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Titre : Le Bulletin de la SHMC / Société d'histoire moderne et contemporaine ; [dir. publ. Elisabeth Du Réau]

Auteur : Société d'histoire moderne et contemporaine (France). Auteur du texte

Éditeur : SHMC (Paris)

Date d'édition : 1997-03-01

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34459135r

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34459135r/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 1829

Description : 01 mars 1997

Description : 1997/03/01-1997/04/30.

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5621175c

Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 8-G-3028

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 17/01/2011

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60 F

Sciences et sociabilités, XVIe - XXe siècles

Sur la « crise » de l'histoire

Comptes-rendus :

Les espaces maritimes au XVIIIe S. Le monde savant La France économique et sociale La vie politique

1997/3 & 4

Supplément à la Revue d'Histoire Moderne et Contemporaine, tome 44

SOCIÉTÉ D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE


Le BULLETIN

de la S.H.M.C.

— 1997 / 3 &4 —

VIE DE LA SOCIÉTÉ : Assemblée générale annuelle ; scrutin

SCIENCES ET SOCIABILITÉS, XVIe-XXe SIÈCLES

• Antonella ROMANO, Les collèges jésuites,

lieux de sociabilité scientifique (1540-1640). p. 6

• Pascal BRIOIST, Écoles, librairies, tavernes et arsenaux : les lieux de sociabilité des mathématiciens anglais

aux XVIe et XVIIe siècles. p. 21

• Christian LICOPPE, Théâtres de la preuve expérimentale en France au XVIIIe siècle : de la pertinence d'un lien

entre sciences et sociabilités. p. 29

• Gilles CHABAUD, Entre sciences et sociabilités : les expériences de l'illusion artificielle en France

à la fin du XVIIIe siècle. p. 36

• Débat p. 44

• Anne RASMUSSEN, Sciences et sociabilités :

un « tout petit monde » au tournant du siècle. p. 49

• Benoît LELONG, Pratiques scientifiques et formes de sociabilité :

le laboratoire Cavendish au tournant des XIXe et XXe siècles. p. 58

• Dominique PESTRE, L'économie morale et politique

des scientifiques de l'Arcouest. p. 63

• Débat p. 68

SUR LA « CRISE » DE L'HISTOIRE : TABLE-RONDE AUTOUR DU LIVRE DE GÉRARD NOIRIEL

• Gérard NOIRIEL, Ariette FARGE, Patrick BOUCHERON,

Laurence BERTRAND DORLÉAC, Jean-Clément MARTIN. p. 72

• Débat, introduit par Daniel ROCHE. p. 93 LIVRES REÇUS p. 99 COMPTES-RENDUS

- Concours : les espaces maritimes au XVIIIe siècle. p. 111

- Le monde savant. p. 115

- Histoire économique et sociale de la France. p. 121

- La vie politique contemporaine. p. 124

INFORMATIONS : Prochaines réuniorîV,

(18 octobre et 8 novembre) p. 129


OLP 16-9 -970217 2

VIE DE LA SOCIETE. VIE DE LA SOCIÉTÉ. VIE DE LA SOCIÉTÉ.

Séance du 1er février 1997 Assemblée générale annuelle de la S.H.M.C.

Présents: AHENM., ASTIERA., BELHOSTEB., BOQUETG., BOUDIAS., BOUILLONJ., BOURGUETM.N., BRIAN E., BRIOISTP., CHABAUD G., CHEMLERK., COORNAERTF., COUMETE., DAHANA., DEMEULENAERE C, DEWN., DE BERTIERG., DE BLOMACN., DOMATELLIM., DuMA J., Du REAU E., FABRE P.-A., FAYET-SCRIBE S., GRESSET M., GRUTER Ed., HAMON Ph., HAMOUDA A., JAMI C, LABBE M., LELONG B., LICOPPE C., LOWY I., MARTIN M., MATHA J., MAZAURICS., MICHAUDC, MICHEL M.-J., MILLIOTV., MiNARDPh., MORINEAUM., PFEIFFERj.,

PFEIFFERj., PESTRED., PETIT JE AN P., PlEL J., PlNON L., POISSON J.-P., POULOT D.,

RAJK., RASMUSSENA., REBOLLOR., ROMANOA., RUHLMANNJ., SCRIBE P., SHAPIRAN., SOLCHANY

SOLCHANY SOUBIRAN S., SUPERNANT J., THEBAUD M., TURNER A.-J., VAN DAMME S., VlGNAUD L.-H., WALTER S.

Rapport moral présenté par le secrétaire général

Mesdames, Mesdemoiselles,

Messieurs, Mes chers collègues,

Voici donc encore une fois venu le moment de dresser devant vous le bilan des activités de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine pour l'année écoulée.

La réorganisation de notre fichier entre adhérents individuels et institutions, désormais redevables de tarifs différents, nous permet aujourd'hui de vous annoncer que la S.H.M.C. a 681 sociétaires, dont 543 individuels (462 en France, 81 à l'étranger) et 138 institutionnels (83 en France, 55 à l'étranger) ; la Revue a 1 288 abonnés non membres de la S.H.M.C. (60 individuels, dont 10 français et 50 étrangers, 1 228 institutionnels, dont 319 français et 909 étrangers). En deux ans, la S.H.M.C. a perdu 37 adhérents, dont 32 en France; mais la Revue a 106 abonnés de plus. Ceci confirme la qualité reconnue à nos publications, d'autant plus que les nombreuses ventes de numéros isolés, en France et à travers le monde, prouvent que l'on apprécie la valeur des travaux de nos rédacteurs et la qualité du labeur de l'imprimerie Chirat, pour les quatre numéros annuels de la Revue et les deux numéros du Bulletin avec des pages plus nombreuses et une présentation nettement améliorée. Toutefois l'érosion lente mais continue des sociétaires doit nous amener à nous interroger à ce sujet. Certains adhérents négligent de régler leur cotisation en temps voulu, mettant en difficulté la trésorerie de la Société. Certains sociétaires retraités ont démissionné et nous avons eu à déplorer des décès. Bien que ces départs aient été partiellement compensés par des adhésions, celles-ci devraient être plus nombreuses et chacun de nous doit se mobiliser encore plus pour assurer la pérennité et l'expansion de notre société.

Nos séances parisiennes sont pourtant toujours très suivies, notamment grâce à notre politique d'ouverture aux candidats aux concours à la rentrée universitaire : l'amphithéâtre Richelieu était plein pour écouter les communications sur « Les Euro-


2 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

péens et les espaces maritimes de 1690 à 1790 », que vous trouvez dans le premier bulletin de 1997. Après notre assemblée générale de 1996, la journée d'études préparée par Jean Ruhlmann et Laurence Bertrand Dorléac avait évoqué les rapports de l'histoire et de l'histoire de l'art : le texte des communications a paru dans le même bulletin.

Envisagé depuis longtemps mais retardé par divers problèmes tant à Budapest qu'à Paris, le voyage de la Société en Hongrie s'est déroulé dans de bonnes conditions. Je ne reviendrai pas sur la qualité des communications réunies par Elisabeth Du Réau et présentées en mars à Paris à l'Institut Hongrois, dont l'accueil fut des plus chaleureux, ni sur celles de la journée d'étude à l'Université Janus Pannonius de Pecs, la plus ancienne de Hongrie, à l'initiative du doyen Maria Ormos et du professeur Istvan Majoros. L'Université de Pécs nous logea dans les chambres très confortables de la Maison de l'Académie, aux somptueuses céramiques. Le premier repas, à proximité, nous a procuré une rencontre inattendue très amicale avec quatre soldats Scandinaves de l'I.F.O.R. en permission, puisque Pécs n'est qu'à 34 km de la Krajina disputée entre les Croates et les Serbes. Le lendemain nous a conduits au champ de bataille de Mohacs et à son mémorial sur l'occupation turque avec un commentaire de ses cartes et gravures par Istvan Majoros. Le lundi fut consacré au Colloque à la Maison de l'Académie sur lequel je n'insiste pas puisque vous avez lu ses actes dans le Bulletin. Je voudrais pourtant remercier le professeur de français, qui a été pour nous une interprète précieuse et dont la maîtrise de notre langue est comparable à celle de sa jeune collègue spécialiste de la littérature française du XIIe siècle, assidue au colloque. Istvan Majoros nous a fait découvrir les monuments de Pécs, la cathédrale, l'ancienne mosquée redevenue église catholique, le musée Vasarely (né à Pécs), le musée Csontvâry (un naïf à la Douanier Rousseau), le musée de porcelaine, la bibliothèque de l'Université. Â Budapest, rejoint par le lac Balaton, le tour de ville matinal précédait un colloque sur le nationalisme où nous étions invités, avant une réception en liaison avec l'Ambassade de France. Je ne voudrais pas finir sans souligner la chaleur de l'accueil que nous avons reçu de la part des Hongrois dont plusieurs se font une joie de nous revoir bientôt à Paris.

Après un débat le 22 mars autour du livre de Gérard Noiriel, Sur « la crise » de l'histoire, Lille nous accueillera le 18 octobre pour une journée sur le thème « pouvoir local, pouvoir central ». Comme de coutume, la séance de rentrée sera consacrée aux thèmes soulevés par la nouvelle question d'histoire contemporaine mise au programme des concours. La suite est encore à l'étude. Nous remercions Madame Cheikh-Moussa, responsable du planning des salles de l'Université Panthéon-Sorbonne, dont l'amabilité nous permet de tenir nos séances dans le meilleur amphithéâtre disponible.

Notre reconnaissance s'adresse aussi à tous ceux qui se dévouent pour la vie de la Société et de ses publications, Pierre Milza et Daniel Roche, directeurs de la Revue, Jacques Bouillon, son rédacteur en chef, assisté de Caroline Douki, Philippe Hamon, Philippe Minard, Jean Ruhlmann, Vincent Millot et Jean Solchany ainsi qu'à Philippe Minard, qui assure avec efficacité la tâche ingrate de la direction du bulletin et sa participation croissante au secrétariat de la Société. Il serait fort injuste de ne pas souligner le travail indispensable, quelquefois fastidieux, mais fort efficace de notre trésorier Philippe Hamon qui vous fera part de ses conclusions dans quelques instants.

Ce rapport est le dernier que je vous présenterai, au terme d'une transition qui a révélé le dévouement de mon successeur et sa connaissance des problèmes de la Société. Avant de vous demander, mes chers collègues, l'approbation de ce rapport, permettezmoi de vous remercier de la confiance que vous avez bien voulu m'accorder durant quinze ans et de vous présenter mes meilleurs voeux et ceux du Conseil d'Administration pour 1997.

Guy BOQUET.

Le rapport est approuvé à l'unanimité.


1997 - N°s 3-4 3

Rapport financier au 31 décembre 1996

Exercice 1996

A. Recettes

— Cotisations : 111 486,35 F

— Cotisations sur années antérieures : 43 106,26 F

— Vente de numéros isolés : 50 047,05 F

— Abonnements : 374 084,28 F

— Abonnements sur années antérieures : 12 212,75 F

— Remboursement T.V.A. (au titre de 1993) : 31 412,00 F

Total des recettes : 622 348,69 F

B. Dépenses

— Gestion : 208 405,58 F

— Publications : 426 562,60 F

Total des dépenses : 634 968,18 F

Ce total prend en compte le règlement de quatre numéros : n° 95/4, et n°96/l, 2, et 3. Il ne comprend qu'un bulletin (96/1-2).

C. Résultat de l'exercice

— Recettes : 622 348,69 F

— Dépenses : 634 968,58 F

Soit un solde négatif de 12 602,18 F

— Sur le C.C.P. de la société, au 31-12-1996 : 225 479,09 F

— En portefeuille de S.I.C.A.V. monétaires et obligataires (montant actualisé) au 31-121996-: 337 614,00 F

Remarques :

— Le début du processus de remboursement de la T.V.A. est une très bonne nouvelle. Il laisse espérer que la situation sera progressivement régularisée.

— Il faut déplorer le non-renouvellement de la subvention de la Ville de Paris (16 000 F en 1995). Nous espérons qu'il né s'agit que d'un oubli ponctuel.

— Cette année de nouveau, beaucoup de sociétaires n'ont pas payé leur cotisation (près de la moitié d'entre eux sont dans ce cas...). La S.H.M.C. est fermement décidée à prendre à l'encontre de ceux qui continueraient à recevoir ainsi « gratuitement » la revue les mesures qui s'imposent, c'est-à-dire à suspendre les livraisons.

— L'augmentation des dépenses d'imprimerie est due à une pagination un peu supérieure en 1996 et surtout à la hausse du prix du papier. Les dépenses de gestion demeurent stables, compte-tenu d'un surcoût ponctuel lié au voyage en Hongrie.

Projet de budget pour 1997

A. Recettes

— Cotisations : 150 000 F

— Cotisations au titre des années précédentes : 30 000 F

— Ventes au numéro : 50 000 F

— Abonnements : 400 000 F

— T.V.A. 1994 et 1995 : 60 000 F

— Subvention ville de Paris : 16 000 F

Total des recettes : 706 000 F


4 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

B. Dépenses

— Gestion : 200 000 F

— Publications : 550 000 F

Total des dépenses : 758 000 F

Soit un solde négatif de 52 000 F, qui est lié au fait que l'exercice 1997 comprendra exceptionnellement le règlement de trois bulletins (96/3-4, 97/1-2 et 97/3-4).

Pour 1998 une augmentation de 5 F pour l'ensemble des tarifs est prévue.

Philippe HAMON.

Le rapport est approuvé à l'unanimité.

Scrutin

Scrutin du 1er février 1997 pour le renouvellement du tiers sortant du Conseil d'administration

Neuf sièges étaient à pourvoir.

Votants : 90

Bulletins nuls : 0

Suffrages exprimés : 90

Ont obtenu :

BOUILLON, 89 Réélu ; CORBIN, 87 Réélu ; Douta, 86 Réélue ; GRUTER, 84 Réélu ; HAMON,

88 Réélu ; KASPI, 81 Réélu ; RUHLMANN, 88 Réélu ; SOLCHANY, 87 Élu ; VENARD,

83 Réélu.

Le Conseil d'administration, réuni ce jour, a élu un nouveau bureau, dont la composition est indiquée en 4e de couverture du présent Bulletin.

La séance se poursuit par une journée d'étude préparée par Gilles CHABAUD et Vincent MILLIOT sur le thème : Sciences et sociabilités, xvf-xx" siècles.

Les communications sont présentées ci-après.

Séance du 16 mars 1997 Sur la « crise » de l'histoire : table-ronde autour du livre de Gérard Noiriel

Présents: ALLIROTA.H., ANHEIME., BERTRAND-DORLÉAC L., BONZONA., BOUCHERON P., BOUILLON J., BOURGEON J.-L., BRANCHER., BRIAN L, CASSANM., CHÂTELAIN V., COORNAERTF., DELACROIX C, DESSERT D., DESVIGNESD., DEYONS., DONNADIEUC, DOUKIC, ENJALRANP., FARGEA., FONTAINE A., FORD C, FOROMBAF., FRUCHARTC, GARCIA P., GARNIERG., GAYOTG., GEORGE J., GERECKEA., GIRAULTR., GRUTER E., HINCKERF., JACQUARTJ., JOLLETA., KAPLANS.-L., LAMYY., LE GUILLOUO., LESCURE J.-C, LINDENBERG D., MAGDELAINE M., MANTAKISN., MARTIN J.-C, MICHEL M.-J., MILZAE., MILZAP., MORINEAU M., NEVEUX H., NICOLAS J., NOIRIEL G., PARISET J.-D., PECOUT G., PERNOT J.-F., PERRJCHETM., POISSON J.-P., PREVOTATJ., ROCHE D., ROCHE-PEZART F., ROLLAND-PIEGUE E., RUHLMANN J., SAINT-GUILLAIN G., SINCLAIR S., SOLCHANY J., THEISV., VARRYD., VIGNAULT

VIGNAULT WAHNICH S.

Excusés : CARON J.-C, CHARTIERR., HAMON P., MILLIOT V., PERROTJ.-C, RIOT-SARCEY M. La table-ronde est publiée ci-dessous.


SCIENCES ET SOCIABILITÉS, XVIe-XXe SIÈCLES.

Contributions réunies par Gilles Chabaud et Vincent Milliot.

Présentation

La question des rapports entre sciences et sociabilités, vaste et désormais classique, anime, directement ou indirectement, plusieurs chantiers ouverts en histoire moderne et contemporaine. Elle fédère des sujets qui pourraient relever de champs disciplinaires aussi différents que l'histoire des sciences à proprement parler, l'histoire de l'enseignement, l'histoire de l'édition, du livre et de la lecture, l'histoire des jeux, etc. Plus précisément, elle offre l'avantage de proposer une passerelle entre l'histoire des sciences et l'histoire générale.

Ces chantiers partagent en effet en commun le souci de travailler à une histoire concrète des sciences, une histoire des savoirs qui, notamment, ne fasse pas l'économie des instances, des formes ou des réseaux de sociabilité dont ils sont issus, qui les rendent possibles, les authentifient, les transmettent. Que ces sociabilités soient institutionnelles ou informelles, qu'elles appartiennent classiquement à un champ historiographique ou à un autre, elles peuvent légitimement constituer un objet d'histoire à part entière mais, tout autant, apparaître indissociables de l'étude de la production, de la validation, de la circulation et de la transformation, des savoirs les plus élaborés, comme par exemple les mathématiques ou la physique expérimentale.

L'objectif de cette journée d'étude est de rendre compte de quelques-uns des travaux issus de ces chantiers, afin, précisément, de confronter les choix méthodologiques, leurs résultats et les nouveaux problèmes qui en surgissent parfois, afin aussi, plus largement, de livrer un aperçu de types de questionnement dont la pertinence et la capacité de renouvellement intéressent tous les historiens.

En histoire moderne : les circulateurs européens que sont les mathématiciens de la Compagnie de Jésus et les lieux de sociabilité scientifique que constituent les collèges jésuites entre 1540 et 1640, auxquels s'intéresse Antonella Romano ; les formes et les lieux de sociabilité mathématiques à Londres à la même époque, entre collèges, librairies, tavernes et chantiers navals, qui sont étudiés par Pascal Brioist ; les « théâtres » de la preuve, les espaces, les acteurs et les procédures de certification dans la physique expérimentale française au XVIIIe siècle, qui sont analysés par Christian Licoppe ; et, dans un registre culturel rétrospectivement distinct et pourtant, à la fin de ce même siècle, encore connexe, le succès ambigu des jeux de l'illusion artificielle, qui est décrypté par Gilles Chabaud.

En histoire contemporaine : les transformations des sociabilités internationales que constituent l'apparition et le développement des congrès entre le milieu du xrxe siècle et le début du xxe, à l'époque d'une mondialisation de la science, transformations sur lesquelles a travaillé Anne Rasmunsen ; l'analyse effectuée par Benoît Lelong d'un cas de transfert de pratiques techniques et professionnelles d'un laboratoire de physique (le


6 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

laboratoire Cavendish de John Townsend) d'un contexte de travail universitaire à un autre, de Cambridge à Oxford, au tournant des XIXe et XXe siècles ; l'économie morale et politique des physiciens français dans la première moitié du XXe siècle, enfin, qui est analysée par Dominique Pestre.

Les échanges particulièrement riches et les débats qui se sont ouverts après les communications ont permis de préciser certains points que la brièveté obligée de cellesci n'avaient pas toujours permis d'évoquer. Ils ont aussi ouvert des pistes de réflexion et, surtout, contribué à affirmer un terrain d'analyse et de discussion qui invite à promouvoir de tels chantiers, à encourager d'autres expériences aussi, à poursuivre et à approfondir, en tous cas, le dialogue entre spécialistes et généralistes sur des chantiers partagés.

Antonella ROMANO

Les collèges jésuites, lieux de la sociabilité scientifique 1540-1640

Il est difficile d'ouvrir une journée de travail sur le thème « sciences et sociabilités » sans rappeler la fortune d'un terme lancé, dans le champ de l'histoire politique, par M. Agulhon voici 30 ans 1. Il ne s'agit pas seulement, à travers ce rappel, de saluer les travaux d'un des plus importants de nos aînés, mais aussi de souligner que l'appropriation massive du terme a contribué à une dilution de son sens, notamment dans le transfert d'usage qui en a été fait, de l'histoire politique à l'histoire sociale des milieux intellectuels 2. Aussi sera-t-il sans doute nécessaire, ici ou ailleurs, de prendre le temps d'une redéfinition et d'une réflexion sur le caractère opératoire de la notion pour l'histoire intellectuelle. Cela me semble d'autant plus nécessaire que, par rapport à

1. Le terme n'a pas été inventé par M. Agulhon : on en trouve les premières occurences dans la langue du XVIe siècle. C'est aux sociologues, notamment G. Simmel ou N. Elias, que l'on doit sa transformation en concept. Son apparition dans le vocabulaire des historiens est due à la thèse de M. Agulhon, La sociabilité méridionale. Confréries et associations en Provence Orientale dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, Aix-en-Provence, 1966. Si, à cette date, M. Agulhon cherchait à interroger les processus de politisation qui avaient précédé l'émergence de ses agents modernes, les partis politiques, dans le champ des études culturelles sur l'Ancien Régime, l'expression devait rapidement trouver d'autres terrains d'applications : la double influence de la problématique agulhonienne et des travaux de sociologie, redécouverts dans le cadre des avancées théoriques de la nouvelle histoire, devait expliquer le succès et la dilution du terme, tout comme la pertinence de son usage dans l'étude des sociétés de l'Europe moderne. Pour la bibliographie sur cette tradition historiographique, on renverra à M. Agulhon, « La sociabilità come categoria storica », Dimensioni e problemi délia ricerca storica, 1992/1, p. 39-47, qui donne les autres références significatives sur la question ; G. Gemelli et M. Malatesta, « Le awenture délia sociabilità », dans G. Gemelli et M. Malatesta éds., Forme di sociabilità nella storiografia francese contemporanea, Milan, 1982, p. 11-120. Pour la sociologie, voir G. Simmel, Sociologie et épistémologie, trad. française, Paris, 1981 ; id., Les problèmes de la philosophie de l'histoire, trad. française, Paris, 1984, 284 p. ; L. Deroche-Gurcel, « La sociabilité : variations sur un thème de Simmel », L'année sociologique, vol. 43, 1993, p. 159-188 ; N. Elias, La société de cour, trad. française, Paris, 1985 ; R. Charrier, « Norbert Elias interprète de l'histoire occidentale », Le Débat, n° 5, 5/1980.

2. J. Boutier et P. Boutry dir., Atlas de la Révolution française. 6 : Les sociétés politiques, introduction, Paris, 1992, p. 9-13 ; E. François et R. Reichardt, « Les formes de sociabilité en France du milieu du xvnic au milieu du xixc siècle, R.H.M.C, vol. 24, juillet-septembre 1987, p. 452-473 ; M. Malatesta, « La storiografia délia sociabilità negli anni Ottanta », Cheiron. Materiali e strumenti di aggiornamento storiografico, numéro spécial « Sociabilità nobiliare, sociabilità borghese », vol. 5, 1988/9-10, p. 7-18 ; D. Roche, « Sociabilità culturale e politica : gli anni délia pre-Rivoluzione », Cheiron. Materiali e strumenti di aggiornamento storiografico, vol. 5, 1988/9-10, p. 19-42.


1997 - N°s 3-4 7

l'objet « sciences », premier des paramètres de l'intitulé de cette journée, on retrouve, par effet de proximité, un débat, aujourd'hui animé parmi les historiens des sciences, sur l'objet de leur discipline. Ce débat a été réactivé par l'essor de l'histoire sociale des sciences, de la sociologie des sciences, des sciences studies pour reprendre l'expression telle qu'un courant anglo-saxon à présent bien diffusé en France nous l'a proposée 3.

Sciences / histoire sociale des sciences / sociologie des sciences / sciences et sociabilités... Je ne crois pas qu'il y ait de hasard, ni dans la formulation de l'objet de cette rencontre, ni dans son émergence chronologique, ni dans le fait qu'elle se réalise dans le milieu historien qui trouve aujourd'hui dans ce type d'approche une voie nouvelle pour aborder l'histoire des sciences, qui reconnaît dans cette manière de faire de l'histoire des sciences, nombre d'outils et d'interrogations qui lui sont familiers. Dans les dernières années, différents signes de ce regain d'intérêt ont été perceptibles, que ce soit l'accueil fait à la traduction de l'ouvrage de S. Shapin et S. Schaffer, Leviathan et la pompe à air 4, ou la publication dans les derniers numéros des Annales d'articles illustrant ce courant 5.

Il est certain que ce type de production a permis un renouvellement des interrogations, contribuant au renouvellement de l'histoire sociale des milieux intellectuels, et en particulier des académies scientifiques 6. De nouvelles problématiques ont été introduites dans ce champ, qui regardent les pratiques, les comportements, les images, les façons de faire, à l'oeuvre dans la production de ces académies. Dans cette optique, l'étude de l'homme de science comme courtisan, celle des polémiques scientifiques comme lieux politiques de la formulation du vrai, celle de la rhétorique du discours scientifique mettent au coeur des recherches la question du rapport entre vraie et fausse science, du point de vue de la construction sociale de la science. À ce titre, la sociabilité, ses formes et ses usages ont été régulièrement convoquées comme outils d'analyse opératoires 7.

Si les académies constituent un observatoire privilégié pour l'analyse des formes de la sociabilité scientifique, de nouvelles perspectives d'études sont à présent ouvertes, dès lors qu'on souhaite aussi aborder les pratiques informelles de la sociabilité, dès lors que, souhaitant n'exclure a priori aucune forme de la sociabilité scientifique, l'on désire opérer un « enregistrement extensif » de ses manifestations 8 : la prise en compte de ces divers degrés de formalisation, dont témoigne la variété des communications réunies aujourd'hui, est sans doute l'un des aspects les plus stimulants de la réflexion générale sur le thème. Mais il nous faudra sans doute, dans le courant de cette journée, nous

3. Pour une présentation analytique de ce courant historiographique, voir D. Pestre dir., L'étude sociale des sciences. Bilan des années 1970 et 1980 et conséquences pour le travail historique. Journée d'étude du 14 mai 1992, C.R.H.S.T., Paris, 1992; id., «Pour une histoire sociale et culturelle des sciences. Nouvelles définitions, nouveaux objets, nouvelles pratiques », Annales, H.S.S., vol. 50, 1995/3, p. 487-522.

4. S. Shapin et S. Schaffer, Leviathan et la pompe à air. Hobbes et Boyle entre science et politique, trad. française, Paris, 1993, La Découverte. On lira le compte rendu de R. Charrier, « De l'importance de la pompe à air », paru dans Le Monde du 28 janvier 1994, p. VIII.

5. Je pense notamment à l'article de D. Pestre, cité dans la note 3 ou à M. Biagioli, « Le prince et les savants. La civilité scientifique au xvnc siècle », Annales H.S.S., vol. 50, 1995/6, p. 1417-1453, qui reprend l'un des thèmes développés dans Galileo, Courtier. The Practice of Science in the Culture of Absolutism, Chicago et Londres, 1993.

6. Ces approches sont venues compléter nombre de travaux qui, dans une tradition d'histoire institutionnelle des sciences, se sont engagés dans l'étude des académies scientifiques en publiant statuts, correspondances, archives diverses, accumulant les monographies sur les différentes institutions ou éclairant certains problèmes scientifiques débattus dans ces contextes.

7. On rappellera que le réfèrent théorique des derniers travaux de M. Biagioli n'est autre que N. Elias : le premier inter-titre de son article « Le prince et les savants », « Les académies scientifiques et le procès de civilisation » en constitue la preuve la plus évidente. Du reste, l'usage de l'expression « sociabilité scientifique » constitue une extension à son domaine de recherche du terme emprunté à Norbert Elias.

8. Ainsi, par exemple, le salon correspond à un type de « sociabilité informelle », dans lequel les deux éléments sont présents : d'une part, à travers l'existence d'un code social commun qui assure la possibilité de l'échange ; d'autre part, à travers la conscience partagée du but de la rencontre.


8 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

demander ce qu'une approche de l'objet « sciences » du point de vue des pratiques de sociabilité peut apporter à l'histoire de cet objet. De ce point de vue, certaines des pistes ouvertes par M. Agulhon pourraient être suivies 9.

Pour ce qui concerne les jésuites, la longue tradition historiographique dont nous héritons a été jusqu'à présent assez peu propice à l'essor des analyses concernant leur insertion dans des réseaux de sociabilité 10. Pourtant, à partir de la fondation de la Compagnie de Jésus et de son engagement dans l'apostolat enseignant s'est développée, selon une chronologie propre à chacun des établissements, une pratique d'enseignement des mathématiques, dans le cadre des cours ordinaires ou privatim. Celle-ci a engagé des hommes de stature variable qui se sont insérés dans ou autour desquels se sont développées des formes de « sociabilité scientifique ». On fera l'hypothèse qu'elles ont, autant que les enseignements dispensés, contribué à l'acculturation scientifique des élites européennes à l'heure de l'éclosion de la « révolution scientifique ».

Variété des formes de sociabilité

La contribution active de la Compagnie de Jésus au processus d'élaboration et de diffusion de la « science nouvelle » a connu son apogée de 1580 à 1630". Autant dire qu'elle s'inscrit dans la phase même de la constitution de l'identité culturelle de la Compagnie, au moment où sont posées les grandes questions concernant l'engagement dans la voie enseignante et où, face à une situation intellectuelle de décomposition des champs des savoirs, il lui fallait inventer un nouveau modèle éducatif. Celui-ci a fait d'emblée sa place à la « science nouvelle », par le biais de l'intérêt nouveau porté aux mathématiques (par opposition à l'intérêt traditionnel porté à la « philosophie naturelle » entendue dans son acception aristotélicienne). La réflexion, l'intérêt et l'action de la Compagnie se sont situés sur différents plans :

— plan didactique : définition d'un programme d'enseignement (ce qui est commun à d'autres structures d'éducation : qu'on pense au collège de Guyenne, qui se dote d'un texte de ce genre en 1583, ou à l'expérience strasbourgeoise du Gymnase de Jean Strurm), mais aussi des conditions de réalisation de ce programme (insertion de la discipline dans le cursus des études philosophiques, programme éditorial à la mesure du niveau de besoins défini, formation des enseignants) ;

9. M. Agulhon, « La sociabilità corne categoria storica », op. cit. En conclusion de cet article, Agulhon posait la question suivante, question qui garde toute sa pertinence dans le contexte de cette journée : « Si la notion de sociabilité a paru utile, en général, en quoi plus précisément a-t-elle pu être utile ? » Les éléments de réponse qu'il propose sont les suivants : à une réévaluation historiographique de l'histoire de la vie quotidienne, selon une acception non seulement descriptive de la notion, mais aussi analytique, laquelle débouche, selon lui, sur la question des « mentalités ». Renvoyant aux travaux pionniers de P. Ariès, il précise : « la sociabilité contribue à accroître l'intérêt pour l'histoire des associations (...) sans pour autant se réduire au fait de constituer et de donner vie à des associations (...). La notion de sociabilité permettait et permet, d'une part, de montrer comment se développe la vie associative à partir de la vie sociale informelle ; d'autre part de mieux voir dans chaque association l'aspect purement social de la vie de groupe, à côté des activités (intellectuelle, politique, ludique ou autre) qui en constituent la finalité spécifique. (...) La sociabilité est sans doute une des voies — assurément pas l'unique voie — à travers laquelle les avancées de l'histoire sociale ont contribué à rajeunir l'histoire politique. » Autant d'éléments de réflexion particulièrement stimulants et toujours d'actualité.

10. Soulignons, de ce fait, l'intérêt du travail inauguré par S. Van Dame, Les professeurs du Collège de la Trinité de Lyon et la vie littéraire et intellectuelle d'une capitale provinciale au XVIIe siècle (16361724). Sources et problématique, mémoire de D.E.A., Université de Paris I-Sorbonne, sous la direction de D. Roche, juin 1993, 166 p.

11. Pourquoi 1580-1630 ? 1580 : consécration officielle du rôle scientifique de la Compagnie par la participation de Clavius à la réforme du calendrier grégorien ; 1630 : changement du rapport science/ religion, en rapport avec la question galiléenne et la condamnation de 1633. Pour une analyse plus précise de ce cadre chronologique, voir A. Romano, La Compagnie de Jésus et la Révolution scientifique. Constitution et diffusion d'une culture mathématique jésuite à la Renaissance, 1540-1640, thèse d'histoire de l'Université de Paris I, sous la direction de D. Roche, 1996, première partie, chap. 2 et 3.


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— plan scientifique : création d'un « pôle d'excellence », au Collegio Romano, qui devait servir de modèle référentiel à d'autres structures du même type ailleurs qu'à Rome ;

— plan épistémologique, par l'engagement des principales figures de la Compagnie dans le débat sur la nature et le statut des mathématiques.

C'est donc pendant ces 50 ans que s'est constituée sinon une « science jésuite », du moins une culture mathématique jésuite qui s'est caractérisée par certains choix du point de vue du développement disciplinaire (géométrie, astronomie) au détriment d'autres secteurs (problèmes algébriques notamment) et qui a favorisé l'éclosion des « mathématiques mixtes » dont les sociétés européennes de l'époque ont été parallèlement demandeuses.

Toute la configuration scientifique de la période postérieure, ce siècle et demi qui va de la condamnation de Galilée à la bulle pontificale de suppression de l'ordre, en 1773, dépend de ces choix.

Ainsi, si l'on cherche à définir la place occupée par la Compagnie dans le champ scientifique au début du XVIIe siècle, on pourrait la caractériser de la sorte :

— une institution pourvoyeuse, à l'échelle internationale, d'hommes compétents et reconnus pour leurs compétences et leurs qualités scientifiques (la double dimension de l'existence d'un phénomène et de sa reconnaissance, par les acteurs du groupe social dans lequel ce phénomène intervient, est essentielle à distinguer du point de vue de cette étude)u ;

— des hommes par conséquent inscrits dans les réseaux de la sociabilité scientifique, voire eux-mêmes générateurs de ces réseaux 13.

12. C'est ce dont témoigne le portrait de Clavius dans la Vie des mathématiciens de Bernardino Baldi. Bernardino Baldi, Cronica de matematici overo epitome deU'istoria dette vite loro, Urbino, 1707, p. 143 : « Christophe Clavius de Bamberg cité de Franconie, Allemand par sa nation, vit aujourd'hui à Rome, compté raisonnablement parmi les premiers mathématiciens de notre siècle. Celui-ci exerce ladite profession au collège des jésuites, étant lui-même du nombre de ceux-là ; il est homme d'infinie activité, il a écrit et continue d'écrire de nombreuses oeuvres, parmi lesquelles il a publié les suivantes : Quelques commentaires très doctes sur la sphère de Jean de Sacrobosco, les Éléments d'Euclide, commentés avec beaucoup de bonheur par lui après Commandino, un opuscule d'arithmétique pratique, huit livres de gnomonique, l'oeuvre des Sphériques de Théodose, un livre sur la théorie des sinus, un ouvrage sur les lignes qui se touchent, un sur celles qui se coupent, un sur les triangles rectilignes et sphériques, un sur les dimensions des grandeurs. Il eut un différend avec Jacques Pelletier à propos de l'angle de contingence des cercles dans la sphère. Christophe ayant grandement travaillé par ordre de Grégoire XIII à la correction du calendrier, il publia dernièrement un gros volume sur ledit sujet, contre Michel Maestlin, mathématicien et lecteur au Studium de Tûbingen, homme hérétique, et ennemi des décisions pontificales. Clavius avait promis après cette astrologie de publier un livre sur l'astrolabe démontré, un traité de mesure de toutes les grandeurs, et quelques autres choses, parmi lesquelles se trouve le livre des Éléments, dans une seconde édition augmentée. » Il y aurait fort à dire sur ce genre littéraire du « portrait », qui reprend, sur le terrain mathématique, le genre inauguré par Vasari des vies des artistes célèbres... dans la lignée d'une pratique de l'Antiquité. Ce type de sources est intéressant pour qui cherche à étudier la question de la représentation et de l'auto-représentation, au coeur de l'étude des milieux intellectuels. A ce titre donc, la place occupée par Clavius dans l'oeuvre de Baldi, luimême mathématicien, dans la mouvance de l'école d'Urbino, constitue un bon repère pour l'appréciation de l'image de la Compagnie dans les milieux savants.

13. Sur le premier aspect, on peut multiplier infiniment les exemples : il suffit de prospecter dans la correspondance enfin éditée de Clavius ; il faut surtout dire ce qui est moins connu, à savoir le souci manifesté dès cette époque par les responsables de l'ordre de voir les jésuites occuper le terrain du débat scientifique. Voir, à ce propos, les extraits de la Radio studiorum de 1586 qui justifient l'enseignement des mathématiques : « Sans les mathématiques, nos Académies seraient privées d'un grand ornement, bien plus elles seraient déficientes, parce qu'il n'y a presque aucune académie de quelque renom où les disciplines mathématiques n'aient leur place, qui à l'ordinaire n'est pas la dernière. », M.P.S.J., vol. 5, p. 109, traduction de F. de Dainville, Les Jésuites et l'éducation de la société française. La naissance de l'humanisme moderne, Paris, 1940, p. 60. La suite du texte est tout aussi éclairante : « Elles apprennent aux poètes le lever et le coucher des astres ; aux historiens la situation et les distances des divers lieux ; aux philosophes des exemples de démonstrations solides ; aux hommes politiques des méthodes vraiment admirables pour conduire les affaires en temps de paix comme en


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Sur le second aspect, bien que la synthèse reste à faire, on commence aujourd'hui à comprendre la place occupée par le Collegio Romano comme espace d'animation de cette sociabilité scientifique : un épisode significatif de cette position, la recherche par Galilée de l'allié jésuite, en 1611. Arrivé à Rome pour montrer sa lunette (celle qui lui a permis d'observer les satellites de Jupiter, les fameuses étoiles médicéennes que le Sidereus nuncius annonçait par voie imprimée quelques mois auparavant), Galilée recherche principalement une chose : être reçu par les membres de l'académie de mathématiques du Collegio Romano. Pour lui, et de ce point de vue, il a entièrement raison, c'est la seule instance romaine de légitimation de sa découverte.

Cet ensemble de données doit être approfondi et nuancé du point de vue spatial : la corrélation doit être établie entre les lieux et les niveaux de la sociabilité scientifique. En d'autres termes, ce qui vaut pour l'espace romain n'est pas extensible à tous les espaces européens, voire extra-européens. Il faut prendre en compte la ligne de clivage catholiques/protestants ; il faut distinguer, à partir de la carte des implantations jésuites, les espaces de constitution d'un débat scientifique où la Compagnie n'a pas sa place (il suffit de rappeler ici que l'échec de l'installation à Padoue a largement exclu les jésuites des débats nés dans le milieu vénitien... ; il faut aussi rappeler que la structure politique de l'Italie favorise la multiplication des cours princières, lesquelles constituent effectivement des espaces potentiels de la sociabilité scientifique où les jésuites n'ont pas systématiquement leur place : à Florence, chez Cosme de Médicis, Galilée est souvent convié à des débats sur autant d'aspects de la « science nouvelle » et sans que des jésuites soient présents...).

Il faut dès lors insister sur la force de l'articulation collège / sociabilité scientifique, dans la logique intellectuelle de la Compagnie. C'est-à-dire que le point d'ancrage (pas unique, il faudrait s'en expliquer, mais du moins principal) de la pratique mathématique (et scientifique au sens plus large) jésuite est le collège : c'est lui qui légitime la compétence du jésuite d'abord identifié par son statut professionnel de professeur de mathématiques ; c'est lui qui focalise des dynamiques collectives ; c'est lui qui abrite les espaces (in)formels de la reproduction des mathématiciens, par le biais des « académies » de mathématiques fondées sur l'exemple du Collegio Romano, mais qui au moins dans le cadre de l'espace français se structurent privatim. De quelle manière alors le collège jésuite peut-il se définir comme espace de production de la sociabilité scientifique ? Il faut sans doute distinguer des niveaux de formalisation différents.

Le collège, espace de production de la sociabilité scientifique

Les académies de mathématiques des collèges jésuites

La formation d'académies dans les grands collèges 14, telles que le texte de la Ratio de 1586 les définit, apparaît comme le mode le plus évident. Si l'état d'avancée de la recherche ne permet pas encore de cartographier l'ensemble des académies de mathématiques, la plus connue à présent, aussi parce que c'est elle qui a eu la plus grande visibilité dans la nouvelle configuration intellectuelle de la catholicité post-tridentine, est l'Académie de mathématiques du Collegio Romano, qui n'a pas seulement été une « école normale supérieure » de la Compagnie, mais aussi et surtout un pôle de recherche.

temps de guerre ; aux physiciens les modes et les diversités des mouvements célestes, de la lumière, des couleurs, des corps diaphanes, des sons ; aux métaphysiciens le nombre des sphères et des intelligences ; aux théologiens les principales parties de la création divine ; et, pour le droit et la coutume ecclésiastique, le comput. Sans parler des services que rend à l'Etat le travail des mathématiciens pour les soins des maladies, pour la navigation et pour l'agriculture. Il faut donc faire effort' pour que les mathématiques fleurissent dans nos collèges aussi bien que les autres disciplines. »

14. Il est clair qu'il convient ici de garder à l'esprit la polysémie du terme « académie ».


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D'où son importance pour l'animation de la vie scientifique romaine, en relation directe avec le milieu pontifical et curial. Dans les grandes villes où la Compagnie a implanté ses collèges, moins prestigieuses, de telles structures ont existé et polarisé une activité scientifique, comparable par nombre d'aspects, à celle des académies civiles : sur ce terrain vierge, les travaux doivent être menés. Mais, il me paraît aujourd'hui possible de parler de l'Académie de Pont-à-Mousson, structurée autour de Jean Chastelier. Si celle-ci s'est développée privatim, c'est-à-dire sans inscription formelle dans les activités du collège, ce qu'on peut en connaître, indirectement, par les sources permet de supposer qu'elle a non seulement servi d'espace de formation des premiers professeurs de mathématiques de la Compagnie pour la France du nord-est, mais qu'autour des jésuites qui l'ont fréquentée, se sont fédérés d'autres acteurs du monde savant lorrain, en relation directe avec la Cour du Duc de Lorraine 15.

Par le collège, les jésuites se donnent comme des acteurs de la vie scientifique (c'est-à-dire d'agents de production des formes de cette vie scientifique...) que les jésuites ont pu jouer en marge des salles de classes, contribuant ainsi à l'essor de formes de la culture proches de celles dispensées par les cercles savants contemporains. Ceci explique leur capacité à participer à ces réseaux académiques, inscrits de plain-pied dans la société civiles.

Les mathématiciens jésuites, à l'interface des réseaux de sociabilité

La polysémie du terme « académie » ne doit pas faire perdre de vue le fait que ce terme peut aussi désigner des cercles savants, tels que ceux étudiés par F. Yates pour la France du XVIe siècle 16 et qui se sont développés sur le modèle de l'Académie néoplatonicienne de Florence, avant de désigner, les structures modernes, contrôlées par les monarques, selon l'exemple français de l'Académie royale des sciences. Dans ces contextes aussi, les jésuites sont présents et leur apport est plus simple à appréhender, même si le travail reste à faire ".

On peut ainsi repérer dans des listes d'académiciens ou de correspondants des académies, les noms de jésuites dont le nombre et l'importance varient selon les lieux et les temps 18 ; il convient aussi de ne pas oublier que dans certains cas, sans doute rares, l'initiative de la formation d'une académie a été le fait des jésuites. On pense naturellement à celle de Lana Terzi. Dans tous les cas envisagés, on se confronte donc à leur rôle de producteurs en tant qu'ils ajoutent à un savoir produit dans les académies.

Or, dans ce type de participation à la sociabilité scientifique, le collège assume une fonction légitimante, par le biais de la notoriété acquise par ses professeurs de mathématiques. En travaillant sur le cas français des premières décennies du XVIIe siècle, j'ai pu montrer que l'acquisition, au sein de la Compagnie, d'un certain degré de professionalité (qui passait le plus souvent par une formation acquise dans le cadre de l'académie de mathématiques) permettait à certains de ces professeurs de mathématiques de participer à la vie scientifique contemporaine, dans le cadre de réseaux

15. Voir A. Romano, « Du Collège romain à La Flèche : problèmes et enjeux de la diffusion des mathématiques dans les collèges jésuites (1580-1620) », M.E.F.R.I.M., vol. 107, 1995/2, p. 576-627.

16. F.A. Yates, Les académies en France au XVIe siècle, trad. française, Paris, 1996, P.U.F.

17. Il peut prendre des formes variées qui vont de la monographie académique au travail de synthèse sur la place de la Compagnie dans tel contexte national par exemple. Quelques exemples bibliographiques, qui concernent les XVIIe et XVIIIe siècles : U. Baldini, « Boscovich e la tradizione gesuitica in filosofia naturale : continuité e cambiamento », Nuncius, Annali di storio délia scienza, vol. VII, 1992/ 2, p. 3-68 ; U. Baldini et L. Bensana, « Organizzazione e funzione délie accademie », dans Storia d'Italia, Annali 3, Turin, 1980, p. 1307-1333 ; W. Mûller, « Ordine dei Gesuiti e movimento délie Accademie. Alcuni esempi dal XVII e XVIII secolo », dans L. Boehm et E. Raimondi, Università, Accademie e società scientifiche in Italia e Germania dal Cinquecento al Settecento, Annali dell'Istituto storico italo-germanico. Quaderno 9, Bologne, 1981, p. 379-394.

18. À titre d'exemple, on pourra consulter C Reilly, « A catalogue of jesuitica in the Philosophical Transactions of the Royal Society of London », Archivum Historicum Societatis lesu, 1958, p. 339-362.


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scientifiques d'ampleurs variables, mais très largement extra-jésuites. La participation à ces réseaux n'est pas seulement manifeste du point de vue éditorial 19, mais elle est aussi perceptible du point de vue de l'échange épistolaire 20, comme sur le terrain de la polémique 21. De ce point de vue, un exemple est tout à fait significatif. La préface d'Antoine Lalouvère dans son De cycloide Gallilaei et Torricelli propositiones viginti 22 est adressée à Pierre de Fermât :

« Voici dix jours (Sénateur très intègre) que pour la première fois j'ai lu la lettre publiée par un très noble et très savant éditeur anonyme ; celle-ci, que tu m'as apportée, soumet à tous les plus fameux géomètres de la terre le problème de toute cycloide et de son centre de gravité. Bien que connaissant assurément mes limites, je pense savoir quelle place j'occupe, bien après ces grands hommes, parmi tous les géomètres. Puisque, malgré cela, tu m'as commandé de tirer de cette question tout ce qui me venait à l'esprit, j'ai préféré être accusé de témérité plutôt que de me soustraire à ta demande. J'ai donc médité sur ces questions une vingtaine de propositions. Toi que tous les mathématiciens d'Europe reconnaissent de manière méritée, si quelque chose fausse a été écrite, ou s'il manque quelque chose à ces écrits, corrige-les ou complète-les, pourvu que les charges de magistrat auxquelles tu te consacres utilement depuis longtemps, le supportent. Avec ces corrections ou ces ajouts, je suis confiant, ce petit opuscule connaîtra une grande diffusion ; c'est pourquoi il te parvient, plein de cette espérance, envoyé par celui qui est à toi pour toujours, à plus d'un titre.

Toulouse, du Collège, le 12 août 1658. Antoine Lalouvère S.I., dit ton serviteur par l'esprit » 23.

Ici, non seulement la relation scientifique privilégiée avec Fermât est revendiquée, mais Lalouvère rappelle, dans la signature, le lieu institutionnel d'où il parle, le collège de Toulouse.

Cette position du collège en interface avec les réseaux de sociabilité extra-jésuites est aussi explicite à travers cet autre exemple, qui éclaire un autre mode de participation à l'échange. A Abc, le collège, passé entre les mains de la Compagnie en 162124, commence à dispenser un enseignement de mathématiques sur l'initiative du prieur Jean-Louis de Revillas. Comme le rappelle la chronique de l'établissement, éditée par E. Méchin,

« Après pasques de cette année (1633), le P. Recteur allant à la congrégation provinciale qui se tenait à Lyon, comme il passa en Avignon, Mon.r Jean-Louis de Revillas, Prieur du Prieuré de St-Pierre de Tourves, fait résignation de son prieuré entre les mains de Nostre St Père, en faveur du collège d'Aix, et le tout envoyé à Rome et agréé, nommément que Mon.r le Prévost de Pignans en avait donné le consentement, comme collateur dudit bénéfice, à pasque de trois charges de bled par an, au gré du Pape. H ne restait plus que l'expédition des bulles, ce qui feut faict l'an suivant » 25.

De fait, le 10 octobre 1633, le prieuré de Tourves fut désigné pour être annexé et uni à la manse collégiale du collège d'Aix ; les revenus devaient contribuer à l'entretien

19. Il faut rappeler ici l'importance de la contribution d'un Jacques de Billy à la diffusion, en France des oeuvres de Diophante, autour de G. Bachet de Meziriac et Pierre de Fermât.

20. On peut penser à Chastelier-Mersenne, et sans doute y eut-il échange du premier avec Bachet de Meziriac. En Italie, la correspondance de Clavius, déjà évoquée, est exemplaire, comme dans la période suivante, celle de Kircher...

21. Sur la question de la cycloide, voir la querelle d'Antoine Lalouvère avec Pascal.

22. U s'agit d'un opuscule de 1658, composé de 8 pages à peine et qui s'apparente davantage à une lettre publique qu'à un livre. Il s'inscrit du reste dans un contexte particulier que la dédicace cherche à éclairer.

23. De cycloide Gallilaei et Torricelli propositiones viginti.

24. M.-M. Compère et D. Julia, Les collèges français, xvi'-xvm' siècle, t. 1 : La France du midi, Paris, 1984, p. 30.

25. E. Mechin, L'enseignement en Provence avant la Révolution. Annales du Collège Royal Bourbon d'Aix depuis les premières démarches faites pour sa fondation jusqu'au 7 ventôse an m, époque de sa suppression, Marseille, 1890, t. 1, p. 80.


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des élèves et à la fondation d'une nouvelle chaire de mathématiques 26. La lettre qui suit, adressée au général Viteleschi, correspond à cette période. Elle constitue non seulement un témoignage direct des modalités de constitution d'une chaire, mais elle rend aussi et surtout compte des motivations de son fondateur, ce qui est beaucoup plus précieux 27.

« Illustrissime et révérendissime Père,

Voici deux mois que j'ai envoyé à Rome l'acte de renonciation à mon prieuré de Tourves en faveur de ce collège d'Aix pour lequel je fonde deux classes très nécessaires, à savoir celle de mathématiques et celle de cas de conscience, la première sera grandement appréciée par toute la noblesse de cette province et l'ensemble du Sénat l'appréciera à sa juste valeur, car se trouve actuellement à Avignon le R.P. Kircher, très grand mathématicien et très grand connaisseur des lettres et des langues ; j'ai pour ma part jugé expédient pour l'utilité de ce collège, comme pour la satisfaction publique, de faire commencer l'enseignement des mathématiques dans ce collège l'an prochain, à la reprise des cours par le père Athanase Kircher, tant pour donner un bon début à ce cours du fait de la valeur d'un si grand Père, d'autant plus que ce père est bien apprécié par de nombreux beaux esprits de ce pays, particulièrement par le révérendissime seigneur abbé et sénateur de Peiresc un des plus beaux et des plus curieux esprits de toute la France et d'au-delà, et très connu et aimé par Sa Sainteté et du très éminent Cardinal Barberini, notre patron, lequel a une bibliothèque universelle et extrêmement intéressante en manuscrits et autres livres qui ne me paraissent se trouver ni au Vatican ou dans d'autres bibliothèques italiennes, ni même en France ou dans d'autres Royaumes. Aussi cette bibliothèque serait-elle très utile audit P. Kircher pour lui permettre de faire ses belles compositions, il ne trouvera une telle commodité nulle part ailleurs, sans compter que ce saint abbé pourra lui servir par sa conversation, du fait de son universalité et de son extrême compétence dans des domaines très curieux, et étant donné que monseigneur l'abbé désirerait beaucoup que ledit père restât dans le collège d'Aix... » 28.

La personnalité de Kircher n'est sans doute pas étrangère à l'enthousiasme affiché par l'auteur de cette lettre : c'est un grand savant, à la curiosité universelle, dont la position intellectuelle dans l'Europe baroque va grandissante. Mais ici, le prélat affiche un intérêt pour les mathématiques qui dépasse sa propre personne, comme l'indique l'allusion à l'aristocratie locale 29. Faut-il chercher dans cette remarque l'écho d'une évolution des comportements vis-à-vis des questions scientifiques ? Faut-il y voir le résultat de l'influence de Peiresc et du cercle de savants qui l'entourent ? Est-ce pure remarque rhétorique ? Seule une enquête plus poussée sur lui et le milieu aixois permettra de répondre à ces questions.

Quoi qu'il en soit, cette lettre met en évidence une partie du réseau dans lequel il évolue, et qui semble se structurer autour de Peiresc et de Francesco Barberini 30, vingtsixième neveu d'Urbain VIII, dont la fortune est liée à l'accession de son oncle au

26. D'autre part, dans la liste des pièces justificatives fournies en fin de premier volume, E. Méchin établit la liste des documents conservés aux Archives municipales d'Aix, qui concerne l'histoire du collège. Il identifie notamment : Délib. Rég. II, fol. 225, « sur un conseil municipal du 26 mai 1638, se référant à la donation du prieuré de Tourves et la chaire de mathématiques », op. cit., t. 1, p. 349.

27. Sur la stimulante situation intellectuelle de ces années à Aix, la correspondance de Peiresc est particulièrement éclairante, notamment le vol. TV des Lettres de Peiresc publiées par P. Tamizey de Larroque, Paris, 1893, où sont reproduites les lettres adressées à Jean-Jacques Bouchard, proche de Francesco Barberini, et celles échangées avec Gassendi. Plusieurs d'entre elles font référence à Athanase Kircher.

28. A.R.S.I., Ludg. 11, fol. 133 r.

29. Cet intérêt est confirmé par un document cité dans F. de Dainville, « Foyers de culture scientifique... », op. cit., p. 314. À propos d'Aix, il écrit: «Une consultation sur l'horaire du cours de mathématiques qu'on venait d'instaurer au collège nous apprend en effet à quel point les esprits en étaient friands. Les nobles en grand nombre ont fréquemment sollicité le Père recteur de permettre au professeur d'enseigner une heure entière tous les deux jours — et non pas une demi-heure —, et garanti facilement plus de cent auditeurs à ce cours ».

30. Francesco Barberini: 23 septembre 1597-10 décembre 1679. Voir D.B.I., t. 6, Rome, 1964, p. 172-176.


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pontificat, en 1623. Pourvu de nombreuses charges et d'un cardinalat, Francesco devient cette même année membre de la célèbre Académie des Lincei 31. En 1627, il est nommé conservateur de la Bibliothèque Vaticane, à laquelle fut aussi attribué le fonds de l'Archivio Segreto Pontifico. François Barberini reste à ce poste jusqu'en 1636. En tant que cardinal, il travaille beaucoup aux côtés de Lorenzo Magalotti, très proche d'Urbain VIII. Son premier poste important est la légation de France en 1625, où il doit traiter avec Richelieu la question de la Valtelline : arrivé à Paris le 21 mai 162532, il fait notamment une visite au collège de Clermont dont le souvenir a été conservé 33. Sa correspondance avec Magalotti constitue un témoignage de premier ordre sur ce séjour français 34. Car, par delà une carrière diplomatique où il montre un talent particulièrement médiocre à en croire certains historiens 35, le neveu d'Urbain VIII déploie une intense activité dans le champ de la culture, comme en témoigne la bibliothèque Barberini, bibliothèque privée d'Urbain VIII dont il enrichit considérablement les fonds 36. C'est aussi un membre actif du parti pro-français de Rome, connaisseur du milieu intellectuel dont, dans la plus parfaite tradition du mécénat romain, il se fait l'hôte et même le protecteur. A ce titre il apparaît bien comme l'un des animateurs les plus importants de cet axe franco-italien, où se mêlent aristocraties de l'Église et du monde, artistes, savants, philosophes. Parmi ses hôtes, on compte notamment G. Naudé, Vossius, J. Morin, Heinsius, Milton, Ughelli 37. Le Français Bouchard a été son secrétaire pour les lettres latines 38. Barberini fut aussi l'un des commanditaires de Poussin, en

31. P. Redondi, Galilée hérétique, trad. française, Paris, 1985, Gallimard, p. 57.

32. Sur cette question, voir A. Bazzoni, « Il Cardinale Francesco Barberini. Legato in Francia ed in Ispagna nel 1625-1626 », Archivio Storico Italiano, vol. 12, 1983, p. 335-360.

33. À cette occasion, il visite le collège de Clermont : A.R.S.I., Franc. 32, I, fol. 323 V.-324 r., Literae annuae du collège de Clermont, 1625 : « Iam his accédât qui abeunte anno habitas est item ab Illustrissimo Francisco Cardinali Barberino Legato nostris adibus honos. Is ubi scholas se nostras invisurum... ».

34. Sur la question des correspondances, de leur importance, notamment pour l'histoire des sciences, il existe actuellement peu de travaux disponibles, même si un effort considérable de publication a été récemment accompli dans ce domaine, tout particulièrement en Italie. Le problème général a pourtant fait l'objet d'un colloque en 1975. Voir « Les correspondances. Leur importance pour l'historien des sciences et de la philosophie. Problèmes de leur édition. Journées de Chantilly, 5-7 mai 1975 », Revue de synthèse, vol. 81-82, 1976/1. On se reportera, en guise d'introduction à la problématique, à R. Taton, « Le rôle et l'importance des correspondances scientifiques aux xvn° et xvni° siècles », op. cit., p. 7-22. Il rappelle notamment, p. 8-9 : « Si, à partir du milieu du XVe siècle, l'essor rapide de l'imprimerie a permis une diffusion beaucoup plus large des textes et entraîné la naissance d'une véritable " civilisation du livre ", il n'en demeure pas moins que jusqu'à la fin du xvin 0 siècle, — et d'une manière plus limitée jusqu'à nos jours —, les correspondances ont constitué un moyen privilégié d'échange d'informations scientifiques très vivantes. Malgré les difficultés de transmission, les lettres ont ainsi suppléé pendant longtemps l'absence de moyens commodes et rapides de diffusion des nouvelles scientifiques, tels que seront les journaux et les revues. L'importance de ces documents épistolaires est renforcée par le fait qu'ils apportent très souvent sur la genèse, les motivations et les aléas de la découverte scientifique, des renseignements beaucoup plus directs, précis et spontanés que les ouvrages imprimés où les circonstances de la création se trouvent en général sinon dissimulées, du moins mal précisées ». On ne peut, à vingt ans de distance, qu'adhérer aux propos de R. Taton.

35. P. Redondi, op. cit., p. 126 : « Les jésuites craignaient, en 1626, l'inaptitude politique notoire du cardinal-légat Francesco Barberini qui en presque trois années de charges n'avait su que collectionner livres, tableaux et échecs diplomatiques... ».

36. II en existe un catalogue publié à Rome, en 1681, Index bibliothècae quant F. B. ... magnificentissimas suae famigliae ad Quirinalem aedes magnificentiores reddidit...

37. Voir R. Pintard, Le libertinage érudit..., op. cit., ad hominem.

38. Pour la bibliographie de base, voir R. Pintard, Le libertinage érudit..., op. cit. ; J. Ferrier, « Du côté de chez Peiresc avec J.-J. Bouchard », dans L'été Peiresc. Fioretti n. Nouveaux mélanges composés et offerts sous la direction de J. Ferrier, Avignon, 1988, p. 50-53. Des extraits de sa correspondance avec Peiresc sont publiés par J. Tamizey de Larroque, notamment dans Les correspondants de Peiresc, rééd. 1952, t. 1, p. 83 à 90 et 155. Du personnage lui-même, voir l'introduction de E. Kanceff, dans OEuvres de Jean-Jacques Bouchard, Turin, 1976, 2 vol. Il est regrettable qu'aucune monographie récente n'ait été consacrée à ce personnage, mort précocement à Rome en 1641, à l'âge de 35 ans. Il avait eu la charge de prononcer, à Rome, l'éloge funèbre de son ami Peiresc (ce texte est publié dans P. Gassendi, Viri


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particulier de la Mort de Germanicus. Son intérêt pour les questions scientifiques s'exprime dans l'accueil qu'il réserve à Galilée en 1623 — il participe à la présentation officielle du Saggiatore au Vatican le 27 octobre —, ou dans ses échanges avec Castelli, ou encore dans la dédicace que lui adresse De Dominis, en tête de son livre sur les marées 39. Le biographe de Descartes, Adrien Baillet, mentionne la présence de Descartes à Rome en 1625, précisément dans l'entourage de Francesco Barberini 40. Au moment où le prieur de Tourves s'adresse à Munzio Viteleschi, Francesco Barberini est aussi l'un des acteurs du procès de Galilée 41.

Or, dans cette lettre, le fondateur de la chaire de mathématiques, soucieux des réseaux scientifiques, manifeste un intérêt tout particulier pour la présence dans la région, à cette date, du jésuite Athanase Kircher, à la culture et à la production encyclopédiques 42. L'itinéraire européen qui conduit le jésuite allemand dans le sud de la France pour cette seule année 1633, étape entre l'Allemagne protestante et la Rome pontificale, souligne une grande mobilité qui ne constitue plus à cette date qu'une exception dans les parcours jésuites. La lettre de Revillas témoigne surtout de l'importance et de la réputation de Kircher 43, ainsi que de leur poids déterminant dans les motivations du fondateur.

