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Titre : Hérodote : stratégies, géographies, idéologies / dir.-gérant Yves Lacoste

Éditeur : F. Maspero (Paris)

Éditeur : Ed. La DécouverteEd. La Découverte (Paris)

Date d'édition : 1996-07-01

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb343771523

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb343771523/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 18110

Description : 01 juillet 1996

Description : 1996/07/01 (N82)-1996/12/31 (N83).

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5620995k

Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 8-G-20647

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 06/12/2010

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DLP23- 1 -97004131

revue de géographie

et de géopolitique

nos 82/83

juillet-août-septembre 1996

SOMMAIRE

3. La nouvelle Afrique du Sud, Yves Lacoste

5. Le pays de l'arc-en-ciel, Dominique Darbon

17. Le vote et la négociation : la démocratisation du régime sudafricain, Ivan Crouzel

30. La nouvelle fonction publique, D. J. Brynard et S. X. Hanekom

41. Les villes d'Afrique du Sud : gestion de l'héritage et recomposition de l'espace, Philippe Gervais-Lambony

61. Découpage régional, pouvoirs provinciaux, pouvoir central, Marie-Anne Gervais-Lambony

79. Le processus de recomposition de l'État sud-africain et l'empreinte des bantoustans, Raphaël Porteilla

113. L'institutionnalisation du miracle sud-africain, Dominique Darbon

130. Les chemins sinueux du Black Economie Empowerment, Patrice Galand

141. La nouvelle nation sud-africaine et la restructuration de la société civile, Simon Bekker

161. Société civile et démocratie, Ineke Van Kessel

177. Les nouvelles forces de sécurité sud-africaines, Stephen Ellis

185. La police en quête d'une nouvelle légitimité, Véronique Faure

197. Parler par les multiples voix de la terre, Vernon February

213. L'évolution des politiques de l'environnement en Afrique du Sud, Jean-Claude Fritz

234. Lettre de voyage, Pierre-Yves Péchoux

Revue publiée avec le concours du Centré national du livre


Hérodote

DIRECTEUR : YVES LACOSTE.

COMITÉ DE RÉDACTION : Béatrice Giblin, Barbara Loyer, Jean Racine, Charles Lecoeur, Stéphane Yerasimos, Frederick Douzet, Frédéric Encel, Philippe Subra.

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Nos 78-79 : Japon et géopolitique.

N° 80 : Périls géopolitiques en France.

N° 81 : Géopolitique du Caucase.

catalogage Électre-Bibliographie

Hérodote. 82-83, La nouvelle Afrique du Sud. - Paris : La Découverte, 1996.

ISBN 2-7071-2652-7

Rameau : Afrique du Sud : politique et gouvernement : 1994-...

Afrique du Sud : conditions sociales : 1991-...

Afrique du Sud : conditions économiques : 1991-... Dewey : 320.7 : Science politique (politique et gouvernement). Conjoncture et conditions politiques

330.7 : Économie générale. Conjoncture et conditions économiques Public concerné : Tout public


La nouvelle Afrique du Sud

Yves Lacoste

Ce sont véritablement des transformations extraordinaires que connaît l'Afrique du Sud depuis 1991, date de l'abolition officielle de l'apartheid, et surtout depuis 1994 avec l'élection de Nelson Mandela comme président de la République, après les élections générales qui ont donné une large majorité au Congrès national africain.

Certes, depuis cinquante ans, on a maintes fois proclamé la « nouveauté » de chacun des pays devenus indépendants comme de ceux dont le régime venait de subir des changements radicaux, et dans la plupart des cas la nouveauté résultait du départ ou, pis, de la liquidation de l'ancienne classe dirigeante, qu'elle soit étrangère ou autochtone.

L'extraordinaire dans le cas de l'Afrique du Sud est qu'un régime politique qui, fait véritablement unique, avait constitutionnellement proclamé la ségrégation raciale au profit exclusif des Blancs, subit actuellement des changements fondamentaux, grâce à l'arrivée au pouvoir des représentants de la majorité noire, sans pour autant — pour le moment — que la minorité blanche perde ses droits politiques et ses avantages économiques ou qu'elle soit contrainte à l'exode.

L'Afrique du Sud semblait promise, il y a quelques années, à une sanglante guerre raciale puisque la logique territoriale de l'apartheid conduisait à refouler une part de plus en plus importante de la population noire sur des portions minimes et pauvres du territoire, fallacieusement proclamées comme de pseudo-Etats, les bantoustans, de façon à ce que les Noirs puissent être considérés comme des étrangers dans la plus grande partie du pays. On n'avait encore jamais vu un État se défaire volontairement de certaines portions de son territoire pour constituer des entités prétendument indépendantes au profit de populations qui, au contraire, refusaient pour la plupart cette partition Celle-ci les excluait en effet de l'essentiel des ressources du pays. Compte tenue de la croissance démographique rapide des populations


HERODOTE

noires et de leur aspiration au progrès et à la justice, cette stratégie géopolitique unique au monde ne pouvait conduire qu'à de terribles affrontements des Noirs et des Blancs, les premiers ayant l'avantage du nombre, les seconds celui des armes.

Mais c'est justement la prise de conscience du caractère inéluctable de la catastrophe à laquelle conduisait l'apartheid qui a modifié, sans doute in extremis, le cours de l'histoire. L'Afrique du Sud donne aujourd'hui au monde une très grande leçon de démocratie géopolitique. La sagesse et le réalisme d'un petit nombre de dirigeants politiques noirs et blancs, l'exceptionnelle valeur morale de Nelson Mandela ont pu inventer, à temps, les solutions qui ont permis d'éviter jusqu'à présent la catastrophe.

Certes, tout n'est pas joué, loin de là : les conséquences de l'apartheid restent redoutables et pour le moment 40 % des familles noires sont trop pauvres pour avoir un vrai logement, alors que les Blancs et l'État contrôlent encore l'essentiel de l'économie. Les syndicats revendiquent et dénoncent ce qui leur paraît être un statu quo, et les tendances politiques les plus radicales ne sont pas chiches de critiques virulentes. La criminalité, dont depuis des décennies la population noire subissait surtout les effets, prend des proportions démesurées. Dans un tel contexte, une disparition brutale de Nelson Mandela aurait des conséquences catastrophiques et il a déjà fait savoir qu'il se retirait dans deux ans. Pour affronter les périls, son successeur n'aura sans doute ni son prestige, ni sa sagesse et son habileté.

Mais plutôt que de détailler les dangers qui sont l'héritage du passé, il importe de prendre acte du miracle géopolitique que connaît ce pays en faisant un tableau des transformations progressives et des projets qui caractérisent la nouvelle Afrique du Sud, qu'il s'agisse des forces armées ou des différents secteurs de l'économie et de la société. Un solide appareil d'État est encore servi par les Blancs ; les Noirs pourront-ils progressivement en prendre le contrôle sans le briser et sera-t-il possible que se constitue avec les Blancs, les Métis et les différents peuples noirs, une vraie nation sud-africaine ?

Ce numéro d'Hérodote qui sera prochainement, publié en anglais en Afrique du Sud a été réalisé par deux politistes, spécialistes de l'Afrique australe : Dominique Darbon et Véronique Faure du Centre d'Étude d'Afrique noire de l'Institut d'études politiques de Bordeaux, dans le cadre de recherches financées par le programme quadriennal Afrique australe de la Maison des Sciences de l'Homme d'Aquitaine et le programme international de Coopération scientifique, Bordeaux-Leiden, n° 196, CNRS.


Le pays de l'arc-en-ciel

Dominique Darbon

L'image du pays de l'arc-en-ciel, devenue l'emblème officieux de la nouvelle Afrique du Sud, frappe d'emblée le visiteur qui l'associe le plus souvent au nouveau drapeau sudafricain ou au rassemblement en une seule nation de toutes les communautés et de toutes les couleurs de peau des hommes du pays. Cette métaphore ne doit cependant pas être prise dans sa seule signification chromatique au risque de perdre l'essentiel de sa signification et de se laisser dérouter par des remarques purement anecdotiquesl. Créée par l'archevêque Desmond Tutu, elle traduit bien sûr l'association des différentes communautés sudafricaines en un nouvel ensemble et elle évoque l'aube d'un jour nouveau. Elle va cependant bien au-delà de ces évidences, assurant en une courte expression la refondation de l'ensemble de la société sud-africaine. Lancée par un ecclésiastique dans une société travaillée par le religieux et dans laquelle le religieux servit de fondement idéologique à l'apartheid et à la lutte contre l'apartheid, cette image fonde le New Covenant, la nouvelle alliance, le nouveau pacte fondateur de la nouvelle Afrique du Sud, reléguant le pacte afrikaner au passé et annonçant la réconciliation et la fin des tribulations de tous les hommes 2. Elle évoque le retour à la normalité biblique, le retour à une conception classique de l'alliance proposée

1. Comme le notent nombre de critiques qui rejettent cette conception très apaisante de la nouvelle Afrique du Sud, le symbole est d'autant plus curieux qu'il ne comporte pas la couleur noire...

2. Dans la Bible (Ancien Testament), après le déluge, Yahvé fait cette promesse à Moïse : « Voici le signe de l'alliance que j'institue entre moi et vous et tous les êtres vivants qui sont avec vous, pour les générations à venir : je mets mon arc dans la nuée et il deviendra un signe d'alliance entre moi et la terre...Tel est le signe de l'alliance que j'établis entre moi et toute chair qui est sur la terre. » (Genèse, 9 12-17.)


HERODOTE

par Dieu à tous les hommes et non plus, comme ce fut le cas avec la mythologie afrikaner, décidée unilatéralement par un groupe d'hommes 3.

Les mots et la mythologie

Pourquoi commencer une présentation de la nouvelle Afrique du Sud par cette évocation mystico-théologique et grandiloquente de l'Afrique du Sud ?

Tout d'abord, parce que c'est toujours le détour indispensable pour essayer de comprendre la nouvelle Afrique du Sud et pour tenter de percevoir, derrière les déclarations officielles, les caractères du nouveau régime et de la nouvelle société. Ce que certains appellent désormais le rainbowism est une mythologie produite par des religieux et instrumentalisée par des politiques qui y voient un instrument efficace de mobilisation sociale. Le rainbowism présente cette étrange faculté d'affirmer qu'il n'y a pas de perdant dans la négociation qui a commencé à la fin des années quatre-vingt, que tous les Sud-Africains, quelles que soient leur couleur et leur option politique, sortent vainqueurs de la lutte contre l'apartheid et que le pays se retrouve enfin après une éclipse de quarante ans. La commission Vérité et Réconciliation, faute de pouvoir se constituer effectivement en un tribunal qui aurait été inacceptable pour les responsables du régime d'apartheid, est devenue le lieu privilégié d'expression publique des souffrances subies et d'expiation collective des crimes de l'apartheid. C'est ce heu incompréhensible si on ignore le rainbowism et les contraintes imposées au nouveau régime pendant la négociation, et pourtant essentiel pour la refondation symbolique de la nation, où l'amnistie se gagne par la reconnaissance des crimes perpétrés. Enfin, sous la direction de l'évêque Desmond Tutu et du politicien Alex Boraine, c'est ce heu où la nouvelle Afrique du Sud fait siennes toutes les tragédies humaines qui ont marqué l'histoire du pays, y compris celle des Afrikaners 4.

Ensuite, pour montrer comment le nouveau régime et la nouvelle société en construction tentent de pallier leurs faiblesses par une survalorisation systématique des symboles et des mots. L'histoire de la nouvelle Afrique du Sud ne s'écrit pas sur une page blanche. Elle s'élabore par refondation, non pas par rupture radicale de ses structures matérielles, mais par un bouleversement complet de ses règles du jeu et de ses critères d'identification, de sélection et d'interprétation des stratégies sociales. Il y a toujours des Blancs et des Noirs, des pauvres et des riches, des hommes et des femmes en Afrique du Sud, mais chacune

3. J. BOSCH, « Christianisme et apartheid », Travaux et documents du CEAN, n° 31, 1991.

4. Voir la visite et les déclarations de ces deux leaders alors engagés dans les auditions des victimes et témoins des crimes de l'apartheid dans la province d'Orange, sur le haut lieu de la commémoration des souffrances des Boers pendant la guerre de 1899-1902, le Vrouemonument à Bloemfontein en juillet 1996.


LE PAYS DE L'ARC-EN-CIEL

de ces catégories se voit désormais affecter de nouvelles significations sociales véhiculant des opportunités nouvelles 5. Des identités sociales jusqu'ici minorées ou cachées apparaissent au grand jour : citoyens nationaux, étrangers, urbains et ruraux, homosexuels. La production de mots refondateurs, permettant de relégitimer des groupes ou des politiques publiques est devenue un enjeu fondamental : la rainbow nation assure ex ante du succès de la nouvelle Afrique du Sud (New South Africa) qui exprime à son tour non pas la rupture avec le passé mais le renouveau de ce passé. L'équipe olympique devient l'affaire de la nation par l'entremise de Ndizani, le Boeing 747 peint aux couleurs de l'arc-en-ciel et qui a survolé le pays avant de s'envoler vers les jeux Olympiques d'Atlanta après une nouvelle cérémonie de fusion de tous les groupes dans l'émotion. L'européanisation accélérée de la société est compensée symboliquement par l'africanisation des mots (les Springboks deviennent les Amabokoboko ; PWV devient le Gauteng ; Eastern Transvaal, Mpumalanga...) et l'officialisation de onze langues nationales.

La nouvelle Afrique du Sud n'est pas seulement un produit d'exportation, une marque commerciale constituée « par le haut » qui permet de « vendre » à l'intérieur comme à l'étranger un accord politique âprement négocié par des politiciens professionnels. Elle est présente au quotidien dans la vie de tous les citoyens pour le meilleur ou pour le pire. Elle se constitue sur une transformation profonde des attitudes et des comportements, des croyances et des représentations. Elle modifie la physionomie physique, sociale et politique du pays, faisant sauter les clivages anciens, les réutilisant tels quels ou les refaçonnant. Curieusement, peu d'auteurs semblent s'intéresser à ces transformations encore plus radicales car quotidiennes qui traversent désormais non plus seulement les institutions du pays, mais l'ensemble de ses clivages sociaux, de ses catégories de signification. Ce sont finalement les éléments les plus significatifs de la nouvelle Afrique du Sud, ceux qui permettent le mieux d'identifier les nouvelles lignes de clivage qui commencent à reconstituer les bases de la nouvelle société.

La refondation n'empêche pas les uns et les autres de ressentir ce malaise profond qui étreint chaque homme immergé dans un nouveau monde dont il ne maîtrise plus les principaux concepts et les nouveaux critères de classification et d'identification. Prise en charge par des élites politiques qui ne pouvaient gérer cet exercice de négociation qu'à huis clos et en verrouillant les débats, la refondation conduit paradoxalement à l'installation et à la clarification rapide d'un nouveau régime et au renforcement de la complexité sociale. Elle favorise ainsi les malaises sociaux et individuels exacerbés par les transformations matérielles des conditions de vie, imposant dès lors de distinguer clairement pour l'analyse les mutations du régime politique et les mutations de la société.

5. On parlera aujourd'hui du blues du mâle pâle pour signifier à quel point ces deux critères essentiels dans l'ancienne Afrique du Sud sont désormais dévalorisés.


HÉRODOTE

Miracle ou Refolution 6 ? Le messianisme sud-africain

La transformation politique radicale qu'a connue l'Afrique du Sud depuis la fin des années quatre-vingt ne peut que laisser perplexes ceux qui s'intéressent à la société et au régime politique de ce pays. Bien sûr, les observateurs avaient identifié depuis longtemps des facteurs lourds de transformation qui imposaient une mutation radicale du régime, la disparition de l'apartheid et le transfert à terme du pouvoir politique à la majorité noire. Tous prévoyaient la fin du régime d'apartheid, mais reste que la rapidité de la transformation, ses modalités et les conditions techniques effectives de sa réalisation sont très loin des scénarios proposés. Les scénarios considérés comme les plus crédibles jusqu'à la seconde moitié des années quatre-vingt annonçaient le maintien du régime par la force et la montée inéluctable de la guerre civile, de la violence et de la désagrégation du pays.

Or, en moins de dix ans, le régime a connu une transformation négociée si radicale et si inattendue que, sous la pression d'un messianisme sud-africain relayé par les clercs qui imprègnent de ses référents religieux l'ensemble de la société, les mêmes observateurs, impuissants à appréhender ces évolutions, ont recouru au miracle pour suggérer une interprétation. L'accession au pouvoir de Frederick W. De Klerk en 1989, le discours du 2 février 1990 annonçant la libéralisation du régime et la libération des prisonniers politiques dont Nelson Mandela, le référendum de 1992 autorisant la poursuite de processus de négociation, les élections de 1994 amenant au pouvoir Nelson Mandela et une majorité ANC et l'approbation par la quasi-totalité de l'Assemblée constituante du projet de Constitution définitive le 8 mai 1996 sont quelques-uns des événements les plus marquants de cette transformation.

La nouvelle Afrique du Sud ressemble ainsi à un conte de fées, la belle endormie piquée par le mauvais génie de l'apartheid secouant sa torpeur sous la conduite de son Madiba. Elle s'apparente aussi, comme le dévoile le vocabulaire religieux systématiquement utilisé pour caractériser les processus politiques en cours, à ce triptyque constant des religions du Livre associant contrition, confession et rédemption, au processus religieux de purification et de renaissance.

Car processus politiques il y a, comme le montre une analyse en termes de refolution. La transformation pacifique et négociée du régime et sa démocratisation en Afrique du Sud sont assez proches de ces phénomènes enregistrés en Hongrie, en Tchécoslovaquie, en Argentine, et finalement assez éloignées de l'expérience plus formelle, plus unilatérale et plus téléguidée de l'extérieur du Zimbabwe. Un accord âprement négocié entre plusieurs groupes d'élites politiques fédérés par deux grands mouvements (broad-church), l'ANC et le NP, représentant les intérêts de la quasi-totalité de la population, a permis tout à la fois

6. Ce terme, qui associe ref-orm et rev-olution, a été formulé par G. T. ASH, We, the People, Cambridge, Granta, 990.


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un transfert du pouvoir et la limitation des prérogatives du nouveau pouvoir. La transformation du régime est radicale, mais ses modalités et les conditions de fonctionnement du nouveau régime sont systématiquement modérées et fondées sur la multiplication des compromis et la capacité des clivages sociaux et politiques à s'associer dans des configurations multiples. Il n'y aurait alors pas de miracle, mais seulement définition par des acteurs hyper-rationnels de nouvelles stratégies d'optimalisation des gains déterminées par la nouvelle configuration de l'environnement et des ressources disponibles. Les transformations en Afrique du Sud relèveraient donc d'une pure analyse rationnelle.

Or, outre le fait qu'il est bien difficile de comprendre pourquoi ce type d'analyse débouchait, avant 1989, sur des scénarios catastrophes, ceux-là mêmes qui refusent la notion de miracle, d'état de grâce pour tenter de donner une interprétation scientifique et donc réfutable de la transformation du régime butent en permanence sur des arguments flirtant constamment avec le « merveilleux » en dépit de leur habillage scientifique : les hommes providentiels, le charisme de certains leaders, la « mandelamania », les conversions religieuses et politiques des leaders sociaux comme des citoyens de base, la fusion cathartique presque palpable de tout un peuple qui, pour la première fois, se dévoile à lui-même le jour des élections de 1994 s'imposent comme des évidences... inexplicables.

Les deux types d'explication ne sont cependant pas irréductibles. Au contraire, elles sont conciliables dès lors qu'on identifie le messianisme comme un élément fondamental de la culture politique sud-africaine. En Afrique du Sud, le miracle relève de l'évidence historique. Le miracle s'explique. Il n'est pas hors raison, mais relève d'une forme spécifique de rationalité. La Refolution n'exclut ainsi pas le miracle parce qu'elle est le produit de la définition par les acteurs politiques déterminants, à un moment donné, de stratégies optimales nouvelles en fonction d'une culture politique particulière donnant à des facteurs exclus a priori ailleurs du nombre des facteurs rationnels, et notamment aux facteurs religieux ou spirituels, une forte pondération de rationalité. Dans la rationalité de l'action vont intervenir un nombre croissant de facteurs immatériels, d'ordre spirituel ou intellectuels, qui vont faire prévaloir de nouvelles options. L'appel et la recherche d'un destin, associés aux contraintes matérielles, au décalage des anciens clivages identitaires par rapport aux modes de vie modernes et aux pressions des adversaires, fondent le miracle. Pour un SudAfricain, évoquer le miracle ne revient pas à rejeter dans l'inexplicable les mutations en cours, mais bien au contraire proposer une explication rationnelle parce que toute sa culture politique lui permet de donner sens aux transformations sociales en cours sur ce registre. Pour l'observateur français, la référence au miracle renvoie plutôt à l'incompréhension, au déni d'interprétation, liée à l'absence de ce registre explicite dans sa culture politique. La présence considérable des religieux de toute obédience dans la formulation des alternatives à l'apartheid, dans la délégitimation de ce régime politique à fondements théologiques, dans


HERODOTE

la reformulation des valeurs politiques et la diffusion de nouvelles représentations sociales, exprime cette prégnance du religieux dans le « référentiel » global.

Le miracle sud-africain n'est que la face visible d'un travail de très longue haleine de reformulation des règles sociales et de refondation de la nation entrepris depuis plus de vingt ans par plusieurs catégories d'acteurs. Certains intellectuels, à l'instar de Bayers Naudé, de Nico Smith, ont entrepris de rejeter les bases sociales de l'apartheid et de redéfinir les valeurs de base de la société et de sa domination raciale. Ces reformulations ont été transférées dans les débats idéologiques et institutionnels par des médiateurs politiques qui ont fait de ces valeurs les nouvelles références de la définition de l'action politique. Le miracle s'est finalement accompli par sa logique autoprophétique (self-fulfilling prophecy) en s'appuyant sur les contraintes matérielles. La logique du miracle a déporté les stratégies des individus et des groupes au point de forcer les différents mouvements à se compromettre sur des thèmes qui leur semblaient a priori non négociables. Une fois engagés dans le processus de négociation et une fois les bases du compromis posées, les deux grands mouvements leaders étaient contraints au succès au risque de perdre toute crédibilité au profit de leurs concurrents porteurs de solutions plus radicales de résolution du conflit social. Cette situation explique le forcing opéré par les deux mouvements pour deliver in time aussi bien les premières élections de mai 1994 que la Constitution de 1986, la multiplication des bosberaad (réunions de la dernière chance à huis clos), des comités paritaires extraordinaires faisant intervenir les leaders, mais aussi le succès des opérations et la marginalisation des contestataires (PAC, AZAPO, mouvements raciaux afrikaners, IFP).

Le « miracle » est un processus étroitement verrouillé par des mouvements dirigés par des politiciens professionnels et pourtant incapables de contrôler plus que partiellement les logiques politiques qu'ils ont lancées. Les structures institutionnelles, constitutionnelles et juridiques apparaissent comme des carcans chargés de bloquer toute velléité de dérapage. Elles traduisent la méfiance des groupes minoritaires à l'égard d'un ANC majoritaire et le refus de remettre le pouvoir entre les mains du parti sans garanties très strictes de checks and balances (techniques de contre-pouvoir). La Cour constitutionnelle, créée ex nihilo par la Constitution intérimaire, vise à lier strictement le nouveau pouvoir aux termes du texte constitutionnel et des principes constitutionnels fondateurs de la nouvelle Constitution. En échange de ce système de contrôle, l'ANC a réussi à imposer sa vision d'un nouveau régime démocratique, fondé sur le principe « un homme, une voix ».

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Les nouvelles provinces d'Afrique du Sud


Les anciennes provinces d'Afrique du Sud


LE PAYS DE L'ARC-EN-CIEL

Je t'aime... moi non plus... : des citoyens à la recherche d'une nouvelle identité sudafricaine

sudafricaine

La nouvelle Afrique du Sud vit de et sur l'idéologie du miracle. Elle fonctionne largement sur l'image de Madiba, la figure érigée en emblème fondateur d'un Nelson Mandela qui ne peut que protester contre une canonisation premortem que lui accordent locaux et étrangers à l'instar de Jacques Derrida en France. La parole du président fixe le cap, tranche les conflits, désamorce les rancoeurs issues du passé, réduit les velléités de revanche, précise les orientations du régime. La mandelamania est d'autant plus forte qu'elle permet à tous les citoyens toujours en quête d'identité dans le monde nouveau qui leur est offert de se raccrocher à une image rassurante et paternelle, tranchant radicalement avec l'austérité, l'éloignement et l'opacité des présidences précédentes. Le rainbowism remplit le vide laissé par la disparition de la pertinence des anciennes catégories d'interprétation du monde sudafricain et par le décalage croissant des anciens mots et concepts sociaux avec les nouvelles valeurs fondatrices du nouveau régime.

La nouvelle Afrique du Sud ne rompt pas avec le passé, mais tente de le gérer et de le relire. Elle hérite des structures et des préjugés raciaux du passé tout en étant fondée sur la proclamation d'une rupture idéologique radicale avec le passé. Dans cette situation de décalage important entre les structures sociales existantes et les nouvelles valeurs sociales, tous les acteurs sont traversés par des logiques contradictoires : confrontés à ce changement radical de valeur, ils tentent soit de s'accrocher au vieux monde, soit de s'adapter au nouveau, associant en réalité le plus souvent et selon des combinaisons variables ces deux stratégies. Le visiteur étranger hésitera en permanence entre admiration et scepticisme, accusant ses interlocuteurs de duplicité, de dissimulation et de mauvaise foi ou, au contraire, admirant leur simplicité, leur sincérité et leur courage. Seules les discussions entre amis de longue date, la prise en compte des malaises individuels et des crises sociales permettront non pas de trancher, mais de saisir la complexité des situations individuelles, leur irréductibilité les unes aux autres. Pour utiliser une pensée du gouverneur Raymond Delavignette élaborée dans les années trente-quarante à propos des colonies françaises d'Afrique occidentale, « le pays puise une santé générale dans les malaises individuels ». La diversité des références et l'ambivalence de la nouvelle Afrique du Sud se retrouvent partout dans la société, jusque dans les comportements et la situation psychologique des individus. Elles expriment une permanence historique de la société sud-africaine depuis la stabilisation du pays en 1902-1910, c'est-à-dire la fin de la guerre des Boers et l'établissement de la fédération — et même avant. Cette société fonctionne en permanence sur le double registre du désespoir le plus profond associé à la violence comme de l'espérance la plus outrée fondée sur des proclamations de foi, sur l'association difficilement acceptable du défaitisme et de la passivité la plus grande et de l'optimisme et du volontarisme le plus effréné, ce qui la rend

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HERODOTE

souvent incompréhensible et conduit l'observateur à donner des analyses très différentes selon le clivage social auquel il s'intéresse et sa zone géographique privilégiée d'observation.

