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Titre : Revue d'histoire littéraire de la France

Auteur : Société d'histoire littéraire de la France. Auteur du texte

Éditeur : Armand Colin (Paris)

Éditeur : PUFPUF (Paris)

Éditeur : Classiques GarnierClassiques Garnier (Paris)

Date d'édition : 1973-01-01

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb343491539

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb343491539/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 69781

Description : 01 janvier 1973

Description : 1973/01/01 (A73,N1)-1973/02/28.

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k56528555

Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, 8-Z-13998

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 01/12/2010

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REVUE

MAURICE LEVER Romans en quête d'auteurs au XVIIe siècle

ANDRÉ ROBINET

Boulainviller auteur du « Militaire philosophe » ?

MICHEL JEANNERET

Ironie et distance dans « Les Filles du Feu »

PIERRE RENAULD

Mallarmé et le mythe

JULES BEDNER Eléments guignolesques dans le théâtre d'Alfred Jarry

Janvier-Février 1973 73e Année — N° 1


Revue d'Histoire littéraire de la France

Publiée par la Société d'Histoire littéraire de la France avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique et de la Direction des Arts et des Lettres

COMITÉ DE DIRECTION

MM. Raymond Lebègue, René Pintard, Pierre Clarac, Pierre-Georges Castex, René Pomeau, Claude Pichois, Mlle Madeleine Fargeaud, MM. Claude Duchet, Robert Jouanny, René Rancoeur.

Secrétaires de Rédaction MM. Roland Virolle, Sylvain Menant, Mme Christiane Mervaud.

RÉDACTION

Les manuscrits et toute correspondance concernant la rédaction sont à adresser au Secrétaire général de la Société d'Histoire littéraire de la France, directeur de la Revue :

M. René Pomeau, 17 rue Henri-Gilbert, 94480 Ablon-sur-Seine.

Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus.

Les volumes envoyés pour compte rendu doivent être adressés impersonnellement à la Revue d'Histoire littéraire de la France, 103 boulevard Saint-Michel, 75240 Paris Cedex 05.

ADMINISTRATION

Pour tout ce qui concerne l'Administration de la Revue (abonnements, commandes de numéros ou d'années, changements d'adresse, etc.), s'adresser à la Librairie ARMAND COLIN, 103. boulevard Saint-Michel, 75240 Paris Cedex 05 (Compte de Chèques postaux, Paris 21335 25).


REVUE JANVIER-FEVRIER 1973 REVUE 73e ANNÉE - N° 1

D'HISTOIRE

LITTERAIRE DE LA FRANCE

© Librairie Armand Colin, Paris, 1973

IN MEMORIAM

P. JOURDA : Pierre Josserand 3

ARTICLES

M. LEVER. : Romans en quête d'auteurs au XVIIe siècle 7

A. ROBINET, : Boulainviller auteur du « Militaire philosophe » ? 22

M. JEANNERET : Ironie et distancé dans « Les Filles du Feu" 32

P. RENAULD : Mallarmé et le mythe 48

J. BEDNER : Éléments guignolesques dans le théâtre d'Alfred Jarry 69

NOTES ET DOCUMENTS

J.-P. RYNGAERT : La « Crisante » de Rotrou, ou les avatars de l'édition

dans la première moitié du XVIIe siècle 85

I.-M. CLUZEL : Le « Matin » de Théophile dans le « Séjour des

Muses » 89

G. LUBIN : La liaison -Musset-Sand 99

J.-P. GOLDENSTEIN : Blaise Cendrars sur les traces du capitaine Cook .. 112

COMPTES RENDUS

J. GRÉVIN : César, éd. E. S. GINSBERG (R. ORTALI), 118. — A. PARÉ : Des monstres et des prodiges, éd. J; CÉARD (J. ROGER), 120. — M. S. WITHNEY Critical Reactions and the Christian Elément in the Poetry of Ronsard (J, PINEAUX), 121. — L. WIERENGA : « La Troade » de Robert Garnier (J. PINEAUX), 121. — J. PARIS ; Hamlet et Panurge (B. DIDIER), 122. — N. FILLEUL : Les Théâtres de Gaillon, éd. F. JOUKOVSKY (D. MÉNAGER), 123.—

J. DESCRAINS : Bibliograhie des oeuvres de Jean-Pierre Camus (E. GOICHOT),

124. - F.A. DE ALMAS : The Four interpolated Stories in the « Roman comique » (R. GODENNE), 125. — L. VAN DELFT : La Bruyère moraliste (J. LAFOND), 125. - BOILEAU : L'Art poétique, éd. AUGUST BUCK (B. BRAY), 127. — N. MELANI : Motivi tradizibnali e fantasia del " Divertissement » nel teatro di Dancourt (A. BLANC), 127. — TH. P. FRASER : Le Duchat first Bibliography for 1970 (J. VERCRUYSSE), 131. - P. RÉTAT : Le Dictionnaire

Editor of Rabelais (M. LEVER), 128. - The Eighteenth Century. A current

REVUE D'HTST. LTTER. DE LA FRANCE (73e Ann.). LXXIII. 1


2 REVUE D'HISTOIRE LITTERAIRE DE LA FRANCE

de Bayle et la lutte philosophique au XVIIIe siècle (J. SOLE), 131. — S. MÛHLEMANN : Ombres et lumières dans l'oeuvre de Marivaux (J. SGARD), 133. — Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, vol. LXXXI (J. VERCRUYSSE), 135. — Textes nouveaux de la Correspondance de Voltaire, publiés par V. S. LUBLINSKY (C. MERVAUD), 136. — R. TROUSSON : Rousseau et sa fortune littéraire (J.-L. LECERCLE), 137. — B. JASINSKI : L'engagement de Benjamin Constant (P. DEGUISE), 138. — Mme DE DURAS : Olivier ou le Secret, éd. D. VERIEUX (E. CONSTANS), 140. — Bicentenaire de Chateaubriand (J. GAULMIER), 141. — G. DE BERTIER DE SAUVIGNY : Metternich et la France après le Congrès de Vienne, t. II (F. BASSAN), 141. — MÉRIMÉE : Notes de voyages, éd. P.-M. AUZAS (P. SALOMON), 143. — SAINTE-BEUVE : Correspondance générale, éd. J. et A. BONNEROT, t. XVI (R. MOLHO), 144. — R. RUDE : Aloysius Bertrand (J.-L. STEINMETZ), 146. — W.F. AGGELER : Baudelaire judged by Spanish Critics, 1857-1957 (W. T. BANDY), 147. — V. BROMBERT : Flaubert par lui-même (C. GOTHOT-MERSCH), 148. — Cahiers Barbey d'Aurevilly, n° 5 (J.-H. BORNECOUE), 149. — LECONTE DE LISLE : Articles, préfaces, discours (R. JOUANNY), 151. — Guillaume Apollinaire, n° 9, études recueillies par M. DÉCAUDIN (H. BÉHAR), 152. — P. BÛRGER : Der französische Surrealismus (N. SCHWAB-BAKMAN), 154. — G. P SOZZI : Jehan Rictus (C. MIGNOT-OGLIASTRI), 155. — Études Claudéliennes, n° 7, : La poésie de la Nuit (A. BLANC), 155. — Europe, numéro spécial Elsa Triolet (M. PICARD), 156. — L. SIMON : A la découverte de Han Ryner (F. B. CONEM), 157. _ J. VIER : Gide (D. MOUTOTE), 158. — G. W. IRELAND : André Gide. A Study of his Creative Writings (D. MOUTOTE), 159. — Série Albert Camus, n° 3, textes réunis par B. T. FITCH (G. BRÉE), 160. — E. NOULET : Le Ton poétique (P. MOREAU), 161. — F. DE VAUX DE FOLETIER : Mille ans d'histoire des Tsiganes (J. MOREL), 163.

INFORMATION, 164.

BIBLIOGRAPHIE, par RENÉ RANCOEUR, 165.

RÉSUMÉS, 189.


IN MEMORIAM PIERRE JOSSERAND

Il venait d'avoir soixante-quatorze ans. Il s'est éteint le 23 avril après des années d'une longue, d'une cruelle maladie, subie avec une rare énergie, sans un mot de plainte.

Pierre Josserand était né à Trouville le 18 janvier 1898. Il avait fait de solides études au lycée du Havre où il noua de fidèles et durables amitiés. Déjà se dessinait sa vocation : le goût de la recherche, le goût des livres rares et des belles éditions. On le voyait fureter chez les bouquinistes : il y découvrit une édition princeps des Provinciales qu'il acheta pour quelques francs. On faisait encore de bonnes affaires — et faciles ! Il dut s' en défaire plus tard, avec quel regret! Il se formait surtout comme on se formait autrefois.

Il vint sinscrire à la Sorbonne, en novembre 1919, après quelques mois de guerre où il eut pour chef le lieutenant Jacques Meyer, ancien khâgneux de Louis-Le-Grand, un des témoins les plus véridiques de la rude vie du fantassin. A la Sorbonne il trouva sa place dans un groupe de « démobilisés », anciens de Louis-Le-Grand, d'Henri IV, de Lakanal, revenus des centres d'études de Strasbourg et de Nancy auxquels s'étaient joints, grâce à Marcel Abraham, quelques Havrais. Il y avait là Marcel Wintzweiller, Philippe Van Tieghem, qui portait encore l'uniforme des chasseurs alpins, Etienne Guilhou, DuvaL Renoux, Gurnier, René Bray, Marcel Ruff, Marcel Durry, Jasinski, Edouard Depreux qui devait devenir ministre, d'autres encore. Venaient du Havre, avec Josserand, Armand Salacrou, Limbour... Et René Crevel, un peu plus jeune, déjà délaissait les diplômes pour la poésie.

Josserand fut un étudiant sérieux et fantaisiste à la fois. Sérieux ? Il conquit une licence es lettres sans la moindre difficulté, puis un diplôme d'études supérieures : un répertoire chronologique de la correspondance de Mérimée ; Paul Hazard, juge difficile, remarqua la qualité de ce mémoire. Fantaisiste ? Il vécut loin de sa famille :


4 REVUE D'HISTOIRE LITTERAIRE DE LA FRANCE

du groupe des agrégatifs, tous Parisiens ou Normaliens, nous étions les seuls, lui et moi, à vivre en marge des cadres : un foyer, ou l'École. Il habitait un atelier de peintre à Montparnasse, à côté de celui de Foujita, alors inconnu. Je logeais rue de la Sorbonne, dans des hôtels aux noms universitaires, Rollin, Gerson, aujourd'hui disparus. Notre isolement nous rapprocha. Nous étions chez nous l'un chez l'autre. Que de fois nous nous sommes reconduits l'un l'autre, depuis le d'Harcourt ou la Source, jusqu'au François-Coppée, à la Coupole ou au Dôme, allant et revenant jusqu'à des heures tardives, et discutant sans trêve, mais sans jamais nous heurter.

Il se refusait à quitter Paris. Il renonça donc à préparer l'agrégation. Peut-être aussi n'aimait-il pas le thème grec? Il fut donc professeur libre au collège Sainte-Barbe. Il y enseigna durant des années, ce qui ne l'empêchait pas de fureter chez les bouquinistes, voire de travailler pour eux : il prépara plus d'un catalogue. Mais il rêvait d'autre chose. Le rêve se fit réalité.

En 1931, il entre à la Nationale. C'était sa voie naturelle, celle vers laquelle, sans le savoir, il s'était orienté dès l'adolescence. Sa carrière fut, dès lors, rapide. On avait apprécié comme ils le méritaient son savoir, ses curiosités, surtout sa « disponibilité », sa bonne grâce naturelle. Il gravit très vite tous les échelons de la hiérarchie ; n'avait-il pas fait ses preuves ? Il fut de ceux qui, à l'heure de l'invasion, sauvegardèrent les trésors de la bibliothèque. Puis il veilla sur eux dans Paris occupé. Je l'entends encore évoquer la nuit qu'il passa sur les toits de la Bibliothèque au son des cloches qui célébraient la libération.

La Bibliothèque ? Il l'a aimée avec un plein dévouement, d'un amour jaloux. Conservateur en chef des périodiques en 1942, puis des imprimés en 1954, il fut l'égal de ses plus grands prédécesseurs, même s'il s'amusait parfois à blaguer l'excellent, le solennel M. de la Roncière qui régnait sur l'hémicycle à l'heure où nous étions étudiants. Il faut l'avoir vu, dans cette pièce obscure, (cet antre !) qui était son bureau, recevoir un chercheur en quête d'un renseignement, une secrétaire qui lui portait le courrier — ou encore dans l'hémicycle, debout, dominant la vaste salle, toujours amène, même lorsqu'un importun l'agaçait, voire l'exaspérait (ce qui arrivait !), prêt à guider un lecteur novice ou inquiet, à apaiser les mécontents, à calmer les impatients. Son autorité souriante, son esprit assez voltairien (il connaissait bien son XVIIIe siècle) avaient quelque chose de discrètement inflexible : il savait se faire obéir; il a été un chef sans dureté, que l'on écoutait parce qu'il incarnait le savoir et la gentillesse.

Et je ne dis rien des expositions, nombreuses, que, sous sa direction, le département a pu organiser. On sait le succès qu'elles ont connu. La Bibliothèque Nationale, grâce à lui, fut plus accueillante que jamais.


PIERRE JOSSERAND 5

L'heure de la retraite sonna ; il quitta ses fonctions, non sans regrets, les siens et ceux de « ses clients ». L'Institut le choisit alors pour diriger la bibhothèque Spoelberch de Lovenjoul a Chantilly. C'était en 1968. Un beau couronnement de carrière. Nul n'était plus capable que lui de diriger ce sanctuaire de la recherche. Sa joie fut grande de ce choix. Elle dura peu : c'est alors que la maladie, implacable, ne lui laissa plus de répit, et le contraignit trop tôt à une retraite définitive. Il l'accepta stoïquement.

Ses fonctions qu'il remplit avec un zèle et une exactitude sans reproches ne l'empêchaient pas de travailler : il fut chercheur autant que bibliothécaire ou que bibliophile. Il savait tout des littératures classiques. Ses, goûts allaient d'abord à Mérimée auquel il ne cessa de penser. Il était mérimeen (comme Maurice Parturier, comme Pierre Trahard) ainsi que d'autres sont stendhaliens, ou beylistés. On lui doit une Bibliographie de Mérimée qui demeure la base de toute recherche sur l'auteur de Carmen. Il a publié plus d'un texte de l'écrivain qu'il mettait plus haut que tous les autres ; il collabora à l'édition de la correspondance générale de Mérimée et publia des inédits, ainsi des lettres curieuses de la comtesse de Montijo qui fut l'amie de Don Prospero, toutes éditions sans reproches, enrichies de notes et de notices denses et précises.

Mais il n'était pas exclusif. Rien de ce qui concernait le romantisme et ses suites ne lui fut étranger et ne le laissait indifférent. On lui doit une excellente réédition des Mémoires d'Alexandre Dumas, de ceux aussi de cette mauvaise langue : Horace de Viel Castel, ou de ceux du Docteur Véron, jadis maître de l'Opéra. Mais il a publié encore une bien jolie édition de Sylvie : son meriméisme ne l'empêchait pas d'aimer la poésie.

Il n'a jamais ménagé sa peine. Il fut, de longues années, de 1949 à 1960, secrétaire général de l'Association internationale des Études françaises qui continue, après l'impulsion qu'il lui a donnée, à faire rayonner notre culture. II resta jusqu'à sa fin l'animateur du Bulletin critique du livre français. Nous ne pouvons oublier qu'il a été le vice-président aimé et honoré de la Société d'Histoire littéraire de la France (nous y avions adhéré ensemble, en 1920 ou 1921, au temps d'Arthur Chuquet et de Paul Bonnefon) et qu'il a donné un Index de la Revue qui est un modèle. Autant de fonctions qu'il assuma pour le profit de tous, mais où il s'usa.

Voilà sa carrière. Elle est belle; elle est celle d'un homme sans ambition, qui ne chercha pas les honneurs, mais que les honneurs surent découvrir. Reste l'homme : il était modeste, mais il forçait le respect et l'amitié. On l'aimait pour sa bonne humeur : normand, il avait l'esprit incisif de sa province, mais il en usait sans la moindre méchanceté. Il savait rire; non pas blesser. Surtout il était disponible, toujours prêt à rendre service à tous et à chacun, dans, ses fonctions d'abord, — et je pourrais citer ici l'exemple de chercheurs de


6 REVUE D'HISTOIRE LITTERAIRE DE LA FRANCE

province auxquels il a facilité leurs enquêtes, mais aussi aux lecteurs de chaque jour à la Nationale. Je ne l'ai jamais vu en colère, et Dieu sait pourtant s'il aurait pu s'irriter devant certaines sottises, certaines ignorances, certaines impatiences ! il avait alors, simplement, dans le regard, un éclair de malice insoupçonnable pour ceux qui ne le connaissaient pas. Plus encore : il était bon. Le mot dit tout.

En vieillissant, puis malade, il n'avait perdu aucune de ses qualités. Au contraire : elles se fortifiaient. La dernière fois que je l'ai vu, assis en face de lui, dans son bureau tapissé de livres, roulant son éternelle cigarette, alors que Madame Josserand entrait et sortait et se mêlait d'un mot à nos propos, il était tel que je l'avais vu pour la première fois dans un couloir de la Sorbonne. Blanchi, certes, les traits tirés par la maladie, mais l'oeil aussi vif que jamais, aussi gai, aussi bavard, aussi riche en réflexions de tout ordre que je l'avais toujours connu. Je n'ai pas pressenti que c'était une dernière rencontre. Je ne l'ai pas revu.

Il s'est éteint malgré les soins dont l'entoura avec un dévouement sans défaillance Madame Josserand. Il laisse deux fils qui savent ce qu'ils doivent à leur père et lui ressemblent de façon différente. Il est parti, après tant d'autres ! Les rangs s'éclaircissent. Je souhaite que son souvenir vive longtemps et que, dans les décennies qui suivront, on dise Pierre Josserand, comme on dit Paulin Paris ou Henri Omont, ou comme nous citons encore les noms d'Abel Lefranc, de Paul Hazard, d'Henri Chamard qui furent nos maîtres.

PIERRE JOURDA.


ROMANS EN QUÊTE D'AUTEURS AU XVIIe SIÈCLE

Le jeu des identifications n'est pas seulement un amusement sérieux offert à la sagacité des gens d'esprit. Il pose au bibliographe des problèmes parfois récréatifs — pourquoi s'en défendre ? — et parfois irritants, mais qu'il a pour devoir d'essayer de résoudre, de même qu'il doit contrôler et, dans la mesure du possible, compléter les attributions proposées par ses devanciers. Mais ce serait encore limiter la portée de ces recherches que de les réduire au déchiffrement de rébus. Il faut, selon nous, dépasser les données bibliographiques pour s'interroger sur l'origine et la signification du masque porté par l'écrivain en société.

En faisant intervenir la notion de propriété matérielle et morale de l'oeuvre littéraire, l'anonymat apparaît en effet comme un phénomène historique et social; il nous entraîné alors sur la voie plus difficile, sans doute, mais combien plus actuelle et plus riche d'intérêt, de la sociologie de l'écrivain dans ses rapports avec sa production et ses lecteurs. Si l'histoire du livre se situe déjà, depuis quelques années, dans ces perspectives, il ne semble pas, en revanche, que les prolongements de l'anonymat que nous venons d'indiquer aient été suffisamment dégagés jusqu'ici. Certes, nous devons rendre hommage aux érudits comme Baillet, Barbier, Quérard, à d'autres encore qui ont mis toute leur science, et parfois leur vie entière, dans le dépistage des auteurs cachés. Le savant Adrien Baillet surtout, bibliothécaire du Président de Lamoignon, a le mérite d'avoir tenté pour la première fois dès le XVIIe siècle un classement rationnel des diverses catégories d'anonymes et de pseudonymes 1. Il est aussi le premier à s'être penché sur les causes profondes du pseudonyme littéraire. Tout près de nous, de brillants résultats furent obtenus dans la recherche d'identification, grâce aux méthodes de la critique interne. Rappelons pour mémoire l'attribution des Lettrés portugaises à Guilleragues par MM. Deloffre et Rougeot. Mais cette forme d'analyse, si séduisante qu'elle puisse être, faite d'érudition mais aussi de goût et de sensibilité, peut

1. Adrien Baillet, Auteurs déguisés sous des noms étrangers, empruntez, supposez, feints à plaisir, chiffrez, renversez, retournez, ou changez d'une langue en une autre, Paris, 1690.


8 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

conduire à des interprétations dangereuses et exige d'être maniée avec la plus grande prudence 2.

Nous ne prétendons pas, dans le cadre de cet article, et dans les limites du genre romanesque qui nous occupe, engager notre réflexion sur la sociologie de l'anonymat. Nous n'avons souligné cet aspect du problème qu'afin de mieux marquer l'importance qu'il convient, selon nous, de lui accorder. Bien qu'il s'inscrive dans cet ordre d'idées, notre propos sera à la fois plus modeste et plus concret, car il résulte, en partie, d'une expérience pratique ; il s'inspire en effet d'un travail de bibliographie de la fiction narrative en prose au XVIIe siècle que nous avons entrepris, voici plus de trois ans, sous la direction de M. Raymond Picard 3. Nos remarques seront suivies de quelques titres d'ouvrages dont nous avons réussi à déterminer ou à corriger les attributions.

Jamais peut-être l'usage de l'anonymat ne fut aussi répandu en France qu'au XVIIe siècle. Et cela en dépit des interdictions sans cesse répétées par les autorités civiles et religieuses depuis le concile de Trente. Toutes faisaient pourtant défense expresse aux libraires, auteurs et marchands de publier ou de vendre quelque ouvrage que ce fût sous le couvert de l'anonymat. La première interdiction officielle de l'Église remonte au décret du 13 avril 1546. La première ordonnance royale fut donnée par Henri II à Fontainebleau le 11 décembre 1547 et publiée le 19 décembre de la même année. Elle fut suivie d'un édit du même roi, donné le 27 juin et publié le 3 septembre 1551, lequel réitère, dans son article huitième, les défenses contenues dans l'ordonnance. Une déclaration faite par Charles IX le 10 septembre 1572 et publiée le 17 avril 1573 fait « défense de déguiser le nom ou le lieu auquel les livres sont imprimés ». Enfin, un édit fut donné par Louis XIII en janvier 1626 pour renouveler celui de Charles IX. Cette ordonnance porte défense absolue « à toutes sortes de persomies d'imprimer ou de faire imprimer aucuns livres, lettres, harangues, ni autres écrits, soit en rime soit en prose, traitant de la foi ou de quelque autre chose que ce soit, que premièrement telle composition n'ait été vue et considérée par le Roi en son conseil, et qu'il n'ait accordé Lettre de permission [...] de laquelle, ensemble du nom de l'auteur il sera fait mention au commencement et à la fin de chaque livre » 4.

Comme on le voit, cette ordonnance était conçue en des termes universels et concernait tous les ouvrages, laïcs ou religieux, sans distinction de genre. Mais lorsqu'il fut question de la publier et de

2. On se souvient de la récente discussion autour du Journal amoureux d'Espagne et de ses auteurs supposés dans la revue XVIIe siècle (n° 84-85 de 1969, p. 79-96 et n° 88 de 1970, p. 79-87).

3. Cette Bibliographie du genre romanesque au XVIIe siècle s'inscrit dans le cadre des activités du Centre d'Études des XVIIe et XVIIIe siècles, à la Sorbonne (L.A. 96 du C.N.R.S.).

4. Cité par Baillet dans les Auteurs déguisés, rééd. par La Monnoye, Paris 1722, dans le t. VI des Jugemens des sçavans, p. 274.


ROMANS EN QUÊTE D'AUTEURS AU XVIIe SIÈCLE 9

la faire enregistrer par le Parlement, elle fut restreinte aux seuls écrits touchant la religion et les affaires de l'État. Afin de lui donner encore plus d'autorité, Louis XIII la fit déclarer « perpétuelle et irrévocable ». Pourtant, malgré ces mesures exceptionnelles, malgré ces défenses si souvent renouvelées, et bien qu'elles fussent prononcées à la fois par le pouvoir civil et par les instances ecclésiastiques, elles ne furent presque jamais mises à exécution; L'anonymat était de tradition si ancienne et d'usage si fréquent qu'il avait pris force de coutume, Les censeurs chargés de l'application de ces ordonnances exercèrent leur office avec fort peu de zèle contre les coupables, auteurs ou libraires. Ces derniers étaient, rappelons-le, justiciables au même titre que les auteurs s'ils dissimulaient leur identité ou le lieu de la publication. Telle est, en bref, la situation de l'édition anonyme en face du pouvoir au XVIIe siècle. Situation qui faisait dire à Baillet que « cette coutume de ne point mettre de noms d'auteurs ou d'en mettre de supposés est aujourd'hui toute constante et toute notoire ; elle peut être marquée par la suite de plus d'un siècle, et prouvée par une infinité d'exemples dans tous les genres d'écrire » 5.

Si l'anonymat est donc d'un emploi courant au XVII 6 siècle, au point d'être entré dans les moeurs littéraires, il ne l'est pas également dans toutes les catégories d'ouvrages. C'est ainsi qu'on l'observe beaucoup plus souvent dans les livres de dévotion et la littérature romanesque que dans d'autres domaines de l'édition. Pour les premiers, la cause de l'anonymat se laisse aisément deviner : les traités de spiritualité, qui ne sont pour la plupart que d'ennuyeuses paraphrases de l'Écriture, étant composés par des prêtres, l'humilité chrétienne, plus forte en cela que les défenses de l'Église, leur commandait de rester dans l'ombre. Pour le roman, les causes sont beaucoup plus variées, plus complexes aussi, et souvent difficiles à déterminer. Le plus grand nombre des romans parus entre 1600 et 1700 ne portent aucun nom d'auteur, et pourtant ils ont été presque tous identifiés ; certains même le furent dès leur parution. On ne compte plus aujourd'hui que 193 romans ou nouvelles anonymes, soit environ un sixième de la production totale du siècle.

Il faut d'abord remarquer que l'anonymat n'est souvent que de pure forme, l'auteur étant connu à l'avance, ou aisément reconnaissable par le cercle étroit des lecteurs auxquels il s'adresse. Combien de nouvelles galantes, de romans «à clés», d'histoires dites «véritables » sous des noms déguisés ont circulé de main en main en copies manuscrites avant de passer sous les presses de l'imprimeur, faisant ainsi le tour de la petite société d'initiés à qui on les destine. Et cette société voit se refléter sa propre image dans le récit qu'un auteur caché lui tend comme un miroir. Elle connaît l'anecdote, souvent galante, qui a fourni le sujet, et elle s'amuse des mille ré5.

ré5. op. cit., p. 275.


10 REVUE D'HISTOIRE LITTERAIRE DE LA FRANCE

fractions du réel dans le reflet. Elle découvre sans peine, derrière Tircis ou Mélindor, tel habitué du groupe. Gageons que l'auteur, lui-même membre de ce microcosme, ne restera pas longtemps inconnu. Déjà son nom s'est glissé dans le « rond » ; on le chuchote de bouche à oreille d'abord, puis, très vite, nul ne l'ignore plus. Mais si l'on finit par deviner de quelles mains l'ouvrage est sorti, pourquoi donc ce mystère, si soigneusement entretenu d'ailleurs par celui qui l'a composé ? Par jeu, par goût de la mystification, parce que le secret ajoute au plaisir de la lecture celui d'une énigme à découvrir, parce que l'auteur masqué entre ainsi dans la ronde des personnages déguisés et mêle son incognito à celui des princes, des gentilshommes et des faux bergers. On s'enchante aux ressemblances et aux ambiguïtés. On s'amuse des coïncidences. On cherche, et on veut être surpris. Une fois l'ouvrage imprimé, l'anonymat prend un autre sens : il cesse d'être un jeu pour revêtir, aux yeux d'un public devenu anonyme à son tour, la valeur oblitérante que nous lui connaissons. Si le relais du manuscrit n'existe pas, rien n'est changé : l'imprimé reste divertissement pour le cercle qui l'a fait naître et entretient avec lui des rapports de connivence, quoique, simultanément, il échappe à ce cercle pour se perdre dans la foule des lecteurs inconnus, public à peine plus vaste que le premier, sans doute, mais insaisissable et intemporel.

Si l'anonymat n'était pas, dans certains cas, aussi transparent que nous venons de le dire, on ne comprendrait pas les protestations de modestie que des auteurs sans nom et sans visage multiplient dans leurs préfaces et avis au lecteur. On ne fuit pas d'ordinaire les hommages que l'on risque de s'attirer par un ouvrage que l'on ne reconnaît pas pour sien. Ne serait-elle pas incohérente alors, cette déclaration liminaire d'un anonyme se défendant de rechercher là gloire ?

Ce que j'en fais est plus pour ma satisfaction particulière et pour quelque raison de galanterie, que pour la réputation que je pourrais m'en acquérir. Je puis dire ingénument que cette belle réputation ne me flatte guère, et comme elle ne peut faire mon espérance, j'y porte fort peu mes désirs 6.

Et cette autre protestation de l'auteur inconnu d'Axiane, comment la comprendre, s'il ne se savait déjà découvert ?

C'est une vaine modestie pour beaucoup d'autres, mais c'est une très pure vérité pour moi d'assurer que je n'ai mis ce livre en lumière que pour obéir à la volonté de mes amis [...]. C'est aussi pour montrer combien je suis éloigné de ce sentiment de vanité [...] 7.

Nous avons choisi ces deux exemples parce qu'ils illustrent mieux que d'autres ce que nous disions plus haut. Identifiés, selon toute

6. An., L'Amant de bonne-foy, Paris, C. de Sercy, 1672

7. An., Axiane, Paris, A. Courbé, 1647.


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vraisemblance, au moment où leur livre paraît, au moins par le public restreint dont nousparlions, ils retombent aussitôt après dans l'anonymat, et leur nom ne parvient pas jusqu'à nous.

Plusieurs autres raisons, en dehors de l'énigme pour elle-même, peuvent expliquer le refus de signer une oeuvre romanesque. Ces raisons varient, bien entendu, en fonction du genre, des thèmes, du registre du roman, et une étude exhaustive de l'anonymat devrait tenir compte de ces éléments. Nous nous contentons ici de passer en revue les mobiles les plus apparents. Parmi ceux-ci, et au premier rang, nous trouvons la crainte du déshonneur, à quoi se mêle un sentiment de honte, lui-même causé par de puissants préjugés contre l'industrie littéraire, et peut-être davantage encore, contre le travail de libraire. Au XVIIe siècle, l'homme de lettres ne représente pas encore une catégorie professionnelle reconnue; il ne dispose, par conséquent, d'aucun statut propre dans la structure économique du pays. Il n'a pas : de réalité sociologique. Il n'existé pas dans la cité. Le travail de plume reste donc, presque toujours, raie activité secondaire sur laquelle On ne veut pas être jugé en livrant son nom sur la place publique. Un homme de condition hésitera d'autant plus à aventurer sa réputation à cause d'un livre, qu'il ne se sent pas lui-même socialement engagé par son acte littéraire. « Tout le monde presque se pique d'être sensible aux divertissements de l'esprit — écrit Scarron — tant ceux qui les connaissent que les ignorants présomptueux ou brutaux qui jugent témérairement des vers et de la prose, encore qu'ils croient qu'il y a du déshonneur à bien écrire, et qu'ils reprocheraient, en cas de besoin, à un homme, qu'il fait des livres, comme ils lui reprocheraient qu'il ferait de la fausse monnaie » 8. C'est donc déroger que de publier, de « faire » des livres, beaucoup plus, en vérité, que d'en écrire. Mais c'est déroger plus gravement encore que de publier des romans, car le narratif ne se classe pas le premier dans la hiérarchie des genres au XVIIe siècle.

Très souvent, le récit, imaginé ou transposé de la réalité, n'est composé — de, l'aveu même de celui qui l'a écrit — qu'en manière de passe-temps, de bagatelle, pour son plaisir et celui de ses amis, 'peut-êtr avec eux, chacun apportant sa contribution : celui-ci une maxime, tel autre une pièce de vers ou un billet galant, tel autre encore une situation, un épisode, un rebondissement. Ces aventures en mosaïque ne sont pas rares à cette époque. Pourquoi signer une chose à quoi l'on a si peu de part, et où l'on est si peu intéressé ? Combien de déclarations liminaires trouve-t-on en tête des volumes, pour s'excuser du médiocre avantage de ce qu'on présente au lecteur.

Il y a dix ans que ces Mémoires vous auraient été présentés, si j'en avais pu disposer aussitôt qu'ils furent faits. Mais comme

S. Scarron, Le Roman comique, éd. E. Magne, p. 197.


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l'auteur ne s'était appliqué à ce genre d'écrire, dans la vie qu'il mène, que pour égayer un peu sa solitude, il ne les fit point paraître. Et même, il a toujours si peu présumé du mérite de sa plume, qu'il ne les croyait pas dignes d'être donnés au public [...] Il est vrai que les applaudissements n'ont pas encore été capables de faire condescendre l'auteur à laisser déclarer son nom.

(An., Mémoires de Hollande, Paris, E. Michallet, 1678, Êpître du libraire au lecteur).

Il y a quelque temps que La Belle Hollandaise, dont l'histoire est un simple récit de choses arrivées, a paru sous mon nom 9. Quelque méprisable que j'aie jugé cette pièce, la traitant même de bagatelle, j'ai appris de divers endroits et de plusieurs dames des plus spirituelles de La Haye que tout le monde n'en avait pas fait le même jugement.

(An., La Fausse Abbesse, ou l'amoureux dupé, La Haye, G. Rammazeyn, 1681, Préface.)

L'Inconnu est un bel esprit qui s'est retiré à la Province. Il a des raisons pour ne se point nommer, son loisir lui a permis de s'amuser à écrire des Nouvelles ...

(Nicandre. Première nouvelle de l'Inconnu, Paris, C. Barbin, 1672, Le Libraire au lecteur.)

Même si ces déclarations nous paraissent outrées par l'excès de leur modestie, qu'elles proviennent de l'auteur directement ou par l'entremise du libraire, nous aurions tort de les tenir pour entièrement mensongères. Il est bien vrai qu'au XVIIe siècle le genre romanesque, pris dans son ensemble, s'affirme comme simple divertissement. Mais notre scepticisme devant cette affirmation vient d'ailleurs. Une autre vérité se dégage de l'étude du roman et des textes qui s'y rapportent : c'est le profond et sincère détachement du romancier à l'égard de son oeuvre. Et comment n'être pas surpris, déconcertés, voire un peu choqués, disons-le, par une si grande indifférence ? Ces moeurs ne nous sont guère familières, et nos gens de lettres ne nous ont point accoutumés à un tel désintéressement ! Et ce que nous disons du roman ne laisse pas d'être vrai pour d'autres sortes de livres. La chose écrite n'est pas encore objet de superstition ; elle ne se transmue pas, à cette époque, en substance magique ou en message sacré ; l'auteur ne se reconnaît pas de liens consanguins avec son oeuvre, il n'entretient pas avec elle de relation dialectique. La morale n'exige donc pas de lui qu'il assume ce qu'il écrit, si ce qu'il écrit est contraire à sa pensée ou à ses sentiments. Car il dispose, dans sa grande liberté, du droit d'écrire et de penser différemment, à condition de ne pas signer ce qu'il donne au public, ou de le signer d'un autre nom que le sien. Loin d'offenser la conscience publique, son incognito sera préservé grâce à elle, par la

9. Malgré ce que dit notre anonyme, La Belle Hollandaise parut en 1679 sans nom d'auteur.


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force de la coutume. C'est manquer un peu de civilité que de le dévoiler ; certains voient là une indiscrétion, presque une inconvenance. Ces quelques principes du savoir-vivre dans le monde littéraire du XVIIe siècle, nous les trouvons, par exemple, dans la Bibliothèque française de Charles Sorel :

Il n'y a jamais eu, écrit Sorel, d'obligation de se dire l'auteur des livrés qu'on désavoue en les donnant, et qu'on ne donne que comme des livres étrangers, des sentiments et de la méthode desquels on ne demeure pointd'accord. Ce serait trop de violence de forcer quelqu'un à les reconnaître quand ils ne contiennent rien sur quoi on soit obligé de répondre 10,

La seule idée qu'on puisse faire des livres « étrangers » et dont on ne partage ni les « sentiments » ni la « méthode », paraît, aujourd'hui, pour le moins singulière, mais elle illustre admirablement l'extériorité de l'oeuvre par rapport à son auteur à cette époque.

On se gardera d'omettre, au nombre des principaux motifs de l'anonymat, celui que nous connaissons peut-être le mieux parce qu'il est de tous les temps; nous voulons parler de la censure morale et pohtique. Elle s'exerce naturellement sur les romans de caractère obscène ou scabreux, en particuher lorsqu'ils ont pour sujet les aventures amoureuses et les débauches des grands et des princes. Cette littérature confidentielle consacrée à la vie privée de personnages illustres s'est surtout développée dans la seconde moitié du siècle. Plusieurs écrits (le cette nature ont peut-être trouvé leurs auteurs, comme Lupanie, histoire amoureuse de ce temps (1668), qui raconte les amours de Madame de Montespan, attribué à PierreCorneille Blessebois, ou Les Amours du cardinal de Richelieu (1687), attribué à Catherine Bernard. D'autres, au contraire, comme L'Esprit familier de Trianon ou l'apparition de la duchesse de Fontanges (1695), Le Tombeau des amours de Louis le Grand et ses dernières galanteries (1695), Scarron apparu à Madame de Maintenon (1694) sont entourés d'un mystère d'autant plus épais que la plus légère indiscrétion pouvait -être fatale à leurs auteurs. Souvenons-nous de L'Histoire amoureuse des Gaules (1666), et de ce que coûta au malheureux Bussy-Rabutin un secret mal gardé. On notera d'ailleurs que les noms placés en face des nouvelles citées plus haut ne sont que des attributions proposées par les bibliographes et ne relevant que de simples conjectures. La même incertitude pèse sur les nouvelles licencieuses mais non historiques, comme Vénus dans le cloîtré ou la religieuse en chemise (1683) et Les Délices du cloître ou la nonne éclairée (1672), publiées sous le pseudonyme de l'abbé Duprat et attribuées tantôt à:l'abbé Jean Barrin, tantôt à Chavigny de la Bretonnière. Est-il besoin d'ajouter que les libelles à caractère pamphlétaire ou diffamatoire sous forme de fictions romanesques

10. Charles Sorel, La Bibliothèque française, seconde édition, Paris, 1667, p. 392.


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suivent également la loi du silence. Généralement, l'éditeur s'entoure des mêmes précautions pour détourner l'attention du pouvoir. On fait croire, au besoin, à l'existence d'un éditeur fantôme qui servira d'alibi. Tel ce fameux Pierre Marteau de Cologne, inventé de toutes pièces par les Elzevier, et qu'utilisèrent des imprimeurs français et hollandais. Le nom seul de cet éditeur imaginaire sur la première page d'un livre « suffit pour faire connaître qu'il y a quelque chose d'impie, de satirique et de suspect » 11.

Toutes les observations que nous avons faites jusqu'ici nous aideront à esquisser une définition de l'anonymat à travers ses multiples aspects. Si l'on s'en tient au Dictionnaire de l'Académie, un ouvrage anonyme est « un ouvrage dont on ne connaît point l'auteur ». Pour Barbier, « on appelle ouvrage anonyme celui sur le frontispice duquel l'auteur n'est pas nommé ». Baillet ne va pas au-delà de l'aspect extérieur du livre et traite les anonymes et les pseudonymes comme deux catégories distinctes. Aujourd'hui la réalité nous paraît insuffisamment représentée par ces principes de classement. D'autres critères s'imposent en dehors de l'apparence matérielle de l'exemplaire imprimé. Dans le domaine de la fiction narrative, c'est la volonté de l'auteur qui, dans la mesure où on peut la connaître d'après la nature de son texte, nous servira de terme de référence. L'essentiel est donc de savoir si l'auteur désavoue volontairement son oeuvre ; ce sera pour nous la première condition de l'anonymat, quel que soit le procédé d'occultation : anonyme simple, pseudonyme ou cryptonyme. Si l'on définit l'anonymat comme un refus de reconnaissance, le pseudonyme et le cryptonyme ne doivent plus être considérés comme des espèces bibliographiques autonomes, mais comme des variétés ou des sousgenres de l'anonymat.

Le pseudonyme-occultatif ou pseudonyme-anonyme dissimule l'identité de l'auteur derrière un nom d'emprunt. On le distinguera du pseudonyme de fantaisie que des écrivains adoptent pour des raisons diverses, sans toutefois marquer par là le désir de cacher au public leur personnalité réelle. Citons, comme exemples de ces derniers, Théophile Viau renonçant à son patronyme, à cause des équivoques malsonnantes auxquelles il pouvait prêter (rappelons « le veau » et « la troupe de veaux » dans la Doctrine curieuse de Garasse) ou Jean-Louis Guez, dit de Balzac pour chercher, à ce qu'on dit, une flatteuse confusion avec l'illustre famille des Balzac d'Entragues, ou encore le père Canard latinisé en père Annat. Le pseudonyme-anonyme signe ses livres d'un autre nom afin de n'être pas reconnu. Adrien Baillet dénombre jusqu'à vingt et une manières différentes de changer son nom ! On ne reprendra pas ici les subtiles distinctions inventées par le savant bibliographe, et on ne s'arrêtera

11. Journal de Hambourg, 1694, t. I, p. 191.


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qu'aux procédés dont les romanciers ont fait le plus fréquent usage, Le plus simple et le plus connu consiste à substituer un nom imaginaire à son nom véritable. Ainsi, le Père René de Cerisiers « de la Compagnie de Jésus » et aumônier du roi, signe de son nom ses ouvrages de piété comme Les Heureux commencements de la France chrétienne (1633), La Consolation de la théologie (1639), Joseph ou la Providence divine (1642), bien d'autres encore, et même quelques nouvelles dévotes comme L'Innocence reconnue (1634) ou Les Trois États de Vinnocence (1640). Mais il se dissimule derrière le pseudonyme de Des Fontaines pour publier des aventures plus profanes comme L'Illustre Amalazonthe (1645) ou Les Heureuses Infortunes de Céliante et Marilinde, veuves pucelles (1636). Abraham Ravaud (1600-1646), professeur d'éloquence, ne laissera paraître aucun ouvrage de sa plume autrement que sous le nom d'Abraham Rémy, pas plus ses Pieuses récréations, son Hymne spirituel ou ses pièces en latin que ses romans : La Galatée (1625), L'Angélique (1626), et Les Amours d'Endimion et de la lune (1624), qui fut un moment en concurrence avec L'Endimion de Gombauld paru la même aimée. Charles Sorel, passé maître dans l'art de changer de masque à chaque livre, publie son Francien sous le nom de Nicolas Moulinet, sieur du Parc, dérobé à un obscur avocat normand, son Palais d'Angélie sous celui de sieur de Marzilly, son Berger extravagant sous celui de Jean de la Lande « poitevin », emprunté, lui aussi ; à un inconnu qui n'était d'ailleurs pas poitevin mais breton. Ajoutons encore à cette liste les noms de fantaisie comme Alcidon, le chevalier Rozandre, Tyrène, et le sieur de L'IsIe. C'est peut-être en pensant à lui que Molière a raillé cette manie de « quitter le vrai nom de ses pères » dans un couplet célèbre de L'École des Femmes 12. Quoi qu'il en soit, le protéisme onomastique de Sorel jeta une si grande confusion dans ses oeuvres que ses contemporains s'y embrouillèrent et que les bibliographes a venir allaient s'y perdre. C'est pour cette raison, sans doute, qu'il eut le dessein, en soi estimable, de mettre un peu d'ordre dans le flot des attributions vraies ou fausses dont il était l'objet, en consacrant un chapitre entier de sa Bibliothèque française à l'examen de tous les ouvrages qui lui furent prêtés. Malheureusement, le mystère n'est pas souvent dissipé et bien des questions restent sans réponses dans ces quelques pages où l'auteur semble jouer malicieusement avec la curiosité du lecteur en accumulant les formulés ambiguës et les propos énigmatiques. Nous ne reviendrons pas sur les raisons qui l'ont amené à ne pas signer la plupart de ses

12. « Je sais un paysan qu'on appelait Gros-Pierre,

Qui n'ayant pour tout bien qu'un seul quartier de terre, Y fit tout à l'entour faire un fossé bourbeux, Et de Monsieur de L'Isle en prit le nom pompeux. »

(I, l, v. 179-182.) L'allusion pourrait aussi viser Thomas Corneille qui signait parfois de l'Isle.


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livres ; les quelques lignes citées plus haut en disent assez sur ses convictions générales en matière d'anonymat.

Les romanciers que nous venons de passer en revue se contentent le plus souvent d'un nom inventé (Des Fontaines, Rémy, Marzilly) ou emprunté à un écrivain mort ou tombé dans l'oubli. Ils ont parfois recours à un pseudonyme de fantaisie tiré de la tradition pastorale et s'hellénisent alors en Tyrène ou Alcidon comme Sorel, en Ergaste comme François Charpentier pour le Voyage du vallon tranquille, en Mélidor comme Cury pour Les Travaux d'Aristée et d'Amarille dans Salamine. Choix significatif car il déguise l'auteur en personnage en l'inscrivant à l'intérieur de l'univers romanesque. D'autres s'abritent derrière l'anagramme de leur nom, ce qui produit parfois des consonances bizarres ou cocasses, comme Orile pour Marin Le Roy de Gomberville, Braydore pour Roberday, Drachir d'Amorny pour Richard de Romany, ou encore ce Prodez de Beragrem, Marquis d'Almacheu, auteur de Mémoires parus sous ce cryptonyme étrange, probablement anagrammatique, mais indéchiffrable.

Il n'est point rare non plus qu'un roman soit publié sous le couvert d'un auteur en renom. Segrais prête de bonne grâce ses services aux dames désireuses de donner leurs oeuvres au public, mais qui ne peuvent le faire elles-mêmes pour les raisons de convenances dont nous avons déjà parlé. Il signe donc Zayde pour Madame de la Fayette et La Princesse de Paphlagonie pour Mademoiselle de Montpensier. On peut cependant affirmer que dans ces deux cas, son rôle ne fut pas seulement celui d'un prête-nom, mais qu'il collabora activement à leur élaboration littéraire. Il n'en va sûrement pas de même pour les Mémoires de la vie du comte D*** avant sa retraite qui s'annoncent sur la page de titre comme « rédigés par M. de Saint-Évremond » et qui sont en réalité de l'abbé de Villiers. Jean Baudoin assume la paternité des Aventures de la cour de Perse en plein accord, semble-t-il, avec son auteur véritable, la Princesse de Conti. Mademoiselle de Scudéry fait paraître ses romans sous le nom de son frère et Madame Gomes de Vasconcellos sous celui de son époux, Beaucour. Il est d'ailleurs fréquent de changer de sexe pour mieux égarer les soupçons du lecteur. Ainsi, Jean-Baptiste de Brilhac signe son Agnès de Castro, nouvelle portugaise (1688) Mlle***. L'Histoire et les Aventures de Kémisky géorgienne (1697) porte sur les exemplaires de l'édition originale l'indication « par Madame D*** », ce qui fit attribuer parfois ce récit à Madame d'Aulnoy, quoiqu'il ait été composé par l'abbé Jean-Baptiste de Chèvremont, ainsi que nous le confirme un catalogue des oeuvres du même auteur publiées chez le libraire Guignard. L'abbé de Chèvremont, grand voyageur et auteur de quelques traités de morale et d'histoire politique, avait déjà fait paraître en 1695 des nouvelles d'inspiration très voisine de Kémisky ; ce


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sont les Nouvelles purement historiques contenant l'histoire de Rjétima, georgienne, sultane disgrâciée et de Ruspia, mingrelienne, sa compagne du sérail, avec celle de la fameuse Zisbi, circassienne. Le tout sous le titre de La Connaissance dit, monde. Voyages orientaux. L'abbé Raguenet se fait lui aussi passer pour demoiselle en publiant L'Innocente justifiée (1694) « par Mlle *** ». Nous y reviendrons. Inversement, Madame Ferrand se travestit en « Monsieur D***» pour L'Histoire nouvelle des amours de la jeûne Bélise et de Cléante (1689).

La plupart des anonymes cités jusqu'ici ont été attribués à leurs auteurs, D'autres restent encore à identifier. Certains ne le seront peut-être jamais. Cependant, nos travaux bibhographiques nous ont permis de mettre des noms d'auteurs devant quelques titrés, dé confirmer, de démentir ou de rectifier certaines attributions supposées. Nous donnons dans les lignes qui suivent les résultats de nos recherches, en précisant toutefois qu'en dépit des témoignages les plus dignes de foi et des documents les plus sûrs, nous ne prétendons pas donner à ces résultats un caractère définitif. Une bibliographie n'est jamais achevée et une identification proposée risque, à tout moment, d'être remise en question. Ceux qui ont déjà affronté ces problèmes comprendront nos réservés.

L'Alcide. — Paris, C. Besongne, 1647, in-8° (B.N. Y2 6309 et 6310. Ars. 8° BL 17314). Privilège du 5 novembre 1646 « pour un livre intitulé l'Alcide du sieur P.A.D. ». Achevé d'imprimer pour la première fois le 21 février 1647.

Epître dédicatoire signée P.A.D.

L'auteur qui se cache derrière ces initiales est nommé en toutes lettres dans le Registre des permis d'imprimer de la Communauté des libraires 13. Il s'agit du sieur d'Astorgues sur lequel nous n'avons pu recueillir aucun renseignement.

L'Innocente justifiée. Histoire de Grenade. Par Mlle ***.— La Haye, A. Troyel, 1694, n-12° (Ars. 8° BL 13852).

L'Avis au lecteur nous apprend que ce roman est de la même main que Zamire. Histoire persane : « Le public a paru si content de la petite histoire de Zamire dont on le régala il y a quelques années, et qui était de la même main que celle qu'on lui présenté ici, que je ne balance point à publier cette nouvelle production d'une demoiselle dont la plume est si délicate. » Cette « demoiselle » n'est autre que l'abbé François Raguenet, déjà mentionné plus haut, auquel Zamire publié en 1687 fut attribué dès le XVIIe siècle. Le romancier Lesage raconte même que Raguenet l'aurait Composé pour jouer un bon tour au libraire Barbin dont il voulait se venger14,

13. B.N. Ms. F. fr. 16753, f° 126 re.

14. A.-R. Lesage, La Valise trouvée, 1740, p. 46 sq.

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Le Jugement de Paris et le Ravissement d'Hélène, avec ses Amours. — Paris, M. Guillemot, 1608, in-12° (B,N. Y2 6341). Privilège du 1er octobre 1607,

Toujours considéré comme anonyme, ce texte est dû à l'avocat Nicolas Renouard, historiographe de Louis XIII. Il fut réédité sous son nom en 1613 et réuni à sa traduction des Métamorphoses d'Ovide.

Irène, Princesse de Constantinople. Histoire Turque. — Paris, C, Barbin, 1678, in-8° (Ars, 8° BL 18349). Privilège du 26 juin 1678, Achevé d'imprimer pour la première fois le 15 octobre 1678,

L'auteur, Antoine Des Barres, est nommé dans le privilège imprimé. Il est curieux qu'on ne s'en soit jamais avisé et que, de ce fait, l'ouvrage soit resté anonyme jusque ce jour. Rappelons que Des Barres avait écrit dix ans plus tôt une suite à L'Histoire d'Alcidalis et de Zélide de Voiture, sous le titre de Conclusion de l'Histoire d'Alcidalis et de Zélide, commencée par Monsieur de Voiture, Paris, 1668.

Les Agréments et les Chagrins du Mariage. Nouvelle Galante. — Paris, G. Quinet, 1692, in-8° (B.N. Y2 7909-7911).

Privilège du 19 juin 1690 « au sieur J.D.D.C. ». Achevé d'imprimer le 5 janvier 1692.

Le livre de la communauté des libraires signale, à la date du

19 Juin 1690, un privilège obtenu par Jean-Jacques Dubois de Chastenay pour un livre intitulé Philogame et Antigame 15. Ces deux noms allégoriques indiquent assez le sujet de" ce traité pour et contre le mariage sous une forme romanesque. Ils serviront d'ailleurs de sous-titre au texte imprimé. Ce dernier détail explique peut-être que l'attribution ait échappé aux chasseurs d'anonymes, Quant à Dubois de Chastenay, on ne sait pas grand-chose de lui sinon qu'il était « docteur en théologie » et auteur d'un autre roman intitulé Arsène ou la vanité du monde, paru la même année et dédié à Madame de Maintenon.

Ladice ou les Victoires du Grand Tamerlan. — Paris, Quinet, 1650, 2 vol. in-8° (B.N, Y2 6903-6904). Épître dédicatoire signée « C ». Privilège du 11 septembre 1649. Achevé d'imprimer pour la première fois le 29 Novembre 1649. Épître dédicatoire signée « C ».

Ce roman figure comme anonyme dans toutes les bibliographies, Il doit être restitué à Samuel Chappuzeau (1625-1701), connu surtout par son oeuvre dramatique et son Histoire du théâtre français, Il tira de Ladice le sujet d'une tragi-comédie intitulée Armetzar ou les amis ennemis (Leide, J. Elsevier, 1658). C'est dans l'argument qui précède la pièce que Chappuzeau nous apprend qu'il est aussi l'auteur du roman : « Si j'ai tiré le sujet de cette pièce d'un roman

15. B.N. Ms. F. fr. 21947, f° 63, v°.


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qui court depuis quelques années sous le nom de Ladice ou des [sic] victoires du grand Tamerlan, soit qu'il t'ait plu ou qu'il t'ait mal diverti, je veux bien que tu saches que je ne puis appréhender de poursuite pour ce larcin, si je ne me rends partie contre moimême ».

Sapor Roi de Perse, par M. Du Perret. — Paris, C. Barbin, 16681669, 5 vol. in-12°. Privilège du 25 octobre 1668. Achevé d'imprimer pour la première fois le 26 novembre 1668. (B.N. Y2 6934-6938).

Malgré le nom imprimé sur la page de titre, ce roman guerrier et galant n'est pas de Du Perret mais de Jacques Esprit, d'après le privilège manuscrit-présenté le 17 novembre 1668 « pour un livre intitulé Le Roman de Sapor [...] du sieur Esprit » 16. Le nom de Du Perret serait donc un pseudonyme emprunté par le fameux abbé Esprit. Ce Du Perret a-t-il même jamais existé? On peut se le demander, car on né sait rien de lui sinon que deux autres ouvrages ont paru sous sa signature : un recueil de Poésies en 1656 et La Cour d'amour ou les bergers galants en 1667.

Nouvelles amoureuses et galantes.— Paris, G. Quinet, 1678, in-12°. Privilège du 13 janvier 1678. Achevé d'imprimer pour la première fois le 15 mars 1678 (Ars. 8°, BL 18995 et B.N. y2 7878). Le privilège imprimé est octroyé « au sieur D.C. ».

Communément attribue à François de Callières, ce recueil de quatre nouvelles (L'Amant emprisonné, Le Mort ressuscité, Le Mari confident avec sa femme, L'Amoureux étrillé) est, selon toute vraisemblance, l'oeuvre de Sandras de Courtilz. Le privilège manuscrit accorde en effet « au sieur de Sandras » le droit de faire imprimer « une relation concernant ce qui s'est passé en Catalogne pendant les campagnes de 1674 et 1675, et quatre nouvelles galantes » 17. La Relation publiée la même année que les Nouvelles amoureuses et galantes est signée, comme celles-ci, des initiales D.C. (De Courtilz).

L'Héroïque Héros ou les forces d'Amour. Par L.D.C. — Tournon, G. Linocier, 1614, in-12°. Privilège du 22 mars 1613 (B. Mazarine 44894).

Cet ouvrage qui n'est en fait qu'un traité de morale illustré d'exemples empruntés à l'antiquité sous forme de nouvelles doit être retiré à Du Crozet auquel on l'attribue le plus souvent. Le privlège imprimé est accordé pour deux livres : «Le premier, Tous les commentaires sûr les humanités et autres opuscules que le sieur Louis de Cazeneuve aura fait ou fera ci-après, et l'autre intitulé Schorus digestus, seu phrases linguae latinae [...] ». Bien que notre Héroïque héros né soit pas nommé dans ce privilège, il convient, selon nous,

16. B.N. Ms. F. fr. 21945,. f° 71 v°. 17. B.N. Ms. F. fr. 21946, p. 69.


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de le compter au nombre des « opuscules » que l'auteur « aura fait ou fera ci-après ». On ne voit pas, sans cela, pourquoi ledit privilège prendrait place en tête de notre roman. Il y a donc tout heu de croire que Louis de Cazeneuve (L.D.C.) en est le père véritable.

Les Amours de Philocaste. — Paris, J. Gesselin, 1601, in-12°. Privilège du 29 août 1601.

Jacques Corbin est presque toujours donné pour l'auteur de ce roman, notamment par Barbier dans son Dictionnaire des ouvrages anonymes. Or aucun bibliographe, à notre connaissance, ne s'est avisé qu'il existait une réédition de ce texte sous le titre assez différent de La Perfidie d'amour. Histoire tragique de Clarimand et de Philiastre. Par le sieur Piloust, Paris, C. Collet, 1615, in-12°. Cet ouvrage figure bien dans les catalogues mais sans aucun rapprochement avec le premier. C'est grâce au classement de tous les incipit des livres recensés que nous avons réussi à établir la parfaite identité entre les deux textes. D'autres concordances sont apparues d'ailleurs, au cours de nos travaux, entre des oeuvres romanesques publiées à des dates et sous des titres différents ; ce sont tantôt des rééditions identiques aux originales, tantôt des versions légèrement remaniées. Nous ne retenons aujourd'hui que le cas des Amours de Philocaste parce qu'il pose un problème d'attribution. On serait évidemment tenté de rendre ce roman à Nicolas Piloust dont le nom figure sur la page de titre de La Perfidie d'amour, tandis que l'édition originale ne porte aucun nom d'auteur. Gardons-nous cependant d'une conclusion trop hâtive, car ledit Piloust n'est peutêtre qu'un plagiaire reproduisant sous son nom et avec un titre différent un ouvrage anonyme publié quinze ans plus tôt. Au reste, si les deux pages de titre sont différentes, le « titre de départ » reste le même dans les deux éditions : Les Charitables Amours de Philocaste. Au surplus, La Perfidie d'amour, signée Piloust, contient pourtant (p. 136-144) un Tombeau de M. de Boisgevert qui est signé J.C. (Jacques Corbin ?)

Nous ne prétendons pas, dans les pages qui précèdent, avoir fait le tour de toutes les questions qui se posent à propos et autour de l'anonymat. Il resterait encore beaucoup à dire, non seulement sur les ouvrages à identifier, mais encore sur les attributions douteuses (la liste en serait longue), sur les recueils collectifs de nouvelles, sur les romans écrits en collaboration. Sans compter la critique des sources par quoi devrait commencer toute entreprise consacrée à la « quête d'auteurs ». En l'absence de manuscrits, ces sources s'avèrent assez peu sûres : le Livre de la communauté des libraires lui-même, considéré pourtant comme une attestation sérieuse, éveille nos soupçons : le privilège ne risque-t-il pas d'être octroyé à un prête-nom ou à un pseudonyme ? l'ouvrage n'a-t-il pas changé de titre au moment de l'impression ? Les témoignages des


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contemporains sont-ils à l'abri de toute erreur ? Gomment se fier aux identifications données par le Dictionnaire de Barbier, souvent discutables, voire inexactes, rarement justifiées? Ne peut-on trouver de nouvelles sources dans le dépouillement des périodiques par exemple, ou des correspondances manuscrites ? A toutes ces questions, et à bien d'autres encore, nous n'avons pas l'ambition de répondre, notre propos consistant moins à suggérer dés solutions ou des méthodes qu'à poser le problème de l'anonymat à la fois en termes d'érudition et en tant que phénomène social et culturel. Encore ne rayons-nous fait que pour le genre romanesque au XVIIe siècle, Un siècle après les travaux de Barbier, de Quérard, de Brunet, le moment semble venu de faire l'inventaire de toutes les découvertes réalisées dans ce domaine et de reprendre le vaste dessein de ces bibliographes du passé dans une perspective nouvelle, avec les moyens et les techniques que nous offrent l'histoire et la critique modernes.

MAURICE LEVER.


BOULAINVILLER AUTEUR DU «MILITAIRE PHILOSOPHE»?

Un document clandestin et énigmatique du XVIIIe siècle revient à l'actualité avec la publication que M. Mortier vient d'en faire 1. Ce Militaire Philosophe est une appellation commode, mais fallacieuse : elle voile un rébus jusqu'ici inextricable. Nous nous étions intéressé, en établissant les OEuvres complètes de Malebranche, à l'imprimé de 1768 et aux manuscrits de la Mazarine, car le titre auquel il convient de revenir est celui de Difficultés sur la religion proposées au Père Malebranche. Cet écrit est présenté sous forme d'une longue lettre adressée à l'oratorien : l'auteur le consulte sur la crise religieuse qu'il est en train de vivre, en attend conseils et éclaircissements, en sollicite vivement la réponse. Comme tout le contexte explicite de l'oeuvre conduit le lecteur à l'estimer écrite en 1711, on peut légitimement admettre que ce consultant ait expédié son manuscrit à l'auteur de la Recherche de la vérité : nous n'y avons retrouvé aucune mention de texte inconnu de Malebranche, aucune trace d'un précédent échange et, du côté malebranchiste, nous ne connaissons aucune réponse ou tentative de réponse à un texte de ce genre. A supposer qu'il y ait eu envoi, il est net qu'il n'y eut pas échange.

Qui est ce « je » et ce « moi » qui presse Malebranche de répondre à des Difficultés serrées, montantes, visant des textes précis de Malebranche, opposant aux positions de l'oratorien une récusation en règle de la validité du témoignage, des faits et des dogmes en matière de religion, concluant par un large « système » de religion « naturelle » ?

Car la difficulté majeure vient de ce constat : avant l'imprimé de 1768 qui fait connaître partiellement et partialement le manuscrit 1163 de la Mazarine, nous ne disposons d'aucune mention d'un tel ouvrage, ni dans les textes manuscrits, ni dans les imprimés 2. Comme

1. Presses Universitaires de Bruxelles, Université libre de Bruxelles, Institut d'Histoire du Christianisme, 430 p., dont une Introduction de 65 p.

2. Nous avions été plus heureux en retrouvant d'anciennes copies datables avec précision dans le cas du Traité de l'Infini créé, faussement attribué à Malebranche (cf. OC de Malebranche, t. XX, p. 321-326).


BOULAINVILLER AUTEUR DU « MILITAIRE PHILOSOPHE » ? 23

nous allons l'établir rapidement, les manuscrits de la Mazarine qui supportent le même texte sont à leur tour fort difficiles à dater et rien n'assure qu'ils soient antérieurs à l'imprimé ! Ils peuvent aussi bien faire partie d'un stemma ascendant que d'une série de copies dérivées.

Il reste donc à confirmer le dire explicite de l'auteur. S'il est réel, on doit pouvoir se saisir des éléments bio-bibliographiques qu'il fournit pour faire avancer l'identification; si ces éléments sont fictifs, on ne peut pas même retenir comme fil de départ ces données explicites, peut-être combinées dans l'unique but d'égarer le lecteur.

I. Difficultés concernant les manuscrits

Pour rendre compréhensible l'hypothèse d'attribution à laquelle nous allons procéder, il est nécessaire que nous rappelions quelques conclusions paléographiques. Appelons (M) le Ms 1163 de la Bibliothèque Mazarine, (N) le Ms 1192 et (O) le Ms 1197.

L'analyse externe permet de conclure à une possibilité d'antériorité de (M) sur (N) et (O), mais absolument pas à une certitude. L'étude de provenance est stérile. L'étude du papier est féconde : le filigrane de (M) couvre une période large (1680-1740) ; le filigrane de (N) ne peut dater d'avant 1742 et celui de (O) d'avant 1749. L'étude graphomorphique conclut ; dans le même sens. Mais, comme on sait, un papier ou un scripteur peuvent subir des déplacements diachroniques très larges a parte post.

L'analyse interne, tirée de la comparative textuelle, montre que (M) présente un ensemble cinq fois plus vaste que (N) et (O) qui ne mordent que d'un cinquième sur son texte, et se superposent partiellement l'un l'autre. Il en ressort de plus que (M) s'annonce lui-même comme copie et annonce une copie soeur envoyée à Mâlebranche, donc postule un texte originel (Q) et un autre texte dérivé sur la même ligne (QM). Là encore on retrouve une possibilité d'aritériorité de (M), mais, en l'absence de ratures ou d'additions sur copie, (N) et (O) peuvent aussi bien provenir de (M) que l'inverse. On ne peut donc qu'exprimer « en rond » cette relativité diachronique possible :


DATATION

1660 ± 1667 ±

1670 ±

1672 ±

1673 ± 1675 ± sans repère

1669 +

1670 +

1675 +

1676 +

1677 +

1678 + 1678 +

1680 ±

1680-1685

1684

1684 ±

ECHELLE BIOGRAPHIQUE

naissance Je n'avais pas sept ans [...] (82). pèlerinage à N.D. des Ardilliers. Dès mes plus tendres années [...] (78) différents Rome-Rois. J'ai ouï parlé de ces difficultés étant fort jeune [...] (376). providence, bien et mal [etc...]. Vers l'âge de 12 ans [...] (83) un certain catéchisme. Etant encore en seconde à l'âge d'environ 13 ans [...] (83). Mais quand, en philosophie [...] (83) formes substantielles et conciles l'attirail de l'évêque qui me tonsura [...] (82).

Etant encore assez jeune [...] (74).

environ 18 ans [...] (84).

toujours dévot, ainsi que (76)

en quittant le portefeuille [...] (84)

engagement militaire

la persécution des Huguenots

suivi ces premiers temps [...] (84)

dragonades

j'ai vu au siège de [...] (155)

(N) et (O) donnent : au siège de

Luxembourg en 1684 [...]

On m'a voulu marier à l'âge de 24

ans ce qui ne réussit pas [...] (226)

prophétie sur les Lettres d'Her

ECHELLE BIBLIOGRAPHIQUE

D. de Saint-Sorlin, Délices de l'esprit (83, 318)

M. de Pourceaugnac (330) Brioché (130, 344) cf. Boileau, Ep. VII, v. 104 Recherche de la vérité et remarques (74) Brinvilliers (243) Conv. chrét. (77, 420) Trad. de Mons (?) (212)

Lettres d'Her, mais l'éd. citée est celle de 1699

BOULAINVILLER né : 21/x/1658

14/x/69 : 6e et 5e à Juilly

saute la 4e

1670-1671 : 3e

1671-1672 : 2e

1672-1673 : 1re

1673-1674 : philosophie

1679-1688 : lre comp. mousquetaire


sans repère

1688 +

1688 +

1689 +

1690 +

1699 +

1700 +

1701 + 1701 +

1704 +

1705 + 1709 (?)

1709 + 1709 + 1

1710

11 mars 1711 1713 —

1716 — 1715 —■

Enfin en un âge plus mûr [...] (88) réfléchit en philosophe.

que mon fils a été tué à l'armée (134) ; (N) et (O) ajoutent qui est devant Barcelone et (O) commente : 1697, 1706 ou 1715. On a bien mis de nos jours un tableau de Sainte-Geneviève [...] l'année 1709 [...] (209) dans l'église de S.G. pour le secours prétendu que S.G. a donné à la France l'année passée 1709 [...] (271) présentement [...] (76) mène une vie réglée présentement [...] (96) rit des superstitions Date, portée par l'imprimé (A) Jurieu a mille fois mieux prouvé la destruction du papisme et le triomphe du calvinisme en France pour l'an 1713 [...] (226) On a vu une explication de cette prophétie [...] qui fixe la conversion des juifs [...] à l'année 1716 [...] (275); (N) ajoute : on verra dans peu comme elle est véritable. Avant la mort de Malebranche

Jurieu : Accomplissement (226, 275)

Entr. sur la meta. (77, 318, 420)

Innocent XI — Louis XIV (254)

Fleuras (269)

Jacquelot : Dissertations (70)

Dupin (198)

Tombeau d'Amiens (117)

Jacques II (82)

Hochstâdt (269) Bbssuet, Politique (206)

1685-1689 : procès contre son père, succession de sa mère.

1688 ; second mariage du père.

1689 : voyages.

