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Titre : Hérodote : stratégies, géographies, idéologies / dir.-gérant Yves Lacoste

Éditeur : F. Maspero (Paris)

Éditeur : Ed. La DécouverteEd. La Découverte (Paris)

Date d'édition : 1981-07-01

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb343771523

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb343771523/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

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Description : 01 juillet 1981

Description : 1981/07/01 (N22)-1981/09/30.

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k56227713

Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 8-G-20647

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 06/12/2010

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Hérodote

juillet-septembre 1981

revue trimestrielle

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SOMMAIRE

3. Editorial.

6. Elisée Reclus, 1830-1905, Béatrice Giblin.

14. Géographicité et géopolitique : Elisée Reclus, Yves Lacoste.

56. Elisée Reclus et les colonisations, Béatrice Giblin.

80. De la géographie physique à la géopolitique : Elisée Reclus et l'Asie orientale, Pierre Gentelle.

94. Elisée Reclus au Panthéon des libertaires, Pierre-Yves Péchoux.

98. Reclus, les anarchistes et les marxistes, Martin Zemliak.

107. Reclus : un écologiste avant l'heure, Béatrice Giblin.

119. Elisée Reclus : une certaine conception de l'hitsoire, Marie-Laurence Netter.

129. Cari Ritter (1779-1859). Un des premiers grands géographes universitaires, Michel Korinman.

149. Hérodote a lu :

« Situation stratégique mondiale 1979 », Institut international d'études stratégiques. Espace et pouvoir, Paul Claval. Pour une géographie du pouvoir, Claude Raffestin.


Hérodote

Ces géographes, mais aussi ces philosophes, ces historiens, urbanistes, ethnologues, psychanalystes, journalistes, ingénieurs, syndicalistes, politologues, économistes, mathématiciens, sur bien des questions n'ont pas la même opinion, mais ils ont accepté de donner leur avis sur les textes qui seront régulièrement mis en discoussiin par Hérodote. Leur responsabilité n'est pas engagée par les textes signés Hérodote.

Il ne s'agit donc pas, pour le moment, d'un comité de rédaction constitué une fois pour toutes, mais de l'amorce d'un groupe de discussion, qui continuera de s'élargir et s'enrichira de spécialistes, de militants.

Pour aider au développement de la discussion, Hérodote publié des textes des provenances les plus diverses, en respectant, si besoin est, l'anonymat de leurs auteurs.

DIRECTEUR : Yves Lacoste.

SECRÉTARIAT DE RÉDACTION : Daniel Behar, Michel Foucher, Béatrice Giblin, Maurice Ronai.

GROUPE DE DISCUSSION : Michel Abhervë, Claude Bataillon, Marcel Bélanger (Québec), Olivier Bernard, Jean-Michel Brabant, Jean Cabot, François Châtelet, Pasquale Coppola (Naples), Michel Coquery, André Decouflé, Jean Dresch, Christian Descamps, Robert Fossaert, Lucio Gambi (Milan), Jean-Claude Giblin, Raymond Guglielmo, Georges Jalabert, Alain Joxe, Bernard Kayser, Rodolphe de Koninck (Québec), Jan JOempenning (Nimègue), Camille Lacoste-Dujardiri, Albert-Paul Lentin, Gérard Mairet, Alain Mamou-Mani, Alain Manier, Mohamed Naciri, Christian Palloix, Jean Piel, Alejandro Piqueras, JeanBernard Racine, Alain Reynaud, Michel Rochefort, Milton Santos, Jean Tricart, Jean-Pierre Vigier, Jean Ziegler.

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d 1 an (4 n°s). France : 120,00 F. Etranger : 135,00 F.

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Éditorial

Elisée Reclus est né il y a 150 ans et il est mort il y a 75 ans, l'année même où il venait d'achever L'homme et la terre qui est le couronement de son oeuvre énorme et, aujourd'hui, si méconnue. Ce 22e numéro d'Hérodote est consacré à Elisée Reclus, géographe libertaire.

Pourquoi marquer ainsi ces anniversaires ? Parce que nous pensons qu'il est utile que les géographes et, plus largement, ceux qui se soucient, pour diverses raisons, de la géographie, prennent conscience de ce qu'a été, en vérité, l'évolution de l'Ecole géographique française depuis qu'elle s'est constituée, de ses progrès mais aussi de ses régressions.

Pendant longtemps, jusqu'aux années soixante, les géographes ne se sont guère souciés de l'histoire de leur discipline, comme si ce n'était qu'une préoccupation assez académique, occasion de tresser des couronnes et de décerner des hommages à tel ou tel maître. On faisait et on fait encore de la géographie, sans trop se demander ce que c'est : d'abord on décrit, c'està-dire que l'on choisit dans la réalité extrêmement complexe qui nous entoure, ce qui est géographique. Mais qu'est-ce qui est géographique et qu'est-ce qui ne l'est pas ? Cette question, pourtant fondamentale, les géographes universitaires ne l'ont jamais clairement posée et, dans une très grande mesure, ils ne prennent en considération que les catégories de phé-


nomènes que leurs maîtres leur ont appris à voir. Tout géographe a d'abord été un étudiant qui a subi l'influence de ses professeurs et une fois sa formation terminée, il continue de se référer, même inconsciemment, à des ouvrages que la corporation considère comme des modèles de description et de raisonnement géographiques. Ce « savoir-voir » et ce « pouvoir-voir » des géographes (comme dit Cl. Raffestin), est en fait très sélectif : à raison mais aussi à tort, ils laissent de côté une très grande partie de la réalité ; à raison, pour ce qui est des phénomènes non cartographiables, à tort pour des phénomènes qui jouent un rôle majeur dans l'organisation de l'espace terrestre et qui sont, de surcroît, déjà cartographiés, en raison même de leur importance politique. En fait, les géographes ne prennent en considération que les catégories de phénomènes qu'ils ont appris à considérer comme «intéressants », c'est-à-dire ceux qu'il est valorisant de prendre en compte d'un point de vue jugé scientifique, selon les traditions de la corporation et selon l'idée que ses maîtres se font de la science.

. Une des. caractéristiques;majeures de la géographie-universitaire, depuis qu'elle existe en France, il y a près d'un siècle, est l'exclusion des phénomènes politiques du champ dé ses préoccupations. La corporation considère, Contre toute évidence, qu'ils ne sont pas géogaphiques et estime que les prendre en compte est la négation d'une démarche scientifique. Le terme de géopolitique est: chargé d'opprobre, puisqu'on s'obstine à n'y voir que les arguments justifiant l'expansionnisme hitlérien.

Aussi est-il très important, non seulement pour les géographes mais aussi pour tous ceux qui se soucient des sciences sociales, de montrer quelles ont été la grandeur et la richesse de l'oeuvre d'Elisée Reclus. Elle a été soigneusement oubliée par là corporation des géographes universitaires et ceci constitue une régression majeure dans l'évolution de leur discipline, car à bien des égards la démarche de Reclus apparaît aujourd'hui encore comme un exemple à suivre, -Elisée- Reclus et Vidal de la Blache sont presque contemporains (le premier est né 15 ans plus tôt et le second est mort 14 ans plus tard). Pourtant Reclus qui est, en vérité, le plus grand géographe français, est complètement méconnu, alors que Vidal est considéré non seulement comme le fondateur de l'Ecole géographique française, mais


ÉDITORIAL

aussi comme le modèle dont il importerait de s'inspirer encore aujourd'hui. A noter que la corporation n'a retenu qu'une partie dé l'oeuvre de Vidal et qu'elle ignore soigneusement, là encore, son livre majeur La France de l'Est, parce qu'il y traite, en géographe, d'un grave problème géopolitique. L'exclusion du Politique est bien le problème épistémologique central de la géographie universitaire.

En regard du modèle « vidalien », du moins tel que le conçoit la corporation pour justifier son refus d'aborder les problèmes géopolitiques, l'oeuvre d'Elisée Reclus constitue un autre modèle. Les géographes d'aujourd'hui devraient s'en inspirer pour mieux comprendre le monde et le rôle qui peut être le leur.

Reclus est un très grand penseur et ce qu'il a écrit, notamment L'homme et la terre e1 devrait intéresser même ceux qui ne se soucient guère de géographie. Enfin, il n'est pas sans signification aujourd'hui que le plus grand géographe français ait été un géographe libertaire.

Yves LACOSTE

Les géographies de la France, tel sera le thème du prochain numéro d'Hérodote.

Terres à hauts risqués sera le titre du n° 24 (janvier-mars 1982).

1. L'homme et la Terre - Morceaux choisis, paraîtront chez François Maspero, dans la collection «La Découverte», début 1982, avec une introduction de Béatrice Giblin.

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Elisée Reclus, 1830-1905

Béatrice Giblin

J'ai parcouru le monde en homme libre...

C'est ainsi qu'Elisée Reclus se présente à ses lecteurs. Affirmation toute légitime quand on regarde la conduite de sa vie. Qu'un géographe parcoure le monde, quoi de plus normal, bien qu'au XIXe siècle ils soient encore peu nombreux à le faire ; mais qu'il clame haut et clair qu'il le fit en homme libre, voilà qui n'est pas ordinaire, tant il est vrai que les géographes avaient la réputation d'être des conservateurs, et la minorité qui ne l'était pas aurait trouvé incongru et déplacé d'affirmer ses convictions politiques à la fin de l'introduction d'un livre de géographie physique ! Il en serait sans doute encore de même aujourd'hui,

Mais Elisée Reclus n'est en rien un géographe comme les autres ; il eut l'étrange idée d'être un géographe libertaire. Et le prix de cette audace fut, après sa mort, le silence et l'oubli, malgré l'ampleur de son oeuvre.

Qui connaît aujourd'hui Elisée Reclus ?

Qui sait qu'il fut un géographe extrêmement célèbre au XIXe siècle ? Si les milieux anarchistes le reconnaissent comme un des leurs — il fut l'ami de Bakounine et de Kropotkine —, les géographes français l'ignorent superbement, comme si Reclus n'avait été qu'un obscur géographe d'une


ELISÉE RECLUS, 1830-1905

époque « préscientifique ». Et pourtant sa célébrité il la doit bien plus à la qualité de ses travaux géographiques qu'à la portée théorique de ses écrits anarchistes. Ce géographe avait acquis une notoriété internationale, les savants de l'époque le tenaient pour l'un des meilleurs, tous le considéraient comme un géographe de grand talent. Et le public ne s'y était pas trompé : ses ouvrages furent publiés à des milliers d'exemplaires, réédités plusieurs fois, traduits en anglais, en russe, en espagnol, en italien. Alors pourquoi ce silence, pourquoi cet oubli ?

Qui était donc Elisée Reclus pour avoir été un géographe si renommé et si vite oublié ? D'où vient ce géographe libertaire ?

Un voyageur par goût, par contrainte et par métier

Originaire du sud-ouest de la France, Elisée Reclus naît à Sainte-Foyla-Grande, petite ville des bords de la Dordogne, le 15 mars 1830.

Il est le troisième enfant de Jacques Reclus, un pasteur calviniste, en fait un véritable mystique, et de Zéline Trigant, issue d'une famille bourgeoise du Bordelais, sans doute peu préparée à élever une famille nombreuse : onze enfants. Elle a dû s'installer comme institutrice pour subvenir aux besoins de la famille, son mari étant plus préoccupé de ses rapports avec Dieu que de problèmes matériels !

En 1831, la famille Reclus s'établit à Orthez, près des Pyrénées. A l'âge de treize ans, Elisée suit son frère et sa soeur aînée à Neuwied en Allemagne, dans un collège religieux dirigé par les Frères Moraves, le pasteur Reclus ayant jugé que seule cette congrégation religieuse était digne de confiance. En quoi il se trompait lourdement, car Elisée Reclus est vite écoeuré par l'hypocrisie de ces religieux, plus soucieux de gagner de l'argent que de former sérieusement leurs élèves.

Ce séjour d'Elisée en Allemagne ne dure qu'un an, mais il représente une coupure totale avec sa famille, peu de courrier, aucun retour en France. Il est contraint d'apprendre l'allemand rapidement. En 1844, il


rentre à Sainte-Foy-la-Grande pour continuer ses études secondaires. Il obtient son baccalauréat en 1848. Après avoir passé un an au séminaire protestant de Montauban, car à l'époque, il envisage encore d'être pasteur, il repart en Allemagne à Neuwied chez les Frères Moraves, mais en tant que moniteur ; en vérité, ses parents étaient trop pauvres pour financer plus longtemps ses études. Au bout de six mois, il s'ennuie tellement qu'il décidé de partir pour Berlin et de s'inscrire à l'Université. Là, il suit plus ou moins fortuitement les cours de géographie de Cari Ritter, l'un des premiers géographes universitaires, très célèbre en Allemagne. En septembre 1851, il rentre à pied à Orthez, en compagnie de son frère Elie qui achevait des études de théologie à Strasbourg. Autant par économie que par plaisir, les deux frères traversent donc la France à pied, couchant la nuit à la belle étoile. Peu de temps après, c'est le coup d'Etat du 2 décembre. Républicains convaincus, les frères Reclus résistent au coup de force du futur empereur et, sans être officiellement bannis, ils doivent se réfugier en Angleterre.

Pour gagner sa vie, Elisée donne quelques cours, il côtoie d'autres exilés français, ceux de 1848 et ceux du coup d'Etat, mais il ne se plaît guère en Angleterre et il est déçu par l'accueil que les Anglais réservent aux réfugiés politiques. A la première occasion, il s'installe en Irlande en tant que régisseur d'une exploitation agricole. Il s'attache à ce pays dont il analyse la tragique situation économique et sociale, quatre ans après la terrible famine de 1847 et toute sa vie, il gardera le même intérêt pour ce pays dont il prévoit les difficultés inéluctables engendrées par l'occupation anglaise.

Puis il quitte l'Irlande pour la Louisiane où il se retrouve précepteur des enfants d'un planteur de canne à sucre pendant deux ans. Il analyse à loisir la société sudiste et, scandalisé par le comportement des hommes d'Eglise qui soutiennent les planteurs contre-les esclaves, il se tourne définitivement vers l'athéisme. Certes, il avait déjà renoncé à être pasteur, mais il était resté croyant.

En 1855, Reclus part pour la Colombie, qu'on appelait à l'époque la Nouvelle-Grenade, où il essaie vainement de s'installer comme planteur de


ELISÉE RECLUS, 1830-1905

café. Après de multiples échecs, malade, sans un sou, endetté, il rentre en France en 1857. Mais il a des carnets de voyages couverts de notes et d'observations personnelles, et dès son retour, il essaie de publier quelques articles à partir de ces écrits. L'intérêt de Reclus pour la géographie s'est confirmé peu à peu, et il a très envie de décrire les paysages si variés où il a voyagé, et rendre compte du monde lui semble en vérité une tâche tout à fait exaltante.

Il prend alors contact avec diverses personnalités savantes et rédige quelques articles. La maison Hachette envisage de publier le récit de ses voyages et lui propose, en attendant, de travailler à la collection des guides Joanne qu'elle publie et à d'autres publications géographiques. Elisée s'installe chez Hachette, comme géographe, en décembre 1858 et commence à circuler le plus souvent à pied, en France et dans les pays voisins, pour écrire ses guides. La publication de quelques articles de géographie physique lui permet aussi d'adhérer à la Société de géographie de Paris, qui était assez active à l'époque et surtout qui possédait la meilleure bibliothèque d'ouvrages de géographie et un très grand nombre de cartes.

En 1869 paraît le premier ouvrage d'Elisée Reclus : La Terre. C'est un véritable traité de géographie physique qui connaît un énorme succès.

Le libertaire

Malgré le peu de temps que lui laissent ses activités géographiques — voyages, publications —, Elisée Reclus essaie d'être un militant actif au sein des milieux socialistes, puis anarchistes. Il s'était intéressé très jeune aux idées socialistes, avait lu Leroux, Owen, Fourrier. A son retour d'Amérique, il est séduit comme son frère aîné Elie par les idées anarchistes qui lui semblent les seules à accorder autant d'importance à l'individu. Son éducation protestante est sans doute à l'origine de sa préoccupation constante des droits de l'individu, et plus encore le protestantisme particulier de son père qui en toutes circonstances ne suivit que sa


conscience: et refusa toujours d'aliéner sa liberté, ne voulant rien ni personne entre lui et Dieu.

Le protestantisme au sein duquel Elisée Reclus a été élevé est en vérité une conduite de vie, une morale qui repose sur l'autonomie totale de l'individu, véritablement responsable de lui-même et qui ne doit rendre compte de ses actes qu'à Dieu. Méfiance donc envers les rites et les organisations qui ne sont que des barrières destinées à contrôler les hommes et les femmes. Ces principes, on le voit, n'ont pu que favoriser la marche de Reclus vers l'anarchisme. Ardent défenseur de tous les opprimés, adversaire déclaré de l'Etat et de toutes les lois autres que naturelles, il milite dans les milieux anarchistes,

En 1864, Reclus fait la connaissance de Bakounine et adhère avec son frère à sa société secrète « La Fraternité internationale », il le suit dans les activités de l'Internationale des travailleurs, où il rencontre des partisans de Marx avec lesquels les anarchistes sont très vite en désaccord. Marxistes et anarchistes s'opposent sur la marche à suivre pour arriver à la libération des travailleurs. Les premiers estiment qu'il ne faut pas négliger la voie légale et accordent un rôle primordial à l'organisation, tandis que les anarchistes sont convaincus qu'il est illusoire d'envisager la révolution par cette voie-là. Marx et Engels par-lent d'ailleurs des frères Reclus en des termes ironiques et méprisants : « Ce que pensent les socialistes parlant français m'amuse tout particulièrement. Ils sont représentés, bien entendu, par la triste figure des frères Reclus. » Ou encore : «Elisée est un compilateur ordinaire et rien d'autre. [...] Politiquement, c'est un cafouilleux et un impuissant. »

Les convictions anarchistes d'Elisée Reclus vont encore se radicaliser lors de la Commune de Paris. Bien sûr, il suit avec passion les débuts du mouvement, avec ses frères Eliè et Paul. Devant l'attitude démissionnaire des Versaillais face aux Prussiens, les frères Reclus rejoignent un bataillon de fédérés. Mais pour Elisée Reclus, la période des combats est de très courte durée, car il est fait prisonnier dès le début d'avril 1871 et il est incarcéré en rade de Brest. Sa réputation de savant lui permet d'avoir des

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ELISÉE RECLUS, 1830-1905

conditions de détention relativement favorables. Il dispose même d'une partie de sa documentation afin de poursuivre son travail.

C'est en prison qu'il négocié avec M. Templier, de la maison Hachette, son contrat pour la rédaction d'une Géographie universelle. En novembre 1871, il est Condamné à la déportation en Nouvelle-Calédonie.

Cette condamnation ne passe pas inaperçue et un groupe de savants étrangers — anglais et américains— obtiennent en février 1872 du gouvernement français la commutation de sa peine en dix années de bannissement. Reclus, menottes aux mains, quitte la France pour la Suisse, où il rejoint son frère aîné qui s'y était déjà réfugié.

L'exil en Suisse et la rédaction de la « Nouvelle Géographie universelle », 1872-1894

Très vite, Reclus reprend contact avec ses amis anarchistes (Bakounine est alors à Zurich). Mais il se remet Surtout à son travail de géographe. Il a signé au cours de l'été 1872 son contrat avec la maison Hachette pour la rédaction d'une Nouvelle Géographie universelle. Il lui faut tenir cet engagement et gagner sa vie. Afin d'être en possession de l'information là plus récente, Reclus n'hésite pas à se rendre dans les pays qu'il doit décrire. 11 voyage donc énormément, s'informe auprès de ses amis géographes ou anarchistes. Quand ceux-ci conjuguent ces deux qualités, c'est l'idéal.

C'est le cas de Kropotkine. Les deux hommes se rencontrent en 1877 et resteront des amis très fidèles. Kropotkine a beaucoup aidé Reclus dans la rédaction du volume de la Géographie universelle consacré à la Russie. Ensemble, ils collaborent aussi à mettre sur pied une nouvelle orientation du mouvement anarchiste, l'anarchisme communiste, qui condamne la propriété privée : « Notre communisme n'est ni celui des phalanstères, ni celui des théoriciens autoritaires allemands. C'est le communisme anarchiste, le communisme sans gouvernement, celui des hommes libres. C'est la synthèse des deux buts poursuivis par l'humanité à travers les âges, la

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liberté économique et la liberté politique » (KROPOTKINE, La Conquête du pain).

Malgré l'intérêt qu'il porte au mouvement anarchiste, Reclus n'a guère de temps à y consacrer. Il écrit pourtant quelques articles, et soutient financièrement des publications anarchistes. L'essentiel de son temps va à la rédaction de la Nouvelle Géographie universelle, ouvrage colossal : 19 gros volumes. Il enseigne aussi à l'université de Neufchâtel où il donne pendant plusieurs années des conférences de géographie sur la Méditerranée. En 1879, la Chambre des députés vote une amnistie partielle qui s'applique aux frères Reclus, mais Elisée refuse de rentrer en France tant que tous les communards ne seront pas amnistiés : bel exemple de rectitude politique.

Toujours pour rédiger sa Géographie universelle, il visite l'Egypte, séjourne plusieurs fois au Maghreb, où l'une de ses filles est installée avec sa famille en Algérie ; en Espagne, au Portugal, où il consulte les archives de la colonisation de l'Amérique du Sud dans le but d'accroître sa documentation.

En 1889, il part aux Etats-Unis. Il retourne en Louisine, mais découvre surtout de nouvelles régions, les Grands Lacs, New York et il travaille aussi beaucoup en bibliothèque.

Bruxelles : le professeur, « L'Homme et la Terre »

Au cours de l'été 1890, Reclus quitte la Suisse et rentre à Paris tout en continuant à voyager énormément. Il ne séjourne que quatre ans à Paris, où d'ailleurs l'institution universitaire ne lui propose aucun poste d'enseignement. Bien sûr, il n'est pas docteur d'Etat, mais sa notoriété exceptionnelle pouvait lui ouvrir les portes du Collège de France. Il n'en est rien : on dut considérer que ce géographe de talent, mais libertaire et quelque peu original, n'avait pas sa place au sein de l'institution 1. Après

1. Rappelons la violence des actions du mouvement anarchiste juste à cette époque : crimes et attentats de Ravachol condamné à mort en 1892, assassinat du Président Carnot en 1894 par l'anarchiste Casiéro, situation qui renforça la méfiance envers Reclus.

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ELISÉE RECLUS^ 1830-1905

la parution du dernier volume de la Nouvelle Géographie universelle en 1894, il est appelé par l'Université libre de Bruxelles.

En vérité, l'arrivée d'un géographe libertaire est contestée et en définitive refusée par de nombreux enseignants. Aussi Elisée, son frère Elie et quelques autres enseignants qui avaient les mêmes idées, fondent la Nouvelle Université de Bruxelles, qui coexiste d'ailleurs pacifiquement pendant vingt ans avec l'Université libre. Les professeurs ne sont pas payés par l'Etat et cette université ne reçoit aucune subvention. Aussi Reclus doit s'arranger pour gagner suffisamment d'argent avec ses publications et ses travaux cartographiques afin d'assurer des revenus à l'équipe enseignante qui travaille avec lui. Il est aussi assez absorbé par la réalisation d'un gigantesque globe en relief, Car Elisée Reclus a toujours été préoccupé par les problèmes que soulève une juste représentation de la terre.

Mais surtout il consacre ses dernières forces à un ouvrage qu'il considère comme la conclusion de son oeuvre, L'Homme et la Terre, 6 tomes. Reclus le définit comme un « ouvrage de géographie sociale » dans lequel il aborde trois thèmes qu'il considère comme fondamentaux : « La lutte des classes, la recherche de l'équilibre et le rôle primordial de l'individu ». C'est une vaste fresque historique des luttes et des progrès de l'humanité depuis la Préhistoire jusqu'au début du XXe siècle. Mais c'est aussi — les deux derniers tomes — Un traité de géographie humaine générale.

Malade depuis quelque temps déjà, il meurt à ThoUrout en Belgique le 4 juillet 1905. Son neveu Paul Reclus, fils d'Elie, se chargera de veiller sur la parution des cinq derniers volumes et lui succède à la tête de l'Institut de géographie de la Nouvelle Université de Bruxelles, qui disparaît en

1914.

Béatrice GIBLIN


Géographicité et géopolitique : Elisée Reclus

Yves Lacoste

Le nom même d'Elisée Reclus, et plus encore l'ensemble de son oeuvre, sont, jusqu'à- ces derniers temps, ignorés de la plupart des géographes français ; son oeuvre n'est jamais citée dans les bibliographies et c'est au point que l'on peut disserter aujourd'hui d'une «géographie sociale » (différente de ce qu'a été la géographie humaine durant des décennies) surtout à coups de références anglo-saxonnes, en « oubliant » (?) que l'idée de géographie sociale a été exprimée en 1905 par Reclus et que c'est le fil directeur des sixatomes de L'Homme et la Terre :

La « lutte des classes», la recherche de l'équilibre et la décision souveraine de l'individu, tels sont les trois ordres de faits que nous révèle l'étude de la Géographie sociale; écrivait Reclus pour terminer sa préface à cet ouvrage. Certes, depuis quelques années, son nom a été cité par les rares géographes qui se soucient — enfin —- de l'histoire de leur discipline, mais c'est assorti de connotations qui le refoulent dans un lointain passé. Ainsi quand André Meynier dans son Histoire de la pensée géographique en France (1969) évoque « l'extraordinaire Reclus », c'est en raison du volume de son oeuvre, mais c'est aussi pour le présenter comme « le meilleur représentant de la géographie descriptive », celle qui (selon Meynier) ne chercherait guère à expliquer et qui aurait été rendue caduque par

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GEOGRAPHICITE ET GEOPOLITIQUE : ELISEE RECLUS

l'oeuvre de Vidal de La Blache, père fondateur de la géographie moderne, du moins en France. En la qualifiant ainsi de «descriptive», on laisse entendre que l'oeuvre de Reclus est tout à fait dépassée, aussi bien du point de vue de la démarche scientifique que du point de vue documentaire, en raison des progrès de la discipline et des changements du monde. Pourquoi s'intéresserait-on alors à l'oeuvre de Reclus ? Citer son nom ne paraît relever que d'un souci de consciencieuse érudition.

Extraordinaire Reclus. En effet : son oeuvre est colossale. Les 19 volumes de sa Nouvelle Géographie universelle, qu'il a écrits seul de 1872 à 1895, représentent 17 873 pages et 4 290 cartes. Il faut y ajouter (sans compter les articles — une centaine — et quelques ouvrages de moindre dimension) les deux tomes de La Terre, description, des phénomènes de la vie du globe, qui fut son premier gros livre, et les six gros volumes de L'Homme et la Terre, près de 4 000 pages !

L'oeuvre de Reclus ne serait-elle que «descriptive» — or elle n'est pas seulement cela — qu'elle mériterait le plus grand intérêt, en raison même de la diversité des facteurs et des problèmes qu'il prend en considération, non pas dans une énumération analytique à prétention encyclopédique, mais dans leurs interactions et en fonction d'une dynamique globale. Dire qu'un géographe prend en Compte non seulement la répartition de la population et les processus de peuplement, mais aussi l'urbanisation, l'agriculture et les formes de propriété, l'industrie et le commerce, l'éducation et la science (ce sont les titres de différents chapitres du tome 6 de L'Homme et la Terre) peut paraître assez banal aujourd'hui, surtout à ceux qui ne se soucient guère de l'évolution épistémologique de l'Ecole géographique française.

Or il faut tenir compte que, durant des décennies, ses maîtres ont présenté le Tableau géographique de la France (1905) de Vidal de La Blache comme le modèle de description et de raisonnement géographiques, alors qu'il n'y est pratiquement pas question des villes ni de l'industrie, pas plus que de l'évolution économique et sociale du pays. Certes, ce Tableau qui laisse décote tant de choses est le premier tome de « L'histoire de France, depuis les origines jusqu'à la révolution » (ce que les géographes ne disent

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guère) dirigée par Ernest Lavisse qui chargea Vidal de dresser le décor d'une France préindustrielle. Pourtant, les villes y. jouaient déjà un rôle important, mais le géographe, alors au service des historiens, n'accorde que 5 pages à Paris sur 386. Il n'en reste pas moins que les disciples de Vidal, qui ont été les maîtres de l'Ecole géographique française, ont imposé ce livre non pas comme un modèle de géographie historique, mais comme un modèle de description géographique complète actuelle, et que durant des décennies les « blancs » de ce Tableau — l'absence des villes et de l'industrie dans les paysages vidaliens — ne les a pas gênés, et encore moins le silence total de cet ouvrage modèle quant aux problèmes économiques, sociaux et politiques. Ce n'était pas de la géographie !

Mais qu'est-ce qui est géographique et qu'est-ce qui ne l'est pas ? Voilà une question essentielle, encore qu'elle soit implicite dans les réflexions de la plupart des géographes. Bien pius, ceux qui sont en position de pouvoir n'hésitent pas à brandir l'argument « ça n'est pas de la géographie ! » pour récuser les propos qui leur déplaisent (d'ailleurs sans trop savoir pourquoi) et sanctionner ceux qui les tiennent. Mais quels sont les critères de la géographicité ? Je propose ce terme, qui à beaucoup paraîtra saugrenu, en parallèle à celui d'historicité dont on fait maintenant un usage courant et même quelque peu abusif. Depuis le XIXe siècle et surtout depuis quelques décennies, les historiens se sont peu à peu rendu compte qu'il était intéressant ou nécessaire de prendre en compte des catégories de phénomènes de plus en plus nombreuses, que leurs prédécesseurs avaient négligées ou écartées, ne les jugeant pas dignes d'être envisagées et de faire partie de l'histoire. En allant de l'histoire des souverains, des batailles et des traités jusqu'à celle du costume et de l'alimentation populaires, en passant par celle des relations salariales et des pratiques matrimoniales, le champ de l'historicité s'est progressivement et considérablement élargi. Il n'en a pas été de même dans la corporation des géographes. Ils sont souvent tentés de penser que tout est géographique, mais il suffit de feuilleter les ouvrages qu'ils jugent exemplaires pour se rendre compte qu'ils laissent de côté, qu'ils ignorent totalement, des phénomènes considérables dont l'ensemble de l'opinion, grâce aux média, mesure l'impor16

l'impor16


GEOGRAFHICITE ET GEOPOLITIQUE : ELISEE RECLUS

tance. Par ailleurs, dans la corporation des géographes, « on fait de la géographie » — comme on dit —, mais il n'est pas bon, semble-t-il, de trop se demander ce que c'est et on n'aime pas beaucoup les questions du genre : « Qu'est-ce qui est géographique et qu'est-ce qui ne l'est pas ? »

Avant les années soixante, Jean Brunhes fut l'un des rares géographes à formuler, en conclusion de son grand ouvrage La Géographie humaine (3e édition, 1920), des «vues récapitulatives sur [...] ce qui est de la géographie et sur ce qui n'en est pas », Mais il ne répondit guère à cette question puisqu'il se borna, après avoir célébré Vidal de La Blache, à résumer les conceptions du Maître, non pas en matière de géographie régionale, mais à propos des genres de vie. C'était, il est vrai, la partie de l'oeuvre de Vidal qui était la plus proche des monographies que Brunhes avait rassemblées dans son livre.

Les articles de Vidal sur les «genres de vie » publiés d'abord dans les Annales de géographie ont été republiés après sa mort, avec d'autres textes, par les soins d'Emmanuel de Martonne (son gendre) dans les Principes de géographie humaine, autre volet du modèle vidalien. Autant le Tableau géographique de la France a été, pour la corporation, le modèle en matière de géographie régionale, autant les Principes sont considérés comme le modèle de géographie humaine générale. Certes, il ne s'agit pas d'un traité (Vidal en eut-il vraiment le projet ?), mais d'un recueil d'articles. Cet ensemble exprime cependant quelles étaient les préoccupations majeures du père fondateur de l'Ecole géographique française, et on peut constater, au niveau général, dans cette représentation du monde, les mêmes « blancs », les mêmes silences que ceux du Tableau géographique de la France. C'est ainsi que Vidal traite des «moyens de nourriture» (p. 133-143) et des régimes alimentaires sans souffler mot des famines qui sévissaient alors aux Indes ou en Chine et que les journaux de l'époque ne taisaient pas, en les imputant aux calamités « naturelles ». Pour Vidal, la famine qui se produit à tel endroit, même causée, dans une certaine mesure, par le retard de la mousson, n'est pas un phénomène géographique !

Dans ses Principes, Vidal consacre cinq pages à « la ville », soit beau17

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coup moins qu'aux Esquimaux ; pas une ligne à l'industrie; et lorsqu'il traite longuement de « la circulation » c'est surtout de celle du passé ou des traînaux des Esquimaux qu'il s'agit. Il consacre toutefois vingt pages aux chemins de fer. Le concept vidalien majeur, en matière de géographie humaine générale, c'est celui de « genre de vie ». Il s'applique, en vérité, à de très petits groupes qui vivent en autosubsistance, en tirant parti des ressources du milieu où ils se trouvent par une combinaison de techniques qui lui sont adaptées. Mais cette idée de genre de vie est appliquée à des populations beaucoup plus nombreuses qui ne vivent plus guère (ou plus du tout) en autosubsistance, mais qui sont décrites comme si elles y étaient encore, sans contact avec l'économie moderne, ce qui permet de ne pas faire allusion au système colonial et à ses conséquences. Dans les Principes, Vidal s'est posé le problème de « l'évolution des civilisations » (p. 199-214) et de leurs « inégalités », mais avec de tels présupposés que ses propos frôlent le racisme. «Nous voyons dans la moitié environ de la terre des sociétés, qui .n'ont rien appris-depuis des milliers d'années fixées comme à un cran d'arrêt sur une somme de progrès qui, une fois atteints, n'ont pas été dépassés. [...] Elles n'ont pas été plus loin » (p. 211). Pas un mot de la colonisation et des bouleversements qu'elle a entraînés. Ce n'est pas de la géographie ! Cette conception fixiste et isolationniste qui sous-tend la description des « genres de vie » a été développée, jusqu'à aujourd'hui par Pierre Gourou, maître de la géographie « tropicale », et c'est elle qui oriente encore, à de rares exceptions près 1, la plupart des recherches menées par les géographes français en Afrique et en Asie, pour qui les problèmes de l'impérialisme et du sous-développement n'ont rien à voir avec la géographie.

Il faut rappeler tout cela pour saisir l'originalité et la portée de l'oeuvre de Reclus. Lorsque, vers les années cinquante, se sont enfin développées en France les études de géographie urbaine et de géographie industrielle,

1. Une des plus notables, mais pourtant injustement méconnue, est la thèse de Jean Cabot sur Le Bassin du moyen Logone (1965) ; le titre de cet ouvrage laisse penser à une analyse de géographie physique, alors qu'il s'agit surtout d'une étude de géographite humaine globale, et notamment des bouleversements provoqués par le développement autoritaire de la culture du coton dans le sud du Tchad.

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à l'instigation de Pierre George notamment, nombre des maîtres de la corporation les ont d'abord considérées, avec réticence, comme des innovations discutables, et même d'influence marxiste. Puis, lorsqu'elles ont été acceptées — comment d'ailleurs aurait-on pu faire autrement ? —, la référence au modèle « vidalien» 2, celui du Tableau, qui avait pourtant si longtemps écarté ce genre de recherches, n'en fut pas pour autant abandonnée. Simplement, ses zélateurs affirmèrent qu'avec Vidal la géographie n'en était encore qu'à ses débuts, qu'elle n'avait pas pu prendre, alors, en considération tous ces problèmes, mais qu'elle s'était développée et enrichie par la suite. Or l'oeuvre de Reclus infirme radicalement cette idée du développement progressif d'une géographie qui aurait encore été à ses débuts, au début du XXe siècle, ce qui aurait alors limité ses conceptions de la géographicité.

En effet, les silences de Vidal de La Blache, les problèmes dont il ne souffle mot dans les Principes, les phénomènes qu'il gomme dans ses descriptions du Tableau correspondent justement à ceux dont Reclus souligne le plus l'importance : les phénomènes urbains, le développement des industries, le rôle des structures économiques, sociales et politiques, la colonisation, les formes de domination...

Reclus : une géographie globale et une vaste conception de la géographicité

Cependant, il ne faudrait pas réduire l'oeuvre de Reclus à une géographie sociale, ou à des considérations historiennes et sociologiques qui seraient le prolongement de ses préoccupations politiques. Reclus est un géographe

2, Si je mets entre guillemets l'adjectif vidalien, c'est pour souligner qu'à mon avis la corporation ne révère pas, comme on le croit, l'ensemble des idées de Vidal de La Blache, mais seulement ce que certains maîtres ont jugé cligne d'être retenu. En vérité, ils ont délibérément laissé de côté des aspects de l'oeuvre de Vidal que j'estime essentiels, et surtout son dernier ouvrage La France de l'Est (1917), qui est une analyse de géopolitique et presque l'antithèse de ce que la corporation des géographes universitaires considère comme le modèle vidalien. Voir mon article «A bas Vidal? Viva Vidal ! » dans Hérodote n° XVI, octobre-novembre 1979.

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complet. La Terre, description des phénomènes de la vie du globe (1883) est un des premiers traités de géographie physique, et il ne sera rendu caduc que par celui d'Emmanuel de Marronne (1909). D'ailleurs, ce dernier lui rendit hommage. Reclus est particulièrement soucieux de ce que l'on appellera par la suite « l'unité de la géographie », c'est-à-dire l'étude des interactions entre les phénomènes physiques et les phénomènes humains. Dans L'Homme et la Terre 3, il est frappant de constater l'importance que Reclus accorde, sur le plan théorique, au « milieu, combinaison dynamique de très nombreux facteurs » (t. I, p. 110), et il prend position contre les discours « déterministes » fort répandus et puissants à son époque, en critiquant la façon dont ils privilégient un seul facteur naturel parmi beaucoup d'autres pour expliquer les caractéristiques d'un groupe social.

C'est par un effort d'abstraction pure que l'on s'ingénie à présenter ce trait particulier du milieu comme s'il existait distinctement, et que l'on cherche à l'isoler de tous les autres pour en étudier l'influence essentielle. [...] Le milieu est toujours infiniment complexe (t. I, p. 108).

Reclus montre que la « signification » pour les hommes d'un même phénomène naturel peut être très différente.

Au milieu-espace, caractérisé par les mille phénomènes extérieurs, il faut ajouter le milieu-temps avec ses transformations incessantes, ses répercussions sans fin. [...] Mais toutes ces forces varient de lieu en lieu et d'âge en âge : c'est donc en vain que les géographes ont essayé de classer, dans un ordre définitif, la série des éléments du milieu qui influent sur le développement d'un peuple ;_ les phénomènes multiples, entrecroisés de là vie ne se laissent pas numéroter dans un ordre méthodique. [...] Il faut aussi apprécier dans quelle mesure les milieux ont eux-mêmes évolué, par le fait de la transformation générale [de la société] et modifié leur action en conséquence. [...] Il est aussi des traits de la nature qui, sans avoir changé en rien, n'en exercent pas moins une action tout autre par l'effet

3. C'est à cet ouvrage que j'emprunte l'essentiel des citations de Reclus que je fais dans cet article ; je n'indique donc que le numéro du tome et celui de la page. L'Homme et la Terre a été en effet conçu par Reclus comme la conclusion de son oeuvre.

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de l'histoire générale qui modifie la valeur relative de toute chose. [...] Le développement même des nations implique cette transformation du milieu : le temps modifie incessamment l'espace (t. I, p. 112-114).

En raison de ses idées libertaires, comme l'a montré Béatrice Giblin 4, Reclus accorde une place considérable à la nature et à ses lois, les seules qu'il reconnaisse comme légitimes. Il fait même preuve de préoccupations qui aujourd'hui sont celles des « écologistes », en soulignant, par exemple, les conséquences des « destructions imbéciles» de forêts.

Les adaptations diverses des peuples, toujours compliquées de luttes et de combats, ne doivent pourtant pas être considérées comme le résultat d'une guerre contre la nature ou contre d'autres hommes. Presque toujours en parfaite ignorance du vrai sens de la vie, nous parlons volontiers du progrès comme étant dû à la conquête violente. [...] En langage ordinaire, on emploie les mots de « lutte », de « victoire » et de « triomphe » comme s'il était possible d'utiliser une autre voie que celle de la nature pour arriver à modifier les formes extérieures; il faut savoir s'accommoder à ses phénomènes, s'aller intimement à ses énergies (t. I, p. 112).

Cependant, dans les domaines de la géographie physique, les notations de Reclus sont évidemment depuis longtemps dépassées en raison des progrès de diverses sciences. En revanche, ses idées en géographie « humaine » sont loin de l'être. Cinq ou six décennies après la publication de L'Homme et la Terre, des géographes en sont arrivés sans le savoir là où Reclus était déjà parvenu. Ses analyses des phénomènes urbains, en particulier, sont remarquables ; il y traite aussi bien des effets de la spéculation foncière, des taudis, il conçoit la ville comme un organisme qui fonctionne sur lui-même, mais aussi dans ses rapports avec les autres villes, et il montre l'existence des zones d'influence urbaine et des réseaux urbains, le tout appuyé par des cartes précises : carte des slums de Manchester par exemple (t. V, p. 373), cartes des isochrones (t. VI, p. 357), cartes encore pour dégager des structures régulières de répartition de l'habitat rural dans certaines régions, et celles des réseaux urbains.

4. «Géographie et Anarchie : Elisée Reclus », Hérodote. n° 2, 1976.

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Les géographes qui aujourd'hui raisonnent en termes de modèles mathématiques devraient bien citer Reclus parmi les précurseurs de cette démarche.

