en 1847, quand elle commençait Histoire de ma vie ? Qui autant qu'elle pouvait dire cette égahté des femmes ? Madame Dupin de Francueil avait haï sa belle-fille, jusqu'au jour, à la veille de sa mort, où elle dit à Aurore : « Fût-elle la dernière des femmes, elle est ta mère, voilà tout ». [...] « Je pouvais enfin réunir et confondre mes deux mères dans le même amour. Je les aimais également » 46.

En avril 1845, George Sand ne prenait pas au sérieux les compliments de Michelet : « Je crois bien que vous vous moquez un peu de moi en me disant que c'est à moi d'ouvrir une route où vous me suivrez de loin ». Elle ajoutait qu'elle n'était « qu'un brave et obscur fantassin » 47. Il savait dans quelle troupe, car elle se faisait gloire d'être « le vulgarisateur à la plume diligente [...] de la philosophie de Pierre Leroux, la seule qui parle au coeur comme l'évangile » 48.

Le 12 août 1845, il arrête le plan du Peuple, « en tirant tout de l'actuel ». De fait, il va blâmer Proudhon ou louer Faucher, Villermé et Toussenel pour leurs oeuvres les plus récentes, il va lire Le Juif errant et Les Paysans avant de condamner les deux romanciers qui, ayant suivi l'exemple de George Sand, réhabilitaient la femme, « la mère, la soeur, la compagne de l'homme, son égale » 49. Mais Michelet ignore ou feint d'ignorer les oeuvres qui ont « effarouché » Buloz : Horace refusé en 1841 pour crime de communisme par la Revue des Deux Mondes, et traité de « Waterloo du communisme » par Lamennais, qui méprisait « ces amours d'une gri45.

gri45. la recherche du temps perdu, Bibliothèque de la Pléiade, t. m, p. 14. Je me permets de renvoyer à mon article « Consuelo rediviva p, in Travaux de linguistique et de littérature, Klincksieck, 1973, XI, 2, p. 83, ainsi qu'à mes parallèles de Péguy et de Proust (Athlone Press, 1972, Etudes, fév. 1972 et N.R.F., avril 1973).

46. Histoire de ma vie, t. I, p. 1027.

47. Correspondance, t. V, p. 854.

48. Soror mystica, soror adepta : de celle qui fut Consuelo pour celui qu'elle nommait « Ami et Frère » , redisons après Jung et Bachelard les mots des alchimistes. « Héloïse grandit après Abelard et reste plus grande que lui » : l'auteur du Peuple, lui, rêvait en vain (comme l'auteur de Daphné) de revivre « l'immortelle légende [dont] il reste la belle école du Paraclet s. Faisant l'éducation de Victoire, sa servante et sa maîtresse, il cherchait à se faire croire que c'était la vraie méthode pour imaginer « l'éducation d'un enfant-peuple ». Les « sensualités de l'art » ne seront pas son seul remords, et il faisait bien de s'inquiéter en voyant e l'idée de la démocratie comme éducation [sortir] de la sensibilité, de la sensualité même » (Journal, t. I, p. 491, 583, 597).

49. Comme la phrase qui sert de titre à cette troisième partie, ces mots sont dé Leroux, louant en 1858 « la Triade des Romanciers Français de notre âge » (J.-P. Lacassagne, op. cit., p. 80).


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sette et d'un étudiant », ou Consuelo, « envahie » selon Lerminier « par des passions de parti, des préjugés iniques et haineux » 50.

Il est bien vrai que La Mare au diable ne paraît qu'une semaine après Le Peuple, « trop tard », comme le remarque Paul Viallaneix, « pour atténuer la colère que Michelet a éprouvée en lisan Indiana et Lélia» (p. 22). Mais Indiana date de 1832, et l'édition remaniée de Lélia a paru en 1839. George Sand peut « attendre respectueusement le temps où [il] parler [a] pour [elle] » : il a attendu 1844 pour lire Indiana, et il attendra des années avant de lire La Mare au diable. Par deux fois (p. 61 et 225) il va critiquer les livres où elle avouait son mal moral, sans rien dire de ceux où depuis neuf ans elle a manifesté « [s]a guérison, [s]a transformation, [s]a conversion ».

Le veuf aux amours ancillaires jugeait-il en pharisien cette femme adultère ? Rendant visite le 7 mars 1852 à « cette illustre et infortunée personne qui nourrit toute la terre de sa production rapide, de sa fécondité charmante, de sa belle imagination, de son trop facUe coeur », l'époux d'Athénaïs sentira « vivement le violent contraste de cette vie de hasard [...] avec la solidité de mon foyer, la pureté incomparable de mon intérieur, de ma maisonnette, qui est Une église ».

Deux ans avant Le Peuple, un an avant qu'il ne promette de la suivre de loin, elle a publié un roman dont il ne parle pas dans son Journal. « Vous n'avez rien fait de mieux dans toutes vos oeuvres », écrit Balzac à l'auteur, en disant à Mme Hanska combien on est injuste à Paris, « où l'on admire le Juif errant, et où l'on jette de la boue à Jeanne de G. Sand, qui certes est un chef-d'oeuvre ». Dès 1844 George Sand mérite pour Jeanne les louanges que Michelet lui adressera en 1850 : « Vous seule avez toutes les langues », et en 1851 : « Vous êtes absolument mêlée à ma religion de la France. Plus que nulle personne vivante vous êtes le génie de la France ».

... « L'enfant a besoin de poésie comme les paysans, et on ne peut: guère l'instruire qu'à l'aide de symboles ». Cette phrase n'est pas extraite du Peuple, mais de Jeanne, où un bourgeois libéral se moquait des croyances, des légendes et des visions, « niaiseries, folie de nos pauvres villageois. Nous voudrions qu'Us pussent lire Voltaire comme nous ». A cela George Sand répondait : «Alors il n'y aurait plus foi à la poésie. Ils ne feraient plus que s'en amuser comme vous autres : les plus froids deviendraient des critiques, les plus artistes des littérateurs ». L'auteur du Peuple n'a-t-il pas lu ce roman, où le personnage sympathique, ami du peuple, hbre de préjugés, est Anglais ? Avant la pubhcation de Jeanne, il pensait à Ralph, le héros d'Indiana, en écrivant le 16 mai 1844 : « Cette

50. Article inspiré par Buloz, note G. Lubin, op. cit., t. VII, p. 122.


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préférence pour les Anglais est une réminiscence de Corinne : les femmes aiment l'étrange et l'étranger ». Le Peuple dissimulera cette misogynie, et effacera peut-être la comparaison des deux romancières. Là où il critique les romans « où le Français est toujours ridicule, et l'Anglais l'homme admirable. Il arrive juste à point pour réparer toutes les sottises de l'autre» (ce qui s'apphque à merveille à sir Arthur dans Jeanne), Michelet avait d'abord écrit : «J'ai sous les yeux deux romans écrits par des femmes». Il supprime ce pluriel, et on lira : « deux romans, écrits avec un grand talent » (p. 225). Songeait-il au talent admiré par Balzac ? Demandait-U à son anglophobie un prétexte pour condamner une oeuvre qui lui ouvrait la route ? Lisons au moins une page de Jeanne :

A quoi pense le laboureur qui creuse patiemment son sillon monotone ? A quoi pense le boeuf qui rumine couché dans l'herbe ? Est-ce donc la même vie 51 qui circule lentement dans les veines de l'homme et dans celles de l'animal attaché au travail de la terre ? Il nous a fallu beaucoup respirer l'air des champs et veiller bien des soirs autour du foyer rustique pour comprendre cette suite de rêveries qui remplace dans le cerveau du paysan le travail de la méditation, et qui fait de sa veille, comme de son sommeil, une sorte d'extase tranquille, où les images se succèdent avec rapidité, merveilleuses, terribles ou riantes. C'est la même activité, la même poésie et la même impuissance que l'effort de l'enfant à dégager l'inconnu de son existence. C'est le génie des songes s'agitant dans le vaste et faible cerveau de l'Hercule gaulois.

Par respect pour Michelet, admettons qu'il n'avait pas lu ce roman dont l'action se situe à Boussac, comme en hommage à l'auteur de l'article Sommeil. Quand « le rythme oratoire » lui pèse, quand il soupire : « O sancta simplicitas ! Que je voudrais parler en prose ! », admettons qu'il n'a pas lu « l'invocation chérie » que George Sand inscrivait en 1837 en tête de Mauprat pour attester la transformation de son style et de sa vie : « Sancta simplicitas ». Chaque fois que Michelet pense, depuis 1842, à « l'Évangile éternel », admettons qu'il n'a jamais entendu parler de Spiridion, dédié en 1839 « A M. Pierre Leroux, Ami et Frère par les années, Père et Maître par les vertus et la science ». Mais en 1843, la Revue indépendante a pris parti pour lui contre les Jésuites, et lui a demandé sa coUaboration. Il en lit alors quelques numéros sinon tous, et tous cette année-là publient Consuelo et « pour faire suite à Consuelo », La comtesse de Rudolstàdt. Le 4 juillet 1844, û déplore de trouver dans Valentine et dans Lélia « les maux et non pas les remèdes », et il ajoute : « le livre futur sera : l'égalité dans l'amour ».

51. En soulignant l'influence de Michelet et de Proudhon. sur la pensée de Giono, et l'importance attachée par Jung et Lévi-Strauss à l'idée de conspratio una (Que ma joie demeure, coll. poche critique, Hachette, 1971, p. 54), j'ai omis de dire que l'auteur de la Justice empruntait peut-être à De l'Humanité le mot d'Hippocrate : S'ju/jtvoia Ttàvta, £u[ATraTSa TCaVTa. De même, en 1883, quand Gabriel Séailles disait sa dette à Proudhon et à Michelet en écrivant dans sa thèse Essai sur le génie dans l'art que « l'oeuvre conçue vit dans l'esprit, (que) l'inconscient travaille pour la conscience » (p. 261, 262), il oubliait (ce que Janet ne faisait pas) la priorité de Leroux.


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Ce livre existe. L'Épilogue de La comtesse de Rudolstadt a paru le 10 février. De l'avis de Leroux, personne n'a jamais si bien développé la doctrine que l'article Égalité opposait à « l'inégalité dans l'amour ».

Dès le début de Consuelo, Leroux écrivait à celle qui pour lui était Consuelo : « O chère amie, je ne vois de solide que vous dans tout ce monde qui jouit des trésors de l'intelligence refusés au peuple » 52. Pour Zdenko le fou, qui lui chantait les cantiques anciens, Albert éprouvait ce que Michelet devait appeler « la prédilection particulière des hommes de génie pour les simples » (p. 182). Ecoutant le violon d'Albert, qui interprète « l'ardent génie populaire de la vieille Bohême », Consuelo comprend que « le génie du peuple est d'une fécondité sans limite » 53. Michelet va demander aux personnes, aux classes et aux nations « cultivées » de ne pas mépriser « l'instinct fécond du peuple », de se faire « un art et une langue pour s'entendre avec celles qui n'ont que l'instinct » (p. 191). Pourquoi avoir écrit à George Sand qu'il la suivrait de loin, et pourquoi écrire : «Je suis seul sur cette route; je n'y rencontre personne dont je puisse tirer secours. Seul ! je n'en irai pas moins, plein de courage et d'espérance » (p. 151). Loin des « grands dramaturges [au] génie aristocratique » (p. 151), offrant « [s]es amitiés en sacrifice» (p. 246), il «parle, parce que personne ne parlerait à [s]a place » (p. 73).

Atténuant, et beaucoup, la portée de l'article Égalité, qui dénonçait « l'état sans nom où nous vivons aujourd'hui et où l'immense majorité est encore déshéritée du droit politique », U écrit que « [le génie] est leur commun héritage à ces déshérités» (p. 192), que « le génie est du côté des petits », que « tous seront sauvés par lui, [...] femmes, enfants, ignorants, pauvres d'esprit» (p. 192). Quatre ans plus tôt, « idée devenue personnage », Albert paraphrasait l'exégèse de Leroux sur la plus obscure des Béatitudes : « la coupe aux petits, la coupe aux enfants, aux femmes, aux pécheurs et aux aliénés ! la coupe à tous les pauvres, à tous les infirmes de corps et d'esprit » M.

S'il a lu La comtesse de Rudolstadt, il a fidèlement conservé le sens des confidences de Wanda, la mère d'Albert, conçu sans amour, impuissant à vivre, mourant d'être tenu pour fou... « Les enfants de cette union sans amour, conçus d'un calcul, porteront sur leur face pâle leur triste origine ; leur existence inharmonique témoignera du divorce intérieur que contint ce mariage ; ils n'auront pas

52. 26 mai 1842, Lacassagne, op. cit., p. 153.

53. Consuelo, éd. L. Cellier et L. Guichard, Garnier, 1959, t. II, p. 23.

54. Ibid., p. 16. Dès juillet 1836, six mois avant que Leroux lui procure tout ce qui avait paru dans l'Encyclopédie nouvelle et deux ans et demi avant que paraisse l'article Egalité, elle recopiait et citait à C Marliani (Correspondance, t. III, p. 475) un passage de Pline concernant les Esséniens. Qui d'autre que Leroux aurait pu lui signaler ce passage, qu'il citera dans cet article, et qui déjà devait le passionner ?


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le coeur de vivre » (p. 208). Dans l'article Égalité, George Sand avait lu que le véritable mariage, c'est « justice rendue à notre semblable femme. Quelle égalité, qu'un pareil lien, qui nous fait partie d'elle, et elle de nous, qui du père et de la mère produira un être participant de tous les deux et les réunissant en lui. » Par contre, pour ceux qui dans le mariage « tiennent plus à l'argent qu'à l'amour, [...] l'amour, qui est l'égahté, qui est la justice, s'éloigne et [leur] échappe. Au heu de l'amour, qui est l'égalité réalisée, on réalise le contraire de l'amour, un véritable crime contre cet amour. »

Mais là où Michelet renvoie à Leroux, il déforme sa pensée. Reprenons l'article Égalité, juste à l'endroit que Renan retiendra, juste avant l'« observation » remarquée par Michelet : « toutes les intelligences prendront place au banquet de la lumière. Je sais bien, pour répéter mon éternelle observation, que l'égahté actuelle n'est sur ce point, comme sur tous les autres, qu'un mensonge ; mais ici encore le droit n'en est pas moins proclamé. [ Autre aspect du même mensonge], le rapport qui devrait être le plus sacré, l'amour, est aujourd'hui le plus profané. Combien de pauvres filles, trompées par cette égalité, [tombent dans] lès derniers cercles de l'enfer. Les prostituées, étudiez-les, docteurs, ce sont les filles du peuple.

[En effet, puisqu'en théorie il n'y a plus de patriciat et de sang bleu, il n'y a plus de mésalliance]. Tout est roture aujourd'hui, tout est noble. Mais en fait, c'est encore le peuple qui a tout perdu. Les riches ne prennent pas ordinairement leurs femmes dans les classes pauvres, mais ils y prennent souvent leurs maîtresses. Ils spéculent sur la richesse des unes et sur la misère des autres. Le droit même, le droit reconnu de l'égahté dans l'amour devient le moyen de cette corruption. Cette jeune fille pauvre et de naissance obscure savait autrefois qu'elle ne pouvait épouser ce noble ou ce riche ; aujourd'hui pourquoi ne croirait-elle pas à ses serments ? »

Autrefois, écrit Michelet, « les femmes du peuple voyaient la noblesse comme une barrière insurmontable à l'amour ; mais la richesse ne leur paraît pas une séparation de classes ». Et c'est ici qu'il annote : « Observation de Pierre Leroux » (p. 209). N'utiliset-il pas l'Encyclopédie nouvelle et l'intuition fémmine dans l'intérêt de sa thèse ? « Du vrai peuple, non mêlé, au peuple bourgeois, aux classes bâtardes », la distance ne lui paraît pas aussi grande que les socialistes le disent. Pourquoi donc le jeune homme riche va-t-U « briser son propre coeur et briser la pauvre créature [...] qu'U aimait et qui l'aimait » ? Pour « épouser l'esclavage » en épousant une héritière, qui après tout n'est que la fuie « d'un travailleur enrichi » (p. 208). Non, les ennemis de Michelet n'ont pas tort quand Us l'accusent de voiler et d'affadir la tragédie sociale, pour prôner à trop bon compte la réconciliation des classes.


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IV. Michelet et la philosophie de l'histoire.

Et pourtant, quand il traite du génie, de « l'homme-peuple », Michelet ne me paraît pas « sombrer dans la grande rêverie romantique » 55. Proust et Péguy ont vu juste en retenant ce passage-là comme le plus beau, et le plus neuf de ce livre. Aussi bien, c'est en méditant les réflexions de Michelet sur la philosophie de Leroux que l'auteur de Notre patrie a mis en pleine lumière « la résidence du génie, qui est tant, dans ces pauvres hommes, qui sont si peu » 56. Mais si Péguy avait eu le temps d'étudier l'Encyclopédie nouvelle, il aurait pu, dans son rude langage populaire, ranger l'auteur de bien dés chapitres du Peuple parmi les « défonceurs de portes ouvertes » aux côtés de Romain Rolland 57. La mauvaise conscience de Michelet explique sans doute son embarras, ses réticences face au « communionisme » de Leroux, « ce profond philosophe, ce hardi théoricien, ce travailleur consciencieux » salué par Balzac. Depuis le grand livre de David-Owen Evans, personne en effet ne confond plus Léon Giraud avec Auguste Comte ni surtout avec RoyerCollard (c'était l'hypothèse de Lukács).

Que signifient au juste les mots «ici» et « ailleurs » dans cette page 209 où Leroux est dit « aussi judicieux ici qu'il est ailleurs ingénieux et profond »? Ici, est-ce seulement une phrase sur le mariage, à la fin du quatrième chapitre de l'article Égalité? Ailleurs, est-ce seulement De THumanité, la seule oeuvre de Leroux dont Michelet indique le titre, à ma connaissance, du moins avant l'article Culte qu'il lira seulement en 1848 ? Dans leurs éditions du Peuple, MM. Lucien Refort et Paul Viallaneix ne posent pas ces questions. J'incline à penser que ici désigne l'article Égalité dans son ensemble, et ailleurs bon nombre d'oeuvres de Leroux, présentes à l'esprit de Michelet avant le lundi de Pâques 1842. Un exemple : dans le chapitre VIII de la Deuxième partie, « De l'enfantement du génie. Type de l'enfantement social », il développera ce qu'il disait de « la perpétuité comme art », le lundi de Pâques 1842, en discutant De THumanité : « Nous créons par l'éducation, par la politique une perpétuité à la fois corporeUe et spirituelle, qui modifie, améliore la perpétuité ». Deux jours plus tôt, se préparant à lire ce livre (pour mieux comprendre ce que peut-être il a déjà découvert dans l'article Égalité ?), évoquant la mort de

55. Comme l'affirme MX. Refort dans son éd. du Peuple (Textes Français Modernes, 1956, p. 309). Dans Le National du 12 avril 1871, Th. de Banville écrira : « Et non seulement Leroux fut l'âme du peuple, mais il fut le peuple lui-même. » Flora Tristan appelait Leroux « l'hommepeuple », comme l'auteur de De l'Humanité appelait Moïse.

56. Journal, t. I, p. 388, d'où sort la Préface de la rééd. de l'Histoire romaine, recopiée p. 190 de Par ce demi-clair matin. Je me permets de renvoyer au chapitre TV de ma thèse, intitulée : Le génie.

57. L'esprit de système, p. 133-134. Le même été 1905, il venait de noter que « le bon jeune homme Michelet » avait beaucoup appris « après trente-cinq ans de cet immense labeur ». (Par ce demi-clair matin, p. 190-193.)


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Pauline et « tout ce qu'U y a d'irréparable dans Individualité qui n'apparaît vraiment qu'une fois », il écrivait : « On aime pour les défauts mêmes ». Simple rencontre avec l'article Famille ? La première condition d'une pédagogie républicaine, d'une « pédagogie amoureuse », y était ainsi définie : « un amour de prédilection, dans lequel il n'y ait pas jusqu'aux défauts qui ne réveillent l'intérêt comme chez un artiste appliqué à polir les imperfections de son oeuvre » 58.

Il est évidemment impossible d'assigner une seule origine précise à chacune des idées offertes par le Tableau des connaissances humaines au XIXe siècle. Redoutant par dessus tout « de tomber dans l'erreur de Fourier, de [s]e croire appelé à produire une révélation nouveUe par [lui]-même», Leroux affirmait «n'avoir rien enseigné qui n'eût été connu avant lui » 59. En le lisant, Michelet reconnaissait donc des idées qu'il avait lui-même trouvées déjà, chez Leibnitz, chez Herder, chez Quinet, etc., ainsi que des conclusions auxquelles il était parvenu par lui-même. Mais on sait à quel point Michelet hésitait devant « le problème complexe », comme il disait en 1831 dans son Introduction à l'histoire universelle, « de l'égahté dans la liberté ». Ce « verbe social, le rapport de l'Humanité à elle-même dans une société divine », il disait seulement alors que « c'est à la France qu'il appartient de le dire ». Oserait-il en 1845 énoncer lui-même ce « verbe social » si ce problème complexe n'avait pas été scientifiquement élucidé dans « le corps d'idées » dont parlait George Sand ? Reprochant alors à « nos philosophes morahstes et socialistes » (p. 46, variante à la page 200) de chercher bien loin « la machine ingénieuse » qui rendrait l'homme moins « insociable », alors que lui, « à sa naissance même, [il] le voi[t] déjà sociable » (p. 200), croira-t-il s'opposer à Leroux ? Que répondrait-il à l'auteur des Filles du Feu (qui avait « cru tout à coup à la transmigration des âmes non moins fermement que Pythagore ou Pierre Leroux »), s'il connaissait ce texte de Nerval :

Pierre Leroux se demande : 1° d'où vient l'homme ? 2° qu'est-ce qu'une société humaine ? 3° quelles sont les conditions de la sociabilité ?

La rectitude des idées sur le socialisme dépend en effet d'une bonne solution de ces trois questions 60.

Quelle que soit la valeur des travaux de MM. David-Albert Griffiths 61 et J.-P. Lacassagne, l'histoire de l'Encyclopédie nouvelle est encore à faire. Nous mesurons mal son influence parce que ses

58. « La philosophie de M. Cousin exclut le sentiment », écrivait Leroux dans l'article Éclectisme : « C'est en nous-même, c'est dans notre coeur, que se passe le mystère qui de deux idées fait surgir une troisième idée, mystère semblable à celui de la génération, qui de deux êtres engendre un troisième. Il faut donc le coeur, l'amour, le sentiment, pour une pareille oeuvre. » Cf. aussi l'article Éducation.

59. En 1858, dans la Lettre au Docteur Deville, op. cit.

60. Almanach cabalistique, 1850, in OEuvres, éd. H. Lemaire, Garnier, 1966, p. 75.

61. Jean Reynaud encyclopédiste de l'époque romantique, M. Rivière, 1965.


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utilisateurs ne trouvaient pas le nom de l'auteur au bas de chacun des articles. Deux des huit tomes, ne présentant pas de table, n'indiquent même pas ces noms. Leroux étant l'auteur des quatrevingt-quinze articles principaux, ; il est la plus grande victime de ce sort ingrat. Quand il arrive enfin qu'on le nomme, on ne renvoie presque jamais à son Dictionnaire. M. Léon Cellier, certes, a raison, quand il mentionne De l'égalité « parmi les sources principales de Consuelo » de renvoyer à la réédition de 1848, « seule édition que possède la Bibliothèque Nationale » 62, et moins difficile à consulter que le tome IV de l'Encyclopédie nouvelle. Mais in est grave pour Leroux, chacun de ses articles étant un chapitre de son OEuvre, que M. Pierre Barberis, quand dans son Balzac in cite l'article Eclectisme (fréquemment par bonheur, mais malheureusement celuilà seul), renvoie uniquement à la réédition de 1839, Réfutation de l'éclectisme. De même, pour qui étudie après G. Monod le printemps où « Michelet se débattait dans les incertitudes d'une pensée qui se cherchait elle-même pour arriver à se faire une philosophie de l'histoire » 63, l'influence de Leroux n'apparaît pas assez si on ne se réfère pas à l'Encyclopédie nouvelle.

C'est le cas, à mon avis, de l'article où M. Jacques Seebacher remarquait ici-même, en renvoyant seulement à De l'Humanité, que « Michelet se débat contre Pierre Leroux et contre lui-même » au moment où il trouve « ces prémisses de La Bible de l'Humanité, [....] la dialectique joachimiste des trois personnes de la Trinité [et] son communisme franciscain », l'année même où il découvre « l'origine de tout son naturalisme [...] avec l'Organogénie du physiologiste Serres » 64. M. Seebacher omet de rappeler que Michelet, le 17 mai 1842, avait lu cette oeuvre de Serres « dans l'Encyclopédie » et qu'il jugeait inutile de dire laquelle.

M. Seebacher cite la réflexion que Michelet faisait alors : «J'avais été renversé par la grandeur d'une science qui m'arrivait ainsi à la fois». Songeait-il seulement aux soixante-trois pages in-8° de cet article? Il admirait cette savante histoire de la biologie, depuis Aristote et Galien jusqu'à Geoffroy Saint-Hilaire, maître loué par Serres. Mais aussi, et peut-être surtout, il était renversé en découvrant que le principe des évolutions embryogéniques était coordonné dans ce Dictionnaire avec lés autres principes d'« une seule et même vérité », la philosophie de l'histoire. C'est sous ce nom que Mongin (par exemple) désignait dans l'article Utopie la. science élaborée par Leroux contre le rêve fouriériste, en ajoutant : « Nous avançons vers l'époque où l'Humanité se produira tout entière dans chaque nation, et au,sein de la nation tout entière dans

62. Consuelo, t. I, p. LXXXIV. Après le 2 Décembre, aucun éditeur n'acceptait plus de textes de Leroux parlant du socialisme.

63. La vie et la pensée de Jules Michelet, Champion, 1923, t. U, p. 60 sq.

64. R.H.L.F., sept.-oct. 1974, p. 814-815.

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l'individu, autant que la chose est permise, c'est-à-dire en ses idées fondamentales, en ses sentiments généraux». L'article Ciel, lu six semaines plus tôt, avait avivé l'intérêt de Michelet pour « les phases successives de notre existence éternelle », affirmées dans l'article Terre qu'il avait lu un an plus tôt. De THumanité niait ce rêve d'« un autre séjour », mais en plaçant sur la terre la suite de ces transformations, en confirmant Michelet dans l'intuition qu'il notait le 30 avril : « la perpétuité, l'identité : un seul homme », et en lui faisant sans doute mieux comprendre le néo-pythagorisme de son cher Virgile, au livre VI, et les mythes platoniciens sur l'au-delà, et les Prophètes. Une semaine après avoir lu que l'Essénianisme éternel annonce l'abohtion des castes, Michelet demande à Burnouf quels livres bouddhiques sont hostiles à la distinction des castes : il faudrait comparer en détail De THumanité et les pages du 4 avril où Michelet écrit : « Isaïe rêva du Christ. Platon et Virgile sont quasi-chrétiens » 65.

La continuité de toutes ces transformations, il la conçoit dès lors si bien que le 1er mai, une femme croyante, l'épouse d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, lui disant sa crainte « que l'unité de composition, la transformation ne fût irréligieuse », il répond que « Dieu était une mère, qui avait dû allaiter le monde goutte à goutte ». Désormais, Hegel, Guizot, Ravaisson et Quinet lui paraissent manquer d'une suffisante méthode. La sienne, « la chimie intérieure » dont il avait eu en 1841 le pressentiment 66, dont le 18 mars 1842 il parlait encore comme d'un « peut-être », il est en train d'y parvenir. En 1839, à la mort de Pauline, « l'histoire [lui] apparut comme pour la première fois », mais ces mots sont écrits le Samedi saint 1842, deux jours avant de revenir à Leroux en critiquant De THumanité. Si alors il prend conscience de cette apparition de l'histoire vivante, mourante et ressuscitée, c'est grâce à ce « travaû » dont Leroux disait à l'article Sommeil qu'il se continue quand le moi conscient est endormi, grâce à cette « mémoire non volontaire » dont définitivement, contre tout le rationalisme, il avait établi l'importance dans l'article Éclectisme.

Reste un point, sur lequel Michelet continue (et continuera) à refuser « l'absorption communiste de Leroux ». A la hâte (il le reconnaît le 30 mars), il a écrit le 28 contre le livre qui oblige, comme dit Michelet, à « oublier ! ». Lui, il affirme, « ailleurs, des globes plus avancés par lesquels nous passerons », et il s'aperçoit qu'il redit ce que Reynaud promettait : « la restitution intégrale de nos souvenirs », dans « un autre séjour » 67. Ainsi, revivant en trois jours le gravé débat des deux directeurs de l'Encyclopédie nouvelle, il s'allie à l'un contre l'autre, en cherchant à concilier, comme il dit,

65. Journal, t. I, p. 389-391.

66. Ibid., p. 362 — six mois après avoir lu l'article Terre.

67. Article Ciel.


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« l'idée de renaissance chrétienne et de renaissance indienne ». Improvisation fragile. Et d'abord, cette « grande église de Dieu » qu'il imagine contre Leroux « de globe en globe », est-elle bien « conforme au dogme chrétien » 68 ? Ensuite, cette « immortalité de l'âme » à laquelle il croyait « de raisonnement » en 1839, en déplorant de ne pouvoir « y croire de coeur » 69, en est-il davantage persuadé ? En quoi diffère-t-il de ceux « qui croient croire, qui affirment pour se persuader », comme il dira en novembre 1846, à la mort de son père, en constatant que jamais encore personne ne lui a paru croire à la promesse Qui crediderit in me ?

A ce point près, qui reste en litige, Michelet parvient alors, selon les mots de G. Monod, « à se faire une phUosophie de l'histoire », — celle que le Tableau des connaissances humaines au dix-neuvième siècle avait édifiée contre l'Université, celle qui faisait dire à Jules Leroux dans l'article Adam Smith : « Le seul but que puisse atteindre l'enseignement universitaire, c'est de transformer les enfants qu'on lui donne, non pas en philosophes, non pas en hommes, mais en savants, mais en professeurs ». A la rentrée du 1er novembre, prenant son « élan contre le passé », Michelet écrira contre « la viellesse et la logique 70 :

Mon cours : spécialité, fausseté. L'histoire des religions, l'histoire du droit, l'histoire politique, l'histoire de l'art et de la littérature ont besoin de toute l'histoire. Et si l'on n'universalise, on ne spécialise pas.

Dès le 9 juin, il abordait Chéruel en lui disant : « Il ne s'agit pas d'archéologie, mais de vie, d'ensemble » . Idée-maîtresse de Leroux, qui recopiait à l'article Analyse ce qu'il avait écrit en juin 1834 dans la Revue encyclopédique : « La vie est dans le tout ensemble, et elle n'est que là. » Idée reprise par Mongin dans ce Traité du style qu'est l'article Épistolaire 71, par Leroux (à l'article Éclectisme) contre Cousin (« l'homme qui est en ce moment le pouvoir éducateur de la France »), et enfin, contre tous les spécialistes des sciences de l'homme, physiologues ou psychologues, dans l'article Sommeil.

Sans contenir, et de loin, le résumé de toute cette synthèse, Le Peuple rassemblera la substance de beaucoup plus d'articles que les deux (ou que les trois) qui y sont cités. Le 20 mars 1842, Michelet observait : « les mouvements inventifs de l'âme se font

68. Journal, t. I, p. 386.

69. Ibid., p. 307.

70. 11 précise : « scolastique, christianisme » ; il ne tardera pas à comprendre que le « scientificisme » combattu par Péguy prolongeait (et prolonge encore) l'unilatéralité rationnelle des chrétiens scolastiques, ainsi que Jung l'a démontré en 1943 dans le livre enfin traduit en français sous le titre Psychologie et alchimie.

71. Dont Leroux paraît se souvenir dans sa lettre à George Sand, le 20 mai 1842, comme George Sand plus tard dans ses lettres à Flaubert. J'ai attiré l'attention sur cet article ignoré dans ma' communication « Aux sources du style de Péguy », Colloque du centenaire Orléans 1973 (à paraître).


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[...] lorsque j'arrive à l'un de ces centres, de ces points de vue sphériques où aboutissent les sciences diverses ». Ces sphères s'englobaient de plus en plus, durant les deux mois suivants. Nous verrons cela, en reprenant notre citation. Le 16 mai, il n'avait rien fait. Mme Dumesnil changeait à vue d'ceil. Le 17, « rarement je me sentis si bas ». Quelques lignes plus loin :

Je me mis à lire l'Organogénie de Serres dans l'Encyclopédie, dont m'avait parlé la veille M. Dussieux. J'avais été renversé de la grandeur d'une science qui m'arrivait ainsi à la fois, mais aussi remué profondément de la fatalité de la génération, de son influence sur notre liberté, sur la destinée de l'homme libre. Hélas ! la génération a lieu si souvent sans l'amour !

Le lendemain : « Je fixai la première partie de mon cours : maternité de la Providence. »

Trois mois plus tôt, lisant dans les Mémoires de deux jeunes mariées que « Dieu est un grand coeur de mère », George Sand félicitait Balzac pour ce roman où elle voyait « la plus victorieuse confirmation du système pythagoricien de notre philosophe » 73. « La foi au Dieu bon » qu'elle avait retrouvée en étudiant les articles où s'unifiaient les sciences naturelles, l'organisation de l'égahté et l'abolition des castes (de celle en particulier où « les froids et secs logiciens » de tous les sacerdoces « tiennent enfermées la moitié du genre humain »), Michelet la trouve à son tour. Il peut dès lors concevoir le livre où la Cité sera « fondée sur Celui qui seul fonde » (p. 195), où la famille, l'école et l'Amitié françaises, modelées sur « l'âme de l'homme harmonisé », seront invitées à donner l'exemple, afin que Cesse un jour « le divorce » des classes, des âges et des races qui mènent à présent la même « existence inharmonique » que les enfants nés « d'une union sans amour » (208). Oui, Leroux était « profond » (p. 209), — « ici » — même, — en suggérant à George Sand la psychologie des profondeurs et la sociologie religieuse exposées par Wanda.

Contre Rome, Leroux enseignait une religion : la France républicaine. Barbes le savait bien, quand il écrivait à Leroux : « J'ai toujours idolâtré la France » 73. Michelet le savait aussi, quand il voulut « enseigner la France, comme foi et comme religion » (p. 229), quand il écrivit : « Espérance, le premier mot de ce pays (et le dernier) » (p. 227). Se croyant veuve, Consuelo ne disait pas adieu à son mari : « Il n'y a pas de mort, Albert ». L'auteur du Peuple n'aborde pas ce mystère de l'éternité dans le temps, qui lui faisait écrire en 1842 dans son Journal : « Il n'y a pas de morts. C'est le retour des mêmes personnes ». Il écrit simplement : « Tous ces enfants, en qui sont les âmes des ancêtres » (p. 238), et encore : « C'est par nos enfants et pour eux que nous ferons effort » (p. 244).

72. Correspondance, t. V, p. 602.

73. Le 23 février 1859, cité par Thomas, op. cit.


G. SAND ET MICHELET DISCLPLES DE P. LEROUX 773

L'article Éducation disait : « Nos enfants, nous recommençons notre vie eu eux », et la première lettre de Leroux à George Sand s'achevait par ce dernier mot : « C'est pour nos enfants que nous travaillons. Vous qui avez Maurice et Solange, vous ferez pour eux l'article Espérance, et non pas l'article Spleen » 74.

Quatre jours après la Révolution de février, Michelet paie ses dettes : il suit de loin Balzac en demandant que l'Académie des sciences morales et politiques, « la fille de la Révolution, le laboratoire futur de nos réformes sociales », accueiUe Lamennais, P. Leroux « l'illustre ouvrier », George Sand « le premier écrivain socialiste » et sept autres collaborateurs ou admirateurs de l'Encyclopédie nouvelle 75.

Gratitude tardive et insuffisante, exceptionnelle. pourtant : Proudhon, lui, emploiera sans le dire le penseur qu'il jalouse, son aîné de onze ans, « rétrograde, antiphilosophique, antilibéral, antisocial » dès qu'il cesse d'être «à la remorque [de] P.-J. Proudhon» 76. Si on ne mentionne guère l'Encyclopédie nouvelle que par son titre et la date de 1838 77, c'est surtout la faute de Proudhon et de son disciple : préfaçant. son Grand Dictionnaire, Pierre Larousse condamne au nom du « libéralisme économique et politique » la digne continuation du colossal pamphlet de Diderot. A l'article Leroux (Pierre), on ne trouve que cette erreur de date et l'accusation lancée par Proudhon : « Il a voulu faire de la société un couvent laïque. »

Équitable, Leroux louait « l'an-anarchie » de Proudhon, tout en lui reprochant d'avoir «pris le Despotisme pour la Justice, en subalternisant si brutalement là femme à l'homme », et d'avoir condamné sans appel « tous nos romanciers, la George Sand en tête [...] cette vieille catin » 78.

Pour rectifier tant d'erreurs et casser tant de verdicts inadmissibles, qu'il me soit permis de répéter, ici, le voeu par lequel voici deux ans j'ai conclu une communication sur « Péguy et " les religieux républicains " de l'Encyclopédie nouvelle » 79 : que le C.N.R.S. accepte d'entreprendre une recherche collective sur le communisme révolutionnaire de la France auquel, selon le mot de Jaurès, les dreyfusards avaient été fidèles.

JACQUES. VLARD.

74. J.-P. Lacassagne, op. cit., p, 99.

75. Correspondance générale de Lamennais, Appendice 1423, cité par Louis Le Guillou. - Michelet et Lamennais, in Michelet cent ans après, Presses Universitaires de Grenoble, 1975, p. 136.

76. Carnet VI, p. 44-53. Dès 1846, dans l'article de la Revue Sociale que j'ai cité en commençant, Proudhon ne voyait que du « bavardage ».

77. Ainsi, M. Max Milner, Le Romantisme, Arthaud, 1973, p. 350.

78. Carnet V, p. 173 et Carnet VI, p. 216.

79. In Rencontres avec Péguy, Desclée de Brouwer, 1975.


PÉGUY CONTRE L'ÉCOLE (suite)

Les lecteurs de la Revue d'Histoire littéraire n'ont peut-être pas oublié l'article que j'ai pubhé sous le titre « PÉGUY CONTRE L'ÉCOLE ? » dans le numéro spécial du printemps 1973. Il comportait un point d'interrogation auquel j'attachais grande importance. J'espérais (et je craignais à la fois) des contradictions, des objections (non à Péguy, mais à moi). Rien de tel ne s'est produit. Certes plusieurs vieux amis — issus comme Péguy du milieu provincial et populaire, introduits, comme lui, par l'École, dans le jardin fleuri des Humanités, et dans les plus hautes avenues du Savoir — se sont attristés, indignés de son manque de gratitude et même de justice. J'avais pourtant pris soin de rappeler, dès le départ, que cette justice avait été par lui rendue, cette gratitude exprimée à ses maîtres des divers ordres d'enseignement (y compris ceux de l'enseignement supérieur). Mais j'ajoutais aussitôt que la question n'était pas là. La question est, en effet, de savoir si l'École (l'Université, l'Enseignement), à tous ses degrés et sous tous ses aspects : programmes, examens, méthodes pédagogiques, sanctions, récompenses, modes de recrutement — telle qu'elle existait alors en France — mais plus généralement dans tous les lieux et dans tous les temps — n'avaient pas été par lui, de très bonne heure et jusqu'à son dernier souffle, sévèrement mise en question. Radicalement. De tels propos, apparemment excessifs, pouvaient paraître inspirés par les « événements » de mai 1968 et les livres et articles qui les ont prolongés, justifiés ; au premier rang, ceux d'Ivan Ilitch. A la réflexion, je n'en crois rien. Une nouvelle et attentive lecture des textes de Péguy et deux « révélations » concomitantes et surprenantes, m'ont conduit à penser que j'étais resté plutôt un ton au-dessous de la vérité. C'est pourquoi j'ai demandé à la Revue de m'accorder l'hospitalité pour prolonger mon premier propos, le rendre plus efficace. Elle l'a fait aimablement. Grâces lui soient rendues !

La première révélation s'est produite à l'époque même où paraissait mon article, à l'issue d'une conférence que je fis à la Société des gens de Lettres, sur l'Actualité de Péguy. Je n'avais pas


PÉGUY CONTRE L'ÉCOLE (SUTIE) 775

manqué d'utiliser les textes sur l'École. L'heure venue des serremains, je vis s'avancer vers moi ma chère et très ancienne amie Germaine Péguy qui, avec une douce autorité et un malicieux sourire, me dit : « Mais, Bernard, ne savez-vous pas que papa ne nous a jamais envoyés ni à l'École, ni au Lycée ? (sauf Marcel à la fin parce qu'il fallait bien qu'il passât son bachot !). A part cela, c'est par nos parents seuls que nous avons été enseignés. » Elle s'amusait fort de ma surprise. Moi, je me réjouissais de la voir apporter à ma thèse une aussi éclatante confirmation. Je me redisais un vers que Péguy aimait : « La foi qui n'agit pas, est-ce une foi sincère ? » et j'admirais que le père de famille ait été, dans sa vie personnelle, si exactement fidèle aux principes publiquement proclamés du philosophe.

La seconde révélation nié vint d'outre-tombe. A peu près au même moment en effet, Auguste Martin publiait dans la Correspondance Romain Rolland-Péguy 1 une lettre, jusque-là inédite, inconnue, où, le 15 juillet 1901, Romain Rolland avait écrit :

Mon cher Péguy, [...] J'ai demandé des cartes pour le Concours général. Je doute que j'en aie beaucoup ; car je suis un isolé dans l'Université, encore plus que dans la littérature. — Je vous les enverrai quand je les aurai. — Mais, je vous prie, réfléchissez : est-ce bien la peine de faire cette manifestation? ne craignezvous pas qu'elle ne soit plus nuisible qu'utile à votre cause? Vous ne serez pas nombreux, vous aurez le grand public contre vous; et cela n'aura-t-il point un caractère bien lycéen? Enfin c'est un peu contre vos principes de liberté. Dans tous les cas, n'entreprenez rien de ce genre, si vous n'êtes assez nombreux pour réussir. Une protestation isolée n'aurait de prix en ce lieu que si elle venait des lauréats eux-mêmes.

Ce projet de « manif » jugé «bien lycéen» par le grave professeur à l'École Normale Supérieure qu'était alors Rolland, n'était pas pour me surprendre. En 1901 le temps n'était pas loin où, a la tête de ses camarades (« J'étais déjà chef de section », dira-t-il, dans L'Argent, suite en invoquant ce lointain et glorieux souvenir) le jeune normalien descendait de la rue d'UIm à la Sorbonne pour affronter les « bandes antidreyfusardes » ; moins encore, ce jour du procès de Rennes où il avait été, par les « forces de l'ordre », conduit « au poste ». Mais ce qui me ravissait dans cette affaire, c'est qu'elle fût destinée à chahuter le Ministre de l'Instruction Publique dans l'exercice d'une de ses plus solennelles fonctions, la présidence de la cérémonie de distribution des prix du Concours général. J'écrivis alors, dans la joie, la lettre que voici :

Paris, le 17 juillet 1901

à Monsieur le Ministre de l'Instruction Publique Monsieur le Ministre,

Je n'aime pas les dénonciateurs. Pourtant il est des circonstances où seul compte le salut de l'État. Ma conscience exige que je vous écrive cette lettre.

1. Pour l'honneur de l'Esprit, Cahiers Romain Rolland, n° 22, Albin Michel, 1973, p. 43-44-


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Voici en effet qu'après tant d'autres, l'une des plus vénérables institutions de notre pays, jusqu'ici miraculeusement protégée, est menacée d'un complot. Je pèse mes mots ; j'apporte mes preuves. Une lettre datée du 15 juillet, fortuitement tombée entre mes mains ne peut hélas nous laisser aucun doute. Jugez vous-même : (ici venait le fragment de la lettre de Romain Rolland à Péguy que j'ai cité plus haut). Voilà ! Le méfait n'est pas accompli. Mais il se prépare. Vous devez agir, et agir vite. Pour éviter de réprimer, vous devez prévenir. Je suis heureux de pouvoir vous y aider. C'est pourquoi je n'hésite pas à vous livrer les noms des coupables. L'auteur de la lettre qui a déjà un certain âge donne à son jeune et bouillant ami des conseils de prudence. Mais il ne met pas en cause le principe du projet. Or, il est professeur. Et où ? dans la première École de France, celle dont la mission propre est de former l'élite des maîtres de notre jeunesse : l'École Normale Supérieure! Il n'y enseigne, il est vrai, que l'histoire de l'art ; mais il est lui-même un littérateur, un dramaturge bien connu qui s'est spécialisé dans les pièces révolutionnaires. Il milite en faveur d'un Théâtre du peuple. Vous l'avez reconnu, c'est Monsieur Romain Rolland. Quant à son correspondant, son nom, Charles Péguy, est sans doute ignoré de vous — il est aussi un Universitaire ! Une sorte de névrosé, mieux vaut dire un « raté ». Il a abandonné l'Université, ou plus exactement, elle l'a rejeté en lui infligeant un échec sévère au concours de l'agrégation de philosophie, il y a trois ans. Il n'en est pas moins, lui aussi, ancien élève de cette École Normale Supérieure (décidément bien dangereuse !) où il s'est lié d'amitié avec les redoutables utopistes qui préparent la destruction de notre Société. Il s'est alors proclamé disciple d'un autre ancien élève de la même École, agrégé de philosophie, docteur en Sorbonne, qui fait tristement la gloire du parti le plus hostile à la République. Aux flancs mêmes de la plus illustre de nos Universités, il a attaché comme un brûlot une Librairie Socialiste ! Et, depuis près de deux ans, groupant autour de lui un petit nombre de « fidèles » qui le suivent fanatiquement, il publie assez régulièrement une Revue au titre anodin et même hypocritement rassurant pour les enseignants, Les Cahiers de la Quinzaine, dont chacun est un véritable explosif ! Sa cible préférée semble être l'Université. Il lui doit tout pourtant. Le fils d'une pauvre rempailleuse de chaises d'un faubourg d'Orléans n'est parvenu là où il est que grâce à ces serviteurs d'élite de la nation — et du régime — que sont les maîtres modestes de nos enseignements primaire et secondaire. Grâce aussi à la libéralité de notre régime démocratique qui n'a cessé de lui accorder bourses et subsides de toute espèce, l'autorisant même à prendre une année de congé (1895-96) soi-disant pour raison de santé, en réalité pour rédiger un énorme drame sur Jeanne d'Arc dédié à ceux « qui préparent l'avènement de la république socialiste universelle » — année pendant laquelle — les responsables Orléanais de l'Instruction publique ne l'ignorent pas — il organisait clandestinement dans un café au bord de la Loire, les réunions d'un groupe d'études socialistes. Terrible ingratitude des hommes ! On en vient à se demander s'il ne faudrait pas abolir ce système des bourses par lequel notre Société nourrit dans son sein des enfants qui, devenus hommes, se révèlent ses plus dangereux adversaires, allant jusqu'à s'attaquer à ses fondements les plus sacrés : la discipline et la propriété ! Une véritable angoisse étreint mon coeur de français lorsque j'envisage l'avenir de notre pays à la lumière de telles profanations. Car, tout se tient Monsieur le Ministre ! Pourquoi l'Armée ne serait-elle pas, à son tour, l'objet des sarcasmes de cette jeunesse en révolte ? Ce jeune homme qui se propose de faire une « manifestation », lors de la distribution des prix du Concours général, que ferait-il le jour où il recevrait la feuille de route qui l'inviterait à se rendre à la frontière pour la défense de la Patrie ? Et son ancien, le prudent, que ferait-il, lui ? Se jetterait-il, sans discuter, dans la mêlée ? Ne


PÉGUY CONTRE L'ÉGOLE (SUITE) 777

tenterait-il pas de se tenir au moins en dehors, ou au-dessus d'elle ? Caveant Consules I ... Veuillez agréer...

L'avouerai-je ? Je n'étais pas mécontent de ce petit morceau de littérature apocryphe; et je m'apprêtais à l'adresser à quelque revue amie, lorsque je reçus le numéro 194 des Feuillets de l'Amitié Péguy, où je pus lire un bref et solide article de ma collègue et amie Madame Simone Fraisse, intitulé : Péguy et le Concours général. Elle aussi était tombée en arrêt devant la lettre de Romain Rolland. Elle aussi s'était pasé la question : pourquoi cette « manifestation » ? Mais sa réponse différait sensiblement de la mienne. Après avoir rappelé que c'était une « vieille habitude, remontant au Second Empire, de créer par des manifestations en cette circonstance des incidents de portée politique », elle évoquait l'incident qui s'était produit l'année précédente lorsqu'après le discours d'usage prononcé par Paul Bondois — ancien professeur et ami de Péguy — où l'orateur avait « osé prononcer le nom de Dieu», le Ministre, Georges Leygues «s'était piqué et avait vivement répondu en mettant en garde ses jeunes auditeurs contre les sectes politiques et religieuses ». « L'incident, ajoutait-elle, avait été largement exploité par les journaux» et elle concluait que la manifestation projetée par Péguy, dans la même circonstance et devant le même ministre, devait être une riposte en faveur de son maître et plus généralement de « la liberté de conscience à laquelle Péguy était " profondément attaché " », qu'elle était donc dirigée « contre un personnel politique et non contre une institutiori » (p. 19-20).