Au moment même où l'Afrique du Sud s'unifie politiquement, elle expérimente de nouvelles formes de différenciation territoriale et sociale qui conduisent à la refaçonner. De nouvelles formes de recomposition se développent qui expriment à la fois des tentatives de maintien des anciennes règles de vie et l'adaptation aux nouvelles. Le changement de règles et de référents donne naissance à l'apparition d'une multitude d'opportunités que tentent d'utiliser avec plus ou moins de bonheur les acteurs sociaux, de sorte que la société se caractérise par une grande fluidité. Les acteurs redéfinissent leurs positions sociales en fonction des anciens et des nouveaux critères de sorte que bien que la couleur n'intervienne plus dans la définition des droits et libertés et opportunités, elle demeure un élément primordial de référence, poussant les membres des différentes communautés à poursuivre des stratégies de différenciation fonctionnelle et spatiale.

La nouvelle Afrique du Sud se caractérise ainsi par une grande fluidité sociale et géographique, matérialisée notamment par le dynamisme du secteur de l'immobilier. Les nonBlancs sont beaucoup plus présents qu'auparavant dans les instances de pouvoir, dans la fonction publique et dans les médias, tandis que les domaines et les quartiers réservés s'ouvrent et que la plupart des centres des ex-villes blanches, hors de la province du Western Cape, sont progressivement investies par les Sud-Africains non blancs. Les représentants élus du pays sont le plus souvent noirs, et membres de l'ANC ou d'un mouvement membre du gouvernement d'unité nationale (l'Inkatha Freedom Party seulement depuis le retrait du Parti national). Hors de la fonction publique, et notamment dans les universités ex-blanches et les grandes entreprises, la question du recrutement prioritaire des non-Blancs demeure très controversée en dépit des directives données par le livre blanc du gouvernement sur l'affirmative action. Pourtant, la logique de la redistribution des ressources à toutes les catégories sociales, et notamment au profit des anciens groupes défavorisés, conduit d'ores et déjà à une nouvelle division sociale du travail. Les hauts fonctionnaires blancs tendent à quitter l'administration, incités en cela par des primes de départ substantielles, et à rejoindre le secteur privé. Les jeunes Blancs s'orientent toujours plus soit vers le secteur privé, la création de petites entreprises ou les professions libérales. Inversement, l'ouverture de la bureaucratie offre des opportunités nouvelles aux non-Blancs.

Dans le temps même où la recomposition des gouvernements locaux a permis une réorganisation administrative et politique de l'espace et sa déracialisation, les mouvements de migrations internes indiquent de nouvelles tendances de recomposition de l'espace urbain sud-africain. L'impression de forte imbrication sociale fait place à une analyse en termes de redistribution fonctionnelle et spatiale des anciens groupes raciaux, tandis que l'ancien critère racial tend à perdre une partie de sa suprématie au profit de l'appartenance de classe.

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LE PAYS DE L'ARC-EN-CIEL

Les Blancs abandonnent certains lieux de résidence et notamment les centres-villes pour se repositionner dans les banlieues lointaines articulées autour de nouveaux shopping centers. Les Noirs disposant de revenus stables accèdent à la fonction publique et commencent à investir les centres-villes, délaissant les townships trop excentrés. A l'habitat formel des townships se rajoutent les bidonvilles en croissance exponentielle qui amènent à proximité des villes une masse de population sans ressources. Les provinces sud-africaines tendent déjà à se différencier, à s'individualiser, chacune des principales (Gauteng, KwaZuluNatal, Western Cape) tirant argument de sa spécificité pour demander plus d'autonomie et pousser plus ou moins discrètement en faveur d'un fédéralisme asymétrique « à l'espagnole » alors même que la Constitution de 1986 n'organise qu'une forte décentralisation et les principes d'un « gouvernement coopératif». Un flux difficilement quantifiable, mais qui semble significatif, de retraités (ce qui était déjà le cas) et d'actifs blancs s'oriente vers le Western Cape à majorité blanche et métis.

Cette tendance marquée à la spécialisation fonctionnelle et spatiale se conjugue avec une interaction croissante des différents segments de la population. Dans la rue, au quotidien, avec de profondes variations selon les régions, cette fluidité est frappante : on la trouve dans ces vendeurs de rue de toutes les couleurs qui proposent à des clients de toutes les couleurs leurs marchandises ; on la trouve encore dans la multiplication des petits business et des flea-markets (marchés aux puces) ; on la rencontre aussi dans ces groupes d'écolières en uniforme ; on la remarque enfin, sur un autre registre, dans la multiplication des mendiants de toutes les couleurs dans les rues des grandes villes. On la trouve à Pretoria qui devient une ville de type européen, c'est-à-dire active, bourdonnante et joyeuse, 'n lekker place to be (le must, l'endroit où il faut être), dit le slogan, grâce à l'arrivée en masse de citoyens noirs qui, à l'instar du président Mandela, portant ses chemises bariolées et dansant dans les réceptions officielles, font craquer le carcan néo-calviniste de l'ancien ordre. Les initiatives se multiplient pour le meilleur ou pour le pire, traduisant l'impact des nouvelles règles politiques et des nouveaux critères de l'action sociale sur l'organisation de la vie sociale. Les administrations connaissent une forte instabilité aux postes de décision, avec le départ de nombreux cadres supérieurs blancs et l'arrivée (ou non) de remplaçants non blancs. Des étudiants noirs en révolte demandent une réforme des structures universitaires et viennent soutenir les enseignants non blancs dans les conflits qui les opposent à la direction des universités pour la mise en oeuvre de politiques plus actives de rattrapage au profit des Noirs.

Cette extrême fluidité est partout dans le monde des affaires, qui diversifie activement ses intérêts, part dans la clandestinité pour contourner le contrôle des changes ou réduire ses risques financiers. Elle s'exprime aussi plus positivement dans la constitution des prémices d'un nouveau mode de gestion « néo-corporatiste » jusqu'ici inconnu dans le reste du continent africain, fondé sur la collaboration étroite des secteurs économique, politique

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et syndical dans la gestion de certains domaines d'activités. Cette interaction en cours de constitution — rompant radicalement en cela avec l'expérience zimbabwéenne — trouve une autre illustration dans un début de renforcement des trusts noirs et d'associations économiques avec d'autres trusts blancs.

L'ébullition sociale se retrouve même dans les tribunaux, où les juges se voient demander de prendre en compte systématiquement dans leurs décisions les valeurs de la nouvelle Afrique du Sud pour participer à la formation de la nouvelle société. Celle-ci est travaillée par une multitude de structures associatives issues de la lutte de libération mais modernisées, qui accompagnent les balbutiements de ce qui est sans aucun doute la plus grande nouveauté du pays : une liaison active et confiante des citoyens avec le pouvoir local et national permettant un début de coopération entre l'État et sa population. C'est la nouveauté fondamentale dont dépend l'avenir de la nouvelle Afrique du Sud. L'approfondissement de ces balbutiements de coopération est largement lié à la transformation active et rapide des règles de droit, des habitudes de désobéissance civile acquises durant les années quatre-vingt et à la réincorporation effective des anciennes zones marginalisées (townships, squatts, zones rurales des bantoustans) dans l'ensemble du territoire sud-africain. C'est à l'ensemble de ces thèmes que s'adressent les auteurs réunis ici en tentant d'identifier les facteurs et les processus en cours dans la refondation de l'État et de la nation dans la nouvelle Afrique du Sud.

30 juillet 1996.


Le vote et la négociation

La démocratisation du régime sud-africain

Ivan Crouzel*

Le retrait du Parti national (NP) du gouvernement d'unité nationale suite à l'adoption, le 8 mai 1996, de la nouvelle Constitution sud-africaine, consacre la fin de la période transitoire inaugurée en 1990. Encadré par de nouvelles règles institutionnalisées, le jeu politique sud-africain entame dorénavant un processus de normalisation qui doit permettre la consolidation du nouveau système démocratique.

Les transformations à l'oeuvre en Afrique du Sud dépassent largement l'instauration du suffrage universel et d'un jeu politique pluraliste. Le changement ne se résume pas non plus à une simple alternance du personnel politique ; il se traduit par l'accession au pouvoir d'une nouvelle élite représentant des intérêts sociaux différents. La démocratisation sudafricaine se réalise en effet en rupture avec l'ancien ordre politique, et trouve sa spécificité dans les modes de contestation du régime d'apartheid. L'opposition interne était alors menée par des mouvements sociaux très organisés (syndicats, civics, Églises) qui constituent maintenant la base sociale de l'African National Congress (ANC). Aussi cette structuration de multiples intérêts sociaux doit-elle être prise en considération dans le nouveau système démocratique. Les changements politiques sont donc accompagnés d'un processus global de refondation dans lequel tous les secteurs politiques et sociaux sont mobilisés [Darbon, 1995]**. L'Afrique du Sud se distingue sur ce point des nombreuses situations en Afrique, où les dirigeants négligent les transformations sociales au profit d'un surinvestissement de la sphère politique. Il est en effet « beaucoup moins coûteux pour les dirigeants de donner satisfaction sur le plan politique — en fait sur le plan de la symbolique politique — que

* Centre d'étude d'Afrique noire, Bordeaux.

** Les références entre crochets renvoient à la bibliographie en fin d'article.

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sur le plan économique et social » [Badie, 1990, p. 45]. Aussi, les processus qualifiés de « transition démocratique » recouvrent le plus souvent une instrumentalisation par les élites politiques de la notion de démocratie qui, plus qu'une procédure de régulation politique, apparaît davantage comme une ressource politique destinée à répondre aux aspirations populaires et aux conditionalités des bailleurs de fonds. Démocratisation se confond alors avec instauration du multipartisme et constitue ainsi avant tout un « élargissement des possibilités de prédation rotative » [Akindés, 1996, p. 183].

Le nouveau régime démocratique sud-africain tend quant à lui à associer « les deux grandes conceptions de la représentation : celle qui prétend exprimer l'unité du souverain, consacrer la volonté générale, et celle qui vise à l'expression des diversités d'intérêts et d'aspirations » [Braud, 1991, p. 99].

La démocratisation sud-africaine se manifeste donc par la création d'une nouvelle scène démocratique où la primauté des échanges symboliques met l'accent sur la dimension fusionnelle de la nouvelle démocratie, qui se constitue ainsi sur un mode consensuel en interaction avec la nation sud-africaine.

Parallèlement, la démocratisation implique une reconnaissance institutionnelle de la pluralité sociale, à travers notamment la participation d'un maximum de groupes d'intérêts. La multiplication des conflits qui en découle est gérée à l'intérieur de secteurs sociaux en phase d'autonomisation.

La création d'une scène politique démocratique

Dès 1990, c'est par la négociation que s'est progressivement constituée une scène politique démocratique en Afrique du Sud. La négociation politique, orchestrée par le couple ANC/NP depuis 1990, avait constitué un mode transitoire de régulation politique ; elle a surtout permis l'élaboration du futur jeu politique sud-africain. En outre, la logique intégratrice de l'idéologie démocratique, qui prévalait pendant la période de négociation, est toujours prédominante dans les nouvelles institutions.

Enfin, il faut noter l'importance primordiale du travail sur les représentations politiques qui accompagne la création de la scène démocratique ; « l'activité politique est toujours simultanément activité symbolique» [Abélès, 1990, p. 117].

La démocratisation du jeu politique

A travers le slogan « un homme, une voix », le suffrage universel était au coeur des revendications des mouvements de libération, contribuant à en renforcer la dimension mythique. Les élections des 26,27 et 28 avril 1994 apparaissent dès lors comme l'aboutissement d'une

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histoire de lutte contre l'oppression. Ces élections, les premières non raciales de l'histoire sud-africaine, constituent le fondement symbolique de la nouvelle démocratie sud-africaine. Les gratifications associées à l'acte de vote ont contribué à la matérialisation par les électeurs de leur statut de citoyen à part entière. De par leur vote, ils donnent naissance à la volonté générale qui se cristallise au sortir des urnes et consacre symboliquement le peuple souverain sud-africain.

L'élection, tout comme le fut la négociation, est aussi un instrument efficace pour canaliser, au sein de nouvelles règles politiques, les différentes formes d'action politique créées sous l'apartheid. L'instauration du suffrage universel a donc un effet performatif quant à l'édification de la nouvelle démocratie sud-africaine. En disqualifiant les pratiques politiques violentes, le suffrage universel contribue à la pacification des modes d'action politique, condition primordiale à la démocratisation du jeu politique sud-africain. En outre, l'apprentissage du vote, forme légale et dorénavant légitime d'action politique, permet de transformer la culture politique d'opposition héritée de l'apartheid en une culture de participation. Enfin, le suffrage universel est porteur de légitimation. Comme le souligne J. Lagroye, « voter, c'est accepter en pratique une règle du jeu, c'est contribuer à l'établissement d'un nouvel ordre politique » [J. Lagroye, 1993, p. 347]. Les élections locales de novembre 1995 et de mai-juin 1996 ont à leur tour conforté la nouvelle régulation politique en inaugurant une normalisation de l'acte de vote comme procédure routinière d'action politique.

Si les élections marquent symboliquement la naissance de la démocratie sud-africaine, la nouvelle Constitution représente le fondement organisationnel du nouveau régime et garantit son caractère démocratique. Votée le 8 mai 1996 par l'Assemblée constituante, elle consacre le principe du constitutionnalisme, innovation en Afrique du Sud où le Parlement possédait jusque-là la souveraineté suprême. Clé de voûte de l'édifice constitutionnel, une Cour constitutionnelle est chargée de faire respecter les principes de la Constitution. Elle a rapidement affiché son indépendance à l'égard du gouvernement en sanctionnant deux projets de loi préparés par la présidence sud-africaine. Dans le nouveau dispositif régional du régime, la Cour aura aussi un rôle primordial d'arbitrage des conflits d'intérêts entre les neuf provinces d'Afrique du Sud. La Constitution, sans établir un système fédéral, consacre en effet une régionalisation de l'État en renforçant les pouvoirs des provinces.

Un Conseil des provinces (institué en remplacement du Sénat) a été établi dans ce sens pour assurer une meilleure représentation des intérêts locaux dans le jeu institutionnel national. Cette logique de décentralisation est d'ailleurs porteuse de transformations institutionnelles substantielles, le système politique sud-africain s'étant jusque-là caractérisé par une forte centralisation. La régionalisation du régime signifie en effet l'apparition de nouveaux enjeux et la montée de nouveaux acteurs qui vont nécessiter un réajustement des forces politiques. Une dynamique centrifuge est ainsi à l'oeuvre suite, par exemple, aux stratégies

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des gouverneurs de province qui entendent développer une autonomie maximale par rapport au pouvoir central.

La démocratisation du jeu politique sud-africain, et notamment la volonté d'inclure le maximum de parties dans la décision politique, se manifeste aussi par la revalorisation progressive du rôle du Parlement dans l'élaboration des projets de loi. Signe de cette évolution, le nombre des comités parlementaires est passé de 25 à 61, ce qui ne manque pas de peser sur l'organisation des petits partis dont les parlementaires doivent en moyenne participer à davantage de comités. Cependant, le rôle du Parlement reste encore limité par la centralisation du processus de décision au niveau gouvernemental, ainsi que par la progressive institutionnalisation d'un néo-corporatisme prédominant dans l'élaboration des politiques publiques.

Le fonctionnement démocratique du régime est enfin conforté par la création d'institutions indépendantes destinées à soutenir la démocratie constitutionnelle. Un médiateur, un auditeur général, une Commission électorale, une Commission pour l'égalité des sexes et une Commission des droits de l'homme sont ainsi chargés de protéger les intérêts des citoyens sud-africains. La protection des libertés individuelles est d'ailleurs au coeur de la Constitution à travers la Charte des droits de l'homme qui, pour bien marquer la rupture avec l'époque d'apartheid, fait du régime sud-africain l'un des plus libéraux au monde.

En Afrique du Sud, à la différence des sociétés démocratiques routinières, ce n'est pas leur « existence en soi » qui donne leur valeur essentielle aux principes démocratiques ; en effet, leur application implique au contraire une redéfinition de la position des individus dans le nouvel ordre politique et social : tous sont désormais égaux devant le droit. Ces principes ont donc aussi une effectivité concrète déterminante qui renforce les « projections idéalisantes » sur le régime démocratique [Braud, 1991, p. 91], et contribue de la sorte à le conforter. Cette légitimation revêt un aspect primordial car « l'acceptation par l'élite politique comme par l'ensemble de la population des institutions démocratiques est une condition indispensable pour leur effectivité » [Diamond, 1994, p. 48].

La mobilisation des allégeances politiques aux nouvelles règles et institutions démocratiques se manifeste aussi par la diffusion d'un nouveau modèle idéologique de gouvernement qui sollicite, ici encore en rupture avec les pratiques d'apartheid, la participation de l'ensemble des citoyens sud-africains. Plus de deux millions de soumissions ont par exemple été envoyées par le public sud-africain pour contribuer, au moins symboliquement, à l'édification de la nouvelle Constitution. Des débats publics, des discussions multiples avec les organisations de la société civile participent de cette même stratégie des dirigeants de populariser au maximum la nouvelle Loi fondamentale, afin que les Sud-Africains l'adoptent et puissent ensuite l'utiliser pour défendre leurs intérêts. Enfin, pour être crédible, cette demande de participation s'accompagne d'un souci généralisé de transparence de la part du nouveau pouvoir politique.

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Mais, parallèlement à ces pratiques, qui fonctionnent en rupture avec le système d'apartheid dont les institutions perduraient avant tout par le recours à la violence d'État, l'adhésion au nouveau système de gouvernement se fait à travers les principes mêmes de l'idéologie démocratique qui fait oeuvre de régulateur social.

Le rôle intégrateur de l'idéologie démocratique

Dès l'origine du processus de négociation, l'idéologie démocratique a constitué un pôle consensuel autour duquel la régulation politique transitoire s'est progressivement institutionnalisée. Une « obligation du consensus » [Badie et Hermet, 1990, p. 156] s'est ainsi développée sur le caractère démocratique des règles politiques à adopter. Obligation de consensus alors accentuée par la situation d'interdépendance stratégique qui contraignait le couple ANC/NP au compromis [Crouzel, 1994]. De la même façon, le mode d'action politique qui prévalait durant la période transitoire, notamment au sein du gouvernement d'unité nationale, stigmatisait les pratiques conflictuelles au profit des décisions de compromis. Aussi, tout en étant fondé sur l'idée de concurrence politique, le régime démocratique régule le jeu politique par les principes mêmes de la démocratie qui mettent hors jeu les acteurs qui ne s'en réclameraient pas. Le parti afrikaner Freedom Front, par exemple, ne peut ainsi poursuivre son activité politique que dans la mesure où il se positionne dans le champ de l'ordre démocratique légitime, ce qui implique nécessairement une euphémisation de ses discours et pratiques racistes qui, autrement, le condamneraient à une marginalisation institutionnelle. L'idéologie démocratique a donc un effet performatif sur les acteurs politiques dont les actions légitiment en retour le système démocratique.

Accentuée dans le cas sud-africain par la nécessité d'une réconciliation nationale, la dimension inclusive de l'idéologie démocratique vise à élargir la représentativité du nouveau régime. C'est dans cette logique que le gouvernement d'unité nationale a été institué, concrétisant une pratique consociative qui permettait une participation politique plus élargie au gouvernement du pays. La démocratie majoritaire est ainsi passée au second plan durant la période transitoire, au profit d'une démocratie par consensus où les conflits d'intérêts devaient être négociés jusqu'au compromis. La Constitution elle-même a été élaborée selon ce principe. Hassen Ebrahim, responsable de l'administration de l'Assemblée constituante, pouvait ainsi déclarer en octobre 1995 à ce sujet : « Jusqu'à présent, aucune décision n'a été prise suite à un vote ; tout a été établi par consensus. Nous envisageons de continuer ainsi '. » Cependant, les règles institutionnelles maintenant posées, la normalisation politique en cours devrait aboutir à un retour du principe de la règle majoritaire. Cependant, les pratiques politiques consensuelles, fortement ancrées dans la tradition politique

l.RSA Review, octobre 1995.

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sud-africaine [Wiechers, 1989, p. 35 sq.] demeureront probablement sous une forme atténuée.

En liant la démocratisation et la réconciliation nationale, le discours légitime élargit l'obligation de consensus à la question de la construction de la nation sud-africaine. L'idéologie démocratique, en mettant en avant le principe d'égalité, mobilise les sentiments individuels pour conforter la politique de réconciliation, et fait ainsi « miroiter la perspective ultime d'une société fusionnelle et sans conflits [...] » [Braud, 1980, p. 140]. Tout ce qui est de l'ordre du conflit doit dès lors être passé sous silence ou tout au moins euphémisé. Cet esprit unificateur se développe d'autant mieux qu'une culture communautariste et consensuelle est fortement ancrée en Afrique du Sud. Cependant, cet esprit se cristallise maintenant au niveau de la nation tout entière. L'idée humaniste africaine (ubuntu) se voit ainsi mythifiée. Elle souligne en effet la valeur de la communauté, d'une fraternité partagée entre les individus et de l'effort pour le bien commun. A travers le principe d'égalité, l'idéologie démocratique est aussi à la source des politiques publiques mises en oeuvre pour réduire les inégalités sociales et renforcer la cohésion nationale. Sous couvert de l'intérêt général, l'application du Programme de reconstruction et de développement (RDP) du gouvernement contribue à diffuser cette idée d'égalitarisme dans toute la société. Porteur de l'esprit démocratique, le RDP est ainsi auréolé lui aussi d'un caractère sacré qui conduit à stigmatiser toute critique à son endroit comme un acte négateur de la réconciliation nationale. Toujours dans cette logique de construction nationale, une économie « pulsionnelle » se met progressivement en place à tous les niveaux de la société afin de valoriser les actions à portée égalitaire. Cette dynamique contraignante se manifeste par l'élaboration d'un discours qui valorise la réconciliation et contribue de la sorte au gouvernement des conduites individuelles. A travers les médias, se diffuse ainsi un modèle idéal d'amitié, fondé sur la mixité, et qui doit prévaloir dans toutes les relations sociales.

Ce nouveau mode de relation sociale s'était d'ailleurs déjà manifesté lors de l'élection fondatrice des 26, 27 et 28 avril 1994. André Brink a magnifiquement exprimé cette expérience sensitive vécue par de nombreux Sud-Africains : « Nous avions découvert, de la façon la plus simple et concrète possible, et dans les plus petites des actions quotidiennes — un parapluie partagé, une tasse de café passée de main en main, un rire collectif, des mains se touchant dans la foule — la raison de notre sud-africanité et humanité communes. Cette expérience nous a marqués pour la vie. En réalisant, pour quelques heures, ce qui pendant si longtemps avait semblé impossible, nous avions entrevu le possible 2. » Véritable communion de tout un peuple au même moment, le vote apparaît comme un rite unificateur. A travers lui, le marché politique sud-africain, si longtemps fractionné en compartiments « raciaux », prend dorénavant une dimension nationale. Ainsi, en sollicitant la participation

2. Newsweek, 9 mai 1994, p. 15. 22


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de tous les citoyens du territoire sud-africain, le processus de démocratisation contribue à la création de la nation sud-africaine.

Cependant, la constitution de la scène démocratique unificatrice n'efface pas le caractère extrêmement fragmenté de la société sud-africaine, héritage de la politique de division spatiale, communautaire et idéologique menée par le régime d'apartheid. Or, « le caractère distinctif de la démocratie, par rapport à tous les autres régimes, est de partir de la reconnaissance de cette division sociale génératrice de conflits d'intérêts [...] » [Lavau et Duhamel, 1985, p. 62].

La création d'un système pluraliste de représentation des intérêts

A travers la théorie de la révolution démocratique nationale, les mouvements de libération et les civics (les associations de base) ont développé une pensée de la démocratie qui questionne la pertinence d'un simple système de représentation formel fondé sur l'élection, et met en avant la nécessité d'un mode de représentation parallèle des intérêts sociaux (Chipkin, 1996). Cette perspective fut aussi reprise par la suite à l'autre bout de l'échiquier socioéconomique par les associations de résidents, très actives au niveau local parmi les classes moyennes blanches [Friedman, 1993, p. 6]. L'idée d'un système de représentation des intérêts collectifs est donc largement partagée par les acteurs politiques sud-africains, d'autant plus que les aspirations communautaires sont fortement présentes au sein de la société sud-africaine. La démocratisation sud-africaine implique donc une redéfinition de la relation de l'État aux groupes d'intérêts dont la participation doit être facilitée. Parallèlement, la généralisation des conflits qui en découle est progressivement régulée de façon sectorielle.

La pluralité des groupes d'intérêts

Au cours des années quatre-vingt, les campagnes de désobéissance civile orchestrées contre l'apartheid avaient renforcé la structuration de la société civile sud-africaine. De multiples mouvements sociaux (syndicats, Églises, civics, notamment) s'étaient ainsi positionnés comme des forces alternatives de gouvernement au niveau local. La fin de l'apartheid pose un véritable défi de repositionnement à ces mouvements, et particulièrement aux civics. Ces derniers sont en effet affaiblis par un tarissement de leurs financements et par une hémorragie de leurs dirigeants vers des positions de pouvoir au sein des nouvelles institutions démocratiques. Ils doivent aussi, dans le même temps, se repositionner sur de nouveaux enjeux, notamment autour des questions du développement. Cependant, si nombre d'entre eux disparaissent parallèlement à l'apartheid, la culture politique de participation

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et de prise de parole qu'ils ont largement contribué à créer parmi la société sud-africaine demeure un fondement primordial du futur système de représentation des intérêts. Reste à savoir si cette culture de participation négative (contre l'apartheid) parviendra à être transformée en une culture de participation positive [Shubane et Madiba, 1992, p. 9]. La subsistance du boycott des loyers dans certains townships, même après l'élection d'autorités locales légitimes, illustre la difficulté de cette tâche.