Pour finir, cette lettre renvoie à une économie de l'échange scientifique direct centrée sur un lieu de sociabilité encore largement inscrit dans le domaine de la vie privée, la bibliothèque 44. Celle-ci suppose trois acteurs : le mécène puissant, en l'occurrence un grand prélat romain, l'intermédiaire de rang moins élevé, dont le rôle, assumé ici par le donateur, apparaît valorisant, et l'homme de science. À la lumière de cet exemple concret, on comprend mieux les modalités d'insertion des jésuites dans des réseaux intellectuels qui dépassent largement les circuits internes, et on voit se dessiner la place que certains d'entre eux occupent dans une communauté savante à l'échelle de l'Europe qui prend lentement la figure d'une « République des Lettres ».

Certes, le projet esquissé dans cette lettre n'aboutit pas 45 et les premiers professeurs de mathématiques qui se succéderont à Aix n'auront pas la stature de Kircher : il faudra

illustri Nicolai Claudii Fabricii de Peiresc, Senatoris Aquisextiensis vita, dans Opéra, Lyon, 1658, t. V, p. 246-247).

39. M.-A. De Dominis, Euripus seu de fluxu et refluxu maris, Rome, 1624.

40. A. Baillet, La vie de Monsieur Descartes, Paris, 1691, vol. 2, p. 122.

41. Voir P. Redondi, op. cit., p. 309-311. Sur l'ensemble du milieu, le livre de R. Pintard, Le libertinage érudit..., op. cit., reste d'une très grande utilité. Les références à Francesco Barberini y sont fréquentes.

42. Voir dans la bibliographie les différents titres qui s'y rapportent ainsi que C.Z. Camenietzki, « L'extase interplanétaire d'Athanasius Kircher. Philosophie, cosmologie et discipline dans la Compagnie de Jésus au XVIIe siècle », Nuncius, vol. 10, 1995/1, p. 3-32 ; id., L'harmonie du monde au XVII" siècle. Essai sur la pensée scientifique d'Athanasius Kircher, thèse de philosophie, présentée à l'Université de Paris IV, 1995, exemplaire multigraphié, 349 p.; P. Findlen, « Scientific Spectacle in Baroque Rome: Athanasius Kircher and the Roman Collège Muséum », Roma moderna e contemporanea, vol. 3, 1995/3, p. 625-666. Pour une notice complète, voir L. Polgar, op. cit., vol. 3, p. 300-305. Voir enfin son portrait, vol. 2, annexe 11.

43. Lors de son bref passage en Avignon, Kircher aménage un observatoire dans la tour du collège. Voir F. de Dainville, « Foyers de culture scientifique... », op. cit., p. 313 : « Par un jeu de miroirs, dont il décrit lui-même l'agencement dans ses Primiliae gnomonicae catoptricae (1633), il projetait sur les parois l'image du soleil et de la lune. À l'entour, il avait dessiné par des procédés empiriques les diverses projections uranographiques, en quoi se résumait toute la cosmographie du temps. Dans cet observatoire, le premier de ceux que les jésuites eurent en France, Kircher forma les premiers astronomes avignonnais, Tondutti de Saint-Léger et Payen, deux magistrats ».

44. Parmi les nombreux travaux qui y ont été consacrés, voir R. Chartier, « Pratiques de la lecture », dans P. Aries et G. Duby dir., Histoire de la vie privée, Paris, 1986, Seuil, vol. 3, p. 126-144 ; id. dir., lectures et lecteurs dans la France d'Ancien Régime, Paris, 1987, Seuil, et notamment D. Roche, « Du livre au lire. Les pratiques citadines de l'imprimé », p. 165-222.

45. Le reste de la lettre fait écho aux problèmes matériels qui entravent la donation, puis revient sur Athanase Kircher, avec la demande formulée par le donateur d'envoyer le jésuite allemand d'Avignon à Aix : « J'ai prié le R.P. Paul de Barry, recteur de ce collège, d'écire à son R.P. Provincial, mais je doute


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attendre l'arrivée de François de Saint-Rigaud en 1637, puis l'année suivante la nomination de Pierre Le Roy, un professeur plus compétent et plus expérimenté, pour voir se réaliser le projet lancé en 1633. Pourtant, c'est le prestige d'un des mathématiciens de la Compagnie qui a servi de déclencheur à cette création due à un homme peu connu des historiens, mais assurément représentant de cette classe de clercs lettrés, amis des sciences et des arts, à la charnière entre l'Italie et la France 46.

S'il est clair qu'un des éléments structurants de la sociabilité scientifique est constitué par l'organisation de canaux de la circulation de cette production, alors les jésuites s'y sont insérés de plain-pied, en tant que circulateurs. On peut en prendre différents exemples, dans la participation jésuite aux journaux, dans leur correspondance. C'est dans cette perspective aussi qu'il faut intégrer l'oeuvre éditoriale, notamment par le biais des ouvrages sur les missions. Aspect que je ne développe pas, mais qui est essentiel, surtout pour la période postérieure.

Au total, on peut donc considérer le triple niveau de participation de la Compagnie à la sociabilité scientifique de la première modernité, avec des producteurs/acteurs/ circulateurs, ce qui renvoie aux trois faces d'une même culture jésuite, de l'« être jésuite », constitutif du projet intellectuel des origines.

Les jésuites, la sociabilité scientifique, la formation des élites

Ces différents modes d'insertion des jésuites dans la vie scientifique européenne doivent pouvoir être analysés à la lumière des éléments constitutifs de la culture jésuite. Il me semble en effet que, parallèlement à l'essor d'un anti-jésuitisme constitutif du siècle des Lumières, parallèlement à une atrophie croissante de la Compagnie dans sa défense des positions scientifiques les plus « conservatrices » (et sur ce plan, on dispose d'un certain nombre d'exemples particulièrement explicites, grâce principalement aux travaux de M.-P. Lerner 47 pour le XVIe siècle et de L. Brockliss 48 pour les XVIIe et XVIIIe siècles), il existe quelques éléments propres à la pratique culturelle des jésuites qui permettent de comprendre les modalités de sa participation à la sociabilité scientifique. J'en distinguerai trois, qui étaient inscrits dans les choix des fondateurs, dès les origines de l'aventure jésuite :

que le père Kircher ne soit appelé ailleurs. Cependant, voulant quant à moi vous prévenir, je prie humblement V.P.V.ime de bien vouloir indiquer ce point au R.P. Claude Boniel, recteur du collège d'Avignon ou au R.P. Provincial, qu'on l'envoie dans ce collège à la fin du mois d'août, étant sûr que Votre Paternité R.issime fera le plus grand plaisir à l'illustrissime fondateur de ce collège, ainsi qu'à tout ce Sénat et, universellement, à toute cette province, et particulièrement au R. Seigneur abbé de Peiresc et à de nombreux autres beaux esprits. J'en aurai quant à moi une obligation très particulière à V.P. Rime à qui je m'adresse en toute confiance ; je n'avais pas encore décidé de faire cette dépense d'offrir les mathématiques pour de nombreuses raisons, mais pensant qu'il y allait du bien public, de l'utilité de ce collège et du contentement de nombreux très lettrés et très brillants hommes, que le père Kircher la vînt inaugurer, j'ai donc décidé de cette plus grande dépense si elle était nécessaire pour une si bonne oeuvre, et souhaitant à V.P. Révérendissime tout contentement du ciel ainsi qu'une longue vie, je lui présente ma très humble révérence..., Aix, ce lundi premier juin 1633. »

46. Sur l'organisation des réseaux d'échange entre les deux pays, de longs développements seraient nécessaires : les quelques remarques formulées ci-dessus suggèrent le caractère central de ces réseaux du point de vue de l'échange scientifique. Pour l'époque classique, voir F. Wacquet, Le modèle français et l'Italie savante. Conscience de soi et perception de l'autre dans la République des Lettres, Rome, 1989, École française, 565 p.

47. M.-P. Lerner, « Les problèmes de la matière céleste après 1550 : aspects de la bataille des cieux fluides », Revue d'histoire des sciences, 1989, t. XLII, n° 3, p. 255-280 ; Tre saggi sulla cosmografia alla fine del Cinquecento, Naples, 1992 ; « L'entrée de Tycho Brahé chez les Jésuites, ou le chant du cygne de Clavius », dans L. Giard dir., Les jésuites à la Renaissance. Système éducatif et production du savoir, Paris, 1995, P.U.F., p. 345-385.

48. L.W.D. Brockliss, French Higher Education in the Seventeenth and Eighteenth Centuries. A Cultural History, Oxford, 1987 ; id., « The Atoms and the Void in the Collèges de Plein Exercice, 16401730», Magdalen Collège, Oxford, juin 1992, 24p.; id., «Pierre Gautruche et l'enseignement de la philosophie de la nature dans les collèges jésuites français vers 1650 », dans L. Giard dir., Les jésuites à la Renaissance..., op. cit., p. 187-219.


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1. internationalité du réseau : c'est un choix qui a rapidement été assumé comme corollaire de l'universalité de l'apostolat voulu par Ignace et ses compagnons. Le départ des premiers jésuites au Japon, en Amérique du sud, puis en Chine est intervenu précocement dans la vie de l'ordre, au point de faire de cette ouverture universelle un des traits les plus caractéristiques de l'ordre jésuite. Or cette universalité spatiale était garante de la pluralité des modes d'insertion dans les pratiques de sociabilité. Dans un espace enfin devenu espace-monde, les jésuites ont pu être cet instrument privilégié de la culture européenne s'exportant, mais aussi reculant les limites de ses connaissances. D'une manière moins lyrique et pourtant non moins pertinente, à l'heure où la science nouvelle recule ses frontières, provoquant par là même la multiplication des questions, elle trouve dans les jésuites de Chine, d'Inde ou d'Amérique, les interlocuteurs qui lui fourniront moyens d'observation et capacité d'analyse de ces observations : qu'on pense ici, pour les sciences exactes au champ astronomique, cartographique ou, pour les sciences de la vie, à ceux de la botanique ou de la zoologie.

2. circulation organisée de l'information : parallèlement, l'expansion rapide sur le continent européen a contraint les fondateurs à organiser les modalités de la communauté dans l'éclatement spatial. L'organisation de la correspondance a ainsi été un des principaux éléments structurants de cette organisation jésuite : « la correspondance apparaît nécessairement à Ignace, dès les commencements, pour assurer unité et union à un corps de membres dispersés que ne rassemble pas la clôture matérielle d'un monastère et que ne rassemble plus la clôture spirituelle d'un office de choeur célébré chaque jour. Comme on a pu le dire, la correspondance est en quelque sorte la liturgie célébrée par les jésuites » 49. Ce qui est donc en jeu dans ce second trait de la culture jésuite n'est autre que l'un des aspects de sa spiritualité. Or, au siècle des Lumières, on retrouvera dans le soin apporté à l'édition des ouvrages des missionnaires, dans l'importance accordée aux correspondances, à la participation à la polémique épistolaire, une des manifestations actualisées de cette spiritualité. Il a fallu que pendant deux siècles, l'effort initial porté sur la formation des hommes soit sans cesse renouvelé, pour continuer à donner sens à cette entreprise 50.

3. formation d'hommes de science compétents et susceptibles de s'insérer dans la « République des Lettres ». Ce qui revient à mettre en évidence la place centrale du collège dans le parcours qui mène des jésuites à l'académie.

De ce point de vue, il me semble important d'insister sur le caractère complet de la formation acquise par ces acteurs privilégiés de l'échange intellectuel, formation complète non seulement en termes de contenus, mais aussi de comportement social : le rôle de la rhétorique dans le cursus jésuite n'est plus à démontrer et les codes de comportement collectifs relèvent d'une manière d'être d'un ordre qui s'est toujours voulu dans le siècle et au service de la formation des élites 51. Or, en tant qu'éducateurs, ils ont aussi contribué à une diffusion de ces codes dans les collèges et à travers l'enseignement de toutes les disciplines. Les classes de philosophie ou de mathématiques n'y ont pas échappé, au sein desquelles, en complément des enseignements, ont été multipliés les exercices propices à l'insertion ultérieure des élèves dans des réseaux de sociabilité : participation régulière à des disputes publiques, soutenances publiques de thèses, intégration des sciences dans les manifestations publiques à travers lesquelles la

49. Voir l'introduction aux lettres et instructions d'Ignace par L. Giard, dans Ignace de Loyola, Écrits, Paris, 1992, p. 621.

50. Sur ces deux aspects de la culture jésuite, une proposition d'analyse découverte postérieurement à mes propositions : S.J. Harris, « Confession-building, long-distance networks, and the organization of jesuit science », Early Science and Medicine. A Journal of the Study of Science, Technology and Medicine in the Pre-Modern Period, vol. 1, 1996/3, p. 287-318.

51. Sur cet aspect de la question, voir M. Fumaroli, « Cicero Pontifex Romanus : la tradition rhétorique du Collège Romain et les principes inspirateurs du mécénat des Barberini », M.E.F.R.M., vol. 90, 1978/2, p. 797-835.


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Compagnie se mettait en scène... Rien qui fût particulier aux mathématiques, mais qui devait assurément permettre de faire de cette discipline un des éléments de la culture aristocratique contemporaine. L'analyse par M. Fumaroli des liens de patronage entre aristocratie romaine, ici les Barberini, et Collegio Romano révèle le rôle de la rhétorique jésuite dans l'organisation d'une sociabilité en conformité avec les valeurs aristocratiques et susceptible, par là même, de renforcer ces liens. Significative de ce mode de fonctionnement est l'organisation de l'Accademia degli Umoristi, « prolongement naturel des académies scolaires du Collegio Romano » 52, où se retrouvent des professeurs avec leurs anciens élèves. Lorsque, sous Urbain VIII, cette académie, structurée autour de Francesco Barberini, connaît son apogée, on peut faire l'hypothèse que non seulement elle « devient alors l'instance régulatrice des Belles Lettres catholiques, le Parnasse de YEloquentia officielle de Rome (...), préparée et soutenue par la pédagoge humaniste du Collegio Romano » 53, mais qu'elle assume ce type de fonction pour d'autres disciplines, et notamment les sciences.

Un exemple significatif, dans sa relative précocité : les fêtes de célébration des canonisations d'Ignace et François Xavier, en 1622. Célébrées dans tous les collèges, elles ont eu une importance particulière à Pont-à-Mousson, l'un des principaux établissements de l'époque, d'autant plus important qu'il jouissait d'un statut d'université et que, géographiquement, il faisait figure de bastion avancé de la culture catholique face au monde germanique protestant.

Dans le collège lorrain, la fête en l'honneur de la canonisation des deux saints a fait l'objet d'un récit publié, Les honneurs et applaudissements rendus par le collège de la Compagnie de Jésus, Université et Bourgeoisie de Pont-à-Mousson en Lorraine l'an 1623. Aux S.S. Ignace de Loyola et F. Xavier a raison de leur canonization faite par notre S.P. le Pape Grégoire XV d'heureuse mémoire, le 12 mars 162254. Pour cette célébration, le collège prépare un immense défilé dans lequel chacune des classes est présente sur le mode allégorique. Le char de la fontaine des sciences est décrit en ces termes :

« La cinquiesme classe divisée en quatre esquadres marchoit soubs 4. enseignes, enrichies des Armes de la Ville, et de l'Académie, de son Altesse, & de sa Saincteté, chasque escolier portant en main, un cierge, un ecusson, ou chose semblable comme nous avons dict cy dessus. Suyvoit une machine à soubassement quarré, soustenant un rocher ou montagne, de laquelle iaillissoit une fontaine, qui pour estre reconnue Fontaine des sciences, estoit entourée de trois ieunes enfants de la mesme classe, assis en autant de niches cizelées dans le roc, représentants trois principales sciences ; voyés les en ce crayon.

La première vestuë de satin bleu-celeste, parsemé d'estoilles, portant sur son chef une riche couronne estoillée, & un triangle d'or en main, c'est la Théologie ; celle cy qui paroist tenant une sphère, & qui auroit une belle cotte de velours à ramages de diverses couleurs, à fond d'argent, si le burin luy eust peu donner le lustre & la teinture, c'est la Philosophie : Son estandard est de taffetas de Florence, orangé pastel, orné des images des Ss. (...) chiffré par tout des lettres capitales de leurs noms, couchées d'or, & timbrées de mesme. Si la montagne estoit transparente, vous verriés de l'autre part l'Eloquence diaprée de ses fleurs, maniant le caducée (...) » 55.

On assiste donc à une « mise en spectacle et en tableaux vivants » des sciences et des arts. L'intérêt de l'allégorie présentée réside dans la hiérarchie des savoirs qu'elle véhicule. Les trois sciences représentées, la théologie, la philosophie, l'éloquence correspondent non seulement aux disciplines valorisées dans la Compagnie, mais leur ordre de présentation suit leur hiérarchisation dans le système d'éducation jésuite. Particulièrement significative ici est la place faite à l'éloquence, dont la présence, aux côtés des

52. Ibid., p. 813.

53. Ibid., p. 814.

54. Celui-ci est rédigé par le R.P. Wapy et le texte est publié à Pont-à-Mousson, en 1623.

55. Les honneurs et applaudissements rendus par le collège de la Compagnie de Jésus..., op. cit., p. 12.


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disciplines nobles, souligne l'importance du «dire», du «communiquer» 56. D'autre part, les étudiants de mathématiques participent activement à la fête, mais l'absence de leur discipline sur la fontaine de la science ou le fait que, pour le défilé des classes, ils ne disposent pas d'un char, comme les physiciens 57, est significatif de la place qui leur est assignée dans le dispositif d'enseignement mussipontain. Ceci n'est pas contradictoire avec le fait qu'ils soient présents dans les exercices de soutenances de thèses :

« Les mathématiciens firent merveille, comme il se voyait en leur programme, que j'insérerais ici volontiers si la longueur ne m'en empêchait. Seulement dirai-je ce mot qu'à chaque heure ils entreprenaient matière nouvelle, conformément à la célébrité ; par exemple, à l'occasion du siège de Pampelone ou S. Ignace receut la blessure qui lui occasionna sa conversion, ils disputaient de l'art d'affaiblir et défendre une place fortifiée selon les règles de l'art (...). Et parce que ces deux saints sont comme deux étoiles nouvelles au firmament de l'Église, ils mettaient sur le tapis plusieurs questions, touchant les nouvelles étoiles et comètes remarquables. Et ainsi des autres parties des mathématiques » 58.

Dans l'énoncé même de la description, c'est le lien rhétorique entre la canonisation et le contenu des thèses qui se trouve mis en avant, comme si, au total, la rhétorique assumait la cohérence intellectuelle de l'entreprise : c'est la comparaison des saints à de nouvelles étoiles qui autorise à parler d'astronomie.

Ces thèses font l'objet d'une édition, Selectae propositiones in tota sparsim mathematica pulcherrimae, quas in solemnis festo sanctorum Ignatii et Xaverii propognabunt mathematicarum auditores 59. Sans approfondir l'analyse de ce texte qui s'occupe autant de géométrie que de mécanique ou d'optique, il faut souligner le caractère particulier du style qui est le sien et dont il faudrait se demander de quelle manière il infléchit la nature des propos tenus sur telle science.

A La Flèche, c'est aussi ainsi qu'est organisée la cérémonie, comme en témoigne le récit imprimé, Le triomphe des Saints Ignace de Loyola Fondateur de la Compagnie de Jésus, et François Xavier Apôtre' des Indes, au Collège Royal de la même Compagnie à La Flèche, ou sommaire de ce qui s'y est fait en la solennité de leur canonisation depuis le Dimanche 24 juillet 1622 jusqu'au dernier jour dudit mois 60. Le collège offre, pendant plusieurs jours, un spectacle où l'on trouve toutes sortes de sollennités : processions, messes, pièces de théâtre, activités intellectuelles variées, disputations, les soutenances de thèses constituant un moment fort de ces spectacles. Pour l'occasion, le collège est abondamment décoré de peintures, tableaux, fresques allégoriques, mais aussi de « programmes des écoliers » 61. Les élèves des différentes classes préparent des activités correspondant à leur matière d'apprentissage :

« Les physiciens attiraient les spectateurs de la galerie par ces mots écrits en lettres d'or, sur la porte : Foris ars ; intus est natura ; Illuc obtulum hospes, hue aurem admovere ; neenon utrobique heroem utrumque suscipe, Europae lumen Ignatium, Xaverium Indiae...

Les logiciens mirent sur leurs thèses le triomphe de saint Ignace, porté au ciel par les mains de la piété et de la doctrine (...) » 62.

56. Dans d'autres représentations allégoriques, on a pu voir la théologie, la philosophie et les mathématiques. Voir notamment U. Baldini, « Legem impone subactis. Teologia, filosofia e scienze matematiche nella didattica e nella dottrina délia Compagnia di Gesù (1550-1630) », dans id., Legem Impone subactis..., op. cit., p. 19-74.

57. Les honneurs et applaudissements rendus par le collège de la Compagnie de Jésus..., op. cit., p. 21. Les physiciens dénient avec un globe terrestre.

58. Les honneurs et applaudissements..., op. cit., p. 39-40.

59. Pont-à-Mousson, 1622.

60. Le texte est publié à La Flèche, chez L. Hébert, en 1622. Il est reproduit dans C. de Rochemonteix, Un collège jésuite aux XVIIe et XVIIIe siècles. Le collège Henri IV de La Flèche, Le Mans, 1889, vol. 2, p. 219-250.

61. Le triomphe des Saints..., op. cit., p. 238.

62. Le triomphe des Saints..., op. cit., p. 246-244.


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En 1622, alors que le cours de mathématiques est enfin stabilisé 63, les étudiants de cette classe participent de plain-pied à la célébration :

« Les mathématiciens furent encore de la partie, mirent le globe de l'univers entre les mains des S.S., comme s'ils en étaient le support ; leur doctrine et leur Sainteté ayant empêché sa ruine (...). Chacun était désireux d'entendre mille belles curiosités, dont leurs thèses étaient composées, de sorte qu'il n'y eut pas le temps à demi pour rassasier l'affection des auditeurs, qui y furent en très grand nombre et fallut de nécessité quitter l'explication des problèmes, tous appliqués aux qualités, vertu et perfections des Saints, afin de donner place à ceux qui voulaient disputer.

(...) Le jeudi matin, les disputes de philosophie et de mathématiques furent continuées avec les affiches jusqu'à dix heures (...) » 64.

Le caractère public de ces cérémonies doit d'autant plus attirer l'attention qu'il permet d'insister sur les destinataires de cette représentation de la science. Pour le public aristocratique visé et présent, la science (re)présentée relève de la curiosité : « Chacun était désireux d'entendre mille belles curiosités, dont leurs thèses étaient composées »... Parler de science nécessite donc, dès lors que l'on souhaite quitter les cercles savants, d'obéir aux valeurs du groupe social auquel on désire s'adresser: curiosité / gratuité de la connaissance / otium, autant de registres de discours qui sont ceux de ces élites. Autant de manières aussi de préparer ces élites sociales à la curiosité pour les questions scientifiques, à une curiosité qui peut ne pas rester uniquement mondaine. On peut donc formuler l'hypothèse que l'originalité de la Compagnie, de ce point de vue, a été de proposer, à travers ses collèges, différents discours sur les sciences, correspondant à des « degrés de scientificité » variables, par lesquels s'est progressivement opérée l'acculturation scientifique des élites sociales et culturelles. Il n'y a donc pas de hasard dans le fait que la formation du personnel scientifique des académies laïques modernes, dont l'étude précise exigera un gros investissement prosopographique, s'opère dans ces collèges. Sur le milieu de l'Académie des Sciences de France, on voit bien se tisser des réseaux qui se nouent avec la formation des étudiants : Cassini, mais aussi Picard ou La Hyre...

Conclusion

Entre l'Âge classique et les Lumières, les profondes mutations de l'espace intellectuel européen comme des conditions de la production scientifique ont modifié la place des jésuites dans les nouveaux réseaux de production du savoir et affecté leur image de producteurs. Ici encore, il faudrait développer une série d'analyses qui permettraient de comprendre l'ampleur de la mutation et ses conséquences pour la Compagnie et son histoire. Il faudrait notamment évoquer :

— la perte du monopole (qui n'a jamais été souhaité, mais qui relève de l'état de fait) éducatif de la Compagnie : dans le domaine des sciences, le caractère avant-gardiste des programmes jésuites s'émousse, du fait de la généralisation des pratiques d'enseignement des mathématiques 65 ;

— la constitution des états modernes qui a favorisé le processus d'émergence de « sciences nationales », qui contredit la position et la situation de la Compagnie, en tant qu'institution à vocation universelle et dont les pratiques ont été dans la seconde moitié du XVIe siècle à la mesure de cette vocation (cf. toute la dimension essentielle de la circulation des hommes et des idées, indépendamment des frontières nationales ; cf. l'exportation de la culture européenne hors d'Europe) ;

— la constitution des nouvelles formes de la « culture académique », qui revêt aussi parfois les formes d'une culture de salon, laquelle permet l'émergence, face à une

63. À cette date, il est tenu par Ph. Simon.

64. Le triomphe des Saints..., op. cit., p. 244.

65. R. Taton dir., Diffusion et enseignement des sciences au XVIII siècle, Paris, 1968, Hermann.


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« culture dite savante », d'une « culture mondaine » 66. Il est clair que, face à ces nouvelles formes de la sociabilité scientifique, celles plus traditionnelles des jésuites se présente comme disqualifiée. Sur cette question très générale, la bibliographie est surabondante, il est donc inutile d'y insister 67.

Pascal BRIOIST

Écoles, librairies, tavernes, arsenaux : les lieux de sociabilité des mathématiciens anglais aux XVIe et XVIIe siècles

Dans son traité d'éducation intitulé Positions, Richard Mulcaster, directeur de la très renommée École des Marchands Tailleurs de Londres, juge que les études mathématiques :

« nécessitent une tournure d'esprit qui ne cherche pas à mettre ses résultats en avant aux yeux du public sans qu'au préalable il y ait eu mûre réflexion dans la solitude... Elles sont les premiers rudiments pour les jeunes enfants et les meilleurs méthodes pour former tous les ouvriers qualifiés, qui, sans ce savoir ne peuvent que fonctionner que de façon routinière et qui, en en étant dépositaires, peuvent développer de réelles aptitudes... elles plantent également dans l'esprit de celui qui apprend, l'habitude de résister à l'influence de grossières probabilités, de refuser de croire aux conjectures fumeuses, de se laisser conduire uniquement, enfin, par d'infaillibles démonstrations » '.

On retrouve ici deux clichés classiques de l'Angleterre élizabéthaine à propos des mathématiques, le premier est que le mathématicien pur ne peut réfléchir que dans le retrait de la chambre universitaire, le second est que le bon artisan (ou le bon marin) est celui qui est formé par les mathématiciens. Or, il convient de questionner les pratiques pour savoir si les choses se passent bien ainsi : le mathématicien est-il l'homme de la solitude et les flux d'informations vont-ils toujours dans le même sens, c'est-à-dire du savant vers l'artisan ? Si les plus subtils des artisans londoniens ne connaissent pas tous forcément les Éléments d'Euclide, en revanche, ils sont capables, par leurs relations quotidiennes avec les marins ou les maîtres de hache des arsenaux, de construire des objets qui répondent aux besoins de leur clientèle en incarnant certains des résultats théoriques de leur temps et en atteignant un niveau de précision suffisant pour l'usage requis.

Pour réfléchir à ces questions, il apparaît pertinent d'examiner les formes et les lieux de la sociabilité des mathématiciens à Londres entre les années 1560 et 1640, c'est-à-dire avant l'irruption de formes de sociabilité savante nouvelles dont la Société Royale de Londres est le prototype achevé.

Il semble en effet que les sites d'échange et de production du savoir mathématique aient alors été des lieux hybrides où mathématiques pures et mathématiques appliquées

66. Voir à ce propos la mise au point de F. Wacquet, « L'espace de la République des Lettres », dans Commercium Literarium. La communication dans la République des Lettres, 1600-1750, Amsterdam et Maarsen, 1994, p. 175-189.

67. R. Lenoble, « La vie scientifique », dans R. Taton dir., Histoire générale des sciences, t. 2 : La science moderne, de 1450 à 1800, Paris, 1958, P.U.F., p. 186-191 ; A. Johns, «The idéal of scientific collaboration : the " man of science " and the diffusion of knowledge », dans Commercium Literarium. La communication dans la République des Lettres, 1600-1750, Amsterdam et Maarsen, 1994, p. 3-22.

1. Texte de Richard Mulcaster, in Positions, London, 1581.


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faisaient bon ménage : tavernes, boutiques de fabricants d'instruments, navires, arsenaux, écoles privées, grandes maisons aristocratiques. Qualifier ces sites de lieux de sociabilité n'est pas abusif si l'on considère qu'ils ne sont pas seulement des sites de confluence des théoriciens et de leur public mais bien des lieux où très souvent, l'échange est une activité qui n'est pas uniquement imposée par le travail.

Si Londres abrite l'essentiel de ces endroits, c'est sans doute parce que la capitale est alors la ville où peuvent le mieux se rencontrer les mondes de l'université, de la culture nautique, de la fabrication d'instruments ou de l'expertise topographique.

La troisième université du royaume

Sir George Buck dans A Discourse or Treatise of the Third University of England 1615, argumente ainsi pour Londres le statut de troisième université du royaume :

« Ayant observé chez divers auteurs, aussi bien étrangers qu'Anglais, que la Cité de Londres était une université, et ayant douté de cela, je saisis l'occasion pour examiner les fondements et les causes de cette assertion, et après quelques recherches et quelques considérations sur le sujet, je découvris suffisamment d'arguments qui me satisfirent : car je vis non seulement ces Arts que l'on appelle Libéraux, mais également la plupart de tous les autres arts et Sciences appropriés pour les personnes libérales, furent et sont enseignés dans cette ville [...]. Car dans la cité de Londres sont enseignés les arts de la grammaire, de la rhétorique, de l'arithmétique, de la musique, de la géométrie, de l'astronomie, de la géographie, de l'hydrographie et pareillement les autres savoirs mathématiques, etc. ».

En prêtant attention aux « personnes libérales », c'est-à-dire aux membres de la gentry, Buck laisse de côté les réseaux de tuteurs et de professeurs privés de toutes les petites écoles de Londres, aussi le tableau est-il plus complexe encore que ce qu'il paraît : il est possible de distinguer en effet à Londres des cours publics, des cours privés, et des enseignements pratiques ayant lieu dans les boutiques de fabricants d'instruments, dans les arsenaux et même sur les navires. Dans les années 1580, le projet d'établir un cours de navigation à Londres devint à la mode. En 1582, Richard Hakluyt proposait dans The Epistle Dedicatorie of Divers Voyage adressé à Sir Philip Sidney, la création d'une telle institution sur le modèle de la casa de contratacion de Séville :

« Je dis cela car j'estime qu'établir un cours comme celui-ci à Londres ou autour de Ratcliffe dans un lieu approprié, serait de grande conséquence et importance pour la sauvegarde de bien des vies et des marchandises, qui, aujourd'hui, en raison d'une grossière ignorance, sont continuellement en grand danger, au grand détriment du royaume » 2.

Ce projet généreux fut finalement abandonné mais resurgit de ses cendres en 1588 au moment de la crise de l'Invincible Armada, lorsque la milice de Londres jugea utile de donner des cours à ses capitaines et autres citoyens. L'enseignement fut prodigué à la Halle aux draps de 1588 à 1592. En 1597, on voulut par la suite que le Collège Gresham, don d'un riche marchand londonien, soit un site d'apprentissage de mathématiques appliquées pour les marins. On y créa une chaire de géométrie et une d'astronomie. Actuellement, la polémique est forte dans l'historiographie anglo-saxonne sur le public qui suivait l'enseignement du Collège Gresham, il semble en effet que l'absentéisme était grand, ne serait ce que parce que la programmation des cours durant l'année ouvrable ne convenait guère à l'audience potentielle. On a également l'impression que loin d'être un centre d'éducation populaire, le Collège Gresham s'adressait surtout à une certaine élite qui émergeait au XVIe siècle : armateurs, maîtres-marins, maîtres-dehache, maîtres-artilleurs et autres capitaines.

La Couronne fonda elle-même des cours d'artillerie nécessitant une instruction mathématique près de la Tour de Londres et à Vauxhall : il existait par ailleurs à Trinity

2. Richard Hakluyt, The Epistle dedicatorie to Diverse Voyages, 1582, édité dans Richard Hakluyt, Voyages and Discoveries, Penguin Books, 1987.


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House depuis Henri VIII un centre de réflexion et de dissémination des nouvelles idées mathématiques pouvant servir aux pilotes. Certains courtisans, comme Humphrey Gilbert, grand corsaire élizabéthian entouré d'un cercle de savants dont son frère, théoricien du magnétisme, proposaient par ailleurs à la Reine de fonder une Académie pour la formation des fils de la noblesse où l'on enseignerait les mathématiques mais le projet échoua.

A côté de toutes ces fondations publiques existaient par ailleurs toute une série de fondations privées.

Parmi les plus riches des entrepreneurs privés à financer des cours, on trouve tout d'abord les grandes compagnies qui eurent besoin de former leurs pilotes. La compagnie de Moscovie, par exemple employait John Dee et Robert Recorde comme conseillers scientifiques. L'East India Company quant à elle rétribua des instructeurs comme Richard Wright pour former ses pilotes et corriger ses cartes.

L'Épître dédicatoire de Richard Hakluyt à Sir Walter Raleigh dans De Orbo Novo Pétri Martyris fait allusion à l'emploi de Thomas Harriot comme formateur des hommes du cercle Raleigh :

« Depuis que vous avez perçu que le savoir-faire du navigateur, le principal ornement d'un royaume îlien, pouvait atteindre à la grandeur avec l'aide des sciences mathématiques, vous avez entretenu dans votre maison Thomas Harriot, un jeune homme renommé dans ce type d'études, en lui attribuant un salaire très libéral, afin que par son aide vous puissiez acquérir cette noble science dans vos heures de loisir et que vos capitaines de navires, qui sont nombreux, puissent allier théorie et pratique, non sans d'incroyables résultats » 3.

Un ami de Raleigh, Henry Percy, Comte de Northumberland, entretenait par ailleurs chez lui un cercle de mathématiciens pour le simple plaisir d'avoir autour de lui une académie savante. Les cercles de Raleigh et Northumberland étaient étroitement connectés au Collège Gresham. Sous Jacques Ier, les mathématiques étaient à la mode à la Cour : Torporley, un mathématicien, dispensait son savoir au Prince Henri et en 1620, Edmund Gunter venait démontrer à la cour l'usage des cadrans solaires de sa Majesté dans les jardins de Whitehall.

La multiplication à Londres de boutiques où l'on vendait des instruments mathématiques créa un nouvel espace de sociabilité pour ceux qui s'intéressaient à l'algèbre et à la géométrie. On y rencontrait aussi bien des universitaires comme Thomas Hood, dont la boutique, près des Minories, se spécialisait dans les livres et les instruments de navigation, que des amateurs et des mécaniciens professionnels 4. Les boutiques étaient en fait très diverses et leur aspect changeait en fonction de la spécialité de leurs propriétaires : mathématiques pures, navigation, topographie, astrologie. À l'occasion, certaines pièces étaient utilisées comme salles de cours.

La navigation et la construction navale étaient enseignées également dans les arsenaux proches de Londres : Deptford et Chatham. Le cercle de Deptford (formé de John Wells, gardien des entrepôts de la Marine, Richard Polter, Maître de Trinity House, Henry Goddard, médecin, Phineas Pett, mathématicien et Kenelm Digby, mathématicien), qui collaborait avec les membres du collège Gresham, était très actif dans l'étude des logarithmes. En 1631, la création à Chatham d'une chaire de navigation sur le modèle de la Casa de contratacion fut une grande innovation. La réflexion sur le magnétisme et sur les logarithmes y gagna beaucoup.

3. Richard Hakluyt, De Orbo Novo, in Hakluyt, op. cit.

4. Cf. l'article de Stephen Johnson, « Mathematical instrument makers », Annals of Science, 1991, qui démontre comment Bedwell et Hood utilisent les instruments scientifiques pour construire un consensus public sur le statut et le but des mathématiques. Je suis également redevable, pour cette communication, aux interventions de Michaël Berlin et Robert Iliffe lors de cette même conférence : M. Berlin, The Pathway to Knowledge : Navigational instruction in Early Modem London et R. Iliffe, « A Relish of Mathematicks » : mathematics instruction in Early Modem London, C.M.H., I.H.R., University of London.


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Les chantiers navals étaient également des sites intéressants car on y rencontrait toutes sortes d'acteurs : des nobles comme Raleigh, des universitaires comme Harriot mais aussi des armateurs, des artisans et des marins. L'armateur Mathew Baker organisait après le travail pour ses apprentis à Chatham des cours de mathématiques dans les tavernes proches.

Reste à comprendre ce qui se passait dans ces lieux. Comment s'opéraient les transferts de savoirs ?

Le maître mot est ici celui de pédagogie : comment communiquer un savoir complexe à un public inexpérimenté, ou plutôt, comment établir un pont entre des cultures différentes puisqu'il n'est pas certain que le flux d'information aille toujours dans un seul sens ? Les manuels mathématiques nous permettent de réfléchir à ces questions, même s'il est impossible dans l'état actuel de nos sources de dire beaucoup de choses sur la réception de ces ouvrages. Pour reprendre les termes de Steven Shapin et de Simon Schaffer, il est clair qu'une ou plusieurs technologies sont mises en oeuvre :

— technologie littéraire puisqu'on invente des modes discursifs adaptés à un public plus large ;

— technologie matérielle : les instruments construits sont le lieu de construction d'un consensus sur le savoir mathématique mais aussi le moyen de convaincre un public de l'efficacité des mathématiques ;

— technologie sociale que l'on peut lire au travers des préfaces de ces manuels appelant à la fois au patronage des grands et à l'intérêt des professionnels.

Reprenons chacun de ces points : la technologie littéraire tout d'abord.

On constate pour commencer un passage assez général au vernaculaire (anglais mais même français et hollandais chez John Speidell), même si certaines oeuvres comme le Diclides de Torporley qui s'adresse au Prince Henry, restent en latin, distinction oblige. D'autre part, on passe des formes dialoguées très à la mode durant la période élizabéthaine à des compositions structurées reprenant probablement la transcription de notes destinées à accompagner un cours. Le Navigator's Supply, de Barlow, par exemple, est organisé sous forme d'exercices à la difficulté graduée destinés à donner à chacun la maîtrise des instruments de mesure. Les titres de chapitres sont très significatifs :

— la longitude et la latitude d'une étoile étant donnée, comment trouver sa déclinaison ;

— la déclinaison du soleil et d'une étoile étant donné, comment trouver la hauteur du pôle ou latitude.

Les Nouvelles... de Linton, pour prendre un autre exemple, définissent d'abord des règles avant de passer aux exercices pratiques, le tout dans des formes rhétoriques originales.

Passons maintenant à la technologie matérielle : l'utilisation d'instruments (des théorèmes réifiés comme les appelle Bachelard, mais aussi, selon Bruno Latour, l'incarnation de la complexité sociale qui les entoure) se généralise durant la période. Le phénomène a été d'une grande aide pour populariser la discipline mathématique auprès du public cultivé féru de gadgets comme des praticiens demandeurs de techniques appliquées. Certains de ces instruments nous sont parvenus et sont par exemple conservés au Musée d'Histoire des Sciences d'Oxford ou à celui de Florence mais nous pouvons raisonner sur les dessins que contiennent les manuels et en nous intéressant ici à ces réalités virtuelles, nous revenons en quelque sorte aux technologies rhétoriques.

Le Navigator's Supply nous fournit à cet égard une bonne base de travail : on y a présenté plusieurs planches décrivant le compas de variation, le pantomètre, le niveau du voyageur, le travers et l'hémisphère avec le nom de ses parties. On pourrait également utiliser le livre de Thomas Hood Use of the two mathematical Instruments : the crossstaff and the Jacob's staff (1595) ou encore celui de Edmund Gunter Description and Use of His Maiesties Dials (1624). Les figures sont légendées et portent des instructions de manipulations. On les représente en trois dimensions avec une grande maîtrise de la perspective. Ce sont néanmoins le plus souvent des représentations d'objets réels avec


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leurs pièces de décorations, que des concepts abstraits, cependant, certaines planches, en particulier celle de l'hémisphère de Barlowe décomposé en ces différents éléments, démontrent une certaine aspiration à l'abstraction. L'utilisation d'une technologie-papier commence en fait à généraliser au XVIIe siècle, c'est aussi vrai pour la construction navale. Cependant, un texte de 1620 dont l'auteur est William Monson prouve que cette « connaissance portable » n'est pas toujours assimilable par les marins :

« L'aide qu'ils reçurent à cette époque reculée fut celle d'écrits, mais je ne considère pas cette assistance comme aussi profitable que ce qu'ils pourraient apprendre de la bouche d'experts. Car les marins ordinaires sont souvent incapables de comprendre ce qu'ils lisent, ni du point de vue des mots ni de celui du sens ; et quand on leur dévoilera celui-ci, et que les mots compliqués leurs seront expliqués, ils seront à même de concevoir ce qu'ils entendent et capables de le mettre en pratique en le comprenant » 5.

Le « teaching by doing » est en effet recommandé. Barlow, qui travaillait en tandem avec des fabricants d'instruments, rappelait dans son introduction qu'il était possible de recevoir de lui un enseignement pratique dans sa boutique de Bucklersburie. Sa progression pédagogique elle-même impliquait l'accès au matériel qu'il produisait, ainsi soulignait-il que :

« la seule bonne méthode d'enseignement et d'apprentissage de la cosmographie, la géométrie et l'arithmétique est de commencer par le globe céleste avant de se consacrer au globe terrestre » 6.

Une publicité pour des fabriquants d'instruments célèbres présentant l'ouvrage de Edward Worsop intitulé A Discoverie of sundrie errours and faults daily committed by lande-meaters ignorant of Arithmeticke and géométrie, prouve que l'enseignement dans les boutiques était pratique commune. Les manuels servent en fait de mémorandum. Worsop assure que les figures de son ouvrage sont dessinées :

« en respectant une certaine échelle » et que « par conséquent le fait d'avoir des échelles et des schémas d'orientation, et de les appliquer à ces figures, rendront les démonstrations et les preuves en ces questions fort simples à saisir pour les lecteurs, même si ces derniers ne savent rien ou presque en géométrie » 7.

Barlowe, néanmoins souligne les abus de cet enseignement sur instruments qui pour être à la mode n'en est pas toujours efficace. Il dénonce l'approche :

« de certains professeurs qui entreprenant d'enseigner à des hommes savants et habiles, ont passé beaucoup de temps sur peu de choses, se consacrant beaucoup trop à divers jolis jouets surprenants »s.

Les savants contre les artisans

L'existence de lieux de sociabilité n'implique pas forcément que l'espace public des mathématiciens soit totalement pacifié, de fait, la hiérarchie des statuts, des fortunes et des compétences produit des effets parfois conflictuels.

Le premier type de querelle qu'il nous est loisible d'observer est celle où s'affrontent les praticiens des mathématiques et leur clientèle habituelle. Démontrer la supériorité

5. William Monson, «The Convenience of a Lecture on Navigation», Londres, 1624, éd. in The Naval Tracts of Sir William Monson, vol. 4, Naval Records Society, vol. 45, p. 393.

6. William Barlowe, The Navigators Supply, London, 1597, réimprimé dans la collection The English Expérience, New York, Da Capo Press, 1972, number 450.

7. Edward Worsop, A Discoverie of sundrie errours and faults daily committed by landemeaters ignorant of Arithmeticke and géométrie, Londres, 1582. Dans la série des rectificateurs, on compte aussi Thomas Digges, auteur de « Errors in the Art of Navigation commonly practised », sig P2r et « A short Discourse touchinge the variations of the compassé », sig 04r, in A Prognostication Everlastinge of righte good effecte... London 1576 ; réimprimé chez Alburgh Harleston Norfolk, 1987.

8. W. Barlowe, The Navigator's Supply, op. cit.


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de nouvelles techniques et d'instruments à un public de marins ou d'artisans querelleurs et fiers de leurs savoir-faires n'était certes pas une tâche facile. La plus commune stratégie des mathématiciens était de corriger des erreurs associées aux travaux des praticiens des « arts mécaniques ». Edward Worsop, par exemple, attaque les géomètres en 1582 dans A Discoverie of sundrie errours and faults daily committed by lande-meaters ignorant of Arithmeticke and géométrie. Edward Wright, in 1599 dans Certain Errors in Navigation, s'en prenait aux marins. Cette stratégie n'était pourtant pas toujours efficace. Digges admettait en effet que les marins refusaient ses démonstrations et qualifiaient ses instruments de joujous. Tapp fait également allusion à la mauvaise volonté des navigateurs à voir remettre en question leurs pratiques 9. Une anecdote porte témoignage de la méfiance mutuelle des marins et des mathématiciens, celle de la rencontre des capitaines Luke Fox et Thomas James dans la baie d'Hudson en 1631. Fox en effet au retour manifesta son mépris pour son collègue qui avait chargé son navire d'un coffre rempli des meilleurs livres mathématiques qu'on pouvait acheter en AngleterreI 0 et qui s'était retrouvé coincé dans la Baie durant un hiver meurtrier. James s'enorgueillissait de s'en être retourné avec son équipage au complet et avec d'excellentes données géographiques.

La volonté de marquer des distinctions est très réelle entre les mathématiciens euxmêmes, notamment entre les praticiens des mathématiques et les universitaires. En témoigne ce petit texte où Barlowe fait l'éloge d'un professeur nommé John Goodwyn :

« Un homme méconnaissant la langue latine mais ayant une connaissance adéquate des mathématiques, de la topographie, de l'utilisation du globe, et de divers autres instruments et qui a obtenu, en partie par sa propre industrie et par la lecture d'auteurs anglais (parmi lesquels beaucoup sont excellents) et en partie par la conversation avec des savants (ce dont il est particulièrement friand) une telle connaissance et une telle dextérité dans l'enseignement et la pratique des bases de ces arts, que, pour lui rendre ce qu'on lui doit, je n'ai jamais rencontré son pareil ailleurs » 11.

Le texte n'est en effet pas sans ambiguïté : Barlowe distingue bien, en universitaire, ceux qui sont de simples praticiens et ceux qui sont savants et appartiennent au monde de Cambridge et d'Oxford. Au demeurant, ces différences de statut correspondent à des différences de public et à des différences de langage dans les ouvrages et sans doute aussi dans les cours donnés oralement. La question se pose à présent de savoir si la différence de formation justifie l'idée que les flux de savoirs vont toujours dans le sens des universitaires vers les praticiens.

Rien ne prouve en effet, le jugement trop facilement admis que les fabricants d'instruments, les navigateurs, les topographes, les astrologues ne faisaient qu'appliquer un savoir à la production duquel ils étaient extérieurs. Pourtant, une remarque sur la proportion des mâts de bateau de la main de Harriot sur un papier manuscrit pourrait renforcer cette hypothèse :

«j'ai inventé ceci, le jeudi 28 février 1608 et l'ai donné à E. Marlowe par Mr Baker, l'amateur » n.

Faut-il croire le savant et accepter l'idée que le site premier de l'innovation est la feuille de papier ? En réalité, les écrits du maître de hache Mathew Baker démontrent au contraire que ceux qui travaillaient dans les arsenaux se passaient bien de papier,

9. John Tapp, The Seaman's Kalendar, Londres, 1601.

10. « A chest full of the best and choicest Mathematicall bookes, that could be got for money in England » Luke Fox, texte cité par K.R. Andrews dans Trade, Plunder and Seulement. Maritime Enterprise and the Genesis of the British Empire, 1480-1630, Cambridge, 1991.

11. Barlowe, op. cit.

12. « Invented this, February 28 (Thursday) 1608 and gave it to E. Marlow for Mr Baker the shipwright ». Harriot, mathematical papers, Mss, British Muséum.


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experts qu'ils étaient en géométrie constructive utilisant le bois lui-même 13. Le rôle du papier est en fait moins, comme le suggère Harriot, d'éduquer des artisans ignares, que de trouver un lieu commun où peuvent s'entendre le monde de la raison et celui de la pratique en traduisant sur feuille les travaux qui sont en fait réalisés dans les docks de Deptford. C'est précisément Mathew Baker, celui qui enseigne les techniques mathématiques à ses apprentis dans les tavernes, qui un peu plus tard utilise l'arithmétique et la géométrie pour proportionner les navires, qui semble être à l'origine des premiers dessins sur papier. Ce que Baker gagne en faisant cela, c'est peut être moins une plus grande efficacité de seë ouvriers qu'un statut social nouveau façonné par lui-même.

Contre un Thomas Digges qui accuse le navigateur Cabot 14 de ne pas être capable de localiser le pôle magnétique, on peut encore opposer le fabricant d'instruments Robert Norman qui revendiquait haut et fort son statut de mécanicien et désignait du doigt l'ingorance des universitaires' 5. Enfin, on peut rappeler le voeu que Barlowe formulait dans ses « avertissements amicaux aux navigateurs d'Angleterre » :

« je ne doute point que n'importe lequel d'entre eux [les marins], avec quelques mois d'apprentissage avec un bon professeur et trois ans de pratique au cours de quelques bons voyages, ne soit capable d'acquérir plus de perfection dans cet art en peu d'espace (Dieu bénissant son travail) qu'il n'aurait pu en acquérir en vingt ans d'expérience, étant donné l'ignorante pratique commune. Bien que de tels instructeurs ne soient guère nombreux, je pense qu'un certain nombre d'entre eux pourraient être bien employés et pourraient même être plus nombreux encore si on réclamait leurs services et si ils étaient tenus en meilleure estime, particulièrement dans la Cité de Londres » 16.

Ce joli texte nous fournit un indice sur ce que pouvait être la formation mathématique d'un navigateur : deux mois d'études et trois ans de pratiques à bord d'un navire. Il semble que dans les expéditions d'exploration tout au moins, cette formule ait été appliqué : John Dee avait par exemple formé les pilotes de Frobisher lorsque ce dernier se lança en 1576 dans la recherche d'un Passage du Nord-Ouest. Barlowe, en tout cas, considérait que l'échange ne pouvait qu'être fructueux et qu'il n'était rien de plus nuisible que la réflexion dans la solitude d'une chambre :

« Il serait fort utile pour l'avancement de ce savoir-faire que les praticiens de cet art (la navigation), et les étudiants en mathématiques, puissent souvent conférer ensemble, car à moins que l'on n'allie connaissance théorique et pratique, il ne peut rien y avoir d'excellent : la connaissance paresseuse sans pratique et la pratique ignorante sans connaissance ne servent pas à grand chose » ' 7.

La collaboration telle que la souhaitait Barlowe eut certainement lieu dans les sites que nous avons décrit, cependant, une certaine tension demeurait, celle qui opposait partisans du secret et partisans de la publication du savoir.

Archipels de savoir et constructions de carrières

Linton, dans ses Newes of the complément of the art of navigation (Londres, 1609) exprime un point de vue qui se répend à la fin du XVIe siècle :

« d'aucuns s'étonneront et d'autres verront d'un mauvais oeil que je saisisse l'opportunité de ce cours pour publier mes nouvelles idées. A ceux là je répondrai que diverses raisons requièrent que j'en vienne à cette extrémité. Tout d'abord il est nécessaire qu'on porte à la

13. Stephen Johnston, Mathematics, paper and place in the early « modem dockyard », C.M.H., I.H.R., University of London, texte écrit pour la Conférence de l'Achievement Project qui s'est déroulée à Baltimore en 1993.

14. Cf. Digges Thomas, Prognostications, 1576.

15. Cf. Robert Norman, New Attractive, 1581.

16. Barlowe, op. cit.

17. W. Barlowe, op. cit.


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connaissance du public les savoirs nouveaux, de la même façon que les auberges et les tavernes ont leurs enseignes » 18.

Si Linton éprouve le besoin de se justifier, c'est que l'éthique du secret demeure forte dans le monde auquel il appartient, ne serait-ce que parce que le secret, par les avantages qu'il peut donner, est source de profit. L'idée qu'une découverte scientifique doit être immédiatement rendue publique est une idée récente, au xvre siècle, même si on ne perçoit pas l'intérêt immédiat d'une découverte, le réflexe est plutôt de conserver pour soi-même ou pour son patron ce que l'on a trouvé. Le secret, qui a sans doute pour modèle le secret alchimique, est la base même du système de patronage. Ainsi, quand John Dee adresse en 1577 à Elisabeth son traité publié sur la Navigation, il lui envoie une copie originale annotée de ses propres marginalia 19. Quand Hakluyt présente à la même souveraine de la part de Sir Walter Raleigh son Discours sur les plantations Occidentales en 1584, le discours a en réalité été écrit pour cinq lecteurs seulement, dont le ministre Walsingham 20.

Sir Walter Raleigh prétendait quant à lui qu'il était dangereux de « diffuser auprès d'homme sans valeur le long voyage d'un esprit pénétrant » 21. Au lieu d'une République des Lettres, la figure qui prédomine dans le monde des mathématiques au xvi" siècle est bien celle d'archipels de connaissances qui ne communiquent pas volontiers entre eux : le cercle de raleigh, le cercle de Deptford, le cercle du Collège Gresham, etc.

Cependant, une nouvelle logique, celle de la publicisation, commençait à bousculer un peu ces habitudes, c'était la logique de ceux qui n'appartenaient pas aux réseaux de patronage, notamment la logique de certains praticiens des mathématiques. Linton est de ceux-là qui comprennent que construire la crédibilité de la science mathématique en lui fournissant un public plus large peut aboutir à la construction pour eux-mêmes d'un nouveau statut social (sans parler des gains liés aux ventes d'ouvrages). L'idée que les instruments mathématiques, en jouant un rôle de « mirabilia », peut leur permettre de joindre à leur cause certains membres de la noblesse ou de la gentry ne leur échappe pas, c'est pourquoi les praticiens des mathématiques tentent de plus en plus de se rendre maîtres de la fabrication des outils scientifiques. Le texte de Linton ainsi que d'autres de la même veine prouvent également que l'argument nationaliste joue en faveur de la publicisation : on publie les ouvrages mathématiques en anglais afin de former la nation contre ses rivales (par exemple contre l'Espagne dont on admire et redoute la Casa de contratacion). Enfin, et c'est là un autre argument très moderne de Linton, publier, en ces temps où n'existe pas de droit de propriété intellectuelle, c'est pour ceux qui n'ont pas de patrons pour les défendre, le moyen d'affirmer leur paternité sur une découverte ;

« Je résolus, en raison de cette manière de publier, de me réserver à moi-même, en tant qu'unique auteur (tout de suite après Dieu) dudit complément, le crédit et l'estime que devait éventuellement rapporter l'ouvrage. Car il y en a beaucoup qui oublieront, non seulement de rendre aux autres leur dû, mais qui en plus leur soustraieront ce qui leur appartient ; et non content de cela, s'arrogeront le profit de l'oeuvre où en feront bénéficier des tiers » 22.

L'ambiguïté d'attitude entre le maintien du secret et la publication des découvertes est constant au XVIIe siècle. La contradiction ne peut se résoudre que si l'on envisage les

18. Linton, Newes of the complément of the art of navigation, Londres, 1609.

19. Dee publia en 1577 l'essai intitulé « General and Rare Memorials pertayning to the perfect art of navigation », London, réimprimé dans la collection The English Expérience, New York, Da Capo Press, 1968, number 62.

20. Discourse on Western Planting, Richard Hakluyt, op. cit. :

« Two days before my despatch, upon the sight of a couple of books of mine in writing, one in latin about Aristotle's politics, the other in English conceming Mr Raleigh's voyage, the copy where of I purpose to send your honour immediately after Easter ».

21. « To cast away upon men of no worth the long travels of an understanding brain », Sir Walter Raleigh, The Historié of the World (I, 5, 3, 15).

22. Linton, op. cit.


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pratiques des savants et des praticiens sous l'angle des bricolages sociaux que ces derniers sont contraints de réaliser pour mener à bien leur carrière. En effet, les arguments à utiliser pour convaincre les trois types de patrons possibles (corporations ou compagnies, aristocrates amateurs de philosophie et couronne) ne sont pas les mêmes. Si les réalisations pratiques intéressent les grandes compagnies, la couronne est surtout intéressée par la politique de grandeur de l'Angleterre. Quant aux nobles, outre la pure curiosité, le patronage les passionne en cela qu'il leur permettra de faire briller leur image (le goût des instruments mathématiques et de la philosophie naturelle est tel à la Cour que Shakespeare, dans Peines d'Amour Perdues, se permet d'en faire une parodie). La plupart du temps, les trois types d'arguments se retrouvent employés de concert dans les textes, afin d'élargir le champ des possibilités. Néanmoins, il était surtout important de convaincre la Cour et la reine ou le roi, sources de revenus mais aussi de prestige social plus important. Toutefois, il est bien clair que certains statuts sont hors d'atteinte du maître de navigation alors que le praticien des mathématiques sorti de l'université peut y aspirer. La stratégie de Matthew Baker, qui cherche à collaborer avec Harriot et à accepter l'usage du papier montre cependant que certains reclassements étaient possibles.

Pour conclure, il faut insister sur le fait que les bricolages sociaux dont nous venons de parler ne pouvaient fonctionner sans une certaine collaboration entre praticiens des mathématiques. Loin de se cantonner au retrait dans leur for privé, ces derniers se rencontraient dans les lieux que nous avons décrit. Tout désigne l'existence de petits réseaux (comme celui de Briggs, au Collège de Gresham) en contact les uns avec les autres. Linton, par exemple est l'ami de Thomas Hood (cf. la page 27 de son Art of Navigation), il lui emprunte des livres et le loue dans sa dédicace. Ces réseaux sont encore à reconstruire et compléteraient merveilleusement l'étude prosopographique nécessairement inachevée que Mrs Taylor avait publiée dans les années trente dans son livre fort inspirant intitulé : Mathematical Practitionners. Reste qu'il ne suffit pas de dire qu'il y a des réseaux, mais aussi de comprendre la structure et le fonctionnement de ces derniers, ce à quoi nous invitent les sciences sociales d'aujourd'hui.

Christian LICOPPE

Théâtres de la preuve expérimentale en France au xvm 6 siècle : De la pertinence d'un lien entre sciences et sociabilités

Dans les années 1980, majoritairement sous l'impulsion des anglo-saxons, sociologues et historiens des sciences se sont donnés comme but d'étudier la science telle qu'elle se fait, par opposition à une philosophie des sciences ou une histoire conceptuelle plus orientée par exemple vers les textes scientifiques et la manière dont ceux-ci se succèdent, s'enchaînent et se transforment. Cette ambition marque ce qu'on pourrait appeler un tournant anthropologique des « science studies », dont la moindre manifestation n'est sans doute pas le souci de reconstruire analytiquement des lieux de science et ce qui s'y passe. D'un côté vont ainsi se déployer des ethnographies de laboratoire, dotées de cadres méthodologiques variés, depuis l'ethnométhodologie jusqu'à l'anthropologie culturelle 1. De l'autre, dans le champ historique, et en me restreignant comme

1. Michael Lynch, Art and Artefact in Laboratory Science : a Study of Shop Work and Shop Talk in a Research Laboratory, Londres, Roudedge and Kegan Paul, 1985 ; Bruno Latour et Steve Woolgar, Laboratory Life : The Construction of Scientific Facts, Princeton, Princeton University Press, 2nd Edition, 1983 ; Sharon Traweek, Beamtimes and Lifetimes : The Worid of High-Energy Physics, Cambridge, Harvard University Press, 1988.


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je vais le faire tout au long de cet article au cas de la période moderne, les historiens des sciences s'interrogent sur le laboratoire, le cabinet de physique, le cabinet de curiosité, le musée, le salon ou encore même la Cour en tant que milieu où évoluent les savants 2. Deux orientations analytiques découlent assez directement de cette spatialisation. La première concerne la circulation du savoir et de ses diverses incarnations, lettres, livres, instruments, énoncés, ou encore les virtuosi eux-mêmes d'un lieu à l'autre. La seconde s'attache à ce qui passe à l'intérieur de ces lieux. Qui s'y trouve effectivement et qui s'y trouve représenté, qui en est exclu, qu'y fait-on, qu'y peut-on faire ou non, et selon quelles procédures ? Ces deux directions de recherche touchent de près les questions de sociabilité, puisque les lieux et la circulation du savoir entre ceux-ci permettent assez commodément à l'historien des sciences de définir et localiser dans un espace en rhizome des communautés, selon une démarche inductive qu'il pourra confronter par la suite aux catégories explicites des acteurs eux-mêmes. Elles pointent également vers des codes qui constituent autant de ressources disponibles aux acteurs pour tenter d'y régler les formes de leur engagement, de leur coordination, de leurs disputes, et donner sens à celles-ci.

Rien là encore de radicalement nouveau relativement aux approches les plus poussées de l'histoire des institutions scientifiques. Certains vont ainsi s'attacher à un lieu, à la composition de ses membres ou de son public, à leur statut, à la manière dont ils tiennent séance, se relient à d'autres lieux ou institutions. Un certain nombre de travaux sur l'Académie royale des sciences rentreraient dans ce cas de figure 3. D'autres vont suivre un ensemble de lieux, soit des institutions, comme par exemple le mouvement académique dans son ensemble pour la magistrale étude de Daniel Roche 4, soit une configuration informelle comme la République des Lettres dans plusieurs ouvrages récents, bordant le champ de l'histoire culturelle 5.