Je fus un peu désarçonné... Comment ne pas admettre la valeur d'une explication répondant aussi parfaitement à la réalité ? Je me mis alors en quêté de textes contemporains des Cahiers qui permettraient de renforcer l'hypothèse, je ne tardai pas à me convaincre que celle-ci n'était pas seulement intelligente, séduisante, hautement probable mais absolument certaine. Mais aussi qu'elle dépassait largement la personnahté de Bondois et l'incident de l'année précédente car des événements du même ordre, plus récents et plus graves, expliquaient mieux encore la démarche de Péguy.

Nous sommes en 1901. Waldeck-Rousseau règne. Le « combisme » ne sévit pas encore — et pour cause, puisque ce sont les élections du printemps 1902 qui amèneront Emile Combes au pouvoir. Mais, dès le lendemain de leur victoire, les dreyfusards s'étaient montrés impatients de faire payer à l'Église catholique sa honteuse compromission dans les rangs de leurs adversaires. Les Français étaient entrés à nouveau dans une très ancienne guerre craie où s'affrontaient l'Église à l'Etat, l'Université aux Congrégations, les Instituteurs aux Curés, les cléricaux aux anticléricaux. Le débat


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s'était organisé autour de la loi sur les Associations mise en chantier, dès son arrivée au gouvernement, par le hbéral WaldeckRousseau, lequel n'avait pas tardé à être débordé par sa majorité anticléricale. Précisément c'est le 1er juillet 1901 que la loi avait été adoptée par le Parlement... Quinze jours avant la lettre de Romain RoUand.. Que pensait Péguy de cette agitation passionnée ? Rien de bon assurément. Les Cahiers postérieurs à août 1900 ne contiennent aucune allusion à l'« affaire Bondois » (ce qui ne signifie évidemment pas qu'elle l'a laissé indifférent). En tous cas, le 3 mars 1901, il avait publié (deuxième série, 7e Cahier), l'un des plus beaux de ces messages passionnés adressés à Jaurès au cours des premières années des Cahiers : « Casse Cou ! » Pathétique mise en garde de celui qu'il considérait comme un ami, contre le risque couru par le Sociahsme (et par son représentant le plus admiré) d'être entraîné à des prises de position radicalement opposées à l'idéal du sociahsme dreyfusiste. Après avoir rigoureusement Critiqué (en philosophe qui parle à un philosophe) la caution donnée par Jaurès au monisme matérialiste de Vaillant ; plus précisément après l'avoir averti du danger qu'il y avait à accueillir sans réserve une NouveUe Encyclopédie « sociahste » qui ne manquerait pas de s'organiser en une entreprise de domination spirituelle, il descendait dans le détail, relevant des événements récents qui nous semblent aujourd'hui bien lointains et de minime importance mais qui, à son oeil attentif et perspicace, apparaissaient comme annonciateurs d'un nouveau fanatisme. « L'affaire Deherme », par exemple : « Je crois, disait-il, que cette affaire oubliée aujourd'hui, mais qui reviendra sous quelque forme, reste moralement la plus grave et la principale de cette année. De quoi s'agissait-il ? D'une conférence de l'Abbé Denis devant le public de l'Université populaire, la Coopération des idées, que Deherme, le responsable, avait autorisée, voulant donner ainsi une preuve de l'importance qu'il accordait à la liberté d'expression. Le pubhc avait vigoureusement malmené l'orateur. Et la Petite République — le journal patronné par Jaurès — dans un article signé « Un Universitaire » (pseudonyme d'un des camarades de Péguy à l'École, Gustave Téry) avait joyeusement approuvé ce chahut : « Il ne faut pas, s'écriait-il, que, sous couleur de libéralisme, les cléricaux se paient notre tête... ». Sans vouloir s'engager à fond dans le débat, Péguy disait sur le ton des grands jours :

J'attire l'attention des honnêtes gens, de vous, de l'Universitaire, qui est un honnête homme, sur le ton de cet article. Écrit par un polémiste, il serait ivquiétant, mais habituel. Écrit par un universitaire, il est déplorable. Je vous le dis en vérité, Jaurès : toutes les fois que la parole articulée est couverte par du bruit, par de la clameur inarticulée, quand même la parole serait celle de nos pires ennemis, et quand même la clameur serait de nos amis, pour qui sait voir au fond, c'est nous qui sommes vaincus. [...] Les symptômes se multiplient.


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Aveugle qui ne les voyez pas ! Dans La Petite République, datée du mercredi 9 janvier 1901, le même Universitaire écrit :

En revanche, ce qui me déplaît dans le manuel de M. Brunetière — que, par un orgueilleux hommage à son maître Bossuet, il qualifie lui-même de Discours sur l'histoire de la littérature — c'est qu'il nous apparaît comme une manière d'appendice au Discours sur l'histoire universelle ; ce qui m'effraie, c'est qu'il est animé du même esprit sectaire et qu'il pourrait porter le même sous-titre : « Pour expliquer la suite de la religion » ; ce qui me paraît monstrueux, c'est qu'un professeur laïque, dont le premier devoir est d'apprendre à ses élèves la valeur et le bon usage de la raison, s'applique insolemment à convaincre la raison d'erreur, d'imposture et d'imbécilité...

Crime de haute trahison, s'il en fût ! Et je n'exagère point. Esterhazy, révélant à Schwarzkoppen le mécanisme du 120 court, fut-U plus coupable en vérité que ce maître de conférences à l'École normale et au Vatican, qui prétend livrer à l'Église l'âme de la jeunesse française ?

Je vous le demande, Jaurès, vous qui avez des premiers mesuré pour nous le crime d'Esterhazy, admettez-vous que la trahison de M. Ferdinand Brunetière soit identique à la trahison du commandant comte ? Si, comme je le crois, l'Universitaire est sérieux, si vraiment le crime de M. Brunetière est comme le crime de M. Esterhazy, le même crime emporte la même sanction et vous apercevez le chemin qui mène au bûcher des livres, en attendant le bûcher des auteurs. Si l'Universitaire n'est pas tout à fait sérieux, de quel droit n'écrit-il pas sérieusement pour le peuple qui lit sérieusement son journal ?

Venaient ensuite des citations de textes publiés « ailleurs que chez vous » par Urbain Gohier avec sa brutalité toute militaire dans un article de L'Aurore du 5 février, puis des articles publiés dans la Revue blanche le 1er février et le 1er avril, dus au plus respectable, mais d'autant plus dangereux — François Daveillans, (« un homme important, le plus important de vos jeunes encyclopédistes. Il'est agrégé de philosophie, reçu premier, je crois »). Impossible de citer ici ces textes trop longs. Écoutons seulement le jugement de Péguy : « Je ne m'attarde pas à vous commenter cette Note. Vous savez encore lire [...] Vous me direz si votre conscience d'honnête homme est rassurée. »

Trois mois plus tard (douzième Cahier de la deuxième Série) Péguy publiait le roman d'Antonin Lavergne : Jean Coste ou l'instituteur de village. On sait quelle importance il attachait à ce document terrible. Et quel commentaire il devait y ajouter dix-huit mois plus tard (quatrième Cahier de la quatrième Série : De Jean Coste — 4 novembre 1902) 2. J'y reviendrai. Pour l'heure, il se refuse, selon sa méthode habituelle, à superposer sa personnalité d'éditeur à celle de l'auteur. Cependant, outre le fait significatif de la pubhcation, à cette date exactement, d'un texte qu'il avait dans ses cartons depuis deux ans, on peut relever comme plus significa2.

significa2. la très exacte édition critique procurée tout récemment de ce texte et du Commentaire de Péguy et les riches éclaircissements qu'elle leur a apportés, par Madame A.M. Roche, Klincksieck, 1975.


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tives encore les quelques lignes par quoi s'achevait la brève présentation du gérant :

Les hommes et les institutions dont il nous présente ici l'avènement sont des plus importants pour l'assainissement de la cité. Nous traiterons ailleurs que dans cette préface la grosse question de l'enseignement primaire. Mais déjà tous les honnêtes gens sont assurés qu'un solide établissement des instituteurs ferait plus pour les fins qui nous sont communément chères que le vain foisonnement dès formules, des programmes et des phrases 3.

Un mois se passe. Dans le Cahier II, 14, consacré à l'expulsion par la police « républicaine » d'un agitateur politique russe, Nicolas Paouh, mais aussi à l'agression impérialiste européenne en Chine et aux Universités populaires, Péguy glisse une phrase révélatrice de l'attention qu'il continue de porter à la « défense des libertés civiques du personnel enseignant ». Nous sommes au 6 juillet. La lettre de Romain Rolland est du 15. Enfin le 23 juillet, huit jours après la lettre, paraît un Cahier bref, mais chargé de poudre (le II, 15) intitulé Mémoires et dossiers pour les libertés du personnel enseignant en France. Au bas de la dernière page, une phrase destinée à devenir fameuse : « Note pour les lâches. Flatter les vices du peuple est encore plus lâche et plus sale que de flatter les vices des grands. » Que Péguy ait accordé à ce Cahier une importance exceptionnelle on en trouve la preuve décisive dans sa présence dans la liste des cinquante titres du même auteur qu'il inscrivit en 1914 sur la page 4 de la couverture du Bergson. Marcel Péguy s'en est étonné. A juste titre apparemment, puisque ce Cahier était tout entier, ou presque, composé de textes qui ne sont pas de Péguy. Mais, précisément s'il l'a fait, et à une heure — cinq mois avant la guerre — où certains de ces textes devaient paraître particulièrement scandaleux — c'est qu'il le voulait faire sien tout entier, et montrer par là, en 1914, qu'il avait été, dès le début de sa carrière, ce qu'il était encore : un combattant de la liberté.

« Des atteintes plus graves de jour en jour et plus générales, disait-il dans une très brève Préface, sont portées aux libertés privées, publiques, civiques, politiques, du personnel enseignant en France. Préparées par des circulaires, ces atteintes ont porté sur des personnes... Les exemples abondaient. Nous en avons choisi quelques-uns, ceux que nous connaissions le mieux ou qui nous paraissaient les plus caractéristiques » (p. 1).

Quels étaient ces exemples ?

D'abord celui de deux directrices d'École primaire au domicile desquelles un Inspecteur était allé perquisitionner pour y chercher des « livres mystiques ». Motif : elles avaient assisté au couvent du Cénacle à Limoges à des « conférences inspirées par les Jésuites ».

3. H, 12, p. V-VII.


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D'où, au Sénat, l'Interpellation Lavertujon, suivie d'une réponse du ministre. Péguy citait in-extenso le Journal officiel du 3 juillet, reproduisant cet incident parlementaire. Impossible de le reprendre ici. Contentons-nous de la brève présentation du « Gérant » :

Une atteinte particulièrement grave aux libertés élémentaires, à la liberté privée a été commise par l'autorité gouvernementale de la Haute Vienne, où un inspecteur primaire, commandé de service par son Préfet, a fait une inqualifiable perquisition dans la bibliothèque privée d'une institutrice. Conformément à la méthode historique, nous publions les accusations de l'interpéllateur et la défense du ministre. La réponse de M. Leygues intéressera ceux qui savent ce que veut dire parler ministériel et ce que vaut une enquête officielle (p. 2).

Le deuxième cas était celui de Jaurès... Personnage politique important, Jaurès demeurait en effet un universitaire « professeur agrégé de philosophie en congé », rappelle Péguy. Or il venait d'être victime, lui aussi, d'une agression à sa liberté de conscience. Le 7 juillet 1901 avait eu heu à Bessoulet, petit village du Tarn, la « première communion » — qui était alors «la communion solenneUe » — de Madeleine James sa fille. Le jour même avait paru dans L'École laïque, une violente attaque contre l'éducation religieuse que ce chef socialiste faisait donner à sa fitte. Grand émoi ! A droite et à gauche. L'attaque la plus violente fut celle d'Urbain Gohier dans L'Aurore, journal socialiste à tendance guesdiste. Jaurès avait répondu dans La petite République du II Juillet. Merveilleuse occasion pour le Gérant des Cahiers de tendre noblement la main à un homme contre lequel il menait depuis plusieurs mois, une campagne de plus en plus sévère. Il ne la laissa pas échapper ! Il citait donc en caractères nobles l'article de Jaurès :Vérité. Et il le faisait précéder de ces quelques lignes, clairement approbatrices quoique sans complaisance : « Nous publions cette réponse. Elle est très loin de satisfaire celui qui examinerait ce conflit au nom de la conscience privée — et au regard de cette conscience. Mais elle est bonne au sens — et dans la mesure — où elle défend contre les autorités sociales et politiques les hbertés de la vie privée ». Nous souhaitons, ajoutait-il, que les nombreux collaborateurs de Jaurès à La Petite République lisent la défense de Jaurès et, constants avec lui-même, cessent de dénoncer les petits fonctionnaires, les petites gens qui se sont mis dans la même situation que lui » (p. 12).

Troisième victime : Brunetière ; lui aussi comme Jaurès, universitaire éminent, professeur en exercice à l'École Normale. Directeur de la très influente Revue des deux Mondes, il répandait à travers les villes de France devant des auditoires enthousiastes ses idées sur La Faillite de la Science, Le Besoin, ou Les Raisons de croire. Enfin il exerçait depuis 1898 sur l'enseignement secondaire une profonde influence grâce à son Manuel d'histoire de la Littérature


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française. Gustave Téry, ancien élève de l'École où il y avait été son élève, décida de l'attaquer et si possible de l'abattre, car la présence de ce « non docteur » dans une chaire de l'École Normale supérieure, n'était pas incontestable. On devait le voir trois ou quatre ans plus tard. Donc, à partir du 19 décembre 1900, dans La Petite République, Téry avait publié, toujours signés « Un Universitaire », des articles où il accusait le « Manuel » d'être « clérical », et plus précisément « jésuite ». C'est à Daniel Delafarge, agrégé des Lettres, ancien camarade à l'École de Péguy et de Téry que Péguy confia la défense de Brunetière. Non point défense des idées exposées par leur commun maître, mais critique de la méthode selon laquelle Téry les attaquait. Le choix des textes était tendancieux : « C'est bien, disait Delafarge, en conclusion, une propagande échafaudée sur des inexactitudes accumulées (...) Ce qui choque surtout, c'est que des amis intellectuels prennent en main sans hésitation des armes dont ils ont reproché à nos adversaires de se servir (...) La vérité suffit. »

Quant à Péguy, il se contentait de quelques lignes calmes et fortes qui élevaient singulièrement le débat : « La liberté professionnelle confine à la liberté privée. Ainsi un maître de conférences à l'École Normale peut publier ce qu'il veut dans un livre qui concerne son état. C'est donc par un zèle indiscret que plusieurs de nos camarades ont fait appel aux autorités gouvernementales contre M. Ferdinand Brunetière pour ce que cet universitaire avait librement émis son opinion dans son Manuel de l'Histoire de la Littérature française. »

4°) Enfin, avec une impeccable logique, après les deux institutrices trop pieuses, après l'agrégé de philosophie socialiste époux trop faible, après le très conservateur maître de conférences à l'École Normale, Péguy faisait entier en scène un agrégé d'histoire du lycée de Sens, Gustave Hervé, journaliste de talent qui avait pubhé dans le Travailleur socialiste de l'Yonne une série d'articles antimilitaristes. Débat public. Scandale affreux. Le Ministre avait suspendu le professeur. Péguy consacrait à ce dernier « cas » 49 des 72 pages de son cahier. « Nous avons demandé nos renseignements — précisait-il » — à quelqu'un de particulièrement bien informé (évidemment Hervé lui-même...). On verra au ton du mémoire, ajoutait-il, qu'il éprouvait une joie sereine à le rédiger. Mieux vaut quand on peut l'action joyeuse que l'action maussade » (p. 22). Suivait une véritable scène de la vie de province — mi-Balzac, mi-Stendhal, saupoudrée d'Anatole France. Mais pas du tout « roman » ! « Choses vues » ; « documentaire », de première main et de première valeur. Le large débat — qui revêt aujourd'hui encore une étonnante actualité — sur l'armée, la patrie, la guerre, le service militaire, était rendu plus éclatant par la personnalité du principal adversaire d'Hervé, le Curé archiprêtre de la Cathédrale-


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Débat sérieux, profond, où les deux combattants se jetaient à la tête des textes de l'Evangile et de Saint Paul, Hervé opposant vigoureusement la doctrine de l'Évangile à celle de l'Église catholique, le Christianisme au Catholicisme. Le dossier s'achevait par la pubhcation de trois textes violemment antimilitaristes, deux poèmes signés « un libéré », et un article « Aux Conscrits » publiés dans le Piou-Piou de l'Yonne par Gustave Hervé, sous la signature : « un sans patrie ». Et puis, brusquement, Péguy rompait le propos : « Nous sommes forcés, disait-il, d'interrompre l'histoire en plein chapitre». Mais il annonçait son intention de la poursuivre : «Les Chapitres suivants, disait-il, étaient : III Une mauvaise affaire pour les Socialistes ministériels ;

IV Où l'administration universitaire, ayant cru lever un lièvre, lève un sanglier.

La suite à la troisième Série » (p. 71).

L'affaire « Hervé » n'était pas finie en effet. Elle devait occuper encore une large place dans les Cahiers]... Pour l'instant Péguy s'arrêtait. Pour ne pas poursuivre avec Hervé un débat difficile ?... Je ne pense pas. Il s'était engagé très clairement dans sa brève présentation de ces textes « sur les attentats commis à Sens et à Auxerre par l'autorité gouvernementale contre les hbertés privées et civiques du personnel enseignant» (p. 22). Par économie, parce que le Cahier avait atteint le chiffre maximum de pages prévues ? Peut-être ? D'autres oeuvres de Péguy — et non des moindres ! — ont été interrompues par lui aussi brusquement pour cette raison. La vraie raison fut autre, je crois : désir d'aller vite, de sortir à l'heure. Hasardons une hypothèse : privé de troupes suffisamment nombreuses (ou simplement convaincu par la sagesse de RomainRolland) Péguy a renoncé à «son projet de manifestation» au Concours général. Il l'a remplacée, en toute hâte (« au dernier moment» dit-il dans sa Préface), par ce Cahier improvisé où il attaquait, en même temps que le ministre et son personnel, tous ceux qui manifestaient une tendance à la tyrannie spirituelle. Quoiqu'il en soif de cette hypothèse la longue analyse des faits qui se sont déroulés pendant les semaines qui précédèrent le projet de Péguy, et les textes des Cahiers qui environnent la lettre du 16 juillet, nous permet d'affirmer que l'hypothèse formulée par Simone Fraisse était juste. Et beaucoup plus qu'elle ne le pensait, puisqu'au-delà du cas Bondois, Péguy pensait à beaucoup d'autres. «La liberté est d'un seul tenant! ».

Cela dit, tous ces faits ayant été exposés et par eux justice rendue à Simone Fraisse, je voudrais pourtant réagir contre la tendance qui se fait jour dans son article à minimiser la signification des


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paroles et des actes de Péguy. Mais d'abord je voudrais relever une phrase qui, sans qu'elle l'ait voulu, je pense, me touche directement : « D'aucuns, écrit-elle, ont voulu croire qu'il (Péguy) voulait marquer sa désapprobation à l'égard des institutions universitaires, en particuher des Concours qui favorisent un regrettable esprit de compétition. Cette hypothèse, suggérée par le boycottage des épreuves de l'agrégation en juin 1968, peut difficilement être utilisée a posteriori pour l'année 1901. » Comme j'ai conscience de faire partie de ces « d'aucuns » je me permettrai de répondre très simplement : Pourquoi pas ? L'écrivain n'est pas un être désincarné. Voulût-il l'être, il ne le peut. Comment, écrivant sur le passé, cesserait-il d'être au présent ! Pour rester dans notre domaine, celui de l'histoire littéraire française, lequel d'entre nous n'â-t-il pas lu d'un oeil neuf L'Éducation Sentimentale au lendemain des « événements » de mai 68 ? lequel pourrait-il dire que sa vision du roman de Flaubert n'en a pas été singulièrement enrichie ? J'admets volontiers que mai 68 a suscité de ma part une « lecture » de Péguy profondément neuve. Mais pourquoi ne serait-elle pas plus vraie ? Ici encore, Péguy, fort à propos, vient à mon aide par un texte écrit en novembre 1899, au lendemain de bien d'autres « événements » puisque c'était « cette immortelle Affaire Dreyfus ! ». Le Ravage et la Réparation, tel est le titre de l'article et il est déjà bien significatif. Mais voici le texte :

Sans doute on nous a fait faire des dissertations bien sensées sur ce thème : que nous pouvons bien faire l'histoire des temps passés et que nous ne pouvons pas faire l'histoire du temps présent, parce que nous sommes impartiaux à l'égard des temps passés, tandis que nous sommes forcément partiaux à l'égard du temps présent. Comme c'est nous, au contraire, qui sommes les historiens ! qui sommes devenus historiens ! Quelle connaissance nous avons reçue de ce que c'est qu'un peuple, de ce que c'est qu'une idée, de ce que c'est qu'une campagne, de ce que c'est qu'une crise, de ce que c'est qu'une révolution ! Comme nous avons compris le mécanisme parlementaire, le jeu des suffrages, le jeu de la constitution ! Quelle connaissance nous avons reçue de ce que c'est que la guerre, de ce que c'est que la paix armée, de ce que c'est qu'une armée, une armée prétorienne, de ce que c'est que l'Église ! Quelle reconnaissance nous avons eue de la barbarie première, et du Moyen Age, et de l'Inquisition ! Quel sens nous avons à présent de la hberté, de la République et de la Révolution 4.

Je reconnais volontiers qu'on peut discuter des avantages et des dangers de l'utilisation du présent pour l'intelligence du passé et qu'en tout état de cause, il faut être prudent. Mais, comme on va le voir, le débat que j'institue ici va beaucoup plus loin. Car il s'agit de savoir si Péguy, dépassant l'actuahté « quinzenière », le vrai Péguy, le Péguy philosophe a, oui ou non, mis en question, et même en accusation, non plus seulement un ministre de l'Instruc4.

l'Instruc4. p. 78-79.


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tion publique et un personnel politique, mais l'École elle-même, ou, si l'on préfère, l'Université ou l'Enseignement.

J' ai cité bon nombre de textes dans mon premier article. Je vois bien que je n'en ai pas cité assez. Je n'ai pas été vraiment entendu. Je voudrais l'être. Qu'il me soit donc permis, quitte à me répéter parfois, de donner quelques précisions, d'ajouter au dossier quelques pièces nouvelles. Elles seront brèves, mais leur seule accumulation doit nécessairement inviter les lecteurs à une sérieuse réflexion sur un aspect essentiel et jusqu'ici à peu près méconnu de la pensée de Péguy. Je négligerai les trois premières oeuvres qui, pourtant, sont une illustration éclatante de ma thèse puisque, successivement et sur des tons variés, y sont mis en question l'enseignement des docteurs de Sorbonne, dans Jeanne d'Arc : celui des Lycées et des grandes Écoles, dans Marcel, où la concurrence (donc les Concours) est désignée comme la source de tous les maux de la Cité inharmonieuse ; enfin, sur un ton d'humour tendre, mais sans indulgence, celui de l'École primaire, dans Pierre commencement d'une vie bourgeoise. Et je prendrai mes premiers textes dans l'article de La Revue Blanche du 15 novembre 1899 (qui est en fait le premier Cahier de la Quinzaine). L'homme de vingt-six ans, au terme d'une longue période de recherches et de luttes, établit un bUan. Il fait retraite, prend ses distances, et, semblable à ce Descartês qu'il admirait, décide de pratiquer « la table rase ». Il ne s'agit plus seulement de contester la « foi chrétienne », c'est chose faite depuis plus de dix ans ; ni la « morale bourgeoise », c'est chose faite depuis 1895. Il s'agit de mettre en question tous les enseignements reçus pendant les années d'enfance et de jeunesse à la lumière de la réalité vécue. Au premier rang renseignement de l'Histoire et son grand maître Ernest Lavisse :

J'ai connu pour la première fois le nom de M. Lavisse à l'école primaire. On nous avait donné des livres nouveaux, très supérieurs aux anciens, si nouveaux que c'était toute une révolution. Il y aura bientôt vingt ans de cela. Parmi ces livres un des plus intéressants était la petite Histoire de France de M. Lavisse, où il y avait des images, des récits, et un texte. Je pris là de la France et de son histoire une idée commode que tout mon travail a consisté depuis à essayer de remplacer par l'incommode image exacte. Plus tard, ayant à préparer un concours où il y avait de l'histoire, je me mis à lire, un peu par devoir, la Vue générale de l'Histoire politique de l'Europe. Cette lecture nous transporta, mes camarades et moi. Nous acceptâmes sans hésitation les déclarations de l'Avant-Propos :

a Les historiens qui osent encore traiter de pareils sujets peuvent dire, pour leur défense, que, si les détails sont douteux souvent, les grands faits ne le sont point. Nous ne savons pas, avec une pleine sécurité, les mobiles intimes de la révolte de Luther et il y a des obscurités dans l'histoire de la bataille de Waterloo, mais il est certain que Luther s'est révolté, certain que la bataille de Waterloo a été perdue par Napoléon. Or, ces deux faits ont eu des conséquences très claires et très graves. »

« Les événements décisifs, ceux qu'on peut appeler d'histoire universelle, sont rares. Il n'est pas impossible ni de les discerner, ni de les connaître, ni d'en voir

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les suites. C'est pourquoi, si paradoxale que cette opinion puisse paraître, le général, en histoire, est plus certain que le particulier. Il est plus facile de ne pas se tromper sur tout un pays que sur un personnage. La vue, qui se perd dans les broussailles, embrasse les ensembles : les horizons les plus vastes sont les plus nets. »

Nous accueillîmes ces déclarations, et le livre nous transporta. Cet embrassement universel de l'histoire de l'Europe, en deux cent quarante pages, le défilé si bien ordonné des mondes et des hommes, la Grèce et la domination romaine, le Moyen Age et les Temps Modernes, les puissances, les peuples et les nations, la mainmise facile sur tous les événements, la maîtrise de l'histoire, la sûre prévision des événements futurs qui étaient devenus, depuis le temps, des événements passés, nous semblèrent un chef-d'oeuvre de la science et de la philosophie. Nous nous sommes aperçus, depuis, que les événements, même généraux, étaient beaucoup plus rebelles au véritable historien.

Plus loin, même article, à propos « des soldats passés et des clercs, en ce qu'ils constituaient l'Église passée ». Péguy précisait :

Nous avions gardé de l'enseignement primaire et de l'enseignement secondaire un certain respect pour tous ces uniformes. Je veux dire que, sur la foi de ses livres et sur la parole de nos maîtres, nous continuions à attribuer aux actes des soldats et des prêtres un coefficient fictif de dignité, comme nous attribuions un coefficient fictif de solennelle importance à l'histoire des guerres et des traités dans l'histoire universelle. Une utilité de l'affaire Dreyfus a été justement que nous avons connu par elle tout ce qui peut se cacher de saletés communes et de laideurs vulgaires sous les uniformes et derrière les masques. Nous avons fait alors la rectification nécessaire 5.

Enfin, toujours même article :

Quand on fit à l'école primaire notre éducation, ou, comme on la nommait, notre instruction morale et civique, plus tard, quand nous fîmes notre éducation socialiste, et que M. Léon Bourgeois était censément celui qui préparait la voie du Seigneur, il était convenu que le suffrage universel avait des vertus républicaines et révolutionnaires presque divines, que la Chambre du suffrage universel avait une extraordinaire et infaillible précellence, que le jury du suffrage universel avait un sens divin de la justice, que les juges professionnels étaient tout à fait inférieurs au jury, et en général aux tribunaux constitués par les pairs de l'accusé, qu'ainsi les conseils de guerre étaient bons, que les tribunaux d'exception étaient forcément injustes, que le suffrage restreint était forcément réactionnaire, que l'Assemblée du suffrage restreint avait tous les vices, que les manifestations des conseils généraux et des conseils d'arrondissement étaient une bonne blague, la Présidence de la République une survivance monarchique à supprimer.

L'Affaire a passé sur ces vérités premières. Il faudra voir sérieusement ce qu'il en reste 6.

L'année suivante, plongé dans un loisir forcé par une « bienheureuse grippe », Péguy, dans ses premiers Cahiers, reprend, approfondit, prolonge ce travaU de mise en question de l'Enseignement. Voici condamnés les « concurrentistes ». (C'est nous, mes chers CoUègues, n'en doutons pas !, nous tous, membres et présidents de Jurys, organisateurs d'examens, distributeurs de prix !) « braves gens animés des sentiments les plus doux, mais qui ont

5. N.P.S., p. 88-89.

6. N.P.S., p. 91-92.


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gardé pour la vieille concurrence un respect religieux et la veulent restituer, disposée, adaptée, honorée au coeur de la vieille cité bourgeoise... » car « ils n'ont jamais pu oublier les distributions de prix bourgeoises où ils furent couronnés » 7. Ce texte est du 20 février 1900. Il se prolongera dans les cahiers suivants, en particulier dans « Toujours de la grippe » 8 (5 avril 1900) que j'ai cité longuement dans mon premier article et dont je reprends seulement les phrases les plus agressives :

Les concours et les examens que nous devons subir et où nous continuons à envenimer l'antique émulation, toutes les rivalités d'enfance, toutes les compétitions scolaires où nous nous faisons les complices de la vieille concurrence donnent malgré nous à tout le travail que nous faisons pour les préparer non seulement un caractère superficiel, mais je ne sais quoi d'hostile et d'étranger, de pernicieux, de mauvais, de malin, de malsain. Les auteurs ne sont plus les mêmes, et il y a toujours quelque hésitation quand Biaise Pascal est un auteur du programme. Cette incommunication est aussi un empêchement grave à tout enseignement, primaire, secondaire ou supérieur.

Quelques pages plus loin, toujours à propos de Pascal, changeant de ton, passant du sévère au plaisant, mais aussi convaincu, Péguy nous propose (c'est je crois la première fois) une critique des sacrosaints exercices scolaires de son temps (hélas ! toujours du nôtre). Il s'agit ici de la dissertation (à propos de la phrase sur le « roseau pensant » que « les bons examinateurs ont souvent donnée à développer au baccalauréat ») :

Alors il fallait redire en six pages de mauvais français ce que le grand Biaise avait si bien dit en douze lignes. Cet exercice conférait l'entrée à l'apprentissage des arts libéraux. Du baccalauréat il remontait à la licence, dispensait ainsi du service militaire pour deux années, conférait l'entrée universitaire et le droit officiel d'enseigner. Je ne suis pas assuré qu'il ne soit remonté plus haut encore, jusqu'à l'auguste agrégation, où les bons se distinguent décidément des mauvais. Provisoirement écartés de ces grandeurs, mon ami, nous n'avons pas à développer cette pensée de Pascals.

Cinq ans plus tard c'est le second pilier de l'enseignement secondaire et supérieur, l'explication, qui excitera la verve de Péguy. Il s'agira cette fois de Mohère et du « célèbre couplet de Madame Jourdain» sur lequel Gustave Larroumet interrogea l'un des frères Tharaud. Ce morceau de prose comique, l'un des plus brillants de Péguy, est à la fois trop long et trop connu 10 pour que je le reproduise ici. J'en extrais seulement ces quelques cris douloureux arrachés à Péguy par ce mot impératif de l'examinateur : « Expliquez »! :

Expliquer un morceau de français parfaitement parfait, où il n'y a pas un mot qui n'atteigne, immédiatement et pleinement aux profondeurs du sens [...]

7. O.C. Prose, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, p. 132.

8. Ibid., p. 172.

9. Ibid., p. 187.

10. Jean Bastaire ne l'a pas oublié dans sa neuve anthologie Péguy tel qu'on l'ignore (c Idées », Gallimard, 1973, p. 185 sq.).


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Expliquer un texte [...] dire en langage de Larroumet ce que Molière, Corneille, Racine, Ronsard, Vigny ont dit pour l'éternité en langage français ; dire du Pascal en Havet [...] Expliquer, bafouiller, bavotter sur ce Molière. Il faudrait avoir tué père et mère. Tharaud n'expliquait pas 11.

La cité harmonieuse à l'avènement de laquelle l'auteur du Marcel n'a pas cessé de rêver — et de travailler — doit-elle donc être dépourvue de tout enseignement? Peut-être ne devons-nous pas formuler une conclusion aussi radicale. Peut-être faut-il nous en tenir à affirmer avec l'auteur de la Lettre à Charles Guyesse qu'il y a « deux enseignements, le primaire et le supérieur ». Et que seul est parfaitement bénéfique celui qui est centré sur la recherche, la mise en question, (« l'organisation de l'inquiétude » selon la formule extraordinaire de la Thèse (1909)) ; tandis que l'autre, s'il peut être utle ou même nécessaire, est très dangereux à manier et doit être sérieusement limité ou plutôt placé à sa juste place d'ailleurs très haute. C'est ce qu'il dira, sur un ton ferme, émouvant, fraternel, aux Instituteurs, en novembre 1902, à la fin du « De Jean Coste » :

Il ne faut pas que l'instituteur soit dans la commune le représentant du gouvernement ; il convient qu'il y soit le représentant de l'humanité ; ce n'est pas un président du conseil, si considérable que soit un président du conseil, ce n'est pas une majorité qu'il faut que l'instituteur dans la commune représente : il est le représentant né de personnages moins transitoires, il est le seul et l'inestimable représentant des poètes et des artistes, des philosophes et des savants, des hommes qui ont fait et qui maintiennent l'humanité. Il doit assurer la représentation de la culture. C'est pour cela qu'il ne peut pas assumer la représentation de la politique, parce qu'il ne peut pas cumuler les deux représentations.

Mais pour cela, et nous devons avoir le courage de le répéter aux instituteurs, il est indispensable qu'ils se cultivent eux-mêmes ; il ne s'agit pas d'enseigner à tort et à travers ; il faut savoir ce que l'on enseigne, c'est-à-dire qu'il faut avoir commencé par s'enseigner soi-même ; les hommes les plus éminents ne cessent pas de se cultiver, ou plutôt les hommes les plus éminents sont ceux qui n'ont pas cessé, qui ne cessent pas de se cultiver, de travailler ; on n'a rien sans peine, et la vie est un perpétuel travail. Afin de s'assurer la clientèle des instituteurs, on leur a trop laissé croire que l'enseignement se conférait. L'enseignement ne se confère pas : il se travaille, et se communique. On les a inondés de catéchismes républicains, de bréviaires laïques, de formulaires. C'était avantageux pour les auteurs de ces volumes, et pour les maisons d'édition. Mais ce n'est pas en récitant des bréviaires qu'un homme se forme, c'est en lisant, en regardant, en écoutant. Qu'on lise Rabelais ou Calvin, Molière ou Montaigne, Racine ou Descartes, Pascal ou Corneille, Rousseau ou Voltaire, Vigny ou Lamartine, c'est en lisant qu'un homme se forme, et non pas en récitant des manuels. Et c'est aussi, en travaillant, modestement 12.

Aller plus loin serait une attitude exagérément « radicale », ai-je écrit. Et pourtant... Je voudrais, pour finir, revenir à la Chanson

11. Demi-clair matin, p. 174-182. Été 1905.

12. N.P.S., p. 535-536.


PÉGUY CONTRE LECOLE (SUITE) 789

du Roi Dagobert (24 mars 1903, IV, 15), qui eut l'infortune, après avoir été publiée dans la grande édition in-8°, de ne pas être intégrée à la Pléiade... J'en ai cité dans mon article de 1973 l'étonnante Dédicace : « A la mémoire de ma grand-mère, paysanne, qui ne savait pas lire et qui, première, m'enseigna le langage français». Mais je n'ai fait que résumer brièvement la méditation de prose qui suit les couplets de la chànsonnée. Et je le regrette, car ce texte est peut-être le plus « radical » qu'ait écrit Péguy sur le sujet qui nous occupe. Donc, le 82e et dernier couplet où « le bon Roi Dagobert avait vu danser le nain vert », conduit Péguy à évoquer le souvenir d'un poème d'Hégésippe Moreau «qui se trouvait dans le Merlet » : La Voulzie. Finie la chanson, le dialogue commence. Usera beau et grave : — «As-tu vu la Voulzie ? », dit Dagobert — « Je n'en ai pas besoin, répond Saint Éloi ; je la connais par les vers d'Hégésippe Moreau » — «j'ai vu la Voulzie !, déclare solennellement Dagobert». Puis il évoque les manoeuvres qu'il fit en Beauce l'été précédent avec la dixième division, la grand' halte (page admirable de réalisme familier) et brusquement, quelqu'un demande : « Qu'est-ce que c'est que cette affaire là qui coule ? — Je né sais pas, dit un autre. — Et moi non plus, je ne savais pas, tout savant que mes bons maîtres m'avaient fait. — C'est la Voulzie, dit néghgemment un qui était du pays ». Pour Dagobert, c'est une sorte de révélation : «La Voulzie! A ce nom merveilleux [...] je frissonnai des pieds à la tête». Suit (p. 436-438) un texte étonnamment proustien (c'est « la tasse de thé » de Péguy), mais qui ne débouchera pas sur les grandes découvertes de la Recherche. La réflexion s'oriente en effet à nouveau vers la mise en question de l'École. Il y a, déclare Dagobert, « deux races d'hommes », ceux qui ne savent que par les livres, les scolaires et ceux qui né connaissent que la réahté présente ». Saint Éloi, « comme un vieux professeur très doux, très patient, pas têtu — Comment ne pas penser au cher « Monsieur Humbert » ! — s'enhardit : « Je suis un scolaire, Sire. Et je m'en vante ». « Nulle connaissance ne vaut pour moi la certitude et la beauté d'un beau texte... ». Un silence ; puis le roi « imperturbable et triste : « Il y a deux racés d'hommes ; les uns connaissent l'objet par les textes qui s'y rapportent ; les autres connaissent l'objet même... ». Soudain s'élève la péroraison : du très grand Péguy

Vous, les scolaires, au fond ce qui vous ennuie, c'est qu'il y ait des réalités... Pour vous la Voulzie est un morceau de poème [...]. Elle se définit par le poème où elle figure, elle sonne par le vers où elle est, elle n'existe que par l'oeuvre où elle fait sa partie [..,]. Vous savez toujours mieux que nous [...]. J'ai vieilli, mon ami, depuis l'âge où je recevais tes leçons. Nous avons vieilli. J'ai connu des réalités qui n'étaient pas dans nos vieux livres de classe. Éloi, j'ai connu des hommes qui ne te ressemblent pas [...].. J'ai connu des hommes qui connaissent les réalités. J'ai connu aussi les hommes qui ne connaissent rien. Hommes merveilleux, Hommes sincères, hommes précieux. Soutiens solides


790 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

et véritables ornements de ce royaume. Hommes frais. Hommes nouveaux. Hommes neufs. Connais tout mon bonheur, Éloi. Et connais tout le bonheur de ces hommes. Ils sont ignorants... 13.

Je pourrais continuer ; les textes ne me manqueraient pas. Je préfère m'arrêter sur celui-là qui marque la pointe extrême d'une pensée. Et décidément je supprime le point extrême d'une pensée. Et décidément je supprime le point d'interrogation de mon titre ! Mais, pour ne pas laisser Péguy en posture d'isolé, je terminerai par ces quelques lignes des Carnets inédits d'un grand poète son contemporain, qui semble l'avoir totalement ignoré. Et Péguy le lui a Tendu. Et leur rencontre n'en est que plus significative :

« Les enfants demandent : Pourquoi ? — Alors on les met à l'Êcole qui les guérit de cet instinct et triomphe de la curiosité par l'ennui. » (Paul Valéry, Carnets inédits).

BERNARD GUYON.

13. O.C.I., p. 385-446. Cahier IV, 15, du 2 mai 1903.


NOTES ET DOCUMENTS

RONSARD ET « LA CONCORDE DES DEUX LANGAGES»

L'admiration de Ronsard pour l'oeuvre de Lemaire de Belges, que selon Binet il lisait dans sa jeunesse, est confirmée par ses emprunts aux Illustrations de Gaule 1. Quant à La Concorde des deux Langages, l'analogie entre la description des temples de Minerve et de Vénus et certains poèmes se réduirait à une inspiration et à des thèmes communs, sans autoriser des rapprochements plus précis. Ronsard doit sans doute beaucoup à cette oeuvre qui a contribué à modeler sa sensibilité, mais il ne l'imiterait pas, préférant retourner à la source, aux textes anciens où s'exprimait le même naturalisme.

Il nous semble cependant possible de discerner dans deux textes de Ronsard un écho de la Concorde.

Publiée en 1555 dans les Meslanges, l'Ode à Christofle de Choiseul contient une brève évocation de la vieillesse, qui est vraisemblablement un souvenir lointain du sermon de Genius dans le Temple de Venus 2. Les principaux éléments de ce portrait du vieillard figuraient dans le texte de Lemaire. Le vieil homme, dit Ronsard, est

« une idole enfumée Au coin d'une cheminée »,

et Genius avertissait son pubhc :

« Plus ne vouldrez sy non au feu crouppir ».

Le personnage de l'Ode « ne fait plus que cracher», et Genius imaginait les fidèles de Vénus dans leurs dernières années,

« Toussans, crachans et gettans maint souspir ».

Chez Ronsard, le vieil homme

« est toujours en courroux »,

et Lemaire redoute

« Vieillesse crue, offensant, queruleuse ».

1. Cf. H. Guy, « Les sources françaises de Ronsard » , R.H.L.F., 1902, p. 218 ; P. Laumonier, Ronsard poète lyrique, Paris, 1909, p. 301 sq., 373, 412-413 et 435 ; H. Chamard, Histoire de la Pléiade, Paris, 1939-1941, t. III, p. 125 sq. (à propos de la Franciadé).

2. Ronsard, éd. Laumonier, t. VI, p. 192 ; Lemaire, Concorde des deux Langages, éd. J. Frappier, Paris, 1947, p. 26-27.


792 REVUE DHISTOrRE LLTTÉRArRE DE LA FRANCE

Ronsard n'a pas pu reprendre ces différents détails au modèle de Lemaire dans ce passage, le Roman de la Rose 3, car ils n'y figuraient pas. Ils étaient réunis dans cette page de la Concorde, et dans un contexte analogue à celui de l'Ode : tous deux comparent la brièveté de la vie humaine à celle de la végétation printanière 4, refusent une vie sans plaisir et sans force 5, et affirment que vivre est servir Vénus.

Réminiscence encore, non pas imitation littérale, dans l'Hymne de la Philosophie 6, où la description du temple de cette déesse n'est pas sans rapport avec la seconde partie de la Concorde. Ronsard avait déjà représenté le rocher de Vertu en 1554, dans une pièce du Bocage, A Olivier de Magni, d'après Hésiode 7. Or le tableau de 1555 comporte des détails pittoresques, déjà mentionnés par Lemaire 8. Taillé dans le roc, le sentier qui conduit au temple est chez les deux auteurs dur et espineux 9. Il est plein de ronces. Dans la Concorde, il est

« offendant piedz et palmes », et couvert de buissons

« Poignans, fiers au toucher ».

Dans l'Hymne de la Philosophie, on y rencontré des

« halhers mordans, Qui font saigner les mains des abordans ».

Hésiode ne parlait pas de ces épines 10. Mais voici plus étrange : sur le roc de Philosophie, Ronsard découvre une sorte de paradis, riche en parfums et en plaisirs. Ce décor aimable ne convient guère aux compagnons que Ronsard donne à la Philosophie, Jugement, Raison, Sueur, Vérité, présentée comme l'ennemie de Volupté. Ces

3. Le portrait de Vieillesse (v. 339 sq.).

4. Le thème du sermon de Genius est « aetatis breve ver », et Ronsard rappelle à Choiseul que

« le genre humain defaut Comme une rose pourprine. »

5. « Si tiendrez lors voz vies pour ingrates,

Quand vous verrez vos forces deperies, Ayans regret aux juveniles actes », dit Genius aux Gaulois. Ronsard reprend l'affirmation à son compte : « Non ce n'est moi qui veut or Vivre autant que fist Nestor : Quel plaisir, quelle liesse Reçoit l'homme en sa vieillesse, Eust-il mile talens d'or ? »

6. Ed. Laumonier, t. VIII, p. 97.

7. Ed. Laumonier, t. VI, p. 120. Cf. Hésiode, Travaux et Jours, 289 sq. Sur ce thème du Mont de Vertu, cf. H. Franchet, Le poète et son oeuvre d'après Ronsard, Paris, 1923, livre I, chap. 2.

8. Concorde des deux langages, éd. cit., p. 39-40, Description du Rochier sur lequel est assis le Palais d'Honneur et le Temple de Minerve.

9. Cf. Lemaire, v. 5 (tresdur) et Ronsard, v. 194 (dur) ; Lemaire, v. 7 (arbres espineulx) et Ronsard, v. 194 (espineux). Hésiode disait seulement que que le chemin est long et ardu (v. 289 sq.).

10. Mais François Habert avait repris ce détail à Lemaire, dans Le Temple de Vertu (v. 65), en 1542.


NOTES ET DOCUMENTS 793

fleurs entassées par Ronsard (v. 204-205) figuraient déjà dans le temple de Lemaire au sommet du rocher (v. 33 et 50). Les « ruisseaux » qui jaillissent sur la montagne de Philosohie, et qui toujours

« Herbes et fleurs arriment de leurs eaux», ont chez Lemaire leur équivalent sur le mont d'Honneur, « Duquel souëf descend maint ruissel arrousant La racine fertUle à tout fructueux arbre ».

Ce séjour agréable n'était pas déplacé dans le tableau de Lemaire, qui ne décrivait pas seulement le temple dé Minerve, mais aussi la cour du prince Honneur, peuplée de dames et de chevaliers. Le texte d'Hésiode ne contenait rien de semblable.

On constate sur ces deux exemples combien il est difficile d'attribuer à tel poème de Ronsard des sources purement gréco-latines. Il s'inspire de modèles antiques, Catulle et Horace pour le début et la fin de l'Ode à Christofle de Choiseul, ou Hésiode pour la description du temple de Philosophie. Mais parfois il les voit, plus ou moins consciemment, à travers l'interprétation d'un prédécesseur. Il est possible que vers 1554 Ronsard ait relu La Concorde des deux Langages. L'étude des sources antiques peut être trompeuse dans la mesure où eUe ne restitue pas la complexité de ses lectures.

FRANÇOISE JOUKOVSKY.

SUR « MIGNONGNE,LEVÉS-VOUS» : DE TAHUREAU A RONSARD

Depuis Laumonier, les commentateurs de Ronsard ont l'habitude de signaler, à propos du célèbre sonnet « Mignongne, levés-vous, vous estes paresseuse » (Continuation des Amours), son caractère « médiéval ». En effet, malgré les réminiscences de Virgile, de Properce, et sans doute aussi de Pétrarque, ce poème évoque pour nous certains genres lyriques du Moyen Age : chant matinal, reverdie, mais surtout l'aube, dont il paraît être une « brillante transposition » 1. Voici pour mémoire le texte du sonnet :

Mignongne, levés-vqus, vous estes paresseuse, Ja la gaye alouette au ciel a fredonné, Et ja le rossignol frisquement- jargonné, Dessus l'espine assis, sa complainte amoureuse.

debout donq, allon voir l'herbelette perleuse, Et vostre beau rosier de boutons couronné, Et voz oeillets aimés, ausquels avés donné Hyer au soir de l'eau, d'une main si songneuse,

Hyer en vous couchant, vous me Estes promesse D'estre plus-tost que moi ce matin eveillée,

Mais le someil vous tient encor toute sillée ;

Ian, je vous punirai du peché de paresse,

Je vois baiser cent fois vostre oeil, vostre tetin, Afin de vous aprendre à vous lever matin 2,

1. C'est le mot de Laumonier, Ronsard et sa province, Paris, P.U.F., 1924, p. 248.

2. Ronsardi Continuation des Amours, XXIII, éd. critique de Laumonier, S.T.F.M., t. VII, p. 140-141.


794 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Ronsard pourtant n'était pas le premier à faire une telle transposition. Au début d'une ode légère de Jacques Tahureau, pubhée en mai 1554 3, c'est-à-dire plus d'une année avant la date de pubhcation probable de la Continuation des Amours (deuxième moitié de 1555), on retrouve exactement le développement du même thème. Voici le passage en question :

Leve toy ma mignonnette, Leve toy mon amourette, Décharge ton oeil mignard De ce fardeau sommeillard : Vien ouyr en ce bocage Le plaintif bruyant ramage Du plaissant rossignolet, Qui d'un tintin doucelet Dégoyse sus la frescade, Vien tost, pren ta verdugade, Ça que j'ayde à te lacer, C'est fait, ça, vien m'embrasser Recompensant mes services D'un million de delices 4.

On voit que ce n'est pas seulement le cadre, évoquant avec bonheur ces mêmes genres de la poésie médiévale 5, qui se retrouve dans le sonnet de 1555. Tous les détails de cette scène poétique se réunissent de nouveau chez Ronsard : les paroles de tendresse au début, l'allusion aux yeux ensommeillés de l'aimée, le chant plaintif et musical du rossignol annonçant le matin, et enfin la scène intime et réaliste- (dont il y a peut-être une source médiévale 6).