16/IX/89 : ép. M. A. Hurault. 6/X/90 : nais. Étienne-Henri. 26/IV/92 : nais. Ovide-Henri. l/IX/94 : nais. Marie-Henriette. 14/IX/96 : nais. Suzanne-M.-H. 14/IX/96 : Mort M. A. Hurault. 1697 : mort du père, procès de succession.

1709 : mort d'Etienne-Henri à Malplaquet.

1709 : mort d'Ovide-Henri.

23/XII/1710 : remariage avec Cath. d'Alègre.

23/I/1722 : décès rue Montmartre.


26 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

II. Difficultés dans l'établissement d'un portrait-robot

de l'auteur

Supposons l'hypothèse la plus à ras-terre : ce qui est dit par « je » ou de « moi » dans les Difficultés concerne directement l'auteur de cet écrit.

Il est aisé d'établir un curricùlum vitae de cet auteur d'après nombre de ses confidences, notamment dans les pages initiales. Mais ces confidences sont traduites en chronologie relative et non en fonction des années civiles. Avant; après. Entre les deux, l'auteur a subi un choc autour duquel on peut faire pivoter chronologiquement son existence : les dragonnades. Avant, il était dévot ; après, il s'est éloigné des superstitions et du « factice ». On peut donc articuler autour de 1685 cette biographie relative. On peut ensuite la rendre plus absolue en relevant les citations d'événements ou d'ouvrages que l'auteur a faites au cours de son exposé. Le résultat est exprimé par deux échelles, l'une biographique, l'autre bibliographique, dont la coïncidence prouve que l'auteur compose ses Difficultés en 1711, les fait reposer sur une littérature antécédente imposante, et traverse ce monde depuis 1660 à peu près. Il suffit de consulter le tableau ci-joint (p. 24-25).

1° Quelques données importantes complètent ce tableau. Les cinq titres mentionnés en bloc (p. 308, éd. Mortier) concernent cette même période, mais peuvent également s'entendre d'ouvrages parus plus tard. Le Traité de la religion chrétienne est de Grotius ou d'Abbadie ; L'Incrédulité des déistes confondue est le seul titre suffisamment explicite pour qu'on puisse l'attribuer à L. Bastide ; Les Preuves de la divinité de J.C. sont un titre d'Abbadie, mais aussi pascalien ; les Démonstrations des vérités de la religion renvoient à l'oeuvre de B. Lamy ; enfin l'Apologie de la religion concerne le traité de Tertullien que Malebranche, Abbadie ou Houttevile connaissent bien.

Une triple citation (éd. Mortier, p. 271), renvoie directement à quelqu'un qui a fait ses études en milieu religieux vers 1660-1680 : Le Pédagogue chrétien du P. d'Outreman est réédité depuis 1638 ; les Sept Trompettes de Ph. d'Angoumois sonnent depuis 1620 en multiples éditions ; Le Bouquet sacré, qu'il soit composé des plus belles fleurs (1620) ou des roses du calvaire (1621), atteste la pérennité des petits écrits de Jean Boucher.

La Somme des péchés (p. 243) confirme ce que l'auteur doit à Pascal puisque les Provinciales, notamment la Quatrième, se « moquent » de l'ouvrage de E. Bauny, sans cesse réimprimé depuis 1634. L'auteur cite à deux reprises l' Accomplissement des prophéties de Jurieu de 1686 qui annonce la fin du papisme pour « environ l'an 1710 ou 1715 » (Avertissement non paginé ou t. II, p. 167, 170). Les Lettres du Chevalier d'Her renvoient, d'après la pagination


BOULAINVILLER AUTEUR DU « MILITAIRE PHILOSOPHE » ? 27

indiquée par l'auteur, non pas à l'édition de 1684, mais à la troisième, qui est de 1699, à la charnière des Lettres XXIII-XXIV.

2° L'allusion aux difficultés que les jésuites ont eues à s'installer à Nantes et à celles qu'ils ont en cherchant à s'installer à Troyes concernent, dans le cas de Nantes l'affaire de 1670-1671, dans le cas de Troyes les assauts sans succès de 1684 ou de 1699 dont Grosley se gausse dans Le Siège de Troyes par les jésuites.

Bien d'autres données complètent ce tableau : nous avons vainement recherché la mention anachronique 3 qui dénoncerait un auteur écrivant rétrospectivement, ce qui eût été un argument de poids en faveur de la thèse de la fiction.

3° Des allusions biographiques plus générales méritent d'être relevées pour compléter ce portrait-robot. L'auteur est présenté comme un «homme de guerre», en opposition à un « homme de cabinet » par son copiste; il dit lui-même que son «métier» ne lui a pas permis de progresser dans les lettres, puis ayant annoncé qu'il était « sans érudition», il tempère aussitôt en se situant audessous des savants et des critiques « qui font leur métier de l'étude », mais « aussi un peu au-dessus du manant » (p. 74). Il proclame qu'il a lu la Sainte-Écriture, qu'il est un peu physicien, qu'il possède quelque entrée en mathématique.

Son préfacier le dit « chargé d'une famille » (p. 73). Lui-même, «moi, pauvre laïc ignorant» (p. 214), écrit : «ma femme, mes enfants, mes amis » (p. 368) ; il a appris ses principes à ses enfants (p. 192 et 359) ; il les laisse jouer devant lui (p. 384) et les incite à la vertu (p. 391). Soyons réaliste jusqu'au bout : il faut alors lui reconnaître une maîtresse : «je fais les plaisirs de ma maîtresse comme, elle fait les miens,., » (p. 371) ! Il se dit pauvre (p. 73, 401, 422). Ses procès l'ont beaucoup occupé (p. 383, 401) ; il a organisé une loterie dont l'enjeu était un cheval (p. 395) ; et il s'occupe volontiers de «l'arrangement des étoiles» (p. 211).

Paris, «la plus spirituelle et la plus savante ville du monde » (p. 271), bruit autour de lui : dans une fameuse église, il a vu une exposition de tapisseries du Nouveau Testament face à des représentations des Métamorphoses (p. 212). Il mentionne le parterre de l'Opéra un soir de première (p. 221). Il émet l'hypothèse du passage de la Seine au nord de Montmartre (p. 227). Il connaît les

3. Un texte propre à (O) mentionne une date plus tardive (p. 272 de l'éd. Mortier). Le miracle de Mme de la Fosse s'est produit lors d'une procession « en 1725 » ; les miracles « opérés par le béat Paris » sont mentionnés ; une troisième allusion à des miracles de SainteGeneviève "dont on a porté la chasse en procession et obtenu le beau temps après six mois de pluie qui avaient détruit la récolte », texte propre à (O). Curieusement, le Système de la nature, qui ne peut connaître cette remarque d'après l'imprimé, mentionne : ce En l'année 1725, la ville de Paris fut affligée d'une disette qui pensa exciter un soulèvement du peuple : on descendit la chasse de Sainte-Geneviève, Patronne ou déesse tutélaire des Parisiens, et on la porta en procession pour faire cesser cette calamité, causée par les monopoles, dans lesquels était intéressée la maîtresse du premier ministre d'alors » (II, IX, note 66). (O) suppose également 1715 pour le siège de Barcelone.


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processions de Sainte-Geneviève, les quartiers Saint-Mery et SaintHonoré (p. 209, 271, 403). Il traverse le Pont-Neuf et débouche sur l'horloge de la Samaritaine (p. 404), connaît Vaugirard (p. 418) et les allégories de Nicolas Flamel au Cimetière des Innocents (p. 127).

Il se fait volontiers rural, connaît Ëtampes (p. 106), trouve l'air du Languedoc plus sain que celui de Paris (p. 127), compare le provençal au français (p. 212), et se situe dans ses terres (p. 102, 334, 363).

A l'en croire, il a beaucoup navigué. Mais ses connaissances d'officier de marine sont plutôt clairsemées et on ne peut dire que son langage se soit ressenti de la manoeuvre des vaisseaux (p. 215, 216, 268). Il dit qu'il a vu les peuplades américaines, il mentionne Québec ou Montréal de manière plus que réaliste, mais il est aussi passé par l'Angola, Goa, chez les Lapons et les Tartares (p. 80, 140, 142, 218-219, 220, 306). Retenons, pour tempérer ce réalisme, qu'il nous dit en débutant (p. 74) : « Étant encore assez jeune, et à même de beaucoup de livres d'histoire, de relations de voyages, de comédies, de romans... ». Il a connu des curés en Espagne (p. 81), vit une aventure sexuelle en Piémont avec une fille violée (p. 219) et mentionne les eaux de Bourgogne, près de Sainte-Reine (p. 387).

4° Un indice extrêmement important, sur lequel nous avons beaucoup compté et comptons encore, nous est fourni par les dernières lignes de l'écrit. L'auteur des Difficultés annonce à Malebranche l'envoi de « quelques petits traités » : « la réfutation des apparitions d'esprit, celle de l'existence des mauvais génies ou diables tels que nous les prêchons, de la magie, sorcellerie, enchantements et possessions de démons, l'origine de l'idolâtrie autant qu'on le peut conjecturer, ce qu'on peut penser vraisemblablement de Moïse, de J.-C, de Mahomet, les inscriptions théologiques et morales, les discours et prières dont j'ai parlé... et enfin une censure des religions factices, de leurs mystères, de ce qu'elles regardent comme saint et sacré contre la raison et la conscience, ainsi que de ce qu'elles donnent pour profane ou vicieux contre la voix de la nature et du bon sens ». L'auteur écrit qu'il « médite » ces petits traités, dont la rédaction est cependant avancée car « le tout sera si succinct qu'il ne fera pas la dixième partie de ces quatre Cahiers » (p. 425). Les traités de ce genre, écrits ou manuscrits sont légion, mais aucun de ceux qui sont parvenus à notre connaissance ne présente une telle table des matières, où l'on remarque de nouveau cette expression caractéristique et rare de « religion factice ».

Cette clé syntagmatique, « religion factice », n'ouvre d'ailleurs sur rien, sinon sur la singularité de ce manuscrit. On peut y joindre la haute fréquence (plus de vingt séquences variées) d'une série verbale caractéristique : talapoin, iman, derviche, bonze, mola, marabout, etc. Là, bien sûr, nous trouvons, à un faible degré Montesquieu, et à une bonne cadence d'emplois, Voltaire. Le terme « oublie » ne


BOULAINVILLER AUTEUR DU «MILITAIRE PHILOSOPHE»? 29

conduit nulle part avec précision. Quant à « ridiculités » (p. 83, 159), il se retrouve dans La Vraie Religion attribuée à Burnet (éd. 1767, p. 36), pas loin, d'une citation de la Recherché.

III. Une hypothèse réaliste : Henri de Boulainviller

Il semblerait qu'avec un tel arsenal on pût joindre aisément l'auteur, surtout en cherchant dans le cadre général des écrits « déistes ». Car il faudrait joindre à ces traits précis du portrait physique et social de l'auteur, ses indices philosophiques. Nous les évoquerons au besoin.

Les échelles bio-bibliographiques qui sous-téndent les Difficultés nous avaient d'abord conduit à un auteur qui s'est fait une solide réputation par sa Réfutation de Spinoza et par son Mahomet.

1° Qu'il nous suffise de rapporter sur le tableau central du présent article une colonne où se trouvent indiqués les principaux événements de la biographie de Boulainviller. Leur profil général cadre parfaitement avec la restitution que nous avons faite de l'échelle biographique de l'auteur. Certains détails même sont frappants ; il convenait donc d'aller voir plus loin.

2° Boulainviller connaît bien l'oeuvré de Malebranche qu'il a pu lire au moment même où il quittait Juilly. Dans la longue série des Extraits des lectures de; M. le Comte de Boulainviller (BNP, FR na 11071-76) on trouve nombre de mentions de Malebranche, ainsi que dans FR 9111 que l'on peut (hypothèse) rapporter à Boulainviller (à cause de FR 9110), ou figurent des Remarques sur les ouvrages du P. Malebranche. Pourtant l'examen des manuscrits attribués à Boulainviller dans les bibliothèques parisiennes ne permet pas de renforcer valablement l'excellente impulsion de départ donnée par les similitudes entre échelles biographiques. D'abord il conviendrait une bonne fois de faire le partage entre tous ces manuscrits de ce qui est d'un auteur et d'un autre : les procédés automatiques de stylométrie permettraient certainement d'obtenir de bons résultats en ce domaine. Ensuite, les écrits attribués à Boulainviller, manuscrits ou imprimés, ne présentent que de rares allusions bibliographiques comparables à celles qui parsèment les Difficultés. Ce n'est pas que les données « littéraires » soient totalement étrangères, au contraire, elles ont souvent une grande parenté et des exemples cités par les Difficultés se trouvent dans des textes de Boulainviller. Mais la récolte en est pauvre.

Quant aux traits plus généraux du portrait-robot, on a bien à faire à un homme de guerre qui n'est pas sans érudition, chargé d'une grosse famille, usé dans les procédures contre le père remarié ou les enfants de la belle-mère, parisien et champêtre, de la côte de Manche, avec une ancre de marine sur ses armes, et rien n'exclut qu'il ait voyagé durant son temps militaire ou après ; si les données


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réalistes des Difficultés étaient crédibles, on doit dès maintenant conclure qu'elles nous apprendraient bien plus sur Boulainviller que nous n'en savions, même après les savants travaux de Renée Simon. 3° Nous n'insisterions pas si un document jusqu'ici passé sous silence ne nous faisait l'obligation de retenir cette hypothèse Boulainviller. Dans un Avertissement qui ouvre le manuscrit 1193 de la Mazarine, on peut lire : « Ce manuscrit (les Doutes sur la religion chrétienne, qui présentent d'ailleurs avec les Difficultés les relations précises mais ténues que nous soulignons) est regardé comme très dangereux par l'abbé Molinier et bien supérieur aux Lettres philosophiques de Voltaire (vide Discours sur la religion, Tom 2, p. 70) et par l'auteur du poème sur l'homme de Pope convaincu d'impiété page 1 et 2 qui le réfute passim. Ces Doutes sont attribués à SaintÉvremont et à M. de Maribeau (sic) de l'Académie française, d'autres en font auteur Mr Mallet ou Boulainviller. Il y a de ce dernier un manuscrit intitulé Examen des religions qui peut donner quelque fondement à cette conjecture et il faudrait les reconfronter ensemble, avec un autre manuscrit intitulé Difficultés sur la Religion attribué au même Boulainvilliers... ». Ces Difficultés sur la Religion sont manifestement notre manuscrit dont la copie (N) se trouve dans le recueil précédent, et dont la copie (O) figure dans un recueil du même filon, sur papier de même nature. Ce document daté donc, selon le filigrane, d'après 1749, et les allusions qu'il fait à divers auteurs contraint à en situer la date à la seconde moitié du siècle. Il est de plus exact que les Doutes qui suivent cet Avertissement correspondent à rimprimé de 1767 (BNP D2 5320), Doutes sur la religion suivis de l'analyse du traité théologico-politique de Spinoza, par le comte de Boulainviller, et avec la série Boulainviller des manuscrits de la BNP (FR na 11072). De plus, l'Examen de la religion auquel ce document fait allusion se trouve dans un manuscrit de la même série, Mazarine 1199, sous une forme en huit articles et sous la forme en quinze articles qui est imprimée dans l'Examen... attribué à Mr de Saint-Évremond, paru en 1761 (BNP, D2 5320). Or les Doutes de 1767 et l'Examen de 1761 sont un seul et même texte... ce qui explique l'hésitation de l'auteur de cet Avertissement. Ajoutons pour éclairer la question tout en la compliquant, que La Vraie Religion démontrée par l'Écriture Sainte, traduite de l'anglais de Gilbert Burnet, de 1767, est encore une autre présentation du même texte (D 2 5319). La confrontation faite par l'auteur de cet Avertissement n'est malheureusement pas autrement corroborée : le rapprochement est littérairement et philosophiquement possible mais il reste au niveau des généralités.


BOULAINVILLER AUTEUR DU « MILITAIRE PHILOSOPHE »? 31

IV. Difficultés d'une conclusion

Ces remarques ont un pouvoir focalisant : Boulainviller apparaîtrait, en gros plan, comme l'auteur des Difficultés. C'est une hypothèse de recherche que nous proposons : en sa faveur, nous avons avancé des remarques de nature différente, mais convergentes. Il faudrait trouver des indices complémentaires : une mention ancienne de l'existence des Difficultés, un autre manuscrit ou un imprimé qui abuse du terme « religion factice », d'autres copies, effectuées avec ratures qui révéleraient la disposition diachronique des leçons, car l'imprimé, en l'occurrence, est de nul avantage. Rappelons cependant que l'édition originale comporte, en faveur de l'hypothèse d'une rédaction en 1711, la fameuse date terminale : à L.., le 18. Mars 1711, qui sera corrigée dans la « Nouvelle édition » en 18. Mars. 1768, Cela signifié-t-il que l'éditeur avait sous les yeux une copie comportant cette date ? Là encore,nous restons au niveau des ambiguïtés.

Ne nous cachons pas que d'autres pistes peuvent être ouvertes, qui ont moins de pertinence que celle que nous venons d'exposer 4. La précédente mise au point permettrait du moins aux chercheurs de rester en alerte sur cette irritante question.

ANDRÉ ROBINET.

4. Nous en avons fait connaître deux autres, qui reçoivent aussi leurs raisons suffisantes, sans, reposer sur la nécessité. L'une repose sur l'examen du Dîner du comte de Boulainviller. dont le contexte rédactionnel est intimement lié, dans la Correspondance et les oeuvres de Voltaire, à la parution, du Militaire philosophe. Littérairement et philosophiquement, ce Dîner est la pièce qui est la plus proche du Militaire, ce qui peut se comprendre par la mise en orbite, de Voltaire sur une récente lecture : mais Voltaire connaît- depuis toujours l'oeuvre de Malebranche, et rien de ce qui est évoqué dans le Militaire ne lui est étranger ! L'autre hypothèse fait appel à la correspondance qui se développe entre septembre 1713 et septembre 1714 entre Malebranche et Dortous de Mairan (Malebranche, OC, t. XIX) : il s'agit là de " difficultés " faites à l'Oratorien, fort proches philosophiquement de celles qu'émet le Militaire philosophe. Ce fut notre première hypothèse de travail, attachante car cette correspondance se développe au lendemain de la rédaction possible de (£i) et comme si elle lui faisait suite. Voir Annales de l'Institut de Philosophie, Université de Bruxelles, 1972,


IRONIE ET DISTANCE DANS «LES FILLES DU FEU »

« Inventer, au fond, c'est se ressouvenir » 1. Cette formule "sert souvent à définir l'esthétique de Nerval. Mais le contexte — dédicace des Filles du Feu à Alexandre Dumas — indique une réflexion plus nuancée, plus ambiguë, sur la création littéraire. Au moment de publier ses nouvelles, Nerval est loin de confondre l'écriture avec l'éclosion ou le déroulement des souvenirs. L'introduction et ; la composition du recueil dénotent un projet bien distinct, qu'on voudrait dégager ici.

En présentant El Desdichado aux lecteurs d'une revue, Dumas vient de rappeler publiquement, le 10 décembre 1853, la folie intermittente de son camarade. Soucieux, après plusieurs mois d'internement, de réintégrer la vie normale et de retrouver sa place dans le monde des lettres, Nerval le prend au mot : dans quelques pages qu'il improvise pour ouvrir Les pilles du Feu, il cite son diagnostic. — dont il écarte les passages réellement compromettants — et, sous couleur d'en préciser les termes, va en renverser la signification. « " Il est, vous le savez, certains conteurs qui ne peuvent inventer sans s'identifier aux personnages de leur imagination" (p. 174). Tel est bien mon caprice, et la folié que vous me prêtez. Mais voyez un peu à quelles illusions, à quelles situations grotesques conduit cette manie : " Nodier racontait comment il avait eu le malheur d'être guillotiné à l'époque de la Révolution" et " Rappelez-vous ce courtisan qui se souvenait d'avoir été sopha "» (p. 174175). On ne se tire pas mieux d'affaire: l'aveu qui prenait Une | allure pathétique tourne à l'ironie. Pirouette facile ? J'y vois plutôt un démenti, parfaitement discret et efficace, des insinuations de Dumas : le ton adopté situe Nerval, au-dessus du débat; convaincu tout à l'heure de chevaucher des chimères, il traite maintenant son cas avec distance ; incriminé d'abord, le voilà qui se fait juge et partie. Il proteste de sa lucidité, et rappelle du même coup quelques principes de santé littéraire : l'auteur qui se cherche et se trouve dans des créatures rêvées ou des figures d'emprunt compro1.

compro1. de Nerval, OEuvres, éd. A. Béguin et J. Richer, Paris, Bibl. de la Pléiade, 2e éd., 1956, t. I, p, 174-5. Toutes les références, dans cet article, renvoient à ce volume.


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met la cohésion de son oeuvre ; la fusion des identités dégénère en confusion; le moi multiplié se désagrège et ne présente plus que les débris épars d'un « livre infaisable » (p. 175). C'est ce danger, où le témoignage d'un Dumas paraît le précipiter, que Nerval doit conjurer à tout prix.

Le fragment inséré du Roman tragique, rédigé depuis une dizaine d'années, en offre une chance de plus. La démonstration qu'il propose s'étage même sur deux plans : la forme et le sujet du récit s'imposent chacun comme un apologue de la confusion en art. Nerval raconte qu'en proie au syncrétisme littéraire observé par Dumas, il s'est emparé d'un personnage historique, Brisacier, et montre comment, capté par la force des ressemblances, il a fini par dresser son autoportrait. Entraîné par son récit, il se fascine pour des rencontres qu'il suscite lui-même, passe insensiblement de j la" biographie romancée à la confession, et ne distingue plus s'il

parle de soi ou d'autrui. Mais le narcissisme, même par personne interposée, brouille toutes les pistes; on sent le narrateur perdre pied et, après quelques pages, abandonner son oeuvre à la dérive:

le Roman tragique demeuré une ébauche. Incohérence qui s'accompagne d'un beau galimatias: l'expression est touffue, l'ornementation

l'ornementation lourde, le pathétique sonne faux. Le lecteur de Nerval n'est pas habitué à pareil clinquant ; il devine que la maladresse est-feinte. Par trop visibles, les signes de la passion et du désordre

trahissent la parodie. L'écrivain qui outre ses effets semble bien se

moquer de sa complaisance et souligner le ridicule de son entreprise. L'oeuvre gauche et avortée porte donc sa morale : s'identifier à son héros, c'est menacer le récit et discréditer l'auteur.

La substance narrative répète la leçon des formes; de l'intérieur du texte, Brisacier illustre à son tour les maléfices de la création par identification. Acteur improvisé, amant de comédie, il Croit réaliser sur scène l'amour que lui refuse la vie. Exalté pax les prestiges du théâtre, il s'identifie à son rôle, modèle sa passion sur celle qu'il joue et oublie qu'il porte un masque. Créature inconsistante, anonyme, il se satisfait d'imiter, toujours en quête de projections et de délégations : double transfuge, au reste, puisqu'il pense se retrouver à la fois dans le roman de Scarron et dans telle tragédie.

Incertain sur soi, il enferme l'actrice dans la même indétermination : l'héroïne, sa personnification dramatique et son interprète, tout pour lui se mêle et, le temps du spectacle, incarne l'idéal. Hypnotisé par son art et celui d'autrui, il se meut dans un monde factice, il n'aime que les apparences empruntées, les attitudes dérivées.

Ses poses sont des réminiscences et ses sentiments, des nostalgies littéraires. « Inventer, au fond, c'est se ressouvenir » : la formule lui convient à merveille. Mais il se trouve que cet artiste se paie d'illusions, et voile son infortune par les extravagances de son imagination. Ses transports ne font d'ailleurs que précipiter sa chute :

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les compensations d'un art si mal dominé résistent mal à l'épreuve des faits.

Ce personnage serait quelconque s'il ne ressemblait tant au portrait que Nerval a dressé de lui-même : version caricaturale, mais juste. Ici encore, la parodie et l'outrance permettent de stigmatiser des penchants redoutables. A la manière de son double ridicule, Gérard façonne sa vie sur des modèles romanesques ou, inversement, demande à l'art d'accomplir ce que la vie ne réalise pas. Attentif aux mirages des analogies, il déploie dans le temps et l'espace de vastes réseaux de sympathies, et se multiplie en identités d'emprunt. Plus précisément, il se désigne volontiers en victime des révélations fallacieuses de la scène ; enchanté par les métamorphoses d'une actrice, il pense alors assouvir, sa passion aux lumières de la rampe, puis s'imagine seigneur-poète d'une troupe de comédiens, dans l'espoir d'étendre à la vie diurne les promesses du théâtre. Chez Gérard et sa projection malheureuse, c'est donc la même complaisance aux miroitements de l'art, le culte vertigineux de la ressemblance. Le moi se reflète dans un autre, qui à son tour se cherche en autrui : porosité des êtres poussée à l'extrême, mais si excessive, justement, quelle éveille le soupçon.

La parabole du Roman tragique semble confirmer, mais en fait réfute, le diagnostic de Dumas. A la faveur d'une longue citation, Nerval se donne l'air d'illustrer sa manie trouble des similitudes, et d'en dévoiler le pitoyable résultat : une oeuvre sans queue ni tête, un sosie victime de ses fantômes. Mais l'effet esquissé plus haut — retournement par l'ironie — se répercute ici à une vaste échelle; la confession tourne au grotesque et s'effrite en parodie, de manière à exclure l'impression de sincérité. Nerval feint de s'humilier, mais il se dépeint pour marquer mieux sa distance ; s'instituant juge, ou spectateur, des excès de Brisacier, il se soustrait au jugement et, montrant sa folie du doigt, s'en constitue le maître. Du coup, c'est Dumas, dans l'affaire, qui paraît léger.

En même temps, Nerval démontre discrètement un principe essentiel de son art d'écrire, qui situera Les Filles du Feu dans leur juste lumière. Il n'y a pas de création viable dans le prolongement immédiat de l'émotion ; le délire n'enfante que des ombres. « L'entraînement d'un récit » mène tôt ou tard à la confusion, et expose l'écrivain à l'« obsession », au « vertige » (p. 174). Les chefs-d'oeuvre de sincérité, de sensibilité ou de fantaisie que Dumas laisse entrevoir sont voués aux limbes. A preuve le texte mort-né du Roman tragique ; imbu de lui-même, le narrateur s'est égaré dans le labyrinthe de ses intuitions ; faute de distance, son récit s'engorge dans l'afflux des sentiments, ou cède à la montée de la folie.

Une esthétique naïve, fondée sur des valeurs équivoques — la spontanéité, l'hallucination, la mélancolie —, découle de l'article de Dumas. Pour échapper à une représentation fausse et dégradan-


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te, Nerval n'hésite pas à rappeler l'évidence : devant la menace de l'informe, il s'agit d'organiser et de « concentrer [ses] souvenirs» (p. 175) ; l'oeuvre satisfaisante est celle qui pare à l'invasion des fantaisies ou des phantasmes en leur imposant un ordre significatif. Cette oeuvre méditée, construite, sera Aurélia, annoncée ici pour réfuter une fois encore la théorie du laisser-aller : « Vous verrez qu'elle n'a pas été entièrement dépourvue de raisonnement si elle a toujours manqué de raison ». Des visions subies, des « vaines apparitions de [son] sommeil », l'auteur en quête d'un sens dégage peu à peu le « fil d'Ariane » (p. 182) : condition et promesse d'une victoire sur l'indifférencié. La faute n'est donc pas de parler de soi, de déchiffrer des ressemblances ou de revivre des aventures immémoriales, mais d'écrire en demeurant un témoin passif. L'oeuvre-miroir, qui enregistre le désarroi et la folie, tourne court; c'est pourquoi s'interpose ici un auteur critique, un je qui prétend dominer son discours et invite ses lecteurs à distinguer la création du délire.

L'échange avec Dumas ne fournit sans doute que l'occasion d'une mise au point plus générale, qui revêt alors une importance singulière. La dédicace des Filles du Feu doit dater de décembre 1853, puisque l'article-prétexte a paru le 10 et que le recueil, en cours de composition, sortira dès janvier 1854. La correspondance témoigne que le moment est crucial. Deux dangers menacent, que Nerval doit maîtriser pour échapper à la claustrophobie de la clinique et retrouver sa place dans la vie des lettres : après plusieurs crises, il s'est acquis, la réputation équivoque de dément ou d'aimable fol ; et, s'il regardé en lui, c'est pour éprouver, au moment d'affirmer sa santé, l'angoisse de tourner en rond : « Ce que j'écris en ce moment tourne trop dans un cercle restreint. Je me nourris de ma propre substance et ne me renouvelle pas » (4 déc. 1853, à G. Bell, p. 1055-1056; voir aussi p. 1052 et 1058). Double péril, qu'il faut conjurer sans retard, en établissant clairement, pour moimême et pour autrui, que je suis encore capable de me renouveler, de rompre la sphère étroite de mes obsessions, et que je suis assez clairvoyant pour analyser ma situation, distinguer les illusions des Certitudes. L'intense activité littéraire de Nerval pendant cette période — il écrit, remanié, publie, rèpublie avec hâte — Correspond donc à une thérapeutique. Mais il ne suffit pas d'afficher une fécondité retrouvée ; il s'agit de déployer, dans le maniement de l'écriture, autant de rigueur que de lucidité. La réponse à Dumas et la sélection des nouvelles destinées aux Filles dû Feu obéissent pour une bonne part, je Crois, à cette exigence. Les lettres de ces jours-là né laissent pas de doute sur là préoccupation centrale du moment: « Jamais je ne me suis reconnu plus de facilité d'analyse et de description » (2 déc. 1853, à son père, p. 1053) ; « A ces fantasmagories maladives, succéderont des idées saines, et je pourrai


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reparaître dans le monde comme une preuve vivante de vos soins et de votre talent » (3 déc. 1853, au Dr. Blanche, p. 1054) ; « Depuis quelques jours seulement je suis à même d'analyser ma situation [...]. La réflexion a amené le retour de ma raison [...]. Je sortirai, selon le conseil d'Antony, de cette disposition à n'écrire que des impressions personnelles, qui vient de ce que je tourne dans un cercle étroit. On me dira ce qu'il faut que j'écrive et ma santé littéraire reparaîtra, ainsi que l'autre, et vous fera le même honneur » (10 déc. 1853, le jour même de l'article Dumas, au Dr. Blanche, p. 1057-1058). Espoir d'équilibre, auquel Brisacier servira de victime propitiatoire. Mais le projet de Nerval va se préciser tout au long du recueil. De la dédicace à Angélique, qui ouvre Les Filles du Feu par une réflexion sur l'objectivité en littérature, l'enchaînement paraîtra désormais évident.

L'auteur d'Angélique limite son initiative dans des bornes étroites ; l'amendement Riancey sur la presse l'oblige à bannir momentanément de son oeuvre les textes de fiction, les « feuilletons-romans ». Le champ des sujets se ramène à l'histoire et au reportage objectif. La règle du jeu exclut les fantaisies gratuites, les errances de l'inspiration et prescrit un discours impersonnel, qui ne trahisse pas la vérité des faits. La biographie de l'abbé de Bucquoy devrait permettre de satisfaire la loi. Mais le volume requis est introuvable, et, feignant de s'égarer à sa recherche, Nerval construit sa nouvelle par défaut, en tirant une intrigue des préliminaires de l'oeuvre définitive. Fidèle au cadre imposé, il se contente de transcrire la vie d'Angélique de Longueval, d'y mêler un commentaire assez anonyme et de jeter, au hasard de son excursion dans le Valois, des observations historiques et archéologiques : ensemble disparate, dont le désordre ne fait d'ailleurs qu'imiter une longue tradition littéraire 2. C'est dire que les différents plans du récit et la technique qui les relie obéissent tous à la consigne du plus grand effacement ; les sources et la véracité de l'information sont attestées, l'auteur se présente comme un interprète.

Quoi de mieux pour démentir les insinuations de Dumas et exorciser le fantôme de Brisacier ? Est-ce là le rêveur emporté par son imagination, le poète inspiré, ce Narcisse fasciné par son ombre ? Rien moins. L'auteur d'Angélique ressemble plutôt à l'interlocuteur de Dumas, qui se cite lui-même avec ironie. Après tout, l'un et l'autre apparaissent comme lecteurs, comme transcripteurs et comme commentateurs amusés : situation du critique qui a maintenu sa distance, point de vue dominant du narrateur qui regarde et donne à voir. Certes, l'affectation de dilettantisme et le refus

2. Voir les Réflexions finales.


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de concentrer des matériaux autour d'un sujet unique conduisent à Un « livre infaisable », comme le Roman tragique. Mais les motifs diffèrent : à la place d'un flux de sincérité et de la hantise des ressemblances, Angélique souffre d'un excès de réservé et de la répression de l'inspiration.

L'opposition de la subjectivité en art et de la chronique objective se renforce du contraste entre un style passionné et un style critique, surveillant et réfrénant ses moindres élans. Angélique décrit la genèse d'une oeuvre qui s'éloigne ; elle assiste à la faillite du maître-livre, dont elle demeure jusqu'au bout l'insuffisant substitut. Provisoire et préalable, elle erre dans des zones périphériques, en deçà du texte, abouti. C'est l'envers de la fiction, avec des données brutes qui ne trouvent pas à s'épanouir, et dans l'entrechoquement de genres discordants : reportage de journaliste, histoire provinciale, biographie, bibliographie, faits divers parisiens, poésie populaire... OEuvre en gestation, vouée au foisonnement de matériaux élémentaires. Si Brisacier était l'allégorie de la confusion et de l'entraînement en art, le chroniqueur d'Angélique, en proie à tous les obstacles de la création, incarne une autre figure de l'artiste, à l'extrême opposé : c'est l'écrivain conscient des difficultés et des pièges de la littérature, manipulant des techniques, s'interrogeant sur les sources du récit; par crainte d'une fausse note, il n'en finit pas d'accorder son instrument. Il a si bien défendu sa distance, son autonomie critique, que l'oeuvre achevée, où il puisse s'abandonner et se retrouver, se dérobé jusqu'au bout.

En soi, la nouvelle manque d'intérêt. La méfiance à l'égard de l'imagination, l'abus de métalangage en font une ébauche ingrate et assez banale. Elle revêt néanmoins, en tête des Filles du Feu, une signification frappante : c'est l'odyssée symbolique d'un auteur qui se soumet à une convention, se prend à réfléchir sur la création littéraire et revendique un contrôle infaillible sur son oeuvre ; Angélique illustre donc, en termes narratifs, le principe implicite dans la dédicace. A la manière du Roman tragique, le texte s'offre comme une fable et contient son propre commentaire. Dans cette perspective, l'occasion explicite du récit — article dans la presse, amendement Riancey — apparaît comme un prétexte ; la censure, c'est celle de Nerval sur lui-même, et le dessein réel, l'expérience d'impersonnalité en littérature.

Au reste,l'hypothèse expérimentale vacille: le parti pris d'objectivité résiste mal à la montée des souvenirs et à la tentation de l'introspection.. Le retour aux sites de l'enfance libère des nostalgies intimes, qui s'ingèrent dans la trame du récit impersonnel et viennent l'animer. Même rapportée fidèlement, l'histoire d'Angélique éveille des sympathies, suggère des rapprochements. Confidences dominées, avouées discrètement, qui défient néanmoins la loi du distancement et confèrent à Angélique sa profondeur. La


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lucidité de l'auteur n'est plus en question, son contrôle sur soi et ses outils est maintenant établi. Cependant s'amorce une courbe, qui va s'accentuer dans les nouvelles suivantes ; après la revendication d'extériorité, un compromis se dessine : Nerval s'achemine lentement vers la fusion du regard intérieur et du regard critique.

Chansons et Légendes du Valois et Isis, qui complètent le cycle valoisien et le cycle italien d'une note érudite, amplifient et assouplissent la perspective ouverte par Angélique, et occupent dans Les Filles du Feu une position importante. Nerval y poursuit son rôle d'éditeur et d'archéologue : il renonce même à la fiction et transmet une information empruntée. Ici, il publié et commente des chansons populaires, marquant avec autorité sa place dans le mouvement savant d'exploration du folklore ; là il étudie, à grand renfort d'érudition et de citations, le culte d'Isis et son expansion dans le monde antique. Mais l'étalage de savoir n'implique pas l'indifférence. Les deux sujets revêtent, dans la mythologie intime de Nerval, une importance si grande que l'observation et l'exposé des faits se colorent nécessairement des préoccupations et des partis pris de l'auteur. A peine enfreinte dans Angélique, la censure tend à se relâcher ; entre le sujet regardant et l'objet regardé, un lien s'établit, une affinité circule. La recherche de données objectives et la recherche de soi sont près de coïncider.

«[...] Je me rappelle avec ravissement les chants et les récits qui ont bercé mon enfance » (p. 298) : dans Chansons et Légendes comme à la fin d'Angélique, l'éclosion des souvenirs se superpose à l'étude des faits ; la démarche historique assume une valeur didactique, mais défie aussi le temps et récupère le passé : conciliation féconde de l'exigence discursive et d'une aspiration plus secrète. La composition d'Isis reflète à merveille la fusion progressive des deux attitudes. Les deux premiers chapitres — pour l'essentiel traduits de l'allemand — décrivent avec détachement le culte de la déesse. Mais le narrateur, jusqu'ici absent, intervient au chapitre 3 ; renonçant à son approche livresque, il explore luimême le temple d'Isis, reconstitue en pensée telle cérémonie et, saisi par le site, participe intensément au spectacle qui se déploie : «je me sentis pris d'une vive émotion » (p. 323). L'objet d'abord indifférent le ramène à lui-même : touché au coeur de sa vie religieuse, il se prend à méditer sur ses croyances. L'information externe ne vaut plus, dès lors, qu'absorbée par le moi. Aussi démêlet-on avec peine, dans le chapitre 4, les faits historiques des interprétations personnelles ; révocation lyrique d'Isis, figure universelle, de la « Mère sainte » (p. 326), personnification par excellence de la divinité, et l'explication génétique du christianisme comme une


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dérivation des religions antiques, tout cela ressemble à une confession de foi syncrétiste et détient un fort potentiel affectif. Il s'avère ainsi que je peux approfondir mes préoccupations sans renoncer à la distance rassurante d'une démarche scientifique. Cette conviction acquiert une valeur supplémentaire à la suite de Sylvie et d'Octavie. Dans chacune de ces nouvelles, Gérard, le personnage du récit, a laissé échapper par sa faute une réalité pour lui vitale. Retournant dans le Valois pour conjurer ses fantômes, il ne retrouve plus la pureté, la transparence de jadis ; les chansons de l'enfance sont oubliées ; c'est que lui-même et Sylvie ont perdu leur innocence, ternie par le progrès, par la culture et les livres. Séduit par des idées, envoûté par des ombres, Gérard a compromis le recours providentiel a la terre ; il a sacrifié la joie immédiate, ingénue, à la quête de l'utopie. On se demande dès lors si Chansons et Légendes ne restitue pas ce que le personnage de Sylvie avait perdu. Une partie du moi, livrée à des illusions, a gâché le pouvoir régénérateur des chansons ; un autre moi, opérant sur un autre plan, tente alors de raviver cette promesse. Le passage d'une dimension à l'autre, de l'introspection au traité savant, de l'échec au contrôle de soi, pourrait bien correspondre à un équilibre fondamental dans la personnalité de Nerval.

Parallèlement, le séjour napolitain d'Octavie devait permettre d'explorer, dans un milieu priviliégié, la religiosité antique et les traces d'un syncrétisme toujours vivant. Mais cette recherche, pourtant capitale, tourne court : Gérard y mêle ses obsessions et ses frayeurs; la poursuite des ressemblances, l'attraction des ombres l'emportent et font basculer les signes du culte dans la zone maléfique. Atténuer l'aveu de cette défaite par l'exposé plus serein, plus équilibré d'Isis, n'est-ce pas soustraire un sujet essentiel au domaine passionné de l'expérience pour lui garantir, dans un contexte plus discursif, le traitement propice? S'emparer patiemment d'une réalité, sans l'absorber immédiatement dans le destin personnel, c'est sans doute, assurer au moi l'expansion la plus harmonieuse.

Nul besoin, au reste, de chercher un renouvellement des points de vue dans le contraste dé deux nouvelles. Le narrateur qui juge son expérience passée, qui la relativise et la dépasse, apparaît explicitement à la fin de Sylvie et d'Octavie. C'est, revenu plus tard sur la scène de son aventure, un je à la fois nostalgique et désabusé qui, mûri par l'éloignement, a atteint le temps de la réflexion et de la «fixation» par l'écriture. Moraliste qui se double d'un artiste, puisque ses souvenirs, encore chargés d'émotion, demandent à revivre, à retrouver dans les mots leur, puissance affective et qu'il faut cependant, pour y mettre de l'ordre, les considérer d'un re-


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gard impartial. Mais cet écrivain interprète et ordonnateur ne se contente pas de surgir in extremis. Son activité est constamment signalée, au long du récit, par des indices désignant l'opération créatrice. Ainsi, le tissu narratif est saturé d'allusions à différents arts — théâtre, musique, chant, sculpture, peinture, littérature — et au travail artisanal — broderie, tissage, dentellerie, ganterie, orfèvrerie — qui peuvent renvoyer, par réfraction métonymique, au texte qui les contient. Elles installent le lecteur dans un climat de production et de dégustation artistiques, qui l'invite à discerner, par transposition de plans, la nature créée, artificielle, de l'oeuvre qu'il déchiffre.

Les nombreux signes de composition, dans Sylvie et Octavie, produisent le même effet. Le narrateur qui souligne les transitions — passage explicite d'un niveau temporel à un autre, brusque décalage de ton ou de points de vue — tient à rappeler la permanence et la toute-puissance de son intervention. Le réseau des parallélismes — répétitions ou contrastes — l'ensemble des éléments qui soutiennent la charpente du texte, tout cela témoigne de la vigilance d'un artiste régulateur, qui surplombe l'expérience immédiate et en soumet les données à un ordre signifiant.

Les nuances d'ironie ou d'émotion qui alternent dans Sylvie trahissent à leur tour une présence, sympathique ou critique, et fournissent comme un commentaire de l'état d'âme du narrateur. Si discret soit-il, le récit n'est jamais univoque : il raconte un passé et suggère un présent, il superpose sans les confondre deux aspects distincts du moi. Cette mise en perspective, indice du contrôle de l'artiste sur son oeuvre, est particulièrement sensible dans l'usage ambivalent du thème du théâtre. En développant ce seul exemple, je voudrais montrer comment le débat instauré, dès la dédicace à Dumas, entre deux parties de l'être — la dupe et le critique — se perpétue jusqu'au coeur des Filles du Feu 3.

Dans le Roman tragique déjà, les périls de la confusion entre l'art et la vie, la tentation néfaste de s'installer dans le monde contrefait de l'oeuvre, comme si l'on pouvait y réaliser son rêve, sont illustrés par une situation théâtrale. Aux yeux du fiévreux Brisacier, la scène est le lieu magique où les identités s'enchevêtrent, où le particulier se transfigure et accède à l'idéal. Interprété, sollicité, le spectacle offre l'illusion de l'amour et du sublime ; les mécomptes, une fois le mirage évanoui, n'en sont que plus amers.

Jouer sur le théâtre, pour Nerval, c'est invariablement se laisser jouer ; de toutes les incarnations possibles, celle de l'acteur est la

3. Il ne s'ensuit pas que le dessein attribué ici à Nerval prétende expliquer l'ensemble

des Filles du Feu. Il n'offre qu'une approche particulière des textes commentés et manque

à rendre compte de l'insertion dans le recueil de Jenny et Emilie. On peut supposer

néanmoins que Nerval a voulu établir, en republiant ces deux nouvelles, son talent de pur

conteur, capable de développer un récit apparemment dénué d'incidences personnelles.


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plus redoutable, puisque le comédien cache à son tour un personnage, ou une multiplicité de personnages : une première métamorphose en entraîne d'autres, le moi exposé aux faux semblants de la scène menace de s'éparpiller à l'infini. Tel est l'affolement qui saisit Brisacier, et que Gérard semble revivre dans Pandora : dès qu'il paraît, dans une charade montée à l'ambassade, « en comédien de province, comme le Destin dans le Roman comique » 4, il est saisi de panique et s'enfuit ; le héros de Scarron, toujours approché par personnes interposées, semble cristalliser en lui les charmes et les maléfices du double-acteur. Autour de là comédienne Pandora s'organise d'ailleurs tout un réseau de données théâtrales — pièces et opéras, costumes et feintes, transfert d'identités... : l'artifice dramatique envahit les rues et les maisons, voile les êtres, couvre les choses d'une atmosphère factice. Monde de l'apparence et de la duplicité, qui, dans la nouvelle, figure le règne du mal, de la démesure, et entraîné la punition,

Dans Sylvie et Octavie, la passion du théâtre sert également de métaphore privilégiée à l'attraction des fantômes, à la tentation de l'interdit 5. Gérard est maintenant spectateur : il s'en remet à l'actrice pour incarner son rêve. Captivé mais effrayé par les révélations du spectacle, il pense maintenir, de la salle à la scène, un semblant de distance : bien ténu, pourtant, puisque son imagination va anéantir l'espace interposé et forcer le jeu dans le cadre du drame personnel. Le système des ressemblances, l'intuition d'une figure unique pour plusieurs femmes aimées, tout ce qui, dans ces nouvelles, alimente l'obsession grandissante, semble se profiler aux lumières de la rampe, ou dans des situations équivalentes—la pelouse d'Adrierine, la chambré de la Napolitaine. L'actrice, c'est ici encore cette figure protéiforme, elle-même et autrui, ici et ailleurs, infiniment expansible dans le temps et l'espace; la seule chose quelle ne soit pas, c'est, transfigurée par son rôle, divinisée par l'art, la femme réelle qui effraierait ou dérouterait. Protégé, dans le cercle magique du théâtre, des intrusions de l'extérieur, Gérard croit assister à la fusion de l'hétérogène et à l'exaltation de la femme aimée. Mais la scène est un lieu vide, insignifiant, qui se remplit des visions du spectateur et se peuple de fantômes. Les personnages ne sont eux-mêmes que des virtualités, dociles à tous les rôles, soumis à tous les caprices. Domaine profond, mais d'une profondeur captieuse, empruntée, qui ne m'offre que la projection d'un jeu intérieur ; mon regard ne scrute rien d'autre que le. défilé de mes hallucinations. Le cercle magique, lors4.

lors4. éd. J. Guillaume, Namur et Gembloux, 1968, p. 96.

5. Toute, lecture " ironique " de Sylvie doit rendre hommage à l'article d'A. Fairlie, « An Approach to Nerval », in Studies in Modem Frènch Literature presented to P. Mansell Jones, Manchester U.P., 1961, p. 87-103, et au très beau livre de R. Chambers, Gérard de

Nerval et la poétique du voyage, Paris, Gorti, 1969.


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qu'il m'enferme en un tête-à-tête narcissique, dégénère en cercle vicieux.

Le théâtre prolonge mon dialogue factice avec des ombres, mais il envahit aussi la moitié lumineuse de mon existence ; il contamine le recours que je m'étais assuré contre lui, il frappe de duplicité la figure une, innocente, qui devait m'arracher à ses sortilèges. Sylvie perd sa vertu apaisante, elle cesse de neutraliser l'image menaçante de la religieuse-actrice dès quelle adopte des poses théâtrales — « elle phrasait » — ou qu'elle se laisse imposer un rôle par Gérard — « que votre voix chérie résonne sous ces voûtes et en chasse l'esprit qui me tourmente [...] » (p. 289). Compromise dans le jeu des apparences, elle a épuisé son pouvoir de résistance. De même Octavie : force élémentaire, puissance diurne qui promettait d'exorciser mes phantasmes, elle finit par être absorbée dans la suite de spectacles où je me complais, elle pénètre dans mon Italie de carton-pâte ; « elle voulut jouer elle-même le personnage de la Déesse » (p. 315) : une actrice de plus qui, couverte d'un masque, verse dans l'inaccessible.

L'image d'un théâtre qui déroule à mes yeux un drame intérieur et qui s'empare de ma vie positive dépasse l'acception littérale, l'interprétation biographique ; dans sa dimension figurée, elle présente une variante de la folie ou du rêve : autant de relais entre l'inconnu et l'immédiat, autant de langages privilégiés de l'imaginaire. Selon Aurélia, les révélations du sommeil et de la folie, d'abord effrayantes, peuvent s'orienter vers l'acquisition de certitudes nouvelles. Mais le théâtre, justement, n'offre jamais cette chance. Les visions qu'il éveille demeurent mystificatrices, et les secrets qu'il dévoile restent provisoires et trompeurs. L'initiation subie dans « ces Heux d'épreuves qu'on appelle théâtres » n'aboutit pas ; « les bornes du non-sens et de l'absurdité » (p. 294) ouvrent sur le vide et ne vous renvoient qu'à vous-même, dans une introversion sans fin. Avant et après la chute du rideau, il y a la même angoisse avec, après, quelques illusions de moins et, en plus, le sentiment de l'échec et de la faute.

L'auteur de Sylvie et d'Octavie porte donc, sur le théâtre comme instrument de connaissance, un jugement sceptique. Cette attitude critique suppose un dédoublement : à côté du spectateur enchanté intervient un spectateur sagace, qui s'avise du mensonge dramatique. Cette relation, c'est celle qui s'instaure entre le personnage, soumis aux erreurs de l'expérience, et le narrateur qui, à distance, tire une conclusion. Une fois encore, le moi happé par l'illusion va être relativisé et scruté sans complaisance.

Dès que les promesses de la scène s'effondrent — Aurélie refuse de jouer son rôle jusque dans la vie — et que le recours à l'enfance, au pays, n'endigue plus la passion envahissante pour l'actrice, le seul espoir, pour sortir d'un trajet circulaire, est la reconnaissance


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de la défaite, le sursaut de la conscience; D'où le soudain détachement, le durcissement du point de vue extérieur, à la fin de Sylvie et d'Octavie ; l'intervention d'un je désabusé excède de loin la simple ruse narrative, qui permettrait de boucler facilement le récit : elle révèle une dimension nouvelle du moi, la faculté de mettre le passé eu question, il est vrai que le récit dé Sylvie se termine comme il avait commencé, dans une salle de théâtre, Mais d'une représentation à l'autre, les circonstances ont changé. Le spectateur du premier chapitre n'a aucun recul; il est seul, et captif des apparitions de la scène. Celui de la fin caresse encore sa chimère : « je lui ai demandé si elle ne trouvait pas que l'actrice ressemblait à une personne qu'elle avait connue déjà»; mais l'intuition ne s'empare plus, comme tout à l'heure, de l'ensemble du moi : elle est soumise au jugement sceptique de Sylvie, elle s'expose à un démenti: « elle partit d'un grand éclat de rire en disant : « Quelle idée !» (p. 297), Persiflage qui brise le charme de l'illusion et lui oppose la résistance des faits. Le personnage qui, dans sa dernière incarnation, engage un dialogue et prête à la raillerie laisse pressentir le narrateur qui, déjà, germe en lui. Même retournement à la fin d'Octavie : Un regard hâtif parcourt les ruines de l'aventure passée : « Je ne pus donner qu'un jour au spectacle de cette douleur » (p. 316). La nostalgie ne tourné pas à la complaisance. Il ne s'agit plus d'espérer ni de s'attarder, mais d'établir un constat qui permette le prochain recours à l'écriture.

Un spectateur se substitue donc au personnage ; les rôles s'inversent, puisque celui qui assistait à des pièces de théâtre est regardé à son tour. Le voilà qui se transforme en acteur et s'offre en spectacle à un témoin exigeant, lucide. S'ârracharit à son passé pour en dégager le sens, le narrateur de Sylvie et Octavie se fait observateur et metteur-en-scène de lui-même. Tandis que Gérard se laissait fasciner par un théâtre « syncrétique » et réflexif, Nerval veut se voir à distance, comme l'interprète d'un drame écoulé, et contempler, comme autant d'actes distincts, ce qui paraissait indifférencié. Il est toujours au théâtre, si l'on veut, dans un théâtre où, comme auparavant, le moi est en face de soi. Mais de l'oeil intérieur à la scène passe maintenant autre chose qu'un monologue subjectif ; le regard de la conscience déploie devant lui des figures nettes, qui jouent leur rôle en pleine lumière. Les formes qui s'esrompaient dans la pénombre se dessinent désormais avec fermeté. Dans la représentation qu'il offre, le narrateur-mettéur-en-scène bannit l'illusion et dépouille de ses beautés artificielles le théâtre trompeur. Devant ses yeux repasse la même pièce, mais les masques sont tombés, la peinture des décors déguise à peine le carton, les bijoux se ternissent en pierres fausses. Le héros, qui appartient maintenant au monde fantomatique du spectacle, se met à ressembler à une figure dramatique de deuxième ordre : vue à distance.


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son aventure paraît banale — on la croirait inspirée du répertoire romantique — et ses malheurs éveillent une compassion assez tiède, çà et là un sourire.

Nerval s'observe et se fixe dans des poses sans équivoque : du même coup, il se donne à voir. Le regard intérieur se renforce de cette présence extérieure. En fait, la mise en place et la rédaction des événements vécus autorisent une double opération de distancement. Le narrateur articule son jugement et consacre son affranchissement d'avec le moi ancien par la vertu de l'écriture. Mais l'écriture postule en même temps l'échange avec des lecteurs : une nouvelle perspective intervient, une nouvelle mise en relief. Le spectacle du passé ne se déroule plus seulement aux yeux du moi critique, mais s'adresse à un public potentiel, qui contemple à son tour les illusions du personnage, d'un point de vue identique à celui du narrateur, puis s'élève au-dessus du narrateur lui-même, pour surplomber l'ensemble du trajet parcouru ; il constate alors la manoeuvre de distanciation et sert de témoin à la rigueur de l'exigence critique.

Si le théâtre entretient la folie (ou lui sert d'emblème), il y a donc une autre forme de théâtre — la mise en scène de soi par soi — qui dénonce l'erreur. Le regard dupe se ressaisit et, devenu réellement transitif, démêle les malentendus. Par la distance narrative et par l'ironie, Nerval s'offre en spectacle comme le personnage d'un drame, et rachète ainsi les méfaits du théâtre.

Telle est, encore plus précisément, sa démarche dans Corilla : il recourt au théâtre — un théâtre authentique, cette fois, conçu pour la représentation — afin d'exorciser les maléfices du théâtre. C'est dire l'affinité, pourtant mise en question à maintes reprises, de cette pièce avec le reste des Filles du Feu. Une fois de plus, Nerval contemple et offre en spectacle un autre lui-même, un autre Brisacier fasciné par les lumières de la rampe : Fabio.

Captivé par les pompes de la scène et les prestiges de la culture, Fabio adore une actrice, être abstrait, image intime, en qui il cristallise ses espoirs et ses nostalgies. Le spectacle accueille ses rêveries, les protège de la résistance du réel et semble même les accomplir : de la loge au plateau, l'intervalle se resserre, un fluide amoureux paraît circuler, qu'alimente la magie de la représentation. Mais Fabio se leurre ; la scène n'est que le miroir de son moi hypertrophié, elle renvoie à ses yeux les fugitives incarnations de son état d'âme. Il croyait tenir l'amour ; mais l'idéal lui échappe dès que la comédienne quitte le théâtre pour descendre dans la rue. L'image vénérée, sortie du sanctuaire, ne communique plus le frisson, la proie ne vaut pas l'ombre. Le drame sublime dégénère en intrigue vulgaire, où Fabio, exposé à la brutalité d'une situation sans apprêts, sans artifices, se ridiculise et laisse échapper à la fois le rêve et sa réalisation.


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Le héros de Corilla est un peu élémentaire et passablement conventionnel. Il nous intéresse parce qu'il partage de nombreux symptômes avec Brisacier et avec le je du récit, dans Sylvie. Surtout, il apparaît dans la même lumière, crue et ironique. La technique a changé, mais la relation, tout en distance, du narrateur et du personnage demeure semblable : l'un regarde l'autre agir, il le met en scène — ici littéralement — pour afficher ses ridicules et, du même coup, tenter de s'en affranchir. Pour Nerval déléguant à Fabio sa passion suspecte du théâtre, l'aventure vécue, les sentiments familiers, deviennent objets de contemplation; objets littéraires, même, puisque, désarmorcés de leur charge passionnelle, ils fonctionnent comme un thème parmi d'autres et se dépersonnalisent. au point de tomber au rang de Heux communs. La comédie, dans Corilla, et l'ironie qui, dans les nouvelles, nuance le discours, autorisent donc le même dédoublement de soi, la même opération de distanciation. L'homme qui, dans Sylvie, s'offre à lui-même en spectacle est le même qui, dans la pièce, s'expose sur scène comme un personnage de farce.

La compensation par le théâtre est à la mesure de l'illusion par le théâtre : puisque Fabio se laisse aveugler par la scène, Nerval, pour conjurer le Fabio qui repose en lui, utilise la scène comme instrument de démystification et comme témoin de sa vigilance. Triomphe de l'écrivain qui s'empare de l'image menaçante et la maîtrise au point de la faire se retourner contre elle-même.

Mais pareil succès, qui repose sur le divorce radical du moi spectateur et du moi acteur, est à double tranchant. Nerval ne témoigne à Fabio que désaveu et dérision. Parvenu à ce point, le dédoublement critique cesse d'être salutaire pour devenir dangereux. Il assure l'indispensable lucidité, niais menace de scinder l'être en deux fonctions irréconciliables : le juge et la dupe. Se regarder en affectant la froideur, se montrer en simulant l'indifférence, c'est peut-être la règle du jeu, mais d'un jeu souvent éprouvé comme une torturé. Nerval écrivait une fois à Jenny Colon : «Je vous ai dit mes souffrances avec le sourire sur les lèvres, de peur de vous effrayer; je vous ai raconté avec calme des choses qui me tenaient tellement au coeur, qu'il me semblait que j'en arrachais des fibres en vous parlant; je faisais ainsi la parodie de mes propres émotions; il me semblait qu'il était question d'un autre... » (p. 722). La distance qui se tend jusqu'à la Cassure rompt l'équilibre acquis. Elle guérit un mal — l'adhésion passive aux obsessions du moi — par un autre mal — la dislocation totale de l'individu : états extrêmes, également redoutables, puisqu'ils avoisinent l'un et l'autre là folie.


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Le détachement ironique, s'il est exclusif, soulève une autre difficulté : l'échec qu'il dénonce est en fait une catastrophe. Il sanctionne le triomphe du bon sens, mais resserre l'activité de l'esprit dans des bornes intolérables. Si vraiment l'espoir des ressemblances, la quête d'une permanence, la dimension surnaturelle de l'amour sont des chimères, où se tourner ? Désamorcer les illusions, c'est sacrifier à l'exigence de lucidité la recherche d'une vie meilleure : victoire douteuse et coûteuse. L'ironie paralyse les élans et réduit le moi à une activité partielle ; chargée de garantir L'équilibre, elle menace de devenir un facteur de rupture et d'étiolement. C'est pour éviter ce nouveau danger qu'il est vital de soustraire certaines zones à son investigation.

Une dernière réserve s'impose : après s'être défait, à grand peine, d'une image trompeuse de soi — celle qu'offrait Dumas —, Nerval va-t-il se fixer en un autre portrait, tout aussi simpliste ? Il s'en garde. Le danger n'est pas seulement de passer pour fou, mais de figer le moi en une représentation rigide, univoque, quelle qu'elle soit. S'immobiliser en une acception particulière, c'est non seulement se défigurer, mais c'est compromettre l'épanouissement de l'être et se livrer à la prise d'autrui. Les autobiographies, les appréciations morales, les jugements définitifs, tout cela menace l'intégrité du moi. Nerval ne se raconte pas pour substituer une image fixe à une autre : l'essentiel est de sauvegarder sa liberté et de reconquérir, par un effort toujours maintenu, son propre dynamisme 6.

Pour toutes ces raisons, il est indispensable de nuancer la thèse des pages précédentes. Le mécanisme permanent de distanciation, l'exigence de discernement et de contrôle de soi qu'a révélés notre lecture des Filles du Feu n'entraînent pas que toute intuition succombe fatalement à l'inquisition d'un esprit positif. L'idéal serait de trouver le joint entre la logique et le rêve, de situer l'oeuvre à l'intersection de la distance et de la participation. Sauf dans Corilla, c'est bien cette coexistence que le poète s'efforce de réaliser. Certes, la cohésion d'Aurélia, la fusion de toutes les parties du moi ne sont pas encore accomplies : méfiant devant les excès d'une imagination trop féconde, inquiet des conséquences sociales et littéraires de la folie, Nerval s'impose des compromis. Il n'en reste pas moins que la part du mystère, l'attraction de l'inconnu résistent, dans une certaine mesure, à la censure du narrateur ; les pressentiments de jadis et le scepticisme récent ne s'excluent pas nécessairement.

Ainsi, dès la dédicace du recueil règne une certaine ambiguïté : Brisacier a beau lui renvoyer une image caricaturale de lui-même, une image assez comique pour signaler l'affranchissement, Nerval ne s'y reconnaît pas moins ; la destinée de son héros le jette « dans

6. Voir mon article, " Nerval et la biographie impossible ", in French Studies, 24, 2 (avril 1970), p. 127-44.


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le plus étrange désordre d'esprit » (p. 182). Tandis qu'un Dumas démêlerait la situation d'un tourne-main, il est fasciné par le phénomène de réflexion et se sent lié à son double grotesque : relation complexe, de répulsion et de sympathie. Si violent que soit le désaveu, l'auteur se sent encore une familiarité secrète avec son personnage et souhaite peut-être la réconciliation des deux parties du moi. L'équivoque est bien plus sensible dans Sylvie, où le récit flotte entre l'ironie et la nostalgie. Aux yeux du narrateur, « les chimères qui charment et égarent au matin de la vie » (p. 295) paraissent désuètes et un peu éculées ; mais l'éloignement ne flétrit pas toutes leurs grâces, et leur vanité, colorée par la mémoire, se revêt parfois de profondeur. La nouvelle maintient son ambivalence jusqu'à la fin : toutes les musions semblaient évanouies, lorsque resurgit, in extremis, le souvenir d'Adrienne : comble de l'ironie ou plutôt regain, d'espérance? Dans Angélique enfin, la règle d'objectivité n'entrave guère, au contact du Valois, la montée des souvenirs : de la biographie historique, le récit glisse vers l'introspection.

Cet affleurement de l'impalpable, cette disponibilité à l'irrationnel ont une résonance d'autant plus grande qu'ils émergent d'une structure solide, soumise à l'examen d'une conscience vigilante. C'est dans le délire d'un Brisacier, dans le désarroi de la folie que l'appel au mystère se dévalue et perd sa portée. Nerval le savait si bien qu'il s'attache d'abord à démentir les sous-entendus pernicieux de Dumas. Mais il sait aussi qu'une fois assuré le contrôle de son oeuvre, la moindre échappée sur la profondeur peut ébranler une certitude trop simple. De là émane peut-être le ton énigmatique des nouvelles. Le texte dissimule à peine la tension de contradictions irrésolues. Sous la surface de légèreté et de détachement monte la poussée du rêve ou de l'angoisse. Le je se partage entre la résignation et la mélancolie, la clarté et l'ombre. Tenté de se désavouer, il balance à mi-chemin ; il a assuré son point de vue, mais revendique le droit de chercher encore.

MICHEL JEANNERET.


MALLARME ET LE MYTHE

De tout temps la mythologie et la poésie ont été étroitement rapprochées. La poésie antique est si nourrie de mythes que ceux-ci ont paru longtemps en constituer un indispensable ornement : la « Fable » est un élément presque nécessaire de la poésie classique. Pour les romantiques allemands, la poésie est mythologique en son essence, et Frédéric Schlegel réclamait la formation d'une nouvelle mythologie comme une condition préalable au renouvellement de la poésie. Par là et conformément aux vues générales de la philosophie romantique, il mettait l'accent sur l'aspect religieux de la poésie. Au contraire, c'est le caractère essentiellement poétique de la mythologie que soulignera, vers le milieu du siècle, l'école de la philologie comparée, et ses théories trouveront un écho chez le poète le plus exigeant de son temps et le plus épris de considérations esthétiques, chez Mallarmé.

Nous nous proposons d'étudier ici cette singulière rencontre et les diverses analogies qu'il est possible de relever entre cette conception de la mythologie et celle que l'auteur des Divagations se faisait de son art.

Dans la première, deux éléments principaux devaient retenir son attention : le rôle de la nature et le rôle de la langue.

La mode en effet est au naturalisme. « La nature a été le fond maternel et le point de départ des représentations des dieux », déclare en 1854 Ludwig Preller dans sa Griechische Mythologie. Certes, les mythes grecs, tels qu'ils nous sont parvenus, sont fort complexes, et rien ne serait plus faux que de chercher en eux « un contenu identique et unique auquel seul on voudrait en toutes circonstances remonter » (p. 3). C'est que — semblables en cela aux mots qui, notant à l'origine des impressions simples et concrètes, ont reçu peu à peu des significations figurées et abstraites — ces mythes se sont développés et transformés au cours des âges : poètes, artistes, législateurs, théologiens et philosophes les ont, chacun à leur manière, utilisés, expliqués, compliqués. Si bien que l'on peut distinguer en eux toute une série de couches différentes, sous lesquelles souvent s'est effacée l'image première. Mais cette image première, elle, tire


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toujours sa source de la nature : ce sont ses forces élémentaires et ses manifestations éclatantes, le soleil la pluie, l'éclair, le cours des fleuves, la poussée des plantes, qui « représentées comme les actions variées et les états changeants d'êtres animés » (p. 1), s'expriment « en récits imagés » dans les grands mythes divins.

Mais tandis que Preller reste éclectique et circonspect, se bornant à affirmer le fond naturaliste de tous les mythes, d'autres savants prétendent les ramener plus ou moins à un ordre de phénomènes privilégiés. Deux systèmes alors se forment et se disputent la prééminence : la mythologie du soleil et la mythologie de l'orage. Pour Adalbert Kuhn par exemple, l'orage constitue le phénomène central de la mythologie, « der Mittelpunkt aller mythologischen Gestaltung », qui, comme l'explique F. W, L. Schwarz 1, à la fois par son apparition mystérieuse et imprévisible et par l'importance dé ses effets, a seul pu donner aux hommes l'idée d'un monde supérieur. Si considérable toutefois qu'ait pu être le rôle d'A. Kuhn comme fondateur de la mythologie comparée, il fût éclipsé par Max Müller qui assura le triomphe de la mythologie solaire et qui, directement ou indirectement, exerça sur Mallarmé une influence indéniable. L'aurore est pour lui « l'une dès plus riches sources de la mythologie aryenne ; et les légendes qui retracent le combat de l'été et de l'hiver, le retour du printemps, le réveil de la nature, ne sont dans la plupart des langues qu'un reflet et une extension de Contes plus anciens qui disaient le combat du jour et de la nuit, le retour du mâtin, le réveil du monde entier. Les histoires des héros solaires d'autre part, qui dans les orages combattent les puissances des ténèbres, sont empruntées à la même source », Car « aucun aspect de la nature n'est plus exaltant que l'aurore », nul n'excite davantage l'admiration de l'homme et n'égaie plus vivement son coeur que «l'arrivée du maître de la lumière, de la joie et de l'amour » 2.

M. Müller toutefois né se contente pas de ces considérations lyriques, il tente d'élucider la genèse des mythes et, en bon philologue, il les fait naître du langage. Tandis que Preller attribuait à l'homme des premiers âges (du moins en Grèce) une sympathie aussi profonde pour «la vie de la nature que celle que peut éprouver à notre époque civilisée tout au plus le poète ou le naturaliste enthousiasmé» (Griechische Mythologie, p. 1), Müller, lui, voit cet homme primitif possédé par les mots au même titre que « nos poètes, qui encore aujourd'hui pensent et sentent en parlant—c'est-à-dire n'emploient aucun mot sans l'avoir vraiment animé dans leur esprit, et ne jouent pas avec la langue, mais l'emploient comme une formule magique pour mettre au jour des choses lumineuses et colorées » (O.C., p. 5859). Les mots le dominent, s'imposent à lui, déterminent, constituent

1. Dans son ouvrage Der Ursprung der Mythologie (p, VI) où il systématise les théories d'À. Kuhn.

2. Chips from a German Workshop, vol. D (1868), p. 96-97.

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même, pourrait-on dire, toute sa pensée. « Ils disent plus qu'ils ne doivent dire », car à tout ce qu'ils « nomment », au matin ou au soir, au printemps ou à l'hiver, ils prêtent « un caractère individuel* actif, sexuel et finalement personnel » (p. 58). De sorte que, par leur propre puissance, les mots incarnent et personnifient les concepts, en font « des êtres doués de force ». Bref, à « l'âge mythologique », les mots déterminent les choses.