Pourtant, grâce à leurs compétences techniques et leur culture de la négociation, les civics ont joué un rôle prédominant au sein des forums locaux de négociation, institués à partir de 1993 pour associer un maximum de groupes politiques et sociaux à l'élaboration des nouvelles institutions locales. Ces forums ont consacré l'ouverture et l'institutionnalisation progressive de nouveaux espaces politiques qui facilitent l'émergence de médiateurs porteurs de nouveaux intérêts. Des associations de résidents se sont par exemple développées en nombre à travers la plupart des forums, assurant représenter les intérêts des classes moyennes blanches, notamment sur les questions d'impôts locaux et de sécurité. Fonctionnant dans une logique d'abord qualitative qui les rapproche des nouveaux mouvements sociaux [Dalton et al, p. 3], ces groupes d'intérêts, tout comme les civics, se positionnent avant tout sur des questions précises et contribuent ainsi à la modernisation de la démocratie sud-africaine.

Dans la même logique, les nouvelles institutions locales, notamment à travers les forums de développement, favorisent l'expression des différents mouvements sociaux du territoire concerné. Ces forums fonctionnent quant à eux parallèlement aux structures politiques élues. Leur rôle demeure encore assez mal défini et c'est donc à chacun d'entre eux de se constituer éventuellement en véritable lieu de négociations locales, où s'élaborent des politiques spécifiques que les élus seront incités à prendre en considération.

Inaugurée sous l'apartheid, la structuration de la société civile sud-africaine se poursuit et s'institutionnalise. Les groupes d'intérêts différenciés sont de plus en plus associés aux structures étatiques, et contribuent ainsi à en accentuer le caractère démocratique. Cette structuration a été fortement orientée par les modalités de confrontation entre les groupes de la société civile et les autorités d'apartheid. Mobilisant sur un problème précis (logement, éducation...) et organisés selon différents échelons territoriaux, ces groupes — et particulièrement les civics — ont obligé l'État à négocier sur leur terrain d'action. Le jeu des interactions ainsi mis en place a fortement contribué à la différenciation et à l'autonomisation par secteurs de la société sud-africaine. En outre, cette sectorisation verticale de la représentation sociale, se juxtapose à une sectorisation horizontale, induite par le processus de décentralisation qui répartit les instances de décision sur trois échelons (national, provincial et local). Ces deux dynamiques se recoupent et contribue par là même à augmenter la multiplicité des intérêts représentés et des possibilités de conflits sociaux.

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La gestion sectorielle des conflits d'intérêts

L'ouverture de nouveaux espaces politiques ne fait pas qu'élargir la représentation des intérêts, elle permet aussi de les canaliser. En effet, l'effervescence sociale activée par la logique sectorielle a été progressivement régulée par l'institutionnalisation des différents secteurs sociaux. Réunissant les acteurs intéressés à un secteur, des discussions et des négociations ont abouti à l'élaboration de règles propres au fonctionnement de ce secteur. De multiples forums de négociation, établis sur des questions précises, ont ainsi émergé à travers le pays, couvrant des domaines aussi divers que, entre autres, le logement, les transports, le tourisme, la santé, l'éducation ou encore le gouvernement local [Shubane et Shaw, 1993]. Ces forums facilitent la production d'accords spécifiques qui obligent les parties en présence et les associent au nouvel ordre politique et social.

Un néo-corporatisme s'instaure ainsi en Afrique du Sud, à travers l'élaboration institutionnalisée de politiques spécifiques à un secteur social donné [Pretorius, 1996]. Ainsi, les principaux acteurs — non élus — d'un secteur confrontent leurs intérêts et négocient des accords qu'ils s'engagent ensuite à faire accepter par leurs soutiens. Cette gestion commune et exclusive — seuls les acteurs intéressés peuvent participer — est affinée au sein des institutions corporatistes. Ces organes de négociation se subdivisent en effet en différents comités spécialisés sur des problèmes encore plus spécifiques. Une sous-sectorisation se met ainsi en place qui sélectionne encore davantage les acteurs intéressés aux questions à traiter. Le succès de cette autorégulation sectorielle dépend cependant de la capacité des groupes d'intérêts à contrôler leurs soutiens et donc à faire appliquer les « pactes corporatistes » qu'ils ont élaborés [Pretorius, 1996, p. 277].

Instauré à la fin de l'apartheid alors que le Parlement avait perdu toute légitimité, ce corporatisme a permis l'élaboration d'un grand nombre des règles du nouveau régime, notamment en contribuant largement à la production de la nouvelle constitution. Cependant, ce nouveau mode de régulation se pose maintenant en concurrent d'un Parlement élu légitimement et chargé lui aussi de l'élaboration des politiques publiques. Des procédures de conciliation et de coopération devront ainsi être instaurées pour éviter que l'Afrique du Sud ne devienne un simple système corporatiste. De plus, le fonctionnement interne de ce corporatisme aboutit à une centralisation des pratiques de négociation au profit des acteurs les plus importants du secteur. La relation tripartite entre l'État, le monde des affaires et les syndicats au sein du National Economie, Development and Labour Council (Nedlac) est parfaitement illustratrice de cette logique qui marginalise les moins bien dotés en ressources. Cette caractéristique est cependant commune à tous les processus de négociation de la période transitoire. En effet, la démocratie de délégation a ceci de fonctionnel qu'elle consacre une simplification de la complexité du corps social qui limite le champ des possibles et assure une meilleure stabilité du mode de régulation politique.

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Le fonctionnement interne des différents secteurs ne relève donc pas nécessairement des principes démocratiques. D'autant plus que l'activité des acteurs eux-mêmes de ces secteurs se heurte à l'inertie des pratiques politiques peu démocratiques héritée de l'époque d'apartheid. La logique de sectorisation est de plus porteuse d'inégalité entre les différents secteurs quant à leur fonctionnement démocratique. De par l'évolution historique des rapports de forces politiques et des confrontations sociales, la culture démocratique est en effet inégalement répartie dans la société sud-africaine. Elle est ainsi probablement plus accentuée dans certaines zones urbaines, où les pratiques de négociation sont historiquement implantées, que dans les zones rurales où prévalent souvent des relations patrimoniales, voire féodales.

Le principe inclusif qui oriente la démocratisation sud-africaine implique donc l'insertion dans le système politique de forces non démocratiques. En outre, le processus d'autonomisation des secteurs permet à celles-ci de fonctionner selon leurs propres règles, comme par exemple dans le cas des chefferies traditionnelles. Cependant, ce pluralisme juridique est limité par un processus d'harmonisation des droits autour des principes démocratiques établis dans la Constitution. De façon plus générale, le pluralisme ne peut s'exprimer qu'à l'intérieur du cadre fixé par l'idéologie démocratique à travers notamment le principe d'égalité. Ainsi, chaque secteur social est régulé par la diffusion d'un code démocratique qui oblige les acteurs à respecter les nouvelles règles, et garantit ainsi une certaine harmonie de fonctionnement à l'ensemble de la société sud-africaine.

La démocratisation de l'Afrique du Sud se fait donc dans le respect de la pluralité sociale du pays. De même, l'incitation à la diversité qui accompagne la logique sectorielle se développe de façon concomitante à la politique de création d'une citoyenneté sud-africaine plus globale. Aussi, plus qu'elle ne « transforme une communauté en société réglée par des lois » [Touraine, 1994, p. 100], la démocratisation crée une société politique qui se juxtapose aux communautés déjà existantes, et élargit ainsi la palette identitaire.

Ces transformations à l'oeuvre vers un système de représentation plural entraînent une restructuration des forces politiques autour des enjeux spécifiques constitués au sein de chaque secteur. Les partis politiques doivent ainsi élargir et affiner l'éventail de leurs compétences sociales afin de mobiliser un maximum de soutiens dans chaque secteur. Ils sont aussi contraints de se réorganiser spatialement pour répondre à la décentralisation qui les oblige à intégrer davantage les intérêts locaux différenciés. Cependant, en se repositionnant ainsi, les partis participent à leur tour à la définition des enjeux sectoriels. La création des provinces a, par exemple, accéléré la régionalisation de l'organisation de l'ANC. Mais la montée en puissance au sein du mouvement des Premiers ministres de province contribue en retour à renforcer l'autonomisation d'un champ politique provincial.

La pluralité des acteurs dans chaque secteur, couplée à l'interdépendance entre les secteurs, conduit à une multiplication des clivages sociaux, « formes objectivées et atténuées

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de conflits » [Lagroye, 1993, p. 254]. Or, cette possibilité d'obtenir des recoupements de clivages (intertwinned cleavages) constitue une caractéristique fondamentale d'un système démocratique. La complexification de la société sud-africaine permet ainsi une diffusion horizontale des conflits, en banalisant notamment les clivages primordiaux à caractère « racial », ethnique ou culturel. Parallèlement, le processus de décentralisation favorise quant à lui une diffusion verticale des conflits sociaux. La sectorisation de la société sudafricaine, en développant des espaces contrôlés de conflits, agit ainsi comme une soupape de sécurité destinée à éviter une globalisation des conflits. Tout se passe comme si la sectorisation contribuait à institutionnaliser un partage du pouvoir diffus au sein de la société. Partage du pouvoir certes beaucoup moins symbolique que celui qui prévalait au sein du gouvernement d'unité nationale, mais extrêmement efficace quant à l'élaboration des politiques publiques.

Autrefois chantre d'une classification figée et réifiée qui l'a condamnée à l'échec, l'Afrique du Sud privilégie maintenant les dynamiques aux catégorisations réductrices. Les constitutionnalistes sud-africains n'ont ainsi pas choisi un modèle démocratique a priori. Dans une attitude pragmatique, ils ont d'abord pris en compte la diversité des intérêts sociaux et des multiples enjeux qui en découlent. Canalisant l'expression de ces conflits, les procédures de négociation et de coopération mises en oeuvre ont progressivement abouti à la production d'un modèle démocratique original, car ancré dans la réalité sociale sudafricaine. Cependant, le défi ultime de la consolidation d'une démocratie naissante réside dans le développement d'une culture démocratique indispensable au fonctionnement effectif des institutions [Diamond, 1994, p. 48].

La redéfinition des rôles politiques imposée par la logique de négociation avait conduit à transformer les ennemis d'hier en simples concurrents politiques. Cette évolution vers une reconnaissance de l'autre est une condition primordiale de la démocratie [Touraine, 1994, p. 12]. Elle implique aussi une reconnaissance de soi en tant qu'égal de l'autre. Sur ce point, il semble que l'opposition à l'apartheid ait provoqué une sorte de « libération psychologique ». En adoptant une attitude de résistance, les Noirs ont ainsi fait du système d'apartheid la seule cause de leur situation de dominés. Parallèlement, le mouvement de la conscience noire, bien marginalisé politiquement, jouait un rôle primordial dans la progressive éradication d'une mentalité de colonisé parmi la population noire [Adam et Moodley, 1993, p. 104 sq., 221], condition indispensable à de réelles négociations. Dès lors, à travers le jeu des interactions politiques, une étiquette légitime de l'action politique s'instaure et se précise. Une culture commune de résolution des conflits se développe ainsi parmi les négociateurs qui se ressemblent de plus en plus dans leurs manières technocratiques et leur attitude de coopération pragmatique, mais aussi au niveau de leur mode de vie et de leurs valeurs [Adam et Moodley, 1993, p. 215]. Progressivement, à travers l'acceptation

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HÉRODOTE

du conflit, de la nécessité des concessions et de possibilité de la défaite, la culture démocratique est intériorisée par les acteurs politiques et sociaux. Elle se diffuse dans le même temps au sein de la société à travers la généralisation de débats publics et, plus généralement, à travers l'exemplarité du fonctionnement de la scène politique qui tend à banaliser les situations conflictuelles.

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201 p.


La nouvelle fonction publique

D. J. Brynard et S. X. Hanekom*

La plupart des pays d'Europe et d'Amérique du Nord connaissent un processus de transformation radicale du secteur public. Les structures traditionnelles sont en général abandonnées au profit de solutions orientées par la loi du marché. La fonction publique de l'Afrique du Sud est entrée, elle aussi, dans une période de transition. Celle-ci est cependant très spécifique. Elle est en effet moins motivée par l'idéologie de marché que par la recherche d'une réglementation constitutionnelle démocratique.

La promulgation d'une Constitution démocratique (Constitution de la République de l'Afrique du Sud, loi 200 de 1993) précédait inévitablement le processus de transformation de l'ancienne fonction publique. Celui-ci est moins spectaculaire et moins médiatique que le processus politique qui l'a précédé, mais il n'en est pas moins important pour le succès de la nouvelle donne constitutionnelle. Dans une large mesure, le succès de. la transition politique dépendra de l'efficacité et de l'efficience des structures administratives ainsi que de l'engagement de la fonction publique.

Au cours des deux dernières années, la nature, la fonction et le rôle de la fonction publique dans la société sud-africaine ont changé radicalement. Alors que, dans le passé, la fonction publique était plus sensible aux besoins de groupes spécifiques, elle doit désormais se consacrer à servir équitablement tout le peuple sud-africain. De grands progrès ont été faits, même s'il reste beaucoup à faire. L'avènement de la démocratie en Afrique du Sud a fourni à la fonction publique de nouvelles opportunités et a fait naître dans le même temps de nouveaux défis. La transformation de la fonction publique est une tâche difficile qui doit être appréhendée avec calme et pragmatisme. Pour donner une idée de la complexité du processus

* Département d'administration publique, Université d'Afrique du Sud, Pretoria, RSA.

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LA NOUVELLE FONCTION PUBLIQUE

de transformation il suffit de noter qu'il s'agit de réformer des systèmes qui se sont développés pendant trois cents ans sous différentes autorités et gouvernements coloniaux. Pour bien apprécier les défis auxquels la transformation est confrontée, on doit comprendre l'état passé et présent de la société sud-africaine. Le propos de cet article est de rendre compte de la complexité du processus de transformation compte tenu du passé récent du secteur public.

La situation avant les élections de 1994

La Constitution de la République d'Afrique du Sud de 1961 fut remplacée par la Constitution d'Afrique du Sud de 1983 (loi 110 de 1983), promulguée en septembre 1984. Cette dernière créait trois chambres au Parlement représentant les Blancs (Assemblée, 178 membres), les Métis (Chambre des représentants, 85 membres) et les Indiens (Chambre des délégués, 45 membres), et investissait le Parlement et le président du pouvoir législatif. Dans chaque chambre un Conseil des ministres s'occupait des affaires propres de chaque groupe de population. Chaque Conseil de ministres possédait son président désigné par le président de la République [de Villiers, 1993, p. 94-95]*.

Un cabinet fut également constitué. Il était composé du président de la République, des ministres chargés de la gestion des administrations traitant des affaires générales, de tout autre ministre attaché à d'autres fonctions que l'administration d'un département d'État et désigné par le président comme membre du cabinet, et de tout membre du Conseil des ministres désigné par le président. Des comités paritaires furent mis en place afin de favoriser le consensus entre les Chambres. Par ailleurs, un Conseil du président comptant 60 membres vit le jour afin de conseiller le président sur les sujets d'intérêt public et d'arbitrer les dissensions entre les Chambres qui lui seraient soumises [de Villiers, 1993, p. 96).

De plus, jusqu'à la promulgation de la Constitution de 1993, la République d'Afrique du Sud était en fait divisée en 11 « pays séparés, ayant chacun sa propre constitution, sa propre législation et son propre système administratif ». La fonction publique de ces « pays séparés » de la République d'Afrique du Sud d'alors consistait en 38 départements et administrations et comptait environ 750 000 fonctionnaires. La fonction publique des prétendus États noirs indépendants (Transkei, Bophuthatswana, Venda et Ciskei) comportait pour sa part 76 départements et environ 270 000 fonctionnaires. Le nombre total des départements d'État s'élevait à 176 et celui des fonctionnaires à 1 230 000 [Rapport 1994, p. 9].

Il semble que les institutions publiques de la République d'Afrique du Sud aient été étaLes

étaLes entre crochets renvoient à la bibliographie en fin d'article.

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HERODOTE

blies sur une base volontariste plutôt qu'en tenant compte d'un processus, et en raison de la composition de la population sud-africaine.

Une étude récente de la répartition sexuelle et raciale du personnel des départements des services publics indique que l'échelon dirigeant est composé approximativement de 85 % d'hommes blancs, 10 % d'hommes noirs, 1,5 % d'hommes indiens, 2 % de femmes blanches, 0,6 % de femmes noires et 0 % de femmes métisses.

L'échelon des cadres moyens, tous sexes confondus, est composé pour 48 % de Blancs, 41 % de Métis, 7 % de Noirs et 5 % d'Indiens.

Enfin, aux niveaux inférieurs, les Noirs représentent 50 % du total, les Blancs 36 %, les Métis 10 % et les Indiens 4 % [Vil-Nkomo, 1995, p. 134].

L'établissement d'un gouvernement d'unité nationale par la Constitution de la République d'Afrique du Sud, 1993 (loi 200 de 1993) imposait un défi majeur : la création d'une fonction publique représentative (sous-clause 212[2]).

La création d'une telle fonction publique suppose l'application et le suivi effectif de procédures de rattrapage comme l'affirmative action, la promotion rétroactive ainsi que d'une politique guidée par l'idée « [...] de corriger le passé afin de développer et de promouvoir le savoir-faire et les connaissances de ceux qui ont été délibérément et systématiquement marginalisés et de promouvoir le multiculturalisme dans une Afrique du Sud démocratique » [Vil-Nkomo, 1955, p. 132].

En 1994, la Commission de la fonction publique se donna pour tâche de créer une fonction publique en accord avec les orientations de la Constitution intérimaire, c'est-à-dire notamment :

— être représentative, non partisane, constituée selon le système de la carrière et fonctionnant selon des principes justes et équitables ;

— être ajustée en termes quantitatifs avec ce qui serait requis par l'exercice des programmes gouvernementaux et exécutant loyalement les directives du gouvernement en place dans l'accomplissement de ses fonctions administratives ;

— être adaptée aux capacités budgétaires de l'État ;

— répondre aux besoins du pays ;

— réconcilier les intérêts de l'État et de ses employés au service du plus large intérêt public, en servant chacun d'une manière impartiale et équitable ;

— assurer la formation et le suivi des fonctionnaires [Rapport 1994, p. 5-7]. Ainsi, et cela dès 1993, les principales orientations ont visé à :

— regrouper les fonctions publiques des onze « pays séparés » en une seule fonction publique gouvernée par des lois et des prescriptions uniques ;

— réévaluer la répartition des pouvoirs exécutifs entre les niveaux nationaux et provinciaux du gouvernement, et redéployer les ressources (humaines, financières et autres).

Elles ont été en partie mises en oeuvre par la loi sur la fonction publique de 1994 qui a

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établi de nouveaux départements nationaux (19) et de nouvelles administrations provinciales en leur transférant, dès le 1er juillet 1994, la plupart des fonctions des institutions antérieures [ibid., p. 10].

Quant au redéploiement des ressources financières, les salaires et primes inférieurs aux normes ont été mis à niveau depuis le mois de juillet 1994, tandis que les primes supérieures aux normes ont été rabaissées depuis le 31 mars 1995. Tous les autres avantages de service ont été régularisés depuis juin 1994 [ibid., p. 11].

Afin de satisfaire la demande de mesures de rattrapage exprimée par les groupes défavorisés, la liste des postes vacants dans la fonction publique a été publiée par circulaire sur l'ensemble du pays [ibid., p. 14-15].

Dans l'ensemble, des mesures ont été prises pour promouvoir une fonction publique représentative de la population sud-africaine, un projet de code du personnel de la fonction publique a été publié en 1994 pour être discuté publiquement [ibid., p. 16], et le président a promulgué une charte rationalisée des relations de travail de la fonction publique en 1994 [ibid., p. 17].

Enfin, l'ancien Institut de formation de la fonction publique a été restructuré afin de pouvoir s'aligner sur les objectifs du programme de restructuration et de développement [ibid., p. 16].

Mais si, à première vue, le passage d'un gouvernement fondé sur la ségrégation raciale à un gouvernement non racial d'unité nationale, et la restructuration de la fonction publique dans son ensemble semblent avoir été effectués aisément, des problèmes sont survenus, inhérents au statut qu'occupait autrefois la fonction publique. La transformation a dû s'effectuer tant sur la forme que sur le fond.

Dans les cercles d'affaires s'est exprimée une véritable inquiétude quant à l'influence négative de la détérioration lente de la fonction publique. Il en fut de même concernant la situation chaotique des services de la perception des impôts de l'ancienne administration, et les faibles mesures de contrôle du département des douanes et de la régie, ainsi qu'à propos de la qualité des services postaux '.

Le président du plus grand syndicat de travailleurs de la fonction publique (Public Servants Association) a même comparé la fonction publique à un chaos pouvant démolir l'administration et la richesse du pays, rejetant le blâme sur les ministres qui gèrent imparfaitement leur personnel au sein de leurs départements 2.

Enfin, quand les médias firent savoir que le médiateur, dans son rapport annuel sur la fonction publique, annonçait que celle-ci était sur le point de s'effondrer, suite à un processus à' affirmative action trop hâtif, le ministre de la Fonction publique et de l'Admil.Sake

l'Admil.Sake 18 septembre 1995, p. 1, colonnes 2-6. 2. Beeld, 12 septembre 1995, p. 4, colonnes 1-2.

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HERODOTE

nistration, le Dr Z. Skweyiya, déclara que les remarques du médiateur n'étaient pas dans l'intérêt du pays, et que celui-ci devrait choisir entre être fonctionnaire ou politicien 3.

Mais, en retour, le Select Committee on Public Accounts reprocha au ministre d'avoir réagi sur des rapports médiatiques et non pas sur des informations factuelles 4.

Dans les faits, on s'est en effet aperçu que près de 30 % des postes de décision du département des Finances étaient vacants (et ce nombre tendrait à augmenter) car le programme d'affirmative action rend quasi impossible le recrutement de personnel compétent 5.

Par ailleurs, depuis janvier 1995, plus d'un tiers des instructeurs des forces de défense ont démissionné à cause du processus d'intégration dans l'armée sud-africaine, et parce que certains des instructeurs recevaient un salaire inférieur à celui des soldats qu'ils devaient entraîner 6.

Dans l'ensemble, le nombre de fonctionnaires augmente. A la fin du mois de décembre 1994, sans compter les anciens États TBVC, il y avait 1 273 188 employés dans la fonction publique dont 65,6 % noirs, 22,5 % blancs, 9,9 % métis et 2 % indiens 7.

Or, un Livre blanc sur l'affirmative action de la fonction publique propose que dans les quatre ou cinq ans à venir, 50 % des postes supérieurs de la fonction publique devront être tenus par des Noirs, que 30 % des nouveaux postes de cadres et de cadres moyens devront être tenus par des femmes, et que, dans un délai de dix ans, 2 % des postes devront être occupés par des personnes handicapées 8.

De plus, il semblerait aussi que les départements de la fonction publique soient incapables de gérer le système du zéro based budgeting, et qu'il sera donc demandé au secteur privé, et surtout à la profession d'audit, d'aider les départements à élaborer leurs budgets 9.

Les obstacles cités plus haut sont autant de défis impressionnants pour la rationalisation, la représentation, la transparence, la stabilité et le succès de la transformation.

La nouvelle fonction publique

L'atmosphère euphorique qui a suivi les élections d'avril 1994 et la prise de fonction, en mai 1994, du premier président élu démocratiquement en Afrique du Sud, plaçaient ce pays aux portes d'un ordre démocratique sans précédent dans son histoire. Mais la combi3.

combi3. 26 août 1995, p. 1, colonnes 1-5.

4. Ibid., 29 août 1995, p. 2, colonnes 2-4.

5. Ibid., 25 août 1995, p. 4, colonnes 1-2 ; Sake Beeld, 24 août 1995, p. 1, colonnes 1-2.

6. Beeld, 23 août 1995, p. 15, colonnes 1-4.

7. Sake Beeld, 25 juillet 1995, p. 5, colonnes 2-6. 8. Beeld, 25 novembre 1995, p. 1, colonnes 5-8. 9. Sake Beeld, 23 août 1995, p. 53, colonne 1.

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naison d'un nouvel ordre constitutionnel avec une stratégie de restructuration et de développement posait un défi majeur à la restructuration de la fonction publique, que la présence de facteurs comme les disparités raciales, le chômage très élevé, le recul de la sécurité, les attentes croissantes de la population et la fragilité politique n'ont fait que compliquer [Woolridge et Cranko 1995, p. 2]. Par-dessus tout cela, l'enjeu essentiel concerne la transformation d'un système de fonction publique autoritaire et clos en système ouvert, transparent et plus démocratique, qui ne serait pas fondé sur des procédures de décision élitistes et exclusives, mais sur des procédures ouvertes, favorisant la responsabilité et la participation [Cloete, 1993, p. 6].

L'importance du processus de transformation est telle que toutes les administrations à tous les niveaux de gouvernement sont affectées d'une manière ou d'une autre [Dekker, 1995, p. 99].

La Constitution intérimaire fournit la charpente pour la création d'une nouvelle fonction publique, initiant de ce fait le processus de rationalisation le plus complet de l'histoire de la fonction publique sud-africaine [Clause, p. 237]. Elle requiert, en effet, une fonction publique unique (une administration nationale et neuf administrations provinciales), alors que les 1,2 million de fonctionnaires oeuvraient, dans le régime précédent, selon des règles législatives, des conditions de service et des philosophies administratives différentes, ce morcellement de l'ancienne fonction publique résultant de ses bases raciales.

L'apartheid a laissé une fonction publique déséquilibrée quant à la représentation des différents groupes de population, de sorte qu'elle était perçue comme illégitime aux yeux de la majorité noire. En tentant d'être juste envers chacun, il s'agissait alors tout à la fois d'assurer que les emplois des fonctionnaires en service soient sauvegardés et que les déséquilibres du passé soient effacés.