3. Dans le recueil Sonnetz, Odes, et Mignardises amoureuses de l'Admirée (relié avec les Premières Poésies du même), Poitiers, de Marnef et Bouchet frères, 1554 (dédicace du 1" mai).

4. Loc. cit., i° sign. g iiij + 4 v° (éd. Blanchemain, Genève, Gay, 1868, p. 77), v. 1-14 (texte corrigé). Cf. aussi les v. 29-30 chez Tahureau :

Assëons nous, mignonnette, Sus cette herbe verdelette, et le v. 5 chez Ronsard.

5. Sur les genres médiévaux mentionnés, voir A. Jeanroy, Les Origines de la poésie lyrique au Moyen Age, Paris, Hachette, 1889, 1re partie. L'Aube n'avait pas été oubliée au XVe siècle : cf. le recueil de Gaston Paris, Chansons du XV siècle, Paris, S.A.T.F., 1875, n° XXX.

6. Tahureau se souvient peut-être ici d'un rondeau contenu dans le recueil édité par Octavien de Saint-Gelais et Blaise D'Auriol, La Chasse et le depart damours, Paris, Vérard, 1509, L'importance de cette anthologie et d'autres de la même période dans la transmission au XVIe siècle de la poésie d'amour médiévale a déjà été reconnue à propos de Marot (voir P.M, Smith, Clément Marot, poet oj the French Renaissance, Londres, Athlone Press, 1970, p. 127 et les notes), et une telle influence n'est pas impossible à l'époque de la Pléiade — pour H. Franchet (Le poète et son oeuvre d'après Ronsard, Paris, Champion, 1923, p. 163-164), Ronsard a presque certainement connu ce recueil (il n'est point exclu que lui aussi s'inspire dans une certaine mesure de ce même rondeau). Le « médiévalisme » de certaines poésies de Tahureau peut bien s'expliquer par sa connaissance d'un tel ouvrage, bien que les souvenirs précis se fassent assez rares. Voici le texte en question (éd. cit., f° sign. P iij r°-v°), légèrement modifié :

Rondel joyeulx d'ung amoureux.

En voyant sa dame au matin Près du feu où elle se lace Où est le gent cueur qui se lasse De regarder son beau tetin.

Alors se dit maint beau tatin Quant on s'entretient face à face.


NOTES ET DOCUMENTS 795

Certes la comparaison n'est pas à l'avantage de Tahureau, et qu'il ait fourni à son illustre contemporain le point de départ et quelques traits d'un de ses meilleurs sonnets ne nuit pas à l'originalité fondamentale de Ronsard. Les vers de Tahureau possèdent un certain charme et une fraîcheur indéniable, mais la grâce, le pittoresque et la beauté esthétique du poème de Ronsard n'y ont point d'égal. La mignardise et le caractère diffus du style léger de Tahureau ne sont guère faits, il faut l'avouer, pour frapper l'imagination ou rester dans l'esprit. Mais il nous semble juste de reconnaître dans ce début d'ode, d'une originalité apparemment incontestable 7, une source d'inspiration probable du sonnet de Ronsard, peut-être même la principale.

T. PEACH.

« BEAUTE » ET « GRACE » AU XVIIe SIECLE

On s'est depuis longtemps interrogé sur les mérites respectifs de la beauté et de la grâce. Le débat remonte en fait à l'antiquité; Il ne suscitera toutefois un vif intérêt en France qu'à partir du XVIIe siècle. Nous nous proposons ici d'explorer ce terrain à peine défriché. Ceci nous permettra d'attirer l'attention sur un aspect de l'esthétique classique qui gagne à être mieux connu. Mais avant d'entrer dans le vif du sujet, il nous faut d'abord retracer brièvement l'historique de ce débat.

C'est principalement par le biais de la peinture que la discussion sur les rapports entre beauté et grâce s'est amorcée. Au cours de la Renaissance italienne, Vasari aurait été le premier à formuler une théorie de la grâce s'apphquant à l'oeuvre picturale 1. En France, c'est à Franciscus Junius que revient cet honneur, encore que ses vues sur le sujet ne soient pas aussi élaborées. Il affirme par exemple que si l'on peut admirer un tableau pour ses proportions et ses couleurs, il n'est rien sans cette grâce qui est comme l'âme de la peinture 2. Son commentaire est loin d'être original, et il faudra attendre la seconde moitié du XVIIe siècle avant que la discussion ne s'amplifie. C'est ici que se rencontreront écrivains mondains et critiques d'art.

En voyant sa dame au matin En ung beau corset de satin Quant on la tient et on l'einbrasse C'est ce que tout ennuy efface Maulgré faulx dahgier le mastin En voyant sa dame au matin. (Sur ce recueil, voir A. Piaget, Une édition gothique de Charles d'Orléans, in Romania, XXI, 1892, p. 581-596 — qui donne une liste complète des pièces empruntées sans avis à Charles d'Orléans ; et H. Guy, Histoire de la poésie française au XVV siècle, t. I, L'Ecole des Mhétoriqueurs, Paris, Champion, réimp. 1968, p. 154-156 et les notes.)

7. Laumonier n'indique à ce sujet aucune source précise pour le sonnet, et nous n'en avons trouvé aucune pour les vers de Tahureau. — Pour un exemple ultérieur de cette transposition — mélange cette fois d'aube et d'églogue classique — voir Baïf,Chansonnettes, I Ix, Viens Selle viens belle viens jouer au bois (éd. Bird, University of British Columbia, 1964, p. 36-39).

1. Anthony Blunt, Artistic.Theory in Italy, 1450-1600, Oxford, Clarendon Press, 1964, p. 97.

2. De Pictura Veterum, Oxford, 1637, Rotterdam, 1694, p. 197.


796 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Parmi les premiers, il faut surtout retenir le nom du Chevalier de Méré. Homme de salon autant par goût que par vocation, Méré se plaira toujours aux discussions fines et subtiles capables d'animer une conversation de mondains. La beauté féminine étant un sujet favori de ces réunions, Méré l'utilise pour lancer la discussion. La question qu'il pose dans son Discours des Agrémens (1677) porte sur le point de savoir s'il faut que les femmes songent plus à devenir belles qu'agréables. Les premières, nous dit-il, sont sur la mauvaise voie, car le plaisir que l'on éprouve à posséder une belle chose est généralement de courte durée. Au contraire, quand ce sont de « vrais et profonds agrémens » qui dictent nos sentiments, nous pouvons être assurés de conserver longtemps nos affections. Et Méré conclut en ces termes : « Je croirois même que celles qui pourroient plaire sans estre belles, ne devraient pas tant souhaiter de l'estre, et que la beauté, pour le moins la grande et l'extrême, leur pourvoit estré inutile et meme nuisible, parce qu'elle étouffe et accable » 3. La seconde partie de cette phrase mérite quelque commentaire. Elle constitue, malgré certains adoucissements dé forme, une critique très nette du concept de beauté. Sans doute, Méré parle ici d'une beauté « grande et extrême », bien qu'il ne précise pas ce qu'il entend par cette expression. Mais ce qu'il faut surtout noter, c'est l'emploi des métaphores « étouffer » et « accabler » qui, en évoquant l'idée d'une chaleur torride, soulignent le caractère excessif de la beauté. Déjà, dans la première édition de la Cinquième Conversation (1668), Méré affirmait que « la beauté étouffe plus qu'elle ne plait », phrase qu'il remplace par celle-ci dans l'édition de 1669 : « La beauté même, quand elle a tant d'éclat, est au-dessus de nos forces, nous ne la pouvons soutenir » 4. Avec une variante importante, Méré revient sur ce thème dans une lettre qu'il adresse à sa bienfaitrice, la duchesse de Lesdiguières. Il y énonce un point de vue qui frappe par sa nouveauté. Ainsi, d'après Méré, « les beautés et les graces ne sont qu'une même chose qui paraît diversement et sous différents noms ». Il développe plus loin sa pensée en déclarant que lorsque « cette aimable qualité se montre avec beaucoup d'éclat et qu'elle est fort visible, on l'appelle beauté ; et quand elle est un peu sombre et qu'on ne la. découvre qu'à peine, on lui donne le nom de grace et d'agrémens » 5. Pour Méré, beauté et grâce ne sont donc plus, comme on le concevait traditionnellement, deux entités distinctes, mais deux aspects d'une même réalité ; il ne s'agit plus d'une différenced'espèce, de nature, mais seulement de degré. C'est leur plus ou moins grande visibilité qui différencie ces deux concepts. Alors que la beauté se manifeste surtout par son « éclat », la grâce est moins apparente et préfère se cacher. Il s'ensuit que la grâce, pour être perçue, exige un plus grand effort de concentration, une disposition fondamentale à s'ouvrir à l'invisible. C'est pourquoi, si

3. Chevalier de Méré, OEuvres complètes, éd. par Charles-H. B'oudhors, Les Belles Lettres, 1930, t. H, p. 38.

4. Op. cit., t. I, p. 72.

5. Lettres, Amsterdam, 1692, « Lettre CXLIV » , p. 286.


NOTES ET DOCUMENTS 797

la beauté se caractérise surtout par son mode d'apparition, par son paraître, la grâce, au contraire, relève essentiellement du domaine de la connaissance. Aussi Méré, toujours dans cette même lettre, parle-t-il de « cette beauté couverte d'un nuage» qui dépasse cette autre « qui donne d'abord dans la vue ».

On trouve peut-être une des meilleures illistrations de ce qui distingue la Beauté de là grâce dans un épisode tiré des Amours de Psyché (1668) de La Fontaine. Philochares, roi de Lydie, eut un jour à choisir l'une des deux femmes pour épouse. La première qu'on lui présenta s'appelait Mégano. Elle était « fort grande, de belle taille, les traits de visage très beaux, et si bien proportionnés qu'on n'y trouvait que reprendre. » Mais si parfaite qu'elle pût être, «sa personne ne touchait point, faute de Vénus qui donnât le sel à ces choses ». Myrtis, la seconde de ces femmes, n'était pas aussi belle que sa rivale. Et pourtant, il n'y avait « si petit endroit sur elle qui n'eût sa Vénus, et plutôt deux qu'une. » Aussi le roi la choisit-il pour épouse 6. On remarque dans ce passage la présence du mot sel ; ce dernier est important eh ce qu'on le trouve souvent associé avec agrément ou grâce. Ceci explique en partie la raison pour laquelle certains écrivains n'ont pas manqué de s'interroger sur la nature et les qualités de ce sel.

Si l'on s'en rapporte au Dictionnaire de l'Académie, ce sel désigne traditionnellement « la pureté et les grâces du langage d'Athènes », Il s'agit en fait du sel attique. Et le Dictionnaire précise que celui à qui ce sel fait défaut ne dit ou n'écrit rien qui ne soit « fade, languissant et sans esprit». Méré, dans son Discours des Agrémens (1677) affirme que « le contraire de cette beauté qui n'est pas piquante, est un certain sel, dont les Anciens ont tant parlé.» C'est à cause de ce sel, dit-il, « qu'on ne se lasse point des gens d'un haut mérite, qu'on se plait à tout ce qu'on en voit.. ». Plus loin, il s'efforce de préciser cette notion. Ce sel ne consiste pas en un « je ne sçay quoi de superficiel », mais en un «grand fonds de quahtés exquises qui se répand de tous côtés, et qui fait qu'on aime encore Alcibiade, Cléopâtre, et d'autres personnes qu'on n'a jamais vues » 7. Boileau s'est également attaché à définir ce sel. Dans sa Préface de 1701, il insiste sur l'importance de ce sel dans les oeuvres littéraires. « Un ouvrage a beau être approuvé d'un petit nombre de Connoisseurs », dit-il, « s'il n'est plein d'un certain agrément et d'un certain sel propre à piquer le goust général des Hommes, il ne pourra jamais passer pour un bon ouvrage.., ». Il reconnaît cependant la difficulté à vouloir définir cette qualité qu'il estime si indispensable : « Que si on me demande ce que c'est que cet agrément et ce sel, je répondray que c'est un je ne sçay quoi qu'on peut beaucoup mieux sentir que dire » 8. Deux aspects sont à souligner à propos de ce sel. D'abord, il constitue un élément indis6.

indis6. complètes, éd. par Pierre Clarac, La Pléiade, 1968, p. 224.. Voir sur ce texte Jean Lafond, « La Beauté et la Grâce. L'Esthétique " platonicienne » des Amours de Psyché «, R.H.L.F., mai 1969.

7. OEuvres complètes, t. II, p. 39.

8. OEuvres complètes, éd. Charles-H. Boudhors, Les Belles Lettres, 1961, t. I, p. 3.


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pensable pour communiquer l'agrément, et à ce titre, il lui est consubstantiel. Ensuite, tout comme la grâce, ce sel est rebelle à toute définition et doit finalement céder le pas devant l'irrationnel du je ne sais quoi.

Du côté des critiques d'art, André Féhbien est celui qui s'est sans doute le plus attaché à marquer les différences entre beauté et grâce 9. Son commentaire s'attache ici à les préciser par rapport à l'oeuvre picturale :

... la beauté naist de la proportion et de la simétrie qui se rencontre entre les parties corporelles et matérielles. Et la grâce s'engendre de l'uniformité des mouvements intérieurs causés par les affections et les sentiments de l'ame. Ainsi quand il n'y a qu'une simétrie des parties corporelles les unes avec les autres, la beauté qui en résulte est une beauté sans grâce 10.

On notera l'importance que l'auteur accorde à la symétrie ; c'est elle qui, dans une large mesure, caractérise ici la beauté et la distingue de la grâce. Remavquons encore que cette recherche d'équilibre porte essentiellement sur des qualités physiques et implique un certain statisme. Il en va tout autrement de la grâce. Félibien parle à son propos de « mouvements intérieurs » provenant de « l'ame ». Contrairement à la beauté, la grâce ne se révèle que dans une situation concrète, dans un agir, et non dans une construction idéale dont les parties sont harmonieusement liées entre elles. C'est par les gestes et les sentiments que la grâce se manifeste, comme l'indique ici Félibien :

Pour vous faire voir que la grace est un mouvement de l'ame, c'est qu'en Voyant une belle femme on juge de sa beauté par le juste rapport qu'il y a entre toutes les parties de son corps ; mais on ne juge point de sa grace, si elle ne parle, ne rit ou si elle ne fait quelque mouvement.

Ce passage illustre admirablement tout ce qui sépare ici la beauté de la grâce. La beauté relève plus des sens que du coeur ou de l'esprit ; c'est le plaisir visuel qu'engendre la contemplation d'une création équilibrée qui prévaut. La grâce, par contre, est moins visible, moins immédiate, et ne se dévoile qu'in situ. C'est ce dernier aspect qui a conduit certains esthéticiens modernes à affirmer que la caractéristique essentielle de la grâce est le mouvement 12.

En conclusion, on peut affirmer que le XVIIe siècle a non seulement repris, mais encore élargi la discussion sur les rapports entre beauté et grâce. Par élargissement, nous voulons dire que ce débat, autrefois limité à la critique d'art, déborde maintenant sur la littérature. Il est également important de signaler que ce sont surtout les écrivains de la seconde moitié du XVIIe siècle qui se sont inté9.

inté9. de Piles mentionne brièvement ce problème dans son Abrégé de la vie des peintres (1669), p. 10.

10. Entretiens sur les vies et les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes (1685), p. 31.

11. Op. cit., p. 32.

12. Raymond Bayer, l'Esthétique de la grâce, Alcan, 1933, p. 34 ; W.G. Howard, e Reiz ist Schonheit in Bewegung », P.M.L.A., XVII, 1909 ; Holt Samuel Monk, et A Grace beyond the reach of art », Journal of the History of Ideas, II, 1944.


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ressés à ce problème. Les causes en sont multiples. D'abord, la majorité des critiques de la première moitié du siècle s'attachaient plus à définir et à faire respecter les « règles » qu'à poursuivre les « graces secretes ». Le déclin de l'autorité des anciens, notamment d'Aristote, précipitera la fin de cette tendance. Ensuite, le développement du courant mondain et l'intérêt croissant pour la psychologie amoureuse ont fait surgir de nouveaux intérêts. Racine a supplanté Corneille, et le publie se passionne plus pour les Maximes de La Rochefoucauld que pour les querelles de théoriciens. On l'a déjà dit, ce sont surtout les valeurs irrationnelles qui triomphent 13. Il est facile de s'en convaincre si l'on se rappelle que pour la génération de 1660 le grand et principal souci était de plaire. Or, nul ne peut espérer réussir dans un art à moins de posséder ce quelque chose d'indéfinissable qui se nomme grâce ou agrément.

JEAN-PIERRE DENS.

LE JEAN-JACQUES ROUSSEAU DE LESTER G. CROCKER

L'histoire de Rousseau, « an unfinished story », dit L.G. Crocker 1, paraît intimement liée, depuis le début de ce siècle, à la réflexion que l'homme moderne porte sur lui-même et sur son destin. Il est donc juste et nécessaire que, de génération en génération, une monographie tienne héu de somme et de repère, de fanal, peutêtre, et vienne transcender les études particulières pour intégrer un savoir sans cesse accru sur l'homme qui reste «le plus réeUemeht vivant de tous les écrivains de son temps », mais aussi éclairer la nouvelle compréhension d'une oeuvre si intensément chargée d'avenir.

Aux jours de la première guerre mondiale, Louis Ducros s'y était essayé en France, avec plus de zèle que de succès : certes, il pouvait faire état des premières acquisitions de la Société JeanJacques Rousseau ; mais son optique restait étroite et courte, et son interprétation grevée d'une excessive méfiance : «Rousseau est rusé », disait-il, n'opposant qu'une apologie en grisaille aux fureurs déchaînées contré Jean-Jacques, autour du deuxième centenaire de sa naissance. Quelque trente ans plus tard, Jean Guéhenno devait renouveler l'entreprise avec beaucoup plus de chaleur et de talent; mais sa sympathie l'attachait davantage à la défense de l'homme qu'à l'illustration de sa pensée : au heu d'un « Rousseau et nous », son éloquente biographie prenait l'accent d'un pathétique « JeanJacques et moi ».

Ce, n'est aucunement diminuer ces précédents, mais seulement les situer dans leur perspective historique, que de constater que

13. On lira à ce sujet l'excellent article de Noémi Hepp, c Esquisse du vocabulaire de la critique littéraire de la querelle du Cid à la querelle d'Homère », Romanische Forschungen, LXIX (1957).

1. Lester G. Crocker, Jean-Jacques Rousseau. The Quest (1712-1758), New York, The Mac Millau Company, 1968, vol. I, in-8° de 372 p. The prophetic Voice (1758-1778), ibid., N.Y., 1973, vol. H, in-8, de 385 p.


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dans son information, mais aussi dans sa conception même, le grand ouvrage de Lester G. Crocker marque, par rapport à eux, un progrès décisif. En son aspect le plus immédiat, ce progrès ne fait que traduire le prodigieux enrichissement qui, au Cours des deux ou trois dernières décennies, a marqué les études rousseauistes, depuis les soubassements historiques jusqu'aux interprétations d'ensemble, psychologiques ou idéologiques : il en est résulté, dans certains cas, une sorte de transfiguration. Or, le moindre éloge que l'on puisse faire de Lester G. Crocker c'est que, de cet immense acquit, il a tout retenu — ou presque tout 2 — de ce qui méritait de l'être, et qu'il a su l'incorporer de la façon la plus heureuse à son propre dessein. Son ouvrage se situe à l'opposé d'une compitation, et l'art dont il témoigne n'a rien de commun avec la mosaïque. Il y fallait non seulement des prises de position originales, mais une idée, ou des idées majeures, assez fortes pour assurer la cohésion de l'ensemble ; il y fallait aussi cette relation affective, de sympathie et non de rejet, sans laquelle il est impossible d'écrire sur JeanJacques autre chose qu'un pamphlet ou un pensum ; autant de conditions nécessaires, sinon suffisantes, autant de gageures brillamment tenues. Car, pour y réussir, l'auteur devait d'abord envisager et définir en toute lucidité les difficultés et les modalités de son entreprise, et c'est de cette lucidité qu'il convient de lui faire Un premier mérite.

A quoi bon, en effet, écrire, après tant d'autres, une vie de Rousseau ? Dans une sobre préface, L.G. Crocker ne manque pas de poser la question préalable et d'y répondre en toute netteté. Nul ne peut avoir la prétention de conter l'histoire de Rousseau mieux que ne l'a fait l'auteur des Confessions. Cette évidence serait consternante pour le biographe, si celui-ci ne se piquait au jeu : à l'examen, les Confessions se découvrent à lui « pleines d'erreurs et de distorsions conscientes ou inconscientes. » Au heu de la paraphrase, la contestation ! Mais pratiquement, la seconde attitude se révèle aussi fastidieuse que la première, et tout aussi vaine. La trame du récit se disjoint, si un critique se substitue au narrateur pour rectifier, ergoter, censurer, et la vérité de Rousseau se dérobe à qui prétend l'émietter en une série de vérités partielles. De même l'interprétation du détail doit être transcendée par une compré2.

compré2. presque est inévitable dans un travail de si vaste envergure. On peut s'étonner tout au plus que l'auteur considère comme avéré que Rousseau a passé l'été et l'automne de 1741 à Lyon, de nouveau chez les Mably, et qu'on le retrouve aux Charmettes en janvier 1742. Car l'indication donnée dans les Confessions : « J'arrivai à Paris dans l'automne de 1741 » a été corroborée, sinon confirmée par Hermine de Saussure, dans un ouvragé : Rousseau et les manuscrits des Confessions, Paris, de Boccard, 1958, qui n'est signalé dans la bibliographie ni du premier ni du second volume. C'aurait été pourtant une occasion privilégiée de mettre en cause certaines idées reçues, non seulement sur la sincérité, mais sur l'exactitude des Confessions, tout en procédant à une de ces mises au point chronologiques dont L.G, Grocker fournit ailleurs d'excellents modèles ; à défaut d'une solution du problème, toutes les données rassemblées en un lumineux faisceau. C'est ce qu'il réussit à merveille dans l'importante section qu'il consacre à l'une des plus troublantes accusations que Rousseau a été le premier à porter contre lui-même : l'abandon de ses (?) enfants : The greatest guilt ? (t. I, p. 174-188). Le point d'interrogation suffit à marquer le scepticisme auquel aboutit, en ce cas, la recherche historique, aussi bien que l'analyse clinique.


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hension d'ensemble. Fort heureusement, l'oeuvre de Rousseau nous y contraint et nous y aide : « ce fut seulement dans ses écrits, et à travers eux, qu'il découvrit son rôle et son identité ». Ou encore : « les événements de la vie de Rousseau furent déterminés par ses écrits, tout autant que ses. écrits le furent par ces événements». Les Confessions ont exprimé génialement cette double relation, mais l'ont rendue presque inextricable. « Nous ne pouvons séparer l'existence de Rousseau de son oeuvre, parce qu'elles sont totalement fondues. »

De cette constatation, dont l'énoncé se répercute comme un leitmotiv, tout au long de l'ouvrage de L.G. Crocker, cet ouvrage tire sa raison d'être, sa structure et son accent. Au-delà des misères d'une vie et de leur ostentatoire et pathétique confidence, se profile une aventure intellectuelle et bientôt une « chasse spirituelle », où cette vie trouve, à défaut de splendeur, sa dignité finale, et où toute vie pourra désormais puiser. D'où la hauteur de ce livre et son pouvoir d'attraction, d'autant plus grand que le lecteur ne peut se défendre de penser qu'il s'est exercé sur l'auteur lui-même, à son insu d'abord et comme malgré lui, puis avec une conviction grandissante, où l'esprit est inséparable du coeur.

Certes, à bien des égards, Lester G. Crocker était admirablement préparé à sa tâche. Son remarquable Diderot 3 l'avait rompu à la minutieuse exactitude du biographe ; ses vastes synthèses en forme de panorama : An age of Crisis, puis de réflexion : Nature and Culture, lui avaient permis de prendre de la hauteur, et de situer Rousseau dans la perspective des Lumières, en son importance et sa pleine originalité 4. Toutefois la conscience de cette étrangère : « Rarbarus hic ego sum... » risquait d'aviver les difficultés de son entreprise, les unes tenant à la nature du sujet, c'est-à-dire à la personne même de Jean-Jacques, les autres découlant des habitudes de pensée, convictions ou préjugés, dont par sa formation et sa culture, Lester G. Crocker, américain écrivant d'abord, pour des américains, ne pouvait délibérément s'affranchir, dans sa relation avec Rousseau. Fort heureusement, faut-il s'empresser d'ajouter, car son oeuvre aurait perdu autrement son caractère propre et sa vertu de témoignage.

Sans doute le temps est-il révolu où Irving Babbit écrivait aux

3. Diderot The embattled Philosopher, 1954, 2e éd. revue, The free Press, New York, 1966.

4. Ces deux ouvrages restent à l'arrière-plan de son livre ou n'y paraissent qu'implicitement, car Lester G. Crocker. fait preuve d'autant de discrétion dans les références à ses propres études que de générosité à mettre en avant d'autres répondants. On sent néanmoins leur présence dans l'ampleur de certains développements, par exemple dans celui qui, au seuil de la carrière de Jean-Jacques, évoque en trois pages : The intellectual background (p. 137-140), la seconde grande crise de la civilisation occidentale, qui se dessine à partir des années 1740, la première étant marquée par la Renaissance et la troisième devant s'étendre sur. la majeure partie de notre siècle. De même, à propos d'Emile (t. II, p. 133 sq.) il est rappelé que le problème qui commande ce traité recoupe celui qui marque une des préoccupations "majeures de son siècle : « Comment concilier nature et culture »? La position de Lester G. Crocker est sur ce point d'une extrême netteté : «Contrairement à l'opinion la plus courante, Rousseau, il' faut le répéter, est le suprême défenseur de la culture contre la nature » (t. I, p. 277). Sous une plume aussi autorisée, une phrase qu'on eût considérée naguère comme révolutionnaire ou paradoxale, prend un caractère décisif.

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États-Unis sur Rousseau, à peu près de la même encre que venait de le faire en France Jules Lemaître : Lester G. Crocker n'a même plus besoin de se démarquer de ce calamiteux prédécesseur, qui, dit-il « de tant de manières n'a pas compris Rousseau » ; il lui suffit de le rappeler en bloc, en lui accordant sur quelque détaU (ex. II, 246) un bon point condescendant. Mais on ne jurerait pas que des séquelles de cet anti-rousseauisme ne subsistent encore dans l'esprit de l'américain moyen, par une curieuse coïncidence affecté du même nom 5, aussi bien que dans certains milieux français, naguère tenus pour bien pensants. Rousseau y est généralement dénoncé comme un sophiste et traité comme un malade et un dément, que l'on est tout juste en droit de plaindre, à condition que l'on considère comme misérable sa conduite et aberrante sa pensée. Comment ne pas faire écho à ce heu commun ? « Il est parfois difficile, avoue Crocker, de ne pas sympathiser avec ceux qui appellent Rousseau un sophiste », t. II, p. 163.

Quant au malade, il lui était encore plus difficile de ne pas répondre à l'appel lancé par Jean-Jacques à la médecine et aux médecins qui, depuis deux siècles, n'ont cessé de se pencher non plus à son chevet, mais sur le dossier clinique que, dans ses Confessions et ailleurs, avait rassemblé à leur intention et ne cesse d'offrir à leur sagacité cet exceptionnel patient. Hélas ! leur diagnostic n'est guère mieux assuré aujourd'hui qu'au temps du Dr Tronchin. Vers 1900, aux yeux du Dr Cabanis, Rousseau était essentieUement « neurasthénique » ; en 1910, selon le Dr Maillart, ce « psychasthénique » n'en était pas moins « mort d'une attaque d'urémie, phénomène terminal de la maladie de Bright ou sclérose des reins » ; vers la même époque, le Dr Heresco diagnostiquait en lui un rétrécissement de l'urètre dans la portion prostatique, mais le Dr Labrousse une hernie et un phimosis congénital ; vingt ans après, au dire du Dr Bénassis, Rousseau n'aurait été qu'un « sympathico-surrénahen » atteint d'une hypertrophie congénitale du col de la vessie. Aux dernières nouvelles, Lester G. Crocker, très sceptique sur la prétendue rétention urinaire (t. I, p. 193-194), pencherait plutôt pour un hypospadias (t. I, p. 16), particularité qui expliquerait certains aspects de son comportement sexuel, et aurait rendu assez aléatoires ses possibilités de procréation... A moins, toutefois, qu'il n'ait été réellement affecté d'aucune de ces infirmités ou maladies et qu'il ne fût et ne soit resté que ce « malade imaginaire » que, à son grand dépit, avaient décelé les médecins qu'en 1737 il était allé consulter à Montpellier. Ce qui n'allège nullement son cas, puisque cette espèce de maladie est la pire de toutes, et qu'elle oblige à mettre au compte d'un dérèglement mental les symptômes auxquels un examen attentif ne permet pas d'attribuer une cause organique 6.

5. Rousseau and Romanticism d'Irving Babbit a été publié à New York en 1919, et le Bàbitt de Sinclair Lewis en 1922.

6. Telle est du moins la conclusion à laquelle aboutit un des plus récents experts, le Dr Jacques Borel, en son livrs : Génie et folie de Jean-Jacques Rousseau, Librairie José Corti, Paris, 1966, non signalé ou non retenu dans les bibliographies de L.G. Crocker. Cet ouvrage a le grave défaut d'être dépourvu d'apparat critique et il peut paraître, tour à tour, inutile ou


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Cela dit, Rousseau risque de payer assez durement la rançon, non seulement d'avoir accusé dans son comportement des « conduites » qui relèvent sans nul doute de la psychiatrie, mais surtout d'avoir frayé le chemin, par la nature de ses confidences et la précision de ses analyses, à cette « grande science » que tend à devenir la psychanalyse. Car le Dr Knock s'est fait aujourd'hui psychiatre, et puisque « l'homme quelconque », malade qui s'ignore, ne saurait échapper à sa compétence, à plus forte raison le malheureux JeanJacques. Sur le principe, on ne peut que tomber d'accord avec Lester G. Crocker lorsqu'il oppose au sentiment de Jean Guéhenno, plaidant pour une charitable, discrétion, la nécessité de suivre JeanJacques sur son terrain et d'aller plus avant que lui-même, s'il est possible, dans la découverte de son intimité, puisque cette découverte est consubstantielle à son projet. D'autre part, il serait absurde de nier les progrès que la psychanalyse a permis d'accomplir à ce qu'on appelait au XVIIIe siècle, « la science de l'homme», encore que l'adaptation de ses procédés et méthodes à la critique littéraire pose des problèmes déhcats. Lester G. Crocker se trouvait donc doublement autorisé à faire appel à ses lumières, voire obligé d'y recourir. Aussi bien le seul reproche qu'on est en droit de lui adresser est sans doute d'avoir mis un excès de conscience, de confiance ou de complaisance à faire appel à des spécialistes, une bonne vingtaine, pour leur céder la parole devant les syndromes ou comportements présumés anormaux, et à s'en remettre à eux pour le diagnostic.

On peut distinguer en effet deux aspects et comme deux niveaux dans les analyses psychologiques qui constituent une des richesses de son livre et en rendent la lecture passionnante. Le premier relève de la psychologie traditionnelle, sans que l'adjectif ait le moins du monde une valeur péjorative, puisqu'il s'agit simplement de la mise en oeuvre de ce que Pascal appelait « l'esprit de finesse » : le résultat est alors excellent et tout le mérite en revient exclusivement à Lester G. Crocker, qu'il s'agisse de noter les plus fugitives

aventureux, dans la mesure où l'auteur s'écarte de sa compétence. Mais cette compétence est réelle, puisque le Dr Borel a été médecin-chef de divers hôpitaux psychiatriques, et elle lui permet de ranger Rousseau dans une catégorie assez banale de malades, génie en plus, bien entendu. Pour lui, la psychose dont souffrit Jean-Jacques eut, à n'en pas douter, des prodromes, mais elle ne marqua visiblement que s les quinze dernières années de sa vie », et même alors, elle n'entraîna aucunement une perte de ce qu'on appelle la « raison ». Le « délire chronique » dont Jean-Jacques présente tous les symptômes, « reste partiel et respecte parfaitement les valeurs générales de l'intelligence : mémoire, attention, raisonnement, érudition, activité professionnelle, capacité de travail. Sur l'objet seul du délire, les idées gauchissent, les sentiments se faussent, les convictions morbides organisent logiquement des raisonnements aberrants. Là, le mal est irréparable... » Ici encore, il est important de constater que les propos de Lester G. Crocker concordent, pour l'essentiel, avec une telle analyse. Sans doute parle-t-il de « paranoia », là où le Dr Borel se contente de déceler une «interprétation délirante», mais il ne manque pas de rappeler que, par définition, ce terme laisse intacte la netteté de la pensée et de l'expression. Cette assurance vient d'être pleinement confirmée par le diagnostic formulé, avec une grande précision clinique, par D. Bensoussan, dans son ouvrage La Maladie de Rousseau, Paris, Librairie G. Klincksieck, 1974. En ses divers syndromes, physiologiques et neuro-psychiques, cette maladie, selon le nouvel expert, se réduirait à une « porphyrie aiguë .intermittente», anomalie génétique du métabolisme, dont la découverte n'est entrée que depuis peu dans la pensée des cliniciens.


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nuances ou de formuler des jugements d'une rectitude sans faille. On ne pourra manquer, par exemple, de constater que les études de « relations » (d'amitié, d'amour, de politique) sont développées dans son livre avec autant d'équité que de subtilité, de brio et de tact, tantôt constituant des mises au point que l'on peut tenir pour définitives, tantôt même prenant un caractère révélateur. Par contre, la psychologie de caractère clinique et de prétention plus « scientifique », qu'il présente généralement en forme d'hypothèses et sous la caution des hommes du métier, ne peut manquer de soulever des objections ou des réserves.

Une réserve de principe d'abord. Le document de base sur lequel se fondent nécessairement les analystes est, faut-il le rappeler ? une autobiographie-modèle, qui est aussi un chef-d'oeuvre littéraire : les Confessions, avec leurs précédents, leurs annexes ou leurs prolongements, des Lettres à Malesherbes à la Rêverie inachevée. Or, nul ne saurait ignorer aujourd'hui les circonstances dans lesquelles cet ensemble a été élaboré : au cours des quinze dernières années de la vie du « malade », mais initialement au sortir d'une des plus extraordinaires aventures qu'ait enregistrées l'histoire de l'esprit humain. En cinq ans et demi, d'avrU 1756 à décembre 1761, à l'Ermitage, puis à Montmorency, Jean-Jacques Rousseau a produit son oeuvre d'écrivain philosophe : une oeuvre gigantesque, si l'on considère le volume, la cohérence, la conséquence, la diversité des esquisses et brouillons, la qualité des rédactions successives, la netteté des manuscrits définitifs, le nombre et la beauté des copies autographes. Au cours de ces années-là, jour par jour, l'auteur a passé en moyenne au moins douze heures de sa journée à sa table de travail. Il en est résulté un surmenage intellectuel conjugué avec le trouble que ne pouvaient manquer de susciter en lui « les affaires », drames ou ragots, dont la critique a probablement exagéré l'importance ou méconnu l'effet, car, loin de se laisser absorber en elles, il paraît y avoir trouvé plutôt un stimulant pour l'essentiel, son oeuvre en train de naître. Il n'en reste pas moins qu'un tel effort, dans un tel climat, était fait pour briser, physiquement et moralement, un homme plus robuste que ne l'était sans doute JeanJacques Rousseau. On s'étonne donc qu'aucun des prétendus experts ne paraisse s'être jamais sérieusement interrogé ni même documenté sur les circonstances initiales, à partir desquelles JeanJacques, rendu à lui-même ou livré à son « moi », a fait de sa vie retrouvée ou rappelée, sa seule raison d'écrire encore et de vivre. En cette introspection permanente, nul ne peut sérieusement contester aujourd'hui ni sa bonne foi, ni même sa volonté d'exactitude. Encore faut-il tenir compte de la déformation grandissante qui résulte de l'état dans lequel se trouve ce quinquagénaire, guetté par la dépression ou le délire et bientôt en position d'homme traqué, lorsqu'il s'enfonce dans la chambre obscure pour en tirer, vers la pleine lumière de l'écriture, les souvenirs de son enfance d'orphelin ou de son inquiète adolescence, Une condamnation qu'il juge inique avive en lui et actualise des sentiments mêlés dé culpabilité et d'innocence, tandis que ses « amis » conjuguent leurs


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efforts pour le dérober et surtout se dérober eux-mêmes au scandale qui résulterait de sa comparution devant les tribunaux. Les Confessions, dans le miracle préservé des heures claires, lui ont évidemment servi de compensation et de refuge ; mais faut-il s'étonner que, dans leurs rédactions, corrections, repentirs, elles portent aussi et de plus en plus témoignage d'un culpabihsme et d'une autojustification étroitement solidaires ? Par quoi Rousseau ne se distinguerait guère du commun des hommes, si les circonstances et son génie ne lui avaient réservé la périlleuse gloire de jouer, en ce domaine, un rôle de révélateur et de précurseur.

C'est ainsi que des « auteurs graves » ont trouvé en lui une sorte de patient exemplaire et se sont emparés des Confessions comme d'un document privilégié. A les entendre, l'interprétation de péchés ou mésaventures de jeunesse, où des esprits moins sévères ne verraient sans doute que des peccadilles et qui n'ont d'autre étrangeté que d'avoir fait leur entrée en httérature grâce à Rousseau, donne heu, dès le départ, à des diagnostics singulièrement lourds : voyeurisme, exhibitionnisme, masochisme, sado-masochisme et bien d'autres encore, enchassés dans une armature de syndromes et de complexes. Lester G. Crocker a le mérite de n'employer chacun de ces termes qu'avec discernement et pour ainsi dire, sous garantie, et la « schizophrénie » n'apparaîtra chez lui qu'à la dernière étape et comme en dernier ressort, ce dont on lui saura particulièrement gré. Mais la paranoïa (cyclothymique) est décelée dès la première évocation des Charmettes, sans que l'on puisse bien distinguer s'il s'agit du Rousseau tel qu'il était à vingt ans, ou tel qu'il recompose son histoire quelque trente ans après. Un lecteur attentif pourra s'attacher à relever, au long des deux volumes, la fréquence et à noter l'alternance sans doute concertée, des adjectifs paranoïaque et paranoïque (ou paranoïde), égrenés au fil des Confessions.

De cet appareil, oserai-je dire para-scientifique ? — contre lequel l'auteur lui-même de l'Introduction à la psychanalyse a pris soin de nous mettre en garde, dès qu'on en étend l'application hors dû champ propre à la médecine mentale, résulte non tant une façon de voir qu'une façon de dire qui, à la longue, risque d'obscurcir ce qu'elle devait éclairer. La part de la névrose se fait trop apparente pour ne pas devenir envahissante, surtout dès qu'il s'agit de la sexologie ou pan-sexualité à la mode. Dès la page 6 du tome I, nous apprenons qu'à l'image de son grand-père maternel, Jacques Bernard, «Jean-Jacques was to be obsessed by sex ». Apparemment, sans doute, parce qu'il a été le premier à faire courageusement sa place à la vie sexuelle dans ses Confessions et qu'il a écrit avec la Nouvelle Héloïse un roman brûlant d'amour. Mais faudrat-il soumettre à un examen psychanalytique tout lecteur du Second Discours, du Contrat Social, des Lettres de la Montagne ou des Rêveries, qui, tout naïvement à leur lecture, ne s'est pas senti obsédé par cette obsession ? Car, pour les garants de Lester G. Crocker, le principe semble avoir, un champ d'extension quasi universel: Ainsi nous est-il suggéré (t. I, p. 86) qu'en Rousseau «un à-normal érotisme est probablement une manifestation transposée d'hômo-


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sexualité, ou marque peut-être par l'auto-projection dans les deux rôles : mâle et femelle, une aspiration à l'unité dans la bisexualité » (t. I, p. 86). Au lecteur de choisir entre ce «probablement» (M. de Charlus) et ce « peut-être » (l'androgyne), pour savamment démonter le schéma de la triade, obsessionnel chez Rousseau : deux hommes, une femme, aux Charmettes et à l'Ermitage, et aussi à Clarens, mais avec cette fois une variante : deux femmes, un homme : tout le monde étant sexuellement frustré, Claire pourrait tenir heu de compensation à la fois à Saint-Preux et surtout à Juhe, élément dominateur, lorsque celle-ci tente de fonder, sur un double transfert « cette nouvelle forme plus subtile et plus variante du ménage à trois » (t. II, p. 90).

Que Rousseau se projette davantage, comme on en convient aisément, en son héroïne qu'en son héros, se tourne en argument en faveur de son homosexualité, qui se complairait à évoquer, en toute ambiguïté, l'amitié particuhère de Juhe et de Claire ; ainsi est-il avéré que cette homosexualité est chez lui de signe féminin, raison de plus pour qu'elle reste masquée ou latente, ainsi qu'il est dit à cette occasion et répété en plusieurs autres 7. Tout dès lors permet de confirmer ce diagnostic, et d'abord ce par quoi quelque esprit simple pourrait être tenté de l'infirmer : à commencer par l'aversion et le dégoût ostensiblement manifestés par l'adolescent Jean-Jacques devant certaines avances trois fois réitérées : trop ostensiblement sans doute pour ne pas induire en défiance l'observateur. Celui-ci ne manquera pas, par contre, de dresser la liste des « préférés » de Jean-Jacques : Bâcle, Venture, Altuna, Carrion, Sauthenheim et pour finir, Dussaulx, le dernier de cette série de jeunes gens pour lesquels Jean-Jacques aurait marqué « une inclination dont la nature était au moins partiellement homo-érotique » (t. II, p. 208). Si de même, en matière de pédagogie ou de politique, Rousseau affiche une prédilection pour un idéal tout viril : Spartiate ou romain, c'est qu'il manifestait par là le côté féminin de sa nature et qu'on peut lui appliquer exactement ce que Marcel Proust dira de son M. de Charlus 8. La misogynie qui s'affiche dans la Lettre à d'Alembert et ailleurs se réduirait de même à une réaction de défense contre une passivité instinctive et des tendances féminines (t. II, p. 127), Si les femmes ont si obstinément recherché et parfois assiégé ce Don Juan malgré lui, au point que Faguet a pu remplir un livre de ses non-conquêtes, et s'il leur a généralement répondu par des rebuffades, c'est qu'il leur ressemblait trop pour ne pas sentir d'abord leur attirance et s'en défier aussitôt. Quant à elles, n'est-ce pas cette ambiguïté même qui les poussait vers lui? Le royaume de l'homosexualité est sans bornes... A la

7. « In this instance, we have a curious reversai of sex in the representation of his latent homosexuality » (t. II, p. 61). Autre exemple, à propos de la seconde visite à l'Ermitage de Sophie d'Houdetot, en habit de cavalier, une cravache à la main : « This image may have stirred his latent homosexual feelings or his repressed masochism » (t. I, p. 306). La relation entre paranoïa et homosexualité est proclamée dès le début : « It is well established that paranoïa stems from repressed unconscious homosexuality, and we shall encounter évidences of this tendency, which has been generelly recognised in Rousseau » (t. I, p. 69).

8. Voir la note de I, p. 209.


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limite, Rousseau n'aurait vécu conforme à sa nature qu'à Môtiers, lorsqu'il prend une robe... d'arménien et se met à tresser des lacets ou à broder des nappes. « C'était le premier pas vers une féminisation voulue » 9. Et voilà Jean-Jacques exposé à vieillir comme un autre chevalier d'Éon, si — pour son malheur ? — n'allaient se déclencher une fois encore les mécanismes de refoulement, sublimation et transfert. En remontant aux racines, la psychanalyse permet de rendre compte de tout. Au dire des experts, « envers les hommes la relation de Rousseau était marquée par le désir homosexuel inconscient, contre lequel il réagissait avec horreur, désir enraciné dans l'identification féminine qui avait été son mécanisme de défense vis-à-vis de son père (...). Envers les femmes, le danger ressenti par Rousseau n'était pas d'être attiré par elles, mais ce sentiment découlait de la peur de se tourner en femme, libérant le féminin inhérent à son être. »

O merveilleuse assurance de la psychanalyse, dès qu'elle se coupe de la psychiatrie et se libère de l'infinie prudence qu'exige du médecin traitant la présence réelle d'un malade ! Qu'il s'agisse de démonter une structure ou de rendre compte d'un comportement tenu pour avéré, jamais on ne la trouve en défaut, car elle n'est jamais à court d'ingéniosité pour remonter aux origines, fussentelles contradictoires, de l'anomahe qu'il lui plaît de déceler 10. Répétons-le : il ne s'agit pas d'en faire un grief personnel à Lester G. Crocker. Car, avec son exemplaire conscience, celui-ci n'avance rien, en pareil domaine, qu'il ne puisse étayer de l'avis de plusieurs docteurs graves, et sa prudence lui dicte, à l'occasion, de se dissocier d'opinions qu'il juge probables, mais ne présente qu'à titre d'hypothèses, en reléguant dans les notes le libellé clinique que lui ont procuré ses consultants 11. Et il ne songe aucunement à faire de la « féminité » la clef du caractère de Rousseau, ni moins encore le principe explicatif de son oeuvre. Mais c'est déjà beaucoup et sans doute trop qu'il ait cru devoir lui faire une place, autrement qu'à titre de curiosité, dans un ouvrage d'une conscience exemplaire et qui fera légitimement autorité. On ne saurait donc trouver meilleuse occasion de s'interroger en toute équité sur ce « triomphe de la psychanalyse » qui, en Amérique surtout, mais aussi

9. « This step was the first in a willed feminization » (t. II, p. 208).

10. Ex. t. I, p. 13 : « ... Rousseau tells us that his elder brother was the victim of his father's temper more often than he. Being beaten and seeing his brother beaten was certainly the prime cause of his sadomasochism and. contributed to the other perversions... » Suit un fort brillant développement, où tout un processus est savamment décomposé à l'appui de ce « certainement ». Mais le paragraphe suivant s'ouvre sur ces mots ; « The same effect may be explained in another way ». La psychanalyse littéraire, n'est jamais à court d'ingéniosité et elle excelle à faire tourner en « raison de plus ! » tout détail qui pourrait la gêner.

11. C'est ce qui a lieu, à propos des démêlés de Rousseau avec David Hume, pour la citation traduite ci-dessus (t. H, p. 291 et note). Elle est tirée de l'ouvrage de W.H. Blanchard, Rousseau and the Spirit of Revolt, Arm Arbor Michigan, 1967, d'assez solide réputation en Amérique pour que L.G. Crocker veuille s'en autoriser à plusieurs reprises, par exemple à propos des relations avec la Maréchale de Luxembourg (t. II, p. 48). Mais pour ce qui concerne l'homosexualité larvée attribuée à Rousseau, et aussi pour nombre de questions moins particulières, il fait état de son accord avec un « littéraire », Ronald Grimsley : Jean-Jacques Rousseau. A study in self-awareness, University of Wales Press, 1961. Le sous-titre marque bien l'orientation psychologique de l'ouvrage, d'ailleurs excellent.


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en Angleterre et en France, marque actueUement de son empreinte certaine « science de la littérature » et d'en signaler, en cette translation, les écueils et les dangers.

Son premier devoir serait de mettre en doute l'interprétation que donne un auteur de ses actes ou de ses sentiments vingt, trente ou cinquante ans après, même si sa mémoire affective lui permet de retrouver le temps. Lester G. Crocker a tenu compte de ce décalage, en fondant l'essentiel de son exposé sur une confrontation attentive et quasi permanente entre les Confessions, rétrospectives et « poétiques », et la Correspondance au jour le jour 12. Mais alors qu'on le trouve circonspect et même défiant devant des précisions de fait, chronologiques ou autres, données occasionnellement par Rousseau, il se montre plus généreusement enclin à prendre à la lettre des motivations ou des excuses psychologiques fabriquées après coup. Lorsque la mère Levasseur portait aux Enfants Trouvés les quatre ou cinq enfants nés de Thérèse aux premiers temps de sa liaison avec Rousseau, démarche fort habituelle à l'époque, voire recommandée par l'Église et le pouvoir, il est assez probable que le père putatif n'en ressentait guère d'émotion, en admettant même qu'il en fût averti. De son propre aveu, les scrupules et le besoin de se disculper ne vinrent qu'après, selon un processus non tant causal qu'occasionnel. N'en fut-il pas de même pour « l'apostasie », d'autres disent la « conversion », à l'hospice des catéchumènes de Turin, de l'adolescent de seize ans, telle que la relatera le quinquagénaire ? Devant un acte, dit Crocker, « dans lequel il n'entrait apparemment aucune étincelle de sincérité » (qu'en savons-nous ?) « il ressentit la plus profonde honte. » Il conviendrait tout au moins de préciser sous quelle forme et à partir de quand et, en règle générale, de donner le priorité à une recherche positive sur une très aléatoire évaluation de la sincérité 13.