Considérant les remarques précédentes sur la manière dont une approche centrée sur les lieux associés à des pratiques culturelles appelle presqu'inévitablement un très puissant effet de contextualisation des acteurs et de leur activité, la dimension anthropologique n'est jamais très éloignée. L'ouvrage d'Anne Goldgar montre ainsi une République des Lettres en tension entre deux modèles opposés 6. Le premier est hiérarchique. L'acceptation du lien épistolaire y suit les lignes d'inflexion des réseaux de clientèle et s'appuie alors sur l'intervention d'intermédiaires influents (cultural brockers). Le second est égalitaire, régulé par des dons et contre-dons de livres ou de lettres entre pairs, et est directement rapporté par l'auteur à la réciprocité du don telle qu'elle est développée par exemple par Marcel Mauss.

Ce qui singularise la première approche, ce n'est donc pas de référer l'analyse historique à un ou plusieurs lieux et de s'appuyer ainsi sur une anthropologie attentive

2. Owen Hannaway, « Laboratory Design and the Aim of Science », I.S.I.S., 77, 1986, p. 585-610 ; Steven Shapin, « The House of Experiment in Seventeenth Century England », I.S.I.S., 79, 1988, p. 373404 ; Paula Findien, Possessing Nature : Muséums, Collecting, and Scientific Culture in Early Modem Italy, Berkeley, University of California Press, 1994.

3. Roger Hahn, The Anatomy of a Scientific Institution : The Paris Academy of Sciences, 1666-1803, Berkeley, University of California Press, 1971 (éd. fr., Paris-Yverdon, Éditions des Archives Contemporaines, 1993) ; Alice Stroup, A Company of Scientists : Botany, Patronage and Community at the Seventeenth Century Parisian Royal Academy of Scientists, Berkeley, University of California Press, 1990.

4. Daniel Roche, Le siècle des Lumières en Province : académies et académiciens provinciaux, Paris, (Mouton, 1978), Éditions de l'E.H.E.S.S., 1989.

5. Dena Goodman, The Republic of Letters. A Cultural History of the French Enlightenment, Ithaca, Cornell University Press, 1994 ; Daniel Gordon, Citizens without Sovereignty. Equality and Sociability in French Thought, 1670-1789, Princeton, Princeton University Press, 1994; Anne Goldgar, Impolite Learning. Conduct and Community in the Republic of Letters, 1680-1750, New Haven, Yale University Press, 1995. Voir la recension de Daniel Roche, « République des Lettres ou royaume des moeurs : la sociabilité vue d'ailleurs », Revue d'histoire moderne et contemporaine, 1996, 43-2, p. 293-306.

6. Voir également Lorraine Daston, « The Idéal and Reality of the Republic of Letters in the Enlightenment », Science in Context, 4 (1991), p. 367-386.


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d'une part aux communautés qui peuvent y accéder et de l'autre au commerce intellectuel et moral qu'elles vont y entretenir. C'est bien plutôt de croiser cette perspective ou sensibilité historique et les enjeux savants, tout particulièrement expérimentaux. Les historiens des sciences anglo-saxons vont ainsi montrer pour la période moderne l'importance de la démonstration spectaculaire d'effets expérimentaux devant un public, celui-ci venant garantir par son témoignage la véracité des faits produits 7. Cette théâtralisation de la preuve s'inscrit dans la structure même des récits d'expérience, dans les « technologies littéraires » (pour reprendre une expression due à Steven Shapin et Simon Schaffer) mises en oeuvre pour rendre compte des pratiques expérimentales. J'ai également tenté de montrer dans le cas français la prépondérance, jusqu'au milieu du xvnie siècle, d'une forme de récit dans laquelle l'auteur construit le fait d'expérience comme spectacle destiné à un public 8. Dans l'ordre des comptes rendus, ceci a entre autres trois conséquences. Tout d'abord conditionner ce qui compte comme fait, et qui sera un effet perceptible, avant tout visuel (mais pas seulement, le goût et l'odorat jouant par exemple un grand rôle chez les chimistes9). Ensuite mobiliser le public concerné, à travers son témoignage de ce qui est mis en scène. C'est ce que j'ai appelé contrat narratif dans l'ordre du récit, et que je propose d'appeler ici théâtre de la preuve dans l'ordre de l'action et des pratiques situées. Enfin révéler, surtout au xvtf siècle à travers des listes nominatives de personnalités présentes de haut rang, un public différencié selon un double registre de quantités et compétences, disons pour faire vite lettrées et érudites d'une part, aristocratiques et morales de l'autre.

Par rapport à l'histoire des institutions scientifiques qui tend à aborder les lieux de science sous un angle exhaustif, la perspective que marque ici l'idée d'un théâtre de la preuve procède d'un recadrage radical, appuyé sur la volonté de coller au plus près aux récits et aux catégories des acteurs. Ceci se sent bien au niveau du public que les philosophes naturels choisissent d'évoquer explicitement. Ceux-ci sont soigneusement choisis, de sorte qu'il serait absurde de vouloir déduire le public présent à partir des listes de témoins mentionnées. Parce que certains acteurs sont délibérément exclus du procès de légitimité, comme les valets qui jouent bien souvent le rôle d'assistants 10. Parce que ne sont signalées parmi les personnes de haut rang, que celles qui contribuent le plus significativement à ce procès, tant sur le plan de l'érudition que de l'état. Et ce même si certaines jouent malgré tout un rôle crucial dans la sociabilité d'ensemble du lieu. Les femmes qui sont au XVIIIe siècle un élément fondamental de la sociabilité des salons d'une part, de l'engouement pour les expériences électriques et pour le magnétisme de l'autre, disparaissent dans ce recadrage parce que leur témoignage se voit souvent dénier une pertinence dans la construction des faits empiriques.

L'efficace de l'historiographie anglo-saxonne récente a alors été, dans la mesure où le théâtre de la preuve est simultanément traversé par des enjeux de production de savoir et des régimes de civilité, de montrer dans quelle mesure la philosophie naturelle pouvait être immergée au XVIIe siècle dans les valeurs et les codes de civilité aristocratiques, et imbibées dans ses plus intimes replis par celle-ci.

Je souhaiterais approfondir ici le travail récent de Steven Shapin". Celui-ci montre comment le témoignage des gentilhommes anglais soucieux de préserver et d'exercer leur libre-arbitre était fondateur de la crédibilité des faits dans la seconde moitié du xvnf siècle. L'engagement de la parole donnée est à la mesure du rang de celui qui

7. Voir par exemple Steven Shapin and Simon Schaeffer, Leviathan et la pompe à air. Hobbes et Boyle entre science et politique, Paris, La Découverte, 1993 ; Jan Golinski, Science as Public Culture: Chemistry and Enlightenment in Britain, 1760-1820, Cambridge, Cambridge University Press, 1992.

8. Christian Licoppe, La formation de la pratique scientifique : le discours de l'expérience en France et en Angleterre, Paris, La Découverte, 1996.

9. Lissa Roberts, « The Death of the sensuous Chemist : the " new " Chemistry and the transformation of sensuous technology », Stud. Hist. Phil. Sci., 26 (1995), p. 503-529.

10. Steven Shapin, « The invisible Technician », American Scientist, 77, 1989, p. 554-563.

11. Steven Shapin, A Social History ofTruth, Chicago, Chicago University Press, 1994.


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l'engage, ce qui permet à Shapin de proposer des liens originaux avec des rituels proprement aristocratiques comme le duel (qui joue entre pairs, et que l'on provoque justement en apportant le démenti à son adversaire 12) et de lier ainsi les fondements moraux des civilités aristocratiques au travail de la preuve. À travers cette réévaluation de la prégnance des valeurs et de l'étiquette aristocratique dans le travail de la preuve expérimentale, se pose de manière neuve la question de l'identité sociale et des mécanismes de différenciation. Le contexte situé des pratiques savantes devient en effet l'occasion de réaffirmer, contester ou infléchir le jeu des différences dans un groupe hétérogène 13.

La question apparaît par exemple inévitablement au niveau de l'accès (enjeu implicite de toute approche par lieux de science). Il y a par exemple une anecdote contemporaine sur les conférences que tenait Rohault à la fin du XVIIe siècle dans laquelle sa femme lui reprochait de laisser entrer des individus fort modestement vêtus, et où il lui aurait répondu qu'on ne jugeait pas un philosophe à sa mine. L'un comme l'autre semblaient à l'évidence d'accord pour laisser entrer le public à la mise noble. La question se pose tout différemment dans un autre contexte, l'ascension de la montagne de la Garde aux environs de Toulon qu'entreprend au début du XVIIIe siècle un hydrographe, le Père Laval. Il conseille en effet aux gentilshommes curieux qui souhaitaient l'accompagner de s'abstenir, car ils auraient dû coucher par terre, ce qui eût bien sûr été fort inconvenant, tant sur le plan du confort que celui de l'étiquette. Notons enfin que certains individus peuvent mobiliser différentes qualités, et jouer ainsi sur différents répertoires dans le cadre de la démonstration empirique. Shapin montre bien ainsi comment Robert Boyle, à la fois pair du royaume et éminent virtuoso, et donc le plus parfait « scholar and gentleman » en vient justement à incarner la philosophie expérimental en Angleterre.

La question que pose Mario Biagioli à travers son Galilée courtisan est celle des liens entre le savant italien de la Révolution Scientifique et les sociétés absolutistes de cour et leur étiquette, entre le savant et son mécène princier 14. Ceci lui permet de rendre compte d'une part des raisons et de l'efficacité de certaines mises en forme des découvertes astronomiques (les satellites de Jupiter, offertes en cadeau au Grand-Duc sous la forme des étoiles médicéennes) et de la trajectoire de Galilée, dont les difficultés tardives peuvent être lues comme la chute du courtisan brutalement privé de ses protections. Biagioli déplace d'autre part ce questionnement de manière féconde en s'intéressant non seulement à un savant mais aussi à des académies. Avec l'Accademia del Cimento ou même l'Académie royale des sciences, nous avons en effet un emboîtement de lieux puisque l'espace académique se trouve lui-même enchâssé dans l'espace princier ou courtisan. La question de Biogioli sera ici de savoir en quoi les codes de sociabilité associés à l'absolutisme façonnent les conditions de possibilité des sociabilités

12. François Billacois, Le duel dans la société française des xvi'-xvu' siècles. Essai de psychosociologie historique, Paris, Éditions de l'E.H.E.S.S., 1986.

13. Voir aussi Simon Schaffer, « Self-evidence », Critical Inquiry, 18 (1992), p. 327-362 ; Lorraine Daston, « the moral economy of science », osiris, 10 (1995), p. 3-24.

14. Mario Biagioli, Galileo Courtier: the Practice of Science in the Culture of Absolutism, Chicago, Chicago University Press, 1993. La question des rapports entre science, clientélisme et culture de cour fait l'objet d'un volume croissant de littérature. Voir par exemple (et sans prétention d'exhaustivité) Robert S. Westman, « The Astronomer's rôle in the Sixteenth Century » : a Preliminary Study », History of Science, 18 (1980), p. 105-147 ainsi que « Proof, Poetics and Patronage: Copernicus' préface to De Revolutionibus » in David Lindberg and Robert Westman éd., Reappraisals of the Scientific Révolution, Cambridge, Cambridge University Press, 1990 ; Jay Tribby « Cooking (with) Clio and Cleo : Eloquence and Experiment in Seventeenth Century Florence », Journal ofthe History ofldeas, 52 (1991), p. 417-439 ; Paula Findien, « Controlling the Experiment : Rhetoric, Court Patronage and the Expérimental Method of Francesco Redi », History of Science, 31 (1993), p. 35-64 ; Bruce T. Moran, « German Prince-Practitioners : Aspects in the Development of Courtly Science, Technology and Procédures in the Renaissance », Technology and Culture, 22 (1981), p. 253-274 ; Bruce T. Moran éd., Patronage and Institutions : Science, Technology and Médecine at the European Court, 1500-1750, Woodbridge, Boyder and Brewer, 1991.


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savantes, les tendances à l'effacement de la notion d'auteur, et celles que revêtent faits et arguments pour être recevables 15.

Cette question permet de rendre intelligible au moins en partie certaines spécificités des pratiques académiques. Prenant par exemple l'Académie royale des sciences que je connais mieux, on y retrouve bien l'effort constant tant dans les publications que les débats pour éviter les sujets prêtant à polémique et disputes, et qui pourraient briser le lien direct entre production d'un savoir certain et glorification du roi. Une des rares interventions attribuées à Louis XIV concerne d'ailleurs la rédaction d'un traité de mécanique pour lequel il aurait ordonné que ce qui avait trait à la Physique et aurait donc pu prêter à dispute soit rassemblé et condensé dans la seule introduction. Réunie dans l'espace du roi, sa bibliothèque, son jardin, sans statut, voire sans nom officiel jusqu'en 1699, soumise à la double exigence de glorifier le pouvoir absolutiste et de contribuer aux intérêts de l'état mercantiliste, l'Académie cultive un idéal de production collective du savoir (les plus grands savants du royaume, rassemblés par le monarque le plus puissant d'Europe) peu orienté vers le public, à rebours de maintes revendications de la République des Lettres : les procédures sont cachées, les mémoires ne sont pas publiés sur une base régulière, l'auteur tend à s'y effacer sous un « on » collectif tandis que les ouvrages publiés le sont au nom de l'institution, au moins jusqu'à la fin des années 168016. Enfin en ce qui concerne la question de l'expérimentation, elle semble ainsi mise en tension entre d'une part une certitude qui s'accroît avec la multiplication des démonstrations faites dans de nombreuses assemblées (un procès de vérification centrifuge), et l'autorité dévolue à l'Académie de par son inscription dans l'absolutisme Louis-quatorzien (un procès de vérification centripète). Le roi lui-même ne peut être un témoin comme les autres, fût-il le plus grand par le rang, puisque les spectacles auxquels il assiste ne se dévoilent aux autres qu'à travers son propre regard, et que se confondent ainsi en lui les fonctions de metteur en scène et de témoin des spectacles qui lui sont destinés 17.

L'intérêt de ce type de préoccupation est d'ouvrir, en s'appuyant sur des représentations de l'ethos aristocratique ou curial, de nouveaux régimes d'intelligibilité des pratiques savantes. Un pont que je crois fécond est ainsi jeté entre histoire des sciences et histoire sociale et culturelle. La référence omniprésente à Norbert Elias 18, jusque-là assez rare en histoire des sciences, en est d'ailleurs un symptôme. La confrontation pourrait d'ailleurs être poussée plus loin, dans la mesure où, comme l'a montré Jacques Revel, plusieurs régimes de civilité courtisane et aristocratique se succèdent et interfèrent entre eux aux XVIe et xvne siècles, depuis la sprezzatura innée des cours italiennes et qui ne peut s'acquérir, et que le courtisan pourra exercer d'une cour à une autre s'il perd la faveur princière jusqu'à l'étiquette réglée de la cour versaillaise, réappropriée en partie dans d'autres couches sociales sous la forme d'une norme civile, et qui peut s'acquérir, au moins dans une certaine mesure (de là la résonance symbolique de la figure du parvenu) 19. Ce raffinement historique doit encore être incorporé aux études comparatives sur les académies italiennes et françaises par exemple.

Enfin il ne s'agit pas de déduire de tout ceci un modèle normatif d'une science qui devrait nécessairement être polie sous réserve d'être purement et simplement oblitérée. Transgressions et disputes ne cessent de se produire, en prenant des formes très variées. Celle de la pure grossièreté (au sens de ces formes de civilité courtisane) dans l'altercation entre l'irascible philosophe Gilles Personne de Roberval et le maître de

15. Mario Biagioli, « Etiquette, Interdépendance, and Sociability in Seventeenth Century Science », Critical Inquiry, 22 (1996), p. 193-238.

16. Alice Stroup, op. cit., supra n. 3.

17. Sur ce dernier point voir Louis Marin, Le portrait du Roi, Paris, Éditions de Minuit, 1981.

18. Particulièrement Norbert Elias, La Société de Cour, Paris, Flammarion, 1995 ; La civilisation des moeurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973 ; La dynamique de l'occident, Paris, Calmann-Lévy, 1975.

19. Jacques Revel, « Les usages de la civilité » in Philippe Ariès et Georges Duby éd., Histoire de la vie privée, t. III : de la Renaissance aux Lumières, Paris, Le Seuil, 1986, p. 169-209.


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requêtes Habert de Montmor. Le premier, irrité de voir le second soutenir une opinion de Descartes qu'il contestait, lui avait en effet asséné qu'il était plus grand en esprit, et inférieur seulement par la fortune et le titre de maître de requêtes, et enfin que s'il était lui-même maître de requêtes il serait un homme cent fois meilleur que de Montmor 20. Tous les commentateurs s'accordent à trouver scandaleux le comportement de Roberval, qui a eu le tort de défier le primat du rang au nom du mérite. Dans d'autres cas, plus subtils mais également plus riches, les savants manipulent les différents répertoires pour approcher au mieux leurs buts. Critiquant Galilée dans un de ses ouvrages qu'il souhaite dédicacer à Fabri de Peiresc, Mersenne met ce dernier dans l'embarras car Galilée fait aussi partie de son réseau de clientèle. À Peiresc qui lui fait sentir qu'il s'agit là d'une « chose un peu chatouilleuse », Mersenne choisit d'argumenter à partir de la sûreté de ses expériences, qui lui auraient réussi plus de trente fois devant témoins. Il est donc possible aux savants d'affirmer un répertoire autonome, mais leur action sera toujours perçue et lue par les acteurs à travers le prisme des civilités en vigueur, toujours prégnantes.

Notons enfin que d'autres lieux et d'autres formes de civilité peuvent se montrer cruciaux. Dans le cas de l'Angleterre du début du XVIIIe siècle et de la dissémination des thèses newtoniennes, des historiens comme Larry Stewart ont porté beaucoup d'attention à la circulation des démonstrations publiques et des inventions dans ces tavernes du centre de la ville. Riches entrepreneurs avides de spéculations, « projectors » cherchant à vendre des entreprises plus ou moins fantaisistes, philosophes naturels et praticiens s'y croisaient dans une atmosphère où les questions de profit et d'intérêt occupaient une place fort centrale 21. Cet exemple suggère d'ailleurs qu'il est fécond de ne pas prêter attention aux seuls acteurs humains, mais qu'en suivant également le parcours parfois tortueux des machines et des instruments, en reconstituant les répertoires qui en règlent les différentes tentatives d'appropriation, on met aussi en évidence les interactions complexes de communautés distinctes 22. La sociabilité des instruments constitue aussi une voie d'accès aux sociabilités des hommes qui s'engagent dans leur manipulation.

J'ai jusqu'ici exploré le lien entre histoire des sciences et histoire qu'induisait le recadrage anthropologique sur des lieux dans lequel un public s'engage dans la démonstration des inventions nouvelles. Bâtir une description riche de qui se joue alors, demande de tenir ensemble aussi bien les concepts et pratiques matérielles de la philosophie naturelle que les différents répertoires et codes de civilité disponibles aux acteurs pour s'engager dans la construction du savoir et faire sens de cet engagement. Mais la mise en perspective anthropologique a aussi des effets sur la moyenne durée, en particulier sous la forme d'une écologie historique des formes situées de la démonstration expérimentale : certains modes de validation des faits empiriques résistent par exemple au confinement dans la démonstration publique. Les physiciens et chimistes français de la fin du xvnf siècle développent une rhétorique de la démonstration fondée sur l'exactitude, c'est-à-dire l'adéquation de résultats empiriques mesurés avec la plus grande précision à des reconstructions mathématiques calculées, en particulier sous la forme de lois. Un exemple très frappant, celui de la démonstration publique d'expériences emblématiques de la nouvelle chimie (la composition et la décomposition de

20. Harcourt Brown, Scientific organizations in Seventeenth Century France, 1620-1680, Baltimore, Williams & Wilkins Co., 1934.

21. Larry Stewart, The Rise of Public Science: Rlietoric, Technology, and Natural Philosophy in Newtonian Britain, 1660-1750, Cambridge, Cambridge University Press, 1992. Voir également la contribution de Pascal Brioist dans ce volume.

22. Voir à cet égard le remarquable travail muséographique de Jim Bennett, par exemple Jim Bennett and Stephen Johnston, The Geometry ofWar 1500-1750, Oxford, The Muséum of the History of Science, 1996.


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l'eau par Lavoisier) illustre très précisément ce point 23. Juste après que Lefèvre-Gineau a réalisé l'expérience devant l'assistance présente au collège Lavoisier, Berthollet, Monge et quelques autres se lèvent, et vont mesurer dans une pièce dérobée la nature et la quantité des produits obtenus et des réactifs consommés dans les réactions. C'est dans l'annonce faite à leur retour que se joue la preuve, dont une grande partie a ainsi échappé aux regards du public. Pour faire vite, disons que la démonstration expérimentale fondée sur le répertoire de l'exactitude ne tient pas dans l'espace (physique, interactif et moral) de la démonstration spectaculaire. J'ai ainsi commencé dans mon propre travail à mettre en place les premiers linéaments d'une histoire des formes de démonstrations expérimentales sur une période de moyenne durée 24. Cette mise en perspective historique du recadrage anthropologique sur les lieux et les acteurs de l'expérimentation avait pour moi l'immense intérêt de garder nouée la tapisserie des pratiques savantes et des pratiques sociales, sans tomber d'un côté dans une forme de réductionnisme qui rapporterait toute l'histoire des sciences à la transformation autonome des concepts, ni de l'autre dans le réductionnisme symétrique qui ramènerait directement la transformation des pratiques scientifiques situées à l'évolution de macrocatégories culturelles et sociales.

Se dessine là un programme de recherches susceptible d'affermir encore le lien entre histoire et histoire des sciences, qui commence à s'affirmer ici. En effet, sur un lieu particulier, plusieurs cadrages de l'action sont possibles. Le salon du xvm* siècle peut être le lieu d'une démonstration spectaculaire d'un fait nouveau d'électricité. Quelques minutes auparavant, le même lieu, et le même public, peuvent avoir été mobilisés pour un divertissement électrique, avec des modes de participation et des formes d'engagements différentes 25. Mais alors d'autres acteurs sont susceptibles d'intervenir dans les récits qui en seront donnés, et qui étaient absents du cadrage plus strictement « scientifique ». En reconstituant l'ensemble des cadres de référence mobilisés par les acteurs dans leur pratique située, tant dans leur diversité que dans leurs modes d'articulation et d'emboîtement, on peut d'une part reconstituer le champ de différenciation sociale dans lequel celle-ci fait sens, de l'autre percevoir la manière dont ce champ est à chaque fois retravaillé et réinfléchi, par les acteurs ou les groupes d'acteurs qui y sont mobilisés, à travers l'exercice de compétences qui ne sont intelligibles que dans ce contexte situé, et qui ne trouvent souvent pas d'expression au-delà 26. Ce champ social dynamique est ainsi tout autant la matrice des pratiques savantes ainsi contextualisées que leur produit. Il y a enfin là, à travers la multiplicité des cadres de référence de l'action dans des lieux où interviennent concrètement les savants et dont le salon du xviif siècle n'est qu'un exemple, une piste pour analyser historiquement la dissémination d'un savoir philosophique dont la production engage quelques dizaines de personnes tout au plus, vers un public plus large dont les contours sont en perpétuelle redéfinition 27.

23. Louis Lefèvre-Gineau, « Mémoire lu à la Séance Publique du Collège Royal, le 10 novembre 1788, dans lequel on rend compte des Expériences faites publiquement dans ce même collège aux mois de mai, juin, juillet de la même année, sur la composition et la décomposition de l'eau », Observations sur la physique, sur l'histoire naturelle et sur les arts, XXXIII (1788), p. 447-456.

24. Christian Licoppe, La formation de la pratique scientifique, op. cit., supra.

25. Voir par exemple le travail de Gilles Chabaud sur les récréations physiques dans ce volume.

26. Nicolas Dodier, Les hommes et les machines, Paris, Métailié, 1995.

27. Habermas en fait un enjeu fondamental des Lumières : Jurgen Habermas, L'espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise. Paris, Payot, 1978. Pour une historicisation des formes de liens constitutifs du public, voir également Hélène Merlin, Public et littérature en France au xvu' siècle, Paris, les Belles Lettres, 1994.


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Gilles CHABAUD

Entre sciences et sociabilités : les expériences de l'illusion artificielle en France à la fin du XVIIIe sièclel

Contrairement à ce que pourrait suggérer la première partie du titre de cette communication, il ne s'agit évidemment pas d'évoquer une quelconque conception dualiste des savoirs très élaborés que sont les sciences à la fin du XVIIIe siècle, qui seraient hypostasiés et ainsi opposés à diverses formes et instances de sociabilités savantes et non-savantes. Il s'agit simplement d'éclairer l'angle mort qu'ont laissé subsister, assez logiquement, une historiographie attachée au seul « progrès » des connaissances savantes et une autre, à l'inverse, trop détachée de l'histoire des sciences, canonisée et, comme chacun sait, respectée parce qu'ignorée. Cet angle mort qui semble le produit, sinon d'une ignorance réciproque, du moins d'un dialogue encore souvent trop pauvre, est historiquement compris entre, d'un côté, les façons de faire de la science au xvnf siècle (celles de la physique expérimentale dont Christian Licoppe vient de nous parler) et leur inscription sociale, et, de l'autre côté, les usages culturels et sociaux des sciences, physiques et mathématiques en l'occurrence, les effets aussi que des appropriations non-savantes des sciences, de leurs applications et, surtout, de leur image, peuvent avoir en retour sur la communauté savante.

En effet, si l'on file la métaphore optique et géométrique, l'angle mort que j'évoque est celui où se sont développés, en France à partir des années 1760, des usages illusionnistes des sciences sous la forme de jeux expérimentaux baptisés « récréations » ou encore « expériences physiques et mathématiques », qui donnaient l'illusion de réaliser spectaculairement des figures de la magie et qui ont rapidement été qualifiées du terme générique de « physique amusante » 2. Ces « expériences » d'une illusion artificiellement produite au moyen d'applications techniques des sciences, et sous leur couvert, se sont développées en France, à la cour et à Paris sur le boulevard tout d'abord, dès le début des années 1760, puis plus largement dans le royaume et en Europe.

A partir de 1723, l'explication de quelques tours de magiciens de foire avait été intégrée dans un volume apocryphe d'une édition posthume des Récréations mathématiques et physiques de Jacques Ozanam, membre de l'Académie des sciences de Paris, mort peu auparavant 3. Cinq fois rééditées sous cette forme jusqu'en 1770, ce que l'on appelle couramment les Récréations d'Ozanam proposent donc tout ensemble les problèmes « curieux et agréables » que les sciences mathématiques et physiques peuvent offrir et des « tours récréatifs et divertissants » de bateleurs. Le rapprochement entre ces deux registres qui nous semblent, aujourd'hui, contradictoires, paraît alors justifié par une ancienne et commune conception d'un « effet admirable », spectaculaire et incompréhensible au profane, qui serait attendu des sciences comme il l'est de la magie de foire. Or, c'est une telle conception qui constitue la matrice éditoriale de la physique amusante dont de Nouvelles récréations physiques et mathématiques publiées à partir de 1769 proposent les jeux expérimentaux et les effets merveilleux à la bonne société du royaume 4.

1. Cette communication est la version abrégée d'un article à paraître dans la revue Ludica, Trévise, 1998.

2. C. Rabiqueau, Lettres et Regrets de souscription, Paris, 1769.

3. J. Ozanam, Récréations mathématiques et physiques (1694), vol. TV, Paris, 1723.

4. Guyot «- de la Société Littéraire et Militaire de Besançon », Nouvelles récréations physiques et mathématiques, Paris, 1769-1770, 4 vol.


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L'auteur, un certain Guyot, explique en détail la façon de construire les appareils et accessoires nécessaires à la mise en pratique des « nouvelles récréations » ; il en décrit pour chacune « l'effet surprenant », c'est-à-dire l'illusion d'un effet magique que ces appareils permettent de produire, et il en donne le mode d'emploi. Celui-ci est assez simple à comprendre et, en général, ne requiert pas de la part du lecteur de posséder des connaissances de physique ou de mathématiques autres qu'élémentaires. En outre la plus grande partie des « pièces de récréation » qui produisent ces illusions et que l'on peut construire ou faire construire, est en vente chez l'auteur à Paris. Pour s'en amuser et, surtout, pour en amuser ses convives, il suffit de les commander à Guyot. Le prix de l'ouvrage est élevé (24 livres) et le prix moyen de la pièce de récréation l'est tout autant (17 livres). C'est un public relativement fortuné qui est visé. En France, la trace de ces pièces de récréation se retrouve dans les collections royales mais aussi dans l'inventaire du cabinet de physique de Lavoisier 5.

Toutes ces récréations ont le même objet : créer l'illusion d'un effet extraordinaire au moyen d'une technologie qui est cachée au spectateur. Afin de produire des effets tels que la communication à distance, la divination, l'animation d'objets qui paraissent, en outre, doués d'intelligence extralucide, ou encore l'apparition de l'image d'objets détruits, la technologie illusionniste des Nouvelles récréations combine diversement les ressources de la mécanique, du magnétisme, de l'optique, de la chimie, de l'arithmétique (comme dans les anciennes récréations d'Ozanam) et, dans certaines des premières récréations au moins, le recours aussi à un complice, à un assistant « caché ».

Les Nouvelles récréations en somme ne peuvent justifier leur appellation de « physiques et mathématiques » que de trois façons : à travers les applications techniques qu'elles trouvent à ces sciences ; dans les explications très sommaires qui sont données de leurs principes ; ou, enfin, dans l'assignation d'un effet apparemment magique à une cause « physique » ou « mathématique » que les récréations peuvent autoriser. Toutefois, la condition préalable de cette assignation à un artifice est que l'on puisse reconnaître ces récréations comme étant, à l'évidence, des jeux illusionnistes. Or, cela n'a pas été d'emblée le cas lorsque celles-ci ont été présentées en public, à Paris dans les années 1760,-sous le nom d'« expériences physiques et mathématiques » 6.

La première de cette sorte qui eut un retentissement public nous servira d'exemple. Elle fut représentée sur le boulevard en 1762 par un certain Cornus. Son « effet » surprenant consiste à montrer qu'un message peut être transmis à distance grâce à deux cadrans cerclés des lettres de l'alphabet que rien, apparemment, ne relie entre eux. Un spectateur est chargé de tourner l'aiguille du premier cadran de façon à indiquer une lettre, et l'aiguille du second cadran placé un peu plus loin fait aussitôt de même. L'opération est ainsi répétée autant de fois que nécessaire pour former un mot qui est ainsi communiqué à distance. De plus, le premier cadran peut être emporté aussi loin qu'on le souhaite. L'aiguille du second cadran, resté en place, continue à se mouvoir au même rythme que celle du premier. Elle parvient même, si on le désire, à « traduire » en latin le mot choisi par un spectateur. Le public est obligé de constater que les cadrans communiquent apparemment « sans le concours sensible d'aucun agent intermédiaire ». C'est en ces termes tout au moins que Diderot rapporte à Sophie Volland, en juillet 1762, le constat qui est fait par le public de Cornus sur le boulevard, ajoutant que cela « tourne la tête à tous nos physiciens » 7.

L'explication des « cadrans de communication » qui est fournie, en 1769, dans le premier volume des Nouvelles récréations est simple. Les aiguilles font se mouvoir des barreaux aimantés à l'intérieur desdits cadrans. Pour produire l'effet de communication à distance, ceux-ci doivent être placés contre une cloison derrière laquelle un complice fait fonctionner des cadrans semblables qui ont été disposés symétriquement à ceux

5. A.N., « Garde-Meuble » [F.171219-3 (16) ; A.N., Lavoisier [F.171219-10 (2)].

6. M. Grimm et alii, Correspondance littéraire, philosophique et critique, « 15 janvier 1770 ».

7. D. Diderot, « Lettres à Mademoiselle Volland », OEuvres complètes, Paris, 1876, lettre du 28 juillet 1762.


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que voit l'assistance. Ainsi, le complice peut lire les déplacements de l'aiguille maniée par le spectateur sur le premier cadran et faire répéter les mêmes mouvements à l'aiguille du second cadran. Pour donner l'illusion d'une traduction, comme d'ailleurs celle d'une communication à grande distance, il suffit que le mot « choisi » par un spectateur le soit sur une liste convenue à l'avance avec le complice (sur laquelle ne figurent que des mots possédant le même nombre de lettres en français et en latin), et que celui-ci puisse lire la première lettre du mot pour en « communiquer » les autres au second cadran, où que soit emporté le premier.

Nombre de ces premières récréations qui réclamaient l'aide d'un complice seront, par la suite, proposées à la vente dans une version entièrement mécanisée : ainsi en estil, par exemple, de l'expérience de la « Sirène savante » qui fit beaucoup de « bruit » quand elle fut présentée en public, comme le rapporte l'abbé de La Chapelle, et qui fut, par la suite, vendue sous la forme d'une pièce de récréation nommée « cygne ingénieux », totalement mécanisée et prête à l'emploi 8. L'une de celles dont on trouve la trace dans le cabinet de Lavoisier. Il s'agit d'une petite figure de cygne qui, posée sur un bassin, se dirige immanquablement vers l'un des divers récipients disposés autour : celui qui contient la réponse exacte à une question préalablement choisie, parmi plusieurs, par l'un des convives. En fait, les étuis dans lesquels se trouvent les questions sont de longueurs différentes et déclenchent par le jeu d'un levier, le mouvement d'un aimant sous le bassin. La longueur de l'étui détermine la direction que prendra la figure du cygne qui est elle-même lestée d'un morceau de fer.

Les Nouvelles récréations physiques et mathématiques de Guyot remportèrent un vif succès. Celui-ci provoqua d'abord, en 1770, la réimpression hâtive des « anciennes » Récréations mathématiques et physiques d'Ozanam puis, en 1778, la publication de leur refonte dans le sens d'une plus grande mathématisation, par Jean-Etienne Montucla, mathématicien et historien des mathématiques, censeur royal proche du milieu encyclopédiste. Montucla accorda cependant une place conséquente à l'explication des récréations illusionnistes de Cornus. Le succès des Nouvelles récréations fut bien évidemment provoqué par la curiosité que ses prétendues expériences avait attisée. Mais cette curiosité était elle-même liée au « bruit » qu'une découverte scientifique avait été faite et qu'elle expliquait les effets extraordinaires que le public pouvait légitimement croire réellement produits au cours de ces « expériences ». D'où la remarque de Diderot sur le vertige dont semble saisi le public des « physiciens », c'est-à-dire le public des amateurs de physique expérimentale.

En Europe au xvnf siècle, l'engouement pour les sciences accompagne le mouvement des Lumières. Le spectacle curieux qui est offert par une physique expérimentale chargée de révéler des phénomènes naturels surprenants est particulièrement apprécié des élites urbaines, notamment depuis la découverte de la bouteille de Leyde en 1746 et la mode des expériences de l'électricité que celle-ci permet de multiplier. Ce sont des expériences fort spectaculaires dont les noms, évocateurs, soulignent la charge d'émerveillement qui en est attendue : « tableau magique », « arrosoir magique », « béatification », etc. Dans ce spectacle expérimental, l'intérêt pour les merveilleux « secrets » de la nature est intimement mêlé au plaisir de la surprise que provoquent leurs effets spectaculaires. Non seulement curiosité savante et divertissement mondain semblent pouvoir s'y concilier, mais ils sont, de fait, étroitement liés : on le savait depuis Bachelard ; on comprend mieux à quel point et, surtout, selon quelle configuration épistémologique et sociale depuis les travaux de Christian Licoppe 9.

De cette physique expérimentale, alors essentiellement conçue comme la découverte et l'exhibition de phénomènes nouveaux que l'on cherche à produire et que l'on tente,

8. La Chapelle, Le ventriloque ou l'engastrimythe, Londres et Paris, 1772, p. 43.

9. G. Bachelard, La formation de l'esprit scientifique, Paris, 14e éd., 1989, notamment le chapitre II, p. 23-54 ; C. Licoppe, La formation de la pratique scientifique. Le discours de l'expérience en France et en Angleterre (1630-1820), Paris, La Découverte, 1996, chap. 5, p. 174-183 sur «l'hégémonie de la preuve spectaculaire ».


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par la suite seulement, d'expliquer ou plus exactement d'interpréter, retenons les trois aspects qui justifient pleinement la place, le rôle qu'y tiennent les publics mondains : premièrement, contre « l'esprit de système » et contre les systèmes d'explication tout faits, la production des expériences est devenue prioritaire ; deuxièmement, l'expérience n'est pas la vérification d'une hypothèse scientifique formulée au préalable, mais le préalable à une interprétation savante ; troisièmement, les expériences « curieuses » que l'on accumule ainsi sont produites de préférence devant un public « de qualité », c'està-dire devant des savants patentés (des académiciens) mais aussi, et c'est là l'important, devant des membres des élites sociales, car il importe que les spectateurs puissent jouer le rôle de témoins et possèdent un rang social suffisamment élevé afin de pouvoir attester valablement la réalité des phénomènes produits au cours des expériences, afin de pouvoir les « certifier ».

Or, c'est très précisément cette configuration épistémologique et sociale que les mystérieuses « expériences mathématiques et physiques » de Cornus exploitent. Avant de se révéler des expériences de l'illusion et avant de constituer les jeux de la physique amusante, le prétexte qui suffit à les justifier est fondamentalement le même que celui qui légitime cette science en spectacle : exciter la curiosité du public de « qualité ». En fait, elles y réussirent au point de parvenir à remontrer, de façon caricaturale, les aspects pervers d'une telle configuration. Et tel fut sans doute l'un de leurs véritables objectifs.

Pour apprécier combien elles reposent sur un habile détournement du spectacle expérimental, il convient encore de préciser deux caractéristiques de ces expériences mystérieuses. Premièrement, elles ne reçoivent pas même un début d'explication ou d'interprétation de la part de Cornus. Donc, de ce point de vue, celui-ci ne se comporte pas comme un charlatan ou comme un magicien de foire. Il opère, rapporte la Correspondance littéraire en 1770, avec « le plus grand sérieux ». Il est sobre dans ses propos, il dispose ses appareils et il semble se contenter d'observer, avec l'assistance, les phénomènes qui se produisent, exactement comme s'il s'agissait d'expériences de physique. Cornus a donc l'air d'un véritable expérimentateur et les merveilles qu'il montre peuvent paraître illustrer les formidables pouvoirs naturels que le public s'attend à voir découverts grâce au progrès des sciences 10. Autrement dit, pour expliquer le phénomène des cadrans qui communiquent à distance, les amateurs de physique n'ont guère d'autre recours que d'invoquer la découverte d'un « nouvel agent dans la nature » ". Et, ainsi, la rumeur circule que Cornus a découvert un nouveau fluide naturel. Un fluide dont les pouvoirs sont bien plus merveilleux encore que ceux du « fluide électrique ».

Seconde caractéristique de ces expériences : elles sont vues et admirées par « des Grands de tous les ordres » et « même des Doctes », écrit La Chapelle 12. En dehors de tout contrôle institutionnel, le témoignage de ces témoins « de qualité » continue donc d'attester la réalité des phénomènes expérimentaux, même si elle peut paraître difficilement croyable. Ce faisant, il accrédite la rumeur d'une découverte scientifique dont, sur le boulevard notamment, le public peut croire se faire juge. « La populace », écrit encore La Chapelle qui y distingue pourtant des « enthousiastes à talons rouges », mais qui dénonce par ce terme un public indifférencié de spectateurs qu'il décrit comme étant « surpris de se trouver des hommes rares et pleins de dédain pour les compagnies savantes ». Entendons : des spectateurs « pleins de dédain » pour les académiciens de Paris et de province qui, comme lui, ont pu se sentir provoqués par cette sorte de défi public et ludique, et, surtout, qui se sont trouvés dépourvus de moyen de riposte puisque

10. S. Schaffer, « Natural philosophy and public spectacle in the eighteen century », History of Science, XXI, 1983, p. 1-43.

11. La Chapelle, op. cit., p. 11-12.

12. Id., approbation pour l'impression des Nouvelles récréations, 1769, vol. I, p. ij.


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nul ne leur demandait de certifier une découverte ou de formuler officiellement un avis 13.

Ce n'est qu'à partir de 1769, avec les révélations apportées par les Nouvelles récréations, que le public de Cornus apprendra de quelle façon il a été illusionné. La Chapelle poursuit : « les hommes du monde riront, peut-être, une seconde fois de leur surprise ; mais à coup sûr, le philosophe (c'est-à-dire le physicien) en sera humilié ». Et, en effet, les expériences de physique amusante qui sont expliquées et proposées prêtes à l'emploi par l'auteur des Nouvelles récréations prolongent et démultiplient la portée de la leçon donnée par Cornus aux tenants de la physique expérimentale curieuse, spectaculaire et mondaine. L'importance du public savant, ou simplement « de qualité », est radicalement dévaluée par la mystification à laquelle celui-ci s'est laissé prendre. Partant, la valeur scientifique du témoignage visuel donné en dehors d'un protocole d'expérience détaillé et contrôlé, est publiquement relativisée. Or, il apparaît que cette double mise en cause initiée, sur le mode redoutable de la rumeur et de l'amusement, par le défi de Cornus fait partie d'une stratégie développée à l'occasion d'une controverse scientifique.

Le spectacle pseudo-expérimental de Cornus et son succès, en effet, s'inscrivent dans le contexte particulier de la controverse sur l'électricité dont ils sont des éléments tardifs et assez inattendus. En France, rappelons-le, cette controverse s'est développée à partir de 1750 entre quelques très rares partisans des idées de Benjamin Franklin et de l'abbé Antoine Nollet qui est alors le plus éminent représentant de la physique expérimentale du royaume. Nollet soutient qu'il existerait deux espèces distinctes d'électricité et non, comme le pense Franklin, une seule, de même nature, de surcroît, que l'électricité atmosphérique, la foudre 14. Non seulement les explications de Franklin contredisent totalement les interprétations que Nollet donne de ses multiples expériences mais, de plus, elles n'accordent pas du tout le même statut à l'expérimentation : celle-ci n'a plus pour fonction que de confirmer ou, au contraire, d'infirmer un système d'explication et elle n'est, en conséquence, nullement primordiale ; son spectacle curieux l'étant moins encore 15.

Dans cette controverse, Nollet défend ses positions avec tout le poids de l'autorité acquise. Auteur de Leçons de Physique Expérimentale plusieurs fois rééditées, membre de l'Académie des sciences de Paris, il détient la première chaire de physique expérimentale, spécialement créée pour lui par le roi au collège de Navarre. Enfin, il est « Maître de physique des Enfants de France », ce qui est loin d'être un titre purement honorifique dans la configuration à laquelle il participe. Or, à la fin des années 1750 ou au tout début des années 1760, Cornus parvient à obtenir un titre assez semblable puisqu'il devient alors « professeur de physique des Enfants de France » après avoir été appelé auprès du duc de Bourgogne, le petit-fils du roi douloureusement malade qui mourra le 22 mars 1761 à l'âge de dix ans 16. Ce titre lui fut donc sans doute accordé en récompense des distractions procurées au jeune duc, et non afin de conduire l'éducation des enfants de la famille royale (avec lesquels cependant il gardera des liens puisqu'en 1773, par exemple, les Mémoires secrets dits de Bachaumont dénoncent les amusements que le duc de Chartres, futur duc d'Orléans, trouve encore auprès de Cornus). Ce titre de « professeur de physique des Enfants de France » octroyé à Cornus (qui inaugure le statut de « physicien du roi » accordé à des illusionnistes au début du xixe siècle) n'en représente pas moins un véritable camouflet pour Nollet. Et surtout, il s'agit d'un point marqué par ses adversaires savants les plus directs, la « faction » des franklinistes engagée contre lui dans une lutte d'influence.

13. La Chapelle est membre des académies de Lyon et de Rouen, correspondant de la Royal Society.

14. J.-L. Heilbron, Electricity in the 17th and 18th centuries, Los Angeles/Londres, 1979, chap. XV.

15. C. Licoppe, op. cit.

16. L.-M. Chaudon et A.-F. Delandine, Dictionnaire universel, Paris, 1810, vol. X, p. 13-15.


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Cornus, de son vrai nom Nicolas-Philippe Ledru, est, en effet, un élève et un ami de Delor, l'un des plus actifs protagonistes de la controverse avec Nollet, le premier expérimentateur professionnel à avoir répété les expériences de Franklin devant l'Académie des sciences puis, avec Buffon, devant le roi, alors que ce genre de représentation était le domaine réservé de Nollet 17. Et Cornus, ou plus exactement le personnage que joue Ledru sous ce pseudonyme, représente, en fait, une véritable parodie de l'expérimentateur de physique tel que l'abbé Nollet l'incarne aux yeux des franklinistes. Il, compense l'absence d'explications satisfaisantes par son aisance et par son aplomb, par le cérémonial que constituent ses expériences et par le poids social de son public. Par son jeu et par le surnom qu'il s'est choisi, celui d'un malin génie (qui inspira à John Milton une pièce dans laquelle est précisément exalté le sens moral qui doit présider à l'usage des pouvoirs que la nature confère à l'homme), Ledru alias Cornus montre à qui veut le comprendre comment, dans ces conditions — dans cette configuration épistémologique et sociale — la mauvaise foi est particulièrement difficile à mettre en doute.

Delor en effet, a vainement tenté de démontrer que Nollet, non seulement avait commis des fautes d'expérimentation dans la reproduction de certaines des expériences de Franklin, mais qu'il avait sciemment fait échouer, par un subterfuge digne d'un escamoteur de foire, celle qui contredisait radicalement toutes ses interprétationsls. Contre de telles attaques, Nollet avait mis en avant son autorité d'expérimentateur, à l'Académie des sciences notamment, puis de nouveau, cette fois à l'intention d'un plus large public, dans la préface du second volume de ses Lettres sur l'électricité publié en 1760, en se moquant des expérimentateurs novices qui osent mettre en doute le savoirfaire du maître.

Face à cette stratégie, les premières pseudo-expériences de Cornus représentées en public dans les mois qui suivent, constituent une riposte qui est tout aussi difficile à parer qu'un subterfuge d'expérimentateur patenté. Dix ans plus tard, l'une des ultimes recommandations de la préface de L'Art des Expériences, le testament de physicien de Nollet publié peu avant sa mort, montre que la provocation de Cornus, son succès puis celui des Nouvelles récréations, ont bien été perçues par Nollet comme des attaques contre sa façon de faire de la science, contre son « art » d'expérimentateur. Celui-ci y déclare, en effet, totalement indigne d'un physicien de « surprendre » et d'« embarrasser » ses spectateurs sans les « éclairer » ensuite sur les moyens employés, sans apporter aucune interprétation ou explication sur l'effet surprenant que l'on attend des expériences 19.

Certes, il serait abusif de considérer que le spectacle de Cornus a répondu à un plan fermement établi, destiné à miner les positions de Nollet, à saper les fondements publics d'une conception dominante de la physique expérimentale et à favoriser l'avancée des idées de Franklin 20. Rien ne prouve non plus que l'entreprise éditoriale et artisanale des Nouvelles récréations qui, de ce point de vue, prolonge la portée à la fois subversive et pédagogique du spectacle de Cornus, ait un rapport avec celui-ci. Cependant, on peut le présumer à bon droit car, depuis 1766, Cornus détient un privilège royal pour l'établissement d'une manufacture « d'instruments de physique en tous genres » qu'il ne semble pas avoir exploité lui-même. La question peut donc légitimement se poser de savoir s'il ne l'a pas rétrocédé à Guyot, personnage inconnu par ailleurs, sauf pour son brevet de cette Société Littéraire et Militaire de Besançon, précocement interdite par lettre de cachet. La rétrocession du privilège de Cornus à Guyot permettrait d'expliquer que ce dernier se trouve, en 1769, en possession de tous les secrets de celui-ci et en état de produire et de vendre tous les appareils et accessoires de physique amusante correspondant : soit pas moins d'une centaine de pièces, certaines techniquement très

17. J.-L. Heilbron, op. cit., p. 349 (n. 25) et 370 (n. 105).

18. Ibid., 1979, p. 359 [n. 62] ; J. Torlais, L'abbé Nollet, Paris, 1954, p. 149.

19. J.-A. Nollet, L'Art des Expériences, Paris, 1770, vol. I, 5e et dernière recommandation de la préface, p. xxj.

20. J.-L. Heilbron, op. cit., p. 346-362.


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sophistiquées, utilisables pour quelques trois cents récréations différentes, expliquées en détail.

Néanmoins, ce spectacle, qui fut bientôt imité sur le boulevard et exporté en Europe, à commencer par la cour impériale de Vienne, d'où reviendra plus tard la « récréation » ouvertement illusionniste du Turc joueur d'échecs automate (figure fameuse présentée, en 1783, comme un défi ludique à la sagacité de l'Académie des sciences et du public parisien), ce spectacle, donc, a indéniablement détourné avec succès la pratique d'une physique expérimentale fondée sur la curiosité. Il a ainsi contribué à déstabiliser la force de preuve que le témoignage d'un public pouvait avoir à l'égard de la réalité des phénomènes expérimentaux. Quant à la révélation de ses secrets par les Nouvelles récréations de Guyot, qui offrent tous les moyens de répéter en privé les fausses expériences et de jouer à éprouver la force de persuasion d'effets extraordinaires, elle oblige à reconnaître que les phénomènes les plus spectaculaires peuvent n'être que des illusions artificiellement produites et qu'un public peut aisément être manipulé.

Les Nouvelles récréations sont plus que de simples révélations apportées sur le spectacle de Cornus. Elles en constituent un prolongement original auprès d'un public incomparablement plus large que celui qu'il pouvait rassembler sur le boulevard ou à la cour. Grâce à ses pièces de récréation, l'auteur propose de reproduire en privé, en « villégiature » recommande-t-il, les effets qui étaient produits en public, « à la ville ». En somme, sur le mode mineur d'un jeu de société, de bonne société, il permet de démultiplier le défi illusionniste de Cornus à l'échelle du royaume, à celle aussi des cours européennes dans lesquelles le français est parlé, et des pays dans lesquels l'ouvrage est traduit comme, par exemple, les Provinces-Unies. Ce faisant, sous cette forme ludique, il met à la portée de différents cercles de sociabilité la leçon qui était attachée à ce défi.

Mais la portée « éducative » des Nouvelles récréations est cependant conçue de façon plus ambitieuse. En permettant de se récréer avec des effets extraordinaires que l'on peut voir à domicile et qui peuvent être, ainsi, littéralement domestiqués, la physique amusante de Guyot s'attaque très sérieusement à toutes les croyances qui permettent de croire voir lesdits effets extraordinaires comme de réels effets magiques. Autrement dit, d'une façon qui n'est paradoxale que de prime abord, l'illusion est mise au service d'une entreprise de désenchantement du monde. Ses récréations permettent de produire une illusion que l'on peut finir au moins par reconnaître et, surtout, par assigner à un artifice, à défaut d'en comprendre tous les ressorts. Autrement dit, parce que l'on ne peut que s'en amuser, ou paraître s'en amuser avec les autres, l'illusion magique que l'on perçoit peut être assignée à un artifice et apprivoisée.

Ainsi, les récréations autorisent de s'amuser à « surprendre agréablement », écrit l'auteur 21. Elles doivent aussi « inquiéter beaucoup ceux devant qui elles peuvent être représentées ». Par exemple, parmi ces dernières très inquiétantes, certaines permettent de simuler la renaissance d'un corps détruit. Grâce à des procédés magnétiques ou optiques, elles consistent à jouer de cette opération de magie naturelle que l'on nomme « palingénésie », un terme qui est synonyme de résurrection dans Y Encyclopédie. Pour l'essentiel, il s'agit de faire apparaître la forme ou l'image d'une fleur que l'on vient de brûler sur les braises d'un « réchaud » devant les spectateurs, de faire renaître « son apparence » dans une sorte de boîte. Cette « palingénésie illusoire » est l'occasion, dans les Nouvelles récréations, d'une attaque virulente contre les auteurs du XVIe et du XVIIe siècles qui, de Paracelse à Kircher, croyaient en la possibilité de la palingénésie. Mais, il peut s'agir de faire apparaître un « phantôme », le spectre d'une personne disparue.

La physique amusante ne vise donc pas que ces anciennes « chimères savantes » de l'alchimie et de la magie naturelle. Elle s'en prend aussi aux « superstitions ». En 1773,

21. Guyot, op. cit., vol. I, p. yj.


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dans l'Almanach forain, qui annonce la représentation des « expériences » de Cornus, la leçon qu'il s'agit de tirer de la palingénésie est, par exemple, explicite : « Cette opération extraordinaire consiste à faire voir dans un bocal le simulacre d'un être détruit. Rien n'est plus propre à détromper de l'idée chimérique des revenants ». Plus généralement d'ailleurs, les « expériences mathématiques et physiques du sieur Cornus » sont vantées pour leur portée didactique : Cornus, est-il encore déclaré, « prouve d'après quelques opérations singulières que tout ce qui a paru jusqu'à présent surnaturel, n'étoit que prestiges et illusion » 22. En quelque sorte, de ce point de vue, la physique amusante représenterait un aboutissement de la dénonciation philosophique des superstitions et le moyen pédagogique de leur éradication. C'est d'ailleurs le statut qui sera conféré par certains, au XXXe siècle, à la « prestidigitation », contre le spiritisme notamment.

S'il est évidemment difficile ou hasardeux de tirer des conclusions sur les résultats de cette pédagogie du désenchantement, qu'elle soit véhiculée par les Nouvelles récréations ou par les représentations de Cornus dans les années 1770, on peut cependant remarquer une inflexion dans cette entreprise et risquer une hypothèse. D'un côté, en effet, la sophistication technique et dramaturgique de certaines récréations est remarquable (comme celle de la palingénésie). D'un autre côté, en contrepoint d'une telle surenchère, c'est tout un processus de banalisation des effets extraordinaires qui semble à l'oeuvre avec la seconde édition des Nouvelles récréations. Livrée, de 1772 à 1775, sous une forme périodique, tout en tâchant de susciter et de suivre les progrès technologiques en ce domaine, elle multiplie le nombre des récréations expliquées et celui des appareils mis en vente, alors que leur valeur globale apparaît en forte diminution (certaines machines restant cependant d'un prix très élevé — 200 à 300 livres — d'autres étant accessibles pour quelques livres seulement).

A propos de ce processus de banalisation, il est possible d'émettre l'hypothèse suivante : non seulement ce processus a efficacement contribué à détourner le public mondain du spectacle de la physique expérimentale puis, à son tour, de cette technologie illusionniste de la physique amusante, mais il a aussi poussé une partie de ce public à rechercher des « expériences » plus rares des secrets que la nature recèle, des expériences tout ensemble moins techniquement sophistiquées, moins instrumentalisées surtout, et plus immédiatement sensibles : c'est-à-dire des expériences telles que Mesmer en proposera au début des années 1780 avec le « magnétisme animal » 23.

L'hypothèse reste à vérifier, mais il convient, de toutes façons, de rester très prudent pour deux raisons : l'on ne connaît pas la circulation sociale des Nouvelles récréations, livre et matériel ; et quand bien même en aurait-on une idée précise, leur usage réel comme leur réception resteraient une question indécidable car, à ce problème classique de l'histoire sociale des pratiques culturelles s'ajoute une difficulté supplémentaire inhérente à ces jeux expérimentaux : l'ambiguïté. Associée à la naissance de la physique amusante, elle la prédispose à des usages ambivalents, illusionnistes et didactiques tout à la fois, qui conduiront d'ailleurs, dans les années 1780, à multiplier les ouvrages romanesques permettant d'en représenter un large échantillon social, d'en cultiver l'imaginaire et de les investir d'une vocation pédagogique teintée d'une leçon rousseauiste : le progrès des sciences ne saurait aller sans un progrès des artifices de l'illusion contre lesquels il faut savoir se garder 24. Une chose est certaine, en revanche, c'est le caractère historique de l'espèce d'alliance naturelle qui, de nos jours encore, semble parfois jouer ou devoir jouer entre « des illusionnistes dont on sait qu'ils sont des illusionnistes » et des scientifiques confrontés à de prétendus phénomènes paranor22.

paranor22. forain, 1773.

23. R. Darnton, La fin des Lumières. Le mesmérisme et la Révolution (1968), trad. fr. Paris, Perrin, 1984.

24. Sur les ouvrages de H. Decremps, voir G. Chabaud, « Science, magie et illusion. Les romans de la physique amusante à la fin de l'Ancien Régime », article à paraître dans Franc-Tapis, LimogesManheim, 1997.


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maux 25. Celle-ci tire précisément son origine des Lumières finissantes et de la partition, complexe et fluctuante certes, mais qui a néanmoins été publiquement opérée à ce moment, entre science et spectacle, artifice et magie ou, pour mieux dire, entre vérité de la science et jeux spectaculaires de l'illusion artificielle, grâce au statut public que ces expériences très particulières ont alors acquis.

Débat

• M. Gresset : je voudrais demander à Antonella Romano si elle a trouvé trace d'une académie au collège de Dôle fondé en 1582 qui est un peu semblable à celui de Pontà-Mousson ?

• A. Romano : Je ne crois pas qu'on puisse parler d'une académie au sens de ce que j'ai pu voir à Pont-à-Mousson, mais il est certain que ce qui s'est passé à Dôle est en rapport avec ce qui s'est mis en place à Pont-à-Mousson dans les années 1590.

• É. Brian : Je trouve que le spectre qu'on a balayé est passionnant parce qu'entre cabarets, boulevards, collèges et même ateliers, on embrasse l'entièreté des lieux où ces rapports entre sciences, arts et techniques se jouent. Je voudrais poser une question à A. Romano. Ce réseau international de collèges jésuites est une chose formidable. À la suite de la montée des académies à la fin du XVIIe siècle et de la constitution d'un réseau savant international, va-t-il y avoir concurrence ? Deuxième question : qu'est-ce qui bouge au cours du XVIIIe siècle ? Je constate qu'en France, les gens qui sont les plus favorables à l'expulsion des jésuites sont aussi les plus actifs à l'Académie des sciences. Ne faut-il pas voir derrière cette expulsion des jésuites une grande tension entre ceux qui se définiraient comme de vrais savants, membres de l'Académie des sciences, par opposition avec des pédagogues ayant des options différentes sur le plan théorique, l'enjeu du conflit étant alors le monopole de ces échanges internationaux ? Par ces questions, je voudrais plaider pour le retour de l'histoire des sciences vers l'histoire générale.

Autre question, à Pascal Brioist cette fois. Est-ce que le cas anglais, qui pose aussi le problème du monopole des voies de communication de la science, ne mériterait pas une comparaison avec le type de capitalisation que réalise la publication de la Description des arts et métiers en France, où tous les échanges que vous avez décrits sont régulés par les techniques d'enquêtes mises en oeuvre autour de Réaumur, de l'abbé Bignon et autres ?

À Gilles Chabaud, la question suivante : la publication des ouvrages dont vous nous avez parlé, ne traduit-elle pas une sorte de polarisation entre les pratiques savantes et les formes de diffusion ? Je pense à l'exemple de l'Encyclopédie méthodique : on y voit une mise en ordre de tout le corpus de mathématiques de l'Encyclopédie et, en même temps, l'apparition d'un corpus de jeux, de règles et de réflexions sur les jeux. Comment ces deux choses coexistent-elles ? S'agit-il d'un simple artifice éditorial ou y a-t-il la volonté de répondre à deux publics ?

Question commune à Gilles Chabaud et Christian Licoppe : De quel type de sociabilité s'agit-il ? D'une sociabilité par le haut ou d'une sociabilité par le bas ? Est-ce que l'expérience physique est régulée par les normes de la société de cour ou par l'exhibition de boulevard ? N'y a-t-il pas un enjeu autour de l'autonomie des conditions expérimentales ? Ne peut-on reconnaître dans la littérature savante une réflexion revendiquant cette autonomie, et que certains éléments relèvent du for intérieur, de la

25. J.-C. Pecker (de l'Académie des sciences), préface à D. Raichvarg, Science et Spectacle. Figures d'une rencontre, Paris, 1993 ; voir aussi G. Gohau, L'enseignement des sciences et la formation du jugement, Paris, 1987.


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conviction intime et ne passent pas par les règles du monde ? Je pense là au travail d'Alice Stroup sur la conscience savante au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles qui illustre ce type de question 26. Et pour aller dans le sens d'une réflexion comparée sur les différentes formes que prennent les sociabilités savantes aux XVIIe et XVIIIe siècles, je voudrais signaler la parution d'un ouvrage que nous avons préparé avec Christiane Demeulenaere qui fait un bilan historiographique, et donne l'inventaire des fonds des archives de l'Académie des sciences 27.

• K. Chemla : Je voudrais remercier les organisateurs de cette journée qui nous permet d'ouvrir une discussion entre historiens des sciences et historiens. Deux questions. La première à A. Romano. Est-ce que le critère de la distribution en classes d'âge est intéressant pour caractériser un groupe et les modes de sociabilité de ce groupe ? A-ton des parcours biographiques type qui permettraient d'illustrer l'idée qu'en apprenant des formes de sociabilités, on en produirait d'autres à côté, plus tard ?