La clause 212(2)(b) de la Constitution intérimaire exige de « [...] promouvoir une administration efficace de la fonction publique largement représentative de la communauté sudafricaine ». La clause 212(4) réglemente l'attribution des postes et des promotions. Elle requiert un respect de l'équité : les caractéristiques comme les qualifications, les niveaux de formation, les mérites, l'efficacité et l'aptitude de l'individu devront être pris en compte. Cette dernière requête ne s'applique cependant qu'à condition qu'elle ne porte pas préjudice aux mesures prises pour assurer une bonne représentation de la population sud-africaine dans la fonction publique [clause 212(2)(b)]. Le caractère démocratique de la fonction publique dans la société qu'elle sert est souligné par les termes de la clause 212(3) qui exigent que la fonction publique soit accessible à tous ceux qui répondent aux exigences requises.

Une fonction publique représentative de tous les peuples d'Afrique du Sud paraissait à certains comme devant être plus efficace puisque puisant dans les talents de toutes les races et de tous les sexes. En plus d'être plus légitime d'un point de vue constitutionnel, on estimait qu'une fonction publique largement représentative serait d'autant plus efficace qu'elle

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HERODOTE

serait plus près des besoins de la société et plus sensible au peuple [Skweyiya et Vil-Nkomo, 1995, p. 221]. Le défi de rendre la fonction publique plus représentative du peuple qu'elle sert concerne, en dehors d'un programme d'affirmative action, d'autres éléments cruciaux, comme de rendre les institutions responsables des progrès dans ce secteur, d'équilibrer les objectifs de la représentation et du professionnalisme et de mettre en place des politiques justes et équitables pour le maintien du personnel, en plus de celles existant déjà pour le recrutement. Il semble inévitable que cette politique de recrutement soit discriminatoire, ce qui pourrait avoir un effet négatif sur l'efficacité, l'équité et les critères d'accès. La transformation en ce sens est une question fondamentale et délicate. Elle a créé un problème en matière de ressource humaine, une partie importante des cadres expérimentés ayant quitté la fonction publique. Suite à la politique d'amélioration de la représentation, certains départements ont poussé nombre de leurs cadres dirigeants à prendre une retraite anticipée. Privés d'une partie de leur expérience, ces départements sont maintenant confrontés à des problèmes d'inefficacité et de fourniture de prestations. Il serait certainement préjudiciable de ne pas profiter de tout le potentiel d'expérience et de savoir-faire des fonctionnaires de l'administration publique, surtout parmi les cadres dirigeants.

La nouvelle structure devra être équipée en personnel afin d'assurer une fonction publique efficace et stable, et aller de pair avec un nouveau système de grades et de rémunérations, en espérant que ce nouveau système rehaussera la réputation et la capacité de la fonction publique à attirer et à retenir du personnel de qualité. Traditionnellement, la fonction publique ne s'est trouvée qu'exceptionnellement en mesure de faire concurrence au secteur privé pour retenir un personnel qualifié. La formation devrait également permettre d'inculquer une éthique professionnelle aux fonctionnaires, afin de restaurer la confiance envers la fonction publique, et d'en renforcer l'efficacité. La nouvelle charte de la fonction publique (proclamation du président du 3 juin 1994) et le code de conduite doivent répondre à ces défis [Skweyiya et Vil-Nkomo, 1995, p. 221 et 222].

De plus, l'ancienne fonction publique était alourdie par l'excès de réglementation. Il s'agissait donc de passer d'une fonction publique régentée par les règlements, à une fonction publique définie par les besoins des administrés. Il est prioritaire de former et d'encourager les fonctionnaires à être plus conscients des besoins communautaires. Une profonde et minutieuse évaluation des besoins de la population pour une activité ou un service spécifique doit donc être réalisée préalablement.

Par ailleurs, l'ancien système d'apartheid ne reflétant pas les aspirations de tous les SudAfricains et les institutions gouvernementales ayant été créées et divisées sur des bases raciales, la fonction publique se caractérisait par un manque de responsabilité et d'ouverture envers le peuple [Ngutshane, 1994, p. 16]. La définition d'une politique de représentativité dans la Constitution intérimaire nécessite donc un suivi en termes de responsabilité et d'éthique. Cela signifie qu'en exerçant leurs fonctions les fonctionnaires doivent suivre certaines

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normes d'éthique et doivent être tenus pour responsables de leurs actions. Il est cependant difficile de garantir une responsabilité administrative dans les communautés comprenant peu les enjeux de la participation à la démocratie et qui ne discutent pas les activités des fonctionnaires [Ngutshane, 1994, p. 16]. L'éducation de la communauté sur les avantages d'un système ouvert, dans lequel la fonction publique serait en phase avec l'environnement et fonctionnerait en harmonie avec les valeurs et concepts particuliers et généraux de la communauté, est une nécessité.

La transparence dans la fonction publique est importante pour, d'un côté, informer le peuple de ses tâches, et, de l'autre, pour que celui-ci puisse y accéder et y participer d'une manière optimale. On trouve une illustration de ce dernier aspect du processus de transparence dans le fait que des citoyens ordinaires sont à présent invités, via différents médias et forums, à commenter des thèses tels les livres blancs du gouvernement. Le Parlement lui-même a ouvert ses portes et soumis ses activités au regard du public — au point que les débats parlementaires sont maintenant télévisés. L'Assemblée constitutionnelle a également fait un grand pas en impliquant le citoyen ordinaire au développement d'une Constitution finale et en lui demandant de commenter le projet préliminaire de la Constitution en novembre 1995. Le bénéfice le plus significatif de cette participation publique est que c'est une nouvelle Constitution infiniment enrichie qui fut promulguée par le Parlement le 8 mai 1996. Cet engagement à la transparence et à l'ouverture a été pris dans le but d'avancer encore plus loin sur les chemins de la responsabilité et de la clarté avec comme objectif d'offrir au public un droit de regard sur les dossiers gouvernementaux, le fonctionnement des institutions gouvernementales, ainsi que sur toute information concernant le gouvernement [Ramaphosa, 1996, p. 20]. Cela implique la mise à la disposition du public d'une information accessible, précise et ponctuelle afin de permettre un gouvernement ouvert, l'accès public aux informations officielles, et la minimisation des secrets d'État.

Avec onze fonctions publiques en activité avant les élections de 1993, et le devoir imposé au nouveau gouvernement par la Constitution de rationaliser ces fonctions publiques, il était inévitable que les fonctionnaires ressentent doute et anxiété sur ce que pourrait produire le processus de transformation. Il est également entendu que la transformation est un processus complexe devant aller de pair avec l'exigence que les services ne soient pas interrompus et que les activités quotidiennes des départements soient maintenues à un niveau satisfaisant.

C'est dans cet objectif que les clauses 236(1) et (3) spécifient que les services se poursuivront jusqu'à la mise en place des changements, c'est-à-dire le plus rapidement possible afin de préserver l'ordre et la stabilité, tout en maintenant un coût aussi bas que possible [Skweyiya et Vil-Nkomo, 1995, p. 219].

La clause 236(2) garantit aux fonctionnaires qu'ils conserveront leur emploi et la Constitution intérimaire contient également plusieurs clauses sur les droits des fonctionnaires indi37

indi37


HERODOTE

quant que ces droits ne peuvent être altérés par le cours du processus de rationalisation. Ces clauses étaient nécessaires au maintien du moral des fonctionnaires de façon à ne pas affaiblir le rôle stabilisant tenu par la fonction publique dans l'administration quotidienne du pays. Qui plus est, la clause 212(2)(a) prévoit l'orientation des carrières dans la fonction publique. Cette clause renforce la stabilité d'une fonction publique composée de fonctionnaires qualifiés et d'expérience. Elle encourage également les gens à devenir fonctionnaires puisqu'elle offre une carrière à long terme.

La gestion des ressources humaines est importante pour le succès de la transformation et doit être perçue comme un facteur clé de la capacité du gouvernement à faire face aux défis d'un environnement de plus en plus compétitif. Une approche stratégique dans la gestion des ressources humaines est nécessaire, les hommes étant la ressource la plus importante dans la fonction publique, et au coeur du changement. Gagnez le coeur et l'esprit des gens et vous gagnerez la bataille de la transformation. Ce serait une erreur de jugement que de tenter la transformation de la fonction publique en se focalisant uniquement sur les structures et en négligeant la culture organisationnelle dans le processus. Il est bien difficile d'envisager une réussite, même avec la mise en place d'un processus parfait de. transformation, si les employés n'ont ni la volonté ni la capacité d'y participer. L'importance de l'élément humain a été reconnue en Afrique du Sud par l'adoption d'une nouvelle approche dynamique du développement des ressources humaines.

Un partenariat entre la fonction publique et le secteur privé est envisagé ainsi qu'avec les communautés qui devraient être impliquées dans la prestation de services comme partenaires. Un partenariat entre l'Institut sud-africain du management et du développement, et autres institutions tertiaires de l'éducation, telles que les universités et les centres d'enseignement technique, sont en voie de constitution pour assurer la formation des fonctionnaires. L'atteinte d'un niveau acceptable d'efficacité et de productivité prendra probablement plus de temps que le processus de rationalisation lui-même, cela en raison du désordre inhérent à l'ampleur et à la complexité du processus de transformation en cours [Kluever, 1995, p. 4].

Le plus grand défi de la transformation de la fonction publique réside dans la capacité de la fonction publique à répondre aux demandes de la Constitution intérimaire. Il est cependant certain qu'après son entrée en vigueur la Constitution « définitive » influencera encore plus profondément la transformation de la fonction publique. On peut seulement espérer que lorsque l'Afrique du Sud sera devenue une démocratie majoritaire classique après les élections de 1999, elle cherchera à éviter les pièges où sont tombés les pays frères d'Afrique, en ne tombant pas dans le syndrome continental d'une fonction publique surchargée.

Le fait que l'Afrique du Sud ne dispose pas d'un modèle type dans cette période difficile de transformation de la fonction publique laisse penser que le résultat sera peut-être un produit spécifiquement sud-africain. Un nouveau mélange unique de gouvernement et

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d'administration publique est en train d'émerger, portant à la fois les caractéristiques du système existant et des approches neuves introduites par les nouveaux arrivants au gouvernement. Considéré dans son intégralité et sa complexité, il n'y a dans l'histoire de l'Afrique du Sud pas de précédent à un tel processus global de transformation.

Les défis de reconstruction, de développement et de rationalisation de la fonction publique impliquent la nécessité d'une approche globale et d'un plan cohérent afin de transformer efficacement la fonction publique. Pour cela, les politiques de transformation exigent une réorientation fondamentale de la fonction publique. Elle devra cesser d'être un service classique afin de devenir un service de reconstruction, orienté vers le développement.

Un grand pas a été fait avec la transformation de la fonction publique. Il semble que les phases de transition les plus critiques, c'est-à-dire la restructuration, la réorganisation et la rationalisation, ont été menées à bien, et que les fondations solides d'un affinage futur ont été posées. Il y a eu bon nombre de critiques, mais en général le gros du travail a été mené à bien, et la stabilité, que seule une administration publique efficace peut apporter, a été obtenue.

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7. Beeld, 12 septembre 1995.

8. Sake Beeld, 18 septembre 1995.

9. Beeld, 25 novembre 1995.


Les villes d'Afrique du Sud :

gestion de l'héritage

et recomposition de l'espace

Philippe Gervais-Lambony*

A l'échelle nationale, l'Afrique du Sud est, pour le continent africain, un pays très urbanisé : près de 70 % de la population peut être considérée comme urbaine. Ce fait à lui seul suffit à dire l'échec des politiques urbaines d'apartheid dont l'un des objectifs fondamentaux était de limiter la croissance des populations noires en ville (puis de la détourner vers les centres urbains créés dans les anciens bantoustans). A l'échelle régionale, les villes sont variées par leurs tailles et fonctions. L'Afrique du Sud possède la plus grande région urbaine d'Afrique subsaharienne : le PWV (Pretoria-Witwatersrand-Vereeniging), dans la nouvelle province du Gauteng, s'étend de Pretoria à Vereeninging et de Springs à Krugersdorp, d'est en ouest sur 80 kilomètres, du nord au sud sur près de 100, environ 9 millions de personnes y vivent. Les autres grandes métropoles, Durban et Le Cap approchent sans doute les trois millions d'habitants. Ces chiffres doivent être considérés comme des ordres de grandeur car la plus grande incertitude règne quant à la population des quartiers noirs. A l'autre extrême de la hiérarchie urbaine, un réseau important de moyennes et petites villes sont réparties sur le territoire, villes marchés agricoles, villes minières, capitales ou centres urbains d'anciens bantoustans...

Dans tous les cas, les villes sud-africaines sont confrontées à un problème commun : gérer l'héritage de plusieurs décennies de ségrégation raciale et de luttes politiques violentes. Pour être bref, et donc réducteur, les autorités de la nouvelle Afrique du Sud font face dans le domaine urbain à un double défi et un double devoir : sur le plan qualitatif, il s'agit de rétablir la justice et l'égalité entre les habitants des villes ; sur le plan quantitatif, il faut répondre aux attentes de la population en matière de logement et d'équipement tout

* Institut français d'Afrique du Sud, Johannesburg.

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HERODOTE

en maintenant ou rétablissant la viabilité économique des centres. Le présent article n'a que l'ambition de présenter un bilan transitoire de la situation dans les villes sud-africaines et des questions qui y sont posées pour l'avenir. Après un rappel de ce qu'est l'héritage à gérer et un bref état des lieux, on analysera les politiques menées nationalement et localement. La question que l'on veut poser dans le cadre de la réflexion d'ensemble de ce volume est celle de la recomposition des espaces : est-elle entreprise ? Comment ? Pourquoi ou pourquoi pas ?

Quel héritage urbain ?

Les structures des villes sud-africaines sont des héritages de l'apartheid, même si les changements ont été nombreux et complexes depuis le début des années quatre-vingt.

Qu'était la ville d'apartheid ? Elle a été décrite à maintes reprises [Lemon, 1991 ; Christopher, 1994 ; Smith, 1992]* et il n'est pas nécessaire ici de faire plus que d'en rappeler les fondements structurels.

Il s'agissait d'une ville fondée sur le principe de la séparation aussi systématique que possible des groupes raciaux et des activités.

Blancs, Noirs, Indiens, Métis, chaque grand groupe avait ses espaces réservés. Au-delà, des efforts avaient été faits pour séparer les différents groupes ethno-linguistiques ou présumés tels : dans le vaste township de Soweto les différents groupes africains se voyaient attribuer des espaces différents. Dans les quartiers européens mêmes, les différents groupes ethniques ne se répartissaient pas de façon uniforme : Anglophones, Afrikaners, Méditerranéens avaient leurs quartiers et se mélangaient peu.

Les activités étaient, elles aussi, séparées : les bureaux dans les centres-villes, les industries dans des zones strictement délimitées, les commerces dans des centres commerciaux prévus à cet effet et dans les centres-villes. Cette séparation des activités était le corollaire logique de la séparation des races : les zones d'activités étant les points de rencontre obligés entre les différents groupes, les mêler à des zones résidentielles aurait provoqué des contacts interethniques jugés insupportables.

La séparation des races n'est cependant que l'aspect extérieur d'une politique urbaine plus pernicieuse. En effet, la structure de la ville d'apartheid, calquée en ce qui concerne l'habitat des Noirs sur le modèle de la cité minière pour travailleurs migrants (modèle né à Kimberley dans les années 1880) était un outil pour, premièrement, interdire aux nonBlancs le statut de citadin à part entière et, deuxièment, faire en sorte que le financement des quartiers réservés aux non-Blancs ne repose pas sur les citadins d'origine européenne

* Les références entre crochets renvoient à la bibliographie en fin d'article.

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et leurs municipalités. Ces deux aspects, juridiques et économiques, furent finalement déterminants dans la mise en place de la ville dite d'apartheid, non seulement depuis l'arrivée au pouvoir du Parti national en 1948 et la mise en place de l'apartheid, mais dès la fin du XIXe siècle.

Cette conception de la ville, qui s'est traduite par des politiques urbaines de plus en plus draconniennes jusqu'à la fin des années soixante-dix (avec des changements importants, certes, mais fondamentalement de façon continue) a eu des conséquences qui peuvent être schématisées comme suit.

• Du point de vue spatial, l'éclatement structurel des villes est la conséquence première : les townships, quartiers réservés aux non-Blancs, sont séparés du reste de la ville, ils sont généralement proches des zones industrielles et entourés de vastes zones tampons non bâties. Ces buffer-zones permettaient de séparer les espaces réservés à des groupes raciaux différents, mais aussi, éventuellement, de contrôler militairement l'espace urbain ; elles étaient souvent maquillées en infrastructures sportives ou correspondaient à des ruptures naturelles (rivières par exemple) du tissu urbain. Le réaménagement de ces espaces vides est aujourd'hui possible quand ils n'ont pas été envahis par des camps de squatters. Les centres-villes sont localisés sur de petits espaces et très densément bâtis. Les banlieues européennes s'étendent sur de très vastes étendues sous la forme, le plus souvent, d'un habitat de type villa au centre de jardins, plus ou moins grands selon le niveau social des habitants ou l'âge du quartier. De ce fait, les distances à parcourir par les citadins entre leur lieu de résidence et leur heu de travail sont très longues. Certes, dans les grandes métropoles, les structures urbaines sont plus complexes, le centre-ville y est éclaté, de nombreux quartiers proches des centres sont devenus des zones dites grises, c'est-à-dire racialement mixtes (illégales mais souvent tolérées depuis le début des années quatre-vingt) ; leur paysage est souvent celui de quartiers d'immeubles bas ou bien de constructions plus élevées mais mal entretenues comme à Hillbrow à Johannesburg. Néanmoins, la structure urbaine grossièrement esquissée ici se retrouve dans l'ensemble des villes du pays.

• Du point de vue économique, l'héritage de l'apartheid est d'abord l'absence d'activités dans les quartiers non blancs. Ceux-ci sont, en outre, sous-équipés, c'est un euphémisme, car ils ont toujours été censés s'autofinancer. Le premier aspect du sous-équipement est le manque de logements. Depuis les années soixante, le gouvernement de Pretoria avait lancé la politique des bantoustans. Il s'agissait d'aboutir, on le sait, à la création d'États indépendants correspondant à des regroupements ethniques supposés. Ces États fantoches devaient être le lieu de résidence permanent des Sud-Africains noirs. Ce projet avait des conséquences directes sur les villes et le réseau urbain, car, d'une part, il supposait la création de villes dans ces territoires, d'autre part, il signifiait qu'il ne devait plus y avoir de

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nouveaux citadins noirs dans les villes blanches, dès lors il n'y avait plus de raison d'y construire de nouveaux logements destinés aux Noirs. Le contrôle des migrations vers les villes blanches était censé être rendu possible par les réglementations qui relevaient de l'influx control (le système du pass étant le plus célèbre des moyens de contrôle). Cette politique nationale explique la situation actuelle en ville : les townships sont vieux, ils datent pour la plupart des années cinquante ([Chipkin, 1990] entre autres pour le cas de Johannesburg), la production de logement a pratiquement cessé ensuite alors que les populations urbaines continuaient de croître. La seule voie pour les nouveaux citadins d'accéder à un logement était donc soit le squatting, soit la sous-location dans des logements déjà suroccupés dans les townships « formels » (« officiel »). La structure des villes s'est donc complexifiée car les systèmes de contrôle des populations n'ont jamais été assez efficaces pour bloquer les mouvements de population vers les villes. En conséquence, la plus petite ville sud-africaine comprend, outre la ville européenne, un township formel et un camp de squatters adjacent. Les autres aspects du sous-équipement des quartiers non blancs sont l'absence d'activités économiques importantes et la faiblesse des commerces et services urbains (même si, dans certains cas, ils sont bien supérieurs à ceux d'autres villes africaines). C'est l'ensemble de ces manques que les nouvelles autorités ont pris l'engagement de résorber.

• Enfin, la politique d'apartheid a donné naissance à des types urbains particuliers. En effet, sur les quelque 29 millions de citadins sud-africains beaucoup ne le sont que fonctionnellement, c'est-à-dire qu'ils travaillent en ville ou tirent leurs revenus de la ville mais ne résident pas nécessairement dans des zones dépendant de municipalités urbaines. C'est la conséquence d'une politique qui, une fois qu'il a été clair que stopper la croissance urbaine était illusoire, a visé à détourner cette croissance loin des villes blanches. En ce sens, la définition de la ville en Afrique du Sud est incertaine : une agglomération comptant près de 500 000 habitants mais n'ayant qu'une fonction résidentielle est-elle une ville ? Ou bien faut-il toujours réfléchir en termes d'aire métropolitaine qui englobe lieu de résidence et lieu d'emplois, aussi éloignés soient-ils l'un de l'autre ? Un des héritages à gérer est cette définition même de la ville dont on n'a pas d'autres exemples dans le monde.

Trois autres faits sont à rappeler en matière d'héritage urbain.

• L'héritage urbain de l'apartheid est loin d'être pur. D'une part, de nombreux changements politiques sont intervenus depuis le début des années quatre-vingt ; d'autre part, les luttes politiques menées dans les townships depuis le milieu des années soixante-dix ont contribué à transformer les modes de fonctionnement de la ville. Depuis plus de quinze ans, la lutte contre l'apartheid a pris, entre autres, la forme d'un boycott généralisé, c'està-dire non-paiement des loyers et des services, boycott et attaques des institutions repré48

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sentant l'État (police, écoles, débits de bière publics — les fameux beerhalls dont les bénéfices servaient au financement des townships — administration municipale...)- Il est coutumier de dire que l'objectif, atteint dans beaucoup de townships, a été de rendre les villes d'apartheid ingouvernables. Mais le mouvement est allé au-delà, rendant les conséquences durables. En effet, que les townships soient devenus incontrôlables pour les autorités ne signifie pas qu'ils n'ont pas été contrôlés. L'image d'anarchie donnée habituellement peut prêter à confusion. En réalité, en même temps que s'effaçait le pouvoir de l'État et des autorités locales, apparaissaient de nouveaux acteurs sous la forme d'un réseau associatif très dense. Le contrôle des quartiers africains est devenu un enjeu et a donné lieu à de nombreuses violences à caractère, entre autres, politique. Églises, gangs, partis politiques, ONG, associations d'habitants..., la liste est longue des types possibles d'associations. Les associations d'habitants appelées civics, qui se sont ensuite fédérées en un mouvement national (SANCO : South Africa National Civics Association), sont certainement la forme associative la plus originale. Le premier civic a été créé à Soweto en 1977 [Kehla Shubane, 1991].

A partir de 1983, le mouvement des civics est devenu national (ils adhérèrent la même année à l'UDF, United Démocratie Front). Dans bien des cas, la gestion de la ville au niveau local a été reprise par ces associations, évidemment très politisées. Ces civics sont toujours en place et leur rôle dans le contexte nouveau de retour d'autorités légitimes dans les townships est à son tour un enjeu. Les partis politiques ont aussi assuré un maillage de l'espace complexe et hiérarchisé allant des comités de rue aux autorités nationales. Tous ces types d'association se recoupent souvent ou bien donnent lieu à des superpositions complexes de structures. L'important ici est que ces acteurs du jeu urbain, toujours présents et actifs, affirment leur légitimité et revendiquent les fruits de leur action contre l'ancien régime. Le pouvoir de structuration sociale de ces associations est toujours efficace, notamment dans le cas de négociations avec les autorités, par exemple pour les communautés de squatters qui cherchent à obtenir une reconnaissance légale a posteriori de l'occupation du sol.

• Depuis le début des années quatre-vingt, la politique urbaine sud-africaine a changé, au moins dans sa forme, même si elle a toujours visé les mêmes objectifs d'exclusion. Il est bon de rappeler les grands changements de la dernière décennie car leurs effets se font encore sentir. C'est le soulèvement de Soweto en 1976 qui a été le déclencheur des changements politiques. Deux conséquences ont été rapidement tirées par le pouvoir blanc : l'urbanisation d'une partie des Sud-Africains noirs devait être considérée comme définitive, le contrôle des townships devait prendre de nouvelles formes pour être efficace. Dès lors, deux réformes majeures ont été mises en place : en 1982, furent créées les Black Local Authorities (BLA) ; en 1983, fut lancée une opération de mise en vente massive des loge49

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ments des townships jusque-là toujours possédés par le gouvernement. Ces deux réformes visaient à déstabiliser la résistance au régime en répondant à deux revendications : le droit à la propriété urbaine et le droit à la participation politique, donc au statut de citadin. De fait, il s'agissait de demi-mesures : les BLA étaient composées de représentants élus, mais leurs pouvoirs et budgets venaient du gouvernement, leur création ne s'accompagnait d'aucune reconnaissance politique ; de la même façon, l'accès à la propriété urbaine était limité aux zones définies par le Group Areas Act. Finalement ces réformes ont été interprétées ajuste titre [Kehla Shubane, 1991] comme l'équivalent urbain des bantoustans : il s'agissait de donner le pouvoir localement à une élite favorable au statu quo.

Tout du long de leur brève histoire, les BLA ont été boycottées violemment, les taux de participation nationaux aux élections n'ont jamais dépassé 25 %, localement bien moins. La vente des maisons dans les townships a aussi été un échec, mais moins net (à la fin des années quatre-vingt, beaucoup de townships formels étaient majoritairement composés de maisons privativement possédées). Ce sont les civics qui ont été au premier plan de l'opposition à ces réformes factices, et c'est notamment dans leur opposition aux BLA qu'elles ont forgé leur légitimité en tant qu'interlocuteur pour le gouvernement et leur statut, en quelque sorte, de pouvoirs locaux parallèles. En 1983, c'est à leur initiative que les premiers boycotts des loyers furent lancés dans le Transvaal, le mouvement étant devenu national dès 1985.