Si la terre était complètement uniforme dans son relief, dans la qualité de son sol et les conditions du climat, les villes occuperaient une position géométrique pour ainsi dire : l'attraction mutuelle, l'instinct de société, la facilité des échanges les auraient fait naître à des distances égales les unes des autres. Etant donné une région plane, sans obstacles naturels [...] et non divisée en Etats politiques distincts, la plus grande cité se fût élevée directement au centre du pays; les villes secondaires se seraient réparties à des intervalles égaux sur le pourtour, espacés rythmiquement, et chacune d'elles aurait son système planétaire de villes inférieures, ayant leur cortège de villages. [...] En nombre de contrées peuplées depuis longtemps [...] on retrouve, dans le désordre apparent des villes, un ordre de répartition. [...] En France même, on peut constater l'étonnante régularité avec laquelle se distribuèrent les agglomérations urbaines avant que les exploitations minières et industrielles vinssent troubler l'équilibre (t. V, p. 341342).

On admire habituellement la place que Vidal de La Blache accorde aux phénomènes historiques dans ses descriptions géographiques. Là encore, c'est oublier Reclus. Pour lui, la géographie n'est autre chose que l'histoire dans l'espace, de même que l'histoire est la géographie dans le temps.

. Cette phrase figure en exergue au début de chacun des six tomes de L'Homme et la Terre. Etonnant ouvrage et sans doute le plus méconnu des oeuvres de Reclus, son dernier livre 5 aussi, la somme de ses idées, combinant raisonnement historien et géographique. C'est ce que l'on appellerait aujourd'hui de la «géo-histoire». Le plan de l'oeuvre suit une démarche historienne privilégiant les « temps longs » (les deux premiers tomes sont consacrés à l'histoire ancienne, les tomes III et IV au Moyen

5. Publié par fascicules pour l'essentiel après sa mort, ce qui explique que les cartes y soient moins nombreuses que dans les précédents ; il en avait prévu 700 à 800, mais elles ne furent pas toutes réalisées.

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Age et aux temps modernes). Reclus montre le rôle des conditions géographiques dans les évolutions et les grands événements historiques, en faisant de constants rapprochements entre les stratégies politiques et militaires du passé qui ont été menées dans telle configuration géographique et celles qui étaient en cours aux mêmes endroits au moment où il écrivait. Le tome V et surtout le tome VI forment en fait un véritable traité de géographie générale. Reclus y examine successivement les formes de répartition de la population, les processus de peuplement, l'urbanisation, l'agriculture et les formes de propriété foncière, l'industrie et le commerce, l'éducation et la science (le tout appuyé sur de nombreuses cartes). Il envisage tout cela non seulement en synchronie, mais surtout en diachronie, c'est-à-dire dans les cadres des bouleversements qui constituent la «révolution industrielle », les expansions coloniales et le développement du commerce international.

En effet, à la différence de Vidal de La Blache, pour qui, du moins dans le Tableau, la référence à l'histoire est la prise en considération de certains facteurs qui ont joué dans un passé relativement ancien, antérieur de toutes façons à la révolution industrielle, pour Reclus, l'histoire est beaucoup plus globale, histoire économique et sociale, et surtout, pour lui, c'est non seulement le passé lointain, mais aussi le passé tout récent et ce qui est en train de se passer. La géographie n'est pas chose immuable, elle se fait, se refait tous les jours ; à chaque instant, elle se modifie par l'action de l'homme (t. V, p. 335). Reclus montre que tout est en transformation, en raison d'un gigantesque phénomène, provoqué par le développement de l'industrie moderne et de la science. Ce processus est en fait pour Reclus fondamentalement contradictoire, dirons-nous. Bien qu'il n'emploie pas le terme de contradiction 6, l'idée est là, constante, fondamentale, et il y

6. Il faut souligner à ce propos la prudence de Reclus à l'égard du vocabulaire marxiste qu'il connaissait bien, comme à l'égard des thèses de Karl Marx. Il s'y réfère bien entendu, mais il considère que, si un aspect de l'histoire contemporaine donne raison au théoricien du socialisme, d'autres évolutions, à peine sensibles à son époque, démentent en partie son argumentation. En particulier, Reclus souligne que, contrairement à ce que prévoyait Marx, la petite industrie n'est pas morte, pas plus que le petit commerce, et que les classes moyennes, dont Marx prévoyait la disparition, n'ont pas disparu; tout au

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revient sans cesse pour opposer ce qu'il appelle les « progrès » et les « régrès ».

Comme en tout autre phénomène historique, les conséquences de l'évolution [de l'industrie moderne] se font doublement sentir, en progrès et en régrès {t. VI, p. 324). Il y a eu progrès par l'introduction de plus en plus générale et complète du machinisme, mais les travailleurs ont vu leurs conditions d'existence se dégrader et ils ne sont plus en mesure de penser ce qu'ils font.

Le fait général est que toute modification, si importante qu'elle soit, s'accomplît par adjonction au progrès de régrès correspondants (t. VI, p. 531).

La conscience de cette évolution dialectique, pourrait-on dire, le conduit souvent à constamment s'interroger sur la notion de progrès. C'est sur cette réflexion que s'achève d'ailleurs L'Homme et la Terre, et c'est une des raisons pour lesquelles il paraît aujourd'hui utile d'évoquer l'oeuvre de Reclus, notamment dans l'analyse des problèmes du tiers monde. En effet, ce problème du progrès et des régrès, Reclus le pose non seulement dans le cadre d'un même Etat ou d'une même région, en se référant aux rapports des classes, mais aussi au plan mondial, car, dit-il, il faut tenir compte de « Tinter-évolution » de tous les peuples.

Aujourd'hui, tous les peuples entrent dans la danse... Il n'y a plus de question de progrès que pour la terre entière (t. I, p. 37). La prospérité des uns amène la déchéance des autres. Là est le côté très douloureux

contraire, elles n'ont fait que croître et prospérer. En attendant l'élaboration d'une théorie qui tienne compte de ces faits, il faut affirmer que les phénomènes sont: plus complexes qu'on avait pu le croire en 1840 et même en 1870. Le socialisme ne représente plus la lutte comme uniquement engagée autour d'avantages matériels, car [...] on peut se demander si les individus ayant intérêt pécuniaire au maintien de la société traditionnelle [...] ne forment pas la majorité. C'est la solution d'autres problèmes ardemment discutés, c'est la poursuite d'un idéal, c'est l'évolution morale qui fera pencher la balance vers le. mondé' des travailleurs (t. VI, p. 336).

La géographie de Reclus est, dirons-nous aujourd'hui, marxienne, mais, poliitquement, il tient à marquer ses distances à l'égard des théories marxistes. Pour lui, libertaire, se posent non seulement le problème des « luttes de classes » (il met cette formule entre guillemets pour désigner cet emprunt à Marx), mais aussi le problème de l'Etat et de ses rapports avec l'individu.

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de notre demi-civilisation, si vantée, demi-civilisation puisqu'elle ne profite pas à tous. La moyenne des hommes, fût-elle de nos jours non seulement plus active, plus vivante, mais aussi plus heureuse qu'elle l'était autrefois, lorsque l'humanité, divisée en d'innombrables peuplades, n'avait pas encore pris conscience d'elle-même dans son ensemble, il n'en est pas moins vrai que l'écart moral entre le genre de vie des privilégiés et celui des parias s'est agrandi. Le malheureux est devenu plus malheureux : à sa misère s'ajoutent l'envie et la haine aggravant les souffrances physiques et les abstinences forcées'(t. VI,p. 533).

Alors que Vidal de La Blache ne dit mot des famines, Reclus leur consacre de nombreux passages aussi bien dans sa réflexion générale que dans l'étude précise qu'il fait des Etats, dans la Nouvelle Géographie universelle. C'est ainsi par exemple qu'il publie la carte d'une famine en Orissa en 1877. Chaque fois qu'il est en mesure de le faire (car ce n'est pas facile d'établir la représentation cartographique de certains événements), Reclus souligne l'importance qu'il accorde à un phénomène, en le soulignant par la présentation d'une carte.

Il ne se passe guère d'années sans que le mot « famine » ou du moins celui de «..disette» soit prononcé en quelques points du monde (t. VI,

p. 297).

Les famines fréquentes aux Indes sont dues moins au manque éventuel de pluies qu'à la dépendance absolue du malheureux ryot. [...] Le riz qui pourrait servir à sa nourriture est ensaché par lui-même et empilé dans les trains de marchandises pour les brasseries de bière et les meuniers d'Europe; on spécule même sur sa misère pour diminuer chaque année son maigre salaire (t. VI» P- 305-306).

Alors que Vidal de La Blache, et encore aujourd'hui nombre de ses successeurs, décrivent le «genre de vie » de divers groupes comme s'ils étaient des isolats, ou tout au moins comme s'ils vivaient encore en autosubsistance, Reclus, tout en accordant un grand intérêt à leur description ethnographique, dans les différents volumes de la Nouvelle Géographie universelle, souligne les liens, même les moins visibles, qui les relient au processus général qui se développe au niveau mondial. A propos du

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Maroc, par exemple, lorsqu'il décrit la carte des régions «maghzen», contrôlées par le sultan, et celles du «Bled es Siba », région de «dissidence », c'est pour souligner que ces dernières «dépendent également de l'Europe » (t. V, p. 275 et 428), puisque arrivent jusque-là les objets de fabrication industrielle.

Ce trafic infime [celui du petit boutiquier] est à l'extrémité d'une chaîne dont l'autre bout est occupé par le commerce mondial : d'un côté, des fils presque invisibles aboutissant aux plus humbles des êtres humains; de l'autre, d'immenses et puissants réseaux embrassant dès peuples entiers. Entre ces deux extrêmes se présentent toutes les formes intermédiaires en un chaos apparent pour lequel on ne retrouve pas sans peine l'ordre qui commence à se dessiner au-dessous (t. VI, p. 384).

Parmi ces changements qui affectent le monde entier et qui sont imposés par le développement et l'accélération des échanges, Reclus accorde une grande importance aux transformations sanitaires', bien qu'elles n'aient pas encore" l'importance qu'elles prendront par la suite ries remarques de Reclus n'en sont que plus avisées :

Encore plus riche de résultats sera la révolution de l'hygiène qui s'opère maintenant dans tous les Etats policés du monde et même en certaines contrées barbares notamment [...] sur les grandes routes où l'on arrête les contagions mondiales telles que le choléra, la fièvre'jaune et la peste. Lés changements sont de tout premier ordre parce qu'ils s'appliquent directement à l'ensemble de l'humanité comme si elle constituait un immense individu. Le grand souci de l'hygiène universelle se fait maintenant en dépit des frontières, des séparations officielles entre les hommes Au point de vue de la répression des épidémies, la science ne distingue point l'indigène de l'étranger. [...] Mais la grande source des maladies, on le sait, est de celles que l'on veut tenir ouvertes -.c'est l'inégalité Sociale (t. V, p. 469471).

469471).

Cependant, tous ces changements ne signifient pas, pour Reclus, l'uniformisation du monde. En effet :

7. Là encore, au moyen de nombreuses cartes ; cf. par exemple la carte de la mouche tsé-tsé, t. VI, p., 245.

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La société actuelle, dans ses mouvements rapides de transformation, présente encore toutes les survivances des anciennes formes d'industrie et de commerce. Toutes les pratiques séculaires de production, de mise en oeuvre des ressources et d'échanges subsistent encore çà et là (t. VI, p. 382).

Ainsi, la gamme des phénomènes que Reclus prend en compte, qu'il considère explicitement comme géographiques et qu'il s'applique à représenter cartographiquement, est-elle beaucoup plus large que ceux que Vidal envisage dans le Tableau comme, dans les Principes. Autant le champ de la géographicité est large pour Reclus, autant est restreinte celle du modèle «vidalien». C'est pourtant ce dernier que les géographes ont reproduit pendant la première moitié du XXe siècle, et ils continuent encore, pour la plupart, de s'en inspirer aujourd'hui pour la description de la plus grande partie du tiers monde.

On pourrait penser que l'oubli ou le refus de l'oeuvre de Reclus a certes entraîné un retard de plusieurs décennies dans le développement de la géographie humaine, mais qu'aujourd'hui le champ de géographicité auquel se réfèrent les géographes s'est considérablement élargi depuis les années cinquante et qu'il est aussi vaste que celui de Reclus. En vérité, ce serait beaucoup réduire l'oeuvre de Reclus et l'amputer d'une de ses parties essentielles, parce que la plupart des géographes d'aujourd'hui ne Veulent pas prendre les problèmes géopolitiques en considération.

Reclus et les problèmes géopolitiques

Le théâtre s'élargit puisqu'il embrasse maintenant l'ensemble des terres et des mers, mais les forces qui étaient en lutte dans chaque Etat particulier sont également celles qui se combattent par toute là terre. En chaque pays, le capital cherche à maîtriser les travailleurs ; de même sur le grand marché du monde, le capital, accru démesurément, insoucieux de toutes les anciennes frontières, tente de faire oeuvrer à son profit la masse des producteurs et à s'assurer tous les consommateurs du globe, sauvages et barbares aussi bien que civilisés (t. V,p. 287).

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C'est ce que les marxistes ont appelé par la suite le problème de l'Impérialisme. Il a fait l'objet, depuis le début du XXe siècle, d'analyses et de théories évidemment beaucoup plus approfondies que celles de Reclus. Mais, lorsque ce dernier décrit avec tant de soin l'expansion de cet impérialisme (il n'emploie d'ailleurs pas ce terme), ces théories n'existent pas encore, puisque Marx a surtout analysé le développement du capitalisme dans un seul Etat, l'Angleterre, et n'a guère évoqué les problèmes de son expansion au plan mondial. Il faudra attendre les analyses de Hobson (1902), d'Hilferding (1910), de Boukharine (1915), de Lénine (1916) et de Rosa Luxemburg (1913) pour que 1'« Impérialisme » fasse l'objet de théories. Les idées de Reclus, qui leur sont antérieures, ne sont donc pas sans intérêt, bien qu'il se soit surtout soucié des manifestations du phénomène plutôt que de ses causes économiques structurelles.

Mais il est un domaine où les conceptions de Reclus n'ont pas été dépassées par ces réflexions théoriques. C'est dans l'analyse géopolitique qu'il fait des rivalités impérialistes, de leurs méthodes de conquête et de contrôle des territoires. En envisageant l'Impérialisme comme un « stade » dans le développement du capitalisme (le stade monopoliste, « stade suprême » —Lénine, 1916), ou comme procès économique fondamental (la reproduction élargie des rapports de production capitalistes à l'échelle mondiale permettant de freiner la baisse tendancielle du taux de profit), ces théories, pour utiles qu'elles puissent être, ont négligé la dimension politique et militaire de l'Impérialisme. En effet, l'exportation de capitaux peut s'opérer selon des modalités politiques très différentes selon les pays (selon qu'il s'agit des colonies, des Etats européens ou des Etats-Unis où les investissements anglais étaient considérables avant 1914). L'« Impérialisme », c'est aussi la lutte entre des impérialismes rivaux, et à cette époque c'en est d'ailleurs la manifestation principale. Cette rivalité se traduit principalement par leur expansion territoriale, soir par influence financière et politique, soit surtout par conquête militaire. En analysant le déroulement de ces luttes, dans leur dimension gécegraphique et nécessairement historique, l'oeuvre d'Elisée Reclus est une contribution majeure à la compréhension du monde. Mais, pour

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Reclus, il ne suffit pas de montrer comment se fait la conquête sur le terrain, l'occupation de telle et telle position stratégique, il faut aussi montrer comment se fait le contrôle des territoires conquis. Les masses de population qui s'y trouvent sont parfois si considérables que les forces qui les dominent peuvent paraître dérisoires. Comment s'y prennent-elles pour maintenir leur ordre ?

Il est assez rare que Reclus oppose, comme dans la précédente citation, le «capital» et les « travailleurs » de cette façon schématique et manichéenne (la citation correspond à une présentation d'ensemble du problème). Bien au contraire, l'essentiel de ses analyses vise à faire prendre conscience de la complexité des situations concrètes et de leurs contradictions.

Un des problèmes sur lequel Reclus revient constamment, car c'est en vérité un phénomène général, c'est celui des rivalités qui opposent entre eux les peuples dominés.

Il n'est pas de fléau comparable à celui d'une nation opprimée qui fait retomber l'oppression comme par une fureur de vengeance sur les peuples qu'elle asservit à son tour. La tyrannie et l'écrasement s'étagent, se hiérarchisent (t. L p. 271). Reclus multiplie les exemples, les analyse sans complaisance : les Irlandais sont, certes, opprimés par les classes dirigeantes anglaises, mais ce sont eux aussi qui leur conquièrent un empire, eux aussi qui s'y chargent des tâches les plus rudes et du maintien de Tordre. Reclus montre aussi la domination des hindouistes sur les musulmans dans certaines parties de l'Inde et la réciproque dans d'autres régions du pays ; l'oppression de différentes populations africaines, les unes par les autres, en Afrique du Sud ; les dominations «en cascade » dans les Balkans, dans l'Empire russe, au Moyen-Orient. Reclus note même — quelle clairvoyance pour l'époque ! —que le mouvement sioniste ne manquera pas d'y créer de nouvelles difficultés, mais qu'il ne peut que se gonfler compte tenu de la multiplication des pogroms en Russie, et Reclus de présenter et de commenter la carte des pogroms survenus dans les dernières années (t. V, p. 469). De même, il montre, cartes à l'appui, le caractère géopolitique de ces conflits entre toutes ces populations domi29

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nées, l'enchevêtrement des territoires que chacune considère comme sien, à la suite de ses notables, leur volonté de contrôler tel passage, telle vallée, etc.

A plus forte raison Reclus analyse-t-il les contradictions entre les grandes puissances dont l'expansionnisme territorial contribue à ce qu'il est maintenant convenu d'appeler 1'« impérialisme ». Avec une sagacité qu'on peut lui reconnaître aujourd'hui, Reclus évalue avec justesse leur inégal dynamisme économique. Après avoir décrit ce qu'il appelle «l'Angleterre et son cortège» et analysé le discours impérial d'un Cecil Rhodes, Reclus montre les causes du retard industriel que la GrandeBretagne commence à prendre et pourquoi elle s'est déjà laissée « enliser par la routine» et «devancer par ses rivales en génie inventif, en application savante des procédés industriels », au point qu'elle est « désormais obligée de se cramponner à sa flotte de guerre ». Reclus souligne évidemment l'essor des capitalismes militaristes allemand et japonais. Mais pour lui, c'est entre les Etats-Unis et la Russie que se jouera, dans l'avenir, le sort du monde. Dans « l'Anglp-Saxonie transatlantique » (t. V, p. 378), le rôle de l'Angleterre ne peut plus être que «provincial» (t. VI, p. 3). Désormais, par la force des choses, aussi bien que par la conscience orgueilleuse de leur rôle parmi les nations, les Etats-Unis en sont arrivés à disposer dans tout le monde occidental d'une réelle préséance. Ils constituent une république patronne d'autres républiques formant pour ainsi dire le contraste, dans l'ordonnancement général du monde, avec l'Empire russe, le plus puissant de tous par l'étendue territoriale (t. V, p. 219). Pour son développement industriel, la Russie a pris pour ainsi dire les sentiers de traverse; (t. V, p. 334). Les Etais-Unis [... sont...] les rivaux de la Russie dans la prétention d'être la première parmi les grandes puissances du monde moderne (t. V, p. 230). Entre toutes ces puissances se produisent ce que Reclus appelle « des déplacements industriels » en raison de l'inégalité des rythmes de leur croissance.

Rivalités économiques bien sûr, mais aussi militaires : On trouve à la guerre double avantage, celui d'avoir à civiliser des barbares — c'est-à-dire à leur créer des besoins qui se paieront très cher et à fournir l'armée de

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ces munitions sans fin qui font maintenant de chaque conflit la plus fructueuse des opérations commerciales (t. VI, p. 333).

L'importance que Reclus accorde à l'expansionnisme politique et financier et aux opérations militaires se traduit par le nombre des cartes dont il fait l'analyse ; par exemple, carte du pangermanisme et des territoires qu'il revendique (t. V, p. 321), carte des monarchies au Soudan (t. VI, p. 207) et celle de la rivalité des missions religieuses en Afrique occidentale (t. VI, p. 395), carte de l'expansion de l'Islam (t. VI, p. 407), carte de la guerre des Boers (t. VI, p. 7), carte des pénétrations russe et anglaise en Perse (t. V, p. 495), etc. Et Reclus montre comment des raisonnements géographiques ont déterminé ces opérations.

La conception de la géographie qu'a Reclus fait une très large place aux conditions écologiques dans lesquelles vivent et travaillent les hommes, mais plus encore aux rapports de forces entre ceux qui contrôlent les territoires et lés hommes qui s'y trouvent. Reclus accorde la plus grande importance à l'étude des mouvements d'une part géopolitiques et d'autre part géostratégiqués. L'analyse des premiers explique le découpage en grandes tranches historiques de L'Homme et la Terre, et, par ailleurs, la prise en considération de tranches de temps moins longues pour saisir des déplacements et des rapports de forces sur le terrain dont les caractéristiques géographiques sont souvent envisagées d'un point de vue militaire. Le nombre de cartes représentant des mouvements politiques et des opérations militaires est considérable dans l'oeuvre de Reclus. Et il distingue implicitement, mais nettement, un niveau d'analyse géopolitique : temps longs-grands espaces pour saisir les rapports de forces entre les grands empires et un niveau géostratégique = temps plus courts-configuration de certaines parties de territoire où les grandes forces lancent offensives et contre-offensives. Son étude de l'Asie centrale et de la Perse, « un corps que se disputent deux carnassiers » (t. V, p. 470-500), est à cet égard exemplaire 8.

8. Hérodote, dans le n° 18, «Points chauds s, avril-juin 1980, a donné d'importants extraits du tome IX de la Nouvelle Géographie universelle, 1884, pour montrer l'actualité et la pertinence des analyses par Reclus des « problèmes de l'Asie antérieure ».

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Ce géographe libertaire analyse de façon détaillée les dispositifs spatiaux des appareils d'Etat : il montre l'importance politique des découpages administratifs et le pourquoi de leur modification. A maintes occasions, dans la Nouvelle Géographie universelle, il détaille l'organisation géographique du dispositif militaire qui permet de tenir d'immenses territoires coloniaux. Reclus analyse de façon très détaillée le dispositif stratégique qui permet de faire rapidement intervenir les 50 000 soldats anglais et les 100 000 soldats indigènes (recrutés dans des régions bien précises) à partir de certaines bases pour contrôler 300 millions d'Indiens (N.G.U., t. Vin, p. 704-706).

Toutes ces luttes économiques, sociales, politiques et militaires dont Reclus fait l'analyse au tout début du XXe siècle, ce sont celles dont il faut tenir compte aujourd'hui, si l'on veut comprendre quelque chose au tiers monde dès lors que l'on n'envisage pas seulement ses problèmes de façon économiciste. Et c'est pourquoi nous accordons une telle importance à l'oeuvre d'Elisée Reclus ; sans qu'il y air besoin de solliciter les textes, sa modernité apparaît éclatante dès lors que l'on prend la peine de les lire, à plus forte raison quand on a le souci de problèmes géopolitiques tels qu'ils se posent aujourd'hui.

Par problèmes géopolitiques, j'entends non seulement la rivalité des superpuissances au niveau planétaire et le déploiement à la surface du globe de leurs dispositifs politiques et militaires, mais aussi les problèmes de plus en plus aigus qui résultent aujourd'hui de la partition d'un grand nombre de peuples ou d'ethnies par des frontières d'Etat. Par ailleurs, les questions dites d'aménagement du territoire ou de régionalisation sont ni plus ni moins des problèmes géopolitiques, puisqu'elles relèvent des décisions politiques de ceux qui dirigent l'Etat et qu'il s'agit de modifier son dispositif spatial. Aujourd'hui, les grandes opérations de développement posent aussi des problèmes géopolitiques, tout comme les grosses implantations industrielles.

Les analyses géopolitiques tiennent une place si grande dans l'oeuvre d'Elisée Reclus —dans L'Homme et la Terre comme dans la plupart des volumes de la Nouvelle Géographie universelle — qu'elles auraient mérité

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de connaître une notoriété aussi grande que celles de Politische Géographie (1897) de Friedrich Ratzel, son contemporain (1844-1904).

Il importe de constater que Reclus ne parle pas de « géopolitique » ; ces analyses font partie de sa démarche même de géographe et, à ses yeux, elles ne constituent pas une «science» particulière, comme le prétendront ensuite les continuateurs de Ratzel. Les raisonnements de Recluss 9 ont sur ceux de Ratzel l'incontestable supériorité scientifique et politique de faire une grande place aux contradictions de classe à l'intérieur de chaque formation politique, alors que les conceptions du géographe allemand n'en tiennent aucun compte afin de pouvoir raisonner en termes d'entités quasi métaphysiques : les peuples. Identifiés aux Etats qui les dirigent, ils seraient chacun prétendument animés d'inégales aptitudes morales à dominer l'espace.

C'est donc une distinction mythologique et combien commode que fait Ratzel entre, d'une part, des peuples conquérants, aptes à occuper de grands espaces, à qui donc normalement devrait revenir un vaste Lebensraum et, d'autre part, des peuples qui n'ont pas cet esprit de conquête, territoriale et qui seraient de ce fait voués à être dominés ; en vertu des « lois » de la sélection naturelle, ces derniers occuperaient même indûment les espaces où ils se trouvent encore,

Ces théories du pangermanisme et plus encore l'utilisation qu'en fit la propagande national-socialiste après la Première Guerre mondiale ne pouvaient qu'inquiéter les géographes français. Ces arguties racistes, cette célébration de l'Etat fort, auquel le peuple fort ne peut que s'identifier, sont évidemment diamétralement opposées aux idées d'Elisée Reclus. Mais personne après la publication de L'Homme et la Terre (1905-1908) n'y fit allusion, dans les diverses critiques qui furent faites des thèses de Ratzel, et la géopolitique fut proscrite, comme si la méthode de Ratzel était la

9. A noter que Reclus connaît bien la géographie allemande : il fut dans sa jeunesse l'élève de Karl Ritter, un des premiers grands géographes universitaires (cf. l'article de Michel Korinman). Reclus a pour Humboldt, auquel il se réfère souvent, une grande admiration ; il connaît les premiers ouvrages de Ratzel, auxquels il se réfère quelquefois, mais il ne cite pas là Politische Géographie.

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seule façon possible pour un géographe d'analyser les appareils d'Etats et leur rôle dans la maîtrise et la conquête. Camille Vallaux, dans Le Sol et l'Etat (1911), tenta de montrer l'intérêt qu'il y avait pour les géographes à prendre en considération ces formes d'organisation du territoire et s'efforça de critiquer les théories de Ratzel, mais sans voir leur vice essentiel et surtout sans souffler mot des idées de Reclus.

Le rejet et l'oubli de Reclus

Il importe de s'interroger sur les causes de l'oubli dans lequel est tombée l'oeuvre de Reclus, l'une des plus grandes de la géographie française. Il ne s'agit pas seulement de faire commencer un peu plus tôt le développement de l'Ecole géographique française, ni de montrer qu'il y à eu un autre grand géographe avant Vidal de La Blache, ni de compléter des références bibliographiques, ni même de rendre à Reclus les mérites qui lui reviennent. Cela n'est pas l'essentiel.

Il faut se soucier de ce qu'a été, véritablement, l'évolution de la pensée géographique en France depuis le début du XXe siècle pour être en mesure de saisir ses Caractéristiques épistémologiques actuelles, la conception de la géographicité à laquelle les géographes se réfèrent plus ou moins implicitement. Il importe surtout de comprendre pourquoi, dans le cadre de cette géographie, certains phénomènes spatiaux sont considérés comme dignes d'intérêt, alors que d'autres qui se déroulent tout autant dans l'espace, sur le terrain, et dont tout le monde parle, ne sont pas considérés comme dignes d'une analyse scientifique ; c'est en particulier le cas des phénomènes politiques et militaires. Reclus, en revanche, leur portait une très grande attention.

Il ne faut pas considérer qu'au XIXe siècle on ait jugé anormale l'importance qu'il leur accordait. L'idée qu'on se faisait alors de la géographie impliquait la prise en considération, pour une très large part, des problèmes politiques et militaires. Et il ne s'agit pas seulement de la cartographie, mais de la description raisonnée de l'espace politique, des hommes

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et des ressources qui s'y trouvent ; Humboldt, que l'on Considère, à juste titre, comme le premier grand géographe moderne, pour son grand ouvrage Le Cosmos, a. aussi publié (en français) cinq volumes d'Essai politique sur le royaume de la Nouvelle-Grenade (1811) et d'Essai politique sur l'île de Cuba (1811). Ratzel mène de front l'Anthropogeographie et la Politische Géographie, et les preuves 10 abondent qu'à l'époque, comme depuis des siècles, la géographie est perçue comme un savoir dans une grande mesure politique et militaire. A l'époque où il écrit, l'originalité de Reclus n'est pas tant l'intérêt qu'il porte aux stratégies que la façon critique, libertaire, dont il les analyse.

Mais, en France, la géographie universitaire (à de très rares exceptions près que la corporation a soigneusement oubliées, même s'il s'agit du dernier livre de Vidal de La Blache, La France de l'Est) va rejeter, dès ses premiers pas, ces problèmes politiques et militaires pour s'affirmer en tant que Science, comme si les évoquer risquait de la discréditer. Certes, ils avaient fait l'objet de maints discours propagandistes, mais les historiens, malgré leur souci croissant d'objectivité, ne rejetaient pas pour autant le récit et l'explication des phénomènes politiques. Certes, Reclus en fait une analyse radicalement impartiale, puisqu'il dénonce tous les Etats et leurs gouvernants, mais ses idées sont évidemment jugées scandaleuses dans l'Université de la fin du XIXe ou du début du XXe siècle. Pourtant, c'était l'époque des grands sentiments patriotiques et même chauvins, et il est fort étonnant qu'ils n'aient pas inspiré l'Ecole géographique française avant 1914, alors qu'ils se manifestent clairement dans les textes de la, géographie scolaire, surtout dans lès manuels de l'enseignement primaire. Pourquoi n'y a-t-il pas eu de géographes français pour écrire un traité de géographie politique qui aurait pris le côntrepied des thèses expansionnistes de Ratzel ? Dans les Annales de géographie (1898), Vidal fit un compte rendu évidemment très critique de la Politische Géographie, mais ce fut à peu près tout. Pour la géographie universitaire française, le

10. En 1876, la Revue de géographie, que fonde L. Drapeyron, ouvre son numéro un sur une lettre du ministre E. Picard pour qui la géographie est « cette science qui s'impose, avec une égale autorité aux chefs de nos armées, aux directeurs de notre commerce, aux ministres de notre diplomatie».

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rejet des problèmes géopolitiques est contemporain de celui de Reclus, et il importe de comprendre aujourd'hui comment cela s'est passé et ce qui a rendu possibles ces rejets et pourquoi ces « oublis » ont été aussi durables.

L'oubli total dans lequel est tombée une oeuvre aussi importante et aussi moderne que celle de Reclus n'est pas venu tout seul, comme celui qui ensevelit des pensées qui deviennent désuètes. Cet oubli est le résultat d'un rejet systématique, et il est nécessaire de comprendre de quelle façon il a été opéré pour être si efficace et durable,

Vidal de La Blache ne fit que très rarement mention de l'oeuvre de Reclus qu'il connaissait bien évidemment. Il fit le compte rendu dû dernier volume de la Nouvelle Géographie universelle. Jean Brunhes, dans le début de sa Géographie humaine (1910), dit bien qu'il «n'a garde d'oublier le prodigieux effort tenté [...] par Elisée Reclus pour rénover les études géographiques ». Mais Jean Brunhes, qui commente longuement et favorablement « l'orientation de Ratzel » et sa Politische Géographie; dont le soustitre est « Géographie des Etats, du commerce et de la guerre », se refuse à faire allusion aux idées de Reclus sur les mêmes problèmes. A propos de L'Homme et la Terre, Jean Brunhes écrit (p. 38) : «Je préfère ne pas parler ici de l'ouvrage posthume de Reclus, qui contient d'intéressantes vues géographiques, mais qui est surtout histoire et sociologie. » On retrouve ici l'argument : Ça n'est pas de la géographie.!.

Dès le lendemain de la Première Guerre mondiale, la Sorbonne, l'Université, historiens en tête, proclame Vidal de La Blache comme le grand homme de la géographie française et le seul. C'est ce que souligne Jean Brunhes n. En 1922, l'historien Lucien Febvre publie La Terre et l'Evolution humaine qui est le panégyrique 12 de Vidal et surtout l'institutionII.,

l'institutionII., Il faut, en toute-vérité,- déclarer que "influence de Vidal de La Blache a été d'une fécondité décisive : l'école géographique française, qui est mise aujourd'hui au tout premier rang par les savants étrangers, est issue sans conteste pour la plus grande part de son enseignement et de ses livres », écrit J. Brunhes dans La Géographie humaine.

12. Soulignons que Lucien Febvre passe soigneusement sous silence le dernier et le plus grand livre de Vidal, La France de l'Est, ouvrage géopolitique qui traduit une conception très large de la géographicité..

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nalisation du modèle « vidalien » de géographicité, qu'il construit presque uniquement d'après le Tableau géographique de la France. Il n'est quasiment plus question de Reclus.

Que Vidal de La Blanche ait été comme on le répète depuis soixante ans le premier des géographes universitaires français, sans aucun doute ; il fut, on le sait, le premier professeur de géographie à la Sorbonne, et à ce titre, son influence fut considérable puisque ce furent ses disciples directs ou indirects qui devinrent les premiers professeurs de géographie dans les diverses facultés, et ce sont eux qui formeront les maîtres de l'après-guerre. Ils feront encore moins allusion au nom de Reclus, même lorsque, à l'instigation de Vidal de La Blache, ils se lanceront dans la réalisation de la Géographie universelle (A. Colin, 15 volumes), où il n'est plus question de géopolitique, mais où se retrouvent souvent des cartes qui ressemblent fort à celles de la Nouvelle Géographie universelle de Reclus («cette providence si souvent reniée », comme dit Lucien Febvre).

Encore moins que les maîtres, les disciples ne mentionnent le nom du proscrit. Proscrit, Reclus l'était en effet au sens propre : condamné à mort en 1871 après la Commune de Paris, puis gracié sous l'influence notamment d'une pétition de savants étrangers (il était déjà fort connu), il fut condamné à l'exil et il mourut sans guère être revenu en France. Vivant surtout de sa plume en Suisse et en Belgique, Reclus n'eut pas, semble-t-il, de disciple 13. Que les idées libertaires de Reclus soient cause de sa mise à l'index dans les milieux universitaires au début du XXe siècle, c'est évident, d'autant que les opinions de Vidal de La Blache, membre de l'Académie des sciences morales et politiques, étaient plutôt conservatrices.

Pourtant, cette explication ne suffit pas à rendre compte de la disparition quasi complète de Reclus dans la pensée des géographes français contemporains. En effet, malgré l'exil et ses opinions, son oeuvre avait connu une très grande diffusion en France et à l'étranger, sous l'action d'éditeurs dynamiques : d'abord Jules Hetzel (l'éditeur de Jules Verne)

13. Avec des idées fort différentes, son frère Onésime fît carrière de géographe, mais la relative médiocrité de ses ouvrages fit souvent plus de tort que de renom à ceux d'Elisée, avec lesquels on se complaît parfois à les confondre.

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et surtout Louis Hachette, qui fut (un peu comme Pierre Larousse) animé d'idées fort progressistes pour l'époque. Les livres de Reclus, sa Nouvelle Géographie universelle où ses idées politiques ne sont pas aussi évidentes que dans L'Homme et la Terre, se trouvaient dans un très grand nombre de bibliothèques après avoir été publiés sous forme de livraisons périodiques, comme cela se faisait habituellement à l'époque pour les ouvrages de grande taille. Un large public cultivé prit plaisir et intérêt à la lecture de ce qui était à l'époque l'unique description du monde de cette envergure, et l'analyse critique que faisait Reclus des situations sociales et politiques ne choquait pas, du moment qu'il s'agissait d'autres Etats que la France ou d'autres colonisateurs 14. Pour le grand public, du moins celui qui lit des livres, Reclus ne fut absolument pas un auteur maudit, à la fin du XIXe et au début dû XXe siècle ; bien au contraire.

Parmi les causes du silence qui a été fait sur l'oeuvre de Reclus, il ne faut sans doute pas exagérer le rôle de ce que l'on pourrait appeler l' «ostracisme » vidalien à-son égard. Le succès de Vidal de La Blache est dû aussi à l'invention d'une nouvelle représentation du mondé, la géographie régionale, qui connut un très grand succès bien au-delà du milieu universitaire, en France et dans de nombreux pays. Tout le monde connaissait les Etats, Vidal de La Blache inventa la région. Certes, la région en tant que circonscription politique et militaire (cf. regere), sousensemble administratif résultant d'un premier découpage du territoire de l'Etat, était connue depuis longtemps. Mais la «région» qu'invente Vidal de La Blache dans le Tableau géographique de la France est tout autre chose. C'est une entité vivante, une «personnalité », issue de l'union de l'Histoire et de la Nature. En faisant référence à l'évidence spectaculaire de certains grands traits du paysage, les montagnes, les grands fleuves, et

14. A noter que Reclus n'aborde quasiment aucun problème politique dans le tome de la N.G.U. qui est consacré à la France; peut-être le contrat signé avec Hachette avait-il spécifié cette prudence. Quant à la position de Reclus à l'égard de la colonisation en Algérie, elle était fort ambiguë, dans la mesure où pour lui il s'agissait de petits colons qui travaillaient dur de leurs mains et non pas de gTands planteurs comme dans la plupart des autres colonies. Cf. dans ce numéro l'article de Béatrice GIBLIN, « Reclus et les Colonisations ».

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GÉOGRAPHICITÉ ET GÉOPOLITIQUE : ELISÉE RECLUS

au souvenir des noms de certaines structures féodales (Bretagne, Champagne, Auvergne, etc.) devenues ensuite provinces du royaume, l'art de Vidal a été de présenter, et avec quel style, des régions comme si elles étaient des « individualités géographiques », des « personnalités » évidentes, indiscutables. En fait, c'était Vidal qui décidait du découpage, selon une conception fort restrictive de ce qui était et n'était pas géographique. En vérité, en fonction d'une conception moins restreinte de la géographicité (en prenant en considération par exemple les zones d'influence des grandes villes), il y aurait eu bien d'autres ensembles spatiaux à prendre en considération et leurs configurations n'auraient guère coïncidé avec les limites choisies par Vidal pour chacune des régions qu'il individualisait dans son Tableau. (Nous reviendrons plus longuement sur ces questions dans le prochain numéro d'Hérodote, «Les géographies de la France ».)

Toujours est-il que cette façon de voir les choses eut un énorme succès ; d'abord dans l'institution universitaire, chez les géographes et aussi les historiens, mais aussi dans le système scolaire : les cartes murales Vidal de La Blache montraient l'existence de ces régions, même si leurs contours étaient un peu flous, et les manuels de géographie de la France (classe de première) suivirent dès lors rigoureusement ce découpage. Finies les fastidieuses énumérations des circonscriptions administratives et de leurs chefslieux, des principaux sommets, des fleuves et de leurs affluents, etc. Il fallait désormais dépeindre les aspects, la physionomie de ces personnalités complexes engendrées tout à la fois par la Nature et l'Histoire.

En revanche, les représentations de Reclus se fondent non pas sur de telles régions personnifiées, plus ou moins déifiées, mais d'abord sur l'Etat, ce qui est moins allégorique, mais aussi moins suggestif et poétique. Les raisonnements de Reclus, efficaces dans l'analyse de grandes villes, ne sont pas très à l'aise en revanche au niveau régional ; ils n'ont jamais autant de vigueur que lorsqu'ils analysent les contradictions au sein de l'Etat, les stratégies des différents groupes, compte tenu de la répartition spatiale des forces, des obstacles de la configuration de ce terrain de lutte qu'est le territoire. Dès lors qu'on retire cette dimension stratégique et tragique, il n'y a plus guère chez Reclus de raisonnement. Il n'est que de

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comparer le tome de sa Nouvelle Géographie universelle consacré à la France, où exceptionnellement il ne fait pas allusion aux problèmes politiques, et le Tableau géographique de la France. Ici, une énumération des plus plates de diverses rubriques : relief, climat, population ; là, la richesse des évocations et le charme des paysages ; ici, presque un pensum, là une oeuvre d'art.

Or une oeuvre d'art ne va pas sans un certain nombre d'artifices : selon Vidal, la preuve de l'individualité de la région se voit à l'oeil nu, d'évidence, dans ses paysages ; aussi leur accorde-t-il un grand soin dans le Tableau géographique, mais il les peint fort habilement. En effet, de ces paysages choisis, reconstruits avec des éléments jugés significatifs, se trouve discrètement exclu tout ce qui ne doit pas figurer dans le Tableau, tout ce qui n'est pas considéré comme « géographique ». C'est ainsi que dans ce Tableau il n'y a aucun paysage urbain, ni à plus forte raison d'usine ou de voie ferrée. C'est un peu ce que font ces photographes qui évitent de« prendre » les poteaux électriques, qui gâteraient le pittoresque du paysage. Pratique esthétique, représentation idéologique.

Le goût de Reclus pour les paysages est non moins grand ; les beaux paysages le fascinent, même ; n'est-il pas toujours un peu ce jeune garçon qui mordit son frère tant fut forte son émotion lorsqu'il découvrit pour la première fois brusquement la mer au bout du chemin ? Dans la conclusion de L'Homme et la Terre, lorsqu'il dit peu avant sa mort sa conviction que les hommes, tous les hommes, malgré toutes les embûches et les régrès, vont et iront vers le progrès, ce sont les images des grands paysages de montagne qui lui viennent à l'esprit. Dans son oeuvre, Reclus fait de nombreuses descriptions de paysages : ceux des beautés de la nature, mais aussi les villes, les usines... Cependant, ses raisonnements et ses descriptions ne reposent pas sur l'évocation de ces paysages.

Dans les conceptions de la géographie « vidalienne », ces descriptions de paysages occupent une position centrale : non seulement elles fondent l'existence des individualités régionales, mais aussi elles dessinent le modèle de ce qui est et ce qui n'est pas « géographique ». Car, si l'on s'est avisé plus tard des catégories de phénomènes qui n'ont pas été pris en considé40

considé40


GÉOGRAPHICTTÉ ET GÉOPOLITIQUE : ELISÉE RECLUS

ration dans le Tableau, Vidal n'a pas formulé explicitement les critères des sélections qu'il avait opérées. En était-il absolument conscient ? Dans une grande mesure, oui, comme le prouve le soin avec lequel il évite certains paysages où tiennent une grande place les phénomènes qu'il écarte, ceux-là mêmes dont Reclus souligne l'importance.