De même, au heu de tirer une explication omnibus de la « paranoïa » réductible à un délire d'interprétation, est-il d'une plus sûre et profitable méthode de rechercher les faits et gestes qui donnent heu à déformation. C'est ainsi que la fameuse théorie du complot, où Jean-Jacques s'est cru ou senti enserré, a paru beaucoup moins

12. Autant toutefois que lui permettaient de le faire et la nature de cette correspondance et l'état présent de son édition. Il a tiré le parti le plus judicieux de l'admirable travail accompli à ce sujet par R.A. Leigh. Mais on le sent plus démuni dès que ce recours lui a manqué. Par exemple, l'évocation du bonheur dans l'île de Saint Pierre ne paraît pas suffisamment étayée selon les trois degrés de son accomplissement : l'écho immédiat, assez médiocre ; la poétisation encore très circonstanciée du XIIe livre des Confessions, le dépouillement, mais la plénitude, de la cinquième des Rêveries.

13. Voir à ce propos t. I, p. 49-51. On se rappelle que Pierre-Maurice Masson avait cru pouvoir formellement établir que le déroulement entier de l'opération : conversion, abjuration, baptême, n'avait demandé qu'une dizaine de jours, ce qui semble infirmer ce que relate JeanJacques, trente-cinq ans après, de son âpre défense. On pourra donc regretter que cet auteur ne figure pas dans les bibliographies ni dans les notes de Crocker pour son grand ouvrage sur La religion de Jean-Jacques Rousseau, ni même pour son article sur « La durée du séjour de J.-J. Rousseau à l'hospice de Spirito Santo », R.H.L.F., XXI, 1914, p. 62-91, mais seulement pour deux autres articles parus en 1913 dans les A.J.J.R. Il est vrai que, dans sa communication au Colloque de Paris (1962) « Vérité et Véracité dans les Confessions », Bernard Gagnebin a contesté la validité du document produit par P.M. Masson. La discussion reste ouverte. Du moins a-t-elle trouvé un fondement positif.


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aberrante dès qu'on a cessé d'y voir le cauchemar d'une imagination malade, mais qu'on a pu en déceler le bien-fondé, en même temps que l'erreur initiale et les déformations subséquentes : il a suffi d'imputer à bon droit à ses amis, et non plus à ses ennemis, la concertation, sinon la conjuration, dont il a été l'objet. Qu'il soit permis semblablement de recommander aux psychiatres qui attribuent intrépidement à la « paranoïa » la décision prise par Rousseau de renoncer à sa qualité de citoyen de Genève, de s'informer d'abord de l'histoire institutionnelle et pohtique de cette ville et de la conjoncture dans laquelle s'est trouvé placé JeanJacques, en toute l'exigence de sa conscience et la logique de sa pensée. C'est essentiellement pour rester fidèle à lui-même et parce qu'il avait toujours dédaigné ou redouté d'être pris pour un chef de parti, qu'il s'est volontairement exclu de Genève, dès qu'il a compris qu'il ne pouvait désormais y jouer d'autre rôle, en militant pour une révolution. Lester G. Crocker ne l'ignore pas et il le dit. A quoi bon alors faire intervenir, dans un domaine où ils n'ont que faire, des experts de douteuse compétence? 14.

Le danger de certain psychotisme passe-partout, déjà considérable quand il s'agit de l'homme ou du citoyen Jean-Jacques 15, s'aggrave encore dès qu'on prétend trouver en lui la clef de l'écriture et de la pensée. Certes, la liaison entre l'homme et l'oeuvre ne paraît nulle part plus intime ni plus essentielle que dans le cas de Rousseau, et Lester G. Crocker a maintes raisons et occasions de le rappeler : « Sa personne et ses écrits ne font qu'un » (t. II, p. 189 et passim). Mais unité ne veut pas dire fusion, ni moins encore confusion et l'on peut craindre que les termes utilisés par l'auteur ne prêtent parfois à équivoque. « The personality of Jean-Jacques », écrit-il (t. I, p. 268) « suffuses Rousseau's ideological world. » Quelle extension donner à ce verbe, que le français «sous-tendre» ne traduit que grossièrement ? Si l'on n'y prend garde, on tombe dans cette causalité aberrante et volontiers dénigrante qui cherchait naguère l'explication de la philosophie pohtique de Rousseau dans ses épreuves ou mésaventures personnelles : son père l'a abandonné, il a été laquais, M. de Montaigu l'a humilié, etc. Crocker se garde fort heureusement de ce simplisme 16, et pour les meilleures rai14.

rai14. auxquels, en la circonstance (t. II, p. 225/ n. 111), se réfère Crocker sont au nombre de trois : M. R. Stein, A.J. Vidich. et D. M. White, eds, Identity and anxiety : Survival of the Person in Mass Society, p. 46-56. Naturellement, les motivations passionnelles ou névrotiques ne sauraient être exclues ; il convient seulement de les faire jouer à leur place, une place qui, dans ce cas précis, doit être tenue pour secondaire.

15. Encore un exemple, pour signaler ce danger. Lester Crocker (t. I, p. 219) fait une part à la « mégalomanie » de Jean-Jacques, dans la « réforme » personnelle entreprise par lui au lendemain de son premier Discours. Mieux, — ou pire ! — il. y discerne « une étape dans la typique progression de la paranoia. » Comme à l'ordinaire, il s'autorise d'un garant pour prendre une position aussi tranchée. « Sergio Cotta, dit-il, exagère à peine, lorsqu'il caractérise Rousseau comme se projetant dans le rôle.d'un nouveau Jésus, « incompris de son propre peuple. » Même si l'on se croit en mesure de faire état pour Rousseau d'une si périlleuse « imitation », ce ne peut être qu'à une date beaucoup plus tardive. Lester G. Crocker paraît beaucoup mieux inspiré lorsqu'il donne au beau chapitre d'où est tirée cette citation ce simple titre : « The man of his word » (L'homme de sa parole).

16. Ou, s'il lui arrive de le côtoyer, il ne s'agit que d'imprudences de langage. Ex. t. I, p 282 (à propos de l'article Économie politique) : « What makes an individualist like Rousseau


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sons du monde. Selon lui, l'oeuvre de Rousseau est bien le reflet de sa personnalité, mais dans la mesure où l'une et l'autre ne peuvent s'interpréter selon un simple système de contradictions, mais bien comme une tension dynamique entre deux polarités ou aspirations qui servent à désigner des couples onomastiques du type usuel : nature/société, ou moins usuel : indépendance/dépendance, ou encore solitude (ou personnahté) et communauté, dans l'emploi desquels Lester G. Crocker se rencontre avec d'autres critiques, en particulier avec B. Baczko, dont il ne pouvait encore connaître l'ouvrage : cette convergence est de grande signification 17. Même en restant sur le plan psychologique, qui lui paraît essentiel, il sait et dit fort bien que la pensée et, à plus forte raison, ce qu'on est obligé d'appeler, faute d'un autre terme, le génie de Rousseau, tout en ayant leurs racines dans son expérience et sa nature personnelle, échappent à cette nature pour s'inscrire dans un ordre qui leur est propre et va constituer, par rapport à lui, comme une seconde nature. « Ses rêves et ses phantasmes devaient se sublimer en ses oeuvres. Celles-ci devaient être sa vraie destinée et réalité, le chemin de sa hberté » (t. II, p. 3). Ainsi la pensée qui prend corps dans une oeuvre ou, pour mieux dire, l'écriture qui donne corps à une idée, au sens le plus large et le plus divers de ce terme, échappent à la causahté qui régissait l'être physiologique et moral de leur auteur pour relever d'une causalité propre dont le devoir du critique est de découvir l'enchaînement. C'est là pour lui une sorte d'impératif que Crocker formule à plusieurs reprises, mais jamais plus nettement que lorsqu'il retrace, au plus haut degré d'approximation qu'il est possible de le faire, la genèse de la Nouvelle Hélo'ise, jusqu'au point de rupture où le roman, déjouant l'intention ou le contrôle de l'auteur, n'obéit plus qu'à sa propre dynamique 18. C'est dans toute la mesure où il fait la part de cette « dynamique » que Lester Crocker se distingue radicalement de ses prédécesseurs, voire de ses garants, et que son interprétation de Rousseau associe exactitude, originalité et profondeur.

Devant la finesse et la justesse de ses analyses proprement litdevise a theory of total state ? Once again a consideration of Rousseau's thought as in extension of his personnal life is necessary (...) There is the whole secret of his thought ». Au terme d'un développement ingénieux et, dans l'ensemble, judicieux, au moins cette dernière phrase, avec l'expression que nous soulignons, est de trop.

17. Voir en particulier (t. II, p. 189-190) les considérations qui éclairent les déclarations du type : « We cannot separate this man from his work, because he writes constantly about himself (...) His person and his writings which are one », et en limitent, très judicieusement la portée. V. aussi, un peu plus loin (t. II, p. 196) la conclusion du chapitre intitulé : « The reconstructed Society » : « The man and the work are one and illumine each other with an unfailing light. The contradiction iq both are the same, and when their relationship is understood, they are embraced in the complex unity of his self. They are seen not simply as a basïc contradiction or split, but rather as a dynamic tension of polarities which constitutes the organic unity of his personality. No hiographer can explain Rousseau's genius or anyone's. What can be expressed is the peculiar forms it takes to express itself ».

18. Voir t. II, p. 56. Le 13 février 1758, Rousseau écrit à Sophie d'Houdetot qu'il entend donner une cinquième partie à son roman, à l'intention d'elle seule, et non destinée à la publication. « But he could no longer control his creation that easily. The work now had its own dynamic. The bruising events of his life and his inner torments forced their way into the act of self-expression... »


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téraires, on sera tenté de regretter qu'il ne se soit pas engagé plus avant dans une voie si nettement tracée, comme si son tour d'esprit habituel l'invitait à traiter les écrits de Rousseau, non comme des traités ou des « poèmes », mais d'abord comme des documents cliniques, sous le signe de ce penchant si particulier qui aurait été pour lui son démon à peme travesti. Dans cette optique, Emile et Sophie apparaît non tant comme la contrepartie ou la vérification — combien amère ! — d'un traité d'éducation, mais comme l'appel irrésistible des « fantaisies erotiques » que rirnaginaire permet de libérer : mis à l'épreuve du monde comme il va, au sortir de son univers protégé, Emile servirait de truchement à une flambée d'érotisme qui se résout en « obsession masochiste» (t. II, p. 166 et 168). Semblablement, la troisième lettre à Malesherbes culminerait dans la description de cet « orgasme spirituel » où le moi profond de Rousseau s'exalte, s'offre et se fond, en tant que partenaire féminin, dans une union extatique avec le principe mâle de l'univers 19.

A ceux dont le goût serait resté assez timoré pour trouver déplaisante pareille exégèse, l'auteur pourrait répondre qu'il s'est contenté de prendre à la lettre le texte de J.-J. Rousseau 20. Mais cette précision même est trompeuse car, sans trop s'interroger sur le pouvoir métaphorique du langage, elle donne la priorité à certains de ses aspects d'ordre esthétique essentiellement, ordre qu'elle n'ignore pas sans doute mais laisse dans l'ombre, plus sensible au processus analytique qu'à l'enchaînement musical. Une réduction aussi tranchée risque de ramener la critique un siècle en arrière, au temps où « l'hystérie », aussi mal définie que perpétuellement invoquée, permettait à une médecine un peu courte de rendre compte, à peu de frais, des formes les plus hautes de la vie religieuse, comme d'ailleurs des ravissements de la poésie. Danger plus général et plus grave encore, on creuserait ainsi l'ornière d'où, aujourd'hui comme hier, la critique psychologique, comme la critique sociologique, ont tant de peine à s'arracher, autant du moins qu'elles restent grevées du vieux sophisme qui les engage à ériger en causes efficientes des circonstances ou des données.

Le danger s'accroît à mesure que l'on passe de l'étiologie ou de la dialectique du comportement, à l'état mental, à l'idéologie, à la vie spiritueUé, à la création littéraire. Si bien informé, et si scru19.

scru19. t. II, p. 115 : « Now he will attain the spiritual orgasm, the achievement of completeness through the lost of self in an ecstatic union as the female partner with the universe ».

20. Faut-il en rappeler quelques termes ? (OEuvres Complètes, Pléiade, t. I, p. 1141), « Je me sentais avec une sorte de volupté accablé du poids de cet univers, je me livrais avec ravissement à la confusion de ces grandes idées (...) Je crois que si j'eusse dévoilé tous les mystères de la nature, je me serais senti dans une situation moins délicieuse que cette étourdissante extase à laquelle se livrait mon esprit sans retenue, et qui dans l'agitation de mes transports me faisait écrier quelquefois : " ô grand être ! ô grand être ", sans pouvoir dire ni penser rien de plus. » Les éditeurs rapprochent ce texte de la prière du Vicaire : « Etre des êtres (...) le plus digne usage de ma raison est de s'anéantir devant toi : c'est mon ravissement d'esprit, c'est le charme de ma faiblesse de me sentir accablé de ta grandeur. » Si, là aussi, on se refère à un érotisme latent, à la fois sublimé et dévié, c'est le mysticisme le plus « banal » qui tombe sous sa juridiction.


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puleux en ce qui concerne le milieu et le moment, mais si prompt à retenir d'abord ce qui intéresse « le cas Rousseau », Lester G. Crocker se montre beaucoup plus timide, ou moins attentif ? — lorsqu'U est amené à s'interroger sur le rapport qu'on peut tenter d'établir entre la genèse des oeuvres et les circonstances qui ont entouré leur éclosion.

Devant les drames, mais aussi la prodigieuse moisson de l'Ermitage et de Montmorency, il se borne à constater que Rousseau « avait été capable de travailler pendant la crise et que ce travail avait servi dans une mesure incommensurable, de thérapeutique et de catharsis. » Ne fallait-il pas une autre motivation pour libérer en cet être tourmenté, « paresseux avec délice » comme le note Crocker (t. II, p. 22), d'après R.A. Leigh, « une aussi étonnante capacité de travaU » ? Un peu plus loin il est dit (t. II, p. 304) qu'au retour d'Angleterre Rousseau a dépassé à jamais le stade simplement névrotique pour entrer dans « le terrifiant royaume de la paranoïa ». C'est dans un royaume à certains égards aussi terrifiant et infiniment plus mystérieux, celui que désigne le mot génie que, sans le savoir, il était entré en s'installant à l'Ermitage pour y devenir la proie, non tant du « démon de midi » que de celui que Balzac appellera « le terrible démon du travail ». Comme son vautour Prométhée, l'oeuvre le dévoré alors et tout lui sert d'aliment. Pour produire l'oeuvre qu'obscurément il portait en lui, pour dire ce qu'il avait à dire, Rousseau avait sans doute besoin des orages qui allaient se déchaîner non autour de lui, mais en lui, et des embellies qui les espaçaient. Il en est sorti brisé, mais, pouvait-il croire, intellectuellement libéré, bien décidé à ne plus faire oeuvre d'auteur. Pourtant, par intermittences, le même démon reparaîtra en lui et prendra le pas sur tous les autres, pour manifester, appliquée à d'autres objets, la puissance intacte du génie.

Sans lui et sans elle, l'histoire de Rousseau se réduirait à un pathétique mais banal schéma, ou plutôt cette histoire ne serait jamais entrée dans la mémoire des hommes ; elle n'existerait pas. S'il n'avait été pénétré de cette élémentaire évidence et saisi par le même démon que Rousseau, jamais aussi Lester G. Crocker n'aurait songé à écrire son livre. Dans la trame de ce livre, la vie et l'oeuvre, l'aventure et la création se lient en torsade au point de se confondre parfois, mais sans que l'ouvrier lâche jamais un des deux fils. Conditionnée mais non spécifiquement motivée par l'événementiel, la biographie intellectuelle, réserve faite du danger signalé plus haut, garde son indispensable autonomie, tandis que sur le. canevas fourni par Rousseau le critique narrateur fait apparaître chacun à leur moment, dans leur plus juste éclairage et relief, tous les écrits du maître, les plus célèbres et les moindres, du Verger des Charmettes à la Dixième Promenade et à sa « rêverie » interrompue.

Si Lester G. Crocker excelle en effet à animer les silhouettes, fixer les décors, évoquer les heures, dramatiser les rencontres, il possède le talent plus rare encore de donner à chaque ouvrage son exacte physionomie, avant d'en proposer une lecture nécessaire-


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ment subjective et parfois polémique, mais sans en déformer les traits ni en avilir la grandeur. Les points douteux qui, çà et là, peuvent être relevés dans l'exégèse, ou les incertitudes dans la mise en place, ne peuvent le plus souvent lui être directement imputés, mais d'abord à Rousseau lui-même et secondairement à ses éditeurs 21.

Les chapitres consacrés à ce qu'il appelle (t. II, p. 51) « la grande trilogie » de Rousseau né déçoivent jamais, même et surtout quand Us prêtent à controverses, car tout y paraît soigneusement pesé ou calculé, jusqu'à leurs dimensions 22 : quarante-six pages pour La Nouvelle Héloïse, quarante pour l'Emile, mais seulement trentetrois pour le Contrat Social. Non certes parce qu'il en minimise l'importance, mais parce qu'ayant consacré à ce traité une monographie 23, qui lui avait permis de donner à sa critique la forme la plus tranchée, il a saisi l'occasion d'en retenir, en forme de condensé, l'essentiel, mais en même temps d'en rectifier la portée, en s'attachant cette fois à montrer comment le Contrat vient s'insérer dans le développement d'une pensée cohérente et conséquente jusqu'au paradoxe et au défi.

Certes le temps n'est plus où le moindre grimaud se faisait fort de mettre Rousseau' en contradiction avec lui-même, à l'aide de quelques citations coupées de leur contexte, et arbitrairement juxtaposées, et l'on ne fera pas à Lester G. Crocker un mérité particulier d'avoir mis en lumière l'unité de sa pensée. On constatera seulement qu'il l'a fait avec maîtrise et qu'il excelle à révéler, en dès écrits de nature et de facture si divers, non pas un substrat identique mais la permanence d'une bi-polarité essentielle et de la vibration qui en résulte 24. Parellement, c'est avec une précision

21. La remarque s'applique au premier chef à l'Essai sur l'origine des Langues, et, d'une façon générale, à tout ce qui concerne la réflexion sur le langage, d'une importance pourtant capitale dans la pensée de Rousseau. Dans son analyse du Discours sur l'Inégalité, L.' G. Crocker

ne procède à ce sujet que par préténtion, au détour de quelque phrase : ex. t. I, p. 261. « Language began in rudimentary. forms... » Et pour cause, puisque la problématique en question : essence, origine, développement du langage, formation, différenciation et évolution des langues (parlées et écrites) ne pouvait s'insérer dans la dialectique du Discours et que Rousseau à dû en disjoindre. l'essentiel. Sans doute aurait-il fallu dire plus nettement pourquoi et comment, au lieu de se borner à déclarer, quand vient le tour de l'Essai sur l'origine des langues que « Rousseau's anthropology in the Essai is somewhat inconsistent (?) with the Discours sur l'Inégalité s (t. I, p. 274). Mais la faute en incombe pour une grande part au plan adopté par les éditeurs de la Bibliothèque de la Pléiade, quand ils ont sacrifié la chronologie à une arbitraire et assez illusoire thématique. La publication qu'on espère prochaine du tome V des OEuvres complètes, par la conjonction de l'anthropologie, de la linguistique et de la théorie musicale, donnera sans doute un meilleur accès à la compréhension de cette oeuvre située à un carrefour dans la pensée de Rousseau. L'édition critique du Dictionnaire de Musique, essentiellement fondée sur la comparaison avec les articles correspondants de l'Encyclopédie, doit permettre en effet d'établir enfin dans leurs droits le musicien et le musicologue qu'il a été, jusqu'à présent si sottement minimisés et injustement décriés.

22. Par rapport aux chapitres si substantiels consacrés à la « trilogie », l'étude des oeuvres les plus intimistes de Rousseau : Dialogues et Rêveries paraît un peu sacrifiées. Pour ce nouvel ensemble, l'auteur disposait néanmoins de toute l'information nécessaire, ainsi que l'atteste l'excellente mais trop rapide présentation qu'il en donne. Sans doute craignait-il de se répéter. Et. la discussion des idées l'a. retenu davantage que la poésie.

23. Rousseau's Social Contract, an interpretive Essay, Cleveland, 1968, 196 p. .

24. Voir t. I, p. 211-212 (à propos du deuxième Discours) : « Rousseau insistèd on the unity of his work. We shall, I think, see that he was right in the sense that the only important


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extrême qu'en présence d'oeuvres non pas contradictoires mais complémentaires, il s'attache à distinguer des thèses fondamentales, soit les hypothèses de fiction (La Nouvelle Hêloise, l'Emile), qui en présentent une apphcation idéale, soit les occurrences (exemple les projets pour la Corse et la Pologne) qui mettent la pensée à l'épreuve du réel. Le point commun, comme il est dit à propos de l'Emile (t. II, p. 133), c'est que « toutes ces oeuvres sont politiques au sens le plus large du mot» (et aussi, pourrait-on ajouter, au sens le plus particuher, spécifiquement pour certaines d'entre eUes, mais généralement par référence à la formation et à l'expérience de l'auteur). Leur objet, ajoute Crocker, est l'art de gouverner les hommes. « Their subject is how to govern men. »

Autant la première proposition : « Pohtique d'abord... » ne peut aujourd'hui surprendre personne et peut même passer pour un heu commun dans l'interprétation moderne de Rousseau 25, autant le deuxième risque de déconcerter ceux qui Considèrent que le souci primordial de Rousseau n'a pas été de « gouverner les hommes », mais de les appeler à la hberté. En fait, il s'agit là d'un très ancien malentendu, résultant de deux manières opposées de réagir à la lecture de Rousseau. Loin d'avancer un paradoxe, L.G. Crocker reproduit en effet et actualise à sa manière une opinion que l'on peut dire traditionneUe dans la critique anglo-américaine, opinion non pas forcément dénigrante, quand c'est par exemple un Bertrand Russell qui l'exprime, mais qui traduit toujours un sentiment de défiance, voue de recul, devant la pensée pohtique de Rousseau : théoricien de la démocratie populaire, celui-ci aurait frayé la voie à ce qu'on appelle aujourd'hui le « totalitarisme », sous quelque forme qu'il se présente, à l'opposé de la démocratie dite « bourgeoise », confondue avec le libéralisme, dont Montesquieu reste par excellence l'initiateur. Lester G. Crocker n'ignore pas qu'une opposition si tranchée ne peut être que factice, puisque Rousseau considérait le Contrat Social et L'Esprit des Lois comme complémentaires, tout autant que l'étaient dans son esprit « le droit pohtique » et « le droit positif », et qu'il a bien des fois argumenté en se fondant sur cette double autorité. A plus forte raison

contradictions are those he bore in his own personnality and life, and even there it would be more exact to speak of polarities... » De même, à propos de la « trilogie » (t. II, p. 161) : « The three Works written at about the same time, are variations of a single doctrine ». Lester G. Crocker en donne une démonstration brillante. Mais il n'est pas défendu de trouver la schématisation qui en résulte un peu trop ingénieuse ou rigoureuse. Comme à Rousseau luimême, on est tenté de reprocher à son critique non un défaut, mais un excès de conséquence. Et l'on pense à Jean-François Rameau aux prisés avec Monsieur le Philosophe : « Ne mé pressez pas, car je suis conséquent ».

25. Aux nombreuses références fournies par Crocker à l'appui de ce propos, il conviendrait naturellement d'ajouter la thèse de Michel Launay : Jean-Jacques Rousseau, écrivain politique, A.C.E.R., Grenoble, 1972, parue trop tard pour qu'il en tire parti. On notera cependant le tour catégorique qu'il donne à cette primauté dé la politique chez Rousseau. « We can understand why Rousseau was the first man in history to place politics above all else, to extend it toan universal scope, absorbing morals, éducation, and ail else » (t. n, p. 191). « A la lumière de la psychologie moderne », l'explication découle de ce qu'elle appelle o the authoritarian personality », Rousseau présentant « a classical case of this syndrome. » Quelle quesoit la considération que l'on puisse avoir pour « la psychologie moderne », Ce n'est pas. à elle, en pareil domaine, qu'il appartient de trancher.


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ne saurait-on lui objecter que la terminologie dans laquelle s'enveloppe cette prétendue opposition achève d'en fausser la portée, puisqu'il reconnaît spontanément (t. II, p. 174) que les deux adjectifs : libéral et totalitaire « ne peuvent être appliqués sans anachronisme à Rousseau ».

Sa persistance à reprendre sans cesse cette douteuse antithèse, au point de. s'en faire un leitmotiv, qui se répercute en cri d'alarme, doit retenir d'autant plus l'attention. Dans l'analyse du Second Discours (t. I, p. 262), en s'autorisant d'un « marxiste moderne », en l'occurrence M. Stelhng Michaud, il établit par déduction que Rousseau « rejette le libéralisme bourgeois, la libre compétition, les libertés de la personne, le droit de propriété». Dans l'article Économie politique, où se découvre « l'essence de la philosophie de Rousseau, il apparaît que cette philosophie est « irréversiblement totalitaire » (t. I, p. 280). Pour que l'état de société entraîne pour l'homme non sa dégradation, mais son épanouissement, la contrainte des lois ne saurait suffire : il faut que l'homme soit, pour ainsi dire, remodelé de l'intérieur. Dans le monde clos et truqué de Clarens, nous serions conviés à assister à une expérience du même ordre : abdication et remodelage de la personnalité, expérience qui se détruit d'elle-même, puisque la nature garde ou reprend ses droits : une inconsciente hypocrisie et une révolte latente se dissimulent en ces « robots de vertu» et personne n'est heureux en ce prétendu royaume du bonheur 26.

Mais c'est dans Emile, le traité et le personnage, que trouvé son épanouissement et son plein emploi ce que Lester G. Crocker n'hésite pas à appeler (t. II, p. 134) « Rousseau's customary spirit of absolutism ». C'est là qu'il nous convie à voir opérer, avec une admiration mêlée d'une sorte d'effroi, cette technique de « la main cachée » dont, à l'instar peut-on croire de Rousseau, il tend à se faire une idée fixe 27. Après quoi, la lecture du chapitre consacré au Contrat Social paraît presque rassurante, en dépit de Robespierre et du Comité de Salut Pubhc qui se profilent à l'horizon.

Il ne s'agit là sans doute que d'une vue cavalière, dont U con26.

con26. t. II, p.. 94-95 : « ... Nobody is really happy in this realm of happiness... » Pas Julie, en tout cas, en dépit de ses dires. Ni Saint Preux, ni Claire, ni même Wohnar. Mais Rousseau ne l'a-t-il pas ressenti et voulu ainsi ? N'est-il pas aventureux de décider que dans la société paternaliste (et maternaliste) de Clarens, « we have already the paradox and problem of Rousseau's democracy, the ideal of freedom and the monistic discipline of a simple right way » ? Avant. d'extrapoler de la sorte il faudrait tenir compte du caractère spécifique de l'hypothèse et aussi de certaine ironie moins étrangère à Rousseau qu'à ceux de ses commentateurs qui se sont fait du « philosophe Wohnar » une sorte d'exemplaire héros.

27. Le thème apparaît déjà à propos de l'article Économie politique, t. I, p. 278 : : « This is Rousseau's favorite technique of la main cachée, the hidden hand », et tient lieu de motif essentiel dans l'interprétation de La Nouvelle Héloïse. Mais c'est dans Emile qu'il trouve sa plus large extension : « Here we have Rousseau's favorite technique of la main cachée, or the hidden hand, which in ail his writings underlies his program for behavioral control » (t. II, p. 136). Et c'est à ce titre que L.G. Crocker croit pouvoir dénoncer comme une duperie la souveraineté populaire, telle qu'elle s'exerce dans le Contrat Social. « La Nouvelle Héloise and Emile have shown that duplicity and the «hidden hand» are constant and conscious mechanism in Rousseau's metholodogy for conditioning and indoctrinaring the individual (...) The method of duplicity seems to be involved in a vital fonction of the vote : it gives the citizenry the illusion of self-government » (t. II, p. 181).


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vient d'excuser le caractère involontairement caricatural, car elle simplifie d'une façon grossière une lecture exemplaire de minutie et fourmillante de richesse. Pourtant le retour obstiné d'une préoccupation et d'une accusation si graves ne peut manquer de retenir l'attention et sollicite une réponse.

Passons sur les objections de fait, en dépit de la surprise qu'éprouve le lecteur devant certaines assimilations du type ; totalitarisme, absolutisme, uniformément appliquées à des régimes d'essence différente : ceux sur lesquels on appose l'étiquette de « fascisme » et ceux qui se réclament du « communisme ». Pas plus que personne, Lester G. Crocker n'imagine le Dr Rosenberg ou l'auteur de Mein Kampf s'inspirant de Rousseau ! Et si Karl Marx et d'autres théoriciens du matérialisme historique ne l'ont pas ignoré, ce fut généralement pour prendre le contre-pied de ses thèses. Quant aux metteurs en oeuvre, ceux dont les noms paraissent à l'occasion dans les notes ou les index de Crocker : Lénine, Staline, ou encore Mao et Chou En-Lai, il est permis de supposer que la recherche d'une filiation historique ne donnerait pas grand-chose. Et s'il s'avère que Fidel Castro ait reconnu « avoir été inspiré par le Contrat Social » (t. II, p. 180 n), il serait injurieux de supposer que c'est pour en tirer la recette qui lui permettrait de manipuler à sa guise les assemblées populaires : aurait-il pu méconnaître à ce point le rôle que, dans son traité pohtique, Rousseau assigne au « législateur » ?

Autant et plus qu'à l'époque les « Négatifs » de Genève, Lester G. Crocker semble pourtant se faire un épouvantail de ce personnage, préfiguré selon lui par M. de Wohnar et le professeur-mentor d'Emile, quand il lui attribue, si l'on peut dire, une sorte de machiavélisme ingénu, pour lui faire modeler et régenter la cité modèle du Contrat Social. Devant cet excès d'honneur et de puissance, il n'est pas inutile de rappeler que Rousseau s'est volontairement exclu de Genève, dès qu'il s'est aperçu qu'il ne pouvait tabler sur la confiance unanime de ses concitoyens : non par manque de courage, mais parce qu'aucun contre-sens commis sur sa pensée ne pouvait l'affliger davantage que de voir en lui un chef de parti. Semblablement, il ne songera à instituer la Corse ou à réformer la Pologne que de très loin et de très haut, et il a toujours donné à ses projets ou conseils politiques ou pédagogiques un tour constructif, jamais subversif.

Restent les écrits purement théoriques où ses idées pouvaient être poussées à l'extrême, soit par excès de logique, soit encore, si l'on en croit les psychiatres, parce que certaines pulsions de son inconscient : autoritarisme et mégalomanie, pouvaient s'en donner à coeur joie, puisqu'il ne s'agissait pas d'instituer ou de réformer des états, mais de modeler par l'éducation un « homme nouveau ». La subordination à la pohtique est, en pareil cas, moins évidente. Dans l'Emile, nous devons attendre le livre V et une des dernières exhortations du maître pour savoir que son élève, à défaut d'une patrie, « a au moins un pays » (sans qu'on dise lequel), où sans doute le Contrat Social « n'a point été observé » mais où il existe des lois qu'il convient de respecter et même de vénérer : « le bien


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pubhc qui ne sert que de prétexté aux autres, sera pour lui seul un motif réel» (OEuvres Complètes, t. IV, p. 858). Attitude parfaitement analogue à celle que préconise et que met en pratique le Vicaire Savoyard, par rapport à la religion communément pratiquée. Loin d'aspirer à l'on ne sait quelle révolution, Emile vivra donc paisiblement et loyalement en son pays, tel que l'histoire en a façonné les institutions, sans autre ambition que de se montrer bienfaisant et utile, à la manière sans doute de M. de Wolmar, dans son domaine de Clarens.

Mais ce domaine lui-même ne saurait être envisagé en priorité comme le lieu d'une expérience pohtique en vase clos, sous peine d'amputer le roman de sa dimension principale, religieuse et surnaturelle. Aussi bien peut-on espérer que l'expression française « terre inhumaine » qui vient alors sous la plume de Crocker .(t.. Il, p. 94), doit s'étendre à la planète terre, « cette vallée de larmes », où la tragédie humaine ne saurait résoudre ses contradictions, au lieu de se restreindre à ce microcosme truqué. Devant lui, Lester G. Crocker semble éprouver une sorte d'effroi : à propos de, l'ordre planifié par Wohnar aurait-il songé autrement à évoquer « les camps de concentration des nazis et l'esclavage des nègres » (t. II, p. 85) ? Aurait-on cru si redoutable ce tyran domestiqué (aux ordres de sa femme, comme beaucoup de ses pareils), ce despote au petit pied, si assuré en son pédantisme et réellement si peu éclairé ? Il faut avoir beaucoup philosophé pour s'en faire un monstre ou un héros et trouver exaltante ou étouffante l'atmosphère que l'on respire à Clarens : selon Crocker (t. II, p, 94) « un mélange de frustration, de répression et de crainte » qui marque fatalement ses hôtes et déteint sur leurs examens de conscience : « de toute évidence, il y manque l'essentiel, honnêteté et sincérité » (t. II, p. 95).

Un des traits qui choquent le plus Lester G. Crocker, — et bien d'autres lecteurs autant que lui! — en ce domaine d'utopie, c'est que la délation y soit érigée en principe. Est-ce à dire que « les dénonciateurs et accusateurs publics du régime de la Terreur et autres sociétés totalitaires ont fait leur première apparition sur la scène de Rousseau» (t. II, p. 73)? Hélas! leur pratique et leur emploi sont vieux comme le monde. Mieux vaudrait donc se demander par quels cheminements Rousseau a pu en arriver à une si choquante promotion. Ne serait-ce pas le cas de penser à son expérience personnelle, au ruban de la pauvre Marion et à « l'insupportable remords dont au bout de quarante ans, sa conscience est encore chargée» (OEuvres complètes, t. I, p. 84)? Chargeant effrontément une malheureuse fille du larcin qu'il avait commis, que n'avait-il trouvé dans la maison de Mme de Vercellis son contreaccusateur ! L'exigence de sincérité et le rêve de «transparence» si bien mis en lumière par Jean Starobinski, révèlent à Clarens la bien nommée, leur périlleuse vertu de compensation.

On ne saurait reprocher à Lester G. Crocker d'y être particulièrement sensible, s'il ne croyait devoir l'étendre à l'ensemble d'un système où, sous le couvert de la vertu, de la sincérité, de la jusREVUE

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tice, du bonheur, voire de la hberté même, « la main cachée » du précepteur ou du législateur forme les coeurs à la docilité et à la délation, sa compagne. A la lecture de l'Emile, ce qui l'a frappé d'abord c'est le retour obstiné de l'adjectif docile, où il voit la clef d'une éducation planifiée et contrôlée jusque dans le moindre détail. Certes, l'on peut s'indigner ou s'irriter de cette minutie, à moins d'en sourire... Encore faut-il entrer dans les raisons qu'en donne Rousseau, avec une insistance qui se voudrait persuasive. Selon lui c'est une prétention insoutenable que de vouloir assurer la rectitude du développement naturel d'un enfant, puis d'un homme, étant bien entendu que sa nature propre fait de lui en puissance, puis en acte, un être raisonnable, dans un monde qui ignore et bafoue aussi bien la nature que la raison. D'où les infinies précautions prises pour assurer et préserver l'étanchéité nécessaire à une expérience qui, se voulant exemplaire, n'a d'autre objet que démonstratif et nullement pratique, comme Rousseau ne cessera aussi de le répéter à l'intention des naïfs qui voudraient la transposer telle quelle dans le réel. Le système mis en oeuvre par un nouveau Mentor ne vise pas à faire d'un élève tout idéal un sujet docile, mais au contraire un être pleinement libre. L'acceptation lucide de la nécessité des choses et la découverte jumelée de sa responsabilité seront en lui la condition et le fondement de cette hberté.

Sans doute un tel apprentissage, tout à l'opposé de celui de la servitude, imphque-t-il ce que l'on appelle aujourd'hui une « mise en condition ». Mais n'en est-il pas de même pour tout système d'éducation, le plus laxiste comme le plus strict ? Peut-on condamner ceux qui voient en l'école, une école dont Rousseau ne serait pas le régent, mais l'inspirateur, une sauvegarde contre l'affreux conditionnement auquel notre société [ de la consommation et du laisser-faire] soumet l'homme et déjà l'enfant ? Si le mécanisme idéalement réglé paraît manquer de souplesse et si l'art y fait une trop large part à l'artifice, faut-il s'en faire une machine infernale ? Ou penser aux réflexes de Pawlow plutôt qu'à « l'automate de Pascal ?

Certes Lester G. Crocker n'ignore nullement Pascal, pas plus que ne l'ignorait Rousseau, ce qui le justifie pleinement d'avoir recours aux Pensées, pour rendre compte de certains aspects du Contrat Social ou de l'Emile 28. Peut-être cependant aurait-il fallu pousser plus loin l'analogie, sinon l'influence, puisque l'un et l'autre de ces traités, chacun à sa manière, proposent une sorte de laïcisation radicale de la méthode préconisée par Pascal. « Pher la machine », ce n'est pas seulement frayer un chemin au fond de soi à la grâce et à la foi, mais aussi se préparer à prendre place dans l'immense communauté que constitue le corps de l'église et de la chrétienté. « Si les pieds et les mains avaient une volonté particulière, jamais ils ne seraient dans leur ordre qu'en soumettant cette volonté particulière

28. Voir t. II, p. 187 : « ... Rousseau's use of the word "natural " can be justified by Pascal's définition of the natural as a habit... » et la suite, y compris la note au bas de la page.


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à la volonté première qui gouverne le corps entier. Hors de là, ils sont dans le désordre et dans le manieur ; mais en ne voulant que le bien du corps, ils font leur propre bien » 29. Il aurait suffi à Rousseau de changer volonté première en volonté générale pour prendre à son compte pareilles considérations ; mais jamais il n'est allé aussi loin que Pascal dans l'affirmation du « totalitarisme », ce qui l'autorise à dire personnellement ce que Pascal n'ose faire prononcer qu'à Dieu lui même : « Je n'entends pas que vous soumettiez votre créance à moi sans raison, et ne prétends pas vous assujettir avec tyrannie » 30.

Or, tout en découvrant dans l'Emile et le Contrat Social bien d'autres aspects et d'autres richesses que son analyse met admirablement en lumière, c'est pourtant sur la méthode de dressage que Lester G. Crocker croit devoir mettre l'accent pour le premier et sur l'appareil de contrainte pour le second.

Rien de moins contraignant pourtant que ce traité où Rousseau se borne à définir les normes et modahtés selon lesquelles une cité ou un état attesterait sa cohésion et le gouvernement qui les régit sa pleine légitimité. Exactement symétrique, comme l'a bien montré Jean Starobinski, de « l'état de nature » aussi vrai mais aussi peu réel ou, si l'on veut, aussi « mythique » que lui, « être de raison » comme lui, le contrat se profile dans l'incertitude de l'avenir humain comme « l'état de nature » se perd dans la brume des origines. Mais comme en chaque être humain, «l'état de nature», le « contrat social » se découvre aussi, à la fois vestige et germe, aux yeux de l'observateur objectif, en toute nation qui est digne de ce nom et a pris corps dans un état qui se veut policé : même confuse, indécise, larvaire, « la volonté générale » de ceux qui le composent lui tient heu de ciment contre la désagrégation interne ou les assauts de l'histoire. C'est pourquoi Rousseau a pu déclarer, en toute naïveté peut-être, mais en toute sincérité, que « les fondements de l'état étant les mêmes partout, loin de détruire tous les gouvernements, il les a tous établis » 31.

Peut-être vaudrait-il mieux dire affermis, dans la mesure où son traité de « droit pohtique » est offert à tous, gouvernés et gouvernants : aux premiers pour y fortifier leur conscience de citoyens, aux seconds pour y mesurer leur responsabilité de magistrats. Aucune prétention ne saurait être plus abusive que de décréter « le contrat social », puisqu'il préexiste à tout décret et que ce n'est pas sous l'effet de la contrainte, ni même dans la confusion de l'enthousiasme que peut se dégager cette « volonté générale » qui en est et en restera le garant. Les prescriptions dont tant de commentateurs de Rousseau se sont fait un épouvantail, impliquent un préalable que l'on peut considérer comme hyperbolique : c'est pourquoi, hbéré de toute contingence, Rousseau s'est plu à les couler dans l'airain de son style et à en durcir l'énoncé. Ce ne sont

29. Pensées, édit. Brunschwig, f. 475. Et aussi f. 476 « ... Il faut que tout le monde veuille bien périr pour le corps qui est le seul pour qui tout est. »

30. Ibid., f. 430.

31. Lettres de la Montagne, Sixième lettre, t. II, p. 811.


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pas des maximes d'état et encore moins des recettes de gouvernement offertes à toute dictature, mais des devises qui se gravent dans la mémoire des hommes en quête de justice et de hberté. Si l'oeuvre de Rousseau en son principe et le Contrat Social en particulier, sont marqués de ce caractère révolutionnaire que Lester G. Crocker y découvre 32, il est incontestable que la révolution qu'ils préconisent vise à « la transformation de la société », mais il est non moins assuré qu'elle exclut le hasard, l'imposture, la violence et qu'elle a pour condition préalable — et permanente ! — une « réforme » analogue à celle que Rousseau a accomplie sur luimême : il serait dérisoire et criminel de s'en remettre aux institutions du soin de transformer les hommes, si chaque homme en particulier ne s'attachait, comme il est dit dans l'Emile et comme le disait déjà saint Paul, — il est vrai, dans une autre perspective —, à faire surgir de soi-même « un homme nouveau ».

Nul n'est plus pénétré que Lester G. Crocker de cette évidence et cette exigence, en leur plus vivifiante énergie : l'accent de son livre en témoigne, autant que la pertinence de ses analyses. Une si profonde compréhension rend d'autant plus notable son recul devant la pensée pohtique de Rousseau ou plutôt devant les appréhensions — ou les fantômes ? — qu'eUe fait surgir en son esprit.

Ce serait faire injure à Lester G. Crocker que d'en chercher l'explication dans la persistance du préjugé ou une affectivité en émoi, bien que certaines vivacités de langage donnent parfois à ses réactions un ton passionnel 33. N'insistons pas davantage sur des analogies qui viennent immédiatement à l'esprit ; en proclamant sa résolution de « vivre libre et pauvre », Jean-Jacques, comme on sait, s'inscrivait en faux contre la charte du « Philosophe », et il indisposait du même coup le gouvernement et ses amis encyclopédistes, pour lesquels la conjonction de ces deux termes avait force de scandale et de défi : deux siècles après, il pourrait en être de

32. Ex. t. I, p. 212 : « Rousseau's thought, then, bears from the very start the stamp of its revolutionary character. It is the first philosophy aimed entirely at praxis, or the transformation of society, even though it does not pretend to be a practical program. It is revolutionary in another sense too. It involves not only his intellect, but his whole being... »

33. De même que pour « totalitarisme », l'application à Rousseau des mots « nationalisme » ou « racisme » ne va pas sans danger. Ex. t. II, p. 162 : « That Rousseau was one of the first to exalt patriotism is well known (...) Rousseau might also be placed among the first racists, not in the sense that he held one race superior to another, but inasmuch as he thought it important to maintain the purity of natural groups... » La restriction est d'importance, encore que Rousseau soit trop imbu des théories de l'abbé Dubos et de Montesquieu pour admettre que toutes les populations du globe soient également aptes à la liberté politique et puissent même, dans bien des cas, prétendre à constituer des nations. Mais il reste vrai que l'intégrité ethnique n'a d'autre valeur à ses yeux que d'être un élément de l'individualité nationale et que celle-ci est un « être moral ». Le patriotisme qu'il préconise exclut l'idée d'agressivité qui s'attache aujourd'hui au terme de « nationalisme ». Il s'interprète essentiellement comme une réaction de sauvegarde et de défense, tant contre un cosmopolitisme inconsistant et mensonger, que contre un despotisme prédateur et, pratiquement, contre la conjonction des deux. Les Polonais en sauront quelque chose. Il est bien fondé de découvrir l'inspiration de Rousseau, à travers le XIXe siècle et au-delà, dans « le printemps des peuples » et l'éveil des nationalités, compte tenu de la restriction énoncée plus haut : tous les peuples ne sont pas également mûrs pour la liberté. Par contre, il n'a aucune part aux pratiques de ce qu'on désigne aujourd'hui par les termes, d'un emploi d'ailleurs sujet à caution, de racisme, de nationalisme ou d'impérialisme.


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même dans la libre et prospère Amérique. Mais pour des raisons non pas d'humeur, mais de principe et qui n'ont rien; de vil. Faisant écho à B. de Jouvenel, B. Waisbord et bien d'autres, Lester G. Crocker les exprime en toute leur dignité et conséquence 34. Comme en son temps et dès l'article Économie politique, Rousseau figure aujourdlmi l'anti-économiste par excellence, l'écrivain pohtique qui se refuse à raisonner du destin des hommes en termes de production, de niveau de vie, de profit et qui, considérant comme secondaires ou néfastes toutes les préoccupations ou acquisitions que recouvrent ces mots, n'hésite pas à proclamer qu'une économie stagnante voire régressive à base d'agriculture, d'artisanat, d'exploitation familiale, convient davantage à la nature de l'homme, à sa dignité, à son bonheur. Certes les mesures qu'il préconisait en conséquence ne pouvaient être édictées que dans l'irréel et devaient paraître de ce fait à la fois utopiques et puériles. Mais, de toutes façons, l'avertissement qu'il lançait devait se perdre dans l'essor du capitalisme, de l'industrialisation, de la machine-outil, de la fabrication de série et de masse, du négoce placé sous le signe du libre-échange, et aussi des mstitutions politiques qui, sous le couvert de la liberté, pouvaient le mieux favoriser cet essor. Il faudrait être aveugle où de mauvaise foi pour méconnaître l'ampleur et le prix des résultats obtenus par le libéralisme ainsi entendu, ou pour contester la qualité des espoirs — ou des illusions — qu'il a fait naître et qu'il a longtemps nourris.

Mais on ne saurait contester davantage que ce libéralisme est aujourd'hui en crise et nulle part avec plus d'évidence que dans les pays où il a poussé les plus profondes racines et obtenu les plus glorieux succès. Peut-être parce que la liberté liée à la production des richesses se retourne fatalement contre elle-même sous le signe de l'efficacité et du rendement ; peut-être parce que, leurre pour les faibles, elle est une proie pour les forts ; peut-être parce que dans tout régime où la liberté se trouve ainsi dévoyée, le maintien des libertés est illusoire et leur usage perverti. Mais ces libertés n'en représentent pas moins des conquêtes auxquelles paraissent liées la dignité de l'homme et l'indépendance de l'esprit, et l'on comprend que de bons esprits s'alarment de les voir menacées ou bafouées.

Seulement, ce n'est pas « la faute à Rousseau ». Et ce n'est pas à lui non plus que l'on peut attribuer la responsabilité même très indirecte de ce « totalitarisme » auquel on fait sans doute trop d'honneur en le considérant comme le second terme de la seule alternative politique proposée à l'homme moderne. Au même titre qu'un fallacieux libéralisme, tout système susceptible d'être rangé sous ce vocable paraît vicié en son principe, dans la mesure où il subordonne tout le reste à une économie définie en termes de production et de rendement et s'assigne comme fin un bien-être, il est vrai généralisé, mais non moins illusoire et ruineux. Est-il

34. Voir t. II, p. 15 (à propos de la Lettre à d'Alembert) : « Rousseau's politic plans will allways embody the regressive economic theory, so opposed to the nascent capitalism and division of labour that Adam Smith' was to defend in The wealth of nations (1776)... »


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nécessaire d'ajouter que les organes et mécanismes mis en place ou en oeuvre à cette fin peuvent être dénoncés comme une dérision du Contrat Social, dont ils n'offrent, dès qu'ils prétendent en démarquer la terminologie, qu'une caricature effrontée ou grossière ? A sa lumière, le capitalisme pseudo-hbéral et le communisme pseudopopulaire se révèlent désormais également fallacieux et, comme on dit aujourd'hui, dépassés.

C'est bien pourquoi Rousseau paraît en notre temps plus actuel et moderne qu'à la fois Adam Smith et Karl Marx 35 et que sa pensée découvre pleinement cette « vertu révolutionnaire » dont parle Crocker mais dans la mesure où elle exclut toute distorsion, déconsidère toute violence et donne d'abord à penser. « Peintre de la nature », dont il rappelle les exigences et « historien du coeur humain », dont il aide à découvrir les aspirations et la vérité, Rousseau apporte le ferment nécessaire au grand renouveau de la réflexion sur l'homme qui servira peut-être de fondement aux sociétés de demain. Surgi d'un horizon pohtique que l'on pourrait croire opposé, l'ouvrage de Lester G. Crocker en témoigne à l'égal de celui de B. Baczko, moins nettement peut-être, mais avec encore plus d'intensité. Car il est hautement significatif que ce soit à son insu et comme malgré lui, qu'en définitive son témoignage soit moins marqué de réticence ou d'appréhension que de sympathie et d'espoir, un espoir où, par-delà les frontières, les régimes et les partis, les hommes épris de hberté peuvent se rejoindre et fraterniser 36. C'est parce que Lester G. Crocker a été ému au sens le plus noble de ce terme, à la lecture et par la lecture de Rousseau, que son livre ne pourra manquer de toucher semblablement tout lecteur de bonne foi.