Dans la seconde moitié des années quatre-vingt, en partie pour répondre aux critiques sur les réformes factices et face au succès des divers boycotts, deux autres réformes importantes furent initiées par le gouvernement : la création des Régional Services Councils (RSC) puis l'abolition du contrôle des populations (influx control) en 1986 et l'ouverture de la plupart des centres-villes au commerce africain. Les RSC ont eu une existence trop brève pour entrer effectivement en fonctions. Il s'agissait, pour les villes, d'instances métropolitaines de gouvernement où étaient représentées à la fois les municipalités blanches et non blanches. Pour la première fois, l'existence de zones économiques et politiques urbaines communes à tous les citadins était reconnue et le dialogue était proposé. Ces RSC étaient cependant conçus comme avant tout consultatifs et on était loin de la mise en place d'une structure réellement multiraciale et démocratique de gouvernement local [Humphries, 1991]. L'abolition de l'influx control, autre réforme de cette période, eut des conséquences bien plus importantes. Mais cette mesure n'était pas assortie d'une réforme des modalités d'accès au sol urbain toujours contrôlé par le gouvernement et les municipalités blanches ; de plus, les lois contre le squatting permettaient de maintenir un contrôle de l'espace par les autorités. Néanmoins, les mouvements de population vers les villes s'accélérèrent, notamment au Cap où la règle de la préférence à l'embauche des Métis fut abolie en même temps. Par ailleurs les paysages des centres-villes furent transformés par l'afflux massif d'Africains, et les quartiers dits gris se multiplièrent.

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Ce rappel trop bref des changements intervenus durant les années quatre-vingt explique la complexité de la situation actuelle. Il ne s'agit pas, pour les nouvelles autorités, d'agir sur des villes directement héritées de l'apartheid, mais sur des situations rendues plus inextricables encore par des réformes inachevées, boycottées, mais partiellement appliquées, plus ou moins selon les villes... La mise à plat des questions de gestion et de contrôle de la ville, de structures des autorités locales, doit se faire dans un contexte de violence et de conflits entre groupes d'intérêts divers, sur des espaces qui sont finalement, du fait des va-et-vient politiques et de l'efficacité des luttes, restés sans contrôle légal pendant fort longtemps. De ce point de vue, la situation est bien différente des cas comparables en Afrique, par exemple de la situation dans les villes du Zimbabwe au début des années quatre-vingt puisque les autorités rhodésiennes n'avaient jamais à ce point perdu le contrôle des villes [Gervais-Lambony, 1994].

Que faire de la ville en Afrique du Sud ?

L'année 1994 marque le début de la nouvelle politique urbaine sud-africaine, résultat des réflexions menées à tous les niveaux durant les années précédentes. Sa mise en place ne fut possible qu'après les élections d'avril 1994.

Entre 1992 et 1994, le National Housing Forum, instance de discussion réunissant les divers acteurs urbains sud-africains, depuis les autorités nationales jusqu'aux associations de sans-abris en passant par les milieux d'affaires, a élaboré un projet de politique urbaine qui a abouti, lors d'une large réunion à Botshabelo en octobre 1994, au Housing Accord, signé par toutes les parties et fixant des objectifs clairs. Cet accord a été suivi, en décembre 1994, par la publication du livre blanc sur le logement qui précise les axes de la nouvelle politique. Dans le même temps, dans le cadre du Reconstruction Development Programme (RDP), dont les fonds sont gérés par un ministère spécifique, l'État s'engageait à fournir les fonds nécessaires au développement des infrastructures dans les quartiers pauvres. Trois axes d'action ont été définis : transformer les autorités locales, construire des logements, améliorer les services.

De nouvelles autorités locales élues

La question des autorités locales urbaines est centrale : elle conditionne en fait l'ensemble de la politique urbaine. Du point de vue politique, les autorités locales sont en cours de restructuration. Les structures qui sont en train de se mettre en place ont été définies par le Local Government National Forum (LGNF) qui a siégé en 1993-1994. Les partis politiques, les anciennes autorités locales, les associations de villes, les syndicats, et surtout la

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HERODOTE

SANCO, ont tous dit leur mot. Les civics ont été reconnus comme des interlocuteurs privilégiés dans ce processus [Robinson, 1995].

Les anciennes municipalités ont été supprimées en décembre 1994. Puis, dans toutes les villes ont été mis en place des « conseils transitoires » (transitional councils). Ces conseils étaient composés de membres nommés qui ont repris à leur compté la gestion des villes en attendant les premières élections locales libres. Celles-ci ont eu lieu le 1er novembre 1995. Leur organisation a été précédée par une redéfinition des circonscriptions et des municipalités. Ce redécoupage visait avant tout à faire en sorte qu'il n'existe plus de municipalités racialement homogènes (le cas des villes situées dans les anciens bantoustans est bien sûr spécifique puisque, contrairement aux autres, elles ne juxtaposent pas quartiers blancs et non blancs).

Les conséquences politiques d'un tel redécoupage sont claires : rattacher un township à une municipalité blanche signifie généralement que les résultats de l'élection locale seront favorables à l'ANC, du seul fait du poids démographique. Mais cette considération politique se double d'une considération économique : le redécoupage des municipalités devrait permettre une redistribution des ressources, chaque ancienne municipalité blanche aura dans l'avenir à financer une ancienne zone noire.

C'est donc pour des raisons à la fois politiques et économiques que les conflits se sont multipliés sur les délimitations des nouvelles municipalités, surtout dans les régions où les partis d'opposition (bien que participant au gouvernement d'union nationale, on peut les qualifier d'opposition) sont puissants : le Western Cape, où le Parti national est majoritaire, et le KwaZulu-Natal, base de lTnkhata Freedom Party (IFP). Dans le premier cas, les municipalités de Tiger Bay et celles du Cap se sont opposées sur le rattachement à l'une ou l'autre de l'immense quartier noir de Kayelitsha (gigantesque bidonville, parmi les plus mal équipés du pays mais légal puisque créé sur décision ministérielle au milieu des années quatre-vingt, occupé par des migrants d'origine xhosa). Aucune des deux municipalités voisines ne souhaite se voir attribuer ce fardeau économique, ni se trouver dominée par l'ANC du fait de l'intégration de Kayelitsha. Les élections n'ont donc pas pu avoir lieu, malgré l'intervention directe de Nelson Mandela. Elles n'ont pas eu lieu non plus au KwaZuluNatal où le problème de délimitation des circonscriptions est plus vaste encore et concerne toute la province car il s'est agi de conflits entre ANC et IFP en ville, mais aussi en zone rurale où se pose le problème irrésolu du rôle et des pouvoirs des chefs traditionnels dans le nouveau contexte démocratique.

Enfin, même dans un cas comme celui de Johannesburg où la commission ad hoc est parvenue à une délimitation des municipalités et des circonscriptions électorales, ce qui a permis le bon déroulement des élections, les choix ont été difficiles et conflictuels. Les quatre sous-structures métropolitaines (nom des nouvelles municipalités dans les grandes villes) finalement mises en place sont très vastes alors que le projet initial prévoyait sept

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sous-structures. Du coup, leurs formes sont démesurément allongées pour permettre le rattachement de quartiers noirs et blancs très éloignés les uns des autres. On aboutit à des ensembles plus qu'hétérogènes : le township d'Alexandra est rattaché à Sandton, immense quartier blanc, le plus opulent sans doute du pays ; Soweto est éclaté en plusieurs ensembles, deux rattachés à des banlieues blanches, l'autre au centre-ville. Les conflits provoqués par ce découpage sont au moins de quatre ordres : les habitants blancs des banlieues nord, ont accepté à contrecoeur leur rattachement aux townships et bidonvilles, la question du rattachement du centre-ville à une partie de Soweto a soulevé un débat de nature économique (fallait-il handicaper le centre en le rattachant à Soweto alors même que l'on cherche à le revitaliser économiquement ?), enfin la division de Soweto lui-même était problématique : ne fallait-il pas mieux profiter de la cohérence spatiale et historique de l'ensemble pour en faire, à terme, une véritable entité urbaine ? En dernier lieu, comme dans les autres grandes agglomérations du pays, un conflit de compétences et de pouvoir est apparu entre les Transitional Metropolitan Councils (structures de type communauté urbaine qui ont géré l'ensemble de l'agglomération entre l'abolition des anciennes municipalités et l'élection des nouvelles) et les nouvelles autorités locales élues (Metropolitan Sub Structures) : les premiers renâclent à céder leurs prérogatives aux secondes, arguant surtout de problèmes techniques.

Au-delà de questions formelles ou de questions de stratégies politiques, on comprend que l'enjeu des délimitations municipales est essentiel car ce sont les nouvelles autorités locales qui auront la tâche de gérer les fonds du RDP destinés à améliorer les services, de gérer localement la politique de construction de logements et de rétablir la confiance des citadins envers les autorités, de sorte que les loyers et taxes soient de nouveau payés, ce sans quoi toute la politique initiée ne peut réussir. En effet, cette politique est conditionnelle du rétablissement de la participation citadine. Il s'agit pour les nouvelles autorités de faire cesser les divers boycotts qui, de politiques, semblent devenus culturels. Deux actions ont été menées dans ce sens : premièrement, une vaste campagne d'information lancée en 1995 appelée « Masakhane » qui signifie « Construisons ensemble ». Il s'agit par voie de presse surtout, mais aussi d'affiches, de meetings, de tournées dans les townships, d'expliquer aux habitants des villes que la reconstruction repose sur leur participation, notamment financière. Cet appel à un « retour à la normale » se double d'une garantie, en général, de moratoires sur les arriérés qui seraient dus. Dans le même temps, une vaste campagne d'information a été organisée lors de la préparation des élections locales. Le lien a été clairement établi alors entre le vote et l'accès aux services. Des affiches ont couvert les villes proclamant : « Vous voulez de l'eau potable ? Vous voulez des rues goudronnées ? Alors inscrivez-vous sur les listes électorales. » Ce raccourci un peu paradoxal était censé garantir une participation électorale élevée indispensable pour légitimer les nouvelles autorités

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locales et établir un lien entre fiscalité, citoyenneté (et civisme) et amélioration des conditions de vie.

Au niveau national, le gouvernement a annoncé plus de 70 % d'inscrits sur les listes électorales (avec de fortes inégalités régionales). Ce chiffre est élevé : on doit se rappeler que les Black Local Authorities avaient été boycottées avec une telle efficacité que des taux de participation aux élections de l'ordre de 10 % n'étaient pas rares. Au niveau national aussi, l'ANC a réalisé un meilleur score que lors des élections nationales de 1994, il a remporté en moyenne près de 70 % des voix et a obtenu la majorité aux conseils des grandes villes (à l'exception de Pretoria « sauvée » par le Parti national). Même si les élections dans les provinces non gagnées à l'ANC, le Western Cape et le KwaZulu-Nata, sont reportées au moins jusqu'en mars, le vote de novembre a été une réussite politique et pratique, aucun incident majeur n'a eu heu, mis à part dans l'East Rand (à l'est de Johannesburg) où l'IFP a accusé l'ANC d'avoir interdit l'accès aux urnes des habitants des hostels, bastions de l'Inkhata. On doit cependant poser un problème plus fondamental, susceptible de mettre en cause certains résultats : quel est le nombre d'habitants des villes sud-africaines et notamment des townships ? Personne n'est capable de répondre à cette question. Or elle est devenue essentielle depuis que les citadins sont devenus citoyens. Combien y a-t-il d'habitants à Soweto ? Les démographes du TMC avancent des chiffres de l'ordre de 1,5 million. Une étude commandée récemment à une équipe américaine est arrivée au chiffre étonnant de 1 million. Les habitants de Soweto sont persuadés qu'il y a plus de trois millions d'habitants dans leur ville, les politiciens de l'ANC confirment ce chiffre. La question est brûlante et Soweto n'est qu'un cas parmi des centaines d'autres, et c'est aussi certainement le township le plus étudié et observé. Dans ces conditions, comment savoir ce que signifie un taux de participation acceptable aux élections locales ?

De nouvelles autorités locales pour faire quoi ?

Redéfinir et mettre en place de nouvelles autorités locales démocratiques, ayant autorité sur des zones urbaines redélimitées et recouvrant des quartiers dont la gestion et le contrôle étaient naguère ségrégués n'est pas une fin en soi : ces nouveaux pouvoirs ont une mission, changer la ville. Mais est-on sûr de savoir en quel sens ? Dans l'ensemble, l'objectif est de rétablir (ou d'établir) les citadins non blancs dans leurs droits : droit de propriété, droit à des conditions de vie décentes, c'est-à-dire aux logements et services urbains, droit de vote, droit de participation aux décisions d'aménagement. Tout doit aller à rencontre de la politique du régime précédent, ce qui, par exemple, se traduit par la reconstruction des quartiers détruits pour cause d'application du Group Areas Act dont les plus célèbres sont District Six au Cap et Cato Manor à Durban (Sophiatown à Johannesburg a cédé la place à un quartier européen, Triomf, et il n'est pas question de revenir en arrière, sinon sur la

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désignation du quartier que certains proposent d'appeler de nouveau Sophiatown...). Cette optique qui vise à prendre le contre-pied des politiques antérieures, au moins sur le plan des principes, pose un certain nombre de problèmes, par exemple, pour les choix urbanistiques actuels en matière de logement en ville. La priorité clairement affichée est la construction de logements de qualité pour l'ensemble des citadins, ce qui permettrait la disparition progressive des bidonvilles et l'accès de tous à la propriété urbaine. Tout ménage sud-africain peut désormais accéder à un financement pour construire son logement, soit sous la forme d'une subvention du gouvernement quand les revenus du ménage sont inférieurs à 3 500 rands par mois, soit sous celle d'un prêt bancaire dans le cadre d'un accord entre le gouvernement et les banques qui se sont engagées à prêter aux plus démunis. Ces financements doivent aider soit à acheter une maison, soit à acheter un terrain pour construire dans le cadre d'un projet public ou privé de logement social. L'objectif de 350 000 maisons construites chaque année pour rattraper en cinq ans le retard en matière de logement (il y plus de 7 millions de citadins sud-africains qui ne disposent pas d'un logement décent) se fait dans ce contexte d'accession à la propriété.

Il reste que, d'une part, les objectifs sont très ambitieux, d'autre part, les prêts et subventions ne sont pas suffisants pour construire. En conséquence, le logement locatif informel (soit sous la forme de constructions précaires dans les arrière-cours, soit de location de pièces dans les maisons des townships, soit de la location dans les camps de squatters) continuera à se développer et n'est pas réellement pris en compte dans les politiques urbaines. De plus en plus de voix s'élèvent pour dire qu'il faudrait considérer les moyens pour contrôler ce type de logements urbains et le rendre viable plutôt que de l'ignorer. Accepter le développement d'un secteur locatif suppose cependant de reconnaître que beaucoup d'habitants des villes continuent de se percevoir comme temporaires en ville et ne souhaitent pas devenir propriétaires, ce qui pose un problème idéologique dans un contexte de politique post-apartheid puisque le système du travail migrant était un des fondements de l'apartheid urbain. Construire des maisons pour des citadins propriétaires reste bien l'idée clé du gouvernement et de l'ANC dont ce fut une promesse à la concrétisation attendue. Dans le même temps, ce même gouvernement et les pouvoirs locaux doivent gérer ce qui existe : maintenir la viabilité économique des villes, rétablir dans les grands centres l'usage du centre-ville, faire reculer une criminalité en hausse et une violence politique toujours importante dans certaines régions.

Outre la question de savoir quoi construire, se pose celle de savoir pour qui. Si la réponse peut sembler globalement simple, elle est loin de l'être en pratique. Quel citadin doit être prioritaire, de l'habitant d'un township formel inscrit depuis longtemps sur une liste d'attente pour l'obtention d'un logement ou de l'habitant d'une baraque de bidonville illégal ? Les citadins et les associations sont plus qu'actifs dans la lutte pour l'accès au sol et au logement, les négociations pour les attributions des lots bloquent souvent le processus

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HÉRODOTE

de construction. Qu'un projet de lotissement ou de mise en place d'une trame assainie soit connu et des phénomènes d'invasion organisée des terrains apparaissent, les communautés de squatters voulant ainsi placer les autorités devant le fait accompli et obtenir des terrains légaux à la place de leurs destinataires originaux. Or, dans le contexte actuel, la décision politique d'expulsion des squatters est difficile à prendre ; dès lors, les projets sont arrêtés, malgré la disponibilité des fonds, et un long processus de négociation s'engage. Officiellement, le gouvernement a décrété, en accord avec les associations de sans-abris et les municipalités, un gel des destructions en échange d'un gel des invasions. Celles-ci se poursuivent pourtant et les autorités locales sont de plus en plus décidées à « déguerpir » les squatters (pour reprendre un terme trop connu ailleurs en Afrique).

L'exemple récent à Johannesburg du projet de Far East Bank à Alexandra illustre ce processus : ce nouveau quartier déjà loti devait permettre de décongestionner le township d'Alexandra (situé au nord de Johannesburg et l'un des plus densément construits et occupés) au profit de ses habitants. L'occupation illégale des terrains par des squatters, souvent anciens locataires de cabanes d'arrière-cours dans le township, provoque un conflit violent entre ces derniers et les habitants des logements « formels » du quartier qui ont toujours conçu le nouveau lotissement comme leur étant destiné. En attendant, tout le processus d'attribution et de construction est bloqué. Le TMC de Johannesburg tente maintenant de garder le secret sur les projets de lotissements nouveaux et, à la limite, d'attribuer les terrains avant le lancement du projet. Étant donné l'importance numérique des citadins occupant des terrains illégalement, l'attitude des autorités locales sera à l'avenir un enjeu politique majeur. Des questions assez classiques se posent alors, mais ici avec une urgence et une ampleur inaccoutumées : faut-il légaliser in situ ou déplacer les camps ? Quelles seront les conséquences de la tolérance ou de l'intolérance ?

Dans ce contexte d'urgence, on peut comprendre que la question fondamentale des visées globales de la politique urbaine soit souvent reportée à un futur plus ou moins éloigné. Pourtant, la question est d'importance : la redéfinition des pouvoirs locaux ne signifie pas recomposition de l'espace. Dans quelle mesure la politique urbaine actuelle vise-t-elle à la recomposition de l'espace urbain ? L'espace possède une force d'inertie qui fera que la structure ne changera pas vite : Soweto est une ville noire, les banlieues nord de Johannesburg sont blanches. Chacun admet que les cicatrices de l'apartheid mettront longtemps à disparaître [Antony Lemon, 1995]. Finalement, la question de la mixité raciale résidentielle n'est ni posée ni considérée comme prioritaire. La politique dans les townships est l'amélioration, pas la destruction. Ainsi, devant la lenteur de la réaction au programme Masakhane et le faible taux de paiement pour les services urbains, le discours officiel est en train de changer : au heu de dire aux citadins « Payez-nous, nous fournirons les services », il s'agit maintenant de mettre en place ces services pour prouver qu'il y a de bonnes raisons pour payer. Ainsi, en octobre 1995, le gouvernement a lancé une offensive de séduc56

séduc56


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tion en annonçant, dans le cadre du « programme de reconstruction et de développement », un budget de 750 millions de rands (soit environ un milliard de francs) pour lancer plus de 600 projets de réhabilitation dans les townships. Il s'agit de mettre en place des services, adduction d'eau, électricité, voirie, égouts, ramassage des ordures, drainage...

D'une certaine façon, il s'agit plus de rendre la ville d'apartheid viable et de donner des droits à l'ensemble de ses habitants que d'en transformer les structures essentielles. Même les communautés de squatters qui organisent des invasions de terres près des grands townships, puis négocient une reconnaissance légale, vont, à leur façon, dans le sens du maintien d'une ville ségréguée [Mabin, 1992], tout autant en tout cas que les autorités locales des années quatre-vingt qui autorisaient des installations de squatters dans des zones proclamées noires (Kayelitsha au Cap en est certainement l'exemple le plus connu). De même rélectrification de quartiers défavorisés ne transformera pas davantage les structures urbaines que l'amélioration des camps de squatters ne changera leur localisation périphérique. Surtout les distances entre lieux de travail et lieux de résidence ne changeront pas, et dès lors, la grave question des transports intra-urbains continuera de se poser. L'accession pour les non-Blancs aux espaces naguère réservés aux Blancs reste un phénomène très marginal, à quelques exceptions près. Par exemple, à Johannesburg, existe un vaste projet d'extension du township d'Alexandra, un des seuls à jouxter une ville blanche et à avoir échappé aux destructions des années cinquante-soixante. Si le projet d'extension d'Alexandra est mis en avant, c'est bien parce qu'il s'agit de développer l'habitat social près des villes blanches. Le même objectif est poursuivi dans le projet de réaménagement du quartier de District Six, près du centre du Cap, où l'on s'apprête à réinstaller des populations non blanches. Mais dans quelle mesure de tels projets ne sont-ils pas symboliques ? Et pour un projet de ce type, combien d'extensions in situ de quartiers éloignés des centres et des activités ? L'autre voie possible pour changer la structure de la ville est d'amener les activités vers les townships, mais là aussi les actions restent peu significatives.

Au total, il est clair que la ville d'apartheid, au moins la grande ville, ne fonctionnait plus, n'était plus contrôlable ni gouvernable tout en étant un échec économique car coûteuse et inefficace [Tomlinson, 1990]. Ainsi, d'une certaine façon, l'urgence pour les nouvelles autorités n'est pas tant de changer la ville que de la rendre gouvernable dans un contexte nouveau, c'est-à-dire démocratique. Il ne s'agit donc pas, dans un premier temps, de restructurer l'espace, mais de le remettre en état de fonctionner en tenant compte de la présence sur le terrain des acteurs sociaux, des futurs conflits de pouvoir citadins (civics, partis politiques, autorités locales, gangs, associations d'habitants, Églises...). Les townships resteront townships même si les règles du jeu urbain y changent fondamentalement, ouvrant la voie à des stratégies citadines nouvelles mais spécifiques aux quartiers « noirs ». Plus tard, soit on agira politiquement pour changer les structures urbaines, soit elles se modifieront d'elles-mêmes dans une logique économique classique et la ségrégation

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HERODOTE

sociale n'aura pas de mal à remplacer la ségrégation raciale. Mais cela est une autre histoire qu'il reste à écrire...

Cependant, d'ores et déjà, une question se pose, mal reçue souvent par les Sud-Africains : en quoi est-il vrai que l'apartheid a donné naissance à une forme urbaine spécifique ? Une fois le carcan législatif ségrégationniste, assurément spécifique, supprimé, les villes sudafricaines sont-elles réellement confrontées à des problèmes différents, par exemple, de ceux des grandes villes d'Amérique latine ? Ce n'est pas le lieu de rentrer dans ce débat, notons simplement, pour conclure, la grande difficulté qu'il y a à penser la ville postapartheid globalement. Les premières lignes de ce texte ont mis en avant la diversité urbaine sud-africaine, il est bon d'y insister de nouveau pour finir. Cette diversité tient à la taille, à la fonction et à la localisation des villes. Mais elle tient aussi, et cela va sans doute au-delà, à la sociologie et à l'histoire urbaine. La ville métis du Cap est difficilement comparable à la ville zoulou de Durban. Cette dernière, dont l'histoire récente a été marquée par des violences politiques encore vives, par la spécificité des structures sociales encore très influencées par un monde rural tout proche (les terres périurbaines sont ici, comme dans tant d'autres villes africaines, contrôlées par des chefs coutumiers qui en définissent l'usage) peut-elle se comparer avec une métropole telle que Johannesburg, ville minière isolée sur des terres blanches, pure création coloniale et fondée sur le système du travail migrant ? Celle-ci elle-même présente-t-elle des points communs réels avec des regroupements isolés mais fonctionnellement urbains tels que Botshabelo dans le Free State, banlieue-dortoir de Bloemfontein mais distante de celle-ci de plusieurs dizaines de kilomètres fCobbett et Nakedi, 1991] ? Avec la fin du carcan légal de l'apartheid qui unissait les habitants pauvres et non blancs des villes dans une lutte et des stratégies communes, il est fort probable que l'on assistera à une accentuation des différences entre villes, ces différences devenant un trait caractéristique de la ville sud-africaine, d'autant que la nouvelle structure de la république, divisée en neuf provinces, ne fera qu'accentuer cette tendance.

Bibliographie

NB : les ouvrages portant sur la question urbaine en Afrique du Sud sont extrêmement nombreux, les quelques titres ci-dessous contiennent toutes les références nécessaires pour une plus ample information.

CHIPKIN Clive, Johannesburg Style, Architecture and Society, 1880s-1960's, David Phillip,

Cape Town, 1993, 335 p. CHRISTOPHER A.J., The Atlas of Apartheid, Witwatersrand University Press, Johannesburg,

1994, 212 p.

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LES VILLES D'AFRIQUE DU SUD : GESTION DE L'HERITAGE ET RECOMPOSITION DE L'ESPACE

COBBETT William et NAKEDI Brian, « Marchés et déchets du travail à Botshabelo », in MEILLASSOUX

MEILLASSOUX et MESSIANT Christine (éds), Génie social et manipulations culturelles

en Afrique du Sud, Arcantère, Paris, 1991, p. 73-97. GERVAIS-LAMBONY Philippe, De Lomé à Harare : le fait citadin, Karthala, Paris, 1994,

479 p. HUMPHRIES Richard, « Whither Régional Services Councils », in SWILLING Mark, HUMPHRIES

HUMPHRIES et SHUBANE Khehla (eds), Apartheid City in Transition, Oxford University

Press, Cape Town, 1991, p. 78-91. LEMON Anthony (éd.), Homes Apart : South Africa 's Segregated Cities, Indiana University

Press, Bloomington, 1991, 186 p. MABIN Alan, « Dispossession, Exploitation and Struggle : an Historical Overview of South

African Urbanization », in SMITH David M. (éd.), The Apartheid City and Beyond, op.

cit., p. 13-25. ROBINSON Jennifer, « Transforming Spaces : Spatiality and the Transformation of Local

Government in South Africa », communication au colloque IGU, Cape Town, 1995, non

publié. SHUBANE Khehla, « Black Local Authorities : a Contraption of Control », in SWILLING Mark,

HUMPHRIES Richard et SHUBANE Khehla (eds), Apartheid City in Transition, Oxford University Press, Cape Town, 1991, p. 64-78. SMITH David M. (éd.), The Apartheid City and Beyond, Witwatersrand University Press,

Johannesburg, 1992, 322 p. SWILLING Mark, HUMPHRIES Richard et SHUBANE Khehla (eds), Apartheid City in Transition,

Oxford University Press, Cape Town, 1991, 376 p. TOMLINSON Richard, Urbanisation in Post-apartheid South Africa, Unwin Hyman, Londres,

1990, 239 p.