Ce sont les compositions du Tableau considéré comme le modèle de description géographique qui ont durant des décennies implicitement dicté aux géographes ce qui était digne d'être considéré comme « géographique » (digne d'être décrit par un géographe) et décidé de la géographicité des phénomènes. Pour certains continuateurs de Vidal, encore aujourd'hui, la géographie est réduite à une « science des paysages » qui, en fait, s'intéresse surtout aux paysages ruraux. On peut ainsi exclure, sans avoir à le dire, du champ de la géographicité les phénomènes qui ne se laissent pas voir à l'oeil dans un panorama; il s'agit surtout des structures économiques, sociales et politiques. Cette réduction de la géographicité, qui affecte surtout la géographie humaine, car l'exclusion porte essentiellement sur des phénomènes qu'étudient les sciences sociales, n'est pas formulée, encore moins expliquée ou justifiée.

A partir des années cinquante, pour un ensemble de raisons d'ordre culturel, social et politique, les géographes universitaires commencent à élargir leur conception de la géographicité. Ils se mettent à étudier les villes, les réseaux urbains, les phénomènes industriels, commerciaux et même la géographie des capitaux (Jean Dresch) ; certains commencent à participer à l'élaboration de ce que l'on appelle l' « aménagement du territoire ».

Comment se fait-il que Reclus n'ait pas été découvert 15 à ce moment-là, il y a trente ou trente-cinq ans ?

Comment se fait-il, alors que les idées marxistes commençaient à se diffuser dans l'Université, que des géographes «de gauche» ne se soient pas avisés de l'intérêt que présentait l'oeuvre de Reclus ? Certes, on ne

15. Comment se fait-il aussi que La France de l'Est de Vidal de La Blache avec ses analyses de phénomènes urbains et industriels n'ait pas été redécouverte à ce moment-là ?

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faisait pas référence à Reclus dans les bibliographies transmises dans la corporation, mais il serait très étonnant que des géographes n'aient pas eu l'occasion de feuilleter un des tomes de cette Nouvelle Géographie universelle 16, qui avait été si largement diffusée, hors de l'Université. Evidemment, au plan strictement documentaire, le contenu de ces volumes édités dans le dernier quart du XIXe siècle a pu leur paraître périmé, car le monde avait changé. Mais on continue de faire grand cas du Tableau géographique de la France préindustrielle. Serait-il moins dépassé ? Comment se fait-il que des géographes n'aient pas saisi l'intérêt de la démarche de Reclus, et de l'ampleur de sa conception de la géographie ? Comment ne se sont-ils pas rendu compte que L'Homme et la Terre est un livre extraordinaire ? Son titre aurait dû les accrocher. Dans les six tomes, il est évidemment fait une grande place à l'histoire, mais cela n'aurait pas dû déplaire aux géographes français dont la formation historienne était particulièrement poussée.

En vérité, c'est une évolution épistémologique. assez étonnante qui se produisit à partir des années cinquante : des géographes de gauche, pour la plupart, plus ou moins conscients des lacunes du modèle « vidalien » (mais ils n'y firent pas allusion : à l'époque, on ne discute pas l'institution), se sont lancés, notamment à la suite de Pierre George, dans l'étude de problèmes qu'ils croyaient être les premiers" à aborder — pour ce qui est de la géographie —, sans avoir l'occasion de se rendre compte, malgré leur orientation idéologique, de l'intérêt de l'oeuvre de Reclus qui avait largement commencé ces analyses cinquante ans auparavant.

Depuis la mort de Reclus jusqu'à maintenant, il y a un hiatus de plus de soixante-dix ans, entre des idées qui n'eurent pas d'héritier immédiat et un courant de pensée géographique de même tendance scientifique et idéologique quant au fond. Or ce dernier ne procède pas de l'oeuvre de

16. Elle ne figurait pas sur les rayons de la bibliothèque de l'Institut de géographie de Paris. C'est très fortuitement que je suis tombé, chez un bouquiniste, sur L'Homme et la Terre.

17. D'où l'aigreur de certains maîtres quand on leur montre le contenu de ces oeuvres qu'ils n'ont pas lues et qui disent, avec trente ou cinquante ans d'avance, ce qu'ils ont cru être des innovations personnelles.

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GÉoGRApmcrrÉ ET GÉOPOLITIQUE : ELISÉE RECLUS

Reclus qu'il a ignorée jusqu'à ces derniers temps, mais beaucoup plus de l'influence des idées marxistes. Cela est moins clair aujourd'hui, tant les discours plus ou moins marxiens se sont diffusés dans les milieux les plus divers. Mais il y a trente ans l'influence du marxisme paraissait évidente dans ce nouveau courant de la pensée géographique dont l'lntroduction à l'étude géographique de la population du monde w de Pierre George (1951) fut considérée comme un point de départ par ceux qui allaient ensuite s'en inspirer. Si Reclus avait été un marxiste ou s'il avait pu être présenté comme un précurseur lointain du marxisme, peut-être aurait-il été alors redécouvert; des morceaux choisis de L'Homme et la Terre auraient pu être publiés (par les Editions sociales par exemple) et attirer l'attention des géographes communistesI 9 sur cette grande oeuvre progressiste qui accorde une si grande importance aux luttes de classés et aux combats pour la liberté. Mais l'oeuvre de Reclus n'est pas marxiste, elle est, dirons-nous, marxienne, et surtout c'est un communiste anarchiste et les critiques qu'il avait faites de certains points de la pensée de Marx seraient apparues encore plus radicales à l'égard des partis communistes au pouvoir. Aussi pour les dirigeants communistes ne fut-il, sans doute, même pas question d'une telle publication.

Cependant, il ne faut pas exagérer la responsabilité de certains géographes communistes dans le maintien du « black-out » sur l'oeuvre de Reclus. Ils ont joué un rôle fort important dans l'élargissement de la géographicité, bien qu'ils soient fort minoritaires dans la corporation. Mais ils ne se souciaient guère de son histoire et ne mettaient pas en question l'outillage conceptuel de la discipline, ni sa finalité.

18; Significative à cet égard est la présentation qu'Alfred Sauvy fit de cet ouvrage publié sous l'égide de l'I.N.E.D. : « L'absence de position doctrinale de PI.N.E.D. lui permet aujourd'hui de donner à M. Pierre George une totale liberté d'expression. [...] Il était utile, semble-t-il, de donner à un auteur dont les conceptions marxistes sont profondes l'occasion de traiter des problèmes de population. Optique géographique et optique marxiste, dira-t-on » (p. 8). Les références au marxisme qu'Alfred Sauvy jugeait alors utile de faire pour présenter cet ouvrage paraissent aujourd'hui bien excessives, mais, à l'époque, elles ne furent pas perçues comme telles.

19. Dans les années cinquante, les géographes qui se réfèrent, d'ailleurs implicitement, aux idées marxistes sont, presque tous, membres ou sympathisants du parti communiste.

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Les géographes et le spectre de la géopolitique

C'est seulement vingt ans plus tard qu'un petit nombre de géographes commenceront à manifester des préoccupations épistémologiques relativement sérieuses et celles-ci traduisent le développement de ce que l'on a appelé « la crise de la géographie ». A partir des années cinquante, après la période de géographicité fort restreinte qui sévissait depuis les débuts du XXe siècle, les géographes, regardant enfin du côté des sociologues et surtout des économistes, se sont beaucoup inspirés de leurs réflexions, mais sans assez les transformer pour les intégrer dans de véritables raisonnements géographiques. Par ailleurs, c'est à partir des années soixante que le terme d'espace, dont les géographes n'usaient guère jusqu'alors, a commencé à être abondamment utilisé par les sciences sociales, avant de devenir le cliché à la mode qu'il est aujourd'hui. De surcroît, l'écologie, nouvelle discipline à la mode, elle aussi, s'est lancée dans l'étude des relations entré les activités humaines et la Nature, domaine que les géographes croyaient être le leur par excellence. Enfin, pour le grand public, le mot géographie se met de plus en plus à évoquer de fastidieuses contraintes scolaires, et nombre d'historiens fort influents dans les média gardent une tenace rancune des coupes géologiques auxquelles ils ont dû se soumettre pour la licence ou la préparation de l'agrégation. Aussi les géographes se sont-ils sentis dépassés, frustrés, dépossédés, dénigrés. Certains se sont demandé ce qu'ils étaient, à quoi ils servaient, et on a commencé à se rendre compte qu'il ne suffisait pas de « faire de la géographie », mais qu'il fallait peut-être se poser — enfin — la question : « Qu'est-ce que la géographie ? » Les premières réponses ont été assurées et naïves, mais on s'est bien rendu compte qu'elles n'étaient pas suffisantes et qu'elles faisaient sourire tous ceux qui «causent espace» avec plus de brio que les géographes. Certains, à l'imitation des Anglo-Saxons, se sont alors lancés dans la formulation mathématique pour prouver qu'ils étaient vraiment des «scientifiques»; c'était, disaient-ils, «la nouvelle géographie », mais les problèmes de fond n'en étaient pas pour autant élucidés et le malaise des géographes ne s'atténuait pas, bien au contraire, car ils

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se rendaient bien compte que sur cette voie les mathématiciens n'avaient pas besoin d'eux. Quelques-uns, Meynier, Claval, Pinchemel, pour dresser un bilan ou comprendre comment on en était arrivé là, ont commencé à analyser l'évolution de la discipline. Mais l'importance de l'oeuvre de Reclus et plus encore sa portée épistémologique sont toujours passées sous silence.

Il est difficile de croire que ce soit en raison de ses idées libertaires. Elles ne choqueraient plus grand monde aujourd'hui, du moins en France ; les faits que Reclus avait été un des premiers à dénoncer y sont maintenant considérés quasi unanimement comme des abus et des injustices. Cela ne veut pas dire que les idées de Reclus soient dépassées : sa rigueur morale condamne les discours et les comportements de nombre de ceux qui aujourd'hui se réclament de 1' « anarchie » ou de « l'autonomie », comme ils préfèrent dire aujourd'hui. Mais surtout Reclus, qui n'a évidemment pas connu les «victoires du socialisme » en U.R.S.S. et ailleurs, est particulièrement conscient, à l'avance, des contradictions que nous pouvons constater aujourd'hui dans un si grand nombre d'Etats, entre ce Socialisme et la Liberté. La position de Reclus, en tant que communiste libertaire, est d'évidence à l'ordre du jour.

Pourquoi les géographes français continuent-ils d'ignorer Reclus? Certes, ses aspirations politiques sous-tendent son oeuvre de géographe, mais celle-ci peut être envisagée en tant que telle par des universitaires que le mot d'anarchie effarouche ; Reclus n'y fait d'ailleurs pas allusion dans L'Homme et la Terre, pas plus que dans la Géographie universelle. Mais, s'il est facile de faire abstraction des activités militantes de Reclus, il n'est pas possible de prendre en compte sa géographie en escamotant la place considérable qu'il accorde aux phénomènes politiques. Et je crois que le silence qui continue d'être fait, dans la corporation des géographes universitaires, sur l'oeuvre de Reclus résulte principalement aujourd'hui de leur refus d'admettre la géographicité des faits qui relèvent du Politique, notamment ceux qui traduisent le rôle des différents appareils d'Etat,

Depuis les années cinquante, les conceptions de la géographicité se sont certes élargies et, si les géographes universitaires prennent en considération

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problèmes urbains et industriels et évoquent les structures économiques et sociales, ils veulent encore ignorer les problèmes politiques, plus encore les questions militaires, et le mot géopolitique est encore pour eux un véritable spectre 20 qui évoque les entreprises hitlériennes.

En rejetant, notamment à l'instigation des historiens, les préoccupations géopolitiques qui avaient été d'évidence durant des siècles une des raisons d'être de la géographie avant qu'elle soit enseignée dans les universités (surtout pour former des professeurs de lycée), les premiers géographes universitaires ont cru assurer la scientificité d'une discipline nouvelle, et leurs successeurs sont encore persuadés aujourd'hui que faire allusion à un problème géopolitique les disqualifierait en tant que scientifiques. Autant la « vieille » géographie avait été proche des militaires et des chefs d'Etat, autant la géographie universitaire devait s'affirmer désintéressée pour être considérée comme une science.

C'est ainsi que dans son Précis de géographie humaine Max Derruau analyse «la tradition et les approches- nouvelles » qui sont selon lui « l'analyse spatiale, l'approche écologique, l'aspect sociologique, l'approche économique» qu'il étudie successivement (p. 9-81). Mais il n'est pas question d'une approche politique et « l'intervention de l'Etat » n'est envisagée qu'au plan économique (p. 71-76) dans 1'« approche » du même nom. Il n'est question de frontière qu'à propos des problèmes douaniers. Il est à noter que cette réduction des problèmes politiques à la seule instance de l'économique est aussi le fait des géographes qui se réfèrent au marxisme; à telle enseigne qu'ils réduisent, à l'imitation des économistes marxistes, les problèmes de l'impérialisme à celui de « l'échange inégal».

En 1965, Pierre George, qui avait largement contribué à l'extension de la géographicité, publie La Géographie active pour montrer ce que peut

20. Cf. le début de la toute récente préface de Roger Brunet au livre de Claude Raffestin, Pour une géographie du pouvoir, 1970 (compte rendu p. 154) : «On le sent, à maints indices, la vieille et honteuse Geopolitik sort des coulisses. Le mot même n'est plus tout à fait tabou ; il réapparaît çà et là. Recrépie, fardée, parée, l'aïeule brèche-dent est poussée en ayant, clopinant au bras d'une jouvencelle mal fagotée et usée avant l'âge qui dit s'appeler sociobiologie pu quelque chose comme ça. Miasmes d'obscurantisme... »

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apporter la géographie à «l'administration des biens et des hommes en cette seconde moitié du XXe siècle ». Ce livre marque une rupture par rapport à la conception d'une géographie désintéressée purement descriptive et explicative qui avait prévalu à l'Université depuis le début dû XXe siècle. Cette « géographie active » globale, Pierre George l'oppose 21 à l'utilitarisme de courte vue des diverses formes de géographie « appliquée » qui s'étaient développées quelques années auparavant dans divers instituts de géographie. Cette géographie active globale aurait dû logiquement prendre en compte les problèmes géopolitiques. Mais Pierre George les rejette 22 catégoriquement dès le début de l'ouvrage (p. 7) : « La pire caricature de

21. Pierre George critiquait différentes entreprises de géographie appliquée montées par divers instituts de géographie pour l'obtention de contrats auprès de l'administratiôni ou d'organismes privés. Elles présentaient des géographes, quel que soit leur niveau de formation, comme capables de mener aussi bien des recherches de géologie ou de sociologie, alors que, celles-ci auraient dû relever de spécialistes de l'une ou de l'autre de Ces disciplines. Les géographes, à qui on avait déjà fait une réputation de « touche-à-tout », risquaient ainsi de se fourvoyer et de se déconsidérer.

22. Il y a quinze ans, Pierre George me fit l'honneur, ainsi qu'à Raymond Guglielmo et Bernard Kayser, de me demander de participer à La Géographie activé, et les remarques; rétrospectives que je formule concernant ce livre sont tout aussi bien dés critiques de ce que j'ai pu écrire dans ce temps-là. Autant cette idée de géographie active me paraît encore plus fondamentale aujourd'hui qu'à l'époque où parut cet ouvragé, autant maintenant il me paraît se caractériser par un oubli assez fondamental : le rôle de Fl'Etat et les structures politiques par lesquelles s'exerce son autorité. Ainsi, par exemple, il n'est absolument pas question de l'Etat ni dans l'avant-propos ni dans la première partie «Problèmes, doctrine et méthode », rédigés par Pierre George, pas plus que dans la partie « Perspectives de la géographie active en pays sous-développé » qui est de mon fait. C'est pourtant l'État qui organise l'epace et décide des poliitques de développement.

Cette lacune, dont je n'étais pas conscient alors, me paraît expliquer aujourd'hui l'embarras très confus dans lequel je me suis trouvé pour rédiger ma contribution à cet ouvrage collectif, et il en fut de même pour Guglielmo. La tâche aurait été plus claire si nous avions été conscients que ce que nous écrivions s'adressait en fait aux politiques et que l'organisation de l'espace n'était pas «l'affaire des géographes», mais celle de l'Etat, c'est-à-dire de ceux qui le contrôlent. Les géographes sont dans le fond très attachés à l'idée d'une géographie qui serait une sorte de sagesse, une géosophie, et qu'ils seraient les oracles d'une organisation plus harmonieuse de l'espace social, dans l'intérêt général. Tout géographe se croit un peu démiurge, et c'est pourquoi ce métier (c'est bien plus qu'un métier) lui apporte tant.

Mais les géographes doivent se rendre compte que les connaissances qu'ils élaborent et que les représentations de l'espace qu'ils formalisent sont des outils dont seuls les

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la géographie appliquée de la première moitié du XXe siècle a été la géopolitique, justifiant sur commande n'importe quelle revendication territoriale, n'importe quel pillage par de pseudo-arguments scientifiques » (c'est moi qui souligne ces derniers mots). L'assimilation de toute préoccupation géopolitique avec la géopolitique hitlérienne est ici évidente. Pourtant, on peut objecter que les argumentations qui réfutent cette dernière sont aussi de la géopolitique, tout comme les arguments par lesquels tel ou tel peuple du tiers monde revendique son indépendance et un territoire national. Cette phrase par laquelle Pierre George proscrit les questions géopolitiques, en les rejetant dans une sorte d'enfer scientifique et politique, est particulièrement significative de cette croyance de la corporation des géographes universitaires que l'exclusion de la géopolitique est la condition majeure pour que la Géographie soit reconnue en tant que science.

Cette croyance n'a guère été théorisée, mais elle a été plus ou moins ressentie — et elle l'est encore,— comme ce que d'autres corporations plus rompues aux discours philosophiques appelleraient une coupure épistémologique, pour reprendre la formule de Bachelard puis d'Althusser. Coupure entre, d'une part, une ancienne géographie dite souvent « préscientifique» qui, étant principalement au service des souverains et des Etats-Majors, se préoccupait de problèmes politiques et militaires,, et d'autre part la géographie scientifique universitaire qui apparaîtt à la fin du XIXe (on ne parlait pas alors de « nouvelle » géographie, mais les universitaires la concevaient comme telle) et qui rejette les problèmes géopolitiques, pour se consacrer à d'autres questions d'une façon désintéressée, objective, comme-le fait, dit-on, une vraie science.

Entre les phénomènes qui relèvent du Politique, notamment ceux qui

groupes qui exercent le pouvoir (ou qui ont du pouvoir) ont les moyens de se servir dans, les,rapports de forces,qui les-opposent.

C'est dans le prolongement de la Géographie active, pour contribuer à lever l'ambiguïté qui résultait de ce silence sur les problèmes politiques, que j'ai écrit La géographie, ça sert, d'abord, à faire la guerre (j'aurais pu appeler ce livre Le Prince et le Géographe, mais je préférais mettre les points sur les i). Pierre George n'apprécia pas, pour des raisons qu'il n'a pas précisées, mais qui tiennent, je crois, à cette gêne qu'éprouvent encore la plupart des géographes à reconnaître la géographicité des problèmes géopolitiques.

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sont liés à l'exercice des pouvoirs d'Etat, et ce que l'on pourrait appeler la géographie fondamentale (pour marquer qu'elle est très antérieure à la géographie universitaire et que ses fonctions sont indispensables à l'Etat 23), les rapports sont tellement primordiaux que l'on peut comprendre que ce qui a poussé la corporation des géographes universitaires à passer systématiquement sous silence les phénomènes politiques l'a, du même coup, placée dès sa formation dans une situation épistémologique très difficile : la corporation rompait avec ce qui avait été d'évidence une des raisons d'être de la géographie, se Séparait des cartographes 24 et opérait une réduction considérable du champ de la géographicité, sans trouver d'arguments sérieux pour justifier cette rétraction. Aussi est-il compréhensible qu'elle ait été fort peu pressée de se définir théoriquement, d'autant que ses principaux interlocuteurs, lès historiens, étaient fort aises de cette évolution. Qu'en serait-il aujourd'hui de l'histoire (le discours historien), si dans le courant du XLXe siècle s'était produit un phénomène comparable à ce qui s'est passé pour la géographie universitaire et si les historiens s'étaient mis à passer soûs silence les phénomènes politiques ? Quels rapports de causalité devraient-ils évoquer ? Comment justifieraient-ils leurs orientations ? Les historiens universitaires ont décidé eux aussi au XIXe siècle de se dégager du rôle apologétique ou hagiographique qui avait longtemps été celui de « l'historien du roi » pour écrire une histoire plus impartiale, plus critique (les controverses politiques les y ont aidés, dans une certaine

23. C'est ce qui explique le développement de cette géographie fondamentale étroitement liée à la cartographie, aux recensements, à la télédétection aujourd'hui et à toutes les sortes d'opératioss d'organisation de l'espace, même dans des Etats où il n'existe guère de géographie humaine dans le système d'enseignement supérieur. Il ne s'agit pas seulement de pays « sous-développés », mais d'un Etat comme l'U.R.S.S. par exemple. Là carte de la géographie universitaire montre d'importantes lacunes, y compris dans les pays scientifiquement développés. Cf. l'article de Michel Foucher dans Hérodote, n° XX.

24. Jusqu'au milieu dû XIXe siècle, le sens du mot géographie implique la cartographie (ce n'est pas sans raison qu'en France, comme dans de nombreux pays, l'organisme qui fabrique les cartes s'appelle encore Institut géographique national). C'est à partir du développement de la géographie universitaire que les géographes se séparent des cartographes et se mettent à publier des ouvrages où les cartes sont de plus en plus rares et même totalement inexistantes comme c'est le cas fréquemment aujourd'hui. Dans le même temps, le discours de la géographie humaine universitaire fait de moins en moins référence aux cartes.

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mesure), mais ils n'en ont pas pour autant proscrit ce qui relève du Politique, ce qui avait été, durant des siècles, leur raison d'être. Le développement d'une histoire moins dépendante des intérêts des gouvernants s'est accompagné d'un grand élargissement de l'historicité : des phénomènes qui jusqu'alors avaient été jugés trop prosaïques pour être dignes de faire partie de l'histoire ont été progressivement pris en compte par les historiens.

Pour les géographes universitaires, la répudiation du Politique a provoqué une considérable réduction du champ de la géographicité, puisque l'économique et le social ont été « oubliés » en même temps, et ce pour plusieurs décennies. Aussi, dans la mesure où l'on pourrait parler de coupure épistémologique dans l'évolution de la géographie à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, on doit constater qu'elle a été particulièrement négative, car la réduction du champ de la géographie humaine ne s'est pas accompagnée d'une analyse plus approfondie des phénomènes auxquels les géographes limitèrent, dès lors, leur intérêt. Alors que, dans l'évolution des diverses disciplines scientifiques, le terme de coupure épistémologique sert à désigner un changement qualitatif progressiste qui permet d'envisager les choses de façon nouvelle et plus efficace, dans l'évolution de la géographie, le changement a été régressif. La meilleure preuve du caractère négatif de ce changement qui proscrit les problèmes géopolitiques est la grande valeur des oeuvres que la corporation n'a pas voulu prendre en compte, sans pouvoir dire pourquoi, et qu'elle a préféré oublier assez piteusement : La France de l'Est de Vidal de La Blache, et surtout celle d'Elisée Reclus 25.

Certes, il est parfaitement logique qu'on constitue une discipline scientifique en laissant de côté un très grand nombre de catégories de phénomènes ou de façons d'appréhender une partie de la réalité, pour en privilégier une seule et s'y consacrer. Les historiens ont d'abord privilégié les phénomènes politiques en les envisageant fondamentalement dans la

25. « Oubliée » aussi et pour les mêmes raisons une grande partie de l'oeuvre de Jean Brunhes (notamment sa Géographie de l'histoire - Géographie de la Paix et de la guerre, 1921). Hérodote consacrera prochainement plusieurs articles à Jean Brunhes.

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GÉOGRAPHICITÉ ET GÉOPOLITIQUE : ELISÉE RECLUS

diachronie ; puis, avec l'élargissement de l'historicité, la corporation historienne prend en compte aujourd'hui des phénomènes qui ne relèvent plus seulement du politique, à la condition qu'on puisse discerner à leur propos une évolution, des transformations significatives selon l'une (ou plusieurs)* des tranches de temps auxquelles se réfèrent les historiens; ce ne sont ni les temps extrêmement longs ni les temps très courts 26.

Les géographes (même les géographes universitaires, dans leur période de géographicité restreinte) prennent en considération des phénomènes qui relèvent de catégories très variées, aussi bien « physiques » qu' « humaines » (chacune d'elles étant le domaine privilégié d'une discipline scientifique), à la condition qu'ils soient cartographiables, c'est-à-dire qu'on puisse y reconnaître des différences significatives à la surface du globe. C'est le sens étymologique du mot géographie, et il faut le considérer comme fondamental, puisque c'est le seul avec lequel les géographes de diverses tendances puissent et doivent être d'accord, La géographie privilégie27 les configurations spatiales particulières de toutes sortes de phénomènes, ceux du moins qui relèvent des différents ordres de grandeur 28 auxquels se réfèrent les géographes : ce ne sont ni les espaces d'extrêmement grande dimension qu'envisagent les astronomes ni les configurations d'extrêmement petite taille qui relèvent de l'observation au microscope ; les plus grands ensembles spatiaux qu'envisagent les géographes ne

26. Les temps extrêmement longs, qu'on mesuré en mitions ou même milliards d'années, sont ceux auxquels se réfèrent les géologues et les astronomes ; les temps extrêmement courts sont ceux que mesurent les chronométréurs sportifs ou les lanceurs de fusées.

27. Dans quel but? La fonction première des géographes est de prévoir et de faire comprendre, compte tenu des informations dont ils disposent, quelle est là combinaison particulière des phénomènes de diverses catégories dont il faut tenir compte pour mener une action (circuler, combattre, produire...) en tel lieu ou sur telle portion plus ou moins vaste de la surface terrestre. Par la suite, la fonction de la géographie a été aussi de rendre compte de l'extrême diversité des combinaisons des phénomènes de tous ordres à la surface du globe, en raison de la configuration spatiale particulière de chacun d'eux. Cette description générale prépare la tâche d'analyse de telle ou telle situation particulière.

28. Je ne reprends pas ici ce que j'ai dit des différents ordres de grandeur et des intersections des ensembles spatiaux, chacun envisagé avec sa configuration particulière, selon les différents niveaux d'analyse, dans Unité et Diversité du tiers monde, Maspero, 1980, t. I, p. 97-111 et 159-165.

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dépassent guère les 40 000 km de circonférence de la Terre et les plus petits sont de l'ordre de quelques mètres.

Cela étant posé 29, on ne peut trouver aucune justification théorique à l'exclusion du champ de la géographicité d'une catégorie de phénomènes qui sont cartographiables (et de surcroît déjà cartographiés), surtout s'il s'agit des phénomènes politiques, dont l'importance sociale est, qu'on le veuille ou non, aussi indiscutable. Avec les grandes lignes du relief, ce sont eux qui figurent sur les premières cartes. Cette exclusion du politique (je dis bien le Politique et non la politique) a eu aussi pour effet d'éloigner les géographes universitaires de toute idée d'action et de les couper de cette géographie fondamentale qui est pour l'essentiel une géographie active avant la lettre et qui a continué de se développer, y compris la cartographie, en dehors des structures universitaires, dans des organismes dépendant directement de l'appareil d'Etat.

Comment peut-on expliquer ce principe de l'exclusion du politique, principe-non dit, mais quasi statutaire tant il est systématique, sur lequel se fonde la géographie universitaire française ? Pourquoi cette hantise de la géopolitique? Elle ne s'est pas seulement manifestée en France, mais aussi dans différentes « écoles » de géographie (plus ou moins influencées par les géographes français) qui y ont vu elles aussi un critère de scientificité. En Û.R.S.S., la hantise de la géopolitique assimilée exclusivement

29. On pourrait objecter que cette façon de définir les caractéristiques épistémologiques de la géographie par rapport aux autres disciplines suppose le concept d'ensemble spatial et qu'il n'avait pas été formé à la fin du XIXe siècle, lors de l'apparition de la géographie universitaire en France. .Mais c'est Humboldt, dans la première moitié du XIXe qui a établi les premières cartes thématiques qui représentent déjà des ensemblesspatiaux pour différentes catégpries de phénomènes. Par la suite apparurent les cartes géologiques, les cartes climatiques, les cartes de densité de population, toutes basées sur lé choix d'ensembles spatiaux quantitativement ou qualitativement différenciés. Ces types de cartes sont déjà bien connus au moment où se forme la corporation des géographes universitaires. On peut s'étonner qu'ils n'aient pas cherché à, définir leur discipline en fonction des cartes, qui en sont objectivement la spécificité majeure,, comme les chronologies sont celles de l'histoire. L'orientation de la géographie universitaire vers « une science des paysages», ce qui est une considérable réduction, les a éloignés des documents cartographiques, mais c'était un moyen d'escamoter les phénpmènes politiques, et d'autres, sous prétexte qu'ils ne se verraient pas dans les paysages (du moins dans ceux choisis tout exprès).

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d'abord au pangermanisme puis à l'hitlérisme est telle qu'elle est la cause majeure de la quasi-inexistence de la géographie humaine dans le système universitaire. Mais il faut tenir compte de l'obsession du secret cartographique dont font montre les dirigeants soviétiques (et ceux de la plupart des autres Etats socialistes), qui réservent toutes les cartes (sauf celles à très petite échelle) aux cadres du parti, de l'armée et de la pohce, sous prétexte d'en empêcher la communication aux impérialistes, lesquels, depuis les photographies de satellites, ont plus d'informations qu'il ne leur en faut. Les causes de ce black-out sur les cartes et le blocage de la géographie humaine et régionale universitaire, en U.R.S.S., sont évidemment à chercher dans des raisons de politique intérieure.

Bien sûr, il n'en est pas de même en France, et le silence des géographes universitaires français, quant aux phénomènes politiques, ne peut s'expliquer par la raison d'Etat. Ses dirigeants ont d'ailleurs souvent fait appel à de grands géographes universitaires 30, et l'on peut s'étonner qu'un courant de réflexion géopolitique ne se soit pas développera la suite de La France de l'Est, dans l'Ecole géographique française pour répondre à la géopolitique allemande ; les travaux d'Àncel 31 n'ont pas eu d'écho et Jean Gottmann 32 est allé s'installer aux Etats-Unis. J'ai pensé un moment 33 que cette exclusion du politique par les géographes français traduisait le souci des classes dirigeantes de diffuser par 1 renseignement primaire et secondaire une représentation apolitique du monde. Cela ne me paraît plus tellement pertinent aujourd'hui. Que la quasi-totalité des manuels de géographie depuis l'entre-deux-guerres excluent le politique, c'est évident (d'où un certain nombre de difficultés pédagogiques), mais cela traduit

30. En 1918, à la Conférence de la paix, Georges Clemenceau s'entoura d'une pléiade de géographes dirigée par Emmanuel de Martonne pour discuter du tracé des frontières en Europe centrale et dans les Balkans. Les travaux de ces géographes furent publiés {Questions européennes, 2 vol., Imprimerie nationale, Paris, 1919), mais la corporation les ignore.

31. Notamment Géopolitique (1936) et Manuel géographique de politique européenne, 1936.

32. La Politique des Etats et leur géographie (1952) et The Significance of Territory (1973).

33. Dans La géographie, ça sert, d'abord, à faire la guerre (1976).

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bien plus la diffusion des idées des géographes universitaires qu'une stratégie idéologique décidée « en haut lieu ». En effet, les premiers manuels (et Le Tour de France de deux enfants) avant la guerre de 1914 n'excluaient pas les considérations géopolitiques.

Pour expliquer l'orientation prise par la géographie universitaire, j'ai attiré l'attention, à propos de La France de l'Est, sur le rôle de la corporation des historiens, soucieuse de se réserver le discours sur le Politique et fort puissante au sein des facultés des lettres où elle fut suzeraine, dans une certaine mesure, de celle des géographes. Il ne faut cependant pas surestimer le poids de ces rivalités corporatistes, et si les géographes avaient vraiment voulu traiter des questions géopolitiques ils auraient sans doute pu le faire. Peut-on expliquer leur refus de ces problèmes par le fait que leur corporation a eu longtemps surtout à former de futurs professeurs d' « histoire et géographie », par le fait que le discours de la géographie universitaire est, dans une grande mesure, de type pédagogique ? Mais, encore une fois, les historiens n'en ont pas pour autant abandonné le Politique, bien au contraire !

Bref, au point où j'en suis de cette réflexion, je n'arrive pas à trouver d'explication rationnelle à ce rejet des problèmes géopolitiques par les géographes universitaires, et j'en viens à me demander si une telle attitude ne relevé pas, dans une grande mesure, de l'irrationnel ou de l'inconscient (Bachelard n'a-t-il pas montré qu'il fallait en tenir compte dans certaines orientations épistémologiques ?). Nous reviendrons sur ces questions, lorsque les choses seront plus claires et la réflexion plus avancée.

Le grand exemple de Reclus

Toujours est-il que l'oeuvre d'Elisée Reclus — dont les géographes français devraient être très fiers— donne la preuve que la prise en compte des problèmes politiques ne conduit pas nécessairement au dévoiement, qu'elle élargit de façon décisive la représentation du monde des géographes, qu'elle leur permet d'y voir plus clair et de mieux comprendre à quoi ils servent, mais aussi à quoi ils peuvent servir. S'il a donné une grande

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GÉOGRAPHICITÉ ET GÉOPOLITIQUE : ELISÉE RECLUS

place aux problèmes politiques, Reclus n'a pas pour autant voulu faire — et n'a pas fait — une géopolitique, ni une géographie politique, ni même la « géographie sociale » qu'il évoque de temps à autres, mais une géographie globale. Sa conception de la géographicité intègre non seulement les phénomènes économiques, sociaux, culturels, politiques et militaires, mais aussi les différents phénomènes « physiques » et écologiques, le tout envisagé en fonction des transformations du monde, les évolutions lentes et les changements rapides.

Parce qu'il a horreur de l'injustice et de l'oppression, parce qu'il souhaite un monde plus juste et parce qu'il pense que la géographie est un outil efficace pour comprendre le monde, Reclus s'efforce, en tant que géographe, d'analyser les structures des Etats, la rivalité de leurs armées, mais aussi les agissements de leurs polices au moyen d'un grand nombre de cartes : cartes d'opérations militaires, cartes des grèves, cartes des pogroms. Mais Reclus montre aussi qu'il n'y a pas que l'Etat et ses appareils, et qu'il ne faut pas passer sous silence les luttes que se livrent les peuples dominés et des formes d'oppression que les pauvres exercent sur ceux qu'ils peuvent exploiter* en particulier les femmes et les enfants.

Dans l'évolution de la géographie,l'oeuvre de Reclus et tout particulièrement L'Homme et la Terre marque un tournant décisif ; avant lui» cette géographie que j'appelle fondamentale était essentiellement liée aux appareils d'Etat en tant qu'outil de pouvoir, mais aussi en tant que représentation idéologique propagandiste. Non seulement Reclus a développé l'efficacité de cet outil en élargissant la conception de la géographicité, en prenant en considération dès phénomènes négligés jusqu'alors, en insistant sur les contradictions progrès-régrès, mais surtout il a retourné cet outil contre les oppresseurs et les classes dominantes ; ce faisant, il a fait progresser le raisonnement géographique, en tant que méthode d'analyse objective, scientifique, d'un large pan de la réalité. C'était il y a soixante-quinze ans ; il faudrait bien que les géographes en tiennent compte aujourd'hui 54.

Yves LACOSTE

34. Voir le compte rendu des livres de Paul Claval et Claude Raffestin, p. 154.


Elisée Reclus et les colonisations

Béatrice Giblin

A la fin du XIXe siècle il y a un véritable engouement pour la géographie, et un large public est très intéressé par ce que racontent les géographes. C'est en effet à la fin du Second Empire que se développe et s'achève le partage du monde, que se mettent en place les vastes empires coloniaux de l'Angleterre et de la France. Les commerçants, les industriels ou tout simplement des esprits curieux souhaitent connaître les territoires et les peuples de ces nouvelles colonies.

Reclus, en publiant sa Nouvelle Géographie universelle, arrive à point nommé : à phénomènes nouveaux, livres nouveaux, comme il le dit d'ailleurs dans sa préface. Reclus répond d'autant mieux à l'attente du public qu'il a parcouru lui-même bon nombre des contrées qu'il décrit, il a séjourné aux Etats-Unis et en Amérique latine, il connaît le Maghreb, et plus particulièrement l'Algérie, la Turquie, etc. Il a donc souvent à sa disposition une information dé première main, sinon il utilise lès dernières publications françaises ou étrangères et bénéficie aussi très souvent d'informations non publiées envoyées par des savants étrangers, car Reclus avait une telle notoriété internationale que ses collègues étrangers étaient heureux de l'aider dans sa tâche. La Nouvelle Géographie universelle est de

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ELISÉE RECLUS ET LES COLONISATIONS

ce fait très appréciée pour la qualité et l'actualité de l'information qu'on y trouve. Le géographe Reclus est à cette époque l'un des meilleurs connaisseurs des colonies françaises et anglaises.

Et le libertaire Reclus, comment voit-il le fait colonial ?

Logiquement, Reclus se doit d'être hostile à toute domination qu'elle qu'en soit la nature. Il est en effet un farouche défenseur du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ; aussi condamne-t-il la colonisation sans ambiguïté, du moins celle des colonies qu'il appelle «d'exploitation», c'est-à-dire les colonies où l'appropriation des terres et d'une façon plus générale l'ensemble des moyens de production se fait au profit de la population conquérante, très minoritaire, qui exploite le travail de la population indigène, comme le font les Britanniques aux Indes ou les Hollandais en Insulinde.

Comme d'autres libertaires, Reclus distingue en effet deux types de colonies : les colonies d'exploitation et les colonies de peuplement. Il y a au sein du mouvement anarchiste tout un courant favorable aux colonies de peuplement, c'est-à-dire à l'installation définitive de colons dans des régions faiblement peuplées, peu défrichées. Ces colons aideraient à la mise en valeur de terres fertiles que la population locale trop peu nombreuse aurait négligées jusqu'alors. Cette forme de colonisation représente pour ce courant anarchiste, mais aussi pour tout un courant d'opinion héritier du saint-simonisme, la maîtrise de l'homme sur la nature, la conquête du sol étant envisagée comme un des aspects du progrès, au même titre que la machine, le chemin de fer...

Pour les anarchistes, il ne s'agit absolument pas d'accaparer des milliers d'hectares, mais de donner à chaque colon un espace qu'il mettra en valeur lui-même sans exploiter la main-d'oeuvre indigène. Par ce biais, les anarchistes voient la possibilité de créer de toutes pièces une nouvelle société communautaire. En effet, ils pensent très sincèrement, et au fond très naïvement, qu'il est possible d'associer colons et indigènes d'une façon égalitaire dans une exploitation bénéfique du milieu naturel, en quelque sorte l'union du bon colon et du bon sauvage. (Rappelons que

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Reclus a lui-même tenté de mettre en pratique cette conception de la colonisation, lors d'un séjour qu'il fit en Nouvelle-Grenade, où il essaya de s'installer comme agriculteur.)

Ainsi, Reclus ne classe pas l'Algérie dans les colonisations de conquête, car le nombre élevé de colons qui travaillent la terre lui fait croire qu'il s'agit d'une colonie de peuplement.

Un cas ambigu : l'Algérie

Si Reclus dénonce les méfaits des colonisations anglaise et hollandaise, il est indiscutablement beaucoup plus indulgent avec la colonisation de l'Algérie, où la domination coloniale lui semble un fait acquis. C'est sans aucun doute à propos de l'Algérie que la position de Reclus est la plus contradictoire : libertaire, il ne peut pas ne pas soutenir la résistance de la population indigène à la conquête française, mais, partisan du progrès et de la mise en valeur de terres nouvelles, il ne peut que soutenir l'action des colons qui luttent et travaillent durement pour conquérir le sol, d'autant plus qu'au moment où il écrit, bon nombre de nouveaux colons sont, comme lui, d'anciens communards! Et cette contradiction, comme nous ahons le voir, Reclus n'arrivé pas à la résoudre.

Dans sa description de la conquête de l'Algérie, Reclus insiste ainsi sur les difficultés rencontrées du fait de la résistance des indigènes. Il présente même une carte du contrôle graduel du territoire et signale tous les foyers importants de résistance.. En vérité, il reconnaît que sur la presque totalité du territoire il y a opposition à l'envahisseur, ce qui nécessitela mise en place d'un contrôle militaire ; pourtant, Reclus ne fait aucun commentaire ! De même il se contente de signaler le massacre, à plusieurs reprises, de tout un village dont la: population à résisté avec acharnement à l'armée française, il énumère les massacres qui ont eu heu à Laghouat, à El Goléa, et les multiples révoltes des Kabyles, là aussi sans commentaire, ce qui est étonnant de la part de Reclus qui n'hésite généralement pas à porter un jugement moral lorsqu'il s'agit d'actions qu'il condamne.

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ELISEE RECLUS ET LES COLONISATIONS

Autre exemple, la prise de Constantine : Reclus fait un récit détaillé des difficultés de la conquête aggravées par la nature du site et l'exceptionnelle résistance de la population. Il publie deux plans de la ville : l'un qui la représente avant la conquête, l'autre telle qu'elle est après la conquête. Reclus insiste sur les grandes avenues qui ont été percées au travers des quartiers musulmans où la résistance avait été particulièrement forte, mais pas un mot sur le fait qu'elles permettent un contrôle plus aisé d'une population toujours prête à se soulever.