Sans verser dans la psychanalyse, il ne sera pas indiscret de s'interroger sur la nature et les sources de cette émotion. En s'attachant à la découverte de l'homme, à la bataille des idées, et à ce que l'on pourrait appeler le côté prophétique de Rousseau, Lester G. Crocker semblé avoir mis un peu de réserve ou peut-être de soin à laisser non pas dans l'ombre, mais en retrait, un autre aspect de son génie et un autre pouvoir, qui tient de la musique ou dé la magie, quand le philosophe s'efface ou que le raisonneur se tait et que Jean-Jacques parle à chacun, à mi-voix, la langue qui vient

35. Aux noms de Camus et de Sartre auxquels se réfère assez souvent Crocker, on ne peut manquer d'ajouter celui de Herbert Marcuse, résurgence et déformation simpliste de Rousseau : il ne paraît que dans la bibliographie du tome I, pour son ouvrage Reason and Revolution, Londres, 1941.

36. On ne pourra manquer de noter l'hommage rendu par Lester G. Crocker au Contrat Social, en dépit des réticences et des alarmes exprimées par lui à son sujet : « Whether or not we like Rousseau's society, we feel his incomparable candor and the courage he drew from absolute conviction. In one sehse, his message is one of hope. Neither society nor human nature is beyond the reach of man's will and rational powers ; under certain conditions, both can be turned in new directions. Rousseau thought he had pointed out the paths towards a more human existence... » (t. XL, p. 189). Et quelques lignes plus loin : « Was he the false prophet as Irving Babbit once called him ? We cannot, in this point of history, say that he was wrong. His criticisms of our kind of society have surely lost none of their validity. And in such matters, only history can pronounce the verdict. » On pourrait multiplier les citations de ce genre. Elles témoignent de la hauteur de vues et de la générosité de pensée qui caractérisent l'ouvrage de Crocker.


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le toucher au plus secret, de ses souvenirs, de ses amours ou de ses rêves. A la délicatesse de certaines notations, à la vibration de certaines phrases, on sent bien que Lester G. Crocker n'est pas resté étranger à cet enchantement ; mais il ne s'y abandonne jamais. Lé plus souvent, il se borne ou s'apphque à traiter les écrits de Rousseau, de quelque nature qu'ils soient, comme des énoncés ou des documents, sans faire d'allusion à leur qualité littéraire, autrement que sous forme de raccourcis ou de rappels ; en plus d'un cas, sa modestie semble se faire un devoir de déléguer à F.C. Green ou à R. Grimsley l'honneur de dire ce qu'il pouvait dire aussi bien qu'eux. Par contre, il démonte à merveille les mécanismes psychologiques de La Nouvelle Héloïse, selon le processus de « la cure d'âme » réglée par Wohnar à l'intention de Juhe et de Saint-Preux : de la promenade à Meillerie, il retiendra d'abord sa valeur de « test » — et l'échec de la cure ! — et non l'intense montée d'émotion et de poésie. Ce qu'il entre dans les Confessions de nostalgie et de tendresse, plus rarement de gaieté, d'ironie légère et d'enjouement, ne passe pas inaperçu, mais paraît signalé plutôt que savouré, tandis que l'auteur se contente de rappeler globalement (t. II, p. 329), que « ce chef-d'oeuvre de la littérature mondiale » a inauguré une manière de dire et surtout de se dire, qui a suscité nombre d'imitateurs, mais n'a jamais trouvé d'égaux. Pris dans « le déluge verbal » des Dialogues : cent quarante mille mots, paraît-fl, l'analyste ne perd jamais pied et il en dégage, en toute lucidité (t. II, p. 343 sq.) trois enseignements d'ordre clinique, sans avoir été apparemment saisi par le grand souffle qui le soulève. Des Rêveries « a poignant and beautiful work » (t. II, p. 348), il dira fort justement et montrera sobrement que chaque « Promenade » est différente des autres et qu'elles « ne parlent pas d'une seule voix», mais il ne saluera d'un long adieu que la dernière, l'inachevée. « Peu de pages », dit-il (t. II, p. 350) « dans la littérature sont aussi nostalgiques et touchantes que ces deux là, en leur simplicité et sincérité ».

Retenons ces deux mots : ils peuvent servir à définir la manière d'écrire de Lester G. Crocker, le style qui lui semblait le mieux convenir à son sujet et à son dessein. D'aucuns pourront trouver excessive cette discrétion, en décidant que son livre a tout exprimé de Rousseau, sauf l'inexprimable ; a tout retenu, sauf l'ineffable. Dans une architecture où tout paraît soigneusement calculé, seule la dimension poétique leur paraîtra un peu courte. Reproche ou regret, c'est bien la. seule objection un peu grave que se trouvera en droit de formuler un lecteur vétilleux 37, en présence d'un ou37.

ou37. il faut être plus que vétilleux pour découvrir quelques défaillances de détail dans un ouvrage de 750 pages à peu près impeccables ! Pour répondre à la conscience -de l'auteur par une conscience égale, bornons-nous à en signaler quelques-unes :

a) L'affirmation suivante (t. I, p. 196) : « It is certain that Rousseau like the most othef eighteenth reformers (and especially ùtopian reformers) was to spurn Montesquieu » est démentie par maints textes de Rousseau, comme d'ailleurs par maints propos de Crocker luimême.

b) Ce qui est dit des pasteurs de Genève en II, p. 5 : « The genevan clergy morever was lafgely on the side of les Représentants. » ne peut s'appliquer à la Vénérable Classe et semble


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vrage passionné mais équitable, monumental mais harmonieux, et toujours courageux et clair. A quoi Lester G. Crocker sera non moins en droit de répondre que l'étude styhstique et l'appréciation esthétique s'incorporaient sans doute à son projet, mais devaient y rester subordonnées à l'histoire pathétique de cette vérité à laquelle cet homme prétendait vouer son oeuvre et sa vie. Le même mot d'ordre vaut aussi pour son critique : « opus impendere vero ».

Cette conformité ne donne que plus de prix à l'hommage, qu'en maintes occasions, Lester G. Crocker rend à l'écrivain. C'est alors l'adjectif grand qui revient le plus souvent sous sa plume et l'on peut étendre à toute l'oeuvre de Rousseau ce qu'il dit d'Emile : « un livre vraiment grand, incroyablement riche » 38. Ce qui répond le plus intimement à l'esprit et à l'espoir de Rousseau et ce qui montre à quel point Lester G. Crocker a été touché par lui, c'est que dans cette évidence de grandeur il ne sépare pas l'homme de l'écrivain.

L'adhésion se fait totale à mesure que l'on avance dans la lecture d'un livre qui, par un juste retour, trouve là, lui aussi, un principe de grandeur. En leur émotion contenue et leur totale dignité les dernières pages du second volume donnent son vrai sens à la dédicace sur laqueUe s'ouvrait le premier : « A tous ceux qui, comme Jean-Jacques, foulent les sentiers de la solitude et dé l'angoisse » 39. A ceux-là ce n'est pas la compassion qui est promise, cette compassion trop souvent exprimée à Rousseau, plus injurieuse que l'injure, mais une pleine chance de dignité et de grandeur. A mesure qu'on le suit sur son douloureux chemin, on voit naître et s'affermir en lui non pas une illusoire vertu, mais des vertus chèrement conquises et qui lui serviront jusqu'au bout de viatique : le désintéressement, la sincérité, le courage, « cette grande vertu

contradictoire avec ce qui a été dit, à son sujet, au début du volume I. Pour mieux mettre en lumière l'évolution et les décisions grandissantes du corps pastoral peut-être aurait-il fallu serrer de plus près la réalité politique genevoise, fort mouvante dans les années 1735-1765.

c) Lorsque Conti consent enfin à recevoir Rousseau à Pougues, le 15 juillet 1769, l'indication donnée en II, p. 315 : « He relented to the extent of inviting Jean-Jacques to his summer résidence at Pougues, near the Loire » (?) est trop imprécise : la distance est grande, près de 300 kms entre Monquin et Pougues, située à une vingtaine de kms au nord dé Nevers, et la communication était difficile : c'est donc un long et dur voyage que le valétudinaire (?) Jean-Jacques qui, en plein désarroi mental, se voyait mourant quelques mois auparavant, a cru devoir entreprendre cet été là.

d) « La nouvelle Dédale » (?), dont il est fait état en I, p. 152, est bien entendu Le nouveau Dédale dont l'attribution à Rousseau reste très hypothétique.

e) Inversement, Mlle Gisèle Bretonneau est mise au masculin (si l'on peut dire !) dans la note qui concerne son ouvrage (t. II, p. 184).

Quant aux fautes d'impression, elles sont extrêmement rares et pratiquement insignifiantes dans ces deux volumes dont la présentation et la beauté typographique font honneur à leurs éditeurs.

38. Voir t. n, p. 164 : « There is no doubt then that Emile is truly great, an incredible rich work... » Ce n'est que deux pages plus loin (t. H, p. 166) qu'est énoncée la restriction qui équivaut à une mise en garde contre cette grandeur : « It is a strange book Emile, one in which Rousseau expressed his inner self, a great book, but a monstrous book... » De La Nouvelle Héloïse, Crocker disait aussi, dans la conclusion du chapitre consacré à cet ouvrage (t. II, p. 98) : « From the aesthetic view point, La Nouvelle Héloïse is a bad novel, but is a great book... » On peut contester le premier terme de ce jugement, mais tout le monde se trouvera d'accord sur le second.

39. « To all who like Jean-Jacques, tread the paths of loneliness and anguish. »


NOTES ET DOCUMENTS 825

humaine du courage que rien ne peut plier » 40 et, au terme de la route, le dépouillement et la pureté. Intimement hé à la découverte d'une haute et troublante pensée et à l'analyse d'une oeuvre qui n'a rien perdu de son pouvoir d'enchantement ou de choc, c'est d'abord le récit d'une très belle histoire que Lester G. Crocker offre à ses lecteurs, dans un style digne d'elle.

Résumons-nous. En Amérique, la publication d'un tel hvre constitue un événement littéraire et peut-être quelque chose de plus. Rompant avec une longue tradition de rejet, sinon dé défiance, Lester G. Crocker réintègre Rousseau dans la tradition des Lumières, d'où il était généralement exclu, et il montre comment de façon positive, mais aussi en vertu même de sa contestation, Rousseau doit contribuer à redresser, rénover et moderniser cette tradition. On ne saurait parier pour autant de conversion ou de ralliement. Une fois de plus, au contraire, Lester G. Crocker exprime « le malaise de la pensée libérale devant Rousseau » 41, mais s'il l'exprime à la fois avec plus d'autorité et plus d'éclat, c'est dans la mesure où son refus se fonde sur un loyal effort de compréhension et de justice. Abstraction faite du résultat, cet effort doit être considéré en soi comme révolutionnaire, car c'est à une révision fondamentale des idées reçues, à une réforme analogue à celle que Jean-Jacques avait entreprise sur lui-même, qu'il peut entraîner un public que l'on souhaite aussi large que possible. Tout au moins celui-ci se trouvera-t-il désormais accordé à la réflexion et au langage de ceux, épars à travers le monde, qui ont entendu l'appel d'un homme qui demandait non pas d'être suivi, mais compris.

Dans cette perspective plus.large, l'importance de l'ouvrage ne paraît pas moindre. Certes les études rousseauistes ont été illustrées depuis un quart de siècle, par nombre d'ouvrages savants, originaux, séduisants et profonds, dont plusieurs peuvent être tenus pour des chefs-d'oeuvre. Mais aucun d'entre eux ne se présentait comme une somme et un récit et c'est à Crocker que leurs auteurs

40: Voir t. H, p. 331 : « Rousseau's Confessions, despite its moments of degradation, self-deception and self-pity, displays the great human virtue of inextinguishable courage ». Mais aussi, dès la Lettre sur la Musique française (t. I, p. 244) : « With his usual courage, Jean-Jacques... » ou encore dans l'hommage rendu à l'auteur du Contrat Social (t. II, p, .189) : « Whether or not we like Rousseau's new society, we feel his incomparable candor and the courage he drew from absolute conviction... » On pourrait illustrer de citations semblables chacun des termes dont le retour constitue une sorte de leit-motiv. L'honnêteté et la générosité de Rousseau sont mises en lumière à maintes reprises (ex. t. II, p. 42, 45 etc.), en contraste parfois avec les agissements de Diderot et surtout de Voltaire (ex. t. H, p. 293). Quant à sa sincérité, elle échappe selon . Crocker à tous les soupçons, dénigrements et calomnies, même quand il la fait sonner un peu trop haut, comme dans la note de sa. Lettre à d'Alémbert (édit. Fuchs, p. 177), où il commente sa devise : « Sainte et pure vérité à qui j'ai consacré ma vie... » (Voir t. II, p. 18). En particulier, la sincérité religieuse ne peut être mise en doute. « Rousseau has been both catholic and protestant, but he was not really a Christian, though he may have been the most religious man in the eighteenth - century » (t. H, p. 151). Même quand il s'associe à Môtiers au service de communion « he was not insincere » (t. H, p. 207). Et pour s'en tenir à un jugement d'ensemble (t. LL p. 153-154), « This man, whose inner was filled with shame, guilt, and self-abasement, took fright and. withdreW, when approached or put on the center of the stage. In the shelter of his lonelinéss, he became strong, courageous, outspoken, and in so doing sought his identity and his redemption ».

41. L'expression est de Jean Roussel, « La liberté d'Emile et la ruse du gouverneur », dans Approches des Lumières, éd. Klincksieck, Paris, 1974, p. 431.


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ont laissé le soin d'écrire la monographie moderne qu'ils permettaient de pressentir : directe, complète et vivante. Vivante, parce qu'eUe ne sépare pas l'écrivain et le philosophe de l'homme dont eUe retrace, pas à pas, l'expérience et le destin, mais surtout parce qu'eUe s'inspire de son esprit, en se vouant comme lui aux risques de la vérité, en l'actualisant et en le relayant dans son rôle non d'agitateur, mais d'objecteur ou d'éveilleur de conscience. Un des plus hauts mérites de ce livre et qui va bien au-delà de tous les éloges qu'on puisse en faire, c'est que, sans se départir de son exigence proprement scientifique, il suscite constamment la réflexion et appelle la discussion, au heu de la fuir, une discussion qui, par delà l'interprétation de Rousseau, débouche sur les questions qui préoccupent le plus légitimement l'homme moderne. A propos de l'application de la psychanalyse à la connaissance littéraire, des problèmes de l'éducation ou du droit politique, ces quelques pages ont tâché d'en donner deux ou trois exemples. Car c'est aux moments où il ne s'accordera pas avec le sentiment de Lester G. Crocker qu'un lecteur digne de lui sentira le mieux que son livre mérite l'admiration que lui inspiraient les « grands ouvrages » que cependant il contestait : comme eux, c'est un grand hvre et qui vivra de la vie qui, de siècle en siècle, ne cesse de s'ouvrir devant Rousseau.

JEAN FABRE.


COMPTES RENDUS

Le Testament Villon, édité par JEAN RYCHNER et ALBERT HENRY. Genève, Librairie Droz, « Textes littéraires français », 1974. Deux vol. 11,5 x 18 de 155 et 305 p.

Voici enfin l'édition savante du Testament, réclamée depuis une vingtaine d'années par les meilleurs spécialistes. La place tenue dans notre culture par les poèmes de Villon n'a en effet aucune mesure avec la qualité, disons, mondaine des éditions gui les présentent, les adaptent, les traduisent diversement. Ceux qui cherchent malgré tout la lettre la plus authentique de cette poésie sont ramenés plus ou moins directement à l'édition Levet de 1489 : c'est encore la tradition du texte donné par l'édition à ce jour la plus sérieuse, celle de Longnon. Bien qu'elle ait été revue par Foulet, qui a tenu compte de quelques manuscrits, on ne peut prétendre disposer avec elle d'un texte homogène ni même établi d'après les meilleures sources. Depuis le livre consacré par André Burger au Lexique de la langue de Villon (Genève, 1957) on sait que le moins mauvais manuscrit est le ms. fr. 20041 de la Bibliothèque nationale (sigle C). (C'est un travail de copistes sans imagination, donc sans initiative fâcheuse, sans grande culture (certains noms propres en ont souffert), mais de bonne foi, ne corrigeant que si le sens d'un mot leur échappe (ainsi engaultre, au vers 695). En conséquence il convenait de publier le texte en prenant ce manuscrit pour base, et c'est d'abord ce qu'ont voulu faire deux éminents éditeurs de textes, Albert Henry, qui a déjà publié notamment les OEuvres d'Adenet le Roi,. et Jean Rychner qui nous a donné, chez Champion, Les Lais de Marie de France.

A vrai dire d'autres ont eu la même idée, car Jean Dufournet a édité, en les commentant, d'importants passages de ce manuscrit dans ses Recherches sur le Testament de François Villon (deux vol., nouvelle édition, 1971 et 1973). Il a bien montré l'intérêt qu'il y avait à comparer la version de C, transcrite aussi fidèlement que possible, avec les versions des autres manuscrits, celles de A (Bibliothèque de l'Arsenal, ms. 3523) et de F (Bibliothèque royale de Stockholm, ms. V. u. 22) étant les plus importantes à regarder, ainsi que l'impression de Levet. On peut penser que l'oeuvre authentique est ainsi correctement cernée. Mais l'entreprise de Jean Rychner et Albert Henry est au fond plus ambitieuse, car au lieu de nous donner à lire le texte du manuscrit C, ils essaient, plus ou moins selon les passages, de reconstituer l'oeuvre à partir des variantes. Ils reprennent ainsi, en renversant sa perspective, la tentative de Foulet qui cherchait à rétablir le texte à partir de Levet. Édition critique, donc, et dans son objet même hypothétique, qui fera s'interroger le-lecteur sur les améliorations apportées aux précédentes hypothèses. Ils y seront aidés par un important volume de commentaire : non seulement on refait l'édition Longnon-Foulet, mais on remet à jour des commentaires comme ceux de Thuasne ou de Neri.


828 REVUE D'HISTOIRE LITTERAIRE DE LA FRANCE

Texte et commentaire en main, on constate que le ms. C nous donne bien dans l'ensemble la meilleure version. Prenons quelques exemples. « Bien sçay, se j'eusse estudié » remplace le « Hé ! Dieu... » trop pathétique qui signalait les regrets du poète (v. 201). Charles le Téméraire est maintenant clairement désigné, à côté du Dauphin, par :

Ou de Dijon, Salins et Dolles

Ly sires filz le plus esnéz (v. 403-404).

Au début du testament proprement dit, Villon recommande son âme en termes différents de ceux que nous connaissions :

Premier doue de ma povre ame La glorieuse Trinité (v. 833-834).

La rime avec promesse est faite selon une autre technique : Préservez mby que ne face jamais ce (v. 890).

Les Frères mendiants sont l'objet d'une accusation directe : Ces gens sont pour eulx revanchier,

et non plus d'une vague allusion (a Se gens sont... », v. 1189). Le sénéchal, jusqu'ici identifié comme étant Pierre de Brézé, est présenté, en des termes qui reposent le problème, comme « le camus seneschal » (v. 1820). La ballade pour Jean Cotart subit quelques retouches qui en précisent la fonction bachique : le bon compère s'est fait te une bigne », non plus « a Testai d'un boucher », mais « pour la pie juchier ».

Les cas où cette édition rejette la version de C sont toutefois assez nombreux. Ils corrigent parfois d'évidentes erreurs, comme lascher pour la chair (v. 323). La mesuré du vers est plus systématiquement observée par là suppression du e atone lorsqu'il était maintenu abusivement :

Si fist il ; oncq(ues) puis ne mesdit (v. 157).

Il y a là un nettoyage du texte qui ne peut nuire à Villon, même si nous ignorons le soin qu'il apportait à ses poèmes. Dans d'autres cas on hésitera davantage à accepter une leçon substituée par cette édition à celle du manuscrit C. Orphée fut-il plutôt en danger « de murtrier » (tuer) Cerbère, que « d'un murtrier » nommé Cerbère (v. 635) ? Le long commentaire qui le prétend . peut nous laisser dans l'embarras. Au reste on voit les articles de ce commentaire se développer considérablement dans les cas les plus douteux (voir au vers 721 ou 1561). Cest dire que les difficultés ne sont pas esquivées. Mais on est ainsi conduit à une explication plus exhaustive, à la fois historique et biographique, et l'entreprise des deux éditeurs semble déborder le projet initial.

Dans l'avant-propos du premier volume et dans l'avertissement du second Jean Rychner et Albert Henry ont pourtant tenu à marquer les limites de leur ambition. Il s'agirait d'un travail purement philologique, dont il faudrait distinguer les exégèses littéraires des dernières années : celles-ci sont dénoncées comme ayant franchi les garde-fous à l'intérieur desquels on doit chercher le sens littéral et intrinsèque. On cite même Hugues de Saint-Victor pour railler ceux qui se lancent dans l'allégorie, alors qu'ils ignorent la signification de la lettre. Cette opposition entre la philologie et la critique nous inquiète. Car enfin ce ne sont pas les erreurs de telle ou telle exégèse qui doivent remettre en cause la recherche littéraire appliquée à la poétique de Villon. Un poème a inévitablement une signification plus complexe que le prétendu sens littéral. Que l'éditeur d'un manuscrit puisse s'abstenir de rechercher ce sens, à condition de ne pas trop corriger son texte, soit, mais alors qu'il se contente, en guise de commentaire, de nous donner un glossaire récapitulant les significations courantes, à partir desquelles nous pourrons réfléchir. Mais


COMPTES RENDUS 829

on ne peut expliquer à moitié la poésie. Dans un texte ironique, en particulier, maniant à chaque instant l'antiphrase et jouant sur les mots, les noms propres, il est clair que la lettre n'a pas de sens, mais tout juste un contre-sens. Nos deux éditeurs, qui ailleurs nous ont aidés à comprendre d'autres aspects de la littérature médiévale, ne sont pas assez naïfs pour oublier cela. Mais ils ont, en fait, le parti pris d'opposer, sous le couvert de la philologie, une interprétation modérée, traditionnelle du Testament à celles qui récemment ont cru pouvoir y déchiffrer divers codes ou anagrammes. On regrettera que le problème ait été ainsi esquivé. Car enfin si l'on attend. avec une telle impatience une édition savante du poème, c'est pour vérifier si ces structures résistent à la critique des manuscrits. Mais d'anagramme ou de plaisanterie sexuelle on ne retrouve ici que ce qui a été découvert par des auteurs jugés sans doute plus sérieux, comme l'anagramme d'Ythier Marchant, signalée par Foulet au vers 199, ou les images érotiques que Thuasne avait osé entrevoir dans la strophe CXXXV. Sur tout le reste, silence. Après le tapage de ces dernières années, on nous permettra de trouver la réaction excessive. Il fallait discuter, on censure.

Assurément le scepticisme peut sembler de meilleure méthode qu'un enthousiasme brouillon. Il rejoint le procès fait par Italo Siciliano qui, étudiant les Mésaventures posthumes de maître Villon, n'est pas loin de croire qu'il ne s'est pas passé grand-chose d'important en matière de critique villonienne depuis son grand livre de 1934. Mais regardons de plus près la démarche de. nos commentateurs. En général les explications d'ordre historique et biographique, quoique « réduites au minimum indispensable » (t. II, p. 1), sont développées avec une certaine complaisance. On a du mal à distinguer la fiction de la réalité, les noms de personnages authentiques et les relations que Villon a réellement pu avoir avec ces personnes. On aurait pu se poser la question même à propos de Katherine de Vausselles, type de « courtisane-sans-mérci », comme son homonyme Katherine la Bourciere, au lieu d'insister sur le fait qu'aucun légataire n'est, en ce passage, fictif (t. II, p. 98 et 100). Quoi qu'il en soit on est heureux de retrouver là les meilleurs renseignements hérités de P. Champion, L. Thuasne, F. Neri et J. Dufournet. .

Le repérage des jeux de mots est, on s'y attend, beaucoup plus timide, même si l'on suit avec intrépidité M. Dubois qui va chercher quelque menue monnaie dans la phonétique poitevine (strophe CIV). Mais si Villon dit de l'évêque d'Orléans :

Je ne suis son serf ne sa biche (y. 12).

on nous déconseille d'y chercher une insinuation malveillante quant aux moeurs de Thibaud d'Aussigny. Que si Villon l'appelle, un peu plus loin (v. 737), Tacque Thibault, « nom porté par un favori du duc Jean de Berry, abhorré du peuple pour ses moeurs honteuses », selon Foulet, on admet l'insulte, mais on passe sur les moeurs. Quand, plus loin encore, maître Macé, bailli de Berry au siège d'Issoudun, est désigné comme :

... la petite Macee D'Orléans, qui ot ma seinture (v. 1210-1211),

on admet que le féminin est injurieux, mais on ne dit pas pourquoi. On conçoit la répugnance de nos collègues à sonder un niveau sémantique « faisandé de révélations piquantes, ou écoeurantes » (t. I, p. 1). Mais la question est de savoir si Pierre Guiraud, par exemple, ajoute à quelques fautes d'étymologie un crime pervers en évoquant la sodomie avec Le Gai Savoir de la Coquille. Il semble que Villon, tout en s'en faisant une idée moins monotone et ennuyeuse que l'érninent grammairien, ne craignait pas d'en évoquer les situations pour faire rire de tel ou tel personnage. Le Testament est-il d'un genre qui exclut les plaisanteries grivoises et les injures obscènes ? Il est vrai que cette trivialité et cette violence, même purement verbale, cadrent mal avec une certaine idée romantique de notre Testament considérant cette poésie à la lumière du regret


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voire du remords. Et n'est-ce pas, au fond, sous l'influence de la théorie jadis formulée par Italo Siciliano que cette édition atténue, au moins dans les huit cents premiers vers, tout ce qui peut sembler d'un style trop virulent? C'est ainsi que l'édition critique se trouve fatalement confrontée avec des questions de littérature qu'il faut trancher.

En effet l'édition d'un poème met en jeu l'idée qu'on se fait du système poétique. Jean Rychner et Albert Henry ont surtout essayé de faire comprendre l'enchaînement des huitains. On trouve d'excellentes remarques en ce sens dans leur commentaire. La cohérence du texte en sort raffermie. En ce qui concerne les pièces lyriques intégrées au dit, l'effort de mise au point est inégal. Le refrain des rondeaux a été développé conformément à des théories qui reviennent régulièrement sur le tapis chaque fois qu'un philologue se laisse séduire par la musicologie. Villon, qui désigne le poème par un nombre de vers qui ne tient pas compte des reprises (« Ce lay contenant des vers dix »), tenait-il vraiment à une telle transcription ? Il a plutôt l'air de chercher des effets de surprise en rattachant le premier mot du refrain à ce qui précède :

Mais que te nuysoit elle en vie,

Mort?

...Voire, ou que vive sans vie...

Mort... (v. 983, 987),

Plus important est de définir la fonction du genre, qui nous semble donnée au vers 974 comme « ung De profundiz », expression à mettre en apposition au mot lay, une fois mis en chant et accompagné au luth. Mais il est d'autres problèmes plus importants. Foulet pensait que certains de ces poèmes lyriques, notamment ceux qui ont été transcrits séparément dans le manuscrit de Stockholm (F), relevaient d'une «tradition de Blois». Si nos éditeurs contestent la chronologie de Foulet, ils semblent accepter cette caractérisation littéraire (t. II, p. 206 et 227). Or on peut juger au contraire que la ballade ci des langues ennuyeuses » et celle de « la Grosse Margot » se séparent sensiblement de l'esthétique goûtée par Charles d'Orléans : le duc se contente d'une grivoiserie plus allusive. On songerait plutôt à la tradition des puys, ces académies bourgeoises, où l'on compose aussi bien des serventois en l'honneur de la Vierge que des sottes ballades. Ainsi quand on cherche à reconnaître, dans l'envoi de la ballade adressée à sa « ehiere rose », un prince courtois, le due d'Orléans ou le roi René (v. 966), on risque de faire fausse route, l'expression « Prince amoureux » étant la désignation rituelle du prince du puy. Reste à comprendre les rapports particuliers de Villon avec cette tradition bourgeoise. Il faut alors envisager l'influence d'un autre milieu, celui des sots, incidemment évoqué à propos du « prince des sots » à qui l'on donne (mais pour quoi faire ?) Michault du Four, au nom faisant bon calembour (v. 1079). A notre avis la clé du langage comme de l'esthétique de Villon se trouve du côté de la sottie, dont il faut comprendre la présence au XVe siècle. On risque d'avoir alors à commenter cette fête joyeuse et carnavalesque qu'est le Testament en termes un peu moins réservés que ceux dont se sont servis Jean Rychner et Albert Henry, tout pénétrés de la Passion d'Arnould Greban. En attendant, une cure d'austérité sous le contrôle de ces deux grands philologues peut être profitable à la critique villonienne. Leur texte est dédié à la mémoire d'Auguste Longnon et de Lucien Foulet. En fait il remplacera le leur désormais, sur nos tables de travail, selon la logique de la recherche littéraire qui connaît peu de véritables révolutions, mais une perpétuelle et lente progression.

DANIEL POIBION.

HENRI REY-FLAUD, Le cercle magique. Paris, Gallimard, coll. « Idées » 1971. Un vol. in-8° de 335 p.

Un livre qui marque un tournant : c'en est fini de la scène médiévale qui s'allonge sur cent mètres, avec sa multitude de a mansions ». Cette conception


COMPTES RENDUS 831

se fonde sur une série de miniatures, celles du peintre Cailleau, qui illustrent le texte de la Passion de Valenciennes (1547), mais Cailleau exécute ses enluminures longtemps après l'événement et projette, selon Henri Rey-Flaud, un espace à l'origine concentré sur une sorte de plan qui lui permet de mettre en valeur chaque détail. L'examen attentif d'autres miniatures (entre autres le célèbre Martyre de sainte Apolline peint par Jean Fouquet) fait ressortir que la spatialité du « mystère » était tout autre : la scénologie médiévale exige le cercle, ou tout au moins un plateau qui se rapproche du cercle. On utilise en effet le terrain dont on dispose : place de ville en forme de trapèze, comme à Mbns, un glacis au pied des remparts, comme à Alençon. Autour de l'aire de jeu, on élève des échafauds : gradins pour les spectateurs en mesure de payer un siège, hourts ou dispositifs en charpente où va se situer tel ou tel épisode ; le hourt ou hourdement est d'ailleurs un emplacement originellement neutre qui reçoit du texte même sa qualification : ce sont les exigences du texte qui lui assignent sa fonction, et il pourra devenir successivement la maison de la Cène, puis le palais de Pilate. Les seuls lieux dénotés une fois pour toutes sont l'enfer et le paradis, par rapport auxquels se définit l'orientation du spectacle.

Il est paradoxal que les places les plus chères soient derrière l'aire de jeu, en sorte que les spectateurs les plus riches voient les acteurs jouer de dos. Tant il est vrai qu'ils vont au spectacle non pour voir, mais pour être vus. La présence des marquis sur la scène, à l'époque classique, est une survivance de cet état de choses.

Faut-il souligner que la scène médiévale, investie de tous les côtés, rappelle l'architecture du théâtre antique et préfigure la disposition du théâtre élizabétain ou du théâtre espagnolau siècle d'or ; l'un et l'autre sont à cet égard les héritiers directs du Kmystère», dont la scénologie n'est abolie qu'après le triomphe du théâtre à l'italienne.

Est-ce à dire que la scène large n'ait jamais existé? Henri Rey-Flaud n'est pas aussi affirmatif : elle a pu être pratiquée à l'occasion, si l'emplacement l'exigeait (ce qui, semble-t-il, s'est produit au moins une fois à Paris). Mais ce qui a dominé est bien évidemment un autre système, qui permettait de rapprocher acteurs et spectateurs et de mieux entendre le texte. Des documents indiscutables établissent définitivement ce point : entre autres des factures de charpentier, qui permettent de calculer la dimension de l'ensemble et donc le nombre de places disponibles. Le « mystère » pouvait se dérouler parfois devant cinq mille personnes. Et il nous arrive même de connaître le tarif perçu à l'entrée : il permettait aux plus humbles d'assister à la représentation, pourvu qu'ils consentissent à ne point disposer de sièges ; on s'asseyait alors à même le sol, au « parterre ».

Henri Rey-Flaud évoque à l'occasion, mais trop vite, d'autres modalités de spectacle : celui des centrées royales », comportant des tableaux vivants sur des tréteaux disposés le long des rues ; ou celui, très proche du précédent, des « mystères » sur chariot (fréquents en Angleterre). Mais l'âge d'or des « fatistes », à qui l'on commandait le texte un an à l'avance, est cette période située ente 1450 et 1550 où la ville monte une Passion selon les normes définies plus haut. Il s'agit souvent d'une cérémonie d'action de grâces, lorsque la communauté urbaine vient d'échapper à quelque catastrophe. Mais ces festivités sont aussi une occasion de prestige et, pour les commerçants de la ville, une source de profits. Toutefois, elles coûtent très cher, et Bourges, au début du XVIe siècle, mettra longtemps à combler le déficit d'une mise en scène trop tapageuse pour laquelle on avait été jusqu'à détourner une rivière afin de rendre plus crédible l'épisode du déluge...

L'ouvrage d'Henri Rey-Flaud, appuyé sur des faits, ne se discute pas. Il anéantit les théories de Gustave Cohen, et c'est tant mieux : assez de ces reconstitutions prétendument archéologiques où l'assistance n'entendait rien de ce


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qui se passait sur un plateau trop vaste et trop lointain. Mais on voudrait que ce livre eût une autre audience. Plus que les médiévistes, ce sont tous les spécialistes du théâtre qu'il faudrait convaincre. Car la mort du « mystère » est aussi la mort d'une certaine théâtralité, celle qui s'adressait au peuple tout entier. S'il reste, au XVIIe siècle, une place au parterre pour les spectateurs les plus modestes, le bâtiment n'est plus conçu pour leur accueil, et le texte ne s'adresse plus à lui. C'en est fini, et pour longtemps, d'un théâtre vraiment populaire.

L'action s'est enfermée dans un local où la scène est désormais coupée de la salle : surélevée, reléguée tout au fond de l'édifice, écrasée par les rangées de loges et de balcons, elle ouvre un monde autre, étranger, exotique, et non cette identité d'univers qui rapprochait les acteurs et le public dans l'anachronisme volontaire du « mystère » médiéval. Celui-ci réactualisait le sacrifice du Christ ou le martyre des saints : la communauté urbaine retrouvait parmi ces Romains et ces Juifs travestis en chevaliers et en prélats un pouvoir dont la critique indirecte conjurait ses propres malaises. Les a fatistes » offraient à leurs contemporains un miroir imaginaire qui ne les détournait pas de leurs problèmes, au contraire ! Le cercle magique est donc aussi cet espace privilégié de réflexion (dans tous les sens du mot) grâce auquel la société de l'époque se jugeait en même temps qu'elle revivait l'éternité toujours présente des vérités chrétiennes. La mort du « mystère ». à cet égard, est la mort d'une théâtralité à la fois réaliste et sacrée. Le spectacle a cessé d'être cérémonial : il n'y aura plus de vrai drame religieux (avant Claudel?)...

Il n'y aura plus de vrai théâtre, si l'on entend par ce mot le théâtre total dont a rêvé Antonin Artaud. A la lumière du livre de Henri Rey-Flaud, on aspire à une révolution à la fois architecturale et scénique, par laquelle s'abolirait la distance entre la salle et le plateau ; on prend aussi conscience d'une tendance confuse des réalisateurs modernes, qui détruisent le dispositif traditionnel comme l'a fait Ariane Mnouchldne. Si les metteurs en scène, si les acteurs, si les auteurs, si les architectes lisaient Le Cercle magique et en méditaient les leçons (non pour cultiver une nostalgie passéiste ni pour revenir à des représentations archéologiques dont l'exactitude sera toujours discutable, mais pour renouveler un art en crise par le retour à une scénologie plus vivante et plus efficace), le message des « fatistes » (auteurs souvent médiocres, dont bien peu ont le talent d'Arnould Gréban ou de Jean Michel) prendrait une autre portée et deviendrait un élément actif de régénération dramatique. Mais l'aire de jeu n'est un miroir d'enchantement que dans le cadre de la fête urbaine, lorsque toute la cité converge vers ce centre fragile qui comble son besoin de loisirs attentifs. Le a mystère » exige une unanimité collective qui est celle de la célébration : aussi est-il condamné à ne se survivre que dans l'ambiguïté de reconstitutions généralement impuissantes à devenir folklore. Leçon pessimiste, mais clairvoyante, d'un ouvrage dont la richesse déborde le cadre de tout compte rendu.

J.-CH. PAYEN.

MARIE DE ROMIEU, Les Premières oeuvres poétiques. Étude et édition critique par ANDRÉ WINANDY. Genève, Droz, Paris Minard, « Textes littéraires français », 1972. Un vol. 11,5 x 18 de XXXVI-177 p.

Ce recueil de vers, publié en 1581 sous la double influence de Ronsard et de Desportes, n'avait connu qu'une réédition à tirage limité dans le « Cabinet du Bibliophile », en 1878, avec une préface et des notes de Prosper Blanchemain. L'étude d'André Winandy rassemble et examine avec un solide jugement critique le peu de données que nous avons sur l'auteur, dont on a même contesté, à tort, semble-t-il, l'identité en prétendant que Jacques de Romieu serait le véritable auteur et aurait imaginé l'existence d'une soeur pour donner plus de piquant à cette publication. L'essentiel est l'étude des sources, Ana-


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crépn, Ovide, Pétrarque, Sarmazar, Ronsard, Desportes et les Paradoxes de Charles Estienne, eux-mêmes repris des Paradossi d'Ortensio Landi. André Winandy publie en appendice, la Déclamation par les femmes de Charles Estienne et le texte correspondant de Landi qui ont inspiré le Brief Discours en vers de Marie de Romieu. Il y ajoute les Vers latins de Sannazar, source de la Complainte de la mort de Nostre Sauveur Jésus-Christ, et le Nihil de Passerai, source des Estrennes à Monsieur le: Maréchal de Retz.

Les notes éclairent avec précision les personnages et les événements évoqués dans les textes. On regrette l'absence d'un index des noms propres, toujours si utile pour les chercheurs. Peut-être aussi aurait-il été possible d'ajouter aux emprunts évidents que les références précises permettent d'identifier, les expressions ronsardiennes pu celles d'autres poètes. En dépit de cette fixation de la langue poétique caractéristique de la seconde moitié du XVIe siècle, les vers de Marie de Romieu gardent, non sans quelque maladresse, une agréable fraîcheur, et se distinguent ainsi de trop d'imitations pédantes dont Marcel Raymond avait autrefois dressé, dans sa thèse, un savant catalogue.

H. WEBER.

Les libertins du XVIIe siècle, Cyrano de Bergerac. Textes choisis et présentés par SUZANNE ROSSAT-MIGNOD. Paris, Éditions Rationalistes. Coll. « Lumières de tous les temps », 1972. Un vol. 13 x 20,5 de XLIX-200p.

Ces extraits de l'oeuvre de Cyrano de Bergerac sont centrés sur Les États et Empires de la Lune et Les États et Empires du Soleil. Ils comprennent également une scène de La Mort d'Agrippine, les lettres Pour les Sorciers et Contre les Sorciers, Contre Soucidas, et la réponse de d'Assoucy.

L'introduction précise et bien informée évoque successivement la vie de Cyrano, ses relations avec les milieux libertins, l'influence de la philosophie padouane sur Naudé et Cyrano, les procès de sorcellerie, enfin les principales sources de L'Autre Monde. Letexte adopté pour les extraits de cette oeuvre est celui de l'édition des « Classiques du peuple » qui modernise légèrement le texte des manuscrits. Des notes brèves et judicieuses donnent à l'ensemble les éclaircissements indispensables, c'est donc une bonne initiation à la pensée de Cyrano. On regrettera toutefois qu'elle n'ait pas eu recours à des études récentes, comme celles de Luciano Erba et surtout de Madeleine Alcover (La pensée philosophique de Cyrano, Droz, 1970).

H. WEBER.

PIERRE DU RYER, Thémistocle. Introduction et notes par P.. E. CHAPLIN. Exeter G.B., coll. « Textes littéraires» n° 6, 1972. Un vol., 14,5 x 21 de XX-90 p., 1 portrait.

L'intérêt de cette tragédie n'est pas négligeable : les thèmes mis en oeuvre (le service d'un prince étranger ennemi de la patrie, la fidélité à la patrie ingrate, le courtisan ambitieux), le dénoûment heureux, les préoccupations politiques d'actualité (Mazarin, Condé), et quelques éclats de passion amoureuse dont Racine se souviendra, tout milite en faveur de cette pièce du creux de la vague. La partie faible : la rédaction et le style, parfois tributaires d'une rhétorique aux creuses répétitions de tours, du fleurie d'images banales et redites sans vergogne (le naufrage). On ne croira pas pour autant que Du Ryer ait écrit des vers faux du point de vue prosodique. Peut-être a-t-il été desservi par ses éditeurs, à commencer par Sommaville, le premier : c'est ce qu'on aimerait voir discuter dans l'introduction ; Miss Chaplin déclare (p, XIX) « Nous avons tenu à reproduire le texte de l'édition originale aussi fidèlement que possible », digne intention, prudemment exprimée, mais nous en ignorons la raison (conformité avec les principes généraux retenus pour la collection où

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paraît cette édition, absence de différences notables avec les éditions subséquentes, conviction acquise — ou démontrée — que Leyde (1649, 1659) et Lyon (1654) ne sont que des contrefaçons de l'édition princeps ?) Nous nous trouvons donc devant un texte sans notes suivi de deux listes de Variantes (p. 79-81) constituée par : a) des Errata, b) les Corrections proposées par les éditeurs du xvrrr 3 siècle, dont il est juste de reconnaître que la plupart relèvent du bon sens (v. 297, 1557, 1684), ç) un feuillet volant de deux Errata ajouté in extremis en page de titre ; mais tout cet appareil (à quoi rien ne renvoie dans le corps du texte) ne rend pas compte de la graphie jusque (v. 182) qui devait normalement être reprise dans les Errata comme une simple faute d'orthographe pour jusques (compte tenu des exigences prosodiques et non, comme se contentent de le faire, sans le dire, ces Errata, de celles de la grammaire du XXe siècle). Il en va de même au v. 1122 où avec doit être orthographié avecque ; inversement (v. 196), jusques doit devenir jusque pour éviter un alexandrin faux de 13 pieds. On aimerait être assuré qu'au vers 234 il faut lire « sans vertu et sans gloire » et non « sans vertus et sans gloire », évitant à peu de frais l'hiatus. Cela est d'autant plus important que, si hiatus il y a, c'est le seul de la pièce. Devons-nous accepter au vers 330 la répétition de rien, alors que la diérèse normale d'ouyr (observée au v. 659) permet de l'éviter ? Au vers 640, la comparaison avec les v. 678 et 682 ne vient-elle pas à la rescousse du bon sens pour proposer la transformation de ferveur en fureur ? D'autre part, le lecteur de bonne foi aperçoit mal l'utilité de l'erratum relatif au v. 185 (p. 79), où l'on répète la leçon du texte. Vétilles ? L'édition de textes est toujours besogne ingrate qui exige minutie et méthode suivant quelques principes simples et clairs. A son défaut, la reprographie (reprint) a le mérite d'exclure toute modification involontaire de l'original et le doute à ce sujet ; si elle n'apporte rien d'autre que le texte, elle fournit une base de départ élémentaire, mais indiscutable, pour des travaux ultérieurs. La solution médiane ici adoptée comporte, semble-t-il, pour l'utilisateur, plus d'inconvénients que d'avantages. Peut-être le principe d'une double re-lecture (adoptée pour la Collection Guillaume Budé) permettrait-il un progrès souhaitable.

JEAN DUBU.

SYLVIE ROMANOWSKI, L'Illusion chez Beseartes. La structure du discours cartésien. Paris, Klincksieck, 1974. Un vol. in-8° de 204 p.

Exécutée avec virtuosité, Voici une analyse structuraliste des oeuvres de Descartes, tant que sa production fut en quête de sa forme — à savoir, jusqu'aux Méditations incluses. On reste un peu étonné que Sylvie Romanowski n'ait pas abordé la question du bilinguisme de Descartes : n'aurait-il pas été intéressant de comparer l'expression latine et l'expression française du philosophe ? Or ici tous les textes sont considérés sous leur forme française sans que soient discutées l'autorité et la qualité de la traduction — question pourtant délicate dans le cas des Regulae : Sylvie Romanowski opte pour celle de la Pléiade, sans justifier autrement son choix. Elle se préoccupe de mettre en lumière la structure sous-jacente à la philosophie, qui, précise-t-elle, n'est pas la pensée philosophique mais ordonne celle-ci (cf. p. 11). Le thème moteur à partir duquel s'organisent et fonctionnent les autres thèmes (la Science et Dieu) est celui de l'illusion. Ce travail ne manque pas d'analyses suggestives, ainsi, par exemple, au sujet des relations auteur/lecteur chez Descartes : entre les premiers écrits et les Méditations, en passant par le Monde et le Discours de la Méthode, le « je » de l'écrivain se dépouille d'une certaine arrogance initiale jusqu'à ce que, finalement, soit aboli tout écart entre auteur et lecteur (cf. p. 134 et p. 174). Dans cet ouvrage à la typographie agréable, deux fautes d'impression pourraient gêner : p. 19, ligne 24 il manque « moins » avant « illustres » (citation) et de même, on lit «de » pour « et » dans la première


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ligne des citations de la p. 57. Après avoir refermé cet ambitieux petit livre on est à la fois désappointé et rassuré d'en conclure que l'analyse structurale nous propose de la démarche du discours cartésien une description qui n'en modifie guère le visage familier : illusion ou erreur, peu importe le mot ; l'essentiel, c'est que l'accès à la vérité est réservé à qui aura su lever l'obstacle créé par les puissances trompeuses.

ELISABETH LABBOUSSE.

JOSÉ CABANIS, Saint-Simon l'admirable. Paris, Gallimard, 1974. Un vol. 20,5 x 14 de 230 p.

. Étonnez-moi !... Le titre merveilleusement nous interpelle. Mais M. Cabanis ne vend pas chat en poche. Au dos de la couverture, le chaland repérera une très classique définition, qui limité la garantie : « On a beau le lire et le relire, pendant vingt et trente ans, on reste étonné. C'est pourquoi il me semble admirable ».

« N'allez pas dès l'abord, sur Pégase monté... » Descartes n'était certes pas mutile. On s'aperçoit bientôt que l'inspiration de M. Cabanis est plus tempérée que ne l'annonçait un titre «éblouissant». Saint-Simon garde ici ses ombres; et l'ironie du critique ne dédaigne pas les vieux blasphèmes. Car les sarcasmes, sinon les éloges, sont de troisième main. Le « boudrillon » n'a pas fini de pulluler.

Aux lenteurs compassées et aux minuties de l'analyse ont été préférées les vivacités de l'essai : le propos de M. Cabanis n'était-il pas d'exprimer ses étonnements ? De là cette écriture à surprises, une nonchalance active, primesautière, qui n évite pas, tant s'en faut, les jeux stupéfiants du Baroque. «Exquise» désinvolture, dont un régent de collège, plus soucieux de méthpde qu'amateur de coq-à-l'âne, serait peu charmé! Encore devinè-t-pn un mouvement de la rapsedie, une cenvergence masquée par les digressicns, une idée maîtresse que suggère l'épigraphe, et qui semble bien être l'a âme » du livre : Saint-Simon rêva toujours de mettre « un intervalle entre la vie et la mert » ; mais, faussement retiré, ce « Piranèse » des labyrinthes de Versailles (p. 14) « ne se déprit jamais du monde et de la cour» (p. 182). Fasciné par le spectacle, et hanté par l'Invisible. On ne s'étonnera donc pas que le dernier quart du livré spit ccnsacré à des personnages qui puissamment l'attirèrent, à des figures plus ou moins « mythiques », sur lesquelles cristallisa diversement cette part de son imagination qui fut en quelque sorte l'âme de sa spiritualité : Beauvillier et Chevrêuse, le duc de Bourgogne, Fénelen, Rancé.

Expert en Saint-Simpn, M. Cabanis est un familier des écrivains, même mineurs, du Grand siècle. Son livre est comme surbourré de citations. Mais une telle science a son revers : lorsque je, songe aux lecteurs non « saintsimonistes », je ne suis pas loin de juger pernicieuse une très cavalière fantaisie, cette façon de citer les Mémoires (ou autres écrits saint-simoniens) comme à la volée, sans nulle référence aux tomes ni aux pages de telle ou telle éditien 1. Quant aux spécialistes, je ne jurerai pas qu'ils retrouveront aisément tous les passages. Pourquoi ne pas épargner aux plus avides lecteurs de longs; tâtonnements? Il n'est pas indifférent de savoir que les dames gagnant et par les derrières» quelque alcôve, et fort anonymement (p. 23), sont Mmes de Rochefert et de Soubise ; que l'esquisse (ibid.) de la marquise d'Heudicourt, « qui se crevait de gourmandise, et qui foirait partout», est extraite des Glandes charges, et non pas des Mémoires, dent le style est généralement plus surveillé. S'il était averti et avait la curicsité, ou la malice, de vérifier les textes, le

1. En revanche, une référence précise à la biographie de Saint-Simon que composa J. Roujon est placée dans le corps du texte :(p. 49). On ne sait pas non plus pourquoi, au bas de la page 61, est signalé un obscur article de 1905, alors que tout ce qui concerne Saint-Simon G'entends quelques livres) est rejeté dans l'appendice bibliographique (assez étonnant fatras)..