Découpage régional, pouvoirs provinciaux, pouvoir central

Marie-Anne Gervais-Lambony*

La nouvelle Afrique du Sud mobilise ses institutions pour tenter d'effacer des décennies d'apartheid et, en particulier, pour réintégrer hommes et lieux dans une même citoyenneté et dans un même territoire.

La Constitution intérimaire, entrée en vigueur après les élections d'avril 1994, propose un nouveau découpage administratif du pays en neuf provinces. Ce découpage a été décidé lors des négociations entre les différents partis politiques qui ont abouti aux accords de Kempton Park. Sur quelles bases s'est-il opéré ? Quels en sont les enjeux ? Quels problèmes laisse-t-il en suspens ? Une des questions majeures des accords de Kempton Park ne fut cependant pas le découpage régional sur lequel on est arrivé à un accord, mais celle de la structure même de l'État à mettre en place pour gérer un territoire immense et hétérogène dans une optique de rééquilibrage et d'équité nationale. A cet égard, la question du degré d'autonomie provinciale et des pouvoirs provinciaux apparaît essentielle. « Building a united nation », selon le maître mot de l'ANC, doit-il se faire selon un modèle plutôt centralisateur ou plutôt fédéral ? Il s'agit certes d'un enjeu théorique mais aussi politique, et quelle que soit la formule retenue, la refonte de l'organisation régionale pose des problèmes pratiques ardus. Si le centralisme semble aller à contre-courant de l'histoire et des exemples étrangers (Allemagne, États-Unis, Canada...), le régime d'apartheid n'avait-il pas poussé à l'extrême le fédéralisme en octroyant l'indépendance aux bantoustans ? D'aucuns diront a juste titre que ce régime avait au contraire réalisé un centralisme extrême, tout étant décidé depuis Pretoria, les quatre provinces du pays n'ayant à l'époque aucun pouvoir de décision. La politique d'apartheid a creusé, en tout cas, au sein du territoire et délibérément des dif*

dif* Johannesburg.

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HERODOTE

férences régionales au moins entre territoires blancs et non blancs. Au sein des terres blanches elles-mêmes, les différences régionales historiques n'ont pas disparu.

Pour construire l'unité nationale, trois niveaux de gouvernement ont été déterminés. Reste à négocier le pouvoir relatif qu'il convient de donner respectivement au centre, aux régions (ou provinces) et à l'échelon local (municipalités et districts ruraux). Tel est l'enjeu sans doute le plus important des travaux de l'Assemblée constituante (Assemblée nationale et Sénat réunis). Quels seront les compétences, les budgets, les institutions de chaque niveau de gouvernement ? Ces questions sont au coeur du débat qui alimente la rédaction de la nouvelle Constitution qui a été ratifiée par la Cour constitutionnelle (composée de onze juges) en mai 1996 puis signée par le président de la République.

Neuf nouvelles provinces hétérogènes

Une continuité historique des découpages

Les neuf nouvelles provinces sont issues du découpage régional entré en vigueur le 27 avril 1994 dans le cadre de la Constitution intérimaire de la République d'Afrique du Sud. Globalement, leur nombre, leurs limites et leurs capitales ont fait l'objet d'un consensus entre les partis. Le découpage retenu représente une tentative pour réunifier un pays morcelé par l'apartheid tout en tenant compte des fondements historiques de l'hétérogénéité régionale.

Les quatre anciennes provinces blanches, le Transvaal, l'État libre d'Orange, le Natal et la province du Cap dataient du XIXe siècle, mais leurs frontières étaient plus anciennes et héritées de l'histoire des affrontements et des migrations des populations blanches arrivées au XVIIe siècle au Cap et des populations noires autochtones ou venant du nord. Les zones d'affrontement coïncidaient généralement avec des obstacles naturels, montagnes ou fleuves (Fish River et Kei River en limite est du Cap, fleuve Orange et Vaal River entre l'État libre d'Orange et le Transvaal au nord, Le Cap au sud). Au XIXe siècle, se sont constituées les quatre provinces sur la base d'une séparation entre républiques boers indépendantes et colonies britanniques (Cap et Natal). Dans les deux cas, les Noirs étaient admis en périphérie des territoires, mais aucun droit ne leur fut jamais accordé et les terres qu'ils occupaient pouvaient toujours être reprises par les gouvernements. La création, au cours du siècle, de réserves « indigènes » permit de séparer les Blancs des Noirs. Apparaissaient alors déjà nettement les territoires du Transkei au sud-est et le Zululand à l'est faisant du Natal un territoire très segmenté. Le Swaziland et le Lesotho, protectorats britanniques, restaient à part dans ce découpage tout en étant des réservoirs de main-d'oeuvre pour les Etats blancs. Ceux-ci mettaient en place une économie moderne fondée sur une agriculture

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commerciale, l'exploitation des mines et l'industrie et le commerce dans les plus grosses villes. En 1913, après l'Union, le Native Land Act définit 8,9 millions d'hectares réservés aux indigènes. En 1936, le Native Trust and Land Act augmenta de 6,2 rnillions d'hectares le total des terres des réserves. Celles-ci, contrairement à ce que beaucoup souhaitaient, constituaient une poussière de territoires incluant, par exemple, des fermes noires individuelles. Toutes ces terres appartenaient au South Africa Native Trust Land.

Dans les années cinquante, après la victoire du Parti national, on décida de séparer les Noirs selon dix « familles linguistiques » et d'attribuer à chacune un territoire distinct (Zulu, Xhosa, Tswana, Sotho du Nord et du Sud, Swazi, Ndebele, Venda, Shangaan). En 1959, le Bantu Self-Government Act instaura une administration et un gouvernement propres à chaque bantoustan. Insérés dans les limites provinciales mais séparés par des frontières que les politiciens de l'apartheid voulaient infranchissables sans autorisation, ces bantoustans, plus tard appelés homelands, ont fait l'objet de tentatives infructueuses de consolidation en ensembles cohérents. Six avaient un statut d'autonomie (self-governing) (Gazankulu, Lebowa, Qwaqwa, Kangwane, Venda, KwaNdebele), quatre étaient indépendants mais non reconnus par la communauté internationale (Bophuthatswana, Ciskei, Transkei, Venda). Ces bantoustans se géraient eux-mêmes avec une allocation du centre, c'est-à-dire de l'Afrique du Sud. On en est arrivé, dans ces territoires, à une situation de sous-équipement total, notamment en ce qui concerne les infrastructures et les équipements, tandis que la bureaucratie, le clientélisme, la corruption et l'inflation du nombre de fonctionnaires achevaient de paupériser des régions par ailleurs surpeuplées et dont toute l'économie reposait sur une agriculture de subsistance peu productive.

A partir de cette situation, sur quelles bases s'est effectué le redécoupage du territoire national en provinces ? A dessein, les changements se sont faits en douceur dans une volonté de réconciliation nationale. Les limites régionales elles-mêmes s'inscrivent dans la continuité de l'histoire puisque le cadre d'ensemble reprend le découpage de l'Union d'Afrique du Sud de 1910, union scellée entre les deux anciennes Républiques boers du Transvaal et de l'État libre d'Orange et les deux provinces de la Couronne (Cap et Natal). Pour passer de quatre provinces à neuf, on a pris en compte l'histoire contemporaine et intégré les anciens bantoustans aux provinces. Le découpage retenu a été repris de celui établi par la Banque de développement d'Afrique du Sud en 1982 selon des critères socio-économiques et selon les zones métropolitaines dans l'optique d'une planification économique à long et moyen terme qui, grande originalité pour l'époque, incluait les bantoustans. L'ANC a repris à son compte les grandes lignes de ce découpage dans un document de février 1992 qui explique ses choix de régionalisation ainsi que la volonté de créer une dizième région, le Border/Kei (Ciskei et Transkei). Après négociations entre les partis, on a abouti au découpage actuel en neuf provinces seulement (voir carte). La province du Cap a été divisée en trois : le Cap de l'Ouest (Western Cape ; capitale Cape Town) ; le Cap de l'Est (Northern

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HERODOTE

Cape ; capitale Bisho) et le Cap du Nord (Northern Cape ; capitale Kimberley). L'État libre d'Orange n'a pas été modifié, sa capitale est restée Bloemfontein. Le KwaZulu-Natal est formé du KwaZulu, du Natal et d'un morceau de Transkei, sa capitale n'est pas encore fixée. La province du Nord-Ouest (North West ; capitale Mmbabatho) comporte des parties de l'ancienne province du Cap, du Transvaal et du Bophuthatswana. La province du Nord (North ; capitale Pietersburg) comprend des parties du Transvaal, du Gazankulu, du Venda et du Lebowa. Le Mpumalanga (capitale Nelspruit) est le Transvaal oriental et le Kangwane tandis que le Gauteng (capitale Johannesburg) correspond à l'ancienne aire métropolitaine du PWV (Pretoria-Witwatersrand-Vereeniging) et à un morceau du KwaNdebele. Des modifications de détail sont encore possibles et quelques problèmes frontaliers restent en suspens, mais le consensus sur le fond semble cependant acquis.

Les capitales ont été choisies selon le principe de la plus grosse ville, ce qui a eu pour résultat dans le Gauteng de remplacer Pretoria par Johannesburg et ailleurs de donner souvent la priorité à l'ex-ville blanche sur l'ex-capitale de bantoustan. Deux anciennes capitales de bantoustans sont néanmoins devenues des capitales provinciales : Bisho, ancienne capitale du Ciskei (mais elle avait déjà été choisie par le gouvernement du Ciskei, au lieu de Debe Neck voulue par l'Afrique du Sud, à cause de sa proximité avec la ville blanche de King William's Town située à trois kilomètres) et Mmabatho, ancienne capitale du Bophuthatswana. Ces deux villes n'avaient pas de rivales potentielles, à part éventuellement East London ou Port Elizabeth au lieu de Bisho. Dans le cas du KwaZulu-Natal, enfin, la décision n'a pas pu être prise et Durban partagera probablement cette prérogative avec Ulundi, dernière capitale royale du Zululand indépendant (1879) et Pietermaritzburg.

Les nouveaux noms portent ceux des points cardinaux et ne sont que peu modifiés. Certes, les noms qui font très fortement référence à la langue ou à la culture afrikaner sont abandonnés mais de façon discrète : l'État libre d'Orange a été simplifié en État libre, le Transvaal a disparu (mais les immatriculations des voitures de la région portent toujours un « T »). Deux noms seulement sont tirés de langues africaines : le Gauteng et le Mpumalanga. Le premier signifie « le lieu de l'or », le second, « le pays où se lève le soleil ». La politique du compromis, enfin, est manifeste dans le choix du doublet KwaZulu-Natal.

L'hétérogénéité socio-économique des provinces

Les neuf provinces sont volontairement hétérogènes pour que chacune comprenne des éléments de richesse et de pauvreté. Seuls le Gauteng, le Cap de l'Ouest et le Cap du Nord ne comprennent pas, ou peu, d'éléments d'anciens bantoustans. Il s'agit de réunir, au sein d'une même province, des éléments contraires afin que le fort tire le faible et que le différenciel s'amenuise. Encore faudra-t-il que l'on se donne les moyens de cette politique, en particulier le problème crucial de l'intégration des bantoustans devra faire l'objet d'une

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Les nouvelles provinces d'Afrique du Sud


Les anciennes provinces


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politique spécifique. Il est d'ailleurs paradoxal qu'actuellement aucune véritable politique d'aménagement du territoire ne soit menée. Les provinces les plus hétérogènes et les plus difficiles à organiser sont, d'une part, le KwaZulu-Natal avec le corridor de richesse Pietermaritzburg-Durban et Richards Bay dans cette région très pauvre et, d'autre part, la province du Cap de l'Est avec la juxtaposition du Ciskei et du Transkei et des régions de Port Elizabeth et de East London. La province du Nord-Ouest et celle du Nord offrent des contrastes moindres mais similaires.

Entre elles, les provinces sont tout aussi hétérogènes. Si l'on utilise des critères de population, les régions relativement denses que sont le KwaZulu-Natal ou surtout le Gauteng (d = 326 hab./km2), s'opposent aux régions très peu peuplées du Cap du Nord (d = 2 hab./km2), de loin la plus vaste des provinces. Aux régions méridionales peuplées surtout de Blancs et de Métis s'opposent les régions septentrionales au peuplement très majoritairement noir. Trois régions ont des taux d'urbanisation très élevés : Gauteng (95 %), Cap de l'Ouest (87 %) et Cap du Nord (70 %, car Kimberley concentre une grande part de la population de la province).

Les critères socio-économique permettent d'isoler deux provinces : le Gauteng et le Cap de l'Ouest qui possèdent une économie puissante, des métropoles fortes et une maind'oeuvre très qualifiée ; la province du Cap du Nord se place, de façon moins attendue, au troisième rang. En queue de peloton arrive la province du Nord, région surtout formée d'anciens bantoustans. Ces résultats se confirment tant pour le revenu, l'indice de développement humain, le taux d'alphabétisation ou la part des impôts sur le revenu générée par chaque province.

Les institutions provinciales

Les provinces sont représentées, depuis les élections législatives nationales et provinciales d'avril 1994, par des assemblées provinciales élues. Le nombre de députés varie selon le poids démographique de la province (environ un député pour 100 000 habitants) ; sur les 400 députés que compte l'Assemblée nationale, 200 sont élus au niveau national et 200 au niveau de chaque province. On obtient ainsi à l'Assemblée nationale 21 députés pour le Cap de l'Ouest, 26 pour le Cap de l'Est, 4 pour le Cap du Nord, 40 pour le KwaZuluNatal, 15 pour l'État libre, 17 pour le Nord-Ouest, 20 pour la province du Nord, 14 pour le Mpumalanga et 43 pour le Gauteng. Chaque assemblée provinciale nomme également 10 membres pour siéger au Sénat sur la base d'une représentation proportionnelle des partis. Le Sénat est conçu comme la pièce maîtresse de l'articulation des pouvoirs entre l'échelon national et régional. Les provinces sont en outre représentées par un exécutif constitué d'un chef de gouvernement (le Premier) élu parmi les membres de l'assemblée provinciale et d'un gouvernement provincial nommé par lui qui comprend une dizaine de ministères

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HERODOTE

(réforme agraire, administration et planification ; affaires économiques ; finances ; santé et protection sociale ; éducation et culture ; sécurité ; travaux publics ; transports ; logement et gouvernement local ; agriculture et planification de l'environnement). Le Premier a le pouvoir de signer les lois provinciales, de les renvoyer au parlement régional, puis devant le Conseil exécutif (le Premier et une dizaine de membres élus en proportion de leur représentation politique dans la législature), puis devant une commission d'enquête. Il a aussi le pouvoir de faire des référendums en accord avec la Constitution nationale.

A été mis en place dès 1994 un Forum intergouvernemental, l' IGF, créé pour coordonner les actions entre les différents échelons de gouvernement et prendre des décisions concernant les domaines autrefois considérés comme personnels (own) et, à ce titre contrôlés seulement par l'administration des bantoustans : il s'agit des domaines du logement, du développement urbain, du gouvernement local, de la conservation de la nature, des routes et de l'éducation. L'IGF, bien que non établi par la Constitution, est devenu plus important que les organes constitutionnels que sont le Sénat et la Commission extra-parlementaire sur le gouvernement provincial. Il a été cependant affaibli par le départ de l'IPP (Inkhata Freedom Party) et sert surtout actuellement à faire des réunions pré-préparatoires à l'Assemblée constituante. Les nouvelles structures intergouvernementales comme la Commission fiscale et des finances ou le Comité technique intergouvernemental tendent à avoir plus d'importance.

Les défis pratiques de la régionalisation

La diversité politique des provinces

La variété des formations politique apparaît à l'évidence comme un handicap à la mise en place facile d'institutions provinciales. Les résultats des élections d'avril 1994, et les résultats partiels des élections locales du 1er novembre 1995 (significativement, le KwaZulu-Natal et la ville du Cap ont voté en 1996, après avoir réglé les problèmes de limites de circonscriptions électorales...), montrent que sept provinces sur neuf sont acquises à l'ANC. Le KwaZulu-Natal est le fief de l'IPP et le Cap de l'Ouest du NP (Parti national) du fait du vote pour ce parti d'une majorité de la population dite « colorée ». Reste que les institutions provinciales mises en place à Kempton Park sont fondées sur la représentation, dans les instances executives et législatives, des minorités. Par exemple, l'assemblée régionale du Gauteng comporte 50 députés ANC, 21 NP, 3 IFP, 5 FF (Freedom Front, parti afrikaner d'extrême droite), 5 DP (Démocratie Party, représentant surtout les libéraux blancs anglophones de la classe moyenne), 1 PAC (Pan African Congress), 1 ACDP (African Christian Démocratie Party, conservateur et chrétien). La majorité des deux tiers requise

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pour nombre de décisions pose à l'évidence des problèmes du fait de l'hétérogénéité politique des assemblées. Enfin, la composition des gouvernements provinciaux s'est faite à partir de là dans un esprit d'unité nationale, ce qui explique que des portefeuilles importants aient été offerts par des Premiers ANC à des partis très minoritaires. Par exemple, bien que n'ayant pas obtenu le pourcentage de voix nécessaire à une participation au gouvernement dans la province du Nord, le Freedom Front y détient un ministère.

Le règlement des problèmes frontaliers

Au stade premier, celui de la cartographie des nouvelles régions, le découpage a pu être mis en place. Bien sûr, des changements de détail sont attendus concernant les tracés des limites ou les dénominations. Il était prévu dans la Constitution intérimaire que les zones conflictuelles fassent l'objet d'un référendum. Quatorze zones avaient été délimitées, on peut les regrouper en cinq groupes (voir carte) :

— la région de Bushbuckridge, Groblerstal et Marble Hall entre le Mpumalanga et la province du Nord ;

— le Griqualand de l'Est, le Pondoland et la région d'Umzimkulu entre le KwaZulu-Natal et le Cap de l'Est ;

— l'ancien KwaNdebele entre le Gauteng et le Mpumalanga ;

— les régions de Brits, Moretele, Odi et Ga-Rankuwa entre le Gauteng et le Nord-Ouest ;

— la région de Kuruman entre le Cap du Nord et le Nord-Ouest.

Aucun référendum n'a finalement eu heu, les partis ayant été d'accord pour éviter les batailles politiques avant les élections locales. La seule tentative pour régler des problèmes frontaliers par référendum a émané de la région du Cap de l'Est où un puissant groupe de pression de Port Elizabeth, à majorité NP et DP, souhaitait scinder la province en deux le long de la Kei River pour « se débarrasser » des ex-bantoustans. Le référendum n'a pu avoir lieu car les signatures nécessaires n'ont pu être réunies. Pourtant ce projet aurait pu rejoindre celui du Border/Kei initialement prévu par l'ANC... Il avait été abandonné en partie parce qu'il apparaissait peu conciliable avec la démocratisation et la rupture avec la politique régionale d'apartheid.

La date limite pour la tenue des référendums (octobre 1994) est maintenant dépassée, ce qui signifie que tous les problèmes frontaliers devront désormais se régler par des négociations entre les chefs de l'exécutif provincial, entre les partis politiques ou par des commissions d'enquête commanditées par le gouvernement central. Si ces négociations n'aboutissent pas, c'est la Constitution définitive de 1999 qui tranchera. Dans tous les cas, sauf si des référendums sont finalement organisés, la parole ne sera pas donnée aux populations. Il apparaît que les commissions d'enquête mises en place dans beaucoup de cas

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n'ont pas, du fait de pressions politiques et de manipulations diverses, obtenu de résultats fiables et représentatifs des souhaits populaires.

L'exemple du conflit à propos de la région de Bushbuckridge est très révélateur de la complexité des situations. Cette région est disputée par deux provinces ANC dont elle est elle-même un bastion. C'est une région du bas-veld anciennement à cheval sur les bantoustans du Gazankulu et du Lebowa où avaient été réinstallées des populations chassées de fermes blanches et de réserves animalières (surtout du parc Kruger). Les habitants de la région de Bushbuckridge sont en partie des Pedi et des Tsonga, alors que cette région du Mpumalanga est peuplée essentiellement de Swazi ; des conflits politico-ethniques ont fréquemment éclaté entre les différents groupes dans le passé récent. Tous ne sont donc pas d'accord pour être rattachés au Mpumalanga et non plus à la province du Nord. Celle-ci propose un échange territorial : Bushbuckridge contre Marble Hall et Groblersdal, riches régions agricoles. Le processus est bloqué pour l'instant et devra être réglé par le gouvernement central. Cet exemple montre bien l'imbrication des problèmes et des considérations qui entrent en jeu dans de tels conflits : appartenance ethnique et politique, liens économiques et géographiques, poids démographique...

Les conflits sont à l'évidence encore moins faciles à régler dans le cas de deux provinces politiquement adverses. L'exemple le plus parlant est celui d'Umzimkhulu appartenant au Cap de l'Est et du Griqualand de l'Est appartenant au KwaZulu-Natal. Le cas de ces deux régions a été étudié par une commission d'enquête (commission Justice Trengove). L'Umzimkhulu est peuplé majoritairement de Xhosa et vote ANC mais se trouve géographiquement détaché du Cap de l'Est et enclavé au KwaZulu-Natal. Une partie de la population souhaiterait être rattachée au KwaZulu-Natal dont elle dépend économiquement. Une autre partie dit refuser d'être gouvernée par des boys (c'est-à-dire des non-circoncis, comme le sont les Zoulous). L'ANC national désire voir ce territoire rattaché au KwaZulu, de façon à ce que les élections lui soient plus favorables dans cette province (il gagnerait 2,5 millions d'électeurs potentiels). L'assemblée du KwaZulu ne souhaite pas récupérer ce territoire et ces électeurs, à moins qu'on la « débarrasse » du Griqualand de l'Est, zone aux problèmes similaires qui appartient pour l'instant au KwaZulu-Natal.

Dans tous ces cas, on conçoit mal un règlement viable de ces problèmes sans référendum.

L'intégration des fonctions publiques

La nouvelle Afrique du Sud a hérité du régime précédent d'une administration et d'une fonction publique pléthorique et inefficace car les compétences se recouvraient. Jusqu'en 1986, il existait trois types d'administration : l'administration centrale de Pretoria, les administrations des quatre provinces blanches et les administrations des dix bantoustans. Cela faisait donc au moins quinze départements s'occupant du même domaine et obligeait en

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DECOUPAGE REGIONAL, POUVOIRS PROVINCIAUX, POUVOIR CENTRAL

outre à créer des services gérant les recouvrements. En 1986, les administrations provinciales blanches ont été intégrées dans l'administration centrale de Pretoria, mais leurs personnels, essentiellement blancs, mâles et afrikaners, n'ont pas été licenciés. Aujourd'hui, ce sont les administrations des anciens bantoustans qui doivent être intégrées ; or, pendant les deux dernières années de l'apartheid, le nombre de leurs fonctionnaires a fortement augmenté. Au total, on avance le chiffre probable (l'incertitude règne sur ce nombre) de 1,27 million de fonctionnaires sans compter ceux qui travaillent dans les sociétés paraétatiques et dans le gouvernement local. Le coût actuel de l'administration dans les budgets provinciaux est très lourd, surtout quand les provinces comportent d'anciens bantoustans. Une commission nationale a décrété que, en 1999, 35 % du budget provincial au maximum devront être dépensés en salaires. Des provinces comme le Cap de l'Est et la province du Nord, qui en 1994 ont dépensé 90 % de leur budget en salaires, devront donc diminuer drastiquement le nombre de leurs fonctionnaires. La réorganisation administrative des divers départements, de façon à supprimer les chevauchements de compétence, est une démarche parallèle déjà bien avancée : dès 1994, le Forum intergouvernemental avait posé comme préalable à tout travail sur les institutions provinciales que les provinces organisent de nouvelles structures de gouvernement afin d'être capables de s'administrer.

Cette capacité des différentes provinces à s'administrer est très variable. Le Cap du Nord est un cas à part car c'est la seule province qui n'a pas d'héritage administratif à gérer mis à part une faible partie de l'administration de l'ancienne province du Cap. Il lui faut créer de toutes pièces sa propre capacité administrative. Le Gauteng et le Cap de l'Ouest n'ont pas hérité non plus de problèmes liés à l'intégration d'anciens bantoustans et possèdent, par ailleurs, une excellente capacité administrative. Enfin dans le cas du Nord-Ouest, la situation est simplifiée du fait qu'il n'y a qu'une seule administration à remodeler, celle de l'ancien Bophuthatswana (c'est d'ailleurs une des provinces qui a le plus et le plus efficacement légiféré en 1994). Partout ailleurs, la situation est des plus complexes.

Les enjeux théoriques et politiques

Des positions politiques opposées

Comment concilier l'unité nationale, la démocratisation, la réduction des inégalités avec la décentralisation des pouvoirs ? Des considérations purement économiques éliminent la possibilité d'un vrai fédéralisme. En effet, la seule région du Gauteng produit autant que toutes les autres régions réunies. Par ailleurs, les États fédéraux sont généralement constitués de provinces historiquement autonomes qui décident de s'unir plutôt que d'États centralisés qui se divisent. La question est finalement davantage celle du degré de décen71

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tralisation que du fédéralisme. La position de chaque parti politique à ce sujet est éclairante même si des incertitudes subsistent et si des revirements sont toujours possibles.

L'ANC a officiellement abandonné en 1990 le pur socialisme proclamé dans la Charte de la liberté. Cependant, une tendance centralisatrice lui est souvent reprochée. Par exemple, en avril 1994, à Kempton Park, la formule choisie par l'ANC, Building a United Nation, a relancé le débat entre fédéralisme et unitarisme. Même la province du Gauteng, pourtant ANC, a émis des critiques sur le retour du centralisme, tandis que l'IPP, le NP et le DP criaient au scandale. L'ANC déclare vouloir régler le conflit au niveau national en donnant beaucoup de pouvoir au Sénat, représentation directe des provinces. Cela devrait garantir une certaine autonomie provinciale, le Sénat devant avoir le pouvoir de revoir les lois nationales, même la loi de finance, et aussi un droit de veto sur les lois concernant les provinces. Reste que le pouvoir de décision resterait central, les provinces ayant surtout un rôle d'exécution sauf dans quelques domaines précis comme le logement, l'éducation et la santé.