Toutefois ce pouvoir personnificateur du langage, même dans sa pleine force créatrice, expliquerait au mieux la naissance d'une poésie allégorique, non celle d'une mythologie. En effet « le caractère essentiel d'un mythe est de n'être plus compréhensible dans la langue parlée » (p. 73). Il faut donc qu'une certaine évolution ait déjà fait sortir de l'usage courant certains sons qui pourtant survivent : chose inévitable en raison de la polyonymie qui caractérise une langue jeune, c'est-à-dire de cette tendance à désigner un objet tantôt par l'un, tantôt par l'autre de ses attributs, lesquels, substantivés, lui composent des noms multiples. A quoi il faut ajouter aussitôt que, si le même objet a plusieurs noms, le même nom désigne plusieurs objets (car plus d'un objet possède la même qualité et peut être dur, tendre, brillant, obscur, etc.) : d'où l'existence des synonymes et des homonymes. Avec le temps cependant l'un des synonymes s'impose et devient le nom « commun » de l'objet, tandis que les autres, tombés en désuétude, deviennent finalement incompréhensibles. Alors commence « le déclin mythologique » (mythological decay) (p. 166).

De ce « déclin mythologique » M. Müller donne l'exemple suivant : supposons oublié le sens exact du mot crépuscule et la persistance d'une formule proverbiale comme « le crépuscule endort le soleil ». N'éprouverait-on pas bientôt le besoin d'expliquer ce mot crépuscule et les nourrices tarderaient-elles à raconter aux petits enfants que Crépuscule est une vieille femme qui vient tous les soirs mettre au lit le soleil et serait très en colère de trouver des enfants encore éveillés ? Devenus grands ces petits enfants raconteraient à leur tour la même histoire à leurs enfants. « C'est ainsi que naissent bien des contes qui, repris et sanctionnés par un poète populaire, constituent une partie de ce que nous avons l'habitude d'appeler la mythologie des peuples anciens » (p. 167).

Une partie peut-être, mais n'est-ce pas justement la moins importante et la moins significative, celle qui mérite le moins le nom dé mythologie ? Ici apparaît le défaut capital de cette école : la confusion du mythe et du conte 3, la complète méconnaissance du caractère propre au premier, de son caractère religieux. M. Mûller d'ail3.

d'ail3. F. Baudry (Les Dieux et les héros, contes mythologiques, traduits de l'anglais par F. Baudry et G. Delérot, Paris, 1867) loue G.W. Cox d'avoir rapproché les mythes grecs des contes de Grimm dans ses Tales from Greek Mythology (1861) et ses Tales of the Gods and the Heroes (1862).


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leurs s'élève contre « l'erreur si répandue qui consiste à supposer que la mythologie a nécessairement un caractère religieux » (p. 167). Bien plutôt représente-t-elle une maladie de la religion : « De même qu'un corps malade présupposé un corps bien portant, ainsi une religion mythologique présuppose, je le pense, une religion saine » 4. Saine, la religion l'est à l'origine quand elle naît dans l'âme humaine sous « la pression de l'infini » : c'est ainsi qu'assoiffés d'infini, cherchant le surnaturel derrière les phénomènes de la nature, les premiers Aryens divinisèrent les fleuves, les monts, la terre, le ciel, le soleil et l'aurore, les revêtant automatiquement d'une forme humaine, d'autant plus humaine qu'ils étaient moins visibles. La langue que parlaient ces hommes leur était encore transparente, leurs métaphores n'étaient que des métaphores et quand ils disaient que Procris aime Céphale et que Céphale la tue, ce n'était là pour eux qu'une manière d'exprimer les relations qui existent entre le soleil et la rosée : leur apparition simultanée et révaporation de la seconde sous les rayons du premier. Mais ensuite est venu l'oubli et avec l'oubli cette « maladie infantile » de la langue, «que même la plus saine constitution doit tôt ou tard subir» (Chips, II, p. 165166) et qui devient du, même coup une maladie infantile de la religion : la mythologie.

Les mythes ne sont donc pas, pour M. Millier, les fondements primitifs de la religion, des récits qui condensent des vérités essentielles et déterminent la vie de tout un peuple : ce sont spécifiquement des erreurs, les erreurs d'un âge postérieur, d'un âge dé décadence — quelque chose comme les contresens et les divagations d' ecoliers tombés dans un piège grammatical. Déceler ces contresens, redresser ces erreurs en s'appuyant sur « une basé étymologique saine », telle est la tâche dû mythologue moderne, tâche qui rendra d'ailleurs le plus grand service à la religion en la faisant apparaître dans sa pureté primitive, en révélant ce qui se cache sous la rouille ou la moisissure des mythes : une liturgie poétique de la nature.

Poétique, c'est là toujours qu'il faut en revenir, car c'est là l'aspect fondamental de toutes les interprétations naturalistes des mythes. Nous avons vu, de façon significative, le mot de poésie, la comparaison avec l'attitude des poètes répétée sans cesse sous la plume de notre auteur. La mythologie lui apparaît, à lui et à tous les mythologues de même tendance, comme une création poétique : c'est ce point de vue qui leur dicte non seulement le contenu, mais le principe même de leurs explications, nous voulons dire qui les pousse, inconsciemment sans doute, à chercher dans la nature la source de tous les mythes. Car c'était là pour eux la seule manière possible de vraiment les comprendre et les goûter, la seule manière

4. Nouvelles Leçons sur la Science du Langage, trad. française par G. Harris et G. Perrot (Paris, 1868), t. II, p. 148.


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de les rendre vivants, de leur donner une valeur éternelle. Retrouver, au moyen de cette clef merveilleuse que leur mettait entre les mains la philologie comparée, retrouver sous la traduction mythique le texte naturel, non seulement c'était une besogne passionnante d'archéologie spirituelle, mais c'était rendre la vie aux mythes, les rendre nourrissants et délectables pour un moderne, en refaire de la poésie moderne 5. Aujourd'hui comme hier, comme demain, comme toujours, le soleil se lève et se couche, l'éclair pourfend les nuages, la prairie se couvre de fleurs au printemps, la forêt se dépouille en hiver, et ces spectacles trouvent immuablement leur écho dans le coeur de l'homme.

Le temps a laissé son manteau...

chantait Charles d'Orléans et, tout comme Homère (£O8OS<£XTUAOÇ tue,) ou un poète védique 6, Baudelaire évoquait

L'aurore grelottante en robe rose et verte.

Faire apparaître ces grands spectacles et ces conditions permanentes de la vie derrière les figures mythologiques, c'était sous leur beauté plastique découvrir une profondeur nouvelle, montrer en elles des symboles élémentaires et les acteurs d'un drame éternel.

Indépendamment donc de la valeur scientifique des interprétations naturalistes 7, que nous n'avons pas à discuter ici, celles-ci représentent à quelque degré elles-mêmes une entreprise poétique, hautement caractéristique de leur époque et d'un intérêt indéniable pour l'histoire de la littérature. Mais à ce rapprochement de la poésie et du mythe, commun à toute l'école et découlant de leur source d'inspiration, les théories de Max Minier en ajoutent un second d'une tout autre sorte et que l'on pourrait qualifier de technique : les mythes sont une création des mots 8. Or justement à cette époque les poètes commençaient d'attacher une importance particulière à la technique de leur art, de réfléchir à son origine et à ses conditions. Comment n'être pas frappé de cette coïncidence ? Comment, lisant sous la plume d'un philologue que les mots « dans leur pleine force originelle », « lourds et indociles » (heavy and unwieldy), ont d'eux-mêmes et « sans que l'homme y prenne garde »

5. Nous donnerons un peu plus loin des exemples précis de cette poésie en analysant Les Dieux antiques de Mallarmé.

6. « Cette fille du ciel s'est montrée dans la lumière, jeune femme à la robe éclatante (Rig-Veda I-113-7, dans L. Renou, Hymnes et prières du Veda, p. 50).

7. Pour lesquelles les générations suivantes ont été sévères, mais qui n'en constituent pas moins un apport considérable et une étape nécessaire dans le développement des études mythologiques.

8. Rappelons également cette déclaration de M, Mûller : « Language has been called fossil poetry » (p. 54),


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engendré les mythes, comment ne pas songer — bien plus qu'au fameux vers de Hugo

Car le Mot, c'est le Verbe et le Verbe, c'est Dieu —

à la prescription mallarméenne de « céder l'intiative aux mots 9 ? ". Or Mallarmé dont toute la vie poursuivit une incessante réflexion sur le langage considéré comme le moyen de la poésie, l'avait aussi considéré en philologue et, dans Les Mots anglais (1877) comme dans Les Dieux antiques (1880), se montre parfaitement au courant des théories contemporaines de la philologie et de la mythologie comparées. Sans doute ce dernier ouvrage n'est-il que l' « adaptation » d'un livre du Révérend (plus tard Sir) George William Cox paru à Londres en 1867 sous le titre A Manual of Mythology in the Form of Question and Answer, mais cette adaptation est fort libre. Mallarmé a profondément remanié son modèle : « le volume qui, dans l'Anglais, était un questionnaire offre maintenant un texte suivi », fait remarquer l'Avant-Propos de l'éditeur (où le poète a certainement mis la main, s'il n'est pas tout entier de lui) et « l'ordonnance toute différente des matières, avec des raccords nombreux et nécessaires, jette une véritable clarté sur l'ouvrage presque métamorphosé » (p. 1159 et 1160). Pour ces raccords Mallarmé a puisé a d'autres oeuvres de Cox, des préfaces, The Mythology of the Aryan Nations (1870) (qu'il cité sous le nom de « Grande Mythologie »), étc., auxquelles il renvoie « très scrupuleusement » au bas des pages, et il a de plus ajouté « entièrement quelques passages » (p. 1163) : telle la page consacrée à la « mythologie des Aryas » (p. 1170), telle la notice traitant des « mythes hindous, perses et norses » (p. 1171), , celle sur « l'Olympe et ses douze dieux» (p. 1181), sur «les grandes épopées aryaques » (p. 1257) et l'appendice final sur les « mythes égyptiens et assyriens », classés à part « parce que là Science ne nous permet pas jusqu'ici de les rattacher aux mythes de la racé Aryaque » et recueillis malgré tout «parce que d'autre part ils ne participent pas visiblement des religions qui ont été le trésor de la race sémitique » (p. 1273). Ces additions comme le travail de refonte auquel il s'est livré montrent la part personnelle prise par le poète à l'ouvrage que, dans l'Autobiographie adressée à Verlaine en 1885, il désignait avec une désinvolture affectée comme « une besogne propre [...] dont il sied de ne pas parler» 10.

Chose curieuse, le nom de Max Mûller est absent de l'AvantPropos où figure pourtant celui de quatorze savants (entre lesquels Preller, Kuhn, Bréal et Louis Ménard). Mais le système du compa9.

compa9. L'oeuvre pure implique la disparition élocutoire du poète, qui cède l'initiative aux mots " (dans Crise de Vers, p. 366. Nous citons, sauf avis contraire, d'après l'édition des OEuvres complètes dans la collection de la Bibliothèque de la Pléiade).

10. Ce projet- semble d'ailleurs l'avoir longtemps habité, puisqu'il est déjà question d'un " livre de mythologie » dans une lettre de Banville du 25 décembre 1871.


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ratiste d'Oxford se retrouvait, simplifié et vulgarisé, chez Cox 11, et, pour l'essentiel, on le reconnaît sans peine dans Les Dieux antiques.

L'ouvrage de Mallarmé (115 pages de la Bibliothèque de la Pléiade) ne se propose rien de moins que de donner un aperçu général de la mythologie des peuples aryens, tout en se concentrant sur celle de la Grèce et de Rome « qui correspond aux deux langues étudiées jusqu'à présent par tous les esprits cultivés » (p. 1171). Après avoir défini la mythologie comme « un vaste assemblage de mythes, de fables, de légendes », formés d'éléments divers — « les uns existant en tant que contes d'enfants, d'autres renfermant en germe les poèmes épiques des grands âges », certains même ne représentant rien de plus que « des formes proverbiales » (p. 1163), l'auteur expédie en quelques pages les « mythes hindous, perses et norses », puis il aborde successivement les dieux et les héros classiques et tente finalement l'examen des épopées. Partout le principe d'explication est le même.

Zeus est « le ciel pur, la demeure de la lumière située loin et au-dessus des nuages ou de tout ce qui peut en ternir la pureté » 12 (p. 1184). Hère — dont le nom est rattaché à celui du soleil en sanskrit, Sûrya — est aussi la déesse du ciel pur, « la couche céleste » comme Zeus est, lui, « l'éclat céleste » (p. 1190). Athènè est un nom de l'aurore, « appelée dans les poèmes hindous Ahanâ et Dahanâ » (p. 1195), et Aphrodite est également un nom de l'aurore « qui se lève de la mer, à l'Est » : comme l'aurore « est le plus charmant spectacle de la nature, Aphrodite devint naturellement pour les Grecs la déesse de la beauté et de l'amour » (p. 1198). Phoibos évidemment est « le dieu de la lumière » et, de même qu'Apollon, n'est qu'une appellation du soleil. Quant à Hermès, dont la racine est la même que celle du sanskrit Saramâ 13, « laquelle est l'aurore lorsqu'elle rampe dans le ciel », il a été identifié au vent, qui généralement accompagne le lever du jour.

Pour les héros, qu'ils se nomment Héraclès, Thésée, Persée, Bellérophon, OEdipe ou même Sigurd, leur histoire à tous est identique : comme Apollon qui perce Python de ses flèches, comme Indra qui assomme Vritra, ils triomphent d'un monstre — hydre, dragon, chimère, sphinx ou Fafnir — et leur lutte reproduit celle du Soleil et des Ténèbres. Munis d'armes divines qui, telles les infaillibles flèches de Phoibos, symbolisent les rayons du soleil, ils combattent pour autrui, en fonction d'une mission qui leur a été confiée, comme

11. Bien que Cox repousse l'idée d'une maladie de la langue : le mythe vient d'un oubli du sens primitif des noms, " la langue, elle, est aussi saine et forte qu'auparavant », écrira-t-il dans son Introduction to the Science of Comparative Mythology and Folklore (1881), p. 25. Il n'en est pas moins largement tributaire de Max Muller, dont l'essai XVIII (dans les Chips, vol. II, p. 159) est d'ailleurs un compte rendu fort élogieux du Manuel de Cox que devait adapter Mallarmé.

12. N'est-ce pas là l'Azur mallarméen ?

13. Étymologie qui avait fait l'objet d'une des premières études d'A. Kuhn : Sârameyias und Hermeias.


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le soleil « se donne du mal pour une créature aussi pauvre et aussi faible que l'homme » 14 (p. 1213). Enfin, la plupart des épisodes se correspondent d'une légende à l'autre : le mariage d'Andromède suit le meurtre d'un monstre « comme celui d'Ariane, de Brunehilde, de Déjanire, de Médée, de Jocaste et de toutes » (p. 1231). L'abandon de Brunehilde qui survient peu après le mariage, est semblable à celui d'Ariane, d'Iole, d'OEnone, de Médée et « ne veut rien dire autre chose sinon que le soleil ne peut s'attarder dans l'Est avec l'aurore » (p. 1233). « Le retour de Danaé à Argos, c'est la restitution d'Iole à Hèraclès, de Briséis à Achille, d'Antigone à OEdipe et de Brunehilde à Sigurd » (p. 1231).

Si toutes ces légendes se recouvrent, celle d'OEdipé mérite pourtant un examen particulier. Quoique le nom du héros soit d'origine incertaine, tout indique en lui un symbole solaire. Son exposition « vient d'une phrase disant originairement : les rayons du soleil, à sa naissance, reposent au niveau de la terre, ou sur le flanc de la colline ». S'il tue son père, comme tant d'autres héros «exposés» eux aussi et exposés justement parce qu'une prédiction annonçait qu'ils causeraient la mort de leurs parents, c'est que le soleil détruit les ombres dont il sort, et le nom de Laios donné à ce père est de même racine que le sanskrit dasyu, ennemi, « nom appliqué fréquemment à Vritra, l'ennemi d'Indra » 15 (p. 1236). Le combat contre Laios est donc une première version du combat contre le Sphinx, transporté, celui-ci, sur le plan intellectuel et dont OEdipe sort vainqueur grâce à cette sagesse « qu'il tient de Phoibos » : le Sphinx (du grec o-oeCyyto, « attacher ferme ») « est une créature qui emprisonne là pluie dans les nuages, [...] le serpent étouffeur des ténèbres » 16 (p. 1237). Quant à Jocaste, c'est la couleur « violette »17 des nuages qui le matin enfantent le soleil et dans lesquels le soir il se couche : «juste comme dans les hymnes sanscrits Indra s'appelle le mari de l'Aurore et quelquefois son fils » (p. 1235). Mais dans l'Inde l'histoire s'arrête là : pourquoi? « Parce qu'on n'avait pas oublié la signification réelle de noms tels qu'OEdipe et Jocaste. Mais chez le Grec voyant en OEdipe et en Jocaste des êtres vivants, l'idée d'un mariage entre eux dévint choquante » : l'interprétation fondée « sur une saine basé étymologique » permet d'écarter ces traits repoussants. Antigone enfin est «la lumière pâle qui naît ou jaillit à

14. Dans sa Mythologie comparée (1856), M. Müller disait de même que l'assujetissement d'Héraclès à Eurysthée était une image du soleil, " enchaîné à son oeuvre et qui se donne du mal pour les hommes, qu'il dépasse en force et en capacité ".

15. Toute cette interprétation (et notamment le rapprochement laios-dasyu, attaqué par Comparetti, mais défendu par M. Müller) avait été exposée de manière beaucoup, plus détaillée par Michel Bréal dans son étude sur « Le mythe d'OEdipé " (Revue archéologique, 1863), 16. Ce même serpent qui mord Eurydice, dont le nom comme, celui d'Europe, d'Euryphaissa et d'Euryclée (la nourrice d'Ulysse), dénote " le vaste jaillissement de l'aurore dans le ciel " (p. 1230).

17. Le nom de Jocaste viendrait de ïov,violette, " Que d'explications éclatent à la fois, pour qui approche des ombres de la légende la clarté étymologique ! », s'écrie (p. 1241) le poète enthousiasmé.


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l'opposé du soleil, quand il se couche » et la mort d'OEdipé dans le bois sacré des Euménides celle du soleil « dans les beaux bosquets du Crépuscule représentant le réseau féerique des nuages » (p. 1238).

L'étude des héros nous amène naturellement à celle des grandes épopées. « Communes à la race », elles sont toutes « indiscutablement empruntées à un fonds commun », un fonds mythique. Sans doute illustrent-elles « avec une authenticité incontestable » des époques et des pays déterminés ; mais si le décor est historique, les personnages, eux, sont imaginaires et « réductibles comme les dieux en quelque phénomène naturel ». C'était là une « découverte » revendiquée par Cox : « J'ose dire, déclare-t-il dans The Mythology of the Aryan Nations (I, p. VI), que j'ai découvert un fait dont l'importance, s'il est exact, ne peut guère être exagérée... [à savoir] que les poèmes épiques des peuples aryens sont simplement des versions diverses d'une seule et même histoire et que cette histoire trouve son origine dans les phénomènes du monde naturel et dans le cours du jour et de l'année » — ce que Mallarmé traduit ainsi : (ces poèmes) « ne sont jamais qu'une des nombreuses narrations du grand drame solaire accompli sous nos yeux chaque jour et chaque année »... Ne nous y trompons pas : « La guerre de Troie a été livrée en toute terre aryaque. Partout on voit la recherche de la brillante jeune fille volée, et, partout, le long effort pour la recouvrer » (p. 1257-1258).

Le nom d'Hélène en effet est apparenté à celui de Saramâ, qui, nous l'avons vu, représente l'aurore « lorsqu'elle rampe dans le ciel », et Paris, c'est Pani, le trompeur, le voleur de vaches (c'est-à-dire d'aurores) des « vieux poèmes sanscrits », c'est « le pouvoir ténébreux de la Nuit qui dérobe le beau crépuscule au ciel de l'Ouest » (p. 1266). « Alors qu'est-ce que ce merveilleux siège de Troie ? C'est : " une répétition du siège quotidien de l'Est par les puissances solaires, à qui chaque soir, sont volés leurs trésors les plus, brillants dans l'Ouest " » 18 (p. 1265). L'Iliade, c'est l'épopée du ciel, l'histoire, pour citer un vers de Valéry,

Des grands actes qui sont aux Cieux.

Achille se retire sous sa tente ? le soleil se voile la face derrière les nuages. La lutte sur le corps de Patrocle ? c'est celle que les nuages se livrent au-dessus du soleil. La vengeance d'Achille enfin, c'est la victoire du soleil qui foule les nuages et les fait couler « déchirés et cramoisis [...] dans le ciel de pourpre » comme le sang des victimes versé sur l'autel.

18. Cette phrase se retrouve textuellement dans les Nouvelles Leçons sur la Science du Langage de Max Müller (Londres, 1864), t. II, p. 216 de la traduction française (Paris, 1868). A moins d'une surprenante coïncidence, Mallarmé parait donc avoir lu Max Müller, bien qu'il ne le cite pas.


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Et quant à l'Odyssée, le poème du retour, dans lequel le destin d'Ulysse semble parallèle à celui d'Achille dans l'Iliade (?) — avec cette différence que le héros cette fois n'incarne plus le soleil dans sa force, mais dans sa science divinatoire, Phoibos le voyant, le guérisseur, le musagète — ce voyage d'Est en Ouest, « voyage plein d'alternatives étranges de bonheur et de misère, de succès et de revers... comme les ombres et les éclaircies d'un jour orageux, sombre, lourd » (p. 1268), ce voyage n'est autre en effet que celui de l'astre du jour qui, après avoir massacré de ses flèches les nuages qui l'assiégeaient (les Prétendants), finit par se coucher, paisible, avec son épouse retrouvée, Pénélope la tisseuse, dont la trame (de nuées) ne pouvait être achevée qu'avec la tombée du soleil.

Ainsi donc les poèmes homériques — comme les autres épopées de la race aryenne, le Chant des Nibelungen aussi bien que le Chahnameh — sont entièrement déterminés (à l'insu de leurs auteurs assurément) par le cours des événements célestes, et le caractère de leurs héros, qui, historiquement, « ne serait point vrai » et n'est même pas humain 19, n'est que le reflet des phénomènes qu'ils représentent.

Toute la mythologie envisagée dans Les Dieux antiques se ramène donc à un système d'explication fort simple : elle n'est autre chose que « le recueil des on-dit par lesquels les hommes d'autrefois se contèrent tout ce qu'ils voyaient ou entendaient dans les pays où ils vécurent » (p. 1164). S'imaginant « que toute chose était douée d'une vie pareille à la leur », ils parlaient des éléments comme d'êtres animés, composant ainsi en quelque sorte un vaste poème de là nature 20, abreuvé «au fond» des «mêmes impressions, des mêmes espoirs et des mêmes craintes » qui inspirent encore aujourd'hui nos poètes (p. 1168). Tant qu'ils demeurèrent en leur lieu d'origine, « il n'y eut pas à craindre que les termes qu'[ils] employaient [...] fussent mal compris » (p. 1164) ; mais quand les tribus aryennes se séparèrent, errant, fort loin les unes des autres, dans des contrées toutes nouvelles, «le vieux sens (des mots) s'oblitéra, totalement ou partiellement ». Oublié ce sens primitif, resta seulement l'image d'êtres surnaturels conçus à l'image de l'homme et les «phrases» qui décrivaient les vicissitudes du ciel, les mouvements des nuages et le cours des astres, ayant perdu leur valeur symbolique, se changèrent

19. P. 1267 et, p. 1271, cette réflexion : " Morale de tout ceci : ne persistons point à regarder comme un modèle humain un être dont l'histoire a pris naissance dans les phrases [...] qui avaient d'abord désigné simplement les actes variés du soleil " (à partir des points de suspension la fin de la phrase est empruntée à la p. 1268).

20. Cest ce poème que les mythologues recomposent. Comment ne pas sentir dans les

exemples que nous venons de citer le caractère poétique — souligné plus haut de toute

l'entreprise ? L'homme qui interprète les poèmes d'Homère comme des épopées du soleil fait de la poésie sur de la poésie : traduisant une histoire tout humaine dans le langage de la nature, il rivalise avec son auteur, il exécute, consciemment et en sens inverse, la même opération que celui-ci — ou plutôt l'imagination collective — est censé avoir inconsciemment accomplie.


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automatiquement en histoires humaines, « trop humaines », en récits toujours plus riches d'événements et que nous appelons les mythes. D'où l'absurdité, l'immoralité, le caractère révoltant de nombre d'entre eux, les meurtres, les tromperies, les adultères, les incestes, tous actes condamnés par les lois humaines et cependant attribués aux dieux 21 par une aberration qui demeurerait incompréhensible si elle avait été volontaire et non pas la conséquence inéluctable de phrases « qui avaient d'abord désigné simplement les actes variés du soleil » (p. 1268). Mais « rien de tout cela n'a été fait à dessein » (p. 1167). « Nous devons tout regarder ici comme des contes parfaitement beaux et inoffensifs, graduellement défigurés en dehors de la volonté ou même de la conscience des interpolateurs » (p. 1168), beaux contes primitifs qui sont la mythologie véritable et dont « le grand et perpétuel sujet » n'est autre que : « la double évolution solaire, quotidienne et annuelle. Rapprochés par leur ressemblance et souvent confondus pour la plupart dans un seul des traits principaux qui retracent la lutte de la lumière et de l'ombre, les dieux et les héros deviennent tous, pour la science, les acteurs de ce grand et pur spectacle, dans la grandeur et la pureté duquel ils s'évanouissent bientôt à nos yeux, lequel est : La Tragédie de la Nature » 22 (p. 1169). Et Mallarmé indique — ce qui pour nous a son importance — que « cette note est particulière à la Traduction ».

Nous avons tenu à examiner en détail Les Dieux antiques, parce que cette oeuvre généralement peu étudiée nous permet de tirer des conclusions fort intéressantes : d'une part, elle nous montre Mallarmé pénétré de l'enseignement de la mythologie comparée et particulièrement des théories de Max Minier ; d'autre part, nous retrouvons en elle certains traits caractéristiques du poète — deux entre autres. D'abord, avec le goût de l'univers, l'obsession de l'unité, le fameux « démon de l'analogie » qui le pousse à ramener partout à l'un le multiple, à chercher un modèle unique d'explication universelle. Ensuite, dans une certaine mesure tout au moins, son double penchant contradictoire pour le positivisme et pour l'ésotérisme 23, son côté rationaliste et son côté mystique. La mythologie n'était-elle pas, en effet, une langue mystérieuse que

21. C'était là un grave problème, plus d'une fois évoqué, depuis Xénophane et particulièrement par Cox qui se montre extrêmement sévère pour l'immoralité des mythologies antiques : " Il n'y a jamais eu dans les annales de l'humanité une si abominable impureté, un désir si corrompu, un sens aussi émoussé pour la morale qu'à (l'époque) où se sont formées les mythologies des Grecs et des Hindous " (The Mythology of the Aryan Nations, I, p. 7), si celles-ci ont été élaborées en connaissance de cause. Mais nous avons vu qu'il n'en était rien, ce qui permet fort heureusement de concilier la morale du XIXe siècle européen avec le respect traditionnel dû à l'Antiquité classique.

22. L'expression " Tragédie de la Nature » se trouve appliquée au drame solaire, dans l'essai de Max Millier, Mythologie comparée (Chips, II).

23. Penchant qui lui faisait écrire en 1890 à V.E. Michelet : « L'occultisme est le commentaire des signes purs, à quoi obéit toute la littérature, jet immédiat de l'esprit » (Cité par Ch. Chassé dans Les Clefs de Mallarmé, p. 19).


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la science moderne permettait de déchiffrer et dans laquelle elle découvrait la poésie de l'univers ? Aussi « quel plaisir se mêle à notre surprise de voir des mythes connus lentement s'évaporer, par la magie 24 même qu'implique l'analyse de la parole antique, en l'eau, la lumière ou le vent élémentaires ! » (p. 1276). Quel plaisir de retrouver, sous une poésie obscurcie, liée à des temps, des moeurs trop éloignées des nôtres, la poésie éternelle !

Éternelle, et mallarméenne notamment, car c'étaient bien des thèmes de sa propre poésie que Mallarmé devait reconnaître dans la mythologie ainsi expliquée. Aucun élément, aucun objet sans doute n'est chargé pour lui d'une plus haute valeur symbolique que l'Azur, symbole de l'Idéal, de la Pureté, de la Perfection — en un mot, de la Divinité, qui le hante ; et d'images qui reviennent plus fréquemment sous sa plume que celles qu'il emprunte au soleil, il n'en est point. Hérodiàde s'ouvre par l'évocation de l'Aurore (Ouverture ancienne) et se termine par celle du soleil couchant, dont le Cantique de saint Jean suit la course fatale. Et de ses autres poèmes, il n'en est guère qui ne contienne une allusion directe aux phénomènes célestes. Certains même — de Soleil d'hiver aux derniers sonnets — leur doivent tout leur développement.

Nous n'insisterons pas sur ce point qui n'appartient pas à notre sujet et auquel M. G. Davies a consacré un livre25, et nous nous tournerons maintenant vers la Rêverie d'un poëte français consacrée à Richard Wagner et publiée en 1885. Le poète y oppose au génie musical le génie littéraire, le génie français au génie allemand et sa conception propre du mythe à celle de l'auteur de Siegfried. «Voici à la rampe intronisée la Légende», s'écrie-t-il en évoquant celle-ci et, la rapprochant de cène des Grecs :

Avec une piété antérieure, un publie pour la seconde fois depuis les temps, hellénique d'abord, aujourd'hui germain, considère le secret, représenté, d'origines ...Tout se retrempe au ruisseau primitif : pas jusqu'à la source. Si l'esprit français, strictement Imaginatif et abstrait, donc poétique, jette un éclat, ce ne sera pas ainsi : il répugne, en cela d'accord avec l'Art dans son intégrité, qui est intérieur, à la Légende. Voyez-les, des jours abolis ne garder aucune anecdote énorme et fruste, comme une prescience de ce qu'elle apporterait d'anachronisme dans une représentation théâtrale, Sacre d'un des actes de la Civilisation. A moins que la Fable, vierge de tout, lieu, temps et personne sus, ne se dévoile empruntée au sens latent en le concours de tous, celle inscrite sur la page des Cieux et dont l'Histoire même n'est que l'interprétation vaine, c'est-à-dire, un Poème, l'Ode. Quoi ! le siècle ou notre pays, qui l'exalte, ont dissous par la pensée les Mythes, pour en refaire ! Le Théâtre les appelle, non : pas de fixes, ni de séculaires et de notoires, mais un, dégagé de personnalité, car il compose notre aspect multiple ... (p. 544-545).

24. Remarquer ce mot de magie appliqué à l'analyse « de la parole antique " et comparer avec le texte, intitulé précisément Magie (p. 339) où Mallarmé établit " une parité secrète " entre « le sortilège que restera, la poésie » et " les vieux procédés » de la science alchimique.

25. Mallarmé et le Drame solaire (José Corti, 1959) sur les interprétations duquel nous faisons d'ailleurs des réserves.


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La lecture des Dieux antiques jette sur cette page une vive lumière.

Wagner, comme l'avaient fait les Grecs, porte à la scène les mythes et les légendes de l'Antiquité germanique : son public y contemple donc le secret de ses origines, mais non point la source elle-même, car cette source, nous le savons, c'est la Tragédie de la Nature, dont les légendes ne sont qu'une interprétation figurée, ou plutôt dé-figurée, puisque, sous la forme que nous leur connaissons, elles viennent d'une erreur, elles sont des erreurs. Erronées, elles sont en même temps anachroniques, puisque Hées — moeurs, costumes, décor — à un temps révolu. Ces formes, désuètes et figées, il convient de les écarter : « l'Art dans son intégrité » y répugne, parce que, toutes faites, elles entravent sa liberté créatrice, et la Science les a dissoutes. Mais en les dissolvant, en transformant « les personnages galants de la fable [...] en phénomènes naturels » (p. 1159), elle nous a révélé l'essence dont elles émanent toutes, « la Fable, vierge de tout, lieu, temps et personnes sus [...] inscrite sur la page des Cieux » 26, celle qu'à plusieurs reprises dans Les Dieux antiques l'auteur appelle la Tragédie de la Nature 27. C'est là le Mythe éternel, le Mythe essentiel et unique, le Mythe véritable dont l'Histoire, les nombreuses histoires humaines dans lesquelles il s'est reflété, déformé, ne sont que l'interprétation vaine et périmée, tandis que lui parle aux Modernes aussi bien qu'aux Anciens et, loin de brider la spontanéité de l'Art, constitue son inépuisable foyer d'inspiration. Ne pas reprendre donc les diverses formes inventées par les Anciens, mais les dépasser, remonter audelà d'elles « jusqu'à la source » — source commune de la mythologie et de l'art. En prenant ce chemin, Mallarmé conciliait merveilleusement son positivisme et son esthétique : « Délivrer de leur apparence personnelle les divinités et les rendre, comme volatilisées par une chimie intellectuelle 28, à leur état primitif de phénomènes naturels, couchers de soleil, aurore, etc. » (p. 1160), c'était satisfaire à la fois la science et la poésie.

Cette « chimie intellectuelle » en effet n'était-elle pas apparentée à celle, plus subtile, qu'il devait décrire dans Crise de vers et dont le « sortilège » est de libérer, hors d'une poignée de poussière ou réalité sans l'enclore [...] la dispersion volatile 29 soit l'esprit, qui n'a

26. C'est nous qui soulignons.

27. Bien entendu cette conception de la Fable et toute la page citée plus haut ne peuvent s'expliquer uniquement dans la perspective des Dieux antiques. Des remarques ultérieures corrigeront ce que cette interprétation a de trop exclusif.

28. C'est nous qui soulignons.

29. C'est nous qui soulignons. Remarquer le parallélisme de cette phrase et celle de la p. 1160 précédemment citée et le retour des mêmes termes : délivrer, libérer, volatilisées, dispersion volatile, etc... De même plus bas volatil dépouillement (également souligné par nous). Volatiliser, évaporer, consumer : ces mots reviennent continuellement pour désigner l'espèce de distillation à laquelle l'Idéalisme absolu de Mallarmé soumet la Nature pour la faire accéder à l'existence pure de l'Idée.


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que faire de rien outre la musicalité de tout» (p. 366) ? Dispersion volatile « qui refuse les matériaux naturels [...] pour ne garder de rien que la suggestion» (p. 365). Même opposition, et presque par les mêmes termes, dans Bucolique, entre ces « deux états sacrés » : « primitif, l'un ou foncier, dense des matériaux encore [...] ; l'autre, ardent, volatil dépouillement en traits qui se correspondent, maintenant proches la pensée, en plus que l'abolition de texte, lui soustrayant l'image » (p. 403). Soustraire l'image, Hbérer la dispersion volatile, ne garder que la suggestion, « évoquer, dans une ombre exprès, l'objet tu, par des mots allusifs, jamais directs » (p. 400) : autant de manières d'exprimer la « chimie intellectuelle » ou l'alchimie poétique d'où se dégage la « notion pure ». Car « à quoi bon la merveille de transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole [...] si ce n'est pour qu'en émane, sans la gêne d'un proche ou concret rappel, la notion pure. Je dis : une fleur! et, hors l'oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d'autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l'absente de tous bouquets » 30 (p. 368). L'absente de tous bouquets, c'est la fleur qui n'existe que dans l'esprit, « l'image s'envolant des rêveries suscitées » par toutes les fleurs contemplées, respirées, la fleur idéale, ou l'idée de fleur, que la poésie a pour mission de suggérer (« suggérer, voilà le rêve », p. 869), en évoquant seulement la sensation, l'effet produit dans l'âme 31, et même, filtrée par l'âme, la « réminiscence ». «Tout recréer avec des réminiscences », c'est-à-dire avec de purs « faits spirituels », avec ce qui seul dans la pensée demeure d'un univers aboli, son reflet mental. C'est ainsi qu'en procédant par « élimination, et toute vérité acquise ne naissant que de la perte d'une impression qui, ayant étincelé, s'était consumée », « après avoir trouvé le Néant », au-delà du néant et de la négation nécessaire, on trouve « le Beau » 32. C'est ainsi qu'en niant la Réalité, on crée 33 le Rêve, miraculeusement institué par la Fiction poétique.

Mais cette épreuve du néant, ce passage par la négation ne sont pas moins indispensables au poète qu'à l'objet de sa poésie. «L'oeuvre pure implique la disparition élocutoire du poète » (p. 366) et d'une manière générale « le droit à rien accomplir d'exceptionnel ou

30. Le même exemple et la même idée, en termes analogues une fois de plus, sont évoqués dans la Prose pour des Esseintes (p, 56) :

Telles, immenses, que chacune Ordinairement se para D'un lucide contour, lacune, Qui des jardins la sépara.

31. " Abolie, la prétention, esthétiquement une erreur, ... d'inclure au papier subtil du volume autre chose que par exemple l'horreur de la forêt, ou le tonnerre muet épars au feuillage ; non le bois intrinsèque et dense des arbres " (p. 365-366) (Nous soulignons). '

32. Correspondance 1862-1871, publiée par H. Mondor, Gallimard, 1959, p. 245-246 et p. 220.

33. « La poésie consistant à créer », étant même, " en somme, la seule création, humaine possible... » (p. 870).


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manquant aux agissements vulgaires, se paie, chez quiconque, de l'omission de lui et on dirait de sa mort comme un tel » (p. 370). Il faut perdre, « consumer » tout caractère personnel et contingent, mourir à soi-même pour s'identifier à l'Esprit Absolu. Faire le vide en soi-même « par de l'ennui à l'égard des choses si elles s'établissaient solides et prépondérantes » afin que cette « attirance supérieure (du vide) [...] éperdument les détache jusqu'à s'en remplir et aussi les douer de resplendissement, à travers l'espace vacant, en des fêtes à volonté et solitaires » 34 (p. 647). La notion pure ne peut apparaître

— et l'illumination poétique s'allumer — que dans le miroir parfaitement pur de la Pensée impersonnelle, universelle. C'est la terrible ascèse de cette dépersonnalisation qu'avait traversée l'idéaliste de Tournon et de Besançon : « Je suis parfaitement mort, et la région la plus impure où mon esprit puisse s'aventurer est l'Éternité ; mon Esprit, ce solitaire habituel de sa propre Pureté, que n'obscurcit même plus le reflet du Temps [...]. C'est t'apprendre que je suis maintenant impersonnel, et non plus Stéphane que tu as connu,

— mais une aptitude qu'a l'Univers spirituel à se voir et à se développer à travers ce qui fut moi » (Correspondance, p. 240 et 242). « Je suis parfaitement mort », je suis « impersonnel », « mon esprit se meut dans l'Éternel » (Correspondance, p. 216) : en ces années 1866-67 l'aveu revient de lettre en lettre et trouve sa confirmation dans le « suicide philosophique » d'Igitur, d'où le poète sort « recréé par lui-même » (p. 646) comme, admirablement, le chantaient déjà Les Fenêtres 35 :

Je me mire et me vois ange ! et je meurs, et j'aime — Que la vitre soit l'art, soit la mysticité — A renaître, portant mon rêve en diadème, Au ciel antérieur où fleurit la Beauté !

Oui, « mort, et ressuscité avec la clef de pierreries de ma dernière cassette spirituelle » (Correspondance, p. 222), cette cassette qui contient maintenant, grâce à cette mort personnelle, le mystère de l'Univers. Il n'y a plus qu'à l'ouvrir « en l'absence de toute impression empruntée » pour qu'en sorte L'OEuvre, « le Grand OEuvre, comme disaient les alchimistes, nos ancêtres » (Correspondance, p. 244), « le Livre, ... explication orphique de la Terre » (p. 663). « Je dirai : le Livre » en effet, « persuadé qu'au fond il n'y en a qu'un » : toujours ce rêve unitaire et totalitaire, ce rêve d'universene — et impossible — synthèse.

34. Cette phrase résume admirablement toute l'esthétique mallarméenne : la double négation du sujet et de l'objet nécessaire pour les élever à l'état d'Esprit absolu et de Notion pure, et la création poétique comme résultat de cette « purification ».

35. Les Fenêtres sont de 1863, mais la substitution — capitale comme l'a souligné M. G. Poulet (La Distance intérieure, p. 306) — de Je meurs à Je Songe, d'abord écrit, est de 1866.


MALLARMÉ ET LE MYTHE 83

Et ce Livre nous ramène directement à la Fable de l'article sur Wagner 36. Qu'est-ce que cette Fable « inscrite sur la page, des Gieux et dont l'Histoire même n'est que l'interprétation, vaine, c'està-dire, un Poëme, l'Ode », sinon le suj et même de ce Livre « architectural et prémédité», et dont « le rythme..., alors impersonnel et vivant, jusque dans sa pagination, se juxtapose aux équations de ce rêve, ou Ode » ? Les deux phrases, significativement, aboutissent au même mot, convergent vers le même mot, l'Ode (au sens étymologique assurément : àSiî, chant), le Poème. Transcrite de la page des Cieux sur la page du Livre, la Fable s'incarnera dans le rythme « total » du Poème, qui sera une « explication orphique », c'est-à-dire une expression poétique, traduite en langage humain, de l'Univers. Et cette expression, nous savons, sinon exactement ce qu'elle sera, du moins comment elle se fera.

« La Nature a lieu, on n'y ajoutera pas... Tout l'acte disponible, à jamais et seulement, reste de saisir les rapports, entre temps, rares ou multipliés » (p. 647) « et ce sont les fils de ces rapports qui forment les vers 37 et les orchestres » (p. 871) : vers et orchestres, c'est-à-dire poésie et musique, qui sont « la face alternative ici élargie vers l'obscur ; scintillante là, avec certitude, d'un phénomène, le seul, je l'appelai, l'Idée » (p. 649), et dont le poète d'ailleurs aspire à effacer « la vieille distinction » en enjoignant à la première « d'achever la transposition, au Livre, de la symphonie » ou, suivant la formule célèbre, « uniment de reprendre notre bien : car, ce n'est pas de sonorités élémentaires par les cuivres, les cordes, les bois, indéniablement mais de l'intellectuelle parole à son apogée que doit avec plénitude et évidence, résulter, en tant que l'ensemble des rapports existant dans tout, la Musique » (p. 367-368). On comprend mieux encore, après cette définition (« l'ensemble des rapports existant dans tout »), que Mallarmé ait à « l'art littéraire » assigné pour seul but « la musicalité de tout ».

L'acte poétique consiste donc à saisir des rapports, à « instituer une relation entre les images exacte, et que s'en détache un tiers aspect fusible et clair présenté à la divination », ce « tiers aspect » représentant « l'identité secrète » des objets rapprochés, « usés et rongés » 38 par ce rapprochement même de sorte qu'en jaillisse seule la « notion pure ». C'est ainsi que, pour reprendre l'exemple de M. J.-P. Richard, qui a si bien analysé cette opération 33, « flamme et chevelure 40 se superposent pour évoquer [peut-être serait-il plus

36. Paru la même année que la lettre autobiographique adressée à Verlaine.

37. C'est pourquoi, comme nous le citions plus haut, la poésie est « en somme la seule création humaine possible «.

38. Lettre à Vielé-Griffîn du 8 août 1891, citée par G. Poulet (La Distance intérieure, p. 343). De même dans La Musique et les Lettres : " comparer les aspects et leur nombre ... » (p. 647).

39. L'Univers imaginaire de Mallarmé, p. 417.

40. La chevelure, vol d'une flamme à l'extrême ..


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exact de dire : s'abolissent l'une l'autre dans] une efflorescence embrasée ». On voit comment, de métaphore en métaphore, s'élabore ce monde essentiel qui est le propre de la poésie, « l'omniprésente Ligne espacée de tout point à tout autre pour instituer l'idée » 41 (p. 648),

L'hymne des coeurs spirituels

ou « des relations entre tout » (p. 378).

Remarquons bien cependant que ces essences ou « idées » dégagées par le jeu de la « Transposition » (« la divine transposition... [qui] va du fait à l'idéal », p. 522), ne sont nullement des idées abstraites au sens habituel du terme. Ce sont de pures qualités comme le souligne la phrase de Crise de vers décrivant leur genèse : « Parler n'a trait à la réalité des choses que commercialement : en Httérature, cela se contente d'y faire une allusion ou de distraire une qualité qu'incorporera quelque idée » 42, l'idée naissant de la rencontre d'une qualité, la même, en des objets différents, qualité qui alors s'en « distrait » — ou, si l'on veut, s'en abstrait — pour s'ériger seule, hypostasiée, idéifiée. Non moins clairs sont les exemples cités, « l'horreur de la forêt » par exemple, ou « le tonnerre muet épars au feuillage », ainsi que l'aveu fait à Villiers de l'IsleAdam : « J'avais, à la faveur d'une grande sensibilité, compris la corrélation intime de la Poésie avec l'Univers [...] et vous serez terrifié d'apprendre que je suis arrivé à l'Idée de l'Univers par la seule sensation (et que pour garder une notion ineffaçable du Néant pur, j'ai dû imposer à mon cerveau la sensation du vide absolu) » (Correspondance, p. 259). Tout indique donc, quel que soit son goût de « l'abstraction » et la prédilection avec laquelle il nomme « l'idée », que pas plus en théorie qu'en pratique, Mallarmé n'a songé à détacher la poésie de ses pures sources sensibles et qualitatives.

C'est dans ce sens qu'il convient d'interpréter la définition donnée de « l'esprit français » dans l'essai sur Wagner : « Si l'esprit français, strictement imaginatif et abstrait, donc poétique... » — définition qui simplement résume la conception de l'action poétique que nous venons d'analyser. Abstrait ne veut ici que désigner la tendance à la généralité idéale, à l'essence, à la « notion pure », tandis qu'imaginatif d'une part réplique que cette « notion pure » est acquise! par l'imagination métaphorique à partir des données sensibles ; d'autre part annonce que, se refusant à reprendre tout uniment des mythes anciens, l'esprit français (et poétique) aspire à en imaginer un global et nouveau, « la totale arabesque », synthèse de l'univers, métaphore des métaphores.

Ce Mythe, Mallarmé se plaît parfois — et justement ici sous l'influence de Wagner — à l'imaginer au théâtre : c'est même en

41. Admirable définition de la métaphore.

42. P. 366. C'est nous qui soulignons. De même plus bas dans la citation de la lettreà Villiers de l'IsIe-Adam.


MALLARMÉ ET LE MYTHE 65

relation avec le théâtre, en tant que réalisation théâtrale qu'il l'évoque le plus volontiers, comme si le Mythe devait être une sorte de condensation dramatique du Livre. C'est d'ailleurs sous la forme d'une pièce, comme l'a souligné M. J. Scherer 43, que le Livre lui est finalement apparu (« Identité du Livre et de la Pièce », p. 35), — mais d'une Pièce toute livresque, toute essence littéraire, dont l'Esprit sera le seul metteur en scène et dont les représentations seront remplacées par des lectures publiques. Pourtant même lorsque le poète songeait encore à des représentations véritables, le transport sur la scène n'apportait aucun changement à l'idéal défini plus haut : il consiste seulement dans l'« incorporation » de cet idéal par le concours de tous les arts. C'est un lieu « mental » que doit par ses prestiges instituer la danse, « une virginité de site pas songé qu'isole, bâtira, fleurira la figure » (p. 308), c'est « une ambiance plus riche de Rêverie que tout air d'ici-bas » (p. 544) que «la magie musicale » a pour mission de suggérer, et dans cette ambiance et ce Heu de rêve, c'est un héros « dégagé de personnalité, car il compose notre aspect multiple », qui surgit, foulant « une brume ». « Son geste résumé vers soi nos rêves de sites et de paradis » et « à ses pieds Viennent expirer [...], pas sans qu'un lien certain les apparente ainsi à son humanité, ces raréfactions et ces sommités naturelles que la Musique rend, arrière prolongement vibratoire de tout comme la Vie » (p. 545). Autrement dit, la « notion pure » de l'Univers (« arrière prolongement vibratoire de tout ») communie avec la « notion pure » de l'Homme (« Figure que Nul n'est 44 sur une scène qu'il nous sera bien permis de qualifier de « pure » pour y jouer — pur « fait spirituel », « épanouissement de symboles ou leur préparation » — « la pièce écrite au folio du ciel et mimée avec le geste de ses passions par l'Homme ») (p. 294).

Mais, Livre ou Drame, n'aperçoit-on pas à présent tout ce qui rapproche la mythologie des Dieux antiques de la poétique de Mallarmé ? N'est-elle pas aussi, cette mythologie, une expression poétique, traduite en langage humain, de l'univers? Métaphorique en son essence, la pensée mythique, à sa source 45, ne consiste-t-elle pas à revêtir d'une forme humaine les phénomènes de la nature, à exprimer en termes humains les rapports des éléments ? L'histoire d'Apollon et de Python, celle de Sèlènè et d'Endymion ou de Procris et de Céphale ne sont-elles pas la vision humaine, active et « passionnée » des relations qu'entretiennent le soleil et les nuages, le

43. Jacques Scherer : Le « Livre » de Mallarmé (Gallimard, 1957), p. 28 et suiv.

44. Précisément comme la fleur « pure » est « l'absente de tous bouquets ».

45. C'est-à-dire avant de se dégrader en mythes proprement dits, histoires Humaines oublieuses de leur origine métaphorique. C'est cette pensée religieuse originelle, poésie de la nature, à laquelle la science avait permis à Mallarmé de remonter, que nous décrivons, ici, par une simplification qu'on voudra bien nous pardonner, sous le nom de mythologie (alors que celle-ci au sens propre, représente un âge de décadence de la religion et de la langue).

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soleil et la lune, le soleil et la rosée ? Drame solaire et atmosphérique, la mythologie ne compose-t-elle pas le réseau de toutes ces relations qui se nouent en une fable unique, n'est-elle donc pas exactement « l'hymne... des relations de tout » et plus exactement encore « la pièce écrite au folio du ciel et mimée avec le geste de ses passions par l'Homme » ? Sans doute ces relations dramatiques sont-elles toutes différentes de ces « identités secrètes » qui permettent de réduire les « objets » en « idées ». Mais ce genre de rapports lui-même n'est pas étranger à la mythologie. Un nom comme Céphale (Rétpaloç) donné au soleil ne résulte-t-il pas d'une identification métaphorique de l'astre et de l'homme qui s'éclipsent tous deux derrière la pure notion de « tête » ? N'est-ce pas le procédé de la suggestion qui s'esquisse dans les désignations de « reptile », de « violette » pour évoquer l'aurore, et Saramâ, Iokastè, Phaèton, etc. sont-ils autre chose que des aspects isolés, des qualités soustraites à leur objet et incorporées, non en quelque idée, mais en quelque déité, déifiées au Heu d'être idéifiées? Et à ce peuple de déités, surgies de l'opération mythique comme les idées de l'opération poétique, ne pourrait-on appliquer les termes de la Prose :

Gloire du long désir ... Tout en moi s'exaltait de voir La famille des iridées Surgir à ce nouveau devoir ?

C'était donc une sorte d'ébauche de son idéal poétique que Mallarmé trouvait dans la mythologie, et, s'il ne peut être question d'identifier purement et simplement la Fable « inscrite sur la page des Cieux » et sujet du Livre à la « Tragédie de la Nature » de la mythologie antique, il nous paraît indéniable que cette tragédie a été une puissante source d'inspiration de ce Mythe auquel il rêvait.

Il nous reste à nous demander, pour conclure, si ce Mythe encore mérite son nom, si, dénué de toute référence aux mythes attestés et pure création poétique, il offre quelque rapport, même lointain, avec ce que l'histoire des religions appelle authentiquement un mythe. Cette question, Mallarmé bien entendu n'y songeait pas, et l'emploi qu'il fait indifféremment du mot mythe et de ceux de légende ou de fable prouve assez qu'il n'attache au premier aucune signification particulière et l'utilise seulement dans le sens d'affabulation imaginaire et significative à la fois, mais sans autre valeur religieuse que celle qu'il accorde à la poésie. Toute symbolique qu'elle soit, cette valeur cependant est importante et va nous permettre de répondre positivement à la question posée plus haut, car, si le poète retrouvait dans la mythologie, telle qu'il la concevait, une ébauche de sa poésie, sa poésie inversement conservait un reflet, une aura de religion.

Rappelons d'abord brièvement le rôle des mythes dans les sociétés qu'ils gouvernent. Ils y représentent le Savoir, savoir sacré qui


MALLARMÉ ET LE MYTHE '6

" rendcompte » de tout ce qui existe, détermine et fondé la vie sociale dans son ensemble. Étroitement liés, au culte, récités' ou mimés dans des fêtes, ils ont donc un triple caractère: religieux, social et, bien qu'orientés vers la pratique et, l'action, explicatif aussi, puisqu'ils contiennent, pour autant qu'on puisse: employer ce terme, la vision du monde de ces sociétés.

Or, mutatis mutandis — et certes la « mutation » est énorme — on peut reconnaître ce: triple caractère au; Mythe mallarméen.

Il n'est évidemment pas besoin d'insister sur le dernier points puisque, nous l'avons vu, la Fable enfermera une « explication orphique de la Terre »., une image « typique » de l'Homme. Occuponsnous donc des deux autres.

Depuis que Mallarmé avait rompu avec la foi de son enfance, « terrassé » au prix d'un douloureux combat « ce vieux et méchant plumage, ... Dieu», et découvert qu'il n'était « qu'une vaine forme de la matière » 46, tout ce qu'il conservait d'instinct religieux s'était reporté sur le «Rêve », auquel il vouait sa vie : la Poésie. Les termes quasi mystiques dans lesquels il parle de la Beauté, l'ascèse qu'il avait pratiquée pour l'atteindre témoignent assez de sa ferveur, et des déclarations précises, notamment dans ses derniers essais, ne laissent aucun doute sur son désir, moins, d'instituer, un culte de l'Art, que de faire-de l'Art un véritable culte., Des titres comme Offices, Plaisir sacré, Solennités, Catholicisme sont déjà révélateurs et, plus profondément sans doute, la vieille, l'inlassable recherche d'une « langue immaculée », d'une langue « suprême », digne de ce « sortilège que restera la poésie» (p. 400). Plus qu'un sortilège : « la poésie, sacre » (p. 372). Et ce sacré, l'ambition du poète est de le faire sortir des « solitaires Fêtes» de son âme, de l'extérioriser dans ces « cérémonies d'un jour qui gît, inconscient, au sein de la foule» (p. 541). Ce que seront ces cérémonies, «l'oeuvre d'art de l'avenir », «l'oeuvre d'art intégrale» de Wagner en offre certes une approximation grandiose : elle aussi aspire à fonder un culte, mais quoiqu'« incontestable portique », elle n'est pas « le terme du chemin». Tout en rêvant d'une création plus hardie et plus neuve, Mallarmé reprend pour sa pièce mythique la même intention religieuse. Le théâtre, dans cette « expérience sacrée », « grandira en majesté de temple» où « l'office » 47 déroulera sa liturgie. « Ici, reconnaissez, désormais, dans le drame, la Passion, pour élargir l'acception canoniale ou, comme ce fut l'esthétique fastueuse de l'Église, avec le feu tournant d'hymnes, une assimilation humaine à la tétralogie de l'An » 48 (p. 393). « Le miracle de la musique « réalise »

46.Correspondance, p. 241 et 207.

47. « Mystère, autre que représentatif et que, je dirai, grec, Pièce, office " (p. 393).

48. Et reconnaissons aussi dans cette tétralogie de l'an la " Tragédie de la Nature » des Dieux antiques et dans l'assimilation humaine à cette tétralogie « la pièce écrite au folio du ciel et mimée avec le geste de ses passions par l'Homme ».


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cette pénétration, en réciprocité, du mythe et de la salle », d'où surgit la « Présence réelle », « l'évidence du dieu », « diffus, total, mimé de loin par l'acteur effacé », « présence mythique » en laquelle communie un peuple non « d'assistants », mais « d'élus ».

Empreint donc de toute la solennité d'un office, ce drame par là-même remplira une fonction sociale : il fera « intrusion dans les fêtes futures » (p. 392), sera le « Sacre d'un des actes de la Civilisation » 49 (p. 544) ; il se subsistera, non sans lui avoir emprunté plus d'un « effet extraordinaire », à la religion chrétienne défaillante et instaurera ce « culte » que requiert « le dévouement à la Patrie », cet « apparat » indispensable au « fonctionnement national », à la vie de l'État 50.

Nous pouvons donc dire — par une formule évidemment simplificatrice — que si, à l'aube de l'histoire, l'Art est sorti de la Religion, chez Mallarmé, c'est la Religion qui sort de l'Art, et que le Mythe dont il rêve, compte tenu de cette « conversion », retrouve, au moins symboliquement, les aspects du mythe vivant.

PIERRE RENAULD.

49. « Exposition, Transmission de Pouvoirs, etc. » va même jusqu'à préciser le poète avec un " réalisme » un peu surprenant sous la plume d'un tel contempteur de l' " ignoble Réalité », d'un adorateur aussi intransigeant de la Beauté pure. Il est vrai que c'est pour souligner l'anachronisme des légendes wagnériennes : " t' y vois-je, Brünnhild ou qu'y ferais-tu, Siegfried ? ". Mais — nous permettra-t-on de demander — qu'y ferais-tu, Hérodiade ?

50. Et considérons bien " que rien, en dépit de l'insipide tendance, ne se montrera exclusivement laïque, parce que ce mot n'élit pas précisément de sens » (p. 397).


ÉLÉMENTS GUIGNOLESQUES DANS LE THÉÂTRE D'ALFRED JARRY

Quand on parcourt les réactions parues dans la presse après là mémorable première d'Ubu roi, il est étonnant de voir combien de chroniqueurs se sont récriés contre ce « drame de Polichinelle » pour la simple raison que le héros en est un pantin. Critique qui nous paraît singulière, maintenant que même les survivances si tenaces de l'esthétique naturaliste n'amèneraient plus personne à considérer Jarry dans la perspective du théâtre de la vraisemblance; il est clair que les contemporains de l'auteur, en le mettant à côté d'un Courteline, se refusaient a voir que son originalité était justement de peupler la scène de pantins.

Or, Jarry ne s'était pas fait faute d'avertir les spectateurs qu'il voulait " faire un guignol » (p. 132) 1. Quelques mois avant la représentation d'Ubu roi, il résuma ses vues sur l'art dramatique dans un article du Mercure de France (p. 139-145), qui en dit long. Il y proclame la supériorité des acteurs masqués, parlant d'une « voix spéciale », la nécessité d'emprunter une mimique nouvelle aux marionnettes, de supprimer le décor traditionnel ; idées trop inédites alors pour passer inaperçues: Dans le discours prononcé au Théâtre de l'OEuvre avant le lever du rideau (p. 19-21), l'auteur présente ses personnages expressément — et jusqu'à trois fois — comme des marionnettes, parlant même avec quelque regret de son projet avorté de suspendre les acteurs à des fils.

Jarry s'était en effet très activement occupé de monter son Ubu. Secrétaire du metteur en scène, Lugné-Poé, il lui soufflait d'autant plus facilement ses idées personnelles que celui-ci ne savait pas trop bien par quel bout prendre cette pièce insolite. Les lettres que Jarry lui a adressées à cette époque prouvent — s'il en est besoin — que la plupart des éléments guignolesques de la première représentation sont de son cru. Dès le 8 janvier 1896 il envoie au metteur en scène une liste sommaire de ses trouvailles dans ce domaine : masque et « accent » pour Ubu, chevaux de carton, décor unique,

1. Comme toutes les citations de Jarry sont prises dans Tout Ubu (Le Livre de Poche, 3962), nous indiquerons la page dans le texte, après la citation.


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où une pancarte indique la scène, « comme dans les guignols » (p. 132-133) ; ensuite il ajoutera les mannequins d'osier qui ont tenu Heu de soldats et cette musique de foire, dont il a dit plus tard qu'il « était très important que nous l'eussions pour être tout à fait marionnettes » (p. 20) 2.

Cette prédilection pour un théâtre qui s'inspire du guignol n'a rien de surprenant. On sait que la première version d'Ubu, écrite par des potaches pour ridiculiser un des professeurs du lycée de Rennes, était destinée à être jouée par des marionnettes 3. En décembre 1888, la première représentation eut lieu dans le guignol que Jarry avait installé dans l'appartement de sa mère. L'auteur semble avoir attaché une certaine importance à cette première avant la lettre, puisqu'il la mentionne au frontispice d'Ubu roi. Même si l'on prend cette mention pour une simple mystification, il est difficile de méconnaître l'intérêt de la représentation, que jarry lui-même avait entièrement préparée, s'occupant de tout, de la façon et de la manipulation des poupées, du texte et de la mise en scène, des décors et de l'éclairage : c'était, à l'âge de quinze ans, son initiation à l'art du théâtre.

Or, tout cela n'aurait qu'une valeur purement anecdotique, si Ubu s'était sagement rangé — avec Coppélia et les danseurs du Cassenoisettes — dans ce petit groupe d'aimables fantoches vivants qui s'intègrent si bien dans le théâtre du dix-neuvième siècle. Mais le héros de Jarry ne vise pas à amuser les spectateurs de ses tics de pantin ; son apparition bruyante sur la scène de l'époque était une agression ouverte contre le théâtre naturaliste. Tout en introduisant des éléments guignolesques, l'auteur s'était efforcé de supprimer, comme il le dit lui-même, « quelques objets notoirement horribles et incompréhensibles... qui encombrent la scène sans utilité, en premier rang le décor et les acteurs » (p. 140) 4.

Pour comprendre la portée de cette imitation des marionnettes que Jarry préconise, il faut bien se rendre compte de ce que l'art des marionnettes a de spécifique. Constatons dès maintenant que le monde des pantins n'a que très rarement voulu être une copie exacte du monde humain. Même à la fin du siècle, quand la reproduction de la réalité triomphait dans l'art dramatique, ce petit théâtre en marge échappait aux impératifs du réalisme. Toléré, sinon applaudi comme un amusement inoffensif pour les enfants, le guignol maintenait la tradition de la commedia dell'arte, assez fidèlement transposée. Il y était d'ailleurs confiné par la limitation

2. Voir aussi Lugné-Poe, La Parade II, Acrobaties, Gallimard, 1931.

3. Consulter, pour la genèse d'Ubu, deux articles très importants de J.-H. Sainmont, « Jarry et la Pataphysique » et « Ubu ou la création d'un mythe » (Cahiers du Collège de Palaphysique I, p. 27-30 et III-TV, p. 57-70).

4. Quatre ans après Jarry, Eleonora Duse réclamera, pour sauver le théâtre, la destruction du théâtre et la suppression des acteurs ; ce n'est qu'en 1911 qu'Edward Gordon Graig publie On the Art of the Théâtre, où il prône sa uber-marionnette.


ELEMENTS GUIGNOLESQUES DE JARRY

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de ses possibilités : la technique, loin de permettre aux marionnettes de rivaliser de naturel avec de vrais acteurs, les doue en revanche d'un certain nombre de moyens qui leur sont propres et auxquels le spectacle doit son caractère spécial. Ainsi, les pantins se soustraient avec une aisance ahurissante aux lois physiques ; l'absence de la pesanteur leur permet d'exécuter les danses et les bonds les plus invraisemblables : source intarissable d'Un comique très voisin de celui des dessins animés. Avec cela, leur faculté d'encaisser est prodigieuse; évoluant dans un monde plein de pièges, ils supportent nonchalamment les pires épreuves : bastonnades, pendaisons, décapitations, écartèlements n'ont aucune conséquence. Il va sans dire que le désir de profiter au maximum d'effets semblables a déterminé dans une large mesure le caractère du répertoire pour marionnettes.

Ce sont les éléments visuels qui font les frais du spectacle. La parole est loin d'avoir la même importance. Rien de plus ennuyeux que les marionnettes qui oublient les cris et les coups de bâton pour des discussions substantielles. Ce n'est pas seulement que chez elles les qualités physiques prennent le pas sur les qualités intellectuelles, c'est encore que la production des voix reste fort imparfaite 5. Il n'est pas rare qu'une seule personne tienne les rôles de plusieurs marionnettes à la fois ; puisque les voix ne sortent pas des bouchés des personnages, mais de dessous la scène, il ne serait guère possible de savoir lequel d'entre eux a la parole, si le parleur ne recourait à toutes sortes de déformations linguistiques — accents, tics, défauts d'élocution— en adoptant une intonation spéciale et bien distincte pour chaque rôle ; d'où un bruit suggestif mais souvent incompréhensible.

Il est clair que la tentation de marquer des nuances psychologiques n'existe guère pour des comédiens de bois, qui s'expriment tout en cris, en gestes, en acrobaties. C'est pourquoi les vieux types burlesques, souvent travestis, mais toujours reconnaissables, ont pu se maintenir sur la scène du guignol. D'ailleurs, les personnages de création plus récente — Guignol, Gnafron, Lafleur — sont, eux aussi, essentiellement des caricatures, auxquels les multiples transitions du quasi-humain à l'humainement impossible donnent une saveur toute spéciale.

L'évolution de l'art dramatique au vingtième siècle a prouvé que ce petit théâtre en marge des modes littéraires, où des traditions séculaires avaient trouvé, refuge, contenait de forts germes de renouvellement. Jarry a eu la chance de pratiquer tout jeune l'art des marionnettes. Il a eu le génie d'y découvrir un moyen de sortir le théâtre de l'impasse du naturalisme et de mettre son apprentissage pleinement à profit quand il abordait la grande scène, frayant

5. De nos jours, beaucoup de monteurs se servent du magnétophone, qui offre des ressources inespérées.


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ainsi, dès la fin du siècle dernier, la voie à un théâtre nouveau, théâtre de la caricature, soustrait aux catégories traditionnelles du temps, du lieu, de la vraisemblance.

Évidemment, l'influence de Jarry sur le théâtre actuel est bien trop complexe pour qu'on ne puisse l'envisager que dans cette perspective ; il ne serait pas moins absurde de vouloir expliquer son originalité par la seule imitation des marionnettes. Que cette imitation, réduite à des proportions plus exactes, n'en reste pas moins importante, nous semble incontestable ; l'histoire de la première d'Ubu roi suffirait à le prouver. Nous croyons cependant que l'influence des marionnettes ne se réduit nullement à la mise en scène, c'est-à-dire qu'on trouve des réminiscences du théâtre de guignol dans le texte aussi. Ce sont en premier lieu ces réminiscences que nous nous proposons d'étudier dans les pages suivantes.

La documentation sur le théâtre des marionnettes, indispensable à une telle recherche, est loin d'être abondante. Les montreurs, transmettant leur art de père en fils et de maître à disciple, n'avaient pas l'habitude de publier dès textes. Les périodes où les pantins jouissaient d'une faveur générale, tant au champ de foire que dans les salons, nous ont laissé les témoignages de nombreux spectateurs, mais très peu de pièces. Par bonheur, les documents se multiplient pendant la seconde moitié du XIXe siècle, quand plusieurs éditeurs commencent à publier des collections de saynètes pour la jeunesse 6. Si ces textes ne donnent qu'une image imparfaite du répertoire, c'est qu'on a soigneusement écarté tout ce qui pouvait paraître contraire aux bienséances ; là-dessus les préfaces ne laissent pas de doute 7. Il est d'ailleurs probable que toute une partie du répertoire, jugée inconvenante, est restée inédite. Aussi ces textes nous laissent-ils souvent une impression de fadeur, ce dont les auteurs ne sont sans doute pas toujours responsables. Or, ce n'est pas le cas du Théâtre des marionnettes 8 de Duranty, qui se distingue parmi ces publications par une prudence moins grande, comme par une densité et une variété exceptionnelles. C'est une place à part qu'occupent éga6.

éga6. Paul Jeanne, Bibliographie des marionnettes (Éditions de la très illustre Compagnie des Petits Comédiens de Bois, 1926) et la Bibliographie des marionnettes, plus récente et plus complète, que A.-C Gervais a insérée dans ses Marionnettes et marionnettistes de France (Bordas, 1947).