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lecteur rectifierait de lui-même la nete marginale de la copie du Journal de Dangeau : « Voilà bien fadement, salement et puamment mentir à pleine gorge s.

En ce qui concerne les autres sources, on acceptera plus volontiers l'indétermination. Trente témoins et davantage (de Primi Visconti à Bossuet, du curé Hébert à Duclos) sont cités, et quelques anonymes 2. Étant données les dimensions de l'étude, c'est évidemment. beaucoup. Quelque lumière qu'on puisse tirer des comparaisons, certains lecteurs eussent préféré peut-être que SaintSimon fût maintenu en sen rang : il est quelquefois périlleux, et pas seulement dans les premptipns du Saint-Esprit, d'asspcier a le chien, le chat et le rat ». Et puisque nous retrouvons apparemment le bestiaire saint-simonien, oserai-je avouer que sept pages (p. 41-48) sur le « cirque » de Versailles me semblent y faire la part trop grande à l'animalité ? que la plupart des exemples proposés avaient été déjà relevés par la critique universitaire 3, et que les autres exemples ne sont guère concluants ? « Être au poil et à la plume », c'est là une dé ces images cynégétiques que ne déteste pas l'auteur des Mémoires (non plus que les aristocrates de son éppque), mais auxquelles il ne convient pas de faire ici un tel sert (non plus qu'à certaine métaphore très usuelle : « entendre une fourmi marcher »). L'« endroit des mouches » renvoie au bestiaire, et aux manies, du duc de Beurgpgne. Dans les écrits saint-simeniens, je n'ai ppint aperçu la « mâchoire d'âne » de l'évêque Aubigny 4 : il s'agit là d'une locution familière où le zoomorphisme est singulièrement dégradé 5. Non, quand nous lisons les Mémoires, nous ne sommes pas « accablés par toutes ces bêtes » : elles grouillent un peu moins que dans la correspondance de la Palatine ou le Chansonnier, infiniment moins que dans les Fables. Et l'ouvrage de Taine n'autorise pas à affirmer que Saint-Simpn transforme la Cour en « basse-ceur ou chenil ». La métamerphpse, la création est d'un autre ordre.

J'allais dire la vision. Mais il paraît que « le regard de Saint-Simon est le pont aux ânes des critiques » (p. 57). Depuis Soulavie et son Observateur véridique (1788) ; depuis Sainte-Beuve... « Pas si voyeur que cela», je le veux bien : Saint-Simon a plus entendu qu'observé (et lu plus qu'il n'a entendu !), Mais qu'était la « métamorphose » évoquée tout à l'heure ? Cette critique du regard, laquelle, comme toute autre, peut avoir ses outrances, ne tend nullement à réduire la vision à l'observatien. Qu'pn qualifie, si l'en, veut, d'intérieur le regard de Saint-Simon (ou de Balzac, autre « visionnaire »,..) ! Personne n'eut jamais la naïveté de réaliser la métaphore 6. Nul besoin de se référer à Paul Klee pour affirmer que l'art a ne rend pas le visible », mais « rend visible » ; ni à Proust, moins encore à Boileau, pour affirmer que la littérature de SaintSimon est d'aberd, et peut-être essentiellement, une peinture, « Pilleur et fabulateur », il neus fait assister à la scène du reteur en grâce de Catinat « comme s'il y était » (p. 71). M. Cabanis parle d'or : toute l'esthétique, teute la création, la vision même du mémorialiste tiennent dans ce comme si. Un récit ׂ« criant » de vérité (p. 61), « le plus parlant des tableaux » (p. 60), l'a image déformée » qui fait « vivre » (p. 62-63) attestent l'admirable efficacité d'un regard, c'est2.

c'est2. Un mémorialiste » (p. 37) ; « une lettre » (p. 74) ; « on écrivit » (p. 77 ; c'est-à-dire que M. de Coulanges écrit, le 3 janvier 1696, à Mme de Sévigné...).

3. Pour ne pas remonter plus haut (jusqu'à la thèse de P. Adam), je citerai la thèse de D. Van der Cruysse, Le Portrait dans les Mémoires du duc de Saint-Simon, Nizet, 1971, p. 213-220.

4. « Châteaurenault, comme l'abbé d'Aubigny, futur évêque de Rouen, sont des buffles, et le dernier des deux montre, ce qui n'arrange rien, une mâchoire d'âne » (p. 44). Evêque de Noyon, celui-ci fut en 1707 archevêque de Rouen.

5. L. Lecestre (t. XXX, p. 178, note 1, de l'édition Boislisle), rappelle, à propos de « cette mâchoire de Bezons », la définition du Dictionnaire de l'Académie (1718) : « On appelle un homme pesant et ignorant mâchoire d'âne s. Hugo s'en souviendra.

6. Saint-Simon, selon Sainte-Beuve, éclaire ses modèles « à sa lampe dé nuit » ; ce qui est aussi une image.


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à-dire d'une imagination indisspciable d'un style. Et l'pn félicitera le critique de n'ayeir pas tout à fait évité le pont aux ânes.

Ne bousculant les idées reçues que par goût du paradoxe (p. 95 : un Louis XIV « progressiste », « démecrate » ?...), M. Cabanis donne, à tout prendre, une assez juste idée de Saint-Simon politique. Oubliant la définition cartésienne, s'étonnera-t-on que Saint-Simon le ridicule fasse mieux que «pointer» 7 ? Du moins n est-il pas inopportun de nous mettre en garde contre les escalades du sublime : quelle que soit la beauté de ses indignations, les pages « dispersées » où Saint-Simon rend comme palpable la misère du peuple n'emportent pas la balance, quand on y oppose la « masse des écrits où il est question 1 de bonnet, de cérémonial, etc. » (p. 135). Même ou surtout quand il s'agit de Sâint-Simpn, un historien des idées doit fuir la démesure.

«L'admirable », c'est évidemment l'artiste, l'écrivain. Et M. Cabanis signale à son tour l'étrangeté d'un amalgame stylistique associant l'exubérance et une « incomparable concision ». D'excellentes suggestions 8, de trop rares analyses font regretter que l'étude n'ait pas été davantage axée sur cet aspect de la création proprement littéraire, et que, ferveur ou panneau, verve indiscrète ou désir d'épater la galerie (des fanfarons de créativité, « en devine la titillatipn »...), aient été astiqués, tout flambant neufs, de vieux slegans. Saint-Simon, on le croit bien, « n'avait rien d'un écelier de Boileau » (p. 127). Est-il nécessaire d'ajouter : « dont nous subissons encore les disciples»? et d'asséner : «Mais nous savons, nous autres, qu'écrire est jeter son bonnet par-dessus les mou- , lins » ? L'auteur de l'Art poétique proscrivait « le langage des halles »... Mais qui sengerait, en lisant Saint-Simpn, et Saint-Simpn spngeait-il, en faisant par exemple le pertrait de la princesse d'Harcourt, à l'Art poétique ? Est-ce bien lui d'ailleurs, qui, dans sa copie du Journal de Dangeau, et à propos de Boileau, a écrit, ou dicté : « Tous les satiriques de professien louent bassement les gens en place et en faveur » 9 ? Comme il est précisé dans l'édition Boislisle 10, cette Addition « n'est pas transcrite de la même main que les autres ». De l'utilité de la critique attentive, érudite !... 11. A supposer qu'il n'y ait pas d'interpolation 12, il ne sera pas superflu de rappeler que le mémorialiste a fait par deux fois, et sans réserve aucune, l'éloge du «célèbre poète», lequel ne détestait pas Port-Royal, et dont le génie n'était pas, tout compte fait, sans rapport avec un aspect du génie de Saint-Simon.

Celui-ci, en tput cas, n'est pas plus éleigné de Bpileau qu'il ne l'est de Destpïevski : « le seuterrain » (?) de Versailles .13 n'annonce pas précisément la Maison des morts. Certes, l'imagination dpit avoir son rôle dans une critique « créatrice » ; mais non pas les audaces de la facilité, les outrances de l'à peu près, les hypothèses invérifiables, les rapprochements incongrus 14. Tout

7. V. p. 88, 94 (« féodal, c'est-à-dire dépassé » ), 96.

8. Il en est aussi de contestables ; p. ex. ces « brocarts » et « brocards », de la p. 15. 9.V. p. 131.

10. T. XX, p. 381-382.

11. « L'objectivité érudite, c'est la mort » (p.. 63).

12. Dans mon étude, Les Additions de Saint-Simon au Journal de Dangeau, p. 292, note 131, je n'ai pas cru devoir retenir cette hypothèse. La phrase ne « sent » pas son Le Dran ( v. ibid., p. 30 sq. : «Les ratures et les interpolations »). A supposer qu'elle soit bien de Saint-Simon, il convient de remarquer que Dangeau échauffe la bile.de notre «mauvais chat »,. lequel égratigne « au sang » tout un chacun. Mais dans l'esprit de Saint-Simon, l'honneur de Boileau, de l'homme comme du poète, « surnage ».

13. P. 67 : « le "souterrain", dit Saint-Simon, devançant Dostoïevski».

14. Le chevalier- de Rancé ,«. ressemblait tant à M. de la Trappe, que je dirai sans scandale que j'en devins amoureux, et qu'on riait de voir que je ne pouvais cesser de le regarder. Ses propos ne sentaient le vieillard que par leur sagesse [etc.] ».. Et M. Cabanis commente : «On devine la titillation de nos critiques, et tout ce qu'on en pourrait tirer » (p. 58). Je crois avoir lu à peu près tous les livres et articles consacrés à l'auteur des Mémoires : je n'ai jamais soupçonné une telle «titillation ». Et d'une psychocritique de la gaudriole; je ne vois pas l'urgence.


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grimaud se récriera sur les horreurs des mariages à la mpde de l'ancien temps, sur l'« absurde » hérédité menarchique (p. 86). Un lecteur mcderne des Mémoires peut rêver de l'ancienne Église, comparer la liturgie moderne aux enchantements du latin. La Varende plaisantait sur la locution « en croupe » : si l'on n'a pas le goût difficile, l'on s'esclaffera sur la queue du cardinal Borgia I 5, ou sur le rot de la fille du Régent, princesse des Asturies 16. Mais il est des manières plus sûres, sinon de faire florès, du moins d'entrer dans l'esprit d'un auteur, ou d'un temps.

Ce livre vient à son heure. Il contribuera à faire connaître l'un de nos grands mémprialistes. Laissant au P. Daniel ses « patins de jésuite », j'en aurais dit cependant plus de bien, si n'avait proliféré l'hyperbole. On peut, sans s'en douter, avoir « en croupe » un malin génie. La fée Publicité n'a pas manqué de suractiver un titre et surestimer un livre en eux-mêmes assez étincelants. « Un admirable livre » ?... Un séduisant amalgame de science et d'impressions, une étude brillante, enlevée, bien écrite I7 ; une alerte « lecture », Il est des images autrement déformées et des regards moins pénétrants, Ce n'est pas un mérite mineur que d'attirer un public vers l'une de ces « belles choses qui ne se font plus », de convaincre les admirateurs de Vian, Bernanos, Proust... et les « écoliers » de Boileau, s'il en reste, qu'ils trouveront plaisir à Saint-Simon.

YVES COIBAULT.

JOSÉ-MICHEL MOUREAUX, L'« OEdipe » de Voltaire, introduction à une psycholecture. Paris, « Archives des Lettres Modernes », n° 146, 1973 (4). Un vol. 13,5 x 18,5 de 112 p.

L'importance de l'OEdipe de Voltaire a déjà été soulignée par M. Ridgway du point de vue politique et par M. Pomeau du point de vue religieux. M. Moureaux neus en propose une lecture qui s'inspire de la psychocritique. Avec raison, il montre que l'auteur a fait oeuvre originale par rapport à Sophocle et à Corneille ; mais bien qu'il ait longuement mûri son projet, il n'est jamais parvenu à supprimer le défaut majeur de sa pièce, qu'est son manque d'unité. Ce défaut technique, Voltaire l'attribue tantôt au manque de matière, tantôt aux exigences des comédiens qui lui ont imposé une intrigue amoureuse entre Jpcaste et Philpctète. Raispns insuffisantes, selen M. Moureaux, qui voilent une nécessité plus profonde dont l'explication ressortit à la psychanalyse.

La succession de deux intrigues dans une même pièce décrirait deux situations oedipiennes liées entre elles par une rivalité fraternelle arbitrée par le père. Les deux frères Philpctète et OEdipe entrent en cenflit peur la ppssessien de la mère. Le premier a tenté de sublimer sen ampur incestueux en amitié peur Hercule qui lui a enseigné la maîtrise des sens ; l'identificaticn au père idéal n'est cependant pas pleinement réussie, puisque Philoctète ne cesse d'aider Jocaste, OEdipe, en revanche, pour avoir usurpé le pouvoir et les prérogatives du père, est

15. P. 16. Un mot de M. de Confians au cardinal de Luynes est davantage dans l'esprit du XVIIIe siècle. Le premier témoignait sa surprise d'avoir vu porter par un chevalier de Saint-Louis la queue du cardinal : « Apprenez, Monsieur », répondit le prélat, « que le caudataire que j'avais avant celui-ci était un homme de votre maison, de votre nom. — Ah ! vraiment, je le crois, repartit M. de Confians, il y en a tant qui tirent le diable par la queue » (lettre inédite de Mme du Deffand, qu'a bien voulu me communiquer M. P. Alayrangues).

16. P. 28 : « Un peu d'air frais était passé à la Cour d'Espagne ». Bussy disait de MraB de Monglat que « l'air qu'elle soufflait était plus pur que celui qu'elle respirait ».

17. Etant bien entendu que l'auteur ne veut point être, moins encore paraître « un sujet -académique ». Point de style sans un zeste de trivialité ! Mais n'est jeté, tout au plus, « pardessus les moulins » que l'imparfait du subjonctif. — Il faut lire Lanjamet (p. 42 et 44), Marquis de la Salle (89), Benavente (99), Brempnd (112, 142), Saint-Géran (141), Brancas (151), J. Orcibal (157, 167), P. Bliard (192).


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sévèrement châtié par lui. L'unité secrète de la tragédie repose donc sur le jugement de Laïus, protagoniste invisible mais omniprésent, qui tranche le conflit entre les deux frères : au cadet Philpctète, injustement scupçonné du meurtre du père, il offre en compensation pour son renoncement à la mère, le châtiment d'OEdipe, l'aîné criminel et incestueux. L'apparente dichotomie de la pièce reproduirait les conflits latents de Voltaire lui-même aux prises à la fois avec son père et son frère aîné; elle témoignerait de.l'effort par lequel Voltaire tente vainement de s'arracher à la fixation maternelle en recherchant l'identification à un père idéal.

L'ouvrage de M. Meureaux stimule la réflexien. Il parvient mal à convaincre que l'amour de Philpctète pour Jocaste soit incestueux, et qu'OEdipe soit l'aîné de Philoctète, lequel aurait pu être son père,

J. SPICA.

BETTE GROSS SILVERBLATT, The Maxims in the Novels of Duclos.

The Hague-Martinus, Nijhoff, « Archives internationales d'histoire des idées », Séries minor : 2, 1972. Un vol. 24 x 16 de 159 p.

Cette étude sur Charles Duclos probablement, écrite en 1969 (au vu de la bibliographie qu'elle présente) et publiée seulement en 1972 arrive bien tard. Elle ignore les plus récents travaux sur Duclos.

Le titre ne paraît guère en relation avec le contenu, sinen très partiellement ; il est vrai qu'un tiers de l'ouvrage est constitué par un relevé exhaustif qui ne s'imposait guère (le simple renvoi à l'oeuvre aurait suffi) de ce que l'auteur appelle des maximes, alors qu'on y découvre des portraits, des observations d'ordre sociologique ou historique, etc. — Un index thématique eût été préférable et plus utile, pour les « duclosiens », que l'index des noms propres cités dans l'ouvrage, d'autant plus qu'on y voit de regrettables erreurs : Fréret pour Fréron (p. 12), Jaunillant ou l'enfant jaune pour Faunillane ou l'infante jaune, (p. 11). Il est vrai que dans son Introduction to Duclos (21 pages hors-sujet), Bette Gross Silverblatt se réfère à des textes de seconde main qu'elle lit mal d'ailleurs ; ainsi, le libellé des légendes accompagnant les gravures illustrant Acajou et Zirphile souffre de transcriptions fâcheusement fantaisistes : naines au lieu de mains (4e), la fée Vicieuse (!) au lieu de la fée Envieuse (7e). En 1973, l'année du Colloque Duclos de Rennes, Acajou et Zirphile a fait l'ebjet d'une intéressante étude à l'Université de Haute-Bretagne. Voilà qui répare l'abstention des critiques signalée par l'auteur (p. 14) à propps de ce conte de Duclos qui n'a pas été écrit en 1774, comme on le lit p. 11, car à cette date, Duclos était mort depuis deux ans ! Enfin, la paternité de l'Essai sur les Ponts et Chaussées ne saurait être aussi légèrement enlevée à Duclos, même en se référant à Paul Meister... Et de La Chalotais, pas un mot. Pourqupi?

L'Histoire de Mme de Luz, elle aussi, a fait, en 1967, l'objet d'une étude critique avec index thématique. L'auteur l'ignore. On apprend toutefois qu'un pointage statistique permet d'attribuer 20 maximes à Mme de Luz, 7 à Saint Géran, 11 à Thurin, etc., que l'on peut classer en fonction de trois systèmes : un système de valeur chrétien ; un système nihiliste, hédoniste et égocentrique ; un système humoristique, relativiste et pragmatique — ce qui n'est certes pas sans intérêt — sauf qu'il peut paraître excessif de dire que Mme de Luz adopte toujours un système traditionnel de valeurs dites chrétiennes : ne réclame-t-elle pas la grâce de. son mari d'une manière inique ? et sa vertu n'est-elle pas réduite à la seule chasteté ?

Bette Gross Silverblatt a le goût des classifications : Les Confessions du Comte de eoe offrent 23 portraits de femmes rangées en trois catégories : la coquette, la fausse-dévote, le bel-esprit (p. 62). Depuis l'édition critique de Laurent Versini, heureusement citée, mais peu exploitée, la typolpgie féminine chez Duclos a été affinée. Mais surtout, l'on se démande quel rapport il y a entre une telle


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classification et le sujet annoncé par le titre : était-il bien indispensable de se consacrer au relevé systématique des « maximes » des romans de Duclos pour arriver à la simple conclusicn qu'elles constituent le véhicule de l'analyse des relations entre hommes et femmes ou des différences entre leur éducation !

Le meilleur de l'ouvrage, on le trouve finalement dans l'analyse de certains portraits de persennages, tel celui de la Marquise de Retel dent Bette Gross Silverblatt a su saisir la pensée libertine.

JACQUES BRENGUES.

FRANCIS FURLAN, Casanova et sa fortune littéraire. Éd. Guy Ducros, 33 Saint-Médard-en-Jalles, près Bordeaux. Coll. « Tels qu'en euxmêmes », 1971. Un vol. 12 x 21 cm. de 172 p.

M. Furlan rappelle les faits saillants de la biographie de Casanova et nous apporte l'historique de la publication de ses oeuvres, des avatars de la critique et d'une fortune littéraire curieuse tant à l'étranger qu'en France. Il situe Casanova dans son temps, plus précisément dans celui que les Mémoires ont fait revivre. Il s'attarde comme il convient sur ses rapports avec Voltaire, Rousseau, Benjamin Franklin et le cardinal de Bernis, sur son passage à Paris, à Londres, à Varsovie, à Dresde, à Hambourg et à Rome, sur ses activités de traducteur et de journaliste assez peu connues, sur ses ambitions d'homme de théâtre, de poète, de philosophe. A bon droit il insiste moins sur l'aventurier par trop célèbre qui passa quinze mois sous les Plembs à Venise et sur le charlatan épris d'cccultisme mais mal initié à la Cabale. Par contre il s'efforce de suivre à la trace la réputation de Casaneva à travers les epinipns de Stendhal, de Musset et de Sainte-Beuve et de par le mende. Il neus fait connaître l'accueil qui lui fut fait en Angleterre, en Autriche, en Italie et en Allemagne et comment après une période de déclin il est redécouvert en France sous la Troisième République à un mement où les Mémoires sont diffusés par toute l'Europe. L'attitude des Symbolistes et des décadents envers lui est étudiée et nous retrouvons Casanova devant l'histoire, la presse et l'écran. Mais de façon assez inattendue le cinéma d'après-guerre n'a pas su lui rendre justice, ni même tirer profit des nombreuses interprétations d'une persennalité fort riche. D'utiles extraits tirés des critiques les plus en vue viennent illustrer le propos de M. Furlan. Son bilan est imposant et la diversité des appréciations troublante. Celle-ci ne s'explique pas uniquement par les réactions d'une Angleterre puritaine et victorienne, ni d'une France avide de sensations et engouée de libertinage. Ce qui nous semble manquer à l'ouvrage très utile de M. Furlan, c'est un jugement d'ensemble, une synthèse ou, le cas échéant, une interprétation personnelle. Mais nous tenens en main les decuments principaux avec une bibliegraphie critique qui retiendra l'attenticn des spécialistes.

Giacomo Girolamo Casanova — et décidément pas le Jean-Jacques Casanova de certaines éditions françaises (question que M. Furlan n'a pas élucidée) — est un franc-maçon comme le neveu du Prince de Ligne et descendant de Wallenstein, le comte de Waldstein, auprès duquel il passa ses dernières années comme bibliothécaire consacrant le meilleur de son temps à rédiger ses Mémoires.

Jadis vilipendé et honni par les gens de bon ton, épouvantail des jeunes filles, il est aujourd'hui admiré pour sa sincérité et pour ses talents de conteur. Mais la critique nous fait croire que Casanova est plus exact qu'on ne pense, malgré de nombreuses confusions portant sur les dates, des fautes de mémoires ou des erreurs commises à bon escient pour dépister ses contemporains et ne pas faire tort à des personnes vivantes. Sans témoigner l'exactitude historique remarquable de J.-J. Rousseau, il est véridique dans ses récits. On est bien loin aujourd'hui du libertin satanique qu'ont cru entrevoir les romantiques ou même du libertin calculateur et froid que R. Vailland a mis en vedette dans ses travaux sur Crébillon fils et Laclos.


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Malgré sa prolixité Casanova se révèle un excellent conteur, même dans le style peu châtié et informe du texte authentique que nous a fait connaître la maison Brockhaus après un long délai. Cest ce texte que nous trouvons dans l'édition intégrale de l'Histoire de ma vie que nous ont procurée M. et Mme Hûbscher (F. A. Brockhaus, Wiesbâden, et Pion, Paris, 1960-62, 12 vol. en 6 tomes). Trop souvent les maisons d'édition reproduisent le texte corrigé de Laforgue (1826-38, 12 vol.) qui a donné à Casanova un style XIXe siècle qui n'est pas sans rappeler Musset. Nous manque encore, toutefois, une édition critique annotée qui tiendrait compte des recherches les plus récentes (y compris les fragments inédits des Mémoires publiés dans les volumes V, VI, XI et XII des Casanova Gléanings) et qui remplacerait avantageusement l'édition en douze volumes des Mémoires réalisée à la Sirène, sous la direction de Raoul Vèze de 1924 à 1935. Que Casanova ne soit bon écrivain ni en français ni en italien, n'est pas pour nous surprendre. Mais il a une certaine allure, et si on lit aujourd'hui ses 3 000 pages ce n'est certes pas pour leur contenu érotique, mais en raison de ses, dons de conteur. Si l'on veut connaître le vrai Casanova, dépourvu de sa légende, il convient de se reporter à la biographie de J. Rives Childs et aux Casanova Gleanings qu'il a fondés. M. Furlan a bien dégagé l'essentiel dans les quelques pages qui lui ont été accordées mais il nous laisse sur notre soif. Il faudrait encore faire ressortir par des recoupements judicieux les faits saillants d'une vie trépidante et d'une oeuvre considérable pour présenter au public d'aujourd'hui la figure curieuse d'un cosmopolite au siècle des lumières, quand le français était la lingua franca de l'Europe. Nous attendons surtout une thèse solide sur l'oeuvre italienne et française d'un auteur qu'il convient toujours de situer dans un cadre historique, celui qu'il a lui-même largement contribué à nous faire connaître.

ROBEHT NIKLAUS.

Théâtre du IXVIIIe siècle, tome II. Textes choisis, établis, présentés et annotés par JACQUES TRUCHET. Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1974. Un vol. 11 x 17,5 de 1 572 p.

Dans ce second tome M. Truchet présente quarante ans de théâtre répartis en quatre périodes : la guerre de Sept ans, p. 1-444 ; la fin du règne dé Louis XV, p. 445-886 ; le règne de Louis XVI, p. 887-1024 ; l'époque révolutionnaire, p. 1025-1358. Trente-trois pièces et vingt-deux auteurs, de Diderot à PigaultLebrun... On sent qu'il lui a coûté de laisser dans l'ombre d'autres oeuvres, comme le Spartacus de Saurin ou le Caius Graçchus de Marie-Joseph Chénier ; mais tel quel, son choix paraît parfaitement convaincant : on l'approuvera pleinement d'avoir retenu deux charmants divertissements de Favart, beaucoup moins innocents d'ailleurs qu'on n'aurait pu croire 1 (Les Trois Sultanes et L'Anglais à Bordeaux), d'avoir demandé une importante contribution à Collé et à Carmontelle, les maîtres successifs du « Théâtre de société » (p. 559-778), comme d'avoir négligé les pâles comédies que les Français représentaient vers 1780, pour aller chercher aux Variétés amusantes Les Battus paient l'amende de Dorvigny, et Jérôme Pointu, d'Alexandre-Louis Bertrand Robineau, dit Beaunoir. A la fin du recueil Les Rivaux d'eux-mêmes reprennent la tradition de la guerre en dentelles : ils illustrent « le retour à la frivolité qui caractérise le Directoire » ; en tournant une page on les voit succéder à Charles IX, et Oxtiern, à L'Ami des lois du girondin Laya, d'où continuent de monter le bruit et la fureur d'un 2 janvier 1793 ; « enfin », si l'on ose dire, au Jugement dernier des rois, que le critique rend à l'histoire de notre théâtre et de notre culture en démontrant qu'« il n'est plus possible de (le) tenir pour un accident, ni pour

1. Ils ont largement contribué à accréditer une certaine image de la France du XVIIIe siècle, qu'on s'est longtemps transmise en oubliant ses origines/ et rempli un rôle idéologique très important, dont il sera question plus bas.


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une inclassable bizarrerie ». Jacques Truchet a tout fait pour qu'on apprécie pleinement chacune de ces pièces dans le contexte de sa création. L'établissement du texte et la collation des variantes ont donné lieu à un travail exemplaire, dont on oublie aussitôt l'étendue pour en admirer l'efficacité. Chaque fois le choix de l'édition de base est justifié par des raisons particulières, et dans plusieurs cas, grâce à des manuscrits de la Comédie Française, apparaît le texte de la première représentation, reconstitué sous les ratures 2. Parfois aussi le recours aux journaux ou aux correspondances â fourni des renseignements sur un passage perdu 3 ou des modifications souhaitées par l'auteur 4. Presque toujours les textes liminaires ont été maintenus ; en cette seconde moitié du XVIIIe siècle, ils sont en général d'un très grand intérêt 5, parfois beaucoup plus audacieux que la pièce qui les a suscités, ou bien doués d'un pouvoir créateur : on pense à L'Ecossaise, traduite de M. Hume « par Jérôme Carré, natif de Montauban », tendre et féroce mystificateur; au Fils naturel, dont le proloque et l'épilogue font un poème unique dans son genre, un mémorial, ambigu, d'une extraordinaire intensité. Les notes d'éclaircissement sont sobres et précises 6, l'étude des sources fixe des tons et des dons ?, et chaque auteur dispose d'une bibliographie et d'une notice biographique où l'on découvre une figure et un destin : Dorvigny, le plus étonnant des fils de Louis XV ; Mme de Genlis, « révolutionnaire », « ennemie des philosophes », dame d'honneur et aventurière ; ou cet « homme si sympathique », ce Michel-Jean Sedaine, « dont la vie fut si parfaitement édifiante qu'elle a l'air de sortir d'une de ses pièces ». L'ensemble des textes illustre remarquablement l'Introduction générale 8. Tout en décrivant des oeuvres dans leurs caractères particuliers (le sel gaulois de Collé, les légères audaces de Favart, maître de la manière souple, le pointillisme de Carmonteïle, le « moralisme à éclipses » des personnages de LouisSébàstien Mercier), les notices contribuent aussi à restituer de grands courants ou le climat d'une époque. Ainsi Le Fils naturel annonce à la fois Dumas fils et Musset, tandis que L'Ecossaise se situe « dans la tradition d'un théâtre d'atmosphère anglais dont Chatterton devait être le chef-d'oeuvre ». Des comédies aussi diverses que Les Moeurs du temps, Heureusement et La Gageure imprévue laissent apparaître « la société corrompue » et désenchantée, le « triste, monde », aristocratique, de 1760. Dix ans plus tard, « le tiers état est en marche » : avec une « âpreté singulière », L'Enfant gâté de Mme de Genlis évoque « une double aliénation, celle des classes inférieures » et « celle qui s'attache à la condition féminine », « chez Carmonteïle les nobles mêmes ont l'air bourgeois »... Autour de 1780 se produisent des phénomènes troublants : sous la guignolade des Battus paient l'amende nous ne saurions manquer « de percevoir l'écho pathétique de la condition des classes les plus défavorisées dix ans avant la Révolution ; or aucun témoignage ne permet de soupçonner qu'il soit entré dans le succès de la pièce aucune arrière-pensée de ce genre ; on a

2. Pour L'Anglais à Bordeaux, Les Moeurs du temps, Le Philosophe sans le savoir, La Veuve du Malabar (variantes particulièrement intéressantes) et L'Ami des Lois.

3. Les derniers vers des Philosophes, p. 1395.

4. Voltaire, pour L'Ecossaise, p. 1403.

5. Voir I'Épître dédicatoire du Père de famille et la préface de La Brouette du vinaigrier, mais aussi beaucoup d'autres textes moins connus ou plus modestes, de Collé à Sylvain Marécbal.

6. A ce propos, un léger point de désaccord : quand Géronte, s'écrie dans la scène xu des Moeurs du temps, de Saurin (p. 274) : « Ma soeur, j'ai lu quelque part qu'il n'y a de vrais plaisirs que ceux du peuple, etc. », nous inclinons à penser qu'il fait allusion, non pas à Rousseau, mais au Marivaux de L'Indigent Philosophe.

7. Accessoirement, p. 1413-1414. 1429-1434, 1565, elle permet aussi de comprendre ce qu'une oeuvre comme les Contes moraux de Marmontel a pu représenter pendant plus de quarante ans.

S. Un bref résumé en a été donné dans le compte rendu du tome I, R.H.L.F., mai-juin 1974, p. 508-510.


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ri, c'est tout ». Et dans ces années-là, les robins couraient applaudir Jérôme Pointu, et les nobles, Le Mariage de Figaro !

Le plus éminent mérite du théâtre de ce temps ne serait-il pas dé nous plonger dans l'histoire ? Tout s'enflamme, aux lendemains de l'attentat de Damiens ; le pâle Palissot trouve des accents vengeurs pour dénoncer « la secte impérieuse des philosophes », mais l'interdiction d'une pièce peut devenir une affaire d'État; la création d'une tragédie, l'occasion d'une « intense politisation ». M. Truchet montre avec force quel a pu être le retentissement de la guerre de Sept ans dans l'idéologie de l'époque : on s'apprête, de partout, à s'élever contre l'absurdité des guerres, et, par compensation, on élabore toutes sortes de rêves sur la mission,civilisatrice de la France. Tandis que le petit héros de Rochon de Chabannes lance « le mythe du hussard », Favart tend à ses compatriotes un miroir complaisant : libres et gais, ils n'ont pas à craindre d'être taxés dé légèreté, car tout est humain chez eux, jusqu'au « petit nez retroussé » d'une favorite. Si tous les peuples du monde voulaient se donner la main (L'Anglais à Bordeaux, ronde du Divertissement)... Dans le climat exalté du Siège de Calais de Belloy célèbre les premiers « martyrs » du patriotisme, et, sept ans après la perte de l'Inde, Lemierre attribue nos conquêtes coloniales au « zèle » humanitaire des «chevaliers français». On retrouvera les «chevaliers français » jusque dans le Charles IX de Marie-Joseph Chénier, et dans un de ses grands moments (la fin du premier acte). Mais il serait profondément injuste de s'en tenir à des images d'Épinal, car il est peu d'époques où se soit affirmée une telle volonté d'« utilité», «morale» ou politique; elle ne fait que s'exaspérer, du Fils naturel à Mélanie, de Chénier à Laya et Sylvain Maréchal : du mémorial à la « prophétie » ! II serait vain de vouloir résumer les débats qui nourrissent ce théâtre : ne concernent-ils pas, entre autres, l'alternative du nationalisme et du cosmopolitisme, la condition des femmes, les rapports familiaux et les relations sociales, « l'honneur », les vocations, la liberté de conscience, les préjugés et le pouvoir de «l'usage» ? Mais certaines évolutions sémantiques nous permettent d'assister plus commodément à une profonde transformation culturelle, puisqu'on remarque dans les années soixante la promotion du mot « génie » et l'avènement de la notion de « bonheur » (c'est ici ce qu'on pourrait appeler le côté Diderot de la littérature de la seconde moitié du siècle 9) ;■ autour de 1770 l'extraordinaire montée d'une triade : « nature », « utilité », « humanité » ; et dans toute cette époque, l'importance d'une notion comme celle de « liens » 10. On ne parle plus guère du «public», mais de l'« opinion » ou de « l'esprit public » ; la « solitude » devient une malédiction, tandis que le « recueillement », où l'être concentre « ses sens » (La Harpe) ou « ses moyens » pour une nouvelle prise en charge de soi-même, commence à remplir un des rôles qu'on attribuait traditionnellement à la «rêverie». Ces mots sont tout à la fois des alibis, des slogans, des signes de ralliement, l'expression d'obsessions, de tensions et d'espoirs : lieux d'un non-dit ou d'un dit trop facile, enjeux d'une obscure recherche ; éléments d'un champ d'action. Il s'agit bien d'une pensée nouvelle, ou d'idées «neuves en Europe », quand Dominique fils, s'écrie dans La Brouette du vinaigrier (H, 2) : « Il n'y a qu'un bonheur sans réserve qui puisse me toucher», ou le curé à la fin du premier acte de Mélanie :

9. Pour une fois nous ne serions pas tentés de souscrire sans réserve aux réflexions de M. Truchet : le théâtre nous paraît représenter l'introuvable pan de la littérature des dernières décennies du siècle que Rousseau n'a pas, ou presque pas, influencé.

10. Pour ne prendre que ce mot en exemple, il permet de confronter utilement les réflexions de Diderot, Chénier et Laya sur la bienfaisance (p. 42, 1031 et 1279), Palissot sur la maternité (p. 154), Favart sur la sensibilité (p. 377) et la paix (p. 479), Sedaine sur le commerce (p. 531), Palissot et de Belloy sur le patriotisme (p. 190 et 494), La Harpe sur la vraie piété (p. S13), Lemierre sur l'humanité (p. 813), Louis-Sébastien Mercier sur « la fraternité naturelle » (p. 889-890), Laya sur les lois (p. 1285) !


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« Le malheur corrompt tout dans les coeurs abattus ; Et la rendre au bonheur, c'est la rendre aux vertus. »

Et comment comprendre le fonctionnement dramaturgique du Père de famille si l'on ne se soucie pas de savoir ce que Diderot mettait derrière ce mot si « banal » de bonheur ? Pendant ce temps, par un mouvement inverse de celui qui avait marqué la Régence, on s'éloigne du théâtre comme jeu pour aller vers le théâtre comme rite (Collé lui-même consacre ce glissement dans une fête sentimentale comme La Partie de chasse de Henri IV) ; la mise en scène il et même le jeu des acteurs 12 tendent à se renouveler, mais aucune forme dramatique vraiment nouvelle n'arrive à s'imposer pour de bon. La tragédie survit, beaucoup moins dérisoire qu'on ne se serait figuré, quoiqu'un peu amoindrie par un excès de soins (la notion de « juste développement » incite à abuser des scènes argumentées, des « mouvements » du coeur et des coups de théâtre), mais on n'arrive plus à croire à la marche implacable du destin, au malheur sans fond de ses proies, et c'est pourquoi même les oeuvres aussi émouvantes que Mélanie ou Charles IX peuvent à peine faire figure de tragédies. Quant au drame, il est bien près d'apparaître rétrospectivement comme une grande illusion. Son apparition est très saisissante, car, par-delà toutes sortes de malentendus, ses personnages se caractérisent par une profonde communauté de pensée où se marquent l'assurance et la sérénité d'une classe déjà bien installée. Mais il se révèle incapable de poser et d'affronter vraiment les problèmes du temps et ne parvient pas davantage à se constituer comme genre : autant de tentatives sérieuses (celles de Diderot ou de Beaumarchais), autant d'essais sans lendemain 13, d'oeuvres bâtardes, gâtées par la volonté de concurrencer la tragédie ou contaminées par le romanesque. Seul Sedaine, avec son sens aigu des relations familières, a réussi à lui faire parler un langage naturel, dans Le Philosophe sans le savoir, chef-d'oeuvre d'intimisme. Sous la Révolution même le bris des « liens » n'a pas coïncidé avec un éclatement des formes esthétiques, et l'écart n'est pas si grand entre Le Jugement dernier des rois et le théâtre que Delisle pouvait laisser prévoir soixante-dix ans plus tôt, dans ses moments les plus drus. Mais l'emprise de l'histoire sur le théâtre de ce temps suffit à nous le rendre très attachant : tout bouge, et l'on serait tenté de dire que, dans ses menus éclairs, il traduit seul toute la profondeur de l'évolution sociale. Ce n'est pas par hasard qu'on voit apparaître, çà et là, les premiers bourgeois « de Labiche » ; qu'on trouve chez Marie-Joseph Chénier et Sylvain Maréchal, chez Laya, et même une fois ou deux chez de Belloy, des accents « hugoliens ». L'apparition du peuple (ces « hommes essentiels » dont il est question dans l'Épitre dédicatoire du Père de famille) est quelque chose d'assez touchant, mais bientôt le Charles IX va se nourrir d'une profonde et anxieuse méditation sur son « abaissement ». Enfin dans le domaine de la comédie le saut que Carmontelle a accompli demeure exemplaire : il ne s'agit plus d'épier avec délices les mots, les tours et les passades du langage à la mode, mais d'aimer de passion les choses de la vie, et ce théâtre-minute a les vertus et les limites d'une caméra-vérité. Comme le nôtre, ce temps a peut-être été trop obsédé de lui-même pour être une grande époque dramatique, il l'a certainement été assez pour entretenir le goût du théâtre comme un désir incomparable.

MICHEL GILOT.

11. Voir des indications comme celles de Saurin, p. 274 ou de Collé, p. 633. Le rôle des chants anciens dans La Partie de chasse de Henri IV et de la figuration dans les représentations de La Veuve du Malabar données en 1780 (Notice, p. 1478) est plus remarquable encore.

12. M. Truchet fournit, p. 1537-1538, d'amusants détails sur la façon que Molé avait de dire et de jouer le vers le plus célèbre du Vieux Célibataire.

13. Ainsi l'on peut estimer que Le Père de famille diffère profondément du Fils naturel.


COMPTES RENDUS 845

JACQUES CHOUILLET, L'esthétique des Lumières. Paris, P.U.F., Coll. « SUP », n° 4, 1974. Un vol. in-16 de 231p.

Diderot affirmait, dans le Plan d'une Université, qu'il faudrait Confier à d'Alembert ou à Euler la rédaction d'un bon traité de mathématiques. D'une certaine manière, c'est ce qu'a fait le directeur de la collection SUP en demandant à l'auteur de l'admirable thèse sur La formation des idées esthétiques de Diderot (1745-1763) de Condenser en un format accessible sa connaissance approfondie de l'esthétique du XVIIIe siècle. Disons, sans plus attendre, que ce petit livre est un livre important, et qui comble une lacune déjà ancienne de l'édition française.

Avec un sens rare de la concentration, Jacques Chouillet étudie, en trois grandes articulations, l'évolution de l'esthétique européenne à partir d'une théorie néo-platonicienne du Beau et l'abandon de la traditionnelle mimèsis pour l'exaltation du génie et de l'enthousiasme. D'une branche secondaire de la métaphysique, d'une réflexion toute théorique Sur un concept idéal (et d'ailleurs mal défini), l'esthétique des lumières va se transformer radicalement après 1750, en se fondant sur l'étude des techniques (ce que Diderot appelle « le faire ») et en rouvrant toutes larges les pertes de l'infini, dans un monde élargi aux perspectives newtoniennes.

La notion du beau s'était longtemps bornée à une oscillation périodique entre l'imitation de la nature et des passions (la mimèsis aristotélicienne) et la conception platonicienne d'un Beau extérieur aux choses et aux hommes. Le siècle des lumières refusera une esthétique qui sert d'alibi ou de refuge, pour s'intégrer hardiment les données récentes de la science et pour insérer son objet dans une société bien précise, qu'elle aura pour tâche de démasquer. Cette transformation correspond à une mutation profonde dans l'interprétation du monde : à une image fixiste d'un ordre stable succède une vision rélàtiviste, qui se paie à son-tour par un sentiment d'insécurité et de rupture. L'artiste, à l'instar du penseur, s'installe dans un univers bouleversé. Il y dévient un autre Prométhée (selon la belle formule de Shaftesbury), mais cette projection dans le sublime ne va pas sans un secret malaise, qui se fera jour à la fin du siècle (on songe à tel dessin de J.-H. Fussli).

Peut-être trouVera-t-on le tableau de la situation de départ un peu trop limité au seul classicisme français : l'«Augustan Age» en eût constitué un aussi bon exemple, sans même parler de l'Allemagne de Gottsched. Mais il reste vrai que le constat est le même partout, et qu'on peut substituer Dryden à Boileau et Pope à Fontenelle sans altérer l'analyse profonde. Excellent connaisseur de l'époque, Jacques Chouillet réduit à leurs justes proportions les prétendues audaces d'un Du Bos et souligne en revanche les aspects subversifs d'une pensée aussi cartésienne que celle du Père André (subversion étouffée d'ailleurs par la portée trop purement théorique de son système).

Avec Locke, là sensation retrouve ses droits et le Beau n'est plus ressenti : comme un en soi, mais comme le résultat d'une pratique. Dès lors, il se diversifie, concède leur part aux « arts mécaniques », ainsi qu'à l'inspiration qui guide la main du « manouvrier » comme celle du génie. Une rhétorique de l'émotion converge avec une esthétique de la diversité, qui tire sa grandeur de la présence humaine (les pages de Diderot sur les ruines en seraient un excellent exemple). L'art n'est plus un sous-produit des croyances religieuses, ni leur succédané ; il tend à devenir lui-même une forme de religion. La transformation est sans doute plus radicale en peinture qu'en musique, mais elle concerne davantage (qu'on songe aux Salons de Diderot) la traduction littéraire de l'oeuvre que sa nature propre. On pourrait en dire autant de la pratique poétique, qui reste fort en deçà de l'idée qu'on commence à se faire (avec Chénier) de la fonction initiatique du poète.

Reste que c'est le XVIIIe siècle qui prépare la sacralisation de l'artistedémiurge, car c'est en plein âge des lumières qu'éclate la contradiction entré le


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génie et la culture, celle-ci étant ressentie comme une pesée sur l'énergie naturelle, sinon comme une entrave.

Après une longue soumission à l'esthétique de l'imitation, l'invention, la spontanéité, le génie, et bientôt le primitif apparaissent comme les vraies sources de la création, et point n'est besoin de postuler des influences venues d'ailleurs pour admettre ce synchronisme des années 1750-1760. Là où, comme en Allemagne, la poussée de la tradition classique est restée faible, l'aspiration à la « génialité » tendra à tout emporter. En France, l'originalité est ressentie comme une divergence, et non comme une surenchère. Young, Rousseau, puis Herder mettent au centre de l'art la personnalité de l'individu créateur.

Mais le dévoilement de la nature et des profondeurs peut en révéler la négativité. Le XVIIIIe siècle redécouvre les impasses de la vertu, les affres de la claustration, la vocation au malheur, en même temps qu'il invente, avec Diderot, la « poétique des ruines » (que nous interprétons, pour notre part, tout autrement que ne le fait Jacques Chouillet aux p. 167-168).

Venons-en, pour terminer, au chapitre le plus polémique du livre, celui où Jacques Chouillet s'en prend à la notion d'un style « néo-classique » à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle. Admettons que le terme lui-même prête à confusion, que le préfixe suggère une idée de démarquage, et qu'on ne sait pas trop à quel classicisme il se réfère. Cela étant, la réalité du phénomène éclate à la fois dans les arts et dans les lettres, de Canova à Ledoux, de Chénier à Hoelderlin, en passant par Keats. Il s'agit, non d'un retour à l'antique, mais d'un antique repensé, réintégré dans de nouvelles fonctions, souvent plus grand que nature (Piranesi et Boullée se rejoignent sur ce point), tendu vers le sublime, mais vers un sublime civique, social, volontiers Spartiate qui est celui de Flaxman comme celui de David. Loin d'être un art d'épigones, il constitue une des grandes époques de l'esthétique moderne (davantage, il est vrai, en architecture qu'en littérature). L'antiquité ne sert ici de modèle qu'en tant qu'ultime expression d'une civilisation laïque et d'une cité libre, et ceci vaut pour Volney comme pour Heinse, et même pour Hoelderlin.

Peut-être est-ce dans la mesure où ce livre s'inspire surtout de perspectives françaises 1 qu'il ne rend pas assez compte de la vitalité d'une fin de siècle qui vit se conjuguer en Italie, en Allemagne, en Angleterre, le prétendu néoclassique et l'illusoire pré-romantisme, d'une époque dont le romantisme est sorti moins comme une rupture radicale que comme un dépassement original.

Il n'en reste pas moins que cet ouvrage servira de fondement à toutes les études futures sur la question, dans la mesure où il combine les avantages d'un excellent « état présent » avec les agréments d'une pensée audacieuse, à l'accent vigoureux et personnel, dont chaque formule incite à la réflexion.

Dans son domaine, ce petit livre constitue une « somme » d'une exceptionnelle qualité.

R. MORTIER.

ROLAND MORTIER, La poétique des ruines en France. Droz, Genève, 1974. Un vol. in-8° de 237 p. et XXXII pl.

On n'aura que des éloges à adresser à l'ouvrage aussi fortement documenté qu'élégamment présenté de M. Mortier. Ce modèle d'étude thématique apporte une contribution de premier ordre « à une meilleure connaissance de la sensibilité esthétique et de la vision du monde qui sous-tendent quelques grands moments de notre histoire littéraire » (p. 13).

1. La littérature critique étrangère y tient assez peu de place (ni M.H. Abrams, ni W.j. Bâte, ni J.W. Draper du côté anglo-saxon, ni Armand Nivelle pour l'esthétique allemande, ni Làrs Gustafsson pour l'idée de sincérité dans la poésie française, ni Mario Benvenuto pour la « ragione poetica » italienne, ne figurent dans la bibliographie sommaire des p. 225-226). Côté français, on ne voit figurer à l'index ni Bernardin de Saint-Pierre, ni Delille, ni Ballanche, alors que Fénelon est cité sept fois.


COMPTES RENDUS 847

Quinze chapitrés retracent l'évolution du thème des ruines, depuis la Renaissance jusqu'à Victor Hugo, en s'attachant de façon particulière, comme il était naturel, à J. du Bellay (ch. rv), à Diderot (ch. VII), à Volney (ch. X), à Chateaubriand, « virtuose des Ruines » (ch. XIII).

M. Mortier a su éviter recueil, fréquent dans les études de ce genre, d'offrir au lecteur une série de monographies parallèles de quelques grands auteurs.

Il a accordé constamment leur place à des minores qui, sans atteindre le rang des artistes de premier plan, représentent par leurs efforts malchanceux une sorte de terreau social où les plus grands ont puisé la sève qui anime leur vision : un thème comme celui des ruines, avant de donner lieu à des interprétations où se manifeste le tempérament propre d'écrivains vraiment inspirés, est capable d'émouvoir de nombreuses âmes sensibles dont la sincérité, inhabile à s'exprimer, a pourtant suggéré bien des harmoniques aux plus heureusement doués. Ainsi M. Mortier n'omet-il pas de citer Feutry (p. 99), d'évoquer en termes excellents Cerutti (p. 113-116), Ghênedollé (p. 165-167). Son livre acquiert-ainsi de la densité et du mouvement, une unité que la synthèse finale manifeste avec une clarté parfaitement convaincante : au départ, la ruine est conçue comme « le signe matériel d'une grandeur disparue » ; le XVIIIe ajoute à ce sentiment de pure absence « la réalité propre de la ruine », son insertion dans le paysage; le romantisme, après Chateaubriand, associe puis identifie le contemplateur à la fragilité de l'objet qu'il regarde, et charge alors les ruines de valeurs affectives multiples.