Comment interpréter son silence ? Est-il tenu par le contrat passé avec la maison Hachette qui spécifiait clairement qu'elle traitait avec le géographe et non avec l'anarchiste ? Ainsi dans les cas embarrassants, Reclus fournit le maximum d'informations et laisse le lecteur tirer la conclusion qui s'impose. Autre hypothèse, Reclus s'est-il laissé prendre au discours officiel? Dans le cas de Constantine, par exemple, celui-ci présente les grandes avenues nouvelles comme le signe évident du progrès puisqu'elles facilitent la circulation et permettent le développement de la salubrité et de l'hygiène dans des quartiers surpeuplés et refermés sur eux-mêmes. Pourtant, quand Reclus parle de l'accroissement rapide du nombre de voies ferrées en Oranie, il ne s'embarrasse guère des arguments officiels vantant l'amélioration des voies de communication comme un bienfait pour l'ensemble de la population, et il n'hésite pas à dire clairement qu'elles serviront au déplacement rapide des troupes en cas de troubles.

Alors, que penser? Comment Reclus peut-il raconter les multiples et permanents combats que se livrent Français et Algériens sans remettre en cause le bien-fondé de cette conquête ? Faut-il voir dans la fréquence des récits de combats le moyen indirect de montrer les difficultés de l'installation française, l'existence d'une solide résistance à l'envahisseur ? Compte tenu de la nature de son public, est-il contraint d'être muet sur un certain nombre de considérations ? Il est possible aussi que Reclus ait spontanément censuré son discours sur l'Algérie ; autocensure qu'il aurait pratiquée d'autant plus facilement que le nombre élevé de colons qui cultivaient la terre de leurs propres mains atténuait à ses yeux le scandale de la guerre

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de conquête ; un de ses gendres était même installé comme colon dans ce pays.

Cela a-t-il suffi pour convaincre Reclus de ne pas condamner publiquement la colonisation française en Afrique du Nord, alors qu'il ne s'en prive pas dans sa correspondance où, sans ambiguïté, il met sur le même plan les colonisations française, anglaise et hollandaise qui pratiquent « toutes trois le même pillage »?

Les bienfaits de la colonisation

Reclus voit dans la colonisation de l'Algérie une véritable conquête des terres nouvelles et il lui semble que, au moins au début, il n'y a pas eu spoliation de la population indigène, puisque les terres qui ont été attribuées aux colons étaient en friche. Lui, si prolixe habituellement sur le scandale que représente l'appropriation de terres par de grandes sociétés capitalistes, évoque rapidement le sujet, et ne s'étend guère plus sur les refoulements dans la montagne ou vers le Sud d'une bonne partie des paysans musulmans.

« Prise dans son ensemble, l'oeuvre de la nation conquérante, mélangée de bien et de mal et très complexe dans ses effets comme toutes lès oeuvres humaines, n'a pas eu pour résultante générale la diminution ou l'abaissement des indigènes. Sans doute s'est-il trouvé des hommes pour demander que la loi du talion historique soit appliquée aux Arabes et qu'ils soient refoulés dans le désert, comme ils refoulèrent jadis les Berbères vers les montagnes. En beaucoup d'endroits du Tell et aux alentours des villes ces "procédés de refoulement" ont même été mis en pratique de façon indirecte et légale, "par voie d'expropriation pour cause d'utilité publique " mais la plupart des Arabes sont encore en possession de leurs terres, et la part qui leur est restée serait largement suffisante pour les nourrir si elle appartenait aux cultivateurs eux-mêmes, et non à de grands chefs, vrais possesseurs sous le nom de la tribu 1. »

1. Nouvelle Géographie universelle, t. XI, p. 296. 60


ELISÉE RECLUS ET LÉS COLONISATIONS

Selon Reclus, il y aurait détournement de la propriété collective au profit du chef de la tribu. Mais alors pourquoi ne pas dire que cette opération s'est faite parfois avec l'appui des colonisateurs désireux de trouver des alliés sûrs dans la populationlocale ?

Reclus voit surtout dans les colons des individus courageux, acceptant de vivre une existence très pénible, faite de renoncement, risquant leur vie, mal adaptés au climat, contraints de vivre au milieu d'une population hostile, « affolée par des prédications fanatiques » ! On comprend mal que Reclus puisse réduire l'hostilité de la population musulmane à l'influence pernicieuse de la religion. C'est quand même aller un peu vite en besogne ! Naïvement, il imagine qUe l'énorme travail accompli par les colons forcera l'admiration des indigènes et les amènera à collaborer avec eux : « Ils [les colons] commençaient par la pioche l'ère de l'annexion réelle. »

En effet, au moment où Reclus parle de l'Algérie, de nombreux colons paient encore de leur vie la mise en valeur de cette terre nouvelle. Longtemps les taux de mortalité furent beaucoup plus élevés que les taux de natalité dans de nombreux villages peuplés d'Européens. La « conquête agricole » de l'Algérie n'a pas été facile, et Reclus le sait bien.

L'Algérie : une France africaine

Malgré tout, Reclus né veut pas croire que colons et indigènes soient inconciliables. Il pense sincèrement que l'Algérie est définitivement entrée dans l'histoire comme une terre appartenant légalement à la France, et il souhaite la mise en place d'une législation qui permette la fusion des deux composantes de la population, Français et Arabes, en une seule nation.

Cette union s'accomplit déjà spontanément :

« Il faut voir les Arabes et les colons français sur les lieux de marché discutant leurs ventes et leurs achats. On reconnaît biea alors qu'ils consti61

consti61


tuent la même pâte humaine avec les mêmes finesses, les mêmes ruses, et au fond la même bonhomie 2. »

Union sans doute bien fragile, puisque Reclus admet qu'elle résulte surtout de la désunion au sein de la population musulmane et repose sur les moyens rapides d'écraser toute révolte.

« Les musulmans des diverses races qui constituent le gros de la population sont trop séparés les uns des autres par les villes, les territoires de colonisation européenne et les voies ferrées pour qu'un soulèvement national, ou plutôt qu'une série de soulèvements locaux, puisse désormais rejeter dans la mer les envahisseurs français ! Arabes et Kabyles pourraient tout au plus servir d'alliés à tel parti en cas de dissensions civiles ou à tel envahisseur étranger en cas de grande guerre. Désormais, le danger menaçant directement la domination française ne viendra certainement pas des musulmans d'Afrique 3. »

Ainsi le manque d'unité de la population arabe, son,contrôle par un réseau urbain assez dense et par l'extension des territoires colonisés conduisent Reclus à envisager sereinement le développement de la colonisation française en Algérie.

Il est quand même surprenant de voir Reclus faire une analyse des conditions du maintien de l'ordre et du contrôle de la population !

Des procédés condamnables

Mais est-il vraiment aussi naïf? Ou ces petites phrases ne sont-elles là que pour rassurer l'éditeur ? Car, plus on avance dans son analyse de la situation coloniale de l'Algérie, plus Reclus se montre critique. Alors que dans un premier temps, il ne trouvait rien à redire à l'acquisition de terres par les Européens, voilà qu'il dénonce le fait qu'ils possèdent plus d'un

2. L'Homme et la Terre, t. V, p. 426.

3. lbid., t. V, p. 426-427.

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ELISÉE RECLUS ET LES COLONISATIONS

million d'hectares, achetés le plus souvent pour des sommes dérisoires, dans le Tell où se trouvent les sols les plus fertiles.

« Les ventes directes du domaine de l'Etat aux particuliers sont peu considérables, mais un grand mouvement d'affaires a lieu entre Européens et musulmans, et la plupart de ces opérations ont pour résultat d'accroître les propriétés dès colons aux dépens de celles des indigènes. Il n'est malheureusement pas douteux qu'en beaucoup de circonstances des spéculateurs profitent de l'ignorance des indigènes pour leur dérober des terres en gardant les formes de la légalité : d'après la loi française, que " nul n'est censé ignorer" mais que ne connaît point l'Arabe, tout copropriétaire d'un domaine collectif a le droit de faire prononcer la division. Des gens versés dans l'étude du code profitent de cette disposition pour ruiner à leur profit des tribus entières : après avoir trouvé le; moyen d'acquérir une part dans une propriété commune, ils réclament la division, puis entament contre leurs associés arabes un procès que ceux-ci ne peuvent soutenir, et le litige se termine à leur profit. Pour éviter de pareils abus ainsi que beaucoup d'autres qui proviennent de l'incertitude des titres de propriétés, il serait indispensable de recenser les terres arabes, de les délimiter ave précision, d'assurer à chaque douar, à chaque individu, la pleine possession des champs ou des pâtis qu'ils détiennent, de faire un cadastre analogue à celui qui çxiste déjà dans les communes de plein exercice, et qui couvraient en septembre 1882 une superficie de 1255 hectares. Dès 1873 ce travail de délimitation de là propriété indigène fut commencé ; mais à là fin dé 1876 il n'était achevé que pour un douar, comprenant une superficie de moins de 6 000 hectares. Douze après la promulgation de la loi, à la fin de 1884, 700 000 hectares, environ la vingtième partie du Tell, était définitivement reconnue. C'est-à-dire que pour terminer cette oeuvre plus de deux siècles seraient nécessaires.

« On étudie en ce moment une loi analogue à l'acte Torrens, en Australie, qui établirait l'état juridique de la propriété de manière à rendre le transfert aussi facile que celui de la monnaie, mais qui aura aussi comme conséquence indirecte d'aider à la constitution rapide des grands domaines. Il est toute une classe de la société algérienne qui trouve un intérêt direct à ce que les questions de propriété restent toujours embrouillées et que les titres soient difficiles à établir 1. »

4. Ibid., t. XI, p. 615-616.

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Le mécanisme de l'appropriation des terres est ici clairement analysé. La spoliation des indigènes est évidente ; la lenteur avec laquelle est mené le recensement des terres arabes montre que les colonisateurs n'ont nullement la volonté de les préserver.

Malgré tout, Reclus espère encore que la volonté des gouvernants imposera aux colons le respect de la propriété musulmane, en mettant fin au refoulement vers le sud des indigènes contraints de mettre en valeur les terres les moins fertiles, de faire paître leurs troupeaux sur des pâturages clairsemés. L'arrêt du refoulement entraînerait aussitôt la fin de la constitution d vastes domaines au profit de colons français. Cette espérance est d'autant plus vaine que le texte de Reclus démontre l'inévitable développement de l'appropriation privée de la terre en Algérie entre les mains de quelques-uns au détriment des tribus arabes qui vont inexorablement s'appauvrir.

De même, en géographe soucieux de la protection du milieu, Reclus s'insurge contreles trop nombreux incendies de forêts qui mettent les sols à nu et les exposent à l'érosion des pluies, d'autant plus active qu'il s'agit d'un milieu méditerranéen. Mais il rend responsable de cette destruction des sols tous les « Algériens », aussi bien les colons que les Arabes, et il nuance l'action négative des colons en énumérant les zones qu'ils ont entrepris de reboiser. Reclus chercherait-il à contrebalancer chaque méfait de la colonisation par un «bienfait», ce qui serait une;façon indirecte de justifier la colonisation de peuplement ?

Mais, Une fois encore, sa clairvoyance l'empêche d'être totalement dupe et il reconnaît que les incendies né sont pas allumés aux seules fins de défrichement, mais qu'ils servent aussi à éliminer les foyers de résistance puisque les résistants né peuvent plus se cacher dans la forêt.

Son honnêteté l'oblige-aussi à montrer l'inégale répartition des bienfaits de la colonisation. Ainsi, à propos de la scolarisation — sujet qui l'intéressait énormément, car l'enseignement pour tous était à ses yeux l'une des conditions nécessaires de l'égalité des citoyens — Reclus ne donne pas un chiffre global regroupant les Français et les musulmans, mais il dis64

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ELISEE RECLUS ET LES COLONISATIONS

tingue les deux groupes, ce qui fait apparaître le très faible nombre d'enfants musulmans scolarisés par rapport au nombre d'enfants français, bien que les premiers soient de loin les plus nombreux.

Statistique de l'instruction en Algérie en 1882

Elèves en territoire civil

Français 26 648 Garçons 12 555 Filles 14 093

Musulmans 3 172 Garçons 2814 Filles 358

Instruction secondaire

3 578 Européens 195 musulmans

Pour une même ville, il distingue les taux de mortalité dans les quartiers européens des taux de mortalité des quartiers indigènes, mais sans commentaire, alors qu'à propos des ghettos noirs aux Etats-Unis il n'hésite pas à dire pourquoi les taux de mortalité y sont beaucoup plus élevés que dans le reste de la ville.

Signalons aussi que Reclus ne partage pas l'idée fort répandue d'une société musulmane où les nomades arabes s'opposeraient aux sédentaires berbères. La situation ne lui, semble nullement aussi contrastée. Pour lui, cette vision simpliste et fausse entraînera des erreurs dans la conduite de l'ensemble de la population algérienne. De la même façon, il est très critique sur la manière dont les colonisateurs accentuent le particularisme kabyle afin de dissocier les Kabyles du reste de la population musulmane. Reclus reconnaît bien entendu l'existence d'une culture kabyle, et même une organisation économique et sociale originale ; cependant, il ne lui semble pas du tout évident que les colonisateurs aient intérêt à les renforcer, car cette politique risque de provoquer des effets directement opposés à ceux effectivement recherchés. Selon Reclus, grâce à la scolarisation plus développée en Kabylie que dans le reste de l'Algérie, et aux contacts fréquents que les Kabyles ont avec la population coloniale, ce groupe berbère peut prendre conscience plus tôt que d'autres de la force qu'il représente, de la situation de dépendance dans laquelle il se trouve, ce qui, à la longue, risque de donner naissance à un foyer d'hostilité.

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En vérité, les jugements contradictoires de Reclus à propos de la colonisation de l'Algérie illustrent bien la complexité du phénomène colonial. En dépit de sa sympathie pour les peuples qui luttent pour leur liberté, en dépit du respect qu'il éprouve pour ces hommes qui ont tenu tête aux colonisateur, en dépit des analyses politiques et psychologiques — nuancées et contradictoires — qu'il présente, Reclus n'attaque pas directement le principe même de la colonisation de peuplement, il accepte la domination coloniale française sur l'Algérie comme un fait inéluctable et acquis. Parmi les hommes « de gauche», il ne fut pas le seul. Ce qu'il critique finalement, c'est plus certaines méthodes coloniales particulièrement choquantes que la colonisation de peuplement en tant que telle, car elle représente pour lui une des modalités de la maîtrise de l'homme sur la terre.

Les colonies d'exploitation

Si Reclus n'a pas su ou n'a pas pu résoudre les contradictions nées de la colonisation de peuplement, il en va tout autrement pour les colonies d'exploitation : c'est une condamnation nette et sans appel de la part de ce géographe libertaire. D'ailleurs, il était loin d'être le seul à avoir cette position très critique sur le phénomène colonial. Ce n'est donc pas elle qui suffit à rendre aussi passionnante la lecture de Reclus sur ce sujet. On est ébahi en effet de l'évidente modernité des analyses géographiques de Reclus, qui justifie pleinement l'intérêt qu'on peut encore lui porter aujourd'hui.

Alors que la plupart des géographes de son époque s'intéressent à décrire les permanences, les genres de vie, Reclus, lui, s'attache essentiellement à montrer les changements provoqués, par la colonisation sur les populations indigènes, et l'organisation de leurs espaces.

A l'inverse de la majorité de ses contemporains, Reclus a compris que les populations colonisées, même très éloignées de l'Europe du NordOuest, ne vivent plus refermées sur elle-même, en circuit fermé, en auto66

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ELISEE RECLUS ET LES COLONISATIONS

subsistance. Au contraire, il insiste beaucoup sur les multiples contacts qui existent entre colonisateurs et colonisés, sur les effets contradictoires nés du choc des civilisations, sur la pénétration brutale de la révolution industrielle dans un univers artisanal, sur le développement du commerce international qui s'accompagne aussi d'échanges culturels.

En fait, Reclus a une vision dialectique du phénomène colonial. S'il en dénonce les effets négatifs : pillage de l'économie, déstructuration des sociétés indigènes, multiplication des famines, etc., il sait aussi tenucompte des aspects positifs : instruction dispensée à un plus grand nombre, disparition progressive d'un certain nombre de coutumes «barbares» comme l'infanticide des filles, progrès sanitaires, etc.

Par sa maîtrise des raisonnements géographiques, Reclus réussit à présenter au lecteur une analyse claire et nuancée d'un monde en plein bouleversement. Ses qualités de géographe jointes à ses convictions politiques lui permettent de comprendre, sans avoir aucune expérience du pouvoir, comment les états-majors militaires, politiques et industriels ont réussi a conquérir le monde. Il sait analyser les tactiques et les stratégies des colonisateurs grâce à son étonnant talent de géographe.

La mise en place des forces du pouvoir politique colonial : le contrôle de l'espace

La grande caractéristique des colonies d'exploitation réside dans la faible importance numérique des colons par rapport à la population indigène, et Reclus explique comment un effectif aussi réduit peut dominer un espace souvent très grand. Dans le. cas de l'Inde, Reclus explique la façon dont les Anglais ont réussi, avec si peu d'hommes, à dominer deux cents millions d'individus dans un pays grand comme douze fois la Grande-Bretagne. Il localise les voies de chemin de fer et les villes importantes car il estime que quelques troupes bien concentrées aux endroits stratégiques sont plus efficaces grâce aux chemins de fer qu'une grande

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armée disséminée sur l'ensemble du territoire. Il fait ainsi une étude détaillée des dispositifs stratégiques permettant aux soldats anglais d'intervenir rapidement à partir de certaines bases choisies en fonction du terrain, de la situation politique et sociale de la région et des intérêts économiques de la puissance coloniale.

Ainsi les ports furent d'abord considérés comme des points stratégiques puisque toute l'activité de la Compagnie des Indes était tournée vers l'extérieur, mais, par la suite, la conquête de la péninsule a nécessité le déplacement vers l'intérieur des forces du pouvoir politique, soit pour tenir en respect et prévenir toute révolte de certaines populations considérées comme particulièrement rebelles, soit pour prévenir toute attaque extérieure.

« L'important pour eux [les Anglais] consiste à rendre leur position stratégique absolument parfaite. [...] Les points vitaux sont occupés et le réseau des routes et des voies ferrées, accru chaque année, permet de répartir à volonté les éléments de la force souveraine. [...] Au XVIIIe siècle, Madras et Bombay étaient encore tout extérieurs : ils avaient à desservir en premier lieu le mouvement commercial avec l'Europe, mais là cohésion de l'ensemble exigeait que la force se reportât vers l'intérieur et les puissances militaires gravitaient naturellement Vers Delhi, la cité qui domine à la fois les deux versants de l'Indus et de la Ganga 5. »

Ainsi, la création de nouvelles villes par les Anglais et le développement de petites villes qui existaient déjà né sont nullement le fait du hasard.

Reclus explique aussi comment les forces armées ont été réorganisées à la suite de la révolté des cipayes : malgré le renforcement du nombre des soldats britanniques, les soldats indiens restent les plus nombreux. Seulement :

« Toutes les précautions ont été prises pour que la supériorité matérielle, provenant d'une organisation plus compacte, appartienne aux troupes

5. Nouvelle Géographie Universelle, t VIII. 68


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européennes. [...] Les régiments indigènes, auxquels on n'a prudemment laissé qu'une faible artillerie, sont divisés en trois corps d'armée, différents par l'organisation, l'origine et même la langue de la plupart des soldats. [...] Ainsi les trois corps n'ont entre eux aucun lien de nationalité, de langue, de patriotisme, et les castes qui les composent sont groupées de manière à s'équilibrer et à se neutraliser en cas de dissensions intestines 6. ».

Il est d'autant plus important de citer longuement Reclus que ce genre d'analyse disparaîtra pour longtemps des ouvrages de géographie publiés en France. Ainsi, dans le volume consacré à l'Inde de la Géographie universelle dirigée par Vidal de La Blache, l'auteur, J. Sion, parle effectivement des forces armées, mais uniquement à propos du développement des communications réalisé pour faciliter leurs déplacements, et il ne dit mot de leur composition.

La minorité privilégiée indigène, auxiliaire indispensable de la colonisation

On sait aujourd'hui que, si la conquête de l'Inde a pu se faire avec seulement quelques milliers de soldats, c'est grâce à l'appui que les Anglais trouvèrent auprès de notables indiens qui ont vu dans la colonisation une nouvelle possibilité de s'enrichir. Ces notables, les zamindars, étaient pour la plupart des percepteurs d'impôts qui prélevaient une partie de la récolte des villages, en principe, pour le compte du souverain ; là propriété des terres était collective. En revanche, les Anglais ont considéré les zamindars comme propriétaires de la terre des villages sur lesquels ils étaient chargés de percevoir l'impôt. Les zàmindars sont donc devenus les plus chauds partisans de cette domination coloniale qui les avantageait tant.

Elisée Reclus analyse clairement le rôle de ces privilégiés :

« Les pays les plus fertiles, du moins dans les bassins du Gange et du Brahmapoutra, sont précisément ceux dont la population vit dans la plus abjecte misère. Les taloukdar de l'Aoudh, les zamindar du Behar et du

6. Ibid., t. VIII, p. 704.

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Bengale, les planteurs de TAssam se sont partagé la contrée, favorisés par le gouvernement anglais, qui se compose lui-même de landlords, possesseurs d'immenses domaines : c'est ainsi qu'une grande partie de l'Inde a été changée en une " autre Irlande ". [...] Ainsi la classe des riches propriétaires, hindous ou musulmans, se tient-elle pour solidaire des maîtres britanniques, auxquels elle doit son pouvoir et la rentrée régulière de ses revenus.

« Parmi ces zamindar, il en est, comme le radjah de Bardwan, dont le domaine rapporte en fermages jusqu'à 10 millions de francs par année; mais, au-dessous de lui, que d'agents qui ont encore à prélever leur fortune sur le travail des misérables rayots ! Et que de haines entre la foule des laboureurs, esclaves de fait, quoique libres en droit, et les intermédiaires qui les oppriment 7 ! »

Situation similaire à Java où Reclus décrit la façon dont les Hollandais utilisent les descendants des familles princières pour assurer leur domination. Mais pour Reclus, toute situation est complexe. C'est pourquoi il perçoit la contradiction dans laquelle se trouve la minorité privilégiée. En effet,- aux Indes par exemple, les Anglais'ont protégé le développement de la propriété privée et renforcé le pouvoir des brahmanes au-dessus de toutes les autres castes. Une partie de la puissance des Anglais repose donc sur la division en castes de la société hindoue.

Mais l'instauration de la propriété privée déstabilise le système des castes. En effet, les Hindous acceptaient qu'il y ait des castes supérieures parce que celles-ci avaient, en contrepartie, un rôle et des responsabilités clairement définies face aux autres castes. Désormais, comme la minorité privilégiée est de moins en moins insérée dans la vie traditionnelle indienne, dans la communauté villageoise, il .'est tout à fait possible que certaines castes se rebellent et ne supportent plus cette division encore plus inégalitaire de la société hindoue. D'autant plus que l'abolition de l'esclavage et de la vente des hommes avec le sol ■— ce que Reclus met indiscutablement à l'actif de la colonisation — a pour conséquence de « relever les plus misérables des Hindous, et de les faire naître au sentiment du droit ».

7. Ibid., t. VIII, p. 652-653. 70


ELISEE RECLUS ET LES COLONISATIONS

Par ailleurs, la présence anglaise a conduit les Indiens à acquérir le « sens de l'unité nationale » ;

«Pour la première fois dans l'histoire du pays, les enfants ont appris à considérer comme leur patrie l'immense territoire qui s'étend des Himalaya au cap Comorin et comme leurs compatriotes les millions d'êtres qui l'habitent. Certes, un pareil changement est d'une importance capitale [...] et, quoiqu'ils ne puissent encore songer à la conquête de leur autonomie collective, c'est un fait très important que leur imagination puisse se porter déjà sur le rêve de " l'Inde aux Hindous" 8 ! »

Reclus pressent déjà que le mouvement nationaliste sera l'élément moteur des luttes de libération des peuples opprimés.

L'agriculture dans les pays colonisés

Les autorités coloniales ont longtemps insisté sur la croissance économique qui suit la colonisation, et cette croissance est explicitement considérée comme signe de progrès. Les courbes sont ascendantes : augmentation de la production agricole,, augmentation des rendements, des surfaces cultivées, etc.

Reclus ne néglige nullement cet aspect de la géographie économique et décrit les progrès de la productivité agricole dans les pays colonisés, l'élévation des rendements qui est indiscutable, grâce à l'introduction d'un matériel perfectionné, mécanisé, ou par la mise en place de nouvelles façons culturales. Mais, alors que les géographes se sont souvent arrêtés aux chiffres fournis par les statistiques et constatent les progrès réalisés, Reclus ne se contente pas de ces résultats et pose deux questions essentielles :

— Que traduit cette nouvelle mise en valeur ?

— Quels sont ses effets sur l'ensemble de la population?

8. L'Homme et la Terre, t. VI, p. 52.

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ELISEE RECLUS ET LES COLONISATIONS

L'augmentation de la production agricole ne concerne que les cultures d'exportation, et Reclus insiste beaucoup sur les conséquences de ce choix pour la population. Très judicieusement, il décrit comment les différentes activités agricoles sont en train de perdre leur caractère traditionnel. En effet, il lui semble erroné de distinguer deux secteurs agricoles, l'un traditionnel, l'autre colonial, car même dans le secteur indigène la part des cultures vivrières a considérablement diminué au profit des cultures d'exportation.

C'est ainsi qu'il voit la monoculture, facilitée par la grande propriété, connaître une extension étonnante, réaliser des progrès dans le domaine des rendements et de la productivité, mais entraîner aussi l'appauvrissement des sols et fragiliser la situation économique de la population à la merci d'une chute des cours, comme le café au Brésil :

«La récolte totale a notablement augmenté dans les dernières années, malgré l'abolition de l'esclavage. L'accroissement des récoltes se fait presque en entier au profit des grands propriétaires : la petite culture n'a qu'une très faible part dans cette production. Dans la région des "terres rouges" de Sâo Paulo, on peut traverser des propriétés de dix mille et de vingt mille hectares, et telle importante station de voie ferrée n'a été fondée que pour desservir une seule plantation. Une caféterie, appartenant en un seul tenant à une compagnie financière, qui dispose d'un capital évalué, à 8 500 contos — 10 millions de francs au cours de 1893 —, comprend, d'après le rapport officiel, environ six millions de pieds, et emploie 4 200 personnes, presque toutes d'origine italienne, réparties en 26 villages et hameaux ; dans les bonnes années, les plants de la fazenda peuvent donner jusqu'à 6 000 tonnes de café. Certes, l'industrie du café au Brésil, et notamment dans l'Etat de Sâo Patuo, où l'on compte plus d'un rnilhard de plants, est une merveille de l'agriculture et fait l'étonnement des économistes; mais on peut se demander, sans parti pris contré le régime de la grande propriété, s'il n'y a pas danger à sacrifier toutes les productions à une seule, tant fructueuse qu'elle soit : la population, rapidement croissante, se trouverait exposée à un appauvrissement soudain si quelque phénomène économique ou un désastre naturel venait à tarir tout à coup la source de cette étonnante richesse 9. »

9. Nouvelle Géographie universelle, t. XIX, p. 456.

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ELISEE RECLUS ET LES COLONISATIONS

Pour ce géographe anarchiste, le régime de la propriété est l'un des principaux révélateurs de l'équilibre ou du déséquilibre d'une situation agricole donnée. C'est pourquoi, dans toutes ses études régionales, Reclus accompagne l'analyse des productions agricoles d'une étude du régime de la propriété. Régulièrement, Reclus attaque violemment le régime des grandes propriétés, dont il a noté au cours de ses voyages, surtout en Amérique latine, la sous-exploitation, alors que la majorité des paysans est condamnée à vivre misérablement sur des lopins minuscules. Il compare les propriétaires à de grands féodaux tenant leurs paysans à leur merci par les dettes que ceux-ci ont contractées auprès de leurs maîtres et bien trop pauvres pour pouvoir les rembourser un jour.

«L'Ecuador, pays d'anciennes traditions espagnoles et aristocratiques, c'est aussi un pays de grande propriété. Un seigneur possède toute la montagne de Cayambe, avec le Sara-Urcù, les plaines et les vallées intermédiaires. Un autre possède l'Antisanâ, avec les fermes et les parcs à bétail de toute la région, et du côté de l'Amazone son domaine n'a pas de limites : "La terre est à lui aussi loin qu'on peut aller vers l'orient." Il en résulte que le gros de la population se compose de serviteurs, presque d'esclaves, gens toujours endettés, dont la situation lamentable est légalement déguisée sous le nom de concertados — par corruption conciertos —,- comme si leur misère était l'effet d'un libre contrat 10. »

« Mais dans l'Angola du Nord et du Centre les Vastes propriétés sont gérées à peu près comme elles l'étaient au temps de la servitude des nègres : dans la plupart des plantations ce sont même des contratados, "engagés" temporairement attachés à la glèbe, qui travaillent sous la direction de contre-maîtres portugais. L'esclavage est aboli, mais non la pratique des engagements à long terme ; on recrute même des nègres pour les envoyer aux plantations de Sâo-Thomé pendant une période de deux ou cinq années. D'ailleurs, la plupart des travailleurs employés sur les grands domaines sont teÉement endettés envers leurs maîtres qu'ils ne peuvent espérer d'être vraiment libres un jour. Les salaires sont minimes et la monnaie qui sert à payer les nègres est moindre en valeur que celle des Blancs : les reis fracos que connaît le Noir représentent seulement les trois cinquièmes des reis fortes du cours légal. [...]

10. îbid., t. XVIII, p. 478.

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« Le funeste héritage laissé par les institutions servîtes est le régime de la grande propriété. Presque tous les domaines des planteurs sont de très vaste étendue, comprenant des centaines et même des miniers d'hectares. Ce n'est pas tout : il est rare, et dans certains districts sans exemple, que le propriétaire réside avec sa famille sur sa plantation "11. »

L'extension des productions est aussi due au fait qu'un grand nombre de paysans se trouvent contraints de vendre une partie de leur récolte de céréales pour payer l'impôt, le propriétaire ou l'usurier.

« Le fisc exigeant l'impôt non de l'ensemble du village, mais du villageois comme individu, celui-ci doit s'ingénier personnellement pour gagner les annas et les roupies qu'il lui faudra verser dans les mains de l'exacteur 12. »

La déstructuration des sociétés

Reclus dénonce la destruction par la colonisation des structures agraires traditionnelles, avec l'appui d'une minorité privilégiée devenue propriétaire de la terre, alors que jusque-là les membres de la classe dirigeante avaient seulement le droit de prélever l'impôt. Il démontre avec pertinence comment, par la colonisation, les paysans sont passés d'une situation où existait une réelle cohésion sociale et un sentiment de solidarité à une situation toute nouvelle où l'appropriation des moyens de production entre les mains d'une minorité autochtone entraîne l'appauvrissement, voire l'asservissement, du plus grand nombre, et la disparition de la prise en charge des uns par l'ensemble du goupe social.

« La conséquence normale de la désintégration des communes devrait être l'attribution de la terre à chacun des anciens participants, mais les gens des castes inférieures n'ont point reçu le lopin qui eut dû leur revenir de droit : libres en principe, ils sont maintenant de simples esclaves asservis

11. Ibid., t. XIII, p. 399.

12. L'Homme et la Terre, t. V, p. 70.

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ELISÉE RECLUS ET LES COLONISATIONS

au salariat, sans les garanties que leur accordait autrefois la solidarité sociale entre les membres de la communauté. Quant aux sourdis, représentants hindous de la classe bourgeoise, ils sont devenus les seuls propriétaires : ils ont fait, comme la bourgeoisie française, leur révolution de 8913. »

En lisant Reclus, on sent son indignation devant l'injustice, l'exploitation, la misère qui touchent les paysans. Qu'il parle de l'Iran, de l'Inde, de l'Indonésie, de l'Amérique latine, on retrouve la même dénonciation du fisc, des salaires misérables du travail forcé, des prélèvements iniques faits sur les récoltes, du scandale des usuriers. Il dénonce l'extrême pauvreté plus souvent à l'origine des famines que les calamités naturelles. Il signale d'ailleurs des famines qui ont parfois lieu dans des régions très fertiles aux Antilles, en Indonésie, à La Réunion, au Chili... Mais il y a encore plus insidieux que la famine : la disette, l'insuffisance quotidienne de nourriture, et Reclus expose les conséquences dramatiques qu'entraîne la malnutrition chronique : faible défense devant la maladie, ravages lors des épidémies, faible productivité des travailleurs...

« La famine sévit fréquemment dans les provinces occidentales, enlevant des centaines de mille, même des millions de victimes, réduisant à l'état de squelettes la moitié des misérables qui restent en vie. On se plaint alors de la mousson qui n'a pas apporté les pluies régulières sur lesquelles on comptait. Mais, si le rayot, pourtant merveilleusement sobre, habile à vivre de rien, finit par succomber, c'est que les réserves publiques sont absolument nulles et que l'on a tari les fonds sur lesquels on pouvait prélever les 15 ou 20 centimes nécessaires à l'entretien de chaque existence humaine. Cependant, que l'année soit bonne ou mauvaise, on " boucle " toujours le budget, on trouve invariablement les 500 000 millions de francs qu'exige le paiement des fonctionnaires. »

« Les famines fréquentes aux Indes sont dues moins au manque éventuel de pluies qu'à la dépendance absolue du malheureux rayot. [...] Le riz qui pourrait servir à sa nourriture est ensaché par lui-même et empilé dans

13. Ibid., t. V, p. 70-72. .

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lés trains de marchandises pour les brasseries de bière et les meuneries d'Europe, on spécule même sur sa misère pour diminuer chaque année son maigre salaire".»

Famines et disettes ne sont donc pas systématiquement à mettre sur le compte des catastrophes naturelles, mais résultent aussi du développement d'une économie de marché. Que nous sommes loin d'un discours déterministe ! Rappelons simplement pour mémoire qu'un géographe aussi célèbre que Vidal de La Blache ne dira pas un mot des famines dans le chapitre des Principes de géographie humaine (1921) qui est consacré aux régimes alimentaires. En revanche, Reclus se donne même le mal de cartographier l'extension d'une famine qui touche l'Orissa et le Bihar en Inde, carte qui ne devait guère être facile à réaliser si l'on songe aux difficultés rencontrées pour réunir la documentation nécessaire.

La démographie dans les colonies

La forte croissance démographique des pays du tiers monde est un phénomène récent et de ce fait largement postérieure à l'époque de Reclus. Toutefois, on doit à sa perspicacité et à la qualité de son information une étude particulièrement précise du comportement démographique des populations colonisées.

Reclus distingue deux phases dans le mouvement démographique qui touche les populations indigènes- : la première correspond à un accroissement du taux de mortalité provoqué par l'absence d'immunité aux maladies importées par les Européens, par l'extension du travail forcé donc des cultures d'exploitation et par son corollaire la diminution des cultures vivrières, qui entraîne inexorablement une dégradation du régime alimentaire de la population indigène. Mal nourrie, exploitée, fatiguée, celle-ci se défend mal devant les épidémies et dans les périodes de famine.

14. Ibid., t. VI, p. 305-306. 76


ELISÉE RECLUS ET LES COLONISATIONS

Inversement, la seconde phase correspond à une réduction du taux de mortalité. En effet, l'extension du réseau de voies de communication plus rapides permet aux autorités coloniales d'intervenir vite et efficacement sur les lieux où sévit la famine, pour des raisons humanitaires évidentes, et dans le souci d'éviter des révoltes populaires. Mais Reclus est l'un des tout premiers à comprendre et pressentir la raison fondamentale de la chute probable des taux de natalité. En effet, il a réalisé beaucoup plus vite que d'autres que la multiplication des échanges internationaux nécessite impérativement une organisation sanitaire capable d'enrayer rapidement les épidémies fréquentes dans les pays colonisés, afin de limiter les risques de propagation dans les pays colonisateurs.

«Encore plus riche de résultats sera la révolution de l'hygiène qui s'opère maintenant dans tous les Etats policés du monde et même en certaines contrées barbares notamment [...] sur les grandes routes où l'on arrête les contagions mondiales telles que le choléra, la fièvre jaune et la peste. Les changements sont de tout premier ordre parce qu'ils s'appliquent directement à l'ensemble de l'humanité, comme si elle constituait un immense individu. Le grand souci de l'hygiène universelle se fait maintenant en dépit des frontières, des séparations officielles entre les hommes. Au point de vue de la répression des épidémies, la science ne distingue point l'indigène de l'étranger. [...] Mais la grande source des maladies, on le sait, est de celles que l'on veut tenir ouvertes : c'est l'inégalité sociale 15. »

Reclus a donc déjà perçu la raison principale qui a justifié une politique sanitaire : la crainte de la contagion. Et pour enrayer les épidémies, il faut soigner, vacciner indistinctement colons pu marchands, et indigènes.

Reclus note évidemment la disparition des activités artisanales qui existaient avant la colonisation, afin que leurs productions ne concurrencent pas les produits importés de la métropole, et il n'est pas question de partager avec une production locale un marché déjà étroit. C'est pourquoi les industries textiles de l'Inde autrefois florissantes, ont périclité :

15. L'homme et la terre, t. VI, p. 471.

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« Autour de chaque fort, les compagnies des Indes avaient établi dès centaines, ou même des milliers de tisserands, qui leur fournissaient des tissus pour l'exportation. Le prodigieux développement de l'industrie textile dans le Lancashire et le Yorkshire a changé les rôles et c'est l'Angleterre qui exporte maintenant les cotonades dans l'Hindoustan, surtout en étoffes grossières : on évalue aux deux cinquièmes de la consommation les " indiennes " que la péninsule achète aux fabricants de Manchester 16. »

La modernité des analyses du phénomène colonial par Reclus justifie amplement l'intérêt que nous lui portons aujourd'hui, d'autant plus qu'après lui le champ de ce qui est « géographique », de moins tel que le conçoivent les géographes universitaires français, sera beaucoup plus restreint. Nombre de thèmes abordés par Reclus vont disparaître après lui des ouvrages de géographie pour une durée de cinquante ans.

Par ailleurs, Reclus est un géographe libertaire, c'est-à-dire qu'il n'abandonne jamais .sa vision critique, du développement de la conquête coloniale, une des formes de l'impérialisme. C'est pourquoi il n'omet jamais de souligner l'exploitation et l'oppression des populations colonisées. Mais Reclus va encore plus loin grâce à ses convictions anarchistes qui le conduisent à dénoncer les forces réelles, précises, concrètes qui oppriment les populations les plus pauvres, et c'est ainsi qu'il accuse les minorités privilégiées indigènes d'être les relais de l'oppression coloniale, d'être l'allié des colonisateurs. Voilà, je crois, l'apport le plus positif du libertaire au géographe : jamais Reclus ne néglige de décrire avec précision la hiérarchie des oppressions.

S'il y a eu ambiguïté dans le discours de Reclus sur la question coloniale à propos de l'Algérie, c'est sans nul doute à cause du nombre élevé des petits colons qui effectivement travaillaient durement de leurs mains. Pourtant, à la fin de sa. vie, Reclus condamne aussi cette forme de coloni16.

coloni16. Géographie universelle, t. VIII, p. 654. 78


ELISÉE RECLUS ET LES COLONISATIONS

sation, conscient de la multiplicité des injustices commises par les Français au détriment de la population indigène. Reclus a perdu ses illusions sur les colonisations de peuplement. Très lucidement, il écrit :

«Si jamais le panislamisme devait, de l'Inde à l'Adriatique et du Nil à l'Atlantique, se dresser devant l'Européen, cela serait un épisode de la guerre éternelle de l'exploité contre l'exploiteur, et non celle du mahométan contre le roumi 17. »

Béatrice GIBLIN

17. L'Homme et la Terre, t. V, p.. 427.


De la géographie physique à la géopolitique :

Elisée Reclus et l'Asie orientale

Pierre Gentelle

Dans la partie de son oeuvre qui concerne l'Asie orientale, en particulier la Chine et le Japon, E. Reclus propose des interprétations globales qu'il appelle «considérations générales », tel. le chapitre premier de son Asie orientale de 1882. Comme le veut le genre, à l'époque, Reclus n'hésite pas à mêler hypothèses, suggestions, sentiments personnels : là notion d' « objectivité scientifique » qui a envahi les publications de géographie depuis quelques lustres lui est évidemment étrangère. Il dit nettement, avec naïveté parfois, ce qu'il pense. L'avantage de cette manière de faire est que les biais idéologiques apparaissent en toute clarté, tandis qu'aujourd'hui les textes publiés dissimulent de plus en plus sournoisement, dans un discours qui s'affadit, ce que pense l'auteur du sujet qu'il traite.

Le recensement des thèmes abordés, tant dans L'Asie orientale que dans les chapitres de L'Homme et la TerreJ où il traite de cette partie du monde, montre que l'oeuvre d'Elisée Reclus appartient dans son entier à ce qu'on

1. Dans ce texte, les oeuvres d'E. Reclus auxquelles il est fait référence, sont notées : A.O. pour L'Asie orientale de 1882, H.E.T., suivi du tome et de la page pour L'Homme et la Terre de 1906-1908.

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DE LA GEOGRAPHIE PHYSIQUE A LA GÉOPOLITIQUE

appellerait, si l'on n'avait ici ou là peur du terme; géographie politique. Reclus ne craint pas d'aborder les problèmes brûlants de son époque, et de prendre position, quand besoin est, sans équivoque (si ce n'est sans contradiction). C'est pourquoi j'ai lu ses ouvrages autant en citoyen qu'en géographe; c'est pourquoi j'aimerais en rendre compte aussi en citoyen autant qu'en géographe, d'autant plus que, de nos jours, il paraît plus facile de définir ce qu'est le premier que d'essayer de trouver les raisons d'être du second.

La « coupure » Orient-Occident, la nature et le climat...