7. Citons deux exemples ; dans la préface du Théâtre lyonnais de Guignol (Lyon, Scheuring, 1890), J.-B. Onofrio déclare n'avoir conservé aucun passage où Mourguet prodiguait trop " le sel de la vieille Gaule » (p. XVI) ; L. Darthenay écrit dans Le Guignol des salons (Pion, 1888) : « Jusqu'à présent, on ne connaît de ce spectacle, par ceux qui l'exploitent, qu'un aperçu grossier. Le langage prêté à ces petits bonshommes est commun, quand il n'est pas trivial. L'esprit dont on les pare consiste uniquement à écorcher la langue française. Pourquoi ne pas placer dans ces petites bouches factices un langage gentil et distingué, en y joignant le plus d'humour possible ? ».

8. Duranty, Théâtre des marionnettes, Dubuisson, 1863. — Sur le théâtre des marionnettes on lira notamment Jacques Chesnais, Histoire générale des marionnettes (Bordas, 1943) et Gaston Baty et René Chavance, Histoire des marionnettes (P.U.F., 1959).


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lement quatre recueils de pièces retrouvées et publiées par Gaston Baty 9; bien que la plupart des pièces aient passé par la censure impériale, nous avons l'impression que leur authenticité est plus grande que celle des textes imprimés à l'époque.

Les deux recueils que Baty a consacrés à Guignol (Théâtre classique de Guignol et Guignol) représentent le répertoire le plus courant. Dès le début du XIXe siècle Ce héros lyonnais avait supplanté Polichinelle sur la scène de bien des castelets dans toute la France. Aussi peut-on supposer que les textes anonymes recueillis par Gaston Baty donnent une bonne impression d'un genre de spectacle qu'on voyait partout au siècle dernier. La lecture de ces recueils se révèle cependant décevante, quand on y recherche des points de contact avec le théâtre de Jarry 10. Il est vrai que le prologue d'Ubu sur la butte, où Jarry met d'ailleurs Guignol lui-même en scène, pastiche le ton des pièces lyonnaises d'une manière fort amusante. Mais il s'agit là d'un fragment isolé, écrit directement et uniquement pour le guignol qui a offert un refuge au Père Ubu après sa mésaventure sur la grande scène. Quant aux ressemblances avec les autres pièces de Jarry, s'il y en a, elles ne sont certainement pas assez nettes pour que nous y insistions.

Les deux autres livres de Gaston Baty (Trois p'tits tours et puis s'en vont et Le Théâtre Joly), relèvent d'un tout autre registre; ils contiennent des pièces intitulées La Nonne sanglante on Victor ou l'enfant de la forêt, qui ont pour but de faire pleurer et frémir 11. Il paraît en effet qu'une grande partie du répertoire des théâtres forains se composait d'adaptations de drames historiques et de mélodrames à succès, où tout répondait aux appétits dramatiques d'un public populaire. Dans ces adaptations condensées, nous retrouvons le cadre romanesque du mélodrame, les décors pseudo-historiques et de préférence macabres, hantés de fantômes, les personnages excessifs, exprimant leur grandeur d'âme ou leur méchanceté diabolique en propos enflés, en gestes pompeux, les intrigues compliquées, conduisant les protagonistes sans grand souci de logique à travers mille aventures violentes.

Ce livre curieux jette-t-il quelque lumière sur notre problème ? Question délicate. Il est vrai que plusieurs éléments d'Ubu tiennent du mélodrame ; qu'on se rappelle la voix prophétique qui sort d'une

9. Gaston Baty, Théâtre classique de Guignol (Coutan-Lambert, 1932), Guignol (CoutanLambert, 1934), Le Théâtre Joly (Coutan-Lambert, 1937) et Trois p'tits tours et puis s'en vont... (Odette Lieutier, 1942).

10. Ces deux recueils représentent le théâtre lyonnais sous sa forme la plus pure, comme le livre de Duranty s'inscrit entièrement dans la tradition de Polichinelle. Il ne faut pas croire cependant qu'on puisse rattacher tous les textes pour marionnettes à un de ces deux genres. Ceux-ci se sont à tel point influencés qu'on rencontre aussi bien des Guignols se comportant comme de vrais Polichinelles classiques, que des Polichinelles que Mourguet n'eût pas désavoués ; dans quelques pièces on voit ces deux personnages ensemble sur la scène (voir par exemple Les Noces de Polichinelle, de Fernand Beissier).

11. Dans Le Théâtre Joly on trouvé en outre une tragédie sacrée et une féerie.


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des tombes de la crypte où la Mère Ubu est descendue pour chercher le trésor des rois de Pologne ; qu'on pense au rêve prophétique et au vain avertissement de la Reine Rosemonde ; qu'on pense enfin à l'apparition des ombres dans la grotte, quand Bougrelas pleure la mort de sa mère. Quant au scénario de la pièce, dépouillé d'accents grotesques — sinon parodiques — il ressemble étrangement à ceux que chérissait le Boulevard du Crime : le spectacle nous montre, une fois de plus, splendeurs et misères des grands de ce monde, le tout teinté d'un historicité faussée à plaisir et lâchement relié par une intrigue toute en scènes à effet, en rencontres gratuites. Mais cette parenté entre Ubu et le mélodrame, peut-on l'expliquer en invoquant des adaptations pour marionnettes ? Certainement pas. Le fait que la pièce est fondée sur l'oeuvre de quelques lycéens ne permet guère d'exclure l'influence directe du grand théâtre. Ce qu'on peut constater cependant — et l'on a parfois affirmé le contraire —, c'est que dans les passages en question Jarry ne quitte pas vraiment le domaine des marionnettes.

L'oeuvre de Duranty, romancier et montreur de marionnettes, mérite de retenir plus longtemps notre attention 12. Elle se compose de vingt-quatre saynètes, constituant probablement le répertoire complet du guignol du Jardin des Tuileries, ouvert par Duranty en 1861. Aventure singulière que celle de l'auteur de Henriette Gérard, qui, dans l'espoir d'échapper aux misères de la vie de bohème, se consacra pendant plusieurs années à l'art des marionnettes ; sans le tirer d'embarras le moins du monde, cette occupation valut à ce champion du réalisme une place honorable parmi les classiques du guignol, genre fantaisiste s'il en fût. Son intuition des limites et des possibilités de cet art, son expérience de montreur, lui permettaient d'éviter la prolixité habituelle aux hommes de lettres s'essayant à la dramaturgie des marionnettes 13. Il ne cherchait d'ailleurs ni à renouveler ce théâtre, ni à l'élever à un niveau littéraire. Il renoua à tous les égards avec les vieilles traditions, empruntant au guignol classique non seulement situations et canevas, cris et coups de bâton, mais encore l'ensemble de ses personnages. Polichinelle, Pierrot et Colombine, supplantés alors sur bien des scènes par Guignol et Gnafron, se réhabilitèrent avec éclat dans le castelet de Duranty. Plusieurs de ses pièces eurent du succès ; publiées dès 1862, montées bientôt par d'autres montreurs, elles ont longtemps continué à faire partie du répertoire courant.

Ainsi, les textes de Duranty, loin de représenter une expérience à part dans l'histoire des marionnettes, constituent un document précieux sur la fin du XIXe siècle ; évoquant d'une part des spectacles qu'on a pu voir à cette époque à Paris et probablement ailleurs,

12. Voir aussi Marcel Crouzet, Un Méconnu du naturalisme : Duranty (Nizet, 1964) ; surtout le chapitre intitulé « Le Molière des marionnettes ».

13. Qu'on lise par exemple les pièces pour marionnettes de Claudel ou de Maeterlinck.


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ils mettent d'autre part en oeuvre la plupart des recettes utilisées dans la littérature contemporaine pour marionnettes. Dans ce domaine, l'apport de Duranty semble infime : s'il se sert des moyens traditionnels avec une habileté qui éclipse les Onofrio, les Darthenay et les autres dramaturges du guignol, il n'emploie guère d'éléments qu'on ne retrouve dans leurs textes. Voilà pourquoi, à la recherche d'influences guignolesques dans le théâtre d'Alfred Jarry, nous avons pris le Théâtre des marionnettes comme point dé départ. Il rie s'agit pas, évidemment, de prouver que Duranty a influencé l'auteur d'Ubû roi : né en 1873, c'est-à-dire trois ans après la faillite du guignol de Duranty, Jarry n'aurait même pas pu assister aux spectacles, s'il avait habité Paris. Il n'est au contraire pas impossible, mais pas probable pour autant, qu'il ait vu jouer des pièces de Duranty par d'autres montreurs. Quoi qu'il en soit, le livre de Duranty représente sans aucun doute une forme de théâtre que le jeune Jarry a pu connaître et dont il a pu subir l'influence.

« Polichinelle », écrit Duranty dans un des commentaires qui précèdent ses comédies, « représente l'homme par tous les côtés qui rapprochent le plus celui-ci de l'animal. Seulement, il faut désespérer d'apprivoiser jamais Polichinelle » (p. 194) 14. En effet, s'il fait beaucoup rire, le protagoniste de ce théâtre teinté du pessimisme de l'époque — Céard a parlé d'un « spectacle grinçant, égratignant » 15 — est au fond un personnage assez sinistre. Dans une des pièces, il résume ainsi ses traits caractéristiques : « On m'a toujours représenté comme un scélérat, un voleur, un glouton, un ivrogne, un massacreur » (p. 266). Or, ces deux passages, qui caractérisent parfaitement le Polichinelle du guignol, sont à tel point applicables à Ubu, qu'elles suffiraient à justifier une comparaison des deux personnages. Aussi cette comparaison sera-t-elle le fil conducteur des pages suivantes. Elle n'en sera pas toutefois l'unique objet. C'est que Polichinelle occupe dans le théâtre de Duranty une place beaucoup moins centrale que le Père Ubu dans celui de Jarry. Nous aurons à revenir plus d'une fois à une série de marionnettes qui ont toutes des points de contact avec Polichinelle ; ce sont le plus souvent les protagonistes des pièces dont Polichinelle est absent.

Ainsi, l'épithète massacreur convient non seulement à Polichinelle, mais encore à plusieurs autres personnages de Duranty : au roi noir, au roi Mirambole, au commissaire de police, voir même à Pierrot. L'auteur aime à joncher la scène de marionnettes assommées, décapitées ou pendues. L'instinct d'agression, mis en éveil par un rien, mène infailliblement à la violence, souvent au meurtre. Dans

14. Nous citons Duranty dans l'édition Charpentier de 1880. 15. Cité par M. Grouzet,. Duranty, p. 55.


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ce domaine, l'imagination de l'auteur, s'appuyant d'ailleurs sur une tradition fort riche, se révèle inépuisable. Aux meurtres simples il semble préférer les tueries et les exécutions en série : une fois la première victime tombée, les cadavres se multiplient d'une manière tout automatique. Polichinelle jette les dix enfants de la mère Gigogne par la fenêtre en les comptant soigneusement (p. 79). Pierrot, mis en sentinelle, tue l'un après l'autre tous les soldats qui veulent passer, en répétant gaîment le mot d'ordre : schnip, schnap, clapp (p. 316). A la fin du Roi Mirambole, les ennemis de Pierrot sont liquidés en vitesse et d'une manière toute symétrique; scène trop caractéristique pour qu'on ne la cite pas :

Le Roi. — Qu'on fasse venir le Bourreau (Le Bourreau entre.) Aiguise ton

sabre ! (Le Bourreau obéit.) Nous ferons couper le cou à ces misérables

pour aller plus vite en besogne ! (Entre l'Orfèvre.) L'Orfèvre. — Que dit-on ? Un petit intrigant a guéri le Roi ! Le Roi. — Coupez le cou à cet homme ! (Le Bourreau massacre l'Orfèvre.) Pierrot. — Vive le Roi ! (Entre l'Astrologue.) L'Astrologue. — Quelle est cette nouvelle ? Le Roi se marie... malgré les

astres... Cela ne se passera pas ainsi ! Le Roi. — Allez, Bourreau, qu'on se hâte ! (Le Bourreau tue l'Astrologue.) Pierrot. — Vive le Roi ! (Le Médecin entre.) Le Médecin (avec sa seringue). — Je ne le souffrirai pas... Le Roi a quelque

transport au cerveau, il faut qu'il se purge. Le Roi. — Bourreau, coupez la parole à cet insolent ! (Le Bourreau tue le

Médecin.) Pierrot. — Vive le Roi ! (p. 224)

Le parallèle de ces exécutions guignolesques avec certains épisodes d'Ubu roi, et notamment avec la condamnation des nobles, saute aux yeux. On pourrait remarquer que la potence et l'épée, si abondamment utilisées dans le Théâtre des marionnettes, sont ici remplacées par une trappe. Pour l'expliquer, il suffit sans doute d'invoquer la difficulté de montrer des exécutions semblables sur la grande scène. L'emploi d'une trappe se rapproche d'ailleurs de la défenestration pratiquée par Polichinelle et quelques autres marionnettes. Le plus important cependant, c'est de constater qu'on retrouve chez Jarry l'essentiel de ces scènes : le rythme de l'action, la rapidité d'une répétition mécanique. Ajoutons que Jarry, s'il emprunte la recette au guignol, l'enrichit de résonances qu'on chercherait en vain dans la littérature pour marionnettes,

Les personnages qui assistent à ces spectacles cruels — meurtres simples ou massacres parfaitement organisés — ne paraissent guère s'en émouvoir : tout se passe dans une ambiance froide et impassible, qui ajoute encore à l'effet comique. Quand Arlequin a écrasé le gendarme sous sa malle, le commissaire promet de l'emporter : « Je le ferai empailler pour servir d'épouvantail aux malfaiteurs » (p. 61). La mère Gigogne, ayant découvert que Polichinelle vient de tuer ses enfants, lui demande aussitôt : « Au moins, en avez-vous


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retiré un bon prix? » (p. 19). Jarry n'a pas dédaigné le procédé mis en oeuvre dans des passages semblables et qui consiste au fond à faire réagir les personnages d'une manière tout opposée à celle que le public attend. Qu'on se rappelle la scène du balai innommable, où Ubu, après que plusieurs convives sont tombés empoisonnés, s'adresse à sa femme, pour lui demander poliment : « Mère Ubu, passe-moi les côtelettes de rastron, que je serve » (p. 91). On pourrait discerner un effet semblable dans la réplique si inattendue de Bougrelas, quand il voit tuer son père — scène pathétique d'ailleurs et plus proche du drame historique que du guignol — : « C'en est fait de lui, Bordure vient de le couper en deux comme une saucisse» (p. 56) ; une seule image qui détonne suffit à mettre la scène entière sous le signe de l'humour noir.

Si l'agressivité ne se manifeste pas par des meurtres et des bastonnades, elle s'exprime dans un flot de menaces et d'injures. Quant aux menaces, on peut remarquer non seulement que les pantins ne le cèdent guère au héros de Jarry, mais encore que son répertoire montre une ressemblance incontestable avec le leur. Il arrive qu'on retrouve chez les deux auteurs exactement la même formule. Ainsi, pour intimider Polichinelle, un des personnages de L'Homme au Cabriolet emploie la même menace que le Père Ubu dans une des querelles conjugales : « Je vais t'arracher les yeux ! » (Théâtre des marionnettes, p. 90; Tout Ubu, p. 38). Le plus souvent cependant nous avons affaire à des variantes plus ou moins divergentes. Ubu dit par exemple à sa femme : « Je vais te mettre en morceaux ! » (p. 68) ; chez Duranty on relève des variantes comme : « Saperteufle, je te trancherai en petits morceaux ! » (p. 316), et : « Tu mériterais que je te coupe en petits morceaux ; mais je me bornerai, pour te punir, à te faire jeter dans mon four » (p. 245).

Quand il s'agit d'inventer des tortures, les personnages des deux auteurs ont l'imagination également fertile. Ils partagent une préférence pour là langue de la cuisine : les marmites, les fourchettes, le four jouent souvent un rôle dans leurs menaces. Quand la Mère Ubu ose prédire que Bougrelas cuira son mari, celui-ci répond : « Tu seras avec moi dans la marmite » (p. 68) et dans une autre scène il lui annonce : « Vous allez passer tout à l'heure par la casserole » (p. 34). Ailleurs il dit à Bordure : «Je vais te faire cuire à petit feu ! » (p. 99). Or, le roi noir de La Fortune du ramoneur choisit le même registre pour intimider ses serviteurs ; « Faut-il que je vienne moi-même vous jeter dans le chaudron ? » (p. 244), demande-t-il à la cuisinière, et il annonce au ramoneur : « Je vais te donner à mon Boulanger pour qu'il te fasse cuire dans le four» (p. 248).

Si le plus souvent on s'en tient aux menaces, il n'est pas rare que ces fantaisies sinistres se réalisent sur la scène du guignol. Le comique de ces gags reste essentiellement guignolesque : les éléments


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d'Ubu qui s'y apparentent — les ennemis déchirés, le palotin qui explose, Pissembock partagé en deux, du haut en bas, parlant ensuite « ensemble » — sont fort malaisés à réaliser au grand théâtre. En ce qui concerne les injures, Duranty ne s'en sert pas moins abondamment que Jarry. Il est évident que deux auteurs, puisant à pleines mains dans un répertoire relativement modeste, ont un certain nombre d'invectives en commun : aussi nous semble-t-il inutile d'en dresser ici la liste. Signalons toutefois qu'on relève fréquemment chez l'un comme chez l'autre un procédé qui consiste à réunir les injures en séries. Polichinelle traite le magicien de « voleur ! brigand ! scélérat ! gueux ! canaille ! » (p. 76). Arlequin, après le départ de M. Berlingue, déclare qu'il a vu sortir « ce ladre, ce goutteux, ce quinteux, ce vieil imbécile » (p. 52). La Mère Ubu, se fâchant contre son mari, s'écrie : « Oh ! le traître, le lâche, le vilain et plat ladre » (p. 49). Parfois ces séries se prolongent démesurément. C'est le cas dans l'exemple suivant, tiré de La Poule noire : « Comment ! c'est toi, animal, scélérat, bandit, coquin, idiot, voleur, maroufle, imbécile, gredin, méchante bête, double, triple sot, fils de chien, canaille, brute, lourdaud » (p. 279). Jarry, raffinant sur ce procédé, en a tiré un des passages les plus bizarres d'Ubu roi, où les injures riment :

Bougrelas (frappant [Ubu]) : Tiens, lâche, gueux, sacripant, mécréant, musulman !

Père Ubu (ripostant) : Tiens ! Polognard, soûlard, bâtard, hussard, tartare, calard, cafard, mouchard, savoyard, communard !

Mère Ubu (le frappant aussi) : Tiens, capon, cochon, félon, histrion, fripon, souillon, polochon ! (p. 125)

Il est évident que nous sommes bien loin ici de l'expression adéquate d'une colère excessive ; ce feu d'artifice verbal trahit d'abord le plaisir de jongler avec des injures truculentes.

L'instinct d'agression est présent dans toutes les pièces de Duranty, sous les formes les plus variées ; il peut passer pour le thème majeur de son théâtre. A côté, les thèmes mineurs abondent. Bêtise et lâcheté, jalousie et cupidité, vanité et hypocrisie, gloutonnerie et ivrognerie y sont traitées tour à tour ou en même temps ; car l'auteur, qui nous assure sans cesse dans ses commentaires qu'il présente un miroir satirique à la société de son époque, a une prédilection marquée pour la peinture des vices. Si nous n'insistons pas sur tous ces thèmes, c'est que les rapports avec l'oeuvre de Jarry — où on les retrouve pourtant — manquent de précision.

Il n'en est pas toujours ainsi ; la lâcheté, qui est un des traits les plus marqués du Père Ubu, fait partie intégrante de l'univers si hasardeux du guignol. Les principes tout ubuesques que Polichinelle précepteur inculque à son pupille sont caractéristiques d'un monde d'où l'agression, la mort et l'idée de la mort ne sont jamais absentes : « La morale, la voici : Quand on ne te voit pas, vole


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tout ce que tu peux! Quand tu manges, donne-toi une indigestion... Ne prête jamais ton argent... Ne te laisse jamais prendre. Quand tu es le plus fort, sois brave... Quand tu n'es pas le plus fort, sauvetoi! » (p. 9). Tant que la mort est une arme dirigée contre autrui, arme dont les pantins peuvent se servir eux-mêmes, elle n'inquiète pas le moins du monde, nous venons de le voir ; dès qu'il leur arrive de la voir face à face, elle inspire une peur paralysante. Au moindre coup de bâton, les acteurs du petit théâtre croient leur heure venue ; pris de panique, ils s'écrient aussitôt : «Je suis mort ! », ou, selon la situation : «Je suis écrasé!», «Je suis fendu en deux!». Jarry utilise cette recette plus souvent encore dans le seul Ubu roi, que Duranty dans son théâtre entier ; tantôt il emploie simplement la formule je suis mort, tantôt il l'élargit ; les lamentations d'Ubu attaqué par un des Russes en sont un bon exemple : « Ah ! Oh! Je suis blessé, je suis troué, je suis perforé, je suis administré, je suis enterré. Oh, mais tout de même. Ah ! je le tiens. (Il le déchire) Tiens! recommenceras-tu, maintenant!» (p. 98).

Ce dernier passage tient en grande partie son effet de la transition si brusque de la peur à l'agressivité, réunissant dans quelques phrases deux composantes fondamentales du personnage. Fanfaron, cruel dès qu'il a le dessus, Ubu. se montre essentiellement lâche quand il se croit en danger. Jarry se plaît à le faire sortir à tout moment de son rôle et à le voir tomber, poussé par la peur, dans les pires enfantillages. Cet aspect du personnage se retrouve encore chez les marionnettes. Tantôt on voit comment Polichinelle se sauve à la seule approche de sa femme, tantôt on voit comment il se dérobe quand Niflanguille tire son sabre : « Hé, hé, ça coupe, ce n'est pas de jeu ! Faisons la paix » (p. 74). Une autre fois c'est Pierrot qui abandonne son camarade Polichinelle, quand le danger approche : « Je décampe ! Cela va mal tourner. Chacun pour soi ! » (p. 91), ou bien Cassandre, enragé contre son valet, qui dit à part : « Je n'ose pas le taper, il me prendrait mon bâton et me rosserait » (p. 154). Si nous rencontrons bien des passages dans ce registre, il faut constater que les vices d'Ubu sont encore plus mélangés de veulerie que ceux des pantins. A cet égard, comme à tant d'autres, les personnages du guignol sont moins énormes, moins monstrueux que le héros de Jarry.

Un autre point de contact entre Ubu et certains personnages du Théâtre des marionnettes — Polichinelle et Gripandouille surtout —, c'est leur gloutonnerie. En Ubu, dit Jarry, seule « l'âme de la gidouille » n'est pas embryonnaire (p. 165) ; plusieurs scènes le montrent dans sa voracité, parlant avec complaisance de son ventre énorme. La Mère Ubu cherche à le prendre par ce faible, quand elle veut le faire marcher ; pour le persuader de s'emparer du trône, elle lui assure qu'il pourra «manger fort souvent de l'andouille» (p. 35) quand il sera roi; un peu plus tard, craignant d'être trahie.


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elle essaye de l'enjôler en lui promettant encore de l'andouille (p. 45). Polichinelle est aussi glouton, aussi infatué de son physique que le Père Ubu. Trompé par Pierrot, Polichinelle se lamente : « Et moi, hier encore, gros, gras, buvant et mangeant bien, me voilà aujourd'hui réduit à brouter l'herbe !... » (p. 94). Il est plus frappant encore de voir que le mot andouïlle reparaît à plusieurs reprises sous la plume de Duranty. Ainsi, dans Polichinelle et la Mère Gigogne, le héros se querelle avec le charcutier au sujet des 11 987 andouilles que celui-ci vient de lui fournir (p. 71). Duranty va jusqu'à attribuer à une andouille qui parle un petit rôle dans le cauchemar de la Tragédie d'Arlequin (p. 47). Ajoutons que le boudin et, dans une moindre mesure, la saucisse partagent avec l'andouille la faveur de l'auteur. Gripandouille, malgré son nom — dont la formation rappelle curieusement le jargon ubuesque — a la passion des boudins ; à ce beau sujet l'auteur a consacré toute une pièce (p. 161-177).

La relation entre le Père et la Mère Ubu n'a en soi rien d'original. Elle remonte à un des vieux topiques de la comédie, qu'on rencontre au théâtre comme au guignol : l'homme, bête, brutal et tyrannique, dominant par la force comme par ses privilèges de mari, en conflit perpétuel avec une femme qui en veut à sa puissance et au magot. Plus maligne, faisant étalage de soumission, elle trahit sans cesse son impatience d'avoir raison du tyran. Inutile de dire que Duranty, lui aussi, a abondamment profité des ressources offertes par la combinaison de ces deux types ; Les Voisines, La Malle de Berlingue, Les Drogues de Cataclysterium et quelques autres pièces fournissent des exemples de scènes conjugales auxquelles une pointe de misogynie n'est pas étrangère. Ubu, nous le savons, est marié avec « la dernière des chipies » (p. 116) ; les femmes du guignol sont, elles aussi, vieilles, jalouses, traîtresses, aussi vaniteuses que laides ; les prétentions amoureuses de ces « têtes de linotte », ayant « l'air aimable comme une porte de prison » (p. 167), sont une source intarissable de plaisanteries. La satisfaction avec laquelle on insiste sur leur laideur fait penser aux compliments adressés par Ubu à sa femme : « Mère Ubu, tu es bien laide aujourd'hui. Est-ce parce que nous avons du monde ?» (p. 37).

Les maris ne sont pas seuls à tyranniser leur entourage. Dans un de ses commentaires, Duranty divise le monde des pantins en opprimés et oppresseurs. Cette dernière catégorie, aussi importante au point de vue dramatique que bien peuplée, se compose de juges, de commissaires de police, de capitaines, de magiciens et de rois. C'est surtout rattitude des rois qui rappelle celle d'Ubu sur le trône de la Pologne. Nous venons d'en citer un exemple à propos des exécutions en série. Un détail qu'il importe d'ajouter c'est que les souverains de bois soulignent leur dignité en s'exprimant à la première personne du pluriel, comme Ubu le fait dans les scènes


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de la bataille. Voici par exemple l'entrée, assez ubuesque, du roi Mirambole : « Notre ventre royal n'est pas libre aujourd'hui, et la fièvre insolente s'attaque à notre auguste personne» (p. 212). Si Jarry utilisé dans les scènes citées la même recette que Duranty, il l'assoupht : quand la peur le prend, le roi de Pologne, mal préparé à sa dignité, n'emploie que la première personne du singulier.

La fantaisie verbale dont relèvent des détails semblables, est, certes, moins essentielle au théâtre des marionnettes que le comique d'ordre visuel ; elle n'en appartient pas moins à ses éléments effectifs, Duranty s'en est bien rendu compte. Toujours avide de faire rire, il recherche, dans le domaine de la langue aussi, le caricatural. Ses paysans parlent un savoureux patois de théâtre ; le moricaud de Cassandre et ses domestiques, les soldats et les officiers prussiens qui entourent Pierrot dans L'Exercice impossible, tous écorchent le français à leur manière; les deux avocats des Plaideurs — vrais juristes de comédie — se servent à tort et à travers de termes professionnels : attaqué par un chat, un des deux s'écrie : « Eh ! aïe ! Que n'ai-je un cofidéjusseur ! Je demande une transaction ! Aïe ! il me griffe sans pitié, c'est paraphernal ! je ne sais plus ce que je dis ! » (p. 232). Les expressions latines dont ils lardent leurs propos donnent évidemment lieu à des plaisanteries ; quand le même avocat dit à Pierrot : « Bene responsum ! », celui-ci, ne comprenant pas mieux le latin que le Père Ubu (p. 120), s'indigne : « Benêt vous-même et redponsom avec» (p. 228). Nous relevons enfin des néologismes — « je m'engigogne » (p. 67), c'est-à-dire j'épouse la mère Gigogne — et de nombreuses onomatopées — « et v'lan et vlan ! », « schnip, schnap, clapp ! » — qui accompagnent surtout les coups de bâton. Or, toutes ces fantaisies n'ont pas un rapport direct avec Ubu ; si nous les citons pourtant, c'est pour établir que les acrobaties verbales, si caractéristiques de l'oeuvre de Jarry, n'étaient pas étrangères au théâtre des marionnettes.

Quant aux éléments guignolesques non linguistiques, il n'est pas difficile d'indiquer dans les pièces de Jarry un certain nombre de gags appartenant à cette catégorie. Qu'on pense au premier acte d'Ubu roi, où l'énorme Ubu manque d'abord d'enfoncer sa chaise et où il tombe ensuite lourdement par terre dans sa hâte de quitter le roi; qu'on se rappelle le balai innommable, la porte défoncée, la scène du départ, où le héros tombe de son cheval — comme Polichinelle dans L'Homme au cabriolet (p. 177) ; qu'on pense aux poursuites ■— Ubu se sauvant devant le Czar ou pourchassant la Mère Ubu —, aux grands et petits combats; autant de détails qui sont chose commune au guignol, mais qui restent au grand théâtre une source de difficultés scéniques.

Arrivé à la fin de cette longue énumération, il nous reste à indiquer quelques textes qui présentent des ressemblances avec Ubu au point de vue de l'intrigue. Il est curieux de constater que ces rapports

REVUE D'HIST. LITTÉR. DE LA FRANCE (73e Ann.). LXXIII. 6


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concernent presque tous Ubu enchaîné, où les éléments guignolesques signalés ci-dessus sont le moins fréquents. Le thème du coquin converti qui continue à terroriser et à piller son entourage, tout en faisant grand étalage d'humilité et de sainteté — thème central d'Ubu enchaîné — est également celui de Polichinelle retiré du monde. Certes, l'élaboration en est bien différente dans les deux cas : Polichinelle trouve un abri dans un tonneau, Ubu et sa femme entrent dans la maison de Pissembock comme de simples domestiques ; mais les effets que les deux auteurs tirent du décalage entre les paroles et les actes de leurs personnages sont du même ordre. D'ailleurs, dans quelques autres pièces — Polichinelle et la Mère Gigogne, Le Mariage de raison, Cassandre et ses domestiques —, Duranty nous montre des personnages mal intentionnés qui se retranchent chez autrui, y jouent au maître, pour finir par tout ruiner. La mise en oeuvre de ce thème nous semble la plus intéressante dans la dernière pièce, où les saccageurs sont justement des domestiques. Cassandre, le maître de la maison, mis au pied du mur par ses bourreaux, recourt au stratagème suivant : « Puisque les domestiques ne travaillent pas, mais se font soigner, et énormément payer par moi, je changerai de rôle avec eux ! Ils seront les maîtres, je serai le serviteur. Ils me nourriront, me payeront bien, me soigneront et travaiUeront. Bonne idée » (p. 156). Ainsi les deux thèmes dont nous venons de parler et qui sont si étroitement liés dans Ubu enchaîné, se trouvent également mis en rapport dans le Théâtre des marionnettes.

Ajoutons que la scène du crocodile d'Ubu cocu trahit encore l'influence du guignol. Jarry la commente ainsi dans Les Paralipomènes : « A la fin de n'importe quelle pièce, la situation devenant inextricable, on peut adapter la scène du Crocodile, qui, dans l'exemple actuel, dénoue Les Polyèdres » (p. 174). En effet, Duranty termine quatre pièces par des scènes comparables en ce sens qu'elles introduisent un nouveau personnage, qui, en moins de rien, met fin à l'action. Seulement, son deus ex machina est le diable traditionnel, dont l'apparition cadre mieux avec l'intrigue que celle du crocodile d'Ubu cocu. Reste, d'une part, que Duranty a utilisé la scène finale passe-partout, comme Jarry le recommande ; le crocodile, d'autre part, appartient aux animaux familiers du guignol : aussi ne manquert-il pas dans le Théâtre des marionnettes. Chose curieuse, dans Le Tonneau, Polichinelle, ne reconnaissant pas le crocodile qui entré, pose, la question que Jarry a mise dans la bouche d'Achras et dont il a fait le thème de sa scène finale : « Qu'est-ce que c'est que ça ? Un poisson ? » (p. 138).

Il est évident que l'interprétation de ces données ne peut avoir qu'un caractère hypothétique. Elle pose en effet des problèmes


ÉLÉMENTS GUIGNOLESQUES DE JARRY 83

dont plus d'un aspect nous échappe ; la genèse si complexe du cycle ubuesque n'apparaît qu'à travers les voiles de la légende ; celle du Théâtre des marionnettes, pour être moins légendaire, n'en est guère plus pénétrable ; notre connaissance de l'art du guignol de la seconde moitié du XIXe siècle, fondée sur un nombre restreint de textes dans des versions souvent douteuses, reste fort incomplète. Si cet art se; reflète dans l'oeuvre de Jarry comme dans celle de Duranty, rien ne permet de distinguer nettement les contours de ses reflets. En relevant les ressemblances entre Ubu et les pièces de Duranty, nous avons indiqué le seul domaine qu'on puisse circonscrire avec quelque certitude : celui où ces deux reflets coïncident. Mais cette méthode ne permet évidemment de saisir qu'une fraction des détails qui se rapportent à l'art des marionnettes. Ainsi, on peut se demander si le côté scatologique d'Ubu ne correspondrait pas à une des tendances profondes du guignol, qui fut toujours, sinon un théâtre pour enfants, du moins un théâtre populaire. Mais le livre de Duranty, partageant à cet égard la pruderie de la littérature guignolesque de l'époque, nous laisse dans le doute.

Il y à plus. Les éléments que nous avons qualifiés de guignolesques n'appartiennent pas exclusivement au domaine si restreint de la littérature pour marionnettes. Au contraire, nous retrouvons tous ces éléments plus ou moins fréquemment dans d'autres genres dramatiques. Qu'on pense aux farces du Moyen Age, à la commedia dell'arte, au Théâtre-Italien, à la comédie classique, où les fantaisies verbales, les domestiques trop entreprenants, les querelles conjugales sont chose commune ; on rencontre les, héros se croyant morts après le moindre coup de pied jusque dans le théâtre de Musset. Même en dehors de la littérature théâtrale, les ressemblances abondent. Ainsi, bien des traits que nous avons imputés au guignol — lâcheté comique, emploi fréquent du mot andouille, injures truculentes — pourraient être pris pour des emprunts à l'oeuvre de Rabelais.

Si toutefois il ne nous semble pas arbitraire d'attribuer l'influence majeure aux marionnettes, comme nous l'avons fait, c'est que la conception du cycle ubuesque date du moment où Jarry n'était encore qu'un collégien ; il est hors de doute que le guignol était plus familier aux potaches qui ont griffonné la première version d'Ubu sur leur cahier d'écolier, que les genres que nous venons d'énumérer — et qui, pour la plupart, avaient disparu de la scène — d'autant plus que Jarry et ses amis étaient des fervents des marionnettes, capables d'exécuter leurs textes eux-mêmes. On pourrait supposer que l'auteur a touché aux éléments guignolesques de l'original, quand il a restitué les drames primitifs «dans [leur] intégrité». Cela semble cependant peu probable, puisque ses commentaires, comme la mise en scène d'Ubu roi, attestent son désir de rester aussi près que possible du domaine des marionnettes.

Aussi croyons-nous que les pages précédentes suffisent à faire


84 REVUE D'HISTOIRE LITTERAIRE DE LA FRANCE

comprendre non seulement qu'il y a une influence réelle du guignol, mais encore que cette influence, loin de se limiter à un emploi savant et isolé de quelques recettes traditionnelles, s'étend au ton, à la conduite si capricieuse de l'action, peut-être même à la conception du personnage principal. C'est ce dernier point qui demande encore à être examiné.

Ubu, on ne l'ignore pas, a eu comme modèle un certain M. Hébert, professeur de physique au lycée de Rennes. Celui-ci n'était pas, comme la pièce aurait pu le faire croire, un tyran accompli, mais, tout au contraire, le plus chahuté des professeurs. Métamorphose curieuse ; on voudrait savoir ce qui a amené ses élèves — il ne s'agit pas seulement de Jarry — à transmuer en monstre un être plutôt ridicule et sans défense. Certes, il ne doit pas être difficile d'égayer un public de potaches en leur montrant un personnage énorme, redoutable, éhonté, qui est à bien des points de vue exactement le contraire du pauvre professeur sur lequel il est modelé, mais dont il conserve le ridicule, les tics, le nom ; comment ne pas sentir que ce personnage caricatural, cette victime travestie en bourreau, incarne en somme le rêve de grandeur et de vengeance d'une impuissance torturée ?

Cependant le procédé employé par les élèves de M. Hébert est, malgré son efficacité évidente, loin d'être courant. En général, on caricaturé en sens, inversé, rapetissant ce qui est petit, agrandissant ce qui est grand. Or, en choisissant comme interprètes des pantins, ces potaches avaient annexé à leur domaine — l'éternelle épopée burlesque des professeurs de lycée — celui du guignol. Ainsi de nombreux souvenirs guignolesques étaient venus se greffer sur la conception, première de leur entreprise, nous l'avons vu. Le protagoniste des marionnettes, Polichinelle, avait pris rang à côté de M. Hébert ; de la confrontation de ces deux êtres si dissemblables était sorti un Hébert transformé — ressemblant sans doute au modèle à bien des points de vue, mais en plus grossi des vices de Polichinelle 16. Telle nous semble bien être l'origine de ce monstre hétéroclite, qui est devenu un des personnages les plus prestigieux du théâtre moderne, ayant trouvé, entre les mains de l'adaptateur de génie qu'était Alfred Jarry, une identité propre.

JULES BEDNER.

16. Il est curieux sous ce rapport de lire le dialogue anonyme (probablement de la main d'Emile Strauss) paru à côté d'un article de Jarry dans la brochure-programme d'Ubu roi. Un des personnages, appelé Martine, y fait ainsi l'éloge de la pièce : « Vous connaissez Polichinelle. Quand j'étais petite, j'en étais férue à cause de sa canaillerie. Eh donc. Père u est un beau Polichinelle parturé tout rutilant de la Sorbonne à M. Alfred Jarry ». Et plus loin : " Los au vice triomphant et vive Kasperl, Hanswurst, Punch, Judy, Kar-Ke , Gnafron, Gringalet, Père et Mère Ubu. C'est l'installation du Guignol littéraire, ce Théâtr des Phynances » (Cahiers du Collège de Pataphysique (III-IV, p. 11-12).


NOTES ET DOCUMENTS

LA « CRISANTE » DE ROTROU

ou les avatars de l'édition dans la première moitié du XVIIe siècle

Crisante, tragédie de Jean de Rotrou, jouée probablement en 1635 et publiée en 1640, semble avoir connu une édition extrêmement mouvementée. En 1820, dans son édition des OEuvres complètes de Rotrou 1, VioUet-le-Duc croyait pouvoir affirmer l'existence de deux versions différentes de la pièce, l'une en quatre actes, l'autre en cinq actes, qu'il publie d'ailleurs conjointement en s'avouant incapable de distinguer laquelle était la première, et en ne donnant à cette anomalie que des raisons spécieuses mais' qui furent alors jugées suffisantes. Notre, récent travail -sur-la pièce nous a permis de découvrir un curieux concours de circonstances, illustrant assez bien les conditions d'impression de-l'époque.

Nous avons pris connaissance de neuf exemplaires complets en cinq actes imprimés en 1640, et de deux exemplaires édités là même année chez les mêmes imprimeurs, dits « en quatre actes », le dernier acte étant intitulé acte V, mais deux cahiers de quatre feuillets faisant défaut.

Les exemplaires incomplets sont paginés comme suit : On trouve en bas de la page 52 :

C'était peu des grandeurs, des biens, d'une couronne. Qu'au pouvoir de César notre sort abandonne.

Et à la page suivante, marquée 55 [sic] : A sur moy de pouvoir.

La pagination continue ensuite : 54 [sic], 55, 56, 57... ïl manque huit feuillets par rapport à l'édition complète, dans laquelle d'ailleurs ces feuillets ne sont pas paginés, à l'exception du premier, pages 53 et 54.

L'édition que donne Viollet-le-Duc Comporté le texte de l'édition tronquée, augmenté des pages 53 et 54, et de 20 vers dont nous n'avons trouvé trace nulle part.

1. Viollet-le-Duc, OEuvres de Jean Rotrou, Paris, Desoer, 1820, 5 tomes. Crisante figure

au t. IV.


86 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

On trouve en bas de la page 54 :

— Grisante : Hommes, dieux, éléments, tout fut sourd à mon aide.

Et à la page suivante de l'édition intégrale :

— Antioche : Jamais qui peut mourir ne manque de remède.

Alors que dans l'édition de Viollet-le-Duc :

— Antioche : Et las de ces attraits ce vainqueur me les cède !

Laissez ce triste époux, fuyez, cherchez ailleurs Quelque amant envieux d'un reste de faveurs ; Et qu'ayant tout perdu d'une chute commune, Je garde au moins l'honneur de toute ma fortune. (Ils sortent tous, excepté Crisante et Marcie).

Crisante : Quoi ! ce n'est pas assez que de perdre à la fois Grandeur, puissance, états et respects dûs aux rois, Que sur moi le Romain assouvisse sa rage ! Il faloit d'un époux subir encore l'outrage, Et ne trouver ici qu'un lâche accusateur Où je venais chercher mon unique Vengeur ! Il n'appartient qu'à vous qui connaissez le crime, Qu'à vous seuls, justes dieux, de venger sa victime, Ou si pareil forfait demeurait impuni, Gardez que des autels l'encens ne soit banni.

Scène 5

Grisante : Ah ! le ciel à ma voix deviendroit-il propice ?

(A Manilie) A ma juste douleur daignez rendre justice. ... ;

Un monstre, indigne objet, honte du nom romain, Dont pour me protéger a fait choix votre main, Abusant de sa force, et de ce que l'infâme A sur moi de pouvoir [...]

Ici l'on retrouve le texte en notre possession.

Depuis 1820, on admettait généralement l'existence de deux éditions différentes, et l'on s'interrogeait seulement pour savoir laquelle était antérieure à l'autre, ainsi que sur les raisons d'un raccourcissement du texte, sans qu'une solution satisfaisante soit jamais avancée 2.

En examinant les cahiers composant l'ouvrage (il s'agit d'un inquarto), on s'aperçoit qu'ils se suivent de la façon suivante, les cahiers ajoutés étant marqués d'une, puis de deux astérisques :

A1- 4, F1- 4, G 1, G 2, *l-4, **1-4, G3...

Ceci permet de penser que deux cahiers de quatre feuillets chacun ont été insérés postérieurement. Une erreur de brochage survenue dans un exemplaire de la Staatsbibliotek de Munich 3 permet de lever les derniers doutes. Nous avons en effet dans cet exemplaire :

A1- 4, J1- 4, *1-4, **1-4, K1-4,...

2. H. C. Lancaster (History. of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century) pense que l'édition en « quatre actes » était postérieure, et cite Stiéfel a [who] confirms his statement ». p ;o Gall, 137

3. Bayerische Staatsbibliotek (Munich)

L'édition complète en cinq actes à laquelle nous nous référons est celle de la Bibliothèque Nationale, Yf 590, l'édition incomplète, B.N., Rés. Yf 260,


NOTES ET DOCUMENTS 87

Les deux cahiers ont été mal insérés. Il semble qu'ils aient été oubliés au moment de l'impression et donc imprimés plus tard. Curieux sèment, ces deux cahiers correspondent d'ailleurs à un saut d'un acte dans le manuscrit; la scène 4 de l'acte III commence à la page 52 mais est suivie par la scène 4 de l'acte IV à la page 55 [sic]. On ne comprend pas d'ailleurs pourquoi celle-ci est numérotée 55, alors qu'elle comporte le signe. G3 dans la suite logique du cahier « G », à moins qu'il ne s'agisse d'une erreur de numérotation, le « 5 » ayant été pris pour un «3 ». Il s'agirait alors en réalité de la page 53, la numérotation se poursuivant normalement ensuite, et de telles erreurs étant fréquentes à l'époque.

Une double erreur serait donc survenue au moment de l'impression, le typographe prenant la suite de la scène 4 de l'acte XV pour celle de l'acte III, et imprimant 53 au lieu de 55. Un sondage orthographique permet de consolider cette hypothèse assez fragile. Alors que la deuxième personne du pluriel du présent de l'indicatif est orthographiée « és » dans l'ensemble du texte de Crisante, l'orthographe « ez » se rencontre soudainement page 55 [sic] ; Nous avons :

P. 52, Crisante :

Détournés vos regards d'un objet si funeste. P. 55, Manilie :

Achevez donc Madame. P. 55, (G4), Cassie :

Ne délibérés point, frappés...

On sait par l'ouvrage de L. Febvre et H.-J. Martin 4, que les habitudes orthographiques de la première moitié du XVIIe siècle pouvaient varier avec l'imprimeur, voire avec le typographe, et que la fantaisie était la règle dans beaucoup d'ateliers. On peut donc supposer que le changement d'orthographe vient d'un remplacement de l'ouvrier, ce qui expliquerait du même coup l'erreur, ce dernier ayant dû s'absenter pour un motif quelconque. L'orthographe « ez » se retrouve d'ailleurs dans les cahiers rajoutés ensuite, sauf aux deux premières pages, numérotées 53 et 545. Tout ceci permet de confirmer l'antériorité de l'édition complète en cinq actes, et de penser quelle est la seule satisfaisante. Il reste à expliquer la provenance du texte retrouvé par Viollet-le-Duc.

En éditant les scènes manquantes de Crisante, celui-ci précise qu'il trouva finalement l'édition en cinq actes, « dans un des recueils de la Bibliothèque du Roy, encore était-elle incomplète, mais ce qui manquait dans cet exemplaire se retrouvait dans les autres » 6.

4. " Longtemps l'orthographe restera soumise aux fantaisies des protes et des compositeurs. Les auteurs peuvent se plaindre, ils ne peuvent pas empêcher cela ". (Histoire du Livre, t. I, p. 319, Paris, B.N., 1964.).

5. Il est difficile de trancher pour ces deux pages ; on trouve en effet deux fois " és " et une fois " ez » p. 53, mais aucune de ces formes p. 54.

6. Variantes de Crisante, t. TV des OEuvres, p. 740 et 741.


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Sans comprendre l'allusion à une lacune dans ce texte, nous avons retrouvé à la Bibliothèque Nationale un exemplaire de Crisante annoté par Viollet-le-Duc. L'indication Manilie se levant, jugée inutile, est raturée, et l'indication le second capitaine sort avec quelques soldats est au contraire rajoutée à la fin de la réplique de Manilie 7. Les modernisations de l'orthographe sont opérées directement sur le texte, et toutes ces modifications correspondent au texte de l'édition de 1820, ne laissant aucun doute sur l'identité de leur auteur. La numérotation de la page « 55 » a d'autre part d'abord été surchargée, et l'on peut distinguer au-dessus le numéro 57, malgré une tache d'encre. A droite figure ensuite « 56 bis », raturé et semble-t-il remplacé définitivement par 55. Le haut de cette page, probablement découpé au moment de la reliure de Crisante dans le volume, porte cependant la mention « qui précède », de la même plume. Nous pouvons penser que si cette page intéresse tant Violletle-Duc, c'est parce qu'elle ne figurait pas dans l'édition qu'il avait entre les mains. (Il se peut qu'elle ait été supprimée à cause de sa numérotation, et qu'on l'ait prise pour un double de l'autre page 55. En tout état de cause, s'il la numérote d'abord 57, c'est que ne comprenant pas immédiatement qu'il s'agit d'un texte différent, il essaie de le raccorder à celui qu'il connaissait, où devait figurer une page 56— ce que confirme la seconde correction en « 56 bis »). Le texte sur lequel il s'est appuyé aurait donc comporté les pages 53 et 54, augmenté des vingt vers introuvables pour nous et correspondant aux pages 55 et 56 8. En se rendant compte de son erreur, il revient à la numérotation initiale, « 55 ».

Nous pouvons déduire de tout ceci les hypothèses suivantes :

1. A la suite du remplacement d'un ouvrier imprimeur, un saut se produit dans le manuscrit, et l'on passe directement de III, 4 à IV, 4, en même temps que la page 53 est numérotée 55.

2. Pressé par le temps, l'éditeur décide d'ajouter simplement les pages 53 et 54, augmentées de vingt vers qui permettent un raccord provisoire. Rotrou étant probablement à Dreux, ceux-ci peuvent être rédigées par un correcteur 9.

3. Par la suite, on imprime les cahiers manquants, la numérotation des pages 53 et 54 s'expliquant par leur impression antérieure, à moins qu'on ait simplement commencé à vouloir numéroter les pages ajoutées avant de s'apercevoir de la vanité de cette numérotation.

Ces cahiers sont ensuite insérés dans les éditions, et la plupart des éditions provisoires sont retirées du commerce. Par négligence ou par accident on conserve cependant des éditions tronquées, ainsi que l'édition incomplète retrouvée par Viollet-le-Duc qui ne sait qu'en penser, et décide de publier les deux « versions ».

7. P. 55 de Yf 590.

8. Compte tenu de la mise en page, ces vingt vers occupent nécessairement plus d'une page, et pas plus de deux.

9. " Le correcteur, souvent, n'est pas un compagnon, mais un étudiant ou un homme instruit, ou même un écrivain ». (L. Febvre et H.-J. Martin, op. cit., p. 141). On sait d'autre part que l'achevé d'imprimer de la pièce date du 2 décembre 1639, et que Rotrou a acheté en novembre 1639 l'office de lieutenant-particulier au baillage de Dreux.


NOTES ET DOCUMENTS 89

Si l'édition complète en cinq actes est la seule satisfaisante pour nous (on se demande d'ailleurs quelle fantaisie aurait pu pousser le poète à écrire une version en quatre actes à une époque où les pièces suivaient nécessairement la règle des trois ou cinq actes), il est intéressant de constater une nouvelle fois la légèreté dès éditions au XIXe siècle, et de noter surtout les vicissitudes d'une pièce ayant subi à l'impression et au brochage presque tous les incidents qu'il est possible d'imaginer, fournissant à l'amateur une nouvelle illustration des « méthodes » (ou de l'absence de méthodes) de l'édition en France dans la première moitié du XVIIe siècle.

J.-P. RYNGAERT.

LE «MATIN» DE THEOPHILE DANS LE «SÉJOUR DES MUSES» (1622)

F. Lachèvre a donné des indications inexactes 1 sur un très rare recueil collectif de poésies du premier tiers du XVIIe siècle. Il s'agit du volume intitulé 2 : Le Séjour des Muses ou la Cresme des bons vers, A Lyon, Pour Martin Courant, Imprimeur et Libraire, M.DC.XXII.

La page de titre annonce que les poèmes sont « triez du meslange et cabinet des Sieurs De Ronsard, Du Perron, Aubigny Père, Aubigny Fils, De Malerbe, De Lingendes, Motin, Maynard, Théophile, De Bellan et autres bons Autheurs ». Une première constatation intéressante est que le recueil, malgré sa date, unit dans une même admiration Ronsard, Malherbe et Théophile 3. Cet éclectisme est, à cette époque, unique. On sait, en effet, que, dès 1609, Toussaint Du Bray éliminait de son Nouveau recueil des plus beaux vers de ce temps Ronsard et les « ronsardisants » 4 au bénéfice de Malherbe et de ses disciples. L'imprimeur parisien ne cessera d'augmenter le nombre des pièces de ces derniers jusqu'en 1627, date de publication du Recueil des plus beaux vers..., véritable monument élevé à la gloire de Malherbe et dé ses principaux escoliers 5. Or, parallèlement, les réimpressions du Séjour des Muses (on en connaît trois au moins/ jusqu'à la même date de 1627) restent fidèles au choix de 1622. Il n'était pas inutile de noter l'anachronique éclectisme de ce florilège, unique en son temps.

En dehors de l'intérêt historique : qu'elle présente, l'édition du Séjour de 1622, c'est-à-dire très vraisemblablement l'édition origi1.

origi1. des recueils collectifs de poésies publiés de 1597 à 1700, 4 vol. in-4°. Paris, 1901-1905, t. I, p. 71.

2. Nous verrons qu'en réalité il a bien porté ces deux titres. Lachèvre reconnaît, dans le Supplément (IV, p. 9), qu'il, a fourni des renseignements inexacts.

3. Il contient onze pièces de Ronsard, fort bien choisies, six de Malherbe, vingt de Théophile. La remarque sur Ronsard (p. 209) n'a aucun caractère péjoratif. Le séjour des Muses, comme l'a noté Lachèvre, est le seul recueil collectif publié entre 1600 et 1635 qui fasse une place à Ronsard.

4. Antoine Adam, dans son Histoire de la littérature française au XVIIe siècle, Paris, 1956, t. I, p. 23, remarque justement que l'édition de Ronsard donnée en 1623 par Claude Garnier n'est que l'émouvant témoignage d'une fidélité stérile.

5. C'est l'expression de Racan dans ses Mémoires pour la vie de Malherbe.


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nale, en tout cas la plus ancienne connue, et d'ailleurs mal connue, offre la particularité d'avoir été inexactement décrite par F. Lachèvre, et, par voie de conséquence, par les bibliographes postérieurs 6. Lachèvre, dans sa Bibliographie... (I, 71), signale, d'après un catalogue de la librairie Techener (1846), une édition de La Cresme des bons vers à la date de 1622. « Ce volume, écrit-il, de 418 pages... ne paraît se trouver dans aucune de nos grandes bibliothèques où nous l'avons cherché inutilement. Il doit constituer la première édition du Séjour des Muses... ». Effectivement ce recueil ne figure, à ma connaissance, dans aucune de nos bibliothèques publiques. Je ne l'ai pas trouvé davantage mentionné dans les inventaires des grandes collections anglaises ou américaines, et je l'ai vainement cherché dans les catalogues des libraires et des ventes publiques 7.

Dans le Supplément de sa Bibliographie (IV, 9), F. Lachèvre s'occupe à nouveau de ce volume, et signale, sous la date de 1622, un autre exemplaire avec le titre : La cresme des bons vers, 435 pages, et, sous la date de 1623, un exemplaire avec le titre : Le Séjour des Muses, 435 pages également. La rédaction de Lachèvre 8 ne permet pas d'être tout à fait sûr qu'il a bien eu sous les yeux l'édition de 1623.

En tout état de cause, nous ne trouvons finalement mention que de deux exemplaires à la date de 1622, tous deux avec le titre : La cresme des bons vers, mais dont l'un (exemplaire Techener) n'aurait eu que 418 pages. Or, nous avons personnellement acquis un troisième exemplaire daté de 1622; il compte bien, comme celui de Lachèvre, 435 pages, mais il offre la particularité de se présenter avec une double page de titre. La première indique : Le Séjour des Muses ou la cresme des bons vers, avec la liste des poètes telle que nous l'avons détaillée au début de cet article ; la deuxième, insérée trois feuillets plus loin, après une Table des Autheurs, mentionne seulement : La cresme des bons vers, titre suivi d'une énumération un peu différente des écrivains dont des oeuvres ont été recueulies (De Ronsard, Du Perron, De Malerbe, De Sigongnes, De Lingendes, Motin, Maynard, De Bellan, D'Urfé, Theophile). En fait, le recueil ne contient aucune pièce de Sigognes. Il contient bien, en revanche, les poésies des d'Aubigné, père et fils, qui ne sont pas signalés. Quant aux deux pages de titre, elles offrent les mêmes indications d'imprimeur, de lieu et de date d'impression (Martin Courant, Lyon, 1622). Aucun autre exemplaire constitué de la même façon n'avait encore été décrit.

Il faut noter que la Table des Autheurs, imprimée dans notre exemplaire entre les deux pages de titre, indique avec exactitude

6. Voir, par exemple, l'article du Dictionnaire des Lettres françaises, Paris, 1954, sous le titre : Cresme (la) des bons vers, avec l'affirmation fantaisiste, mais tirée de la Bibliographie de Lachèvre : « Recueil poétique dont la seconde édition s'appelle Le Séjour des Muses ».

7. La Bibliothèque Nationale ne possède qu'un exemplaire d'ailleurs gravement incomplet de la réimpression de 1627 (Ye Rés. 4832). L'ouvrage ne figure pas dans le catalogue des livres de F. Lachèvre vendus en 1957 (Hôtel des Ventes de Versailles, 8, 9 et 10 octobre 1957).

8. Il écrit (nous soulignons) : « Cette édition a dû être remise en circulation l'année suivante avec un nouveau titre plus exact. »


NOTES ET DOCUMENTS 91

les pièces qui sont réellement insérées dans le recueil, et qui correspondent à l'énumération des poètes de la première page de titre. Signalons néanmoins une exception pour Urfé, dont le recueil contient un seul sonnet, non inscrit dans la table ; mais le premier titre, après l'énumération des auteurs, ajoute : « et autres... ». On ne peut donc, en vérité, lui reprocher une inexactitude. Ces constatations laissent penser que le bon titre de l'édition originale pourrait bien être : Le Séjour des Muses ou la cresme des bons vers. La présence de la deuxième page de titre avec son libellé écourté et la liste erronée des auteurs est assez difficillement explicable 9, d'aur tant qu'elle figurait seule (et donc inexacte) dans les autres exemplaires à la date de 1622 décrits ou signalés par Lachèvre.

Il résulte de nos recherches que le seul exemplaire connu à la date de 1622, et sous, le double titre : Le Séjour des Muses ou la Cresme des bons vers, est celui que nous possédons.

J'ai déjà signalé l'anachronisme (ou roriginalité) de ce recueil qui, contrairement aux autres florilèges du temps, s'ouvre aussi bien, en même temps qu'aux « anciens » (Ronsard), aux contemporains célèbres (Malherbe, Du Perron, Maynard) et aux nouveaux venus (Théophile). C'est. d'ailleurs la présence de ce dernier poète qui me paraît présenter, du point de vue littéraire, un intérêt évident, intérêt qui semble pourtant avoir échappé à tous les éditeurs du Matin 10.

Le Séjour de 1622 fait à Théophile de Viau une place de choix, avec vingt poésies recueillies. Certes, on trouve antérieurement des pièces du jeune poète dans trois recueils collectifs : Le Cabinet des Muses, 1619 ; Le second livre des Délices de la Poésie Française, 1620; Les Délices satyrique [sic], 1620. Mais le groupement le plus important (celui du second livre des Délices) ne contient que douze pièces. C'est donc notre recueil qui fait, pour la première et d'ailleurs pour la dernière fois, un place aussi importante à Théophile ; il est notable, en outre, que le choix est bon. Au demeurant, avec ses vingt poésies, Théophile arrive au deuxième rang, avant Bertaut (dix-neuf), de Lingendes (treize), et seulement après Maynard (vingt-cinq) ; Malherbe ne figure que pour cinq pièces.

Néanmoins, Le Séjour des Muses ne donne aucune poésie inédite de l'auteur du Matin; on retrouve toutes celles qu'il recueille soit dans les florilèges antérieurs, soit dans la première édition connue des oeuvres de Théophile de Viau (Paris, 1621). C'est vraisemblablement cette circonstance qui, d'une façon générale, a fait négliger le recueil par tous les éditeurs et commentateurs de Théophile, d'autant qu'ils n'ont eu à leur disposition que des réimpressions du

9. On peut évidemment penser que la première page de titre était un " rectificatif », comme semble le croire Lachèvre, mais, dans ce cas, on ne comprend pas que les deux, avec la même date, figure dans, un même exemplaire.

10. C'est le cas pour M. Alleaume, OEuvres complètes de Théophile, Paris, 1856, 2 vol., et pour Jeanne Streicher, Théophile de Viau, OEuvres poétiques, 2 vol., Paris, 1951-1958. Sans doute le recueil est-il cité dans la bibliographie de l'édition des OEuvres poétiques de Théophile, (choisies) donnée par L.-R. Léfèvre, Paris, 1926, p. 255 ; néanmoins, le titre : La Cresme des bons vers renvoie évidemment à Lachèvre. En tout cas, Lefèvre n'a pas utilisé le texte.


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Séjour, puisque l'édition originale, c'est-à-dire celle de 1622, leur était inaccessible, voire inconnue 11. Or, nous pensons que le texte des poésies de Théophile donné par Le Séjour des Muses mérite d'être pris en considération, pour les motifs que nous allons exposer.

Il faut en premier lieu souligner une indication fournie par l'éditeur de 1622, en tête du choix des pièces de Théophile ; il déclare les avoir « tirées des mains de ses amis ». Un souci d'hypercritique peut nous inciter à ne pas tenir compte a priori d'une telle affirmation. Néanmoins on doit noter qu'elle n'est faite que pour deux seulement des seize poètes dont des poésies ont été recueillies : Théophile et d'Aubigné fils. Pour les autres « vers » l'auteur de l'anthologie (on ne connaît que les initiales de son nom : I.M.) se contente de les dire « triez du meslange et cabinet » de leurs auteurs, ce qui d'ailleurs n'a pas un sens très clair, d'autant que certaines pièces sont publiées dans le recueil pour la première fois 12. Si rien ne nous force donc a priori à accepter l'affirmation, rien ne nous force non plus a priori à la rejeter ou même à la suspecter.

Il existe, au contraire, un fait qui, nous semble-t-il, milite en faveur de la sincérité de l'éditeur. Le Séjour des Muses de 1622 offre, notamment pour le Matin de Théophile, quelques variantes, tant avec le texte du Cabinet des Muses (1619) qu'avec celui de la première édition connue des oeuvres du poète 13. Sans doute, ces variantes peuvent toujours être contestées, c'est-à-dire considérées comme résultant de fautes matérielles de l'imprimeur ; mais on ne saurait légitimement le faire que si l'évidence de ces fautes s'imposait. Or une étude attentive, on le verra, ne nous semblé pas permettre d'estimer qu'il en est ainsi.

Un autre élément d'appréciation vient à l'appui de la prise en considération des variantes du « Matin », outre leur apparente valeur ; c'est que la forme de l'ode, l'une des plus anciennes sans doute de son auteur, a évidemment beaucoup préoccupé Théophile, puisque nous connaissons déjà trois états du texte, celui de 1619 (Cabinet des Muses), celui de 1620 (Second Livre des Délices) et celui de 1621 (première édition des OEuvres). Nous pensons qu'il faut désormais ajouter celui de 1622 (Séjour des Muses) 14. Je me bornerai à relever ici les variantes de 1622 par rapport au texte de 1621, puisque M. A. Adam a minutieusement étudié celles de 1619. Si elles ne sont pas nombreuses, elles sont, nous semble-t-il, intéressantes 15.

11. C'est le cas notamment pour Viollet-le-Duc, Bibliothèque poétique, Paris, 1843, p. 34 (éd. de 1626) ; G. Garrisson, OEuvres poétiques de F. de Maynard, II, Paris, 1887, p. 159 (éd. de 1626) ... etc.. Antoine Adam ne cite aucune édition du recueil dans la bibliographie de son ouvrage, Théophile de Viau et la libre pensée française en 1620, Paris, 1935.

12. Voir à ce sujet les précisions fournies par Lachèvre (op. cit.). Au sujet des initiales de l'éditeur, il serait tentant de lire : I(ean) M(airet), mais en 1622, Maîret n'avait que dix-huit ans. Il était trop jeune, pensons-nous, pour s'exprimer avec l'autorité un peu ridicule de l'avis « Au lecteur s.

13. Antoine Adam (Théophile de Viau..., p. 52-53) a minutieusement étudié les variantes de Cabinet des Muses, et les corrections apportées en 1621 à ce texte « primitif ».

14. Comme nous le signalerons ci-après, le texte imprimé en 1622 dans le Séjour est généralement " bon " ; il n'offre qu'un nombre très limité de fautes typographiques.

15. Bien que nous nous limitions ici aux variantes du Matin et de la Solitude, il importe de signaler que le texte de 1622 offre d'autres variantes pour des pièces de divers


NOTES ET DOCUMENTS 93

Je joins aux variantes du Matin celles de l'ode intitulée parfois « La Solitude », tant en raison de leur intérêt que de la parenté d'inspiration et probablement de chronologie des deux pièces de la jeunesse du poète :

Le Matin vers 12 (1621) : s'unit à la couleur des cieux (1622) : s'unit à la clarté des cieux

vers 23 (1621) ou dévale chez les esprits (1622) ou devalez chez les esprits

La Solitude vers 56 (1621) que ne te soit toute évidente (1622) qui ne te soit toute évidente

vers 142 (1621) des odeurs qui m'embasmeront (1622) des odeurs qui m'embraseront

Si nous examinons d'abord les variantes présentées pour les vers 12 du « Matin » et 142 de la « Solitude », nous constatons qu'elles améliorent indiscutablement le texte de 1621. M. A. Adam 16 a déjà noté que le vers 12 du « Matin » est « déplorable ». Il ajoute : « La métaphore d'un front qui s'unit à une couleur est du pur galimatias ». La variante clarté, sans être tout à fait satisfaisante, offre une leçon qui nous semble moins mauvaise.

Il en est de même pour le vers 142 de la « Solitude ». Il est, dans le texte de 1621, au moins très plat. Une odeur qui embaume, c'est une formule voisine du truisme ; le verbe est aussi banal que possible. Au contraire, dans le texte de 1622, l'expression « odeur qui embrase » a, me semble-t-il, un caractère à la fois beaucoup plus original et poétique. Le verbe « embraser », dans le contexte, ne choque nullement, puisque Théophile évoque dans ces vers l'ardeur de ses amoureux transports 17.

La variante du Vers 56 de la « Solitude » amende une vraisemblable faute d'impression de 1621. Nous trouvons d'ailleurs la correction dans le texte de la quatrième édition des OEuvres (Paris, 1626), et les éditeurs postérieurs, à la suite de G. de Scudéry, l'ont adoptée.

Si nous nous arrêtons là pour l'instant, ne doit-on pas convenir que ces trois variantes de 1622, loin d'apparaître comme des fautes typographiques, améliorent le texte de 1621 ou le corrigent ?

Reste la variante du vers 23 du « Matin » ; elle pose un problème assez important sur l'interprétation générale de la strophe. Il faut remarquer d'abord que les vers 17-24, assez mauvais, sont, en outre, sur plusieurs points, obscurs. Les commentateurs sont loin d'être d'accord sur le sens exact à attribuer notamment à la deuxième

poètes. En ce qui concerne Malherbe, les éditeurs, contrairement à ceux de Théophile, ne les ont pas négligées (Voir notamment, Poésies de Malherbe..., 1757, par Lefebvre de Saint-Marc ; OEuvres de Malherbe, 1862-1869, par L. Lalanne ; Les Poésies de M. de Malherbe, 1936, par J. Lavaud ; Malherbe, OEuvres poétiques, 1968, par R. Fromilhague et R. Lebègue) — Notre, numérotation, renvoie à l'édition de J. Streicher (Paris, 1951, t. I).

16. Théophile de Viau..., p. 53.

17. Ce verbe est d'ailleurs employé par Théophile dans la Solitude (vers 104) pour décrire l'effet de l'amour sur la nature tout entière.


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strophe (vers 21-24). Avant d'aborder, à notre tour, la discussion, il nous paraît nécessaire d'offrir les quatre états du texte :

1619 (Cabinet des Muses) Je voy le généreux Lyon Sortir d'une caverne creuse, Herissant sa perruque affreuse, Qui fait fuir Endymion.

Sa Dame entrant dans les bocages Poursuit quelque Sanglier baveux, Ou va voir ses esprits larveux Aux Cocitiques marescages.

1620 (Second livre des Délices) Je vois le généreux Lyon

Qui sort d'une caverne creuse Hérissant sa perruque affreuse Qui fait fuyr Endymion.

Sa Dame entrant dans les bocages Compte les Sangliers qu'elle a pris, Ou dévale chez les esprits Errans aux sombres marescages.

1621 (OEuvres)

Je voy le généreux Lyon

Qui sort de sa demeure creuse... (Le texte ensuite est, sauf variantes orthographiques, celui des Délices. C'est celui qui sera repris par G. de Scudéry (1632), et, d'une façon générale, par les éditeurs postérieurs).

1622 (Séjour des Muses)

(Le texte du premier quatrain est celui de 1621) Sa Dame entrant dans les bocages Conte les sangliers qu'elle a pris Ou dévalez chez les esprits Errant aux sombres marescages.

Le texte de 1622 offre donc, pour le deuxième quatrain, une variante (au vers 3, dévalez). Si elle était la seule, elle pourrait à la rigueur passer pour une faute typographique. Mais l'étude des autres variantes nous paraît s'opposer à cette hypothèse. Rappelons qu'un éditeur aussi scrupuleux que J. Lavaud, pour son texte des poésies de Malherbe, n'a pas cru devoir écarter des variantes similaires données par notre recueil, dont il ne connaissait pourtant que la réimpression de 162718. J'ai vérifié d'autre part que la leçon de 1622 est maintenue dans toutes les rééditions du Séjour que j'ai pu consulter (1627 et 1630). Je crois enfin devoir insister sur le fait que, d'une façon générale, le texte du Séjour de 1622 est imprimé avec soin. C'est ainsi notamment que, dans les pièces de Théophile, on ne trouve, en cherchant bien, qu'un seul vers paraissant avoir été altéré par une négligence de l'imprimeur 19. Il serait difficile de faire la même constatation pour un autre recueil collectif du temps.