La seconde question s'adresse à Pascal Brioist : comment les différentes disciplines sont-elles traitées en fonction des différents lieux, comment une même discipline traitée dans différents lieux l'est de manière différente en relation avec le lieu, et comment du savoir se constitue-t-il parce qu'il y a différents lieux et qu'il y a circulation entre eux ?

• D. Pestre : Question à Pascal Brioist. Quels critères utilisez-vous pour identifier les mathématiques pures et les opposer aux mathématiques appliquées à la fin du XVIe siècle ? Si l'on en croit la thèse que soutiennent Jim Bennett et Stephen Johnston qui travaillent au musée d'Oxford, on serait plutôt tenté de penser qu'il y a un univers des mathématiques pratiques qui englobe les questions que nous avons tendance à classer, rétroactivement, sous le nom de mathématiques pures, mais qui incluent la navigation, les questions de machines, d'instrumentation, de calcul astronomique, de topographie, de balistique, de constructions de système, d'architecture, etc. En outre, selon ces auteurs, ce sont bien les mêmes hommes qui s'occupent de toute la gamme de ces activités durant toute cette période.

• B. Belhoste : Une question à Christian Licoppe à la lumière de l'exposé de Gilles Chabaud. Qu'entendre par la notion de « théâtre de la preuve » ? S'agit-il d'un espace public qu'il importe de contrôler ? d'un espace d'illusion ? Est-ce qu'il y a une remise en cause du statut de la preuve ? D'où vient cette notion ?

• S. Mazauric : Je voudrais poser une question sur les académies de mathématiques liées aux collèges de jésuites : quel est leur mode de fonctionnement, combien de participants réunissent-elles ? Quels sont les rapports qui unissent les académies aux collèges ? Les collèges fonctionneraient comme des instances de légitimation pour accéder aux académies, or il me semble que dans la première partie du XVIIe siècle, le rapport collège-académie est un rapport plus contradictoire. Certaines académies se targuent de se différencier des collèges, de leur mode d'enseignement en se voulant pôle de recherche et d'innovation.

• A. Romano : Répondre globalement pose un problème de chronologie. On ne peut pas parler exactement des mêmes choses exactement au même moment. Précisons que je parle plutôt du début du XVIIe siècle, c'est pourquoi je donnais cet espace chronologique assez large du premier siècle de fondation de la Compagnie, où je crois que la position de la Compagnie, en regard de l'ensemble des autres acteurs de la vie intellectuelle et scientifique, est une position particulière. De ce point de vue, les choses vont changer. Il faut naturellement approfondir le rapport collège-académie ; j'ai essayé de montrer en quoi le collège est un lieu spécifique à partir duquel on peut comprendre des modes de participation à la sociabilité scientifique. C'est pourquoi je soulignais qu'un certain

26. A. Stroup, A Company of Scientists : Botany, Patronage and Community at the Seventeenth Century Parisian Royal Academy of Scientists, Berkeley, 1990.

27. É. Brian et C. Demeulenaere-Doueyre (dir.), Histoire et mémoire de l'Académie des sciences. Guide de recherche, Paris, Tec et Doc, 1996.


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nombre de jésuites présents dans les milieux académiques mettent en avant leur appartenance institutionnelle comme facteur de légitimation de leurs compétences. Cela dit, je ne crois pas qu'il y ait véritablement opposition entre collège et académie. Il y a un discours des académies sur les autres lieux qui semble fonctionner comme un topos d'auto-justification. Or dans les pratiques et lorsqu'on regarde les choses à l'échelle locale, on se rend compte que, loin d'avoir des cercles qui s'opposeraient, on a bien davantage des réseaux entre lesquels circulent des gens. Ces gens peuvent être amenés à tenir des discours sur les lieux institutionnels dont ils dépendent, qui ne sont pas nécessairement en rapport avec leurs pratiques. Et c'est pourquoi on a dans toute une série d'académies des jésuites, sans que cela pose un problème. Je songe par exemple, pour l'espace romain, à l'Accademia dei Lincei que l'on présente classiquement, et ce n'est pas faux non plus, comme un contre-espace de production de la science. L'Accademia repose sur un projet culturel large et on pourrait a priori considérer que c'est effectivement l'anti-académie de mathématiques du Collège romain. Il me semble que si c'est vrai, on aurait tort de vouloir faire de cette opposition quelque chose de systématique et, qu'au contraire, en travaillant sur les prosopographies, sur les réseaux de la sociabilité intellectuelle au sens très large, on verrait beaucoup mieux comment circule l'information, comment circulent les hommes. Loin d'avoir des milieux fermés, on a des sphères qui s'interpénétrent. Sur ce plan là, le travail est à faire en prenant la mesure des difficultés liées au fait que chacun de ces lieux institutionnels produit un discours sur lui-même dont on aurait tort de se contenter.

En réponse à la question d'Éric Brian concernant les réseaux internationaux, je constate précisément que la position de la Compagnie change à partir des années 1640. Mais je ne crois pas que l'on puisse parler de concurrence pour au moins deux raisons qui tiennent, d'une part, à l'évolution de la position de la Compagnie suite à la perte de son monopole d'un modèle éducatif qui intègre les sciences, et d'autre part, à l'évolution des contextes nationaux. Le problème que doit gérer la Compagnie est celui de l'émergence de sciences nationales alors même que son projet culturel d'une science catholique échoue. Donc, moins que de concurrence, je parlerais d'une mise en relation des réseaux et d'une utilisation par les académies des infrastructures logistiques qui sont proposées par la Compagnie. Je pense aux observations, aux missions et, là, il y aurait fort à dire de l'usage que fait l'Académie des sciences des missionnaires jésuites auxquels on donne un statut de correspondants ou de membres. Du coup, je ne crois pas qu'on puisse voir l'expulsion de la Compagnie à la lumière de ta proposition qui serait pourtant bien séduisante. Pour terminer, il me semble que, au regard des parcours biographiques que j'ai étudiés, les phénomènes générationnels sont très importants et constituent une grille de lecture opératoire.

• P. Brioist : Pour répondre à Éric Brian, je voudrais revenir sur cette idée de capitalisation des techniques des arts et métiers qui se produit avec Bignon et Réaumur. Il faudrait souligner que cette volonté de capitalisation des sciences et des techniques, de par le monde, a été exprimée très tôt en Angleterre, par Bacon. Le projet baconien de la maison de Salomon dans La. Nouvelle Atlantide, publiée de façon posthume en 162628, c'est exactement cela. Dans la période que j'ai évoquée ici, on assiste plutôt à la constitution de savoirs parcellisés limités à des archipels de connaissances. En revanche, dans une seconde période, au moment de l'institutionnalisation contemporaine de la Société royale de Londres, on a des projets de ce style. Dans une lignée, parfaitement baconienne, très bien étudiée par Michael Hunter 29, on trouve ce projet de rassembler tous les savoirs y compris les savoirs techniques. Il y a, en outre, dans certains lieux publics que j'évoquais, cette volonté de créer ce que les Anglais appellent des « clearing houses », qui sont des endroits où l'on peut discuter de toutes les nouveautés. Je crois

28. F. Bacon, La Nouvelle Atlantide (1626), trad. fr. M. Le Doeuff, Paris, 1983.

29. M. Hunter, Establishing the New Science : the Expérience of the Early Royal Society, Wodbridge, Boydell Press, 1989.


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que Trinity House en particulier, ce centre de la navigation anglaise, et le collège Gresham fonctionnent un peu de cette façon là.

Pour rebondir sur les questions de comparatisme, je signale qu'un certain nombre d'endroits en France n'ont pas été étudiés. Par exemple, j'ai été surpris d'apprendre qu'à La Rochelle, à la fin du xvne siècle, il y avait des pompes à air, celles dont parlent Shapin et Schaffer 30. À propos des interrogations concernant la distribution en classes d'âge, rappelons que le travail a été fait pour la Société royale de Londres.

Enfin, pour revenir sur la façon dont les disciplines sont traitées en fonction des lieux où on les traite, on pourrait démontrer que, par exemple, les technologies littéraires dont je parlais ne sont pas les mêmes selon les lieux. Toporley écrit son Diclides en latin, avec une rhétorique très spécifique qui relève des cours d'Oxford et qui n'est pas du tout la même que celle de Barlow 31. Cette remarque me conduit aux interrogations de Dominique Pestre, puisque ce qui est en jeu c'est la différenciation des pratiques selon les lieux. Vous m'avez pris en flagrant délit d'anachronisme : effectivement la science anglaise de la première moitié du xvne siècle est une science qu'on ne peut pas détacher de la pratique. Le décalage sciences appliquées, sciences pures fonctionne très mal. Il n'en reste pas moins qu'on voit apparaître, selon les acteurs, des types d'appropriation différents des mathématiques. Il y a des pratiques différenciées qui viennent de ces statuts différenciés et de ces querelles de statut. Certaines questions mathématiques ne sont posées que par des gens qui ont déjà un certain statut. Par exemple, la traduction des Éléments d'Euclide faite par John Dee ou cette grande symbolisation des questions d'inégalité réalisée par Thomas Harriot lorsqu'il invente les signes d'inégalité 32. Cela étant dit, aussi bien John Dee que Harriot sont des praticiens. • C. Licoppe : À la question de Bruno Belhoste sur le théâtre de la preuve, je répondrais que c'est moi qui propose cette idée et qu'il ne s'agit pas là d'une définition générale de la preuve. Il y a plusieurs modes de preuve et de légitimation. Ce qui m'intéressait dans cette notion du « théâtre de la preuve », c'est de tenir ensemble l'idée d'un lieu, investi par différents groupes, dans lequel se jouait la question de la certification et celle de la démonstration spectaculaire comme mode de certification. En déplaçant cette notion dans différents contextes, on révèle en fait tout un ensemble d'enjeux, de questions qui relève de ce que tu as dit : oui, en certaines occasions, il s'agit pour certains acteurs d'un espace public à contrôler ; oui, en d'autres occasions, et cela apparaît à travers l'exposé de Gilles Chabaud, il peut s'agir aussi d'un espace d'illusion à savoir contrôler. À travers cette perspective centrée sur un lieu, investi par un groupe et traversé par un enjeu de certification, on a un outil qui permet de reconstruire ces différents enjeux à partir de situations particulières. C'est l'efficace que j'y vois en tous cas.

Cela me ramène à la question d'Éric Brian : « est-ce quelque chose qui vient d'en haut, ou qui vient d'en bas ? » La juxtaposition de la contribution de Gilles et de la mienne visait à réfléchir sur ce point. Je me suis plutôt centré sur la question de la certification, par conséquent, voici quelque chose qui vient d'en haut : plus les gens sont hauts socialement, plus la certification peut se faire de façon efficace. Cependant, les audiences ou les sociabilités que j'ai définies n'apparaissent qu'à travers cette question de la certification : échappent effectivement un certain nombre de personnes qui sont pourtant présentes. Par exemple, j'ai mentionné les femmes dans les salons. A l'évidence, elles sont là mais ne sont pas invoquées dans le jeu de la certification. Il y a donc ici un espace aveugle qui est important. Et l'un des enjeux majeurs du travail de Gilles est de décaler ce problème dans d'autres contextes, dans d'autres régimes de sociabilités, avec un enjeu qui est autre, autour du spectacle et de l'illusion. En juxtaposant les deux exposés, on peut essayer de recomposer plus finement la question des publics, les enjeux différents qui se nouent dans d'autres lieux, car il n'y a pas que les enjeux de certification.

30. S. Shapin et S. Schaffer, Léviathan et la pompe à air. Hobbes et Boyle entre science et politique (1985), trad. fr. Paris, La Découverte, 1993.

31. W. Barlow, The Navigators Supply, Londres 1597.

32. J.W. Shirley (éd.), Thomas Harriot, Renaissance Scientist, Oxford, Clarendon Press, 1974.


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Pour revenir sur la question des rapports que les savants entretiennent avec leur conscience d'une part, avec le monde et ses règles de sociabilité d'autre part, je renvoie aux travaux de Mario Biagoli sur les savants et l'étiquette de cour 33. Dans cette perspective, la question est : y a-t-il une science polie, une science impolie ? comment se joue la tension entre les deux ? Bien entendu, c'est un rapport dynamique et non pas mécanique.

• G. Chabaud : Pour répondre, de mon côté, à l'autre versant de cette question, précisons que je me suis attaché à cerner l'enjeu que représentait l'image des sciences, à travers certains usages ludiques qui étaient faits de celles-ci en dehors de la communauté des savants patentés ou reconnus. Par conséquent, il n'est guère étonnant de trouver des formes de sociabilités régies par le « haut » (instances ou institutions savantes, société de cour) et d'autres par le « bas » (petits spectacles de foire ou de boulevard), avec une tension qui recouvre d'autres types de partage, celui du public et du privé notamment. Ces jeux de l'illusion magique ou expériences de l'illusion artificielle fonctionnent à la cour, à la ville, mais aussi dans les convivialités choisies du privé, avec au fil des ans, une logique de surenchère spectaculaire qui culmine dans les années 1780 et qui contribue à modeler un statut public de l'illusion artificielle à la veille de la Révolution.

Mon travail, qui est centré sur la question de la réception de cette forme mineure de la littérature savante que sont les « récréations mathématiques », m'invite à souligner la spécificité historique de celles-ci, dans une durée relativement plus longue. Sous le nom de « récréations mathématiques », en effet, ce genre de pratique ludique diffusée par l'imprimé remonte, en France, au premier XVIIe siècle. Il naît à l'université jésuite de Pont-à-Mousson. Il joue d'une image ancienne des « merveilles des sciences » propagée par les recueils de lieux communs. Il véhicule, grâce à des jeux de divination arithmétique notamment, une conception de la science modelée par le secret, le défi à l'entendement et l'effet admirable. En cela, il répond aussi aux normes de comportement diffusées par les traités de cour. D'ailleurs, le modèle savant de la Récréation mathematicque publiée à Pont-à-Mousson en 1624, est constitué par les Problèmes plaisons et délectables, un ouvrage initialement publié en 1612, qui a été conçu à la cour de France par Bachet de Méziriac, un ancien élève des jésuites, alors qu'il était pressenti pour être précepteur du jeune Louis XIII. La Récréation mathematicque est ensuite plusieurs fois réimprimée en province et à Paris avec diverses notes critiques et additions, puis comme une « première partie » de Récréations mathématiques augmentées de deux autres « parties ». Son succès est cependant écourté par l'intervention de deux éminents savants : le géomètre Claude Mydorge, ami de Descartes et de Mersenne, qui publie en 1630 une sévère critique intitulée Examen du livre des récréations mathématiques; et Mersenne lui-même qui, en 1634, ajoute à ses Questions Inouyes le sous-titre de Récréation des Sçavans, sous-entendant que ses questions sont inédites (« inouïes ») et seules vraiment dignes de ceux qui s'intéressent aux sciences, à la différence des récréations mathématiques qui sont issues d'une compilation et déjà plusieurs fois imprimées, à destination d'un public que Mydorge qualifie de « commun ».

Durablement disqualifié en France, le genre des mathématiques récréatives se réduit à une trentaine de réimpressions du « livre des récréations », jusqu'à ce que Jacques Ozanam lui redonne vie en publiant, en 1694, ses propres Récréations mathématiques et physiques. Représenté par un seul ouvrage que sa vocation encyclopédique relie à une conception du savoir datant du XVIe siècle, le genre reste donc, en France, singulièrement monolithique.

Dans les années 1760, il est donc intéressant de voir comment est réemployée cette ancienne conception de l'effet merveilleux des sciences, grâce à une nouvelle version purement illusionniste des « récréations » pour, en fait, parvenir à imposer une partition, dans l'ordre des représentations et des pratiques, entre le spectacle et la science,

33. M. Biagioli, Galileo, Courtier : the Practice of Science in the Culture of Absolutism, ChicagoLondres, The University of Chicago Press, 1993, 402 p.


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l'amusant de l'illusion magique et le sérieux de l'expérience physique. Et, assurément oui, le phénomène trouve sa traduction dans le champ de l'édition et se manifeste par la publication, en 1792, d'un volumineux Dictionnaire encyclopédique des amusements des sciences. C'est un volume de l'Encyclopédie méthodique (assorti d'un volume de planches) qui compile par ordre alphabétique tous les matériaux publiés au XVIIIe siècle dans le genre des récréations, depuis celles d'Ozanam, celles de Cornus alias Guyot et celles de Montucla jusqu'aux tours, scènes romanesques et mises en garde de la magie blanche. Il est néanmoins difficile d'affirmer, avec cet exemple, qu'il y a alors deux publics bien distincts. L'éclatement du genre des récréations, à la fois savant, de conception élitiste même, et pourtant apte à toucher des publics élargis, ne semble véritablement effectif qu'avec la multiplication, au début du XIXe siècle, de petits opuscules du type Manuel des Sorciers ou de récréations physiques, mathématiques, tours de cartes et de gibecière.

Avec plus de recul, la conséquence de la partition entre vérité de la science et jeu de l'illusion artificielle est cette alliance objective, implicite ou explicitement invoquée, entre les scientifiques et les « illusionnistes dont on sait qu'ils sont des illusionnistes » dont les fondements sont posés dans les années 1770-1780. Que la pratique de la « mystification pédagogique » puisse servir aujourd'hui dans une controverse qui anime le champ de la sociologie des sciences entre l'Amérique du nord et la France (je fais allusion à l'article parodique du professeur Sokal et à la polémique qu'il a entraîné, dont le journal Le Monde a rendu compte cet automne et hier encore, « à la une », sous ce titre), me semble certes « curieusement » illustrer l'actualité des formes de débats qui ont émergé à la fin du XVIIIe siècle, à l'apogée d'un engouement pour les sciences, avec l'invention de l'opinion publique. Mais cet « amusant » réemploi, de la part d'une autorité savante d'une pratique qui ne l'est guère, m'engage cependant plus sérieusement à penser qu'il y a là a contrario pour la communauté historienne une incitation, voire un défi, à ne pas dénouer, au moins sans inventaire critique et sans débat, le lien entre histoire des sciences et histoire générale. C'est un peu l'objet de cette rencontre, que de travailler à ce dialogue.

Anne RASMUSSEN

Sciences et sociabilités : un « tout petit monde » au tournant du siècle

Cette intervention est consacrée aux transformations des formes concrètes de socialisation et de communication pour lesquelles la norme — intellectuelle et géographique à la fois — devient, à partir de la deuxième moitié du xrxe siècle, le cadre international. Elle tente d'associer, en tension, pratiques et représentations de la sociabilité, dans un domaine où, tout particulièrement, se sont sédimentés et confondus les discours normatifs, l'idéalisation des pratiques, puis les discours historiques'. On dispose en effet d'une périodisation de long terme du phénomène de l'internationalisation de la circulation scientifique, construite dès le XIXE siècle et renforcée par l'historiographie. Cette périodisation fait se succéder : — le cosmopolitisme d'une première

1. Dans cette perspective, voir le bilan historiographique et problématique récent dressé pour le xvmc siècle par Daniel Roche, « République des Lettres ou royaume des moeurs : la sociabilité vue d'ailleurs », Revue d'histoire moderne et contemporaine, t. 43-2, avril-juin 1996, p. 293-306.


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époque, celle de l'échange entre individus dans le cadre d'une société de cour et dans les limites de ce qu'Elisabeth Crawford a désigné comme « le localisme transnational »2 qui affecte notamment les universités européennes. Cette période aurait pris fin au cours de la première moitié du XIXe siècle en butte à la rigidification du cloisonnement national. — La période suivante serait constituée par l'avènement d'un internationalisme « moderne » propre à la fin du XIXe siècle, caractérisé par des échanges massifs en volume, utilisant de nouveaux supports, par la spécialisation disciplinaire et par des communautés internationales élargies et professionnalisées. — Cet élan, à son apogée au tournant du siècle, aurait été brisé par la Première Guerre mondiale et la rupture consécutive de tous les types d'internationalisme. Cette construction chronologique privilégie une lecture téléologique de l'avènement de l'internationalisme scientifique, interprété comme le point d'orgue du fonctionnement « normal » d'une science qui ferait coïncider l'universalisme de ses types d'énoncés à celui d'un espace sans frontières, au prisme des valeurs affectées à ce que seraient les normes de la modernité scientifique : l'internationalisation, la spécialisation et la professionnalisation.

L'introduction de la notion de sociabilité me paraît propre à montrer que ces modèles successifs d'explication ne sont pas si rigides. En proposant une histoire des représentations — une histoire qui n'est pas tant l'étude des pratiques de sociabilité que celle de la représentation de la sociabilité, comme une catégorie construite par les acteurs scientifiques, jouant un rôle majeur dans la représentation de soi et du monde, et participant aux termes du contrat liant la science à la société — on peut contribuer à remettre en cause la vision progressiste d'un internationalisme nécessaire et inéluctable, conçu comme un acte de foi. Une telle lecture n'est alors plus celle d'un internationalisme d'essence étroitement idéologique, calqué sur des ressources politiques contemporaines, mais le décryptage d'une pratique intellectuelle singulière, où la sociabilité est un élément clé, dictant des discours et animant des conduites. On disposerait à cette lumière de nouvelles grilles pour passer au crible la tension entre le national et l'international, jusqu'à interroger l'irréversibilité de la coupure que constitue la guerre de 1914 dans la sphère scientifique.

En 1827, Goethe pouvait déplorer auprès d'Eckermann combien la circulation intellectuelle était irréductiblement contrariée par la résistance du territoire, l'éloignement, l'absence de relations personnelles : « nos talents et têtes intelligentes sont dispersées à travers toute l'Allemagne. L'un est à Vienne, l'autre à Berlin, un autre encore à Kônisgberg, un autre à Bonn ou à Dùsseldorf, 50 à 100 milles séparent les uns des autres, si bien que le contact personnel et l'échange personnel de pensées sont choses fort rares » 3. Encore ne s'exprimait-il qu'à l'échelle du monde germanique. Trois quarts de siècle plus tard, à la faveur de « l'invention de la vitesse » 4, ce type de doléances a cédé la place, dans les discours, à une rhétorique de l'effusion internationale, qui célèbre avec enthousiasme la circulation facilitée des personnes et des informations autorisant la rencontre savante et le voyage studieux, et qui affirment l'irréversibilité du processus : nul professionnel de la science ne saurait désormais se soustraire à l'internationalisation sans mettre en péril, non seulement ses prétentions à la reconnaissance commune, mais encore la poursuite même de son travail scientifique.

De fait, cet espace international de circulation des savoirs a pris corps à la fin du XIXe siècle, jusqu'à devenir un mode essentiel de légitimation. Aucune des multiples

2. Elisabeth Crawford, «The universe of international science, 1880-1939», in Tore Frângsmyr (dir.), Solomon's House Revisited: the Organization and Institutionalization of Science, Nobel symposium 75, Canton, M.A., Science History Publications, 1990, p. 251-269; id., Terry Shinn et Sverker Sôrlin, « The nationalization and denationalization of the sciences », in id. (dir.), Denationalizing Science : the Context of International Scientific Practice, Dordrecht, Kluwer Académie Publishers, « The Yearbook of the sociology of sciences », 1992.

3. Conversations de Goethe avec Eckermann, 3 mai 1827. Cité par Norbert Elias, La Civilisation des moeurs [1939], Paris, Calmann-Lévy, 1973, p. 43.

4. Christophe Studeny, L'invention de la vitesse. France, XVIIIe-XXe siècle, Paris, Gallimard, 1995.

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médiations de l'activité savante n'échappe à cette dynamique d'internationalisation : les déplacements individuels (dans les laboratoires étrangers, dans les bibliothèques, sur le terrain), les correspondances, déjà classiques, les revues (par la composition des comités de rédaction, l'institution généralisée des correspondants, l'appel aux collaborateurs étrangers, l'internationalisation des comptes rendus). Ce processus s'appuie aussi sur un ensemble de configurations qui outrepassent les frontières, telles les associations scientifiques proliférantes, qu'elles soient de nature fonctionnelle ou idéologique, les sociétés savantes (membres étrangers des académies), la création des institutions bibliographiques internationales et leurs réseaux d'information (Catalogue scientifique international mis en oeuvre par la Royal Society londonienne et Répertoire bibliographique universel des juristes bruxellois5), les échanges universitaires d'étudiants et de professeurs (chaires étrangères institutionnalisées), les concours et prix internationaux, couronnés par le système du prix Nobel à partir de 1901 qui tend immédiatement à s'imposer comme le critère majeur de reconnaissance 6. Toutes ces pratiques de communication font se rencontrer une fonction d'intellectualité et un type de sociabilité, et peuvent donner naissance à une culture spécifique, au sens où Daniel Roche désignait une culture académique. Proposons, en exemple emblématique, la pratique de communication qui a sans doute le plus concouru à construire à cette époque le lien entre l'idée d'un espace spécifiquement international et l'élaboration d'une forme de sociabilité, et lui a fourni un lieu d'expérimentation : le congrès international. Le temps ici imparti oblige à laisser délibérément dans l'ombre le rôle cognitif de cette forme neuve de la fin du xixe siècle 7, comme la part qu'elle a pu prendre aux termes réels de l'échange scientifique, territoires qui appellent de plus vastes cadres d'étude. Ce délaissement possède néanmoins une valeur heuristique : en désolidarisant les différentes composantes du fonctionnement congressiste, il s'agit de questionner le lieu commun, mis en place par les contemporains et perpétué ensuite, d'une cohérence fondamentale associant système de savoir (la science internationale), pratique intellectuelle (le congrès), identité sociale de groupe (la communauté scientifique). Cette cohérence nous apparaît en effet fondée sur des représentations construites de la légitimité scientifique, autant que sur les régimes de pouvoir social et politique dans lesquels elles sont immergées.

Tous les écrits constitutifs des congrès, discours d'inauguration et de clôture, comptes rendus de séances, comme les témoignages parallèles laissés par les savants, mettent au coeur du processus congressiste le passage d'une science individuelle à une science collective. Les congrès n'y apparaissent pas comme des sommes aléatoires d'individus temporairement réunis, mais comme la manifestation de l'expression collective et communautaire de l'abstraction « Science ». Dans cette représentation, la formation des congrès marque l'aboutissement d'une évolution nécessaire, lisible dans le temps, qui correspond à un moment inscrit dans le développement historique des disciplines tendant spontanément vers un mode d'organisation internationale, autant qu'à une étape imposée dans la pratique individuelle du travail savant : « Le chercheur isolé quitte un jour le laboratoire pour le congrès » 8. L'affirmation de la dimension collective des pratiques scientifiques utilise trois ordres d'arguments. D'une part, elle emprunte la rhétorique de la communication, fondée sur la représentation d'une société

5. À ce sujet et pour toute cette contribution, cf. Anne Rasmussen, L'Internationale scientifique, 1890-1914, thèse de doctorat, E.H.E.S.S., 1995, à paraître aux éditions La Découverte, 1998 ; id., « L'internationalisme belge au miroir de la France, 1890-1914 », in Marc Quaghebeur et Nicole Savy (dir.), France-Belgique (1848-1914), Affinités-Ambiguïtés, Bruxelles, Labor, 1997, p. 105-122.

6. Cf. Elisabeth Crawford, La fondation des prix Nobel scientifiques, 1901-1915 [1984], Paris, Belin 1988.

7. Presque inusitée avant 1850, la forme « congrès international » franchit un seuil quantitatif à partir de 1875, en s'appliquant à une grande diversité de disciplines et d'activités, et connaît ensuite une croissance exponentielle jusqu'en 1914.

8. A. Valeur, «Le VIF congrès international de chimie appliquée», Revue scientifique, 11, 11 septembre 1909, p. 333.


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scientifique structurée par des flux d'informations, qu'adopte par exemple le naturaliste Alphonse Milne-Edwards au congrès de zoologie de 1889 :

« Le travail du laboratoire, l'enseignement de la chaire ne suffisent plus, il faut coordonner les études générales, échanger des idées, les confirmer par la comparaison avec celles d'autrui, les faire partager par ses émules et diffuser ainsi les connaissances acquises individuellement pour constituer le patrimoine de la science où chacun peut librement puiser » 9.

D'autre part, la revendication d'une collectivité de la science s'exprime par la rhétorique de la coopération internationale, consacrant la « collaboration de tous avec tous » et transférant dans la sphère scientifique le discours commun des internationales de tous ordres qui ont fleuri depuis les années 1860. Le physiologiste Charles Richet, qui s'en fait l'actif militant, offre un exemple-type de ce discours :

« Dans la recherche de la vérité, nous devons nous considérer comme ayant des multitudes de collaborateurs, et il importe que nous les connaissions, que nous entrions en relations avec eux (...) Si quelque chose caractérise la recherche scientifique de notre époque, c'est qu'elle est internationale, et non seulement internationale, mais encore impersonnelle, tant est grand le nombre des travailleurs attaquant les questions obscures et intéressantes, dans toutes les universités, dans tous les laboratoires, dans tous les centres scientifiques ou industriels de l'univers. Par conséquent, au lieu de s'isoler, il faut s'associer » 10.

Le chercheur est assimilé à un travailleur intellectuel participant à un grand oeuvre, la science fonctionne par accumulation de savoirs complémentaires, auquel chaque savant apporte sa propre pierre. Il importe que les travaux soient coordonnés, organisés, harmonisés et que les travailleurs se groupent en « faisceaux », selon une métaphore très courante, en remède contre la perte d'énergie et l'impuissance de l'isolement.

Une troisième analyse de la structure collective des congrès est simultanément mise en valeur par les contemporains : la part que prennent les congrès à la construction de la conscience communautaire des scientifiques. Désignant un groupe, définissant ses limites, les congrès ne se contentent pas de manifester la crise que traverse l'individualisme du travail scientifique. Ils contribuent à l'élaboration de la représentation sociale du savant qui, comme l'a montré Christophe Charle, connaît dans les années 1880 un basculement identique à celui que subit l'image de l'intellectuel dans la société, en parvenant à la dimension d'une identité collective de groupe social 11. Le congrès permet d'exprimer doublement cette représentation du groupe : en tant que lieu clos, fermé au public, mis en scène et sacralisé, circonscrivant la communauté professionnelle et la distinguant de tout ce qui n'est pas elle, et également en tant que totalité internationale incarnant l'exhaustivité de la communauté. Les congrès formulent l'idée que la corporation savante s'étend désormais aux frontières du monde. Ainsi par exemple, quand le congrès de physique réunit à Paris en 1900 les principaux maîtres de la discipline, pour la première fois l'idée de « communauté physicienne internationale » sort de l'abstraction, devient une réalité tangible à laquelle chaque participant doit avoir conscience d'appartenir. Pas un physicien français de renom ne s'abstient : Becquerel, les Curie, Lippmann, Perrin, Brillouin, Cotton, Janet, Langevin, Le Chatelier, Painlevé, Blondlot, Moissan, Sainte-Claire Deville, Duhem, Witz, Branly, et jusqu'aux marges, incarnées par Le Bon. Poincaré assure le lien entre physique mathématique et physique expérimentale. Nombre de physiciens européens font le voyage : les Thomson père et fils, Van't Hoff, Lorentz, Arrhenius, Volterra, Planck, Mach, Nernst ; le gouvernement américain délègue Graham Bell. Ni la participation aux revues, ni l'appartenance à des sociétés savantes, généralement nationales, ni l'échange individuel de correspondance, n'offrent d'occasions

9. Discours d'ouverture d'A. Milne-Edwards, Congrès international de zoologie. Deuxième session à Moscou, août 1892, Moscou, Laschkevitsch et Znamensky, 1893, t. II, p. LIV.

10. Charles Richet, «Les congrès internationaux de 1900», Revue scientifique, 24, 16 juin 1900, p. 737-738.

11. Christophe Charle, Naissance des « intellectuels » 1880-1900, Paris, Minuit, 1990, chapitre 1.


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analogues, concrétisant la perception du passage d'un exercice individuel de la science à un exercice collectif, la participation à un tout, assimilé à un effort commun en vue d'une même cause.

Les congrès rendent visibles ces « collèges invisibles » évoqués par la sociologie des sciences 12, ces structures imperceptibles et immatérielles qui forment l'ossature d'une communauté. Les congrès, qui réunissent les personnes et matérialisent les réseaux, ouvrent le théâtre de la représentation où ils déploient la mise en scène en grande pompe d'une science devenue collective. L'activité savante s'entend désormais, à rencontre de la représentation romantique du créateur solitaire qui avait cours cinquante ans plus tôt, dans un mode de fonctionnement communautaire, comme le souligne en 1910 le chimiste allemand Wilhelm Ostwald : « On voit jusqu'à quel point la science est maintenant socialisée. (...) D'ailleurs, ses adeptes sont unis en une vaste communauté naturelle. Les congrès scientifiques internationaux, toujours plus fréquents, sont un signe bien net de leur cohésion » ' 3. Les congrès sont la traduction visible de cette perception que les savants prennent d'eux-mêmes, au sein de la société. Au début de la période ont cours des interprétations défensives de cette forme d'association : les congrès peuvent être vécus sur le mode d'une organisation exclusivement protectrice, fédératrice d'intérêts : « Sur qui pouvons-nous compter pour nous préserver de l'excommunication sociale, sinon sur nous-mêmes» 14? demande en 1879 un partisan du regroupement international des philosophes. Au fil du temps, l'interprétation dominante du congrès devient cependant l'expression de la responsabilité collective que cette communauté doit assumer dans la société.

Les congrès sont ainsi les lieux privilégiés où la collectivité scientifique construit sa propre image. Ils manifestent non seulement le partage des références qui cimentent l'harmonie du groupe, selon une vision sociologique chère à Simmel élaborant à la même époque sa théorie de la sociabilité, mais aussi la communauté de valeurs qui donnent à la science un rôle dans la cité et pour la cité, selon une conception proche de celles que développent alors les formulations néo-kantiennes 15. La représentation de la communauté scientifique internationale est de fait couramment revendiquée comme la première vocation des congrès : à la fois construction d'une image de soi et diffusion de cette image vers la société.

Au-delà des représentations normatives, ces congrès mettent en oeuvre des formes singulières de sociabilité. Présentant des mémoires toujours écrits à l'avance, fondant une volumineuse oeuvre de comptes rendus, suscitant d'abondantes correspondances organisatrices, les congrès confirment la place de l'écrit dans l'échange scientifique telle qu'elle se manifeste dans les revues. La spécificité de la communication congressiste réside néanmoins dans sa pratique orale, qui trouve place dans l'espace public de communication, à la tribune. La parole officielle, excroissance de l'écrit, s'y divulgue sous forme de discours, conférences et lecture de mémoires, tandis que la parole plus libre s'exprime dans les discussions, échanges, apostrophes auxquels donnent lieu les communications. La priorité de l'oral et du paraître tend à recréer, dans les séances hiérarchisées et protocolaires où les stars de la discipline prononcent les conférences, les rituels anciens de la République des lettres qui célébraient la science en majesté. Tout autres, et complémentaires, sont les séances de section dans lesquelles se dispensent les communications, où la parole est fortement codifiée : temps des intervenants minuté, habituellement autour d'un quart d'heure, interdiction d'intervenir en dehors de l'ordre du jour fixé préalablement par les organisateurs, limitation des participations individuelles à la discussion, soumises à autorisation.

12. Diana Crâne, Invisible Collèges. Diffusion of Knowledge in Scientific Communities, ChicagoLondres, The University of Chicago Press, 1972.

13. Wilhelm Ostwald, Les fondements énergétiques de la science de la civilisation, Paris, Giard et Brière, 1910, p. 138.

14. « Projet d'association philosophique. Lettre de lecteur », Revue philosophique, II, 1879, p. 447.

15. Cf. Denis Pelletier, « G. Simmel : la sociabilité, " forme ludique des forces éthiques de la société concrète" », Les Cahiers de l'I.H.T.P., 20 mars 1992, p. 34-37.


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Les organisateurs sont constamment confrontés à l'antagonisme qui oppose l'invasion des communications exposées et l'ouverture d'un espace public de discussion. Au fil du temps et de leur succès croissant, des années 1880 aux années 1910, les congrès connaissent une inflation de participation. Dans les disciplines les plus diverses, ils comptent couramment 150 à 250 contributions. Face à cette prolixité nuisant au débat, on cherche à réduire le plus possible le temps des rapports, sans succès notable. Si les organisateurs invoquent généralement les raisons matérielles pour justifier la réglementation de la prise de parole, celle-ci correspond aussi plus profondément au statut ambigu accordé à la polémique dans le débat. Rares sont les intervenants qui souhaitent faire du congrès le lieu de la discussion conflictuelle. Les organisateurs de congrès redoutent au contraire le dissensus, et aspirent à des séances où la parole sert l'harmonie plus que la controverse. La polémique n'est pas considérée comme inhérente à l'activité scientifique, mais comme le résultat d'un dysfonctionnement de la communication : elle naît de malentendus, de confusions, de contresens. La mésentente vient de l'incompréhension. Dans cette perspective, le remède proposé est la connaissance mutuelle, gage de communication réussie. Fournir aux géomètres « une occasion de se connaître », telle est la principale vertu des congrès de mathématiques selon Henri Poincaré, qui avoue à Félix Klein s'y rendre dans cet unique objectif 16.

Si les congrès s'affirment comme le lieu emblématique de la culture orale, c'est bien davantage par la place accordée à la parole de sociabilité hors des séances officielles que par l'espace public consacré à la discussion de la science en séance. Tel devient, autour de 1900, le lieu commun propagé par la littérature congressiste, jusqu'au coeur de ses règlements. Ceux-ci, dotés de leurs attendus statutaires, forment un genre compilateur qui donne son autonomie progressive à la forme congressiste. Provoquer des relations personnelles entre mathématiciens des différents pays est ainsi affiché comme but premier par l'article 1 du congrès international de mathématiques, en 1897 : les progrès obtenus sur l'avancement des sciences par les « liens personnels » sont déclinés comme étant «toujours» le but principal de toute réunion scientifique 17. Ce que confirme, parmi bien d'autres exemples, François Simiand lorsqu'il met au coeur du fonctionnement du congrès la sociabilité parallèle :

« Les travaux en séances, séances générales ou séances de sections, ne sont pas le tout d'un congrès ; souvent même elles n'en sont pas le principal. Ce sont les conversations individuelles, les connaissances faites à son occasion, les rencontres entre des hommes déjà reliés par leurs recherches ou leurs préoccupations, qui en sont un grand avantage, peut-être le plus grand » l 8.

C'est paradoxalement le mode de relation privé que les congrès privilégient en fonctionnant autour de la rencontre personnelle. Les cercles qui se constituent sont ouverts, mais limités par la maîtrise d'un savoir commun et articulés par une adhésion partagée à des références et des images communes qui faisaient déjà, dans les assemblées des talents, les fondements de l'académisme des Lumières 19. Au coeur de ces valeurs réapparaît l'amitié, qui présente beaucoup d'affinités avec celle qui animait les

16. Lettre d'Henri Poincaré à Félix Klein, 1895, Cahiers du séminaire d'histoire des mathématiques, 10, 1989, lettre XXX, p. 123. Zermelo confirme d'ailleurs que Poincaré ne se donne pas « beaucoup de peine » pour les communications dans les congrès : lettre d'Ernst Zermelo à Georg Cantor, 24 juillet 1908, Bolletino di storia délie scienze matematiche, TV, 1984, p. 79.

17. Ferdinand Rudio, « Sur le but et l'organisation des congrès internationaux des mathématiciens », Verhandlungen des ersten internationalen Mathematiker-Kongresses in Zurich, vont 9 bis 11 August 1897, Leipzig, Teubner, 1898, p. 39.

18. François Simiand, « Récents congrès internationaux », Revue de synthèse historique, XVII, 1903, p. 223. Autre exemple : « On s'accorde à reconnaître que le grand bienfait des congrès, c'est le rapprochement qu'ils établissent entre personnes qui s'ignoraient ou qui, du moins, n'avaient jamais pris contact, ce sont les sympathies, utiles à la science même, qu'ils font naître entre savants (...) Leur intérêt véritable est assez souvent en dehors de la teneur même des programmes et du procès-verbal des séances », dans : « L'histoire aux congrès de 1900 », Revue de synthèse historique, 1, 1900, p. 196.

19. Daniel Roche, Le siècle des Lumières en province, La Haye, Paris, Mouton-E.H.E.S.S., 1978.


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sociétés d'amis du siècle précédent 20 : des liens individuels, tissés par une science suscitant la confraternité — « il n'y a pas d'étrangers ici, mais des amis » 21 —, mais aussi une institution sociale formée d'éléments d'émulation et d'objectifs communs, visant à l'amélioration du monde par la science. Le congrès crée les conditions de l'immédiateté de la rencontre en mettant « face à face des gens qui naguère seraient probablement demeurés toute leur vie lettre à lettre » 22. Cette pratique privée en revient finalement au modèle le plus ancien de l'échange, qui était privilégié, comme l'a montré Norbert Elias, dans les systèmes politiques et culturels centralisés et policés du XVIIIe siècle 23 : la conversation.

« En quelques minutes de conversation avec un savant qui a étudié telle ou telle question spéciale, on en apprend davantage qu'en lisant tout au long les mémoires qu'il a publiés. Bien des choses, dans un entretien familier, se révèlent que ne peut donner la lecture » 24.

Les idéaux d'amitié, qui ne sauraient être réduits à leur versant psychologique, et les éloges de la conversation, célébrés depuis le banquet platonicien jusqu'aux Lumières — Diderot disait qu'à la lecture solitaire et silencieuse il préférait une conversation qui fût un échange — sont réintroduits dans le fonctionnement même de l'échange scientifique. Ce n'est pas le bel esprit, les normes de la mondanité ou les faux-semblants de la conversation des salons qui sont ici mis à l'honneur, mais le registre privé des relations entre savants, la familiarité, la libre intimité, qui s'inscrivent plutôt dans la tradition des relations sociales développée depuis Rousseau. Les congrès mettent ainsi en oeuvre une sociabilité insérée dans un système de références idéales et. de considérations pragmatiques, qui se rejoignent notamment dans la réflexion sur le langage. L'idéal de transparence, de sincérité, de spontanéité, les vertus immédiates du coeur qu'on y cultive concourent à l'élaboration d'un langage commun d'ambition universelle, à la formation d'un lien scientifique qui prévaudra dans la société internationale en construction 23. Cette importance essentielle accordée à la sociabilité correspond à une lecture interprétative de la science, dans laquelle le fonctionnement communautariste est la condition de la production de lien social.

Si l'on admet qu'une part importante d'un congrès se déroule hors séances, il faut considérer cet espace dans lequel la sociabilité joue un rôle essentiel. Le temps de loisir du congrès est considéré comme consusbtantiel à l'activité scientifique. La pratique des fêtes et réceptions distingue différents registres : entre congressistes se tiennent le banquet de clôture et les invitations des institutions scientifiques, à l'instigation de l'extérieur ont lieu les réceptions officielles, orchestrées principalement par les mécènes de la science et les représentants politiques de la cité et de l'Etat. Entre pairs, le protocole officiel ménage une subtile gradation entre la formalisation extrême des séances d'inauguration de congrès, où prime le respect des hiérarchies scientifiques, et l'espace égalitaire des dîners où se retrouve la communauté réunie.

À la communication scientifique internationale doit correspondre la communion des personnes partageant la communauté de l'esprit scientifique. Intimité, sympathie, fusion, communion spirituelle, Gemùtlichkeit — vertu célébrée au congrès de philosophie de Heidelberg — autant de notions conviées pour appeler à l'idéal d'immédiateté de la relation congressiste, où l'« être-ensemble » complète la médiation scientifique.

20. Cf. Ulrich Im Hof, Les Lumières en Europe, Paris, Seuil, 1993.

21. L. Pacchiotti, in L. Reuss et P. Brouardel, Le congrès international d'hygiène de Paris 1889. Compte rendu des séances, Paris, J.B. Baillière et fils, 1889, p. 117.

22. Gaston Maspéro, in A. Audollent, « Le IVe Congrès international des sciences historiques », Revue internationale de l'enseignement, 56, 1908, p. 503.

23. Norbert Elias, La civilisation des moeurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973 ; Roger Chartier, Les origines culturelles de la Révolution française, Paris, Seuil, 1990, p. 40.

24. Charles Richet, « Les congrès internationaux de 1900 », Revue scientifique, 24,16 juin 1900, p. 737.

25. Cf. sur l'utilisation de l'amitié aristotélicienne, Denis Pelletier, « Utopie communautaire et sociabilité d'intellectuels en milieu catholique », dans Nicole Racine et Michel Trebitsch (dir.), « Sociabilités intellectuelles », Les Cahiers de l'I.H.T.P., 20, mars 1992, p. 172-187 ; Antoine Lilti, La sociabilité mondaine et intellectuelle dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, mémoire de D.E.A., Paris I, 1995.


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L'ordre de la communication fusionnelle et celui du protocole le mieux policé se réunissent dans le point d'orgue des congrès, la commensalité du banquet de clôture, qui emprunte au registre rituel de la sphère politique 26. Les éloges aux défunts, discours de reconnaissance aux pères fondateurs des congrès et aux héros scientifiques, participent à la formation de cette « cohésion organique », que Durkheim appelait de ses voeux pour la consolidation des communautés politiques. Les banquets sont contraints par une codification qui traduit rapports de force et hiérarchies, nationales et académiques ; mais ils sont aussi idéalisés comme le moment entre tous de la convivialité affective et fusionnelle, le passage de l'espace public de la séance à l'espace privé des attachements individuels.

Les banquets entre pairs, dans l'enceinte même des réunions, sont prolongés par les fêtes savantes orchestrées par l'extérieur. C'est dans le registre nostalgique des grands corps savants en représentation que s'inscrivent ces réceptions somptuaires, offertes par les mécènes et les édiles. La pompe dont les politiques entourent les congrès participent également de ce caractère nostalgique, reliefs du temps de la circulation d'élites savantes en nombre restreint, jouissant des privilèges que leur accordaient souverains et aristocrates. Cependant, la réception publique est aussi liée au prestige social croissant qu'a acquis la science à la fin du xrxe siècle. Elle s'ordonne autour d'un dialogue de reconnaissance mutuelle entre les savants et les pouvoirs : le savant, devenu un personnage majeur de la société, est désormais officiellement reconnu sous son image collective, dont le culte s'impose au politique. Les formes communes en sont les honneurs rendus à la science par les autorités politiques, intégrés dans de véritables systèmes de relations publiques : visite du prince au congrès, visite du congrès en corps constitué au palais 27. Les manifestations qui entourent le congrès participent ainsi tout autant à la construction de la communauté : entre pairs, où « l'être-ensemble » rend tangible cette utopie, et en direction de l'extérieur, où elles participent à sa visibilité autant que s'y emploie le travail scientifique, enfermé dans la spécialisation des sections et opacifié par la limitation de l'accès du public au congrès.

Au moment de l'avènement de la société de masse qu'analyse alors la jeune psychologie des foules, il s'agit donc ici à l'inverse de retrouver la sociabilité de petites communautés dont l'individu est l'élément central, de pratiquer un commerce international des élites dans un espace restreint, « cette grande société des esprits » chère à Voltaire. Les congrès posent les jalons d'un lien social international, par la construction d'une nouvelle forme rêvée de communauté scientifique, dans laquelle chacun pourrait être également intégré. Ils peuvent être lus dans cette mesure aussi comme la réaction d'une identité sociale et professionnelle en pleine mutation où le savant, désormais noyé dans la masse fonctionnaire et universitaire 28, cherche sur la scène internationale, qui promeut au contraire des réseaux restreints et sélectivement choisis, de nouveaux modes de légitimation. Les congrès offrent à la collectivité globale un idéal de socialisation internationale, où l'individu aurait intériorisé exigences éthiques, valeurs communes, normes de comportement propres au fonctionnement de la société scientifique. Idéalisés de la sorte, les congrès doivent permettre de déplacer sur le plan international le lien noué dans le cadre de la nation entre l'identité personnelle et l'identité collective, ce qui fait que, par l'intériorisation de valeurs et de modèles culturels, « l'individu trouve sa nation à l'intérieur de soi » 29. Tels qu'ils sont décrits et perçus avant 1914, les congrès internationaux s'apparentent à cet esprit de communauté qui, plus qu'il ne concourt à

26. Cf. Olivier Ihl, « Convivialité et citoyenneté. Les banquets commémoratifs dans les campagnes républicaines à la fin du xixe siècle », in Alain Corbin, Noëlle Gérôme, Danielle Tartakowsky (dir.), Les usages politiques des fêtes aux XIXe-XXe siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 1994, p. 137-157.

27. Les voyages partagés, excroissances prolongées de nombreux congrès, qui ne peuvent être évoqués dans ce cadre limité de présentation, concourent à cette ritualisation des pratiques de sociabilité.

28. Cf. Christophe Charle, La République des universitaires, 1870-1914, Paris, Seuil, 1994.

29. Dominique Schnapper, La communauté des citoyens. Sur l'idée moderne de nation, Paris, Gallimard, 1994.


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d'essentiels échanges concrets, participe à la construction d'un lien abstrait, seul propre à cimenter un au-delà de la nation.

Les congrès déclinent ainsi un idéal de sociabilité fondé sur l'aspiration à une communauté de langages et de pratiques, en remède au constat éploré d'un lien social atomisé. L'enjeu est d'importance. Il s'agit en fait de la reformulation, une nouvelle fois et à l'ère internationale, des questions posées par la publicisation des savoirs depuis le xvif siècle. Comme l'ont montré nombre de travaux d'histoire des sciences, les systèmes de civilité ont fondé à l'époque moderne la possibilité même de la connaissance, articulée au processus d'établissement de la preuve expérimentale par la collégialité du témoignage 30. A contrario, l'incivilité menaçait l'ensemble du système scientifique. Cette préoccupation n'a fondamentalement pas disparu de l'horizon mental des scientifiques de la fin du xrxe siècle, même si elle opère au stade des représentations. Celles-ci sont corrélées à des formes nouvelles de communication, telles que les congrès, qui s'affichent nostalgiques d'un temps ancien, ou plutôt d'un temps mythique, celui du fonctionnement idéal d'une République des lettres aux dimensions européennes, restituant le premier rôle à l'individu, plutôt qu'au grand nombre. Malgré les discours emphatiques sur la rupture essentielle véhiculée par l'internationalisation, c'est finalement sur les bases d'une sociabilité savante ancrée dans l'histoire que se trouvent confortées la communication dans l'espace international, les procédures de validation du discours scientifique, la distribution de la reconnaissance et de la légitimation professionnelle, à une nouvelle échelle.

La lecture weberienne de la relation sociale peut aider à interpréter le mythe de la communication internationale formulé par la sociabilité congressiste. Au premier stade, celui des pratiques communes, on se situe dans le mode « sociatif » de relation sociale que décrit Max Weber, fondé sur la coordination d'intérêts et de projets communs, porté par une langue partagée, comme un moyen de s'entendre et non comme un contenu significatif de relations sociales. Témoigne de cet esprit la recherche dans les congrès de langues communes. D'une part, les résultats les plus effectifs des congrès résident dans leur oeuvre terminologique et lexicologique, dans la mise à disposition de nomenclatures et de vocabulaires techniques des différentes disciplines. D'autre part, cet effort se traduit dans toutes les recherches réalisées autour des congrès, des années 1880 jusqu'à la guerre, d'une langue véhiculaire commune, langue internationale — naturelle ou artificielle — de communication scientifique 31. Mais au second stade, celui des représentations, la définition d'un idéal de sociabilité s'apparente plutôt à ce que Max Weber décrit comme la « communalisation », c'est-à-dire le sentiment subjectif des participants d'appartenir à une même communauté. Le congrès n'est plus seulement un moyen de s'entendre, mais forme un contenu significatif de relation sociale. Il apparaît ainsi comme un outil majeur de socialisation autant que de communication, où la fonction symbolique et le rôle représentatif sont explicitement privilégiés par rapport à l'activité scientifique qui s'y déroule. Envisagés comme une forme de médiation, les congrès contribuent à exprimer une tension constitutive de l'activité savante : ils cherchent à la fois à forger un milieu singulier coupé de la société, « un tout petit monde » aux formes nouvelles de légitimation, caractérisé par un langage spécifique, en voie de technicisation, distancié du sens commun, et à justifier une utilité sociale et politique alors reconnue 32, par le dialogue entre l'État et les experts ainsi désignés, et en l'absence de l'opinion publique.

30. Steven Shapin, A Social History ofTruth. Civility and Science in 17th Century England, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 1994; Christian Licoppe, La formation de la pratique scientifique. Le discours de l'expérience en France et en Angleterre (1630-1820), Paris, La Découverte, 1996 ; Mario Biagioli, « Le prince et les savants. La civilité scientifique au XVIIIe siècle », Annales H.S.S., t. 50, novembre-décembre 1995, n° 6, p. 1417-1453.

31. Cf. Roger Chartier et Pietro Corsi (dir.), Sciences et langues en Europe, Paris, E.H.E.S.S., 1996.

32. Cf. Michel Callon, « Il faut aimer la science », in Yves Cohen et Jean-Marc Drouin (dir.), « Les amateurs de sciences et de techniques », numéro des Cahiers d'histoire et de philosophie des sciences, 27, 1989, p. 83.


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Benoît LELONG

Pratiques scientifiques et formes de sociabilité :

le laboratoire Cavendish

au tournant des xixe et XXe siècles

La nouvelle histoire sociale des sciences, parce qu'elle inscrit les pratiques scientifiques dans les formes de sociabilité où elles se déploient, est souvent qualifiée de « kuhnienne » par les partisans de l'histoire des idées. L'étiquette est malheureuse, et obscurcit plus qu'elle ne révèle ces nouvelles approches historiennes. Certes, Kuhn concevait ses « paradigmes » comme des systèmes de pratiques collectivisées. Mais son répertoire ne convoquait guère que les allégeances théoriques et les protocoles expérimentaux communs à tous les praticiens d'une même communauté scientifique. Il n'y associait pas des identités professionnelles, des régimes de civilité, des économies morales — tous objets que la nouvelle histoire des sciences a choisi d'interroger 1.

Un exemple illustrera mon propos, celui du laboratoire de physique de l'université de Cambridge, le Cavendish Laboratory. À la fin du xixe siècle, sous l'impulsion de son directeur J.-J. Thomson, ce laboratoire devint une culture locale tout à fait singulière dans le paysage scientifique anglais. Privilégiant une approche holiste de cette forme de vie, je souhaite montrer ici la parenté profonde liant ses pratiques techniques, sa division du travail, ses valeurs intellectuelles et morales, et son rapport au reste du corps social. Une manière de pointer sa singularité consistera à la situer dans le contexte scientifique, industriel et politique de l'Angleterre victorienne. Une autre sera ensuite de suivre son transfert et son implantation de Cambridge à Oxford — un déplacement opéré au début du xxe siècle par le physicien John Townsend.

Le Cavendish Laboratory peut d'abord être caractérisé par son champ de recherche, par son domaine phénoménal et par les questions qu'il cherchait à résoudre à son propos. En simplifiant très fortement, il s'agissait du déplacement de l'électricité à travers un milieu gazeux. Ce déplacement était attribué à des particules véhiculant l'électricité à travers le gaz, les ions et les électrons. Les ions et les électrons étant euxmêmes des produits de dissociation des atomes ou des molécules du gaz, ces travaux visaient à produire des connaissances sur la structure interne et sur les composants de l'atome 2.

Obtenir et mesurer l'électrification d'un gaz nécessitait un appareillage spécifique, des pompes à mercure, des ampoules cathodiques, des piles Daniell, des électromètres à quadrants. Certains de ces appareils étaient commercialisés par les fabricants d'instruments, comme les électromètres de la Cambridge Scientif Instrument Company. Les autres devaient être construits sur place, ce qui requérait parfois un savoir-faire hautement spécialisé, une expertise nécessitant toute une vie d'apprentissage et donc hors de portée des physiciens eux-mêmes. Ainsi, seul un souffleur de verre très expérimenté pouvait fabriquer une ampoule cathodique dont les soudures verre-métal résistaient à des décharges électriques prolongées. Le Cavendish disposait des services de Ebenezer Everett, un souffleur de verre exceptionnellement habile et réputé dans tout l'Angleterre, qui réalisa toutes les ampoules cathodiques utilisées par J.-J. Thomson. On le voit, les pratiques expérimentales du Cavendish s'appuyaient sur une culture technique particulière, sur un complexe associant des artefacts, des techniciens, des savoir-faire et des formes particulières de coopération.

1. D. Pestre, « Pour une histoire sociale et culturelle des sciences. Nouvelles définitions, nouveaux objets, nouvelles pratiques », Annales H.S.S., mai-juin 1995, n° 3, 487-522.

2. Isobel Falconer, « J. J. Thomson and Cavendish physics », in Frank James (éd.), The Development of the Laboratory. Essays on the Place of Experiment in Industrial Civilization, London, Macmillan, 1989, p. 104-117.


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À ces pratiques s'associait tout un ensemble de valeurs intellectuelles et professionnelles, et notamment une épistémologie spontanée basée sur la microphysique et le réductionnisme. La matière était conçue comme un agrégat de particules, elles-mêmes stratifiées en niveaux successifs de profondeur : molécules, puis atomes, puis particules subatomiques. L'implicite était que les recherches les plus avancées et les plus nobles étaient celles qui sondaient le niveau le plus élémentaire, celui des composants de l'atome. En revanche, celles des autres niveaux étaient jugées avec une certaine condescendance, comme celle que subit pendant des années un membre du laboratoire, C.T.R. Wilson, qui étudiait la formation des nuages et de la pluie 3. Cette disposition pour la recherche fondamentale s'accompagnait d'un rejet de la recherche appliquée, et en particulier des ingénieurs. Rutherford, à son arrivée au Cavendish en 1895, commença par poursuivre ses travaux antérieurs, le développement d'un nouveau détecteur d'ondes radio. Sur les conseils de J.-J. Thomson, il abandonna cette entreprise six mois plus tard, renonça à déposer un brevet, et commença à faire de la « vraie » physique, c'està-dire à étudier la propagation des ions dans l'air et le gaz carbonique.

A cette valorisation des recherches « avancées » se trouvait associé un dénigrement systématique des mesures de haute précision. La vitesse des ions, leur charge électrique ou leur coefficient de diffusion devraient être mesurés au laboratoire, mais sans qu'il soit nécessaire d'accumuler les chiffres derrière la virgule. Dans l'économie intellectuelle et morale du Cavendish, un expérimentateur se distinguait en effectuant la toute première détermination d'une quantité spécifiée par la théorie, ou en obtenant des nombres constants sous des conditions expérimentales très variées, ou en parvenant à mesurer des quantités infimes à la limite de sensibilité de ses instruments. Mais pousser la précision jusqu'à la quatrième ou la cinquième décimale était perçu comme une tâche inutile et fastidieuse, comme un frein pour la recherche de pointe.

La majorité des chercheurs du Cavendish étaient des graduate students, possédant déjà un premier diplôme en physique, et en préparant un deuxième, de recherche celuilà. Âgés d'environ 25 ans, généralement diplômés non de Cambridge mais d'une autre université anglaise ou étrangère, ils avaient été envoyés par leur laboratoire d'origine pour un séjour d'étude de un à trois ans. Loin de chez eux, peu intégrés dans le système collégial de Cambridge, ils formaient une communauté nettement différenciée. Leurs lieux de sociabilité préférés étaient les pubs où ils buvaient force bières en sortant du laboratoire, les petites chambres d'étudiants où ils passaient des soirées entières à discuter des électrons, et les restaurants bon marché de Cambridge où ils se rassemblaient une fois par trimestre. Leur vie commune était marquée par une atmosphère bon enfant et enthousiaste, par une simplicité de manière et d'habillement, et par un humour bourru et rudimentaire. Certains écrivaient des chansons à boire à la gloire des ions, des électrons, et de leurs multiples péripéties au sein des gaz ionisés.

Pour ces jeunes physiciens, publier des articles de recherche était un impératif de premier ordre, venant loin devant l'enseignement — perçu par eux comme un simple gagne-pain et effectué sans grand enthousiasme. De surcroît, le système du Cavendish entretenait une distance sociale les séparant des undergraduate students. Ceux-ci préparaient leur premier diplôme, ne se destinaient pour la plupart pas à la recherche, et répétaient mécaniquement des expériences déjà classiques lors de leurs séances de travaux pratiques. Ils n'étaient pas admis au thé quotidien du laboratoire, qui ne réunissait que le directeur J.-J. Thomson et ses étudiants-chercheurs. Les undergraduate ne figuraient pas sur la photographie annuelle du Cavendish (d'où étaient également exclus les préparateurs et les techniciens).

Le laboratoire Cavendish était donc une forme de vie scientifique particulière, un ensemble d'attitudes spécifiques vis-à-vis de l'enseignement, de la recherche, de la précision et de l'industrie. Je voudrais maintenant souligner l'historicité de cette culture

3. P. Galison et A. Asmuss, « Artificial clouds, real particles », in D. Gooding, T. Pinch, S. Schaffer (eds), The Uses of Experiment. Studies in the Natural Sciences, Cambridge, Cambridge University Press, 1989.


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locale, et sa singularité par rapport au reste de la physique anglaise. Pendant la seconde moitié du XIXe siècle, la plupart des institutions d'enseignement supérieur — collèges ou universités — s'étaient dotées d'un laboratoire de physique. Les premiers furent ceux des universités de Glasgow, Londres, Oxford et Edimbourg. On comptait 24 laboratoires de ce type en 1885. Ces lieux partageaient un certain nombre de caractéristiques communes, que je vais rappeler maintenant.