Çà et là, on serait tenté d'opposer quelques objections à M. Mortier : n'est-il pas trop absolu (p. 15) lorsqu'il fait de la poétique des ruines un sentiment exclusivement moderne? Des textes comme la lettre de Servius Sulpiciùs à Cicéron (Ad familiares IV, 5) où la mort de Tullia, mise en relation avec le spectacle des ruines grecques, éveille une méditation sur la condition humaine, permettraient peut-être de nuancer son affirmation...

Si je suis personnellement reconnaissant à M. Mortier d'avoir réservé à Volney un de ses meilleurs chapitres, je regrette un peu qu'il n'ait pas associé au chantre de Palmyre le nom de son camarade de voyage, le peintre Cassas. A propos de la note 2,.p. 171 sur le vers baudelairien « les bijoux perdus de l'antique Palmyre » le souvenir d'une lecture de Volney est évident (cf. Journal Asiatique, 1949, 257-259). D'autre part, M. Mortier souligne (p. 221) que chez Hugo, la ruine « s'associe nécessairement à la proximité d'un fleuve » : ne pourrait-on pas trouver la même idée de « Iabilité » dans la sensibilité de Chateaubriand où Combourg dans René comme dans les Mémoires d'Outre tombe est constamment associé à l'étang et à la forêt — (jusque dans Les Martyrs, livre IX, où le vieux châteaux qui abrite Eudore dans la guerre contre les Vénètes est « appuyé contre une forêt et baigné par un lac») et aussi dans la Fantaisie de Nerval où le château du temps de Louis XIII est « ceint de grands parcs avec une rivière qui coule entre les fleurs », L'association fragilité de la ruine et écoulement du temps serait ainsi une de ces associations instinctives de la psychologie des profondeurs, analysées par Bachelard.

Le livre dé M. Mortier se termine par une suite de très suggestives illustrations qui éclairent admirablement l'évolution du thème poétique des ruines, font de cet ouvrage savant un véritable livre d'art et attestent que la sûreté de son goût égale celle de son érudition.

JEAN GAULMIER.

IAN W. ALEXANDER, Benjamin Constant : « Adolphe ». Londres, Edward Arnold, « Studies in French Literature » , n° 24, 1973. Un vol.

12 x 18,5 de 64 p.

Parmi-les innombrables travaux de toutes sortes que le roman de Constant a suscités en plus de cent cinquante ans de vie publique, il en est assurément de plus importants — ne serait-ce que par la masse. Il en est de plus brillants,


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aussi. Mais je ne suis pas sûr qu'il y en ait beaucoup de plus sérieux et, partant, de plus utiles, à leur place, que celui-ci, qui offre, aux lecteurs de la collection de brèves études où il paraît, une synthèse sur Adolphe en quelques dizaines de pages qui sont, pour l'essentiel, denses et justes.

Les considérations biographiques et les recherches de sources, qui ont tenu tant de place, jadis et naguère, dans les études consacrées à Adolphe, sont ramenées ici à des proportions extrêmement raisonnables, puisqu'elles font l'objet d'un seul petit chapitre, lequel ne contient du reste que des propos raisonnables et mesurés sur des sujets qui, pourtant, invitent l'imagination, à cause de la rareté même des témoignages solides, à prendre le relai du savoir. C'est l'analyse interne du roman qui se taille la part du lion, puisqu'elle occupe les cinq autres chapitres.

L'entreprise se développe selon un plan qui n'est guère critiquable. Après avoir étudié la structure générale du récit dans un chapitre où sont envisagées notamment les diverses implications de la narration à la première personne, l'auteur s'intéresse aux deux protagonistes, vus dans leur cohérence romanesque, et leur consacre ainsi le plus long de ses chapitres. Il traite ensuite de deux questions capitales — le rôle de la société et, ensuite, le pouvoir du langage —, avant de discuter dans ses dernières pages du jugement qu'on peut porter sur le comportement des personnages et de la signification profonde du roman. Sur ce canevas qui fait une place équitable aux composantes essentielles de l'« anecdote », M. Alexander tisse un commentaire qui est le plus souvent judicieux, alliant à la perspicacité et à la justesse de l'analyse la netteté sans bavure d'un exposé dépourvu de tout faux-brillant.

Certes, le travail est davantage, comme on l'aura compris, une mise en ordre de propositions déjà lues autre part qu'une contribution vraiment originale, En font foi, d'ailleurs, avec une exacte probité, les notes de bas de pages et la notice bibliographique sur laquelle se clôt le volume, où l'on retrouve les titres de toutes les études récentes qui sont de nature à apporter quelque lumière sur Adolphe. Mais il ne faudrait pas aller trop vite pour penser que M. Alexander ne manifeste que le talent appréciable de l'habile compilateur : on se surprend plus d'une fois à admirer sous sa plume un bref développement qui dévoile, sans contestation possible, une évidence qui n'avait pas trouvé ailleurs sa formulation adéquate. De plus, il sait faire preuve, devant certaines questions particulièrement délicates, d'une prudence du meilleur aloi. C'est ainsi que son chapitre sur les puissances du langage, par exemple, se tient très raisonnablement à l'abri des excès où sont tombés certains commentaires récents. A ce propos notons au passage que l'attitude de M. Alexander est rarement critique : au contraire, le plus souvent, lorsqu'il cite, c'est pour approuver. Mais cela n'empêche nullement son lecteur de deviner qu'il est loin d'accepter tout ce qui s'est écrit sur Adolphe, et c'est évidemment très bien ainsi.

Ce qui précède signifie-t-il qu'à aucun moment le commentaire de M. Alexander ne suscite à son tour une hésitation, un doute plus grave, ou la réprobâ^ tion ? Ce serait assurément trop beau- Qui pourrait prétendre, entreprenant ce que l'auteur a entrepris, ne jamais encourir de critique ?

Je tiendrai d'abord pour peu importante, l'ayant faite néanmoins, une remarque qui me vient sur la première ligne de la notice bibliographique. Il s'agit de la fameuse « seconde édition » de 1816. S'il croyait devoir signaler son existence, M. Alexander devait aussi dire ce qui caractérise cette « édition » qui n'en est pas vraiment une, mais résulte d'un simple artifice de reliure voulu, l'espace de quelques jours, par l'auteur et par l'éditeur pour flanquer le roman d'une préface inspirée par les circonstances. Se contentant de la qualifier de « rare », il en dit trop ou pas assez. Mais passons.

D'un tout autre ordre et moins bénin est le reproche que je voudrais formuler à l'égard de la manière exagérément simplifiante, caricaturale même, dont il présente parfois les faits. Cest ainsi que sa description, dans le chapitre sur


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la forme et la structure, des relations qu'entretiennent les deux protagonistes me paraît outrageusement schématique :

On the qne hand is Adolphe with his egoism and, in opposition, his sensibility : on the other, Ellénore with her sensibility and egoism, for she too is not devoid of her share of selfishness. The. two qualities may take different, forms, passionate devotion in Ellénore, compassion in Adolphe, despotism in Ellénore, ambitious calculation in Adolphe, but both are present and in opposition within each character. As for their relations with each .'Other, the four elements enter into complex combinations ; when the two egoism meet, there is conflict, but equally so when the sensibility . of the one encounters the egoism of the other ; only when the two sensibilities meet, and that rarely, is there communion.

Le structuralisme, dont M. Alexander. se réclame, se tient certes, sous sa plume, à l'écart des outrances où certains sont tombés. Il reste que.le paragraphe qu'on vient de lire brosse un tableau exagérément sommaire, dans sa sècheresse, de la complexité psychologique d'Adolphe et d'Ellénore. L'espèce de schéma auquel on aboutit fait ressembler Adolphe, dans sa simplicité mécanique, à l'un de ces « bidules », machines élémentaires à ne rien faire, dont on orne les intérieurs modernes. La fascination que le roman exerce sur nous me semble tirer son origine de quelque chose qui est très éloigné d'un tel jeu de double balançoire ou, pour prendre une autre comparaison, de cet espèce de circuit électrique à deux allumages.

J'aimerais reprendre aussi, pour la critiquer sur un certain nombre de détails, la manière dont M. Alexander voit la signification du roman. Subtile et complexe, cette signification l'est suffisamment pour que nous ne nous sentions pas tenus de l'expliciter plus avant que né le voulait le romancier lui-même. Il m'a toujours semblé qu'il nous demandait clairement de ne pas juger Adolphe. Gardons-nous en donc, nous contentant de montrer où résident dans le récit et dans ses encadrements, les barrières, les pièges, les labyrinthes dans lesquels doivent butter, se prendre, se perdre sans espoir, toutes les tentatives qu'on peut faire pour tirer de la pitoyable aventure une leçon en forme dé jugement. Mais cette discussion-là, je le sens, nous entraînerait trop loin.

C'est par un regret que je terminerai : il est dommage que l'auteur n'ait pas cru devoir consacrer, ne serait-ce qu'une page ou deux, aux détails de l'expression. Le style d'Adolphe ne tranche pas vraiment sur celui du temps. Néanmoins une certaine manière de s'exprimer est utilisée par Constant avec une sûreté et une efficacité qui auraient bien mérité quelques instants d'examen. Car Adolphe, c'est aussi, pour son lecteur, une certaine tension de la phrase, une certaine coloration, ou décoloration, comme on voudra, du vocabulaire, une certaine manière de dire et une certaine manière de taire les choses. Le petit livre de M. Alexander m'aurait été plus sympathique encore s'il avait contenu là-dessus quelques remarques de là même veine que celles dont il est fait.

PAUL DELBOUILLE.

PIERRE BARBÉRIS, Balzac et le mal du siècle. Contribution à une physiologie du monde moderne, t. I, 1799-1829, t. II, 1830-1833. Paris, Éditions Gallimard, coll. «Bibliothèque des Idées», 1970. Deux vol. in-8° de 1990 p.

Dans ce livre important les défauts ne manquent pas 1.

En sa réalisation — il serait injuste dé l'affirmer de la conception —- l'ouvrage n'atteint pas à une forte unité. L'on perd de vue parfois, au cours de cette longue étude chronologique, que le vrai sujet est « Balzac et le mal du siècle». Biographie, progrès de Balzac vers le réalisme, évolution de ses idées

1. Comme René Guise l'a indiqué dans L'Année balzacienne 1972 (p. 414-417), l'on rencontre trop de redites, de longueurs, de tics de langage, de traits — ou de tirades — inutilement polémiques.

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sur la politique et la société, autant d'éléments de son attelage auxquels P. Barbéris lâche trop la bride ici ou là. Et son excès d'élan peut remporter audelà de la borne temporelle qu'il a lui-même posée, témoin le long développement (p. 1777-1803) sur le destin romanesque de Lambert 2.

L'attitude d'esprit, la méthode de l'auteur ne témoignent pas toujours d'une suffisante rigueur scientifique. Il est bizarrement circonspect 1 lorsqu'il se demande (p. 465) si Balzac pensait « clairement à l'anagramme Rhoon [e]- Honoré » en écrivant « Wann-Rhoon » sur une feuille du manuscrit de Sténie. Mais le plus souvent il cède à la témérité. Connaît-on assez bien les divers déplacements de Balzac pour pouvoir assurer qu'en écrivant le début de La Danse des pierres (voir p. 688, et p. 1347 où le même texte est longuement cité), il s'est souvenu du voyage en Touraine de l'automne 1825 ? Peut-on déclarer, à propos de l'article du Feuilleton des journaux politiques sur Les Deux Fous de Lacroix, qu'il s'agit d'un texte « irrécusablement balzacien » (p. 1054, note), en faisant bon marché des dénégations de Balzac, de la mise en garde de Bruce Tolley, et en négligeant la distance entre le style abstrait de cet article et la verve, la vie du Portrait de P. L. Jacob, reconnu, lui, par Balzac ? L'imprudence peut révéler la rapidité de la rédaction 3. Bien dés formules, semble-t-il, ne doivent pas être prises à la lettre. Pierre Barbéris n'appartient pas à l'école de Pangloss ; il écrit pourtant (p. 1253) : « Un Balzac romantique révolutionnaire, et donc sans grande portée pratique, serait peut-être né d'un Balzac héros des Trois-Jours », et plus loin (p. 1585) : « l'homme ne redevient créateur, animateur de formes, arrangeur de mots, que dans une perspective de frustration sociale » (béni soit donc le régime de Juillet, père de La Comédie humaine !). Et apparemment il ne faut chercher aucune philosophie derrière : « Il y a vraiment des prédestinations » (p. 707), ou : « sans Benassis, qu'importeraient Oberlin et Liancourt ? » (p. 1818). Il est particulièrement regrettable que Pierre Barbéris, dont les enquêtes ont été menées si énergiquement dans certaines directions, ait dans d'autres curieusement limité son effort. Il tire trop peu parti du théâtre de Balzac, néglige les Contes drolatiques et même quelques études philosophiques très dignes d'intérêt (Adieu, L'Auberge rouge, le Jésus-Christ en Flandre de 1831), oublie le côté sombre des premières années de la Restauration (Terreur blanche, crise économique de 1817-1818). Certains de ses silences s'expliquent probablement plus par un parti pris que par un manque d'information. Il résiste mal à l'impulsion qui le porte à minimiser ce qui le gêne. Cette attitude peut se montrer avec ingénuité :

2. Où donc est-il parlé d'Un Drame au bord de la mer, mentionné dans la table des matières ?

3. Une révision plus attentive aurait permis d'éviter des contradictions. La naissance du Traité de la Volonté se situe-t-elle à Vendôme (p. 210-211) ou en 1829-1830 (p. 731, note 3. Le tome II ne donne pas les précisions annoncées par cette note) ? Et comment n'être pas désorienté en lisant (p. 545) que le thème « central » de La Dernière Fée est « celui du jeune homme entre la femme sans coeur et l'ange », puis (p. 549) que la duchesse de Sommerset (donc la femme sans coeur) fait avec Abel un mariage d'amour dans la première version, que dans la seconde le romancier « a encore accentué la sympathie que l'on éprouve pour la romanesque Anglaise » ? Quelquefois, c'est une relecture des textes balzaciens, ou la vérification d'un fait, qui aurait été utile : Michelet n'a pas donné son Tableau de la France en « 1836 », fi cinq ans » après la publication de La Politique rationnelle de Lamartine (p. 1600). Il est vite dit (p. 162, note) que M. de Mortsauf est fi quasi impuissant » : le comte a deux enfants bien à lui et il supporte très mal les privations que sa femme lui impose. Vite dit aussi (p. 199) qu'il n'existe dans La Comédie humaine « aucune vraie grande figure de mère E et que Mme de Mortsauf est « infiniment » plus femme que génitrice ; elle est femme certes, mais on ne peut oublier ses alarmes, ses veilles, et l'amertume de Félix le jour où elle a crié : « Où est Jacques ? » Vite dit encore (p. 322) que, dans la correspondance échangée entre Honoré et Laure de 1819 à 1822, a il n'est jamais question de livres à lire E ; la réalité est différente : « Maintenant, dis-moi donc où tu lis Montesquieu » (Correspondance, I, p. 49), c lis Plutarque » (ïbid., p. 50), « Tu m'as dit que tu lisais Clarisse. Tâche de lire après Julie. Je t'engage beaucoup à lire Kenilworth » (ibid., p. 108).


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« La conversion d'Argow nous gêne, mais ne nous y attachons pas trop ; elle n'est qu'un incident» (p. 615). Elle se dissimule souvent davantage. Par exemple, étant occupé à montrer (p. 1714-1715), en des phrases éloquentes, l'inspiration « profondément sociale » de l'article Du gouvernement moderne, il répugne à concéder que Balzac recommande cyniquement aux gouvernants de pratiquer la corruption. Il écrit donc dans le corps du texte une phrase évasive, anodine, qui même est favorable à Balzac, et c'est seulement en note qu'il parle de « pénibles passages » et qu'il apporte, très rapidement, une précision. Son procédé favori pour imposer silence aux faits, aux textes importuns est le recours péremptoire au «peu importe». II affirme à propos du Feuilleton des journaux politiques (en faisant allusion aux recherches et aux conclusions de Bruce Tolley) : « Peu importe que Balzac soit ou ne soit pas l'auteur de tel article qui amplifie sur les périodes critiques et organiques » (p. 963). Il importe au contraire beaucoup, puisque la question essentielle est alors de situer Balzac avec précision par rapport au samt-simonisme. Bref, Pierre Barbéris s'adapte difficilement à la complexité du réel, il tend à esquiver les problèmes qu'elle pose et il préfère le genre démonstratif à la démarche dialectique.

Les erreurs que l'on relève sont loin parfois de porter sur de simples détails. Il est exagéré de dire que, sous Louis XVIII, le roman était un genre « totalement hors-littérature » (p. 499). C'est un tort de vouloir faire croire que Balzac n'a pas eu besoin de se documenter (p. 1796). Quant à son comportement au sein de la société, à ses conceptions sociales ou politiques, ils inspirent de nombreuses pages où l'étude tourne à l'apologie, sinon à l'hagiographie. « Il n'a jamais été Finot ou Blondet » (p. 994) — il est vrai que la page 663 admet le contraire. Le « mouvement » de sa pensée était, paraît-il, « libre de tout intérêt à défendre » (p. 1276) et sa ligne politique, la plus juste que pût suivre un homme d'alors : il a su s'écarter aussi bien des «illusions gauchistes» (p. 1265) que de la déviation sociale-démocrate du saint-simonisme (p. 1267, note), et s'il s'est allié aux carlistes, sa position est restée celle d'un authentique progressiste. En lisant l'article Du gouvernement moderne, l'on est amené à se demander ce que devient l'héritage (p. 1715) ; et Le Médecin de campagne fait entendre « le langage du socialisme » (p. 1865). Tel est le Balzac que nous montre Pierre Barbéris. Celui des textes ne lui ressemble que d'assez loin. Il déclare, par exemple, dans Du gouvernement moderne (OEuvres Complètes, Club de l'honnête homme, t. XXIII, 1971, p. 95-96 et 102), que la classe moyenne et la classe aristocratique, en vertu d'un « contrat naturel », « doivent se garantir mutuellement la possession de leurs avantages contre la classe ignorante et pauvre », à qui, en revanche, elles sont tenues de « donner un bonheur tout fait » (on reconnaît là le socialisme que nous pratiquons à l'égard de nos chats et de nos chiens), que la « Légitimité [...] est le sceau de la propriété héréditaire » (nous voilà édifiés sur le sort de l'héritage). Et dans Le Médecin de campagne, il fait dire par Benassis (édition Allem, p. 155 et 332) que « les lois doivent être faites par ceux auxquels elles profitent le plus », c'est-à-dire par «ceux qui possèdent contre ceux qui ne possèdent pas», Pierre Barbéris tend donc à créer un mythe, celui d'un Balzac pur, d'un Balzac législateur désintéressé (hors classe, pour ainsi dire), sorte de Saint-Just saint-simonien, de prophète socialiste. En cela son livre marque un recul par rapport aux conclusions prudentes, mesurées de Bernard Guyon dans La Pensée politique et sociale de Balzac, de J.-H. Donnard dans La vie économique et les classes sociales dans l'oeuvre de Balzac, par rapport, d'autre part, à André Wurmser qui ne confond nullement, dans l'« acte rv » de La Comédie inhumaine, lucidité critique avec belle âme, générosité civique, progressisme socialiste.

Ces réserves faites, il convient de dire tout l'intérêt, l'importance de Balzac et le mal du siècle. Tout d'abord l'ambition méthodologique de Pierre Barbéris, d'un éclectisme moderniste, mérite d'être saluée. Tirant profit, discrètement, de la psychanalysé (p. 187, 199, 553 en note, 1837), ouvrant des aperçus sur:


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la thématique balzacienne (par exemple p. 561-562 et p. 1452, note), il fonde son étude sur deux principaux piliers : les enseignements du marxiste Lukàcs et la méthode historique, érudite, qui lui a fait mener des enquêtes d'une rare ampleur, très minutieuses parfois. Non content d'étudier attentivement les juvenilia de Balzac et ses « oeuvres diverses », il a examiné à Chantilly des documents inédits (lettres de la famille Balzac, manuscrits d'oeuvres, simples ébauches) ; et, pour connaître le « siècle », il a dépouillé un nombre impressionnant de journaux, de revues, de livres (traités, essais, mais surtout nouvelles et romans, d'auteurs souvent très oubliés).

Par leur riche documentation, leur vigueur, leur originalité, de longs développements, des chapitres se détachent dans son ouvrage : le chapitre I « Définitions et perspectives », les chapitres IV et V qui mettent en lumière ce que chacune des oeuvres du jeune Balzac apporte de nouveau, d'annonciateur des productions de la maturité, le chapitre VII avec notamment les études sur les « nouvelles idéologies » (saint-simonisme et catholicisme de gauche), sur quelques oeuvres en prose témoignant de la crise bourgeoise à la fin de la Restauration, sur la « Presse Girardin » considérée dans son esprit général et sa diversité, le chapitre IX dans la mesure où, consacré à La Peau de chagrin, il dégage fortement la portée du livre, examine l'accueil de la critique et analyse plusieurs oeuvres, d'autres écrivains, nées comme La Peau de chagrin après Juillet.

Le sujet lui-même, saisi dans son organisation intime, apparaît fortement conçu. Pierre Barbéris a su aussi bien étudier le mal du siècle comme phénomène collectif, historique, que dégager l'originalité de Balzac, romancier de ce,mal. Faisant naître l'inquiétude romantique de la « conscience d'aliénations historiques précises » (p. 55), il distingue vigoureusement (voir le chapitre I) du premier mal du siècle — celui des aristocrates — le mal du siècle plébéien, qui a atteint son point culminant après l'installation de Louis-Philippe et le triomphe de la « résistance » bourgeoise, mais qui avait commencé à se manifester dès avant la fin du règne de Louis XVIII. Et fort intéressantes sont ses observations sur la récupération par le romantisme libéral des thèmes du romantisme de droite (p. 604 notamment). Appliquant ces idées à l'oeuvre balzacienne, il en explique avec bonheur bien des traits, des aspects : par exemple, les accents religieux, les textes « mystiques » ne sont pas concessions à la mode, ils expriment « ce besoin de totalité condamné à l'évasion, à la contrebande, à la folie » (p. 258) ; dans Les Chouans, Marie de Verneuil et Montauran, amoureux sympathiques qui appartiennent à deux camps opposés, sont « des figures du désenchantement politique » (p. 784) ; Raphaël, le héros de La Peau de chagrin, diffère autant du René de Chateaubriand que le second romantisme s'écarte du premier (p. 1516). Le mal du siècle que l'on trouve chez Balzac ne saurait cependant être confondu avec celui de ses contemporains. Il n'est pas simplement vécu, ressenti ; il se fonde sur une prise de conscience, une vision critique exceptionnellement lucide, des mécanismes de la société bourgeoise (Voir l'étude sur les Scènes de la vie privée, notamment p. 1098-99, 1113, 1128). Un personnage, inventé par Balzac, est chargé d'ôter leurs illusions à de jeunes bourgeois (p. 180-181) : « l'initiateur » (la Fée, Gobseck, Vautrin, Lousteau) « vient dire que la bourgeoisie et sa révolution n'ont pas tenu toutes leurs promesses ». Et l'énergie optimiste que l'écrivain a reçue de son père à titre « privé » et qui s'ajoute à celle de l'époque et de la classe — mais pourquoi faut-il que Pierre Barbéris (p. 161-162) biaise, joue sur les mots : « Toutes les santés se tiennent », au lieu de poser nettement qu'il existe aussi un optimisme du sang ? — le conduit à créer des êtres doués de ressort, témoin Lambert (p. 1776) qui, condamné à la solitude, destiné à mourir jeune, « est toujours prêt à repartir, à jouer sur l'amour, sur le mariage » (p. 1776), ou Benassis (p. 1859 et sq.) qui, au lieu de se complaire dans sa douleur, devient un organisateur.

L'on trouve, au long du livre, maints apports, maintes observations de détail à retenir. Ce sont ici des extraits commentés de lettres de B.-F. Balzac, fonc-


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tionnaire de la République (p. 156-157), là cette judicieuse remarque qu'en rapportant les manifestations faites par la jeunesse le jour anniversaire de la mort de Lallemand, Balzac transmet à sa soeur « une sorte de reportage enjoué » (p. 274), ou bien que, malgré son enfance provinciale, il né s'est pas trouvé dans la situation du jeune homme ambitieux découvrant soudain Paris (p. 336 et 1839). Ailleurs une simple note (p. 1099-1100) contient toute une mise au point sur la date du Rendez-vous («composé, en 1829-30, par l'imprimerie Barbier »). Et à plusieurs reprises Pierre Barbéris, qui pourfend volontiers lès chercheurs de sources, en fait jaillir une, non sans visible délectation parfois : en écrivant telle page du Vicaire des Ardennes le jeune Balzac a pastiché Chateaubriand (p. 510), en racontant l'histoire d'Argow dans Annette et le criminel il s'est souvenu du Jean Sbogar de Nodier (p. 605), Eugénie d'Ameuse doit beaucoup à Laurence Balzac (p. 571-573) et le Rastignac de La Peau de chagrin à Lautour-Mézeray (p. 1446).

L'on pourrait allonger facilement la; liste des trouvailles et des remarques heureuses, relever aussi des formules saisissantes, vigoureusement frappées. Mais il faut surtout souligner que parmi les mérites de l'étude de Pierre Barbéris l'on doit compter comme l'un des plus grands celui d'être grosse d'études futures. En esquissant des comparaisons entre Balzac et d'autres écrivains romantiques, par exemple Stendhal (p. 43 note, 1150 note, 1678-79 note), Nodier (p. 5960), Sainte-Beuve (p. 1432 note, 1593-1595), Hugo (p. 1608-1611), il propose des sujets à tous ceux (à lui-même d'abord) qui voudront apporter de nouvelles pierres pour édifier ce « Port-Royal du XIXe siècle » qu'il appelle de ses voeux.

Avec ces grandes qualités, avec ses défauts, Balzac et le mal du siècle fait songer à une composition officinale dont le flacon devrait porter deux étiquettes, l'une disant : « A utiliser avec précaution », mais l'autre annonçant : « Tonique puissant ».

MOÏSE LE YAODANC.

CHARLES BAUDOUIN, Psychanalyse de Victor Hugo. Paris, Armand Colin, Coll. « U 2 », 1972. Un vol. 12 x 16,5 de 304 p.

Heureuse renaissance d'un des grands textes de la critique psychanalytique. Les hugoliens, au premier chef, avaient à déplorer que cet ouvrage — uniquement publié à Genève, en 1943, par les Éditions du Mont-Blanc — fût depuis longtemps devenu introuvable. On l'a reproduit ici sans y rien changer (même pas quelques erreurs matérielles, de rares fautes d'orthographe : un Gilliatt, par exemple, obstinément mutilé en Giliatt). L'apport de Pierre Albouy à cette réédition — modernisation de la bibliographie et surtout préface d'une douzaine de pages — marque bien l'importance de l'événement. Celui qui nous a laissé une synthèse irremplaçable sur les significations de l'imaginaire hugolien, qui a étendu ses vues à tout le champ des mythes et du fantastique en littérature, qui a de son autorité favorisé à l'Université de Paris-VII le pluralisme méthodologique dans les « sciences des textes», était tout désigné pour présenter le travail de Baudouin. Brièvement mais nettement il cerne sa place dans l'évolution de la lecture de Hugo, puis met en lumière ses principales valeurs : juste éclairage doeuvres « que la critique de goût avait rejetées», compréhension en profondeur des procédés de l'artiste, vérité reconnue aux mythes, dépassement des catalogues d'images par la découverte des « noyaux fondamentaux » de l'univers hugolien. Cette étude fort mal accueillie il y a trente ans, voilà que chacun maintenant est appelé à la découvrir ou à l'àpprofondir.

Avec plus d'intérêt peut-être encore que ne le pensait Albouy. Faut-il en effet Considérer ce grand défrichage de l'inconscient hugolien comme une étape, un début plutôt, dont l'exploration actuelle, qui serait préférablement « lacanienne », né pourrait que s'éloigner? Je ne le crois pas. Je ne vois rien d'essentiel qui puisse être « dépassé » dans cette analyse où l'influence de Rank signa-


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lée par Albouy (pas plus même que celle de Jung déjà présenté) n'a écarté l'auteur des découvertes freudiennes les plus décisives, (il est d'ailleurs inexact d'attribuer un rôle de précurseur, pour le travail de Baudouin, à Denis Saurat : sa Religion de Victor Hugo a été publiée la même année, 1929, que la Psychanalyse de l'art où Baudouin donnait déjà, dans un chapitre consacré au poème La Conscience, les principaux éléments de son futur ouvrage). A y regarder de près, ni un vocabulaire en partie daté, ni une construction apparemment schématique ne doivent leurrer le lecteur le plus « en pointe ». On s'irriterait du répertoire de « complexes » où semble venir se répartir l'imaginaire hugolien si l'on ne s'avisait que par ce terme Baudouin désigne en fait bien moins des structures générales de l'inconscient que les systèmes associatifs qu'il découvre progressivement dans les écrits de Hugo : en dehors de la formule consacrée « complexe d'OEdipe » ou d'expressions trop vagues telles que « complexe paternel » (qui est aussi bien « filial »), les structures textuelles que Baudouin nomme « complexe des frères ennemis », « complexe du proscrit », « complexe de la poursuite » etc., il les nomme aussi, et mieux, « motifs » (voir par exemple pour le dernier p. 139, ou d'autre part la formule significative « complexe de Torquemada ») ; ces motifs sont les formes singulières de thèmes qui se caractérisent effectivement, au sens courant du terme et en raison même des Maisons inconscientes entre les images, par leur complexité. On ne peut qu'admirer en définitive, que Baudouin traverse à maintes reprises les frontières qu'il a paru tracer, et réintroduise, dans les détails de son analyse, les connexions qui en sont l'objet. Aussi aurait-on pu développer l'Index des principaux symboles en établissant exactement celui de tous les complexes, mythes, figures, thèmes et motifs qu'il indique au cours de son étude. Si l'on examinait l'emploi de ces divers termes (en y ajoutant notamment celui de « fantaisie » pris au sens de fantasme) on serait sans doute amené à constater, malgré quelques flottements, la précision des instruments conceptuels que Baudouin, sans définir de méthode mais en devançant de fait Mauron, a utilisés dans cette étude. Et l'on verrait mieux que c'est la fantasmatique du corpus hugolien qu'il éclaire beaucoup plus qu'il ne se laisse entraîner, en dépit de l'époque et du titre de son ouvrage, à quelque pseudo-psychanalyse de Hugo.

Ceci touche au point où je m'écarterais le plus des réserves d'Albouy : la question des rapports entre les écrits et la biographie (laquelle au demeurant est elle-même écrit et ici d'autant plus intégrée au corpus qu'elle est toujours auto-biographie). L'erreur méthodologique serait précisément de les dissocier, et de ne pas écouter celle-ci pour ne prêter l'oreille qu'à ceux-là, en vertu d'un formalisme qui déracinerait la psychocritique de son propre champ. Dans le cas de Hugo la liaison est manifeste, constamment signifiante, et de surcroît à double sens : pour ne mentionner que le phénomène le plus gros, comment étudierait-on la « fuite devant le Père », le « complexe du proscrit » si l'on faisait abstraction de la réalité de l'exil dans le devenir de l'oeuvre hugolienne ? Aussi ne s'est-on pas éloigné de Baudouin, on a au contraire suivi ses traces lorsqu'on a approfondi, comme l'a fait J. Seebacher, les relations de Hugo avec Léopoldine telles qu'elles s'organisent dans Les Contemplations, ou, comme l'a fait Anne Ubersfeld, la rivalité de Victor et d'Eugène telle qu'elle se joue et se noue dans les drames jusqu'aux Jumeaux. Il est donc vrai qu'on peut encore progresser par rapport à Baudouin, en suivant au plus près la chronologie biobibliographique de Hugo, en discernant l'organisation particulière de ses conflits inconscients dans chacune de ses oeuvres, en se méfiant des dénouements sublimes et des « rédemptions » rêvées que dément la poursuite même de l'écriture. Mais toutes les voies de cette psychocritique, dont l'achèvement n'est pas — heureusement ? — pour demain, sont déjà ouvertes dans l'ouvrage de Charles Baudouin.

YVES GOHIN.


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ANNE UBERSFELD, Le Boi et le Bouffon, Essai sur le théâtre de Hugo de 1830 à 1839. Paris, Librairie José Corti, 1974. Un vol. 22 x 14 de 686 p.

Sous un titre significatif (« l'équivalence entre le roi et le bouffon est une des clefs du grotesque hugolien »), voici une grande thèse, qui jouera un rôle de premier plan dans le renouveau des études hugoliennes, et-qui contribuera plus que toute autre: à la redécouverte de Hugo, puisqu'elle s'attache à la partie la plus contestée de son oeuvré : le théâtre. Souhaitons que l'auteur, qui est le spécialiste le plus compétent en ce domaine, étudie un jour le Théâtre en liberté. Sept drames seulement sont examinés dans cet ouvrage massif : Màrion de Lorme, Le Roi s'amuse, Lucrèce Borgia, Marie Tudor, Angelo, Ruy Bios et les Jumeaux. Cette limitation est volontaire, elle est, puisque thèse il y a, une façon de formuler la thèse. Anne Ubersfeld entend démontrer que, si Hugo a fixé son projet dramatique, ce n'est que sous la monarchie de Juillet ; que l'avortement des Jumeaux illustre parfaitement l'échec de ce projet ; que les Burgraces et a fortiori le Théâtre en liberté représentent un projet tout autre.

Que voulait donc Hugo ? Le dramaturge, constatant que le public est divisé, refuse, tout arriviste qu'il soit, de flatter tout à tour l'élite et le grand public. Il s'efforce de créer un nouveau public qui serait un et populaire ; il veut « faire exister le peuple ».

Lorsqu'en 1832 il donne à la fois une pièce à la Comédie française et une pièce à la Porte Saint-Martin, la première en vers, la seconde en prose, il ne joue pas sur deux tableaux : il attaque sur deux fronts, et de part et d'autre il inverse les structures habituelles : la tragédie en vers devient un drame grotesque, le mélodrame en prose, une tragédie. En même temps donc il s'efforce de créer un drame nouveau et un public capable de recevoir ce théâtre. Ses pièces ont du succès dans la mesure où il est capable de compromis. Si Lucrèce Borgia triomphe, c'est que l'auteur s'est censuré lui-même. Mais à la Comédie française l'àccuéil est catastrophique.

Marie Tudor, drame historique en prose, représente une tentative intéressante pour tourner la difficulté, mais Hugo constate que cette voie lui est fermée. Il essaie de revenir à la Comédie française avec Angelo, drainé en prose; au compromis accepté répond un succès indéniable, mais les rapports, avec le théâtre subventionné s'avèrent toujours aussi difficiles et Hugo est obligé de faire un procès à la Comédie.

La création d'une nouvelle salle, la Renaissance, lui permettra-t-elle de présenter enfin son projet de drame nouveau, unissant sublime et grotesque ? Ruy Bios représente à l'état pur cet idéal dramatique, mais ce publie unanime qu'il voulait atteindre se montre toujours réticent.

Nouvelle tentative à l'intention ostensiblement offensive : un drame en vers où sera dévoilé l'envers du Grand Siècle, le Masque de fer. Mais parvenu au milieu de lacte III des Jumeaux, il s'arrête. Ainsi il n'a réussi ni à imposer son drame, ni à créer ce public unifié.

Les raisons de l'échec sont évidentes et il est aisé de définir lés points sûr lesquels le dramaturge violait les codes littéraires de son temps. Mais dans la mesure où cette oeuvre tranche de façon éclatante, même pour les contemporains, sur la production à la mode, ces explications paraissent superficielles et ces reproches abusifs. « Ce n'est pas au niveau de l'histoire du théâtre de Hugo que nous pouvons saisir le sens de cette subversion et du refus qui lui est opposé, mais au niveau de l'écriture du drame ».

Ici commence la seconde partie de l'ouvrage. On est étonné par le changement de «régime». La caractéristique de cette thèse est d'unir en effet de façon remarquable les moyens d'approche de la critique traditionnelle et ceux de la critique nouvelle. Dans la première partie Anne Ubersfeld se révèle un historien de la littérature à la rigueur exemplaire. Elle étudie tour à tour la genèse de chaque drame et l'histoire de sa représentation, l'accueil du public


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et de la presse, « l'avant-texte » et la « réception ». (Soit dit en passant l'évolution de la méthode ne provoqué pas un changement gênant du vocabulaire. A la fin comme au début l'écriture se recommande par sa vigueur, sa force de frappe. Seul tic notable : l'emploi transitif du verbe « parler » : « Ce que parle Ruy Blas... c'est le manque... », p. 612). Les brouillons sont examinés à la loupe, les ébauches datées avec minutie, les données établies par autrui systématiquement contrôlées. L'histoire de la représentation : attribution des rôles, mise en scène, première, etc., est retracée avec autant de soin, mais la lecture en est plus plaisante. On est surtout frappé par la revue de presse, tant la synthèse des articles de toute tendance se révèle suggestive. Tant d'érudition, tant de scrupule, tant de passion dans la recherche ou l'exposé des trouvailles, mérite l'admiration. Voici quelques réserves notées au fil des pages :

Le rapprochement entre Emilia Galotti et le Roi s'amuse s'impose. Mais selon l'auteur, Hugo s'inspire du résumé de la pièce de Lessing fourni par Madame de Staël dans De l'Allemagne. Lé texte de la pièce, « Hugo ne l'a sûrement pas lu intégralement ». Les nombreuses épigraphes empruntées à Emilia Galotti pour Han d'Islande prouvent le contraire.

Le rôle d'Abel Hugo semble sous-estimé. Dans le trio des frères Hugo, Abel avait une spécialité : la littérature espagnole. Victor lui doit Certainement beaucoup.

Lorsqu'on est féru d'intertextualité, on ne doit pas négliger la transformation du drame en opéra. L'interdiction du Roi s'amuse a été compensée au centuple par la diffusion de Rigoletto. Si le livret édulcore le drame, il en sauvegarde l'essentiel que la musique met pathétiquement en valeur : la malédiction, qui n'est pas une parole vaine.

On s'étonne encore que le procédé qui consiste à révéler au spectateur ce que le personnage ignore soit considéré comme typique du mélodrame, alors qu'il s'agit d'une technique typiquement racinienne, technique ayant pour fin de mettre en valeur l'ironie du destin, laquelle occupe chez Hugo autant de place que chez Racine.

Dans la seconde partie, l'analyse du texte est abordée selon des méthodes diverses, mais qui, au dire de l'auteur, ne représentent qu'un choix. Pour résumer nettement ce choix :

1°) le schéma actantiel de Greimas permet de repérer les actants. Mais « sa constitution ne saurait suffire à créer un modèle clair des oeuvres », et ce en raison de l'ambiguïté des actants.

Anne Ubersfeld propose de fonder l'étude des structures sur la distinction de deux espaces dramatiques, où l'on reconnaîtra — remarquablement adaptées — les deux plages chères à Mauron dans son étude psychocritique des Poèmes en prose de Baudelaire. Chaque espace est défini par ses personnages, ses objets, ses lieux, ses mots-clefs. Le héros qui tente de passer d'un espace à l'autre ne parvient pas à l'intégration, ou, s'il y parvient, cette intégration lui est fatale. Système dramatique à rapprocher des autres systèmes romantiques, certes ; mais la structure prend chez Hugo une signification beaucoup plus pessimiste que chez Dumas ou Vigny. La confrontation du roi et du bouffon est nécessaire, mais meurtrière pour le bouffon.

2°) Ce pessimisme a sa source dans la théorie du grotesque dont on ne saurait sous-estimer la richesse. Grâce aux analyses de Bakhtine, il apparaît que le grotesque, ou dans la langue du critique russe, la carnavalisation imprègne toute la dramaturgie. D'où une conception nouvelle du sujet actantiel du drame. Dans la plupart des cas intervient la double démarche du couronnement et de la destitution du roi de Carnaval. Ce processus d'intronisation-détronisation a pour effet de mettre en question le sujet. Cette partie de la thèse est neuve et éclairante (on note ici et là des remarques très suggestives sur Hugo et Rabelais).


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3°) On se montrera peut-être plus réticent lorsque l'auteur, pour démontrer que la pratique de récriture» théâtrale manifeste la volonté d'inverser les formes dramatiques, fait appel à' l'analyse textuelle. L'analyse porte sur les discours du Roi s'amuse et le dernier acte de Lucrèce Borgia. Si dans ce dernier cas l'analyse est très convaincante, pour tout ce qui touche à la fête carnavalesque, celle des tirades de Saint-Vallier et de Triboulet, trop systématique, inspiré des réserves, encore que nous soyons parvenus au coeur de la démonstration. Car l'inversion de la tragédie se manifeste essentiellement dans la subversion de la parole du sujet. C'est le bouffon qui a la parole, et il est le moins capable de la prendre, le Bouffon, c'ést-à-dirè Caliban ; c'est-à-dire le Peuple ! Pour Hugo donc c'est le grotesque, le monstre qui devrait parler. Mais ce je «qui parle l'histoire », n'ayant ni le droit ni le pouvoir de le faire, se trouve condamné au silence ou à la destruction. Le drame hugolien suppose une dramaturgie de la «parole vaine ». Au cours de ces années crépusculaires, le Roi n'a plus la parole, le Bouffon ne l'a pas encore! « Ce qui parle, c'est le Manque ».

4°) Qui cherche l'idéologie dans l'écriture ne saurait s'en tenir .à une analyse achronique du texte. Il lui importé plus que tout de montrer que les structures du texte sont liées au mouvement de l'histoire. Hugo s'indignait lorsqu'on prétendait lire dans ses drames des allusions à l'actualité. Mais il ne s'agit point de cela. Il s'agit de mettre en lumière une symbolique. Ingénieusement le critique étudie le rôle de l'objet en tant qu'élément d'un système symbolique et définît la loi «du double registre». L'objet est mentionné deux fois : dans les indications scéniques et dans le dialogue. Cette réduplication fait de lui la mesure d'un double processus, intérieur et socio-historique. A cette vue excessivement ingénieuse, on préférera l'analyse finale consacrée à la symbolique du récit. Le discours historique étant impossible, Hugo a recours au mythe pour figurer les grands conflits de l'histoire. Anne Ubersfeld décèle trois grands schémas : a) le retour offensif du passé (la statue du Commandeur) ; b) la décapitation-castration ; c) le mythe de Caïn. Ruy Blos, parabole de la Révolution, fait l'objet d'une brillante analyse, où le « Bon appétit, Messieurs » est présenté comme un discours «vide». «Ce que parle Ruy Blas, c'est le manque et la mort ». « C'est Caïn qui écrit l'histoire, et pour l'instant il ne l'écrit que dans la mort».

C'est aussi la mort de l'histoire en même temps que la mort du théâtre de Hugo qui se lit dans la fable bloquée. des Jumeaux. Avec les Burgraves se dessiné une autre vision de l'histoire, la vision prùvidéntialiste.

Une conclusion remarquable par sa densité redit pourquoi le théâtre de Hugo « n'était pas de son temps», a) le poète se détache du je lyrique; b) il fait parler le je grotesque ; c) mais ce je étant théoriquement inapte à la parole, la parole du grotesque-peuple finit par n'être plus parole de personne ; d) cette misé en question du sujet entraîne la destruction simultanée, du je et de l'autre. « Inacceptable cruauté de Hugo, proclamant la légitimité de la revendication du monstre et l'anéantissement mutuel du bourreau et de la victime »! Faut-il en conclure que ce théâtre, inacceptable de son temps, dévient acceptable du nôtre?

Au départ de ces analyses nous trouvons le «moi fracturé». Le théâtre a-t-il pour, fin de dire cette fracture du moi ? le théâtre de Hugo sera-t-il lu en fonction du Je-Hugo ? La biographie et la psychanalyse permettent à Anne Ubersfeld de sonder cette fracture intérieure avec une acuité qui dépasse les apports des Baudouin et des Maurùn. Les relations avec le père et la mère, et surtout les relations avec le frère fou lui inspirent des analyses pénétrantes ; et que dire des divagations étmcelantes sur le nom secret de Hugo ! Plus royaliste que le roi, elle découvre dans l'été: 1839 un creux dépressif que Maurôn m'avait pas soupçonné.

Mais peu à peu tout change, La psychanalyse semble la décevoir ; Mauron


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lui inspire du reste plus de méfiance que Baudouin ; elle finit par brûler ce qu'elle avait adoré. Réaction passionnelle qui l'amène à présenter la démarche psychocritique d'une façon quasi caricaturale (cf. p. 476 ou 578). C'est qu'elle a découvert un principe que l'optique du psychanalyste l'empêchait d'apercevoir. P. 675, elle déclare qu'à l'origine de sa recherche il y a l'idée que le moi hugolien ne paraît se dire au théâtre ni directement ni indirectement. Dans son Journal, Claudel cite une formule de Hugo entée d'une note insolente : « Une des rares idées de cet imbécile »... « Génie lyrique : être moi. Génie dramatique : être les autres ». Parole séminale qui suffit à expliquer le passage de la psychocritique à la sociocritique.

La lecture idéologique prend appui sur une nouvelle découverte qui permet en quelque sorte une conciliation : l'histoire n'est absente d'aucune figuration passionnelle. C'est au niveau des rapports avec le père et la mère que s'établit chez Hugo, cette conjonction entre l'individu et l'histoire qui représente pour lui l'essence même de son théâtre. La thèse trouve là son axe, sur lequel se greffent tous les développements sur le drame carnavalesque et la dramaturgie de la vaine parole. Dans cette perspective, lecture psychanalytique et lecture sociologique cessent même de s'opposer, puisqu'il est reconnu, p. 593, qu'elles ne prennent de sens que l'une par rapport à l'autre.

Cette thèse a tout pour séduire.

Les idées reçues sur le théâtre de Hugo, bêtement dénigrantes (psychologie sommaire, manichéisme primaire) sont à jamais refoulées. Dans le domaine de la sémiotique théâtrale, si mal exploité, ce livre représente un essai heureux. Il ne suffit pas d'observer qu'Anne Ubersfeld démontre de façon exemplaire qu'une nouvelle critique peut s'instaurer, sans que soit abolie la critique traditionnelle. Le passage d'une méthode à l'autre apparaît nécessaire, dans la mesure où le recours à chaque méthode débouche sur une contradiction, sur un obstacle, qui exigent d'être surmontés. On notera surtout que la mise en correspondance de la structure et de l'idéologie a pour effet de subordonner le découpage en deux parties à une idée directrice : la relations de la fracture du moi avec la fracture de l'histoire. La vertu principale de cette thèse d'apparence hétérogène est sa profonde unité.

Il est remarquable que si l'attention de la critique nouvelle se porte de plus en plus sur Hugo, la figure nouvelle que prend ce Hugo redivivus est faite pour déconcerter les vieux fidèles du poète. Le voici désormais devenu le poète de l'évanouissement, de l'effacement, de l'écroulement, de la mort du livre. Voir dans son théâtre un « didactisme du néant » fait d'Anne Ubersfeld une recrue de marque pour cette palingénésie à rebours. Les ultima verba de Pierre Albouy (Littérature, n° 13, p. 124) résonnent lugubrement : « Hugo s'est voulu fantôme... Fantôme en effet, Hugo l'est parce qu'il a compris que l'écrivain était un fantôme. »

L. CELLIER.

DOUGLAS SLLER, Flaubert et Louise Pradier : le texte intégral des « Mémoires de Madame Ludoviea ». Paris, « Archives des Lettres Modernes », n° 145, 1973 (3). Un vol. 13,5 x 18,5 de 86 p.

On doit féliciter M. Siler d'avoir eu l'idée de publier in extenso ce texte qui constitue, on le sait, la plus importante des sources documentaires connues de Madame Bovary. Les flaubertiens éviteront désormais des erreurs comme celle de la signataire de ces lignes qui, sur la foi de notes incomplètes, conjectura que les Mémoires pouvaient dater de 1844.

Pas plus que ses prédécesseurs, M. Siler n'a cependant résolu l'énigme dé ce document trouvé par Gabrielle Leleu dans les papiers de Flaubert : qui l'a écrit ? Flaubert en a-t-il lui-même provoqué la rédaction ? Certes, comme le suggère M. Siler, les Mémoires ont peut-être été pour l'écrivain le simple reflet


COMPTES RENDUS 859

de confidences orales; mais les annotations de sa main montrent qu'il s'est en tout cas directement inspiré du texte écrit.

Pour un parallèle avec Madame Bovary, on trouvera chez M. Siler quelques rapprochements nouveaux, à propos de Charles Bovary notamment ; un ou deux emprunts textuels sont repérés aussi, qui pourraient indiquer, nous semble-t-il, une certaine familiarité de Flaubert avec les Mémoires. Mais ne devraiton pas relever également ce que l'écrivain n'a pas retenu, alors qu'il avait songé à le faire? Après un enfant de son mari, Louise Pradier en eut un deuxième d'un de ses amants ; puis un troisième d'un autre ; elle eut trois amants à la fois, qu'elle délaissait pour en reconquérir un quatrième... De ces passages, marqués par Flaubert d'un trait ou d'une croix, on ne trouve aucune trace dans ses brouillons. Ceci pourrait indiquer, d'abord, qu'il a étudié les Mémoires avant la rédaction de son roman, et non pendant celle-ci ; d'autre part, que parmi les héroïnes possibles auxquelles il a rêvé pendant ce qu'on pourrait appeler la préhistoire de Madame Bovary, figurait peut-être, à côté de la vierge flamande et en contraste avec elle, une citadine à la vie tumultueuse 1.