18. Les Poésies de M. de Malherbe, Paris, I, 1935, p. XXXIV.

19. La poésie Les Nautonniers (éd. Streicher, L p. 179) présente un vers faux, le dixième, mais la faute se retrouve dans l'édition de 1621. J. Streicher ne signale pas la variante (correcte) des éditions postérieures. La seule faute typographique se trouve dans le premier vers de la pièce Venus aux Reynes (je sors au lieu de je sortis).


NOTES ET DOCUMENTS 95

Il semble donc impossible de rejeter, pour le troisième vers du deuxième quatrain, la variante : dévalez. Cette leçon nous obLIge à discuter l'interprétation générale des deux strophes. Nous allons d'ailleurs vérifier que la discussion n'est pas tout à fait inutile.

On sait que l'ode intitulée « Le Matin », avec une contamination vraisemblable de strophes d'un autre poème dont le titre était sans doute «La Nuit » 20, est une évocation des premiers moments du jour, évocation où les notations directes sont confusément mêlées de souvenirs mythologiques. Le soleil vient de s'élever au-dessus de l'horizon 21, c'est l'aurore (strophe I-III) ; aussitôt les oiseaux chantent (strophe IV), la lune et les étoffes s'effacent (strophe V) ; l'abeille sort de la ruche pour butiner (strophe VI) ; le lion se prépare à la chasse (strophes VII-VIII) ; la bergère mène ses agneaux à la pâturé (strophe IX) ; le soc de la, charrue fend la plain (strophe x) ; les fileuses prennent leur quenouiLLe (strophe XI) ; les bêtes sauvages rentrent dans leurs tanières et l'homme se dispose au labeur quotidien (strophe XII). La strophe XIII est à la fois une exhortation et un compLIment à PHIlis, l'amie du poète.

Théophile, on le voit, souscrit dès 1619 au précepte que Boileau n'énoncera qu'en 1674 (Art poétique, II, 72). Il n'hésite pas à laisser libre cours au « désordre » de son imagination. Néanmoins, si l'on excepte une contradiction entre les strophes VII et XII, les faits notés sont caractéristiques de l'animation animale et humaine qui suit quotidiennement le lever du soleil. Certes, la présence du « généreux lion » peut surprendre, mais il ne faut pas perdre de vue que si nous sommes bien en présence d'une aurore réelle, nous sommes aussi dans un univers poétique, sur un autre plan que la réalité quotidienne. Plusieurs vers de l'ode ont déjà laissé transparaître l'aura mythologique (strophes II et III) ; aussi le « Lyon » appelle-t-il assez naturellement, à la rime, Endymion.

Jusqu'au dernier vers de la strophe VII, le lecteur ne bute, en vérité, sur aucune difficulté, C'est avec le vers suivant que l'obscurité vient fâcheusement se glisser dans les évocations de Théophile. Les variantes successives de plusieurs vers de la strophe VIII démontrent que l'auteur lui-même n'était guère satisfait de son texte. Les commentateurs ont été gênés. La plupart des anthologistes omettent purement et simplement la strophe VIII 22 ou s'abstiennent prudemment de l'éclairer par une note 23. Ceux qui se prononcent nous proposent deux interprétations, qui, d'ailleurs, s'excluent l'une l'autre. C'est le cas de Remy de Gourmont et de Jeanne Streicher. Soulignons que les deux interprétations sont possibles et sont, nous semble-t-il, les seules possibles.

20. A. Adam, Théophile de Viau..., p. 51, n.. 1.

21. Nous nous en tenons, pour cette analyse sommaire, au texte primitif, c'est-à-dire à celui de 1619, non « contaminé » (éd. J. Streicher, I, p. 195).

22. C'est le cas, par exemple, pour P. Olivier, Cent poètes lyriques, Paris, 1898 ; M. Allem, Anthologie poétique française, XVIIe siècle, Paris, s.d. ; G. Rouger et M. Duffaut, M. Régnier, Th. de Viau, Saint-Amant, Paris, s.d. (1935).

23. Voir, par exemple, Alleaume, OEuvres complètes de Théophile ; L.R. Lefèvre, OEuvres poétiques de Théophile ; E. Bisiaux, Théophile, OEuvres choisies, Paris, 1949... etc. Dans son commentaire de l'ode, M. A. Adam ne fait pas connaître son opinion.


96 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

L'expression du premier vers de la strophe : « sa Dame » est ambiguë. De qui s'agit-il ? Grammaticalement, la « Dame » peut être soit celle du « Lyon », soit, mais d'une manière un peu forcée, celle d'Endymion, nom qui termine la phrase. Si la deuxième hypothèse nous paraît un peu forcée grammaticalement, elle est aussi discutable sémantiquement, Car il n'est pas sûr que le vers 4 de la strophe constate un fait ; il peut s'agir d'une simple évocation mythologique, hors de l'espace et du temps. Autrement dit, Théophile de Viau ne veut pas nécessairement exprimer ici qu'Endymion figure bien dans son évocation du matin, mais peut-être tout simplement que la crinière léonine serait (ou a été) pour ce personnage mythologique un sujet de terreur. L'interprétation : « dame du Lyon » était certainement celle de Remy de Gourmont, qui écrivait dans la Notice de son Théophile24 : « Mais pourquoi faut-il que, dans Cette agréable description du mâtin, il fasse intervenir le généreux lion et, ce qui est pire, sa dame entrant dans les bocages ». Si l'on accepte l'hypothèse de Remy de Gourmont, on verra que les vers 3-4 offrent des difficultés d'interprétation.

Pour Jeanne Streicher, la « Dame » est celle d'Endymion 25, si évidemment, semble-t-il, pour cette érudite, qu'elle n'envisage pas d'autre solution. Dans ce cas, remarquons tout de suite que l'identification par Théophile de Diane chasseresse avec la triple Hécate, loin d'être évidente, soulève, elle aussi, des difficultés. Nous y reviendrons.

Essayons d'abord d'évaluer le sens de la strophe dans les deux hypothèses, en ne tenant compte pour l'instant que des textes antérieurs à 1622.

Supposons, avec Remy de Gourmont, que l'expression « sa Dame » désigne la compagne du lion, la lionne — ce qui, sous la plume de Théophile, n'est pas pour nous surprendre tellement. Le poète voudrait sans doute dire alors que la lionne s'est, comme son mâle, mise en chasse, et que, cette chasse s'est bien ou mal terminée. En d'autres termes, elle admire son tableau de chasse (en cas de succès), ou elle trouve la mort, soit en poursuivant le sanglier soit dans une autre circonstance. Bien sûr, il faut admettre la métaphore mythologique assez outrée du vers 3 pour exprimer la mort d'un animal ; mais c'est une outrance commune dans les oeuvres baroques en général et dans les poésies de Théophile en particulier. On pourrait ainsi traduire : « La lionne, entrant dans les bocages, compte les sangliers qu'elle a capturés, ou trouve la mort ». Les vers 3-4, dans le texte de 1619, étaient extrêmement confus et particulièrement obscurs, mais précisément le poète les a corrigés. Tout compte fait, l'interprétation de Remy de Gourmont se fonde sur l'acceptation d'une métaphore outrée, mais il suffit de se reporter par exemple à une autre oeuvre de jeunesse de Théophile, l'« Ode au Prince d'Orange » (éd. J. Streicher, I, p. 39) pour constater que le poète ne reculait pas devant les métaphores les plus outrées.

24. Rémy de Gourmont, Théophile, Paris, 1907, " Collection des plus belles pages », p. 9. La notice est reprise dans les Promenades littéraires.

25. Voir la note 2 à la page 14 de son édition (I),


NOTES ET DOCUMENTS 97

Si l'on supposé, au contraires avec Jeanne Streicher, que l'expression « sa Dame » désigne celle d'Endymion, c'est-à-dire Diane, il faut admettre que cette déesse des bois est bien assimlée par Théophile à la triple Hécate. Or, suivant les mythologues, seule l'Hécate simple, divinité lunaire et bienfaisante, serait souvent identifiée avec Diane-Artémis, mais la triple Hécate, infernale et malfaisante, ne se confondrait guère qu'avec Perséphone. Ajoutons que nous avons vainement cherché, dans les autres allusions de Théophile à Diane, et notamment, dans l'« Epistre d'Acteon a Diane » 26, une référence à l'aspect infernal de Diane-Artémis, assimlée à la triple Hécate. Or, cette assimilation est nécessaire pour donner un sens a la strophe, qui, dans cette hypothèse, peut se ; traduire ainsi : «Diane, entrant dans les bocages, compte lés,sangliers qu'elle a capturés, ou descend chez les esprits infernaux ".

Nous devons avouer que le brusque passage de l'aspect sylvestre à l'aspect infernal de la déesse est, dans cette évocation gracieuse du matin, fort insolite.

Il est même permis, nous semble-t-il, d'insister sur ce caractère insolite puisque nous trouvons, inséré dans le Traicté de l'immortalitéde l'ame (Ed. Alleaume, I, p. 40), une sorte de « raccourci 4, en quatre strophes, des principaux thèmes érotico-descriptifs du «Matin». Or, si Théophile y évoque bien Diane (strophe II), il s'agit uniquement de la déesse lunaire, de sa jeunesse, de sa beauté ; sans aucune référence à son aspect infernal :

Diane, qui luit dans les cieux, Tousjours jeune, amoureuse et belle...

On peut donc estimer que, si, dans le « Matin »,Diane est bien identifiée par Théophile avec la triple Hécate, c'est une allusion unique, et l'on ne comprend pas qu'elle soit faite dans un contexte qui s'y prête aussi mal que possible.

Mais peut-on juger plus satisfaisante, dans l'hypothèse de Remy de Gourmont, l'allusion à la mort accidentelle de la « dame du lion» ? Cette mort est également assez inattendue. Il est permis, au demeurant, d'objecter à cette interprétation que la lionne ne prend pas les sangliers, mais qu'elle les tue et les dévoré ; et l'on voit mal, il faut l'avouer, Cette bête féroce « compter » les pièces de son tableau de Chasse. Néanmoins, à cette objection Antoine Adam, après H. Carrington Lancaster, a, nous semble-t-il, répondu en invoquant, d'une part, les « anthropomorphismes enfantins » et, d'autre part, le « symbolisme » 27 de la poésie lyrique de Théophile. Il nous suffira de rappeler, sans vouloir épuiser le sujet, dans Les Amours tragiques de Pyrame et Thisbé, le « rocher... esclatté de dueil » (Ed. Alleaume, II, p. 140), l'arbre « touché d'un desespoir visible » (p. 140), et le trop fameux poignard qui « rougit » de sa trahison (p. 142). On trouve aussi, dans la Maison de Sylvie, des rossignols curieusement doués de qualités et de sentiments humains

25. Ed. Alleaume, II, p. 391-410. Dans toutes les autres allusions que j'ai recensées (une dizaine) Diane est lunaire ou sylvestre, jamais infernale.

27. A. Adam, Théophile de Viau..., p. 145 et 255-256.

REVUE D'HIST. LITTÉR. DE LA FRANCE (73e Ann.). LXXIII. 7


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(ode VIII, en particulier). Dans l'univers poétique 28 de Théophile, baroque et souvent bizarre, où la « générosité » du lion a déjà conféré à ce fauve un aspect plus ou moins humain, est-il interdit d'accorder le même privilège à la lionne, « sa dame » ?

A la vérité, le seul argument véritablement opposable à l'interprétation de Remy de Gourmont, c'est le texte de 1619 (Cabinet des Muses). Quelles que soient sa gaucherie et son obscurité, il laisse entendre que la « dame » qui « va voir ses esprits larveux » ne peut guère être que Diane-Hécate. Or, nous le savons, Théophile a profondément remanié la strophe dès 1620 ; nous savons aussi que, selon toute vraisemblance, il n'a jamais surveillé personnellement, tout au moins d'une façon assidue, les éditions dé ses oeuvres 29, Nous nous permettons donc une conjecture : le poète, se rendant compte de la grave incohérence de ce brusque passage de l'aspect sylvestre à l'aspect infernal de la déesse, a modifié non seulement la forme mais aussi le sens des vers, et, dès avant 1622, il pensait : « pris ou devalez », mais les imprimeurs de 1620 et de 1621, suivant peut-être une copie manuscrite qui n'était pas forcément de la main de Théophile, n'ont pas mis, au deuxième participe, la marque du pluriel. La bonne leçon serait donc celle de 1622.

Si l'on rejette cette conjecture, il est évident, nous semble-t-il, que les deux seules interprétations possibles, avec les textes de 1620 et 1621, souffrent, pour les vers 3 et 4 de la strophe, d'une réelle incohérence — encore que cette incohérence puisse, à la rigueur, s'admettre dans le désordre général de l'ode.

Cela dit, il suffit d'accepter de tenir compte de la variante au vers 3 offerte par le texte du Séjour des Muses (dévalez) pour éclairer le sens de la strophe, puisqu'on dispose alors de cette traduction : « Sa dame (quelle qu'elle soit), entrant dans les bocages, compte les sangliers qu'elle a capturés ou tués ».

Nous venons d'écrire : « sa dame (quelle qu'elle soit) », mais il est sans aucune doute préférable de s'en tenir à l'interprétation de Jeanne Streicher, conforme d'ailleurs à la seule explication satisfaisante du texte de 1619, c'est-à-dire qu'il faut bien voir dans «sa dame», malgré les objections grammaticales et sémantiques que nous avons soulevées en faveur de Remy de Gourmont, la dame d'Endymion, la déesse Diane, mais Diane « tousjours jeune, amoureuse et belle » — et non pas nécessairement, soulignons-le, Diane identifiée avec la triple Hécate.

On le voit, en acceptant la variante du Séjour des Muses, on peut supprimer ou tout au moins atténuer une incohérence choquante dans l'ode gracieuse où Théophile, grâce à des « prises de vue qui se suivent sans ordre » 30, a traduit en images brillantes le réveil matinal d'un univers édénique, aussi fraîchement coloré que le jeune visage de l'amie du poète.

IRÉNÉE-MARCEL CLUZEL.

28. Cet univers est évoqué, en termes lyriques mais d'une façon très juste, par Théophile Gautier (Les Grotesques, éd. 1853, p. 120-121).

29. Voir A. Adam, Th. de Viau, p. 199 et suiv. ; J. Streicher, Th. de Viau, I, p. XVI.

30. Raymond Lebègue, La Poésie française de 1560 à 1630 ; deuxième partie, Malherbe et son temps, Paris, 1951, p. 116.


NOTES ET DOCUMENTS 99

LA LIAISON MUSSET-SAND

M. Henri Guillemin s'est institué pourfendeur des gloires littéraires, et historiques à l'occasion, de la France. Il à exécuté ainsi tour à tour Alfred de Vigny, Benjamin Constant, Chateaubriand, Jeanne d'Arc, Victor Hugo, Dideot, Voltaire. Au passage, il ne dédaigne pas de distribuer quelques rafales à tel ou tel qui se trouve dans l'axé de son tir : Thiers, Jules Fayre, André Gide. Mais son gibier préféré demeure George Sand. Il a d'abord déniché avec gourmandise une lettre d'elle inédite, à Marie Dorval, enrichie d'une, annotation acerbe de Vigny, qui a fait l'objet d'un article sous un titre alléchant, sentant d'une lieue son acte d'accusation : « Une pièce au dossier » 1. Puis, découvrant qu'elle n'avait pas admiré béatement Gambetta ni la Commune — péché capital —, il l'a fustigée d'importance dans un article indigné 2. Après, quoi il a cuisiné pour une édition d'Elle et Lui une préface paradoxale : cent vingt-neuf pages pour écraser l'oeuvre qu'il était chargé de présenter (et qui n'en occupe guère davantage) 3. Je suppose qu'il ne s'est pas arrêté en si bon chemin, que d'autres articles m'ont échappé, de même que le texte des conférences qu'il promène, en France, et à l'étranger de préférence, pour les besoins de son entreprise de démolition. On me dit que sa gouaille y fait merveille, qu'un public avide de cancans et d'aperçus grivois lui réserve le meilleur accueil et s'en va, charmé d'avoir appris, d'une bouche si autorisée, qu'il n'y a pas de grands hommes, que derrière le talent se cachent des âmes basses, que le bronze masque la pourriture. C'est si rassurant pour les médiocres de rencontrer chez un écrivain la confirmation d'une idée qui les démange, mais qu'ils n'osent pas toujours s'avpuer : à savoir que tout ce qui dépasse peut être ramené à leur niveau. Cela leur donné bonne conscience. L'admiration leur pesait. Qu'à cela ne tienne : M. Guillemin les en débarrassera, et sans douleur.

M. Guillémin, jugeant peut-être que sa préface à Elle et Lui n'avait pas fait assez de bruit, en donné une seconde mouture dans un ouvrage à plus fort tirage 4, La Liaison Musset-Sand. On ne répète jamais assez les bonnes choses, et déjà M. Guillemin avait recommencé sa diatribe sur l'attitude de George Sand en 1871, sous le titre expressif « Les Farces et attrapes de l'histoire. Madame Sand amie du peuple » 5.

Cette refonte du pamphlet initial, dont elle réproduit des pages entières, s'est enrichie d'une découverte qui fait exulter l'auteur, et dont il m'est sûrement reconnaissant, mais pas au point de m'épàrgner son venin quand l'occasion s'en présente. Car c'est moi qui lui

1. Journal de Genève, 12 avril 1942.

2. Le Figaro littéraire, 9 avril 1955, puis dans A vrai dire, Paris, Gallimard, 1956.

3. George Sand, Elle et Lui, avec une préface de Henri. Guillemin, Neuchâtel, Ides et Calendes, 1963.

4. Henri Guillemin, La Liaison Musset-Sand, Paris, Gallimard, 1972.

5. Tribune de Genève, 13 mai T970. J'aurais dû citer aussi une " Sainte George Sand » dans le Journal de Genève des 2-3 février 1963. On en devine l'intention cachée sous le titre dérisoire.


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ai fourni une arme sans pareille, en révélant que George Sand, vers 1860, a récrit plusieurs de ses lettres à Musset et Pagello, et procédé à des altérations et suppressions. Ce qui ne m'empêche pas d'avoir l'honneur d'une place dans la galerie des victimes de M. Guillemin. Voici le passage où je suis pilorié, dans l'article dont je viens de parler :

L'excellent, le touchant M. Lubin, sandiste inconditionnel (et dont il faut saluer l'admirable application qui nous vaut, de sa part, une grande et précieuse édition de la Correspondance) 6 résume comme suit la politique de la dame : Un communisme évangélique.

A n'y pas croire, mais c'est ainsi ; et le plus drôle est que M. Lubin, sans qu'il soit possible d'en douter un instant, s'exprime en toute conscience, en absolue sincérité ; tant il est vrai que la passion est aveugle, et qu'avec elle les yeux cessent d'être faits pour voir et les oreilles pour entendre.

C'est pourtant l'inconditionnel, l'aveugle qui n'a pas mis sous le boisseau, comme d'autres l'auraient fait peut-être, une découverte assez nuisible à la réputation de George Sand, et que les antisandistes inconditionnels s'empressent d'exploiter. C'est qu'à la différence de certains je n'ai qu'une passion, celle de la vérité, même si elle doit aller contre mes sympathies et mes thèses, et qu'un souci : celui d'écouter toutes les parties, tous les témoins, dans ces grands procès qui se déroulent devant nous, pas seulement les témoins de l'accusation, mais aussi ceux de la défense, sans oublier les avocats.

Ce n'est pas la méthode de M. Guillemin. Les grands mots qui font balle : faussaire, imposture, truquage, arrivent tout de suite sous sa plume. Puisqu'il m'a lu, il a dû voir que j'avais avancé trois hypothèses pour expliquer les altérations des lettres. Pourquoi ne choisir que la plus défavorable ? J'écrivais en 1966 :

Trois hypothèses sont possibles quant aux passages supprimés :

— ils étaient nuisibles à la mémoire d'Alfred ou de tiers (version George Sand) ;

— ils étaient nuisibles à George seule ;

— ils étaient nuisibles à la fois à elle et aux autres.

Les ennemis de G. Sand (elle en a toujours) sauteront à pieds joints sur. la deuxième hypothèse 7.

On voit que M. Guillemin n'a pas voulu me faire mentir !

Et je concluais en adoptant, quant à moi, la troisième, ce qui est tout à fait, on le voit, l'attitude d'un inconditionnel. Toujours inconditionnel, je blâmais énergiquement (le mot y est) George Sand de ces caviardages, comme l'avait fait Émile Aucante en 1864, quand elle lui avait expliqué ses motifs :

Elle me dit que les parties retranchées se rapportaient, les unes à des tiers, d'autres à des questions d'argent, et d'autres à des choses dont la mémoire de Musset aurait pu avoir à souffrir, que d'ailleurs lui-même lui avait donné l'exemple en coupant le premier, avec des ciseaux, deux ou trois passages qui eussent été désagréables pour certaines personnes 8.

6. On m'excusera de ne pas tronquer la citation de ce qu'elle contient de louangeur : il ne fallait pas que je fusse exposé au reproche que je fais souvent à M. Guillemin dans cet article.

7. George Sand, Correspondance, t. II, Paris, Garnier, 1966, p. IV.

8. Ibid., p. III. Noter que quelqu'un avant moi avait dévoilé ces mutilations : George Sand elle-même, non seulement à Aucante, mais à Sainte-Beuve, dans une lettre connue


NOTES ET DOCUMENTS 101

« A d'autres ! » objectera M. Guillemin. « Vous n'avez que la parole de la dame, et On sait ce qu'en vaut l'aune ! » Eh bien, il se trouve que nous avons aussi quelques autres témoignages, car nos yeux sont faits pour voir et nos Oreilles pour entendre, et nous allons les livrer au lecteur. M. Guillermin aurait pu les trouver aussi bien que moi, ceux que j'ai déjà publiés comme ceux qui sont encore inédits ;

De Maxime Du Camp à Spoelberch de Lovenjoul:

Ce que vous me dites des lettres de Musset conservées par G. Sand est bien curieux. La malheureuse a eu peur de Paul et n'a pas voulu se dessaisir de ses armes qui eussent été terribles: La véritable histoire de Sand et de Musset ne sera jamais que soupçonnée : il faudrait en dévoiler le secret, la partie honteuse, et c'est un courage que pour ma part, je n'aurai jamais, quoique j'en sache long à cet égard 9.

De Maurice Clouard, le biographe de Musset, au même :

L'impression générale qui ressort pour moi du dossier ne fait que m'affermir dans ma première idée, que tout ce qu'on a dit est faux, et que les personnes qui en ont parlé n'ont pas dit la vérité, les unes par ignorance, les autres par intérêt ou par esprit de vengeance. Pour ce dernier point je vous dirai de vive voix ce dont il s'agit, car cela s'applique au frère et à la femme de ce frère surtout, qui à joué un fort vilain rôle dans toute cette affaire. De plus, il faudra que vous connaissiez un détail physique de Lui, qui vous donnera l'explication de certains reproches qui lui ont été adressés par les partisans de l'autre, mais non par Elle qui savait à quoi s'en tenir là-dessus 10.

D'Hetzel à George Sand, pendant la publication d'Elle et Lui :

Vous avez bien fait de penser à répondre dans la Revue des Deux Mondes aux sottes histoires qui ont couru depuis la mort d'Alfred de M.

Quand je pense qu'on a voulu faire mourir d'un sentiment méconnu ce pauvre et malheureux être, le plus effroyablement personnel et égoïste qui ait jamais passé sous mes yeux, à qui je n'ai, pas vu un élan en trois ans que j'ai essayé de le remettre sur ses pieds, un élan vers le bien désintéressé, j'enrage. Ah ! que de fois si j'eusse pu parler pour vous, j'eusse pu le faire. Ce qu'il m'a dit ressemble si peu à cette Confession d'un enfant du siècle qui fut un plaidoyer menteur il..

Du même à la même :

Ceux qui ne l'ont pas connu, le lui dont vous parlez et qui ont trouvé bon qu'on vous fît à sa mort responsable de ses fautes, ceux-là reprocheront à elle d'avoir brossé de lui ce portrait, ils ne sauront [pas] que ce portrait est sublime de clémence, et que le malheureux qu'il idéalise pour tous ceux

depuis 1897. " J'en voudrais retrancher tout ce qui est reproche d'elle à lui [...] J'ai fait, dans la partie que j'ai recopiée moi-même, [c'est moi qui souligne] les suppressions nécessaires, et j' ai même coupé aux ciseaux dans les autographes tout ce qui pouvait blesser et compromettre des tiers, E (George Sand, Lettres à Alfred de Musset et à Sainte-Beuve, Paris, Calmann-Lévy, 1897, p. 241.) N'y a-t-il pas une différence à établir entre le faussaire qui brouille ses traces afin de tromper tout le monde, et celui qui, au risque de se faire mal juger, se démasque lui-même ? Jusqu'à quel point d'ailleurs un particulier n'a-t-il pas droit de censure sur ses propres écrits ?

9. De Baden-Baden, 8 octobre 1882 (coll. Lovenjoul, G 1169, dossier Du Camp, pièce 11), publié dans Correspondance, t. III, p. 812, n. 1).

10. Lettre du 16 septembre 1890 (coll. Lovenjoul, G 1163, dossier Clouard, pièce 166), publié comme ci-dessus. 11. De Paris, 12 février 1859 (coll. Lovenjoul, E 896, fol. 3 V°).


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qui l'ont vu de près, s'il fut un amant exécrable, fut un pire ami, un fils pire, un frère pire, un citoyen pire encore.

J'ai fait comme homme, comme ami pour lui ce que vous avez fait pour lui comme femme.

Même effort, plus désintéressé encore ! Il n'est resté que de la boue à mes mains d'avoir essayé de ramasser cet homme.

Il n'était pas pervers, dites-vous. Il n'était pas méchant. C'était bien pis ! il était né empoisonné, il était naturellement pourri. [...]

Il n'a jamais eu un bon sentiment que pour l'exprimer. Cela a été un chanteur de belles choses, un acteur de mauvaises. [...]

C'est un garçon qui a eu des maîtresses, des Marions, des idées, mais d'amour, mais de passion, mais de sentiments, jamais.

La sensation physique a été tout son coeur.

Allez, vous êtes bien bonne pour ce mort. [...]

D'après vous c'est un phénomène, d'après moi il ne fut qu'un monstre.

Tel qu'il est, votre livre est tout ce qu'il pouvait être, il n'y a que deux êtres au monde, peut-être, vous et moi, qui puissions dans l'intimité d'une lettre remuer la vase que vous avez bien fait de ne pas agiter devant le public 12.

Du même à la même :

Paul qui a pensé de son frère avant nous tout ce que nous en avons pensé successivement après lui, qui avait renoncé avant nous, va trouver bon évidemment de faire le frère passionné sur cette tombe. [...]

Il savait le contraire, lui qui m'a dit cent fois qu'il serait heureux de vous revoir, qu'il vous avait toujours gardé une vive amitié 13.

Du même à la même :

Il [Paul] oublie bien vite que quand vous avez connu son frère, il désespérait déjà de lui, il avait déjà, comme on dit, donné sa langue aux chiens ! De même, quand j'ai pendant trois ou quatre ans essayé de redresser Alfred, que faisais-je ? J'essayais ce à quoi son frère Paul avait depuis longtemps renoncé. Il fallait voir le sourire de ce grand glaçon-là quand il me voyait à l'oeuvre. Cela voulait dire : « Vous êtes bien jeune, vous y perdrez votre latin [...] ».

J'ai une fois à 4 heures du matin rencontré Alfred à la porte d'une maison de filles de la rue St-Marc, il pleurait. Il avait été si ignoble dans cette maison qu'on l'avait flanqué à la porte. Il pleurait comme Adam à la porte du paradis perdu. C'est la seule fois que je l'ai vu pleurer. Vous l'excusez parce qu'il buvait. Mais c'est son excuse qui est sa faute I 4.

N'ayant que peu de goût pour de tels déballages, j'aurais préféré n'avoir jamais à me servir des terribles — et irrécusables — témoignages d'Hetzel. Je le fais sans plaisir, car je n'ai rien, moi, contre Musset, mais l'acharnement que met M. Guillemin à charger la partie adverse nous amène à apporter ce faisceau d'opinions concordantes qui modifie singulièrement l'éclairage des scénarios qu'il nous propose. J'ai mes preuves en mains, moi aussi.

Preuves en mains... Ce n'est pas une des moindres prétentions de notre « historien » que de prétendre à un absolu respect de la vérité, appuyée sur des documents. Lui qui reproche sans cesse (et non sans raison) à George Sand son autolâtrie, son affectation de vertu, lui qui cite avec dérision des phrases comme celle-ci : « L'amour

12. De Bruxelles, 14 mars 1859 (coll. Lovenjoul, E, 896, fol. 7-8).

13. De Bruxelles, 11 ou 12 avril 1859 (coll. Lovenjoul, E 896, fol. 9-10).

14. De Bruxelles, 22 avril 1859 (coll. Lovenjoul, E 896, fol. 26-28).


NOTES ET DOCUMENTS 103

du vrai et du bien me consume», il a des professions de foi très semblables, U se donne pour un serviteur impeccable de la vérité. En voici une :

Je voudrais que parût toute simple cette affirmation d'Etiemble : " Nous qui acceptons la vérité, quelle qu'elle soit ... » et que si même cette vérité, peut-être bien, le contrarie, le critique ne fît pas semblant d'ignorer qu'elle existe. Est-il donc tellement compliqué d'être franc? Est-ce que ce n'est pas la règle même, évidente au point qu'on s'étonne d'avoir à la formuler, la loi première, la base dé l'histoire littéraire ? [...] L'histoire n'est pas un art d'agrément. Elle a pour unique objet la détection, souvent malaisée, du vrai 15.

Il est très louable d'annoncer ainsi la couleur d'entrée de jeu. Louable et adroit. A force de le dire, M. Guillemin arrive à en persuader même ceux qui le désapprouvent. Je viens de lire un article où, tout en critiquant ses prises de position, on donne un coup de chapeau à cet historien scrupuleux : « Tout ce qu'il avance est appuyé sur des documents irréfutables » 16.

Irréfutables? Hum ! Peut-être y a-t-il lieu ici à démythifier. Car enfin, outre son curieux système de citations, qui consiste à entremêler les textes et les réflexions qu'ils inspirent à l'auteur, le tout bien imbriqué, pour ne laisser au lecteur aucun recul de réflexion personnelle, en les truffant aussi de sic répétés et toujours dénigrants, M. Guillemin abuse des textes tronqués, des rapprochements forcés, des interprétations tendancieuses, des omissions aussi. Nous avons lu tout à l'heure sous sa plume que le critique ne doit pas faire semblant d'ignorer la vérité qui le contrarie. Pourquoi oubliet-il souvent cette belle règle de déontologie?

Prenons d'abord son pamphlet, ses pamphlets contre l'auteur du Journal d'un voyageur pendant la guerre, puisqu'il y revient sans cesse, et même dans son dernier livre sur la liaison Musset-Sand. Les entorses à la vérité n'y manquent pas. On commence par présenter G. Sand comme une capitaliste, une châtelaine, ayant une âme de propriétaire rapace. Peu importe que tout au long de sa vie des textes innombrables prouvent qu'elle a été la providence de son village, que les pauvres y ont été assistés par elle sans défaillance, que, lors du terrible hiver 1846-1847, elle a nourri jusqu'à soixante bouches de miséreux 17. De tout cela M. Guillemin n'a cure. Il lui arrive même d'user de gros sous-titres qui forcent le sens du texte qu'ils coiffent. Par exemple, en tête d'un paragraphe, on lit : «L'amour féroce de la propriété», comme s'il s'agissait d'un vice de G. Sand, et l'on constate qu'elle avait simplement écrit : «Au moins le paysan a l'amour féroce de la propriété... » 18.

Autre procédé ; à Nohant, loin du drame qui se joue à Paris en 1871, G. Sand ne peut évidemment connaître les événements ,que par les feuilles de Versailles, les seules qui lui parviennent. Dans son Agenda, elle note les principaux faits de la guerre evile, tels qu'ils viennent à sa connaissance. Par exemple, le 2 avril 1871 : « La

15. A vrai dire, p. 7-8.

16. Nouvelles littéraires, n° du 31 juillet au 6 août 1972, article de Jean Dutourd.

17. Correspondance, t. VII, p. 546.

18. Tribune de Genève, 13 mai 1970.


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Commune [...] condamne à mort sans tribunaux ». Commentaire de M. Guillemin entre crochets : « pure calomnie », comme si elle était en mesure de vérifier l'exactitude de cette information 19.

A trois reprises au moins, M. Guillemin se déclare « horrifié » parce qu'il a découvert, à côté du Journal d'un voyageur publié, le vrai journal de 1871 dans les Agendas conservés à la Bibliothèque nationale. C'est aberrant ! Les Agendas ne sont pas un vrai journal, mais des notes très cursives, parfois en style télégraphique, sur tous les sujets possibles (température, maladie, événements locaux ou familiaux, visites, travail, promenades, etc.). Depuis quand reproche-t-on à un écrivain de ne pas nous livrer ses carnets de notes, ses « gardemanger » au lieu d'une oeuvre élaborée ? Pour qui connaît ces Agendas, c'est un procès de tendance que fait ici M. Guillemin. D'ailleurs il dénature les faits en accusant la romancière d'avoir caché ses opinions sur la Commune et les communards : c'est ne tenir aucun compte de la succession des événements.

En effet G. Sand a envoyé le manuscrit du Journal d'un voyageur à Buloz en trois fois : le 22 février, les 5 et 14 mars 20. La dernière page est datée du 10 février. La Revue des Deux Mondes le publiera dans ses numéros des 1er, 15 mars et 1er avril, sous le titre Journal d'un voyageur pendant la guerre. Pendant la guerre, ne l'oublions pas. Jamais il n'a été question, ni dans l'esprit de Buloz, ni dans celui de G. Sand, de prolonger l'ouvrage au-delà de l'armistice ; la publication aurait été périlleuse et même tout à fait impossible à Paris, où la Commune savait bien interdire les feuilles qui lui étaient défavorables.

Voilà ce que M. Guillemin, depuis 1955, impute à crime à George Sand, chaque fois qu'il reparle d'elle.

Le prince Napoléon (Jérôme) « est exactement l'homme qui lui convient, l'opposant pour rire, etc. » 21. Je ne ferai pas à M. Guillemin, éditeur et connaisseur de Victor Hugo, l'injure de croire qu'il n'a pas lu l'Histoire d'un crime. Il sait par conséquent que le « prince rouge » est venu proposer au poète, le 16 novembre 1851, de faire arrêter Louis-Napoléon 22. Il n'ignore pas non plus que le discours d'Ajaccio, du 15 mai 1865, qui fit un bruit énorme, valut à l'orateur un blâme sévère de l'Elysée, à la suite de quoi il abandonna ses fonctions officielles.

« La tentative Hohenzollern de nous encercler par l'Espagne, l'expansion vorace de la Prusse, les desseins trop clairs de Bismarck à l'égard de l'Alsace et de la Lorraine, tout cela ne l'intéresse pas » 23. Affirmation contredite par le Journal d'un voyageur, p. 20 et 242.

« La mévente des produits agricoles la tourmente bien autrement et l'effroi d'un soulèvement possible des paysans » 24. Faux : G.

19. Ibid.

20. B.N., N. a.fr. 13662, fol. 31-32. L'acte de naissance de la Commune est du 18 mars.

21. A vrai dire, p. 151.

22. Victor Hugo, Histoire d'un crime, 4e partie, chap. X.

23. A vrai dire, p. 151-152.

24. Ibid., p. 152.


NOTES ET DOCUMENTS . 105.

Sand a des fermiers et n'exploite pas directement. Si elle craint famine et misère, c'est pour les paysans qui l'entourent.

Voyons encore comment M. Guillemin sollicite les textes : un subtil décrochage chronologique donnera à penser que G. Sand n'a en vue, en écrivant son Journal d'un voyageur, que l'argent : « Les opinions de George Sand, à l'heure du combat, cela doit se vendre, et Bulôz paye bien : « On me donne, à la Revue des deux Mondes, 41 fr. 25 la page » indique-t-elle à Ch. Edmond qui lui a fait des offres pour Le Temps » 25. Mais cette lettre à CharlesEdmond est du 23 juillet 1871, soit longtemps après « l'heure du combat» et la publication dans là Revue, ce qu'on se garde bien de dire.

Voici un petit passage (il y en a d'autres) que M. Guillemin a «oublié», alors qu'il présente G. Sand comme avide du sang des vaincus de la Commune. : « Le lâche bourgeois qui a tout subi voudrait à présent tout tuer. Fusille-t-on toujours sommairement? C'est à craindre, on ne le dit pas » 26.

Lorsqu'il manie la férule à propos d'une note du 8 avril 1871 : « La Commune continue à emprisonner, à piller», en mettant entre parenthèses : « Emprisonner, exact; piller, faux » 27 peut-être devrait-il aussi mettre en regard la notation du 20 avril. Annonçant le retour d'un enfant du village, Pierret Caillaud, concierge à Paris qu'il a fui depuis quinze, jours, G. Sand inscrit : « Déjà on pillait partout, dit ce témoin oculaire » 28. On croyait que M. Guillemin n'avait pas peur dès vérités qui le contrarient.

Lui qui va criant à l'imposture quand G. Sand fait des coupures dans ses propres lettres, pourquoi supprimè-t-il une partie importante d'une phrase relative à Garibaldi ? Voici ce que je lis dans l'Agenda : « Proclamation de Garibaldi, avec la signature de Bordone sous la sienne. Quel scandale et queue douleur de voir le héros devenir gâteux ! » 29. Les mots soulignés sont ceux que M. Guillemin a oubliés. Ce Bordone est un assez louche aventurier qu'on est bien placé à La Châtre pour connaître, car il y a commis des escroqueries. Ce qui indigne G. Sand, c'est que Garibaldi, ce héros qu'elle admire, a qui elle a consacré une brochure en 1860, se soit laissé circonvenir par Bordone. D'autres passages de l'Agenda confirment cette interprétation : « 12 mars : Moi je ne lui pardonne pas B... » « 12 septembre : Bordone publie la campagne de Garibaldi. Il est son historiographe. Shame ! » 30. Ce qui importe à M. Guillemin, c'est de faire passer G. Sand pour un adversaire du grand patriote italien.

Il y a dans ses citations plus d'erreurs de lecture que sa réputation ne le comporte : démettre pour dessaisir, cohésion pour adhé25.

adhé25. .

26. B.N., N. a. fr. 24832, à la date du 7 mai.

27. Tribune de Genève, 13 mai 1970.

28. B.N., N. a. fr. 24832, à la date du 20 avril.

29. Ibid., à la date du 7 février.

30. Ibid., aux dates indiquées.


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sion, loyauté pour légalité, crimes pour mines, fouille pour fusille 31 : cette dernière n'est sûrement qu'une faute de typographe, car le texte exact apportait de l'eau au moulin Guillemin. Mais l'écriture de G. Sand est quelquefois difficile à déchiffrer dans les Agendas de cette époque. On ne chicanera pas non plus sur un changement qui tendrait à prouver qu'il y avait des défections dans les rangs versaillais : « 5 avril. Les insurgés Croyaient fraterniser avec les insurgés de la troupe » 32, alors que l'Agenda dit seulement : « ... avec la troupe ». Tous ceux qui écrivent savent que leur pensée est souvent trahie lorsqu'elle arrive au stade de l'imprimé.

Mais il y a plus surprenant et qui touche à la sûreté de l'information. Où M. Guillemin a-t-il vu que G. Sand « arrache de son album Sketches and Hints telle lettre de Latouche de septembre 1831 qu'elle ne veut pas voir subsister » ? 33. C'est de pure invention. L'album, dont je connais chaque page, n'a jamais contenu une lettre de Latouche. Celle que M. Guillemin paraît viser et qu'a publiée Pierre Reboul 34 n'a pas été supprimée. Elle existe et subsiste à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, sous la cote G 4442 du fonds Sand. Le haut de la page est mutilé de quelques lignes, pour des raisons probablement anodines (communication d'un fragment à un tiers, par exemple : Hortense Allart procède ainsi souvent, hélas ! — ou bien Latouche y faisait peut-être allusion à Sandeau, et G. Sand ne tenait pas à ce que son mari y jetât les yeux). Relative à un travaU de librairie, cette lettre ne pouvait être compromettante que dans cette hypothèse.

Où M. Guillemin prend-il que le texte des Sketches and Hints intitulé «Traduction» a été révélé par Pierre Reboul 35? Il est tout entier dans le Journal intime de 1926, p. 159-160.

Erreur encore : Le Secrétaire intime n'a jamais été dédié à Boucoiran 36, ni dans l'édition originale, ni dans aucune autre. En vue de l'édition complète projetée en 1875 et qui n'a pas vu le jour, G. Sand avait pensé le dédier à Scipion du Roure. Pourquoi Mme Lacouture, qui était la femme de chambre de G. Sand dans la préface à Elle et Lui due à M. Guillemin (p. 83) dévient-elle, dans La Liaison Musset-Sand, p. 147, la domestique ou gouvernante du poète ? De celui-ci relisons les Stances burlesques à George Sand :

George est dans sa chambrette ... La mère Lacouture Accroupie au foyer Renverse la friture Et casse un saladier...

31. Voir dans l'ordre A vrai dire, p. 153, 157, 160 ; Tribune de Genève, 13 mai 1970 ; A vrai dire, p. 168.

32. A vrai dire, p. 160.

33. La Liaison Musset-Sand, p. 16.

34. George Sand, Lélia, Paris, Gamier, 1960, p. LV, n. 1. Je crois cette lettre bien antérieure et j'aurais tendance à la dater de fin juillet.

35. La Liaison Musset-Sand, p. 41.

36. Ibid., p. 69. Félicitons cependant M. Guillemin d'avoir renoncé dans son dernier volume à une erreur de la préface d'Elle et Lui. Il n'y faisait d'ailleurs que suivre des devanciers abusés. G. Sand n'a pas conduit Musset jusqu'à Vicence. L'autographe est


NOTES ET DOCUMENTS 107

ainsi que la lettre de G. Sand du 19 juillet 1834 37 qui ne laisse pas de place au doute.

Une remarque surprenante à propos du Malgache, Jules Néraud : « S'il est effectivement, pour sa part, de la « classe moyenne », et tout à fait... » 38 : ce tout à fait ne nous paraît pas s'imposer, Jules Néraud étant fils d'un Procureur impérial et petit-fils d'un Conseiller du Roi.

Relèverons-nous aussi une erreur d'interprétation ? Comme l'avait fait Mme M.-L. Pailleron, M. Guillemin s'indigne de la lettre du 12 novembre 1835 dans laquelle G. Sand indique à Chatiron pourquoi elle n'a pas grand-chose à craindre de son mari, parce que celui-ci aurait dû s'opposer aux incartades de sa femme; il ne l'a pas fait et s'est par là enlevé le droit de l'attaquer. Il voit là un essai de justification cynique qui lui inspire cette exclamation admirative : « Un phénomène, Mme Dudevant, née Dupin. Une pièce de musée » 39. Je me permets de le renvoyer, et le lecteur avec lui, à la consultation de sept grands avocats que j'ai publiée 40, consultation qui n'est pas de complaisance, mais ne fait que confirmer la jurisprudence en la matière : « Lorsque le mari attaque pour se défendre, les tribunaux n'hésitent jamais ».

« Fâcheux, écrit M. Guillemin, qu'elle prétende n'avoir à sa disposition, à Paris, que trois cents francs par mois quand elle en a nulle » 41. Or les 250 F par mois dont G. Sand parle dans Histoire de ma vie 42 sont confirmés par au moins deux documents de l'époque : une lettre du 12 février 1831, où elle dit que son mari a fixé sa dépense particulière à 3 000 F (par an) 43, et une du mois d'août à Casimir lui-même : « Je ne te demande pas d'augmenter le revenu de mille écus dont nous sommes convenus » 44 Mille écus font 3 000 F, donc 250 F par mois si je sais compter.

M. Guillemin répète que Pagello vint dîner le 16 août 1834 chez Buloz 45 : il semble bien que ce dîner fut une invention romancière de Paul de Musset suivi par Louise Colet. Pour moi, il n'a jamais eu lieu.

Une hypothèse discutable prouve que M. Guillemin ne scrute pas les documents d'un oeil aussi fureteur qu'on le croit. « Il est possible, écrit-il, que G.S. ait fait, en novembre, un rapide voyage à Nohant, car on lit dans le Journal intime : « A Nohant ; l'autre jour [...]». Ce serait le 20 novembre que, buvant et fumant dans l'euphorie avec ses copains berrichons, G. S. a composé sa joyeuse

très net : «En quittant Alfred, que j'ai suivi [sans le rattraper] jusqu'à Vicence... " (cf. Correspondance, t. II, p. 556).

37. Correspondance, t. II, p. 663.

38. La Liaison Musset-Sand, p. 35.

39. Ibid., p. 192

40. Correspondance, t. III, p. 425.

41. La Liaison Musset-Sand, p. 21.

42. George Sand, OEuvres autobiographiques, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1971, t. II p. 108.

43. Correspondance, t. I, p. 801.

44. Ibid., t. I, p. 929.

45. La Liaison Musset-Sand,. p. 142.


108 REVUE D'HISTOIRE LITTERAIRE DE LA FRANCE

Complainte sur la mort de François Luneau, etc. » 46. Or le simple examen de la dite Complainte suffit à prouver que le 20 novembre n'est pas la date de composition de la pièce burlesque, mais ceUe du procès verbal (authentique) signé du maire Dudevant, relatant la découverte du noyé. OEuvre collective, la Complainte n'a dû être faite qu'au retour de G. Sand à Nohant, entre le 7 et le 30 décembre. L'expression « L'autre jour » peut s'entendre de la période fin septembre-début d'octobre. Les 20, 21, 22 novembre, G. Sand est à Paris sans doute possible : il suffit de jeter un coup d'oeil sur la correspondance de cette période pour s'en convaincre 47. En outre, il y a un document que M. Guillemin doit bien connaître, puisqu'il l'utilise : celui qui est daté par Buloz du 20 novembre 48. Un voyage, même un voyage-éclair, est impensable avec les recoupements dont nous disposons. Et puis, il fallait trente-six heures pour aller de Paris à Nohant...

Ai-je tort en pensant que M. Guillemin manque d'humour ? C'est peut-être normal : tant d'âcreté ne va pas avec l'humour. En voici quelques exemples :

Quand il cite une lettre où se trouverait cette phrase de G. Sand : « Je demande la destitution du bon Dieu... » avec cette aimable parenthèse : « sur mon âme (si j'en ai une) » 49 il ne voit pas que c'est sur le ton de la blague. Un recours à l'autographe 50 l'en aurait convaincu, et il se serait aperçu du même coup qu'il attribuait à G. Sand ce qui appartenait à Duteil : la lettre est le fruit d'une collaboration, et c'est lui, Duteil, qui demande la destitution de l'Eternel (la suite est bien de George, mais encore une fois, tout cela est sur le mode plaisant, et pour voir là des traces d'athéisme, il faut être M. Guillemin).

Remarque identique au sujet de la boutade, pure boutade certainement, qui se trouve dans le document Buloz : « Chez Dorval 17 9bre. Croyez-vous à Dieu ? — je crois à Buloz » 51.

La lettre farceuse, toute pleine d'espiègleries délirantes, que G. Sand envoie le 4 juillet 1833 à Buloz 52 (lettre dont Musset se serait inspiré pour « Le Songe du Reviewer ») fait froncer le sourcil à M. Guillemin quand il y relève, scandalisé : « Pour moi je suis veuve. J'ai eu le bonheur d'enterrer mon mari ». (Il cite d'ailleurs de travers).

Il lui arrive aussi de prendre au sérieux une gasconnade (volontaire) de G. Sand au sujet de Pagello : « Une de ses mains couvrait la moitié de la table » 53.

46. Ibid., p. 187, n. 2.

47. Correspondance, t. II, p. 747 à 753.

48. Ibid., t. II, p. 748, n. 1.

49. Préface de Elle et Lui, p. 20, n. 1.

50. Coll. Lovenjoul, E 888, fol. 38-40. Pierre Reboul, plus perspicace, qualifie cette lettre d'humoristique.

51. Ibid., E 861 bis, fol. 70.

52. Correspondance, t. II, p. 346-347. La Liaison Musset-Sand, p. 23.

53. La Liaison Musset-Sand, p. 89, n. 1.


NOTES ET DOCUMENTS 109

Mais le plus drôle est peut-être quand il traite Spoelberch de Lovenjoul, le « petit vicomte », de spadassin ! 54.

Il lui arrive aussi de nous faire douter de sa pénétration psychologique. A propos de cette phrase de G. Sand : « Je n'ai jamais cru avoir de secrets à garder pour mon compte vis-à-vis de mes amis » 55, il commente ainsi :

Pas de secrets pour ses amis ? Mais voici trois messieurs qui l'ont pourtant connue de très près, et qu'elle a veillé à ne renseigner sur elle que de la manière la plus succincte 56,

et les énumère : Sandeau, Musset, Pagello et Didier (comme les mousquetaires, ces trois sont quatre)., auxquels elle a caché ses défuntes amours. On croit rêver ! Quand G. Sand parle de ses amis, il ne faut pas comprendre : ses amants. M. Guillemin connaît-il beaucoup de femmes, à part quelques exhibitionnistes, qui s' empressent de faire étalage des amants d'hier à l'amant d'aujourd'hui? Et il est facile de vérifier que devant ses amis, G. Sand en effet ne se masque guère : voir les lettres à Papet, Regnault, Duteil Rollinat, Sainte-Beuve, Hetzel plus tard. On peut du reste trouver qu'elle manque de discrétion, et frise même l'impudeur dans ces confidences. A ce même propos quelques citations dénotent une certaine incohérence d'une page à l'autre :

On n'en saurait vouloir à G, S. [...] d'avoir caché le plus possible ses expériences (p. 8).

Ce qu'elle avait fait là, vivant ouvertement avec Jules Sandeau... (p. 25).

Et comme sa Vie sexuelle est, pour Mme Dudevant, ce qu'il lui faut cacher avec le plus de soin... (p. 29).

... elle le captive, cette risque-tout, qui à suivi son coeur et sa conscience pour vivre, sans se cacher, avec l'homme qu'elle aimait... (p. 47).

Il faudrait s'entendre : se cache-t-elle, ou non ?

C'est là que se décèle le parti-pris du polémiste : de quoi s'agit-il en effet? de tout mettre au passif et rien à l'actif. On incriminera donc, sans souci de se contredire, la discrétion de G. Sand et ses indiscrétions, sa modestie et son. orgueil. On mettra systématiquement en doute tout ce qui sort de sa plume, sauf quand on peut le tourner contre elle. On interprétera les mots les moins significatifs grâce à un éclairage approprié qui en faussera le sens. Par exemple, le 30 mai 1871, noyée au milieu de beaucoup d'autres, cette notation :« Lettre de Martine. Notre quartier n'a pas beaucoup souffert. Mon mobilier est intact ». Présenté par M. Guillemin, cela devient, à la fin d'un article 57, en vedette américaine :

54. Ibid., p. 16. Cette appellation a au moins le mérite, d'être drôle. Celle qui précède est choquante : Lovenjoul y est " merveilleusement nocif » ! Quand on sait ce que nous devons au vicomte de Lovenjoul qui, en les rassemblant, a évité la dispersion, l'évasion vers d'autres cieux, et bien souvent la perte de milliers de documents sur le romantisme, et grâce auquel M. Guillemin peut nourrir ses pamphlets, on demeure confondu. Nous sommes nombreux à tirer notre chapeau à ce " nocif » . collectionneur, qui a fait à la France un inappréciable cadeau, providence des chercheurs sérieux et reconnaissants, et même des autres, partiaux et ingrats.

55. OEuvres autobiographiques, t. II, p. 110.

56. La Liaison Musset-Sand, p. 19.

57. Tribune de Genève, 13 mai 1970.


110 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

La grande nouvelle capitale lui est parvenue le 30 mai : " Lettre de Martine [...] Mon mobilier est intact. » Le ciel soit béni.

de manière à faire passer G. Sand pour une monstrueuse égoïste. Il faut faire flèche de tout bois, y compris les citations :

« Ce serait, comme dit Montaigne — écrit G. S. avec sa distinction naturelle — faire dans le panier et se le mettre sur la tête » 58.

Ici, c'est la verdeur de Montaigne qui sert à accabler G. Sand, (Que de belles citations on pourrait faire qui attestent la distinction naturelle de notre censeur ! Elles abondent tout au long de son plus récent ouvrage. Un seul exemple : « Allons, essaye-moi, Alfred. A la température où je suis, tu verras le travail... » 59. Il est bon de préciser que cette prosopopée est du Guillemin tout pur, qui présente G. Sand sous le jour le plus vulgaire, à dessein).

Dans la même intention, on multiplie, on prodigue les termes orduriers, grossiers, méprisants, dénigrants : la grosse dame, la Sand est incomestible, spécialiste de l'imposture, cabotinage, histrionne, vilenie irrémissible, totale hypocrisie, pythonisse de foire, autour d'elle une atmosphère nauséabonde, terrain marécageux, son style fait penser au débordement irrépressible d'un canal pour l'épuration des eaux... J'en passe.

Bien entendu, on révoque en doute d'avance, on ridiculise, on aplatit ceux qu'on appelle « les dévots, cette queue, adventice, que traînent un certain nombre d'écrivains disparus [et qui] pousse des cris dès qu'un chercheur honnête publie tel document qui dérange les idées reçues » 60. Si besoin est, on enrôle Musset dans cette cohorte, oui, Musset en personne. Car La Confession d'un enfant du siècle, c'est assez gênant, après tout. Alors, d'un mot, on vrille le doute dans l'esprit du lecteur :

Pourquoi Musset a-t-il écrit un ouvrage où la vérité est à ce point trahie 61 ?

et l'on ne perd pas une occasion de le traiter de « benêt », « empaumé », « niais », etc., de montrer quel savant lavage de cerveau lui a administré sa maîtresse.

Et Balzac ? On cite avec satisfaction le Balzac du 1er juin 1833 (« Mme Dudevant s'est déshonorée... ») mais quand il émet un jugement tout contraire, en 1838, ce n'est plus qu'un « candide » qu'elle a retourné 62.

Il est acquis, depuis les travaux de Paul Dimoff, que Lorenzaccio doit quelque chose à l'ébauche de G. Sand : Une conspiration en 1537. Voici comment M. Guillemin réduit l'importance de cette source, de manière à laisser croire que Lélia fut une simple documentaliste :

58. La Liaison Musset-Sand, p. 192.

59. Ibid., p. 186

60. Ibid., p. 15-16. Je pense que dans cette « queue », avec Lovenjoul est visé le touchant M. Lubin.

61. Ibid., p. 196-197. On a vu plus haut qu'Hetzel y voyait un plaidoyer menteur ... mais dans l'autre sens.

62. Ibid., p. 25 et 44.


NOTES ET DOCUMENTS 111

Cette pièce, entreprise par M. peu après qu'il eut rencontré G. S. et dont il emprunta l'idée, semble-t-il, à un texte que G. S. lui mit sous les yeux... 63.

Enfin il va sans dire qu'on présentera toujours G. Sand comme une femme d'argent, âpre au gain, sans jamais faire une allusion à sa générosité bien connue, qui ressort pourtant, à toute heure de sa vie, de la lecture honnête de sa correspondance corroborée par celle des tiers 64.

Il est temps de conclure. Accablé par 217 pages d'accusations et d'injures, le lecteur arrivant au Commentaire final s'étrangle en lisant à la page 221 : « Mon intention n'a jamais été de procéder à un réquisitoire, à quelque absurde règlement de comptes ». On croit rêver.

Il est vrai que M. Guillemin ajoute aussitôt : «C'est entendu, Mme Sand m'agace, et j'en ai fait l'aveu ». Suivent quelques autres gentillesses, auxquelles j'ai déjà fait un sort. Et, comme si ce n'était pas suffisant, la jaquette du livre assène le coup de grâce :

Mme Sand ne compte guère, dans cette histoire, car Mme Sand est quelqu'un qui n'a rien à nous dire.

Suivant les cas, le nous mis pour je est dit pluriel de majesté ou de modestie. Comment appellerons-nous celui de M. Guillemin ? Rien à me dire n'eût-il pas été préférable ? Jusqu'où a-t-on le droit d'engager, de forcer l'opinion d'autrui? Et si nous posions la question à quelques « anciens », d'une autre stature ?

George Sand n'avait-elle réellement rien à dire à Balzac, dont plusieurs livres lui doivent leurs thèmes majeurs ?

A Flaubert, qui a échangé avec elle une si belle correspondance, où il la traite avec tant d'admiration affectueuse?

A Renan — un des « naïfs », selon M. Guillemin, « qui prenaient au sérieux Spiridion » — marqué si profondément par ce livre ?

À cet autre « naïf », Alain, qui déclarait Consuelo « modèle unique où toute femme trouvera de quoi imiter, tout homme de quoi comprendre et aimer toute femme »?

A Herzen, Bakounine, Dostoïevski, Tourgueneff, aux Russes d'aujourd'hui qui font un succès si extraordinaire à l'édition de ses oeuvres ? 65.

Il ne s'agit pas de faire de G. Sand une sainte. Elle-même nous l'interdit :

63. Ibid., p. 76.

64. A ce propos relevons une erreur de perspective, p. 165, où nous lisons : « Son nouveau roman, Jacques, va paraître. Et il s'agit qu'il réussisse, qu'il se vende... » Hypothèse toute gratuite : le roman avait été payé d'avance, 5 000 F, en décembre 1833 et janvier 1834 (cf. Correspondance, t. II, traité n° 727). Que le roman réussît ou non, G. Sand n'avait rien à attendre en octobre 1834. Le temps des gros tirages n'est pas encore venu.

65. L'édition (12 volumes contenant 22 ouvrages) tirée à 250 000 exemplaires, vendue seulement par souscription, est déjà épuisée. M. Boris Reizov, doyen de la Faculté des Lettres de Léningrad, directeur de cette collection, m'écrivait à ce sujet, en date du 30 octobre 1969 : « Après la publication de cette édition, nous pourrons publier encore quelques romans de G. Sand, parce que l'intérêt pour cet écrivain est très grand, plus grand parmi les ouvriers que parmi les spécialistes », et pendant que je corrige ces épreuves, m'arrive une autre lettre dont j'extrais : « George Sand pour moi est une sorte de symbole des choses intellectuelles et morales qui me semblent infiniment nécessaires pour notre époque et pour la psychologie contemporaine».


112 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Je ne suis pas une sainte : j'ai dû avoir, je le répète, et j'ai eu certainement ma part de torts, sérieux aussi, dans la lutte qui s'est engagée entre moi et plusieurs individualités 66.

Elle fut une femme, à la vie pleine de faux-pas, comme celle de beaucoup d'humains. Pas une sainte, mais pas l'être méprisable dont M. Guillemin voudrait nous imposer l'effigie.

Chateaubriand, qui a écrit à son propos quelques mots assez sévères (« l'insulte à la rectitude de la vie ne saurait aller plus loin » 67), ajoutait aussitôt : « Mme Sand fait descendre sur l'abîme son talent », et ailleurs prononçait le mot de génie.

Ce qui est en cause, dans le cas de M. Guillemin, c'est une certaine notion de la critique et de l'histoire littéraire. Il fait preuve d'un acharnement étrange à mettre en accusation nombre de grands écrivains français, avec cette circonstance aggravante que ses accusés ne peuvent plus se défendre. Et pour aboutir à quoi? Toute sa partiahté ne fera pas qu'ils n'aient écrit, les uns et les autres, Vigny comme Constant, Diderot comme George Sand, des chefsd'oeuvre qui subsisteront en dépit des assauts de leur détracteur.

Il a prétendu, dans un de ses écrits, se rallier à cette devise de Sainte-Beuve : « Voyons les hommes par l'endroit et par l'envers ». Beau programme, mal tenu. Car enfin je ne vois que l'envers, toujours l'envers, dans ce que M. Guillemin nous révèle, en recourant aux sources, bien sûr, mais de préférence quand elles sont empoisonnées.

GEORGES LUBIN.

BLAISE CENDRARS SUR LES TRACES DU CAPITAINE COOK

Lorsque paraissent les Dix-neuf poèmes élastiques au Sans Pareil, en 1919, Biaise Cendrars a déjà publié quelques oeuvres majeures parmi lesquelles « Les Pâques » en 1912, « La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France » en 1913, « Le Panama ou les Aventures de mes sept oncles » en 1918, trois grands poèmes réunis dès 1919 aux éditions de la Nouvelle Revue française sous le titre de Du Monde entier. Le recueil de « poèmes élastiques » groupe des pièces écrites, à une exception près, entre 1913 et 1914, et publiées soit dans ces années, soit pendant la guerre, dans quelques revues littéraires d'avant-garde françaises ou étrangères. Nous avons déjà tenté de définir quelque peu ce qu'entendait Cendrars par élasticité en montrant comment le dixième poème élastique, « Dernière heure », avait été purement et simplement découpé par lui dans le numéro du 21 janvier 1914 de Paris-Midi 1. Certains poèmes sont visiblement liés à la vie de leur créateur, à ses amitiés littéraires et artistiques d'alors. Telle oeuvre chante Robert ou Sonia

66. OEuvres autobiographiques, t. II, p. 112.

67. Chateaubriand, Vie de Rancé, livre I.

1. J.-P. Goldenstein, « De l'élasticité poétique. Genèse d'un poème de Blaise Cendrars », Les Lettres romanes, Louvain, 1970, t. XXIV, p. 73-79.


NOTES ET DOCUMENTS 113

Delaunay, teUe autre ChagaU, Roger de la Fresnaye, Canudo, telle autre encore Apollinaire. Le dix-septième poème pourtant tranche nettement sur l'inspiration générale des Dix-neuf poèmes élastiques. Son titre, « Mee too buggi », intrigue. Ses vers déroutent le lecteur qui n'en saisit pas même le sens. Qu'est-ce qu'un «fango-fango»? Qui est le mystérieux Mariwagi du dernier vers ? Que signifient les tenues d'origine étrangère qui parsèment l'oeuvre? « Rolotoo » ? «Papalangi»? « Mee low folla » ? Cendrars les a-t-il inventés de toute pièce ou les a-t-il puisés dans un de ces ouvrages innombrables que sa curiosité livresque se plaisait à tirer de l'oubli des bibliothèques ? La présente étude aimerait répondre à ces questions et, ainsi, aider à mieux juger l'esthétique de Blaise Cendrars.

«Mee too buggi» a paru pour la première fois dans le n° 26 des Soirées de Paris en juillet-août 1914. Le poème était alors daté « juin 1914 ». Le voici :

Comme chez les Grecs on croit que tout homme bien

élevé doit savoir pincer: la lyre Donne-moi le fango-fango Que je l'applique à mon nez Un son doux et .grave De la narine droite Il y a la description des paysages le répit des événements passés One relation des contrées lointaines Bolotoo

Papalangi

Le poète entre autres choses fait la description des animaux Les maisons sont renversées par d'énormes oiseaux Les femmes sont trop habillées Rimes et mesures dépourvues Si l'on fait grâce à un peu d'exagération L'homme qui se coupa lui-même la jambe réussissait

dans le genre simple et gai Mee low folla

Mariwagi bat le tambour à l'entrée de sa maison

Juillet 19142.

On sait l'attirance que Biaise Cendrars a éprouvée pour tout ce que l'on nomme trop schématiquement bien souvent l'exotisme. Il publie en 1921 aux éditions de la Sirène son Anthologie nègre à laquelle il travaillait dès ayant la guerre. Il explique dans Le Lotissement du Ciel l'origine de son engouement pour tout ce qui concerne le « monde des nègres et de leur merveilleux » 3. A plusieurs reprises, Cendrars a réaffirmé sa passion pour les récits de voyage :

J'ai lu quelques tonnes de littérature de voyage; depuis les plus anciens jusqu'aux rapports dés prospecteurs d'aujourd'hui qui ne se lisent encore que dans les banques, en passant par la Bible, Hérodote, les écritures hiéroglyphiques, les commentateurs chinois de Marco Polo, les géographes et les voyageurs arabes, les songhaïs de Tombouctou, les livres sur les pirates, les baleiniers, Cook, Humbold, de Saussure, tous les explorateurs de l'Afrique au

2. Biaise Cendrars, Du Monde entier au Coeur du Monde. Poèmes de Blaise Cendrars, Paris, Denoël, 1957, p. 102.

3. Biaise Cendrars, Le Lotissement du Ciel, Paris Denoël, 1949, p. 251 sq.

REVUE D'HIST. LITTER. DE LA FRANCE (73e Ann.). LXXIII. 8


114 REVUE D'HISTOIRE LITTERAIRE DE LA FRANCE

XIX, les bulletins des Missions, les tatouages et les rapports des expéditions scientifiques 4.

Ces différentes observations ont guidé nos recherches dans la direction des grandes relations de voyage. Le mystérieux « fango-fango » cité au vers 2 du poème étant une flûte nasale surtout employée en Mélanésie et en Polynésie, notre attention a été attirée par le plus fameux explorateur de cette région du globe : le capitaine Cook. Cendrars le citait d'ailleurs dans le deuxième poème élastique, « Tour », rédigé en août 1913. Chantant le sexe à la façon de Walt Whitman, il écrivait :

En Australie tu as toujours été tabou Tu es la gaffe que le capitaine Cook employait pour diriger son bateau d'aventuriers 5.

Le Troisième Voyage du capitaine Cook, que nous avons consulté, décrit des flûtes nasales sans jamais en donner le nom indigène. Le lecteur apprend également comment les marins anglais assistèrent à une fête donnée par un certain Mareewagee, celui-là même dont il est question au dernier vers de notre poème, tandis qu'un autre passage consacré à la cosmogonie des îles évoque le paradis Tonga : le Boolootoo. Le « poème élastique » de Cendrars commence donc à s'éclairer. Sans connaître le nom exact des flûtes nasales, nous savons déjà que Cook en parle. Nous possédons également une idée sur le « Bolotoo » ainsi que sur l'identité du mystérieux Mariwagi.

Nos recherches sur la Polynésie, dont il serait fastidieux de décrire ici l'enchaînement, nous ont mis sur la trace de l'ouvrage, postérieur à celui de Cook, qui nous livre entièrement les clefs du poème. En 1817, paraît chez Gide fils, à Paris, la traduction d'un livre anglais, récemment publié à Londres, intitulé : Histoire des Naturels des îles Tonga ou des Amis, situées dans l'Océan Pacifique, depuis leur découverte par le capitaine Cook, rédigée par John Martin, sur les détails fournis par William Mariner, qui y a passé plusieurs années ; traduite de l'anglois par A.-J.-B. Def... (Defauconpret) 6. Ce livre, traduit en plusieurs langues, rapporte lés souvenirs de Mariner sur son séjour forcé dans les îles des Amis, découvertes par Cook, et constitue un document ethnologique d'un grand intérêt. Les coutumes polynésiennes y sont décrites avec précision et sympathie par le voyageur qui a même composé une grammaire de la langue Tonga et un lexique Tonga-Anglais, Anglais-Tonga.

Quels renseignements nous fournit Mariner touchant notre poème ? La réponse est simple : « Mee too buggi » provient entièrement et directement de l'ouvrage de cet auteur. Le titre et l'avant-dernier vers, « Mee low folla », désignent deux danses dont Cook avait parlé sans les nommer. Voici ce qu'en dit Mariner :

4. Cf. Dites-nous Monsieur Biaise Cendrars... Réponses aux enquêtes littéraires de 1919 à 1957, recueillies, annotées et préfacées par Hughe Richard. Éditions Rencontre, Lausanne, 1969, p. 35-36. Réponse à une enquête parue dans La Vie, le 15 décembre 1922.

5. Blaise Cendrars, Du Monde entier [...], op. cit., p. 82.

6. Paris, Gide fils, 1817, 2 vol. in-8°. B.N. : 8° P2 d. 34.


NOTES ET DOCUMENTS 115

La danse de nuit que le capitaine Cook a vue (mee low folla) est peut-être la seule qu'on puisse regarder comme originaire de Tonga, la seule qui soit accompagnée de chants appartenant véritablement à ces îles. [...] La danse mee too buggi a pris naissance à Neuha, mais les chants qui l'accompagnent sont dans lé langage usité à Tonga.