Tout d'abord, aucun de ces laboratoires n'expérimentait sur l'électricité dans les gaz — la seule exception étant celui de Schuster à Manchester — et les domaines d'étude les plus courants étaient l'électrotechnologie et la thermodynamique. Ces travaux étaient directement liés à des préoccupations industrielles, en particulier la télégraphie, la sidérurgie, et l'industrie électrique. Il s'agissait, pour donner un exemple, d'étudier la circulation de l'énergie dans une machine thermique afin d'améliorer les hauts-fourneaux et les machines à vapeur ; ou encore d'établir un système d'unités électriques permettant de standardiser les câbles télégraphiques et les moteurs électriques. Les contacts entre ces laboratoires et le monde industriel étaient donc étroits. Certains servaient de centres de test et de contrôle pour les matériaux ou les biens manufacturés produits en usine. Certains des instruments de précision utilisés par les industriels, comme les galvanomètres et les électrodynamomètres, avaient été mis au point — et brevetés — par des physiciens. On peut ajouter que les physiciens siégeaient fréquemment en tant qu'experts scientifiques dans des comités portant sur des questions industrielles, et que leurs laboratoires servaient de centres de formation pour les techniciens et les ingénieurs. Un autre trait commun à tous ces laboratoires était l'accent mis sur les mesures de haute précision, les déterminations effectuées atteignant fréquemment quatre ou cinq chiffres significatifs, voire même plus. Ceci tenait en partie aux connexions liant ces lieux à l'industrie et à ses besoins en matière de standardisation. Dans le cas du réseau télégraphique, par exemple, les propriétés électriques des câbles devaient être rigoureusement standardisées pour que les signaux se propagent sans distorsion — une standardisation que seuls les instruments et les méthodes du laboratoire de Kelvin à Glasgow étaient accrédités à garantir 4.

Un autre caractère commun à tous ces laboratoires était le brouillage de la frontière sociale entre l'enseignement et la recherche. Les mesures de haute précision étaient extrêmement répétitives et fastidieuses. Expérimenter sur l'effet Peltier, par exemple, nécessitait la mesure de deux températures avec quatre chiffres significatifs toutes les quinze secondes pendant deux heures. Puisque les étudiants constituaient une maind'oeuvre disponible et bon marché, ils furent couramment impliqués dans ces mesures, notamment dans le cadre de leurs travaux pratiques. Les physiciens les présentaient fréquemment comme le moyen d'inculquer certaines vertus morales aux étudiants, comme la patience, l'exactitude du comportement et la précision de la pensée 5.

La question se pose maintenant de la mise en place de ce réseau alliant les industries nationales, l'enseignement supérieur, et les laboratoires de physique. Y répondre implique de revenir très brièvement sur l'histoire sociale de la physique anglaise au XEXC siècle, sur le processus de professionnalisation des physiciens au sein des universités, et notamment sur la progressive différenciation entre l'enseignement de la physique mathématique et celui de la physique expérimentale. Comprendre cette évolution conduit également à interroger la relation des laboratoires de physique au reste du corps social. L'époque victorienne a vu en effet les physiciens expérimentateurs déployer une intense activité politique, orchestrer des controverses publiques servant leurs intérêts, et construire peu à peu leur légitimité sociale vis-à-vis des industriels, des

4. C. Smith et M. N. Wise, Energy and Empire. A biographical study of Lord Kelvin, Cambridge, Cambridge University Press, 1989.

5. Voir les articles de Graeme Gooday, Simon Schaffer et Andrew Warwick dans M. N. Wise (éd.), Values of Précision, Princeton, Princeton University Press, 1995. 0. Sibum, « Reworking the Mechanical Value of Heat. Instruments of Précision and Gestures of Accuracy in Early Victorian England », Studies in the History and Philosophy of Science, 26/1 (1995), p. 73-106.


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universités, de la classe politique et du public. Ce processus assez complexe, brillamment analysé par les historiens anglais, ne peut être restitué ici que par un bref aperçu 6.

Deux temps forts peuvent être dégagés : d'une part, l'échec du premier câble transatlantique de 1858, qui cessa de transmettre des messages six semaines après avoir été posé ; et d'autre part la débâcle de l'Exposition Internationale de 1867, où pour la première fois l'Angleterre reçut moins de prix que les autres grandes nations industrialisées. Chacun de ces événements déboucha sur une grande crise nationale, que les physiciens expérimentateurs contribuèrent à amplifier. Le résultat fut qu'ils parvinrent à s'imposer comme les seuls experts capables de résoudre les grands problèmes de l'industrie, et comme les seuls enseignants capable d'inculquer à la population anglaise les méthodes scientifiques nécessaires au renouveau de l'économie 7. Précisons que le Cavendish, avant la nomination de J.-J. Thomson, était une pièce maîtresse de ce dispositif. Sous les précédents directeurs Maxwell et Rayleigh, c'est-à-dire de 1874 à 1884, les travaux du Cavendish portèrent sur la mesure et la standardisation des résistances électriques. Le laboratoire effectuait des étalonnages et des tests pour le compte de l'industrie, ce qui constituait une source de revenus assez substantiels 8.

Comment le régime thomsonien a-t-il donc pu apparaître au Cavendish et s'y maintenir ? Thomson lui-même fut un élément central de cette transformation. Ancien étudiant des Mathematical Tripos de Cambridge, il était par formation un mathématicien et un théoricien. Dans ses jeunes années, Thomson était un piètre expérimentateur, et sa maladresse devint proverbiale à Cambridge. En 1881, il avait commis une erreur de 1 % dans la mesure de l'Ohm, la nouvelle unité de résistance. Rayleigh avait conclut que Thomson était trop nerveux et pas assez patient pour les mesures de haute précision. L'élection de Thomson correspondit à une reprise du pouvoir au sein de l'université de Cambridge par les mathématiciens et les traditionnalistes, qui estimaient que l'orientation industrielle prise par le Cavendish était incompatible avec les valeurs et la fonction d'une grande université libérale. L'élection de Thomson en 1884 amorça donc une profonde mutation du Cavendish, qui fut lente et ne s'acheva qu'autour de 1895. Au tournant du siècle, la standardisation des résistances, les contacts avec l'industrie électrique et les mesures de haute précision n'y étaient plus qu'un souvenir 9.

Dans un contexte plus général, le tournant du siècle vit le monde industriel anglais acquérir de plus en plus d'autonomie par rapport aux laboratoires de physique. L'ingénierie devint peu à peu une discipline reconnue et enseignée dans les universités. Non représentée jusqu'en 1878, elle comptait 13 chaires et 15 laboratoires en 1900. De surcroît, un grand laboratoire public de standardisation, le National Physical Laboratory, fut établi à Londres en 1900 et pris dès lors le relais des laboratoires de physique. Au début du XXe siècle, ceux-ci avaient perdu leur double fonction de laboratoire de contrôle et de lieu de formation pour une carrière industrielle. La légitimité sociale et les valeurs professionnelles des physiciens se modifièrent en conséquence, se démarquant de plus en plus de celles de l'usine et de l'enseignement technique. Le laboratoire de Thomson s'imposa peu à peu comme nouveau modèle. Ses procédés techniques, ses voies de recherche et son mode organisationnel firent école et se propagèrent. En 1914, la plupart des directeurs de laboratoires nommés depuis 1890 provenaient du laboratoire de Cambridge 10.

6. Graeme Gooday, « Précision measurement and the genesis of physics teaching laboratories in Victorian Britain », British Journal for the History of Science, 23 (1990), p. 25-51.

7. B. Hunt, « Scientists, engineers and Wildman Whitehouse : measurement and credibility in early cable telegraphy », British Journal for the History of Science, 29, 1996, p. 155-169.

8. Simon Schaffer, « Late Victorian metrology and its instrumentation : a manufactory of ohms », dans R. Bud et S. E. Cozzens (sous la direction de), Invisible Connections : Instruments, Institutions and Science, Bellingham, W.A., S.I.P.E. Optical Engineering Press, 1992, p. 23-56.

9. A. Warwick, « Cambridge mathematics and Cavendish physics : Cunningham, Campbell and Einstein's relativity, 1905-1911 », Studies in the History and Philosophy of Science, 23/4 (1992), p. 625656 et 24/1 (1993), 1-25.

10. Romuald Sviedrys, « The rise of physics laboratories in Britain », Historical Studies in the Physical Sciences, 7 (1976), p. 405-436.


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Pour les jeunes physiciens du Cavendish, le séjour à Cambridge fut un temps majeur de formation, un moment d'acculturation à certaines manières de pratiquer la physique et de concevoir le métier. Ceux qui dirigèrent par la suite un laboratoire l'organisèrent sur le modèle du Cavendish, comme ce fut le cas pour Rutherford à Montréal, pour McLennan à Toronto, pour Zeleny à Baltimore et pour Langevin à Paris ". L'itinéraire de John Townsend en est une autre illustration. Townsend quitta le laboratoire de Cambridge à 27 ans, en décembre 1900. Il venait d'être nommé à Oxford pour assister le professeur de physique déjà en place, Robert Clifton. Dès lors, Clifton n'enseigna plus que la mécanique, l'optique et la thermodynamique, Townsend se chargeant de l'électricité et du magnétisme 12.

Dans son nouveau laboratoire, Townsend s'efforça de reproduire la culture matérielle, les valeurs intellectuelles et les clivages sociaux du Cavendish. Il recruta un souffleur de verre capable de fabriquer des ampoules cathodiques, et un technicien constructeur d'électromètres de la Cambridge Scientiftc Instrument Company. Townsend aménagea l'emploi du temps de ses préparateurs pour qu'un tiers de leur semaine de travail soit statutairement consacrée à la recherche. Il leur enseigna les pratiques et les normes de la physique ionique, ses conceptions théoriques, ses procédés expérimentaux et son désintérêt pour la haute précision. Les étudiants chercheurs se virent octroyer une salle spécifique, distincte de celle des undergraduate. Quant à ces derniers, Townsend et les préparateurs ne leur consacraient qu'un temps minimal, et des étudiants étaient fréquemment payés sur le budget du laboratoire pour leur faire cours.

Le contraste avec le laboratoire de Clifton est particulièrement révélateur. À 64 ans en 1900, Clifton manifestait par ses discours et ses conduites une profonde adhésion aux valeurs de la physique victorienne. Il considérait l'enseignement comme un impératif moral et professionnel, et le goût de la recherce spécialisée comme « un signe d'étroitesse d'esprit ». Les heures hebdomadaires de travail de ses préparateurs étaient exclusivement consacrées à l'enseignement. Le laboratoire n'accueillait jamais d'étudiant chercheur. Les travaux pratiques étaient organisés avec un soin extrême, la plupart étant des mesures que les étudiants devaient effectuer avec quatre ou cinq chiffres significatifs, faute de quoi ils ne pouvaient accéder à l'année supérieure.

Oxford différait notablement de Cambridge par ses formes de sociabilité, ses mécanismes institutionnels, et sa géographie disciplinaire. Y implanter le régime du Cavendish nécessita des alliances et des négociations, qui donnèrent progressivement au laboratoire de Townsend un caractère différent de son modèle initial. Parmi ces conditions particulières, on pourrait citer un bailleur de fonds local, la Drapers' Company (qui accepta de financer la construction d'un nouveau laboratoire pour Townsend, mais à condition qu'il ouvrit un cours d'électricité pour ingénieurs) ou encore la structure collégiale de l'université (qui rendait certains préparateurs statutairement et financièrement indépendants de Townsend, favorisant ainsi l'émergence de programmes de recherches différents du sien). On ne développera ici que deux exemple.

Le premier est celui des chimistes. Au sein de l'université d'Oxford, ces derniers étaient considérablement plus puissants que les physiciens — si l'on considère le nombre de laboratoires, le nombre de postes, les budgets annuels des départements et la place dans les instances de décision de l'université. Les chimistes d'Oxford s'étaient appropriés plusieurs domaines de recherche qui, à Cambridge, étaient du ressort des physiciens. Celui de Townsend, l'électricité dans les gaz, était l'un d'eux. Townsend fut critiqué à de nombreuses reprises par les chimistes, notamment pour les impuretés présentes dans les gaz qu'il utilisait. Il dut composer et négocier avec ces nouveaux interlocuteurs, et

11. J. L. Heilbron, « Physics at Me Gill in Rutherford's time », in Mario Bunge et William R. Shea (eds), Rutherford and Physics at the Turn of the Century, Dawson and Science History Publications, New York, 1979, p. 42-73 ; Benoît Lelong, Vapeurs, foudres et particules: les pratiques expérimentales de l'ionisation des gaz à Paris et à Cambridge, 1895-1914, thèse de doctorat, Université Paris-VII, mai 1995.

12. Pour ce qui suit, voir B. Lelong, « Translating ion physics from Cambridge to Oxford : John Townsend and the Electrical Laboratory, 1900-1914», in R. Fox et G. Gooday (eds), The Clarendon Laboratory and Oxford Physics to 1939, Oxford (à paraître).


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adopter certains de leurs procédés de laboratoire, de leurs instruments et de leurs pistes de recherche. À cette hybridation intellectuelle et technologique s'ajoutèrent plusieurs coopérations institutionnelles et pédagogiques — des comités, des cours et des diplômes organisés en commun.

Les civilités oxoniennes fournissent une deuxième illustration. Dans le système d'Oxford, et à l'exact opposé de Cambridge, les sciences étaient institutionnellement et culturellement dominées par les humanités. Ce partage était notoire au point que les étudiants anglais arbitraient entre les deux universités selon l'adage « Oxford for the Arts, Cambridge for Science ». La plupart des scientifiques socialisés dans l'univers oxonien adoptaient des manières de gentlemen et se donnaient une solide érudition en littérature, en architecture, et en gastronomie. Townsend lui-même se mit à monter à cheval, à tirer au fusil, à jouer au tennis, à faire de la chasse à courre, à fréquenter les milieux artistiques et aristocratiques. Sa femme s'impliqua étroitement dans la vie municipale et fut plusieurs fois maire de la ville d'Oxford. Townsend apprit à pratiquer un humour sarcastique et sophistiqué bien différent de celui de Cambridge. Pendant l'entre-deux-guerres, il cultiva de plus en plus un côté décalé par rapport au monde moderne. Il allait à cheval à son laboratoire, alors même que les rues d'Oxford s'encombraient progressivement d'automobiles. A deux exceptions près, Townsend cessa de participer aux congrès internationaux de physique, et lutta farouchement contre les approches quantiques de Bohr et d'Heisenberg et contre la relativité d'Einstein. En 1937, cette marginalité scientifique inquiéta l'université au point que Townsend fut l'objet de manoeuvres visant à transformer son poste en une chaire de physique théorique 13.

Les itinéraires des anciens condisciples de Townsend révèlent la même tension entre le souci de reproduire les pratiques et les conventions du Cavendish et la nécessité de composer avec le contexte local. Le laboratoire de Langevin, menant des recherches sur les ions gazeux selon la méthodologie de Cambridge, subit la traditionnelle aversion des physiciens français envers l'atomisme. L'expérience de Langevin, Rutherford ou Zeleny nous rappelle que la science s'incarne historiquement dans des lieux de pratiques collectivisées ayant leur propre ordre social et leurs propres valeurs professionnelles. L'apprentissage du métier de scientifique ne se réduit jamais à apprendre simplement des conceptions théoriques et des méthodes expérimentales, il est toujours aussi un processus de socialisation et d'acculturation. Même si l'historien s'efforce de les distinguer analytiquement, les modalités de production du savoir et les formes de sociabilité sont étroitement liées, et c'est ensemble qu'elles se déplacent et se recomposent au cours d'un transfert géographique ou disciplinaire.

Dominique PESTRE

L'économie morale et politique des scientifiques de l'Arcouest, quelques propositions

Ce que je me propose de faire aujourd'hui est de parler d'un groupe de scientifiques parisiens de la première moitié du siècle et que j'appellerai de façon cavalière le groupe

13. Pour des exemples analogues, voir Janet H. Howarth, « Science éducation in Late-Victorian Oxford : a curious case of failure ? », English Historical Review, 102 (1987), p. 334-371 ; Jack Morrell, « Research in physics at the Clarendon laboratory, Oxford, 1919-1939 », Historical Studies in the Physical Sciences, 22 (1992), p. 263-307 ; « W. H. Perkin, Jr., at Manchester and Oxford : from Irwell to Isis », Osiris, 8 (1993), p. 104-126.


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de l'Arcouest, du nom du village de Bretagne où plusieurs d'entre eux ont une maison, et où ils passent une bonne part de leurs vacances. Ce groupe est constitué, parmi d'autres, de Jean Perrin et de P. Langevin, du chimiste G. Urbain, du biologiste L. Lapicque, de Marie Curie, un personnage central du récit que je vais vous faire, ainsi que de l'historien Seignobos. Les scientifiques du groupe vivent dans les mêmes quartiers à Paris, ils se rencontrent souvent en privé et dans des espaces publics — par exemple aux thés Perrin tenus chaque lundi après-midi au laboratoire du maître, et où littéraires et scientifiques, philosophes et hommes politiques boivent thés et cafés dans la verrerie du laboratoire. Pour un temps, ils ont aussi organisé un système d'enseignement propre pour leurs enfants — et Francis Perrin est ainsi entré à l'E.N.S. sans avoir jamais suivi un cours scientifique dans une école ou un lycée 1.

Mon propos n'est toutefois pas de décrire cette sociabilité interne au groupe. J'en ai donné de nombreux éléments dans mon premier livre et je préférerais aujourd'hui regarder la manière dont ils conçoivent et gèrent leur relation au reste du monde. Au coeur de mon exposé sont les représentations qu'ils se font d'eux-mêmes, en tant qu'intellectuels ou savants, leurs valeurs morales et sociales, ainsi que la manière dont ils construisent l'espace technique, industriel et politique avec qui ils sont en contacts réguliers. Je cherche à savoir ce que sont leurs systèmes réglés de pratiques avec cet univers extérieur, comment ils en parlent, avec qui, et à quelles conditions, ils pensent légitimes de travailler. Je cherche à connaître les modes de régulation sociale qu'ils suivent, ce pour quoi ils se battent et ce qui les fait réagir — en bref ce qu'est l'économie des échanges autour des sciences qu'ils fabriquent.

L'économie morale et politique du groupe est en d'autres termes l'objet de ma réflexion — le sens de l'expression étant librement emprunté à E.P. Thompson. Pour lui, je vous le rappelle en deux mots, l'économie morale d'un groupe est « the due organisation of that group's world », « the way it is or has to be regulated », c'est le système d'échange social qu'il considère légitime, le système d'actions qui convient dirait Thévenot — toute violation des règles causant une action directe en retour 2.

Je commencerai par contraster deux images de Marie Curie. La première est classique. Elle est construite à partir des discours de Marie Curie elle-même, et de ceux de ses amis, et donne à voir la scientifique pure, la femme désintéressée et sous-équipée réussissant contre l'adversité. Consacrée à la recherche, comme on est consacré en religion, Marie Curie aime, je cite l'une de ses biographes, « l'atmosphère de paix et de méditation qui est la véritable atmosphère du laboratoire ». La seconde image est plus récente. Elle est le fait de jeunes historiens sensibilisés à ce que nous appelons communément l'histoire sociale des sciences. Elle présente Marie Curie comme très liée au monde industriel, comme active dans le monde social et technique — une image dont nous savons qu'elle est vrai aussi pour d'autres scientifiques du groupe de l'Arcouest. Ce que je me propose de faire est de placer ces images dans une perspective culturelle plus large et de montrer qu'elles ne sont pas antagoniques, qu'elles relèvent peut-être d'une économie commune 3.

Laissez-moi redonner le coeur de l'excellent argumentaire proposé par ces jeunes historiens. Leur thèse est que M. Curie et ses collaborateurs ont délibérément construit

1. Pour une introduction à ces questions, Dominique Pestre, Physique et physiciens en France, 1918-1940, Paris, Éditions des Archives Contemporaines, 1984, 2° édition 1994.

2. E.P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Seuil, 1988 ; E.P. Thompson, Customs in Common, London, The Merlin Press, 1991 ; Anne Secord, «Science in the pub: arisan botanists in early nineteeth-century Lancashire », History of Science, 32 (1994), p. 269-315. Voir aussi Lorraine Daston, « The Moral Economy of Science », Osiris, 10 (1995), p. 3-24.

3. Cette présentation des activités de Marie Curie est directement empruntée à un ensemble de communications présentées lors d'une journée d'étude organisée par le CRHST en juin 1996 à La Villette. À savoir Sorraya Boudia, « Le laboratoire Curie, radioactivité et métrologie » ; Michel Pinault, « Les Joliot-Curies, réseaux en science et politique » ; Xavier Rocqué, « Marie Curie et l'industrie du radium, une première présentation » ; Bénédicte Vincent, « Genèse du Pavillon Pasteur de l'Institut du Radium de Paris ». Ces communications seront publiées dans le numéro 2 de History and Technology en 1997. Les citations de ce paragraphe sont de Rocqué.


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l'industrie du radium en France. Dès 1899, soit moins de deux ans après la découverte de la radioactivité, ils ont cherché la collaboration de la Société centrale des Produits Chimiques. André Debierne, l'assistant des Curie, transforme les techniques de laboratoire en procédures industrielles pour la compagnie, obtenant en retour une part des sels de radium extraits. Cinq ans plus tard, Marie Curie commence une collaboration avec un chimiste industriel, Armet de Lisle. Cette fois c'est Jacques Danne, éditeur du journal Le Radium et membre du laboratoire, qui organise la production. En 1907, Danne fonde son propre laboratoire privé pour fabriquer des instruments dérivés de ceux du laboratoire Curie, et en 1908, un autre chercheur part établir le service de mesure et de purification d'une compagnie fondée cette fois par Henry de Rotschild.

S. Boudia et X. Roqué explique ce comportement par le fait que les éléments radioactifs n'existent qu'en quantité infime dans les minerais, et que seuls des procédés industriels peuvent amener le laboratoire à disposer de quantités suffisantes pour son programme de recherche. La stratégie scientifique de M. Curie, qui est d'amasser autant de radium que possible, et d'identifier les nouvelles substances radioactives, implique ainsi de contribuer directement au développement de l'industrie des radioéléments. Cette stratégie se marque dans ses cours, donnés largement à des ingénieurs, dans la conception d'instruments utiles à la prospection et aux activités industrielles, ainsi que dans une préoccupation continue pour les usages médicaux. Pierre Curie est le premier en France à s'intéresser aux effets biologiques du radium et à collaborer avec des médecins, par exemple, et J. Danne et d'autres ingénieurs formés à l'E.P.C.L, l'Aima Mater de Langevin, de Pierre Curie, puis de Joliot, contribuent, dans les premières décennies du siècle, à la préparation de sources calibrées pour les traitements et à l'évaluation des dosages nécessaires aux activités médicales 4.

Cette image qui place Marie Curie au centre d'un réseau qui est à la fois scientifique, technique, instrumental et industriel est très pertinente. La question est alors de savoir si elle contredit les revendications de pureté et de désintéressement évoquées précédemment. Mon sentiment est que ce n'est pas le cas, ces notions de pureté et de désintéressement ne s'opposant pas alors à celle d'application, ces notions n'étant pas antinomiques avec une volonté d'intervention dans le monde. Définissant la radioactivité comme un champ aux dimensions multiples, comme un champ relevant certes de la science, mais aussi comme un monde qui l'excède largement, Marie Curie et ses collaborateurs pensent la production des substances, et leurs usages techniques et médicaux, comme partie intégrante de leur domaine. Ce choix est bien sûr cohérent avec ce que Marie Curie entend faire de prime abord en termes scientifiques, mais le laboratoire se construit et se précise aussi dans l'action. Prenant appui sur les ressources qui se présentent, celles de chimistes industriels ou de médecins voyant dans les radioéléments une possibilité d'action nouvelle, le laboratoire en vient à se donner un rôle qui dépasse son espace propre. Il n'est pas de raison pour qu'il en soit de même partout. Agissant dans un autre cadre et avec d'autres ambitions, Rutherford et le laboratoire Cavendish font de la radioactivité un simple sous-ensemble des sciences physiques fondamentales, et ils étudient les désintégrations nucléaires, tandis qu'Otto Hahn et Lise Meitner, à Berlin, en font un domaine qui chevauche la physique et la chimie. Le seul laboratoire définissant son champ d'intervention d'une façon assez similaire à ce que fait le laboratoire Curie — c'est-à-dire s'occupant de questions physico-chimiques, mais aussi de métrologie, de minéralogie et travaillant de façon organique avec des industriels — est celui de Stephan Meyer à Vienne — ville située, est-ce seulement un hasard ?, à proximité du domaine minier de Johachimsthal.

La forme des connections industrielles et sociales préférées par les scientifiques du groupe de l'Arcouest peut être précisée en étudiant le cas de G. Urbain, un chimiste éduqué dans la tradition alsacienne et lui aussi un produit de l'E.P.C.L Comme l'a montré Michel Pinault, un jeune historien travaillant sur Joliot, Urbain a directement contribué à la création de la Société des Terres Rares, une entreprise dont la place dans

4. Articles de Boudia, Rocqué, Vincent.


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l'économie des savoirs et des productions industrielles est assez proche de celles occupées par les sociétés avec lesquelles le laboratoire Curie collabore. Les fonctions de la compagnie sont en effet de fabriquer et de vendre des produits dont la purification exige des connaissances très fines de laboratoire. Elle est aussi de fournir aux chercheurs des produits qu'il leur serait très long de préparer eux-mêmes — la fonction de l'universitaire étant d'être un partenaire contribuant à une oeuvre commune utile au bien public 5.

Si, comme je le prétend, le mot de pureté ne s'oppose pas, dans la rhétorique du groupe, à celui d'application, si être un scientifique dans la France d'avant 1940 implique, au contraire, la prise en compte de questions pratiques, industrielles ou sociales, quels sont les sens à associer aux notions de pureté et de désintérêt ? À mon sens, ils renvoient à un positionnement moral postulé par le savant — et Marie Curie comme Georges Urbain peuvent rester purs et désintéressés tout en travaillant avec certains industriels. Pour mieux comprendre ce point, il n'est pas inutile de revenir à l'affaire Dreyfus et à ce qui conduit les intellectuels scientifiques à y intervenir. Comme l'a montré Vincent Duclert dans sa thèse, Duclaux, le directeur de l'Institut Pasteur qui est l'une des chevilles ouvrières de la mobilisation pour la révision du procès, a d'abord pris position publiquement du fait de sa perception de ce qu'était la pratique des sciences. Ne définissant pas la science à la manière d'un Popper, c'est-à-dire de façon épistémologique, mais comme une entreprise dont l'intégrité et la validité sont assurée par la disposition morale de ses praticiens, Duclaux déclare que, en tant que scientifique, il n'a pas d'autre choix que de prendre position. Dans la mesure où le progrès des sciences repose sur la qualité du jugement des hommes de l'art placés devant des problèmes sans solution simple, dans la mesure où être un « bon » scientifique demande impartialité et étude systématique de preuves souvent hétérogènes de nature, Duclaux ne peut que dire que justice n'a pas été rendue dans le cas de Dreyfus. Parce que la science est d'abord un mode moral d'être au monde, parce qu'il est du devoir du savant de manifester cette disposition d'esprit y compris au dehors du laboratoire — et parce que le tribunal militaire a à l'évidence bafoué les règles élémentaires de la justice —, il ne peut que demander la révision du procès — sans prendre position, va-t-il répétant, sur le fond de l'affaire. Et si Langevin et Curie rejoignent alors la Ligue des Droits de l'Homme, c'est aussi qu'ils se définissent et définissent la science de cette façon 6.

Deux autres activités de Marie Curie, que je n'ai pas encore mentionnées, vont me permettre de préciser l'image. Après-guerre, Marie Curie est chargée d'un rapport sur l'état de l'industrie du radium en France par le ministère du Commerce. Assurant que les États-Unis sont en passe de dominer le secteur — un exercice de rhétorique courant lorsque les scientifiques cherchent à obtenir de nouveaux moyens — elle propose la création d'un institut national à vocation industrielle dont les fonctions seraient : (1) de réaliser les traitements industriels dont l'Institut du radium a besoin ; (2) d'améliorer les techniques d'extraction et de purification ; (3) de produire des radioéléments ; (4) d'étudier les usages à venir de ces derniers. Un point intéressant est ici la préférence qu'elle marque pour un laboratoire national. Si travailler avec l'industrie privée n'induit en effet aucune déchéance, une trop grande proximité de l'argent n'est pas sans poser problème. L'intérêt national, qu'elle pense pouvoir incarner puisqu'elle est une scientifique, sera par ailleurs mieux défendu par une institution publique que par une entreprise de droit privé. La science étant mère du progrès, et les savants étant par définition sans intérêt propre (d'où leur moralité)^il est préférable, pour la collectivité, de leur confier la direction de ces laboratoires 7.

Cette dimension de contrôle nécessaire par les savants, personnages les mieux placés pour agir au nom du bien public, apparaît dans un autre épisode de la carrière

5. Sur Urbain, voir Pinault.

6. Thèse de doctorat en cours de Vincent Duclert.

7. Voir l'article de Boudia sur cette question.


1997 - N°s 3-4 §7

de Marie Curie rapporté par S. Boudia. Il s'agit cette fois de métrologie, une métrologie considérée comme indispensable par tous les acteurs qui ont à acheter» vendre «m manipuler des radio-éléments — qu'il s'agisse des médecins (les sources doivent être étalonnées), des industriels (qui ont besoin d'indiquer la nature et la qualité de ce qu'ils produisent ou acquièrent) ou des compagnies vendant des eaux minérales et souhaitant mettre en valeur leur teneur en radioactivité. Dans les milieux scientifiques intermationaux, Marie Curie et Stephan Meyer sont ceux à qui est confié la définition des standards et la construction des étalons — ce qui découle des stratégies adoptées par leurs laboratoires. Très certainement parce qu'elle est sollicitée, Marie Curie étend toutefois rapidement son domaine d'action et crée, dans son laboratoire» un service national de mesures dont la fonction est de certifier les teneurs radioactives des produite qui lui sont soumis. Ici aussi il y a cohérence entre la mise en place de ce service par Marie Curie elle-même, et le fait qu'elle se perçoive comme désintéressée, comme sans intérêts propres. Intègre par définition, le savant est le mieux placé pour remplir la tâche hautement désirable socialement qu'est une calibration neutre, un acte de certification. L'ironie, et l'intérêt de l'histoire, est toutefois que le recteur de l'université conteste la justesse de ces pratiques et qu'il demande des comptes à Marie Curie. Moni qu'il ne partage pas les idéaux et les valeurs du double prix Nobel de physique et de chimie, mais sa place dans les institutions lui fait les instancier, les mettre en oeuvre différemment. Car sa fonction implique de maintenir visible la rigueur et la pureté de l'université de Paris dans son ensemble, il ne souhaite pas qu'un de ses laboratoires sont mêlé à des transactions commerciales, qu'il apparaisse comme mercantile. Marie Curie est bien sûr choquée de ce qu'elle prend pour une suspicion injustifiée à son égard — et elle se défend en en appelant à l'intégrité, évidente, de la scientifique qu'elle est, et à celle, tout aussi naturelle de son laboratoire qui est après tout un laboratoire public.

Pour mieux saisir l'économie morale et politique de ces scientifiques, il est finalement utile de considérer plus avant leur positionnement et leurs actes politiques. Pour la plupart d'entre eux, et même si ceci prend plus de poids avec l'exacerbation des enjeux dans les années 1930, l'acte politique entendu au sens large est aussi important que leur engagement pour la science. Ou plus précisément, les deux sont liés. Etre an savant et un intellectuel implique en effet de repenser et de transformer l'ordre social, grâce au progrès technique d'une part, à la pensée renouvelée du social que la science permet de l'autre. Rappelons que le groupe se situe à gauche politiquement, et qu'il s'agit d'une tradition familiale. Les pères de Pierre Curie, Jean Perrin et Paul Langevin ont soutenu la Commune ou ont eu des ennuis politiques, par exemple, et Joliot, 60 ans plus tard, dira considérer Langevin comme son maître et initiateur 8.

Être un militant signifie plusieurs choses. Être un éducateur d'abord, un éducateur en science et en politique à travers les universités populaires ou l'action associative. Participer aux grands débats d'idées ensuite, par exemple à travers la création de revues et de sociétés comme l'Union Rationaliste établie en 1930, sous la haute bienveillance de la comtesse de Noailles, par Urbain, Lapicque, Langevin, Perrin et une demi-douzaine d'autres professeurs de la Sorbonne. Ici, les savants déploient leurs connaissances pour défendre certaines images du social contre d'autres. Langevin attaque ainsi le darwinisme social et avance que la science a prouvé que c'est « par l'entre-aide et l'association que les espèces se développent ». Être militant signifie aussi prendre part à des réunions publiques, ou accomplir les tâches ordinaires du militant, comme de rédiger des pamphlets ou de les distribuer. Dans les années 1930, au moment même où ils sont en train d'annoncer quelques-unes de leurs découvertes les plus importantes, Irène Curie et Frédéric Joliot sont ainsi souvent hors de leur laboratoire, dans l'arène publique. Pour certains, finalement, être militant signifie accepter des charges directement politiques. C'est encore le cas d'Irène, pourtant très réticente à tenir des rôles publics, et qui accepte de devenir secrétaire d'Etat du gouvernement de Léon Blum. Féministe, elle

8. Sur ces aspects, voir Pestre et Pinault.


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considère de son devoir d'accepter que le premier ministre de la science en France soit une femme. Il est toutefois vrai qu'elle demande très vite à un Perrin, ravi, de la remplacer 9.

J'espère, en conclusion, vous avoir donné l'idée d'une possible cohérence de ce que j'ai appelé, pour simplification, le groupe de l'Arcouest. Une eschatologie soutient ces diverses activités, qu'elles soient scientifiques ou sociales, industrielles ou politiques. Elle est qu'un nouveau contrat social ne pourra pas manquer d'émerger dans le futur, un contrat plus fraternel dans sa nature, et qui sera construit en osmose avec la science et ses valeurs. La pureté de ces hommes s'enracine dans cette eschatologie, elle est inhérente à un engagement qui est, en un seul mouvement, en faveur de la science et de la réforme sociale. Se positionnant comme consciences morales, ils peuvent déclarer (et profondément croire) que leur idéal est de travailler dans « l'atmosphère de paix et de méditation qui est la véritable atmosphère du laboratoire », pour reprendre ma citation du début, et simultanément répéter qu'il est de leur devoir de sortir du laboratoire et de faire de la science une force de libération sociale. À travers les développements techniques et industriels bien sûr, mais aussi (et peut-être surtout) à travers l'éducation populaire et la pédagogie. L'idéal de société qui est le leur est en effet très « pédagogiste ». Son ossature en est l'éducation permanente, sa précondition une sorte d'homogénéisation du corps politique par le savoir, la raison, et l'exercice de la conviction.

Resterait un point d'importance, un point qui, comme le précédent, ne semble pas avoir fait l'objet d'une étude approfondie. Il s'agit du lien à la nation, au groupe national — et notamment au pays en guerre. Un axe d'entrée serait ici le rapport au militaire, à la recherche de défense. L'hypothèse qui me semblerait à tester est que le lien à la recherche militaire est somme toute assez naturel pour ces scientifiques, en tout cas beaucoup plus que le lien à l'industrie. Celui-ci est en effet toujours susceptible d'une pollution par l'argent et l'intérêt particulier, alors que les militaires relèvent de l'État et de l'intérêt commun. Durant la première guerre, Langevin le pacifiste travaille avec Maurice de Broglie pour la Marine à Toulon, tandis que Marie Curie circule au front avec ses équipements de radiographie (et sa fille Irène), et que Perrin et les autres étudient les questions de détection ou celle des gaz. Dans l'entre-deux-guerres et l'après 1945, il est acquis que, en cas de choix entre militaires et industriels, c'est la collaboration avec les premiers qui est communément retenue. Cette attitude me semble au fond peu surprenante — même si elle n'est pas celle spontanément donnée par les acteurs. Elle mériterait toutefois un approfondissement puisqu'elle conditionne toute appréhension meilleure de l'économie morale et politique des cercles scientifiques de gauche dans la France du xx° siècle.

Débat

• K. Chemla : À Anne Rasmussen : pour rendre compte du phénomène des congrès, tu proposes de mettre l'accent sur les représentations plus que sur les pratiques, en tout cas de mettre en tension les deux éléments. D'abord je crois qu'il faut insister sur le phénomène de la hiérarchie interne des disciplines dans le cadre de la représentation qu'en donnent les congrès. Je ne pense pas que le modèle de la République des Lettres soit valable pour toutes les disciplines scientifiques. Par exemple, les congrès internationaux de mathématiques qui commencent en 1897, offrent une image extrêmement hiérarchisée qui va être intériorisée par la communauté. Ce phénomène se diffuse à partir des congrès et semble prendre de l'ampleur au début du xxe siècle. Pour mieux le cerner, il y a tout un programme de recherches à mettre en place. Ensuite, peut-on

9. Voir ici Pestre et Pinault. Citation dans Pestre (1984), 179.


1997 - N°s 3-4 69

vraiment parler du caractère conservateur des congrès du point de vue du contenu des disciplines, ou peut-on voir en eux une forme peut-être innovante mais dont le contenu est tourné vers le passé ? Encore une fois, les congrès de mathématiques qui définissent toujours des programmes tournés vers l'avenir, démontrent le contraire. Ne pourrait-on nuancer et préciser certaines de tes conclusions ?

• P. Minard : Peut-être faut-il nuancer la représentation des congrès comme forme passéiste dans leurs résultats, notamment à la lumière des travaux d'Éric Brian sur les congrès de statistiques. Ils jouent un rôle d'homogénéisation internationale de la discipline. Par là, leur rôle est effectif. La dénégation systématique de la controverse dans les congrès au prétexte de la « communalisation » du milieu, est-elle un invariant ou pas ?

• A. Rasmussen : Dissipons tout malentendu. Pour répondre aux deux questions à la fois, je précise que lorsque je parle de contenu conservateur, cela ne concerne pas le contenu des savoirs qui se diffusent ou qui se publient dans les congrès. Je voulais caractériser ces représentations des sociabilités qui avaient lieu comme conservatrices. Le congrès est une forme nouvelle dans la mesure où elle n'existait pas encore en 1850. Elle émerge et elle connaît une explosion. Le conservatisme tient à la façon dont les acteurs de cette pratique neuve l'interprétaient. Mon propos était plus particulièrement centré sur la seule question des sociabilités. Je ne prétends pas réduire les congrès à de simples pratiques de sociabilité ; le domaine des connaissances, la question de la diffusion et de l'institutionnalisation des savoirs par l'intermédiaire des congrès sont, bien sûr, de toutes autres questions. Je maintiendrais cependant certains points. La comparaison avec la République des Lettres repose, d'une part, sur le discours qui se retrouve chez de nombreux congressistes et, d'autre part, sur les critiques formulées aussitôt à propos des congrès, forme lourde, redondante, peu adaptée à la vie scientifique. Bien entendu, le discours critique n'est pas unanime et les pratiques peuvent le contredire puisque l'on se rend à ces congrès. Par ailleurs, les discours des congressistes renvoient bien à un idéal de la République des Lettres, à une période largement mythique qui serait celle d'une circulation des connaissances, par delà les frontières, mais avec une volonté de recréer un milieu assez restreint et donc assez élitiste. Cela même au moment où la science est réputée s'élargir à une dimension de masse.

À propos des contenus, je ne conteste pas du tout que la tenue des congrès de mathématiques ait contribué à hiérarchiser la discipline, mais il me semble que l'idéal de la République des Lettres s'y maintient dans la mesure où, par exemple, l'on y revendique fortement la présence des philosophes. Dans les discours d'ouverture des congrès de mathématiques on fait appel à des philosophes. Les congrès de physique, les congrès de philosophie, les congrès des grandes disciplines en général, sont des lieux de réunion pour les praticiens de disciplines diverses. Et il me semble trouver là une trace de l'ancien idéal de la République des Lettres, la manifestation d'une aspiration à la synthèse des savoirs. On a soin de chercher des lieux où les congrès puissent se tenir de façon concomittante de façon à ce que leurs participants circulent d'une réunion à une autre.

En réponse à Philippe Minard, il me semble qu'il y a une récurrence de ce thème de l'évitement de la controverse parce que le congrès est un lieu d'exposition et de diffusion des connaissances acquises. Dans cette période, les grands débats ont lieu ailleurs que dans les congrès.

• S. Fayet-Scribe : Dans la perspective d'une lecture des représentations, que pourriezvous dire de la rupture des années 1914-1918?

• A. Rasmussen : Si l'on ne réduit pas la forme congrès à une idéologie internationaliste mais que l'on voit qu'il s'agit plutôt d'un fonctionnalisme intellectuel se mettant en place, la guerre constitue bien sûr une interruption. Il me semble néanmoins que la forme congrès telle qu'elle ressurgit dans les années vingt et trente n'est guère différente sur le fond de ce qu'elle exprimait déjà à la fin du xrx° siècle. Il y a des ruptures ultérieures plus significatives sur le plan structurel et le rôle intellectuel de la forme


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congrès n'est plus du tout de même nature par comparaison avec ce qu'il était auparavant. La rupture de la première guerre mondiale est essentiellement fonctionnelle : elle est liée à la difficile reprise des relations internationales scientifiques, à l'éviction de l'Allemagne des grandes organisations...

• P. Brioist : Une question à Benoît Lelong à propos du lien entre les savants et l'industrie : ne peut-on comparer le cas anglais avec ce qui se passe ailleurs en Europe ? Je songe, par exemple, au lien très étroit qui se tisse dans les années 1880 en Allemagne entre l'institution savante universitaire et l'industrie. Ne peut-on mettre ça en perspective également avec la réussite industrielle et scientifique d'une nation ?

• B. Lelong : Il est indéniable que le processus que j'ai décrit ne se poursuit pas en vase clos dans le cadre unique de l'Angleterre. La référence à l'Allemagne et à la France est souvent présente dans les arguments qui sont échangés dans les débats publics que j'ai évoqués.

• K. Chemla : Dans la description du Cavendish laboratory, la sociabilité de ce groupe de jeunes gens apparaît comme une sociabilité de jeunes hommes. A l'inverse, la communication de Dominique Pestre évoquait une ambiance très familiale. En fait, quelle est la place des femmes ? Quelles sont leurs activités ?

• B. Lelong : La sociabilité de ces jeunes physiciens de Cambridge est incontestablement très masculine. Il y avait très peu de femmes, mais certaines suivaient les cours de J.J. Thompson et menaient des recherches expérimentales. Aucune n'a publié sous son propre nom.

• D. Pestre : La communauté parisienne apparaît avec un nombre de femmes plus important. Elles existent en tant que telles, parce qu'elles sont professeurs à la Sorbonne ou qu'elles occupent des fonctions de ce genre.

• S. Boudia : Il y avait un grand nombre de femmes dans le laboratoire Curie, plus que dans les autres laboratoires. Selon les années, elles pouvaient représenter au moins la moitié des effectifs. Nombre d'entre elles n'étaient pas françaises et pas forcément intégrées dans le groupe de l'Arcouest. Cela dit, en dehors de quelques personnalités féminines, scientifiques, connues, ainsi Marie Curie, Irène Joliot, Hélène Langevin, il faudrait étudier plus finement la place effective des femmes dans les sociabilités scientifiques et il n'est pas évident que leur situation soit fondamentalement différente en France et en Angleterre.

• /. Lôwy : Il me semble que les femmes conservent un statut marginal. Dans les premiers temps de l'Institut Pasteur, on rencontre un certain nombre de femmes qui participent aux cours et aux travaux de laboratoire mais elles conservent un statut à part.

• C. Jami : Ma question s'adresse à Dominique Pestre et concerne le rapport entre positionnement moral du scientifique et son engagement politique. Cela m'évoque ce qu'on nomme le « visible collège » à Cambridge dans l'entre-deux-guerres dont les membres étaient assez engagés à gauche. Je constate l'importance du darwinisme social dans la culture des scientifiques anglais. De ce point de vue, y a-t-il des différences nationales marquées, par exemple, entre la France et l'Angleterre ?

• P. Petitjean : En relisant différents ouvrages sur le « visible collège » à Cambridge, il semble qu'il y ait eu une proportion de 10 % de femmes qui travaillaient parmi les étudiants gradués (graduate students). En revanche, leur proportion est beaucoup plus importante dans les associations universitaires qui se forment, de l'ordre de 30 à 40 %, et elles peuvent avoir des responsabilités importantes. Leur participation n'est donc pas aussi invisible que ça dans l'espace public.

• D. Pestre : Dans les formes associatives d'action politique, en France, à l'inverse du « visible collège », je ne vois à peu près jamais de femmes. Dans l'Union rationaliste, qui vient de ce groupe de l'Arcouest, à part la comtesse de Noailles, sous la présidence de laquelle tout cela est monté, les douze membres fondateurs sont tous des mâles de la Sorbonne. Dans mon exposé, pour la partie politique notamment, il aurait été


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important de différencier ce qui se passe dans les années trente de ce qui se passe avant. Avant 1933-34, on se trouve assurément dans le régime des sociabilités radicales.

• P. Minard : J'ai bien compris qu'avec la communication de Dominique Pestre, il était question de l'éthique d'un groupe de scientifiques, mais je ne vois pas trop ce que la notion d'économie morale et politique empruntée à E.P. Thomson ajoute au mot d'éthique. J'y vois plutôt des inconvénients dans la mesure où cette notion est étroitement connectée à une représentation du monde social qui est difficilement concevable en dehors d'un univers où l'économie des subsistances pèse fortement et où il y a une relation entre cette économie de subsistances et un pouvoir qui est le pouvoir royal. Deuxième point, on a bien vu la démonstration qui consistait à souligner une cohérence entre trois sphères : monde politique, monde savant, monde industriel. Mais justement, n'y a-t-il pas des zones de non-recouvrement et de contradiction entre ces trois sphères. La cohérence me paraît trop belle...

• D. Pestre : Nombre d'historiens des sciences dans les pays anglo-saxons se sont réappropriés cette notion d'économie morale d'E.P. Thompson et l'ont déconnectée de son contexte historique propre. La notion est alors définie comme le système des échanges sociaux qui régulent le groupe directement ou indirectement, et dont on peut percevoir la cohérence à partir du moment où il est menacé, parce qu'il suscite à partir de ce moment là une série d'autres réactions. Certes, le terme est devenu plus abstrait que chez E.P. Thompson. Peut-être pourrait-on alors prendre comme synonyme le terme de « civilité » ou un autre vocable qui permettrait de saisir cet ensemble de régulation des échanges d'un groupe ou d'un groupe vis-à-vis de l'extérieur. Il y a peut-être là les termes d'une discussion à mener entre nous, historiens des sciences, et vous, historiens.

Sur le second point, oui, je pense que la question est tout à fait pertinente. Il faudrait reprendre l'exercice à l'envers et poser cette question sur tous les points décrits ou vécus par l'auteur comme contradictoires. Un exemple classique, à propos de l'aprèsguerre, est justement le système extrêmement complexe des relations au militaire. Lorsqu'il y a un choix de contrat à faire entre un industriel et un laboratoire militaire, par exemple, un universitaire marqué à gauche choisira à tout coup le militaire. Dans le cadre de l'Académie, toutefois, ce même personnage tiendra un discours qui ignorera le plus souvent les militaires. Autrement dit, il règle dans chaque contexte, successivement, cette question du rapport au militaire sans que cela lui paraisse contradictoire. A nous de recomposer la complexité des motivations, des actes et des actes de langage dans des contextes bien spécifiés.

• K. Chemla : Ton but était de montrer que les deux images de Marie Curie, celles données par une historiographie plus ancienne et par une plus récente, n'étaient pas contradictoires dans l'esprit des acteurs. Quand cette idée qu'elles le sont est-elle apparue ?

• D. Pestre : Dans les années trente, l'idée que la science est intrinsèquement liée à la guerre est une idée banale. C'est un acquis pour une grande partie de l'historiographie et de la sociologie des sciences. Cela disparaît après la guerre. Dans l'historiographie des années cinquante, qui se construit aux États-Unis dans le cadre de la Guerre froide, pour nous assurer que c'est le monde libre qui sait pratiquer la science, contrairement au communisme qui en a une conception utilitaire vouée à l'échec, la pureté en tant que valeur est fortement réactivée et le lien utilitaire est dénié. On pourrait même interpréter toute une partie des social studies et des cultural studies comme la volonté d'affirmer que, non, la science n'est pas pure comme on a essayé de nous le faire croire*.

Un problème technique nous a empêché de transcrire les ultimes interventions.


SUR LA « CRISE » DE L'HISTOIRE

Autour du livre

de Gérard NOIRIEL

Table-ronde

du 16 mars 1997

Gérard NOIRIEL

Remarques pour un débat 1

Dans son ouvrage La Synthèse en histoire, le philosophe Henri Berr, évoquant le débat sur l'histoire au début du siècle, précisait : « De la science de l'histoire comme de la science en général, on peut dire à volonté ou qu'elle n'est pas, ou qu'elle ne cesse d'être en crise » 2. Cette affirmation reste tout à fait pertinente dans le contexte actuel. C'est la raison pour laquelle je n'ai pas cherché à « démontrer » dans mon livre qu'il y aurait « vraiment » une « crise » de l'histoire aujourd'hui. Tous les historiens qui participent à cette discussion sont forcément juge et partie. Il serait facile de montrer que les avis sur le sujet ne se distribuent pas au hasard, mais sont liés aux positions institutionnelles des uns et des autres. A titre d'hypothèse, on peut dire que ce sont les historiens appartenant à la génération « intermédiaire » (ceux qui ont accédé récemment aux postes de professeurs ou de directeurs de recherche) qui sont les plus enclins à parler de « crise ». Les plus jeunes savent que leur intérêt est de rester prudents sur le sujet et les plus âgés, qui ont leur bilan et leurs oeuvres à défendre, ont plutôt tendance à nier l'existence d'une crise. Dans cette perspective, la multiplication des propos sur la « crise » de l'histoire apparaît comme un reflet des mutations sociologiques qui affectent notre discipline. La génération qui a profondément marqué de son empreinte l'historiographie de ces dernières décennies entre progressivement à l'âge de la retraite. La génération suivante, soucieuse de se montrer à la « hauteur » de sa devancière, doit nécessairement rejeter les anciens « paradigmes » pour pouvoir imposer les siens. Même parmi ceux qui s'accordent sur le constat de « crise » de l'histoire, on voit bien que les

1. Ce texte développe les remarques introductives que j'ai présentées au cours du débat organisé par la S.H.M.C. autour de mon livre : Sur la « crise » de l'histoire, Paris, Belin, 1996. J'y ai ajouté un certain nombre de précisions pour essayer de dissiper certains des malentendus apparus au cours de la discussion. Je remercie très vivement les organisateurs de ce débat et tous les collègues qui ont bien voulu y participer.

2. H. Berr, La Synthèse en histoire, Paris, Albin Michel, 1953, p. 307 (l^éd., 1911).


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points de vue en présence divergent en fonction des positions institutionnelles des uns et des autres. En gros, les universitaires tendent à privilégier la crise du métier d'historien (la dégradation des conditions matérielles, l'augmentation des tâches pédagogiques et administratives au détriment de la recherche...), alors que ceux du C.N.R.S. ou des grands établissements mettent surtout en avant la crise du savoir historique (déclin des anciens « paradigmes », « émiettement » de la connaissance...).

Les discours sur la « crise » de l'histoire

Sans nier la réalité de ces problèmes, il m'a semblé que le meilleur moyen de clarifier cette question de la « crise » de l'histoire, n'était pas d'entrer dans le débat sur le degré de réalité de celle-ci, mais d'examiner les façons dont les historiens en parlent. Le débat sur la « crise » n'est en effet qu'un élément au sein d'un ensemble plus vaste de publications récentes qui nous proposent un « état des lieux » de l'histoire aujourd'hui. Le point commun entre les propos sur la « crise » et ces « bilans », c'est que les historiens qui nous les présentent dressent, en fait, des palmarès sur ce qui est « nouveau », « prometteur » dans la discipline et ce qui est, à leurs yeux, « dépassé », « traditionnel ». Aucun historien ne peut rester insensible à des jugements de ce type, surtout quand ils émanent de ses collègues. Comme toutes les autres catégories de salariés, nous avons besoin pour continuer à « investir » (comme on dit) dans notre travail, que nos efforts et nos mérites d'enseignants-chercheurs soient reconnus par nos pairs. Comment pourrions-nous admettre de gaité de coeur de ne pas être cités dans un bilan sur la situation actuelle de la discipline ou d'être classés dans la rubrique des « dépassés » ? D'où la question centrale que je pose dans ce livre : sur quels critères reposent les jugements qui sont prononcés dans ces diagnostics ? Et plus généralement — car si l'on examine bien les choses, nous sommes tous, à un moment ou à un autre, confrontés à la nécessité de juger le travail de nos collègues et de nos étudiants — je m'interroge sur les critères qui sous-tendent toutes nos évaluations. Je profite de l'occasion qui m'a été offerte aujourd'hui pour ajouter que la lecture de l'ouvrage collectif dirigé par François Bédarida, L'histoire et le métier d'historien, J945-19953, paru après la rédaction de mon livre, m'a conforté dans l'idée qu'il était urgent d'ouvrir un large débat sur cette question. Dans la postface, François Bédarida indique explicitement que ce bilan d'un demi-siècle de recherches historiques s'inscrit dans le prolongement des deux entreprises de même type réalisées par le C.N.R.S. en 1965 et en 1980. A la différence des autres publications récentes sur le sujet, parues chez des éditeurs « privés » et n'engageant que leurs auteurs, L'histoire et le métier d'historien peut être considérée comme une sorte de bilan « officiel » du travail accompli dans notre discipline depuis cinquante ans. Cet état des lieux a été effectué, en effet, sous l'égide du Comité français des Sciences Historiques et du C.N.R.S., pour être présenté lors de cet événement majeur que constitue, pour notre communauté professionnelle, le Congrès International des sciences historiques (tenu à Montréal en 1995). Mais il suffit de comparer ce bilan avec les deux précédents pour constater que même ceux qui dirigent aujourd'hui les institutions de notre discipline ne croient plus vraiment à l'existence d'une « communauté » historienne. Sans entrer dans les détails d'une étude que je compte approfondir ultérieurement, on constate que dans le rapport de 1965, préparé sous l'égide de F. Braudel, E. Labrousse et P. Renouvin, les responsables avaient pris soins d'inclure une bibliographie exhaustive de tous les ouvrages scientifiques publiés depuis 1945. Dans celui de 1980, avait été intégrée la liste de toutes les thèses soutenues depuis quinze ans. Les représentants les plus éminents de notre discipline manifestaient ainsi leur considération pour l'ensemble du travail scientifique réalisé depuis la guerre. Le nom de tous les historiens était cité au moins une fois dans le bilan, chacun pouvait

3. F. Bédarida (dir.), L'histoire et le métier d'historien en France, 1945-1995, Paris, Éditions de la M.S.H., 1995.


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y voir une marque de reconnaissance pour son travail. Dans le dernier rapport, cette présentation exhaustive des publications scientifiques a complètement disparu. Il ne reste que le « palmarès » établi par un petit nombre d'historiens, certes éminents, mais qui en l'occurrence sont eux-mêmes juges et parties. Sur 39 collaborateurs, il n'y a que deux femmes, quatre provinciaux, la quasi totalité sont professeurs, directeurs de recherche ou membres de l'Institut. La question n'est pas de mettre en doute ni la compétence, ni le sérieux, ni le souci d'objectivité des auteurs, mais de s'interroger sur le bien-fondé d'une procédure qui conduit, par la force des choses, à citer les auteurs qu'on fréquente, les travaux qu'on connaît (en commençant le plus souvent par ses propres recherches) au détriment des autres. Les protestations qui ont suivi la publication de ce bilan officiel de la part de certains collègues dont les travaux ont été injustement oubliés montrent bien l'ampleur du malaise que suscite ce genre de pratiques 4.

Envisager l'histoire comme une pratique sociale

Il me semble que pour renouveler la réflexion sur notre discipline, il est nécessaire de décloisonner le débat actuel en essayant d'intégrer dans un même ensemble les analyses centrées sur le métier d'historien et celles qui se préoccupent du savoir historique. Comme j'ai essayé de le montrer, cette bi-polarisation est le produit de l'histoire de la discipline elle-même. Celle-ci s'est autonomisée à la fin du xrxe siècle en mettant en valeur la spécificité de ses savoir-faire (la fameuse « méthode historique ») pour se dégager de l'emprise des disciplines voisines (la littérature et la philosophie), du journalisme et des pressions politiques. Dans les années cinquante et soixante, qui constituent la deuxième moment majeur d'innovation, c'est cet enfermement disciplinaire qui a été dénoncé au profit de « l'interdisciplinarité » et d'une réflexion épistémologique sur l'objet de l'histoire. Aujourd'hui, après un demi-siècle d'ouvertute interdisciplinaire, je crois que le temps est venu de procéder à un véritable bilan. Contrairement à ce que certains ont pu croire, il ne s'agit nullement pour moi de rejeter l'interdisciplinarité, ni de prôner un « retour » à je ne sais quelle histoire « traditionnelle » ou un repli au sein d'une « communauté » recroquevillée derrière ses remparts. J'aurais peut-être dû dire plus clairement dans le livre, mais cela me semblait aller de soi, que mon but n'est pas de retourner en arrière, mais au contraire de promouvoir des formes d'interdisciplinarité nouvelles et plus efficaces. Pour des raisons sur lesquelles je reviendrai plus loin, je crois que pour être crédible, un historien désireux de se livrer à un examen critique de la situation actuelle de l'histoire doit commencer par interroger son propre camp, avant de s'attaquer aux autres. Nous sommes beaucoup à déplorer le fait que l'ouverture de l'histoire sur les sciences sociales ou sur la philosophie n'ait pas permis de renouveler davantage la recherche historique. Pour ma part, je m'efforce depuis une vingtaine d'années de promouvoir une histoire sociologique (socio-histoire) qui, me semble-t-il, n'est pas encore véritablement reconnue comme un champ légitime de la recherche historienne. Il est évident que cela peut s'expliquer en partie par les réticences que manifestent beaucoup d'historiens pour tout ce qui est étranger à leur univers familier. Il y aurait une étude intéressante à faire sur les usages que font beaucoup d'entre eux des désignations identitaires (« espèce de philosophe » ou « espèce de sociologue ») pour tenir à l'écart ceux qu'ils perçoivent comme une menace pour leur propre identité d'historien parce qu'ils leur posent des questions auxquelles ils ne savent pas répondre. Ayant eu à subir ce genre d'avanies, y compris dans les moments décisifs que constituent dans notre carrière les épreuves de nomination, ce n'est pas moi qui vais contester la réalité de ces résistances. Mais, considérant que c'est en me tournant vers mes propres amis que j'avais le plus de chance de faire évoluer les choses,

4. Les auteurs ayant préféré ne pas rendre publiques ces protestations, il ne m'est pas possible de fournir ici les éléments de preuve indispensables pour étayer cette analyse.


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j'ai surtout insisté dans ce livre sur nos propres responsabilités dans la situation que nous déplorons. Il est vrai que chez les partisans de « l'interdisciplinarité » le discours sur l'innovation est parfois confondu avec l'innovation elle-même. Il ne suffit pas de citer à tout propos le dernier philosophe à la mode pour faire avancer la recherche dans notre discipline. Dans ce livre, je suis parti du principe qu'au lieu d'incriminer, de façon répétitive, les « pesanteurs » de l'institution, les « routines » académiques, l'« empirisme » de la recherche historique, etc. — facteurs sans doute réels mais sur lesquels nous avons peu de prise — ceux qui se réclament aujourd'hui de la tradition des Annales devaient commencer par tourner les armes de la critique contre leur propre tradition de pensée, renouant ainsi avec l'esprit pionnier des fondateurs de la revue.