Reclus commence son oeuvre en géographe comparatiste. Ses considérations générales sur l'Asie orientale s'ouvrent sur la notion de « monde à part », et sur celle d' « opposition à l'Ancien Monde » (le nôtre, donc...). L'expression Extrême-Orient, critiquée aujourd'hui pour ses constatations naïvement européo-centristes, lui paraît avoir été appliquée à bon droit à l'ensemble Chine, Japon, Indochine, Philippines, îles de la Sonde. Les observations des masses continentales, moins déliées à l'est qu'à l'ouest, lui permettent d'affirmer, comme tous les géographes de l'époque, que « la haute civilisation à laquelle le peuple chinois s'est élevé ne s'explique pas par la richesse de son territoire en articulations extérieures». Nous voyons poindre là un des grands thèmes sous-jacents à la pensée géographique de notre temps : la «civilisation occidentale», héritière de ï'« Ancien Monde», est liée étroitement au commerce et aux échanges que permet (que détermine ?) la découpure des rivages et le semis des îles. Ce sont les obstacles naturels fréquents qui auraient permis aux peuples d'Europe d'éviter une centralisation politique précoce, de maintenir leur initiative, et de devenir les « instructeurs des autres races » (A.O., 11). Mao Zedong, il y a quelques années, se plaignait que la Chine n'ait pas connu le morcellement européen, ce qui aurait facilité, disait-il, son développement économique. Reclus va plus loin. Pour lui, le morcellement physique de l'Europe aurait imposé la naissance et le développement de civili81

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sations spéciales « avant que pût se former une culture supérieure à laquelle ont collaboré toutes les nations européennes». La Chine est différente, dit Reclus. Son privilège était jadis de «posséder le plus vaste territoire de culture qui existât en un seul tenant sous un climat tempéré », d'où, de proche en proche, la civilisation de tous les espaces voisins a pu s'étendre jusqu'à des espaces tropicaux.

Reclus est conscient cependant de ce que peuvent avoir d'inexact, d'un point de vue historique, les considérations qu'il développe. La coupure Orient/Occident, qui lui paraît fondamentale, lui paraît récente, aussi. Il sait, par les travaux très érudits des grands « orientalistes » du XIXe siècle, comme par ceux des jésuites en Chine dès le XVIIe siècle, que, « dans l'Antiquité préhistorique, les ancêtres des Chinois, des Hindous, des Chaldéens, des Arabes, durent être voisins les uns des autres et se trouver en relations fréquentes, puisque ces divers peuples ont hérité des mêmes conceptions astronomiques [...] jusque dans les détails».

Le grand thème delà coupure mythique entre l'Est est l'Ouest, après une période de contacts et d'échanges fructueux et constants, n'a cessé de préoccuper les esprits. Curieusement, il a repris de l'actualité depuis les grandes découvertes archéologiques faites dans les années quarante et cinquante en Asie russe à la suite de Tolstov (civilisations néolithiques et de l'âge du bronze en Asie centrale). La problématique générale du mouvement des relations a changé ; mais les recherches sur la cause prétendue de la «rupture» entre l'Est et l'Ouest sont encore une préoccupation majeure des travaux paléo-géographiques actuels. Cette cause, Elisée Reclus la nomme en 1882 sans hésitation, dans un style qui appelle la citation :

«Ces rapports de voisinage, expliquant une civilisation commune, ne peuvent avoir eu lieu qu'à une époque de plus grande humidité dans l'Ancien Monde,quand les régions actuellement desséchées et désertes de l'Asie centrale permettaient aux populations des versants opposés de se rapprocher davantage ; alors le bassin du Tarim, qu'assiègent maintenant les sables et dont les oasis ne renferment qu'une faible population, appartenait encore au monde aryen et la civilisation de ses habitants se ratta82

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chait à celle de l'Inde. Depuis que les nations groupées sur les deux pentes du Pamir ont dû descendre plus avant dans les plaines, laissant s'élargir entre elles les zones désertes et les steppes que traversent seulement les pasteurs, les foyers de civilisation se sont écartés : le centre vital de la Chine s'est graduellement rapproché du Pacifique, tandis qu'un mouvement analogue s'accomplissait en sens inverse vers l'occident de la Babylonie, vers l'Asie Mineure et la Grèce. L'isolement se fît des deux côtés, et, pendant de longs siècles, nulles relations de commerce, nuls échanges d'idées ne purent avoir lieu du versant oriental au versant méditerranéen du continent. Seulement de lointaines rumeurs apprenaient aux populations des deux extrémités de l'Ancien Monde que d'autres nations habitaient par-delà les fleuves et les lacs, les plateaux, les montagnes, les forêts et les déserts, et l'imagination transformait les hommes de ces pays si éloignés en monstres bizarres ou terribles. Les deux civilisations se développaient des deux côtés du continent, sans se connaître, sans avoir d'influence réciproque, suivant des évolutions parallèles et pourtant aussi distinctes l'une de l'autre que si elles étaient nées sur deux planètes différentes. »

Le dessèchement de l'Asie aux époques proto-historiques est une idée qui court son chemin tout au long dé la fin du XIXe siècle, pour aboutir aux thèses extrêmes et simplificatrices du début de notre siècle, où le « déterminisme » géographique trouvera là un aliment de choix. Il faudra des études récentes, utilisant des moyens de datation modernes, pour que la systématisation abusive des « changements climatiques » au cours des dix derniers millénaires se mue en une problématique multidisciplinaire qui réunit un faisceau d'hypothèses concernant les oscillations du climat, les variations de l'hydrographie, l'intervention sur la nature des premières sociétés agricoles et pastorales, et les conséquences multiformes qui en dérivent.

Maint archéologue trouverait aujourd'hui bien naïve cette idée que « aux premiers temps de l'histoire, c'étaient des Aryens, des Indo-Européens qui peuplaient les vallées de l'est et de l'ouest [du Pamir] ainsi que les plaines sous-jacentes » (H.E.T., III, 7). Les fouilles effectuées dans ces régions depuis soixante ans ont largement fait reculer dans le temps les « premiers

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temps de l'histoire », même si, nul ne croyant plus que les Aryens furent les premiers habitants de la région, chacun se garde bien, en l'absence de faits indubitables, de dire qui ils étaient. En revanche, l'idée que, «de l'ouest à l'est, des vallées affluentes de l'Oxus à celles du Tarim, les voyageurs purent toujours se risquer de l'un à Fautre versant pendant la saison favorable» sort renforcée de l'examen de plus en plus détaillé des restes matériels que nous ont laissés ces «civilisations» locales disparues. Il faut, là encore, vieillir un peu plus les données dont disposait Reclus et faire vraisemblablement remonter au moins au néolithique des contacts que les explorateurs du début du siècle (Hedin, von Le Coq, Grünwedel, etc.) avaient fermement établis pour les premiers siècles de notre ère.

Mais la grande affaire de Reclus, qu'il voulait fonder dans la pratique, ce qui signifie, pour un géographe, repérer sur le sol, c'était de désigner l'endroit où se serait produite la « coupure » entre l'Est et l'Ouest. Cet endroit, c'est l'Asie centrale. Voyageurs et explorateurs viennent juste de redécouvrir, entre Î850 et 1900, après des siècles d'ignorance, les traces du passage abandonné entre l'Est et l'Ouest. On s'attendrait à trouver chez Reclus de longs développements destinés à marquer en quoi précisément consistait la coupure ; ils n'y sont pas. En réalité, paradoxalement, on vient de le voir, les pages que Reclus écrit sur l'Asie centrale sont beaucoup plus tendues vers la démonstration de la permanence des contacts que vers la recherche de la preuve des ruptures. De nos jours, il semble bien que, contrairement à ses intentions peut-être, sa démarche soit fondamentalement bonne : les modernes tendent à expliquer le développement des différentes aires culturelles à la fois par l'enracinement indestructible dans un milieu bien défini et par l'échange constant de techniques, d'idées, de marchandises rares avec les autres aires culturelles. La théorie du « diffusionnisme» à partir d'un centre, ou de quelques rares centres mondiaux, dévient de moins en moins soutenable, au fur et à mesure de la mise au jour de preuves archéologiques qui se rapportent à la vie quotidienne des sociétés antiques ; il en est de même pour la théorie qui voudrait faire naître diverses cultures en divers points du globe coupés de toute influence extérieure. Il n'en est que plus nécessaire de porter l'attention sur te nature

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DE LA GEOGRAPHIE PHYSIQUE A LA GEOPOLITIQUE

des relations que les peuples purent entretenir, qu'ils soient ou non proches les uns des autres.

Des « barbares » aux Chinois, on les effets du sino-eentrisme

Le passage où Reclus reprend les observations des « sinologues » concernant le rapport des Chinois aux «barbares » n'a rien perdu de sa saveur. Pas plus hier qu'aujourd'hui, les géographes ne parviennent à traiter sans répugnance le problème difficile des contacts entre les civilisations au niveau le plus quotidien. Reclus n'évacue pas purement et simplement la question, comme on le fera volontiers plus tard, notamment après 1945. Il ne tente pas non plus de présenter les rapports entre les peuples de manière « aseptisée », en se contentant de parler des emprunts techniques des uns aux autres, en décrivant des coutumes particulières ou en recensant l'état des productions. Il part, au contraire, des dénominations (démarche d'esprit très moderne, et aussi quelque peu confucéenne), pour tenter d'apercevoir des relations essentielles entre les hommes, puisqu'après tout la manière dont on nomme les gens n'est jamais innocente.

Pour les Chinois, les autochtones qui habitent les espaces qui entourent le leur (que Reclus nomme allophyles, ceux qui viennent d'une autre origine) se divisent en deux catégories, les Cuits et les Crus, ou bien, en utilisant d'autres idéogrammes qui rendent compte du même sens, les Mûrs et les Verts. On voit bien par là le rapport historique qu'entretient la civilisation chinoise avec ses voisins : il y a ceux qui sont sur le point d'être assimilés et ceux qui sont encore loin de l'être, mais qui finiront bien par l'être. Sans doute, aujourd'hui, le discours a-t-il changé. Mais suffit-il de modifier les dénominations pour transformer la réalité des choses? Les ambiguïtés diverses qui caractérisent les relations des Chinois avec leurs « minorités nationales », les formidables contradictions qui dérivent du fait que le minoritaire, le plus faible, continue à exister comme tel dans un espace national qui se veut uni et indivisible, ne sont pas moins grandes que du temps de Reclus. Les Han (Chinois) sont passés au socialisme avec

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leurs propres coutumes, d'une manière qui leur est propre; tout le problème du gouvernement chinois est de gérer à long terme les rapports entre 94 % de Han, qui occupent 45 % du territoire, et 6 % de « minorités nationales», qui sont chez elles sur le reste. L'assimilation, héritée de la tradition historique han, se voit renforcée ingénument par le fait que les peuples minoritaires doivent eux aussi, en même temps que les Han, «passer au socialisme». Il est donc légitime d'exercer sur les non-Han une pression pour qu'ils adoptent des manières de vivre qui les conduiront à un avenir meilleur : c'est du moins ainsi que se passent les choses en période de « révolutionnarisation » chez les Han. Mais les réticences, les blocages mêmes des peuples minoritaires devant cette transformation qui met en cause non seulement leurs coutumes (comme certains feignent de le croire), mais les fondements mêmes de leur identité, imposent au gouvernement chinois de trouver, s'il le peut, des solutions moyennes. Et, dans ce domaine:, il est très difficile de faire le point.

Reclus, lui, à son époque, ne veut retenir de la nature des rapports entre Chinois et barbares que l'aspect pacifique. Il aurait pu tirer les leçons évidentes des dénominations qu'il rapporte, en exprimant ce qu'elles recèlent de sino-centrisme effréné. Il pouvait même y ajouter quelques dénominations supplémentaires et savoureuses, empruntées au sinologue Chavannes. Dans les montagnes du sud de la Chine, l'ethnographie traditionnelle chinoise distinguait, chez les « peuplades aborigènes », les Sie-k'p, les « Courbés », ceux qui travaillent, les serfs ; les Miao, les « Chats », qui s'appellent eux-mêmes Mongs, mais que les Chinois nomment ainsi à cause de leur agilité en montagne ; les Yao, les «Chacals », subdivisés en tribus nommées d'après une singularité de leur vêtement (les «Indigo», les « Habits brodés », les « Pantalons noirs »...) ou de la coiffure des femmes ; etc.

Mais Reclus en resté à la « pacification» qu'exprime l'expression chinoise «planter le saule», qui désigne «l'action bienfaisante exercée graduellement par la civilisation chinoise sur les peuples qui l'entourent. [...] C'est ainsi que peu à peu les Chinois arrivent à " cuire " et à " mûrir " les tribus sauvages vivant dans les enclaves des monts » (H.E.T., III, 44).

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On le voit bien, Reclus approuve la « civilisation » des brutes sauvages, qu'il estime nécessaire ; somme toute, ce type de cuisson lui convient, on en retrouve d'autres exemples dans son oeuvre, en particulier chaque fois qu'il est conduit à parler des gens qui vivent dans les montagnes (résurgence d'une vieille peur ancestrale propre à sa famille ?). Il ne se laisse pas abuser cependant par les «excès» de l'oeuvre civilisatrice. Quand il apprend que les tribus des Miao savaient forger le 1er, dans l'Antiquité, alors que les Chinois n'en savaient rien, et qu'en 1900 les initiateurs de ce travail du fer en sont à un tel point de « lamentable mouvement de régression, de retour vers la barbarie », qu'ils ne savent plus rien de l'art de leurs ancêtres, sa sévérité s'adresse au peuple civilisateur.

Son mouvement est de protestation contre l'injustice, et l'exploitation. Cependant, il se situé dans un cadre plus large, qui parcourt l'ensemble de son oeuvre : pour lui, le mouvement de l'histoire se fait de la barbarie vers le progrès; il existe, pour des raisons qui méritent examen, des peuples dont la prise sur l'espace est telle qu'elle assure une croissance de la société qui devient bientôt partie du patrimoine de l'humanité. Plutôt que de les réduire (ou de les faire réduire, pour conserver la métaphore), il vaut mieux cuire les barbares à feu doux. L'oeuvre civilisatrice de la Chine, dans tout l'espace de l'Asie orientale, est pour Reclus une oeuvre de cet ordre. Quand il parle de la Chine dans l'Asie orientale, il pense à Rome dans le reste de l'Europe ; ainsi, le sino-centrisme qu'il accepte n'est que le reflet de l'européo-centrisme auquel il adhère.

Le « cycle fermé » de la civilisation orientale, le Japon et l'européo-centrisme

l'européo-centrisme

Pour Reclus, les Japonais, en cinquante ans, sont devenus plus Européens que les Européens mêmes. C'est sa thèse centrale. Cette mutation extraordinaire, il la voit comme le résultat de l'énorme pression interne du. système avant l'ouverture par l'Occident. Il faut s'arrêter quelque temps

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sur ce point, qui pose en termes simples un des problèmes de fond concernant la naissance du sous-développement.

L' « ouverture » du Japon par les navires du commodore Perry, en 1853, produit «peut-être la plus grande merveille de l'histoire [...] l'arrachement d'une nation au cycle fermé de la civilisation orientale » (H.E.T., V, 171). Mais, au lieu de se produire contre un corps social qui se défend, qui ne comprend pas ce qu'on lui veut, qui ne dispose pas de structures capables d'absorber le choc sans se désagréger, « l'ouverture est l'occasion [...] de la grande révolution [...] qu'est l'entrée presque soudaine dans le monde européanisé ». Le Japon « attend » l'Occident, les « daimio désirent » le changement, la noblesse japonaise est « curieuse du monde étranger qui s'était annoncé à elle par ses interventions en Chine, et surtout par ses inventions merveilleuses. A peine l'empire était-il ouvert, que chaque grand seigneur japonais tenait à posséder des livres, des objets de l'industrie européenne, des machines, et se faisait construire un bateau à vapeur pour visiter les criques de son domaine » (H.E.T., V, 172).

Les explications de Reclus concernant les raisons réelles pour lesquelles le Japon échappe à ce que certains de nos modernes « théoriciens » voudraient ériger en « loi » (le sous-développement naîtrait de la seule intervention de l'impérialisme et du maintien de rapports inégaux) sont un peu courtes ; il en avance plusieurs cependant qui ne sont pas inexactes : le monde des commerçants, petite féodalité vivant enfermée à l'ombre de la grande, peut s'épanouir dans ses contacts avec l'étranger, comme les bourgeois d'Europe, jadis, purent se constituer en classe moyenne puissante en arrachant aux princes des « franchises ». L'ouverture au commerce et aux techniques modernes renforce le pouvoir central aux dépens des grands seigneurs féodaux, et la forte centralisation qui en résulte permet au Japon, « en singeant les étrangers pour leur prendre des armes et pour copier des articles de loi », de se transformer efficacement. Avec beaucoup de finesse, Reclus perçoit que « cette imitation poussée parfois jusqu'à la puérilité», ce «plagiat des moeurs occidentales» qui peut évoluer en « mimétisme ridicule » conduit rapidement les Japonais qui s'y adonnent sans vergogne à « se laisser aller volontiers à un nationalisme arrogant, à


DE LA GEOGRAPHIE PHYSIQUE A LA GEOPOLITIQUE

la conscience exagérée de leur valeur relativement aux autres peuples, même à ce laid chauvinisme qui cherche la gloire de son pays dans la honte des autres et qui fait sa joie du désastre des rivaux » (H.E.T., V, 172173) : de vrais Européens, certes !

Les dangers ultérieurs d'une telle transformation sont vite apparus ; sans même parler de la folle équipée qui commence à Pearl Harbour et s'achève à Nagasaki, le Japon, oui, le Japon devenu si rapidement «européen» qu'il se fait « ouvrir » les ports chinois de Mandchourie, dès 1895, se transforme rapidement en un Etat impérialiste de plus. Faut-il alors, au point où nous en sommes, reconsidérer les processus globaux du développement ? Reclus ne manque pas de se poser la question. Il est, dit-il, « un art d'origine européenne, l'art monstrueux de la guerre, dans lequel les Japonais se sont montrés de très brillants élèves. [...] Ce peuple fait certainement grand honneur aux capitaines prussiens et autres qui l'ont dressé militairement» (H.E.T., V, 529). Mais, puisque le Japon «se rend indispensable comme interprète de la civilisation d'Europe », puisque, « parmi les étrangers qui se précipitent maintenant vers la Chine, ce sont les Japonais qui sont en plus grand nombre, et c'est dans les écoles japonaises que se rendent surtout les élèves chinois» (H.E,T., V, 525), «qui peut dire si, dans ces écoles, les Jaunes de la Chine n'apprendront pas à devenir soldats comme le sont devenus les Jaunes du Japon ? Il est malheureusement facile, par une éducation à rebours de changer des laboureurs en militaires. Les "Fils du Ciel" disent de leurs soldats que ce sont des " tigres en papier", mais, si peu qu'on les aide, on peut certainement en faire des tigres pour de bon » (H.E.T., V, 525).

Les craintes de Reclus, qui ne sont pas toutes vaines, permettent de mieux mesurer, en comparant à grands traits les évolutions de la Chine et du Japon pendant la première moitié du XXe siècle, ce qui s'est passé lors de la mise en relations forcées de ces deux pays avec l'Europe. Reclus propose, pour expliquer la soudaine transformation du Japon, le concept de « substitution ». Il ne le nomme pas expressément ainsi, mais c'est la clé qu'il utilise quand il dit : « Là où le régime européen ne s'introduit pas directement, par voie de conquête, il se glisse indirectement, par voie

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d'initiation. Et c'est ainsi que, transformant tout son organisme intérieur, le Japon est devenu pour ainsi dire un fragment de l'Europe » (H.E.T., V, 276). Pour Reclus, si le Japon a pu devenir re-création de l'Europe, c'est parce qu'il a été « colonisé de l'intérieur », vidé de sa substance antérieure : à ce prix seulement, il a évité de devenir un de ces ensembles mal formés qu'on appellera plus tard les économies dualistes. Et si la Chine, en 1895, lors de la première guerre moderne entre Etats asiatiques, s'est trouvée tout d'un coup, au propre comme au figuré, « renversée », c'est parce qu'elle n'avait rien su prendre de l'Europe dans sa globalité.

Aussi le début de notre siècle est-il pour Reclus la révélation du « paradoxe chinois », et, à travers lui, celle du blocage de l'évolution qu'entraîne ce qu'il nomme le «cycle fermé de la civilisation orientale ». Quelle surprise ! La Chine, jusque-là civilisatrice des tribus barbares, devient à son tour «objet de civilisation » de la part de toutes les puissances européennes (c'est-à-dire le Japon, les Etats-Unis, les pays colonisateurs européens et même la Belgique !). Au siècle des nationalités qui viennent à peine de se constituer en Etats, voilà que le plus vieil Etat vivant du monde reçoit des leçons de civilisation !

Comment cela a-t-il pu se produire ? Tout simplement parce que la civilisation chinoise antique s'est partiellement survécue dans «chacune des cellules qui composent le grand ensemble chinois. Chaque groupe de familles ressemble aux autres par sa morale, ses tendances et sa vie, pense de la même manière, se donne le même idéal, oppose à tout changement la même force de résistance » (H.E.T., V, 518). L'absence d'une cohésion politique, d'une rigoureuse centralisation, d'un enthousiasme fondé sur la notion de patrie font que « le peuple se trouve en état de régression [...] enserré dans un prodigieux réseau de superstitions, emprisonné dans ses pratiques comme la chrysalide dans le cocon » (H.E.T., V, 520). Comment la Chine actuelle a-t-elle pu sortir de cet état léthargique ? Reclus ne le sait pas quand il écrit; que n'a-t-il vu 1949 et ses suites !

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DE LA GÉOGRAPHIE PHYSIQUE A LA GÉOPOLITIQUE

La « servitude orientale », les Russes et l'européo-centrisme final

Toutes les questions que Reclus aborde quand il traite des rapports entre l'Europe et l'Orient ne sont pas contenues dans le paragraphe qui précède. Sa réflexion aborde d'autres thèmes qui n'ont pas toujours perdu leur actualité. Sans doute aujourd'hui devons-nous examiner avec une prudence plus grande que celle dont il fait preuve les thèmes qui lui tiennent à coeur. Mais le soin qu'il a mis, tout au long de son oeuvre, à revenir sur certains points précis ne permet pas que l'on se dérobe.

Ce que nos contemporains disent en termes de thermodynamique, termes qui furent quelque temps à la mode dans les « sciences » sociales, Reclus le dit tout ingénument : « Rien ne se donne gratuitement en ce monde; l'asiatisation d'une partie de la terre correspond à l'européanisation de l'autre partie. » Le sentiment profond que «rien ne se perd, rien ne se crée » permet à Reclus d'écrire des phrases qui sonnent étrangement, dans notre monde moderne. Il croit profondément — cette idée revient dans différentes parties de ses livres — à l'existence d'une liaison forte entre Russie, despotisme et « asiatisation », qui serait un « recul de civilisation ».

Pour Reclus, l'idée demeure que l'Asie qui lui est contemporaine ne saurait exporter vers l'Europe que du despotisme et de vieux relents de barbarie sanguinaire. Cette Asie commence d'ailleurs à l'est de la fron-r tière polonaise, car il pense que les miasmes du despotisme sont intimement liés à la naissance de la Russie comme Etat. Cette vision est non seulement européo-, mais surtout occidentalo-centriste. On aimerait qu'une telle manière d'envisager le développement des sociétés depuis notre Moyen Age soit démentie par le temps et par les faits, et que de nos jours tous ces avatars historiques de la notion de pouvoir d'Etat fussent sans postérité. Leur examen, cependant, n'est pas sans fondement et continue à stimuler la réflexion des modernes. Rappelons-nous les débats que suscita, pendant un temps, la notion de «despotisme asiatique», telle qu'elle fut systématisée en 1957 par K. Wittfogel; souvenons-nous des thèses

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largement diffusées dans les milieux intellectuels concernant la « bolchevisation du marxisme », qui aurait conduit la malheureuse doctrine marxienne à se teinter trop complaisamment de toutes sortes de rouges, une fois passée dans les mains de Staline 1' «Asiate », empereur de la purge sanglante et du Goulag, dans celles de Mao Zedong, initiateur de la Révolution culturelle aux millions de morts et de malheureux, dans celles de Pol Pot enfin (enfin vraiment ?), grand « égalisateur » du peuple par génocide mal tempéré.

Que dit.Reclus ? «Les enseignements de l'histoire nous disent les dangers de l'Orient. [...] Un poison cent fois séculaire, celui d'une servitude traditionnelle, atavique, s'infiltre facilement dans les veines de l'Européen : la conception orientale relative à la nécessité d'un gouvernement fort s'en trouve consolidée d'autant, et l'on sait s'il manque en Occident d'âmes basses, heureuses de se renier et d'obéir. Sous l'influence du venin, la divinité du " tsar blanc " paraît d'autant plus évidente aux yeux de ses sujets d'Europe » (H.E.T., V, 485).

Ces phrases, lourdes de sens, en 1908, sont un hymne presque désespéré à la liberté et à la démocratie, comme si Reclus voyait venir, en cette aube du XXe siècle, les « tsars rouges » et les « tsars bruns », vecteurs de la peste totalitairei « De longues années devront s'écouler peut-être avant que, par une lente élaboration, nous ayons pu éliminer de notre organisme le poison laissé dans les âmes par tous les anciens despotismes d'Asie » (H.E.T., V, 486).

A mettre ainsi en avant les dangers de 1'« asiatisation » de l'Europe, Elisée Reclus risque de passer aujourd'hui pour un européo-centriste forcené. L'empire tsariste l'inquiète fort : «Ainsi, que les finances de la Russie soient en désarroi, que la masse de la nation vive dans une misère profonde et que certaines provinces subissent périodiquement la disette ou la famine, cependant les ressources de l'Etat sont employées de manière à lui donner une grande force offensive » (A.O., 14).

On pourrait même, à la lumière de ce qui précède, l'accuser anachroniquement d'anticommunisme primaire, bien qu'il n'ait pu lire, et pour

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DE LA GEOGRAPHIE PHYSIQUE A LA GEOPOLITIQUE

cause, Soljénitsyne, Boukovsky ou même A. Besançon. Son cas serait certainement difficile à défendre, au tribunal intemporel des idées politiques, si l'on devait, sans en connaître la date de publication, juger ces dernières phrases : « L'aire de la civilisation européenne s'agrandit en Caucasie, en Turkménie, en Dsungarie, en Mongolie, en Chine [...]; l'Asie s'européanise, et l'Europe [...], à cause des immenses empiétement de la Russie dans les territoires de l'Asie centrale [...], tend à régresser vers le type asiatique » (H.E.T., V, 484). « Par le fait de la solidarité qui lie maintenant tous les peuples, l'aggravation du pouvoir absolu, que la force des choses donne à l'homme qui est à la fois le successeur de Djenghiz-Khan et celui d'Ivan le Terrible, s'appesantit sur l'état d'esprit de toute l'Europe occidentale » (H.E.T., V, 485). Mais, heureusement, Reclus écrivait ceci avant 1917 ! !

Pierre GENTELLE


Elisée Reclus au panthéon des libertaires

Pierre-Yves Péchoux

La C.N.T. à Toulouse. Entre le vieux centre et la gare, dans ces quartiers qui se sont densifiés en désordre sous la IIP République, au fond de la cour étriquée d'un vieil ensemble de bâtiments industriels abandonnés et partagés entre des utilisateurs d'occasion. Le rectangle rouge et nonest là, frappé des lettres C.N.T., Confédération national dos trabadotes. Ce fut même pendant les longues années des Espagnols en exil le siège de son « Secrétariat intercontinental ».

Je n'y reviens pas sans entendre Luis Casassas me dire comment des Alsaciens s'étaient installés à Barcelone, contribuant à multiplier les industries en Catalogne. Pour entrer, il faut franchir un porche monumental avec une arche autrefois décorée d'une mosaïque qui restitue encore, bien que les tesselles soient tombées par douzaines, l'enseigne des Brasseries alsaciennes.

La porte de la C.N.T. est ouverte. On remarque dès l'entrée toute la série des dix-neuf volumes de la Géographie universelle, reliures rouges, tranches dorées. Et qui servent, sans doute : on a récemment reposé à l'envers le volume XVIII, «Les Régions andines». Je suis revenu pour cela. Expliquez-moi pourquoi vous avez ces livres-là. Dites-moi ce que signifie Reclus pour vous.

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ELISEE RECLUS AU PANTHEON DES LIBERTAIRES

« Elisée Reclus... Il est très important pour nous. Il faut que ses livres soient là. »

Ils sont tous bien plus vieux que moi, les libertaires espagnols de Toulouse, mais bien solides encore, les gestes précis, le regard net, soignés, prévenants. Ils s'affairent : on imprime là, ou aux environs, la presse qu'ils diffusent à leurs camarades. Ils s'excusent II faudrait que je revienne. Je reviendrai.

« Les camarades français le connaissent mal, Elisée Reclus. » Eux le connaissent bien. Ils citent les étapes de sa première jeunesse : Sainte-Foy, «et je suis allé à Domme », l'université de Montauban. Ils connaissent l'existence et les travaux du reste de la famille. «Mon frère a lu la géographie de son frère. » Ils s'émerveillent de sa capacité de travail et se plaisent à citer ses correspondants : Kropôtkine, Bakounine. « On n'avait pas à son époque les moyens de travailler que l'on a aujourd'hui. » Ils admirent qu'un homme ait pu accomplir une oeuvre si vaste, d'une «profondeur étonnante », d'une écriture « si claire, comme l'eau de source... Quand je le lis, il me semble que je me trouve dans le pays qu'il décrit».

Mais ils l'ont lu depuis longtemps. « Quand j'étais en Ariège, je travaillais dans le bâtiment, je faisais la navette, je partais tard avec le train à Saint-Agne et tous les soirs, chez mon frère, je lisais L'Homme et la Terre et je me servais de la géographie de mon frère... On a étudié avec lui dans tous les sens », me disent-ils, me renvoyant aux lendemains de la Première Guerre mondiale, aux brèves années de la République espagnole, sans dissimuler — car ils ne voudraient pas que je les confonde avec les gens d'une chapelle bornée — que «même les bibliothèques de la bourgeoisie disposaient de L'Homme et la Terre, aussi bien que celles des centres culturels et des syndicats ». Ils m'expliquent comment ils ont grandi dans une certaine familiarité avec l'oeuvre de Reclus, car les matériaux empruntés à sa Géographie universelle servaient à rédiger des géographies publiées en Espagne, et avec la pensée de Reclus, car des géographes espagnols écrivaient, pour faire connaître leur pays, des guides d'excursions régionales. « On le sent, plus qu'autre chose. » Non, ils ne consultent plus guère

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sa Géographie, maintenant, bien que les hommes qu'elle présente aient finalement «moins changé que les choses ».

Ils ont cependant de l'oeuvre du géographe une connaissance remarquable. «Pendant la République, c'est le seul livre qui me soit resté de cette époque ; nous avons eu une nouvelle géographie de Reclus, un abrégé en trois volumes dont je ne sais plus l'auteur. On avait redécouvert Elisée Reclus comme Pablo Casais a redécouvert Bach. En Espagne, tous les libertaires le connaissaient, comme ils connaissaient Anatole France et Romain Rolland. C'était la pensée française en Espagne, alors. Vous ne les lisez plus, ni les uns ni les autres. » Et le vieil ébéniste de m'expliquer en termes choisis comment il a lu dans la Géographie universelle qu'il y avait eu autrefois un lac de l'Ëbre où confluaient les rivières aux confins des provinces de Huesca, Lleida, Teruel, Tarragona, comment il voyait alors le lac imaginé par Reclus, et de me signaler la retenue construite là — où l'avait en quelque sorte appelée le savoir de Reclus, « malgré le manque de mouvement personnel » qui le gênait pour sa documentation— pour conduire les eaux du Segre et du Cpnca, ici vers Set, Castillon de la Plana, là vers Reus, Villafranca de Penedes, faisant vivre pour moi les frontières du levant de la Catalogne et de l'Aragon.

Mais, plus que la Géographie universelle, dont ils parlent exactement comme de La terre et les Hommes, les ouvrages qui transparaissent le mieux dans leurs conversations, Histoire d'une montagne et Histoire d'un ruisseau, signalent l'influence des titres publiés dans la «Bibliothèque d'éducation et de récréation » de J. Hetzel : la géographie, ils l'ont découverte dans ces livres, avec quelques-uns de ; ses principes, ; et continuent de s'émerveiller, après plus de soixante ans, de ce qu'ils y ont appris de la hiérarchie des réseaux hydrographiques, ordre naturel que leur révéla le discours savant. Ce qui fait qu'ils ne sont pas, ne peuvent être, lui, un ancien boulanger ordinaires lui un ancien maçon ordinaire... Ils ont tous lu, de près ou de loin, L'Homme et la terre — la géographie sociale, selon Reclus —, ces ouvrages dont le format les impressionne, «Je les avais laissés à Olot, pendant la guerre, mais j'ai pu me les faire apporter les uns après les autres, lentement, par ceux qui y retournaient et reve96

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ELISÉE RECLUS AU PANTHÉON DES LIBERTAIRES

naient....En même temps que c'est de la géographie, c'est quelque chose qui cultive... En ce temps-là, il y avait moins d'écoles. Il fallait former un ou deux camarades, les uns par les autres. Ces livres étaient nos maîtres. Aujourd'hui, là-bas, il y a des écologistes, des naturistes, voilà le chemin, mais de notre temps il n'y avait pas de discothèque, pas de football, pas de cyclisme non plus ; lire, se former, c'était la seule voie. »

Quelques-uns citent aussi L'Evolution, la révolution... Mais se souviennent-ils qu'il faudrait ajouter et l'idéal anarchique pour donner le titre complet ? Ils se souviennent mal. Ils sont pénétrés de Reclus, mais ils ne le lisent plus aujourd'hui. C'est moi qui vais montrer au vieil ébéniste la Géographie universelle de l'entrée : il la reconnaît, il l'ouvre, il retourne le volume XVXII pour que la série soit en ordre, et le voilà tout confus, me disant qu'il ne l'avait jamais vue là. « C'est un camarade, dit un autre, qui l'a apportée, là, un jour, pour qu'elle y soit, parce qu'elle doit y être. »

«Elisée Reclus, vois-tu, le plus admirable, c'est qu'il était un homme dans toutes ses actions. La géographie, c'est moins important que le respect qu'il portait à tous les autres, et toute sa famille avec lui. Etre un homme, vouloir être un homme : voilà sa leçon.

« Si je suis catalan ? Je tiens au village de ma naissance, mais dans l'esprit nationaliste, non. Je suis ici, je suis bien. Ce pourrait être en Angleterre aussi bien. Je me sens internationaliste. Un peu comme Reclus qui a eu des femmes de toutes les couleurs. » Cela est dit sans un sourire, sans un cillement des yeux, comme d'un signe de respect suprême pour l'humanité.

Pierre-Yves PÉCHOUX


Reclus, les anarchistes et les marxistes

Martin Zemliak

Reclus est considéré comme un des théoriciens de l'anarchie, mais on peut relever .certaines contradictions entre son appartenance momentanée à la franc-maçonnerie et son anarchismex ; son électoralisme en 1870 et son antiparlementarisme ultérieur ; son dévouement pour Bakounine et le jugement sévère de ce dernier sur Elisée et son frère : «Unis dans les principes, nous nous sommes séparés très souvent, presque toujours, sur la question de la réalisation des principes. Eux aussi, comme leur amie, croyaient, il y a deux ans au moins, à la possibilité de concilier les intérêts; de la bourgeoisie avec les légitimes revendications du prolétariat 2. »

Néanmoins, Bakounine fit de Reclus son légataire (avec Cafério) et c'est Reclus qui fit un choix des manuscrits de Bakounine qu'il publia sous le titre de Dieu et l'Etat en1882.

1. Léo Campion affirme dans son livre «Les anarchistes dans la frane-maçonnerie», Marseille, 1969, que Reclus fut un maçon fervent Mais Elisée écrivit (notice préliminaire à l' « Anarchie ») : « Les paroles qui suivent furent prononcées en 1894 dans la loge maçonnique des " Amis Philanthropes" de Bruxelles, quoique, depuis 36 années, l'orateur, simple " apprenti ", n'eût jamais, par principe, collaboré en quoi que ce soit à l'oeuvre de la société fermée des F. M.» Voir aussi «Les frères Elie et Elisée Reclus, ou du protestantisme à l'anarchisme n, Paris, les Amis d'Elisée Reclus, 1964, p. 59.

2.: Fin 1871, « Archives Bakounine », I, p. 245.

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RECLUS, LES ANARCHISTES ET LES MARXISTES

La seule édition de ce texte — le plus connu et le plus publié des textes anarchistes— suffit à montrer le rôle de Reclus. Il eut la même perspicacité pour Kropotkine, dont il choisit des articles qu'il préfaça et qu'il intitula Paroles d'un Révolté en 1885. Dix ans plus tard, Reclus faisait de même pour un autre livre de Kropotkine qu'il préfaça également et intitula La Conquête du Pain.

Ainsi Elisée a marqué de sa personnalité trois oeuvres fondamentales de Panarchisme, et pourtant ses idées sont presques oubliées 3.

Bakounine, dans une lettre de 1875 à Elisée, lui écrivait :

« Oui, tu as raison, la révolution, pour le moment, est rentrée dans son lit, nous retombons dans la période des évolutions, c'est-à-dire dans celle des révolutions souterraines, invisibles et souvent même insensibles 4. »

Et Reclus lui-même souligne cette idée dans la préface de La Conquête du Pain : «Certes, l'imminente révolution, si importante qu'elle puisse être dans le développement de l'humanité, ne différera point des révolutions antérieures en accomplissant un brusque saut : la nature n'en fait point. Mais on peut dire que, par mille phénomènes, par mille modifications profondes, la société anarchique est déjà depuis longtemps en pleine croissance.»

Dans son seul livre politique — indépendamment des brochures —, L'évolution, la révolution et l'idéal anarchique, publié en 1897, Reclus explique son point de vue : « Il faut se méfier non seulement du pouvoir déjà constitué, mais encore de celui qui est en germé 6. »

Sur les tentatives communautaires : «On avait eu le ferme vouloir de transformer le monde et tout bonnement on se transforme en simple épicier. Néanmoins, les anarchistes studieux et sincères peuvent tirer un grand enseignement de ces innombrables coopérativese. »

3. Voir le commentaire de Maurice Joyeux de «L'évolution, la révolution et l'idéal anarchiste (sic) », « Le Monde Libertaire », 19-4-1979.

4. « Archives Bakounine V », et Arthur Lehning, « Michel Bakounine et les autres », 10/18.

5. P. 113 éd. originale, p. 82 ré-édition 1979.

6. P. 197, 280-281.

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Le chapitre final est remarquable par ses nuances : «Nous né nous leurrons point d'illusions : nous savons que la victoire définitive nous coûtera encore bien du sang, bien des fatigues et des angoisses. A l'Internationale des opprimés répond une Internationale des oppresseurs. »

La lucidité de Reclus explique sa triple position de patience, d'éthique et de tolérance envers la violence révolutionnaire :

« Etre le défenseur de la justice ou le complice du crime, il n'y a point de milieu ! En cette matière se pose encore, comme dans toutes les autres questions sociales, le grand problème qui se discute entre Tolstoï et les autres anarchistes, celui de la non-résistance ou de la résistance au mal. Pour notre part, nous sommes d'avis que l'offensé qui ne résiste pas, livre d'avance les humbles et les pauvres aux oppresseurs et aux riches. Résistons sans haine, sans esprit de rancune ni de vengeance, avec toute la douceur sereine du philosophe et son vouloir intime en chacun de ses actes, mais résistons M »

« Au point de vue révolutionnaire, je me garderai de préconiser la violence, - - - - et je suis-désolé-quand des amis entraînés par la "'passion' se laissent aller à l'idée de vengeance, si peu scientifique, stérile. Mais la défense année d'un droit n'est pas la violence 6. »

«Tant d'injustices, d'infamies, de cruautés individuelles et collectives s'accomplissent journellement, qu'on ne saurait s'étonner de voir incessamment germer toute une moisson de haines... et la haine est toujours aveugle 5. » « Certes, j'admire le haut caractère de Ravachol, tel qu'il s'est révélé même à travers les débats de police. Il va sans dire aussi que je considère toute révolte contre l'oppression comme un acte bon et juste. "Contre l'iniquité la revendication est éternelle. " Mais dire que " les moyens violents sont-les-seuls réellement sérieux ", oh non, autant dire que la colère est le plus sérieux des raisonnements ! Elle a sa raison d'être, elle a son jour et son heure, mais la lente pénétration de la pensée par la parole et par l'affection a une tout autre puissance. Par définition même, la violence impulsive ne voit que le but ; elle se précipite à la justice par l'injustice ;"elle voit"rouge ", c'est-à-dire que l'oeil a perdu sa clarté. Ceci

7. «L'anarchie et l'Eglise», 1901.

8. Lettre à Richard Heath, 18-2-1883, «Correspondance» II, p. 279.

9. 25-3-1892, « Correspondance » LU, p. 108-109.

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RECLUS, LES ANARCHISTES ET LES MARXISTES

n'empêche nullement que le personnage de Ravachol, tel que je le vois et que se le représentera la légende, ne soit une très grande figure 10. »

Il importe de souligner l'importance que Reclus accorde aux questions morales et à la spiritualité. Peut-on fonder une morale sans Dieu? Non.

Il n'est ni ne sera possible de fonder une morale populaire uniquement sur la raison... Un cadré ne peut nous donner un tableau; la raison la plus sagace accompagnée de toutes les bonnes «raisons» du mondé, ne nous enseignera point l'art de nous conduire ; il faut à la mise en train de notre morale toutes les forces de l'être vivant. Et parmi ces forces, se trouvent précisément celle de l'amour, de l'enthousiasme, qui se mêlaient diversement à la religion de nos ancêtres. Ces forces étaient mal employées, puisqu'elles se perdaient à l'adoration de l'inconnu. (...)

«Le bien public, autrement dit, le bonheur de tous les hommes, nos frères, deviendra naturellement l'objet spécial de notre existence renouvelée. Nous aurons ainsi notre religion, qui, désormais, ne sera point en désaccord avec la raison, et cette religion, qui d'ailleurs n'est point nouvelle et fut pratiquée de tout temps par les meilleurs, comporte tout ce que les religions anciennes avaient contenu de bon11.»