Ces dansés publiques nous conduisent à parler de leur musique et de leur poésie. Nous avons déjà fait la description de leurs instrumens ; il faut cependant y ajouter le fango fango, qui est une sorte de flûte dans laquelle on souffle avec le. nez. On l'applique toujours à la narine droite, et l'on bouche la gauche avec le pouce de la main gauche. Elles sont ordinairement percées de cinq trous pour les doigts ; quelques-unes n'en ont que quatre; d'autres en ont six. Toutes en ont un par-dessous pour le pouce. On en tire un son doux et grave; on ne s'en sert que pour accompagner une espèce de chant nommé oobé 7.

Mariner parle ensuite des chansons qu'il, a entendues :

Beaucoup de leurs chansons contiennent des descriptions de paysages. D'autres renferment le récit de quelque événement passé, ou une relation de contrées qu'ils ne peuvent connoître que d'imagination, comme l'île de Bolotoo, et l'Europe, à qui ils donnent, comme à ses habitans, le nom de Papalangi. Le compte qu'ils rendent de ce dernier endroit est assez plaisarit. Le poète, entre outre choses, fait la description des animaux qui s'y trouvent, disant qu'on y voit dans les champs de gros cochons armés de cornes, et qui se nourrissent d'herbe; que les maisons y sont renversées par d'énormes oiseaux ; que les femmes y sont tellement couvertes de vêtemens, qu'un naturel de Tonga étant un jour entré dans une maison, prit une dame pour un paquet de gnatou d'Europe, et la mit sur ses épaules pour l'emporter ; mais qu'à son grand étonnement, le paquet sauta à bas et prit la fuite. Une de ces chansons décrit les principaux événemens qui se passèrent pendant la visite que fit chez eux le capitaine Cook, et le récit en est assez exact, si l'on fait grâce à un peu d'exagération. Une autre parle de M. d'Entrecasteaux. Il en est qui sont relatives à la révolution arrivée à Tonga, et à la fameuse bataille qui fut livrée. On trouve dans quelques-unes rime et mesure; d'autres en sont entièrement dépourvues 8.

Le vers 16 du poème s'explique par le passage suivant :

L'homme qui se coupa lui-même la jambe, comme nous l'avons rapporté dans le chapitre XXI, réussisoit dans le genre simple et gai 9.

L'histoire de cet homme qui « réussissait dans le genre simple et gai» mérite d'ailleurs d'être rapportée :

Il [Mariner] vit aussi à Vavao un homme qui avoit perdu une jambe ; un requin la lui avoit emportée, ce qui n'est pas un accident très-extraordinaire ; mais son cas particulier étoit sans exemple. Sa jambe n'avait pas été littéralement emportée;' mais toute la chair en avoit été arrachée, à partir de cinq pouces du genou jusqu'au pied, de manière à laisser à nu le tibia et le fibula. Cet homme eut aussi le courage de s'opérer lui-même. Avec une persévérance sans égale il scia; pendant plusieurs jours et à plusieurs reprises, les deux os de sa jambe avec une oequille, et finit par les séparer d'un grand coup de pierre; jamais cette blessure ne guérit parfaitement. Lui-même donna ce détail à M. Mariner, et la vérité lui en fut attestée par plusieurs insulaires 10.

7. Mariner, op. ;cit., t. II, p.- 382-383. Nous soulignons dans tous les passages cités les «emprunts» de Cendrars. 8. Ibid., p. 384.

9. Ibid., p. 385.

10. Ibid., p. 314-315.


116 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Mariwagi enfin se trouve également- chez Mariner qui cite en le commentant le long passage du capitaine Cook dont nous avons déjà parlé et qui se termine par :

Un des tambours étoit battu par Futta Faihi, frère de Poulaho ; un autre, par Finow ; et le troisième, qui ne faisoit point partie du choeur, par Mariwagi lui-même à l'entrée de sa maison 11. '

Tout s'éclaire à présent. Cette pièce si obscure des Dix-neuf poèmes élastiques n'est, comme « Dernière heure », qu'un démarquage de texte, un montage de notes de lectures. Fut-il crier au scandale? La poésie de Cendrars se trouve-t-elle pour autant, dénuée de tyoute valeur ? Ce serait oublier l'observation d'Isidore Ducasse — et Cendrars fut le premier éditeur moderne des Chants de Maldoror, en 1920, à la Sirène — qui écrivait dans Poésies II :

Le plagiat est nécessaire. Le progrès l'implique. Il serre de près la. phrase d'un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par l'idée juste.

Nous préférons quant à nous verser cette nouvelle pièce au dossier, encore si mince, de l'élasticité. Peut-être permettra-t-elle de modifier, ou de compléter, l'idée que l'on se fait ordinairement de cette surprenante esthétique. L'élasticité, concept propre à Cendrars en poésie, se retrouve, vers la même époque, dans les recherches picturales de certains artistes. N'oublions pas qu'Umberto Boccioni, l'un des premiers à signer avec Carrà et Russolo le Manifeste des Peintres futuristes en 1910, donne son chef-d'oeuvre avec la toile intitulée Élasticité, peinte en 1912, après l'exposition futuriste à Paris... Boccioni, en exprimant la synthèse des mouvements d'un cheval en course, dépasse le cubisme d'alors et la simultanéité optique pour parvenir à la simultanéité des états d'âme plastiques. S'il est difficile de parler d'esthétique nettement définie chez Cendrars, en qui l'on ne trouve pas le moindre dogmatisme d'école, l'étude des Dix-neuf poèmes élastiques permet néanmoins d'entrevoir quelques tendances certaines. Les poèmes de circonstance qu'il groupe dans son recueil rendent les chocs de la vie moderne dont la réalité est fragmentée selon un rythme à la fois cinématographique et télégraphique. Cendrars, très proche des peintres à cette époque, use en poésie d'une technique qui rappelle celle du « papier collé » de Braque et de Picasso en 1912. Ici, un banal fait divers découpé dans un journal donne naissance à « Dernière heure ». Là, des notes de lectures à peine agencées par le poète forment «Mee too buggi». Ces deux poèmes ne représentent qu'un des aspects extrêmes de l'élasticité chez Cendrars. L'Histoire des Naturels des îles Tonga a d'ailleurs laissé d'autres traces dans son oeuvre. Dans le « Panama » que le poète termine justement en juin 1914, comme « Mee too buggi », on lit :

Comme le dieu Tangaloa qui en pêchant à la ligne tira le monde hors des eaux 12.

11. Ibid., p. 373.

12. Biaise Cendrars. Du Monde entier [...], op. cit., p. 64.


NOTES ÉTÉ. DOCUMENTS 117

Il s'agit du dieu des légendes cosmogoniques des îles Tonga sur lequel Mariner fournit des détails qu'ils serait trop long de reprendre ici et dont Cendrars se souviendra, trente-cinq ans plus tard, pour

Le Lotissement du Ciel 13.

Ainsi, l'exéhèse de ce poème, reste jusqu'ici fort obscur pour

tous les commentateurs, nous a entraîné bien loin sur les traces des grands navigateurs.Les observations du célèbre capitaine Cook ne nous permenttent pas de comprendre toutes les allusions contenues dans " Mee too buggi ". Il faut recourir à l'ouvrage de Mariner pour rendre compte de ce dix-septième poème élastique. On savait Cendrars infatigable lecteur, curieux de tout, constamment aJlaffû^ de l'insolite. Ses voyages l'ont conduit tant « au coeur du monde»

qu'au coeur des livres.

[...] depuis ma plus tendre enfance, depuis que maman m'a appris à lire, j'avais besoin de ma drogue, de ma dose dans les vingt-quatre heures, n'importe quoi, pourvu que ce soit de l'imprimé ! C'est ce que j'appelle être un inguérissable lecteur de livres [...] 14.

L'étude de « Mee too buggi» aura montré, une fois de plus, le mécanisme de ce va-et-vient perpétuel de l'homme au livre et du livre au poème.

JEAN-PTERRE GOLDENSTEIN.

13. Cf. Mariner, op. cit., t. II, p. 184-187, et Blaise Cendrars, Le Lotissement du Ciel, op. cit., p. 247 sq.

14. Biaise Cendrars, Bourlinguer, Paris, " Le Livre de Poche ", 1959, p. 421.


COMPTES RENDUS

JACQUES GRÉVIN, César. Édition critique établie par ELLEN S. GINSBERG. Genève, Droz, 1970. Un vol. in-8° de 184 p.

Jacques Grévin mérite notre attention à plus d'un titre. S'il est vrai que ses sonnets pour Olimpe sont d'un assez pâle imitateur de Ronsard, il n'en est pas de même pour sa Gélodacrye (« mélange de ris et de larmes ») (1561) : cette amère satire du monde comme il va, toute protestante d'inspiration, pourrait bien avoir été l'une des sources, négligée jusque-là, de plus d'un poète religieux de la fin du siècle, à commencer par Chassignet. Une édition critique de cette Gélodacrye, ainsi que de ses nombreuses élégies, odes et pièces diverses, pourrait réserver quelques heureuses surprises..

Mais c'est par son théâtre qu'il s'impose avant tout à notre attention. On ne connaît pas assez Grévin auteur de comédies, La Trésoriers, mais surtout Les Esbahis, dont l'intrigue tourne déjà toute autour « du conflit classique de l'amour chez les filles et de l'intérêt chez les pères » (L. Pinvert).

On connaît mieux, et c'est justice, son César, représenté et publié en 1561 : c'est la première tragédie originale à avoir été publiée en français (la Cléopâtre de Jodelle, représentée en 1553, ne fut publiée qu'en 1574) ; le Brief Discours, qui la précède, constitue l'un des documents les plus explicites que nous ayons sur les théories dramatiques du seizième siècle ; c'est enfin, la plupart des commentateurs en demeurent d'accord, l'une des meilleures, sinon la meilleure, tragédie du siècle.

On accueille donc avec beaucoup d'intérêt l'édition critique qu'en a donnée Ellen Ginsberg, édition qui représente « la majeure partie d'une thèse présentée pour le doctorat ès lettres de l'Université de Chicago ». Il faut avouer d'entrée de jeu que cette édition ne comble pas tout à fait nos désirs. Les réserves qu'on se permettra d'exprimer ne portent d'ailleurs pas sur le travail, évidemment considérable, qu'a fourni l'auteur dans la préparation de l'édition ; ils portent plutôt sur la mise en oeuvre des matériaux bruts, trop souvent marquée d'illogisme et d'imprécision.

La discussion sur les dates de composition et de publication du César, par exemple, n'eût-elle pas mieux trouvé sa place dans la section « Les éditions » que dans la section « Vie de l'auteur » ? En ce qui concerne la date de publication, on était en droit d'espérer un argument un peu plus précis que « d'après les recherches que j'ai pu faire et la date du privilège ». L'« Analyse de la pièce » n'aurait-elle pas dû précéder, plutôt que suivre, la comparaison avec le Julius Caesar en latin de Muret ? Cette comparaison est d'ailleurs bien menée, mais on aurait aimé que la conclusion fût autre que : « La différence essentielle entre les deux pièces vient de ce que Grévin désirait créer un effet quelque peu différent en modifiant et en remaniant les éléments de la pièce de façon à produire cet effet » (p. 26). Si Muret reste la source principale, l'auteur nous rappelle fort justement ce que Grévin doit à Sénèque, à Plutarque, mais aussi, et cela est plus nouveau, aux Antiquités de Rome, à la Didon se sacrifiant de Jodelle et à l'Alexandre de Jacques de la Taille.

L'analyse de la pièce, à côté de notations intéressantes sur la règle des trois unités et le rôle du choeur, donne malheureusement à Mlle Ginsberg l'occasion


COMPTES RENDUS

119

de reculer les limites de l'imprécision : " L'émotion tragique que soulève cette pièce vient de l'acte tragique de César... Cet acte tragique résulte de l'erreur tragique de César... Le sens tragique de la pièce se situe dans cet acte de César qui assure sa mort» (p. 54).

Il faut encore chercher querelle à l'auteur à propos de son étude des éditions du César, Elle compare d'abord, en quelques pages fort complexes, les différents exemplaires portant les dates de 1561 ou 1562, puis tire des conclusions qui semblent judicieuses. C'est ensuite seulement qu'elle fait état de l'exemplaire du musée Plantin-Moretus à Anvers, particulièrement intéressant pour les variantes de la main de Grévin. Mais elle oublie alors de relier les variantes imprimées de cet exemplaire à ses conclusions précédentes. Et quand, quelques pages plus loin (p. 86), elle établit une nouvelle liste des «Éditions collationnées » en ne donnant, pour faire court, ni les titres complets, ni les références des éditions ou exemplaires considérés, ni même, dans plusieurs cas, les dates, la confusion est absolument totale.

Heureusement il y a le texte de la pièce, et ce texte semble avoir été revu avec beaucoup de soin. Les quelques corrections effectuées, en général pour redresser un vers faux (le vers 133 entre autres), étaient nécessaires. Peut-être eût-il même été possible d'aller plus loin : corriger le vers 477, par exemple, d'après l'édition de 1606. Pour faciliter la lecture de la pièce, Mlle Ginsberg a décidé de donner " les indications scéniques et les noms des interlocuteurs de chaque scène, qui manquent dans les autres éditions » (p. 99). Cette phrase n'est exacte qu'à deux corrections près : il ne s'agit pas seulement d'« indications scéniques » (" sans voir César », par exemple), mais surtout de la décision même de découper chaque acte en scènes; d'autre part, les a noms des interlocuteurs » ne manquent pas dans les autres éditions : ce qui est ajouté ici, au début de chaque scène, ce sont les noms de l'ensemble des interlocuteurs de la scène. Quoi qu'il en soit, la décision même de découper les actes en scènes ne va pas ; sans danger, et les meilleures éditions de pièces dû seizième siècle (la Cléopâtre captive de Jodelle par exemple, éditée par E. Balmas, tome II des OEuvres complètes) se gardent bien de la tenter. Si le découpage opéré ici est en général satisfaisant, il semble que l'auteur aurait dû saisir cette occasion pour faire une rémarque importante : que la structure et peut-être même la signification du second acte est différente dans la présente édition et dans l'édition Pinvert (Théâtre complet, 1922), celle dans laquelle la plupart d'entre nous avaient lu le César. Pinvert mettait les vers 401 à 425 dans la bouche de Marc Brute (comme dans l'édition posthume de 1606), mais à la différence de celle-ci, il mettait les vers 426 à 429 dans la bouche de Décime Brute, Mlle Ginsberg rétablit ce qui semble bien être l'intention de l'auteur : les vers 401 à 425 appartiennent à Cassius, et les vers 426 à 429 à Marc Brute.

Mais n'eût-il pas été intéressant d'essayer de comprendre les raisons de l'erreur de Pinvert? C'est ce qu'a eu la curiosité de faire Jeffrey A. Foster, auteur d'une seconde édition critique du César, non publiée celle-là (Thèse de l'Université Rice, 1968). Il est temps d'avouer qu'à côté de l'édition Ginsberg, j'ai eu constamment sous les yeux, comme élément de comparaison, l'édition Foster.

N'est-il pas permis de rêver à ce qu'eût pu être une édition Ginsberg-Foster ? Le second aurait expliqué à la première comment il était possible, dans un nombre de pages bien moins considérable, de fournir aux lecteurs une introduction logique et précise, exempte de répétitions et de contradictions. Il lui aurait donné l'idée précieuse de reproduire, à la suite du César de Grévin, le Julius Caesar de Muret dans son intégralité, mettant ainsi les érudits en mesure de vérifier par eux-mêmes l'étendue des emprunts de Grévin. Quant à la première, elle aurait attiré l'attention du second sur l'importance dé Du Bellay comme source de Grévin. Ce qui n'est qu'un rêve pour le César ne pourrait-il devenir une réalité pour un future édition des Esbahis ou de la Gélodacrye ?

RAY ORTALI.


120 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

AMBROISE PARÉ, Des monstres et des prodiges. Édition critique et commentée par JEAN CÉARD. Genève, Droz, 1971. Un vol. in-4° (16 x 26 cm), de L-239 p., fig.

Si les bretelles de Stendhal relèvent de la littérature, pourquoi les monstres de Paré n'en relèveraient-ils pas ? M. Céard a été fort bien inspiré de nous procurer cette excellente édition de ce bon texte français, qui n'est pas sans évoquer Montaigne, et dont l'intérêt psychologique est considérable.

M. Céard s'est acquitté de sa tâche d'éditeur d'une manière exemplaire. Le choix de l'édition de base n'est pas critiquable, les variantes sont données. Nous avons même la reproduction des « manchettes », ces brèves indications marginales qui facilitent la lecture rapide des gros volumes du XVIe siècle : placées ici en bas de page, elles ne peuvent jouer leur rôle traditionnel, mais elles nous montrent comment l'auteur lisait son texte.

Les notes sont remarquables : abondantes, précises, utiles, elles indiquent les sources de Paré et la façon dont il les a lues, ce qui est essentiel pour une oeuvre de ce genre. Accompagnées d'une bibliographie complète de la " littérature monstrueuse » de la Renaissance, elles offrent une documentation précieuse sur la question, documentation maniable grâce au double système d'entrées que fournissent la table des chapitres et un Index des noms de personnes. Dix-sept notices biographiques sur des médecins du temps et un lexique de la langue de Paré, riche en termes techniques, familiers ou vieillis, parachèvent le travail de l'éditeur.

Les cinquante pages d'introduction présentent avec le même soin la genèse et l'histoire du texte, ses sources et leur utilisation. Elles tentent aussi d'interpréter une oeuvre qui a souvent déconcerté les historiens de la médecine à qui tant de crédulité paraissait incompréhensible chez un homme dont ils avaient fait au préalable un héraut des méthodes " modernes », sous prétexte qu'il était chirurgien et qu'il savait mal le latin, ce qui, dans leur pensée, aurait dû le préserver des « faiblesses » et des " puérilités » de son temps. Peu embarrassé de tels préjugés, M. Céard prend son auteur et son texte pour ce qu'ils sont, un homme et une oeuvre du XVIe siècle. Sur la notion de monstre, sur la " nature » et sur ses rapports avec le sacré, sur les démons, il nous apporte des remarques ingénieuses et souvent convaincantes. Sans doute pourrait-on regretter que ces analyses restent ici un peu sommaires, qu'elles fassent mal sentir l'ampleur et la généralité du problème des monstres en ce dernier quart du XVIe siècle, qu'elles ne tentent pas vraiment d'en sonder les résonances psychologiques. Mais on serait surpris que cette première publication de M. Céard ne fût pas suivie d'une étude plus importante et plus complète sur une question si capitale pour l'interprétation de la fin de la Renaissance. Attendons donc ! Peut-être cependant aurions-nous préféré ne pas attendre une étude littéraire plus complète de cette oeuvre même de Paré. Les trois paragraphes que nous offre l'Introduction, sous le titre « Paré, conteur et poète », nous laissent vraiment sur notre faim.

Malgré ses limites, cette édition doit être saluée avec la plus grande satisfaction, et pas seulement par les historiens de la médecine. Puisse-t-elle inciter les " littéraires » à sortir de leurs auteurs habituels et d'une conception abusivement étroite de la « littérature » !

Pour terminer, il nous est agréable de féliciter la maison Droz pour l'excellente présentation du volume : très peu de fautes d'impression, malgré de longs textes latins et l'orthographe difficile du XVIe siècle, typographie soignée, mise en page élégante, reproduction correcte des 82 figures, dans un très agréable in-4° relié : nous avons un peu perdu, en France, l'habitude de ces attentions.

JACQUES ROGER.


COMPTES RENDUS 121

MARK S. WITHNEY, Critical Reactions and the Christian Element in the Poetry of Pierre Ronsard. With a foreword by W. L. WILEY. Chapel Hill, University of North Carolina, Studies in the Romance Languages and Literatures, 1971. Un vol. 15 x 22 de 52 p.

Là question du christianisme de Ronsard a donné heu, comme tout ce qui touche au poète vendômois, à une abondante littérature. Mais le plus souvent, les historiens de la Renaissance n'ont abordé le problème qu'à l'occasion d'études fort différentes de fond. M. Withney a le mérite d'avoir déniché et groupé d'une manière cohérente, encore qu'il ne distingue pas suffisamment chez Ronsard christianisme et catholicisme, quantité de textes sur la question. Nous tenons là un répertoire commode mais qui ne clôt pas le débat. En tout cas, s'il m'est permis d'avancer un avis, cette lecture ne m'a pas convaincu que le catholicisme de Ronsard fût autre chose que de tradition et de raison. Il resté, quelle que soit l'interprétation qu'on leur donne, que les éléments chrétiens dans la poésie de Ronsard sont suffisamment nombreux, et M. Withney les dégage avec bonheur des Hymnes, pour faire partie, au même titre que les éléments antiques, de l'alchimie poétique de Ronsard. C'est pourquoi, sagement, M. Withney invite pour finir non pas à choisir entre le Ronsard chrétien et le Ronsard païen, mais à tenir compte " of the unique, indispensable contribution that the Christian element brings to his poetry ».

JACQUES PINEAUX.

L. WIERENGA, " La Troade », de Robert Garnier. Cosmologie et imagination poétique. Assen, Van Gorcum et comp., 1970. Un vol. 15 x 23 de 162 p. et une introd. de 12 p. non chif.

Cette courte étude est difficile à juger avec impartialité. Adoptant un ton inutilement polémique, M... Wierenga entend prouver que personne avant lui n'avait su lire La Troade ni plus généralement le théâtre de Garnier. A preuve la revue critique de ses prédécesseurs (p. 113 et suiv.) dans laquelle, distribuant plus volontiers le blâme que l'éloge, il fait partir des pétards mouillés. A qui fera-t-il croire que l'on continue « à vouloir découvrir, dans la tragédie du XVIe siècle, les qualités et les éléments qui annonceraient ceux de la tragédie classique considérée comme l'idéal à atteindre » (p. 154) ? Il y a belle lurette que Robert Garnier a été replacé dans son siècle et qu'on s'efforce de l'y situer sans le confronter davantage (sinon pour mieux marquer les différences) à Corneille ou à Racine.

Acceptant pour sa part sans contrôle les lieux communs les plus rebattus sur Du Bartas 1, M. Wierenga pense avoir « découvert dans La Troade. une union de pensée et de style insoupçonnée par la critique historique » (Introduction) ; il demandé cette unité à la cosmologie des quatre éléments dont l'importance sur la pensée et sur la poésie de la Renaissance est bien connue 2 ; « Dans La Troade, deux forces s'affrontent, celle de la destruction et celle de la protection. Si le feu et l'eau, excités parfois par l'air, menacent l'homme, et le vouent à l'anéantissement, la terre, elle, le recueille et le prépare à une vie neuve [...]. Toutes les parties constituantes de la tragédie s'organisent en fonction de cette thématique centrale» (p. 109-111).

La thèse serait intéressante si Virgile, Sénèque, Euripide et Racine dans Andromaque n'avaient, eux aussi, multiplié les évocations du feu et de la mer. Car de quoi auraient pu parler les malheureuses Troyennes sinon du feu qui avait réduit leur ville en cendres, et de la mer qu'elles allaient traverser

1. Mlle Poidloue, assistante à l'Université de Lille-III, prépare actuellement une thèse de doctorat (« La création poétique dans la Première Semaine de Du Bartas ") qui fera justice de ces vues sommaires.

2. Cf. par exemple : Kibédi Varga, «Poésie et cosmologie au XVIe siècle», in Lumières de la Pléiade, Paris, Vrin, 1966.


122 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRATRE DE LA FRANCE

avec leurs vainqueurs ? L'évocation des tombeaux d'Achille et d'Hector appartient tout autant au sujet, et point n'est besoin de la rattacher au thème de la terre-mère.

Dans le détail, M. Wierenga expose avec une grande conviction sa thèse, et commente, souvent avec bonheur, certains passages de La Troade ; mais il ne respecte pas toujours la vérité des textes. Il n'y a pas de feu dans le songe d'Hécube cité p. 37 ; ce n'est pas la mer (p. 47) qui est cause de malheur, mais Paris et Hélène ; Polyxène ne tend pas « à confondre, elle aussi, mort et mariage » (p. 105), mais pour consoler Hécube elle lui montre que la mort est préférable à la captivité ; ce n'est pas de mariage qu'il est question dans les vers cités, mais de viol de captive...

Enfin, ce n'est pas condamner au « piétinement » les études sur le théâtre de Garnier qu'y chercher — plus qu'une rencontre unique et inévitable entre la thématique élémentaire et le sujet de La Troade — le reflet des événements contemporains. Le théâtre de Garnier est un théâtre de sang et de feu, non parce qu'il imitait Sénèque, mais parce que, comme les Tragiques, il fut conçu à une époque de sang et de feu.

JACQUES PINEAUX.

JEAN PARIS, Hamlet et Panurge. Paris, Éditions du Seuil, Change, 1971. Un vol. in-8° de 160 p.

L'étude de M. Jean Paris, en s'attaquant à deux figures centrales du XVIe siècle, entend bien poser une problématique de la Renaissance, et, par delà, de l'analyse littéraire, quel que soit son point d'exercice — et enfin de la notion dangereuse de littérature comparée. Pour Hamlet et Panurge, certaines analogies sautent aux yeux : « ils sont tous les deux orphelins ; ils ont tous deux subi l'Université, la dureté des temps, le dépit amoureux ; on les voit soumis à des tutelles qui leur pèsent, l'un chez son oncle, l'autre chez son patron ; contempteurs du beau sexe ; bretteurs à l'occasion, l'un contre les Pirates, l'autre contre les Turcs... ». Mais ce n'est pas dans cette voie que s'engage M. Paris, conscient que ce genre d'analyse pourrait finalement s'appliquer à beaucoup de personnages. Il ne veut ni d'un « formalisme » ni d'un « thématisme », s'ils sont étroits, statiques, car l'analogie de surface lui semble « hasardeuse », et l'analogie purement structurelle, « régressive ». Pour conserver à l'oeuvre son unicité, son dynamisme, il juge que la référence à un « modèle génératif » est plus fécond. Il s'agit « d'étendre à deux textes parallèlement, c'est-à-dire à leurs rapports successifs, l'analyse que Jakobson proposait déjà du poème — du poème entendu aux divers niveaux qui le constituent, comme réitération d'une même figure fondamentale ».

Hamlet et Panurge incarnent le problème essentiel qu'ont été amenés à se poser les hommes de la Renaissance : le problème du langage et de son caractère parfaitement arbitraire. Rabelais, quand il multiplie les calembours et contrepèteries, mots inventés et parodies, entreprend de dénoncer le rapport du signifiant et du signifié. A la limite, on aboutit à un discours privé complètement de signification, ainsi dans les récits de Panurge en « utopien ». La condition même du signe, c'est l'arbitraire. Mais, dès lors, tout le système de communication se trouve mis en question : cette question, justement, que pose Hamlet. Arbitraire de tous les signes, et aussi bien du vêtement qui fait prendre Panurge pour un clochard, alors qu'il est un roi de la pensée — ainsi le costume se trouve dans une situation assez voisine de celle du langage, et M. Paris parle à propos de lui, d'une sorte de « sous-conversation ». Pourquoi cette mise en cause du langage et du signifié ? Venues après cet effondrement de l'ordre théologique que constitue la fin du Moyen Age, " par rapport à la culture antérieure, ces oeuvres se qualifieraient comme défaut, comme appel d'être, si elles n'établissaient l'absence même d'un être à qui en appeler ». L'effondrement du sens, c'est aussi l'effondrement de Dieu et


COMPTES RENDUS 123

du père. Ainsi s'établit un parallèle, une identité entre des névroses individuelles et le malaise d'une époque.

Que faire dès lors ? Voilà bien la question d'Hamlet et de Panurge. Se marier, ne pas se marier? Tuer, ne pas tuer? L'étudiant de Tolède, comme celui de Wittenberg, après trois événements capitaux qui ont entraîné une transformation à la fois de leur costume et de leur langage, aboutissent à une quête : celle de la femme, celle du meurtre. Panurge, comme Hamlet, font appel aux amis, aux gestes, à l'au-delà que figurent le spectre d'Hamlet et la divination de Panurge. L'embarras va croissant, et les deux héros sont affligés d'une pénible procrastination. C'est alors le moment de refuser une psychanalyse, de type autobiographique : «la passivité dont Rabelais et Shakespeare affectent leur héros, ne provient point d'une particularité intérieure, fût-elle inconsciente, mais du système dans lequel ils sont pris à titre exemplaire, et qui rend impossible d'accorder à ses éléments la confiance minimale que réclame l'action ». L'action ne va pas progresser vers une résolution — au sens musical — ou vers une solution du problème, mais par la réitération de plus en plus vaste de la question première.

Cette étude si riche, si passionnante, suscite la discussion ; et l'auteur luimême y incite plus directement le lecteur en reproduisant, après son texte, les entretiens du cercle Polivanov. Je ne reprocherai pas à M. Paris une systématisation excessive ; toute hypothèse d'explication suppose un système, une grille. Et si nous n'avons pu ici qu'indiquer l'essentiel du schéma, seule une lecture directe de Hamlet et Panurge pourra faire sentir à quel point M. Paris est soucieux de montrer les différences autant que les concordances. L'analogie elle-même n'est établie que pour mieux révéler les «divergences significatives ». On pourra juger paradoxal néanmoins que M. Paris ait choisi justement deux oeuvres qui dénoncent le rapport du signifiant au signifié dans le langage, pour établir à son tour l'oeuvre entière comme étant un signifiant qui, dans sa totalité, renvoie à ce signifié que serait la prise de conscience par la Renaissance de l'inanité du signe, et de la mort de Dieu. (On ne dit pas d'ailleurs que tel était le propos de M. Paris, on ne le pense même pas ; mais à plus d'un moment, tout se passe comme s'il en avait bien été ainsi). Car enfin quelque Panurge ou quelque Hamlet pourraient à leur tour s'interroger : l'oeuvre ne rènvoie-t-elle pas à aucun signifié, tout comme le langage utopien ? Ou plutôt le signifié de l'oeuvre n'est-il pas l'oeuvre elle-même ? C'est pourquoi je regrette, par exemple, que l'étude si passionnante de M. Paris, dans sa recherche des schémas fondamentaux, n'ait pas mis davantage l'accent sur la notion de genre littéraire. Les divergences fondamentales et les concordances éventuelles entre Hamlet et Panurge ne sont-elles pas, en définitive, celles qui existent entre la pièce élizabéthaine et le roman épique ?

BÉATRICE DIDIER.

NICOLAS FILLEUL, Les Théâtres de Gaillon. Texte établi, annoté et commenté par F. JOUKOVSKY. Genève, Droz ; Paris, Minard, Textes littéraires français, 1971. Un vol. 12 x 18 de LXXIX-165 p.

L'histoire littéraire n'a guère retenu le nom de Nicolas Filleul. Cette édition des Théâtres de Gaillon n'en est que plus opportune. N'attendons pas une révélation : le livre une fois refermé, nous ne pouvons que souscrire au jugement mesuré, de Françoise Joukovsky :

« Les Théâtres de Gaillon comprennent une mauvaise tragédie, mais aussi des églogues et une pastorale qui ne sont pas sans charme, malgré certaines faiblesses de l'expression et quelques passages obscurs » 1. OEuvre « médiocre " donc, mais à ce titre tout à fait exemplaire.

Dans une introduction très riche, F. Joukovsky nous rappelle en quelles circonstances furent écrites et représentées ces pièces : la venue au château

1. Introduction, p. LXXVI.


124 REVUE D'HISTOIRE LITTERAIRE DE LA FRANCE

de Gaillon, près de Rouen, de Charles IX et sa cour ; les fêtes qu'y donna, en leur honneur, le Cardinal de Bourbon. Le château et le parc offrirent le décor « à la fois rustique et raffiné » 2 qui convenait si bien au genre de l'églogue officielle. Cest dire que l'oeuvre participe assez largement de l'esthétique maniériste qui a les faveurs de l'époque. Peu d'originalité dans ces églogues : comme la plupart de ses contemporains, Filleul choisit l'églogue allégorique, qui lui permet de nombreuses allusions à la réalité historique et qui convient au panégyrique des rois et reines.

Comme tant d'autres aussi, l'auteur moralise ; mais c'est là qu'il s'écarte de Virgile, de Sannazar aussi qu'il connaît par Ronsard. S'il se tourne très souvent vers l'âge d'or, c'est pour évoquer l'innocence des moeurs, la simplicité de la vie, le bonheur des sentiments partagés. Vision rustique qui eut les faveurs du Moyen Age mais aussi du XVIe siècle. Rien là qui rappelle, même s'il en reprend les images, le chant religieux de la Quatrième Bucolique. Rien non plus du rêve arcadien de Sannazar, tel que E. Panofslcy nous a appris à le lire 3. L'édition de F. Joukovsky, si précise dans la recherche des sources, si attentive dans l'analyse des textes, masque un peu ces différences.

La « médiocrité » de Filleul le range dans cette masse de poètes qui ont amèrement traversé les guerres de religion. Elle lui interdit l'accès aux grands mythes politiques :

« Un pouvoir fort, qui prendrait son autorité de Dieu » 4, mais surtout un idéal de paix et de tranquillité générale : voilà son aspiration essentielle, combien différente de celle que Ronsard exprimait dans sa grande Bergerie de Fontainebleau, écrite deux ans plus tôt. Ronsard nous faisait entrer dans un univers virgilien, où l'histoire renoue avec un âge d'or éclatant. Filleul, beaucoup plus près de ses contemporains, ne connaît pas de telles ambitions. Le grand mérite de cette édition est de nous restituer intacte, et délicatement analysée, l'oeuvre d'un poète parmi les hommes.

DANIEL MÉNAGER.

JEAN DESCRAINS, Bibliographie des oeuvres de Jean-Pierre Camus, évêque de Belley (1584-1652). Publications de la Société d'étude du XVIIe siècle, I, 1971. Un vol. 16 x 24 de 80 p.

M. Descrains annonce une thèse consacrée à Jean-Pierre Camus, témoin et juge de son temps qu'on attendra avec impatience : si de bonnes études récentes se sont intéressées au romancier « dévot » (Sage, Gastaldi), au polémiste de la querelle des réguliers (Chesneau), à l'orateur (M. Descrains luimême), aucune, sinon une décevante vulgarisation, ne considère globalement ce personnage étonnant et son activité multiforme. Déjà cette bibliographie accroît très sensiblement les données connues : elle recense 283 titres, alors que M. Cioranescu en relevait 226 (y compris un petit nombre de rééditions) ; surtout elle donne pour chacun le détail des rééditions, adaptations, traductions. La présentation est exemplaire, les choix qu'elle engage paraissent peu contestables. Ainsi M. Descrains intègre à son catalogue, en leur assignant un numéro, les oeuvres conjecturées ou perdues qu'un chercheur heureux pourra redécouvrir 1. Fallait-il cependant réserver le même honneur aux cas manifestes de confusions (091, 263) ou de pseudépigraphie (191, 265) ? M. Descrains admet d'emblée que sa liste « présente des erreurs et des lacunes ».

2. Ibid., p. XXXII.

3. E. Panofslcy, « Et in Arcadia ego », L'OEuvre d'art et ses significations, Paris, Gallimard, Bibliothèque des Sciences humaines, 1972.

4. F. Joukovsky, " Introduction » aux Théâtres de Gaillon, p. XXXIII.

1. On aimerait avoir à ce propos son sentiment sur l'hypothèse lancée par R. Hurtevent, Dictionnaire de spiritualité, II. col. 69 : le « petit livre » de Camus auquel sainte Chantal fait allusion dans une lettre de 1632 pourrait être une Idée du parfait prélat retirée du commerce par l'auteur.


COMPTES RENDUS 125

Elles sont certainement fort rares ; un rapide sondage à la Bibliothèque Nationale et Universitaire de Strasbourg ne nous a permis de relever qu'un complément mineur : une traduction allemande (ou plutôt, semble-t-il, une adaptation très condensée) du Pentagone historique (088.02 ; Francfort, 1652) 2. En annexes, graphiques et tableaux permettent de suivre le rythme des publications et les phases de la destinée posthume : jusqu'à la fin du siècle, on réédite des oeuvres très diverses ; ensuite, Camus est presque exclusivement l'auteur de L'Esprit du Bienheureux François de Sales.

Ce petit volume est le premier d'une collection que la Société d'Étude du XVIIe siècle publiera parallèlement à sa revue : elle ne pouvait l'inaugurer de façon plus utile et plus prometteuse.

E. GOICHOT.

FREDERICK ALFRED DE ALMAS, The Four Interpolated Stories in the Roman ce comique » : their sources and unifying function. « Studies in the romance languages and literatures», n° 100, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 1971. Un vol. in-8°, 15 x 24, de 148 p.

Jusqu'à un temps encore peu éloigné il était de tradition de considérer les quatre nouvelles intercalées du Roman comique comme des récits greffés arbitrairement sur l'intrigue du roman. C'est le mérite de critiques comme H. Bénac et A. Adam que d'avoir compris les premiers tout ce que les nouvelles, histoires romanesques et sentimentales, pouvaient conférer, eh une sorte de contre-point, aux aventures du roman qui s'inscrivent, elles, dans la plus plate des réalités. La thèse de doctorat de M. de Aimas se situe dans cette dernière ligne d'interprétation. Si l'on excepte le fait d'avoir démontré définitivement que « A trompeur, trompeur et demi» provient non pas d'une seule nouvelle espagnole, comme on le pensait jusqu'à l'ouvrage de R. Cadorel, mais de deux, " A un engano, otro mayor » et " A lo que obliga el honor » de C. Solorzano, le fait également d'avoir mis en évidence les notions essentielles d'amour et de justice qui commandent aussi bien l'action des nouvelles que celle du roman, je ne vois pas personnellement ce que le livre de M. de Aimas apporte de neuf : d'une part, le premier chapitre, " A brief history of the short narrative in France up to the time of the Roman comique », n'est qu'un démarquage de l'étude d'Hainsworth ; d'autre part, le commentaire des nouvelles qu'entreprend M. de Aimas ne dépasse jamais le stade des lieux communs qui courent sur Scarron. On est en droit d'être sévère pour l'auteur quand on se rend compte que sa bibliographie comporte d'importantes lacunes : l'ouvrage général de Coulet, l'édition de Bénac du Roman comique, et surtout un article de R. Mortier, " La fonction des nouvelles dans le Roman comique » (C.A.I.E.F., mars 1966, p. 41-51), article dont M. de Aimas aurait pu tirer profit en vue d'une véritable analyse du lien profond qui unit l'esprit des nouvelles à celui du roman.

RENÉ GODENNE.

LOUIS VAN DELFT, La Bruyère moraliste. Quatre études sur les « Caractères ». Genève, Droz, coll. « Histoire des idées et critique littéraire», vol. 117, 1971. Un vol. 16 x 23 de 175 p.

Regroupant, en les prolongeant, des articles parus naguère!, M. van Delft propose ici quatre études sur La Bruyère. La première traite de

2. B.N.U.S. Cd 113876 ; elle est couplée avec une traduction des Charaters of Virtues and Vices (1608) de Joseph Hall : rencontre significative car l'évêque d'Exeter, que la thèse de Mme Claude Lacassagne nous fera connaître, présente plus d'une ressemblance avec l'évêque de Belley.

1. Dont un ici même, dans le numéro 3 de mai-juin 1971, p. 472-483.


126 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

la genèse des Caractères, la seconde de l'univers qu'ils constituent, les deux dernières de la relation du moraliste à Castiglione et à Gracian. Avouons tout de suite que ce sont ces chapitres III et IV qui nous ont paru ouvrir les perspectives les plus neuves.

Comment les Caractères se sont-ils développés de 1688 à 1694, et en quel sens peut-on parler d'une évolution du livre ? L'augmentation à peu près continue du nombre des portraits conduit à conclure que le passage se fait « de la généralité à l'individualité, de la règle morale au portrait, des formes et des couleurs assez estompées au relief le plus saisissant » (p. 26). Le succès aidant, la pensée se libère, la morale gagne en cohérence, la réflexion, plus pessimiste, s'approfondit.

Dans leur extrême diversité, les Caractères demeurent soumis à une exigence d'ordre et de clarté. Cet « espace clos » est borné et construit de façon géométrique. Faut-il cependant voir là, comme le veut M. van Delft, l'expression du cartésianisme de La Bruyère ? L'application des règles de la méthode à la conception de l'ouvrage est-elle si évidente 2 ? Et ce cartésianisme doit-il être tenu pour authentique, s'il est vrai que La Bruyère « fait une synthèse et une vulgarisation des idées de ses prédécesseurs » (p. 72) et si son recueil, « au confluent de presque toutes les tendances du siècle », trouve son originalité première dans le « tout équilibré » où se fondent " tant d'inspirations et tant de diverses manières » (p. 163) ?

Les deux derniers chapitres vont à situer l'oeuvre de La Bruyère dans la distance même qui la sépare du Cortegiano et de l'Oraculo manual. Le Courtisan de Castiglione donne l'image d'un milieu aristocratique, où, en marge de la réalité politique et peut-être contre elle, est affirmée la prééminence du jeu et des valeurs esthétiques. Monde de l'illusion et du rêve, qui se brise et se fragmente dans les Caractères, où disparaît jusqu'à l'espoir de retrouver l'unité perdue. Le « baroque en action » de Gracian ne s'y reconnaît pas davantage. La vie pour Gracian était encore affirmation de soi et conquête du monde. La Bruyère ne voit dans l'action qu'une agitation mutile, et un sentiment profond de l'irréalité de ce monde lui dicte une attitude de fuite ou de rupture. Faut-il aller jusqu'à opposer à un certain pluralisme de Gracian le « radicalisme » ou " l'unicité de point de vue » du moraliste français ? On peut en discuter, mais si certaines conclusions appellent peut-être des réserves, elles s'appuient toujours sur une information étendue, et nourrie d'abondantes et très judicieuses références à la littérature critique étrangère. Si l'on admet le parti qu'a adopté M. van Delft d'une lecture tournée vers « tout l'intérieur de l'homme » 3, on doit reconnaître qu'il restitue à La Bruyère moraliste une place qui lui était jusqu'ici mesurée avec parcimonie, et que, sans chercher à masquer certaines de ses limites 4, il l'éclairé utilement de la lumière réfléchie des morales les plus représentatives de ce temps.

J. LAFOND.

2. Les rapprochements suggérés, p. 63, n. 22, entre La Bruyère et Descartes ne nous paraissent pas tous absolument convaincants, faute d'une démarcation précise entre rationalisme et cartésianisme. De plus, ce n'est pas parce que l'univers de La Bruyère est dualiste qu'il est " antagonique » (p. 60) : le dualisme cartésien n'est du reste nullement « antagonique ». En un autre sens, était-il bien nécessaire de parler d'un « univers presque préromantique « (p. 55), pour dire l'importance du rôle du « coeur » dans la pensée du moraliste ?

3. Ce parti est-il absolument justifié ? Ne peut-on penser que c'est précisément la mise en relation de cet « intérieur » avec tout " l'extérieur » (comportement, réalité sociale...) qui fait l'originalité des Caractères ? Dire par exemple, p. 12, que Lange a fort bien parlé de « l'aspect social " de l'oeuvre suffit-il pour dispenser de réintégrer l'étude de cet aspect à la vue de l'homme que nous donne La Bruyère ?

4. Il n'est pas sûr cependant que les mânes de La Bruyère pardonnent à M. van Delft une formule comme celle, touchant à la prudence du moraliste, de la page 75 : " Le chrétien qu'il est, sous un roi athée, aurait été athée ".


COMPTES RENDUS 127

NICOLAS BOILEAU, L'Art Poétique, kerausgegeben, eingeleitet und kommentiert von AUGUST BUCE ( « Studientexte », 6). Munich, Wilhelm Fink Verlag, 1970. Un vol 13,5 x 2l de 140 p.

Du vivant de son auteur, L'Art poétique a connu au total cent dix éditions. Mais de 1674 à aujourd'hui cinq traductions en langue allemande seulement en ont été données, la première étant de 1786. C'est dire qu'on ne lit pas en Allemagne, qu'on - n'y a jamais lu l'ouvrage dans la perspective scolaire et légendaire, qui a régné en France durant plus de deux siècles. M. Buck, que ses études sur la Renaissance et le XVIIe siècle, eh particulier sur les poétiques italiennes, désignaient pour l'établissement de cette édition, s'appuyant sur une bibliographie récente, a su dans son Introduction rendre à L'Art poétique un peu de sa fraîcheur originelle, notamment en faisant ressortir les conditions historiques qui lui confèrent l'aspect d'une oeuvre de circonstance. Le texte de Boileau, exactement conforme ici, comme dans les éditions Boudhors et Adam-Escal, à celui de 1701, est pourvu d'autre part d'une annotation très complète, qui fournira aux étudiants des universités allemandes toutes les indications nécessaires à leurs travaux. Ce commentaire met principalement en valeur, le rôle pratique que peuvent assumer les notions de vérité et de raison dans l'esthétique classique de la création littéraire. Malgré de regrettables fautes d'impression, l'édition de M. Buck apparaît commode et utile. Elle se distingue par sa qualité de l'édition bilingue qu'avait procurée Mme R. Schober en 1968. BERNABD BRAY.

NIVEA MELANI, Motivi tradizionali e fantasia del « Divertissement » nel teatro di Florent Carton Dancourt (1661-1725), Istituto universitario orientale, Naples, 1970. Un vol. 17 x 24 de 528 p.

Depuis les ouvrages nettement dépassés de Jules Lemaître et de Barthélémy, aucune étude d'ensemble sérieuse n'avait été jusqu'à présent publiée sur Dancourt ; seule existe une assez bonne thèse, ronéotée, de W. H. Starr, conservée à la John Hopkins University de Baltimore. Appuyée sur une bonne érudition et une connaissance profonde du théâtre français de la fin du XVIIe siècle, Madame Melani vient donc d'éditer un livre de base pour tout examen de l'oeuvre de Dancourt. Elle se propose d'en dégager l'originalité et par là de préciser l'intérêt d'un théâtre qui, après une grande célébrité de plus d'un siècle, est aujourd'hui, tombé dans un injuste oubli. Jour ce faire, elle considère l'oeuvre : de Dancourt comme un ensemble global, à l'intérieur duquel elle s'attache à déterminer un assez grand nombre de «motifs» structuraux (ou simplement formels) ou matériels, traditionnels ou « à la mode», externes ou internes, soit, pour donner quelques exemples, le déguisement, la reconnaissance, l'amour, la « qualité », le goût du jeu, le mariage, le portrait, etc. Cest dans le traitement de ces motifs qu'elle s'efforce de saisir l'originalité de Dancourt et de montrer comment, à partir d'éléments fournis par la tradition ou la mode, il a su faire une oeuvre personnelle. Dans ce théâtre, contemporain de la fameuse «crise de conscience » observée jadis par Paul Hazard, elle discerne, au-delà de la critique des moeurs, un vif sentiment de la fuite du temps et une impatience à profiter de la vie, en même temps qu'une lutte entre les forces de répression et celles de libération. Les premières sont naturellement les structures sociales et les deuxièmes s'expriment à travers des thèmes libérateurs, tels que l'amour et l'amour-propre, le mérite, la raison, le naturel, l'esprit. Ce désir de libération se traduit chez lés jeûnes gens par leur hostilité au mariage prévu, et chez les bourgeois, dans un autre registre, par leur désir d'accéder à la « qualité " ; mais, le plus souvent, il reste virtuel et se manifesté surtout sous une forme compensatoire, par l'introduction de la «fantaisie», en particulier dans les divertissements et les intermèdes chantés, qui cessent ainsi d'être des hors-d'oeuvre pour devenir un élément essentiel du rêvé moral de Dancourt.


128 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRATRE DE LA FRANCE

On voit l'avantage de cette méthode : à travers l'étude des motifs, elle permet de saisir finement et d'une façon nuancée l'originalité de . Dancourt ; on voit également les réserves qu'elle entraîne : dissolution de l'unité théâtrale, manque de rigueur dans la mesure où Mme Mélani ne distingue pas entre les genres et n'essaie pas de limiter parmi les pièces celles qui sont création pure, imitations, adaptations, collaboration, ou d'attribution incertaine. Surtout elle néglige de mettre en lumière l'évolution possible de l'oeuvre, mais par rapport à son sujet général, les conséquences de ces défauts sont minimes.

L'ouvrage comporte un appendice de quelque soixante-dix pages, constitué uniquement par la reproduction du texte de tous les intermèdes et divertissements de Dancourt, dont je ne vois pas bien l'intérêt. Il eût mieux valu que l'auteur développât un peu plus ses derniers chapitres, en particulier l'étude des rapports entre l'esprit de Dancourt et celui des autres auteurs comiques de son temps. Au reste, toute la fin du livre sent un peu la hâte et les analyses y perdent parfois de leur force.

Il faut ajouter que les références sont innombrables, les notes multiples et excellentes, la bibliographie copieuse : l'absence d'index n'est pas grave, mais on aurait voulu une table des matières beaucoup plus détaillée ; les sommaires en tête de chaque chapitre la compensent mal.

En conclusion, un ouvrage précis et fin, riche en aperçus originaux et dont l'intérêt s'applique non seulement à Dancourt, mais à tout le théâtre prémarivaudien.

ANDRÉ BLANC.

THÉODORE P. FRASER, Le Duchat First Editor of Rabelais. Genève. Droz, 1971. Un vol. 12 x 18 de 204 p.

Il fallait quelque audace pour faire paraître en 1711 la première édition critique de Rabelais en six volumes. Le public ne voyait plus dans cette oeuvre qu'un recueil de grasses bouffonneries et les gens d'esprit ne lui accordaient qu'un sourire indulgent, « comme on loue les enfants quand ils disent par hasard quelque chose de bon » 1. Il fallait aussi être huguenot et anti-papiste, jouir d'une relative liberté d'expression, disposer enfin des loisirs et des ressources d'un riche émigré réfugié à Berlin. Jacob Le Duchat, avocat et philologue né à Metz en 1658, possédait, outre ces avantages, une parfaite connaissance de la langue du XVIe siècle que lui avait acquise une longue et intime fréquentation des écrivains français de cette époque. N'avait-il pas déjà édité Pierre de L'Estoile, Agrippa d'Aubigné, la Satire Ménippée? Que restet-il aujourd'hui de ces savants travaux? Quel profit pouvons-nous en tirer? N'ont-ils pas cessé de projeter sur les textes la lumière qui les éclairait il y a deux siècles et demi ? Le commentaire sur Rabelais ne paraît plus de nos jours qu'un ennuyeux et pédant fatras encombré de remarques superflues ou inexactes. Marty-Laveaux faisait justement observer « qu'en plus d'un endroit, nous n'aurions qu'à supprimer les notes pour éclaircir le texte ». Et si nous interrogions Rabelais lui-même, nul doute qu'il nous répondrait que toute glose est comme la « brodure » d'Accurse, « tant salle, tant infâme et punaise, que ce n'est que ordure et villenie ».

Pourtant, grâce au petit livre de M. Fraser, ce commentaire est sauvé de l'oubli. Bien mieux, il connaît une existence nouvelle, il se double d'une signification seconde qui se substitue à celle qu'il a perdue. Il échange sa fonction médiatrice contre une fonction documentaire : il ne renvoie plus à l'auteur du texte commenté, mais au scoliaste-témoin. Inapte désormais à expliquer Rabelais, il révèle le glossateur, et à travers celui-ci, la « présence » de Rabelais dans les premières années du XVIIIe siècle. C'est dans cette perspective que M. Fraser entend se placer pour étudier l'édition de Le Duchat.

1. Voltaire, Sottisier, éd. Moland, XXXII, p. 556.


COMPTES RENDUS 129

Après avoir rappelé les années de jeunesse de Jacob Le Duchat et sa correspondance avec son ami Pierre Bayle (chap. I), M. Fraser passe en revue l'édition de 1711 : description; générale et analyse de la préface (chap. II), la révision du texte (chap. III), le problème des influences contemporaines (chap. IV), le commentaire linguistique (chap. V), le commentaire historique (chap. VI), les implications religieuses du commentaire (chap. VII), les anecdotes et les matières annexes (chap. VIII), enfin les réactions à cette édition, de 1711 à 1823, (chap. IX).

« Mes remarques — lit-on dans la Préface de Le Duchat — sont ou historiques ou critiques, et purement de grammaire, suivant le sujet auquel je me suis borné». «Le seul but de mon ouvrage — précise-t-il un peu plus loin,- est d'expliquer plusieurs Jolies expressions anciennes qui devenaient de jour en jour moins intelligibles ». On né s'étonneradonc point de voir les chapitres consacrés au linguiste et à l'historien occuper le centre de l'ouvrage de M. Fraser. On sera particulièrement reconnaissant à ce dernier d'avoir pénétré pour nous au coeur de ce commentaire touffu et d'avoir tracé quelques pistes dans ce maquis de notes, de références, d'étymologies, de citations, d'anecdotes, serrées en masses compactes au bas des pages. A l'aide de quelques exemples bien choisis et analysés avec finesse, M. Fraser rend un légitimé hommage au grammairien, sans dissimuler pour autant ses lacunes et ses faiblesses. Il lui reconnaît notamment le mérite d'avoir tenté pour la première fois l'établissement du texte en. le corrigeant en plusieurs endroits sur les éditions du XVIe siècle. Il s'acquitte envers lui de tout ce que nous devons à ses centaines de remarques sur la langue de Rabelais, sur les expressions dialectales et les parlers populaires. C'est, selon M. Fraser, la partie la plus solide de son commentaire ; c'est aussi celle qui a le moins vieilli puisqu'elle constitue, aujoud'hui encore, un fonds de documentation indispensable aux éditeurs modernes. Certes, on reconnaît ici et là, au hasard de ces pages, des opinions émises naguère par Lazare Sainéan 2. M. Fraser le cité d'ailleurs à plusieurs occasions en apportant toujours quelques nuances aux jugements parfois excessifs de son devancier. S'il déplore, comme lui, les étymologies bizarres ou fantaisistes de Le Duchat, ses explications confuses, superflues ou douteuses, il le défend en revanche contre l'accusation d'avoir trop largement puisé dans l'édition anglaise de Rabelais donnée par Urquhart et Motteux en 1694. Il démontre de façon convaincante que les emprunts aux anglais dont Sainéan avait exagéré l'importance sont en fait insignifiants, et limités au chapitre des Jeux (Gargantua, XXII). Guidé peut-être par le même souci de ne pas accabler Le Duchat, M. Fraser omet de signaler une lacune inexplicable chez un philologue aussi averti On ne comprend pas en effet qu'ayant utilisé les Dictionnaires de Nicot, Oudin, Ménage — dont un exemplaire couvert de ses notes allait servir à l'édition définitive de 1750 — il ait ignoré le lexicographe le plus versé dans la langue de Rabelais, l'anglais Cotgrave. Enfin, le propos de M Fraser est illustré par de constants rapprochements avec les éditeurs modernes, notamment Abel Lefranc et Screeeh, dont les notes sont données en regard de celles de Le Duchat. En dépit, ou peut-être à la faveur de l'anachronisme brutal - et qui peut gêner — entre les deux discours parallèles, s'ébauche une certaine physionomie de Rabelais qui ira en se précisant au cours des chapitres suivants.

Avant d'aborder la critique «historique» de Le Duchat, M. Fraser a pris soin de délimiter avec exactitude son champ d'application. Si Le Duchat s'est toujours refusé à découvrir un sens caché ou allégorique derrière le texte de Rabelais, ce fut, à ce qu'il prétend lui-même, afin de rester fidèle à ce qu'il appelle le « sens historique » de cette oeuvre. Louable disposition si l'on s'en tient au principe. En fait, les efforts de l'historien se sont épuisés en grande partie dans de vaines recherches d'identifications. On observe chez

2. Lazare Sainéan, L'Influence et la réputation de Rabelais, Paris, Gamber, 1930. REVUE D'HIST. LITTÉR. DE LA FRANCE (73e Ann.). LXXIII. 9


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lui une sorte de manie de coller à tout prix un nom véritable sur chaque personnage du roman. Inutile d'ajouter que ce démon des « clés » l'entraîne aux suppositions les plus extravagantes. Soyons justes. Le Duchat n'est pas seul à commettre ces erreurs ; elles sont le fait d'un préjugé qu'il partageait avec la plupart de ses contemporains, lesquels se refusaient à voir dans Rabelais autre chose qu'une satire historique. Que sa conception de l'histoire s'étende en outre à la critique des sources littéraires, soit. Mais les résultats ne sont pas plus heureux ici que là. C'est même le point le plus faible du commentaire, et M. Fraser a raison de ne pas s'y arrêter. On ne s'explique pas que des auteurs comme Plutarque et Pline, où Rabelais a puisé à pleines mains, soient à peine cités par Le Duchat, et que la Renaissance ne soit représentée que par les oeuvres d'Érasme et de Folengo, plus connu sous le nom de Merlin Coccaie. Il n'est certes pas facile de rendre compte de ces omissions, mais il n'était pas non plus inutile, selon nous, de les signaler au lecteur.

En vérité, ce qui retient surtout notre intérêt à travers l'oeuvre critique de Le Duchat, c'est la présence de Rabelais au seuil des Lumières ; présence qui s'affirme moins dans le commentaire philologique et historique que dans les remarques touchant aux matières religieuses. C'est là que se dessine à larges traits vigoureux la stature du Rabelais de 1711, calviniste et libre penseur. Peut-on parler, à propos de Le Duchat, d'une tentative de récupération de Rabelais au profit de sa propre cause ? On regrette que M. Fraser n'ait pas accordé à ce problème toute l'importance qu'il méritait. Une chose est certaine : le commentaire de Le Duchat, protestant chassé de France par la révocation de l'édit de Nantes, respire la haine du prêtre et de Rome. Le Duchat reconnaît dans les attaques de Rabelais contre les moines, son propre mépris pour la « gent bezacière », pour « l'avarice, le luxe et l'oisiveté des plus grands prélats, la cruauté de plusieurs papes et les débauches de quelques autres, [...] le libertinage, la luxure, la gourmandise et les autres dérèglements des religieux et du clergé » 3. C'est aussi l'anticléricalisme et la satire religieuse que Voltaire et Diderot goûteront chez Rabelais, sans s'arrêter aux beautés littéraires de l'oeuvre, ni à sa signification profonde. Dans son ensemble, le XVIIIe siècle refuse de prendre ces écrits au sérieux ; ce n'est pas là, comme le souligne fort justement M. Fraser, que les philosophes auront l'idée de chercher les éléments d'une pensée évangélique ou humaniste. Ni Le Duchat, ni les hommes de sa génération n'auront percé le sens mystérieux contenu dans la fiction rabelaisienne. Il faudra attendre l'extrême fin du siècle et les débuts du romantisme pour que se révèle enfin au grand jour son message enthousiaste et prophétique 4.

M. Fraser a consacré le dernier chapitre de son livre aux réactions suscitées par l'édition de Le Duchat de 1711 à 1823. Cette « revue » était l'occasion de suivre les transformations subies par l'image de Rabelais jusqu'aux premières années du XIXe siècle, à la condition toutefois de produire un nombre suffisant de témoignages. On regrette que M. Fraser ait laissé cette liste fort incomplète, omettant par exemple de mentionner, entre plusieurs autres, les noms de Brossette et de Lenglet-Dufresnoy 6. Puisque nous sommes au chapitre des omissions, on s'étonnera que le nom de La Monnoye ne soit pas cité une seule fois dans tout le livre. Il nous paraît nécessaire de réparer cet oubli en signalant que le célèbre érudit prit une part importante dans l'édition de Rabelais. Sans que l'on puisse vraiment parler de collaboration, La Monnoye en usa probablement avec Le Duchat comme il le faisait d'ordinaire

3. Préface, t. I.

4. Dès 1781, Sébastien Mercier écrivait dans son Tableau de Paris : « Quiconque a lu Rabelais et n'y a vu qu'un bouffon, à coup sûr est un sot, s'appelât-il Voltaire » (t. II, p. 252).

5. Correspondance de J.B. Rousseau et Brossette, éd. P. Bonnefon, t. II, p. 46.

6. Lenglet-Dufresnoy, De l'Usage des romans, Amsterdam, 1734, t. II, p. 255.


COMPTES RENDUS 131

avec ses amis, c'est-à-dire, qu'il lui communiqua sa documentation et ses notes de lecture. Lazare Sainéan avait, commis la même injustice à son égard; il alla même jusqu'à transcrire au singulier la critique que Lenglet-Dufresnoy adressait aux deux auteurs de l'édition de Rabelais.

Malgré les faiblesses que nous avons, relevées chemin faisant, le livre de M. Fraser apporte une sérieuse contribution à l'étude d'ensemble, qui reste encore à faire, sur le rôle et l'influence de Rabelais au XVIIIe siècle. Il faut donc le saluer — ainsi que nous y invite l'auteur dans son Introduction — comme la. première: pierre d'un plus vaste édifice. Il convient aussi de féliciter M. Fraser d'avoir tiré de l'oubli le nom de Le Duchat; c'est dans son édition, on ne saurait l'oublier, que des générations de lecteurs ont découvert les romans de Rabelais ; et ce fait à lui seul justifiait l'entreprise dont nous venons de rendre compte. On ne peut que souhaiter aux vivants glossateurs de trouver un jour, un analyste, aussi pénétrant que M. Eraser pour les restaurer, à travers les âges, dans une vérité nouvelle. MAURICE LEVER.

The Eighteenth Century. A Current Bibliography for 1970. Iowa City, University of Iowa, 1971. Un vol. in-8° de IV-321-531 fl.

Ce volume qui constitue le n° 3 du tome 50 (juillet 1971) du Philological Quarterly est exclusivement consacré à une bibliographie- des écrits relatifs au XVIIIe siècle publiés en 1970, rédigée par une équipe d'universitaires américains sous la direction de M. C. Zimansky.

Toute bibliographie a ses qualités et ses défauts. Le mérite principal de celle-ci est à nos yeux, son caractère interdisciplinaire : toutes les disciplines sont abordées. En second lieu, nous dirons que toutes les références ou presque sont accompagnées de très utiles analyses ou remarques quelquefois fort étendues.

Nos reproches seront minimes ou plutôt minimisés par l'état de fait. On ne saurait prétendre à l'exhaustivité en la matière : la sélection intelligente s'impose d'elle-même. Il faut choisir donc et en général le choix est heureux. Une autre difficulté surgit avec les limites chronologiques variant de pays à pays. Là littérature anglaise est étudiée de 1660 à 1800. Pour la France on a prévu une période plus courte, mais plus longue encore que celle réservée par exemple aux États-Unis. Les exclusions sont donc nécessaires et difficiles : on ne trouvera ni Milton, ni Beethoven, ni Mme dé Staël, mais Blake et Hölderlin par exemple sont repêchés.

Nous regrettons surtout la confusion des disciplines distribuées en six chapitres : imprimerie et bibliographie, études historiques, sociales et économiques, philosophie, science et religion, les beaux-arts, la littérature enfin, et en appendice après les individualités, les bibliographies courantes. L'arbitraire a forcément sévi dans un tel classement où par ailleurs les dérogations sont assez nombreuses. Une application systématique de la C.D.U. n'eût-elle pas permis d'éviter ce malencontreux état de choses ? Heureusement vin index complet y remédie avec bonheur. Les patronymes n'échappent pas non plus à un classement arbitraire et quelque peu confus.

Nonobstant ces réserves, il faut saluer avec sympathie et retenir ce premier effort bibliographique de la Société américaine d'étude du XVIIIe siècle. Nous lui souhaitons bonne vie en espérant que les années ne manqueront pas de lui apporter du poids et plus de discernement.

J. VERCRUYSSE.

P. RETAT, Le Dictionnaire de Bayle et la lutte philosophique au

XVIIIe siècle. Paris, Les Belles-Lettres, 1971. Un vol. in-8° de 555 p.

Les' nombreux travaux publiés depuis une quinzaine d'années sur Pierre

Bayle et qui tendent, pour la plupart, depuis le regretté Eric Haase et Paul


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Dibon jusqu'à Elisabeth Labrousse, à situer l'auteur du Dictionnaire dans le cadre des luttes religieuses, intellectuelles et politiques de la fin du XVIIe siècle amènent naturellement à se poser la question de savoir pourquoi et comment l'époque des lumières a fabriqué, à son usage, l'imagé mythique du précurseur de Voltaire qu'elle transmettra intégralement, on le sait, à la Troisième République. Le grand mérite de P. Rétat est de nous apporter, avec sa thèse claire et précise, une réponse exhaustive et pleinement satisfaisante. Aux côtés du beau livre de P. Vernière sur l'influence de Spinoza dans la France du XVIIIe siècle, elle mérite de prendre place parmi ces maîtres ouvrages d'histoire des idées qui nous enseignent d'abord, hélas, que leur enchaînement provient, avant tout, de malentendus et de lectures fautives, intéressées ou partielles.

Celle de Bayle, dans la France des philosophes, connut trois moments, radicalement différents et que P. Rétat distingue avec soin. Le premier, d'ailleurs, est antérieur à 1715. Il prolonge, après la mort de Bayle, en 1706, les débats auxquels il avait été mêlé à la fin de sa vie, Cest d'abord, au sein du Refuge, la continuation des controversés plus ou moins violentes qui l'avaient opposé à ses coreligionnaires rationalistes. Du côté de Paris, d'autre part, l'auteur du Dictionnaire rencontrait toujours l'accueil qu'il avait reçu depuis ses premières publications : enthousiasme des érudits, sympathies des libertins, hésitations des catholiques et des philosophes.

La Régence inaugurera, jusque vers 1750, le temps de « la grande fortune » et du « grand scandale ». C'est l'époque, en effet, des multiples rééditions du Dictionnaire et des OEuvres diverses. Deux camps se forment, dans l'opinion éclairée, à leur sujet. Pour le premier, Bayle représente un danger qu'érudits et surtout apologistes dénoncent à l'envie. Parmi ceux-ci les protestants sont aussi hostiles au pyrrhonisme baylien que les théologiens romains. Tout au plus admettent-ils son plaidoyer en faveur de la tolérance tandis que, pour les écrivains catholiques, Bayle est d'abord l'ennemi de l'orthodoxie religieuse. Il est intéressant de noter, à ce sujet, le retard avec lequel, un tiers de siècle après sa mort, les défenseurs de la foi officielle découvrent l'importance de son pouvoir critique.

Il inspirait cependant, au même moment, les partisans de l'incrédulité. Non point que Bayle ait fourni tous leurs arguments à tous les nouveaux pyrrhoniens. Du moins P. Rétat s'attache-t-il, dans le cas privilégié de d'Argens et de Voltaire avant 1750, à dégager tout ce que les représentants les plus diffusés de la libre pensée doivent au maître de l'anticléricalisme, au professeur ironique de scepticisme, à l'auteur de la démonstration de la vertu des athées. On sait pourtant que sur plus d'un point réticences et critiques se feront jour, à cet égard, chez les philosophes. Montesquieu, notamment, prendra conscience de tout ce qui l'oppose à Bayle. Condillac ne sera pas plus tendre avec lui. Mais, dans l'ensemble, cette époque, qui voit naître les Lumières, s'est appuyée sur le souvenir de Bayle, type idéal d'une philosophie nouvelle.

Tout change, là encore, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, époque d'« inquiétudes » et de « contradictions », pour la renommée posthume de l'auteur du Dictionnaire. On continuera pourtant à le dénoncer dans les milieux orthodoxes. Et certains apologistes iront même, à la fin du siècle, jusqu'à découvrir le christianisme de sa pensée. Mais ce sont surtout les divisions des philosophes, à son sujet, qui marquent l'époque. Dans un long chapitre, qui est sans doute le plus important de son livre (p. 353-442), P. Rétat les analyse avec soin : constance paradoxale de la présence de Bayle chez le dernier Voltaire, ambiguïté de la dette de Rousseau à son égard, recréation de l'auteur du Dictionnaire chez Diderot, contradictions de sa présentation et de son utilisation dans l'Encyclopédie, transformation de sa pensée en inspiratrice du matérialisme athée à la fin du siècle.

Mais, à ce moment, c'est l'indifférence à l'égard de Bayle, trop loin des


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préoccupations contemporaines, qui l'emporte. Si des athées lui restent fidèles, par principe, les idéologues l'oublieront complètement.