C'est dans cette perspective que j'ai abordé les écrits publiés à partir des années 1970 par ceux que j'appelle dans le livre, les « historiens-épistémologues » : H.I. Marrou, P. Veyne, M. de Certeau... Je pense que ces ouvrages ont constitué une rupture dans la réflexion sur l'innovation en histoire. Il est vrai que si l'on se place au niveau de l'ensemble de la communauté historienne, on peut dire que ces ouvrages théoriques n'ont pas eu beaucoup d'impact. Je pense, néanmoins, que leur influence a été grande pour la toute petite minorité des historiens qui tiennent des discours sur l'histoire et qui, de ce fait, exercent une grande influence sur les façons de concevoir l'innovation dans la discipline. Je crois qu'au fil du temps les arguments épistémologiques introduits au début des années 1970 se sont répandus et ont joué un rôle de plus en plus grand dans les luttes qui opposent entre eux les tenants des nouveaux courants de recherche (notamment le « linguistic tum » aux États-Unis et le « tournant critique » des Annales). Schématiquement, qu'ils soient partisans du marxisme, de l'herméneutique, du structuralisme, etc., ces historiens-épistémologues pensent que la philosophie peut fournir les fondements théoriques dont l'histoire a besoin pour trancher ses débats internes, tracer des frontières entre science et récit, objectivité et subjectivité, vérité et erreur. Comme je l'ai souligné dans mon livre, je suis moi-même très redevable à ces ouvrages. Influencé par le marxisme (tendance Althusser/Balibar) comme beaucoup des étudiants des années 1970, j'ai vu dans les réflexions épistémologiques de Pierre Vilar, de Paul Veyne, de Michel de Certeau, une incitation à dépasser les frontières académiques et les cloisonnements disciplinaires, à acquérir, en autodidacte, une petite culture épistémologique. A mes yeux, l'apport essentiel de ces ouvrages, c'est d'avoir souligné qu'il n'était pas possible de tenir des discours sur l'objectivité, la vérité, la réalité en histoire sans compétences philosophiques. Comme l'avait déjà souligné Marc Bloch dans l'Apologie pour l'histoire, la division du travail universitaire à la fin du xrxe siècle explique que ce genre de réflexion sur le savoir soit devenu la spécialité des philosophes et si nous voulons, nous historiens, que nos propres compétences soient reconnues, nous ne pouvons pas nier ou refuser que nos collègues des disciplines voisines aient eux aussi leur propre spécialité. L'introduction de ces préoccupations épistémologiques a eu aussi pour effet d'orienter la réflexion de l'avant-garde historienne vers la question de « l'objet » ou de « l'écriture » de l'histoire au détriment des- préoccupations dominantes jusqu'à Marc Bloch, centrées sur le « métier » d'historien. En gros, les historiens-épistémologues considèrent que les critères qui définissent l'innovation sont à chercher dans la philosophie. Dès lors, il suffit de posséder la bonne référence théorique pour faire progresser l'histoire. On comprend dans ces conditions que, pour eux, la question de savoir quel type de pratiques il fallait mettre en oeuvre pour qu'une partie significative des historiens partagent ces nouvelles références, comment les adapter pour qu'elles soient compatibles avec les contraintes et les nécessités de la recherche historique, comment les « traduire » pour qu'elles puissent être comprises par nos collègues, ne se posait pas 5. Puisque la philosophie de référence est juste elle finira par s'imposer d'elle-même. Cette indifférence

5. Les discussions que j'ai eues autour de ce livre m'ont fait prendre conscience que j'avais été, sacrifiant moi aussi aux luttes de générations un peu injuste avec H.I. Marrou. Dans la contribution qu'il a donnée à l'ouvrage collectif L'histoire et ses méthodes, Paris, Gallimard, 1962, il se montre beaucoup plus préoccupé du travail collectif que je ne l'ai dit. Cf. notamment p. 1533-35.


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pour les questions pratiques, de même que la tendance à identifier l'innovation en histoire avec la découverte de nouvelles références philosophiques, ont beaucoup contribué, les jeux de concurrence aidant, à l'atomisation et la marginalisation du courant historiographique le plus ouvert sur l'extérieur.

C'est ce constat qui m'a amené, progressivement, à essayer de reprendre autrement la question de l'interdisciplinarité et de la réflexion sur l'histoire. Tout en restant convaincu qu'on ne pouvait pas réfléchir sérieusement à ce qui fait la spécificité de la connaissance historique sans prendre appui sur la philosophie, il m'a semblé de plus en plus évident que des philosophes n'ayant jamais pratiqué eux-mêmes la recherche historique, fussent-ils aussi éminents que Kant, Comte, Heidegger ou Ricoeur, ne pouvaient nous fournir des instruments universels susceptibles de résoudre les problèmes que nous rencontrons dans notre pratique de chercheur. Le type d'exercice auquel s'est livré Paul Veyne, par exemple, qui consiste à convoquer les grandes figures de la philosophie continentale pour affirmer que l'histoire n'est pas une science mais une « mise en intrigue », que l'historien ne peut énoncer des vérités mais seulement des interprétations, etc. m'est apparu de plus en plus vain. D'abord l'expérience a montré que l'immense majorité des historiens ne se sont jamais sentis concernés par ce type de débat ; ce qui explique le peu d'effets qu'ils ont eu dans notre discipline. Ensuite, étant donné que les philosophes, depuis Platon, n'ont jamais réussi à résoudre la question des fondements de la connaissance, introduire ce type de discussions en histoire, ne pouvait que livrer la discipline aux polémiques sans issues qui ont constamment déchiré le champ philosophique. Cela me paraît d'autant plus inutile en histoire, que les historiens ne sont pas épistémologues de formation et n'ont pas le temps, sauf à renoncer à leur fonction d'historien, de se livrer sérieusement au travail philosophique. Ils ne peuvent donc avoir entre eux que des débats épistémologiques de « deuxième catégorie », constamment dépendants de ce que disent les vrais philosophes. Lorsqu'on examine l'évolution des débats épistémologiques en histoire depuis la deuxième guerre mondiale, cette dépendance saute aux yeux. Bien souvent, « l'innovation » consiste à changer de cheval philosophique, à rejeter la référence à la mode jusque là pour se réclamer d'un nouveau maître à penser, le plus « exotique » possible. Aux États-Unis, le « linguistic tum » et le « postmodemism » offrent aujourd'hui maints exemples de ce rapport caricatural à la philosophie. Cela ne sert ni les intérêts de la philosophie ni ceux de l'histoire, même si on constate que bien souvent, il peut être utile dans les stratégies de carrière et de promotion personnelle, de se présenter (à peu de frais) comme un grand « penseur » 6. Ce type de problèmes se pose également en France. Dans les années 1950, les batailles menées par Braudel et les Annales contre « l'histoire récit » ont été livrées au nom d'une philosophie vaguement « naturaliste », héritée du durkheimisme, qui prétendait aligner les sciences de l'homme sur les sciences de la nature. Depuis Paul Veyne, la réhabilitation du « récit » et de « l'écriture » s'appuye sur les arguments développés, dès la fin du xrxe siècle, par la philosophie herméneutique (et notamment par Dilthey) contre le naturalisme.

Dans mon livre, je propose aux historiens qui ne souhaitent pas prolonger indéfiniment ce genre de querelles, mais qui sont intéressés par la réflexion sur l'histoire (ce qui n'est pas, bien sûr, une obligation), de se tourner vers la philosophie qui est la plus proche de ce qu'ils font, car je pense qu'ils pourront y puiser des outils à la fois pour mieux comprendre leur pratique, mais aussi pour mieux la défendre contre ceux qui la discréditent. Cette philosophie, c'est le pragmatisme, élaborée à partir de la fin du xixe siècle, principalement par des philosophes américains (C.S. Peirce, W. James, J. Dewey), mais qui n'a jamais eu beaucoup de succès en France, parce qu'elle a été disqualifiée dès le départ, à la fois par les positivistes (comme Durkheim) et par leurs

6. Je précise que la recherche historique aux États-Unis ne se résume pas à cette caricature. Parler de dérive « américaine », c'est sacrifier, à mon sens, à une forme de nationalisme intellectuel que pour ma part je combats fermement. En fait, aux États-Unis, la recherche historique est extrêmement diverse et fait preuve d'un dynamisme qu'on ne trouve pas aujourd'hui en France.


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adversaires, adeptes de la philosophie critique de l'histoire (comme Raymond Aron). Les arguments que je développe dans mon ouvrage pour critiquer l'usage que font aujourd'hui les historiens de la philosophie dans leurs querelles internes sont en fait empruntés à la philosophie pragmatiste. Le reproche qui m'a été fait de défendre l'histoire « contre » la philosophie est à mon sens sans fondement. J'y vois la confirmation que même les historiens les plus ouverts au dialogue avec les philosophes confondent les courants philosophiques les plus connus aujourd'hui en France avec LA philosophie. Mais, comme l'histoire, la discipline philosophique est un univers très complexe, éclaté en une multitude de courants divers. Sans entrer dans les détails, ce qui m'a intéressé dans la réflexion des philosophes pragmatistes, c'est qu'ils affirment qu'il n'est pas possible de découvrir des fondements universels de la connaissance, des critères généraux qui nous permettraient de dire ce qu'est véritablement la science, la vérité, l'objectivité, etc. Les pragmatistes rejettent ces philosophies qu'ils appellent « fondationnalistes » (pratiquement toutes héritées de Kant), en considérant que seuls les individus engagés dans des pratiques de connaissance peuvent élaborer ensemble les critères qui définissent leurs propres normes de vérité ou de scientificité. Les philosophes, habitués à manier des abstractions et des concepts, peuvent seulement aider les chercheurs à réfléchir plus rigoureusement à ce qu'ils font. Lorsque le père fondateur du pragmatisme Charles S. Peirce affirme : « Aussi longtemps qu'un seul homme est capable de voir une tache sur la planète Vénus, ce n'est pas un fait établi » 7, il veut insister sur l'idée que, pour lui, l'élaboration d'une connaissance scientifique est un processus social. Une découverte ne devient « scientifique » que si elle est communiquée et si elle est ensuite discutée par des individus compétents dans le domaine considéré, qui pourront ainsi la valider ou la rejeter. Dans cette perspective, la différence essentielle entre la « science » et la « littérature » ne tient pas à leur objet, mais au type de pratiques sociales qu'elles impliquent. La perspective pragmatiste privilégie les notions de communication, de communauté de compétence, de solidarité entre chercheurs. Elle appréhende l'élaboration et la réception des connaissances comme les deux facettes d'un même problème. Elle affirme qu'au lieu de chercher à fonder notre savoir en cherchant des arguments extérieurs à notre propre univers de compétence, il est plus utile de justifier auprès de ceux qui appartiennent à notre propre communauté, nos affirmations ou nos orientations de recherche. Dans ces conditions, on ne peut plus promouvoir un nouvel objet d'étude ou un nouveau « paradigme » en histoire en s'appuyant sur un argument d'autorité philosophique (par une référence/révérence à Marx, Ricoeur, Foucault ou autre), mais par un travail de justification qui permettra de convaincre les collègues concernés de l'intérêt, pour la discipline, des nouvelles orientations que nous proposons.

Ce rapide aperçu montre bien, je crois, combien la définition pragmatiste de la connaissance est proche de la conception « spontanée » que beaucoup d'historiens se font de leur métier. Quand on examine les propos sur l'histoire qu'ont tenus tous ceux qui se sont intéressés au « métier » d'historien depuis un siècle, on remarque la place importante qu'occupent les notions de compétence, de communauté, de solidarité professionnelle, de communication du savoir... L'Apologie pour l'histoire de Marc Bloch constitue à mes yeux l'apogée de cette réflexion sur l'histoire en tant que pratique professionnelle, réflexion qui sera délaissée, voire dénoncée comme « corporatiste », après la deuxième guerre mondiale. C'est pourquoi, je pense que le moment est venu de reprendre cette réflexion en nous appuyant sur les instruments de pensée que fournit la philosophie pragmatiste. Il va de soi qu'il ne s'agit pas, pour moi, d'engager une discussion sur l'intérêt proprement philosophique du pragmatisme. Je me sers de la philosophie de la même façon que j'utilise les sciences sociales dans mes travaux empiriques. J'y puise des concepts, des outils que j'essaye de « traduire » afin qu'ils puissent être adaptés aux besoins et aux contraintes de la recherche historique. Ce qui

7. C.S. Peirce, Dictionary of Philosophy and Psychology, 1902.


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m'intéresse, c'est de montrer l'intérêt que présente pour l'historien la façon dont les philosophes pragmatistes définissent la connaissance. Mais je ne me sens pas concerné par le débat qui met aux prises aujourd'hui les philosophes professionnels sur l'intérêt de ce courant de pensée pour leur discipline.

Pour montrer, par un exemple, ce qui fait la différence entre la perspective que je propose et celle des historiens-épistémologues évoqués plus haut, je voudrais évoquer rapidement la question du « positivisme ». Au départ, cette étiquette « infamante » a été diffusée au sein de notre discipline par des historiens qui se réclamaient tous, peu ou prou, des courants philosophiques que j'ai appelés dans le livre « fondationnalistes » (que ce soit le naturalisme, le marxisme ou l'herméneutique). Mais ces historiens ont ainsi repris à leur compte l'image dévalorisée de leur discipline forgée par les philosophes « fondationnalistes » dans le cadre des luttes de concurrence qui les ont opposés depuis le xrxe siècle aux historiens. Les historiens-épistémologues ont ainsi introduit dans la discipline un style de discussions caractéristiques des philosophies qu'on peut appeler « révolutionnaire ». Puisque la connaissance est définie, en dernière analyse, par des fondements universels, il ne peut y avoir de compromis possibles entre les points de vue. Toute contribution à la connaissance est évaluée, et le plus souvent discréditée, à partir de principes qui seuls sont considérés comme « vrais ». En reprenant à leur compte ce type de logique, les historiens-épistémologues ont renoncé, au moins dans leurs réflexions sur l'histoire, à la contribution spécifique que notre discipline a fourni à la connaissance, à savoir la compréhension. Jusqu'à l'Apologie pour l'histoire, les historiens qui réfléchissaient à l'histoire (cf. G. Monod, C. Seignobos...), s'efforçaient toujours de préserver le principe de solidarité entre les générations d'historiens et de pratiquer une lecture « généreuse » des travaux de leurs prédécesseurs, en cherchant à les replacer dans leur contexte. Le paradoxe de la vague herméneutique qui envahit l'histoire aujourd'hui, après le discrédit jeté sur la « longue durée », c'est que d'un côté ses partisans ne cessent de souligner l'importance du « sens », du « contexte », mais d'un autre côté, ils oublient complètement ce même « contexte » quand ils étudient l'histoire de l'histoire 8. C'est pour souligner ces conséquences néfastes de l'épistémologie pour notre discipline que j'ai parlé dans mon livre du « loup philosophique dans la bergerie de l'historien ». De plus en plus, on se rend compte aujourd'hui, qu'appeler « positiviste », les historiens de la fin du xrxe siècle n'a pas de sens. Quand on replace ces discussions dans le cadre intellectuel de l'époque et qu'on s'intéresse aux pratiques, on voit bien que le problème central auquel sont confrontés les historiens comme G. Monod, E. Lavisse ou C. Seignobos est celui de la professionnalisation de l'histoire, c'est-à-dire son autonomisation par rapport aux disciplines voisines (la littérature et la philosophie) et par rapport au monde politique. Dans la deuxième partie du livre, j'ai regroupé plusieurs études empiriques qui éclairent différents aspects des problèmes pratiques auxquels se sont heurtés les historiens depuis la fin du xrxe siècle. L'histoire de la profession est traversée par des contradictions que l'on retrouve dans toutes les collectivités sociales. D'un côté, la communauté se structure grâce à l'institutionnalisation de relations inégalitaires, qui lient le petit nombre de privilégiés que constituent à cette époque les professeurs de la Sorbonne, comme Lavisse ou Seignobos — grands prêtres d'une « méthode historique » qu'ils n'ont jamais eux-mêmes mise en oeuvre — et leurs collègues des facultés de province, éloignés des centres parisiens du pouvoir et déjà écrasés sous le poids des tâches pédagogiques. Inégalités que l'on retrouve aussi lorsqu'on examine les rapports entre les générations. Les plus jeunes, assimilés aux

8. Le refus d'appliquer à son propre monde les principes érigés en normes universelles est une caractéristique que l'on retrouve chez la plupart des historiens-épistémologues. Ceux qui ne jurent que par le discours oublient d'analyser leur propre discours, ceux qui dénoncent les collusions entre pouvoir et savoir ne nous parlent jamais de leur propre rapport au pouvoir, ceux qui affirment bien haut leur attachement aux sciences sociales deviennent tout à coup beaucoup plus prudents quand il s'agit d'utiliser les outils et les méthodes élaborés par ces mêmes sciences sociales pour mieux comprendre le fonctionnement de leur propre univers social.


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« travailleurs de fond », sont cantonnés dans les recherches de « première main » (articles et thèse), alors que leurs professeurs monopolisent la publication des « synthèses » grâce auxquelles ils confortent leur notoriété dans le grand public. Mais dans le même temps, et contradictoirement, il est incontestable que beaucoup d'efforts sont accomplis pour essayer de développer les liens de solidarité entre les historiens, car la communauté ne peut conserver sont identité collective que si ses membres oeuvrent de concert pour maintenir son autonomie en empêchant qu'elle ne retombe sous la coupe des aristocrates amateurs, des journalistes ou des hommes politiques 9. Les études que j'ai consacrées, dans ce livre, à la soutenance de thèse, aux relations entre histoire savante et édition, à la façon dont les animateurs des Annales ont réécrit après-coup l'histoire de leur mouvement, sont conçues comme d'autres éclairages destinés à mieux comprendre les problèmes auxquels nous sommes tous confrontés dans l'exercice quotidien de notre métier.

Savoir, mémoire, pouvoir

Si l'on définit l'histoire comme un ensemble d'activités professionnelles, je crois qu'il est possible de répartir celles-ci sous trois grandes rubriques : les activités de savoir (production des connaissances de « première main »), de mémoire (enseignement et écrits de vulgarisation) et de pouvoir (d'une part, l'administration de la recherche et de l'enseignement de l'histoire, et d'autre part, les activités de jugement : jury de thèse, commissions de spécialistes, etc.). Tout historien, à mon avis, contribue à ces trois types d'activités, même si de l'un à l'autre, les combinaisons sont très variables. Il est très important, me semble-t-il, de distinguer ces trois niveaux, pour éviter de rabattre le « métier » d'historien sur les seuls problèmes que pose l'élaboration des connaissances historiques. Si on a pu voir dans cet ouvrage, une incitation au « repli corporatiste » de la communauté des historiens sur elle-même, c'est sans doute parce que je n'ai pas assez insisté sur les distinctions qu'il convient d'opérer, selon moi, au sein de ce qu'on appelle la « communauté des historiens » 10. Si l'on se place au niveau de la production du savoir scientifique, je pense qu'on ne peut plus parler aujourd'hui d'une « communauté » de compétence. L'une des principales limites de l'Apologie de Marc Bloch, c'est d'avoir essayé de définir l'unité du « métier » d'historien à partir de la méthode historique. Paul Veyne a eu raison de souligner, dans son ouvrage, que la recherche historique était trop diverse pour qu'on puisse l'enfermer dans une méthode unique. Après la deuxième guerre mondiale, l'explosion des effectifs universitaires et la multiplication des chantiers de recherche interdisciplinaire, ont eu pour conséquence que, désormais, bien souvent, le spécialiste d'histoire contemporaine est plus proche du sociologue ou du politiste que de l'historien de l'Antiquité. C'est pourquoi, l'histoire rassemble aujourd'hui une multitude de petites communautés de compétence. Mais la coexistence d'un grand nombre de langages spécialisés au sein de notre discipline n'enlève rien aux questions que j'ai évoquées plus haut, concernant la nécessité de réfléchir aux problèmes posés par la communication du savoir, par l'évaluation collective des connaissances que nous produisons, etc. Il est vrai que je parle dans mon livre, de « science normale de l'histoire » et d'« historiens normaux ». J'ai emprunté cette expression au philosophe américain Thomas Kuhn pour souligner un fait qui ne me paraît guère contestable, à savoir que la grande majorité des historiens, quelle que soit la spécificité de leur domaine de recherche, continuent à employer le langage ordinaire dans leurs écrits, car ils souhaitent être compris à la fois par les spécialistes et par le grand public. J'en conclus que si les historiens-épistémologues veulent vraiment se faire

9. La fondation de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine, en 1899 — grâce à laquelle le débat d'aujourd'hui a pu avoir lieu — est un bel exemple de ces aspirations à la solidarité professionnelle.

10. J'insiste pourtant sur ces distinctions dans le paragraphe intitulé : « Solidarité, justice et communautés de compétence », G. Noiriel, op. cit., p. 195-207).


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comprendre de leurs collègues, ils doivent tenir compte de cette réalité. Mais à aucun moment dans ce livre, je n'ai dit qu'il fallait que les historiens continuent à utiliser le langage commun. Il s'agit d'un fait dont nous devons partir et non d'un jugement normatif. J'ai simplement ajouté que l'utilisation d'un vocabulaire abstrait, emprunté à la philosophie ou aux sciences sociales, ne pouvait être, automatiquement, considéré comme une preuve d'innovation. À l'inverse, je pense que ceux qui redécouvrent aujourd'hui les vertus du récit et qui pestent contre le « jargon » des sciences sociales expriment là une préférence personnelle qui n'est pas davantage fondée que les autres. Sur ce point, le livre défend une perspective pluraliste appuyée sur le principe pragmatiste en vertu duquel les chercheurs compétents sont seuls habilités à définir le langage qui leur convient le mieux.

Le fait que des langages spécialisés différents coexistent au sein de la discipline, n'empêche pas, selon moi, l'existence d'une communauté historienne unique. Je pense que, dans le monde moderne, ce sont les institutions qui créent les communautés sociales. Si l'on peut dire qu'au-delà de tout ce qui les opposent, les Français forment une « communauté nationale », c'est parce qu'ils appartiennent tous à un même État. C'est le critère juridique de la nationalité qui constitue l'élément objectif qui les lie les uns aux autres. De la même manière, on peut considérer que les historiens forment une communauté institutionnelle qui regroupe tous ceux qui ont subi un ensemble d'épreuves communes (agrégation, thèse, recrutement sur un poste...) à l'issue desquelles ils ont obtenu une nomination qui leur confère le titre officiel d'historien. L'identité collective de la communauté repose avant tout sur le nom commun qu'elle porte. C'est pourquoi, l'unité du métier d'historien ne se situe pas, à mon sens, au niveau du savoir (la méthode, l'objet, etc.), mais au niveau des relations de pouvoir qui engagent l'existence de la communauté institutionnelle. De même que tous les membres d'une communauté nationale peuvent, dans un système démocratique, participer à l'élaboration des décisions politiques, de même tous les historiens ont (ou devraient avoir) la possibilité de participer à la discussion collective et aux décisions qui engagent leur « vie politique » interne. Parmi les problèmes qui relèvent de ce type de compétence, on peut citer, sans que la liste soit exhaustive, toutes les questions relatives aux nominations et aux promotions, concernant la démocratisation des relations de pouvoir, la transparence des règles de fonctionnement. Sans oublier les questions concernant les grandes orientations de la recherche, la place de l'histoire dans l'enseignement et dans la mémoire collective, la défense de l'autonomie de la discipline contre les entreprises « annexionnistes » de tous ordres, etc.

Ces précisions permettront, je l'espère, de faire comprendre pourquoi l'objectif principal que je me suis donné dans ce livre, c'est de favoriser l'émergence du vaste débat collectif que Daniel Roche appelait de ses voeux il y a plus de dix ans déjà". Je suis profondément convaincu que les progrès futurs de notre discipline dépendent des nouveaux espaces de discussion et de réflexion collectives que nous serons (ou non) capables d'inventer, beaucoup plus que de nouveaux « paradigmes » sortis tout armés du cerveau fertile des petits génies de l'histoire. Bien sûr, la définition de nouveaux domaines de recherche, la multiplication des éclairages sur le passé, l'élaboration de nouveaux outils méthodologiques et de nouveaux concepts, seront toujours indispensables au progrès de la connaissance historique. Mais comme pour toute discipline savante, ces innovations doivent pouvoir être discutées, testées, évaluées collectivement. Or, pour toute une série de raisons, il n'existe pratiquement plus d'espace de réflexion collective en histoire aujourd'hui. Comparée à d'autres pays, comme l'Allemagne ou les États-Unis, la situation de l'historiographie française est de ce point de vue dans un état pitoyable, et je pèse mes mots. Le fait qu'en histoire contemporaine, les historiens

11. D. Roche, «Les historiens aujourd'hui. Remarques pour un débat», Vingtième siècle. Revue d'histoire, n" 12, oct.-déc. 1986, p. 3-20.


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soient de plus en plus obligés d'en passer par le journal Le Monde pour exprimer leurs désaccords, me paraît à cet égard extrêmement symptômatique. Beaucoup de raisons, sur lesquelles je ne peux pas m'étendre ici, peuvent expliquer pourquoi le petit nombre des historiens qui se sont efforcés ces dernières années de lancer le débat sur la situation de la discipline n'ont pas réussi. Parmi ces raisons, certaines tiennent (c'est en tout cas mon hypothèse) à la façon dont ces historiens ont appréhendé le problème. Ceux qui se sont montrés les plus soucieux des mutations actuelles du « métier » d'historien ont concentré leur attention sur la dimension « matérielle » des choses. La diminution des crédits affectés aux universités, la suppression des postes, l'aggravation des conditions de travail, la surcharge des taches pédagogiques et administratives au détriment de la recherche, sont évidemment des problèmes essentiels auxquels doivent faire face aujourd'hui les historiens, comme les autres universitaires. Mais la solution de ces problèmes est politique. Elle dépend d'une action revendicative (via les associations, les syndicats, les partis) que je soutiens, pour ma part, totalement, mais qui peut, si l'on n'y prend garde, laisser croire que tous nos malheurs viennent du « Ministère » (de l'Éducation Nationale) et que notre salut ne peut venir que du « Ministère ». Je pense que beaucoup des problèmes qu'avait évoqués Daniel Roche dans son article, ne peuvent être imputés à des instances extérieures, mais dépendent de nous-mêmes, comme l'affaiblissement de l'autonomie de la discipline, l'absence de discussions collectives et de transparence dans le fonctionnement de nos relations de pouvoir... Quant à ceux qui ont privilégié la réflexion sur la crise du savoir historique, ils ont eu trop souvent tendance, comme je l'ai indiqué plus haut, à nous présenter des bilans en forme de palmarès. Utilisé à des fins polémiques ou partisanes, l'argument de la « crise » de l'histoire ne pouvait pas permettre le développement d'une réflexion sereine et durable. Ces remarques permettront peut-être au lecteur de mieux comprendre pourquoi dans ce livre, je n'ai pas voulu donner mon propre point de vue sur ce qui me paraît « nouveau » ou « dépassé » dans la recherche historique, ni faire la promotion de mes propres travaux. Le fait d'avoir mis sur le même plan les courants de recherche dont je suis proche et les autres a désarçonné un certain nombre de mes collègues. Certains y ont même vu une contradiction par rapport à mes écrits précédents, voire un « reniement » de mes engagements antérieurs. Mais si j'avais cédé à la tentation de présenter une définition d'ensemble de l'innovation en histoire, je me serais retrouvé en contradiction avec la perspective pragmatiste que je défends par ailleurs. Comme je l'ai déjà dit plus haut, je pense que les voies du progrès dans notre discipline peuvent être très diverses et qu'il faut respecter cette diversité. Je suis convaincu que nous sommes aujourd'hui dans une phase essentielle de mutations et que les clivages qui ont marqué les précédentes générations ne sont plus vraiment pertinents. C'est en favorisant le développement d'un vaste débat collectif que l'on pourra mieux cerner les véritables enjeux actuels et les meilleures perspectives d'innovation. C'est dans le cadre de ce débat que je m'efforcerai de défendre la conception de l'histoire et les domaines de recherche qui me semblent les plus intéressants.

Ariette FARGE

Sur ce livre de Gérard Noiriel Sur la « crise » de l'histoire, je ne ferai pas un traditionnel compte rendu critique. Il me semble plus opportun de partir de ses propositions, des débats qui ont suivi sa publication et de la façon dont on peut se l'approprier, afin d'avancer quelques réflexions et d'aller plus avant à l'intérieur d'une discipline historique qui a souvent changé de cap mais n'a pas toujours laissé ouvertes les raisons de ses transformations. Étant chercheur au C.N.R.S. dans un laboratoire de


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l'École des Hautes Études en Sciences Sociales (C.R.H.), ma propre perception est sans aucun doute fragmentaire et teintée fort évidemment du côté de l'élitisme de la profession qu'a pu décrire G. Noiriel si bien que j'avancerai ici à la fois à pas menus et aussi avec conviction.

Soulagement : ce fut ma première impression à la lecture de ce travail érudit, complexe et achevé. Depuis longtemps sans doute, nous étions plusieurs à percevoir bien des problèmes étouffants dans la discipline ; dans l'isolement (celui qui caractérise malheureusement notre façon de fonctionner), il semblait même impossible d'en faire une liste puis d'élaborer des propositions. Quand l'ouvrage de G. Noiriel parut, on pouvait se rendre à l'évidence, débattre, prendre appui sur un texte, montrer accords ou désaccords, c'est-à-dire reprendre foi en une sorte de communauté sociale de travail (ce ne fut pas toujours le cas ; comme souvent dans la discipline, beaucoup, lorsqu'ils « n'aiment » pas un livre, préfèrent l'ignorer ou décliner lèvres à peines ouvertes que l'ouvrage n'a pas de fondement).

Le constat sociologique établi par Gérard Noiriel sur la hiérarchisation des tenants de la discipline a le grand avantage non seulement d'être fondé mais encore de pouvoir être formulé, ainsi est-il susceptible d'être transformé. Étudier des mécanismes hiérarchiques qui pèsent sur le savoir, et donc sur son contenu et sur sa transmission, permet sans aucun doute d'aider à leur transformation. Oui, la communauté historienne est à la fois éclatée et hiérarchisée ; oui les controverses sans ampleur ont remplacé les grandes polémiques idéologiques ; oui les projets collectifs ont en partie disparu des centres de recherche ; oui, nous sommes dans le temps des incertitudes et de l'émiettement des objets historiques ; oui, le rapport au monde de l'édition fracture la discipline entre auteurs et historiens... Il vaut mieux — et G. Noiriel le fait — que tout cela soit mis à plat pour que soit repensé non seulement le problème du savoir mais celui de la transmission. Qu'est-ce que « savoir » en histoire et quelle transmission faire de ce savoir aussi bien en collèges, lycées, universités que face à un public aussi avide de passé que particulièrement désespéré du présent ?

Très sensible à la discussion menée par l'auteur autour de la fonction sociale de l'historien, aux échos vivants qu'il est possible d'entretenir avec la pensée de Marc Bloch, ainsi qu'au découragement manifesté face à des « tournants » critiques, ou linguistiques de la discipline, à peine ébauchés qu'ils sont déjà caducs, je ne souhaiterai guère qu'on s'en tienne à une discussion stérile autour de la nécessité ou non de nourrir (ou même d'irriguer) le travail historien de problématiques philosophiques ou autres. L'on sait bien que l'histoire est une discipline attrape-tout qui emprunte ses concepts à d'autres disciplines (philosophie, littérature, sociologie, anthropologie) et que ces concepts lui sont nécessaires pour faire le récit structuré d'un passé, toujours en voie de réinterprétation, et qui doit sans cesse réfléchir sur son interaction sensée avec le présent.

Décliner du sens, voilà une tâche infinie qui ouvre sur quantité de discussions : c'est cette orientation qui me touche le plus dans le travail historien. Pour décliner du sens, il m'apparaît qu'on ne peut plus indéfiniment vivre et penser puis dire qu'on vit et qu'on pense, sans modèles et sans repères, orphelins de savants trop tôt disparus, dans la désagrégation de la pensée comme dans la réversibilité des opinions. Bien entendu, il n'est pas question de faire l'économie de ce passage temporel particulier ; mais il semble impossible à présent de rester continûment dans la contemplation (quelque peu malsaine) du vertige et du vide.

Il n'y a rien de prétentieux, rien d'archaïque non plus (comme on l'entend souvent dire) à tenter, au coeur de ce manque, d'ouvrir des chemins, de tenter de nouvelles et modestes approches, d'interroger le passé à nouveau à partir d'une actualisation, futelle angoissée du présent. Peut-être est-ce une attitude plus féconde que de rester apôtre du doute, ou pire, dans une certaine jouissance de voir l'érudition pure remplacer le questionnement sur l'érudition. Savoir n'est rien sans savoir pourquoi et pour qui on le sait ; et les débats qui ont précédé l'ouvrage de G. Noiriel ont déjà largement défriché le terrain : je pense aux ouvrages de P. Ricoeur, J. Rancière, aux travaux historiques de


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N. Loraux, de P. Laborie, de l'École Italienne ou encore ceux menés autour de B. Lepetit et de bien d'autres encore. Aidé par le livre Sur la crise de l'histoire bien des approches peuvent se cristalliser pour tenter, non une reconstruction, mais un savoir qui partage les enjeux du présent, les formule et le fabrique autour de tensions nommées à l'avance, réfléchies tout haut pour les enseignés comme pour le public. L'histoire doit pouvoir nommer ses protocoles de recherche et sa manière d'être démocratiquement en contact avec les urgences de la pensée.

À l'heure actuelle, et au point précis où la discipline se pense et avance, on peut souligner un certain nombre de tensions évidentes à l'intérieur desquelles son travail s'accomplit et qui sont la trame même de son efficacité. Expliciter ces tensions, les maintenir exposées, sont deux nécessités pour inventer, ni dans une attitude de déconstruction, ni dans l'espoir d'un retour en arrière.

1. L'histoire se doit d'être un récit fiable établissant de la véridicité, en même temps il doit se présenter et s'écrire comme étant susceptible d'être réinterrogé, irrigué par de nouveaux questionnements, ce qui demande une écriture particulière.

2. L'histoire peut sur certains objets ouvrir un espace d'intelligibilité propre, ouvert aux questions des autres disciplines comme aux interrogations de l'actualité. Cette tension permet à la recherche historique de travailler non seulement sur « ce qui s'est passé » mais sur tous les probables qui auraient pu survenir, les pics d'indécision, et les moments particuliers qui n'ont pas affleuré en événements historiques mais restent pourtant des moments d'histoire.

3. La tension est forte entre les tenants d'une reconstitution du réel (fût-elle aménagée par ses nouvelles problématiques) et ceux qui ne se préoccupent de lui (ou d'une hypothétique réalité) qu'à travers des systèmes de représentation. Ici encore, il y a lieu pour des explications et des fonctionnements méthodologiques qui pourraient ne pas séparer de façon hiérarchique les travaux dits d'histoire sociale et d'histoire dite des représentations sociales et culturelles.

4. L'objet choisi par l'historien n'est jamais innocent ; il implique une relation spécifique et explicable de l'auteur à son objet. Une tension s'organise entre ce choix délibéré et la manière de lui apporter une universalité exemplaire. L'organisation du travail est en général cachée aux lecteurs d'histoire ; parvenir à la rendre transparente est difficile mais important, elle permet d'établir une relation de nécessité avec le monde qui nous entoure.

5. Organiser une relation cohérente et articulée, emplie de sens entre les paroles singulières retrouvées dans les archives, les êtres singuliers et l'ensemble des phénomènes collectifs n'est pas une tâche évidente. Le récit historique se doit d'être troué par l'avènement du singulier, non de façon anecdotique, mais afin que l'irruption des singularités puisse expliquer que l'histoire n'est pas un cours linéaire d'événements, s'expliquant les uns par les autres de façon inéluctable. Les témoins, les paroles, les mots, les êtres entraînent de l'écart : l'histoire de cet écart est à faire ; le lieu même de cet écart est objet d'histoire.

Il y aurait d'autres exemples à donner, et sûrement Gérard Noiriel serait le premier à en donner d'autres ; aussi pour rester proche de son projet, je terminerai sur quelques mots autour de la fonction sociale de l'historien. Que l'historien soit à l'écoute des problèmes qui agitent le monde semble naturel ; qu'il cherche à créer de nouvelles grilles de lecture pour donner du sens à ce qu'il découvre et écrit est aussi une intention nécessaire. Peut-être peut-on encore aller au-delà en ne mettant jamais de côté l'éthique et en cessant de penser qu'il y a incompatibilité entre l'activité scientifique et la conviction morale. Il y a beaucoup de chemin à parcourir pour l'historien, comme pour tous les tenants des disciplines intellectuelles, s'ils veulent admettre, contre l'éducation qu'ils ont reçue et l'idée de la science qu'on leur a donnée, que les considérations morales de l'altérité, de la solidarité peuvent sans dommage interférer avec leurs questionnements, leurs analyses et leur méthodologie. L'historien, en travaillant ainsi sur le passé, peut éventuellement permettre au présent d'être modifié.


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Patrick BOUCHERON

L'histoire à la moyenne (ou la « crise de l'histoire » vue d'un Moyen Âge)

Relançant la réflexion sur les pratiques de l'histoire, Gérard Noiriel invite les historiens au travail de la réflexivité. A l'instar des sociologues, ils doivent se poser la question des « effets de pouvoir » qui président à leur nomination par telle ou telle institution. Interrogeons-nous alors sans détour : qu'attendait-on de l'intervention d'un médiéviste inexpérimenté dans un débat de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine ? Sans doute les organisateurs de la rencontre autour du livre de Gérard Noiriel ont-ils trouvé distrayant de confier le rôle du candide à un horsain de leur « communauté de compétence » : d'un spécialiste du. Moyen Âge, qui porte sur lui la poussière des vieux manuscrits comme une cuirasse contre l'âpreté des débats disciplinaires, on attend distance et retenue.

Je m'en voudrais de démentir la réputation d'une « tribu des médiévistes » qui, fière de sa calme érudition mais toujours un peu honteuse d'habiter un territoire si exotique, s'attache à être moins belliqueuse sur la place publique. Comptez les signatures, dans telle ou telle pétition récente, et vous rencontrerez toujours plus d'antiquisants — chez qui, depuis Pierre Vidal-Naquet et Jean-Pierre Vernant, la tradition d'engagement politique est vivace — que de médiévistes. Admirez leur silence poli quand, par extraordinaire, un débat public pourrait les concerner — je pense évidemment à la troublante commémoration du « baptême » de Clovis —. Sur ce point, une partie de l'héritage moral de Marc Bloch a bien échappé à sa filiation directe.

Il serait vain d'insister davantage sur des spécificités disciplinaires somme toute anecdotiques. Si son livre traite, à juste titre, de certains problèmes propres aux contemporanéistes — vous trouverez peu de spécialistes de Byzance chagrinés par le fait que la « demande sociale » vienne perturber leur questionnaire — Gérard Noiriel a raison de souligner qu'une bonne part des questions concernant la « crise de l'histoire » se pose à tous, historiens de tout âge et de tous les âges. À tous, mais sans doute différemment.

Moyennes d'âges

Le livre de Noiriel a eu de l'écho. Le discuter, c'est réagir aux réactions qu'il a déjà suscitées. Or, je crois discerner dans la diversité de ces réactions un fait de génération. Que les collègues « directs » de Gérard Noiriel aient été plus ou moins critiques à l'égard de son livre n'a pas, au fond, grande importance. Le lecteur, même ingénu, se doute bien que Sur la « crise » de l'histoire est né d'un débat interne à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales ; c'est là une circonstance d'écriture, ni plus ni moins déterminante qu'une autre, et qui n'intéressera les historiens futurs de la discipline que si la micro-histoire existe encore. Que des historiens déjà établis, mais étrangers à cette institution, ne se soient pas sentis réellement concernés par les inquiétudes de Noiriel ne me paraît pas, là encore, soulever de difficulté. Certains ont remarqué, à juste titre, que le linguistic tum n'a jamais fait valser qu'un tout petit monde ; d'autres, tout aussi réalistes, feront observer que la surenchère épistémologique n'est sans doute pas aujourd'hui ce qui menace le plus l'université française.

Ces réserves de bon sens me semblent justifiées ; elles permettent un salutaire ridimensionamento des problèmes abordés dans l'ouvrage qui nous occupe. Toutefois, elles n'émanent pas, à mon sens, du public naturel du livre de Noiriel, qui s'adresse peut être moins aux « professionnels de la profession » (selon l'expression de Jean-Luc Godard) qu'à ceux qui aspirent à le devenir. Participant à un débat où Gérard Noiriel


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dialoguait avec des étudiants et des chercheurs débutants, j'ai pu vérifier combien son diagnostic portait, et portait juste, sur ces jeunes esprits. Je comprenais également à quel point ils avaient besoin d'être déniaisés par leurs aînés sur les pratiques réelles du métier d'historien, sans cynisme ni aigreur mais sans fausse pudeur, et en tout cas avant que ceux-ci n'atteignent l'âge de Max Weber au moment où il prononce, en 1919, sa conférence sur « le métier et la vocation du savant ».

Au fond, si l'appel à la solidarité de Noiriel a un sens, c'est d'abord en direction de cette génération montante, qui risque de subir à la fois les effets des crises réelles du métier d'historien et ceux des crises supposées des paradigmes du savoir historique — ces dernières étant sans doute, comme le montre Noiriel, entretenues par des historiens qui ne souffrent pas trop, eux-mêmes, du malaise universitaire —. Ce clivage est cruel, parce qu'il conforte la position des uns et rend difficile la progression des autres. Surtout, on doit mesurer, pour les jeunes historiens entrant dans la carrière et prenant encore au sérieux les injonctions des avant-gardes épistémologiques, ce que ces discours de mise en garde peuvent avoir de paralysant et de culpabilisant. Imaginez-vous débuter aujourd'hui une recherche en histoire sociale ; quelques mois de travail et d'écriture et déjà le doute engourdit : n'ai-je pas accumulé de dangereuses « abstractions idéifiantes » ? Et si je parviens à les éviter, c'est la « catégorie réifiée » qui menace, plus terrible encore. Les jeunes conducteurs de la science historique, devant négocier serré chaque « tournant critique », risquent la sortie de route ; certains sans doute aspirent à laisser là cette voie escarpée pour reprendre le chemin des écoliers. Seuls les plus débrouillards sauront chevaucher le tourniquet de la novation, comprenant que Yincipit obligé de toute recherche historique est désormais « Pour une » (nouvelle histoire de, nouvelle approche de, etc.).

Jeux innocents ? Sans doute, mais qui deviennent plus risqués lorsqu'entrent dans la partie ceux qui, prenant aux mots la ritournelle de l'innovation, se croient fondés à distinguer, du premier coup d'oeil, le neuf et le dépassé, l'intéressant et le banal. Gérard Noiriel a raison d'insister sur les effets de pouvoir induits par les discours sur la crise de l'histoire : lorsque les hypothèses deviennent mots d'ordre, les propositions théoriques injonctions pratiques, lorsque, par un retournement habituel, l'institution demande à l'avant-garde de définir les « règles de l'art », alors l'histoire est bien une discipline. Voilà pourquoi les jeunes historiens reçoivent le livre de Gérard Noiriel comme une saine mise en garde. Confrontés au discours sur la « crise de l'histoire », ils ne peuvent affecter la distance amusée de leurs aînés, parce qu'ils savent qu'au moment où tant de technocrates de la recherche universitaire cherchent à en normaliser le fonctionnement, chacun des énoncés de ce discours peut se retourner en critère de recrutement.

Les moyens du langage

Étant moi-même d'un âge moyen, je m'en voudrais de parler plus longtemps en leur nom ; mais il me semble que l'autre écueil du discours sur la crise de l'histoire est de créer la nostalgie d'un temps qui n'a jamais eu lieu. Le premier chapitre du livre de Gérard Noiriel produit cet effet de lecture, assez étrange (p. 175, par exemple, on nous engage à « renouer avec le sens de la communauté et l'idéal de solidarité qui animaient les « pères fondateurs » de notre discipline, tout en mettant à profit ce que nous ont appris les historiens-épistémologues... »). Dire de la communauté des historiens qu'elle est éclatée, c'est supposer qu'elle fut un temps soudée. Est-ce certain ? De même pour « le recul du travail collectif » (p. 45) : s'il est avéré, est-il dû à l'individualisme triomphant ou à une moindre efficacité de l'embrigadement mandarinal ? Et les « polémiques » d'aujourd'hui sont-elles si différentes des « controverses » d'antan (p. 38 et s.) ? Une controverse n'est-elle pas au contraire une polémique patinée par le temps, qui en a arrondi les angles vifs et gommé les rugosités ?

On m'objectera peut-être que l'ensemble de ce premier chapitre est en style indirect libre, et que l'instrument, presque chirurgical, de mise à distance de ces paroles est le guillemet, dont le texte de Gérard Noiriel est hérissé, et qui isole toutes ces abstractions


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philosophiques, qu'en effet l'historien doit manier avec des pincettes. Voilà un procédé stylistique assez raffiné, qui m'amène à ma seconde interrogation, concernant l'écriture de l'histoire. Au fond, c'est — plus que la question de la définition du savoir historique ou de la méthode — la question centrale de l'Apologie de l'histoire de Marc Bloch sur lequel s'appuie si efficacement Noiriel. Que les épistémologues créent de la frustration en employant un langage que leurs collègues ne saisissent pas, d'accord. Les pages que Gérard Noiriel consacre à l'effroi que Michel de Certeau et Paul Veyne ont pu provoquer chez les historiens dans les années 1970 me semblent en partie justifiées — même si le livre de Veyne n'a sans doute pas le ton terroriste qui lui prête Noiriel et qu'on ne doit pas se départir, à sa lecture, d'un sens de l'humour et d'un esprit de dérision qui, vertu rare chez les historiens, a toujours caractérisé son auteur. Mais comment faut-il alors écrire l'histoire ? Un peu frotté de linguistique (pour des raisons, il est vrai, de stricte contingence conjugale), je ne comprends pas très bien ce qu'est ou pourrait être « le langage ordinaire des historiens ordinaires », pas plus que je ne saurais définir cette « langue naturelle des historiens » auxquels semble se référer Gérard Noiriel. Les historiens ont — et c'est heureux — des formations, des cultures, des goûts littéraires trop différents pour partager « naturellement » les mêmes manières de dire. Il s'agit alors plutôt, comme le préconise finalement Noiriel, de « promouvoir un langage commun » (p. 203).

Mais là encore, de quoi s'agit-il ? À l'inverse de certains spécialistes de sciences sociales, les historiens ne sont sans doute pas prêts à se forger un « sociololecte » normalisé qui serait quelque chose comme le patois de leur communauté. Combien d'historiens doivent secrètement leur vocation au deuil inachevé de la création littéraire ? Us ne renonceront pas de sitôt à la tentation, même chimérique, de créer leur propre langue pour dire l'histoire. Tout le monde s'accordera en revanche sur la nécessité d'un lexique commun (ce que Marc Bloch appelait magnifiquement « le souci de rendre son vocabulaire constamment serviable à tous »). Ou plutôt : d'accord sur le principe de définitions communes, les historiens n'auront de cesse, par leur travail intellectuel, de les rendre inconciliables. Pour prendre un exemple tiré des affaires de famille des médiévistes, chaque contribution à l'éternelle controverse sur la nature de la féodalité commencera par une déploration rituelle sur le flou du vocabulaire et l'incapacité des historiens à s'entendre sur les mots. Tout serait plus simple, en effet, si le travail définitoire était intellectuellement neutre ! Le raisonnement est évidemment circulaire : définir, c'est s'engager, et par conséquent engager la discussion ; feignant de proposer une définition consensuelle, on ne tranche jamais le débat, on le relance.

L'affaire est donc passablement embrouillée, et j'ai le sentiment qu'après avoir préconisé un langage commun, Gérard Noiriel plaide plutôt pour un bilinguisme des historiens. Ceux-ci devraient jouer de deux niveaux de langage — celui de la production scientifique et celui de sa diffusion — l'enjeu étant de trouver les procédures de traduction de l'un à l'autre qui permettent d'élargir son audience hors de son groupe de compétence. La proposition de « différencier plus clairement un langage " technique " et un langage "pédagogique" » (p. 197) est en rupture avec l'attitude de Marc Bloch qui écrivait (et la phrase est citée p. 85) : « Je n'imagine pas, pour un écrivain, de plus belle louange que de savoir parler, du même ton, aux doctes et aux écoliers ». La louange, on peut l'adresser à Marc Bloc lui-même : aucune rupture de ton entre La société féodale (livre de synthèse destiné, dirait-on aujourd'hui, au « grand public ») et ses articles érudits sur le servage. Et lorsque Georges Duby écrit Le dimanche de Bouvines, s'adresse-t-il aux doctes ou aux écoliers ? Sans doute aux deux, car la réalité complexe dont il a à rendre compte n'est accessible ni dans un langage technique ni dans un langage pédagogique, mais dans un style, tout simplement.

Il ne me semble pas indifférent de remarquer que la réflexion sur l'écriture de l'histoire soit d'abord le fait d'historiens des périodes anciennes : Marc Bloch, Paul Veyne, Michel de Certeau. La réalité dont ils ont eu à rendre compte, si loin de notre ordinaire, ne pouvait se dire dans un langage ordinaire. Et pour faire partager cette étrangeté à un plus large public, c'est l'éventail des moyens de la langue qu'il leur fallait


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largement ouvrir. Leur oeuvre engage les historiens sur la voie sinueuse d'une diffusion des savoirs qui n'emprunte pas les autoroutes de la vulgarisation. Gérard Noiriel pense le passage du « langage technique » au « langage pédagogique » sur le mode de la simplification. D'où son sentiment mitigé vis-à-vis d'une diffusion des travaux historiques qu'il appelle de ses voeux, tout en déclarant d'un ton chagrin que « la course à la vulgarisation contribue à son tour à aggraver la situation, étant donné qu'elle nuit à la qualité d'ensemble de la production mise sur le marché » (p. 31). Il me semble plus conforme à la « démocratisation » que souhaite Noiriel d'affirmer que l'histoire peut élargir son audience sans appauvrir son discours. Que l'on songe, encore une fois, à Georges Duby qui, pour mieux diffuser son savoir, s'est appliqué à compliquer et à raffiner son style. On pourrait en dire ce que Pierre Nora dit du style de Michelet : « le style, en histoire, ne relève ni de la littérature, ni de l'esthétique, ni du savoir-faire, ni de l'imagination, ni de la libido. Le style en histoire en relève que de l'histoire ».

Éloge de la moyenne

Je m'en voudrais de terminer ces quelques réflexions sur un ton qui trahirait le « retour de l'auteur » que Gérard Noiriel a si justement critiqué dans l'historiographie contemporaine. Même si l'on ne pense pas que l'attention à l'écriture de l'histoire soit l'indice d'une conception hautaine du métier d'historien, on ne peut qu'adhérer au projet de « démocratiser le " tribunal " de la science historique » (p. 203). C'est pour moi la partie la plus salutaire du livre de Gérard Noiriel — et c'était également la plus périlleuse. Critiquant les effets pervers de l'ambition épistémologique, le risque était grand de verser dans ces formes larvées de poujadisme anti-intellectualiste qui poissent le débat public aujourd'hui. Il ne s'agit pas de pousser les « petits » contre les « grands » mais de défendre la communauté dans son ensemble. Dans le métier d'historien également, la démocratie est toujours à défendre. Noiriel a sans doute un problème : malgré tous ses efforts, il ne parvient pas à trouver ces mots ridicules ; il se paie même le luxe, et en public, de lâcher avec délectation le gros mot de « militantisme ».

Militer pour quoi ? Pour que chacun, selon ses moyens, trouve sa place dans la communauté des historiens. J'ai presque envie de dire les choses plus crûment : on peut aimer le travail de l'histoire parce que, d'une certaine manière, il supporte la médiocrité. Entendez par là que la méthode de l'historien l'oblige à la rigueur, à l'honnêteté, au travail, mais certainement pas au génie. Un livre moyennement écrit, moyennement pensé, s'il est sincère et informé, aura toujours « le mérite d'exister », comme disent les auteurs de bibliographies. À l'inverse, que peut apporter un livre de philosophie médiocre, qu'est-ce qu'un roman moyen ? On ne leur accordera aucun mérite d'existence et on en dira ce que Jean-Luc Godard (encore lui) dit des films ordinaires : « des films que ce n'est pas la peine ».

Pour l'histoire, c'est toujours la peine. Encore faut-il être à l'écoute de tous, et ne pas se laisser étourdir pour une conception trop « artiste » du métier d'historien. De tournant critique en tournant critique se multiplient les textes programmatiques. Propositions souvent stimulantes, parfois intimidantes : qui sera assez intelligent pour suivre de si brillants programmes, sinon ceux qui les ont rédigés — s'ils ne sont point trop occupés à en élaborer d'autres, plus subtils encore ? Les micro-historiens n'ayant pas le génie de Giovanni Levi ont-ils un avenir ? Sans doute pas : et c'est pourquoi il est bien léger de mettre sur le même plan la microstoria et la « vieille » histoire sociale, l'une devant remplacer l'autre. Mais l'une est une brigade d'élite quand l'autre est une armée de conscrits. La nostalgie des temps labroussiens (oublieuse sans doute de leur réalité mandarinale) vient de là : peut-être était-ce de l'histoire à la papa, mais au moins y avait-il de la place pour tout le monde dans la maison du père.


Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine Laurence BERTRAND DORLÉAC

Le rappel à l'ordre

C'est presque un anniversaire ' : il y a un peu plus de dix ans, Daniel Roche, dans Vingtième siècle, rappelait le bon vieil adage du Docteur Knock selon lequel un homme en bonne santé n'est jamais qu'un malade qui s'ignore. Alors que l'histoire française semblait en bonne forme, il pointait les indicateurs de ce qu'il nommait déjà une « crise » qui « s'amorce ». Les problèmes qu'il désignait demeurent d'actualité : difficultés de la recherche, « clochardisation des conditions de travail », tarissement de la recherche, éparpillement de la tribu historienne, nombre restreint d'élus comparés aux appelés, vieillissement du corps, pactes dangereux passés avec les médias 2.

Son bilan servait avant tout de mise en garde, éventuellement de viatique mais sans pharmacopée. Votre livre, Gérard Noiriel, très intéressant, en particulier sur l'état social de la discipline, sur la longue durée et dans une perspective comparatiste à l'échelle internationale, me semble plus discutable quant aux remèdes que vous proposez.

C'est peut-être pour échapper au désenchantement actuel que vous avez écrit ce livre : je ne suis pas certaine que vos propositions suffiraient à conjurer « la crise de l'histoire », s'il s'avérait que cette crise existe telle que vous la décrivez d'une part, et qu'elle possède la moindre autonomie dans le contexte actuel, largement dominé par la nostalgie d'un âge d'or improbable. En d'autres termes, je prends votre livre comme une réflexion très instructive mais largement en phase avec un mouvement contemporain de repli sur soi, à l'intérieur de frontières bien gardées, en sciences humaines comme ailleurs. Il s'intègre dans un courant anti-épistémologique d'autant plus contestable que la grande majorité des historiens ont des pratiques largement « artisanales », bien éloignées de cette démarche épistémologique dominante que vous critiquez sévèrement.

Je vois en outre votre livre comme contradictoire avec votre désir d'« unifier » la discipline en France. Vous qui appelez au partage des codes, du vocabulaire, des débats, je vous suggère d'aller enquêter dans les universités et, pourquoi pas — puisque vous réclamez de les réconcilier avec la recherche —, dans les collèges et lycées, pour demander aux enseignants en histoire ce qu'ils pensent du « linguistic tum » ou du « tournant critique » des Annales : ce sont des débats qui leur sont, jusqu'à ce jour, parfaitement étrangers.

Vous êtes pragmatiste et je ne vois rien à redire à votre détournement d'une position philosophique en vogue aux États-Unis (position importée depuis quelques années en France, entre autres, par le philosophe Yves Michaud et quelques autres) — je note au passage qu'en important une position « philosophique » en histoire, vous ne refusez pas pour vous ce que vous critiquez chez les autres. Dans cette logique de « l'action » et du « concret » qui vous est chère, je vous proposerais bien de travailler à un dictionnaire historique de la terminologie du métier que vous préconisez, pour identifier et « uniformiser » les pratiques et les savoirs des historiens : nous serions probablement d'accord sur bien des entrées, pas forcément sur l'introduction à lui consacrer.

Je suis frappée par le vocabulaire normatif que vous consacrez à l'historien. Je suis probablement liée à une génération qui a trop lu et suivi les cours de Michelle Perrot et d'Ariette Farge, trop lu Paul Veyne aussi, dans ces années de bouleversement que vous semblez renier — je pense aux années 70. Aussi, je ne saisis pas le sens ou plutôt, je n'attribue aucune évidence à des phrases comme : Paul Veyne s'exprime dans une

1. Je laisse à ces remarques la forme orale qu'elles avaient à l'origine, au risque de les donner pour ce qu'elles sont : quelques réflexions lancées spontanément et dans le vif de la lecture de l'ouvrage de Gérard Noiriel — rien de plus.

2. Voir Daniel Roche, « Les historiens d'aujourd'hui. Remarques pour un débat », Vingtième siècle. Revue d'histoire, n° 12, octobre-décembre 1986, p. 3-20.


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« langue totalement incompréhensible pour les historiens ordinaires » (p. 106), le « langage normal des historiens » (p. 148), « La langue naturelle des historiens » (p. 152), « le langage ordinaire des historiens ordinaires » (p. 158), « les références familières aux historiens normaux » (p. 158), le « " savoir normal " de l'historien » (p. 175), le langage familier des « historiens normaux » (p. 202), la « " science normale " de l'histoire » (p. 266). Votre utilisation inégale des guillemets (rares) ne suffit pas à les éclairer. Votre oeuvre d'historien démontre largement que votre parti pris d'aujourd'hui, votre tropisme « orthodoxe », ne recoupe pas forcément votre pratique historienne, loin de là. Dans le fond, si vous remettez en cause l'identité bâtarde de notre spécialité (ouverte, c'est bien connu, comme un moulin et habitée par les champs voisins) je ne vous trouve pas convaincant sur le programme à tenir pour la discipliner en l'uniformisant.

J'en viens à quelques questions précises et je m'en tiendrai à deux tendances lourdes qui traversent votre réflexion : le retour ou plutôt le rappel à la normalité et l'offensive contre la philosophie.

L'histoire : c'est une pratique, la plus collective possible, avec des règles, rappelezvous. Pensez-vous que les règles élémentaires de la recherche historique « moderne », édifiées laborieusement depuis un bon siècle, ne sont plus respectées par la plupart de nos collègues ? Pensez-vous que ce sont les notions ou les positions d'auteur ou d'inventeur et ce que j'appellerai, pour ma part, l'imagination historienne, qui interdisent aujourd'hui une bonne pratique historienne ? Pensez-vous que la crise viendrait de cette dérive libertaire d'un langage individualisé où les historiens feraient un usage sauvage de concepts philosophiques ou linguistiques, hérités des années 70 ?

N'est-ce pas une attaque contre ces années 60-70, bien dans l'air du temps, certes, mais qui ne nous console que modérément de ce qui nous sépare de la vitalité de ces années-là — même si personne ne voudrait aujourd'hui revendiquer sérieusement ses débordements, errances, intolérances, etc.

Vous appelez à un retour à la communauté, au métier — au fond au « beau métier », peut-être anonyme — à la méthode, celle à laquelle auraient renoncé lâchement un certain nombre d'historiens, y compris parmi les maîtres, Fernand Braudel en tête. Vous préconisez un retour à l'intérieur des frontières puisque nous aurions largement démontré notre incapacité à faire bon usage de nos périples sur les champs voisins, autrement dit à mettre en oeuvre l'interdisciplinarité. N'avez-vous pas l'impression que, là encore, si vous remettiez votre propos en perspective historique, vous seriez obligé de l'inscrire dans un discours actuel plus général ? Ce que vous dites en fait : n'est-ce pas ce que nous entendons partout, dans tous les domaines depuis quelques années déjà ? Votre discours de crise ne dépasse-t-il pas notre Landerneau ? Ce qui ne le rend pas faux pour autant mais l'inscrit sûrement dans une réaction nostalgique largement partagée, par tous les secteurs de la société française.

Ma seconde question concerne votre offensive contre la philosophie (même si vous vous en défendez en conclusion). La philosophie, on le sait bien, c'est la vieille ennemie des sciences sociales contre laquelle l'histoire a dû batailler dur au xrxe siècle pour lui enlever la suprématie. Or nous savons bien qui a gagné, à tel point que l'histoire, aujourd'hui encore, demeure une discipline hégémonique, en tous cas, dans le champ des sciences humaines.

La question serait : est-ce, que pour défendre l'Apologie de Marc Bloch (qui, au passage, n'a tout de même pas été le sacrifié que vous dites, dans la formation des jeunes historiens), il faudrait renier Paul Veyne, Michel Foucault, Henri-Irénée Marrou et toute démarche épistémologique, sous prétexte qu'elle n'aboutirait pas à « l'action » pragmatiste ; en quoi au juste cette réflexion interdirait-elle l'action historienne ? Et à ce propos, pourquoi les attaques que vous lancez contre Paul Veyne, par exemple et son ouvrage Comment on écrit l'histoire (1971) 3 ne prennent-elles pas en considération ses textes « historiques » qui sont les fruits de sa pratique autant que de sa réflexion épistémologique ?

3. Paris, Seuil ; nouvelle édition augmentée de : « Foucault révolutionne l'histoire », 1978.


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Sur les problèmes qui vous préoccupent : le métalangage emprunté à la philosophie et la désertation devant le devoir d'un travail empirique : de qui parlez-vous, de quel mouvement de troupe révéléteur ? Parlez-vous de la situation américaine plutôt que française ou européenne et dans ce cas, pourquoi ne pas en faire état clairement ? Plus généralement, votre livre ne décrit-il pas un contexte américain encore largement éloigné de la situation française ? Ainsi, lorsque vous évoquez les Cultural studies, pourquoi ne pas préciser votre pensée ? S'agissant de la France, attaquez-vous, de biais, l'histoire culturelle, et auquel cas, pourquoi ne pas le dire ? Voyez-vous là une nouvelle pousse encombrante, rivale de l'histoire sociale, par exemple ? Si c'était le cas, j'inscrirais bien au débat l'ineptie à penser l'histoire culturelle et l'histoire sociale comme contradictoires. Encore faudrait-il que le débat soit posé.

De la même façon, vous qui vous méfiez des importations de concepts philosophiques, comment appliquer le pragmatisme à notre métier, sans renier l'une de ses dimensions essentielles, sans dériver vers une sorte de logique artisanale, qui nous renverrait à de vieilles croyances qui ont pu laisser croire que : « les archives ne mentent pas », sans dériver dangereusement vers une absence de réflexion sur nos intentions et projets au profit de la seule « Action ». Comme il y avait l'Action painting, il y aurait à présent « l'Action History » ?