« Certes, notre illusion serait grande si, dans notre zèle enthousiaste, nous comptions sur une évolution soudaine des hommes dans le sens de l'anarchie. Nous savons que leur éducation de préjugés et de mensonges les maintiendra longtemps encore dans la servitude. Quelle sera la « spirale » de civilisation par laquelle ils auront à monter avant de comprendre enfin qu'ils peuvent se passer de lisières ou de chaînes ? Nous l'ignorons, mais, à en juger par le présent, cette voie sera longue. » (...)

« Quoi qu'il eh soit, et que des années, des décennies ou des siècles nous séparent de la révolution définitive, nous n'en travaillons pas moins avec confiance à l'oeuvre que nous avons entreprise, étudiant avec intérêt l'histoire contemporaine, mais sans y prendre une part qui puisse nous rendre traîtres à nos convictions 12.»

Kropotkine a décrit Reclus comme « le type du vrai puritain dans sa manière de vivre et, au point de vue intellectuel, le type du philosophe

10. 7-6-1892, «Correspondance» III, p. 118.

11. 12-1905, «Correspondance» IIÏ, p. 324, cité par lean Bossu, « Elisée Reclus ».

12. L'évolution légale et l'anarchie.

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encyclopédiste français du XVIIIe siècle; l'homme qui inspire les autres, mais qui n'a jamais gouverné et ne gouvernera jamais personne, l'anarchiste dont l'anarchisme n'est que l'abrégé de sa vaste et profonde connaissance de manifestations de la vie humaine sous tous les climats et à tous les âges de la civilisation (...) 14. »

Actuellement, les oeuvres anarchistes de Reclus, mise à part la réédition récente de « L'Evolution, Révolution et l'Idéal anarchique », n'apparaissent que rarement dans la presse libertaire.

C'est peut-être en Espagne que Reclus a eu l'influence la plus profonde : ses oeuvres géographiques et anarchistes étaient dans la plupart des bibliothèques collectives anarcho-syndicalistes et son prénom a été donné à de nombreux militants. Pendant la guerre civile de 1936-1939, la Nouvelle Géographie universelle et L'Homme et la Terre furent brûlés soit par des pro-communistes "soit par des franquistes 15. Après la guerre, le publiciste anarchiste Felipe Alaiz s'appuya sur Reclus pour publier une série de brochures socio-économiques.

Reclus et les marxistes

Reclus n'a guère eu de rapports directs avec Marx et Engels, qui, pourtant, l'ont jugé sévèrement.

« Ce que pensent les socialistes parlant français m'amuse particulièrement. Ces socialistes "parlant français" sont représentés, bien entendu, par la triste_ figure des frères Reclus (co-fondateurs secrets de l'Alliance, et parfaitement inconnus pour ce qui est d'oeuvres socialistes). » (Marx)1C.

13.Kropotkine, Autour d'une vie, Stock, rééd. 1971, p. 403-404,

14. A Artesa de Lérida, in MINTZ, L'autogestion dans l'Espagne révolutionnaire, éd. Maspero, p. 366.

14. A Arcos de la Frontera, in Manuel TEMBLADOR, Recuerdos de un libertario andaluz, 1980, p. 33.

16. Marx, lettre à Bracke, 20-11-1876, in Sotchinenia (oeuvres en russe), 2e éd., t. 34, p. 174.

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RECLUS, LES ANARCHISTES ET LES MARXISTES

« Elisée est un compilateur ordinaire, et rien d'autre. Vu que lui et son frère ont participé à la création de l'Alliance secrète, s'il le veut, il peut te raconter plus de choses vraies sur ce sujet que tu ne peux lui en dire. S'il est ou non dans le camp de ces types est absolument sans importance ; politiquement.c 'est un cafouilleur et un impuissant. » (Engels) 17.

Malgré le mépris de Marx et d'Engels, la science soviétique actuelle reconnaît quelques mérites à Reclus, comme le montrent les différentes éditions de la « Bol'chaya Sovetskaya Entsiklopedia » 18. La présentation la plus complète est celle de 1'« Encyclopédie Philosophique» 19, que nous donnons intégralement :

«Jean Jacques Elisée Reclus — 15 mars 1830 - 4 juillet 1905. Français, géographe et théoricien de l'anarchisme. En 1865, il adhéra à la Première Internationale et soutint Bakounine. En 1871, il combattit dans les rangs des défenseurs de la Commune de Paris. Après la défaite, il fut banni de la France. De 1892 à 1905, il enseigna la géographie à l'Université Nouvelle de Bruxelles créée à son initiative. Reclus acquit une renommée universelle par ses travaux géographiques, dans lesquels son talent popularisateur et littéraire étincelant s'unissait à d'énormes connaissances. Les oeuvres de Reclus sont emprégnées d'idées sur l'humanisme et la solidarité entre les peuples.

Dans son ouvrage L'Homme et la Terre (traduction russe, 6 tomes, 19061909), Reclus s'est efforcé de donner une image globale du développement de l'humanité. Bien que Reclus ait exagéré l'influence de l'environnement sur la société humaine, il ne fut pas un géographe déterministe. Reclus faisait la différence entre le milieu statique (conditions naturelles) et le milieu dynamique (conditions sociales, en soulignant que ce dernier modifiait l'influence du premier. Reclus a insisté sur trois «faits sociaux» ou « lois fondamentales» de l'histoire : la division de la société en classes et la lutte entre elles ; la révolution sociale, considérée comme « la

17. Engels, lettre à Liebknecht, 31-7-1877, op. cit., p. 220-221.

18. Version 1941 : «On considère Reclus comme le fondateur de la géographie française actuelle » ; version 1955 : (à propos de la « Nouvelle Géographie universelle ») « premier parmi les oeuvres de l'histoire de la géographie à décrire tous les pays du monde entier à partir de données scientifiques valables » ; version 1975 : « Reclus a subi l'influence des géographes de l'école du développement de la société, mais il ne fut pas partisan diu déterminisme géographique ».

19. Article de G. VALENTTNOVITCH dans Filosofskaya Entsiklopedia, Moscou, 1967.

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recherche de l'équilibre » entre les classes ; et le rôle prédominant de l'individu. Reclus a suivi la théorie subjective du héros et de l'héroïsme dans l'histoire. L'apparition des génies et la meilleure utilisation des qualités intellectuelles des gens de génie par la société constituent le critère du progrès. La différence entre l'évolution et la révolution a été évoquée par Reclus en de nombreuses pages. Selon la définition de Plekhanov : par le caractère social de ses réflexions, Reclus rappelle fortement les encyclopédistes du XVIIIe siècle.

Intervenant en tant que théoricien anarchiste, Reclus a ajouté à l'interprétation anarchiste la formule humaniste de Rabelais : « Fais ce que tu voudras » et est tombé dans des contradictions insolubles, en s'efforçant par une approche anarchiste de résoudre le problème de la liberté de l'individu et la défense de l'anarchisme 20. »

Le marxiste qui a le plus étudié Reclus est Georges Plekhanov dans l'article en russe « E. Reclus théoricien de l'anarchisme » 21.

Plekhanov constatait qu'en 1906, Evolution, Révolution et Idéal anarchique (publié en 1897) en était à sa sixième édition et déclarait : « il n'y a pas lieu de s'étonner de ce succès » dû à la renommée et au talent littéraire de Reclus. Mais il convient d'analyser les points faibles du livre, qui sont également ceux de ranarcho-communisme ».

La première critique de Plekhanov porte sur la définition que Reclus donne de l'évolution et de la révolution. Plekhanov la récuse, en insistant plus particulièrement sur la conception de Reclus citant Linné, selon lequel la nature ne fait pas de saut. Au contraire, pour Hegel, « la nature fait des sauts ».

Plekhanov critique la vision du héros chez Reclus. Ce dernier n'écrivait-il pas :

« Si d'une part nous voyons l'homme isolé soumis à l'influence de la société tout entière avec sa morale traditionnelle, sa religion, sa politique, d'autre part nous assistons au spectacle de l'individu libre qui, si limité qu'il soit dans l'espace et dans la durée des âges, réussit néanmoins à

20. Littéralement : « Bezgosudarstvennost », non-Etat.

21. « E. Reclus kak teoretik anarkhizma » publié en 1906 dans Sovremennaya Jizn, n° 9-10, et repris dans les oeuvres en russe, éd. 1925, t. XVI, p. 151-181.

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RECLUS, LES ANARCHISTES ET LES MARXISTES

laisser son empreinte personnelle sur le monde qui l'entoure. (...) Il est facile de retrouver distinctement dans l'histoire la trace de milliers et de milliers de héros que l'on sait avoir personnellement coopéré d'une manière efficace au travail collectif de la civilisation. (...) Sans vouloir grandir ici la valeur propre de l'homme devenu conscient de ses actions et résolu à employer sa force dans le sens de son idéal, il est certain que cet homme représente tout un monde en comparaison de mille autres qui vivent dans la torpeur d'une demi ivresse du dans le sommeil absolu de la pensée et qui cheminement sans la moindre révolte intérieure dans les rangs d'une armée ou dans une procession de pèlerins. A un moment donné, la volonté d'un homme peut se mettre en travers du mouvement de panique de tout un peuple. »

Tout en reconnaissant que Reclus repousse la confusion possible de ces héros avec une hiérarchie, une aristocratie, et s'oppose aux «élites» au pouvoir, Plekhanov demande : «Mais où donc les idéologues prennentils les idées ? Il est impossible d'aller plus loin dans l'idéalisme, »

En fait, Plekhanov n'a pas voulu saisir que Reclus se refuse au déterminisme et montre par des faits que la fascination religieuse est toujours présente, malgré l'annonce de sa disparition par les encyclopédistes du XVIIIe siècle : « Historiquement, la terreur de l'inconnu, origine de la Religion, me paraît avoir précédé le régime de la propriété privée. Si l'homme a tant de peine à se révolter contre l'injustice, c'est qu'il se sent toujours dominé par le mystèreî 2. »

Plekhanov semble lire Reclus à l'envers. Là où Reclus souligne la puissance de la réaction, la fragilité des illusions, Plekhanov conclut : « Le fondement de toute cette argumentation sert une idée, à savoir qu'en fin de compte l'intelligence triomphera toujours. » Plekhanov assimile Reclus à un encyclopédiste du XVIIIe siècle (sans vouloir voir que Reclus les critique et leur est très différent) et considère qu'il a écrit en sociologie des « impuissances puériles » en répétant la « grande erreur » de l'anarchisme.

22. Lettre à Jean Grave, directeur des « Temps Nouveaux », 25-12-1899, citée dans «Correspondance», p. 215.

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Plekhanov considère enfin Reclus comme un antimarxiste et il cite le texte suivant :

« Ainsi, voyez comment on a traité cette individualité puissante, Marx, en l'honneur duquel des fanatisés, par centaines de mille, lèvent les bras au ciel, se promettant d'observer religieusement sa doctrine! Tout un parti, toute une armée ayant plusieurs dizaines de députés au Parlement germanique, n'interprètent-ils pas maintenant cette doctrine marxiste précisément en un sens contraire de la pensée du maître? Il déclara que le pouvoir économique détermine la forme politique des sociétés, et l'on affirme maintenant en son nom que le pouvoir économique dépendra d'une majorité de parti dans les assemblées politiques. »

Mais Plekhanov tronque ce texte qui se poursuit ainsi :

"Il [Marx] proclama que l'Etat, pour abolir le paupérisme, doit s'abolir lui-même, car l'essence du mal gît dans l'existence même de l'Etat " Et . l'on- se met dévotement à son ombre pour-conquérir et diriger l'Etat! Certes, si la politique de Marx doit triompher* ce sera, comme la religion du Christ, à la condition que le maître, adoré en apparence, soit renié dans la pratique des chosesa. »

Il faut se méfier non seulement du pouvoir déjà constitué, mais encore de celui qui est en germe. « Les révolutions furent toujours à double effet : on peut dire que l'Histoire offre en toutes choses son endroit et son revers. »

Oui, les idées de Reclus n'ont rien perdu de leur actualité ni de leur justesse.

Martin ZEMLIAK

23. Préface au « Socialisme en danger » de Domela NIEUWENHUIS, 1897, p. VII..


Reclus : un écologiste avant l'heure ?

Béatrice Giblin

Anarchie et lois naturelles

J'ai déjà eu l'occasion de publier un article où je montrais les liens entre les convictions anarchistes de Reclus et ses conceptions géographiques 1 Je rappelais comment au XIXe siècle les anarchistes pensaient la nature, qui était pour eux un tout harmonieux régi par des lois que personne ne pouvait transgresser sans risquer de provoquer des déséquilibres néfastes. Les anarchistes reconnaissent donc un seul type de lois, les lois de la nature, admettant implicitement que la nature est bonne, puisqu'elle est équilibrée et harmonieuse.

Reclus partage ce point de vue : il aime profondément la nature — il parle d'ailleurs souvent de la « libre nature » qu'il aime à parcourir dans de grandes randonnées commencées dès l'aube, et il choisit d' « interroger la terre directement, loin des cabinets et des bibliothèques », pour en comprendre la marche.

1. Cf. Hérodote, n° 2, mars-avril 1976.

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Cependant, Reclus n'est pas seulement un libertaire amoureux d'une nature libre et généreuse, c'est surtout un géographe de grande classe qui a sérieusement étudié le milieu naturel, dont l'harmonie lui semble être fondée sur un jeu d'interdépendances : interdépendances entre les éléments de la nature et entre les hommes et la nature. L'intervention de l'homme sur la nature pose donc le problème de l'aménagement du milieu naturel.

Reclus ne rêve absolument pas d'une nature vierge, préservée de toute action humaine : il est trop bon géographe pour ignorer que l'homme est un des éléments de la nature, et un élément très particulier puisqu'il a la possibilité d'agir sur elle. Il ne faut pas faire de Reclus un héritier direct de la pensée rousseauiste qui oppose la nature, bonne par essence, à l'homme, mauvais par essence. Pour lui, l'homme peut avoir une action bénéfique sur la nature s'il sait agir selon les lois qu'elle impose, s'il sait respecter les lois des « ensembles naturels » auxquels il appartient pour reprendre l'expression de Reclus, on dirait aujourd'hui les lois des écosystèmes.

Cependant, cette reconnaissance des limites imposées par le milieu naturel aux actions humaines ne fait pas de Reclus un géographe déterministe, car le raisonnement déterministe privilégie un seul facteur naturel pour en faire le seul facteur explicatif de l'organisation sociale, les interdépendances disparaissant ainsi pour décrire une situation simpliste.

«Il est certainement indispensable d'étudier à part et d'une manière détaillée l'action spéciale de tel ou tel élément du milieu, froidure ou chaleur, montagne ou plaine, steppe ou forêt, fleuve ou mer, sur telle peuplade déterminée ; mais c'est par un effort d'abstraction pure que l'on s'ingénie à présenter ce trait particulier du milieu comme s'il existait distinctement, et que l'on cherche à l'isoler de tous les autres pour en étudier l'influence, essentielle.

« Même là où cette influence se manifeste d'une manière absolument prépondérante dans les destinées matérielles et morales d'une société humaine, elle ne s'entremêle pas moins à une foule d'autres incitatifs, concomitants ou contraires dans leurs effets. Le milieu est toujours infini108

infini108


RECLUS : UN ÉCOLOGISTE AVANT L'HEURE ?

ment complexe, et l'homme est par conséquence sollicité par des milliers de forces diverses qui se meuvent en tous sens, s'ajoutant les unes aux autres, celles-ci directement, celles-là suivant des angles plus ou moins obliques, ou contrariant mutuellement leur action 2. »

Reclus montre avec exemples à l'appui que le milieu physique ne commande pas, ne détermine pas l'organisation économique et sociale des groupes humains : dans les mêmes conditions naturelles, les organisations économiques et sociales sont souvent différentes — tous les insulaires sont loin d'être tous de bons marins ! En vérité, l'intégration des hommes aux éco-systèmes est diverse : il en est d'excellente, il en est de «pathologique », selon l'expression même de Reclus.

Depuis longtemps, l'homme utilise et exploite les milieux naturels en y prélevant ce dont il a besoin et en le modifiant (défrichement, drainage, barrage, etc.). Reclus montre que ces transformations font apparaître de nouveaux ensembles géographiques, de nouveaux éco-systèmes dont l'homme est l'agent créateur ; en fait, les milieux naturels se modifient constamment à cause des interactions entre les divers éléments qui le composent : climat, sol, végétation.

C'est pourquoi, pour Reclus, les milieux naturels ne sont pas statiques mais «dynamiques», et il est convaincu que seule la connaissance de cette dynamique permet de bien les utiliser. Si l'homme touche à l'un des éléments du milieu naturel, il déclenche automatiquement une modification de cette dynamique et crée un nouvel équilibre, ou déséquilibre, dans les interactions.

Il est par conséquent indispensable de connaître les lois qui régissent les phénomènes naturels, si l'homme veut pouvoir modifier, aménager la nature sans provoquer des déséquilibres irréversibles. En fait, la nature impose des limites à l'action humaine ; il est donc indispensable de savoir jusqu'où aller dans l'aménagement du milieu naturel pour s'arrêter avant

2. L'Homme et la Terre, t. I, p. 114-115.

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que ne s'amorcent des déséquilibres irréversibles, d'autant plus rapidement que le milieu naturel est fragile.

Reclus attache donc beaucoup d'importance à une connaissance sérieuse des phénomènes terrestres et du milieu naturel ; c'est pourquoi il a énormément travaillé son traité de géographie physique, sans doute le premier du genre, La Terre, et qui sera édité plusieurs fois. Il en fera même une version simplifiée et abrégée, car il tenait à ce que cet ouvrage soit lu par le plus grand nombre possible, peut-être dans le souci de diffuser un savoirpenser la nature. Ainsi, dans la dernière partie, intitulée « La Vie », il présente différents cas — échecs et réussites — d'aménagements du milieu naturel.

Le développement extraordinaire des moyens techniques consécutifs à la révolution industrielle renforce encore les possibilités d'intervention de l'homme sur le milieu naturel. C'est pourquoi Reclus met en garde contre une utilisation abusive et aveugle de la machine, qui peut provoquer des dégradations définitives, irréparables.

La préservation du milieu naturel n'est-elle pas aujourd'hui l'une des questions les plus débattues ? Le progrès industriel, la course à l'accroissement économique ne sont-ils pas de plus en plus souvent contestés à cause des pollutions qu'ils engendrent : pollution de l'eau, de l'air, du bruit, gaspillage énergétique ?

Reclus, en son temps, n'était pas le seul à avoir de telles préoccupations « écologiques ». D'autres comme lui s'intéressent à l'unité du milieu naturel et à sa fragilité, dénoncent les méfaits de la révolution industrielle (air vicié, eaux polluées) et la négligence ou l'inconscience avec lesquelles on gaspille, on exploite les richesses géologiques et les ressources naturelles sans se préoccuper des dommages pour l'avenir à tirer toujours plus de minerais, -d'énergie,- à produire toujours plus de nourriture. Jusqu?au milieu du XXe siècle, ces idées n'étaient pas très répandues. Après Reclus, ce ne fut guère le fait des géographes, sauf pour ce qui concerne l'érosion des sols, et encore. Reclus avait une sensibilité écologique globale, et celle-ci disparaît avec lui, pour près d'un bon demi-siècle.

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RECLUS : UN ÉCOLOGISTE AVANT L'HEURE ?

Comment expliquer cette évolution ? La démarche analytique a sans doute pris le pas sur la démarche synthétique, et ainsi on perd de vue peu à peu l'unité complexe du milieu géographique. Les spécialités se multiplient, toujours plus poussées, plus étroites, et de moins en moins capables d'éclairer le tout. Dans cette spécialisation de la géographie physique, la géomorphologie s'est taillée la part du roi, tout au moins en France, c'est-à-dire que les universitaires ont privilégié l'étude des formes de relief et leur explication au détriment des autres branches de la géographie physique, et de ce fait, une vision relativement statique du milieu a pris le pas sur la vision dynamique. En géomorphologie, on raisonne le plus souvent sur des temps très longs, et au XIXe siècle les géomorphologues travaillaient surtout en Europe, dans un climat tempéré, où l'évolution actuelle des formes de relief est imperceptible, à l'échelle d'une vie tout au moins. Longtemps, ils se sont plus intéressés à la datation des pénéplaines qu'aux ravinements.

Béatrice GIBLIN

MORCEAUX CHOISIS : LA TERRE, 1883

Dégradation irréversible d'un milieu naturel

« Il n'est probablement pas de pays au monde où la dévastation s'accomplisse d'une manière plus rapide que dans les Alpes françaises. En général, les montagnes de cette région, et surtout celles qui dominent les bassins de la Durance et de ses tributaires, sont composées de roches très dures, alternant avec d'autres assises qui se délitent facilement sous l'action des eaux ; partout on voit d'immenses escarpements reposant sur des bases sans consistance. Les marnes, les schistes désagrégés et d'autres matériaux friables sont graduellement délayés, et leur chute entraîne celle des assises compactes du sommet qui s'écroulent ou glissent lentement dans les vallées.

« Toutefois, c'est l'imprévoyance des habitants et non la constitution géologique du sol qui est la principale cause de l'action dévastatrice des

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torrents. Dans les montagnes du Dauphiné et de la Provence, les pentes, aujourd'hui si nues pour la plupart, étaient autrefois recouvertes d'arbres et de plantes diverses qui retardaient les eaux superficielles provenant de la pluie ou de la fonte des neiges, absorbaient une grande partie de l'humidité tombée et retenaient la couche de terre végétale sur les assises friables du rocher. Pendant le cours des siècles, les arbres ont été coupés par des spéculateurs avides et par des agriculteurs insensés qui voulaient ajouter quelques parcelles aux champs de la vallée et aux pâturages des sommets; mais, en détruisant la forêt, ils ont détruit le territoire luimême.

« Maintenant l'eau de pluie ou de neige, n'étant plus retenue sur les pentes par les racines des arbres, descend rapidement dans la vallée en poussant devant elle les débris arrachés aux flancs dé la montagne ; la dent des chèvres et des brebis aide à déchausser les radicelles des plantes herbeuses et des broussailles ; peu à peu toute la mince couche de terre végétale est enlevée, la roche nue se montre, de profonds ravins se creusent dans les escarpements et sont parcourus en temps de pluie par des torrents furieux, qui jadis n'existaient pas : l'eau, qui pénétrait lentement la terre et portait des sels fertilisants aux racines -des arbres, ne sert plus qu'à dévaster. Dès que les forêts sont abattues, on voit s'ouvrir sur la pente, de distance en distance, des couloirs d'érosion qui correspondent souvent à des ravins situés sur l'autre versant et finissent, dans un espace de temps relativement court, par découper la crête de la montagne en cimes distinctes, environnées par des talus grandissants dé roches ou de terres3.»

Les interdépendances entre la nature et les hommes

Un exemple : le déboisement des Alpes

« De même, dans la campagne, les déboisements à outrance ont eu pour résultat en plusieurs contrées de troubler l'harmonie première de la nature. Par ce fait seul que-le pionnier défriche un sol vierge, il change-le réseau des isothermes, isomères, isochimènes qui passent au-dessus du pays. Dans plusieurs districts de la Suède dont les forêts ont été récemment coupées, les printemps de la période actuelle commenceraient, d'après Absjiornsen,

3. La Terre, t. I, p. 394-396. 112


RECLUS : UN ÉCOLOGISTE AVANT L'HEURE ?

environ quinze jours plus tard que ceux du siècle dernier. Aux Etats-Unis, les défrichements considérables des versants alléghaniens semblent avoir rendu la température plus inconstante et avoir fait empiéter l'automne sur l'hiver, l'hiver sur le printemps. On peut dire d'une manière générale que les forêts, comparables à la mer par leur influence, atténuent les différences naturelles de température entre les diverses saisons, tandis que le déboisement écarte les extrêmes de froidure et de chalur, donne une plus grande violence aux courants atmosphériques et aux pluies torrentielles, une plus longue durée aux sécheresses. [...]

«De même les fièvres paludéennes et d'autres maladies endémiques ont souvent fait irruption dans un district lorsque des bois ou de simples rideaux d'arbres protecteurs sont tombés sous la hache. Quant à l'écoulement des eaux, aux conditions du climat qui en dépendent, on ne saurait douter que le déboisement ait eu pour conséquence d'en troubler la régularité. La pluie, que les branches entrecroisées des arbres laissaient tomber goutte à goutte et qui gonflait les mousses spongieuses ou qui suintait lentement à travers les feuilles mortes et le chevelu des racines, s'écoule désormais avec rapidité sur le soj pour former des ruisselets temporaires; au lieu de descendre souterrainement vers les bas-fonds et de surgir en fontaines fertilisantes, elle glisse rapidement à la surface et va se perdre dans les rivières et les fleuves : la terre se dessèche en amont, le volume des eaux courantes augmente en aval, les crues se changent en inondations et dévastent les campagnes riveraines, d'immenses désastres s'accomplissent, pareils à ceux que causèrent la Loire et le Rhône en 1856. En revanche, le reboisement a. produit d'excellents effets pour la régularisation du débit fluvial dans fous les bassins où il a pu être opéré d'Une manière générale 4. »

Deuxième exemple : l'avancée des dunes

« Malheureusement toutes ces belles forêts qui protégeaient autrefois les terres basses du littoral maritime contre l'invasion des sables furent successivement détruites pendant et depuis les mauvais jours du Moyen Age, soit par des envahisseurs, soit par des seigneurs imprévoyants, soit par les paysans eux-mêmes: Encore au dernier siècle, le roi de Prusse FrédéricGuillaume Ier, ayant grand besoin d'argent, fit abattre la forêt de pins qui s'étendait sans interruption sur les dunes de la Frische Nehrung, de Danzig

4. Ibid., t. II, p. 734-735.

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à Pillau. L'opération lui rapporta la somme de 200 000 écus ; mais les sables mouvants envahirent la grande baie intérieure, détruisirent les pêcheries, obstruèrent le chenal de navigation, ensevelirent les forteresses et modifièrent de la manière la plus fâcheuse l'économie hydrographique de tous ces parages. En Hollande, en Bretagne, le déboisement du littoral a produit des résultats plus funestes encore. Sur les bords du lac Michigan, au cap Cod (Massachusetts), les défrichements de la plage ont aussi amené la formation de collines mouvantes. Les riverains n'ont à se plaindre que d'eux-mêmes : lés dunes sont leur ouvragé. Une seule imprudence peut causer de grands malheurs : c'est ainsi que, d'après Staring, une des plus hautes dunes de la Frise doit son origine à la destruction d'un chêne.

« C'est à l'homme d'arrêter maintenant par son travail ces monticules de sable qu'il a pour ainsi dire créés par son imprévoyance. Heureusement ce n'est pas là une oeuvre impossible. Déjà le berger des landes françaises, quand il voulait protéger sa cabane érigée au fond de quelque ravin des dunes, avait soin de couper, dans les lèdes ou les marécages environnants, des graminées ou des roseaux qu'il étendait sur le sol de manière à le recouvrir complètement et à ne laisser aucune prise au Vent de la mer. Cela suffit : le sable reste immobile, et la dune est désormais fixée, aussi longtemps du moins que le pas d'un cheval, la dent d'une brebis ou d'un animal sauvage, une averse de pluie, ou telle autre cause, n'ont pas transpercé la couche protectrice et rendu aux sables leur mobilité : il faut alors tapisser le sol d'une nouvelle litière de plantess. »

Aménagement du milieu

«C'est aux hommes à compléter l'oeuvre de la nature en imitant dans leurs travaux quelques-uns des moyens qu'elle emploie pour emmagasiner les eaux fluviales, lès répartir également sur dé vastes surfaces et en assurer le débit régulier. C'est à eux qu'il appartient de voir tomber le flocon de neige et la gouttelette de pluie, de suivre le flot dans sa course, de l'arrêter au passage lorsqu'il servirait à gonfler une crue redoutable et de l'employer au-bénéfice de l'agriculture, de la-navigation, de l'industrie; Sur les hautes pentes, ils ont à "clouer" les avalanches et à leur préparer des terrains de réception ; plus bas, sur les escarpements et les plateaux, ils ont, pour la

5. Ibid., t II, p. 261. 114


RECLUS : UN ÉCOLOGISTE AVANT L'HEURE ?

prévention des crues, le puissant moyen que leur offre le reboisement, car, ainsi que l'ont prouvé les expériences de Becquerel, il ne tombe sous bois, pendant les fortes pluies, que les six dixièmes de l'eau qui tombe sur le sol nu. Dans un grand nombre de vallées supérieures, ils peuvent construire des bassins de retenue où s'accumulera la masse liquide en temps de pluie pour se déverser plus tard sur les pentes en d'innombrables filets d'irrigation ; sur les penchants cultivés, comme ceux de la Provence, du ViVârais et des Alpes maritimes, ils ont à prolonger et à consolider ces gradins qui s'étagent du haut en bas des montagnes et forment autant d'escaliers dont chaque marche retient les eaux de pluie ; dans les vallées, ils ont à saigner le fleuve pour alimenter des rigoles d'arrosement et des canaux d'usine ; enfin, dans les plaines inférieures, il leur est facile de border les rives de; bassins de colmatage où les eaux viendront déposer les troubles qu'elles charrient. Mais, pour que l'oeuvre d'aménagement soit complète, il est indispensable que le fleuve soit traité comme un être indivis et que le travail de l'ingénieur s'applique à la région des sources bien plus qu'à celle du tronc fluvial. C'est tout le contraire qui a lieu, puisque partout c'est aux abords des villes, c'est-à-dire dans les plaines, que se font les grands travaux, et les ingénieurs ne s'occupent guère de régler la chute des avalanches et le cours des torrents dans les hautes montagnes. Là où l'homme élève des obstacles à la marche des eaux, celles-ci ont maintes fois acquis une puissance invincible déjà 6 »

«Ainsi l'arrosement peut être fatal là où le sous-sol ne possède pas, comme la surface, tout un réseau de conduits qui débarrassent le terrain de l'humidité surabondante. L'eau filtre goutte à goutte dans les petits tuyaux de drainage, puis les filets distincts se rassemblent dans un conduit plus grand, et, grossissant peu à peu dans son cours, le ruisselet invisible va de tube en tube se jeter soit dans un fleuve, soit dans la mer. Tel est l'immense travail de canalisation souterraine que les agriculteurs entreprennent à la fois sur une multitude de points, et qui a pour résultat de modifier lentement, mais sûrement, toutes les conditions hydrologiques et climatologiques du sol. C'est dans les pays humides de l'Europe civilisée, dans la Grande-Bretagne notamment, que le drainage des terrains s'opère de la manière la plus grandiose : dans la seule Angleterre, ce n'est pas

6. Ibid., t. I, p. 449-450.

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à moins de 10 millions de kilomètres, soit 250 fois la circonférence terrestre, qu'il faut évaluer la longueur de toutes les galeries de drainage mises bout à bout. Malheureusement, la lutte des intérêts particuliers, le manque d'initiative et de large compréhension chez la plupart des propriétaires du sol n'ont pas permis que cette oeuvre fût accomplie suivant un plan général : chacun travaille dans son champ sans se préoccuper du voisin, et souvent ces drainages partiels ont pour résultat de gonfler les rivières et de changer en marais des campagnes situées au-dessous. Tôt ou tard cette entreprise immense de l'aération et de l'assèchement du sol devra donc être récommencée systématiquement, de manière à s'appliquer à toute l'étendue de chaque bassin fluvial. Alors seulement le réseau artificiel du drainage pourra se comparer au réseau naturel des eaux courantes : au circuit général produit dans les airs et sur le sol par la rotation du globe répondront tous les circuits partiels établis dans chaque contrée par le travail humain7. »

Relativité de l'influence du milieu sur l'action humaine

« Ces changements successifs dans l'adaptation plus ou moins grande de la terre aux peuples qui l'habitent se produisent pour la configuration des diverses contrées et continents eux-mêmes non moins que pour les petits détails de la topographie locale. Ainsi la Grèce, si importante jadis, grâce à ses mille dentelures, à ses péninsules, à ses îles, quand elle se trouvait en rapport seulement avec les autres pays de la Méditerranée orientale, a cessé d'être le grand foyer de la vie depuis que les populations des bords de l'océan font partie du monde civilisé. De même, les nombreuses baies qui découpent le littoral de l'Europe, les péninsules qui le frangent dans toits les sens et qui ont contribué pour une si forte part à donner aux

7. Ibid., t. II, p. 684.

8. Ibid., t II, p. 674.

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RECLUS : UN ÉCOLOGISTE AVANT L'HEURE?

populations de cette partie du monde le premier rôle dans l'histoire perdent constamment en importance relative, à mesure que les voies de communication rapides se multiplient dans l'intérieur des terres ; on peut même dire que, dans tous les pays déjà sillonnés de chemins de fer, les indexations des côtes, jadis si utiles à cause des chemins naturels qu'elles offraient à la navigation, sont devenues un obstacle plutôt qu'un avantage. Naguère aussi les grands ports de commerce devaient nécessairement s'établir au fond de la concavité formée par le littoral des golfes, ou bien au bord des estuaires les plus avancés dans l'intérieur des continents, car cette position leur permettait de recevoir des contrées voisines, par le chemin le plus court, la plus grande quantité possible de denrées et de marchandises. De nos jours, il n'en est plus ainsi, grâce aux voies rapides, et le commerce maritime tend de plus en plus à prendre pour point de départ les ports situés à l'extrémité des péninsules. De même, nombre de cités, telles que Madrid, choisies comme capitales en dépit de la géographie, pour des raisons militaires ou administratives ou par simple caprice, n'en sont pas moins devenues des centres naturels pour le commerce et l'industrie, grâce au réseau de chemins de fer, de canaux et de routes qui viennent y converger. Chaque événement change donc les rapports de l'homme avec la terre qui le porte, et, par suite, l'influence du milieu se modifie incessamment 9. »

«La mise en culture des steppes, des terres basses et marécageuses et de toutes les régions jadis désertes à également pour conséquence de modifier le milieu et les peuples qui s'y trouvent. Les grands fleuves navigables, avec tout leur réseau de rivières et de canaux, sont à peine utilisés par les tribus sauvages, et, pour n'en citer qu'un exemple, l'immense fleuve des Amazones, le plus magnifique chemin commercial de l'intérieur des continents, cette Méditerranée d'eau douce moins périlleuse que la Méditerranée d'Europe, n'a guère eu, pendant tous les siècles écoulés, d'influence appréciable sur le développement de la civilisation chez les populations riveraines. Grâce aux échanges, les rivières, qui pour des hommes primitifs

9. Ibid., t.II, p. 658-659.

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ou n'ayant qu'une civilisation rudimentaire peuvent être des obstacles tout à fait infranchissables, deviennent, au contraire, pour les peuples policés, les principaux agents matériels du progrès, jusqu'à ce que la création de voies artificielles de communication plus rapides ait de nouveau diminué l'importance relative de ces chemins donnés par la nature. Les villages se groupent le long des routes, même lorsqu'elles ne suivent pas le fond des vallées et parcourent des plateaux exposés au vent, manquant de l'eau nécessaire : parfois même la route tout entière se change en une longue rue, comme ces curieux villages d'Aliermont, en Normandie, construits tout le long du sentier d'une ancienne forêt maintenant disparue : chaque paysan voulait se trouver sur le passage des commerçants étrangers. A leur tour, les chemins de fer déplacent les populations, et chaque station devient un centre attractif autour duquel viennent se presser les habitants. Les gisements de métaux, les dépôts de houille, de marbre, de gypse, de sel et autres richesses contenues dans la terre sont aussi, suivant l'état de la civilisation, des trésors tantôt ignorés, tantôt négligés, et des éléments inutiles ou bien de la plus haute importance dans l'histoire. La Californie, terre presque inconnue il y a une trentaine d'années, est devenue, à cause de ses ruines d'or, l'un des grands centres d'activité à la surface du globe.

« Même le relief et la disposition générale des contrées peuvent être successivement utiles ou désavantageux suivant les diverses époques de la vie des nations 10. »

Elisée RECLUS

10. Ibid.. t. IL p. 654-655.


Elisée Reclus :

une certaine conception de l'histoire

Marie-Laurence Netler *

En ce début du XXe siècle, le temps des grandes synthèses est un peu révolu et, tandis que les historiens s'engagent dans la voie de la spécialisation, s'attachant à définir les méthodes de ce qui doit devenir une science, Elisée Reclus, géographe, anarchiste engagé, entreprend avec L'Homme et la Terre 1 un vaste tableau de l'évolution du monde dans lequel la géographie et la sociologie sont appelées à rendre compte des grands événements historiques. Ce dernier terme vient tout naturellement, amené par E. Reclus lui-même, qui dans son exposé liminaire définit le sens de sa démarche et sa volonté de prendre en considération «les conditions du sol, du climat, de toute l'ambiance dans lesquelles les événements de l'histoire se sont accomplis ». Un peu plus loin, il précise : «La "lutte des classes ", la recherche de l'équilibre et la décision souveraine de l'individu, tels sont les trois ordres de faits que nous révèle l'étude de la géographie sociale et qui, dans le chaos des choses, se montrent assez constants pour qu'on puisse leur donner le nom de lois 2. »

Historienne, assistante à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. 1. E. RECLUS, L'Homme et la Terre, Paris, 1905, 6 volumes. 2. lbid., t. I, préface.

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Ces postulats répondent à ce qui est certainement un réel souci d'objectivité de la part d'un homme qui veut faire oeuvre scientifique, en cherchant à dégager les « lois » du comportement humain tout en refusant le déterminisme, trop systématique. Ils font aussi de Reclus l'héritier d'un courant de pensée classique, qui remonte au XVIIIe siècle avec Vico', qu'il cite très souvent et dont Michelet a traduit en 1827 l'ouvrage intitulé Principes d'une science nouvelle relative à la nature commune des nations, paru en Italie en 1725 sous le titre plus concis de Principes de la philosophie de l'histoire. A la suite de Vico, Herder 4 en Allemagne fait appel aux notions de «situation et nécessité du lieu», aux «circonstances et occasions du temps » et au « caractère inné ou acquis des peuples » pour préciser sa méthodologie historique. Plus récemment, Taine s'est attaché à démontrer que trois facteurs, à savoir la race, le milieu et le moment, étaient les clés essentielles de la compréhension des civilisations.

La recherche de «lois» n'est donc pas nouvelle, qui fascine Reclus et prend chez lui une dimension plus sociologique qu'historique, en mettant l'accent sur la description des mécanismes qui règlent les rapports entre individus à l'intérieur des sociétés. On éprouve alors quelques difficultés à comprendre quel rôle exact il entend faire jouer à l'histoire dans la vaste synthèse qu'il introduit ainsi, mais de cette imprécision on ne peut guère tenir rigueur à Elisée Reclus qui, ici plus qu'ailleurs, épouse une des querelles de son temps. A la charnière du XIXe et du XXe siècle, en effet, le ton est à la polémique entre les historiens, en quête d'une méthodologie qui ne leur fasse pas perdre l'objet même dont ils s'occupent, et les sociologues, qui cherchent à démontrer la scientificité de leur approche.

Après Auguste Comte et les positivistes qui faillirent entraîner l'histoire dans l'impasse de l'érudition jusqu'à ce point extrême où l'historien se retranche derrière le document écrit et n'ose plus en tirer la moindre

3. Vico (1744-1803) : historien et philosophe italien. Sa théorie sur le cycle des civilisations a influencé Kant, Hegel, Comte, Croce...

4. Herder (1744-1803) : écrivain allemand, il élabore, à la toute fin du XVIIIe siècle, une théorie de l'évolution des organisations humaines. Voir aussi J. ERHARD et G. PALMADE, L'Histoire, Paris, 1965.

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UNE CERTAINE CONÇEPTÏCN DE L'HISTOIRE

conclusion, Ch. Seignobos, en collaboration souvent avec Ch. Langlois, propose une méthode et affirme que «l'histoire est la science de ce qui n'arrive qu'une fois 5 ». La formule s'adresse, évidemment, aux sociologues et cherche à définir une place à l'histoire entre les grandes synthèses et l'érudition pure. A l'histoire, François Simiand, disciple de Durkheim, reproche l'étroitesse de ses vues et la trop large place faite à l'histoire dite événementielle, celle qui relate les grands règnes, les batailles, sans tellement se préoccuper des rapports sociaux. De là à voir en l'histoire une pauvre science aux cadres étroitement descriptifs et à lui refuser le droit de passer de l'analyse du comportement particulier au comportement, général, universel, celui qui donne l'explication de l'évolution des sociétés, il y a un pas que Reclus n'hésite pas à franchir.

A la recherche de la vérité, des grandes lois qui ont régi les rapports entre les hommes et le pouvoir, Reclus privilégie les sociologues davantage que les historiens, et il s'en explique longuement 6. Il ne réclame à l'histoire que les cadres événementiels des grands mouvements dont il se charge de dégager ce qu'il appelle les phénomènes « de flux et de reflux» ou de «cours et de recours » à la suite de Vico. Et, pour mieux cantonner l'histoire dans ce rôle purement documentaire, Reclus dénonce le «caractère autoritaire et despotique » de l'enseignement de l'histoire dans les écoles en rappelant que ce que l'on a appris continue ensuite de « hanter notre cerveau ». Comment ne pas penser ici à Ernest Lavisse qui règne en maître incontesté, par ses manuels scolaires, sur l'histoire enseignée dans les écoles primaires et secondaires, et dont l'une des tendances a bien été la reconstruction d'un passé unique pour l'ensemble des Français, descendants directs des Gaulois puis des Francs 7 ? Comme beaucoup de ces concitoyens et de ses condisciples, Lavisse a été fortement marqué par la défaite de 1870 et n'hésite pas à mettre au profit de la IIP République

5. Ch. SEIGNOBOS, La Méthode historique appliquée aux sciences, Paris, 1901.

6. E. RECLUS, L'Homme et là Terre, t. I, chap. 6, p. 349-354.

7. E. COORNAERT, Destin de Clio en France depuis 1800, Paris, 1977.

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qui vient d'organiser l'école 8, sa vaste érudition dans le but de ressouder et renforcer le sentiment de l'unité nationale.

Or c'est précisément ce type de démarche que refuse Elisée Reclus et qui lui permet de tenir l'histoire comme une discipline éminemment suspecte dont il faut se méfier.