La position de l'IPP est radicalement opposée : le parti revendique en effet une très grande autonomie par rapport à un pouvoir central qui n'aurait qu'un rôle de coordination dans les seuls domaines de la défense et des affaires étrangères. Ainsi, ce parti s'oppose aux décisions de Kempton Park, en particulier à la liste jugée trop limitative des compétences provinciales telles qu'elles sont définies dans la Constitution intérimaire. C'est pourquoi l'IPP s'est retiré de l'Assemblée constituante, menaçant de rendre ainsi ses travaux invalides. Il est intéressant de noter que l'IPP insiste sur le principe d'asymétrie des traitements selon les provinces : le KwaZulu-Natal est un cas très particulier du fait de son passé et de sa culture, la monarchie lui conférant notamment une place unique dans le groupe des provinces. Ces revendications sont jugées sécessionnistes par l'ANC. Pourtant l'IPP avait obtenu de l'Assemblée constituante un traitement particulier puisque le roi zoulou est reconnu comme un monarque constitutionnel régional.

La position du Parti national n'est pas sans présenter des similitudes avec celle de l'IPP. Le principe d'asymétrie entre les provinces est aussi admis, les compétences des provinces telles qu'elles sont définies par la Constitution intérimaire sont jugées trop réduites par rapport à celles du pouvoir central, certains champs de compétences provinciales devraient par ailleurs être totalement autonomes par rapport au centre. La grande différence avec l'IPP, et elle est de taille, réside dans le respect des institutions a priori et le désir de travailler dans le cadre de la Constitution intérimaire. Par rapport à l'ANC, l'autonomie provinciale, la protection des droits des minorités et le jeu de la concurrence des pouvoirs provinciaux et centraux apparaissent décisifs.

La position des autres formations politiques est moins tranchée. Le Démocratie Party voudrait un pouvoir fédéral fort avec une délégation des pouvoirs aux provinces. Le PAC est partisan d'un État unitaire. Les partis d'extrême droite blanche se placent, quant à eux, dans la perspective de la création d'un Volkstaat blanc autonome.

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DÉCOUPAGE REGIONAL, POUVOIRS PROVINCIAUX, POUVOIR CENTRAL Le danger sécessionniste

Les enjeux théoriques et la situation particulière de chaque province créent un risque sécessionniste. Deux dangers peuvent être distingués : celui des chefferies traditionnelles et celui du Volkstaat afrikaner. La Constitution intérimaire laisse place au débat sur ces deux aspects qui seront réglés dans la Constitution définitive. Les provinces ont latitude sur les affaires culturelles et les lois indigènes. C'est au KwaZulu-Natal et dans le Cap de l'Est que le groupe de pression des chefs traditionnels est le plus virulent. Il existe un antagonisme insoluble entre le principe de la démocratie symbolisée par le pouvoir aux représentants élus du peuple et celui du pouvoir aux chefs traditionnels nommés selon des règles antidémocratiques. Le débat est celui de leur rôle au sein des assemblées élues et aussi de leur paiement. Le conflit entre l'ANC et l'IPP sur le KwaZulu-Natal est aggravé par le fait qu'au sein même de l'IPP d'aucuns refusent de ramener le statut du roi à celui d'un chef et celui de M. Buthelezi à celui d'un Premier ministre traditionnel. Dans le Cap de l'Est, les chefferies se heurtent au Parti national sur le thème, entre autres, de la corruption, et plus fondamentalement de la puissance des chefs par rapport aux élus. Le Gauteng (sauf s'il récupère le KwaNdebele), le Cap du Nord et le Cap de l'Ouest n'ont pas de chefferies ; le Nord-Ouest, le Mpumalanga et l'État libre en ont, mais sans que cela constitue un contrepouvoir potentiel.

Contre-pouvoir aussi, apparaît la force sécessionniste de l'Afrikaner Volksfront d'extrême droite qui a publié en juin 1995 un manifeste de 350 pages pour un État indépendant où la culture afrikaner et la langue afrikaans seraient protégées et maintenues. La force réelle du mouvement n'apparaît pas, pour l'instant, de façon claire.

Les chercheurs sud-africains sont particulièrement sensibles à la menace de fracturation ethnique, d'autant qu'ils observent la situation en ex-Yougoslavie ou en Erythrée. Sur le territoire sud-africain, outre le risque sécessionniste zoulou et afrikaner, ils identifient le risque hé à la puissance des groupes ethniques swazi et surtout sotho, sachant que des revendications nationalistes existent pour rattacher des territoires au Lesotho. Il apparaît d'autant plus urgent de régler les problèmes frontaliers de façon définitive avec un consensus des populations concernées de façon à verrouiller le découpage territorial.

Les conflits sur l'autonomie provinciale

Où en est-on dans les faits ? Les provinces d'opposition revendiquent une vraie autonomie alors que les autres souhaitent seulement un accroissement de leurs compétences. En théorie, cela se manifeste dans le degré d'avancement de la rédaction des constitutions provinciales. Par exemple, seuls le KwaZulu-Natal, le Cap de l'Est et la province du NordOuest ont rédigé un tel projet. En décembre 1993, une conférence de l'ANC avait décon73

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seillé la rédaction de telles ébauches de constitutions, refusant ainsi le principe d'une grande autonomie provinciale. Le Premier du Gauteng a déclaré que cela n'était pas une priorité, qu'il fallait se garder de tout « fédéralisme rampant ».

En pratique, toutes les provinces font des demandes d'augmentation de leurs pouvoirs, même celles qui le font discrètement. Le cas du logement est éclairant à cet égard. C'est en effet un secteur clé de la politique sociale de la nouvelle Afrique du Sud, l'une des promesses électorales majeures de l'ANC, un des secteurs phares du Programme de reconstruction et de développement (RDP), mais aussi une source tangible de conflits entre le centre et les provinces. Les Premier?, ont dans deux cas au moins exposé et appliqué leur propre programme avant d'en référer au ministère national du Logement. Ainsi Tokyo Sexwale, Premier du Gauteng, a annoncé en mai 1994 qu'il allait construire 150 000 logements dans l'année grâce à un prêt d'une banque régionale du Gauteng, la Coopération de compagnies immobilières et un financement du Life Offices Associations of SA. Joe Slovo, à l'époque ministre du Logement, avait manifesté son opposition au projet. Le Premier du Mpumalanga, Mathews Phosa, a pourtant agi de façon similaire mais plus discrètement et avec davantage de succès pour l'instant.

Il est clair qu'en pratique certaines provinces, même ANC, revendiquent une plus grande liberté par rapport au gouvernement central. D'autres émettent des revendications sur l'étendue même des compétences qui leur sont allouées. Les domaines de compétence actuels des provinces, tels que le montrent les budgets provinciaux, sont : l'éducation (39 %), la santé (21 %), l'assistance sociale (19 %), les travaux publics, les transports, les routes (9 %), l'économie et les finances (4 %), l'agriculture et la terre (3 %), le logement et le gouvernement local (3 %) et l'administration (2 %). On doit y ajouter la conservation de la nature et les sports et loisirs. Trois provinces veulent ajouter spécifiquement d'autres compétences :

— le KwaZulu-Natal voudrait plus de pouvoir politique dans les domaines du logement, de la police, de la santé, du développement à long terme, de l'éducation et de la formation des maîtres, du commerce et de l'industrie et du développement économique ainsi que dans la législation du travail ; il revendique aussi une force de sécurité autonome ;

— le Mpumalanga demande des compétences dans le domaine des relations internationales et économiques ainsi qu'en ce qui concerne ses problèmes de frontières avec le Mozambique ;

— la province du Nord-Ouest veut des compétences dans les domaines des mines et de l'énergie.

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DÉCOUPAGE RÉGIONAL, POUVOIRS PROVINCIAUX, POUVOIR CENTRAL

Les budgets provinciaux : révélateurs d'une simple déconcentration ?

Le problème du financement apparaît premier dans la détermination du degré d'autonomie des provinces. L'étude des budgets des provinces montre que celles-ci ont une faible marge de manoeuvre, que ce soit du côté des revenus générables ou de celui de l'orientation des dépenses. La situation actuelle dénote une extrême centralisation du processus financier. En effet, tout le budget provincial est décidé à l'échelon national dans sa structure et dans son contenu financier. Pour le logement, par exemple, les allocations sont données en fonction de la population et du pourcentage de chefs de ménage vivant en deçà du seuil de pauvreté. Aux extrêmes, le KwaZulu-Natal obtient ainsi 22 % des fonds nationaux du logement (291 millions de rands) et la province du Cap du Nord, 39 millions. Le principe est que les revenus récoltés au niveau national doivent être équitablement partagés selon les provinces de façon à rétablir de meilleurs équilibres régionaux. Cette fonction de péréquation justifie ainsi la centralisation. Le problème de l'allocation des fonds aux provinces en tenant compte des disparités régionales, de l'intérêt national et de la capacité administrative des provinces doit être réglé par une commission fiscale et financière (principe 28 de la Constitution intérimaire). Ces critères d'attribution font l'objet de vives critiques. Il faut dire que les calculs se fondent largement sur des statistiques démographiques dont tout le monde connaît la faible fiabilité (le recensement de tous les Sud-Africains se fera fin 1996 seulement, les mouvements de population sont très importants et non pris en compte, sans compter l'immigration). Le Gauteng et le Cap de l'Ouest ont vu leur budget 1995-96 amputé de 5 % alors que leur population a probablement fortement augmenté, car ce sont des provinces attractives.

Le principal problème pour les provinces est donc qu'elles n'ont aucun moyen de s'autofinancer réellement. Même leur droit d'emprunt est extrêmement limité. Le Gauteng, le Cap de l'Ouest et le Mpumalanga sont les provinces qui s'en plaignent le plus car les plus riches, ainsi que le KwaZulu-Natal qui demande à pouvoir offrir des déductions fiscales aux industries sur des zones franches. Toutes ces provinces souhaitent pouvoir taxer le commerce et l'industrie pour augmenter leurs revenus. L'IGF a mission de régler ces problèmes : pour l'instant, les provinces bénéficient de licences sur les jeux et casinos, sous certaines conditions et avec des limites, et il est question qu'elles puissent lever une surtaxe sur les impôts nationaux, en particulier l'impôt sur le revenu. Les provinces les plus pauvres n'ont pas intérêt à l'autonomie fiscale, mais réclament davantage de transferts du centre. En réalité, seuls le Gauteng, le Mpumalanga et le Cap de l'Ouest ont une base fiscale. Même le KwaZulu-Natal y perdrait s'il faisait un calcul économique plutôt que politique.

Du côté des dépenses, le budget est totalement finalisé, ce qui fait que les provinces ne sont pas responsables devant l'électorat. H. Kriel, Premier du Cap de l'Ouest, suggère d'avoir une allocation globale du centre pour résoudre ce problème.

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DECOUPAGE REGIONAL, POUVOIRS PROVINCIAUX, POUVOIR CENTRAL

Les problèmes budgétaires sont aggravés par le manque de clarté des institutions. Ainsi R. Hunter, ministre pour le Gauteng de l'Économie et des Finances, explique qu'un double processus est possible pour un département en quête de financement : s'adresser au ministère national compétent ou bien au trésorier provincial du fait de l'enchevêtrement des compétences. Par ailleurs, il est impossible de planifier un développement provincial à plus de deux ans d'échéance car la subvention sur le budget national et celles venant du RDP sont imprévisibles ainsi que la façon dont elles seront réparties. Les élus doivent ajuster leur politique en fonction de l'argent reçu et non l'inverse, ce qui provoque des déficits chroniques. Le département national des dépenses publiques propose un zéro based budget qui obligerait chaque année les provinces à justifier leurs demandes d'argent, mais cela paraît difficilement conciliable avec une planification provinciale.

Conclusion

Finalement, bien que les neuf provinces soient à peu près délimitées, on ne semble pas s'orienter vers une structure fortement décentralisée de l'État, mais plutôt vers une simple déconcentration. Il semble même que les élections des assemblées législatives provinciales ont précédé la réflexion sur la décentralisation. Cette situation résulte en fait d'un compromis entre ceux qui voulaient que la Constitution soit votée par des élus (l'ANC surtout) et ceux qui souhaitaient qu'elle soit établie par un gouvernement d'unité nationale (le Parti national et l'Inkhata surtout, qui auraient eu alors plus de poids). Finalement, les élus doivent travailler dans le cadre d'une Constitution intérimaire.

Cette question de l'autonomie provinciale apparaît par ailleurs comme un révélateur de l'hétérogénéité des provinces, certaines ayant plus à gagner que d'autres à une centralisation, gage de péréquation des richesses. Finalement, on peut se demander si le principe d'asymétrie dans le degré d'autonomie provinciale n'est pas une solution viable, en tout cas à moyen terme. Cela permettrait peut-être de régler le problème de la réintégration des bantoustans auquel font face les provinces les plus pauvres et les moins favorables à la décentralisation : la province du Nord, le Nord-Ouest, le Cap de l'Est (avec le problème du Border/Kei) et le Cap du Nord (dont le problème majeur est le manque de base économique). Le Gauteng et le Cap de l'Ouest sont des provinces riches, très contrastées socialement et politiquement, à forte capacité administrative et à forte puissance régionale ; dans une moindre mesure, le Mpumalanga et l'État libre sont de même type. Ces quatre provinces auraient intérêt à une autonomie au moins relative. Le KwaZulu-Natal enfin est un cas particulier, ses revendications fédéralistes étant à base politico-culturelle et non économique.

Dans tous les cas, les difficultés sont nombreuses car le débat sur les provinces a des facettes multiples qui s'oblitèrent les unes les autres : il est au moins économique, politique

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et culturel. Sur le fond, en outre, ce débat est concomitant d'un processus, lui aussi souvent chaotique, de mise en place d'une identité nationale (nation building). Recréer une citoyenneté unique tout en organisant un redécoupage du territoire est un exercice qui porte en lui-même des germes de contradiction. L'Afrique du Sud, dans ce domaine comme dans les autres, est bien obligée de faire « tout à la fois », c'est ce qui rend l'expérience périlleuse, passionnante, mais aussi prometteuse.

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Le processus de recomposition

de l'État sud-africain

et l'empreinte des bantoustans

Raphaël Porteilla*

Enjeu de la lutte pour le pouvoir en même temps qu'expression de la politique d'apartheid, l'État sud-africain — territoire et gouvernement central — est marqué par l'empreinte profonde laissée par la politique de « développement séparé », l'apartheid.

Au niveau de l'appareil étatique central, le legs est immense dans la mesure où toute la structure du pouvoir a été conçue par et pour la minorité blanche et s'ordonne autour de la ségrégation, de la discrimination et de la répression institutionnalisées.

Sur le plan spatial, les dix entités territoriales (bantoustans) créées par le gouvernement de Pretoria ' ont généré, en dépit de leur non-reconnaissance internationale, des comportements, des structures et des identités fortement implantés dans le conscient et l'inconscient collectifs, qui a leur tour ont durablement marqué l'espace sud-africain. De la sorte, la division administrative et géographique de ce pays a été conçue comme une politique d'amputation territoriale qui attribue à des groupes particuliers (les ethnies noires) le désir de vivre et d'exister socialement, économiquement et politiquement séparés des autres groupes (Blancs, Métis et Indiens). Des attributs culturels et identitaires ont été en outre assignés à ces groupes de population différenciés essentiellement sur la base d'un critère linguistique

* Centre d'Étude et de Recherche Politiques (CERPO), université de Bourgogne.

1. Les bantoustans (ou homelands) ont été assignés à la population noire sur la base des réserves indigènes par divers procédés de remembrements territoriaux et de regroupement de chefferies traditionnelles restaurées pour l'occasion par Pretoria. Leur création s'est acompagnée de la mise en place progressive d'une structure politique de contrôle organisée successivement par les lois de 1951, 1959, 1970 et 1971, prélude à la formation de territoires autonomes, voués ultérieurement à l'indépendance : quatre bantoustans le sont ainsi devenus : le Transkei, le Bophuthatswana, le Venda et le Ciskei (les TBVC) ; les six autres en sont restés au stade de l'autonomie : le Gazankulu, le KaNgwane, le KwaNdebele, le KwaZulu, le Lebowa et le Qwaqwa, les Self Governing-Territories (SGT).

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afin de servir de légitimation à la compartimentalisation politique et à la ségrégation géographique [J. Segar, p. 83]*.

Les fonctions idéologique, politique et socio-économique dévolues aux bantoustans sont devenues, au cours du processus de structuration territoriale de l'État sud-africain, les ressorts essentiels de la politique de « développement séparé » : que ce soit en termes d'États pseudo-indépendants ou en termes de zones administratives autonomes, les bantoustans sont considérés comme des territoires excentrés, à la périphérie du pouvoir central, dans lesquels les populations (noires) « en surplus » sont repoussées, contrôlées et maintenues en état de dépendance et de subordination dans le cadre d'une hiérarchie et d'une bureaucratie de chefs traditionnels restaurées et largement manipulées par Pretoria.

Cette politique qui a reposé sur la volonté d'éloigner la majorité du pouvoir politique, sur le refoulement de la population noire dans des zones administratives spécifiques et sur la marginalisation (économique, politique et sociale) des out-group a été un échec patent. Reconnue par les tenants mêmes du système dès le milieu des années quatre-vingt, la faillite de cette politique s'est autant révélée par les contradictions internes de la politique de développement séparé que par les multiples résistances populaires et luttes locales ou nationales. [R. Porteilla, p. 402].

Dans ce contexte, la recomposition territoriale de l'État sud-africain s'articule autour de deux processus simultanés : la réintégration des bantoustans et le tracé des nouvelles provinces sud-africaines.

Ce double mouvement potentiellement ambivalent soulève deux séries de questions que le terme recomposition suggère lui-même : s'agit-il de composer à nouveau avec les mêmes éléments que précédemment ou s'agit-il de fonder, de construire quelque chose de nouveau à partir d'éléments différents, modifiés ou à tout le moins débarrassés des séquelles produites par le système précédent ?

En somme, la nouvelle configuration géographique et administrative du territoire s'inscrit-elle en continuité dans le processus de division et de séparation, qui sous les habits plus présentables de la provincialisation, risque d'enraciner une forme de quasi-fédéralisme dans un territoire marqué par les inégalités héritées de l'ancien système ? Ou, au contraire, assiste-t-on à une réelle rupture avec l'ordre ancien privilégiant alors, parmi d'autres, la décentralisation comme un instrument de la reconstruction et de la réunification du pays ?

En outre, la réintégration des bantoustans ne se résume pas à une seule question constitutionnelle relative à la forme de l'État ; les dimensions économiques, politiques et identitaires jouent à maints égards un rôle cardinal constituant un héritage structurel qui participera aussi à la recomposition du territoire sud-africain.

En fait, ces interrogations renvoient à une problématique plus large concernant la fron*

fron* références entre crochets renvoient à la bibliographie en fin d'article.

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LE PROCESSUS DE RECOMPOSITION DE L'ÉTAT SUD-AFRICAIN ET L'EMPREINTE DES BANTOUSTANS

tière très ténue entre le terme de décentralisation et celui de fédéralisme. Dans le premier cas, la décentralisation s'entend comme un mode d'aménagement du pouvoir de l'État impliquant la reconnaissance de l'identité juridique des entités territoriales ainsi que la définition d'une sphère de compétences propres et celle du droit de regard conféré au représentant de l'État. Dans le second, le fédéralisme se définit comme un mode politique de gestion de la diversité et d'organisation des identités collectives qui formalise un processus élaboré et complexe de relations de manière à les intégrer dans un ensemble plus large qui repose sur un accord — révocable — entre les parties.

Cette frontière sémantique repose pour l'essentiel sur le degré d'autonomie juridique des différentes entités et sur la finalité politique, c'est-à-dire sur la logique poursuivie par le projet d'aménagement territorial et de dévolution du pouvoir ainsi que sur la prise en compte de l'histoire et des éventuelles divisions et partitions qu'elle a pu produire.

En Afrique du Sud, la recomposition territoriale reste subordonnée à la réintégration des bantoustans : si leur manifestation géographique et institutionnelle semble être « voilée » par le réaménagement administratif du territoire, l'empreinte profonde et durable de ces territoires conditionne la délicate gestion de l'héritage structurel et socio-économique légué par la politique de développement séparé.

L'empreinte « voilée », le réaménagement institutionnel et politique du territoire sudafricain

sudafricain

En dépit d'ultimes tentatives de division de la part du Parti national (National Party, NP) lors des négociations sur l'avenir des bantoustans, le principe de la réintégration des territoires a été rapidement entériné par l'ensemble des forces politiques présentes. L'empreinte des bantoustans semble s'estomper dans la mesure où ces territoires sont absorbés par les nouvelles provinces sud-africaines, qui néanmoins subissent en contrecoup le poids démographique et électoral d'une telle réintégration.

La réintégration des bantoustans, un principe rapidement acquis mais fermement négocié

La question des implications constitutionnelles relatives à la réintégration des bantoustans n'a pas soulevé de problèmes majeurs comme peut en témoigner le ralliement rapide des différents protagonistes.

En revanche, les discussions dans le cadre des deux conférences pour une Afrique du Sud démocratique (CODESA I, 20-21 décembre 1991 et CODESA n, 15-16 mai 1992), puis lors du Forum multipartite des 5-6 mars 1993 (MPNF) ainsi que celles qui se sont déroulées dans le cadre de la commission pour les affaires constitutionnelles instaurée au

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sein du Conseil exécutif transitoire (TEC) mis en place le 23 septembre 1993, se sont essentiellement orientées vers les implications politiques de la réintégration et ont, par conséquent, donné lieu à des oppositions parfois virulentes, avant de conclure définitivement à la réintégration.

Si les bantoustans revêtent une importance non négligeable dans la phase de recomposition de l'Afrique du Sud, ce n'est pas tant par leur histoire institutionnelle que par leur poids politique et électoral.

Dès 1985, le président P. W. Botha a pressenti l'importance des bantoustans dans le cadre d'une administration fédérale (ou très fortement décentralisée) au sein de laquelle ils joueraient un rôle clé. Aussi, lorsque dans son discours en février 1990 devant le Parlement, F. W. de Klerk annonce son intention d'associer les dirigeants des gouvernements du Transkei, Bophuthsatswana, Venda, Ciskei (TBVC) et les chefs des partis politiques de chaque bantoustan autonome à la table des négociations, il contraint l'ANC à accepter cette idée en reconnaissant les leaders politiques des bantoustans comme des interlocuteurs à part entière [B. Oden et al., p. 23].

Dans une stricte logique de division, l'association des dirigeants des bantoustans renforce la multiplication des acteurs de manière à rendre plus difficile tout front d'opposition et à affaiblir, sinon l'ANC, au moins les partis minoritaires tels que le Pan African Congress (PAC) ou l'Azanian People Organisation (AZAPO).

Le ralliement des différents partis politiques sud-africains à la réintégration des bantoustans, concrétisé dès la mise en place du « groupe de travail n° 4 » (Working Group 4) au sein de la CODESA, ne peut réellement s'expliquer par des convergences idéologiques. Il s'agit plutôt, pour les dirigeants des bantoustans, de stratégies politiques d'avenir visant à troquer un semblant de pouvoir contre une réintégration la plus favorable possible dans le cadre de la nouvelle Afrique du Sud. Paradoxalement, cette stratégie conduit à donner pour la première fois un rôle politique aux leaders des bantoustans au moment même où ces entités sont appelées à disparaître [D. Darbon, p. 207].

Dans ce contexte, les partis politiques des Premiers ministres des six self governing territories (SGT) ainsi que les représentants des gouvernements de chaque bantoustan « indépendant »2 tentent de négocier au mieux leur soutien aux principaux protagonistes, parfois au prix de revirements inattendus. Privés de toute légitimité internationale et disposant d'une faible crédibilité interne, les dirigeants de ces entités sont, en outre, de plus en plus

2. Sont présents le Dikwankweltla Party du Qwaqwa, l'Inkatha Freedom Party du KwaZulu, l'Intando yeSizwe Party du KwaNdebele, l'Inyanda National Movement du KaNgwane, l'United People's Front du Lebowa et le Ximoko Progressive Party du Gazankulu pour les SGT et le Bophuthatswana Government, le Ciskei Government, le Transkei Government et le Venda Government pour les TBVC.

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contestés à l'intérieur de leurs propres territoires, à propos précisément de la question de la réintégration.

Sans légitimité politique propre et reposant sur des partis politiques créés pour la circonstance, sauf dans le cas du KwaZulu, la position des dirigeants est inconfortable : ils ne peuvent survivre politiquement que grâce à l'appui de l'un ou l'autre des partis nationaux et se trouvent en retour étroitement soumis à leurs pressions : ils sont en permanence menacés de déstabilisation par l'un ou par l'autre [D. Darbon, p. 207].

Mis à part le Bophuthatswana — et à un degré moindre le Ciskei —, tous les territoires ont demandé leur réintégration dans l'Afrique du Sud. Si les uns se rapprochent pour des raisons diverses des solutions proposées par l'ANC (Mabuza, chef du mouvement national Inyandza du KaNgwane ; Ramodike, leader de l'United Peoples' Front du Lebowa ; Ramushwana, leader du Venda ; Mahlangu, chef du parti Intando Yesizwe du KwaNdebele ; et Holomisa, chef du Transkei), les autres optent pour des positions plus favorables au gouvernement, bien que tout aussi opportunistes et contrastées (Gqozo, leader du Ciskei ; Mopeli, chef du Dikwankwetla Party du Qwaqwa et Ntsanwisi, leader du Ximoko Progressive Party du Gazankulu) [B. Oden et al, p. 83].