Ne craignez-vous pas de sombrer ainsi dans une dérive anti-intellectualiste parfaitement en phase avec le contexte ? Au fond, que proposez-vous concrètement ? Le retour au métier, avec des codes de reconnaissance, des concepts communs, un vocabulaire presque entièrement commun. Mais où voyez-vous que l'on ne cultive pas déjà dans cette discipline et dans ses multiples instances de légitimation, une grande communauté de pratiques et de savoirs ?

Pour remplacer la tendance épistémologique que vous décrivez comme en net progrès, vous proposez le retour à une description du savoir-faire qui pourrait suffire à sortir de l'impasse. Je fréquente, par les sujets qui m'occupent, une spécialité, l'histoire de l'art, à « devenir majoritaire », à prétention majoritaire, et je comprends bien les raisons qui poussent des spécialistes, jeunes et mal assurées, à l'internalisme et au corporatisme dur. Je crains que les positions actuelles de l'histoire, discipline encore majoritaire et hégémonique, dans le champ des sciences humaines en tous cas, ne soient une façon de dévoiler une crise sociale, une crise du marché du travail voire une crise de succession entre générations qui entrent en concurrence sur les mêmes postes, une dégradation des conditions de l'enseignement. Mais aussi, un bouleversement majeur des techniques et des mentalités qui rejette dpuis quelques temps, tous les scientifiques sur les marges, pas seulement les historiens. Dans ce cadre, le repli internaliste qu'à mon sens vous préconisez serait parfaitement explicable mais inadéquat.

Au travail ! Ce fut sans doute le mot d'ordre, de tous temps, des scientifiques confrontés à une crise de société suffisamment grave, contre la barbarie montante. Ne pas renier ce qui fit le génie mobile de notre discipline devrait fonder un tel programme et nous garder de toute contamination mélancolique et dénégatoire.

Jean-Clément MARTIN

Le livre de Gérard Noiriel s'inscrit dans une réflexion collective déjà longue et nourrie, qui n'a pas cessé de s'intéresser aux « crises » successives de l'Histoire, mais traite de la situation nouvelle créée par les analyses introduites par le tournant linguistique et s'affronte aux discours qui en sont tirés, pour parier sur la possibilité de la reconnaissance du travail historique en tant que tel. À l'occasion de cette position, complexe, il semble possible de proposer quelques réflexions.


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1. Sur le travail historique

Ce livre veut donner ses lettres de noblesse au « métier », mais je dirais plutôt à la « technique », de l'historien. Il appartient bien en cela à l'ensemble de la production de G. Noiriel, qui se caractérise par l'importance accordée à la réflexion sur les catégorisations et sur les conditions de création de l'objet d'étude. Cette réflexion est intégrée dans le cours de l'exposition des résultats obtenus, démontrant que la « technique » fait partie intégrante de la recherche, qu'elle est un des éléments constituants, puisqu'elle constitue l'objet dont elle établit la validité, participant ainsi de la philosophie générale de la discipline.

L'intérêt de ce livre est bien de rappeler que le processus d'élaboration de la connaissance historique est d'abord de cet ordre de la pratique, à la charnière de la réflexion épistémologique et du « tour de main », qui se réalise sous contrôle de la communauté des individus capables de comprendre cette technique, et que ce n'est qu'après que « les faits » aient été établis qu'il est possible d'en débattre. Je ne peux que partager avec G. Noiriel cette attention à l'établissement des faits, qui n'a rien à voir avec la collecte des données, et qui se différencie des leçons tirées du passé estimé connu. G. Noiriel incite l'historien à revendiquer, sans honte, la spécificité de son travail. Il faudrait sûrement ajouter que c'est à ce prix qu'il peut — qu'il doit — se confronter aux autres disciplines qui requièrent, selon leurs propres points de vue, l'utilisation du passé. Il ne faut pas voir dans ce livre un refus de la discussion interdisciplinaire. Il me semble plutôt inciter à reprendre les débats sans concession entre les diverses approches du passé, tel que l'Impossible prison, dirigé par Michelle Perrot en avait donné l'exemple, en rassemblant des historiens autour du livre de Michel Foucault, Surveiller et Punir.

Il convient de comprendre le livre de G. Noiriel comme un appel à ce genre de débat, sans respect exagéré pour des vaches sacrées, sans arrogance non plus.

2. « Des » crises et de « la » crise

Sans doute n'y-a-t-il ni qu'une Histoire, ni qu'une crise. F. Lebrun, il y a vingt ans, D. Roche, il y a dix ans, avaient annoncé les conséquences dramatiques, que comportaient les insuffisances des politiques d'orientation de l'Université, insistant notamment sur les dangers des politiques de recrutement à courte vue — à leur suite, dans les années 1980 j'avais participé à la tentative de reconnaissance des enseignants du secondaire engagés dans des travaux de recherche. Sur un autre plan, les relations entre recherche et enseignement, n'ont pas cessé de donner lieu à des prises de position passionnées et politisées, depuis les dénonciations anciennes de M. Debré et A. Decaux, jusqu'aux rapports documentés de R. Girault, J. Le Goff, P. Joutard et au colloque de Montpellier. C'est encore sur un autre plan que P. Nora a parlé, depuis le début de sa « Bibliothèque de l'Histoire » de l'éclatement de l'Histoire, auquel F. Dosse a fait écho à sa manière. L'entreprise colossale des Lieux de Mémoire doit être comprise, après les espoirs du livre collectif Faire de l'Histoire, comme le résultat de l'introduction d'un nouveau regard porté sur le passé, dès lors que la mémoire est introduite dans la démarche historique. Ces questions ont été régulièrement évoquées par des colloques, notamment par ceux de l'I.N.R.P., qui, depuis 1986, associaient universitaires et enseignants du secondaire, pour confronter les points de vue. H. Moniot a été un de ceux qui ont cherché à établir des ponts entre les différentes façons de faire de l'Histoire. Récemment, A. Prost a essayé de faire le point sur les modalités par lesquelles l'histoire se construit et les faits se valident.

Ce survol historiographique, qui oublie bien des travaux français et ne dit rien des réflexions étrangères pourtant importantes, justifierait le titre donné par G. Noiriel à son propre livre même s'il n'a pas eu l'intention de traiter de la « crise dans tous ses états », mais seulement dans ce que révèle la remise en cause de ce qui est un des fondements de notre travail : la question de la validité de la démarche historienne. De ce point de vue, il me semble que ce livre aurait mérité d'être plus explicite sur ses objectifs et sa démarche, puisqu'il ne s'agit pas de répondre aux crises passées, présentes


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et à venir, mais de se situer par rapport à un type de discours, inspiré du tournant linguistique, et par rapport à un type de critique, inspiré des philosophies de l'histoire, qui critiquent les modalités du travail historique. Aussi réel que soit ce problème nouveau dans notre discipline, la définition postulée de l'Histoire telle qu'elle est à l'oeuvre dans le livre est réduite à l'Histoire universitaire, ce qui est discutable. La recherche en Histoire est inséparable de sa facette sociale, à commencer par l'enseignement, par les injonctions faites aux historiens d'intervenir dans la vie quotidienne comme dans la vie politique, mais aussi par la présence d'un goût pour le passé, manifesté par les multiples groupes « d'amateurs » et d'érudits engagés. Les dimensions de l'Histoire/Exemple, l'Histoire/Mémoire font partie de l'Histoire/Vérité, qui est ici seule visée par le livre de G. Noiriel, et interfèrent dans cette remise en cause du statut des historiens universitaires, qui est globale, excédant les déstabilisations introduites par le tournant linguistique. Le livre de G. Noiriel me paraît être l'une des explorations des difficiles rapports que nous entretenons avec le passé, et qu'il faudra prolonger selon d'autres voies, ne serait-ce qu'en explorant les conditions de « l'habitus » de l'historien universitaire, en le confrontant avec d'autres modèles. « La » crise actuelle ne peut pas être celle qui masque les autres, même si elles ne se situent pas dans les mêmes plans et si elles n'engagent pas le discours que l'on en tient de la même façon. Dans cette voie, beaucoup reste à faire.

3. Sur la collectivité des historiens

Le but de ce livre est de rappeler que la démarche collective est indispensable à l'identification de ce qui est l'histoire universitaire et que la communauté des historiens doit être un objectif recherché. Le bref bilan historique dressé en tête du livre insiste sur l'éclatement constaté de cette communauté depuis une vingtaine d'années, et sur l'un des résultats essentiels : la fin de la croyance dans un processus d'établissement commun de la vérité historique. De ce point de vue, la citation de Max Weber est là pour rappeler qu'il ne faut pas se faire d'illusion sur la nature du statut de la vérité, mais en même temps que c'est au travers d'un processus collectif que celle-ci peut être établie — sous cet angle, le livre de G. Noiriel rejoint les préoccupations des Douze leçons sur l'histoire, d'Antoine Prost.

Le livre de G. Noiriel récuse plusieurs « postures » : la posture de l'historien devenu penseur médiatique et solitaire, la soumission de l'historien « technicien » à la leçon que devrait donner une lecture philosophique de son travail, l'assurance de positions théoriques données comme nouvelles et « auto-proclamées ». Même si le nombre des chercheurs concernés par les renversements de perspectives contenus dans ce qu'il est convenu d'appeler le tournant linguistique est limité, sous un certain nombre d'aspects apparemment secondaires le tournant critique et la déconstruction ont bien contribué à un renouvellement de la perception des objets de l'historien. La prise en compte des « représentations », de la « mémoire », l'établissement des « généalogies » sont devenues des démarches communes et certainement trop banalisées, puisqu'elles tendent à rejeter toute démarche qui n'emprunterait pas ces voies dans un archaïsme préconceptuel. Si ces injonctions ont permis indiscutablement des avancées intellectuelles, reste qu'elles ne doivent pas être mises au service d'opérations terroristes en récusant tout intérêt à une démarche historique qui s'accrocherait aux archives et aux événements tels qu'ils se sont effectivement passés. À mes yeux, il ne convient pas pourtant de jeter le bébé avec l'eau du bain : la « déconstruction » comporte des aspects positifs, au moins dans ce qu'elle oblige à ne pas être aveugle sur soi, sur les conditions de création des informations que nous utilisons, sur les présupposés collectifs d'une communauté, si bien que tout retour à une recherche qui collectionnerait des « faits » sans réflexion serait une régression scientifique.

Le « pragmatisme » souhaité par le livre de G. Noiriel n'est sûrement pas alors bien défini. Il insiste cependant sur la dimension double de l'Histoire : une réflexion intellectuelle menée sur des faits indéniables, dit autrement une démarche philosophique, pour répondre — indirectement — aux questions du temps présent, à partir de documents qu'il convient d'établir préalablement (au sens où le Droit « établit » des faits, selon des


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configurations précises, raisonnées). Il me semble qu'il faut prendre le livre de G. Noiriel pour un avertissement à reconsidérer nos pratiques pour trouver, ensemble, des voies spécifiques, explicitant nos pratiques, garantissant nos orientations.

Débat

édité par les soins d'Etienne Anheim

• Daniel Roche : Je remercierais d'abord Gérard Noiriel des remarques qu'il a faites sur mon article de 1986, qui avait été refusé par les Annales et publié finalement par la revue Vingtième Siècle, ce qui montre qu'il n'y avait pas alors consensus sur la question. Or, depuis une dizaine d'années, des faits ont transformé l'exercice de la profession. Il y a un élargissement du milieu avec le nouveau doctorat, qui a provoqué la multiplication des travaux, et donc un nouveau problème de recrutement : il y a trop de monde à l'entrée, alors qu'il n'y a toujours pas plus de postes. On se pose maintenant dans les universités des questions extrêmement délicates, car on doit évaluer des personnes selon des critères qui ne s'étaient pas appliqués aux évaluateurs, recrutés de façon facile à une époque où il y avait de la place : c'est là un premier problème auquel nous devons réfléchir, non pas chacun dans son coin mais tous ensemble.

Un second problème est posé par l'ouverture de ce milieu français. La comparaison avec les autres pays européens montre que nous sommes fermés sur nous-mêmes. Nous avons peu de contact avec l'étranger, l'édition fait peu de traductions et toutes les pastilles sur les jambes de bois, du type des bourses Erasmus, ne suffisent pas à remédier à cette situation. Ainsi, dans certains champs de la discipline, comme le xvie siècle, les meilleurs historiens de la France sont américains. Les réponses à ces questions sont difficiles à obtenir, car elles se trouvent avant tout au niveau politique. Quand on voit que l'institut de Gôttingen est menacé, que la France n'a jamais été capable de créer une mission historique aux États-Unis, on touche du doigt une limite, car la profession est dépendante de la politique.

Tournons-nous dans un troisième temps vers le test des publications : il n'y a pas de crise. Les éditeurs publient beaucoup — ce qui ne veut pas dire qu'ils vendent — 14 102 titres recensés l'année dernière par la Bibliographie annuelle de l'histoire de France, dont 4 000 livres : il existe donc un public pour que les éditeurs acceptent de lancer de la bonne histoire. La question est alors de savoir comment on passe de ce qui se fait dans les universités à ces publications, et comment reconstituer la communauté d'échange à partir de ces publications qui ne sont finalement que l'aboutissement d'échanges et de recherches en cours, de thèses soutenues, que la plupart d'entre-nous ne peut lire : c'est là un problème essentiel.

Enfin, je ferai une dernière remarque, qui va faire bondir : je crois que je ne me suis jamais intéressé au linguistic turn. Je n'y ai pas vu autre chose qu'un bon roman sur l'histoire de l'histoire. Bien sûr, il faut comprendre le rapport entre histoire et philosophie : outre la curiosité intellectuelle qui est absolument nécessaire — puisque pour être un bon historien, il faut lire de tout, aussi bien de bons romans que de l'agronomie ou de la philosophie —, la question est surtout « que va-t-on trouver d'opératoire dans ce type de réflexion pour faire de la bonne histoire » ?. On voit très vite que pour quelqu'un formé dans les institutions françaises, dont je suis malheureusement le type même, on ne sait pas très bien ce qu'on peut en faire : toutes proportions gardées, c'est comme le pli Être-étant, c'est difficile à appliquer en histoire...

• Michel Morineau : Votre livre a eu un grand succès et je vous en félicite. Le titre de la séance invitait toutefois à réfléchir sur son contenu plus qu'à en faire un nouveau lancement. Il aborde trois ou quatre « crises ». La première concerne les débouchés auxquels peuvent prétendre les nouveaux diplômés et les chercheurs. Daniel Roche en a parlé et je n'y reviens pas. Le problème nous dépasse en ce qu'il met en jeu des instances administratives et gouvernementales. Ce qui nous appartient, néanmoins, est d'assurer à la discipline quand on l'enseigne un minimum de rigueur et de respectabilité.


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La deuxième « crise » a trait à l'éparpillement dont la recherche donne le spectacle aujourd'hui. Il est d'ordre commercial et d'ordre « scientifique ». L'un et l'autre sont probablement inévitables. Bien entendu, les auteurs qui écrivent des articles de revue ou des manuels (j'en ai compté 36 pour la question « moderne » de l'Agrégation) ont la responsabilité de ne pas rabaisser le niveau. Scientifiquement, l'ouverture de la discipline à des intérêts beaucoup plus variés qu'autrefois conduisait à la prospection « tous terrains ». Ce que l'on peut regretter dans l'aventure, c'est la perte d'un centre qui ne serait pas d'impérialisme mais de cohésion ou de rassemblement, évitant ainsi de ramener l'histoire à un mauvais musée d'objets disparates. Un centre ou plusieurs, bien sûr. Au lieu de la convergence qui a pu être réalisée autrefois, nous sommes en présence d'une prolifération des cultes de la personnalité, des clientèles et des clans, de l'absence de dialogue et de discussion (paradoxalement au vu du nombre des colloques qui se tiennent à longueur d'année), voire de la mise à l'écart des brebis noires, du caviardage et de l'omission à jet continu. Pour donner un exemple, en demandant que l'on en excuse le côté personnel, il me semble anormal et invraisemblable que les frappes monétaires françaises au XVIIIe siècle et leur commentaire, publiés en 1985, soient ignorés purement et simplement dix ou douze ans plus tard par maints ouvrages, alors que les développements convenus sur la monétarisation, l'enrichissement, etc. n'y manquent pas. Et ce n'est qu'un cas parmi d'autres.

La troisième crise relève du contact entre l'histoire et une certaine épistémologiephilosophie. Vous y avez insisté. L'affrontement n'est pas nouveau : il met en cause la subjectivité inéluctable et, à la limite, l'impossibilité où l'on serait d'écrire « vrai ». Personnellement, je ne suis pas insensible au problème de fond qui se pose. Mais je ne suis pas sûr que du côté des philosophes, l'on ait bien compris toutes les démarches des historiens et que l'on ne les réduise pas à des « os à ronger ». Vilar reprochait à Raymond Aron d'avoir conservé une vision « positiviste » de l'histoire ; en s'efforçant de retrouver coûte que coûte un récit derrière telle ou telle oeuvre, Paul Ricoeur, quoi qu'il en ait, s'enferme dans un cercle vicieux. Il est vrai que le balancement entre une « archéoscopie » qui serait l'équivalent de la recherche en sciences de la nature et une mise en forme qui risquerait de nous faire régresser à l'aphorisme des Goncourt : « Le roman est une histoire qui aurait pu être ; l'histoire est un roman qui a été », ce balancement demeure de manière immanente. C'est là-dessus qu'il faudrait s'interroger. Mais que tous les historiens s'en occupent, qu'un certain nombre d'entre eux continuent de travailler avec les documents, cette quatrième « crise » paraît artificielle. Cela dit, je souhaite que votre livre promeuve les dépassements qui sont souhaitables. • Steven L. Kaplan : Je voudrais d'abord dire bravo à Noiriel, car vu d'outre-Atlantique, il semble que le débat n'existe pas souvent en France, il est souvent évité ou occulté. C'est très important d'avoir un débat, avec des critiques, qui ne sont pas la même chose que des attaques. J'ai l'impression qu'il y avait pour vous, Français, un âge d'or, avant la découverte de l'Amérique, mais depuis trente ans, les historiens ont l'obligation d'aller aux États-Unis et d'apprendre l'anglais. Il y a aujourd'hui un débat sur les exportations américaines comme le linguistic tum, mais tout cela est en fait d'origine française : pour la plus grande masse des historiens américains, il y a un virus toxique à combattre, ce qu'on appelle la « théorie française ». D'autre part, il faut rappeler que votre système de recrutement et de promotion est entièrement différent du reste du monde. De ce point de vue, la France est sur une autre planète, et il est important de pouvoir faire la sociologie de la chose.

Concernant la « crise » de l'histoire, je ne suis pas d'accord avec Noiriel sur son importance aux États-Unis : l'impact n'est pas sismique, cela ne touche pas beaucoup de monde. Sur le plan pratique, il y a bien une crise des débouchés, mais sur le plan épistémologique, de toutes façons, 99 % des historiens américains restent empiristes. Le véritable problème se situe entre l'histoire sociale classique et le linguistic tum, aussi pour des enjeux de pouvoir et des questions institutionnelles. Le « tournant linguistique » est une chose très compliquée aux États-Unis : c'est en partie la sensibilisation au domaine du langage, de la langue et de la parole, en partie le développement de la sémiologie, en partie l'influence de Foucault et de sa réflexion sur le pouvoir (c'est


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l'origine de la question du gender), en partie aussi les idées de déconstruction et d'instabilité du sens. Mais tout cela est en train de changer, et ces positions sont ébranlées actuellement : le tournant est en train d'être retourné.

• René Girault : J'ai moi aussi trouvé intéressant le livre de Noiriel, mais y-a-t-il une crise de l'histoire ? N'y a-t-il pas plutôt une crise des historiens, ou de certains d'entre eux ? La généralisation du titre est assez simple, voire simpliste. Il s'agit d'abord d'une expérience qui est propre à Noiriel : vouloir en faire une expérience globale est peutêtre un contresens. Par exemple, Noiriel dit qu'il y a beaucoup moins de travaux d'équipe qu'autrefois : je pourrais vous démontrer qu'il y en a beaucoup plus. Le modèle des équipes de travail s'est développé récemment, contre le travail individuel que constituait la thèse d'État, et je rappelle que les D.E.A. ne sont apparus qu'en 1974. En revanche, on assiste à une extraordinaire spécialisation : plus personne n'est en mesure de posséder un domaine tel que l'histoire moderne et contemporaine, qui est pourtant l'objet de notre Société. C'est là un élément de crise très important.

D'autre part, il y a des domaines dans lesquels la communication internationale se fait bien. Nous sommes amenés à travailler de plus en plus avec les historiens étrangers : il y a un vrai progrès de ce point de vue, par rapport à ma génération. En somme, je crois qu'il n'y a pas de crise de l'histoire, mais crise dans certains domaines de l'histoire, et expansion dans d'autres : ces phénomènes sont-ils le signe d'une crise de croissance ou de dégénérescence ?

• Gérard Noiriel : Vous avez raison, mon livre repose sur mon expérience personnelle : c'est pourquoi je n'ai pas voulu faire de palmarès, de bilan ou de diagnostic. J'ai travaillé sur le discours sur la crise, d'où les guillemets. Je suis parti du paradoxe que d'un côté, l'histoire paraît en bonne santé (édition, recherche, historicisation générale des sciences sociales) et que de l'autre, à l'intérieur même de la discipline, les historiens parlent de crise. On remarque que seule une minorité est concernée par ce débat, tandis que la grande majorité a d'autres chats à fouetter : c'est en soi un problème. La réflexion sur l'histoire, telle qu'elle est publiée, se cantonne à une petite avant-garde. L'un des objectifs de mon livre est de démocratiser le débat, par exemple en suggérant une enquête sociologique pour faire un bilan. J'ai essayé de comprendre pourquoi on parlait de crise : il y a ceux qui parlent de crise du métier et ceux qui parlent de crise du savoir, et ce ne sont pas les mêmes. C'est sur ce thème que j'ai essayé de faire un effort de documentation, pour dépasser mon expérience particulière. D'autant que le problème de l'évaluation de la recherche, des critères, concerne l'expérience générale : il doit y avoir une discussion collective sur les normes d'évaluation, ce qui dépasse la spécialité propre à chacun.

• Philippe Minard : Je suis un peu frappé par le constat très optimiste qu'a dressé René Girault, et je voudrais revenir sur certains aspects. En premier lieu, il faut souligner l'influence de certains facteurs objectifs extérieurs qui pèsent sur le métier d'historien aujourd'hui. Il s'agit d'abord de la multipolarité et de l'hyperspécialisation, qui entraînent un cloisonnement. Il y a là un vrai problème de circulation des savoirs. En 1950, on pouvait suivre l'actualité historique à partir des comptes-rendus de deux ou trois revues : ce n'est plus possible aujourd'hui. Ensuite se pose le problème de l'édition : il ne s'est jamais publié autant de livres, et ils n'ont jamais eu des tirages aussi faibles. La sollicitation éditoriale est très forte, et mal maîtrisée par les historiens. Ce qui aurait fait autrefois un bon article fait maintenant un livre, et devant la multiplicité des livres, on arrive à une indifférenciation générale. De plus, les libraires ne peuvent plus les avoir en stock, ce qui veut dire que si vous n'êtes pas parisien, suivre la production est encore plus difficile. Tout cela est très grave et pèse lourdement : il y a une sollicitation par l'aval, d'autant plus que s'affirment de plus en plus des critères d'évaluation en terme d'édition, qui font qu'il faut publier beaucoup et rapidement. Enfin, le risque est grand d'une coupure du milieu, entre ceux qui peuvent parfois passer pour les « privilégiés » de la recherche, au C.N.R.S. ou à l'E.H.E.S.S., et les autres, les enseignants-chercheurs des universités. Ce problème institutionnel objectif est explosif : bien


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des faux débats sont liés à l'absence d'objectivation par chacun de nous de ses conditions propres de travail. Or il est clair que l'inégalité des conditions de travail s'accentue.

En second lieu, je voudrais revenir sur la question du rapport avec l'étranger, car il y a en France un vrai problème de langue. Le fait que nous ayons vécu sur une vision triomphaliste de l'historiographie française a pu faire croire à certains d'entre nous qu'il était possible de se dispenser de connaître ce qui se faisait à l'étranger. Je suis étonné de voir en France des travaux qui ne font aucune référence aux recherches étrangères sur la même question : cela pose le problème du provincialisme français. Inversement, l'inégalité des conditions d'accès aux déplacements à l'étranger selon les institutions fait qu'il existe aujourd'hui les historiens in, ceux qui voyagent, et les historiens out, ceux qui ne voyagent pas, qui n'ont pas la reconnaissance internationale. Or la reconnaissance de l'étranger pèse désormais fortement sur les carrières, et nous n'avons pas les moyens collectifs de réfléchir sérieusement ensemble là-dessus : ce sont pourtant de graves facteurs de crise.

• Etienne Anheim : Je suis étudiant en histoire médiévale, donc un peu étranger à l'assemblée, et à ce titre j'ai peut-être porté un autre regard, plus positif, sur ce livre et ses retombées pour ma génération. Je voudrais d'abord exprimer le très grand intérêt que ce livre a eu pour moi, car si certains jugent que ce débat est ancien et réglé, il a encore à mes yeux l'attrait de la nouveauté et de l'actualité.

D'autre part, je ne souscris pas à certaines critiques qui ont été faites tout à l'heure : je ne vois pas dans ce livre un discours de crise, un appel au repli disciplinaire, ou encore un plaidoyer antiphilosophique ou anti-intellectuel. Il n'y a pas de désenchantement à cette lecture, mais plutôt un soulagement, au vu de l'accent mis sur le travail collectif, sur cette notion de communauté, ou par exemple sur la façon dont les réflexions de Max Weber au sujet de la hiérarchie et des pouvoirs à l'université sont reprises : ce sont des réalités qu'on éprouve dès qu'on rentre dans le système universitaire, et il est important pour nous de les voir reconnues par les gens qui sont précisément en situation de pouvoir. Parmi tous ces éléments, je voudrais distinguer deux notions fondamentales à mes yeux. Tout d'abord, une pratique épistémologique satisfaisante, en ce qu'elle ne refuse pas l'épistémologie, mais souligne la nécessité de lier réflexion épistémologique et mise en pratique dans le travail « empirique ». Ensuite, le lien entre la pratique de l'historien et une éthique, citoyenne et démocratique, qui est un souci peut-être idéaliste mais enthousiasmant pour quelqu'un qui débute dans ce métier.

Je voudrais finir en rappelant la parenté étroite entre ces réflexions et celles de Max Weber, qui affirme à plusieurs reprises qu'il n'y a pas de place, au sein des sciences sociales, pour la spéculation purement gnoséologique et épistémologique, mais que l'essentiel est d'avoir une méthodologie qui accompagne la science en acte. Ainsi, comme en témoigne par exemple le Dimanche de Bouvines, beaucoup des livres qui ont renouvelé l'approche épistémologique (en l'occurrence de l'événement) sont aussi de grands travaux « empiriques ».

• Laurent-Henri Vignault : Je suis étudiant en histoire moderne et je voudrais aborder un point dont on n'a pas parlé, bien qu'on ait tourné autour en évoquant les thèmes de la constitution de chapelles, de l'éclatement de la recherche, de i'ultraspécialisation, qui semblent caractéristiques de cette « crise ». C'est une question qui se pose également dans les autres domaines scientifiques, y compris celui des sciences « dures », et qui fait par exemple que le biologiste moléculaire ne peut plus comprendre son collègue généticien. Or il est intéressant de voir comment les scientifiques ont essayé depuis longtemps de résoudre ce problème par le biais de la vulgarisation, terme qui n'a pas été prononcé. Ce terme fait peut-être un peu peur, il a une connotation péjorative, mais c'est quand même un des aspects du travail de cette collectivité que G. Noiriel souhaite voir se développer.

C'est ce que m'évoque l'emploi qu'il fait de l'expression d'histoire « normale », parallèle de la science « normale » définie par Thomas Kuhn, et qu'on a tout à l'heure


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rapprochée de l'histoire enseignée — je crois que cette définition répond à la question posée tout à l'heure par L. Bertrand-Dorléac —. Est-ce qu'il n'y a pas là une ligne de recherche pour les historiens : s'il y a un problème d'ultraspécialisation et de noncommunication, le travail de la communauté ne devrait-il pas être de produire des espaces et des discours de vulgarisation pour ces spécialités ? Face à l'éclatement, plutôt qu'un retour utopique à l'homogénéité disciplinaire, les sciences dures ont choisi cette parade : est-elle applicable en histoire ?

• Gérard Noiriel : Je rejoins ce que vous dites. Le progrès scientifique se fait par différenciation de plus en plus grande des spécialités, et il est normal que cela se soit produit en histoire. Le problème, c'est que cette différenciation ne doit pas être contradictoire avec l'épreuve de la communication. Dans les sciences de la nature par exemple, pour publier un article de recherche, il y a une procédure d'évaluation du travail scientifique, qui est une procédure démocratique dans le sens où les gens parlent de la même chose. C'est parfois l'inverse dans notre discipline, où l'on assiste à des « coups de force symboliques », pour faire passer quelque chose pour de l'innovation alors que c'est souvent en fait un artifice des références, et c'est un peu ce que je reproche à Paul Veyne. Il prétend s'adresser aux historiens tout en sachant que l'immense majorité d'entre eux n'a pas lu Nietzsche ou Wittgenstein, alors même que la définition qu'il propose au débat est fondée sur ces références. Je ne dis pas qu'il ne faut pas le faire, mais qu'il faut le faire quand on a en même temps effectué tout un travail pour faire en sorte que les références soient partagées, sinon par toute la discipline, du moins par un segment : c'est ainsi que l'on peut progresser.

La différenciation ne veut pas dire que chacun parle pour soi ; or c'est le travers dans lequel nous tombons parfois. Toutes nos pratiques, comme les soutenances de thèses ou les communications de spécialistes, sont sous-tendues par l'idée que nous parlons la même langue que celui qui est candidat. Il est totalement indispensable d'autre part de faire de la diffusion, de la vulgarisation. Cela fait partie de la fonction de notre discipline. L'important, c'est de distinguer les deux choses, qu'on ne fasse pas passer de la vulgarisation pour de l'innovation pointue et inversement. Il est essentiel de clarifier les genres, c'est respecter une règle du jeu.

Or l'expérience des jeunes chercheurs est précisément souvent celle d'ignorer les règles du jeu — mais c'est peut-être aussi ici le côté autobiographique de ma réflexion, car avoir des origines sociales éloignées des milieux intellectuels ou bourgeois rend cela plus dur à avaler ou à comprendre. Mais si nous sommes partisans de la démocratisation de la discipline, il faut clarifier nos pratiques, les règles du jeu que nous pratiquons, en ayant nous-mêmes contribué à les élaborer : voilà la dimension morale ou éthique. Il faut que ceux qui se retrouvent derrière ces valeurs puissent aussi travailler ensemble pour faire contrepoids à ceux qui sont dans le « système » comme des poissons dans l'eau.

Je lierai ce problème aux guillemets de « crise ». Le débat sur la crise illustre la concurrence au sein du monde des historiens pour définir la prééminence, la hiérarchie des objets et de l'innovation. Quand vous dites « untel est dépassé, tel champ est en crise, telle génération est dépassée », vous êtes vous-mêmes juge et partie. Le discours sur la crise est lié à ce phénomène, c'est un discours vieux comme le monde intellectuel. Ce n'est pas une raison pour l'accepter, ce qui serait un raisonnement conservateur au sens propre du terme : ce n'est pas parce que cela a toujours existé qu'on ne peut pas essayer de le changer !

Je n'ai pas voulu prendre une position sur l'existence ou non de la crise, sans quoi j'aurais justement été moi-même dans cette position « intéressée » que je critique. J'ai essayé de poser la question des critères d'évaluation scientifique, ce qui est très difficile car le sol se dérobe sous nos pieds. Quand on ne croit plus que l'innovation se définisse par rapport à des grands modèles philosophiques, quand on ne croit plus qu'il y ait quelque part en dehors de nos pratiques des critères fondamentaux qui permettent de dire « voilà où est l'innovation, voilà où est la science, voilà où est le discours ou l'idéologie » — c'est une expérience pour l'histoire de ma génération qu'il faudrait


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rapprocher de l'histoire du marxisme —, nous sommes tout nus. Fixer des critères devient beaucoup plus difficile, et la solution que j'ai vue, pour ne pas sombrer dans le postmodemisme individualiste ou dans le cynisme, c'est de travailler à définir des univers collectifs, qui n'engloberaient pas forcément toute la discipline, mais qui seraient significativement collectifs : des unités, des univers qui puissent subir avec succès l'épreuve de la critique.

Un dernier élément de mon expérience s'ajoute à cela, les critiques faites à mes travaux de recherche. Un grand nombre de fois, je me disais : « ce qu'on me reproche n'a rien à voir avec ce que j'ai fait », cela me paraissait totalement à côté de la plaque : chacun a pu expérimenter ce genre d'impressions. Il y a d'un côté le risque du silence à propos de nos travaux, ce qui est terrible pour nous, ou de l'autre celui des critiques qui sont totalement décalées, parce que celui qui vous critique tire à lui votre travail au lieu de faire l'effort inverse et de se mettre à l'intérieur de votre problématique. Il faut aussi avoir une sorte de générosité, qui consiste à ne pas ramener tout à soi mais à faire la démarche inverse, à se mettre dans la logique de pensée de l'autre. C'est ce qu'on appelle la compréhension, ce que les historiens essaient de faire par rapport au monde passé et qu'il faudrait aussi faire face à notre propre univers, avec ceux avec lesquels on travaille mais aussi avec lesquels on est en concurrence. C'est une démarche qui nécessite une éducation, qui passerait peut-être par l'école : on nous habitue à dire notre mot sur tout de manière superficielle, mais pas à cette démarche beaucoup plus exigeante, qui demande compétence et effort pour se mettre dans un autre univers intellectuel. C'est pourquoi la référence à Max Weber est tout à fait décisive, parce que ce sont des problèmes auxquels il a lui-même été confronté (il est au coeur du premier grand débat sur la crise de l'histoire), et c'est un homme fascinant aussi sur ce plan-là : il est dommage qu'il ne soit pas mieux connu au sein de la vie intellectuelle française.

• Daniel Roche : En guise de conclusion, je retiendrai quatre points. Le premier est une question qui avait été posée à François Lebrun en 1977, et à Daniel Roche en 1985 : qu'est-ce qu'un historien ? On voit les gens changer, passer du professeur à l'historien, et de l'historien à l'écrivain. Il faut être attentif : on peut avoir de très grands professionnels de l'histoire qui sont des « amateurs », comme Philippe Ariès ou Maître Poisson. Mais ce qui est important, c'est le problème des enseignants du secondaire : ils avaient autrefois un lien très fort avec la recherche. Lorsqu'eut lieu le débat sur l'introduction du durkheimisme en histoire, en 1904, on voit que dans les réunions de la Société d'Histoire Moderne, les professeurs des lycées participaient à la réflexion. Ce n'est plus le cas : en résumé, pourquoi l'université n'a-t-elle pas réussi dans le domaine de la formation continue ?

Le deuxième point est de savoir quel sens ont ces querelles dans la formation des étudiants d'histoire. La philosophie n'a pas la même place dans le cursus d'histoire que dans d'autres pays : nous avons une assez faible propension au débat épistémologique et nous ne formons pas les étudiants à cela. Nous avons une tendance à former les étudiants à la passivité, pas seulement face à l'épistémologie, mais face au débat luimême. Le modèle cours magistral/T.D. est un des plus mauvais qui soient dans cette perspective. Il coupe la part de la réflexion individuelle et collective, et interdit le débat. J'ajouterais à cela que lorsqu'on suit le circuit jusqu'à l'agrégation, on est peu préparé pour participer à un débat tel que le nôtre aujourd'hui. Il ne faut pas s'étonner de l'absence de débat : nous avons été formés à des querelles d'interprétation et non de méthode.

Troisièmement, je voudrais souligner que le débat sur le rôle de l'épistémologie n'est pas neuf. Un certain nombre d'historiens, comme Marrou, ont déjà lancé ce débat. Ce qui compte, c'est moins de se réclamer d'une philosophie ou d'un autre, d'un modèle d'interprétation global du monde, que de voir comment les philosophies permettent de comprendre la construction de l'histoire. Il y a des philosophies plus opératoires que d'autres dans le débat épistémologique.


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Enfin, du livre et de nos discussions sort quand même quelque chose, dont la publication récente dans la R.H.M.C. de la doctrine dévaluation du C.N.U. est aussi un signe : c'est que nous devons avoir une morale de l'évaluation, qui peut être parfois résolument critique.

LIVRES REÇUS. LIVRES REÇUS. LIVRES REÇUS. LIVRES REÇUS.

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des maux de la forêt d'Ardenne par un seigneur écologiste et despotique, Louvain-la-Neuve, Presses

Universitaires de Louvain, 1995, 157 p. MORELLET André, Lettres, publiées et annontées par D. MEDLIN et J.-C. DAVID, tome 3, Oxford, Voltaire

Foundation, 1996, 469 p. REDON Odile (dir.). Savoir des lieux. Géographies en histoire, Saint-Denis, Les cahiers de Paris VIII/

Recherches, Presses Universitaires de Vincennes, 1996. RENARD Jean-Pierre (dir.), Le géographe et les frontières, Paris, L'Harmattan, 1997, 300 p., 150 F. REYBAUD Louis (ouvrage présenté par Sophie-Anne Leterrier), Jérôme Paturot. À la recherche d'une

position sociale, Paris, Belin, 1997, 425 p. Rioux Jean-Pierre, SIRINELLI Jean-François (édit.), Pour une histoire culturelle, Paris, Seuil, 1997, 455 p.,

185 F. RUEL ROBINS Marianne (éd.), Paroles d'Evangiles. Quatre pamphlets allemands des années 1520, Paris,

Publications de la Sorbonne, 1996, 247 p., 130 F. SAND George (ouvrage présenté par Michelle Perrot), Politique et polémiques, Paris, Imprimerie Nationale,

1997, 578 p., 170 F.

SIMON Hélène (éd.), Les cahiers de doléance des pays de l'Oise en 1789. Bailliage de Clermont-en-Beauvaisis,

Noailles, Conseil général de l'Oise, 1997, 417 p., 190 F. SPINELLI Donald C, L'inventaire après-décès de Beaumarchais, Paris, Champion, 1997, 265 p., 300 F. STAËL Germaine de, Dix années d'exil, édition critique par Simone Balayé et Mariella Vianello Bonifacio,

Paris, Fayard, 1996, 589 p., 180 F. VISCARDI Giuseppe Maria et LEROU Paule, La pieta popolare in Italia, tomo I : Calabria, collection La

Piété populaire, répertoire bibliographique, Paris, Letouzey et Ané, 1996, 378 p., 185 F.

5. REVUES ET PÉRIODIQUES (N° SPÉCIAUX)

Annales Benjamin Constant, n° 18-19 : «Les conditions de la vie intellectuelle et culturelle en Suisse

Romande au temps des Lumières, Actes du colloque de novembre 1995 », Lausanne, Institut

B. Constant, 1996, 354 p., prix non ind. BRUNEL Ghislain et MORICEAU Jean-Marc (dir.), « L'Histoire rurale en France, Actes du colloque de

Rennes (6-7-8 octobre 1994) », Histoire et sociétés rurales, n° 3, 1995. Cahiers d'archéologie et d'histoire du Berry, N° hors-série, « En Beny, du Moyen Âge à la Renaissance :

pages d'Histoire et d'Histoire de l'Art offertes à Jean-Yves Ribault », novembre 1996, 342 p., 280 F. Cahiers d'Histoire. Revue d'histoire critique, « Pouvoirs et information », n° 66, 1997, Paris, Espaces Marx,

90 F. Cahiers du Centre de Recherches Historiques, n° 17 : « Hommage à Bernard Lepetit », octobre 1996. Enquête, n° 3, 1996 : « Interpréter », Marseille, Éditions Parenthèses, 283 p., 110 F. GREVET René, MARCHAND Philippe (dir.), « Les débuts de l'École républicaine. Actes du colloque organisé

par TU.R.A. C.N.R.S. 1020 (Université de Lille LU, 23-25 novembre 1995) », Revue du Nord, tome

LXXVIII, n°317, octobre-décembre 1996. HOCQUET Jean-Claude (dir.), « La diversité locale des poids et mesures dans l'ancienne France », Cahiers

de Métrologie, tome 14-15, 1996-1997, 271 p., prix non ind.


1997 - N°s 3-4 lit

HUFTON Olwen (dir.), Women in the Religious Life. Yearbook of the Department of History and Civilisation

Florence, European University Institute, 1996, 159 p. La Lettre Clandestine, Tendances actuelles dans la recherche sur les clandestins à l'age classique

1996, Presses de l'Université de Paris-Sorbonne, 360 p., 100 F. SIÈCLES. Cahiers du centre d'histoire des entreprises et des communautés, n° 4 : « Révolution et

tion », Clermont-Ferrand, Université Biaise-Pascal, 1996, 156 p., 50 F. Vingtième Siècle. Revue d'histoire, n° 53, janvier-mars 1997, Presses de Sciences Po, 194! p. WOLIKOW Serge (dir.), « Les images collectives de la Résistance », Dijon, Territoires condemporains

Cahiers de l'I.H.C, n° 3, 1996, 158 p., 80 F.

COMPTES-RENDUS. COMPTES-RENDUS. COMPTES-REMDUS..

Les espaces maritimes au xvm" siècle

Pascal BRIOIST, Espaces maritimes au xvme siècle, s.l., Atlande, collection « Clefs concours » (Histoire moderne), 1997, 256 p., 79 F.

Cette collection se propose d'aider les candidats aux concours en leur offrant à la fois une « entrée en matière » pour aborder les nouvelles questions et un « outil de révision ». Chaque ouvrage est « articulé autour de fiches thématiques permeïtaintt 4e faire le point sur les acquis de la recherche » et comporte divers « outils méthodologiques » : chronologie, cartes, glossaire, sources et bibliographie, index de « circulation! entre les fiches ». Dans le respect de ce cahier des charges, ce petit livre sans préfeenitiom est une réussite quasi totale. L'introduction offre une réflexion souvent pertinente SUIT l'intitulé du sujet (même si l'on n'y adhère pas concernant l'exclusion de la Méditerranée!) et le chapitre d'ouverture sur l'historiographie de la question constitue uen excellente approche pour les candidats néophytes. Sans négliger les auteurs français et ibériques, l'auteur s'attache particulièrement à la bibliographie anglo-saxonne, qu'il connaît bîemi et qui est essentielle sur ce sujet. Regroupées autour de cinq thèmes — Repères, Espaces, Acteurs, Objets, Notions et thématiques — ces fiches de synthèse envisagent la question sous tous ses angles ; elles sont dans l'ensemble bien faites et seront de grand profit aux candidats pour nourrir une dissertation avec des exemples précis et référencés ou pour aborder une question d'oral.

Cependant, bien qu'il se soit informé aux meilleures sources, Pascal Brioist n'est visiblement pas un spécialiste de l'histoire maritime. Il s'obstine à appeler « eivardière » la civadière (p. 160 et 163) et donne au mille marin (p. 166) à la fois une mauvaise définition (en fonction de l'équateur et non des méridiens) et une fausse équivalence (1 600 m, ce qui est à peu près le mille anglais, au lieu de 1 852 m). De ce fait, le glossaire (où manquent d'ailleurs beaucoup d'entrées concernant le commerce maritime, telles que chargeur, congé, connaissement, consul, fret, nolis, quarantaine, tonneau, etc.) est quasi inutilisable pour tout ce qui touche aux aspects techniques : les définitions, péremptoires dans leur formulation ne tiennent aucun compte ni du lieu, ni de l'époque, et sont le plus souvent approximatives (cf. brigantin, flûte, galiote, radoub), parfois même franchement erronées (cf. chébec, tartane). Signalons d'autre part qu'un « créole », comme son étymologie espagnole l'indique, est une personne d'origine européenne née et non « élevée » aux colonies.

L'ouvrage comporte vingt pages d'une chronologie présentée sur quatre colonnes — politique et diplomatie, aspects militaires, économie et société, aspects culturels et scientifiques — qui peut faire gagner du temps ; mais je reste persuadé que c'est rendre un mauvais service aux candidats, car les seules chronologies utiles sont celles qu'on se constitue soi-même, et qu'il aurait mieux valu consacrer cet espace à autre chose. Et puis, une chronologie implique toujours un choix et des éliminations qui peuvent être


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contestables. Donnons quelques exemples. Les indications qui l'ouvrent pour 1688 et 1689 laissent entendre que la classification par rang date des débuts du programme, alors qu'elle est antérieure d'une vingtaine d'années. On trouve mention d'un convoi de blé, conduit sain et sauf à Dunkerque par Jean Bart en 1694, mais rien concernant l'année 1693 ; or, avec celle-ci, manque non seulement toute allusion à la crise de subsistance (qui expliquerait l'importance de ce convoi) mais aussi la moindre information sur la capture du convoi de Smyrne par Tourville (au moins aussi importante quant à l'évolution de la guerre navale que les exploits de Jean Bart à Dunkerque ou de Pointis à Carthagène qui sont ici à ici l'honneur). De même, l'expédition de l'Espagnol José Iturriaga sur l'Orénoque est en soi du plus haut intérêt, mais dans le cadre d'un volume consacré aux espaces maritimes, une allusion à la publication des voyages de Dampier aurait sans doute été mieux à sa place.

La bibliographie est très riche et ne se borne pas à la France et à l'Angleterre, comme c'est trop souvent le cas. Pour un livre qui s'adresse aux étudiants et non aux enseignants chargés de la question, on peut même la trouver trop riche et pas assez sélective, notamment sur les sources. Lequel des candidats, par exemple, mettra jamais le nez dans Les Letters and Papers de l'amiral Barham, trois volumes publiés par la Navy Record Society en 1906-1911 ? Dans un ouvrage de ce genre, plutôt que de vouloir rivaliser avec la « biblio officiellement-officieuse » (à moins que ce ne soit le contraire) d'Historiens et Géographes, mieux vaudrait faire l'effort d'élaborer une bibliographie plus succincte, mais critique. Il est vrai que l'exercice, difficile sur le plan scientifique, est en outre périlleux pour un jeune universitaire en début de carrière.

Ces remarques critiques occupant la majeure place de ce compte-rendu sont en réalité bénignes puisqu'elles ne concernent que les annexes et non le corps du texte ; elles ne doivent rien retirer aux mérites de ce petit livre qui, s'il était quelque peu revu et corrigé, atteindrait, sinon à une perfection qui n'est pas de ce monde, du moins à ce qu'on peu attendre de mieux dans ce type d'ouvrage de circonstance (expression qui n'a rien de méprisant, puisqu'il s'agit de rendre service aux candidats).

Michel FONTENAY.

Patrick VILLIERS et Jean-Pierre DUTEIL, L'Europe, la mer et les colonies xvif-xvm" siècle, Paris, Hachette, « Carré Histoire », 1997, 256 p., 85 F.

Publié sous un titre séducteur, quelque peut attrape-tout, dans une collection universitaire destinée à un large public étudiant, mais offert en librairie sous une bande spécifiant « Agrégation-C.A.P.E.S. 1997-1998 », ce livre se présente avec une double ambition : fournir un manuel du Supérieur pour tout enseignement de D.E.U.G. ou de Licence touchant aux problèmes de la mer et de l'outre-mer aux xvne et xvin 6 siècles, d'une part ; et d'autre part, aider les agrégatifs à préparer la question d'Histoire Moderne au programme des deux années à venir. Dans quelle mesure satisfait-il à ce double objectif ?

Disons-le tout de suite, malgré son titre, l'ouvrage n'est en fait conçu qu'en fonction de la question de concours, mais en retenant plutôt la première formulation qui avait été proposée (Les Européens, les espaces océaniques et les colonies au xvme siècle) que l'intitulé finalement retenu (Européens et espaces maritimes au xvnfsiècle) dans lequel le fait maritime passe au premier plan tandis que le fait colonial est renvoyé dans l'une des sous-rubriques censées éclairer la problématique générale. La mer n'est donc pas envisagée par les auteurs comme sujet d'étude en soi : il n'y a pratiquement rien sur la vie des rivages et de leurs populations, pas grand-chose sur la pêche, presque rien sur le sel, rien sur les polders ; elle n'est pas considérée non plus en tant que vecteur des échanges intra-européens (qui, pourtant, constituaient plus de 80 % du tonnage maritime) : on ne trouvera rien ou presque sur le cabotage ou les colliers de la mer du Nord par exemple, rien évidemment sur la caravane marseillaise (puisque le premier port français à la fin de l'Ancien Régime a été « exclu » du programme), et seulement quelques allusions aux ports autres que ceux à. vocation coloniale, qu'ils soient anglais,


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français, néerlandais ou autres. Bref, la mer n'est regardée ici que comme moyen d'accéder aux richesses des mondes coloniaux et comme champ de bataille de la rivalité qu'elle suscite entre puissances européennes. Mais peut-être, après tout, cette interprétation correspond-t-elle aux voeux des concepteurs du sujet.

Dans cette optique, le plan a une cohérence séduisante. Après un chapitre initial qui présente « l'Europe de l'Ouest, la mer et les colonies à la fin des guerres anglohollandaises » tout en offrant un bref retour sur les événements depuis la fin du xvie siècle, le chapitre deux intitulé « Commerce maritime et guerres sur les océans » dresse tout d'abord le « bilan des empires coloniaux et des trafics vers 1680 » (quand les empires ibériques et hollandais tenaient encore un rôle de premier plan), puis donne un substantiel tableau des potentiels maritimes anglais et français, avant d'exposer finalement les modalités de la guerre navale au temps de Seignelay et Pontchartrain et le passage de la guerre d'escadre à la guerre de course. Trois chapitres solidement argumentes retracent ensuite les différentes phases de la rivalité anglo-française pour la maîtrise des océans, au temps de la « deuxième guerre de Cent Ans » selon l'expression devenue classique de Jean Meyer (qui aurait pu être cité dans l'introduction parmi ceux qui ont contribué au renouvellement de l'histoire maritime). Après cette approche chronologique « rythmée par le poids des guerres », on trouve quatre développements autonomes où le sujet est cette fois appréhendé sur un mode structurel, mais toujours uniquement sous l'angle colonial. En dépit de son titre, le chapitre sur « le commerce atlantique (1715-1792) » n'est en fait consacré qu'au seul trafic colonial de l'Angleterre et de la France, dont il donne une analyse très fouillée. Viennent alors deux excellentes synthèses qui résument tout ce qu'un candidat devrait savoir à propos de la Traite des Noirs et des diverses compagnies des Indes au XVIIe siècle tout en permettant de sortir du cadre franco-anglais dans lequel on était un peu enfermé jusque-là. Le dixième et dernier chapitre devrait être également très apprécié des candidats, qui y trouveront une série de réflexions en forme de bilan, précieuses pour toute dissertation sur le rôle des colonies et des trafics coloniaux dans la différenciation des économies européennes au cours du XVIIIe siècle. Dû à la plume de J.P. Duteil, l'avant-dernier chapitre, certes passionnant à lire et indispensable au regard du titre de l'ouvrage, sera bien sûr profitable pour illustrer les « influences culturelles » évoquées par le jury in fine de son intitulé, mais paraît tout de même quelque peu disproportionné par rapport à la question : si l'on peut accoler « espaces océaniques » et « esprit missionnaire » au moyen d'un « et » passe-partout, cela veut dire qu'on peut ajouter n'importe quel thème à n'importe quel sujet. Prévert et son raton laveur ne sont pas loin. Et à ce compte, pourquoi aucun chapitre sur l'exotisme dans les arts et la littérature, par exemple, ou encore sur la crise de la pensée européenne et les progrès de l'esprit critique ?

Nonobstant cette dernière remarque et avec les limites indiquées d'entrée, ce livre constituera à coup sûr un outil très utile pour les agrégatifs. Ecrit dans sa plus grande partie par un spécialiste reconnu de l'histoire maritime de la France au xvnf siècle, il fournira le cadre événementiel indispensable aux étudiants qui abordent le programme, tout en leur permettant de faire un point complet sur un large pan de la question. On se permettra cependant d'exprimer un regret (lequel vise d'ailleurs moins les auteurs que l'éditeur) à propos d'une attitude (trop largement répandue) qui consiste à refuser dans le cours du texte toute citation avec référence entre parenthèses. Cette pratique, déjà condamnable pour le premier cycle, devient une hérésie quand on prétend s'adresser à des agrégatifs. Elle renforce la tendance de nos étudiants — qui ne lisent trop souvent que des manuels — à considérer l'histoire comme un savoir anonyme et neutre, figé une fois pour toutes, au lieu d'y voir une création perpétuelle, avec des remises en cause où s'expriment, souvent de façon polémique, des conceptions différentes, des tempéraments singuliers, bref quelque chose de vivant. On notera toutefois qu'à cet égard, ce livre-ci est quelque peu en progrès par rapport à d'autres titres de la collection, les auteurs ayant assez souvent personnalisé leur discours par des allusions claires aux travaux des historiens qu'ils utilisent. Outre un glossaire qui sera précieux pour beaucoup de candidats (on y corrigera cependant une erreur de frappe pour la mesure du tonneau : 42 pieds cubes et non 49), l'ouvrage comporte une illustration cartogra-


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phique en partie originale, ainsi qu'une abondante documentation chiffrée sous forme de tableaux et graphiques, puisée aux meilleurs sources.

Malheureusement ceux-ci ne sont pas toujours très lisibles et au moins deux d'entre eux semblent gravement erronés. Page 141, la courbe des importations anglaises en provenance des colonies d'Amérique et de l'Inde, lesquelles avaient cru régulièrement jusque-là, chute brutalement dans les années 1776-1780 des environs de 1 200 000 livres à moins de 100 000 livres. On pourrait être tenté d'y percevoir l'impact de la guerre d'Indépendance et d'admirer l'efficacité de la Royale et des corsaires français au début de la guerre d'Indépendance américaine. Mais si l'on s'interroge un peu, on s'étonne aussitôt : comment deux années de conflit ont-elle pu annuler trois ans de paix, même troublée par la révolte des Insurgents ? Or plus loin, page 150, on achoppe à nouveau sur une anomalie du même genre à propos du commerce extérieur de la France, qui paraît bizarrement affecté à deux reprises : en 1730, la courbe des exportations s'effondre grosso modo de 100 000 à 10 000 livres sans que ni celles des importations, ni celles du commerce colonial, soient le moins du monde affectées ; en 1738, phénomène inverse, ce sont les importations qui subissent le même cataclysme, dans la même proportion et avec la même indifférence des courbes soeurs. Cette fois, la chose devient claire : inutile de supputer sur d'éventuels facteurs ignorés jusque-là des historiens, il faut attribuer le phénomène à des fautes de saisie dans le tableur ayant servi à confectionner le graphique (un zéro qui saute à chaque fois). Errare humanum. Reste que l'incongruité est tellement « hénaurme » qu'elle saute aux yeux dès le premier regard sur les graphiques, que l'exemplaire ayant servi à notre compte rendu était le produit d'un second tirage, en principe toiletté, et qu'une erreur deux fois répétée risque d'entacher la crédibilité de l'ensemble et conduit à s'interroger, par exemple, sur la réalité de la crise frappant en 1720 les « importations de Madras » (p. 205). Une fois de plus, on ne peut que mettre en cause la précipitation des éditeurs à sortir au plus vite un produit rapidement fabriqué afin de monopoliser un marché spécifique dont la durée de vie est limitée à deux ans.

Si malgré ce qu'on vient de dire, l'ouvrage de P. Villiers et J.P. Duteil est recommandable aux agrégatifs du cru 97/98, lesquels peuvent se fier à la bande de présentation, ses mêmes atouts comme instrument de préparation aux concours le disqualifient comme manuel de large initiation choisi par ceux qui se seraient fiés à son titre.

Celui-ci laisse entendre un partage de la période en deux parties égales. Or on a vu qu'il n'en était rien : la question d'agrégation commençant « vers 1690 », le xvif siècle est réduit à une portion qui n'est pas même congrue. Pour qui veut étudier l'influence du fait maritime dans l'élaboration de la personnalité historique de l'Europe, le XVIIe siècle est pourtant le moment privilégié. Si le XVIe siècle avait été celui des Grandes Découvertes et des empires ibériques, la mer n'avait pas joué le rôle premier dans l'établissement de la « prépondérance espagnole ». Plus tard, le xvnr 5 fut, au contraire, celui d'une « prépondérance anglaise » reposant tout entière sur le power of sea. Entre les deux, le XVIIe est celui où rien n'est joué, où tout est possible. Les États prennent alors conscience de l'importance des « choses de la mer », et c'est à cette époque qu'apparaît la notion de « puissances maritimes » appliquée aux pays de l'Europe du Nord-Ouest dont la prospérité et le poids politique sont fondés sur la mise en valeur de leur vocation maritime. Les Hollandais, après avoir évincé les Portugais du marché des épices asiatiques, se font les rouliers des mers européennes avant de s'incliner devant l'Angleterre, sous les yeux d'une France plusieurs fois tentée par la mer, mais restée velléitaire. C'est aussi le temps d'une éphémère Baltique suédoise et des débuts de la poussée russe vers les « mers libres », tandis qu'en Méditerranée, l'intrusion des « Nordiques » et l'insécurité liée à la course précipitent la ruine des vieilles thalassocraties italiennes. Derrière cette histoire mouvementée, il y en a une autre, au rythme plus lent : celle des populations littorales — paysans des polders, sauniers, pêcheurs, marins, armateurs ou négociants des grands ports — qui ont leurs activités propres, leurs genres de vie particuliers, leurs comportements démographiques ou culturels (mentalités des gens de mer, problème de l'insularité, etc.). D'où l'intérêt de se pencher sur la vie économique des mers européennes et de leurs rivages, avec tout ce que cela comporte :


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les constructions navales, les fournitures pour la marine (bois, goudron) et les industries connexes (voiles, cordages, ancres et canons) ; l'évolution des flottes marchandes (pas seulement celle de la France ou de l'Angleterre), le rôle du cabotage, les progrès du transport maritime, des assurances, des institutions portuaires (consulats, quarantaines, lazarets) ; les différents espaces du « grand commerce » européen : la Baltique, avec ses blés et ses naval stores, la mer du Nord, avec ses harengs et déjà le charbon anglais, la Méditerranée, avec ses vins, ses huiles et surtout le fructueux commerce du Levant ; et bien sûr, les grands ports de la façade océanique dont la prospérité (à l'exception de Lisbonne, Cadix, et, dans une moindre mesure, d'Amsterdam) n'est encore que partiellement liée au commerce exotique vers l'océan Indien ou l'Amérique coloniale et aux métaux précieux du Nouveau Monde. Or tout cela est soit totalement ignoré du livre, soit expédié de façon sommaire, donc approximative, parfois même erronée, dans le chapitre liminaire. C'est oublier que pour la France, l'Angleterre et même la Hollande, le commerce avec les mondes coloniaux ne joue au XVIIe siècle qu'un rôle second par rapport aux vieux marchés européens de la Baltique et de la Méditerranée, et que pour l'Europe, la vocation maritime est antérieure à l'expansion coloniale. Même en privilégiant celle-ci (sans toutefois en étudier les modalités politico-administratives, et en réduisant le rapport colonisateur-colonisé au seul aspect missionnaire), comment est-il possible d'intituler un livre L'Europe, la mer et les colonies au XVIIe-XVIIIe siècle en négligeant totalement l'espace méditerranéen ? C'est déjà une absurdité pour le XVIIIe siècle, mais que dire à propos du XVIIe ! Faut-il rappeler que la Méditerranée a été la préoccupation constante des responsables politiques de la marine en France, depuis Colbert, disant à Seignelay « Pensez toujours à rendre le Roi grand en Méditerranée «jusqu'à Vergennes, considérant la Turquie comme « la plus avantageuse de nos colonies », ce qui éclaire d'ailleurs sur les mentalités coloniales de l'époque et renseigne aussi bien sur Voltaire et ses arpents de neige que sur le Bonaparte de l'expédition d'Egypte.

En fait, ce livre aurait dû s'intituler Le rôle de l'expansion outre-mer dans les rivalités européennes au XVIIIe siècle. Et sur ce sujet c'est plutôt un bon livre, riche d'informations et d'idées. Mais, comme disent les éditeurs, ce n'est pas un titre vendeur. On a donc demandé à des auteurs connus pour leurs compétences personnelles sur cette question de sortir au plus vite un ouvrage pour le marché des agrégatifs, tout en donnant au livre un titre qui dépasse son contenu afin de ratisser large, et quitte à ce que le chaland universitaire qui voudrait l'utiliser pour un enseignement sur le XVIIe siècle s'aperçoive après coup qu'il a été trompé sur la marchandise. Certes, il suffit de parcourir la bibliographie pour s'en rendre compte (mais achète-t-on un livre à partir de la bibliographie ?). Résumant parfaitement les options du livre, ses quatre pages ignorent le XVIIe siècle : on y chercherait en vain V. Barbour, Ch. Wilson, ou N. Steensgaard, par exemple ; quasi inexistante sur le domaine ibérique, elle est totalement muette sur l'Italie (alors que Venise avait pourtant un domaine colonial). Mais on n'en fera pas grief aux auteurs, puisqu'on leur avait demandé un ouvrage sur la question d'agrégation. Dans cette perspective, la bibliographie « trop vaste pour être complète » ne cite que « les ouvrages principaux et les plus importants » (essentiellement français et anglais). On aurait cependant souhaité y voir mentionnés quelques classiques, tel le vieux Dahlgren par exemple, quitte à économiser sur l'une des treize références concernant P. Villiers, alors qu'il s'agit parfois de publications un peu trop confidentielles pour être utiles à l'agrégatif de base. Mais que celui qui n'a jamais péché en ce domaine lui jette la première pierre. Michel FONTENAY.