« A chaque phase de la société correspond une conception particulière de l'histoire. La théocratie a ses historiens qui voient les choses et jugent les hommes à leur façon, en se laissant aller à ce qu'ils croient être l'inspiration divine ; la monarchie aussi a ses écrivains qui comprennent les événements suivant leur éducation, leur compréhension propre [...] ; les aristocraties, la bourgeoisie moderne possèdent également des interprètes spéciaux qui voient par les yeux, entendent par les oreilles, pensent d'après les intérêts et les préjugés de leurs maîtres. [...]. Que l'on compare deux récits de forme impartiale dus à des écrivains honnêtes, mais de patriotismes rivaux, qui racontent une bataille livrée à la pleine lumière de ce siècle et qui étayent leurs discours de documents détaillés, de statistiques réputées précises ! Quelle différence entre les deux versions! »

L'histoire et ses différentes interprétations, les détails mêmes destinés à appuyer une thèse expriment des idéologies très partiales, fonction de l'appartenance sociale des hommes qui l'écrivent; c'est la raison pour laquelle, « dans là recherche de la vérité historique, il faut se borner à regarder comme acquis les phénomènes généraux, les grands mouvements de va-et-vient que constate la marche de la civilisation prise dans son ensemble 9 ». En quelques phrases, Reclus accuse l'histoire de peser sur la conscience collective des peuples et, bien évidemment, lui refuse ce droit qui lui apparaît comme étant la légitimation a posteriori du pouvoir qui se reconstitue sous des formes diverses de régime en régime.

Les «incessantes oscillations» dont il parle dans sa préface sont dues au fait que « ceux qui commandent cherchent à rester les maîtres, tandis

8. Les lois Ferry sur la gratuité scolaire sont de juin 1881, celles qui concernent la laïcité et l'obligation, de mars 1882.

9. L'Homme et la Terre, t L p. 351.

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UNE CERTAINE CONCEPTICN DE L'HISTOIRE

que les asservis font effort pour reconquérir la liberté, puis, entraînés par l'énergie de leur élan, tentent de reconstituer le pouvoir à leur profit ». Et les historiens ne sont certainement pas les plus qualifiés pour rendre compte de ce processus, bien qu'il reconnaisse que l'histoire devenue «science du développement humain» ait fait récemment des progrès considérables dans la manipulation objective des diverses catégories de faits qu'elle a la charge d' « ordonner dans le temps et dans l'espace ».

L'ambiguïté de la position de Reclus entre l'histoire et la sociologie est une des manifestations de la querelle qui oppose les hommes qui se consacrent à l'une ou l'autre dé ces disciplines, agressifs dans la délimitation de leurs domaines respectifs dont ils devinent les complémentarités, tout eh voulant sauvegarder leur indépendance et leur spécificité.

La position du géographe et sa volonté de se placer à la croisée de ces trois disciplines, la géographie, la sociologie et l'histoire —- strictement événementielle — , est difficile à tenir. Toutefois, c'est de leur diversité même qu'il entend dégager les grandes lois qui régissent l'évolution du monde, en quête de « l'homme général 10 », celui qui, déjà, obsédait SaintSimon et Michelet.

Mais c'est là que s'instaure le décalage entre les critiques qu'il adresse aux sciences qu'il veut utiliser et l'utilisation concrète qu'il en fait. Loin de s'en tenir à la mise à plat des grands événements historiques, Reclus s'attache essentiellement à démontrer les causes de l'asservissement des peuples, les rapports entre classe dirigeante et classe dirigée, supposant d'ailleurs connus par le lecteur les faits tangibles auxquels il se réfère. L'exemple le plus significatif de cette démarche m'a semblé être celui de la Révolution française, sur laquelle il s'attarde : moment privilégié où le pouvoir vacille, change de mains et se reconstitue. Si j'ai parlé de décalage, c'est parce qu'il me semble que Reclus réclame des historiens une impartialité, une neutralité de jugement qu'il ne pratique pas luimême, tout occupé qu'il est à étudier l'évolution des rapports qui s'ins10.

s'ins10. LACOMBE, De l'histoire considérée comme science, Paris, 1894.

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taurent entre le pouvoir et la société. C'est d'ailleurs cette problématique centrale, animée par un formidable souci libertaire, qui fait l'intérêt et l'originalité de ses analyses.

Dans les trois pages que Reclus consacre, en guise d'introduction, à ce qu'il nomme l'idéal de la Révolution éclate à chaque phrase cette préoccupation majeure.

« L'échafaud qui se dressa pour le roi et la reine fut un accident, l'effet d'une brouille momentanée entre les auteurs principaux du drame politique, et, quand l'histoire reprit son cours normal, elle amena tout naturellement la restauration de la royauté. [...] Les hommes ne se débarrassent que lentement de leurs préjugés héréditaires, et plus d'un siècle après la Révolution — ainsi brièvement nommée comme si elle avait renversé toutes choses— on constate amplement en France que l'ancien fond monarchiste subsiste encore ; la plupart des prétendus citoyens n'ont pas l'audace de l'être. Ils demandent des maîtres qui pensent et agissent pour eux. Si l'ancien royaume ne s'est pas reconstitué, c'est que les candidats à la domination, y compris les tribuns du peuple, sont fort, nombreux et se tiennent mutuellement en échec. Et si l'empreinte de la royauté s'est maintenue, de même celle de l'Eglise. La France est restée catholique aussi bien que monarchique 11. »

Or, si Reclus, après Michelet et Tocqueville, pose ainsi le problème fondamental, entre autres, de la rupture et de la continuité entre l'Ancien Régime, la Révolution et les régimes postérieurs, il le mesure à l'aune d'un concept un peu étroit (pouvoir - liberté) et semble méconnaître ce qui est un des grands apports; de Tocqueville, à savoir que, par-delà la continuité entre l'Ancien Régime et la Révolution, s'instaure à ce momentlà, et de manière irréversible après la mort du roi, une relation contractuelle entre le pouvoir et la société qui est le fondement même de la démocratie 12. Mais Reclus tourne délibérément le dos à ce qui pourrait

11. L'Homme et la Terre, t V, p. 5.

12. A. DE TOCQUEVILLE, L'Ancien Régime et la Révolution, Paris, 1856. Il faut toutefois noter que Reclus cite Michelet, Louis Blanc et Taine, mais ne se réfère jamais à Tocqueville.

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UNE CERTAINE CONCEPTICN DE LfflSTOIRE

l'entraîner vers une analyse des relations entre la société et la forme institutionnelle du régime, pour s'attacher au devenir des libertés. Il n'a alors aucune peine à démontrer qu'entre la monarchie, la Révolution et la IIIe République existe une réelle continuité, puisque le pouvoir de l'Etat, et peu importe sa forme, subsiste toujours.

On vient de le voir, avant même d'exposer ce que fut la révolution de 1789, son contexte et son déroulement, Reclus lui dispute son titre, arguant du fait qu'à l'époque où il écrit —'les toutes premières années du XXe siècle — la France demeure catholique et monarchiste, ce qui est un jugement pour le moins rapide. Certes, il fait ici davantage allusion à l'esprit qu'à la lettre de la monarchie, mais il semble ne pas vouloir reconnaître qu'en Î900 la France est devenue largement et profondément républicaine, et que le bouleversement des institutions depuis 1789 a opéré une véritable transformation de la société. J'insiste alors sur le fait que, pour comprendre le choix des événements historiques que Reclus choisit de relater, il faut avoir sans cesse à l'esprit l'idée que sa problématique tourne autour d'un axe central, simple à déceler, qui est celui de l'organisation des libertés au sein de toutes sociétés. Aux hommes qui ont constitué chaque régime, qui ont fait chaque révolution, qui ont vécu de grands moments historiques, Reclus demande des comptes quant à ce que fut leur conception du pouvoir, la manière dont ils ont organisé les sociétés et dont ils ont rogné les libertés. A partir de là, les choses deviennent plus claires ; c'est ainsi que la véritable histoire « événementielle » ou politique est à peine esquissée, alors qu'il s'appesantit longuement sur le concept de lois, sur la formation des départements, sur la signification de la guerre extérieure et même sur le calendrier républicain.

On a vu que la hantise du pouvoir autoritaire qui anime Reclus l'amène à voir un processus de continuité entre la monarchie et la république, ce qui est pour le moins discutable. Il est beaucoup plus nuancé lorsque, après avoir défini l'essence de la monarchie comme l'arbitraire, il souligne l'importance de la loi et l'idéal de justice égalitaire que la République véhicule : il rend hommage aux députés de l'Assemblée constituante et reconnaît qu'ils étaient animés d'un réel souci de justice. Mais justice et

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liberté illusoires : «Ils ne savaient pas que la monarchie, en devenant polyarchie, ne cesse pas d'être une royauté : autant d'hommes privilégiés par la possession d'un pouvoir, autant de petits rois qui discutent, sanctionnent et appliquent les lois à leur profit. La loi fut toujours celle qu'imposa le plus fort 13. »

L'oeuvre législative des assemblées révolutionnaires, bien qu'ayant l'avantage de soustraire le comportement individuel à l'arbitraire du bon plaisir royal, ne trouve pas grâce aux yeux de Reclus qui y voit une des causes de l'excessive centralisation dont souffre la France. En géographe sensible aux différences régionales, en libertaire convaincu de la richesse des particularismes, il établit une relation entre le problème de l'unification des lois, celui de l'abolition des anciennes limites administratives et le redécoupage de la nation en départements : «Le fanatisme de l'autorité, jouant sur le sens de l'expression " égalité entre les hommes ", voulut ignorer quand même les traditions locales, les coutumes héréditaires auxquelles tenaient précieusement les indigènes comme à une part de leur existence, et le niveau égalitaire fut choisi pour symbole de la Révolution 14. » L'égalitarisme législatif et administratif imposé au mépris des singularités régionales procède du même esprit d'autoritarisme aveugle qu'il dénonçait dans la monarchie.

Le grand moment de la Révolution, ce sont ses débuts, lorsque « la pression d'en bas», «la poussée des mille clubs » entraînaient les votes de la Constituante puis de la Convention. Et Reclus de conclure, par une de ces généralisations un peu abusives qu'il reproche tant aux historiens, que «la population française [...1 prenait part, avec ou sans mandat, aux délibérations communes15». Est-ce le souci de l'unité populaire, chère au militant, qui l'amène ainsi à passer de la réelle influence du peuple de Paris sur les débats des assemblées révolutionnaires à l'influence de la population française ? On peut lé supposer.

13. L'Homme et la Terre, t. V, p. 23-24.

14. lbid., p. 28.

15. Ibid., p. 33.

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UNE CERTAINE CONCEPTICN DE L'HISTOIRE

Toujours conduit par le sens de la liberté, Reclus fait preuve d'une grande originalité en remarquant que les succès inattendus des armées révolutionhaires, loin d'inquiéter « la réaction européenne, auraient dû la rassurer au contraire, car ils provenaient de ce que le mouvement de la Révolution était désormais dévoyé, écarté de son but 16 ». L'armée, organisée et victorieuse, ne devait pas tarder à réchauffer dans son sein des ambitions grandioses et parfaitement contradictoires avec la liberté des peuples. Robespierre, grand artisan du culte de l'Etre suprême, «presque pape en un monde de fidèle », devenu souverain à l'intérieur du Comité de salut public, est traité sans indulgence par Reclus. Il ne s'acharne pourtant ni sur lui ni sur aucun autre, et l'on ne retrouve nulle part l'écho de ce qui fut l'une des bases de la querelle entre les historiographes de la Révolution française, à savoir comment penser 1793 par rapport à 1789 ". Pour lui, le problème n'est pas là et la Révolution s'achève, si révolution il y eut, avec les premières victoires des armées républicaines. A Babeuf même, il refusé l'épithète d'anarchiste, qui lui aussi comptait sur tout un arsenal de lois pour imposer l'égalité.

C'est ce refus de toute autorité, qu'elle soit fondée sur l'arbitraire et le sacré, ou sur l'égalité, qui amène finalement Reclus à porter un jugement négatif sur la Révolution dans son ensemble. Aux hommes de 1789 il reproche de n'avoir réalisé la révolution qu'au profit de la seule bourgeoisie et d'avoir organisé les libertés nouvelles au mieux des intérêts de cette classe. La vente des biens nationaux n'a profité qu'à ceux qui possédaient déjà des terres ou avaient les moyens financiers d'en acheter, ce qui n'était pas le cas de la masse de la paysannerie. La Suppression de la maîtrise libère l'artisanat d'une lourde contrainte professionnelle, mais ne facilite pas pour autant l'accès des ouvriers à la libre entreprise, d'autant plus qu'au même moment la loi Le Chapelier (juin 1791) interdit aux ouvriers de se grouper pour défendre leurs intérêts. Dans le même état d'esprit, Reclus salue au passage l'oeuvre scolaire de la Convention et plus

16. Ibid., p. 38.

17. F. FURET, Penser la Révolution française, Paris, 1978.

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particulièrement la création des grandes écoles, « tables toujours abondamment servies dont les miettes tombèrent heureusement sur le peuple assemblé autour du festin 18 », et rappelle en même temps que, créées par et pour la bourgeoisie, ces grandes institutions «devaient aboutir à la constitution d'un nouveau monopole, celui des diplômes, de la dictature intellectuelle». Phrase prémonitoire dont la portée est plus que jamais d'actualité !

L'histoire « événementielle » à laquelle voulait s'attacher Elisée Reclus devient sous sa plume l'histoire de la liberté des sociétés humaines. A chaque instant il privilégie les événements qui pourraient instaurer de nouveaux rapports entre les hommes, et montre comment ils aboutissent à la constitution, voire au renforcement, du pouvoir de l'Etat. La réduction du champ historique qui en découle est un choix que l'auteur de L'Homme et la Terre avait le droit de faire, mais l'idée de liberté n'est qu'un concept parmi d'autres et il ne peut rendre compte à lui tout seul de l'évolution des sociétés.

Marie-Laurence NETTER

18. L'Homme et la Terre, t V, p. 46.


€arlRitter (1779-1859)

Un des premiers grands géographes

universitaires

Michel Korinman

Elisée Reclus, à l'âge de vingt ans, alla suivre durant une année les cours de Ritter à l'université de Berlin. Ce fut le seul enseignement magistral de géographie que reçut le futur grand géographe français. Malgré la brièveté de ce contact, il ne fut sans doute pas sans effet sur les premières oeuvres de Reclus et celui-ci traduisit en 1857 l'ouvrage de Ritter, La Configuration des continents.

Cari Ritter, l'auteur de la fameuse Géographie générale comparée ou Etude de la terre dans ses rapports avec la nature et avec l'histoire de l'homme, pour servir de base à l'étude et à l'enseignement des sciences physiques et historiques (1822-1859), restera dans l'histoire de l'Allemagne comme l'initiateur d'une géographie proprement universitaire. En 1820, il est appelé à Berlin comme professeur à l'Ecole militaire et à l'Université; l'Académie des sciences l'accueille en 1822 ; dès 1828, la future Société de géographie se met en place. On note que la rédaction de son oeuvre s'étend sur une période cruciale qui mène de la résistance patrioGermaniste,

patrioGermaniste, à l'université de Dijon.

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tique contre les armées napoléoniennes au bouleversement libéral de l'absolutisme princier. Précisément, les réactions du professeur aux crises politiques qui marquent cette période ne manquent pas d'intérêt : en 1820, il affirme que le nationalisme « démagogique » (Arndt, Jahn) trouble le bon fonctionnement d'une monarchie vécue par tous comme populaire ; en 1848, il condamne l'émergence du mouvement révolutionnaire et souligne dans son journal, au mois d'avril, qu'il « ne peut produire en état de dépression1». Son biographe, Gustav Kramer, rapporte que Ritter se contente alors de dépouiller les nouvelles parutions et salue les décrets fortement répressifs de novembre; il tiendra l'instauration du gouvernement réactionnaire de Manteuffel pour un retour à la paix sociale : « Travaillé très consciencieusement sur l'introduction à la Palestine pour le quinzième volume », écrit-il une fois tranquillisé 2. Rien d'étonnant à ce que l'édification d'une géographie universitaire aille de pair avec un légitimisme aussi net : pour Ritter, faire oeuvre de science, ce sera dans une même visée traduire Je projet, divin, coïncider avec le sens de l'histoire, réaliser Je pouvoir; dans les trois cas* et simultanément, le géographe met de l'ordre dans un monde Complexe, divisé, imprévisible. La géographie devient une voie scientifique de restauration politique.

Dieu sur terre. Le naturalisme théologiqne

« L'auteur n'a pas trouvé les idées directrices—: grâce auxquelles il a réussi à élaborer la conception impartiale des faits qui lui a permis de les ordonner comme ils le sont en le présent ouvrage — dans la vérité d'une idée, mais dans le contenu global des vérités qu'il admet comme telles, à savoir le monde de sa croyance 3. » Ritter, influencé par le romantisme,

1. Cf. Gustav KRAMER, Cari Ritter, Ein Lebensbild, Buchhandlùng des Waisénhauses, Halle, 1864-1870. Nous citons d'après la 2e édition de 1875, t. I, p. 348-349.

2. Ibid.

3. Essai de géographie générale comparée. Il s'agit de l'introduction à la première version de Die Erdkunde im VerhSltnis zur Natur eine Geschichte des Menschen, Berlin,

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CARL RITTER (1779-1859)

pose une connaissance originaire chez l'homme du projet divin dans l'univers. Il s'agirait d'un savoir « instinctif » dont l'histoire aurait justement aliéné les traces : «Mais, pour le moins qu'on puisse dire, l'homme a perdu aujourd'hui ce contact immédiat avec la nature. Elle lui est devenue quelque chose de mystérieux qui demande à être observe uniquement dans la grande action combinée de ses forces, dans l'ensemble de ses phénomènes *.» Comme le montre Emil Wisotzki, Ritter s'oppose évidemment à la « théologie de mauvais aloi » qui provient du Moyen Age et se prolongerait avec quelques remaniements dans la modernité : il s'agit pour le professeur d'une conception « ignorante » qui ne saurait rendre compte du projet divin (la Providence veut que le globe ne s'effondre pas et l'a donc encerclé d'un corset montagneux ; elle a souhaité la possibilité de sources à haute altitude et réalisé dans un esprit d'harmonie le système de canalisations souterraines par lequel les mers reliées entre elles rejettent leurs eaux qui remontent sous forme de vapeur en haut des montagnes, enseignent les théologiens de la géographie). Pourtant, Ritter continue d'assigner à ces «héros de l'histoire » que sont les géographes une fonction herméneutique : il s'agit toujours d'élucider la réalité d'une Providence dans l'univers, mais d'opérer ce faisant avec méthode. Une géographie véritablement scientifique considérera le globe terrestre comme un ensemble organique : « Toute réflexion sur l'homme et sur la nature nous amène à considérer le particulier dans ses rapports avec le Tout (dos Ganze) et nous conduit de ce qui paraît purement fortuit à ce qui obéit fondamentalement à Une loi. La connaissance totale du Tout ne peut donc venir du particulier si le Tout lui-même n'est pas connu dans un même temps 5. » De la sorte apparaissent, comme le montre Georges NicolasObadia, un lemme d'indifférence qui fait de la planète «l'ensemble de

1817-1818, repris dans Einleitung zur allgemeinen vergleichenden Géographie, und Abhandlungen zur Begrundung einer mehr wissenschaftlichen Behandlung der Erdkunde, Reimer, Berlin, 1852. Nous citons là traduction établie par Danielle Nicolas-Obadia in Carl RITTER, «Introduction à la géographie générale comparée », Annales littéraires de l'université de Besançon, Les Belles-Lettres, Paris, 1974, p. 56 (= Obadia).

4. Ibid., p. 42.

5. Ibid., p. 45.

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référence et la base de différenciation spatiale », ainsi que l'axiome chorologique d'après lequel « est géographique tout objet (au sens statistique du terme) qui différencie l'espace terrestre8». Déchiffrer le projet divin, ce sera, dans cette optique «totalisante », vérifier une cohérence entre les progrès de l'humanité et la géographie du globe : « C'est ainsi que Dieu a donné à l'homme la nature pour compagne. Elle devait lui servir d'amie fidèle, tour à tour conseillère et confidente de sa vie mortelle [...] véritable élément organisateur de l'humanité, elle allait la préparer, destin plus noble, à saisir et concevoir l'infini dans ce qui n'est pas visible 7. » C'est l'image rittérienne de la terre comme foyer d'éducation du genre humain. L'organisation de l'humanité par la nature se réalise toutefois à un niveau «supérieur» que la théologie classique ne pouvait discerner. La science géographique aura précisément pour objectif d'analyser ce niveau, elle lui permettra de se manifester.

Conformation

Pour Ritter, l'homme est le miroir (Spiegel) de son habitat (Erdlokalitàt), il représente son milieu naturel. Cela vaut a fortiori pour les peuples. L'immensité des espacés désertiques fait le nomade Imaginatif et mobile. La floraison des règnes animal et végétal conditionne l'Hindou. «Pour qu'au cours des millénaires les peuples du Levant aient connu des croyances religieuses, des doctrines philosobiques et des oeuvres poétiques si fondamentalement dissemblables, pour qu'ils aient pris un visage si différent, il faut croire qu'à la nature physique des tropiques, laquelle dépend de leur position astronomique, a dû s'ajouter un facteur purement terrestre, à savoir le rôle spatial de la nature dans ses manifestations locales 8. » Les

6. Cf. Obadia, p. 17.

7. Cf. Essai, Obadia, p. 79-80.

8. Cf. « La Terre, facteur d'unité entre la nature et l'histoire dans les produits des trois règnes de la nature ou d'une science des produits de la nature en géographie » (discours du 14 avril 1836), repris in « Einleitung », cf. supra,. Obadia, p. 154,

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paysages ont une influencé sur la silhouette physique ; la couleur, la langue même de l'individu et jusqu'à l'esthétique reproduiraient le milieu : le poème homérique répond «au ciel particulièrement clément et aux rives les mieux découpées de l'archipelgrec », la poésie ossianique trouve son origine dans les falaises d'Ecosse 9 ; mieux, l'unité climatique de l'Asie y incitait au développement harmonieux des communautés. Il y a donc chez Ritter un rapport de dépendance entre l'homme et la terre où se fonde 1' « identité », mais aussi le niveau historique des nations : «En d'autres termes, l'épanouissement des peuples et des Etats au cours de l'histoire n'a été en quelque sorte conditionné et stimulé que par cette harmonie entre peuple et patrie, entre Etat, nature et humanité, c'est-à-dire entre la nature physique et la politique 10. » De ce point de vue, la géographie pourra déjà expliquer des « moments » dans l'histoire des peuples : «Or, de même que, selon la conduite qu'il adopte, tout individu n'est pas à la hauteur de n'importe quelle entreprise et n'y est pas destiné, de même n'importe quel peuple n'est pas apte à atteindre tous les buts que comporte la couronne multicolore de la gloire et du bonheur 11. » C'est précisément le caractère, 1'« originalité » ancrée dans le milieu naturel de chaque peuple qui alimente entre les peuples une division internationale du travail historique.

Configuration

La géographie est générale : « Ce n'est, en effet, qu'en partant des types fondamentaux de toutes les formations importantes dans la nature qu'on peut élaborer un système naturel 12. » Elle est comparée : «Au sens où d'autres sciences avant elle ont été constituées en disciplines instructives;

9. Ibid., p. 155.

10. Essai, Obadia, p. 45.

11. Lbid., p. 41.

12. Ibid., p. 56.

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nous pensons notamment ici à l'anatomie comparée15.» Cela vaut en premier lieu pour la description « géométrique » des continents, ces grands « individus » de la terre dont chacun dessine un ensemble à la fois caractéristique et comparable quant à son extension, sa taille, le rapport entre ses dimensions, sa forme et ses articulations. Une science des rapports géographiques (geographische Verhaltnislehre) expliquera par exemple « la remarquable faculté de l'Europe à fondre en elle les diversités du reste du monde et la maturation précoce de la culture universelle qui s'y est développée, puis propagée en modifiant l'histoire jusqu'aux frontières les plus reculées du globe 14 » par une harmonie privilégiée de ce continent où des formes diverses viennent se conjuguer à l'exclusion de tout contraste accusé : «Vers les extrémités, la présence du corps (européen) s'efface progressivement. Nulle part sa masse ne constitue un obstacle et partout les terres assurent la transition avec les articulations. Les mers et les côtes ont pu ainsi exercer une influence sur l'ensemble du continent ; nulle part ailleurs, on ne retrouve pareil phénomène 15. » Au contraire, l'Afrique ne serait qu'un corps immense dénué de ramifications et d'articulations : « L'Afrique, continent massif et Soudan de la terre [...], constitue la forme la plus simple que nous connaissions1B » ; elle restera longtemps inapte au progrès. Il y aurait donc, selon le professeur, un élément spatial de base (ràumliches Grundelement) qui sous-tend l'histoire : la « civilisation » naîtrait sur les continents positivement configurés et se déplacerait géologiquement vers les continents plus défavorisés. L'impérialisme, en dernière instance, devient légitime 17.

13. Ibid.

14. Cf. « De la position géographique et de l'extension des continents » (discours du 14 décembre 1826), in Einleitung, Obadia, p. 105.

15. Ibid., p. 116.

16. Essai, Obadia, p. 48.

17. On consultera à ce sujet l'instructif rapport de RITTER, Ueber Dr H. Barth und Dr Overwegs Begleitung der J. Richardsonschen Reiseexpedition zum Tschad-See und in das innere Afrika, fin juillet 1850.

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Composition

L'histoire des formations politiques et culturelles dépend encore de la manière dont les continents, les zones, voire les régions, se «rapportent» les unes aux autres : « De par ses frontières marines, l'Afrique forme un tout presque totalement isolé; elle s'apparente donc de très près à une forme terrestre totalement repliée sur elle-même. Découpée sur trois côtés par la mer, l'Asie fait quasiment bloc avec l'Europe qui est beaucoup moins séparée d'elle que l'Afrique 18. » Ritter y insiste : « L'Asie de l'Ouest et l'Europe situées au centre du monde (die geographische Mitte), communiquant sans difficulté, étaient prédisposées à la civilisation avec point de concentration maximum en Europe w. » Plus les régions de la terre sont proches de ce foyer, plus le degré de leur civilisation sera élevé. A cet égard, le cas de l'Australie est exemplaire : ce monde insulaire, géographiquement isolé, a dû attendre pendant des siècles que la communication avec le foyer de culture se réalise. Ritter tranche : selon que lés contrées se situent dans l'hémisphère « continental » ou l'hémisphère « océanique » de la planète, selon qu'elles sont rejetées à la «périphérie » ou localisées au centre, selon que des baies profondes et des mers intérieures pénètrent ou non dans 1' « individu » continental, un coefficient d'accessibilité au mouvement « civilisateur » est attribué aux continents dont les mieux placés assurent la relève à partir du « théâtre de l'histoire mondiale classique ».

Certes, la géographie décrit avec « humilité » ce mouvement téléologique de l'histoire, c'est-à-dire l'orientation «naturelle» que Dieu confère à l'humanité. Au contraire des Français qui tirent orgueil de leur passé national et europen, le professeur rappelle que « la position dominante de l'Europe [...] n'est pas l'oeuvre exclusive de l'esprit humain ou bien

18. « Généralités sur les formes solides de l'écorce terrestre », extrait du premier tome de la Géographie générale comparée, Berlin, 1822, Obadia, p. 82.

19. Cf. « De la position », Obadia, p. 109.

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d'une supériorité voire d'une excellence spécifique de l'Européen vis-à-vis des autres hommes20». D'ailleurs, «l'avenir peut entraîner des phénomènes analogues dont nous n'évaluons pas encore la portée81». Pour Ritter, la « perfectibilité » du globe ne connaît pas de limites : « Peut-être le temps viendra-t-il un jour où des chercheurs de même force [...] seront en mesure de prédire, à partir de données générales, la cadence nécessaire à l'évolution d'un peuple donné en un Heu donné 22 ». Alors l'inégalité entre les continents et les régions du monde aura définitivement force de loi scientifique. Telle est, la géographie le démontre, la volonté de Dieu.

Les peuples dans l'espace : le matérialisme historique

L'intérêt de Ritter pour Hérodote ne fait aucun doute : « Ses livres sont pour la géographie d'une valeur inestimable 23 » ; les Histoires constituent une mine d'informations. C'est-à-dire que, malgré une méconnaissance empirique, au-delà des «hypothèses» ou des «conceptions erronées », le Grec d'Halicarnasse rapporte une connaissance évidemment fondée sur des observations de voyageur (autopsie). Cela vaut encore pour 1' « indispensable » Strabon qui établit le principe de base : « Le géographe [...] doit indiquer le durable et le constitutif2i », son regard se portera sur les frontières naturelles et il laissera de côté les humeurs politiques des gouvernants. Ritter atteste donc l'origine reculée d'une géographie au sens plein du terme, déjà productrice de vérité sur l'espace, dans l'Antiquité : « Hérodote ne voulait rien savoir d'une bi- ou tripartition (du monde) ; pour lui, l'univers restait un ensemble cohérent25.» Voilà pourquoi il

20. Europa Vorlesungen an der Universitat zu Berlin gehalten, éd. H. A. Daniel Reimer, Berlin, .1863, p. 23-24.

21. Ibid., p. 24.

22. Cf. Essai, Obadia, p. 44.

23. Cf. Geschichte der Erdkunde und der Entdeckungen, éd. H. A. Daniel Reimer, Berlin, 1861, p. 50.

24. Ibid., p. 115.

25. Ibid., p. 52.

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recommande dans ses Propylées à l'histoire des peuples européens (1820) une infinie précaution dans le maniement des textes des anciens ; le géographe moderne ne se contentera pas de repérer dans le passé erreurs ou lacunes, il évitera de le sanctionner à l'«aune de notre mesure des choses ». Le professeur note que les progrès de la science constituent jusque chez les contemporains des moments relatifs marqués par la façon toujours spécifique dont les peuples circulent dans l'espace. A chaque stade de la « civilisation », les peuples travaillent l'espace sur un mode qui leur est propre, et les modalités de ce travail d'espace sous-tendent leur géographie. C'est la raison pour laquelle Ritter a écrit une Histoire de la géographie ET des découvertes (1861). De ce point de vue, précisément, Hérodote et Strabon seraient anachroniques dans la mesure où ils devancent par leurs travaux la détermination « spatiale » particulière à leur époque. Inversement, l'évolution des peuples impliquerait à terme l'instauration d'une géographie scientifique. Tout le problème, au début du XIXe siècle, découle du retard qu'aurait pris la discipline sur le développement général; avec la modernité, un décalage très net apparaîtrait entre l'activité des peuples dans l'espace et lés moyens qu'ils se donnent de penser cette activité. C'est que, depuis la période des grandes découvertes, les tendances et les stratégies politiques « avec leur découpage arbitraire et toujours fluctuant 26 » ont largement occulté un changement de spatialité où la géographie nouvelle, scientifique, pouvait s'alimenter. Il incombe donc au géographe contemporain dé lever ce voile, de combler le décalage, de recycler sa discipline en la constituant comme science.

Le stade d'inertie

«Seules les nations cultivées de l'Antiquité ont transmis à celles des temps modernes des connaissances de la surface terrestre. Les peuples à

26. Cité par Emil WISOTZKI, Zeitströmungen in der Géographie, Duncker und Humblot, Leipzig, 1897, p. 279.

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degré de Culture moindre, restés à un état plus grossier, ont bien une connaissance de leur patrie, mais pas de géographie 27 . » Et Ritter de citer les Indiens des Amériques, les Bédouins du désert, les Esquimaux de la zone polaire, les Malais en Asie du Sud-Est qui, pour lui, sont capables d'une activité délimitée — ils pistent, ils s'orientent, ils localisent —, mais incapables de surmonter le caractère circonscrit de leur horizon. C'est donc l'absence d'une circulation dépassant le « groupe d'îles le plus proche» ou la contrée voisine qui fonderait l'absence de géographie dans cette période d'obscurité.

Le stade du frayage

«Dans les temps reculés, la pulsion aveugle ou encore l'instinct des peuples, les difficultés ou bien les passions fanatiques des nations ont exercé une influence sur les progrès des découvertes2B. » Le pouvoir faisait alors oeuvre de géographie, mais comme à son insu. A cet égard, Ritter récuse les analyses « superficielles » qui présentent les guerres antiques et lés grandes invasions comme le spectacle d'un enchevêtrement confus dont aucune logique ne saurait rendre compte : « Une lumière toute différente éclairé les émigrations des peuples si on lès envisage dans leur conditionnement par le sol 29 » En effet, les nations trouvent des voies (Gleise) naturelles et nécessaires (naturlich und notwendig) : par exemple, le cours des grands fleuves tels que le Danube. De même, les champs de bataille ne sont pas choisis en fonction du hasard ou d'une volonté arbitraire, une certaine « nécessité physique » entraînant la sélection de lieux privilégiés. Le prince et Je guerrier, à cette époque, fondent la géographie sans le savoir; il s'agit d'une géographie concrète qui «colle» à l'activité du peuple et de l'armée ; il y aprogressivement invention du territoire, La

27. Cf. Geschichte, p.

28. Ibid., p. 264.

29. Ibid., p. 139.

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même chose Vaut pour les missions chrétiennes du Moyen Age : Ritter note que, si les prêtres ne cherchent pas la connaissance géographique pour elle-même, leur cheminement des sources aux embouchures indique un savoir empirique dont toute une «géo-littérature » — chroniques et légendes — démontre l'intérêt : on trouverait dans les Acta Sanctorum «les plus antiques éléments d'une géographie allemande du Gau30». Enfin; les croisés, pour rejoindre la Terre sainte ou rallier l'Europe, doivent emprunter des routes annexes ; les Normands et les Vénitiens opèrent une découverte de l'Occident et de l'Orient avant même que des embryons de théorie n'émergent : «La méconnaissance géographique de l'Europe chrétienne véritablement érudite devait se maintenir encore durant plusieurs siècles m. » A travers cette longue période qui mène jusqu'à la fin du XV siècle, il est naturel selon Ritter qu'une géographie aussi liée à l'acte politique, militaire ou marchand travaille à établir des Compendiums; les géographes accumulent des éléments disparates en «un conglomérat arbitraire » dont le pouvoir dispose en fonction des besoins de l'époque. Cette compilation, immédiatement mobilisable, juxtapose des « singularités » sans faire intervenir une pensée directrice.

La « polyhistoire » répond justement aux exigences d'un commanditaire qui trouve en elle les informations nécessairement partielles dont il veut disposer. Mieux encore : l'inéluctabilité historique de ce type de géographie se vérifie avec le déni qui frappe les «excursions» hors le savoir acceptable par les peuples en fonction de la spatialité qui leur est propre. Comme le montre Ritter, les Phéniciens commandités par le Pharaon pour une circumnavigation de l'Afrique rencontrent à leur retour une pure incrédulité dont Hérodote lui-même se fera l'écho. C'est que «la découverte était trop importante pour être pleinement comprise et mesurée par leur époque 32 ». L'ouverture du continent asiatique sous Alexandre transmet aux Grecs des renseignements sur l'Inde dont l'ensemble leur est

30. Ibid., p. 144.

31. Ibid., p. 216.

32. Ibid., p. 32-33.

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insupportable : ils transforment ce matériel en mythe. L'Asie devenait trop évidente pour être perçue : «On renvoya [l'Orient] dans lé royaume de l'imagination et du mensonge [...] la méfiance continuera longtemps à tenir pour conte tout ce qu'il y a de nouveau33.»

Le stade de l'élaboration

« Durant les siècles derniers, les progrès ont un rapport moins direct au destin de peuples et d'Etats entiers 34. » Cela signifie pour Ritter que, dans la période postérieure au XV siècle, la découverte n'est plus l'affaire immédiate des collectivités nationales, mais des individus qui servent inversement l'Etat en développant l'industrie, le commerce, les arts et les sciences. De Christophe Colomb à James Cook, l'exploration relèverait de l'activité singulière d'hommes dont « l'objectif partagé est d'accéder progressivement à la vérité 35 ». De ce fait, c'est la réflexion qui précède l'acte de découverte et non plus la découverte qui découle de l'acte : «Il faut bien reconnaître, en remerciant au passage nos prédécesseurs, que le XVIIIe siècle a été particulièrement riche en hommes de valeur qui — dans leur enthousiasme pour la géographie — se sont donnés corps et âme à cette branche de la science, s'efforçant d'en faire une discipline autonome et hé négligeant — en pensant aux générations à venir — aucun détailx. » Ritter date ici l'avènement d'une recherche. L'apologie d'Alexandre de Hurnboldt à la fin de l'Histoire de la géographie n'a rien de gratuit : « De plus en plus, l'espace encore non exploré de la terre s'amenuise 37 », le spectacle assigne au regard du géographe se globalise ; du même coup, il s'agit progressivement en géographie de re-découvrir, c'est-à-dire d'expliquer, et non

33. Ibid., p. 67-68.

34. Ibid., p. 264.

35. Cf. Essai, Obadia, p. 63.

36. Ibid., p. 62.

37. Cf. Geschichte, p. 265.

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de découvrir : «L'époque n'est pas lointaine où la découverte géographique aura moins à révéler de larges contrées encore inconnues qu'à pénétrer les faits singuliers dans le monde connu. Et là, il y a encore beaucoup à faire3B. » C'est précisément le mouvement de redécouverte embrayé à la Renaissance. Enfin, le professeur explique dans une communication à l'Académie royale des sciences de Berlin du 10 janvier 1833 que les techniques d'aménagement de la nature ont transformé l'espace à tel point que la géographie apparente ne coïncide plus du tout avec la géographie réelle du globe : «Pareille évolution ne pouvait manquer de modifier complètement la valeur de la majorité des espaces construits du globe terrestre dans leurs situations relatives ni d'affecter leurs positions 38. » Les distances se réduisent, les régions communiquent : «Au fur et à mesure que l'on découvre comment le facteur historique intervient et agit sur la nature physique des diverses formes montagneuses et sur leur position à la surface de la terre, toute une série de relations se feront jour qui, ni véritablement physiques ni proprement historiques, constituent pourtant un vaste domaine d'étude pour la géographie scientifique considérée sous son aspect terrestre 40.» Ici, une circularité de type moderne apparaît : l'explorateur, en découvrant le monde, le transforme et va contraindre alors la géographie même à évoluer. Elle ne peut plus, dans la mesure où l'espace change proportionnellement à ses propres découvertes, se contenter d'enregistrer des faits. Elle va devenir une science des combinaisons d'éléments, c'est-à-dire une science.

Or, note Ritter avec vigueur, la nomenclature n'en finit pas de marquer la géographie jusque dans la modernité. A propos d'Eratosthène (276190 av. J.-C), le professeur souligne l'immodestie des compilateurs actuels (Compendiengeographie) qui, sous couleur de livrer « une description complète de toutes les parties du monde"», font l'économie de toute

38. Ibid.

39. « Du facteur historique dans la géographie en tant que science » (communication à l'Académie royale des sciences du 10 janvier 1833), in Einleitung, Obadia, p, 140.

40. Ibid., p. 141-142.

41. Cf. Geschichte, p. 91.

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théorie. Sous peine de rester un accident de l'histoire, la géographie moderne doit rentrer dans l'ordre, dans l'histoire.

L'empire du pouvoir : le réalisme pédagogique

Au sujet de la Géographie pure (reine Géographie) qui cherchait à s'autonomiser en faisant table rase de toute incidence humaine sur la nature et de tout réflexe humain sur l'environnement (fin du XVIIIe siècle), Ritter s'irrite : « Si cette réforme que les géographes ont voulu accomplir et qui a commencé, avec l' Atlas physique de Buache et la définition un peu succincte de la géographie donnée par Gatterer sur des bases naturelles, avait été menée à bonne fin, le rejet de tout ce qui est historique aurait probablement donné naissance à une géographie purement physique, c'est-à-dire naturelle, qui, si bien faite qu'on puisse l'imaginer, n'aurait jamais constitué qu'une partie de la géographie comprise comme science et comme une science, en vérité, de l'espace terrestre 42. » Le professeur ajoute ironiquement que cette entreprise de purification n'eût pas dû reculer devant la référence à la géométrie ou l'arithmétique. Il commencer par récuser le découpage arbitraire entre géographie physique et humaine puisque tout élément attestable à la surface du globe compose précisément le champ de la géographie — l'espace terrestre. Puis Ritter renverse les termes de l'argumentation : parce qu'elle se constitue en science, la géographie devient susceptible de repragmatiser l'utilisation qui en était faite par les activités externes — militaires, commerciales ou esthétiques — dont les tenants de la géographie pure voulaient en général la libérer. C'est que, scientifique, la géographie devient objet d'une pédagogie. En effet, elle se fonde sur l'expérience vécue à l'horizon individuel ou professionnel. Ici, l'ambiance de l'école de Salzmami à Sehnepfenthal, l'influence du célèbre Gutsmuths, et plus généralement la tradition de Prestalozzi, ont marqué Ritter : il refuse l'accumulation des faits géogra42,

géogra42, «Du facteur», Obadia, p. 133.

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phiques; il exigé l'éveil chez l'élève, à tout niveau, d'une faculté à saisir l'environnement. Comme l'écrit le professeur dans un texte de 1806, Quelques remarques au sujet de l'enseignement méthodique de la géographie, il s'agit de «faire prendre connaissance à l'homme de théâtre de son activité en particulier et en général 43 » ; la géographie, d'emblée, est liée à une pratique qui doit s'acquérir si l'agent de cette pratique veut être pleinement productif. Dès lors, la discipline se placé en intemédiaire sociologique : le prince, l'officier, le voyageur, en apprenant la géographie, assumeront correctement le rôle qui leur est dévolu. Dans ce cadre, Ritter peut écrire en 1826 que la géographie sera le fruit d'un concours 44.