La conclusion de P. Rétat dégage l'essentiel de ses analyses qui ne sont pas, il faut le reconnaître, malgré, la limpidité de son intelligence, toujours passionnantes à suivre, tant il s'est attaché, conformément à son sujet, à relire des textes qui en trahissaient un autre plus ; qu'ils ne le comprenaient. C'est une «équivoque» qui a fondé, en effet, au siècle des Lumières, la réputation philosophique de Bayle. Les plus lucides de ses admirateurs du XVIIIe siècle ont bien senti, comme d'ailleurs bon nombre de ses détracteurs, qu'il leur offrait «un exemple énigmatique d'incrédulité ». Il leur avait transmis, évidemment, l'arsenal anticatholique, tolérant et critique qu'ils ne cessèrent de magnifier ou de combattre. Mais ce qui, de son vivant, avait animé ces flèches, l'unité dialectique de sa pensée, née d'une tradition, d'une expérience et d'une lutte, leur échappait à jamais..

La très belle thèse de P. Rétat, sobre, probe et définitive, se veut ainsi le constat d'une ignorance et l'enseignement d'une déception. Tout naturellement, le Bayle des philosophes eut la pâleur des précurseurs trop sollicités ou vilipendés. Déchirée en lambeaux stéréotypés, lue comme dans un miroir pour que le lecteur s'y rétrouve au lieu de déchiffrer un message, son oeuvre ne put avoir du succès et de l'influence que dans la mesure où elle fut, au propre sens du terme, méconnue. Ainsi le veut l'évolution historique qui fait sa pâture des grands auteurs accommodés à nos modes successives et nos sauces partisanes. Que penseront les historiens de l'avenir de nos différents Marx ou de notre Nietzsche enfin authentique ? Comme eux, sans doute, P. Rétat nous appelle à connaître d'abord, qu'il s'agisse de Bayle ou de Diderot, les hommes en leur temps, c'est-à-dire fabriquant leur, présent et leur avenir à l'aide, notamment, de leur vision, efficacement déformée, du passé. Car il n'est pas de précurseurs et il n'y a jamais que des contemporains.

JACQUES SOLE.

SUZANNE MÜHLEMANN, Ombres et lumières dans l'oeuvre de Pierre carlet de Chamblain de Marivaux. Publications Universitaires Européennes, H. Lang et Cie, Berne, 1970. Un vol. in-8° de 116 p.

Le titre dit l'ampleur du sujet : dans ce petit volume, il sera question de tout Marivaux. Se réclamant de la méthode de Georges Poulet, Suzanne Mühlemann se propose de décrire, les « figurations déterminées » qui définissent au départ et définitivement l'esprit de Marivaux (p. 11). L'équation est simple : Marivaux, par un souci de rationalisme, de clarté et d'analyse poussée à l'extrême, souscrit à un déterminisme sensualiste ; mais l'être marivaudien, tout entier dans la sensation présente, découvre et affirme sa liberté, liberté qu'il aliène aussitôt dans un ordre social dénoncé mais totalement accepté. Pris entre deux ordres obscurs, celui de la nature et celui de la société, il ne resplendit que dans l'instant d'une lumineuse «apparition». Sur ce thème réduit, Suzanne Mühlemann brode une série de belles variations. La lumière, c'est donc l'analyse méthodique des «degrés» dont sont susceptibles les idées, les sentiments, et chaque instant qui les totalise (chap. I) ; l'ombre, c'est l'impuissance de connaître la matière, cette «source commune de nos qualités » (chap. II). Chaque personnage de Marivaux, épris de lucidité mais soumis à ses instincts et à l'amour-propre, ne fait qu'entrevoir une vérité qui lui échappe aussitôt : cette « admirable économie de lumière et d'obscurité», dira Marivaux dans le Spectateur français, est un effet de la sagesse de Dieu (cité p. 45) ; promis à la lumière, l'homme n'aura de lumières que ce qui convient à son salut et à l'accomplissement de l'ordre divin (p. 49). C'est dire que selon Marivaux, les lumières de là raison et de la conscience ne forment jamais qu'un « clair-obscur », une « instruction sans clarté» (p. 55). De même, dans la connaissance qu'il a de lui-même, le personnage marivaudien


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passe d'une naissance radieuse à la vie, d'une « apparition» à une « déréliction » (p. 69-70) ; il se rattache alors au sentiment que les autres ont de lui : « arrachement » et « attachement » se succèdent, ne lui laissant que de brefs moments d'équilibre (chap. m, p. 85). Cet équilibre précaire, il le sacrifiera à l'intégration sociale, intégration douloureuse puisque dans la société il ne sera jamais reconnu pour ce qu'il est, mais devra exister selon l'idée qu'on se fait de lui (p. 114) : il n'adorera l'ordre divin qu'à travers l'image dérisoire que lui en donne l'ordre social. Ajoutons à cette belle démonstration, des jeux chatoyants sur l'ombre et la clarté, sur la connaissance, « état de clarté tempéré par l'obscurité » (p. 62), sur le « trouble » marivaudien et la fragmentation des rayons (p. 90-91) : pour illustrer cette thématique de l'ombre et de la lumière, tous les textes sont utilisés, même ceux qu'on attendrait le moins 1. On sera surtout séduit par la façon dont sont juxtaposés, enchaînés, coordonnés tous les écrits théoriques de Marivaux, qu'ils soient tirés de ses journaux et oeuvres diverses 2, de ses romans ou, plus rarement, de ses comédies ; ce brillant montage nous offre un Marivaux « philosophe », « géomètre » et « moderne », qui aurait lu Leibniz et pressenti Valéry, ou Georges Poulet. Et l'on tirera d'abord de cette introduction une invite à relire l'écrivain, à chercher dans ses oeuvres les plus légères les traces d'une réflexion méthodique; mais on éprouvera aussi, devant une argumentation aussi cohérente, quelque inquiétude. Est-il toujours légitime de passer sur le contexte, d'accorder pleine valeur à des oeuvres parodiques 3, de laisser de côté la cohérence de l'oeuvre singulière ou du personnage, quand il s'appelle Marianne ou Jacob, et de considérer la pensée de Marivaux comme une combinatoire, non comme une recherche ? Est-il sûr que tout ce qui est groupé ici sous le terme d'« ombre » corresponde à une seule notion de l'ombre chez Marivaux, et que cette notion ait un rapport avec la problématique des Lumières ? Après tout, le sensualisme de Marivaux reste une hypothèse de travail, et l'on ne saurait tirer argument de l'Arlequin poli par l'Amour, surtout si l'on considère comme une appel à l'« émotion première» un texte comme celui-ci (cité p. 69) : « Souvent il me regarde, et tous les jours je touche au moment où il peut me sentir et se sentir lui-même ». Le mot « sentir » réfère ici à bien plus qu'à la sensation. A l'autre extrémité du parcours, on se demandera si l'intégration sociale est bien pour Marivaux cette ombre fatale qui menace tout homme libre. Le héros marivaudien n'est pas forcément cet être instable qui conjure un vertige et se réfugie peureusement dans l'ombre de l'ordre établi ; ni la coquette de la « lettre contenant une aventure » ni Jacob ne me paraissent aller dans ce sens. Derrière cette démonstration implacable, on voit pointer l'image suspecte d'un Marivaux étroitement conformiste, pour qui la défense de l'ordre établi compterait plus que ce qui fait la saveur de

1. « ... ici la lumière et l'obscurité se partageaient la place ; ils luttaient tous les deux, le jour s'y trouvait obscurci, l'obscurité s'y trouvait éclairée, ils restaient aux prises, et ce combat offrait le spectacle agréable du jour et de la nuit tout ensemble » (cité du Télémaque travesti, p. 27), Ce texte nous donne-t-il une image de l'espace de la conscience ? Si l'on veut ; mais la description en style précieux d'une chambre crasseuse nous montre que Marivaux n'est pas dupe des jeux de style sur l'ombre et la lumière.

2. On regrettera que les textes ne soient pas cités d'après l'édition de F. Deloffre et M. Gilot (Classiques Gamier, 1969). On regrettera en même temps toutes les fautes d'impression qui déparent ce livre pourtant court ; les citer ici serait trop long. Relevons pourtant une erreur de citation p. 95 : à la note 115, il s'agit du Cabinet du philosophe et non de l'Indigent philosophe ; une ligne plus haut lire L'Héritier de village.

3. S'il y a quelque risque à considérer la pensée de Marivaux comme déjà fixée en 1718, le risque est plus grand encore si l'on s'appuie sur des oeuvres parodiques comme la Voiture embourbée, l'Iliade travestie ou le Télémaque ; voir, par exemple, l'utilisation du Don Quichotte moderne, p. 68, ou le passage du Télémaque travesti sur le « coin sombre », p. 77. Ici comme dans le cas cité plus haut, les mots de " lumière » et d'« ombre » sont toujours employés parodiquemerit. On est amené à se demander si les mêmes images chez Marianne ou Jacob ne témoignent pas d'un certain humour.


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son oeuvre, la découverte poétique, de la liberté. Voici donc en peu de pages un. résumé, de tous les problèmes que pose au lecteur d'aujourd'hui l'interprétation de l'oeuvre de Marivaux. Cette brève et dense introduction" repose sur une lecture vive et partiale; les problèmes posés — la philosophie de Marivaux; son attitude face aux Lumières, sa politique, sa religion — ne sauraient y trouver de solution. Du moins était-il beau de poser tous les problèmes, et parfois de les supposer résolus; ce petit livre est constamment au coeur du sujet, il donne l'idée d'un grand livre.

JEAN SGARD, .

Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, vol. LXXXI,

Genève, Institut et Musée Voltaire, 1971. Un vol. in-8° de 216 p. et 2 illustrations hors texte.

Dans ce tome LXXXI des Studies on trouve des contributions portant sur la littérature française et la bibliographie. Nous citerons en premier lieu deux études sur Voltaire. La plus importante est celle de M. A. Ages, The Private Voltaire : three studies in the correspondence (p. 7-125). Partant du point de vue que la correspondance mérite d'être étudiée dans son ensemble et ne doit pas seulement, servir d'auxiliaire précieux et commode pour d'autres recherches, l'auteur aborde trois sujets : la Bible (p. 11-53), le théâtre classique (p. 54-r88). et les villes (p. 85-125). Ces études diachroniques amènent des considérations que l'on ne saurait désormais négliger. La première, c'est que si la critique anti-biblique constitue un des thèmes majeurs de l'oeuvre de Voltaire, on ne trouve pas nécessairement dans la correspondance, le ton hostile des ouvrages de ; combat, Sans doute faudra-t-il encore s'interroger, plus longuement sur la raison profonde de cette différence d'attitude. La deuxième étude constate le même phénomène à propos du théâtre classique. Dans ses lettres, Voltaire se montre encore plus, favorable à Racine qu'ailleurs, d'un enthousiasme quasi romantique, avec toutefois ceci, d'inattendu, et fort bien mis en lumière, que les vers cornéliens imprègnent la prose de Voltaire. Enfin, l'analyse du troisième sujet montre, avec raison, qu'il est difficile d'évaluer exactement l'impact des villes sur la pensée de Voltaire. Il n'empêche que les propos de la correspondance offrent un riche et intéressant panorama intellectuel de l'Europe. Nous regrettons cependant qu'Amsterdam ne figure, pas ici en compagnie, de Genève, Londres, Berlinet Saint-Pétersbourg.

La seconde contribution sur Voltaire est celle de Mme M. Alcover, La Casuistique du père Tout-à-tous et les Provinciales (p. 127-132), qui montre, si besoin en est, que l'attitude du personnage de L'Ingénu s'inspire des adversaires de Pascal.

M. L. J. Forno dans The Fictional Letter in the Memoir Novel ; Robert Challe's Illustres Françaises (p. 419-161) détaille bien le rôle important conféré par Challe à la lettre, devenue un moyen particulièrement heureux d'investigation psychologique, moyen appelé à. faire école.

Signalons enfin l'étude de M. R. C. Rosbottom, Parody and Truth in Mme Riccoboni's continuation of La Vie de Marianne (p. 163-175). L'auteur montre fort justement que cette suite est plus importante qu'on ne le croit parce qu'elle est à la fois une parodie et une critique intelligente de l'oeuvre de Marivaux.

" Trois études bibliographiques s'imposent également à notre attention. M. B. Morton étudie de fort près, documents à l'appui, la préhistoire de l'édition, de Kehl, dans Beaumarchais et le prospectus de l'édition de Kehl (p. 133-147). Un coup d'oeil aux brochures impriméés contenues dans le recueil fr. 22188 de la Bibliothèque Nationale aurait cependant permis d'étoffer encore davantage cette intéressante contribution.

On connaît assez les belles qualités des travaux dé M. R. A. Leigh : cette fois encore dans The First Edition of the Lettre à Christophe de


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Beaumont (p. 207-216) nous avons le plaisir de lire quelques pages sobres, importantes et exemplaires, jetant des lumières nouvelles sur cette affaire compliquée.

Enfin, signalons le travail de M. H. Häuser, The Thomasius Article in the Encyclopédie (p. 177-206), étude détaillée de cette contribution inattendue de Diderot, incontestablement empruntée comme le démontre l'auteur à l'Historia Critica Philosophiae de Brucker. Les raisons de cette étude résident sans doute dans une certaine analogie entre les deux hommes.

Dans l'ensemble donc, ce tome LXXXI des Studies édité par M. Th. Besterman retiendra l'attention par ses contributions précises, détaillées et généralement fort justes.

J. VERCRUYSSE.

Textes nouveaux de la Correspondance de Voltaire. Lettres à Voltaire, publiées par V. S. LUBLINSKY. Académie des Sciences de l'U.R.S.S., éditions Naulca, Leningrad, 1970. Un vol. 14,5 x 21,5 de 447 p.

Vladimir S. Lublinsky. avait publié en 1956 des Lettres de Voltaire 1. Ce second volume rassemble, outre des lettres qui lui ont été adressées, quelques inédits de Voltaire retrouvés depuis la parution du premier ouvrage et divers documents le concernant, soit en tout 321 textes. C'est dire l'importance de cette publication qui ne prétend point épuiser le fonds voltairien conservé en U.R.S.S., mais qui se propose de mettre en valeur tout ce qui a trait aux relations de Voltaire avec la Russie 2.

Les textes sont rangés sous cinq rubriques, et conformément à l'intention initiale, trois d'entre elles privilégient ce thème russe. La seconde section consacrée à Voltaire et Catherine II s'efforce non seulement d'introduire des textes inconnus ou de rétablir une version correcte de textes déjà publiés, mais aussi de reconstruire tout le processus de cette correspondance depuis la première lettre écrite par la tsarine en 1763. Elle fut jointe à celle qu'adressa alors Pictet à Femey, lettre également publiée dans ce volume. La troisième section permet de prendre connaissance de réactions anti-voltairiennes à Saint-Pétersbourg : extraits d'une correspondance de 1753 ayant trait à l'arrestation de Francfort, remarques acerbes d'un membre de l'Académie des Sciences sur une lettre dé Voltaire à Catherine II, pamphlet anonyme très virulent de 1763 au sujet d'une lettre de Voltaire à d'Alembert. On retient aussi des notes sur Pictet, l'analyse des souscripteurs de la première traduction russe des lettres de Voltaire et Catherine II. Pensionné de la tsarine, protégé des diplomates russes, Wagnière, l'ancien secrétaire de Voltaire, apparaît au premier plan dans la quatrième section. Outre huit lettres, cette rubrique reproduit son manuscrit autographe concernant l'édition de Kehl. Ce document avait été publié par M. Brown en 1970 dans le volume LXXVII des Studies on Voltaire. Deux lectures différentes sont à signaler, l'une au tome XVI, l'autre au tome XXIX. Par ailleurs M. Brown avait reproduit des commentaires recopiés par Tronchin qui n'apparaissent pas dans le texte envoyé à Catherine.

Une orientation russe se dégage donc de cette publication, mais ce dessein préliminaire est largement dépassé par l'ampleur des renseignements de tous ordres qui peuvent être glanés dans la première et la dernière partie de l'ouvrage, par l'intérêt des corrections et additions proposées quant à l'édition

1. Il en a été rendu compte dons la R.H.L.F., 1958, N° 2, p. 234, par M. Pomeau.

2. Pour les documents d'origine russe un problème de datation se posait. Pour les lettres de Russes résidant dans leur pays, la date indiquée est bien évidemment celle du calendrier julien qui, on le sait, à l'époque, retardait de 12 jours sur le calendrier grégorien. Pour faciliter l'utilisation de cet ouvrage, l'éditeur a marqué entre parenthèses la date du calendrier grégorien.


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de la Voltaire's Correspondance. L'érudit soviétique qui rend hommage au magistral travail accompli par M. Besterman, le complète et le rectifie sur plusieurs points.

Ce livre s'ouvre sur un ensemble de 49 lettres adressées à Voltaire, parmi lesquelles se détache l'important dossier consacré à l'affaire La Barre : lettrés de Mme de Brou, abbesse de Willancourt, tante du chevalier, et surtout un récit intitulé « Histoire de mes malheurs », évoquant les représailles de l'administration épiscopale à son égard; intrigues des Dumaisniel de Belleval auprès de Florian pour que Voltaire supprime les allusions à Belleval dans l'article «Justice» des Questions sur l'Encyclopédie; billet de Moisnrl ; lettre d'un inconnu, sans doute un avocat de Paris, au début de la carnpagne de réhabilitation du chevalier d'Etallonde, insistant auprès du patriarche de Ferney. sur les difficultés nées d'une mauvaise conjoncture et lui contant à titre d'exemple l'histoire de ce calviniste enterré en terre sainte et qu'il fallut exhumer après appel de la part de l'évêque. La longue missive d'Elie de Beaumont à propos de Sirven, celle de Mirbeck sur les serfs mainmortables comblent des lacunes quant aux grandes affaires dans lesquelles Voltaire s'est illustré. D'autres lettres dont l'intérêt est moins évident témoignent pourtant et de la diffusion des lumières et du rôle éminent joué par Je « roi Voltaire » et contribuent à l'étude sociologique du XVIIIe siècle. Cette première partie se termine par neuf inédits de Voltaire : deux billets qui font découvrir ses relations d'affaires avec le magnat polonais, le prince Jablonowsky, et une correspondance avec le président de Meynières qui introduit des personnages des intrigues bruxelloises lors des procès de la marquise du Châtelet. D'autres documents sont rassemblés à la fin du livre, dont un grand mémoire écrit par le fils de Lally Tollendal plaidant la cause de son père. La cinquième partie contient aussi un relevé chronologique des lettres de Voltaire ainsi que dé celles qui lui ont été adressées, dont le texte a été établi sur les originaux ou copies conservés en U.R.S.S.

Cet imposant ensemble d'inédits ne donne selon l'auteur qu'un « aperçu » des richesses encore trop peu explorées des collections soviétiques dont le dépouillement exhaustif eût exigé des années de travail. A la suite d'un examen rapide, Vladimir Lublmsky pense qu'il est peu probable qu'on puisse y trouver encore des lettres de Voltaire, du moins à Moscou et Leningrad, mais de nombreux renseignements pourraient être mis au jour. Il insiste à maintes reprises sur les limites de cet ouvrage, mais celui-ci se recommande par la précision des commentaires textologiques qui en fait un précieux instrument de travail. Ce livre posthume témoigne une fois de plus des efforts accomplis par la recherche soviétique dans le domaine des études voltairiennes.

CHRISTIANE MERVAUD.

RAYMOND TROUSSoN, Rousseau et sa fortune littéraire. Bordeaux, Éditions Ducros, 1971. Un Vol. 20 x 12 de 246 p.

C'est un petit livre très dense, écrit agréablement, souvent avec brio, et bien documenté. La première partie (58 p.) retrace la réputation de JeanJacques de son vivant et jusqu'en 1789, La deuxième (100 p.) fait l'histoire de sa fortune littéraire depuis la révolution jusqu'à notre époque. Un choix de textes critiques (50 p.) illustre avec justesse le contenu de ce qui précède. Le livre se termine sur une bibliographie (18 p.) qui retient l'essentiel, et sur un index qui facilitera l'emploi de cet instrument de travail.

Il s'adresse aux débutants qui trouveront là une bonne mise au point sur les diverses lectures qui ont été faites de Rousseau depuis deux siècles. Schinz avait brossé la même-histoire en 1941. Mais le présent livre est beaucoup plus riche. Il intéressera aussi les spécialistes à qui il rend aisément accessibles un grand nombre de textes utiles, notamment dans la première partie et sur l'époque révolutionnaire.


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On peut certes contester certaines formules : le Discours sur l'Inégalité est « un réquisitoire contre ... le rationalisme» (p. 15). Croit-on que si tel était le cas, ce discours eût été du goût de Diderot ? Il me semble d'autre part que l'effet produit par la publication de la deuxième partie des Confessions, a été un peu négligé, peut-être parce qu'il se situait à la charnière des deux parties dé l'ouvrage. Surtout, Raymond Trousson donne une vue très sombre de la réputation de Jean-Jacques à travers le XIXe siècle, et il est vrai que l'on trouve bien plus de grands écrivains hostiles que d'admirateurs. Mais la sévérité des jugements ne peut masquer la réalité de l'influence subie. Exemple, Balzac. Les travaux de B. Guyon sur Le Médecin de campagne ont bien montré tout ce qu'il y a chez lui de rousseauiste. Je crois qu'il faudrait compléter le travail de Raymond Trousson dans cette perspective.

Un détail : les Réflexions sur les Rêveries, 1960, attribuées à M. Osmont p. 151 doivent être restituées à M. Ricatte, comme à la p. 226, mais en gardant la même date.

Ces quelques critiques n'enlèvent rien à l'utilité de ce livre, à qui il faut souhaiter que les déboires de l'éditeur ne gênent pas sa diffusion.

J.-L. LECERCLE.

BÉATRICE JASINSKI, L'Engagement de Benjamin Constant. Amour et politique (1794-1796). Paris, Minard, 1971. Un vol. 18 x 11 de 292 p.

Les premières années de la vie politique de Constant méritaient un livre. Celui d'Henri Guillemin avait naguère davantage soulevé de controverses qu'apporté de lumières. Il fallait, à l'écart de la polémique, établir rigoureusement les faits et chercher à les expliquer sans parti pris. Cest ce qu'a fait Mme Jasinski.

Délaissant un moment la Correspondance générale de Mme de Staël, elle s'est intéressée à Constant au moment où les deux destinées se joignent. Elle s'attache dans son étude à des questions qui peuvent paraître d'importance inégale, mais qu'il était indispensable de traiter en détail pour démêler la vérité de la légende et de la malveillance, en particulier les affaires financières avec les achats de biens nationaux, et les démarches pour obtenir la nationalité française. Ces problèmes sont d'ailleurs en relation étroite avec la conduite politique de Constant sous le Directoire.

Le premier chapitre sur les débuts de la liaison avec Mme de Staël est un de ceux qui retiennent le plus l'intérêt. Constant, par deux fois, en 1795 et en 1815, a mené ensemble, dans un contrepoint passionnel, le jeu de l'amour et de la politique. Passion avant tout, c'est ce que montre Mme Jasinski en reprenant la chronologie des relations entre Constant et Mme de Staël depuis leur première rencontre le 18 septembre 1794, et en se fondant sur les documents publiés jusqu'ici, depuis les lettres du général de Montesquiou ou celles de Camille de Roussillon jusqu'à Cécile et aux Lettres à Ribbing. Sa conclusion est que Mme de Staël n'a pu devenir la maîtresse de Constant avant le printemps de 1796. C'est l'époque où Ribbing, occupé de Pulchérie de Valence, cesse tout à fait d'écrire, et où Mme de Staël ressent cruellement cet abandon et un vide du coeur. Benjamin, au même moment, acquiert quelque célébrité avec sa brochure De la forme du gouvernement, et sa cour assidue et dévouée de plus de dix-huit mois finit par avoir sa récompense.

La démonstration paraît convaincante ; elle détruit les légendes popularisées par la tradition, mais la vraisemblance y gagne. Constant apparaît passionné, capable de faire une cour longue et assidue lorsqu'on lui oppose un refus (on le verra encore en 1815 avec Mme Récamier), sachant charmer par les grâces de l'esprit — au physique il n'en avait guère — et même, plus subtilement, séduire en se laissant totalement absorber par la femme qu'il aimait, pouvoir dont il savait jouer. Mme de Staël n'est pas une séductrice conquérante, mais une femme sensible ; elle reste fidèle à Ribbing jusqu'à son abandon et ne cède à


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Benjamin que dans son désarroi, touchée par son dévouement, et émue aussi par ses premiers succès politiques. Selon Mme Jasinski, c'est aussi, du printemps de 1796 que daté l'engagement écrit dans lequel Constant déclare consacrer sa vie à Mme de Staël.

Sur les débuts de sa carrière politique, Mme Jasinski combat, preuves à l'appui, le Benjamin Constant muscadin d'Henri Guillemin dont O. Pozzo di Borgo avait déjà signalé quelques erreurs. Elle montre, en reproduisant intégralement les premiers articles de Constant dans Les Nouvelles politiques et Le Républicain français, qu'il y a eu une certaine incertitude dé direction au commencement, mais qu'on né peut parler ni de volte-face ni de machiavélisme, encore moins de défense d'intérêts matériels. Elle rétablit la vérité en reproduisant des citations dans leur intégralité et en les replaçant dans leur contexte. Par exemple dans une lettre à Mme de Nassau, Constant, en vertu d'une phrase isolée du resté, était accusé de souhaiter un recours à l'armée. Or, il dit seulement, après examen de la situation, que le gouvernement pourra vaincre, aidé, s'il le fallait, par l'armée ; il ne s'agit done nullement d'un coup d'état militaire. L'arrestation de Constant et de François de Pange au Palais Royal est réduite à ce qu'elle a été : un simple, incident ; il n'a pas fallu de hautes protections pour le faire libérer dès le lendemain.

Le sens politique de la brochure De la force du gouvernement et de la nécessité de s'y rallier est vigoureusement dégagé dans le sens républicain. Constant n'a pas seulement voulu marquer son adhésion au Directoire. Il attaque assez durement la droite et d'une manière générale les royalistes modérés ; il affirme la supériorité de la république sur les autres régimes et met en garde le gouvernement contre les dangers qu'il court. Il est certain que Mme de Staël a influencé cette brochure, mais jusqu'à quel point? Ses idées politiques n'étaient pas tout à fait les. mêmes. Mme Jasinski tente de préciser cette contribution. Des passages du texte, de Constant sont rapprochés de ceux de l'Influence des passions et des Réflexions sur la paix intérieure. Mais le problème est délicat. S'agit-il d'une influence directe, ou d'une rencontre d'expression sur des sujets discutés en commun ? Rien ne s'écrivait à Coppet, on le sait, qu'après des conversations qui prenaient une partie de la journée ou de la nuit, et de cette intimité intellectuelle, sans compter l'autre, a pu naître un échange d'expressions. Beaucoup plus tard, on trouve ces mêmes ressemblances entre des formules du Journal intime ou De la religion et des chapitres de « l'Enthousiasme » de De l'Allemagne. Et, comme le note Mme Jasinski ellemême, malgré une direction commune, les divergences de pensée témoignent de l'indépendance de chacun.

Au même moment, Constant a-t-il « fait des affaires » ? Selon H. Guillemin, l'achat de biens nationaux aurait constitué une spéculation hautement profitable, une « ripaille énorme ». Là encore les faits sont rétablis, les documents exacts intégralement cités, les opérations financières suivies et expliquées d'après les papiers mêmes de Constant et jugées dans le contexte de l'époque, les chiffres ramenés à la vérité. Le résultat financier n'avait finalement pas été si brillant, et acheter des biens nationaux, alors que les assignats se dépréciaient ou en y ajoutant des francs suisses, n'était pas plus blâmable que les achats effectués en Europe après la dernière guerre par les ressortissants des pays à devises fortes.

La question de la citoyenneté française de Constant a été souvent discutée. Elle devait, comme on: sait, être remise en question en 1824. Mme Jasinski, après Mlle Balayé et M. Paul Bastid, refait l'historique des démarches de Constant. Les documents d'archives montrent que, selon les légistes de l'époque, le décret de 1790 sur les expatriés pour cause de religion n'était pas rendu caduc par les dispositions de la Constitution de l'an III. Constant, dont le père était devenu français, a vu sa première demande écartée, mais non refusée ; il s'est alors adressé au Conseil des Cinq Cents et il a publié un article, reproduit ici, pour appuyer sa requête que le Conseil avait fait paraître


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dans le Moniteur ; il a été tenace, mais Mme Jasinski le met en évidence, il n'a pas intrigué pour obtenir un passe-droit. D'ailleurs sa nomination par le Directoire au poste de président de l'administration municipale de Luzarches équivalait à une sorte de reconnaissance de facto de la nationalité française.

L'Engagement de Benjamin Constant est donc une solide mise au point. Aux documents publiés s'ajoutent quelques inédits d'archives ; on peut lire aussi in extenso des textes qu'on ne trouve plus guère qu'à la Bibliothèque Nationale comme les deux premiers articles de Constant, deux autres textes du journal de Louvet qu'il avait dû inspirer s'il ne les avait pas rédigés lui-même, d'autres encore autour de ce duel avec Berlin de Vaux. Mais l'essentiel est que la figure de Constant dans ces années apparaît plus humaine. Il n'était pas un séducteur intéressé, mais un passionné, qui confondait l'entêtement avec la volonté ; il n'était pas un arriviste vulgaire, mais un de ces jeunes gens arrivés à Paris avec des ambitions, certes, mais aussi des convictions. Il est peut-être de bonne guerre pour un polémiste d'expliquer la conduite d'un homme politique ou d'un écrivain par des histoires d'alcôve et d'argent. Mme Jasinski a démontré, dans le cas de Constant, la fausseté de cette interprétation.

PIERRE DeGUISE.

MADAME DE DURAS, Olivier ou le Secret. Texte inédit, établi, présenté. et commenté par DENISE VIRIEUX. Paris, José Corti, 1971. Un volume 14,5 x 22,5 de 309 p.

Le secret de l'Olivier de Mme de Duras est-il enfin dévoilé ? La duchesse lut le roman à ses intimes ; devant l'incompréhension et le scandale, elle renonça à le faire imprimer. Le « scandale » éclata tout de même, puisque H. de Latouche fit publier un Olivier de sa plume, que l'on attribua à Mme de Duras 1. Stendhal, lui, s'inspira des bruits qui couraient ou d'un texte manuscrit pour écrire Armance, dont la donnée de base, l'impuissance du héros, est identique, mais qui se développe selon des lignes de force différentes. On ne connaissait donc l'Olivier de Mme de Duras que par les allusions des contemporains. Mme Virieux a découvert un manuscrit de l'oeuvre, qui se trouve aux mains des descendants de la duchesse ; elle vient d'en donner une édition critique. Il s'agit d'un texte reconstitué ; le caractère probant de la méthode suivie apparaît à l'évidence dès la première lecture : très certainement l'Olivier de l'édition Virieux est celui que Mme de Duras lisait dans les années 1822-1825. Peut-être pas l'état définitif, mais une version bien proche de l'achèvement. L'apparat critique, très important, confirme que Mme Virieux a résolu, sans contestation possible, les problèmes posés par le manuscrit.

Dans ce roman, Mme de Duras voyait « un défi ». Défi par le caractère scabreux du sujet ; mais aussi défi de la romancière à elle-même et aux lecteurs : il fallait poser et proposer une énigme et, tout en sauvegardant la bienséance, la faire deviner. Un lecteur non-averti ne découvrirait pas aisément le secret d'Olivier ; comme l'héroïne, Louise de Nangis, et sa soeur, Adèle de C..., il risque fort de s'égarer sur de fausses pistes. Les amis de la duchesse, qui le connaissaient, pouvaient, par contre, apprécier la progression dramatique qu'elle a su ménager par les demi-aveux, les réticences, les allusions et les silences. La formule du roman épistolaire est ici habilement exploitée : la lettre, instrument habituel de communication et de dévoilement, devient, en raison de la distance qui sépare les protagonistes, source de malentendus, d'équivoques, de leurres, d'erreurs d'interprétation qu'il est impossible d'éclaircir à temps. L'atmosphère se charge donc d'un tragique de plus en plus lourd, encore accru par le dépouillement de la structure romanesque : peu de personnages, presque pas d'événements extérieurs ; les sentiments des héros suffisent, à eux seuls, à mener l'action jusqu'à la catastrophe. Au dénouement, le mystère persiste : Olivier

1. Hyacinthe de Latouche, Olivier, Urbain Canel, 1826, in-12, 226 p.


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a-t-il révélé son secret à Louise avant de se donner la mort? La folie de Louise a-t-elle été déclenchée par l'aveu ou, par le suicide de celui qu'elle aimait?

La structure du roman se révèle donc parfaitement pertinente ; c'est sa qualité majeure. Non la seule. Mme Virieux a également éclairé les secrets de la romancière. Écrire fut pour Mme : de Duras bien autre chose qu'un divertissement : « une véritable auto-analyse » ; réponse au «mal. de vivre», qu'elle ressentait, descente vers l'mconscient où baignent les mythes personnels, tenta" tive de se communiquer à autrui sur un mode plus essentiel que celui des relations mondaines. Après Ourika et Edouard, Olivier redit la quête d'un bonheur inaccessible. Inaccessible pour Olivier en raison de son infirmité ; mais, plus fondamentalement, pour tous ses héros, à cause des barrières que posent les préjugés et les «lois» du monde. La seule voie qui demeure alors ouverte, c'est celle de la mort, qui sauvegarde l'espérance d'une union future. Simple constatation des « impossibilités de l'amour », comme l'écrivait Stendhal? Ou contestation implicite d'une société où les « convenances » ont force de loi? Le coeur a raison contre elles; semble dire Mme de Duras, qui n'ignoré pas, néanmoins,— leçon probable de l'expérience intime — que la passion détruit l'être. La société ne tolère pas la passion, elle la rejette comme un corps étranger. Thèmes déjà romantiques ; mais l'on est loin des cris de révolte de la génération suivante. Les romans, de Mme de Duras, Olivier en particulier, sont encore proches de la tragédie classique par l'économie des moyens romanesques et la sobriété du langage. Plainte sur le mode mineur; analyse en profondeur du mal d'aimer et de vivre ; condamnation discrète d'une société qui ne veut reconnaître ni les droits de la personne, ni son aspiration à la liberté, surtout lorsque la personne est une femme. La grande dame du faubourg SaintGermain ne laissait voir au monde qu'un personnage y de surface ; c'est dans ses romans qu'elle dévoile son êtresecret.

ELLEN CONSTANS.

Bicentenaire de Chateaubriand. Commémoration à Combourg et à La Vallée aux Loups, septembre-octobre 1968. Paris, Minard, 1971. Un vol. 13 x 21 de 222 p. et 2 pl. Et.

On regrettera, une fois de plus, le retard avec lequel sont publiés les actes de ces intéressants colloques de 1968 où, sous la présidence de Mme Durry, de M. Lebègue et de M. Clarac, Chateaubriand fut. dignement commémoré. Le présent volume, d'une élégante présentation, contient d'utiles conrniunications, parmi lesquelles on retiendra surtout celles de M. Le Cuillou, Chateaubriand vu par Lamennais, de M. Contamine, Des postes diplomatiques sous Chateaubriand ministre (intéressantes notes sur les agents que Chateaubriand eut comme collègues ou subordonnés pendant son passage aux Affaires étrangères), du R. P. de Bertier de Sauvigny, Chateaubriand et l'intervention française en Espagne, de : M. P, Clarac, Le christianisme de Chateaubriand.

Ces contributions de spécialistes servent la mémoire du grand écrivain plus utilement que les allocutions des « officiels » qui, ici comme ailleurs, tiennent souvent dans les colloques savants une place excessive.

JEAN GAULMIER.

G. DE BERTIER DE SAUVIGNY, Metternich et la France après le congrès de Vienne ; tome II : Les Grands Congrès, 1820-1824. Paris, Hachette, 1970, p..279-914.

Après ses beaux: ouvrages sur La Restauration et Metternich et son temps, M. de Bertier de Sauvigny entreprend un tableau monumental des relations diplomatiques entre l'Autriche et la France sous la Restauration, considérées du point de vue d'un observateur avisé et bien renseigné, le chancelier d'Autriche Metternich, d'après les archives du ministère des Affaires étrangères à


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Vienne. Le premier tome, publié en 1968, allait des Cent-Jours à la chute de Decazes.

Ce deuxième tome nous mène du second ministère Richelieu jusqu'au renvoi de Chateaubriand du ministère des Affaires étrangères.

Cette fresque historique, étayée de documents irréfutables, éclaire un aspect, mal connu jusqu'ici de Chateaubriand : celui du ministre, capable de tenir tête à Metternich en organisant la campagne française en Espagne.

L'auteur retrace toute l'affaire en la replaçant dans son contexte européen. Le 1er janvier 1820, à Cadix, Riego et Quiroga par un pronunciamento proclament la révolution contre Ferdinand VII, qui capitule au début de mars et accepte de remettre en vigueur la constitution libérale des Cortès de 1812,

L'attitude du gouvernement français, dans cette crise, reste équivoque. L'effacement du ministre Richelieu mécontente non seulement Metternich mais aussi les Français, ce qui provoque sa chute à la fin de 1821. Villèle lui succède, avec le vicomte de Montmorency aux Affaires étrangères. Au congrès de Vérone (octobre-novembre 1822), ce dernier se laisse influencer par Metternich, mais il est bientôt remplacé au Congrès puis au ministère par Chateaubriand qui, soucieux de flatter l'amour-propre national, vise à donner à la France un rôle indépendant. Le Chancelier s'en offusque et se méfie désormais de l'écrivain-ministre. Chateaubriand, partisan de l'intervention armée de la France en Espagne, dissimule d'abord ses intentions afin de ménager Villèle, désireux de tenter une conciliation. Celle-ci échoue. Le 18 janvier 1823, la France rappelle son ambassadeur à Madrid et la guerre est décidée. Les troupes françaises sont bientôt massées à la frontière espagnole. Metternich craint que la France n'encourage Ferdinand VII à donner une constitution à son peuple. Chateaubriand l'indispose en refusant, pendant longtemps, de tenir les conférences prévues avec les représentants alliés à Paris. Dans un discours à la Chambre des Députés, le 25 février, Chateaubriand déclare que la guerre qui se prépare « nous aura créé une armée, elle nous aura fait remonter à notre rang militaire parmi les nations ; elle aura décidé notre émancipation et rétabli notre indépendance ». Ces déclarations effraient Metternich.

Le 15 mars, à la Chambre des Pairs, répondant au Maréchal Jourdan qui défend dans la constitution des Cortès « la volonté du peuple espagnol », Chateaubriand écrase de son mépris cette oeuvre d'une minorité, manifestement repoussée dès 1812 par la masse de la nation, et imposée au Roi, en 1820, par une poignée de militaires factieux. Son attitude plaît à Metternich qui lui exprime son approbation, espérant l'amadouer.

Sans avertir l'Autriche, Chateaubriand fait passer la frontière espagnole aux troupes françaises en avril 1823. Le chancelier ne peut qu'envoyer ses félicitations pour les succès remportés au nom de l'Alliance ; il calme même Wellington qui désapprouve l'intervention française. Mais très vite la mésentente devient définitive entre lui et l'écrivain, qui refuse de s'engager à imposer à Ferdinand VII une monarchie absolue. Metternich, pour contrebalancer l'influencé française en Espagne, pousse le roi de Naples (qui est un Bourbon) à faire valoir ses droits d'intervention dans l'organisation du gouvernement provisoire espagnol. Cette manoeuvre met Chateaubriand en colère, il s'en plaint à une réunion des ambassadeurs des pays alliés à Paris. Enfin en octobre 1823 la guerre est terminée ; mais la lutte entre Metternich et le ministre se poursuit. Le chancelier se réjouira fort de la chute de Chateaubriand, qui marque la fin d'un épisode important dans les relations francoautrichiennes.

M. de Bertier de Sauvigny termine son ouvrage par « Un florilège de haine », où il cite les propos venimeux tenus par le Prince sur le ministre français. A quoi attribuer cette haine ? à sa désapprobation du principe de Chateaubriand que monarchie et liberté sont compatibles, et surtout au « fait qu'il avait trouvé pour la première fois, avec Chateaubriand, une politique française


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assez audacieuse et assez efficace pour faire échec à la prépondérance diplomatique du Cabinet autrichien. Tel fut, sans doute, le crime que la vanité blessée du chancelier ne pouvait pardonner ».

FERNANDE BASSAN. .

PROSPER MÉRIMÉE, Notes de voyages, présentées par PIERRE-MARIE AUZAS. Paris, Hachette, 1971. Un vol. in-8° de 770 p.

Les Notes de voyages de Mérimée, que Pierre-Marié Auzas a rassemblées en un volume pour le centenaire de la mort de l'écrivain, firent l'objet en leur temps de quatre publications séparées : Notes d'un voyage dans le Midi de la France (1835), Notes d'un voyage dans l'Ouest de la France (1836), Notes d'un voyage en Auvergne et dans le Limousin (1838), Notes d'un voyage en Corse (1839). Le premier ouvrage est présenté comme dépourvu de tout caractère officiel : « J'ai adressé un assez grand nombre de rapports à M. le Ministre de l'Intérieur... Quant aux observations purement archéologiques que j'ai eu l'occasion de faire, je les inscrivais à mesure sur mon journal. Ce sont ces notes que je publie aujourd'hui ». Le second et le troisième sont soustitrés : " Extrait d'un rapport adressé à M. le Ministre de l'Intérieur ». Le quatrième n'a pas de sous-titre mais commence par ces mots : « Monsieur le Ministre, dans le rapport que j'ai l'honneur de vous soumettre, je nie propose de décrire... les différents monuments que j'ai examinés... en Corse ». Lès fonctions de Mérimée ne l'obligeaient pas, semble-t-il, a fournir à son ministre autre chose que des rapports sûr des points particuliers, et naturellement un état de ses déplacements. Sur un total de dix-sept grandes tournées, quatre seulement ont donné lieu à des notes de voyages! Puisqu'il était amené à voir plusieurs fois les mêmes monuments, on peut penser qu'il ne voulait pas courir le risqué de se répéter. On garde cependant l'impression qu'il a écrit ces volumes en marge de ses fonctions administratives et, si l'on peut dire, pour le plaisir. Alors pourquoi adresse-t-il trois d'entre eux, et plus spécialement le Voyage en Corse au ministre dont il dépendait? Et, leur ayant donné cette forme semi-officielle, comment peut-il les publier " titre privé ? N'a-t-il pas dû solliciter et obtenir l'autorisation du ministre ? Tous ces points restent obscurs. Pierre-Marie Auzas écrit que Mérimée a été de ces fonctionnaires « qui savent tirer de leurs voyages une oeuvre personnelle sans jamais négliger leur carrière et leurs obligations». Réponse prudente à un problème dont nous ne voulons pas surestimer l'importance, mais dont la solution, si cette solution pouvait être trouvée, permettrait de mieux comprendre la portée exacte dés Notes de Voyages,.

Archéologue lui-même, Pierre-Marie Auzas s'est donné pour principale tâche de nous éclairer sur l'activité déployée par Mérimée dans l'exercice de son métier,: sur le détail de ses déplacements, sur ses réactions d'homme et d'artiste en présence des monuments qu'il avait la charge de défendre, sur ses démarches auprès des autorités pour obtenir les crédits nécessaires, sur l'accueil souvent très réservé que les érudits locaux firent à ses Notes de voyages. Comme l'y invitait son époque, Mérimée apprécie beaucoup dans les oeuvres d'art leur caractère d'ancienneté. La préhistoire l'attire « avec tout le mystère qui l'entoure », et aussi l'antiquité « dont se délecte sa vaste érudition d'humaniste et' d'historien». Mais par la force des choses il est amené à s'intéresser surtout à l'art médiéval, qu'il s'agisse de l'architecture civile et militaire ou de l'architecture religieuse, ou encore de l'ornementation des églises (statuaire, vitraux, peintures, murales) et de leur mobilier (tableaux, pièces d'orfèvrerie, tombeaux). Ce que nous appelons « roman », il l'appelle souvent «bysantin » : cela surprend quand on n'est pas averti. Il se montre assez indifférent — mais ses contemporains, l'étaient, aussi — pour les monuments classiques. « A Montpellier, Aix, Avignon, Rennes, Saint-Malo, il est muet sur ce qui fait sans doute la plus riche parure dé ces villes, les édifices des XVIIe et


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XVIII siècles ». Au début, manquant d'expérience, il se fia un peu trop à la science incertaine des antiquaires locaux, et par leur faute il commit des erreurs. Il se laissa persuader par Mangon de la Lande que le baptistère Saint-Jean de Poitiers était un tombeau romain. Il se trompa également sur la cathédrale de Chartres. Peut-être abuse-t-il parfois du raisonnement déductif qui, sous une apparence de rigueur, laisse trop de jeu à l'imagination. Nous l'aimons mieux quand il avoue franchement son embarras.

Si la ville qu'il visite est riche en monuments, il suit volontiers l'ordre des époques. C'est ainsi qu'à Poitiers il décrit successivement la Pierre-Levée, les arènes, dont le délabrement ne l'émeut guère (« pour l'artiste elles n'ont... presque aucun intérêt »), Notre-Dame, Sainte-Radegonde, Saint-Hilaire et la salle des Pas-Perdus au Palais de Justice. De même, dans ses Notes d'un voyage en Corse, il ne tient aucun compte des caprices de son itinéraire. Tout est reclassé de manière à reconstituer une sorte d'histoire archéologique de l'île.

Pierre-Marie Auzas rend son juste tribut de reconnaissance à l'infatigable et intelligent défenseur de nos antiquités nationales que fut Prosper Mérimée. Il parle en termes excellents des qualités de sensibilité et d'art qui apparaissent dans les Notes de voyages : qualités surtout visibles dans des passages proprement littéraires comme la description de Vézelay au petit matin, la reconstitution du siège de Gergovie ou la légende de saint Amulphe contée, selon l'expression de Pierre Trahard, « avec une bonne humeur narquoise et un sens du pittoresque qui rappellent ses Lettres d'Espagne ». Ce rapprochement fait réfléchir. De tels passages sont visiblement destinés au public, non au ministre. La littérature de voyages était encore très à la mode entre 1830 et 1840. Les Notes de voyages, dans l'esprit même de leur auteur, n'appartiennent-elles pas à ce genre ? Sainte-Beuve les y rangeait, lorsqu'il leur reproche une sobriété confinant à la sécheresse. Et sans doute aussi les éditeurs belges, qui ont publié des contrefaçons du Voyage dans le Midi, du Voyage dans l'Ouest et du Voyage en Corse. Ainsi nous revenons au problème que nous posions en commençant : plus que des notes techniques, les quatre ouvrages de Mérimée seraient des sortes de promenades archéologiques.

Il semble, malgré l'optimisme de Jaubert de Passa se félicitant que, grâce à Mérimée, on recommence à visiter son pays, que les Notes de voyages n'eurent ni une grande diffusion, ni une grande influence. Mises par leur auteur entre les mains de quelques savants, elles favorisèrent peut-être sa candidature à l'Institut. Mais vulgariser la science archéologique était une entreprise trop ingrate, qu'il jugea inopportun de poursuivre. C'est un peu dommage. Comme l'écrit très justement Jacques Vier, « si l'archéologie n'est pas devenue matière littéraire, elle a manqué sa meilleure chance avec Mérimée ».

PIERRE SALOMON.

SAINTE-BEUVE, Correspondance générale, recueillie, classée et annotée par JEAN BONNEROT. Tome XVI, par ALAIN BONNEROT. Toulouse, Privat, et Paris, Didier, 1970. Un vol. 23 x 14 de 682 p.

Pour rendre compte de ce seizième volume de la Correspondance de SainteBeuve, que publie Alain Bonnerot, digne continuateur de l'oeuvre jadis entreprise par son père, on ne peut que répéter des louanges déjà quinze fois exprimées !

Ce volume nous offre, parfaitement transcrites et annotées, les lettres de l'année 1867. Année que, déjà, couvre l'ombre de la mort... Malade, et se sachant sérieusement atteint, Sainte-Beuve s'interdit de concevoir de trop vastes projets. A madame Lenormant, le 10 février, il se décrit comme un homme « qui se sent atteint pour la première fois assez sérieusement et qui est plutôt occupé [...] à liquider son passé qu'à regarder vers l'avenir ». Même ton de tristesse lucide, et cependant sereine, dans un billet adressé, le 20 novembre, à Pauline Raudot : « Je ne vis plus que pour des buts précis et fort


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courts; plaisir et joie sont totalement absents. Une grande fatigue me tient même pour écrire. J'espère qu'il me sera donné de causer avec vous encore une fois et mieux que par le passé ».

Les jours anciens, comme il est naturel, s'animent de couleurs plus vives devant ces yeux qui se détournent de l'avenir. C'est ainsi que les tourments (heureux tourments !) de 1830 revivent dans une lettre adressée, le 10 février, à Émile Zola, qui avait parlé de Sainte-Beuve, la veille, dans Le Figaro : « Quant à ce qui m'arriva, après juillet 1830, de croisements en tous sens et de conflits intérieurs (saint-simonisme, Lamennais, National...) je défie personne, excepté moi, de s'en tirer et d'en avoir la clé ; encore se pourrait-il bien que, si je voulais tout repasser nuance par nuance, j'en donnasse ma langue aux chiens ». Jules Claretie s'étant permis, dans Le Figaro encore, de parler avec désinvolture d'un « certain M. Dubois », c'est l'occasion pour Sainte-Beuve de revenir, dans une lettre du 15 février, sur l'époque des débuts du Globe (de ses propres débuts...) et sur la figure de celui qui, après avoir été son professeur, l'avait introduit dans la carrière des lettres. Le 21 juin, après la reprise d'Hernani par la Comédie-Française, le. critiqué évoque avec émotion, dans une lettre adressée à Mme Hugo, les heures lointaines (37 ans, déjà!) de la grande bataille : « Au milieu de toutes les félicitations qui vous arrivent, la mienne ne peut manquer. Voilà une éclatante confirmation des admirations et des amours de notre jeunesse ». Gomment suivrions-nous ici le pèlerin dans toutes les étapes de sa remontée vers les sources premières ?

Sentant venir sa fin, Sainte-Beuve tient à mettre en ordre ses affaires littéraires. Il s'occupe alors de terminer une troisième édition, qui paraîtra en novembre, de son Port-Royal. Le 9 mars, il écrit à Gustave d'Hugues : « Je suis près, en ce moment, de mener à fin une seconde et troisième édition (pour quelques parties) de mon livre de Port-Royal, qui est le plus approfondi et le plus personnel de ceux que j'ai faits : c'est là, à y bien regarder, qu'on me trouvera tout entier lorsque je me suis livré à moi-même et à mes goûts ». Le critique devancé ici le jugement de la postérité : portrait historique qui reste, de nos jours encore, d'une parfaite solidité, lé Port-Royal nous apparaît aussi comme l'expression la plus authentique d'une âme ombreuse que les Muses de la poésie n'avaient point favorisée. Sainte-Beuve, en 1867, sait ce qu'il a fait On le voit ainsi dans des formules particulièrement heureuses définir" la passion (n'ayons pas peur de ce terme) qui a dirigé toutes ses enquêtes : la passion de l'écrit. Il croit l'écriture capable de tout dire de l'homme et de l'activité humaine. Il faudrait à peine le pousser pour lui faire affirmer que le monde entier pourrait se réduire en paroles, au milieu desquelles, prince dès signes, et par là même omnisciehty trônerait le critique. Le 16 janvier 1867, Sainte-Beuve écrit à Zacharie Astruc : « Ma vraie ambition dans mon genre a été celle-ci : étendre la critique littéraire à tous ceux qui ont écrit, peintres, architectes, naturalistes, etc. Qu'on me donne de l'écriture de ces gens-là, des essais de description, des lettres, enfin quelque chose qui me concerne, moi lettré, et là-dessus j'ose mettre un pied et insensiblement me laisser porter à l'autre partie de l'oeuvre qui fait la gloire des artistes ». Cette attitude ne conduit pas Sainte-Beuve à dédaigner le style, qui constitue au contraire à ses yeux une part essentielle du sens de toute écriture. Mais, il le faut avouer, le sens, le réel les faits, la vérité, voilà ce qui compte le plus pour cet homme qui commença par l'étude de la médecine et qui se passionna ensuite pour l'histoire. Au nom dé la vérité, et au nom de la liberté qui ne se sépare pas de la vérité, il mène en 1867 deux grandes batailles au Sénat : son intervention du 29 mars en faveur de Renan et son discours du 25 juin sur les bibliothèques populaires, qu'il ne voudrait pas voir contrôlées par l'obscurantisme.

Peu d'erreurs matérielles dans ce volume. A peine relève-t-on au fil des pages quelques inadvertances. A la 8e ligne de la lettre 5155, il conviendrait

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de transformer « ajoutez » en « ajouter », et à la 16e ligne, il faut lire « catholiques de salons ». Deux lignes plus bas il faut « avant d'en pouvoir ». A la 2e ligne de la lettre 5186 « ma » doit être remplacé par « cette ». Dans la lettre 5343, à la 5e ligne « ces » doit faire place à « ses », et à la 10e « brillant » à «vaillant». Il va de soi que, dans le second paragraphe de la lettre 5472, il faut lire « si sa renommée » et non « si ma renommée ». Signalons enfin qu'une rédaction trop laconique risque de provoquer une erreur dans l'esprit du lecteur à la page 475. Le commentateur écrit : « Le 15 octobre 1867 meurt Théophile Landry, le directeur de la pension où Sainte-Beuve se trouvait à Paris ». Théophile était le fils de Louis Landry qui dirigeait l'institution où Sainte-Beuve résidait quand il vint terminer à Paris ses études secondaires. Ces broutilles ne gâtent point l'excellente qualité de ce volume, digne en tous points, répétons-le, de ceux qui le précèdent.

RAPHAËL MOLHO.

FERNAND RUDE, Aloysius Bertrand. Paris, Pierre Seghers, Collection « Poètes d'aujourd'hui », n° 198, 1971. Un vol. 16 x 13,4 de 192 p.

Il serait à coup sûr faux de dire qu'Aloysius Bertrand eût ce rôle d'inconnu dans les Lettres qu'on se plaît encore à lui faire jouer. L'intéressant petit livre de Fernand Rude s'entend bien à nous montrer la postérité exceptionnelle dont put jouir son oeuvre, ensemençant tour à tour le Baudelaire du Spleen de Paris, le Mallarmé des Divagations, le Max Jacob du Cornet à dés. Certes, malgré l'attention pour une fois clairvoyante de Sainte-Beuve, les soins amicaux de David d'Angers, Gaspard de la Nuit vint trop tôt dans un monde trop vieux.

Un Bertrand dans la petite collection des « Poètes d'aujourd'hui » devait nécessairement se plier aux lois de l'anthologie. Nous regrettons cependant que le choix qui compose la deuxième partie de l'ouvrage ne comporte pas certaines des poésies de La Volupté et autres pièces. Nous regrettons de même que ni la bibliographie placée en fin de volume ni l'étude liminaire ne mentionnent l'édition la plus récente de Gaspard de la Nuit, longuement préfacée par Jean Palou 1 dont l'introduction a le mérite de relever le parallèle entre écriture et alchimie, parallèle que Rimbaud inscrit dans sa Saison en Enfer en « toute connaissance de cause ».

Le fond du problème, dès que l'on aborde A. Bertrand, demeure bien évidemment le poème en prose. Si le genre a pu être nommé auparavant (par l'abbé du Bos, par exemple), il ne voit sa naissance authentique que sous la plume d'Aloysius qui, de prime abord, le porte à la perfection, peut-être d'ailleurs parce que la brièveté de tels essais suppose leur accomplissement formel, une « eugénie » du langage dans le moment et le lieu où ils se constituent. Le poème en prose, pour discret qu'il soit, marque un renouvellement de la problématique littéraire. C'est à partir de lui que vont se dialectiser les deux faces difficilement conciliables de la langue écrite : prose, poésie. Curieusement chez Bertrand sa nécessité semble venir d'une fascination étrangère au problème littéraire. C'est bien de l'emprise qu'exercent la peinture, les estampes, même le théâtre d'ombres chinoises qu'il est question. Les références notées dans sa Préface sont explicites : l'inspiration antithétique de Rembrandt et de Callot, et — à l'occasion — ce fameux théâtre de Séraphin dont Baudelaire, puis Artaud se souviendront. Ainsi, par le truchement pictural, Bertrand va trouver son cadre, le texte tenir compte avec précision de l'espace sur lequel il s'écrit et, parce que la peinture ou l'estampe occupe une certaine place (rectangulaire), concerner la page, non le volume. Poèmes qui, dès lors, sont lectures d'oeuvres peintes ou gravées, de livres légendaires ou hermétiques

1. Aloysius Bertrand, Gaspard de la Nuit, préface, introduction et notes de Jean Palou, Paris, La Colombe, Éditions du Vieux Colombier, 1962, 240 p. En 1972 est parue dans la coll. " Nouvelle Bibliothèque Romantique », éd. Flammarion, l'édition de Gaspard de la Nuit établie par Jean Richer. Nous en rendrons compte dans un prochain n° de la R.H.L.F.


COMPTÉS RENDUS 147

aussi (dont il subsiste toujours au moins l'épigraphe, directrice du schéma du poème, comme, si le poème était rêverie active sur quelques vocables stimulateurs). Ainsi, cette écriture, loin de subir une simple influence, joue, « dé-lit » une toile (un texte) antérieur. Elle impliqué un véritable phénomène d'intértextualité. Toute édition savante d'Aloysius Bertrand devra s'interroger sur cette façon de travailler une oeuvre précédente: et, plus encore, sur celle d'appréhender l'espace d'un tableau en une série d'études (le terme est employé dans la Préface). D'où le développement de tels traits, de tels détails qui semblent venus d'une émotion devant les choses, alors qu'ils résultent de la vue « studieuse » portée sur un système déjà-là de représentation. De la le pittoresque, la couleur locale et/ou temporelle, le grotesque (de grottesca, allusion à des figures bizarres; trouvées dans les grottes pu ruines du palais de Titus). Bertrand, passant d'un art à l'autre, tente une transposition leurrante où la plupart du temps la spécificité de l'écriture est sacrifiée 2. Ut pictura poesis, disait Horace, méconnaissant : alors l'instrument dont il se servait : le style.

Nous ne nierons pas l'importance d'une étude formelle sur le poème en prose (et dans ce cas On ne peut que se féliciter des utiles précisions sur la langue subtilement archaïque de Bertrand que nous donne Fernand Rude, d'après l'étude stylistique faite par Monique Parent dans Saint-John Perse et quelques devanciers 3). Nous serions par contre plus sévère sur une enquête thématique, à moins qu'elle n'indique nettement ses référencés, en l'occurrence les élémentaux (et plus particulièrement Montfaucon de Villars 4). En fait, nul cadre littéraire - et c'est là, croyons-nous, le point essentiel — ne permet mieux de montrer la naissance de l'écriture. Le poème en prose tel que le promeut Bertrand; est une marque, une intervention presque immédiatement effacée par la courte lecture à quoi nous contraint sa brièveté. Il y a cependant que dans cette brièveté, durant l'apparition ; menacée des lettres, le fait littéraire trouve moyen de se manifester. Nous sommes - quelque description qu'il y paraisse — au plus près de Mallarmé : « L'homme poursuit noir sur blanb ». Mais quelle partie de Bertrand tient la plume ? La diabolique; le Bertrahd pauvre diable nommé Gaspard. «Suis-je né trop tôt ou trop tard? » (Verlaine, « Gaspard Hauser chanté »).

Avec Bertrand, une Ombre emplit la page : l'ombre dû tableau 5.

JEAN-LUC STEINMETZ.

WILLIAM F. AGGELER, Baudelaire Judged by Spanish Critics,

1857-1957. Athens,

de XVI-115 p.

Lorsque Paul Valéry observe, en 1924, qu'avec Baudelaire, « la poésie française sort enfin des frontières de la nation », il se fonde sur des impressions, personnelles, car à cette date il n'existait guère d'études sur la fortune littéraire de Baudelaire à l'étranger, sauf, l'ouvrage de . Mme G. Turquet-Milnes,

2. Malgré cette méconnaissance théorique, l'« effet Bertrand » contribuera à l'éclatement définitif des genres (il n'est que de voir ceux qu'à plus ou moins juste titre on peut appeler ses épigones).

Il aboutira alors à la mise en place, d'une productivité textuelle dont le meilleur exemple a pu se lire récemment dans le dernier livre de Francis Ponge, La Fabrique du Pré, Skira, coll. «Les Sentiers de la Création», 1971.

3. Monique Parent, Saint-John Perse et quelques devanciers, Paris, Khincksieck, 1960.

4. Montfaucon de Villars, Le Comte de Gabalis ou Entretiens sur les sciences secrètes, rééd, par H. Juin, Paris, Pierre Belfond, 1966.

5. Gaspard de la Nuit se trouvait a Montevideo dans la bibliothèque de M. Ducasse père. Signalé par Maurice Blanchot, dans Lautréamont et Sade, Ed. de Minuit, 1963, p. 154. 11 est certain que, dé-joué et dé-placé, le poème en prose s'indique dans Les Chants de Maldoror.


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sur l'influence du poète en France et en Angleterre (1913). Depuis 1924, nous avons vu paraître un nombre croissant de travaux sur la diffusion internationale de l'oeuvre et de la pensée baudelairiennes, travaux de valeurs et d'ampleurs inégales : de simples bibliographies, des articles et des livres, parfois sommaires, parfois très détaillés. On possède à présent, par exemple, des études sur Baudelaire en Allemagne (V. Sakell, 1963) ; en Angleterre et aux ÉtatsUnis (F. Sokolov, 1934, J. Canter, 1940, et E. Starlde, 1967) ; en Belgique (A. Kies, 1939) ; au Brésil (C. Tavares Bastos, 1963) ; au Canada (H. Bernard, 1929) ; en Grèce (G. C. Katsimbalis, 1956) ; en Hongrie (S. Kozocsa, 1969) ; en Italie (I. Banzati, 1922) ; au Japon (H. Yano, 1961-1963, et I. Saito, 1962) ; en Roumanie (V. Streinu, 1967, et P. Ciureanu, 1970) ; en Yougoslavie (J. Tomic, 1957).

On peut maintenant ajouter à cette liste l'ouvrage de M. Aggeler sur Baudelaire et la critique espagnole de 1857 à 1957. Malgré la promesse du titre, l'Espagne ne commença à s'occuper du poète des Fleurs du Mal qu'en 1886, lorsque Juan Valera, alors un des suprêmes arbitres littéraires de son pays, publia un article dénigrant sur le « poeta ultrasatanico ». A la même époque, un autre écrivain très estimé, Clarin, défendit Baudelaire contre les critiques de Brunetière et de Valera. La fortune de Baudelaire outre-Pyrénées eut donc son origine dans une petite querelle dé critiques. Par la suite, la réaction espagnole fut plutôt tiède, sinon hostile. Luis Cernuda, le plus récent des auteurs cités par M. Aggeler, affirme que cette indifférence de la part des critiques était partagée par les poètes espagnols : « Es curioso : la mejor poesia francesa del siglo pasado (Nerval, Baudelaire, Mallarmé, Rimbaud) no intereso a los modemistas y dejan a un lado [...] ».

Il se peut que M. Aggeler ait négligé un peu les jeunes revues espagnoles et qu'un sondage plus poussé eût modifié, jusqu'à un certain point, les tons du tableau qu'il nous offre. On a l'impression, cependant, que l'auteur a fait ses recherches avec soin et objectivité. Si son ouvrage a parfois l'air d'un sottisier, il ne faut pas en vouloir à M. Aggeler, mais peut-être à ce qu'il appelle « l'insularité traditionnelle » de l'Espagne, en ce qui concerne les poètes étrangers.

W. T. BANDY.

VICTOR BROMBERT, Flaubert par lui-même. Paris, Éditions du Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1971. Un vol. 12 x 18 de 190 p.

Ce nouveau Flaubert par lui-même répond au voeu exprimé ici par Miss A. Fairlie 1, en offrant aux Flaubertistes la version française d'une des études les plus importantes de ces dernières années. Mais M. Brombert ne s'est pas borné à traduire The Novels of Flaubert 2 : l'ouvrage a été fort intelligemment adapté aux desseins de la collection où il vient s'inscrire, et dont il répare une erreur évidente.

En même temps que le texte était fortement resserré, — ce qui lui donne une densité remarquable 3, — il s'est enrichi d'une étude sur la première Éducation sentimentale, étude dont le Colloque de Rouen avait eu la primeur. Mais le nouvel intérêt de l'ouvrage vient surtout de ce que M. Brombert a accentué tout ce qui, dans son analyse, permet de passer de l'oeuvre à l'écrivain. Sa thèse originale est, on le sait, que dans les romans de Flaubert se manifeste une « priorité des structures thématiques par rapport à la narration »

1. R.H.L.F., 1969, n° 6, p. 1052.

2. The Novels of Flaubert, a study of thèmes and techniques, Princeton, Princeton University Press, 1966.

3. On regrettera quelques sacrifices : notamment celui d'une discussion sur le problème du style indirect libre en tant que moyen d'intervention de l'auteur (The Novels of Flaubert, p. 170-172), qui se réduit ici à quelques lignes.


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(p. 65) : « ce sont les structures thématiques qui créent le sujet » 4 (p. 63). Dès lors, étudier les structures thématiques de l'oeuvre, c'est déchiffrer la personnalité de l'auteur, car si l'argument d'un récit peut avoir été choisi par Flaubert « hors de lui», les thèmes récurrents Viennent du plus profond de son être. Tel est le biais ingénieux par lequel M. Brombert a choisi d'aborder « Flaubert par lui-même ». L'étude de l'oeuvre et celle de l'écrivain s'articulent ainsi d'une façon particulièrement heureuse, là thématique des romans témoignant des obsessions de Flaubert, et celles-ci nous invitant à retrouver dans toute l'oeuvre une, série de motifs qui lui donnent son unité.

Cette optique se manifeste déjà dans les titres et sous-titres, des divers chapitres, qui ne se réfèrent plus aux romans analysés, mais uniquement à l'aventure spirituelle de l'auteur : « Les prurits d'épopée» pour Salammbô, « Les avatars du saint » pour Trois Contes, « ...En rêve son parricide recommençait» pour Saint Julien. On la retrouve dans les détails de l'étude. ainsi, l'examen de la célèbre «vue de Rouen » de Madame Bovary,qui opposait d'abord la vision de l'auteur à celle de l'héroïne, les réunit ici dans la même analysé thématique. Quant aux quelques éléments biographiques qui nous sont fournis, — sans nulle concession à l'anecdote, — ils y consistent, pour la plupart en citations de la Correspondance qui définissent , l'écrivain dans ses rapports avec le livre qu'il compose, qu'il commence, qu'il achève.

L'illustration même fait partie intégrante, de l'étude, prolongeant l'exposé thématique. Au centre dé son analyse, M. Brombert a placé le boyarysme — un, bovarysme redéfini comme « érotisme métaphysique : le désir dans sa forme essentielle » (p. 85), ce qui éclaire le rapport flaubertien de la sexualité et de la destruction. Plusieurs reproductions de Delacroix correspondent à ce Flaubert somme toute assez romantique, comme y correspondent, dans le texte, de nombreux rapprochements, avec Baudelaire. L'illustration contribue ainsi à donner à cette nouvelle version du livre de M. Brombert sa très remarquable unité.

CLAUDINE GOTHOT-MERSCH.

Cahiers Barbey d'Aurevilly (5) : Les Maîtres. Lettres à des amies.

La Revue des Lettres modernes (Nos 234-237), Paris, Minard, 1970. Un vol. in-12 de 164 p.

Poursuivant avec méthode leur enquête, en « rose des vents ", les Gabiers Barbey d'Aurevilly — sous la direction de M. Jacques Petit — nous offrent cette fois une série d'études importantes sur quelques maîtres à penser, sinon à sentir, de Barbey d'Aurevilly créateur. Là lecture" des Memoranda et, à un moindre degré, celle de la Correspondance avec Trébutien, nous avaient déjà donné plus qu'un aperçu sur l'inquiété avidité de la culture de Barbey, et sur sa recherche, tantôt d'esprits, et tantôt d'âmes capables d'aimanter sa sensibilité ou de confirmer sa vision complexe du monde. Son métier de feuilletoniste et de chroniqueur, en le forçant à se tenir au courant de l'actualité littéraire pour la transcender, a encore accru et diversifié son information sans l'incliner pourtant au relativisme.