Le monde savant

Éric BRIAN et Christiane DEMEULENAERE-DOUYÈRE (éd.), Histoire et mémoire de l'Académie des Sciences. Guide de recherches, Paris, Technique et Documentation, 1996, 449 p.

Si les historiens français ont montré moins d'empressement que les Anglais et les Américains pour une approche refondatrice de l'histoire des sciences, il est clair le tournant est maintenant pris ; ce recueil en est le témoignage le plus manifeste. Cet ouvrage, placé sous l'égide de Pallas Athena de Gustave Klimt, est une invitation à la


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subversion des « anciennes distinctions » entre philosophie, « histoire des concepts et des pratiques scientifiques », « histoire culturelle et sociale », histoire institutionnelle, histoire de l'exercice politique. Il aura probablement fallu attendre cette prise de conscience historienne pour que les recensements des sources de l'histoire des sciences, chers à Guy Beaujouan, trouvent un si bel achèvement. Point de savoir sans instrument nous dit l'histoire des sciences actuellement. La réflexion vaut aussi bien pour la construction du savoir historique. C'est pourquoi l'élaboration de ce nouvel outil constitue une démarche riche de sens qui promeut le règne de l'expérience et de l'invention intellectuelle. On aura vite compris que ce guide n'est pas un catalogue énumératif ; les contributions sont autant d'échantillons d'une vie de laboratoire collective. Elles révèlent les savoir-faire du métier d'historien ainsi qu'une fidélité à l'esprit de collaboration qui avait lui-même présidé à la création de l'Académie des siences. Elles ouvrent aussi des pistes dans « un espace vaste, blanc, aux frontières mobiles ». De fait, l'ouvrage concilie plusieurs approches, nécessaires à l'élaboration d'une réflexion historique : résultats des recherches menées sur l'histoire de l'Académie, guide raisonné des sources, présentation des autres fonds contenant des archives relatives à l'Académie et exemples de recherches précises, le tout privilégiant une période, le XVIIIe siècle. Le livre, qui comporte aussi des illustrations appropriées, s'achève par une bibliographie, suivie des règlements de l'Académie, d'informations pratiques et d'un index.

La première partie, consacrée aux « Repères pour l'histoire de l'Académie des Sciences », adopte un rythme ternaire : de la fondation de 1666 à la réforme de 1699, de l'absolutisme à la Révolution (1699-1793), de l'Institut national (1795) à la réforme de 1976. Le mérite de ces trois contributions est de ne pas égarer le lecteur dans la profusion des thèmes abordés par les historiens. Le premier article, de Marie-Jeanne Tits-Dieuaide, consiste en une chronologie des relations entre les académiciens et le pouvoir au temps des « protecteurs », Colbert, Louvois, Pontchartrain. Le deuxième article, d'Éric Brian, invite à une lecture critique et_ « empirique » de l'institution savante au XVIIIe siècle, considérée comme un corps d'État. Éric Brian prend ses distances avec les logiques cloisonnées des couples antithétiques issus de la sociologie des sciences (externalisme et internalisme, objectivisme et subjectivisme sociologique) et propose de « jouer sur des échelles d'analyse multiples » et de construire « d'autres échelles d'analyse » pour un document donné. Cette contribution, qui en appelle à l'expérience, est en ce sens emblématique de l'ensemble du recueil. Christiane Demeulenaere-Douyère analyse la troisième période de l'Académie des sciences. L'auteur révèle toutes les ressources des fonctions de conservation, d'enregistrement et d'arbitre qui définissent non pas une sclérose de l'institution mais un « rôle reconnu de moteur de la recherche scientifique », du moins jusqu'à la Première Guerre mondiale. Au XXe siècle, ce dynamisme s'efface bien que le « club de dignitaires sans influence réelle » trouve une nouvelle jeunesse grâce à la réforme de 1976. Christiane Demeulenaere-Douyère appuie sa présentation sur des exemples précis, notamment les relations de Louis Pasteur avec l'Académie.

La deuxième partie, « Les archives de l'Académie des sciences », rédigée par Christiane Demeulenaere-Douyère et Anne-Sylvie Guénoun, atteste une remarquable maîtrise du fonds archivistique, dans sa constitution et sa composition. Cette présentation ouvre les voies à une réflexion sur les pratiques et les enjeux de l'inventaire et de la conservation, thématique plus fréquente en histoire de l'art et de l'archéologie qu'en histoire des sciences (et des techniques). Parmi les sources exposées (dossiers, registres de procès-verbaux, pochettes de séances, prix, archives des comités et commissions, manuscrits isolés, iconographie), on soulignera deux rubriques : les plis cachetés, dépôts gratuits de découverte ou d'invention héritiers des rencontres académiques entre logique patrimoniale et consécration du génie créateur, et les archives personnelles des scientifiques qui ont donné lieu à une publication originale 1 dont on nous propose ici un

1. Thérèse Charmasson, Christiane Demeulaenere-Douyère, Catherine Gaziello et Denise Ogilvie, Les archives professionnelles des scientifiques. Guide de conservation et de classement, Paris, Archives nationales, 1995.


1997 - N°s 3-4 117

résumé alphabétique. Cette section se termine par une description périodisée des publications de l'Académie des sciences, accompagnée à chaque fois d'une mise en perspective de l'entreprise éditoriale.

La troisième partie, « Une mémoire émiettée », constitue l'apport le plus original de ce guide. Elle rassemble les contributions de treize chercheurs, et couvre une grande diversité d'institutions : Institut de France, Archives nationales, Bibliothèque nationale de France, Conservatoire national des arts et métiers, Institut Pasteur... sans oublier la mise au point de Camille Frémontier sur « les dépôts de collections d'histoire naturelle, d'instruments et de machines » qui prolonge la conception novatrice de l'histoire des collections formulée dans ce guide. Cette section atteste de « la volonté de l'Académie de se placer au centre de la mémoire de la science pour le bénéfice des historiens » selon les mots de Paul Germain ; elle confirme aussi l'orientation expérimentale proposée par Éric Brian dans la mesure où elle incite à « la construction combinée de différents niveaux d'analyse ».

La quatrième partie donne un aperçu de la richesse de cette démarche à travers les recherches menées sur des savants, des objets, des écrits et des pratiques institutionnelles. Ce sont autant de parcours qui balisent les multiples fonds d'archives décrits précédemment et qui révèlent que l'Académie des sciences est déjà devenue un « terrain d'expériences » pour les historiens. Guy Picolet, Patrice Bret, Pierre Crépel, Irène Passeron et Marie-Jeanne Tits-Dieuaide décrivent avec précision leur mode d'accès aux diverses archives et les articulations qu'ils ont conçues pour construire leur analyse. Philippe Minard, traitant de l'expertise manufacturière au XVIIIe siècle, montre la fécondité d'un « décloisonnement du travail historique » qui permet de renouveler l'étude interne de l'Académie comme le suggère aussi la contribution d'Éric Brian sur le prix Montyon de statistique. La section s'achève par deux articles consacrés à la « Mémoire du travail scientifique » : lecture croisée de correspondances et de procès-verbaux par Jeanne Pfeiffer, analyse des sources iconographiques par Camille Frémontier et Alice Stroup qui poursuivent, dans la confrontation des images des lieux et des « illustrations scientifiques », la réflexion fondamentale de cet ouvrage sur l'histoire de la conservation

des archives et des objets scientifiques. T ...

Liliane HILAIRE-PEREZ.

Loup VERLET, La malle de Newton, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Sciences humaines », 1993, 487 p., 220 F.

Le monde a connu des transformations profondes depuis la parution des Principia de Newton en 1687 : transformations scientifiques, philosophiques, religieuses, politiques et économiques. Le sujet de ce livre ambitieux de Loup Verlet est à la fois d'analyser l'essence de ces transformations, et de nous montrer comment s'est bâti le monde scientifique moderne.

Quand il a définitivement quitté Cambridge en 1696 pour commencer sa carrière de fonctionnaire à Londres, Newton a enfermé dans une malle tous ses écrits sur l'alchimie, sur l'exégèse biblique et prophétique, et sur la chronologie historique : des centaines de milliers de mots. Ceux qui ont vu ce qui s'y trouvait après sa mort ont reculé d'horreur, et la malle est pour ainsi dire restée bouclée jusqu'en 1936, année où les héritiers ont mis les écrits en vente. Dès ce moment, une question s'est posée : comment réconcilier Newton, philosophe des Lumières, avec ce Newton secret, le dernier des Mages, comme le qualifie Lord Keynes.

Plusieurs historiens anglo-saxons (comme Frank E. Manuel, Richard Westfall et plus récemment B.J.T. Dobbs dans Janus Faces of Genius, 1992) s'y sont maintenant heureusement plongés. Cependant pour Verlet, cette malle n'est pas proprement le sujet d'une enquête historique mais plutôt un symbole, un mythe à travers lequel on discerne les forces cachées sous la science moderne. Quand Verlet ouvre la malle, c'est moins pour nous informer sur Newton ou sur son époque, que pour esquisser une description des processus de base aboutissant au monde scientifique d'aujourd'hui.


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Le véritable sujet de ce livre est donc le passage d'une vision du monde antique à une perspective moderne, depuis le XVIIe siècle. Les anciennes structures de pensée religieuses et communautaires ont cédé la place, selon l'auteur, au paradigme libéral, individualiste, « scientifique » (lire mathématique), et écologiquement dévastateur. En tant que premier architecte de la physique moderne, Newton (qui cacha à la fois ses propres racines scientifiques et ses intérêts secrets et occultes) représente bien ce clivage historique entre la tradition et la modernité. À partir de ce thème, traité de façon érudite, l'auteur aborde de nombreux sujets : théorie du langage ; histoire des sciences physiques jusqu'à Einstein et la mécanique quantique du XXe siècle ; questions subtiles d epistémologie concernant la distinction objet-sujet ; questions théologiques et changements dans le « cadre religieux » ; les éclaircissements qu'apporte la psychanalyse ; les « paradoxes » de plusieurs sortes, et particulièrement ce « paradoxe fondateur » du scientifique qui crée un paradigme nouveau et relance la recherche dans de nouvelles directions. L'auteur révèle une grande maîtrise d'une littérature vaste et hétérogène : l'oeuvre de Newton bien sûr, mais aussi les travaux de Boltzmann, Calvin, Descartes, Duhem, Freud, Hobbes, Kant, Kuhn, Lacan, Malebranche, Poincaré, Adam Smith, etc.

Le résultat — 435 pages de texte souvent écrit à la première personne — ne se situe pas facilement dans les traditions critiques établies. Tout ce que l'auteur a découvert, des réponses aux jésuites à l'optique newtonienne, constitue pour les historiens une contribution solide et utile. Mais ceux-ci n'apprécieront pas sa tendance à sauter les siècles et lire le passé à travers les connaissances scientifiques récemment acquises. (Newton n'a jamais écrit F = ma, comme on le lit à la page 343.) L'auteur se situe plutôt dans une tradition de haute vulgarisation, suivant l'exemple de Douglas Hofstader et son Gôdel, Escher, Bach (1979), et prenant même deux gravures d'Escher comme point de départ.

Que peut-on dire, alors, de ce qui est en fin de compte une synthèse évocatrice et personnelle ? Admirer la perspicacité et la pénétration de l'auteur ? Bien sûr. Savourer ses mots à loisir comme un poème ? Cela vaut la peine. Mais si on adopte sa vision personnelle sans aucun sens critique, on se trouve comme prisonnier de celle-ci, et paralysé. Je proposerai plutôt trois axes majeurs de réflexion.

D'abord, Galilée n'est pas ici estimé à sa juste valeur, et cela entache toute l'analyse. Pour Verlet, c'est Newton qui marque la séparation historique entre les sciences occultes et les sciences rationnelles, les qualitatives et les mathématiques, les anciennes recherchant les causes et les modernes se contentant d'examiner la surface des phénomènes. Mais Galilée n'avait pas de malle ; lui, Galilée, a annoncé clairement dans Il Saggiatore (1623) que le livre de la nature était écrit dans la langue des mathématiques. Il évita toute enquête sur la cause de la pesanteur et de la chute des corps, se cantonnant dans ses formulations mathématiques tirées de l'expérience et du comportement des corps. Il avait aussi, pour son grand malheur, une idée tout à fait moderne de l'indépendance des sciences naturelles vis-à-vis de la religion. Galilée avait une maîtresse et trois enfants ; il aimait le vin... Arthur Koestler lui attribue « une complète et effroyable modernité. » Qu'arrive-t-il au tableau peint par Verlet si on inclut ces aspects de Galilée ?

Deuxième point contestable, le recours à la psychanalyse. Manuel a publié son étude psycho-biographique de Newton (The Lad from Lincolnshire) en 1967, au plus fort de la vague psychanalytique dans le monde anglo-saxon. Personne ne doute depuis que Newton manquait de stabilité mentale. En effet, rongé par ses haines et ses craintes, il possédait une personnalité amère, neurotique et asexuelle, sans doute marquée par son enfance de fils posthume, ensuite abandonné à l'âge de trois ans par une mère qui s'est remariée. Mais pour un Américain, étranger aux discours intellectuels français d'aujourd'hui, lire en 1994 une analyse franchement freudienne (et à vrai dire lacanienne), remplie de « ça », « moi », « surmoi », et de rivalité OEdipienne, est tout à fait incroyable. Le langage analytique, de ce côté de l'Atlantique, même parmi les psychiatres, est aujourd'hui fait de neurophysiologie et de psychopharmacologie ! Nous, nous voulons


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surtout savoir si Newton a aspiré trop de mercure à son four alchimique ! On peut surtout s'interroger sur la « fiction théorique... de caractère hautement hypothétique » (p. 66) que livre l'auteur sous la forme d'un portrait psychanalytique de Newton au sein de sa mère. Apparemment, le nouveau-né était si faible qu'il n'a pas pu lever sa tête jusqu'au téton. Verlet ne fait pas mention de cette anecdote. Est-ce qu'elle changerait son interprétation et notre interprétation ? C'est aux prêtres et aux adeptes de la psychanalyse de nous le dire. À cet égard, on peut aussi se demander — dans la mesure où l'auteur s'intéresse aux changements historiques du « cadre de la pensée », autrement dit à l'archéologie du savoir —, pourquoi Freud se trouve cité dix-neuf fois et Lacan six fois dans la bibliographie, sans que Foucault n'y apparaisse.

Enfin, il semble que les théoriciens scientifiques — non seulement Newton mais aussi les modernes comme Einstein et Hawking, ainsi que l'auteur — ne puissent s'empêcher de penser à Dieu ou à son absence. Mais l'essentiel n'est-il pas ailleurs, en réalité ? La question principale qui se pose aux scientifiques est bien plutôt la conjonction historique et idéologique de la science et de la technologie. Pour se dispenser de traiter ce thème, il ne suffit pas, comme le fait l'auteur, de citer (p. 223) le livre contesté de Margaret Jacob, The Cultural Meaning of the Scientific Révolution (1988). Pour comprendre la modernité, il faut examiner non seulement Dieu et la révolution scientifique, mais aussi (et peut-être surtout) la révolution industrielle. La vision que nous donne l'auteur du rôle des sciences et de Newton dans la création du monde contemporain reste donc incomplète. Il faut être heureux de pouvoir alors reconsidérer le sujet.

James E. MCCLELLAN III.

Correspondance de Peiresc & Aleandro, éditée et commentée par Jean-François LHOTE et Danielle JOYAL, Clermont-Ferrand, Adosa, 1995, 1.1 (1616-1618), 260 p., t. II (16191620), 288 p., 300 F le volume.

Malgré les difficultés que rencontre la publication de sources, de véritables éditions érudites fortement documentées sont encore possibles : J.F. Lhote et D. Joyal nous le prouvent en publiant la correspondance Aléandre-Peiresc ; la contrepartie en est l'impatience du lecteur qui doit se « contenter » pour l'heure des quelques 548 pages des deux premiers tomes d'une correspondance qui dura de 1616 à 1629, ce qui — à ce rythme — nous en promet... quatre ou cinq autres à paraître ! Mauvaise nouvelle quand on sait, d'autre part, que l'index nominum et rerum est reporté au dernier volume. Érudition oblige, il y a beaucoup de notes dans cette édition, mais d'autant plus utiles que des recoupements intéressants y sont faits avec d'autres sources peireskiennes, ce qui facilite la lecture et la compréhension de cette correspondance.

La publication des lettres de Peiresc n'a pas cessé depuis Tamizey de Larroque à la fin du xrxe siècle. Après l'édition de la correspondance avec le cavalier Cassiano dal Pozzo par les mêmes Lhote et Joyal (1989), de celle avec Saumaise par Agnès Bresson (1992), c'est donc au tour des lettres échangées entre Peiresc et Aléandre le Jeune. Pieresc (1580-1637), l'érudit provençal bien connu, est un touche-à-tout de la pensée qualifié par Bayle de « procureur général » de la République des Lettres, correspondant de Mersenne et ami de Gassendi et de toute l'Europe savante du début du xvif siècle. Aléandre (1574-1629) est moins célèbre : humaniste de formation, très bon helléniste et excellent latiniste, doué pour les lettres et la poésie, il doit cependant étudier le droit et la jurisprudence à Padoue. C'est un jeune homme de talent mais sans fortune, aussi entame-t-il à Rome, en 1604, une carrière de secrétaire auprès du cardinal Ottavio Bandini puis du cardinal-neveu Francesco Barberini. Aîné de Peiresc, de formation juridique comme lui, il occupe toutefois une position sociale moindre puisque Peiresc est d'ores et déjà secrétaire du Garde des Sceaux Guillaume du Vair et, après 1607,


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conseiller au parlement de Provence. C'est leur goût commun pour l'histoire et les « antiquailles » qui va les rapprocher singulièrement et nourrir leur correspondance.

Peiresc entretient soigneusement ses relations en Italie et fait le lien avec Paris et ses « académies », tel le cabinet Dupuy ; c'est ce qu'exprime Bayle par le qualificatif de « procureur général » : son rôle essentiel est celui d'un « distributeur du courrier », comme le notent justement les éditeurs. S'il choisit Aléandre comme correspondant, c'est parce que Paolo Gualdo (1553-1621), son principal fournisseur de livres et d'antiquités, a quitté Rome pour Padoue et que Peiresc souhaite rester en contact avec le milieu romain. C'est donc un échange intéressé qu'entretient Peiresc, où, selon l'expression des éditeurs, « les dés sont pipés », car s'y mêlent « diplomatie, cueillette d'informations, intoxication et manoeuvres politiques » et cela sans compter la prétention littéraire de tous à faire éditer leurs lettres post mortem. J.F. Lhote et D. Joyal n'ont pas négligé cet aspect, ce qui rend la lecture moins naïve mais peut-être déroutante par rapport à celle d'autres correspondances de Peiresc où il s'exprime plus librement. Aspect contraignant si l'on songe à l'ennui qui peut survenir face à des lettres qui se résument souvent à de simples accusés de réception pour des envois de livres ou à des commentaires plats d'événements (ainsi le récit en vingt lignes de la mort de Concini, lettre X de Peiresc). Aspect intéressant, cependant, si l'on songe aux raisons qui motivent ces « silences ». Ces lettres nous apprennent, en effet, beaucoup sur le climat de censure qui règne alors à Rome : les plis sont ouverts, les livres envoyés sont confisqués, on interdit — au grand désespoir de Peiresc — l'accès à la bibliothèque Vaticane et la copie des manuscrits. Citons aussi le cas de ces erotiques grecs qu'Aléandre ne peut arracher aux « ministri délie biblioteca di Firenze » ou celui d'un de ses propres ouvrages dont un passage fut censuré parce que l'auteur avait seulement souhaité examiner l'opinion selon laquelle un « Concilio possa giudicar il Papa » (lettre XLVII d'Aléandre).

Outre ces aspects contextuels, cette édition est importante pour trois raisons. La première concerne la vie des livres dans les circonstances tendues de censure dont nous venons de parler. Quiconque étudie l'histoire du livre pourra noter scrupuleusement les éditions et surtout les envois à travers l'Europe dont les lettres font abondamment mention. On voit ainsi Peiresc se passionner pour l'édition posthume des Historiarum sui temporis libri du Président J.-A. de Thou et faire la collecte de portraits d'hommes illustres. Le deuxième sujet d'intérêt tourne autour de la question des pouvoirs du pape, de sa juridiction, des bornes imposées à son action. Catholiques et protestants s'affrontent à grands coups d'érudition pour connaître la limite exacte des « régions suburbicaires », territoires où s'étend la juridiction de l'évêque de Rome au Bas-Empire. Le plus remarquable — et c'est le troisième intérêt de cette correspondance — c'est que l'ensemble des méthodes de l'érudition humaniste se met au service de la discussion théologique en proposant des études critiques des textes, inscriptions, vestiges et autres témoignages de l'Antiquité. Peiresc et Aléandre se font, pour l'occasion, archéologues. Certaines de ces lettres sont même restées célèbres comme celle où Peiresc fait part de son invention du manuscrit carolingien du calendrier de 354 dont on ne connaît plus aujourd'hui que la copie peireskienne (lettre LXXXII, avec le post-scriptum inédit), ou celle où il décrit le camée de la Sainte-Chapelle et identifie pour la première fois un triomphe d'empereur là où on voyait un épisode de la vie de Joseph : « basta che la cosa e stupenda et senza sospetto alcuno di modernita » assure-t-il (lettre LXXVTI de Peiresc. Ses exigences de méthode sont toujours très contraignantes, il veut des descriptions exactes jusqu'au moindre détail, par exemple le dessin d'une pierre avec inscription épigraphique qu'il désire être une « copia giusto-giusto » (lettre II).

Enfin, les historiens des sciences pourront suivre les discussions des savants européens sur la nature des comètes ; car, dans ce type de correspondance, on parle un peu de tout, ce qui peut être à la fois frustrant et enthousiasmant pour le lecteur contemporain.

Laurent-Henri VIGNAUD.


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Histoire économique et sociale de la France

Gabriel AUDISIO, Les Français d'hier. Tome 1 : Des paysans XVe-XIXe siècle, Paris, A. Colin, 1993, 367 p., 160 F (Collection « U »).

Cet ouvrage part d'un constat : les réalités anciennes du monde rural, longtemps majoritaire dans les sociétés préindustrielles, sont devenues étrangères aux jeunes générations, même aux provinciales. Tout ou presque est à dire et devant cette carence sans cesse croissante, le devoir urgent de l'historien est de recréer les conditions d'une compréhension du passé, pour les étudiants en particulier. À ce diagnostic, somme toute assez banal, on ne peut que souscrire. De même au besoin d'un « manuel » synthétique sur les paysans d'Ancien Régime, suffisamment détaillé pour donner une initiation substantielle et apporter un bilan à jour des travaux historiques. Sur ce point aussi, la demande était impérieuse. Pour y répondre, Gabriel Audisio propose, en quatorze chapitres, une grande fresque étalée du XVe au XIXe siècle, qui couvre la plupart des aspects : les paysages, les structures d'encadrement, les techniques, l'habitat, l'alimentation, les calamités naturelles ou humaines, la propriété et l'exploitation du sol, les cultures et l'élevage, les revenus et les charges, la vie et la mort, la société villageoise, les mentalités et l'évolution « vers les Lumières ». L'étendue de la gamme — qui ne laisse de côté aucun secteur important si ce n'est celui des comportements politiques —, l'abondance des exemples, le souci du concret ont de quoi satisfaire au premier abord. L'attention portée au tragique du quotidien — et d'abord la faim (p. 116, 268, 283) — et aux conditions matérielles d'existence restitue bien le « monde que nous avons perdu ». Sur la culture matérielle, les pistes ouvertes par Robert Mandrou, trente ans auparavant, trouvent un large écho.

Pourtant l'historien ne peut en rester à ce satisfecit initial. Trois séries de questions, d'importance inégale, pénalisent ce travail : une accumulation étonnante de coquilles qui, par moments, font présumer des erreurs manifestes ; la difficulté d'un dosage pondéré des réalités régionales pour une synthèse ; le parti pris anthropologique qui sous-estime le changement.

Reconnaissons-le d'emblée, par leur abondance, les imperfections formelles déparent l'ouvrage. Sans même évoquer les erreurs de typographie mineures, les syllabes manquantes, les mots répétés, les défaillances de ponctuation, les oublis ou les répétitions de membres de phrases (p. 199 et 239), l'orthographe trahit une certaine rapidité d'exécution 1. Cela s'accompagne d'approximations géographiques qui induiront en erreur l'étudiant pressé : la seigneurie de l'Etoile en Brionnais passe en Normandie (p. 205 et toujours p. 333), alors que la sénéchaussée de Château-Gontier se déplace en Languedoc (p. 221). Pour un manuel destiné d'abord aux étudiants de second cycle et censé utilisable pour la préparation de questions de concours, un tel examen déconcerte. En général, les jurys universitaires ne sont guère enclins à l'indulgence vis-à-vis des étudiants... Il est vrai qu'en ce domaine, les responsabilités de l'éditeur sont patentes. Il semble bien que la rapidité des délais d'exécution n'ait pas permis de relecture. C'est d'autant plus dommageable que, par rapport à de nombreux manuels universitaires dont la médiocrité scientifique est beaucoup plus banale, le livre d'Audisio, par la richesse de son contenu, pose de vrais problèmes.

La difficulté d'opérer une synthèse acceptable constitue un tout autre champ d'interrogations. Disons tout de suite qu'en la matière, le choix de l'auteur nous semble le meilleur. Mieux vaut une synthèse prématurée, homogène et d'un seul souffle, que pas de synthèse du tout ou une simple juxtaposition de contributions disparates, et, installé après les grandes vagues de thèses régionales, l'historien des années 1990 se doit de proposer un bilan, a fortiori sous forme d'un manuel à l'usage des étudiants.

1. Les erreurs touchent notamment les noms communs (claies de « porcs » pour claies de parc p. 62, « piques » de mariage en novembre, p. 226), et certains noms de lieu (le « Poitu », p. 90, « Estrechy » pour Étréchy, p. 12, « Bonnevile » pour Bonneville p. 199, « Pont-en-Bessin » pour Port-enBessin, p. 232). Ces défaillances s'accompagnent de nombreuses fautes grammaticales.


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Encore faut-il veiller à ne pas sur-représenter tel ou tel type de développement et à ne pas laisser de côté des pans entiers de la bibliographie. En la matière, l'intérêt de l'ouvrage tient au champ expérimental d'Audisio : la Provence, le Comtat (en particulier aux XVe et XVIe siècles) et secondairement l'Auvergne (au XVIIIe siècle) servent abondamment les analyses. Voici donc un travail qui, après l'Histoire des paysans français de chez Horvath, nous sort aussi des plaines septentrionales et de la France du XVIIIe siècle. Mais, à l'inverse, il nous ramène dans une « France des terroirs » qui, pour avoir été sans doute majoritaire dans l'espace, ne l'occupait pas tout entier. L'Ouest en particulier est étrangement absent, qu'il s'agisse de la Bretagne d'Henri Sée, du Poitou de Raveau ; le Nord est peu représenté et la thèse de Georges Lefebvre passée sous silence, l'Alsace quasiment ignorée, quand bien même l'opus de Boehler n'était pas encore édité, le SudOuest apparaît fort peu... Si l'ouvrage évite bien le parisianisme, la sur-représentation du Midi et du Centre aboutit à des généralisations qui réduisent les diversités régionales et éludent l'analyse typologique des processus de développement selon les écosystèmes. Que l'on en juge : l'outillage tracté est « surtout adapté aux vaches et aux boeufs », le cheval ne semblant exister que dans l'Ouest (p. 55) ; les cabanes de bergers sur roues « restent propres à la montagne » (p. 62)... mais ne les trouve-t-on pas ordinairement sur les plateaux céréaliers ? L'opposition entre la charrette à deux roues, « type des contrées méditerranéennes », et le char à quatre roues « véhicule des grandes plaintes du Nord et lié à la traction par boeufs » (p. 61) relève d'un schématisme quelque peu abusif : n'y eut-il donc point de charrettes ni de chevaux dans les régions septentrionales ? Le contrat de mariage est un acte commun en pays de droit écrit (p. 225)... mais ne l'est-il pas tout autant dans la plupart des pays coutumiers ? et quelle en est la signification économique ? La rapidité de certaines analyses étonne : dire que la charrue est connue dès le XVe siècle dans le Bassin parisien, c'est faire peu de cas de l'époque médiévale (p. 58). Situer dans l'Ouest et le Nord « des groupes familiaux abondants et complexes, dits familles larges » (p. 246) peut dérouter quelque peu dans les régions où prédomine justement le modèle nucléaire.

Si la synthèse manque de pondération, elle ne présente pas toujours une cohérence parfaite. L'éclatement du plan aurait dû conduire l'auteur à réduire le nombre des redites, voire des contradictions : Audisio déclare comme fait établi un régime démographique de 6, 8, 10 naissances avec 4 ou 5 survivants par famille (p. 210) puis se reprend une page après, mais à peine : sur les 8 ou 10 bébés mis au monde, 3 ou 4 parviennent à l'âge de 20 ans... alors que les études de démographie historique aboutissent toutes à une fécondité moyenne bien inférieure et à une descendance finale comprise généralement entre 2 et 2,5. L'exploitation directe de la réserve est assimilée au travail du seigneur et de sa famille alors que l'existence d'un intendant révèle l'exploitation indirecte (p. 35)... ce n'est que bien plus tard que le faire-valoir direct inclut cette fois l'engagement d'un régisseur, d'un intendant, ou d'un maître valet (p. 144).

Les explications de nature agronomique laissent perplexes. Quelles sont donc ces céréales de printemps dont la moisson se pratique à l'automne (p. 64) ? La description de la jachère ne tient guère compte des débats historiques récents pour s'en tenir à une vision très classique et un peu caricaturale. La jachère n'est donc qu'un simple repos pour pallier le manque d'engrais (p. 65), ce qui permet d'insister à nouveau sur le «verrou de la jachère» (p. 317), le «cycle infernal de l'assolement avec jachère qui paralyse les rendements» (p. 317), «l'indispensable et tyrannique jachère» (p. 325). Pourtant, sur ce sujet, l'auteur a quelques remords : « pour n'être pas ensemencée, la jachère n'est pas délaissée » mais le compromis auquel il aboutit peut intriguer : « si elle ne nécessitait pas un travail aussi intense que les parties destinées aux moissons de l'été et de l'automne (encore une fois l'arrière-saison mais, que diable, de quels travaux s'agit-il donc?) elle requérait cependant quelques soins (p. 152) ! La question des dessolements n'est quasiment pas évoquée sauf par une mention (p. 68). Le camembert tripartite proposé pour expliquer l'assolement triennal n'a rien de révolutionnaire : simpliste, sans précision de rotation, quelle en est la vertu pédagogique ? Sur ce sujet, quelques exemples concrets, pris dans quelques terroirs ou sur quelques exploitations caractéristiques n'auraient-ils pas été plus évocateurs ? Il n'est pas jusqu'aux comporte-


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ments culturels qui ne laissent transparaître une vision un peu réductrice des choses. A nouveau l'homosexualité est associée à la bestialité et l'auteur, sans en rendre compte, révèle qu'elles sont l'une et l'autre difficiles à mesurer (p. 222), la découverte majeure résidant sans doute dans l'indication vraiment novatrice que la masturbation « semble avoir été courante encore que l'on ait du mal à le prouver » (p. 223) !

La troisième question posée — la plus importante peut-être mais en même temps la plus sujette à débats car elle met en cause les interprétations —, est celle de l'anthropologie historique. Sur ce point, l'auteur ne cache pas son parti pris en faveur d'une histoire quasi immobile à laquelle son expérience particulière a pu apporter des arguments. Que le monde rural n'ait connu que d'imperceptibles changements dans bien des régions, nul ne le contestera. Encore fallait-il s'assurer de leur variété régionale et de leur inégale intensité selon les groupes sociaux et... les époques. Il est sûr que l'Anjou de Louis Simon, l'Ile-de-France des grands fermiers ou l'Alsace du XVIIIe siècle auraient amené de sérieuses retouches à un tableau souvent intemporel. En amont de la révolution agricole des engrais et de la mécanisation, en amont surtout de la « révolution rurale » qui bouleverse les campagnes actuelles, le terrain retenu ne se prêtait pas à une évolution comparable. Fallait-il pour autant adopter la même échelle d'analyse et situer l'observation en fonction des révolutions contemporaines ? À cette aune, les sociétés rurales préindustrielles risquaient de beaucoup se ressembler dans le temps comme dans l'espace. La présentation aurait été quelque peu différente si l'auteur avait pu comparer les différentes périodes — pas moins de quatre siècles — et ouvrir sur des sites contrastés (en particulier ceux de l'économie de marché, en France aussi bien qu'à l'étranger). Pour légitime qu'il fût, un tel choix exposait à des risques de déformations. Beaucoup n'ont pas été évitées. L'expropriation paysanne, donnée générale valable pour toute la période (p. 135) ? Certainement pas après 1750 et, dans l'exemple d'Auriol en 1779, Audisio le reconnaît lui-même (p. 142). La rareté du cochon sur les plateaux céréaliers du Bassin parisien (p. 102) ? Vérité relative après 1650, erreur manifeste avant, tant que la transhumance forestière et l'étendue du droit de glandée permirent un élevage important. L'âge tardif au mariage, en particulier pour les filles (25-26 ans, p. 210), certes mais depuis quand ? Ce n'est certainement pas une constante du XVe au XIXe siècle... et on apprend plus tard que les âges se sont élevés entre le début du XVIIe et le XVIIIe (p. 220). La répartition des prénoms les plus usités (p. 218) ? on aurait aimé des indications chronologiques car leur évolution a été sensible. La dîme ? elle « tenait son nom d'un temps lointain où [elle] équivalait au dixième » (p. 195)... on croirait entendre le début d'un conte bleu. Tous ces exemples, qu'on pourrait multiplier, viennent rappeler que le primat de la stabilité « conduit inévitablement à privilégier une vision quelque peu statique » (p. 18). Mettre en avant les permanences est peut-être utile dans un premier temps, à condition de ne pas gommer les processus d'évolution. Peut-on affirmer encore qu'au cours des Temps Modernes, les paysans fussent rivés à des « techniques rudimentaires, héritées du Moyen Âge et restées à peu près inchangées » (p. 282) ? Peut-on nier la précocité des spécialisations agricoles et de l'engagement de nombreux secteurs dans l'économie de marché ? Soutenir que les quatre siècles considérés ne vécurent que « quelques changements qui firent progressivement passer l'agriculture d'une activité de survie à une exploitation de rendement, d'une polyculture vivrière à une spécialisation lucrative » témoigne d'une vision des choses pour le moins partiale.

On comprendra donc notre gêne. Attendu par les étudiants, ce manuel leur apportera une riche moisson d'informations qu'il serait injuste de ne pas reconnaître. Mais il leur imposera en même temps de les clarifier, de les dominer et de les relativiser. Il les conduira aussi à la prudence pour aller au-delà des apparences. Il les invitera à redresser les perspectives. Contrairement à sa présentation, ce manuel ne « ressuscite pas la société rurale du milieu du XVe siècle au XIXe siècle », mais une vision de cette société dans laquelle les constantes sont affirmées, quitte à escamoter la seconde moitié du xvme siècle, pour ne rien dire du xrxe qui, en dehors du titre, n'apparaît presque jamais. Après 340 pages d'une course de longue haleine, la conclusion nous apprend que partis de la campagne nous arrivons à la ville et la figure emblématique de Jean Cocu, qui n'a pas fini de rendre service aux historiens de l'Ancien Régime, revient à


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nouveau nous rappeler que le bon vieux temps était vraiment un mythe. Ces interrelations entre villes et plat pays arrivent un peu tard. Car la société rurale que présente Audisio avait vécu surtout repliée sur elle-même. Pour ces Paysans, écrits le temps d'un été, des moissons aux vendanges, souhaitons davantage d'ouverture.

Jean-Marc MORICEAU.

Jean-Michel SELIG, Malnutrition et développement économique dans l'Alsace du XIXe siècle, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1996, 864 p., 198 F.

Parce qu'elle se situait du bon côté de la ligne d'infamie Saint-Malo-Genève, l'Alsace apparaissait peuplée de jeunes gens bien bâtis, bien nourris et bien instruits. En traitant de la malnutrition, de ses causes et de ses effets dans l'arrondissement de Colmar entre 1831 et 1870, la thèse de Jean-Michel Selig vient opportunément bousculer nos certitudes.

Certes, on souhaiterait que le titre en soit mieux justifié par une étude globale sur les deux départements et sur la totalité du siècle. De même il est abusif d'affirmer, comme le fait Michel Hau dans sa courte préface, que la source principale, c'est-à-dire les listes du tirage au sort des conscrits, n'aurait « jamais [été] utilisée jusqu'à présent par des chercheurs ». Du Béam à la Picardie, de la Bretagne à la Provence, elles ont, depuis deux lustres, fourni matière à bien des travaux. L'originalité de Jean-Michel Selig est plutôt d'en avoir fait la source essentielle, voire unique de sa recherche.

Avec des résultats convaincants. Le premier chapitre est exemplaire, en restituant les modalités concrètes du fonctionnement de l'institution. Il introduit au chapitre III qui décrit minutieusement la source et au chapitre IV qui expose une méthodologie rigoureuse de mise en fiches et d'exploitation informatique. Croisées avec des éléments puisés à d'autres sources, les informations aboutissent à des tableaux bien localisés de la jeunesse masculine dans le deuxième tiers du XDCe siècle. Dans la plaine, malgré la fertilité du sol, la charge démographique reste trop forte et entraîne misère et malnutrition. Dans le vignoble, même causes, mêmes effets. La montagne vosgienne, malgré l'industrialisation textile « triomphante » de ses vallées, affiche une grande carence en iode, source d'endémie goitreuse, et une malnutrition généralisée — Colmar et Guebwiller font exception — chez les ouvriers des fabriques.

Certes, sur les quatre décennies de la moyenne durée (1830-1870), les conditions d'existence et l'état sanitaire ne peuvent que s'améliorer. L'amélioration des échanges est le premier facteur de progrès. Peut-être s'y ajoute-t-il, mais ce n'est pas démontré, les ponctions salutaires opérées par un exode rural de la misère dans les années 18461856?

Impressionnante d'érudition, solidement lestée, jusqu'à l'excès, de données statistiques, de cartes et de graphiques, nuancée avec bonheur par des notations qualitatives empruntées aux rapports des médecins, cette thèse, comme celle de Jean-Michel Boehler sur les deux siècles précédents, élargit singulièrement notre connaissance de l'économie et de la société alsaciennes.

Gilbert GARRIER.

La vie politique contemporaine

Jean-François SIRINELLI (sous la dir.), Dictionnaire historique de la vie politique française au XXe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1995, 1 067 p.

L'historien italien appelé à recencer un ouvrage aussi imposant — 378 notices, 96 auteurs — peut tout d'abord se demander pourquoi une telle entreprise n'a pas été tentée dans son pays. En Italie, on dispose de dictionnaires consacrés au mouvement catholique, au mouvement ouvrier et socialiste, mais il n'existe pas encore de dictionnaire considérant l'ensemble de l'histoire politique nationale au xxe siècle. C'est que


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l'historiographie italienne est encore trop imprégnée des conflits politico-idéologiques qui ont marqué l'histoire de la péninsule, et ces fractures ont compliqué la naissance d'une communauté de travail des historiens. Jusqu'à présent, les convictions partisanes ont trop souvent joué à l'encontre des nécessités d'une histoire entendue comme science. De plus, les études de cas, les recherches centrées sur un parti ont été beaucoup plus pratiquées que l'analyse des différents aspects de l'identité nationale commune. Cette raison de fond se combine à d'autres, liées aux différences qui distinguent l'histoire récente de chacun de deux pays. L'après-guerre n'a pas connu, en Italie, de césure analogue à celle que l'année 1958 a déterminé dans l'histoire de l'Hexagone. Aujourd'hui encore, l'Italie est dans la « Première République », même si bien des journalistes ont voulu un peu vite en célébrer la fin. Ces circonstances ont une double conséquence, en ce qui concerne d'une part l'accès aux sources, et d'autre part les possibilités d'atteindre ce détachement à l'égard de l'objet d'étude, nécessaire à l'historien pour exercer sa fonction critique. Sur le premier point, la multiplication récente d'ouvrages généraux sur l'histoire de l'Italie républicaine ne doit pas induire en erreur : il s'agit de synthèses, de qualité inégale et plus ou moins approfondies, mais qui souffrent de l'absence d'un background d'études particulières et de sources consultables'. D'une façon générale, on peut affirmer que la documentation est aujourd'hui encore assez limitée, du moins pour la période qui va de la fin du «centrisme» à nos jours (1960-1996). La difficulté d'accéder aux archives des partis est plus grande qu'en France. Le fait que les partis italiens aient vécu généralement plus longtemps (et par conséquent soient moins disposés à ouvrir leurs fonds aux historiens), se combine avec l'importance inégale de la documentation conservée dans leurs archives, pour l'histoire des deux pays. En ce qui concerne le problème du détachement objectif, il convient de rappeler que l'Italie républicaine a connu une classe politique très homogène, et dont la durée de vie a été particulièrement longue. Nombreuses sont les carrières qui ont commencé sous l'Assemblée constituante et qui se sont interrompues dans les années 1990 seulement. Et s'il est vrai que, dans ce domaine, l'année 1994 (quand le système électoral est passé du scrutin proportionnel au scrutin majoritaire, et quand les conséquences du « tremblement de terre » de Tangentopoli se sont fait sentir) représente une césure, on ne peut oublier les vicissitudes biographiques de premier plan qui sont restées mêlées aux bouleversements d'une transition politique trop longue. Même si les raisons de l'histoire suivent des voies tout à fait différentes de celles des tribunaux, comment ne pas suspendre aussi le jugement historique sur une trajectoire problématique comme celle de G. Andreotti : or son cas est décisif pour tout jugement plus global sur la vie politique de l'Italie républicaine, et il faut attendre de pouvoir évaluer la portée des très graves accusations qui pèsent sur lui avec le détachement et la compétence nécessaire. Comment ne pas observer la même prudence vis-à-vis du cas de B. Craxi, en présence d'un cadre de vérification qui se modifie chaque jour ?

Cette comparaison avec l'histoire italienne récente permet de mieux appréhender les deux conditions qui ont permis de réaliser en France ce grand ouvrage sur la vie politique du xxe siècle. La première, d'ordre général, est constituée par la fin de « l'exception française ». Il ne s'agit pas seulement de souligner la stabilité relative que la Cinquième République a su donner à la France, mais aussi de remarquer que les historiens français ont intégré l'idée d'une telle « normalité » de leur pays : le vieux lieu commun d'une opposition supposée entre le « calme profond » d'une prétendue France profonde, et la surface ridée de son univers politique, ne vient plus faire écran. La

1. Voir, parmi les plus récentes, P. Ginsborg, Storia dïtalia dal dopoguerra a oggi. Società e politica 1943-1988, Turin, Einaudi, 1989, P. Scoppola, La repubblica dei partiti. Profilo storico délia democrazia in Italia (1945-1990), Bologne, Il Mulino, 1991 ; S. Lanaro, Storia dell'ltalia repubblicana. Dalla fine délia guerra agli anni novanta, Venise, Marsilio, 1992 ; A. Lèpre, Storia délia prima Repubblica. L'Italia dal 1942 al 1992, Bologne, Il Mulino, 1993 ; E. Di Nolfo, La Repubblica délie speranze e degli inganni. L'Italia dalla caduta del fascismo al corollo délia Democrazia Cristiana, Florence, Ponte aile Grazie, 1996 ; F. Barbagallo (éd.), Storia dell'ltalia repubblicana, vol. 1, La costruzione délia democrazia, Turin, Einaudi, 1994 ; P. Craveri, La Repubblica dal 1958 al 1992, Turin, U.T.E.T., 1995.


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seconde condition est plus interne à la corporation. En fait, en regardant de près, ce dictionnaire se présente comme le nouveau manifeste d'une certaine école d'histoire politique, avec sa structuration interne, une méthode partagée, des fondateurs, des maîtres et des héritiers. Il suffit de considérer conjointement la liste des auteurs et celle des rubriques pour s'en rendre compte. Parmi les rubriques, on voit apparaître très peu d'intellectuels et d'historiens, à l'exception des « pères fondateurs », François Goguel, André Siegfried, Albert Thibaudet et René Rémond. Parmi les auteurs, au contraire, figurent les maîtres les plus reconnus, qui durant ces dernières décennies ont contribué à la relance de l'histoire politique, entre autres, Jean-Jacques Becker, Serge Berstein, Gilles Le Béguec, Pierre Milza, Antoine Prost, Jean-Pierre Rioux, Jean-François Sirinelli... On mesure le rôle fondateur de René Rémond, quand on aperçoit son nom à la fois dans la liste des rubriques et dans celle des auteurs. Significativement, aux côtés des maîtres, on note la présence de certains parmi les jeunes les plus prometteurs. Autre signe de la vitalité de cette école : sa capacité de dialogue et de confrontation avec les milieux de réflexion les plus proches, en particulier les spécialistes de sciences politiques comme Marc Lazar, Nonna Meyer, Pascal Perrineau, Pierre Favre, Jean Chariot, ou les spécialistes des institutions comme Pierre Avril et Jean-Marc Guislin.

On peut toutefois s'interroger sur les mille pages qui forment le dictionnaire. La première question concerne la période choisie. L'historiographie politique a en France, on l'a dit, assez de maturité et de sérénité pour s'affronter au dernier siècle de notre histoire contemporaine. Mais ce faisant, elle risque de négliger ce qui fut pourtant l'un des axes du renouveau épistémologique de l'école historique française : la prise en compte de la longue durée et le dépassement des subdivisions chronologiques jusqu'alors en vigueur, qui privilégiaient exagérément les différents régimes politiques (Troisième, Quatrième, Cinquième République), et qui créaient aussi un mur infranchissable entre le XIXe et le XXe siècle. Sans doute l'ampleur de la matière explique-t-elle partiellement ces limites chronologiques, mais pourquoi ne trouve-t-on aucune entrée « Affaire Dreyfus », « Jaurès » ou « Waldeck Rousseau ? » Pourquoi ne commencer le dictionnaire qu'avec la fin de la Première Guerre mondiale ? J.F. Sirinelli minimise la signification de ce choix dans l'introduction : il invoque l'ampleur du travail d'interprétation de la guerre, qui mériterait à elle seule un dictionnaire, la nécessité de limiter le poids du matériel, le fait que 1918 ait été une césure à tous égards. Malgré toutes ces raisons, un regret demeure. On ne peut en fait ignorer que ce dictionnaire paraît en même temps que les premières fortes synthèses consacrées au XXe siècle. Or ces travaux (il suffit de penser aux histoires « opposées » de François Furet et d'Éric Hobsbawn) posent avec force le problème de la délimitation historique du XXe siècle. Il serait donc opportun — à la lumière des précédents travaux de J.F. Sirinelli sur l'importance des années de fin de siècle 2 — d'approfondir la signification de l'année 1918. Cette date est certainement une césure, mais peut-elle être réellement considérée comme le point d'arrivée du XIXe siècle ? Surtout, les scansions d'une interprétation générale du XXe siècle peuvent-elles impunément être proposées dans le cadre des histoires nationales ? Des choix aussi tranchants risquent d'affaiblir la conception du temps politique, un temps à géométrie variable, capable justement de nuancer les périodisations rigides et de mettre en relation ruptures et continuités.

La force des renouvellements méthologiques de cette nouvelle histoire politique apparaît plus nettement avec la prise en compte des dimensions culturelles et anthropologiques. Cet aspect est présent dès l'introduction et, bien que les auteurs n'en tiennent pas tous compte, un tel souci se fait sentir dans la sélection et le traitement des matériaux de chaque notice. Cependant, la moindre attention portée aux thèmes classiques de la pensée politique formalisée (constitution, parlement, bicaméralisme) et l'insistance, au contraire, sur leur traduction concrète (mandat parlementaire, conférence

2. Cf. J.F. Sirinelli, « Des droites et du politique », in Id. (dir.), Histoire des droites en France, Paris, Gallimard, 1992, vol. 1, p. III-XLV et, plus précisément, Id. « Una fine di secolo puô nascondeme un'altra. Il clivage destre-sinistre alla fine del XIX secolo », in Ricerche di storia Politica, a VIII (1993), p. 31-39.


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de presse, modes de scrutin, rites et rituels), peuvent conduire à une organisation préjudiciable. Certes, la réflexion historique ne peut qu'être enrichie par la prise en compte de conditions concrètes trop longtemps oubliées. Mais on voudrait souligner les risques possibles d'un caractère trop unilatéral d'une telle démarche : si l'histoire politique est, selon la belle définition de J.F. Sirinelli, l'étude de la « dévolution et de la répartition de l'autorité et du pouvoir dans une communauté donnée, l'étude des tensions, des antagonismes et des conflits en découlant et l'analyse des forces visibles ou souterraines, des idées explicitées et des sensibilités informulées qui affleurent à travers ces tensions et conflits », cette histoire devra nécessairement inclure l'analyse de la réflexion théorique, à côté de celle de ses différentes traductions empiriques.

Enfin, on peut jeter un regard critique sur le choix des différentes notices. Il est évident qu'en présence d'un dictionnaire qui s'efforce d'embrasser un siècle entier, tout critique peut repérer des lacunes, notamment en fonction de ses propres centres d'intérêt. Afin d'éviter pareil travers, on soulignera plutôt certaines options de fond qui posent question. En premier lieu, il semble que les rubriques concernant le domaine de l'administration publique et les biographies qui sont évoquées dans ce contexte, soient fortement pénalisées. Un tel choix laisse trop dans l'ombre l'une des particularités de l'histoire politique française, qui mérite au contraire d'être mise en évidence. On distingue également une tendance à privilégier exagéremment le temps présent et les personnages contemporains. L'historien étranger ne peut qu'être surpris de trouver un article consacré à Michel Noir (mais aussi à Pierre Joxe, Jack Lang, François Léotard), lorsqu'il constate par ailleurs l'absence de réflexion sur René Capitant, Roger Frey, Jacques Foccart, Olivier Guichard ou Léo Hamon. On peut penser que c'est un critère formel qui a exclu certains de ces noms du dictionnaire. D'autre part, ces aspects de l'histoire politique française sont les plus connus et étudiés, même en dehors de l'Hexagone, et cela aurait pu conduire à certaines révisions.

Ces remarques critiques ne modifient en rien l'importance de l'ouvrage. Elles s'imposent justement parce que ce dictionnaire est plus qu'un simple instrument de travail. C'est le produit collectif d'une école qui a trouvé sa voie et qui entend la parcourir en affrontant des difficultés et des contradictions qui sont la preuve du long chemin déjà fait.

Gaetano QUAGLIARIELLO.

Alain GARRIGOU, Le Vote et la vertu. Comment les Français sont devenus électeurs, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1992, 288 p., 160 F.

Ce livre est consacré à la lente construction de la démocratie électorale en France dans la deuxième moitié du XIXe siècle, à partir de l'instauration du suffrage universel. Alain Garrigou, professeur de science politique à l'Université de Nanterre, s'attache à montrer comment à travers la pratique des élections, les électeurs se sont produits en tant que tels et ont ainsi transformé lentement la politique. Il réagit donc avec force contre une vision intemporelle du vote et insiste au contraire sur les mutations qui l'ont affecté. A. Garrigou a utilisé, outre le matériel électoral habituel (professions de foi etc.), les guides d'électeurs et catéchismes électoraux, les rapports de la commission parlementaire des programmes électoraux ; il a tiré surtout une riche documentation des dossiers de la série C des Archives nationales et a utilisé avec bonheur les thèses départementales. En même temps, il s'inspire des approches théoriques de la science politique. Cette conjonction bien dominée des méthodes de l'histoire et de la science politique donne à ce livre un grand intérêt, bien que la lecture en soit parfois un peu difficile du fait d'une expression volontiers abstraite.

L'ouvrage est divisé en trois parties : la société dans l'élection, les règles du jeu électoral, la citoyenneté dans l'élection. L'auteur rappelle la mutation qu'a constituée pour le déroulement de l'élection en elle-même, l'instauration du suffrage universel puisque celui-ci situait sur une échelle tout à fait nouvelle, les opérations électorales déjà connues (dépôt des votes, rédaction de bulletins, dépouillement). Après le vote au


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chef-lieu de canton, la pratique du vote à la commune s'imposa, tant pour faciliter la tâche des électeurs que pour éviter l'abstention déjà jugée inquiétante. L'élection se coule d'abord dans les rapports sociaux préexistants, le vote garde un aspect communautaire ; on vote en cortège, les solidarités religieuses ou sociales (agriculteurs contre marins en Bretagne) sont fortes. La commune est « un paysan collectif » (J. Ferry). On vote naturellement pour un homme connu, c'est-à-dire riche. Les réseaux administratifs, cléricaux et les formes de domination sociale structurent l'expression du suffrage. En même temps, l'élection est influencée par des rumeurs et prédictions alarmistes (restauration de l'Ancien Régime, menace de guerre, persécutions antireligieuses, etc.). Mais les masses, lorsqu'elles feignent de céder aux pressions, imposent aussi leurs propres exigences : les « rastells » du Second Empire manifestent ainsi la puissance des collectivités sur les candidats. Les masses parviennent ainsi à participer à la politique des élites en entrant dans le jeu électoral.

Dans la seconde partie, l'auteur examine principalement les questions de la fraude, des pressions électorales, de la corruption, en montrant que les exigences de légitimité de l'élection changent considérablement de 1848 à 1914. A. Garrigou conteste en conséquence que les invalidations puissent servir de repère pour apprécier l'évolution de la régularité des élections. Au départ, les législateurs de 1849 et 1852 craignaient surtout la perturbation de l'élection par la violence. La corruption en revanche est mal définie, n'entraîne pas forcément l'invalidation. Les traditions locales font de l'élection un moment festif : « en Bretagne l'élection est inséparable de la beuverie ». Les pressions administratives n'ont jamais cessé complètement, même si après 1877, il n'y a plus d'invalidation pour ce motif. L'auteur expose de façon détaillée les méthodes de fraude, par le biais des bulletins, du bourrage des urnes. L'exigence du respect des formes ne s'en accroît pas moins, les élections unanimes deviennent suspectes, les électeurs revendiquent leur indépendance, même si celle-ci est limitée ; l'isoloir et l'enveloppe sont finalement rendus obligatoires en 1913-14 malgré les sarcasmes auxquels ils donnent lieu : sans mettre fin totalement aux pressions, ils permettent aux individus d'affirmer leur opinion indépendamment des relations sociales et des hiérarchies. L'individualisation croissante du vote rejette du même coup la fête électorale au lendemain de l'élection.

La troisième partie de l'ouvrage, la citoyenneté dans l'élection, fait apparaître le passage d'une conception notabiliaire de l'élection à une conception « entrepreneuriale ». À la fin du siècle, la conquête des voix devient de plus en plus l'objet d'une entreprise spécialisée et collective, les comités sont devenus nécessaires à l'élection, l'accroissement du rôle de l'État (en matière de subventions, d'assistance) diminue le rôle des notables, la population tend à se révolter contre les contraintes (affaire Calvignac en 1892). Les choix électoraux se replient dans l'intimité de la vie privée, la « dignité électorale », l'opinion personnelle — longtemps préconisées par les républicains — deviennent des valeurs.

On a donc assisté à une éducation du suffrage universel, une « orthopédie sociale ». La démonstration est dans l'ensemble convaincante bien que dans sa démarche, A. Garrigou tende à notre avis à effacer un peu trop l'impact des régimes politiques sur les formes d'expression du suffrage. L'auteur conclut en attirant l'attention sur le caractère inachevé, voire illusoire, de la démocratie électorale en bien des pays et sur l'évolution possible des formes et des conceptions de celle-ci dans nos sociétés. Car qui nous garantit que l'individualisation de plus en plus poussée n'aboutira pas à faire considérer le vote comme un sous-engagement dérisoire ? Parmi les travaux récents sur l'histoire du suffrage universel, l'ouvrage d'A. Garrigou se signale donc par la mise en oeuvre d'une documentation originale et par la pertinence de sa problématique : c'est bien par l'étude des comportements de masse, et donc des mentalités qu'il est possible aujourd'hui d'innover dans la connaissance de l'histoire du suffrage.

Raymond HUARD.

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INFORMATIONS. INFORMATIONS. INFORMATIONS.

L'Histoire sans les femmes est-elle possible ? . Réflexion épistémologique et pluralité des approches

Rouen, 27-29 novembre 1997 Colloque organisé par le G.R.H.I.S. de l'Université de Rouen. Renseignements auprès de Anne-Marie SOHN,

G.R.H.I.S., Université de Rouen, faculté des lettres et sciences humaines,

76821 Mont-Saint-Aignan Cedex. Tél. : 02 35 14 61 48 - Télécopie : 02 35 14 62 00

E-mail: joffrey.leroy@univ-rouen.fr

SUR VOTRE AGENDA : PROCHAINES RÉUNIONS DE LA S.H.M.C

Samedi 18 octobre 1997, à Lille

Journée d'étude et de débat, de 9 H. à 18 H., sur le thème :

Entre pouvoirs locaux et pouvoirs centraux :

Figures d'intermédiaires (XVIIIe - XXe siècles).

Nous serons accueillis par nos collègues de l'université Lille-III-Charles-De-Gaulle, en partenariat avec le Centre d'Histoire de la Région du Nord, et l'URA 1020-CNRS « Territoires, marchés, cultures (XVIc-XXIe siècles) ». Renseignements : 03 20 41 63 20.

Substantif singulier ou pluriel, associé à des référents territoriaux ou institutionnels divers — dans la ville ou au village, local ou central, etc. —, affecté de qualificatifs disparates — public, personnel, social, politique, etc., — le pouvoir a pris, depuis quelque vingt ans, une place croissante dans la recherche historique, mais la notion s'est diluée dans une profusion d'acceptions qui lui enlève une partie de sa portée heuristique. Pourtant, en un temps d'interrogation sur la transformation de l'ÉtatNation et la recomposition des communautés politiques, l'histoire moderne et contemporaine ne peut s'exempter d'une réflexion plus méthodique sur le Pouvoir et les pouvoirs.

La journée d'octobre a pour premier objectif d'y contribuer en partant d'une définition qui place la complexité de la notion au coeur d'une démarche commune.

Nous écartons donc une définition du pouvoir qui conduirait à réifier celui-ci en un objet que des compétiteurs se disputent ou se partagent ; de même nous ne limitons pas le pouvoir à l'exercice de fonctions officielles. Par conséquent, nous suggérons une approche qui mette en rapport les modalités institutionnelles de l'exercice des pouvoirs ou la détention de responsabilités dans l'Etat, et les systèmes relationnels au sein de communautés constitutionnellement formalisées ou non ; cette approche met forcément en jeu des collectivités d'échelles territoriales différentes et les rapports qu'elles entretiennent entre elles.

Dans cette perspective et compte tenu de l'impossibilité d'appréhender toutes les dimensions du problème, nous proposons de concentrer les contributions sur ce point sensible des liens entre les différents niveaux de l'organisation de la vie collective. Notre réflexion progressera donc comme une exploration diachronique des formes diverses de la pérennisation, de la décomposition et de la recomposition du lien entre les différents niveaux d'exercice de l'autorité dans les temps successifs de la monarchie absolue, de l'État-Nation — sous ses divers régimes — puis de l'ébauche d'une communauté européenne. En gardant à l'esprit à la fois la réflexion d'ensemble sur le pouvoir et la priorité accordée aux pouvoirs intermédiaires, les intervenants croiseront les études de corps justement dits « intermédiaires », de fonctions spécifiques ou de personnages significatifs.

En s'attachant à ces connexions cruciales pour le fonctionnement de l'État et l'évolution des rapports sociaux, la démarche s'inscrit finalement dans un troisième objectif : comprendre « le lien politique », c'est-à-dire ce qui fait qu'une communauté politique existe et donc que ses membres reconnaissent ou rejettent des règles, une hiérarchie et une autorité communes. La question essentielle de l'intégration citoyenne est donc au coeur de notre journée d'étude.

J.P. Jessenne, P. Minard.

Samedi 8 novembre 1997, à Paris

Industrialisation et sociétés en Europe occidentale, des années 1880 à la fin des années 1960.

Journée consacrée à la nouvelle question des concours en Histoire contemporaine, de 9 H. à 18 H. à la Sorbonne, amphithéâtre Richelieu (entrée par le 17 rue de la Sorbonne, 75005). Etudiants et préparateurs y sont cordialement conviés.

Rappel : le Bulletin 1997/1-2 consacré à la question d'histoire moderne, « Européens et espaces maritimes au XVIIIe siècle » est toujours disponible. On peut le commander par courrier auprès de Ph. Hamon, S.H.M.C. c/o C.H.E.V.S., 44 me du Four, 75006 PARIS (Chèque de 70 F, à l'ordre de S.H.M.C).


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La S.H.M.C, fondée en 1901, se réunit en séances trimestrielles, dont le compte-rendu est publié dans son Bulletin, édité avec le concours de la Ville de Paris.

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