CLAUDINE GOTHOT-MERSCH.

JEAN DECOTTIGNIES, Prélude à Maldoror. Paris, Armand Colin, « Études romantiques », 1973. Un vol. in-8° de 239 p.

À Lautréamont, André Breton décerna le titre du plus grand magnétiseur des temps modernes, mais, il est vrai, ex aequo avec Raymond Roussel. Le magnétisme aurait donc sa tradition littéraire. C'est le thème de ce Prélude où se font entendre les précurseurs d'Isidore Ducasse et l'énoncé des théories antérieures à ses réflexions sur les moyens de construire mécaniquement la cervelle d'un conte somnifère... Le calcul conscient — et très baudelairien — du jeu de forces vise à fasciner le lecteur, à lui inculquer la conviction que l'auteur est son meilleur professeur d'hypnotisme. L'hommage, prévoit Lautréamont, sera rendu à titre posthume et viendra donc confirmer la puissance du regard hypnotique que l'écriture est censée projeter au-delà de la tombe. Ces propos ne prennent leur véritable relief qu'en fonction des buts secondaires : abrutir le lecteur, le crétiniser, le guérir de son intelligence comme de sa perception habituelle des valeurs physiques et morales. En premier lieu, et Ducasse le sait bien, le magnétisme est une thérapeutique.

Il est néanmoins prudent de se rappeler que cette décharge d'ironie préface la dernière strophe du Chant sixième, relatant la punition inéluctable du naïf dont les os blanchiront sur le dôme ovoïde du temple de la gloire. L'avertissement ne trompe pas, d'autant moins que la queue de poisson est abattue avant le dénouement. Lautréamont affiche une supériorité d'esprit analogue à celle que Baudelaire jugeait inséparable du rire. L'ambivalence et l'ambiguïté y jouent un rôle nécessairement subversif, comme Jean Decottignies le démontre de façon convaincante. Son opinion définitive sur la négativité fondamentale du créateur de Maldoror nous paraît plus difficilement acceptable.

Cette conclusion découle cependant d'un examen scrupuleux des théories magnétistes, de leur développement et de leur transformation en techniques romanesques. Jean Decottignies reprend l'essentiel de sa thèse sur la poétique

1. Devons-nous signaler quelques inadvertances ? Au f° 243 v°, il faut lire sans doute une société assez échevélée, et non échevelu. Au f° 266 r°, toute cette clique (de marchands), et non chique. D'autre part, si M. Siler, trouvant le nom de Roger dans les Mémoires, rappelle que celui-ci passe pour le modèle de Lagardy, pourquoi ne rappelle-t-il pas aussi que De Dreux — autre amant de Ludovica — est cité dans les scénarios de Flaubert comme un des artistes dont les oeuvres font rêver Emma après le bal ? Enfin, la date du mariage de Louise Pradier (1833) ne peut guère être rapprochée de celle du mariage d'Emma (1839 dans la plupart des chronologies).


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du cauchemar. Pour lui, le genre fantastique serait une sorte de commercialisation de matériaux magnétistes et oniriques et non pas la manifestation d'une névrose généralisée. La théorie est plausible compte tenu de la popularité croissante des séances de magnétisme et de somnambulisme depuis l'avènement de Mesmer jusqu'à la fin de la période dite romantique et même au-delà. L'hypnotisme semblait apporter la promesse et parfois la preuve de perceptions et de pouvoirs insolites en parfaite contradiction avec les lois des sciences naturelles comme avec les préceptes de la religion. Mesmer aurait ouvert une porte interdite sur les facultés de l'âme.

En premier lieu, il s'agit donc de démontrer pourquoi et comment le magnétisme est contestataire, afin d'en déterminer l'influence sur une littérature de révolte et d'en apprécier les conséquences pour la motivation psychologique du récit, la typologie du héros, le statut de l'écrivain et les habitudes de la langue. Les mécanismes de la poétique semblent alors s'établir en fonction de deux théories de l'extase, propres à la mystique naturelle d'après Gôrres. Autrement dit, elles ne sont pas d'inspiration purement magnétiste. L'une suppose que, concentré sur lui-même, le moi domine la nature et le réel ; elle aboutit à un vague scientisme. L'autre subordonne le moi à l'harmonie de l'univers. L'âme perd le sens de sa propre individualité et s'absorbe dans le macrocosme de l'esprit ou de la matière. Le processus entraîne l'investissement du moi par la nature inférieure, végétale ou animale, symptomatique du mal ou de la folie obsessionnelle. Dépouillé de toute notion de morale, l'homme s'offre alors en pâture à la science objective qu'imagine Lautréamont insurgé contre la condition humaine. La seconde théorie ne permet cependant pas de circonscrire la situation maldororienne, ni de cerner la tentative simultanée de libérer l'inconscient et de disloquer les habitudes linguistiques imposées par l'usage culturel et quotidien. Sous cette agression contre le parler natal, comme l'appelle Jean Decottignies, il nous semble possible de déceler la réinvention d'un langage libre, significatif d'une volonté créatrice et positive.

D'autre part, comparer le discours ducassien à celui des magnétiseurs, tels un abbé Oegger, un abbé Constant, un Alphonse Cahagnet, un Henri Delaage, traités de blasphémateurs en raison de leur défection par rapport aux valeurs reconnues, met en relief la difficulté majeure que rencontre ce Prélude. Aucun des quatre auteurs ne souscrit uniquement à la doctrine de Mesmer, pas plus que ne le font Nodier, Ballanche, Balzac, Hugo, Gautier, Esquiros, George Sand, Mérimée ou Villiers de l'Isle-Adam. C'est que le magnétisme est une matière protéenne et se confond dans l'extase, la vision prophétique ou transcendante et les autres exercices séculaires de l'expérience mystique, de même que dans la magie, la théurgie, la nécromancie et même le vampirisme. Boehme, Martinès de Pasqualy, Saint-Martin, Swedenborg, sont des références essentielles, comme Jean Decottignies l'a bien vu — même s'il a sous-estimé la durée et la profondeur de l'influence magnétiste sur la maçonnerie occulte, telle que George Sand l'évoque dans Consuelo et La comtesse de Rudolstadt.

Dans l'ensemble, le choix dés textes représentatifs ne laisse pas de lacunes graves, mais tend parfois à s'enserrer dans des limites thématiques trop étroites. Cet ouvrage sérieux et fort utile nous pose le problème de savoir si, sans autre critère que la rupture avec les catégories culturelles établies, la pensée déréelle, l'illogisme et la recherche de l'insolite, suffisent à constituer une poétique. Il aurait fallu sans doute d'autres points de repère permettant de rapprocher les métamorphoses animales de Maldoror de la ménagerie infâme de nos vices, recensée par Baudelaire, ou de distinguer la sensibilité poétique chez Nerval de la violence ducassienne. Et si pour la commodité de l'analogie, celle-ci ressemble à la folie, ne faudrait-il pas la comparer aussi à la tentative démentielle de Flaubert aux prises avec Bouvard et Pécuchet ? Jean Decottignies décrit les effets corrosifs de la parodie, mais le décryptage révèle que Lautréamont avait, comme Flaubert, son sottisier. Il serait peut-être fructueux de poursuivre l'en-


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quête au-delà de la situation freudienne de Maldoror « entre le moi et le ça » dans la direction que nous indique la définition insérée dans le Dictionnaire des idées reçues : « Magnétisme : Joli sujet de conversation et qui sert à "faire des femmes".»

BRIAN JUDEN.

BERNARD GUYON, Péguy devant Dieu. Paris, Desclée de Brouwer, 1974. Un vol. 12,5 x 19 de 196 p.

Nul mieux que M. Guyon ne pouvait traiter de Péguy devant Dieu. Sa connaissance de l'oeuvre, acquise de longue date et largement dispensée dans de nombreuses publications, une compréhension de l'intérieur, née d'un sentiment de fraternité ou plutôt même de filiation à l'égard de Péguy, le désignaient pour cette exploration délicate d'une foi religieuse abandonnée, puis reprise, longtemps dissimulée, déclarée enfin mais jusqu'au bout dérobée au contrôle de l'Église. De cette recherche vivifiée par la sympathie est sorti un beau livré alerte et dense, rédigé avec un enthousiasme qui n'exclut pas la rigueur scientifique.

Une méthode strictement chronologique prend le catholicisme de Péguy à la source : les années de catéchisme. Celles-ci n'ont sans doute pas été très ferventés, mais l'enseignement reçu a laissé chez un enfant naturellement sérieux des traces profondes que M. Guyon inventorie dans son premier chapitre. Les cinq chapitres suivants couvrent la période d'incroyance. Ce sont les plus neufs et les précisions qu'ils apportent sont particulièrement précieuses. Quand Péguy se débarrassa-t-il de la foi de son enfance ? L'abandon des cours d'instruction religieuse eh 1888-1889, à l'âge dé quinze ans, est probablement le terminus a quo d'un désintérêt pour la religion que n'a pas corrigé; en 1890-1891, le cours de philosophie d'Ernest Humbert, spiritualiste désincarné dont le cousinisme vieillot était peu apte à persuader de jeunes intelligences exigeantes. Puis vinrent les années de « cagne » parisienne, le contact avec la misère ouvrière, les quêtes pour les mineurs de Carmaux, enfin, en 1895, après l'admission rué d'Ulm, l'adhésion au Parti socialiste. Engagement mûrement pesé dont le jeune néophyte écrivait : « Cette conversion demeure peut-être le plus grand événement dé ma vie morale. » Plus tard, après une autre « conversion », Péguy soutiendra que son socialisme était déjà d'essence religieuse. Mais, sur le moment, il se démarqua avec violence du christianisme, que celui-ci fût traditionaliste ou novateur. En 1898 il fait campagne contre le professeur catholique Ollé-Laprune ; en 1899 il stigmatise l'Église « tartuffiée », reproche à Léon XIII et aux catholiques sociaux de s'être tus pendant les massacres d'Arménie. En 1900, il peut écrire : « Les treize ou quatorze siècles de christianisme introduit chez mes aïeux, les onze ou douze ans d'instruction et parfois d'éducation catholique, sincèrement et fidèlement reçue, ont passé sur moi sans laisser de traces. » En 1901 : « Nous sommes irréligieux de toutes les religions, nous sommes athées de tous les dieux. » En 1902 : « Il est permis d'être antichrétien et je crois qu'en un certain sens nous sommes inchrétiens. »

Cependant, au cours de ces mêmes années, des indices ambigus pouvaient alerter un observateur attentif : la rédaction de la Jeanne d'Arc, commencée en 1895 où se manifeste une horreur de la damnation qui plaide contre le christianisme mais n'en secoue pas l'emprise; les dialogues De la Grippe en 1900; dont les références sont tantôt Pascal, «le plus grand génie que la terre ait porté », tantôt Corneille, auteur de Polyeucte, et qui livrent cet aveu inattendu : « J'ai un ami qui est devenu prêtre catholique [...]. Si j'étais resté catholique, je serais devenu prêtre comme lui » ; une longue citation de saint Matthieu à propos du roman de Zola Fécondité (article de 1899 repris en 1902 dans les Cahiers) ; enfin le cahier de Noël de 1902 qui s'ouvre sans commentaire (mais le silence même est significatif) sur la «Ballade que Villon feit à la requeste de sa mere pour prier Nostre Dame».


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Après 1902 s'amorce une évolution. La politique anticléricale du ministère Combes (1902-1905) range Péguy parmi les opposants du régime et les défenseurs du catholicisme persécuté. L'influence de Bergson confirme son hostilité au monisme matérialiste. Désabusé par les retombées du dreyfusisme, il est ressaisi par les « grands problèmes », il forme des « pensées à longue échéance ». Un travail souterrain s'accomplit en lui dont il ne livre le secret qu'à Jacques Maritain en mars 1907, à Joseph Lotte en septembre 1908. Il approfondit sa connaissance des Évangiles. Mais plus que par les textes, il est guidé par ces « preuves secrètes qui saisissent un homme par le ventre du coeur », au premier rang desquelles se trouve la détresse, celle de l'échec dont il fait l'expérience à travers l'entreprise des Cahiers, et une autre aventure qui ébranle sa vie sentimentale et dont ses proches ne soupçonnent encore rien.

Ce n'est qu'à partir de 1910 que la foi de Péguy émerge dans son oeuvre écrite. M. Guyon met en juste lumière le « Dialogue charnel » de 1909 (appelé Véronique par Marcel Péguy et publié seulement en 1955), qui, par la place faite à l'Incarnation du Christ et aux journées de la Passion, doit être tenu pour l'introduction aux Mystères, aux Tapisseries et à Eve. De 1910 à 1914 s'élève un long Magnificat qui réitère et amplifie l'acte de foi de 1907. Mais les épreuves ne manquent pas à ce chrétien hors série. Tiraillé entre les catholiques de stricte obédience, tel Jacques Maritain, et les abonnés socialistes dés Cahiers, surpris ou scandalisés, Péguy souffre d'incompréhensions multiples. En lui-même il subit une triple tentation, celle de l'orgueil qui culmine dans les années 1910-1911, celle de l'amour interdit qui lui dicte les strophes enfiévrées des Quatrains, celle enfin du désespoir dont il triomphe en écrivant le Porche du Mystère de la deuxième vertu. Ces épreuves qui affermissent sa foi intime ont-elles contribué à l'éloigner de l'Église ? M. Guyon ne le pense pas. Dans un chapitre substantiel et qu'il intitule d'après les mots mêmes de Péguy : « Ce grand fils demi-rebelle entièrement docile », il fait le point sur le procès que l'auteur de Clio a instruit contre l'Église de son temps. Mépris du temporel, méconnaissance de l'Incarnation, tyrannie spirituelle, modernisme du coeur (Mais pourquoi Péguy en voulait-il tant à Marc Sangnier d'arracher l'Église à la droite bien-pensante ? On aurait aimé que M. Guyon creusât les raisons de leur dissentiment...), telles sont les « fautes de mystique » qui sont imputables aux « clercs » et que dénonce vigoureusement l'auteur du Dialogue charnel. Libertaire jusque dans sa pratique du christianisme, Péguy a refusé de courber la tête devant la hiérarchie ecclésiastique, hérissé par les diktats du Saint-Office comme il l'avait été par la censure du Parti socialiste. Annonçait-il donc Vatican II ? Son exégète se montre prudent sur ce point. Judicieusement il refuse de faire parler les morts.

M. Guyon n'esquive pas les difficultés, il ne masque pas les défauts de Péguy. Il reconnaît que de nombreuses inconnues subsistent dans l'histoire enchevêtrée du directeur des Cahiers. Sa sympathie demeure toujours lucide. Témoin chaleureux et vigilant, il accompagne la parole du poète et l'éclaire sans l'altérer.

SIMONE FRAISSE.

Manuscrits et autographes de Maurice Maeterlinck. Vente publique à Bruxelles, le mercredi 20 février 1974 [...] Bruxelles, F1. Tulkens, 1974. Un vol. 15 x 24, couv., portr., fac-sim., de 85 p.

Même si le général F. W. von Bissing a déjà prétendu en 1915 que Maeterlinck était fort surestimé, celui-ci reste néanmoins le géant des lettres françaises de Belgique. Non seulement son imposante bibliographie, mais aussi ce catalogue de vente en fournissent les preuves pour les générations futures. Préfacé par R. O. J. van Nuffel, professeur à l'Université de Gand et secrétaire général de la Fondation Maurice Maeterlinck, ce précieux document se divise en sept


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parties : I) OEuvres poétiques (nos 1 à 7), II) OEuvre théâtrale (nos 8 à 38), m) OEuvre en prose (nos 39 à 60), IV) Traductions (nos 61 et 62), v) Carnets de pensées (nos 68 à 77), VI.) Épreuves corrigées de livres (nos 78 à 81), VII) Messages divers et lettres adressées à Maurice Maeterlinck (nos 82 à 113).

Comme le démontre clairement le préfacier, la valeur de ces sources premières est inestimable pour une meilleure connaissance de l'homme et de l'oeuvre. L'évolution de la pensée de l'écrivain est éclairée par les nombreuses variantes, par les inédits, par les textes oubliés. La comparaison des divers états permet, seule, une version exacte et illustre " la lente élaboration du style maeterlinckien » (p. 6).

Il est cependant regrettable que la description matérielle d'une si riche documentation (la vente a rapporté plus de quatre millions de francs belges) — dont les auteurs ne sont pas mentionnés — laisse tant à désirer par le manque de conformité et de rigueur, par les nombreuses inexactitudes. Un exemple suffira : la note 95 traite d'une lettre publiée [non inédite] en grande partie sous le titre de « Confession de poète» dans L'Art moderne, 10e année, n° 8, 23 février 1890 [et non vers 1900], p. 60-62. C'est probablement Emile Verhaeren qui avait demandé à Maeterlinck d'exposer sa théorie sur l'art pour sa revue hebdomadaire. Ce catalogue ouvre malgré tout la voie au vrai Maeterlinck.

RAPHAËL DE SMEDT.

OTTO WIRTZ, Das poetologische Theater Jean Cocteaus. Genève, Librairie Droz, Paris, Librairie Minard, coll. " Kölner Romanistische Arbeiten », neue Folge, Heft 41, herausgegeben vom Romanischen Seminar der Universität Köln, 1972. Un vol. 15 x 22,5 de v-123 p.

C'est avec une grande force de pénétration et un esprit de synthèse remarquable que M. Wirtz s'est employé à mettre en évidence la cohérence et l'unité de l'univers dramatique de Jean Cocteau. Faisant sienne, dès l'introduction, la synonymie des termes «poète» et «artiste» propre à Cocteau, l'auteur se proposé d'abord de situer dans son contexte spécifiquement moderne ce qu'il appelle « L'art sur l'art », pour dégager ensuite, dans une approche synchronique (qui l'oblige à, examiner.chaque pièce plusieurs fois sous plusieurs angles) la structure profonde, c'est-à-dire les constantes « poétologiques », d'une oeuvre souvent jugée banale et superficielle. Aux chapitres I et II, qui' portent sur la genèse, la structure et l'essence de l'oeuvre poétique (terme employé dans l'acception indiquée ci-dessus), il tire l'essentiel de son analyse de Parade, des Mariés de la Tour Eiffel et d'Orphée, négligeant par là des positions esthétiques ultérieures. C'est en faisant appel aux oeuvres postérieures à 1930, qu'il traite, aux chapitres III et IV, du « Dichter » (poète, artiste, créateur) en tant qu'être moral et social, visant à une « poétologie éthique». Prenant au pied de la lettre là définition du poète donnée par Cocteau dans « Les Armes secrètes de la France» («Par poètes j'entends toute personne soumise à un code moral qui lui est propre, sans le moindre rapport avec ce qu'on a coutume de prendre pour la pureté ») 1, M. Wirtz conclut que pour être poète il n'est pas besoin de faire de la poésie et, par voie de conséquence, interprète le comportement de tous les personnages dramatiques sous l'angle de ce « code moral » du poète qui consiste en un «engagement jusqu'à l'extrémité de soi-même» (Cocteau), et qui l'oppose constamment au public. Mais adopter cette perspective, n'est-ce pas oublier que, pour donner force à sa définition, Cocteau cite des « merveilles d'intelligence » et mentionne Picasso, se plaçant ainsi sous l'angle de la créativité ? N'est-ce pas oublier aussi que dans l'ensemble de ses écrits théoriques Cocteau insiste sur l'obligation où se trouve le poète d'iden1.

d'iden1. critique, II, Monologues, Paris, 1960, p. 236.


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tifier, dans une ascèse douloureuse, sa vie et son oeuvre 2. S'il est vrai que tant de ses personnages reflètent l'éthique de Cocteau poète, s'il est vrai que Hans (Bacchus) symbolise la recherche de la vérité, le désir de se réaliser pleinement et l'isolement propres au poète mal-aimé et incompris, et que c'est bien cette « éthique de l'échec » qui entraîne sa mort, il paraît cependant excessif de considérer la triste fin du Pauvre Matelot, qui de son propre aveu veut « voir son bonheur du dehors » et savourer plutôt qu'éprouver la fidélité de sa femme, comme la conséquence inévitable d'un noble désir de connaître la vérité. Les rapports du Bel Indifférent et de sa maîtresse sont-ils vraiment ceux du public et du poète ? Ce dernier serait-il uniquement occupé à briguer la faveur du public ? La fin tragique d'OEdipe dans La Machine Infernale incite-t-elle vraiment le public à adopter, envers une oeuvre d'art ésotérique, une attitude de confiance et d'humilité ? En dehors de ces divergences d'interprétation on peut regretter que M. Wirtz ait passé sous silence la plus grande partie du Nouveau Théâtre de Poche et des préfaces aux oeuvres dramatiques, et que les citations attendues soient le plus souvent remplacées par de simples références aux OEuvres complètes, si difficilement accessibles ; mais on doit rendre hommage à un auteur qui a su rendre compte, dans des analyses très fouillées, des préoccupations essentielles de Jean Cocteau penseur.

HANS RUDOLF KAUTZ.

VOLKER WERNER KAPP, Poesie und Eros. Zum Bichtungsbegriff der Füni Grossen Oden von Paul Claudel. München, Wilhelm Fink Verlag, « Freiburger Schriften zur Romanischen Philologie », Band 20, 1972. Un vol. 15,5 x 23 de 180 p.

L'auteur cherche à démontrer que l'unité des Cinq Grandes Odes de Paul Claudel naît d'une tension entre Poésie et Éros : d'après lui, le poète développe le thème de la Poésie à travers une série de situations d'Éros, et arrive ainsi à esquisser une « poétique chrétienne » tributaire d'Éros. Chacun des chapitres II à VI est consacré à l'une des Odes, ces cinq chapitres constituant le noyau du livre. Dans ses explications, l'auteur suit l'ordre du texte, qu'il cite abondamment, reproduisant ainsi la plus grande partie des poèmes claudéliens, sans donner cependant les raisons pour lesquelles il omet certains passages qui ne sont pourtant pas plus éloignés du sujet du livre que d'autres qu'il cite.

L'auteur se trouve, comme ses prédécesseurs, devant la difficulté de rendre compte, d'une manière adéquate, dans une langue claire, des énoncés non seulement à sens multiples, mais souvent étranges et très personnels du poète. Ce caractère particulier du texte de Claudel rend difficile l'appréciation de tout commentaire qui en est fait 1.

2. Voir Hans Rudolf Kautz, Dichtung und Kunst in der Théorie Jean Cocteau, thèse de doctorat, Heidelberg, 1970, ch. II.

1. Quelques détails pourtant, dans le livre de M. Kapp, me semblent être susceptibles d'une critique objective. le n'en cite que quelques-uns. L'auteur confond « proue » avec « poupe » (p. 40). Dans le vers 241,37, je ne vois pas d'allusion à l'Epître aux Romains, 8, 1 s. (p. 53), dans le passage 245,31 - 246,1, pas d'emprunt à Wagner (p. 60), dans la phrase " je suis l'amour qui est au-dessus de toute parole ", pas de combinaison de I Jean 4,8 avec Eph. 3,19 (p. 65), dans l'expression " le texte vivant et ton Dieu dans ce document qui respire », pas de fusion du " Wortschatz der Dichtung » avec la « Vorsteilungswelt der Kindheit » dans le « Rildfeld des Geistes » (p. 82). Il me semble improbable, étant donné le contexte, que « Lucifer » (vers 245.11) signifie le Christ (au lieu de l'étoile du soir) (p. 59). Est-ce que ce sont vraiment « die schöpferischen Urworte der Dinge » que le poète énonce dans les vers 261,38 - 262,5 (p. 85) ? Ce qui est évoqué à la fin de la troisième Ode n'est pas la " Wandlung " (la transsubstantiation en tant que partie de la messe) (p. 87, 106), mais la bénédiction des fidèles avec l'hostie exposée dans l'ostensoir (" dans la montrance »). Les vers qui se rapportent le plus explicitement à des questions de poésie ne trouvent pas toujours l'analyse approfondie qu'ils mériteraient (p. 30, 47, 54, 58, 65, 100).


COMPTES RENDUS 865

Le livre se termine par deux chapitres plus synthétiques : l'un est consacré à l'unité de structure des Cinq Grandes Odes, l'autre aux rapports entre cellesci et la vie de Claudel. L'auteur défend, avec des raisons fondées, l'hypothèse selon laquelle les Odes sont groupées symétriquement autour de la troisième, qui, de son côté, accuse une structure symétrique (p. 155). C'est pourtant, suivant M. Kapp, surtout la cinquième Ode qui expose la « poétique chrétienne » de Claudel et qui confère, par là, un sens définitif à tous les poèmes précédents (p. 155).

Voici donc un livre intéressant et sérieux qui enrichit, malgré quelques faiblesses, les études déjà existantes sur les Cinq Grandes Odes.

WOLFGANG BABILAS.

Bibliotheca Bodmeriana. Catalogues. I, Manuscrits et autographes français. Cologny-Genève, Fondation Martin Bodmer, 1973. Un vol. 16 x 24 de 72 p.

Sous un sobre mais élégant cartonnage, imprimé avec soin, illustré de plusieurs fac-simile, le catalogue des manuscrits et autographes de la « Bibliotheca Bodmeriana » est conforme à ce que son propriétaire eût souhaité qu'il fût. Grand lettré, grand humaniste, bibliophile exigeant, Martin Bodmer se rattachait à la lignée des plus avisés collectionneurs : celle des Lovenjoul, des Rothschild, des Barthou, des Lucien-Graux. Guidé par sa passion et sa connaissance des beaux textes, il réussit à rassembler sur les rayons de sa bibliothèque, non seulement les éditions originales, mais aussi les manuscrits des plus grands écrivains de tous les temps.

Le présent catalogue ne recense que l'une des nombreuses collections réunies par Bodmer. Mais quelle collection ! Qu'on en juge : les fragments d'une première version des Mémoires d'Outre-Tombe, cinq nouvelles de Balzac, dont La Femme abandonnée et La Femme de trente ans, telles qu'elles furent remises à l'imprimeur, avant les célèbres et innombrables corrections sur épreuves. On s'arrêtera encore devant tel premier jet de Baudelaire, Verlaine, Rimbaudy ou devant la première Après-midi d'un Faune, intitulée alors L'Improvisation, d'un Faune. On remarquera, parmi les notes préparatoires des. grandes oeuvres romanesques, celles de Flaubert pour Madame Bovary et celles de Gide pour Les Caves du Vatican. Au manuscrit soigneusement nettoyé en vue de la publication, Martin Bodmer a toujours préféré la première version, la minute, le brouillon où se laisse saisir, pour l'éternité, l'instantané du geste créateur. Quoi de plus émouvant, quoi de plus riche d'enseignement que ces pages hachurées, inquiètes. C'est là ce qui fait la profonde originalité de cette collection.

Par bonheur, cet ensemble à peu près unique ne connaîtra jamais le feu des enchères où Ton a vu si souvent se disperser en quelques heures l'effort patient de toute une vie. Martin Bodmer a voulu avant sa mort, survenue en 1971, que sa bibliothèque fût accessible aux lecteurs. C'est pourquoi il décida de créer à Cologny la Fondation qui porte aujourd'hui son nom, et qui accueille, sur demande motivée, toutes les personnes désireuses d'y travailler.

On sait cependant que toute bibliothèque qui cesse de s'accroître est condamnée à périr; des fonds importants se sont vus ainsi transformés peu à peu en nécropoles. Il reste donc à souhaiter que la «Bodmeriana» puisse s'enrichir régulièrement par des dons ou des acquisitions nouvelles, tout en demeurant fidèle à l'esprit de son fondateur. N'est-ce pas d'ailleurs le plus bel hommage que l'on puisse rendre à sa mémoire?

MAURICE LEVER.

REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE (75e Ann.). LXXV. 55


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JACQUES VIER, Littérature à l'emporte-pièce. 4e, 5e, 6e, 7e Séries. Paris, Les Éditions du Cèdre, 1966, 1969, 1972, 1974. Quatre vol. in-8° de 274, 228, 240, 232 p.

L'emporte-pièce de M. Vier continue à opérer avec une joyeuse malice, une vigoureuse indignation, une implacable véhémence. Nous avions déjà signalé les trois premières séries (R.H.L.F., 1966, p. 355-356). Les qualités que nous leur reconnaissions et que l'on a pu retrouver dans cette revue même (novembre-décembre 1974, p. 1112-1117) restent celles de ces récentes séries qui portent témoignage de la culture et de la vaillance de l'auteur. Celui-ci est un critique de tempérament, mais à qui son tempérament ne saurait faire oublier ses principes ; c'est un homme de foi qui, au milieu des compromissions, des abandons, prononçons le mot comme il le prononcerait lui-même : des lâchetés du monde contemporain, affirme sa fidélité à l'Église et à une haute idée de la mission et des fonctions de l'Université. Ses adversaires, s'ils ne partagent pas sa foi, ne peuvent pas ne point reconnaître sa bonne foi. A se demander même si M. Vier ne se souhaite pas des adversaires de sa trempe : il aime à en découdre, dans la pleine clarté de la pensée et de l'expression.

Jamais peut-être la facile formule : il est impossible de rendre compte ici de la richesse de ces recueils, ne trouverait une plus juste application. Cest, en effet, toute la littérature moderne et contemporaine qui est prise dans l'objectif du critique, souvent dans sa ligne de mire. Depuis saint François de Sales jusqu'à Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, en passant par Molière, Racine, l'abbé de Rancé, par le XVIIIe siècle, mis à mal en la personne de Sade et des aristocrates affectés de snobisme révolutionnaire, réhabilité dans une partie de son Église. Le XIXe siècle propose un fort contingent, à peu près toutes les têtes de chapitres d'une histoire de la littérature. On distinguera les pages sur Ernest Hello (4e série), très injustement oublié. Léon Bloy, M. Vier le connaît comme pas un : il est de sa famille, si l'on veut bien penser qu'il n'y a pas seulement en Bloy un pamphlétaire, mais aussi un trop aimant mal aimé.

Au XXe siècle M. Vier prend ses risques. Il taquine depuis longtemps François Mauriac, suspect de quelques concessions au monde. Il lui préfère Julien Green. Il sait mettre en valeur les oeuvres de Roger Bésus et de Jean Montaurier. Il est rare qu'il soit desservi par ses opinions. Une fois cependant, à propos de Michel de Saint-Pierre (5e série) : on s'attendait non pas à un éloge, — à un éreintement.

Un nom manque : Barbey d'Aurevilly. C'est pourtant à lui que l'on songe en lisant ces recueils. Littérature à l'emporte-pièce ou Les Hommes et les OEuvres selon Jacques Vier.

CLAUDE PICHOIS.

HUGO FRIEDRICH, Romanische Literaturen. Aufsätze I : Frankreich.

Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, 1972. Un vol. de 236 p.

Le volume Romanische Literaturen réunit des articles de l'éminent romaniste allemand Hugo Friedrich, qui, dispersés en différents endroits, avaient pour la plupart été publiés dans les années 1930, et qui ont été partiellement remaniés à l'occasion de ce recueil. Abstraction faite de l'essai fondamental sur " L'Humanisme de l'Occident » (1-17), de l'exposé général sur « Les Méthodes de l'interprétation littéraire » (18-33), et d'une analyse des Silvae de Stace en relation avec le maniérisme littéraire (34-55), tous les articles du volume concernent la littérature française.

Les pages sur la correspondance entre Abélard et Héloïse (56-83), cet événement absolument unique au XIIe siècle français et dans l'histoire de l'autobiographie française, complètent de manière importante les quelques allusions de Philippe Lejeune. Du point de vue de l'unité de style et de sujet, M. Friedrich souligne avant tout le caractère littéraire de la Correspondance. Il


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tend à la conviction qu'Abélard était aussi l'auteur des lettres d'Héloïse, bien que, à la question de l'authenticité des lettres, on ne puisse répondre définitivement ni par oui, ni par non. Contrairement à d'autres exégètes (par ex. Misch et Heer), M. Friedrich avance une interprétation remarquablement nouvelle, car la « mortification » dont parle Abélard à la fin de l'Historia Calamitatum ne représente pas à ses yeux une transformation intérieure. Des deux articles consacrés à Pascal, celui qui traite du « Paradoxe de Pascal » (84-138) est d'un intérêt tout particulier. M. Friedrich part de l'idée qu'il faut voir dans les Pensées l'essai d'une explication logique de ce qui est indéfinissable. La réunion particulière d'une vue religieuse des choses et d'une abstraction analytique occupe la première place dans cette analyse, qui, contrairement à l'habitude, ne s'appuie pas sur le point de vue de la théologie philosophique, mais sur celui de la langue de Pascal. M. Friedrich met en valeur le procédé pédagogique de Pascal : celui-ci, quand il parle en tant qu'apologiste aux incroyants ou à ceux qui ne croient pas encore, se met, pour ainsi dire, à leur place et essaie de les gagner à sa foi en passant par l'expérience de la non-croyance. L'article sur Claude de Saint-Martin (159-176) concerne plutôt le domaine de l'histoire de la langue que celui de la littérature ; il représente un complément important sur un aspect de l'Illuminisme examiné seulement superficiellement par Auguste Viatte (Les sources occultes du romantisme) : celui de la théorie de la langue. L'article sur l'immoralisme et l'idéal de vertu dans Les Liaisons dangereuses (177-202) constitue toujours, malgré le livre Littérature et signification de Tzvetan Todorov, le meilleur accès à l'une des oeuvres les plus extraordinaires du XVIIIe siècle. Une description expressive de la façon de raconter de Voltaire dans ses contes (203-226) ainsi qu'une interprétation détaillée du poème en prose Le Nénuphar blanc de Mallarmé (227-236), poème que M. Friedrich considère comme l'expression fondamentale de la pensée lyrique de Mallarmé, terminent le livre, qui est d'autre part introduit par une préface de M. Erich Kohler.

WILLI HIRDT.

INFORMATION

— Un colloque international et interdisciplinaire, consacré à Pascal, aura lieu à Clermont-Ferrand du 10 au 13 juin 1976. Thème général : Méthodes chez Pascal. Pour tous renseignements, s'adresser à Jean Mesnard, professeur à la Sorbonne, 4, rue Lhomond, 75005 Paris.


CORRESPONDANCE

M. Bernard Croquette nous a adressé la lettre suivante :

« A la suite de la petite « affaire » qu'a suscitée mon article sur Lautréamont et Pascal, je vous serais très obligé de bien vouloir insérer dans un prochain numéro de la R.H.L.F. la mise au point suivante :

La Revue d'Histoire littéraire de la France a publié, dans le numéro spécial qu'elle a consacré à Lautréamont (mai-juin 1974), un article où je montrais que l'auteur des Poésies avait utilisé, pour corriger les Pensées de Pascal, une réédition du texte établi par Condorcet et annoté par Voltaire, et non, comme on l'avait cru longtemps, le texte de Bossut. Rendant compte de ce numéro spécial pour la Quinzaine Littéraire (n° 209, p. 19-20), M. Marcel Jean s'est ému de me voir présenter comme une découverte un fait qu'il avait établi et dont il avait tenu compte dans son édition des OEuvres Complètes de Lautréamont (en collaboration avec A. Mezei, Paris, E. Losfeld, 1971). Les dates de publication peuvent en effet faire croire de ma part soit à une ignorance coupable (c'est l'hypothèse que veut bien retenir M. Jean), soit à une utilisation non avouée, plus coupable encore. Mais ces dates sont trompeuses puisque je vous ai adressé mon article au début de mars 1971, soit juste avant la parution de l'édition de MM. Jean et Mezei.

Sans doute les délais de publication ont-ils fait perdre à mon étude le mérite de l'originalité ; sans doute ne peut-elle prétendre à celui de l'exhaustivité (alors que je présente les rapprochements qui m'ont paru les plus intéressants, MM. Jean et Mezei citent — sans d'ailleurs toujours en reproduire le texte avec exactitude ni toujours en bien saisir le sens ou les contre-sens — tous les passages du Pascal de Condorcet qu'a réécrits Ducasse), mais peut-être voudra-t-on bien reconnaître que cette étude tire, elle, d'un fait nouveau des conclusions nouvelles et n'est donc pas rendue tout à fait inutile par l'édition de MM. Jean et Mezei.

Je vous prie d'agréer, etc. ».

L'article de M. Bernard Croquette nous a effectivement été remis à la date indiquée ci-dessus. (N.D.L.R.)

C'est avec une vive émotion que nous apprenons, au moment où ce fascicule est sur le point de paraître, le décès de notre confrère M. Jean Fabre, dont nous donnons ici même une importante étude. Nous publierons dans l'un de nos prochains numéros un hommage à ce maître éminent, membre de notre Conseil d'Administration, Président d'honneur de la Société française d'étude du XVIIIe siècle. Nous adressons à Mme Jean Fabre et à ses enfants, le témoignage de notre profonde tristesse.


BIBLIOGRAPHIE

Dans ce numéro, sauf indication contraire, tous les ouvrages et articles cités ont été publiés en 1974.

Les livres sont distingués des articles par un astérique. Les numéros spéciaux comportant plus de six articles ne seront dépouillés que dans le volume annuel.

DIVERS

—* French literature from 1600 to the present. W.D. Howarth, Henri A. Peyre and John Gruickshank. Revised and reprinted from : France : a companion to French studies edited by D.G. Charlton. — London, Methuen.

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— Écrits de Paris, octobre.

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par Christian Péligry... avec la collaboration de Mme Cabrol Toulouse,

Bibliothèque municipale.

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— Bruyn-Stoclet (Catherine). — Visite de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet. — Le Livre et l'estampe, nos 77-78, ler-2e trimestres.

Biographie. — Pichois (Claude). — Petite histoire d'un tabou ou les présupposés de Pantibiographisme. — [In] * Approches des Lumières...

— Klincksieck.

Colloques. — Fayolle (Roger). — Pour un dialogue : A propos des colloques. — Littérature, n° 15, octobre.

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Farce. — * Lewicka (Helena). — Études sur l'ancienne farce française (« Bibliothèque française et romanes». Série A : Manuels et études


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Humanisme. — * Humanisme et Pléiade, présenté par Jacques Bonnot («Coll. Faire le point». Espaces littéraires. Classiques Hachette). — Hachette.


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RESUMES

Sur I'« Adonis » de La Fontaine

Aux multiples sources possibles de l'Adonis de La Fontaine, il semble nécessaire d'ajouter Le Combat de l'Amour et de la Chasteté, de Mandelot, qu'on n'a jamais évoqué à ce sujet jusqu'à maintenant. Du point de vue de la conduite du drame et du jeu psychologique, la première partie de ce très court roman de 1619 présente, avec le récit de La Fontaine, un parallélisme d'une exactitude largement supérieure aux analogies partielles qu'offrent les diverses oeuvres traditionnellement proposées comme modèles : une étude comparée, portant aussi bien sur la. littérature antique que moderne, illustre ce point. Le degré de parenté entre l'Adonis et Le Combat de l'Amour et de la Chasteté est précisé par une analyse détaillée des principales correspondances formelles au .fil de l'histoire. Si d'autre part on examine avec rigueur les états successifs de l'Adonis, on constate que, pour huit lieux variants importants, le texte de 1669 est plus près de la prose de Mandelot que celui de 1658, sur un fond dramatique et psychologique toujours aussi semblable à celui du roman de Mandelot. Le plus simple paraît donc d'admettre que la dernière version de l'Adonis constitue une seconde adaptation de Mandelot, plus juste, plus fidèle, aboutissant à une transformation lyrique plus stylisée.

GEORGES MOIJNEÉ.;

Sur la biographie allemande de Choderlos de Laclos

Il existe à la Bayerische Staatsbibliothek de Munich un Laclos Franzosischer Artillerie-Général und Verfasser des Romans den gefährliche Umgahg (les liaisons dangereuses). Biographische Nachrichten aus dem Französischen qui correspond au livre dont parle Emile Dard. C'est une traduction de la nécrologie de Paris, avec des anecdotes qui ne paraissent pas dans l'original, et qui mettent en question l'histoire de la publication du roman de Laclos. Il semble pourtant que Laclos a reçu une Permission tacite et que cette Permission n'a jamais été sérieusement examinée.

DOKOTHY R. THELANDEB.


894 REVUE D'HISTOIRE LITTERAIRE DE LA FRANCE

Le grand oeuvre de Ballanche : chronologie et inachèvement

Cet article essaye de retracer, derrière l'oeuvre publiée de Ballanche, la ligne de développement de son projet fondamental, qui fut d'édifier une somme des étapes palingénésiques de l'humanité. Il a commencé par interpréter la Révolution française et la Restauration selon la notion d'épreuve providentielle et dans une perspective de synthèse du passé et de l'avenir (voir ses ouvrages, d'Antigone, 1814, à L'Homme sans nom, 1820). Le projet annoncé ensuite dans les Prolégomènes, 1827, d'une « Palingénésie sociale » dépasse le cadre de la crise française pour embrasser toute l'évolution humaine, à travers divers ouvrages, dont seul l'Orphée a été achevé et publié (1829), et dont les autres ne nous sont connus que fragmentairement. L'économie générale de la somme projetée, son architecture, le rapport de ses différentes parties ont été révisés à plusieurs reprises après 1830 : l'objet principal de l'article est l'histoire de ces révisions, et les enseignements qu'on peut en tirer sur Ballanche et son temps.

PAUL BÉNICHOU.

George Sand et Michelet disciples de Pierre Leroux

" Les philosophes du XVIIIe », avait dit Saint-Simon, " ont fait une Encyclopédie pour renverser le système théologique et féodal. Les philosophes du XIXe doivent aussi faire une Encyclopédie pour constituer le système industriel et scientifique ". Quoi que prétende aujourd'hui l'Encyclopedia Universalis, elle n'est pas « l'Encyclopédie qu'on attend depuis deux cents ans, depuis l'oeuvre de Diderot ». Mais dès 1840, Balzac accusait l'Académie des Sciences morales et politiques de ne pas voir combien le siècle était remué par un profond penseur, Pierre Leroux, qui cessait cette année-là de diriger l'Encyclopédie nouvelle. Heine saluait " cette digne continuation du colossal pamphlet de Diderot ». Convertie depuis 1836 au communionisme de Leroux, George Sand reprochait à Edgar Quinet, en 1845, de n'avoir pas signalé le rôle de l'Encyclopédie nouvelle dans la bataille d'idées qui se déroulait au Collège de France. Quinet, embarrassé, demandait pardon. De là, peut-être, deux notes ajoutées par Michelet à son manuscrit du Peuple. Depuis 1842, ne désirait-il pas « suivre » George Sand, même ce de loin » — et devenir (comme Monsieur Toi à Saint-Pétersbourg) le vulgarisateur de la philosophie de l'histoire, de l'Évangile éternel, de la religion française de l'Humanité et du socialisme scientifique enseignés par Pierre Leroux ?

JACQUES VIARD.

Péguy contre l'École (suite)

Prolongeant le propos d'un article publié en 1973 dans le numéro spécial « Péguy » de la R.H.L.F., ces pages veulent apporter des arguments nouveaux et décisifs à l'appui de la thèse d'un Péguy résolument hostile à l'institution scolaire et universitaire de son temps.

Le témoignage de Germaine Péguy, un projet de manifestation contre le Concours général confirment cette hostilité. Péguy prend la défense de deux enseignantes suspectées de posséder des " livres mystiques », de Jaurès attaqué pour avoir toléré la communion de sa fille, de Brunetière accusé de cléricalisme, d'un professeur suspendu pour avoir écrit des articles anti-militaristes ; combat fervent contre tout ce qui attente à la liberté d'opinion.


RÉSUMÉS 895

Il condamne aussi le principe des concours, les exercices scolaires de la dissertation et de l'explication. Seul, pour lui, est bénéfique l'enseignement centré sur la recherche, la mise en question, « l'organisation de l'inquiétude ». Tout en reconnaissant à l'École son utilité, sa nécessité, sa grandeur même, Péguy dresse en face d'elle, à la pointe extrême de sa pensée, l'homme merveilleux : l'Ignorant.

pour BERNARD GUYON. [La Rédaction]


ÉDITIONS DU CENTRE NATIONAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE

15, Quai Anatole-France. 75700 PARIS CC-P. PARIS 9061-11 Tél. : 555-26-70

DICTIONNAIRE BIOGRAPHIQUE

DES COMÉDIENS FRANÇAIS

DU XVIIème SIÈCLE

SUIVI D'UN INVENTAIRE DES TROUPES (1590-1710)

D'APRÈS DES DOCUMENTS INÉDITS

supplément par Georges MONGRÉDIEN et Jean ROBERT

Ouvrage in -8° raisin, 64 pages, broché.

PRIX : 12,90 F TTC

Le Directeur de la publication : GUY DESGRANGES.

Achevé d'imprimer pour la Librairie ARMAND COLIN en Septembre 1975

par l'Imprimerie R. BELLANGER ET FILS à La Ferté-Bemard (Sarthe)

Dépôt légal effectué dans le 3 trimestre 1975 — N° Imprimeur : 958 — N° Editeur : 6755


Société d'Histoire littéraire de la France

reconnue d'utilité publique 18, Rue de l'Abbé-de-l'Epée, Paris (5e)

Membres d'honneur

Mmes M. Romain-Rolland, A. Rouart-Valéry, Th. Marix-Spire. MM. M. Bataillon, Th. Besterman, H. Dieckmann, R. Niklaus, M. Paquot, C. Pellegrini, A. Perrod, R. Shackleton.

Bureau

Président : Raymond LEBEGUE, de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.

Vice-Présidents : René PINTARD, professeur à la Sorbonne ; Pierre CLARAC, de l'Académie des Sciences morales et politiques.

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Secrétaires adjoints : Claude DUCHET, chargé d'enseignement à l'Université de ParisVincennes ; Robert JOUANNY, professeur à l'Université de Rouen.

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Trésorier adjoint : Jean-Louis LECERCLE, professeur à l'Université de Paris-Nanterre.

Conseil d'administration

MM. A. Adam, P. Bénichou, G. Blin, P.-G. Castex, P. Citron, Mme M.-J. Durry, MM. J. Fabre, B. Guyon, J. Hytier, R. Jasinski, P. Jourda, F. Letessier, J. Lethève, Mme A.-M. Meininger, MM. G. Mongrédien, R. Pierrot, R. Rancoeur, V. L. Saulnier, P. Vernière, J. Vier, R. Virolle.

Correspondants à l'étranger

Belgique : MM. J. Hanse, R. Mortier, A. Vandegans. Brésil : M. G. Raeders. Bulgarie : M. N. Dontchev. Canada : MM. D. A. Griffiths, S. Losique, J. Ménard, J.-M. Paquette, J. S. Wood. Danemark : M. P. Nykrog. Espagne : M. de Riquer. Etats-Unis : MM. J.-A. Bédé, L. G. Crocker, H. Peyre, I. Silver, E. D. Sullivan. Grande-Bretagne : MM. R. C. Knight, A. J. Steele. Hongrie : Mlle Nemeth. Irlande : M. E. J. Arnould. Israël : M. A. B. Duff. Italie : MM. E. Balmas, L. De Nardis, A. Pizzorusso. Japon : MM. T. Kobayashi +, Y. Fukui. Liban : M. R. Tahhan. Pays-Bas : M. J. A. G. Tans. Pologne : Mlle Kasprzyk. Portugal : M. J. do Prado Coelho. République démocratique allemande : M. W. Krauss. République fédérale allemande : MM. B. Bray, H. Sckommodau, K. Wais. Suède : M. G. von Proschwitz. Suisse : MM. M. Eigeldinger, Y. Giraud, G. Guisan, P.-O. Walzer. Tchécoslovaquie : MM. V. Brett, A. Zatloukal. Union soviétique : MM. Reizov, G. Vipper.


Vient de paraître :

LE ROMAN

A

LA PREMIÈRE PERSONNE

Du Classicisme aux Lumières

René DEMORIS

maître de conférences à l'Université de Lille

Malgré; la. Variété dés espèces romanesques où s'exerce la premièrepersonne, il existe un rapport étroit entre le mode de narra-; tion et les diverses zones thématiques où il opère et dont l'auteur, tente} de déterminer l'unité. Il ne s'agit pas, en effet, d'une: étude métaphysique du je à travers; la littérature, mais d'une analyse des fonctions précises de la forme narrative du je à une époque de grande mutation.

Cette étude part de l'échec de la tradition picaresque en France dans la première moitié du XVIIe siècle et va jusqu'au triomphe du roman-mémoires avec Marivaux et Prévost.

A travers l'histoire du roman personnel se lit celle du rapport d'une société avec une écriture. La réalite figurée dans les romans

révèle d'abord de quelle fiction l'auteur et le lecteur d'une époque donnée éprouvent le besoin. Elle est fondée sur la réalité d'un désir, comme le montre René Démoris dans cet ouvrage où il

donne une place assez importante à des écrivains réputés mineurs.

504 pages, bibliographie, index .. .. . .. . .... ... ..... 99F

armand colin

Z 25