Le sommaire dé ce Cahier, à lui seul, est un témoignage : un poète, un dramaturge, un philosophe doctrinaire, deux romanciers, y sont évoqués et invoqués. M. Petit, qui, dans son Iritroduction, pose avec pertinence les problèmes et trace les lignes de forcé, nous révèle dans son étude un Maistre. qui a « tantalisé » Barbey ; un Maistre qui a séduit le tourbillonnant Barbey par la majestueuse fixité de son esprit et la cohésion de son système ; un Maistre, également dont l'idée toujours présente de fatalité chrétienne a sans doute

4. Peut-être, pourrait-on s'étonner que M. Brombert ne cite pas à ce propos M. Manfred Hardt (Das Bild in der Dichtung), qui a si bien analysé l'importance structurale et thématique des images dans Madame Bovary.


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infléchi certains thèmes d'Une Vieille Maîtresse ; un Maistre avec qui « il s'accorde, comme Baudelaire, à une certaine vision de l'homme».

En ce qui concerne les écrivains dits d'imagination, c'est Byron — à rebours de la chronologie pure, mais d'accord avec la chronologie affective — qui commence ce Cahier, alors que Shakespeare le termine.

Que, dans son amour condamné et sauvage avec Louise du Méril comme dans sa médiocrité sociale et quotidienne, Barbey se soit senti ou voulu des affinités avec Byron n'offre rien d'étonnant en soi, et M. Greene a raison de parler d'imprégnation : émulation psychologique serait peut-être encore plus juste. Dandy de la malédiction, riche et aimé, Byron a tout pour séduire un Barbey complaisant aux mythes, et M. Greene voit des traits ou souvenirs du créateur de Lara dans certains caractères ou épisodes d'Une Vieille Maîtresse ou d'Un. Prêtre marié. Dans un certain satanisme esthétique aussi, évidemment, qui est surtout chez Barbey un satanisme de salon.

Tout autre, et plus cultivée sans doute, sinon plus profonde, s'avère l'influence de Walter Scott, à laquelle M. Kanbar 1 consacre une étude précisé et détaillée, nourrie de multiples rapprochements qui sont du plus vif intérêt. Était-ce une fraternité d'atmosphère qu'il cherchait ? Une caution littéraire qui lui plût ; une idée flatteuse qu'il saisit quand, en 1851, à propos de L'Ensorcelée, il écrit à Trébutien : « A l'Assemblée (il s'agit du journal), ils sont intimement convaincus que ce roman doit avoir du succès et que je dois être un de ces jours le Walter Scott de la Normandie... », — puis, quatre ans plus tard : « Ce que je cherche, c'est la Réalité... une réalité à faire pâlir celle de Walter Scott » ? Question que je m'étais posée il y a plusieurs années en traçant dans un volume des Publications de la Faculté des Lettres de Caen les grandes lignes d'une étude sur « Les Paysages extérieurs et le Monde intérieur dans l'oeuvre de Barbey d'Aurevilly ». Question d'autant plus piquante que dans la première version de la Préface pour Germaine (devenue Ce qui ne meurt pas) Barbey — artificieusement ou simplistement — cinglait W. Scott en reprochant à cet « homme plus vanté qu'il ne mérite de l'être » de « confondre le roman et le drame » !

Si donc je suis d'accord avec M. Kanbar pour reconnaître que les véritables rapports de W. Scott et de Barbey ne se situent pas sur le plan du roman historique, je serais beaucoup plus nuancé en ce qui concerne le côté régionaliste, l'auteur de l'étude reconnaissant d'ailleurs un peu plus loin que la sympathie entre les paysages favoris de Scott et ceux de Barbey est assez frappante. — tandis que, changeant de clef, le romancier français, avec des thèmes mélodramatiques, a écrit des oeuvres tragiques où d'ailleurs la poésie du mal l'emporte sur le romantisme final du bien auquel tend W. Scott à travers les épreuves ou les outrances de ses personnages.

Quant aux « maîtres » français, M. Berthier avait la partie belle devant Stendhal. C'est avec une conviction brillante, appuyée sur une enquêté approfondie, qu'il a évoqué leurs affinités intimes, et décelé entre eux un certain nombre de rapprochements de thèmes ou de situations. La liste en est longue, de Rome, Naples et Florence (où telle histoire vécue pourrait bien avoir été une des incitations du Rideau cramoisi, — le silence d'Albertine restant d'ailleurs la trouvaille de Barbey, comme l'absence de l'Arlésienne celle de Daudet...) à De l'Amour, aux Chroniques italiennes et aux Romans et Nouvelles de 1854. A ce propos, M. Berthier croit lui aussi à l'influence (que j'avais mise au jour en 1968 dans ces mêmes Cahiers aurevillyens) de Mina de Vanghel sur Le Bonheur dans le crime.

Au-delà des rapprochements particuliers, l'auteur de cette étude a d'ailleurs tout à fait raison d'invoquer à propos de Stendhal — et en sa faveur — ce

1. L'on doit aussi à M. Kanbar de brèves pages — qui nous laissent sur notre soif — concernant quelques influences de Shakespeare, particulièrement celle d'une scène de Macbeth sur l'épisode d'Une Histoire sans nom où Riculf viole Lasthénie endormie.


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qu'il appelle avec beaucoup de bonheur dans l'expression, tantôt un dandysme stoïcien, tantôt une « noblesse qui s'engage ». Affinité d'attirance pour le . XVIe siècle, celui de la virtu et non de la vertu. Fraternité entre ceux qui veulent vivre, et non pas seulement exister.

En lisant l'étude très nourrie que M. Hofer a intitulée très justement «Présence de Balzac», l'on s'avise que cette présence est à la fois plus diffuse et plus insistante qu'on le croyait. Qu'il s'agisse de l'espèce de somnambulisme lucide déjà défini dans Facino Cane, des rapports psychologiques, et parfois techniques —entre Le Lys dans la vallée et Une Vieille Maîtresse, Seraphita et Un Prêtre marié ; de l'empreinte des souvenirs balzaciens sur la genèse du Chevalier des Touches (je ne puis tout citer) ; en somme des emprunts thématiques, ou, dans un autre sens, de l'influence d'un Balzac catholique et doctrinaire sur un Barbey qui « ne se réclame pas seulement du romancier, mais du chrétien comme d'un de ses maîtres à penser », — l'étude de M. Hofer abonde en vues originales et en informations pénétrantes.

L'on entend bien cependant que ni le présentateur ni les auteurs des diverses études ici analysées n'ont prétendu; que leur choix était exhaustif. Il y aurait lieu, à mon sens, d'y ajouter par. exemple l'imprégnation de la psychologie du roman noir, et particulièrement l'influence du Moine de Lewis (relevée par F. Lecaplain, avec preuves à l'appuiy dans le volume des Publications de Gaen que j'ai déjà mentionné) ; peut-être aussi certains ressouvenirs du Jean Sbogar de Charles Nodier? Dans une autre direction; l'on né peut écarter l'influence qu'a pu exercer sur la conception même de l'atmosphère et de la psychologie sur plusieurs plans l'application indirecte des théories idéalistes de philosophes mystiques comme Swedenborg ou Claude de Saint-Martin, auquel Barbey se réfère expressément quand il écrit que les romans, au-delà de la peinture de la vie, doivent en constituer aussi l'intelligence, faute de quoi ils ne seraient plus, selon l'expression de Saint-Martin, que l'apparence de l'apparence.

Ajoutons, pour ceux que les coruscantes déclarations épistolaires de Barbey intéressent, que ce Cahier cinq s'achève par une série de lettres ou billets adressés à des amies mondaines. Ils sont souvent un peu mièvres, quand ils ne sonnent pas le glas. Je relèverai pourtant celui où Barbey écrit à sa correspondante : « Tous les soirs, j'allumerai ma lampe, comme on l'allumé aux pieds de la Madone. Il y aura le dévot, mais les pieds de la Madone n'y seront pas... ".

Sensualisme masochiste, mais mystique qui ne complète pas mal ces vues convergentes sur celui qui voulut faire compter toujours, dans sa technique comme dans son atmosphère, le sens des extrêmes et l'attirance des abîmes.

JACQUES-HENRY BORNECQUE.

LECONTE DE LISLE, Articles, préfaces, discours. Textes recueillis, présentés et annotés par EDGARD PICH. Paris, Société d'Édition «Les Belles Lettres », Bibl. de la Faculté des Lettres de Lyon, fase. XXIII, 1971. Un vol. 15,5 x 24 de 272 p.

M. Pich a recueilli avec un soin scrupuleux une vingtaine d'articles, oubliés ou difficilement accessibles, mais non inconnus ; ils constituent la totalité de l'oeuvre critique de Leconte de Lislr. La moisson, fruit d'un demi-siècle d'activité littéraire, n'est guère abondante et même si là quête d'« oeuvres à retrouver » à laquelle nous convie l'éditeur (p. 231-238) venait à être couronnée de succès; le volume demeurerait mince. Le contenu? On ne peut ignorer, sans doute, l'importance de certaines préfaces (Poèmes antiques, Poèmes et poésies), voire du Discours de réception à l'Académie française, à la genèse duquel M. Pich consacre une intéressante notice. Mais les articles, et plus encore les comptes rendus signés Léonce, dus au jeune étudiant rennais de 1840 (La Variété), les chroniques dramatiques ou politiques de 1846 (La Démocratie pacifique, La Phalange) et bien des broutilles telles que notices de l(Antho-


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logie Lemerre, lettres en forme de préfaces ou allocution prononcée aux obsèques de Victor Hugo n'ont guère qu'un intérêt de circonstance ou de curiosité. M. Pich est parfois obligé de solliciter excessivement les textes, afin d'y découvrir un témoignage sur l'avenir ou la permanence des idées du poète. Nous lui accorderons volontiers que Leconte de Lisle y apparaît comme un critique médiocre, rarement apte à cerner l'oeuvre d'autrui autrement qu'en termes creux de rhétorique. L'importance du travail de l'éditeur est parfois hors de proportion avec l'intérêt des articles eux-mêmes et l'on se demandera si le lourd et précieux appareil d'une édition critique devait être appliqué à la totalité de ces écrits. Ces réserves faites, nous pouvons mieux louer l'ouvrage de M. Pich : il ne s'est pas contenté des indispensables éclaircissements historiques, il a aussi, dans son introduction et dans un grand nombre de notes, tenté de préciser l'originalité de Leconte de Lisle par rapport aux contemporains et posé le problème d'une éventuelle (et peu évidente) évolution de ses idées philosophiques et esthétiques. La disparité et l'échelonnement chronologique de ces articles ne lui permettent pas d'apporter de conclusions définitives, mais ses hypothèses sont judicieuses, en particulier à propos du prétendu « pessimisme » de Leconte de Lisle et de l'influence (moins bouleversante qu'on ne l'a dit) de 1848 sur l'évolution du poète. Une question de méthode, toutefois : l'appareil critique est d'une richesse extrême ; il aurait pu être allégé d'une foule de jugements de valeur, de commentaires, d'explications de mots, de dates (« La Préface de Cromwell est de 1827 », p. 205 n. 34 ; Lhomond « l'illustre auteur du De Viris et de l'Epitome », p. 69, n. 3), utiles dans une édition scolaire, mais ici superflus. Dans le même ordre d'idées, la bibliographie (p. 239-262) aurait dû être limitée aux seuls ouvrages réellement utilisés pour l'établissement de la présente édition. On aurait par contre aimé avoir un tableau chronologique d'ensemble. Mais ce ne sont là que griefs mineurs, de même que les erreurs typographiques (Sully PRUDHOMME, p. 150, Van Thieghem, passim, etc.). En somme, la culture de l'éditeur, qui connaît admirablement l'oeuvre de Leconte de Lisle et son contexte historique, n'a pu trouver dans ces écrits relativement pauvres et monocordes, un domaine à sa mesure. Cette édition comble, assurément, une lacune qui devait être comblée, elle nous fait surtout espérer une semblable présentation des poésies, et le travail de synthèse sur la pensée de Leconte de Lisle que semble nous promettre M. Pich, tout au long de ce livre.

R. JOUANNY.

Guillaume Apollinaire, n° 9 - 1970. Études et informations réunies par MICHEL DÉCAUDIN. Paris, Minard, Lettres Modernes, 1971. Un vol. 14 x 19 cm de 227 p.

Ce numéro, qui porte en sous-titre « Auteur de l'inspiratien allemande et du lied», devait être centré sur la signification des «Rhénanes». On connaît l'analyse du phénomène lyrique selon Schopenhauer : « Cest pourquoi dans le lied et dans l'état d'âme lyrique, la volonté (l'intérêt personnel des fins qu'on se pose) et la contemplation pure du spectacle environnant se présentent étrangement mêlées l'une à l'autre ; on cherche et on imagine des rapports entre elles ; l'émotion subjective, la passion volontaire communique par reflet sa couleur à l'objet de la contemplation et cette contemplation en retour prête sa teinte à l'émotion. Le vrai lied est l'image de tout cet état d'âme mêlé et divisé ». A quoi s'oppose la conception nietzschéenne qui fait du poète lyrique le moteur central du monde et l'identifie au grand tout, refusant la distinction entre le vouloir et le connaître, entre le sujet et l'objet. Sans chercher à nous dire qui a raison, de Nietzsche ou de Schopenhauer, deux articles nous aident à résoudre le dilemme. Tous deux, par des voies différentes, mettent en relief la hantise du suicide chez Apollinaire et sa transmutation en un chant durable. Le poète ne souffre pas d'une tension entre sa subjectivité et la nature mais


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bien d'une lutte qu'en lui se livrent Apollon et Dionysos, «Orphée et antiOrphée » selon M. Boisson, « l'effraie et le rossignol» selon M. Renaud, ou, pour être plus schématique, l'instinct de vie et l'instinct de mort. Pour M. Boisson, Louis II de Bavière, le Roi-Lune, symboliserait sa crainte et sa tentation du suicide, tandis que dans les neuf «Rhénanes » d'Alcools, le tremblement du regard, signe de la divagation et de la déraison, s'oppose, de manière opérante, nous dit M. Renaud, au chant, au souffle musical, annonciateur de paix et de renouveau.

On regrettera l'absence d'une étude plus précise sur la forme de ce chant, dans ses rapports avec le lied allemand. De même, on aurait aimé quelques lumières sur des expressions étranges, calques, peut-être, d'un parler local, comme « à en râle-mourir » ou des tournures syntaxiques telle «tombe-en tremblant s'y refléter», qui figure aussi dans «Nuit Rhénane».

Si l'influence du thème rhénan dans Alcools a été naguère fort bien abordée par Pierre Orecchioni, nous attendons encore une étude d'ensemble sur la poétique de ces « Rhénanes », qui permettrait, nous semble-t-il, de réduire définitivement la fausse question du « changement de front» d'Apollinaire. Un soustitre trop ambitieux donc pour ces deux articles qui explorent à peine la moitié des poèmes inspirés par le vieux fleuve rieur. La troisième étude, de Margaret Davies, se rapporte exclusivement à Vitam impendere amori où la querelle de l'Ordre et de l'Aventure s'apaise en une synthèse définitive, conclusion presque trop logique d'une double postulation affirmée quinze ans plus tôt.

Les «mélanges», «échanges et recherches» occupent la seconde moitié de ce recueil, S'il est Vrai que chaque auteur suscite un type de critiqué particulière , adaptée à son oeuvre — ce qui permettait aux Surréalistes de condamner Rimbaud coupable « de ne pas avoir rendu tout à fait impossibles certaines interprétations déshonorantes de sa pensée, genre Claudel» (André Breton, Second Manifeste du surréalisme). — il semble que la réputation de curiosité et d'érudition d'Apollinaire entraîne les chercheurs à des investigations qui donnent à ces pages les allures de l'Intermédiaire des chercheurs et des curieux ou du Bulletin de la Société des Antiquaires. L'amateur y trouvera des précisions sur la brochure Fragonard et l'Amérique, montrant qu'Apollinaire, répondant à une commande, sut faire état d'un goût vif et naturel. De même il apprendra qu'Apollinaire a lu Le Pimandre de façon très rigoureuse, mais si les rapprochements sont parfois saisissants, on a aussi souvent l'impression qu'ils ne sont pas exclusifs, le poète s'étant constitué une sorte de mythologie personnelle à partir de ses lectures, et n'ayant nul besoin de se référer à Hermès Trismegiste pour adorer le soleil, comme, le montre justement le choix de son pseudonyme.

Les strophes des Sept épées donnent à nouveau lieu à un commentaire, de type psycho-critique cette fois, qui a le mérite de poser le principe dé l'homogénéité des sept éléments présents dans cet intermède, en les identifiant tous au membre viril. Plus loin, M. Gossiaux critique la thèse de M. Bicher qui, dans un numéro précédent, expliquait ce poème par le septénaire planétaire ; il montre, de manière définitive semble-t-il, que les arguments défavorables au rapprochement astrologique sont plus nombreux que les identifications rigoureuses.

Toujours dans l'ordre des curiosités, O. W. Gambedoo, mystérieux signataire d'« une brève anthologie de la Nouvelle École de poésie en Angleterre et en Amérique» parue dans le dernier numéro des Soirées de Paris, est désormais identifié : il s'agissait d'Horace Holley, dont rien ne nous dit qu'il méritait un tel déploiement d'érudition.

Enfin, comme tous les numéros de la série, ce volume est complété par des notes de recherche, une bibliographie et un carnet critique. On notera que les délais de parution, de plus en plus longs, mettent entre nos mains une


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bibliographie se rapportant à 1969 ! En revanche, la section bibliographique présente trois nouvelles rubriques : sur les traductions d'Apollinaire en anglais, en slovaque et un index fort précieux de ses lettres. Formons le voeu, pour terminer, que le dixième anniversaire de la revue soit bien fêté en 1972 et qu'il nous apporte, comme il est annoncé, un index général des tomes antérieurs.

HENRI BÉHAr.

PETER BÜRGER, Der französische Surrealismus. Studien zum Problem der avantgrardistischen Literatur. Francfort, Éd. Athenäum, 1971. Un vol. 11 x 19 de 207 p.

Le sous-titre révèle la perspective qu'adopte P. Bürger, professeur de littérature française à l'Université de Brême : il conçoit le surréalisme comme un phénomène de l'art d'avant-garde, qu'il s'agit d'interpréter dans sa dimension historique et sociale. A l'exception de quelques travaux, comme ceux de Benjamin et d'Adorno, la critique littéraire lui semble avoir négligé cet aspect, parce qu'elle émanait le plus souvent d'auteurs proches du mouvement surréaliste, dont la vision restait par trop immanente.

P. Bürger n'a pas l'intention de faire une étude d'ensemble, mais d'élaborer des « modèles d'interprétation » de la littérature d'avant-garde, « notion historique » désignant « cette littérature européenne moderne qui s'est détachée de la tradition esthétique occidentale ». L'avant-garde s'insurge contre la situation qui est faite à la littérature dans la société bourgeoise et tente d'abolir la dissociation de la vie et de l'art en détruisant l'héritage artistique. En conséquence, une analyse littéraire de l'avant-garde devra trouver un langage qui puisse saisir ces formes de rupture dans leur différence radicale. Elles ne peuvent être interprétées au moyen d'une esthétique traditionnelle posant que l'oeuvre est un tout organique, où chaque élément a sa nécessité.

Tel est le projet que P. Bürger trace de son livre. Il essaie de le réaliser en faisant alterner l'interprétation de textes (Manifestes, Le Paysan de Paris d'Aragon, Nadja et poèmes de Breton, Au Château d'Argol de Gracq) et l'analyse de la théorie et de la pratique surréalistes (conception de la littérature, du rêve, de l'écriture automatique). Se limitant aux textes parus avant 1939 (date qu'il considère non comme une fin mais comme un tournant décisif), P. Bürger met l'accent sur ce qui lui paraît constituer la clef de voûte du surréalisme, et faire sa force : la révolte contre l'aliénation. Mais cette opposition comporte aussi le refus de la rationalité ; il y voit une faiblesse majeure. Poussé à l'extrême, le penchant à l'irrationalisme mène chez Gracq à une idéologie apparentée au fascisme : la glorification de l'extraordinaire vidé de tout contenu, et l'identification de l'autodestruction et de la réalisation de soi.

Au fil des chapitres, qui forment des unités détachées, sans lien organisateur, l'intention originelle de P. Bürger n'apparaît plus que de façon fragmentaire : elle s'avère trop imprécise pour sous-tendre le livre et lui conférer une véritable homogénéité. Avec d'exactes interprétations de textes, il étaie sa thèse initiale : l'oeuvre surréaliste ne répond pas à la notion de forme organique ; mais il ne fait qu'esquisser des modèles d'interprétation. Ses recherches aboutissent à l'affirmation que la littérature d'avant-garde est « la forme la plus radicale de protestation bourgeoise contre la société bourgeoise », conclusion dont la généralité frôle le lieu commun.

Il n'en reste pas moins que par son exigence légitime de comprendre le surréalisme dans ses implications socio-historiques, sa critique de l'irrationalisme et la subtilité de ses interprétations textuelles, le livre de P. Bürger donne des critères valables pour une intelligence plus cohérente du surréalisme.

NINA SCHWAB-BASMAN.


COMPTES RENDUS 155

GIORGIO P. Sozzi, Jehan Rictus. Centra di studi e ricerche sulle poetiche moderne, Università di Urbino. Urbino, Argalia Editore, nov. 1971. Un vol. 14 x 20 de 159 p.

Ce petit livre d'un spécialiste du Parnasse et de G. Nouveau aidera sûrement le lecteur italien à découvrir Rictus. Après un préambule sur les cabarets montmartrois et une esquisse biographique, M. Sozzi présente surtout les poèmes majeurs des Soliloques du Pauvre et du Coeur Populaire, avec citations et notes 1. Il examine ensuite rapidement « La langue et le style de Rictus», «Rictus et la critique ». Enfin une bibliographie — qui néglige; de classer ces mêmes ouvrages critiques — apporte des précisions nouvelles : un exemplaire dédicacé de L'Hiver permet à M. Sozzi de rectifier la date des débuts publics de Rictus — novembre-décembre 1895, et non 1896 ; et elle enrichit la discographie établie par le précieux livre de Théophile Briant, ami du poète (Seghers, 1960), la seule étude d'ensemble de cet après-guerre où Rictus (mort en 1933) semble un peu oublié.

Le principal avantage de M. Sozzi sur Briant, c'est le recours aux manuscrits de Rictus, accessibles depuis peu à la Bibliothèque Nationale : correspondance reçue, dessins, oeuvres publiées, nombreux inédits (Journal 1898-1933, en 153 cahiers, poèmes, quatre romans dont l'un, L'Aristo, devait fane suite au roman autobiographique publié Fil-de-Fer, deux ébauches dramatiques et même un projet de film). Inventaire fructueux, auquel s'ajoute une lettre inédite à E. Janvion du 17 juillet 1914, propriété dé M. Sozzi, qui éclaire utilement le pseudonyme de Rictus et son évolution politique. Les défauts de cette étude tiennent à ses limites. La biographie néglige des précisions qu'apportait Briant (identité du père de Rictus, amitié avec Samain, amours malheureuses en 1914 et 1933, date exacte de sa mort). Soucieux du lecteur italien, le commentaire tend à paraphraser ou résumer. Or des problèmes demeurent. Comment définir l'originalité de cet autodidacte face à ceux qu'il abhorre (Hugo, Richepin, Bruant) et à ceux qu'il admire (Laforgue, Corbière, Eustache Deschamps, oubliés par M. Sozzi) ? Langue sans artifice, amour plus vrai du pauvre ? Ou plutôt l'âpreté de l'enfant mal-aimé, du poète; fraternel mais « persécuté » et vindicatif, à l'affût des plagiaires ? (Signalons à M. Sozzi que le beau thème du Revenant figurait déjà au folklore avec Jésus-Christ s'habille en pauvre, ou chez Dostoievski dans la Légende du Grand Inquisiteur). «L'Aristo», le «Paladin» se voyait parfois en « Révolté retournant à la Nature et à la Sauvagerie »... Et son impuissance à publier après 1914? Il semble que cette inspiration anarchiste ait mal franchi le cap de la guerre, où un Rictus quinquagénaire avait partagé par lettres la fraternité des Poilus. Sa révolte individualiste ne risquait-elle pas de paraître désuète quand se profilait un communisme honni de lui ? — De telles questions mériteraient plus ample examen.

GtAUDE MIGNOT-OGLIASTRI.

Etudes claudéliennes N° 7 : La Poésie de la Nuit. La Revue des Lettrés modernes, Paris, Minard, 1970. Un vol. 14 x 18 de 128 p.

Il n'est plus nécessaire de : dire la valeur ni la nécessité de ces «Études claudéliennes » que dirige Jacques Petit. Le cahier n° 7 se consacre au thème de la nuit. Jacques Petit lui-même relève d'abord la fréquence et l'ambiguïté du décor nocturne dans l'oeuvre de Claudel, ambiguïté déjà sensible dans L'Endormie, comme plus tard dans La Ville, Le Père humilié, Le Soulier de satin. A la fois symbole de paix et de détresse, la nuit, rendue plus nette par le coucher du soleil, le lever du jour ou la présence d'une lampe, y est image de mort, et probablement aussi de pré-naissance. Dans Tête d'or,

1. Signalons quelques inexactitudes : p. 73, « battre la semelle » ne signifie pas " vagabonder » — p. 77, « escarper " est la forme provençale d'" écharper », et non l'inverse— p. 99, a passer de beigne à tabac " est confondu à tort avec « passer à tabac ».


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comme le montre Catherine Robert, elle s'allie à la terre ; la pièce est un drame de la possession de la terre et de la domination de la nuit, domination obtenue par l'acceptation finale. Il n'y a pas, d'autre part, de poème plus paisible, plus apaisé que La Cantate à trois voix ; Françoise Siguret y note que la nuit y est le temps, mais aussi le lieu, du souvenir heureux ou malheureux. De cette nuit du passé sort l'avenir-lumière, lumière qui baigne déjà la nuit : midi et minuit y sont confondus, il n'y a plus de partage dialectique, le bonheur vient du rétablissement d'un parfait cercle du temps. Pierre Brunel, pour sa part, suit l'interrogation de la huit que contiennent les proses bibliques : malgré certaines différences, il existe une analogie profonde entre la vision nocturne de Claudel et celle de saint Jean de la Croix, mais Claudel s'interroge aussi sur la préexistence des ténèbres et de la lumière, pour affirmer en définitive leur articulation nécessaire.

La plus grande partie de la publication est attribuée à une longue étude de Michel Malicet sur l'image d'Eurydice, la femme qui crie et tend dans la nuit des mains implorantes, souvent exprimée par Claudel, en particulier dans sa quatrième Ode, et dont l'origine se trouve dans Virgile, quatrième Géorgique. Claudel aime identifier la femme à la nuit, mais; comme la nuit est nécessaire pour que vienne le jour, l'amour de la femme est nécessaire à l'homme pour qu'il arrive à la lumière. Lorsqu'elle n'est pas la Princesse, guide sacré et angélique, la femme claudélienné est l'amante, l'épouse nocturne, chargée d'ombre, et qui crie vers le mâle, exigeant dé lui son salut. Quelque nocturne et infernal que soit cet amour, le mâle ne peut le surmonter s'il ne le connaît pas. Et, s'il le connaît...

Malgré la délivrance provisoire de Partage de midi, l'obsession demeure jusqu'au moment où Le Soulier de satin renverse les rôles : là femme n'y est plus un piège, mais l'instrument de la Providence, c'est elle qui sauve l'homme. A partir de ce moment, la nuit n'est plus l'être féminin, mais l'âme qui crie vers Dieu. Cette étude, si elle ne contient rien de spécifiquement nouveau, apporte au moins un éclairage remarquable sur l'évolution de la conception - féminine chez Claudel. Elle mériterait à coup sûr d'être approfondie et complétée par une étude de la Princesse, de la Mère, et du rôle du mariage dans le système claudélien.

Est-il besoin d'ajouter que l'ensemble de ces études jalonne un thème essentiel de la création claudélienné, thème qui débouche d'un côté sur la psychanalyse, de l'autre sur la structure fondamentale de l'oeuvre ?

ANDRÉ BLANC.

Europe, n° 506, juin 1971 : Eisa Triolet. Un vol. 13,5 x 21,5 de 268 p., 24 photographies h.t.

Le numéro spécial d'Europe consacré à Eisa Triolet complète utilement celui qui concernait Eisa et Aragon (février-mars 1967) et constitue avec lui un ouvrage de référence pour le spécialiste du XXe siècle.

Comme dans tout recueil de ce type, les articles se répartissent entre la biographie et la critique littérane. Mais on voit peu à peu, grâce à une composition intelligente, la biographie s'insérer dans l'histoire littéraire, puis celle-ci dans l'histoire tout court.

Peu d'hagiographie dans les témoignages : cet écueil redouté a été évité. Il existe une pudeur de l'amitié véritable. A peine si, à de rares moments, un certain lyrisme donne au lecteur l'impression d'avoir fait irruption au sein d'une réunion de famille. Une image d'Eisa Triolet se dessine progressivement en filigrane à travers la diversité des styles et des points de vue : elle semble structurée par la rigueur. « Si les yeux d'Eisa, pour certains, ont la rigueur de l'acier, pour d'autres, ils ont la tendresse du ciel », nuance J.-L. Barrault. Cette exigence, cette forme particulière de pureté se retrouvent aussi bien lorsque les amis d'Eisa évoquent sa personne, par exemple au milieu de


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l'intelligentsia russe 1, ou parmi les cercles cosmopolites de Berlin et de Paris 2, dans les armées vingt, que lorsqu'il s'agit de son rôle, extrêmement important, dans la traduction et la diffusion de la littérature de son pays natal 3 ou dans là fondation et l'organisation du C.N.E.4.

Cependant Eisa Triolet est d'abord un écrivain, et Aragon lui-même l'a souligné fréquemment. Il indique ici, dans un article liminaire, l'importance indicielle du thème de la « clochardisation » — que reprendra, sous un tout autre angle, celui de l'« étrangeté d'être étranger»; Edmonde Charles-Roux 5 évoquant le « chant de l'exil » : « Thème de la solitude, thème du provisoire, thème du déracinement, thème de la perte du passé, thème de la clochardise, les séquelles du passé — l'accent, l'incommunicabilité des pensées étrangères — problème de la langue d'adoption, thème de la patrie d'adoption, thème de la nostalgie de la terre natale»... Parmi les études proprement littéraires, on remarquera aussi celle de Jacques Petit sur les rapports, entré réalité et fiction, sur le «faux semblant» 6, et surtout celle de Michel Apel-Muller, si brillante et si solide à la fois, si convaincante, analysant en particulier, à propos du thème du labyrinthe, «ce double mouvement d'engloutissement et d'émergence tenace, désespérée qui rythme l'invention romanesque: chez Eisa»

Il est peut-être un peu dommage que les principales analyses soient d'ordre thématique, se cantonnant donc dans un secteur relativement limité de la critique littéraire. Mais, comme le note Pierre Gamara avec justesse : « Le propre d'un numéro tel que celui-ci n'est pas; de tout dire mais de tenter d'ouvrir des chemins pour des lectures ou des recherches »8. En ce cas, c'est un numéro, réussi.

MICHEL PICARD.

Louis SIMON, À la découverte, de Han Byner, préface de JEAN ROSTAND. Paris, Éd. Le Pavillon, 1970. Un vol. 13,5 x 18,5 de 160 p.

Han Ryner est-il l'un des grands écrivains de la période chamière entre le XIXe et le XXe siècle? Nous sommes plusieurs à le penser, toute opinion politique ou religieuse laissée de côté. Mais aussi combien de lettrés, combien d'intellectuels, combien même dé. professeurs pour ignorer jusqu'au nom: de celui qui prit sa retraite universitaire le 1er janvier 1922, car Han. Ryner, né le 7 décembre 1861 et mort le 6 janvier 1938, appartint à l'ériseignement et, jeune encore; fut répétiteur à Louis-le-Grand puis au lycée Charlemagne.

Dès 1919 une société des Amis de Han Ryner fut constituée. Mise en sommeil, elle devait publier un bulletin à la mort du maître, mais la guerre intervint. Après la ; Libération, elle réprend ses ; activités, et depuis; a publié de copieux Cahiers des Amis de Han Ryner, cahiers trimestriels dont André Billy a écrit, en 1967, que « toute la vie littéraire d'il y a cinquante ans y défile». La Société des Amis est présidée par Jean Rostand, qui succèda à Charles Baudouin. Avant eux, Florian Parmentier, E. Pighot, E. Roux-Parassac, L. Banville d'Hostel et Gérard de Lacaze-Duthiers présidèrent aux destinées de la Société. Il y a donc autour du nom de Han Ryner tout un courant et si son oeuvre n'était pas d'une grande richesse et marquée d'une forte

1. Outre les témoignages des Russes (écrivains, cinéastes, etc.), voir en particulier l'article de J.-P. Faye, «La misé eir lien ».

2. Voir " Je voudrais vivre et mourir à Paris », de V. Poznrr.

3. Voir en particulier " Eisa Triolet, la Russie et la France », de Léon Robel. .

4. Sur ce point, mais aussi pour l'intérêt général de l'article, voir «Eisa Triolet, couleur du temps », de Jacques Madaule.

5. « De I'étrangeté d'être étranger », p. 72.

6. « Le rendez-vous avec le temps ».

7. « Labyrinthes », p. 145.

8. " L'art du conte », p. 174.


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personnalité, il est évident que cette Société d'Amis, comme tant d'autres, hélas, aurait sombré depuis plusieurs années déjà.

Le centenaire de la naissance de Han Ryner fut célébré en Sorbonne en 1961. Trois ans plus tôt avait paru son Rire du Sage, somme remarquable publiée de nouveau dix ans plus tard sous le titre Un art de vivre. Cest incontestablement son morceau de bravoure. Plusieurs de ses autres livres auraient mérité le succès (notamment Les Voyages de Psychodore, Les Paraboles cyniques, Le Fils du Silence, sur Pythagore, Le Père Diogène, Les Apparitions d'Ahasvérus, Les Chrétiens et les Philosophes, Les Véritables Entretiens de Socrate, Songes perdus, Crépuscules, Dans le mortier) mais peutêtre lé titre de Prince des Conteurs qui échut à Han Ryner en 1912 a-t-il nui au philosophe ami de Louis Prat et de Rosny aîné.

Une prochaine réédition, celle du merveilleux Cinquième Évangile, avec une préface de Franz Hellens, devrait ramener l'attention sur ce poète, ce conteur, ce romancier, ce philosophe, ce penseur, cet orateur. Mais point n'est besoin d'attendre cette publication pour découvrir Han Ryner. Admirablement concentré, parfaitement concis, le petit livre que Louis Simon a publié en 1970 sous le titre mûrement réfléchi de A la découverte de Han Ryner répond en tous points à ce titre. C'est réellement à une découverte, ou redécouverte, de Han Ryner qu'il nous invite, à une approche de l'homme, de sa pensée, de son oeuvre. Fertile en aperçus, en jetées diverses, volontairement incomplet, il ne manquera d'être indispensable à quiconque voudra connaître vraiment Han Ryner. Louis Simon, qui a rédigé cet ouvrage avec un grand souci d'impartialité, est un des plus proches témoins de celui qu'il statufie, puisqu'il est le gendre de Ryner. Ainsi sommes-nous conviés à approcher celui-ci par un de ceux qui, dans la vie de chaque jour, l'ont le plus intimement approché.

FRANCIS B. CONEM.

JACQUES VIER, Gide. Paris, Desclée De Brouwer, coll. « Les écrivains devant Dieu », 1970. Un vol. 10 x 16,5 de 141 p.

Ce bouillant petit livre de mise en garde incite à la réplique, car sur la connaissance du sujet, nulle réserve. La brillante polémique qu'il instaure évite de frapper l'auteur à la tête. Mais il frappe très fort, encore qu'avec moins de force peut-être que le très doux Charles Du Bos, dont il entend mettre à jour Le Dialogue avec André Gide.

« André Gide a très dangereusement parlé de Dieu, du Christ, de l'Église, de l'âme, du péché (p. 105) ». C'est le moins qu'on doive dire, puisque le mouvement de la réflexion gidienne est ce qu'il faudrait appeler une « déconversion », au sens où l'écrivain parle d'une désinstruction et d'une décristallisation. Il valait mieux en prévenir très clairement les lecteurs dès le départ, afin que se détournent de l'oeuvre, comme fit Madeleine Gide, ceux que son audace peut blesser. Il fallait se garder aussi de laisser la polémique empiéter sur l'analyse : par exemple, c'est être subtil que de comprendre Si le grain ne meurt, I, 7, comme le fait M. Vier p. 63 ; et c'est se donner beau jeu que de juger l'un par la vision de l'autre, comme au chapitre III, intitulé « Sous le soleil de Satan ». On songe parfois à la parade des littérateurs contre le narrateur de Paludes, dans le salon d'Angèle. Comme ils ont bien raison de dénigrer encore ce personnage saugrenu ! Mais ce n'est pas Gide qu'ils atteignent.

M. Vier marque avec justesse et force le sens du Retour de l'enfant prodigue, qui est un faux retour, dans une feinte parabole. Par une réserve compréhensible, il n'épuise jamais sa matière. Mais il voit peut-être trop les dangers et pas assez les ressources de cette oeuvre, et surtout du Journal comme méthode de vie personnelle dans la confusion idéologique moderne. Nul ne songe à nier la tragique et dangereuse étrangeté de l'expérience gidienne, qui est la figure de son objectivité artistique. Mais Gide exerce et entraîne


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la personne avec une exceptionnelle vigueur avant de la rendre à sa liberté. Le livre de M. Vier ménage, malgré tout, une ouverture en direction de cette oeuvre. (Le « dessin d'André Gide », reproduit p. 109, est apocryphe.)

DANIEL MOUTOTE.

G. W. IRELAND, André Gide. A Study of his Creative Writings.

Clarendon Press, Oxford University Press, 1970. Un vol. 14 x 22,5 de XIII-448 p.

On doit déjà à M. Ireland un petit livre sur Gide paru en 1963 dans la

série Writers and Critics chez Oliver and Boyd, et un article intitulé « Prolegomena

Prolegomena a Study of Inspiration in Gide », publié dans Currenis of Thought

in French Literature, Blackwell, 1965. Il a en outre présenté André Gide :

une perspective anglaise aux Rencontres André Gide d'octobre 1970.

Son présent ouvrage se limité à l'étude des oeuvres littéraires d'André Gide, dont il voudrait préparer « une meilleure compréhension et une plus pleine appréciation ». De là son allûre pratique, celle d'une suite de monographies qui, sans oublier les indispensables indications sur la jeunesse, le voyage de 1893 en Afrique du Nord et les écrits personnels, guide le lecteur, des Cahiers d'André Walter à Thésée, en reproupant parfois les oeuvres afin de les éclairer l'une par l'autre et sans s'astreindre à un ordre chronologique rigoureux. De là aussi rattachernent libre et lucide aux oeuvres, les scrupules de l'analyse, la prudence dans les jugements. Non seulement l'accueil des oeuvres les plus anciennes est éclairé par un rappel de celui qu'elles eurent en leur temps, mais encore M. Ireland à misa profit les ressources de là pluridisciplinarité, pour aborder une oeuvre controversée. Sur ce point le chapitre le plus significatif, est consacré à Corydon.

L'apport le plus important pour la recherche est celui des inédits : lettres de Gide, dont la plupart sont déjà mentionnées, d'après le présent ouvrage dans le Répertoire chronologique de G. Martin (non toutes cependant : ainsi la première letttre à Drouin, p. 20-21, en rapport probable avec Journal, 1890, janvier) ; lettres de M. Maeterlinck, E. R. Curtius, surtout Marcel Drouin, qu'en regrette seulement dé lire par. fragments, déchirées parfois, entre le présent livre et celui d'Y. Dayét ; manuscrits de la Bibliothèque Doucet, en particulier le brouillon de la : scène célèbre décrite dans La Porte étroite et Si le grain ne meurt..., qu'on peut dater avec précision par référence au journal (31-juillet 1905).

Faut-il reprocher à cette étude son arbitraire (qu'est-ce qui n'est pas « création littéraire » chez Gide ?), ses exclusives (pourquoi omettre Les Nouvelles Nourritures ?), ses.bizarreries (pourquoi placer l'étude de La Tentative amoureuse avant celle du Voyage d'Urien ?), ses fautes mêmes (elle respecte trop le texte des OEuvres complètes, dont le procès, sur ce point, n'est plus à faire : ainsi dans le passage des Nourritures, O. C. II, p. 73, cité ici p. 124, où il faut lire évidemment âne [de Balaam, que Gide tire de sa Bible, Nb., 22 22-35], et non âme, faute reproduite en particulier dans la Bibliothèque de la Pléiade, Romans..., p. 162) ? Mieux vaut lui savoir gré d'atteindre avec élégance le but qu'elle vise : entraîner à lire les chefs-d'oeuvre de Gide pour eux-mêmes, chacun présentant un intérêt particulier, que l'auteur dégage de son expérience, assumée et évaluée dans le destin d'un personnage littéraire.

Toutefois était-il possible, sans tomber dans un réalisme autobiographique aventureux et décevant (par exemple : à propos de La Symphonie pastorale, p. 298 et p. 300), de séparer cette « création littéraire » de ce qui en est l'instrument : le journal, que Gide lui-même a, d'une façon si caractéristique, publié à la fin de chaque volume dans l'édition des OEuvres complètes, avant de clore la production de sa maturité par Journal (1889-1939) ? Cette sorte d'objectivité subjective du créateur, pour reprendre la paradoxale mais juste formule des Prolegomena, est l'effet d'un entraînement dont le journal est


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l'instrument. Au point que le journal s'achève toujours plus ou moins clairement dans l'oeuvre, donne à presque toutes les oeuvres leur forme, et à ce qui ne serait, sinon, que le fruit du hasard, sa densité humaine et son originalité.

DANIEL MOUTOTE.

Sur " La Chute ». Série « Albert Camus » 3. Textes réunis par BRIAN T. FITCH. Revue des Lettres Modernes (numéros 238-244), Paris. Minard, 1970. Un vol. de 308 p.

Dans une préface à ce volume consacré à La Chute, le troisième de la série « Albert Camus », l'éditeur, Brian Fitch, dit sa consternation devant l'avalanche de travaux qu'a suscités l'oeuvre de Camus : « Nous aimerions pouvoir faire partager à nos lecteurs le découragement que nous éprouvons à la lecture de tant de publications dont on cherche en vain une raison d'être autre que commerciale ou « de carrière». Même lorsqu'elles montrent une compétence irréprochable leur apport est rarement original : trop souvent, dans ce domaine, dire est redire ». Il est certain que l'excès des gloses qui s'accumulent autour de cette oeuvre a suscité chez certains universitaires une réaction négative qui atteint, injustement, l'oeuvre elle-même. L'on peut se demander en effet, et Camus n'en serait qu'un exemple, si la prolifération de travaux « critiques » plus ou moins pertinents n'entraîne pas les oeuvres elles-mêmes vers une rapide dépréciation.

C'est pour parer à cet inconvénient qu'un petit groupe de « camusiens » s'est donné comme tâche, en 1968, de « faire le point ». Dans les deux premiers fascicules, les éditeurs s'orientaient vers une formule que ce troisième fascicule semble réaliser. Le titre du fascicule à cet égard n'est pas indicatif. Un tiers seulement du volume est consacré à La Chute ; en outre le volume comprend une « Étude » thématique générale portant sur l'oeuvre romanesque tout entière. Mais l'orientation générale est nettement manifeste dans les quatre autres rubriques : « Carnet biographique » ; « Carnet critique » ; « Carnet bibliographique » ; Informations. Par ailleurs, la première des cinq communications consacrées à La Chute présente un recensement des commentaires critiques suscités par cette oeuvre de 1956 à 1970. Il s'agit donc essentiellement de créer une documentation que viendraient renforcer aux Lettres Modernes la « Bibliothèque Albert Camus » et les « Archives Albert Camus ».

Deux directions complémentaires se manifestent dans la documentation. D'une part, le « Carnet bibliographique » réuni par Peter Hoy d'Oxford, est strictement analytique, clairement organisé et de la plus grande utilité. D'autre part, le « Carnet critique » sélectionne et évalue diverses études classées sous deux rubriques « Études stylistiques » et « Romans, nouvelles, études esthétiques » qui laissent un peu à désirer. Là, le point de vue des deux critiques — André Abbou et Raymond Gay-Crosier — « informe » très naturellement leur évaluation. C'est vers la critique linguistique structurale que s'oriente A. Abbou. Et c'est avec une certaine agressivité qu'il attaque les analyses de ses confrères — J.-C. Coquet par exemple — les jugeant à la lumière de son propre « modèle ». Il est difficile donc de se fier à ses évaluations tant soit peu dogmatiques, surtout dans un domaine où les terminologies fluctuent tandis que les méthodologies, comme le montrent maints essais 1 et études, sont expérimentales, se contestant elles-mêmes, avouant ouvertement leur caractère problématique et leurs limites en tant qu'outils de critique littéraire, Plus souple, R. Gay-Crosier combine heureusement la description analytique et l'évaluation. Il serait souhaitable que l'équilibre ainsi obtenu entre les recherches linguistiques et d'autres voies de la recherche soit maintenue,

1. Voir en particulier in : A. J. Greimas, Essais de poétique expérimentale (Larousse. 1972) l'excellente et prudente étude de J.-C. Coquet, « Poétique et linguistique » (p. 26-44).


COMPTES RENDUS 161

Excellents de ce point de vue sont les comptes rendus très solides de Emmett Parker, R. Gay-Crosier, Alan Clayton. De ce point de vue les quatre études sur La Chute et l'étude sur le miroir dans l'oeuvre romanesque de Camus, très différentes dans leur voie d'approche du texte, sont très solides et efficaces. On pourrait s'inquiéter de voir les fascicules de la série « Albert Camus » croître — 240, 256, 308 pages, suivant cette sorte de loi de Parkinson de la critique littéraire que leurs éditeurs déplorent — et on peut aussi se demander si le danger qu'affronte cette publication n'est pas de devenir le fief exclusif d'un petit groupe d'universitaires. André Abbou figure au sommaire cinq fois. Outre sa fonction d'éditeur, Brian Fitch, trois fois ; et dans le recensement critique, Raymond Gay-Crosier ajoute à son évaluation des études sur le théâtre, les études comparatives et les études philosophiques, trois sur cinq des comptes rendus. Inévitablement, si cette tendance se maintient, la série « Albert Camus » risque de verser dans la monotonie et de perdre son efficacité. Pour tout ce qui concerne la documentation, l'équipe de chercheurs très naturellement doit continuer son excellent travail de déblaiement. Mais dans le domaine de l'interprétation, il est à souhaiter qu'elle ait à coeur d'élargir le cercle de ses collaborateurs.

GERMAINE BRÉE.

E. NOULET, Le Ton poétique. Paris, José Corti, 1971. Un vol. 13,5 x 22 de 267 p.

Faut-il commencer la lecture de ce riche et subtil ouvrage par la fin, c'està-dire par la postface ? C'est elle qui pose — je n'ose dire qui résout, car elle commence par ces mots : « je ne sais pas » — la question : « Qu'est-ce que le ton en poésie ? » Faut-il le lire chapitre par chapitre, selon la suite des familles de poètes ? La table permet d'en douter. Seules les dates de naissance paraissent avoir réglé ces regards sur Mallarmé, Verlaine, Corbière, Rimbaud, Valéry, Saint-John Perse, — tantôt analyses littérales de textes, ligne à ligne, tantôt vifs instantanés pris de trois quarts ou en profils perdus. Tristan, Corbière, isolé au milieu de ces flots comme sur son cotre, mène sa course à travers les eaux sans joie de ses amours jaunes entre les geysers des Romances sans paroles et les fleuves noirs de la Saison en enfer. Et il en est fort bien ainsi.

Fort bien, car l'impressionnisme, c'est-à-dire le choix, le goût personnel, y retrouve sa liberté, sans porter atteinte, d'ailleurs, à l'histoire et aux exigences de la critique génétique. Mme Noulet a montré, par ses travaux antérieurs, quelle part elle leur faisait. Notamment dans son Paul Valéry de 1939, ses OEuvres poétiques de Mallarmé (1940), ses exégèses de Dix Poèmes de Mallarmé (1948) et d'autres Études littéraires où elle consacre à L'Hermétisme dans la poésie française moderne ou à l'Influence d'Edgar Poe sur la poésie française des recherches où se trahit la même maîtresse pensée ou le même besoin incessant de découvrir et de dérouler des fils d'Ariane. Et pour chacun un problème distinct, une méthode d'approche appropriée à l'« unicité du génie » (p. 46). La biographie même ne perd rien de son importance dans cette recherche du ton indéfinissable d'un texte (p. 53). A chacun sa note distincte : à Mallarmé, le silence ; à Verlaine, la musicalité ; à Corbière « l'anti-littérature » (p. 68) : à Rimbaud l'ellipse ; à Valéry la perfection, celle de l'alliance du rythme et du sens ; à Saint-John Perse, la puissance et la gloire. Elle va à la recherche des textes rares, ou oubliés, ou ignorés ; et par exemple elle exhume de telle collection privée des vers inédits de Saint-John Perse. Pour plusieurs de ces maîtres elle examine les couches de texte, les variantes, en conjecture les raisons, fait, de la critique, oeuvre créatrice ou recréatrice.

Mais ce serait trahir l'intention vraie et le vrai caractère de cet ouvrage que d'y von une simple galerie de monographies aux toiles de dimensions fort inégales et de cadres disparates. Des inspirateurs lointains apparaissent

REVUE D'HIST. LITTÉR. DE LA FRANCE (73e Ann.). LXXIII. 11


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derrière elle : tantôt Pindare, tantôt saint Paul, tantôt Michelet. Ces essais poussés fort au-delà des perspectives de l'essai se relient, se répondent, par des correspondances, des noms appelés à leur tour par d'autres noms : Valéry dans des pages sur Mallarmé (p. 4), Baudelaire ou Francis Ponge, ou Saint-John Perse dans des pages sur Verlaine (p. 20, 40, 51), Rimbaud, SaintJohn Perse à propos de Corbière (p. 65, 74, 75), Valéry, Mallarmé à propos de Saint-John Perse (p. 192). Chemin faisant, des ouvertures sur des sujets annexes, et que l'on aurait plaisir à entendre développer par Mme Noulet : sur la poésie féminine, quand se rencontre, presque par hasard, la figure de Marceline Desbordes-Valmore. Ainsi se créent à la fois une variété et une unité, par des échos, des rapports qui resserrent comme en un tableau de famille les grandes ombres de son sixain, qui lui donnent pour fond des rappels du passé, tandis que sur lui se pose un rayon d'avenir, c'est-à-dire, pour nous, de présent.

On ne saurait parler de ton poétique sans être poète soi-même, ni prendre parti, et parfois avec une inévitable partialité. Si les Parnassiens paraissent ici ou là c'est sans s'attarder, sans être retrnus par la moindre dilection (p. 16, 38), et les symbolistes eux-mêmes né sont admis que lorsqu'ils sont de ces très grands pour lesquels ce nom de symbolisme se dépouillé de sa signification dogmatique d'école. Mais, dans ses leçons du caractère le plus pédagogique, dans ses analyses phonétiques, l'auteur met encore le meilleur de sa sensibilité : écoutant, entendant une voix qui monte et qui redescend (p. 14), percevant des aspirations et des expirations (p. 19), et aussi le contact des mots : car tout ne se résout pas en musique ; et par exemple, il tâte, il soupèse et fait briller « l'étoffe lisse » des vers de Verlaine (p. 20).

J'ai laissé entendre que le goût personnel impliquait quelque partialité; j'ai failli écrire : quelque parti pris. Certes c'est un principe de probité critique que Mme Noulet inculque à ses étudiants quand elle leur dit : « Restons près du texte et expliquons-le mot à mot » (p. 140) — « Il faut à tout prix s'attarder au texte pas à pas » (p. 115). Mais un texte a souvent dés failles et dès fondrières, et elle les enjambe d'un pas quelquefois bien alerte et bien assuré. « Remplissons l'ellipse », dit-elle : c'est s'accorder tous les droits à l'intuition et à la divination : et elle peut risquer d'en abuser. Peut-être met-elle, par exemple, une certaine hâte et une autorité trop décidée à prononcer bien sûr quand elle juge qu'il va de soi que le Dieu de la Saison en enfer n'est « pas celui de l'Évangile », et qu'elle soupçonne des « fins tendancieuses » à ceux qui pensent ou sentent autrement (p. 112). Elle se dégage de l'étreinte de fer du Voyant par des mets commodes : « l'ironie » (p. 149), « l'intention parodique » (p. 150). Et il y aurait, ce me semble, de plus profondes et poignantes traductions à proposer de la phrase fameuse : « Les anachorètes, des artistes comme il n'en faut plus » (p. 156). On ne se jugera pas tenu de comprendre comme elle le fulgurant : « Je suis esclave de mon baptême » (p. 117), « J'ai reçu au coeur le coup de grâce » (p. 145), de supposer que « divine image » (p. 122), « élan vers là perfection » (p. 123) échappent à l'empreinte irritante sans doute, à l'empreinte de feu, mais indélébile, du baptême.

Ce ne sont là qu'exemples entre maints autres des sujets de dialogues et de confrontations de lectures dont les poètes à ellipses nous offrent l'occasion et le plaisir. Au surplus il faut ajouter que Mme Noulet convient, en un endroit, que « l'explication religieuse » n'est pas impossible. Mais à condition de rejoindre une autre explication tout humaine et même toute sociale (p. 137), Une note nous met en éveil, dont l'humour métaphorique ne doit pas, il est vrai, nous faire illusion : « On ne fait rien de sérieux sans sacrilège » (p. 249, note 34). Nous n'avons trouvé qu'un sacrilège dans tout le livre, mais un sacrilège irrémissible : un vers faux de Victor Hugo (p. 138). Les autres dégâts que subissent quelques citations ne sont que fautes typographiques. Il n'empêche que dans un travail si soigneusement, si minutieusement organisé autour


COMPTES RENDUS 163

des nuances du ton, le lecteur ne lira pas sans quelque tristesse, dans des vers fameux de Mallarmé, espace au lieu de cigare, baiser au lieu de brasier (p. 2). C'est certainement aussi la typographie qui à défiguré la pensée de l'auteur en lui faisant dire : « On ne peut faire qu'en français il y ait une langue écrite et une langue parlée », Le lecteur se posera d'autres questions : mal informé peut-être, il sera surpris que l'on compte 6 + 10 dans : « Ils m'ont appelé l'Obscur et mon propos était la mer », et que l'on fasse un alexandrin de cette reprise : « Ils m'ont appelé l'Obscur et j'habitais l'éclat » (p. 235). Il se demandera - si le commentateur de Corbière adopte cette version :

Il mourut en s'attendant vivre.

Il vécut en s'attendant mourir

pourquoi, dans un commentaire aussi attentif aux détails phonétiques, l'on s'est abstenu d'expliquer le: passage dé l'octosyllabe à l'impair verlainien (p. 74)1.

Mais que ce lecteur studieux ne s'arrête pas à ces difficultés mineures. S'il prend dès notes, comme il convient, que ce soit pour recomposer cette notion de ton que la postface fait miroiter à ses yeux plutôt qu'elle né l'éclairé. Qu'il cherché attentivement le terme à travers le hyre, et, chaque fois, le contraigne à s'expliciter par son contexte. Il le trouvera à presque toutes les pages, souvent plusieurs fois par page, parfois plusieurs fois dans la même ligne. D'autres termes voisinent avec lui, qui précisent ses contours, soit par analogie, soit par parenté, soit par opposition : tonal (p. 188), tonalité (p. 167), intonation (p. 71, 177), atones (p. 18), monotone, uniton (p. 47), Il ppurra s'en composer une sorte de petit lexique, accompagné de paradigmes. Petit travail de fiches qui fait violence à une pensée qui se veut fuyante et chatoyante. Petit travail sacrilège sans doute Mais Mme Noulet nous y autorisé en souriant : «On ne fait rien de sérieux sans sacrilège».

PIERRE MOREAU 2. y

y FRANÇOIS DE VAUX DE FOLETIER, Mille Ans d'histoire des Tsiganes. Paris, Fayard, coll. « Les grandes études historiques », 1970. Un vol in8° de 282 p.

C'était une gageure que de faire tenir mille ans d'histoire en moins de trois cents pages M. de Vaux de Foletier, dont en connaît la passion éclairée pour tout ce qui concerne les Tsiganes, a su la tenir. Chaque page de ce volume sobre et dense résume des dizaines d'ouvrages, d'articles et d'enquêtes personnelles. En témoigne la belle bibliographie qui figure à la fin de l'ouvrage ainsi que les références chapitre par chapitre qui l'accompagnent.

II n'entre pas dans le cadre d'une revue littéraire de reprendre le cheminement de ce peuple, de l'Inde à l'Europe, byzantine et moderne, ni même de suivre M. de Vaux de Foletier dans l'étude sociale très approfondie qu'il propose aux chapitres 5 à 13 de son ouvrage. Il convient du moins de rendre hommage à la patience avec laquelle il a interrogé la littérature européenne, et particulièrement là littérature française, pour y retrouver, aux époques sucessives, les diverses images qu'elle nous a transmises de ce peuple singulier,

Des comédies italiennes du XVIe siècle, de la littérature de même époque en Europe centrale et en Allemagne, et en passant par Shakespeare, l'auteur arrive au XVIIe siècle, et souligne l'importance du Tsigane dans la littérature romanesque espagnole; il consacre une page fort intéressante aux adaptations

1. On aurait scrupule à allonger exagérément ces suggestions d'errata. Indiquons seulement qu'il manque, semble-t-il, un mot à la fin de neuvième ligne de la p. 106 ; et que sans doute, p. 192, ligne 25, il faut lire « Jacques Schérer ».

2. Depuis la réception de ce compte rendu, la mort, hélas, est venue mettre fin à la carrière de M. Pierre Moreau. La Revue d'Histoire littéraire de la France rendra hommage, dans un prochain fascicule, à l'éminent professeur qu'il fut (N.D.L.R.).


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espagnoles, italiennes et françaises de la Gitanilla. Il constate qu'en dépit des conventions littéraires, des écrivains tels que Hardy, Sallebray, Camus, Molière savent donner sur la vie des errants des détails précis et confirmés par l'histoire. Le thème, qui tend à s'affadir au XVIIIe siècle (Prévost mis à part), retrouve une vigueur nouvelle avec un Achim von Arnim en Allemagne et un G. Borrow en Angleterre. Pour sa part, la France de cette époque reste en dépit de tout attachée au mythe de l'enfant volé. Victor Hugo luimême n'y échappe pas dans Notre-Dame de Paris. Il a fallu Baudelaire pour que soit réhabilitée « la tribu prophétique aux prunelles ardentes ». Pourtant Chateaubriand et Nodier ont rencontré de vrais gitans et ont noté leurs impressions, qui sonnent juste, plus sans doute que la Carmen de Mérimée, dont la source n'a rien de tsigane, même si l'auteur y a fait preuve d'un louable souci de documentation. On regrettera que l'enquête de l'auteur s'arrête sur une citation de Paul de Saint-Victor, et ne s'attarde pas du moins avec ses héros, auprès de Guillaume Apollinaire,

Devant l'huis des auberges grises Dans les villages sans église.

JACQUES MOKEL.

INFORMATIONS

— Une Société Saint-Simon, consacrée à l'étude du mémorialiste, vient de se constituer, sous la présidence. de M. G. Poisson, conservateur en chef du Musée de l'Ile-de-France, assisté de MM. Y. Coirault et R. Judrin, Mme H. Himelfarb, MM. P. Lemoine, D. Van der Cruysse, F. Formel, Mlle M. Froment. La Société se propose de publier un Bulletin. S'adresser au siège de la Société Saint-Simon, Château de Sceaux, 92.

— Le département de Français de l'Université de Bordeaux III vient de créer un Centre de recherches sur François Mauriae, dont la première tâche est de mettre au point un répertoire des travaux en cours sur l'oeuvre de Mauriac. Pour tous renseignements, s'adresser à M. Jacques Monférier, 4, rue Jules Massenet, 33400 Talence.

— B. Chédozeau, chargé d'enseignement au Centre Universitaire de Valenciennes, recherche les Lettres spirituelles et les Avis du Saint-Esprit au Roi. de S. Desmarets de Saint-Sorlin, dont une longue réfutation et des citations se trouvent dans Les Visionnaires de P. Nicole (B. Chédozeau, 58, avenue de Sully, 93190 Livry-Gargan).


BIBLIOGRAPHIE

Dans ce numéro, sauf indication contraire, tous les ouvrages et articles cités ont été publiés en 1972.

Les livres sont distingués des articles par un astérique. Les numéros spéciaux comportant plus de six articles ne seront dépouillés que dans le volume annuel.

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188 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

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René RANCOEUR.

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RÉSUMÉS

Romans en quête d'auteurs au XVIIe siècle

Jamais peut-être l'anonymat ne fut aussi, xép'andu qu'au xvn* siècle, et cela en dépit de multiples interdictions décrétées par le pouvoir civil et religieux. Ce phénomène auquel s'associe la notion de propriété morale et matérielle de l'oeuvre littéraire s'observe surtout dans la production romanesque. Le plus grand nombre de romans et de nouvelles parus entre 1600 et 1700 ne portent aucun nom d'auteur ; d'autres sont signés de pseudonymes ou de cryptonymês. Souvent l'anonymat n'est que de pure forme, l'auteur étant connu ou aisément reconnaissable par le public auquel il s'adresse. Plusieurs raisons, en; dehors de l'énigme comme jeu, sont à l'origine de l'oblitération qui recouvré le domaine narratif ; ces raisons varient naturellement suivant les auteurs. Pour certains, c'est le souci de ne pas déroger par des travaux de librairie. Pour d'autres, c'est le peu d'intérêt qu'ils accordent à leurs écrits,-composés, selon leur propre témoignage, en manière de divertissement. D'une façon générale, on est surpris par le détachement et l'indépendance du romancier à l'égard de son oeuvre. Aucune obligation morale n'exige de lui qu'il assume la responsabilité de ce qu'il écrit, si ce qu'il écrit est contraire à sa pensée ou à ses sentiments. Lacrainte delà censure éxplique aussi que les aventures un peu trop galantes ou de type pamphlétaire paraissent sous le manteau.

Toutes ces observations nous aident à analyser les différentes sortes d'anonymat : pseudonyme-occultatif, nom d'emprunt, cryptonymes, etc. Enfin, quelques romans restés anonymes jusqu'à présent ont pu être identifiés grâce aux travaux préparatoires à la Bibliographie de la fiction narrative en prose actuellement en cours d'achèvement au Centre d'Étude des XVIIe et XVIIIe siècles à la Sorbonne.

MAURICE LEVER.

Boulainviller auteur du « Militaire philosophe » ?

Les manuscrits de la Bibliothèque Mazarine recèlent des versions d'un écrit anonyme intitulé « Le militaire philosophe... ». Ces réflexions dirigées contre Malebranche soulèvent plusieurs problèmes : de destination, de datation, de consécution dans les rédactions, d'authentification de l'auteur. Cet auteur seraitil Boulainviller ? C'est l'hypothèse qu'examine cet article : les événements historiques mentionnés par l'auteur se disposent en parallèle avec ceux que nous connaissons de la biographie de Boulainviller. La bibliographie mentionnée dans ces manuscrits coïncide avec les lectures qu'avait pu faire Boulainviller. L'auteur rassemble plusieurs éléments pour soutenir cette conjecture.

ANDRÉ ROBINET.


190 REVUE D'HISTOIRE LITTERAIRE DE LA FRANCE

Ironie et distance dans « Les Filles du Feu »

Dès la dédicace des Filles du Feu, puis dans l'ensemble du recueil, Nerval, comme narrateur, adopte un point de vue critique pour scruter et organiser son passé. L'ironie et d'autres techniques de la distanciation établissent l'avènement d'une conscience lucide. Mais c'est surtout le thème ambivalent du théâtre qui permet de distinguer les deux états du moi : celui qui projette sur le spectacle les phantasmes de son imagination et celui qui se met en scène, se donne à voir, pour objectiver et désamorcer les illusions du passé.

MICHEL JEANNERET.

Mallarmé et le mythe

L'école de la mythologie comparée au XIXe siècle met l'accent sur le caractère poétique de la mythologie en faisant ressortir le rôle de la nature et le rôle de la langue. Pour Max Müller les phénomènes de la nature sont exprimés par des métaphores qui, lorsque leur sens premier s'oublie, deviennent des mythes. Les mythes sont donc une création des mots. Voilà qui rejoignait les préoccupations de Mallarmé. Dans Les Dieux antiques (adaptation d'un ouvrage de Cox) il résume ces théories. Toute la mythologie lui apparaît comme une transposition « du grand drame solaire accompli sous nos yeux chaque jour et chaque année », comme « la Tragédie de la Nature ». Il y retrouvait donc (Azur, Aurore, Soleil couchant) des thèmes essentiels de sa poésie. Et d'autre part le travail de « chimie intellectuelle " par lequel le mythologue " délivre de leur apparence personnelle les divinités » et les rend « comme volatilisées ... à leur état primitif de phénomènes naturels » s'apparente à celui du poète qui volatilise la réalité pour n'en conserver dans sa poésie que l'essence idéale, la « notion pure ». Ainsi l'étude des Dieux antiques permet de mieux comprendre la Rêverie d'un poëte français consacrée à Wagner. La Tragédie de la Nature semble avoir inspiré la Fable " inscrite sur la page des Cieux », le Mythe " un, dégagé de personnalité...» qui composera le Livre, « explication orphique de la Terre ».

PIERRE RENAULT.

Eléments guignolesques dans le théâtre d'Alfred Jarry

L'influence de l'art des marionnettes sur le cycle ubuesque ne se réduit pas à quelques détails de la mise en scène. Dans le texte on trouve de nombreuses réminiscences du théâtre de guignol. Parmi les rares documents sur cet art, c'est surtout le Théâtre des marionnettes de Duranty qui offre de curieuses ressemblances avec le texte de Jarry. A côté d'une conception analogue de certains personnages, on y retrouve des procédés comiques, des gags, des jongleries verbales, des éléments de l'intrigue. Ces ressemblances ne s'expliquent pas par une influence directe de Duranty ; c'est plutôt que l'art des marionnettes, que nous connaissons très peu, se reflète dans l'oeuvre de Jarry, comme dans celle de Duranty. Ainsi réapparaissent dans Ubu des traditions théâtrales, disparues de la grande scène depuis longtemps.

J. BEDNER.

Le Directeur de la publication : GUY DESGRANGES




Société d'Histoire littéraire de la France

reconnue d'utilité publique

18, Rue de l'Abbé-de-l'Epée, Paris (5e)

Président d'honneur

Jean POMMIER, de l'Académie des Sciences morales et politiques, professeur honoraire à la Sorbonne et au Collège de France.

Membres d'honneur

Mmes M. Romain-Rolland, A. Rouart-Valéry, Th. Marix-Spire. MM. M. Bataillon, Th. Besterman, H. Dieckmann, Ch. Guyot, M. Paquot, C. Pellegrini, A. Perrod, R. Shackleton.

Bureau

Président : Raymond LEBÈGUE, de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.

Vice-Présidents : René PINTARD, professeur à la Sorbonne ; P. Clarac, de l'Académie des Sciences morales et politiques.

Secrétaire général : René POMEAU, professeur à la Sorbonne.

Secrétaire : Claude PICHOIS, professeur à l'Université Vanderbilt.

Secrétaire adjoint : Claude DUCHET, chargé d'enseignement à l'Université de ParisVincennes.

Trésorier : Georges LUBIN, homme de lettres.

Trésorier adjoint : Jean-Louis LECERCLE, maître de conférences à l'Université de ParisNanterre.

Secrétaires du Bureau : Madeleine FARGEAUD, professeur à la Sorbonne ; Robert JOUANNY, professeur à l'Université de Rouen.

Conseil d'administration

MM. P. Abraham, A. Adam, G. Blin, P.-G. Castex, P. Clarac, J. Duron, Mme M.-J. Durry MM. J. Fabre, B. Guyon, J. Hytier, R. Jasinski, P. Jourda, F. Letessier, Mme A.-M. Meininger. G. Mongrédien, P. Moreau f, R. Pierrot, R. Rancoeur, V. L. Saulnier, P. Vernière, J. Vier.

Correspondants à l'étranger

Allemagne : MM. B. Bray, W. Krauss, H. Sckommodau, K. Wais. Belgique : MM. J. Hanse, R. Mortier, A. Vandegans. Brésil : M. G. Raeders. Bulgarie : M. N. Dontchev. Canada : MM.

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