L'oeil du prince

En 1824, Ritter enseigné la géographie au plus jeune fils du roi dé Prusse, le prince Albrecht. D'autre part, il est très lié au futur FrédéricGuillaume IV qui régnera à partir de 1840 et souhaite lui dédier la partie allemande (non publiée) de sa Géographie générale. Des soirées géographiques sont organisées chez le Kronprinz, et le professeur y rencontre une attente qui correspond à son propre désir d'instruire: il atteste dans la famille royale une inclination formidable à la connaissance géographique. Tout se passe, en particulier dans la correspondance de voyage, comme si les rois et les princes, ouverts à l'enseignement, se révélaient, au contact du professeur, géographes par nature, la géographie redevenant constitutive de la royauté. Du même coup, le prince, une fois instruit, surpasse les spécialistes. Voilà pourquoi l'archiduc Johann d'Autriche par exemple est si fort apprécié par les savants ; à sa table, on porte en 1843

43. Cité par RATZEL, Allgemeine Deutsche Biographie, art. «Ritter», lre éd., 1889, t. XXVIII, p. 684; rééd. Duncker und Humblot, Berlin, 1970.

Ernst DEUTSCH (Das Verhaltnis Cari Ritters zu Peslalozzi und seinen Jùngern, Adolph Mehnert, 1893) montre cependant que le rapport de Ritter à Pestalozà a été largement surestimé quant à son contenu.

44. Cf. KRAMER, t. I, p. 328.

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des toasts géographiques. Lors d'une excursion « géognostique », il ouvre la marche : « C'est lui qui me prend par le bras et qui explique, faisant l'admiration de tous, l'ensemble du panorama aux géographes 45. » Lors du Congrès de Gratz, il se présente à Ritter comme «un héros parmi les géographes ; son discours d'introduction, ainsi que ses interventions dans les débats auxquels participent cependant des personnalités réputées telles que Christian Leopold von Buch, donnent à ces débats Une tournure fructueuse. Quelques jours plus tard, Johann rappelle avoir entrepris la rédaction d'un ouvrage géo-linguistique concernant la Styrie. Il s'agit bien d'un exemple (Muster) où le sens géographique de la monarchie s'exhibe. Le vieux principe d'harmonie entre le roi et le sol s'en trouve réactivé. Citons encore le cas, délicieux pour Ritter, du roi de Prusse qui en 1847, à rencontre d'une compagnie de savants, discerne la présence de pins dans le nord de l'Italie, Et le professeur de s'extasier sur ce regard de lynx, donnant une phrase du roi à méditer : « Voilà de beaux géographes qui disent dans leur encyclopédie qu'il n'y a pas de verdure en, Italie alors qu'on peut ici la toucher du doigt 46. » Aucun doute, les princes ont l'oeil ; aiguisé par le professeur, leur regard portera.

La boussole de l'officier

On sait qu'à partir de 1820 Ritter enseigne à l'Ecole militaire de Berlin. Le comte de Roon, futur ministre de la Guerre, y sera son élève ainsi que Moltke. Il connaîtra Clausewitz. Un de ses disciples, cité par Gustav Kramer, rapporte qu' « il cherchait, partout où cela était possible, à faire tout particulièrement ressortir la signification de la géographie pour l'art militaire 47 «.Pour un autre, «si l'armée prussienne, pendant toute une période, s'est distinguée entre toutes par un savoir étoffé en géographie militaire,

45. Ibid., t. II (lettres de voyage), p. 134.

46. Ibid., t. n, p. 264.

47. Ibid., t. I, p. 383.

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elle le doit à Ritter 48». Le professeur note chez les officiers une prédisposition immédiate et vivante pour les choses de la géographie. Dans un rapport de 1827, il explique l'orientation de sa pédagogie : l'accès au matériel géographique dtopique) et la description de ce matériel (graphique) ont, à l'Ecole militaire, moins d'importance que le rapport des termes qui composent ce matériel ; l'analyse de ce rapport «trouvera [ensuite] sa légitimation en s'appliquant à des buts militaires -— tâche de mon estimé collègue [le major von Etzel] 49 ». Ritter recommande l'économie en matière de faits, il réduit l'étude à l'Europe, «en particulier aux groupes de pays centraux et nationaux (vaterlandisch) 50 » ; mais, avant tout, il insiste sur les contrastes et les ressemblances dans l'espace qui « ouvrent le regard à l'infini de la science et de la recherche » et « arment l'esprit d'une capacité et d'une connaissance qui le rendent apte à la vie pratique51». L'officier considère en un premier temps renseignement géographique comme «un domaine inconnu [...] et pourtant étalé devant les yeux 52 ». A travers cet enseignement, l'évidence des rapports spatiaux, essentiels dans le domaine militaire, lui sautera aux yeux : il les voyait jusqu'ici sans les percevoir. La même chose vaut pour la nature du terrain dont les officiers connaissaient l'importance sans pouvoir l'apprécier. Ritter soulignera dans un autre contexte que l'armée prussienne, privée de colonies (à la différence de l'Angleterre ou de la France), dépourvue d'une zone d'expansion à l'Est asiatique (comme la Russie), coupée de l'Orient et du Sud (au contraire de l'Autriche), a besoin d'un instrument scientifique de compensation. En apprenant la géographie, l'officier traditionnel se réalise, il devient l'officier de demain.

48. Ibid., t. I, p. 385.

49. Ibid., p. 375.

50. Ibid., p. 376.

51. Ibid., p. 377.

52. Ibid., p. 374.

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Le spectacle du voyageur

En 1817, Ritter écrit de Gôttlingen à son frère Johannes : «J'éprouve un penchant extraordinaire, c'est dans le sang, à travailler pour la Prusse 53. » Depuis 1815, il réfléchit à une étude qui traiterait des clivages dans le monde dans leur rapport au pouvoir : « Tout mon travail géographique dont je vous ai lu l'introduction n'en est qu'une mince subdivision, écrite comme une simple préparation de cet ensemble 54. » Le professeur établit donc lui-même le rapport de sa recherche « à la patrie, au peuple, à l'Etat 55 ». En effet, comme l'explique Ritter, observer le sol de son pays, c'est affiner son regard pour l'étranger : « mais l'oeil doit avoir appris à regarder56». Or la nation allemande souffre de géographie rentrée : «Il nous manque encore une passable géographie de la patrie allemande 57. » C'est que les voyageurs, et plus généralement les observateurs, n'ont pas fait l'expérience géographique de leur paysage, du paysage. Il faut, comme le note déjà Ritter en 1804 dans L'Europe. Un tableau géographique, historique et statistique, découvrir «un panorama vivant de l'ensemble » ; l'individu doit appréhender sa région, la patrie et le continent comme des unités cohérentes qui débordent le schématisme en intégrant chaque fois les paramètres naturel et artificiel, physique et humain. D'échelle en échelle, l'idée géographique traduit le dynamisme des espaces. Ce qui vaut pour l'ensemble des nations vaudra conséquemment pour l'Allemagne. Quiconque observe l'espace international avec la pertinence du géographe se donne les moyens de percevoir l'espace national dans sa réalité. «Mais nous n'intégrons pas là-dedans le passage rapide et curieux des touristes habituels avec toute leur ignorance ; ils sont pleins de préjugés et ne voient rien complètement 58. »

53; Ibid., p. 257.

54. Ibid., p. 238.

55. Ibid.,-p. 56.

56. Cf. Allgemeine Erdkunde, éd. H. A. Daniel Reimer, Berlin, 1862, p. 25.

57. Ibid.

58. Ibid.

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La perception nouvelle se caractérise de deux manières. D'abord, l'observateur cadre les paysages en les reconstruisant ; ce sera par exemple la région de Stadt Kyll : ouverture de vallées et formations rocheuses pour la physique, dispersion de rares villages pour l'implantation, un peuple de montagnards qui vit d'une sorte d'assolement triennal et se refuse à l'émigration. Il s'agit d'un tout qui s'analyse uniquement comme tel et s'oppose à ce qui l'environne. Ritter récuse les généralisations « pédantes » des géographes traditionnels et, par exemple, en 1846, marque avec force une distinction, dans le Valais, entre les Souabes « authentiques», les Valaisiens à proprement parler, «un autre peuple d'origine alémanique », et les Tyroliens : « de telle sorte qu'ici quatre ethnies allemandes se touchent qui ont conservé la nationalité et la langue de leurs anciens59». Inversement, la différenciation géographique en régions naturelles se double d'une tendance à la vision d'une Allemagne unifiée bien que diverse; à cet égard, les comparaisons du voyageur Ritter sont exemplaires : «De l'horrible pays plein de murailles rocheuses calcinées par le soleil, plein de mendiants [l'Italie] [...] je revins grâce à Dieu sur le sol allemand de Carynthie, dans le pays des champs, des forêts, des pâturages alpestres, de la langue allemande 60. » De la même façon, passer de Hongrie en Autriche, c'est revenir à la germanité. Enfin, le Rhin évoque pour Ritter le merveilleux gouvernement de la Prusse et de ses territoires par le roi. Avec la géographie, une [grande] Allemagne, comme les autres pays d'Europe, se nationalise. En apprenant la géographie, le prince, l'officier, le voyageur aiguisent une compétence. Le pouvoir, dès lors, s'exercera complètement. La société retourne à l'ordre.

Lire Ritter. Deux versions sont possibles. On peut, comme Emil Wisotzki, tenir son oeuvre pour un nécessaire point d'aboutissement : «Alors qu'à l'origine je cherchais uniquement à comprendre Cari Ritter, je m'aperçus très vite qu'il se concevait en opposition à la période précédente de la géographie ; il en résulta pour moi la nécessité de porter aussi

59. Cf. KRAMER, t. II, p. 217.

60. Ibid., p. 27.

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mon attention sur cette périodesl. » L'oeuvre de Ritter s'analyse alors comme une césure dans l'histoire de la géographie ; elle devient ce moment privilégié où les questions « épistémologiques » trouvent une réponse : théologie, histoire, politique se « confondant » en une géographie enfin scientifique. A l'inverse, on peut souligner avec Friedrich Ratzel le caractère programmatique de la doctrine rittérienne : le professeur, par son génie, aurait établi, avec la corrélation entre sol et peuple, le fondement de la géopolitique future sans pour autant aboutir concrètement à cette géopolitique : «Il se contentait volontiers d'indiquer ce qui était à faire et de communiquer au mieux quelques allusions sur le comment, ou bien d'ajouter quelques résultats provisoires, mais s'en remettait pour le travail en profondeur, scientifique à proprement parler, pour le dégagement du noyau de vérité, à l'aveniroe. » Dans le premier cas, Ritter, pour avoir « discipliné » la géographie, fera école. Dans le deuxième Cas, l'oeuvre du professeur d'avoir formulé l'idée géographique du siècle sera féconde. Dans les deux cas, la référence à Ritter ne laissera pas de constituer un enjeu.

Michel KORINMAN

61. Cf. WISOTZKI, op. cit., introduction, p. VII. A l'opposé, mais dans cette même optique, Alfred KETTNER (Die Géographie. Ihre Geschichte Ihr Wesen und ihre Methoden, Ferdinand Hirt, Breslau, 1927) considère l'oeuvre du professeur comme un échec relatif et envisage une réévaluation d'Aléxander von Humboldt.

62. Cf. Friedrich RATZEL, op. cit., p. 691.


Hérodote a lu

Institut internationnal d'études stratégiques, «Situation stratégique mondiale 1979 »

Situation stratégique mondiale est la traduction française du Stratégie Survey, rapport annuel de l'Institut international d'études stratégiques, fondé à Londres, en 1958, par des Britanniques et qui est un centre international de recherche sur les problèmes stratégiques contemporains. Cette institution non gouvernementale, composée de membres cooptés appartenant à une soixantaine d'Etats, est présentée par Gérard Chaliand comme « sans doute le centre occidental majeur en matière d'évaluation des situations conflictuelles ». Ce panorama stratégique se veut un bilan mondial des rapports de forces, « région par région ».

En fait, les informations proposées sont d'une ampleur inégale selon les « régions » et les thèmes stratégiques, mais l'intérêt n'en demeure pas moins de disposer d'observations qui, au-delà du

conjoncturel — les événements marquants de l'année 1979—, relève de la stratégie, c'est-à-dire au moins du moyen terme.

Le thème central du panorama 1979, année qui s'est ouverte sur le renversement du régime du shah (13 janvier) et s'est terminée sur l'invasion militaire soviétique en Afganistan (27 décembre), est de montrer comment le tiers monde est désormais «au coeur de la compétition Est-Ouest», du fait même de son «instabilité croissante», fondamentalement liée à des causes internes, locales, et du fait des menaces, selon l'I.I.S.S., que cette instabilité fait peser sur la «sécurité» de l'Occident.

C'est sans doute la constatation que l'U.R.S.S. n'était pour rien dans le renversement du shah qui a fait prendre

♦Collection «Stratégies», dirigée par Gérard Chaliand, Berger-Lêvrault, Paris, 1980.

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conscience du rôle majeur des problèmes internes aux Etats du tiers monde, considérés comme facteurs d'instabilité croissante, dans une vision occidentale traduisant d'abord le souci de la sécurité. On pourrait préférer à cette expression celle de « développement des contradictions », qui est plus explicative. On soulignera aussi que l'I.I.S.S. emploie le mot « tiers monde » et non « pays en développement », terme préféré par les organismes financiers internationaux, ce qui confirme la signification fondamentalement géopolitique de cette représentation spatiale 1.

Deux parties dans ce panorama : à l'échelle mondiale, d'abord, un long chapitre « Perspectives », de nature stratégique, suivi d'une évaluation des rapports de forces entré les superpuissances et complété par un bilan des entretiens et négociations sur le contrôle des armements. Des analyses « régionales » ensuite, en six chapitres : Asie du SudOuest, Asie orientale, Moyen-Orient, Afrique, Europe et Amérique centrale 2.

Dans les analyses effectuées d'abord à l'échelle mondiale, l'I.I.S.S. insiste sur le fait que le poids croissant du tiers monde impose une nouvelle manière d'aborder le conflit Est-Ouest. La faiblesse relative

de l'U.R.S.S. serait de fonder son influence exclusivement sur la puissance militaire ; elle manquerait donc d'alternatives pour ses interventions extérieures. On s'orienterait, de la part de l'Occident, vers une stratégie disposant de deux alternatives, ou tactiques, employées conjointement : d'une part, «réfréner» la puissance militaire de l'U.R.S.S., politique amorcée dès janvier 1980 par Carter, et agir par des moyens non militaires (car les événements d'Iran ont montré que la formidable armée iranienne équipée par les Etats-Unis n'avait rien pu faire pour contrarier le cours des choses) pour résoudre les conflits locaux des Etats du tiers monde, à la manière de la transition politique au Zimbabwe. L'I.IS.S. critique la fourniture indiscriminée" d'armements modernes demandés par les dirigeants du tiers monde ; elle souligne l'importance du développement et de la participation des classes moyennes au gouvernement et les effets négatifs d'une modernisation accélérée; enfin, elle appelle à une révision des relations politiques et économiques avec les Etats producteurs de matières premières.

Sur le plan des « nouveaux facteurs en matière de sécurité », l'I.I.S.S. a centré en 1979 son analyse sur l'évolution des stratégies militaires, en montrant comment on tend à passer d'une stratégie fondée sur la menace de destruction

1. Voir Yves LACOSTE, Unité et diversité du tiers monde, 3 tomes, collection «Hérodote », Maspero, Paris, 1980.

2. L'absence de l'Amérique latine (sauf Nicaragua) signifie-t-elle une situation d'appartenance à l'Empire américain, donc à l'écart de la compétition Est-Ouest ? L'I.I.S.S. souligne que Cuba « aide » les révolutionnaires centre-américains « en ne faisant rien »!

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massive à une stratégie fondée sur le principe d'une escalade échelonnée, qui suppose des critères précis de décision. D'où l'importance des systèmes C 3 (commandement, contrôle et communications), qui appuient les forces stratégiques. On voit ainsi se confirmer l'importance de l'information et de son traitement (les 647 satellites des EtatsUnis assurent 70 % des télécommunications militaires) et la place des centres de décision comme objectifs stratégiques prioritaires. Mais qu'on se rassure : selon l'I.I.S.S., après cinquante à cent explosions nucléaires, les dirigeants des deux superpuissances perdraient le contrôle des systèmes C 3 !

Une analyse du rôle de la marine dans la politique soviétique révèle la place de la diplomatie navale : lés forces navales de cet État auraient moins pour fonction l'intervention directe (cas des Etats-Unis) que d'être un moyen d'élargir l'éventail des messages dont peuvent disposer les dirigeants eh cas de crise. L'I.I.S.S. rappelle que la marine soviétique est présente dans l'océan Indien depuis 1968 et estime par ailleurs que l'intervention militaire en Afghanistan ne vise pas à contrôler le golfe Persique. Mais il est indiqué qu'à partir des années 85 l'U.R.S.S. pourrait souhaiter avoir accès au marché international du pétrole « sans être assujettie aux conditions de ce marché ». Formule elliptique qui peut, à mon avis, s'éclairer par des déclarations récentes du cheikh Yamani indiquant que le problème posé à long terme serait celui du mode de paiement, et non celui du renchérissement des coûts qui résulterait de l'arrivée d'un nouveau client :

accepterait-on un paiement en roubles et non plus en dollars (situation actuelle des importateurs de l'Europe de l'Est sur ce marché) ?

Dans le chapitre consacré au contrôle des armements, l'I.I.S.S. analyse le problème de l'intégration des forces militaires du Pacte de Varsovie (contradictoire avec l'élaboration des doctrines nationales) et montre les effets de l'augmentation des dépenses militaires imposées aux Etats de l'Europe de l'Est (conséquences économiques directes, manque de main-d'oeuvre), pressions qui ne sont sans doute pas étrangères aux problèmes internes actuels de certains de ces Etats.

Le renforcement du dispositif militaire de l'O.T.A.N., en Europe et aux EtatsUnis, amorce une nouvelle escalade de la course aux armements. A l'échelle régionale, adjectif employé par les stratèges américains au sens d'ensembles d'Etats formant une portion de continent, l'intérêt des chapitres réside, semble-t-il, dans la place, on a envie de dire la « découverte », des problèmes internes aux quelques Etats analysés.

L'I.I.S.S. utilise, avec encore beaucoup de timidité, des outils tels que le rôle de l'accroissement démographique (Syrie), celui des phénomènes ethniques (Syrie encore, Afghanistan, Maroc, Arabie Saoudite) et religieux (Iran, Irak, émirats, Arabie), celui de la structure particulière du pouvoir (surtout en Syrie, où est décrite l'ascension de la minorité alaouite, qui monopolise de plus en plus difficilement le pouvoir) et celui des effets internes de la fluctuation des cours

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mondiaux des matières premières (négatifs en Amérique centrale ; plus complexes au Maroc, où le contrôle du Sahara occidental et de ses phosphates est mis en rapport, entre autres facteurs, avec l'accès de cet Etat à un quasimonopole).

Tous ces outils d'analyse ne sont cependant pas utilisés systématiquement et, du coup, plusieurs éclairages régionaux restent superficiels.

On lira cependant avec intérêt les quelques pages consacrées aux problèmes internes syriens, iraniens (Azerbaïdjan et Kurdistan) et afghans. L'I.I.S.S. compare utilement les situations iranienne et afghane (rôle des nouveaux venus, dans les villes, dans l'opposition au-shah, mais pour une modernisation «islamique» ; caractère ethnique et régionaliste de l'opposition, surtout rurale en Afghanistan). En Afghanistan, l'opposition rurale régionaliste (Hazarajat, Badakhshan) se manifeste dès le coup d'Etat d'avril 1978 ;-plus récemment, on apprend le rôle de l'opposition traditionnelle, à l'intérieur même de l'ethnie dominante pachtoune, entre la confédération durrani, dont faisaient partie la famille royale et, plus tard, bon nombre de clans rebellés, et celle des Ghilzai, dont est composé principalement le P.D.P.A. Conclusion de l'I.I.S.S. : «Il est clair que la décomposition régulière de l'armée et l'incapacité^du gouvernement à prendre le contrôle du pays en dehors des grandes villes convainquirent l'Union soviétique que l'armée afghane ne pourrait pas à elle seule porter le P.D.P.A. au pouvoir. » Mais on estime

que ce contrôle exigerait l'engagement de 250 à 400 000 soldats ; quoi qu'il en soit, il s'agit ici de la première intervention militaire directe et massive de l'U.R.S.S. dans le tiers monde.

Une quarantaine de pages sont consacrées à l'Asie orientale. L'LI.S.S. décrit le débat sur la défense nationale au Japon et la lenteur de la modernisation de l'armée chinoise, et conclut que la Chine n'est pas une grande puissance militaire, car le complexe militaroindustriel chinois est suréquipé d'industries militaires produisant des équipements désuets et sa réorganisation suppose une prise de contrôle par des civils. Situation de faiblesse qui n'empêche pas le gouvernement chinois d'intervenir politiquement, militairement et diplomatiquement en Asie du Sud-Est.

Cette partie de l'Asie se caractérise par des conflits qui ne relèvent pas, ou plus, de la rivalité Est-Ouest ; il s'agit d'abord de conflits-entre-Etats socialistes, de part et d'autre de frontières reconnues. A la question, posée par Bzrezinski, de savoir s'il s'agit, en Indochine, d'une « guerre par puissances interposées», l'I.I.S.S. répond par une allusion à des « racines plus lointaines », sans toutefois les préciser dans l'édition de 1979 (voir celle de 1978).

L'I.I.S.S. commence son analyse par la remarqué suivante : «Les grandes batailles apparaissent de manière cyclique dans le Sud-Est asiatique, au rythme des saisons. Pendant la mousson, maioctobre, les routes sont impraticables pour l'équipement lourd, une bonne par152

par152


HERODOTE A LU

tie des terres est inondée, et il devient presque impossible de passer à travers la végétation, extrêmement dense. Cette période favorise la guérilla, qui peut même se trouver en position de supériorité, mais les actions de grande envergure ne sont envisageables qu'au retour de la saison sèche, qui dure de novembre jusqu'en avril "et qui permet de nouveau aux armées d'intervenir en masse. C'est ce qui se produisit en 1979 : deux guerres étroitement liées, courtes et brutales, éclatèrent pendant la saison sèche, et la guerre au Kampuchea continua pendant tout le reste de l'année. »

L'attaque chinoise de février 1979 contre le Vietnam, notamment dans la région de Lang Son, sur la route stratégique n° 1, a ravagé six capitales provinciales, mais n'a pas diminué la pression vietnamienne sur le Laos et le Cambodge. Elle aura surtout montré la faiblesse de l'année chinoise. « Punition », riposte à l'occupation vietnamienne au Cambodge, sur laquelle l'I.I.S.S. porte un jugement très nuancé : il montre que les attaques cambodgiennes contre le Vietnam duraient depuis plus de deux ans, que les villes frontalières étaient constamment harcelées par les Khmers rouges, et que ceux-ci se refusaient à engager de véritables négociations ; c'est pourquoi les Vietnamiens « ne virent pas d'autre solution que d'agir rapidement et de manière décisive». «Dans ce pays ravagé par un holocauste» (dont on ne nous dit pas les causes, mais qui semble bien résulter d'une véritable révolution culturelle de type chinois), les Vietnamiens « furent obligés de diriger le Kamputchea », mais

leur dépendance à l'égard de l'U.R.S.S. s'en est trouvée accrue.

La guérilla khmer rouge compterait 25 000 hommes, dans l'ouest du pays, soutenus par la Chine comme le sont les opposants laotiens. L'I.I.S.S. estime impossible la formation d'une coalition d'unité nationale Khmers rouges-Sihanouk et se demande si le soutien nordaméricain à la Chine livraison de technologie militaire) ne risque pas de modifier l'échelle du problème indochinois, en y ajoutant un aspect Est-Ouest.

A plus petite échelle, en tout cas, dans un paragraphe intéressant consacré à la coopération dans l'Asie du Sud-Est, l'I.I.S.S. montre les positions ambivalentes et les sentiments partagés des Etats de l'A.S.E.A.N., qui s'inquiètent certes du traité d'amitié U.R.S.S.- Vietnam, mais aussi des ambitions chinoises. La Thaïlande peut craindre de devenir une «Finlande» d'Orient, mais le Vietnam est perçu finalement à long terme comme un rempart contre l'influence chinoise, et l'I.I.S.S. estime que la « solidarité » de l'A.S.E.A.N., malgré des intérêts distincts, a évité Un rapprochement trop étroit entre Thaïlande et Chine : exemple qui met en valeur les différences d'intérêts d'Etat selon que l'on raisonne à court terme et à grande échelle (problème des réfugiés cambodgiens et de frontières), à moyen terme et à l'échelle « régionale » (opposition Thaïlande-Vietnam) ou à long terme et plus petite échelle (la géopolitique chinoise dans cette partie du monde qu'elle veut s'attribuer).

Michel FOUCHER


Hérodote a lu

Paul Claval, Espace et pouvoir 1

Claude Raffestin, Pour une géographie du pouvoir 2

On pourrait penser que, depuis quelque temps, les géographes universitaires font preuve d'une moindre répugnance à l'égard des phénomènes qui relèvent du Politique ? Ayant compris qu'il leur en avait coûté cher, notamment vis-à-vis des média, de s'être si longtemps tenus à l'écart des sciences sociales et des sciences humaines, certains géographes en suivent maintenant les tendances, sinon même les modes. A l'éxemple des sociologues, anthropologues et psychologues, des géographes se lancent depuis peu dans l'étude du pouvoir. Paul Claval dirige une nouvelle collection, «Espace et Liberté (quel beau titre ! Reclus l'aurait aimé), et il-y-a' récemment publié un livre intitulé Espace et Pouvoir; Claude Raffestin, professeur à l'université de Genève, dans une autre collection dirigée aussi par Paul Claval, vient de publier Pour une géographie du pouvoir, préfacé par Roger Brunêt. Ce dernier dirige la revue L'Espace géographique et Paul Claval est dans la corporation des géographes un homme écouté et influent. On-pourrait donc penser que les géographes universitaires estiment enfin que les phénomènes géopolitiques

géopolitiques aussi géographiques que lès conditions climatiques ou les formes de répartition de la population.

Rien n'est moins sûr! En effet, ces deux livres, tout en traitant du «Pouvoir », témoignent, l'un et l'autre, de la répugnance persistante des géographes universitaires à prendre en compte les problèmes géopolitiques. D'entrée de jeu, dans sa préface, Roger Bruhet brandit l'épouvantail hitlérien, et Paul Claval dans son introduction consacre deux lignes à la géopolitique, « dont les interprétations nazies ont laissé un triste souvenir ». Celle-ci n'est que « la variante appliquée de la géographie politique du début du siècle » (celle de Ratzel), à laquelle Claval reproche fondamentalement de s'être « embarquée prématurément dans l'analyse de l'Etat » (p. 217). Même reproche de Raffestin qui part de l'idée que Ratzel n'a pas créé une véritable géographie politique, mais seulement une géographie de l'Etat, et qu'il faut la « dépasser en proposant une problématique relationnelle dont le pouvoir est la clé ; dans toute relation circule le pouvoir qui n'est ni possédé ni acquis,

1. Presses universitaires de France, 1978, 257 p.

2. « Collection de géographie économique et sociale », Librairies techniques, 1980,

249 p.

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mais purement et simplement exercé » (p. 3). Son livre, qui «s'est attaché à cette cinématique du pouvoir » (p. 3), a pour but de disqualifier la géopolitique-géographie de l'Etat.

Arguant que toute communication se manifeste dans un champ de pouvoir, que toute relation entre deux « acteurs » ou deux «partenaires» est politique, alléguant que la population est la source du pouvoir [...] qu'elle en est le fondement (RAFFESTIN, p. 3), Claval et Raffestin se lancent donc dans la définition et l'analyse du pouvoir au niveau des relations entre individus, en laissant d'abord de côté tout ce qui relève de l'Etat. Claval s'interroge donc sur les racines du pouvoir (le rapport parentenfant), le « pouvoir pur », la « géométrie des formes élémentaires de pouvoir », avant d'analyser des formes d'architecture sociale et leurs fondements idéologiques dans « les sociétés archaïques », puis dans les « civilisations historiques », puis les rapports de l'Etat et de la société civile dans les régimes libéraux et autoritaires. La démarche de Raffestin est du même genre, et ce n'est pas pour rien (comme il le souligne) que la couverture de son livre s'orne d'une reproduction d'un tableau de Goya représentant un enfant tenant des animaux en laisse ou en cage. C'est explicitement pour Raffestin le symbole des rapports entre espace et pouvoir, de cette «cinématique du pouvoir».

HÉRODOTE A LU

Dans de telles démarches, Tes problèmes de l'Etat sont repousses très loin et, lorsqu'ils sont enfin abordés, les réflexions de Claval et Raffestin ne sont certes pas sans intérêt, mais elles relèvent essentiellement des préoccupations de la sociologie, de l'économie ou de la psychologie, des théories de l'information et de la communication et non pas d'une analyse géographique : lorsqu'il est question d'espace, c'est de modèles géométriques ou allégoriques (encore le centre et la périphérie !) qu'il s'agit et non pas de cas concrets, montrant l'enchevêtrement, l'intersection, d'ensembles spatiaux représentant des phénomènes de catégories différentes. Ces livres écrits par des géographes qui traitent l'un de 1' « espace » et l'autre d'une « géographie » sont des livres sans aucune carte. Le livre de Raffestin est illustré de graphes, de schémas de relations géométriques et de très belles photos d'échiquiers, représentations allégoriques du pouvoir ! Le livre de Claval n'a pas d'illustration du tout et son propos relève, en vérité, d'autres façons de voir que celle du géographe. Il n'est certes pas sans intérêt, mais il faut bien constater que ces géographes, s'ils se plaisent à parler du pouvoir, se refusent à l'observer en tant que géographes et surtout à se référer à ce qui en est la façon de voir spécifique, la caractéristique épistémologique majeure de la géographie : les cartes 3 !

3. Je préfère dire les cartes, plutôt que la carte. En effet, le raisonnement géographique, d'une part, articule des cartes d'échelles différentes et d'autre part combine des cartes thématiques différentes, chacune représentant une catégorie de phénomènes ; il s'agit d'étudier l'intersection des différents ensembles spatiaux qu'elles représentent.

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Alors que le livre de Paul Claval ne fait guère allusion à la géographie et relève en fait surtout de la sociologie, Raffestin prétend construire « une géographie du pouvoir », une « géographie politique » Complète véritable, dit-il, pour détruire la géopolitique qui, privilégiant l'Etat, n'est qu'une « géographie du totalitarisme » (p. 244). Mais «la géographie politique » que propose Raffestin est sans carte (ce n'est donc pas une géographie), et pour cause, car, s'il se référait à des cartes, elles ne pourraient montrer ces relations de pouvoir, qu'il juge fondamentales, entre des individus, des partenaires, entre l'homme et la femme ou la femme et l'enfant— car ce sont des phénomènes non eartographiables —; ces cartes montreraient les configurations spatiales des différents appareils d'Etat (armée, police, justice, et différentes administrations), ce dont Raffestin ne veut pas parler 4, mais qui n'en existent pas moins dans la réalité. La peur du spectre !

L'opposition qu'il fait entre géographie

géographie qu'il valorise et géopolitique qu'il dénigre est épistémologiquement sans fondement. Raffestin estime que « la démarche géopolitique renferme un vice fondamental [...celui de] privilégier les moyennes et les petites échelles surtout» (p. 179). Certes, on a fait grand cas de schémas géopolitiques au niveau mondial (celui de Mackinder par exemple), mais rien n'empêche de mener des raisonnements géopolitiques à beaucoup plus grande échelle au niveau régional ou local, et ils sont tout à fait usuels 5. Raffestin dénonce un autre vice — selon lui — du raisonnement géopolitique : celui de considérer que «le pouvoir vient d'en haut » et qu'il est territorialement hiérarchisé (p. 179). « Cette conception du pouvoir vient en droite ligne d'un déterminisme géographique 6. » Cette brève allusion ne peut tenir lieu -de démonstration. Raffestin peut bien au début de son livre (p. 46) se rallier à la thèse paradoxale de Michel Foucault pour qui « le pouvoir vient d'en bas » (mais Foucault dit cela

4. C. Raffestin a pourtant publié en 1974 une Géographie dés frontières (P.U.F.), mais déjà il avait tendance à dédramatiser ce qui s'y passait ou pGuvait s'y passer et à-trop se référer au cas de la frontière franco-suisse qui n'est pas particulièrement brûlant.

5. Et c'est Raffestin lui-même qui en donne un exemple, dans une autre partie de son livre (p. 195), en commentant l'analyse de Jean Labasse (L'Espace financier) : «deux conceptions géopolitiques » d'organisation du réseau bancaire dans le cadre français, celle de la Société Générale à partir de Paris et celle du Crédit Lyonnaisautour de Lyon. Et Raffestin déclare que « l'expression " conception géopolitique " est parfaitement bien choisie et adéquate ». Elle s'applique de toute évidence dans ce cas à une analyse régionale.

6. Je ne vois pas ce que cette allusion au «déterminisme géographique» vient faire ici, puisqu'il n'est pas question d'un facteur «physique» qui déterminerait les caractéristiques d'une organisation sociale.

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à propos de la sexualité '), il n'en reste pas moins que le pouvoir d'Etat s'exerce de haut en bas et qu'il est territorialement hiérarchisé ; c'est certainement fâcheux, déplorable, injuste, mais c'est ainsi et ce n'est pas un vice de la géopolitique que de dire vrai. De même, Raffestin déclare que « la population est la source de tout pouvoir » (p. 3), mais il ne faut pas confondre les délégations de pouvoir qui par le jeu des élections vont en principe, dans les démocraties, du bas vers le haut et l'exercice du pouvoir par des appareils d'Etat et ceux qui les dirigent.

L'aspiration de Claude Raffestin à plus de démocratie, à «une géographie de l'autonomie » (p. 245) qui sauvegarderait l'identité de chaque individu est évidemment fort sympathique, mais il confond aspiration et méthode d'analyse du réel. Ce n'est pas en évitant d'étudier les appareils d'Etat qu'il contribuera à réduire leurs abus ; bien au contraire. Les raisonnements géographiques sont certes des représentations dont les effets idéologiques ne sont pas à négliger, mais ce sont aussi des outils qui peuvent être utilisés non seulement par les oppresseurs, mais aussi par les opprimés, si toutefois ils sont formés, eux aussi, à l'analyse géopolitique 8.

C'est ce qu'a voulu faire Elisée Reclus, et soixante-quinze ans après le début de la parution de L'Homme et la Terre son exemple reste à suivre. Il est tout de même « étonnant » que ni Claval, ni Raffestin, ni bien d'autres qui dissertent sur la « géographie sociale » ou la « géographie politique » ne fassent allusion à Reclus (ni à La France de l'Est de Vidal de La Blache), mais uniquement à Ratzel. Ce dernier, pour Raffestin, est un «moment épistémolqgique » (p. 8), alors qu'en fait il a seulement théorisé et systématisé des pratiques de pouvoir et des discours expansionnistes. Dans l'évolution des idées, en matière de géographie sociale et politique et en matière de géographie tout court, s'il est un « moment épistémologique » ou plutôt tournant épistémologique, c'est l'oeuvre d'Elisée Reclus et tout particulièrement L'Homme et la Terre. Avant lui, cette géographie que j'appelle fondamentale était essentiellement liée aux appareils d'Etat, non seulement en tant qu'outil de pouvoir, mais aussi en tant que représentation idéologique propagandiste. Reclus a retourné cet outil contre les appareils d'Etat, les oppresseurs et les classes dominantes.

Yves LACOSTE

7. Histoire de la sexualité, t. I, La Volonté de savoir, p. 123-127. Je ne discuterai pas ici des sophismes qui reposent sur la confusion de très différentes sortes de « pouvoir » (pouvoir sexuel et pouvoir d'Etat) et sur la confusion des niveaux d'analyse (rapports entre deux personnes et rôle des appareils d'Etat sur des milliers ou des millions d'individus).

8. Ne serait-il pas fort utile de faire une géographie précise de « l'archipel du Goulag » ? — c'est aussi de la géopolitique. Mais les informations sont évidemment très difficiles à rassembler et surtout à localiser de façon exacte.


Polémique en géographie : Est-ce une tare d'être géographe ?

Il s'agit de ce que Ton a appelé « l'affaire Malaurie» dans les milieux des sciences sociales. Rappelons brièvement les faits : en mars-avril dernier, Jean Malaurie, qui est directeur du Centre d'études arctiques (CNRS), a présenté à la télévision une série de sept émissions qu'il avait réalisée sur les Eskimaux, les Inuit. Peu après, paraissait dans le Monde (5-5-81), sur trois colonnes, un article, en forme de correspondance, intitulé « l'effet Malaurie ou les grandes ilelusiôns » et signé par quatre anthropologues, F. Le Mouel, P. Plumet, B. Saladin d'Anglure et J. Robert-Lamblin, spécialistes eux aussi des populations arctiques. Cet article était un éreintement en règle de cette série télévisée et surtout de leur auteur, accusé, en substance, de ne pas être le réalisateur des films, de ne pas parler groënlandais, de ne pas être un vrai scientifique, mais un publiciste à la mode.

Dans le milieu des sciences sociales, cet article, tout à fait inhabituel pour le Monde, a fait l'effet d'une petite bombe et certains ont ri sous cape de voir ainsi vilipendé une personnalité de l'envergure de Malaurie, célèbre par sa spécialité scientifique qui n'est pas commune et surtout par. la place qu'il occupé dans le domaine des média : Malaurie est en effet un géographe qui a réussi. Son premier livre Les derniers rois de Thulé (1955) a inauguré la collection « Terre humaine » qu'il dirige depuis vingt cinq ans chez Pion il à eu le flair et le mérite d'y publier des ouvrages de grande qualité et certains sont devenus des best-seller, depuis les Tristes tropiques de LéviStrauss jusqu'au Cheval d'orgueil de Pierre-Jakez Hélias. Incontestablement, cette collection est une réussite et si les géographes n'y figurent guère (un livre de Gourou est annoncé), cela tient sans doute plus à leur façon de présenter les choses qu'à une attitude de rejet de là géographie chez Malaurie.: La meilleure preuve en est justement cette série télévisée qui est, à mon I avis, de l'excellente géographie. Faire des films spectaculaires par leur

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POLEMIQUE EN GEOGRAPHIE

tension dramatique et la splendeur des paysages, n'a pas empêché Malaurie d'analyser les différents types de bouleversements en cours et les contradictions dans lesquelles les Inuit sont entraînés aujourd'hui. Comme un grand nombre de téléspectateurs, j'ai été emballé par ces films et ils m'ont appris beaucoup. D'ailleurs, ils sont si bons que les détracteurs de Malaurie n'ont pas pu y trouver grand chose à critiquer et ils ont du s'en prendre à sa personne pour manifester leur jalousie.

Pourquoi évoquer cette affaire dans Hérodote ? Je ne connais pas personnellement Jean Malaurie et je crois que ses « orientations » ont été assez différentes des miennes. Pour le grand public, peu importe cet article du Monde ; il n'en est pas de même dans les milieux des sciences sociales et il me paraît très significatif que la principale critique (ne serait-ce que par le nombre de lignes pour l'exprimer) que ces anthropologues font à Malaurie, pour le disqualifier, peut se résumer au fait qu'il n'est qu'un géographe! « Illusion qu'il est un ethnologue, un spécialiste des Inuit depuis trente ans, alors qu'il est un géographe physique de formation, autodidacte en ethnologie —ce n'est pas une tare mais cette nuance a son poids — et dont la spécialité couvre autant l'Arctique que l'Antarctique... » Et ces détracteurs de reprocher à Malaurie, pensant le discréditer encore plus, que « ses intérêts Concernent tous les peuples arctiques sur les plans préhistorique, historique, économique, social, démographique, nutritionnel, politique, linguistique, etc. », pour conclure, avec superbe, que tout cela est « non-scientifique » et même parler de « truquage». Or ce dénigrement de ce qui fait que Malaurie est justement un excellent géographe est, en vérité, ce" qui le moins choqué ; c'est presque ce qui a été le mieux admis par les historiens et les divers spécialistes des sciences sociales. Et c'est pourquoi Hérodote tient à réagir vigoureusement.

Les ethnologues n'ont pas plus le droit, d'un point de vue épistémologique, de se prétendre les spécialistes exclusifs des Inuit (ou de tout autre groupe humain) que les chercheurs des autres disciplines ; chacune d'elles apporte sa façon particulière de voir les choses et les gens. L'ampleur des espaces

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que Malaurie prend en considération (tout en s'attachant aussi aux petits groupes ou à certains destins individuels) se justifie pleinement par le fait que les Inuit sont dispersés sur d'immenses territoires, tout autour de l'Océan arctique ; il est donc particulièrement intéressant et utile de comparer ces différents groupes eskimaux. Cette analyse géographique prend en compte évidemment des problèmes qu'étudient les ethnologues, mais elle ne prétend pas se substituer à eux, pour l'approfondissement des questions sur lesquelles ils se spécialisent.

On peut réduire les causes de cette attaque contre Malaurie à des rivalités de personnes ; je sais qu'il n'est pas de caractère facile. Mais je crois qu'elle a une signification plus profonde et qu'elle met en cause l'ensemble des géographes. En effet, Jean Malaurie est, en France, le premier géographe à avoir une telle place dans les média où les historiens et les ethnologues ont su prendre une influence considérable ; sa grande série télévisée venait de montrer au grand public que la géographie pouvait être tout autre chose que l'image fastidieuse qu'il en a habituellement. Or, dans les disciplines à la mode, certains ténors ne tiennent pas à ce que les géographes sortent de leur rôle scolaire traditionnel (Hérodote en sait quelque chose) et que la géographie prenne Une place plus grande dans les média. Cette place est actuellement dérisoire — c'est bien la faute des géographes —, mais cela fait aussi bien l'affaire de certains. Ce n'est pas par hasard si cette attaque contre le géographe Malaurie a pu être lancée, avec cette ampleur, dans le Monde, institution dont on sait les liens avec les milieux intellectuels.

Souhaitons, malgré tout cela, qUe l'on puisse revoir les films de Jean Malaurie et espérons que leur succès incitera les maîtres de la télévision à donner aussi leur chance à d'autres géographes.

Yves LACOSTE

Le directeur-gérant : Yves Lacoste

Imp. Laballery et Cie, 58500 Clamecy. Dépôt légal : 3 trim. 1981. N° d'impr. : 20181

N° commission paritaire : 57551 - ISSN 0338-487