Pour les leaders de ces territoires, l'enjeu est de réussir à évaluer le poids de chaque parti politique de manière à se préparer, même au prix de quelques compromissions, un avenir politique garantissant une sorte de « rente d'apartheid ».

En revanche, l'enjeu du ralliement des dirigeants politiques des bantoustans aux négociations s'exprime, pour les partis nationaux, en termes électoraux plus nets : pour l'ANC comme pour le NP, le problème cardinal est le contrôle des populations rurales qui leur échappent encore.

Les dirigeants des bantoustans, bien que peu représentatifs des populations, n'en gardent pas moins sur elles un contrôle assez large. Grâce au système de clientélisme et de patronage créé par la politique d'apartheid, les dirigeants des bantoustans ont constitué, à partir des structures traditionnelles locales, de véritables réseaux électoraux. Aussi bien en termes de contrôle social qu'en termes de maintien de l'ordre grâce aux polices et milices à leur service, les structures traditionnelles sont d'autant plus prégnantes qu'elles concernent des populations rurales largement analphabètes et qui sont restées en dehors des débats politiques urbains. Le réservoir potentiel de plusieurs millions de voix que constituent ces zones 3 commande aussi bien au NP qu'à l'ANC de traiter avec prudence ces « nouveaux alliés » [I. Crouzel, p. 249].

Dans cette double perspective politique et électorale, les partis nationaux ont rapidement

3. Selon les estimations de la DBSA qu'il convient de prendre avec précaution, sur les 21 millions de votants potentiels, la majorité provient des zones rurales dont 46 % se trouvent dans les bantoustans.

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compris l'importance de la « bataille pour les homelands » en associant les dirigeants aux négociations en vue de conforter les bases électorales respectives et d'arriver à un compromis rapide sur la réintégration, en dépit de la division qu'un tel ralliement a suscitée.

La déclaration d'intention finale adoptée par le « groupe de travail n° 4 » de la CODESA I et signée par tous les participants, à l'exception du représentant du gouvernement du Bophuthatswana, reprend en réalité les accords conclus entre le délégué du NP, Pik Botha, et ceux de l'ANC, Matthew Phosa et Dullah Omar [S. Friedman, 1993, p. 128].

Selon le texte final, « toutes les délégations n'ont eu aucune objection de principe à la réintégration ; les TBVC devront participer aux arrangements intérimaires proposés par le groupe de travail n° 3 ; les habitants des TBVC devront prendre pleinement part au processus constitutionnel et aux arrangements transitionnels, incluant les élections. Leur participation devra être organisée de sorte que leurs votes à l'échelon national expriment leur position à l'égard de leur réintégration. Le résultat devra être "un test suffisant de la volonté des populations" ; après ce "test de volonté", la citoyenneté sud-africaine devra être restaurée pour les citoyens de tous les TBVC » [S. Friedman, 1993, p. 124].

Le « consensus suffisant » dégagé par ce texte consacre la réintégration officielle — mais encore seulement formelle — des TBVC dans l'Afrique du Sud : un peu plus de neuf millions de personnes recouvrent définitivement la citoyenneté sud-africaine sans aucune restriction, leur permettant de voter sur des listes électorales uniques. Pour l'ANC, qui a fini dans ce groupe de travail par faire prévaloir son point de vue, « l'abolition et la réintégration des TBVC dans une Afrique du Sud unie étaient considérées comme une conséquence évidente de la fin de l'apartheid ».

Des modalités d'application difficiles à mettre en oeuvre

Avec l'échec de la CODESA II en mai 1992, les massacres de Boipatong en juin et de Bisho en septembre de la même année, la réintégration est différée malgré l'accord de principe qui comporte une série de recommandations devant servir de cadre aux relations entre les TBVC et le gouvernement sud-africain jusqu'aux élections de 1994 4 (Race Relations Survey, 1992-1993, p. 507).

4. Un compromis très général porte sur le transfert de l'actif et du passif des différents TBVC au gouvernement sud-africain. Il a également été recommandé de maintenir en état de fonctionnement l'ensemble des structures publiques telles que l'éducation, la santé ou les services sociaux. En outre, l'accord souhaite que les fonctionnaires soient maintenus dans leurs statuts et dans leurs salaires et qu'il n'y ait aucun licenciement massif à la suite de la réintégration. Il est aussi prévu que pendant la phase transitoire un comité technique dresse un projet d'harmonisation des législations, de la taxation, du devenir des traités et des accords et des problèmes constitutionnels spécifiques de manière à rendre la réintégration plus effective et à permettre « de niveler le champ politique » en vue de la tenue des élections nationales.

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Il faut attendre la fin de l'année 1993, après la reprise des discussions bilatérales puis multilatérales, pour que les modalités d'application précises soient définies par le gouvernement sud-africain à la demande expresse de l'ANC et du TEC.

En premier lieu, le gouvernement propose une série de lois organisant le début de la réintégration des bantoustans offrant ainsi la garantie légale de la participation des populations aux élections nationales. En fait, il convient surtout de convaincre les dirigeants des bantoustans récalcitrants — Bophuthatswana, Ciskei et KwaZulu — d'intégrer les structures intérimaires, tout en conservant au Parlement sud-africain le pouvoir de légiférer pendant la période transitoire.

Le Revocation and Assignment of Powers of self-governing Territories Act n° 107 of l993 prévoit que le président sud-africain peut révoquer toute autorité législative ou executive des SGT et prendre, par proclamation, toutes les mesures conservatoires qui s'imposent après que le Parlement sud-africain a donné son accord dans un délai de quatorze jours 5.

Le Joint Administration of Certains Matters Act n° 99 of 1993, permet au président sudafricain de décréter la création d'une administration jointe pour des matières administrées antérieurement par des ministères séparés, notamment par ceux des TBVC. Le président peut ainsi prendre toutes les mesures qui s'imposent — amendement ou abrogation d'une législation antérieure — en vue de faciliter la création de telles administrations réunifiées.

Le Restoration and Extension of South African Citizenship Act n° 196 of 1993, après avoir été approuvé par le Forum de négociations multipartite (MPNF) le 2 décembre 1993, abroge les dispositions des quatre Status Law des TBVC relatives à la citoyenneté ainsi que la loi de 1986 portant restauration partielle de la citoyenneté sud-africaine. A partir du 1er janvier 1994, tous les habitants des TBVC redeviennent des citoyens à part entière de l'Afrique du Sud et recouvrent les droits attachés à cette citoyenneté dont celui de voter. De fait, les TBVC sont inclus dans le processus de négociation, sous réserve de se conformer aux exigences des structures institutionnelles transitoires.

Même si la réintégration définitive n'est pas encore matérialisée, cet ensemble de lois vise à modeler un nouvel espace politique, comme le suggère un dirigeant de l'ANC, Popo Molefe : « Le but de ces négociations est de créer une nouvelle Afrique du Sud, même dans les termes de ces frontières créées par l'apartheid. Nous voulons étendre le droit de vote à tous. Nous voulons envoyer le message à notre peuple que le pays est fermement engagé sur la voie d'une transformation fondamentale » (Negotiation News, n° 13, 1993, p. 5).

5. Les débats au Parlement confirment la volonté du NP de « reconnaître l'échec d'une politique obsolète » et d'admettre que « les SGT soient partie prenante aux négociations ». En outre, la dimension « accord entre le NP et l'ANC » est maintes fois reprise de sorte à convaincre — et convaincre le NP lui-même — que cette loi doit « paver la route d'une tranformation douce vers une architecture régionale autonome ». Hansard, Debates of Parliament, n° 20,7-11 juin 1993, Capetown, col. 10903 à 10906, Hansard, n° 22, 21-24 juin 1993, col. 11729 à 11732 et Hansard, n° 23,13-17 septembre 1993, col. 12504.

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En second lieu, la participation aux instances transitoires, principalement le TEC, se fonde sur la ferme volonté d'adhérer aux principes de base : renonciation à la violence, abrogation des législations discriminatoires et sécuritaires et accord pour la tenue d'élections libres et honnêtes [A. Harber et B. Ludman, p. 346]. Or, le refus caractérisé du Bophuthatswana, du Ciskei et du KwaZulu de Buthelezi d'adhérer à ces structures retarde la mise en oeuvre de la réintégration définitive et ouvre une véritable lutte d'influence — et de violence — entre l'ANC et l'Inkhata Freedom Party (IFP).

Loin de satisfaire à ces exigences, les trois bantoustans récalcitrants mènent un double jeu qui n'est pas pour déplaire au gouvernement sud-africain désireux d'entendre une fausse note dans ce « concert de réintégration en mode mineur » : participants aux négociations multipartites mais pas aux institutions transitoires, les trois bantoustans conservent ainsi leurs législations répressives pouvant interdire la tenue de manifestations ou de meetings politiques (Negotiation News, n° 12, 1993, p. 2).

Aussi, dès le début de l'année 1994, le TEC n'a de cesse d'avertir et de menacer les trois bantoustans par une série de résolutions afin qu'ils se plient aux règles de base et consentent à entrer dans le processus de transition ; ce qui sera le cas en mars et avril de la même année, avec notamment le déploiement de la National PeaceKeeping Force (NPKF) au Bophuthatswana et au KwaZulu 6.

Enfin, malgré ces avancées politiques, il reste que les problèmes techniques concernant la réintégration des administrations sont loin d'être tous réglés.

Même si le texte de la Constitution de 1993 prévoit diverses mesures transitoires en ce qui concerne les administrations et les fonctionnaires, leurs salaires et leurs pensions 7, la réintégration effective ne s'effectuera qu'après les élections nationales d'avril 1994. Pour le futur gouvernement d'unité nationale, la tâche est d'ampleur : il doit non seulement réunifier les différents niveaux administratifs parfois totalement inefficaces ou lourdement déficitaires en une administration unique, mais il doit également composer avec la cohorte impressionnante de fonctionnaires créée par la politique de développement séparé.

Formellement et matériellement réintégrés dans l'Afrique du Sud 8, les bantoustans n'en

è.Africa Confidential, vol. 35, n° 6, 18 mars 1994, p. 1-2 ; Weekly Mail, vol. 10, n° 10, 7-14 mars 1994 et n° 11, 22-15 mars 1994 ; Race Relations Survey 1994-95, op. cit., p. 126 ; Sunday Nation, n° 213, 3 avril 1994, p. 2 ; et South Africa Times, 20 avril 1994, p. 1.

7. Pour l'essentiel, les articles 232, 234, 235 (1) et 236 (1) de la Constitution intérimaire de 1993 portent sur la « poursuite de l'existence des lois, notamment celles introduites par le TEC, jusqu'à ce que le nouveau gouvernement les amende », sur « le maintien du personnel administratif employé par toute administration autre que celle dépendant du Parlement central » et, enfin, sur le maintien « des services publics, de l'administration et de la force militaire ainsi que les fonctionnaires employés jusqu'à ce qu'une nouvelle législation les amende ou les remplace ».

8. L'annexe 7 de la Constitution de 1993 récapitule toutes les lois abrogées : 27 lois concernant directement les ex-bantoustans, dont les lois-piliers du grand apartheid (1959-1970-1971), sont définitivement abolies.

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restent pas moins des « situations particulières », notamment dans le contexte régional : ils constituent pour l'essentiel de véritables poches de misère, de déréliction socio-économique et d'anomie politique et probablement de véritables « casse-tête » administratifs 9.

Un nouveau schéma de développement provincial, la disparition du marquage territorial

des bantoustans

Le découpage de l'Afrique du Sud en nouvelles entités provinciales a pour objet de rénover l'ancien système inégalitaire et discriminatoire du découpage administratif (bantoustans, provinces) de manière à redéfinir les relations entre un centre, lui-même rénové et démocratisé, et des provinces aux pouvoirs renforcés.

Les dispositions de l'ancien régime ont généré de telles disparités régionales et socioéconomiques en vertu du principe du « diviser pour régner » que la difficulté de trouver un système qui soit à la fois profitable au niveau central et au niveau régional, mais également aux populations, a suscité d'âpres discussions : le compromis obtenu reflète l'évolution des logiques animant les principaux protagonistes et ordonne le nouveau découpage constitutionnel.

• L'évolution vers la provincialisation : la victoire relative du NP. — Les négociations en vue de déterminer la nature de l'État sud-africain montrent que si initialement les partis politiques avaient une conception divergente de la distribution verticale du pouvoir, le résultat transitoire opte pour une solution quasi fédérale, bien que la Constitution ne l'indique jamais clairement, reconnaisssant seulement que « la République sud-africaine sera un Etat souverain 10 ».

L'évolution des thèses en présence pendant les négociations montre que l'idée du fédéralisme, en tant que mode de distribution verticale du pouvoir, a progressivement gagné du terrain, notamment parmi l'ANC, pour qui, néanmoins, cette structuration territoriale demeure le fruit du compromis et la base de la réconciliation nationale dans une version plus décentralisée que fédéraliste.

Les tenants d'un découpage poli tique de type fédération se comptent principalement

9. La réintégration a d'ailleurs suscité une polémique assez vive à propos du coût qu'elle occasionne pour les contribuables blancs. Voir Financial Mail, 16 mars 1990, p. 32-34 et surtout J. KANE-BERMAN, The Cost of Homelands Incorporation, SAIRR, Spécial Service for Members, MS/2/94, 15 juillet 1994, ainsi que MERG, Making Democracy Work, A Framework for Macroeconomic Policy in South Africa, Centre for Development Studies, University of Western Cape, Bellville, 1993, p. 270. Ces deux analyses reconnaissent le fait que, pour réduire les inégalités consécutives à la politique du grand apartheid, il faudra engager une véritable politique de redistribution.

10. A la différence de l'article 1, alinéa 1, de la Constitution de Namibie qui stipule que « la République de Namibie est établie en tant qu'État souverain, séculaire, démocratique et unitaire ».

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parmi les alliés du NP, même si des nuances sont à apporter en fonction de chaque parti ou groupe de pression, notamment les milieux d'affaires sud-africains qui pensent volontiers que « le fédéralisme servira au mieux l'éthique fondamentale du libre marché " ».

L'idée commune à l'ensemble de ces partis est d'imposer une forme de partage du pouvoir qui permette à la minorité de s'exprimer soit par le biais de contrepoids politiques (veto, majorité qualifiée, création d'une seconde chambre représentant les provinces...) et/ou par un découpage administratif donnant aux entités territoriales des pouvoirs importants dans le cadre d'une structure fédérale.

Pour le NP, le fondement de cette thèse est à rechercher dans l'existence en Afrique du Sud d'une multiplicité de groupes et d'intérêts socio-économiques et culturels différents et repose essentiellement sur le concept de diversité n. Afin de préserver cette hétérogénéité, la conviction du NP est fondée sur le fait que « la nouvelle Constitution doit offrir l'opportunité à chaque parti politique viable de jouer un rôle effectif au niveau local, régional et central ». Pour ce faire, « le pouvoir doit être divisé parmi les diverses autorités. Le plus important est la distribution du pouvoir parmi les différents niveaux de gouvernement ; c'est le principe de la dévolution du pouvoir 13 ». Se fondant en partie sur le découpage des neuf provinces économiques réalisé dès 1982 en Afrique du Sud, les plans successifs du NP ont présenté une version parcellaire du fédéralisme, se fondant pour l'essentiel sur une chambre représentant les provinces, le Sénat, ainsi que sur des pouvoirs financiers et législatifs autonomes inscrits dans la Constitution, selon un schéma remanié du système « exotique » allemand ou suisse 14.

L'exigence tendant à inscrire les pouvoirs des provinces dans le texte constitutionnel est largement concédé à l'IFP, au Bophuthatswana, au Ciskei ainsi qu'à l'extrême droite (Freedom Alliance — FA). Ces forces politiques soutiennent le projet fédératif dans le sens où leurs propositions se fondent sur la reconnaissance d'un territoire autonome ; ce projet permettant alors de confirmer l'ethnicité comme base du découpage administratif. En outre,

11. New Nation, 6-12 novembre 1992, p. 12.

12. Il est néanmoins paradoxal qu'un parti qui, depuis près de quarante ans, s'est exclusivement appuyé sur un État central fort pour mener à terme sa politique opte maintenant pour une dévolution du pouvoir aux échelons territoriaux. Cependant, il convient de noter que la tendance à une décentralisation dans le cadre d'un État unitaire a toujours été présente en Afrique du Sud depuis 1910 : maintien des quatre provinces relativement autonomes, proposition détaillée du KwaZulu-Natal lndaba en 1987, les politiques successives des bantoustans, les Régional Services Councils (RSC) ou les autorités locales noires au milieu des années quatre-vingt.

13. Constitutional Rule in a Participatory Democracy, 4 septembre 1991.

14. Pour une vision plus large des modèles de référence, voir les « classiques » : L.D. HOROWITZ, A Démocratie South Africa ?,. Constitutional Engineering in a Divided Society, Oxford University Press, Capetown, 1991, principalement les chapitres 4 à 7 ; F. KENDALL, The Heart of the Nation, Régional and Community Government in the New South Africa, Amagi Book, Norwood, 1991, p. 141 à 150 ; et L. Louw et F. KENDALL, South Africa, the Solution, Amagi Publication, Bisho-Ciskei, 1986 (lre édition), 1990 (édition revue), essentiellement la troisième partie magnifiant le système cantonal suisse.


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le NP pense ainsi conditionner la rédaction de la Constitution finale en la liant au respect de principes constitutionnels intangibles qui reprennent nombre de points relatifs à une structuration de nature quasi fédérale ou à tout le moins s'appuient sur l'idée du respect et de la promotion de la diversité culturelle.

Comme le fait remarquer justement Laurine Platzky, le projet du NP ne vise qu'« à réintégrer les bantoustans sans les démanteler » en diluant la règle majoritaire sous le prétexte de la diversité ethnique de l'Afrique du Sud et de sa nécessaire protection, ce qui revient à reproduire l'apartheid sous les atours plus présentables du fédéralisme (Work in Progress, n° 86, 1992, p. 14).

De l'autre côté, l'ANC est favorable à un État unitaire et rejette tout système fédéral qui serait construit comme une « stratégie de conservation des privilèges » [A. Johnston et al, p. 22.] Toutefois, l'ANC et ses alliés ont rapidement intégré la notion de décentralisation — et de gouvernement local — quand cette technique de gestion et de distribution du pouvoir aide à éradiquer les inégalités nées de la politique des bantoustans et à faire participer pleinement les populations aux prises de décisions (empowerment).

A l'inverse de la logique du NP considérée comme un élément de frustration du pouvoir central, celle de l'ANC s'appuie sur la décentralisation en tant qu'élément indispensable à la mise en place et à la promotion du Plan de reconstruction et de développement (RDP) de manière à faciliter le développement économique et social des zones les plus reculées et les plus déshéritées : « Les structures et les institutions gouvernementales — locales, régionales et centrales — doivent être fondées sur les principes démocratiques, sur la participation populaire, la responsablité et le libre accès. Une Afrique du Sud unifiée ne doit pas être sur-centralisée, impersonnelle et bureaucratisée à outrance. [...] Les provinces ne doivent pas être un moyen de perpétuer les privilèges ou les divisions ethniques ou raciales dans des zones territoriales, mais être fondées sur la répartition de la population, sur la disponibilté des ressources économiques et des communications et sur le rapport ville/ campagne 15. »

Les différents plans proposés par l'ANC et le South African Communist Party (SACP) à partir de 1992 témoignent d'une prise en compte de l'importance du débat relatif au processus de décentralisation dans le cadre d'un État unitaire, s'inscrivant en cela dans un mouvement mondial bien plus large.

Le « plan pour les provinces » publié en mars 1993 par l'ANC à la suite des nouvelles orientations décidées par le « Stratégie Perspective » fait une série de recommandations : l'État sud-africain sera unitaire, mais des provinces (seize puis dix) seront créées après qu'une commission spéciale aura défini les frontières et les pouvoirs de ces nouvelles

15. « ANC Constitutional Proposais », Constitutional Principles for a Démocratie South Africa, avril 1991.

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entités, qui seront inscrits dans la Constitution. Le gouvernement central aura toujours des compétences propres, mais des pouvoirs concurrents dans les domaines de la santé, de l'éducation et du développement seront instaurés. Enfin, les provinces pourront être représentées au niveau national par une chambre élue, le Sénat, qui aura en charge de protéger les intérêts des provinces au niveau central (Work in Progress, n° 89, 1993, p. 14).

Malgré les divergences de fond, le rapprochement des points de vue lors des négociations est plus rapide que prévu et concrétise la victoire relative du NP. En effet, si la CODESA se conclut globalement par un échec sur le degré et la nature de la « décentralisation », l'idée générale d'une Afrique du Sud réunifiée, réintégrant les bantoustans et comprenant des provinces aux pouvoirs décentralisés semble néanmoins être adoptée par les principaux acteurs politiques [S. Friedman, 1993, p. 66].

Lors des négociations multipartites de 1993, un accord par « consensus suffisant » est trouvé afin de donner autorité à la commission spéciale sur la « délimitation/démarcation des États/provinces/régions » pour faire des recommandations au Conseil de négociation concernant les futures provinces sud-africaines et redessiner la carte du découpage administratif de la nouvelle Afrique du Sud en « encourageant les aspects positifs des provinces et en minimisant leurs effets négatifs » [S. Friedman et al, 1994, p. 166].

Cette commission doit tenir compte de plusieurs facteurs afin de tracer les nouvelles délimitations administratives telles que les frontières historiques, les frontières et les infrastructures des anciennes provinces, des considérations administratives, la nécessité de rationaliser les structures existantes, la nécessité de minimiser les inconvénients de la réintégration des bantoustans, des considérations démographiques, la viabilité économique, le potentiel de développement et les réalités linguistiques et culturelles [D. Basson, p. 191].

En dépit de ces critères qui doivent aider à trouver une solution de compromis, des discussions ultimes entre l'ANC, le NP et l'extrême droite conduisent à entériner à la dernière minute, par le biais d'un amendement à la Constitution, trois modifications concernant principalement la répartition des pouvoirs entre l'État central et les provinces. L'importance de ces modifications, outre le fait qu'elles ont été concédées en échange de la participation aux élections nationales des partis réticents, constitue un net recul de l'ANC et ouvre substantiellement la route à une configuration quasi fédérale 16.

16. Il est ainsi convenu, selon l'article 2 du Constitution ofthe Republic of South Africa AmendmentAct n°2 ofl994, que les pouvoirs concurrents de l'État central sont diminués et que symétriquement les pouvoirs exclusifs des régions sont étendus, principalement dans le domaine financier (articles 3,4,5,6,7 et 8). En outre, l'article 12 abroge l'article 15 du texte constitutionnel initial en stipulant qu'« il y aura deux bulletins de vote différents pour l'élection des membres de l'Assemblée nationale et des membres des parlements provinciaux ».

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• Le nouveau découpage constitutionnel, le poids démographique et politique des bantoustans. — Fruit des négociations tendues entre le NP et ses alliés et l'ANC, la nouvelle structuration territoriale de l'Afrique du Sud repose en grande partie sur le tracé existant des neuf provinces économiques instaurées en 1982 par le ministère de la Planification dans le but de coordonner le développement économique du pays. Dans cette version économico-administrative, les provinces englobent pour la première fois les dix bantoustans qui, jusqu'à cette période, avaient toujours été soigneusement exclus [A. J. Christopher, p. 55].

Dorénavant, le « territoire national de la nouvelle Afrique du Sud » se compose de neuf provinces qui sont définies sur la base des anciens Magistrate Census de 1944 auxquels ont été ajoutés le ou les districts composant les anciens bantoustans : la réintégration des ex-territoires autonomes et indépendants est ainsi totalement réalisée, au moins sur un plan géographique 17.

L'article 124 de la Constitution intérimaire, complété par l'annexe 1 qui détaille précisément la composition de chacune des neuf provinces, établit les nouvelles entités provinciales comme suit : le Cap de l'Est (Eastern Cape), le Mpumalanga (ancien Eastern Transvaal), le KwaZulu-Natal, la province du Cap Nord (Northern Cape), la province Nord (ex-Northern Transvaal), le Nord-Ouest (North West), l'État libre d'Orange (Orange Free State), Gauteng (ex-Pretoria-Witwatersrand-Vereeniging) et le Cap de l'Ouest (Western Cape) 18.

Cependant, le tracé des fontières n'est pas entièrement achevé par la Constitution de 1993 : aux termes de l'article 124, alinéa 3, l'affectation de certaines zones (affected areas) reste susceptible de modifications par référendum ou par le dépôt d'une pétition devant la Commission électorale indépendante par un parti représentant la majorité des électeurs d'une zone considérée (article 124, alinéas 9 à 11). La raison de cet inachèvement tient au fait que certaines zones, en grande partie des anciens districts appartenant aux bantoustans, sont très disputées par les négociateurs. La nécessité s'est fait sentir d'accorder aux populations concernées la faculté d'exprimer leur opinion sur l'éventualité d'une modification d'affectation. L'alternative démocratique ainsi offerte aux populations tranche nettement avec les pratiques autoritaires et violentes des déplacements de populations connues dans les années soixante-dix/quatre-vingt.

Évanouis sur le plan institutionnel, les bantoustans continuent néanmoins à peser sur le nouveau découpage provincial tant sur le plan démographique qu'électoral.

17. La seule survivance du découpage arbitraire des territoires des ex-bantoustans se matérialise dans la province du KwaZulu-Natal au sein de laquelle a été laissé en l'état un ancien district du Transkei (Umzimkulu) qui est rattaché administrativement à la province du Cap de l'Est.

18. Les modifications du nom des provinces sont intervenues soit sur la base de l'amendement constitutionnel du 2 mars 1994 (Kwazulu-Natal), soit en vertu de l'article 124 alinéa 1-i de la Constitution autorisant la province à changer de nom à la majorité (province Nord, Gauteng et Mpumalanga).

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L'impact démographique d'une telle recomposition transforme radicalement l'équilibre social et économique du pays, mais également l'équilibre démographique entre les provinces dans la mesure où les populations des bantoustans sont réintégrées et comptabilisées pour la première fois dans les effectifs globaux.

Sur les neuf provinces (re)constituées, trois sont établies sur la seule base du tracé des anciennes provinces économiques (la province du Cap du Nord, le Cap de l'Ouest et Gauteng), alors que les six autres provinces réintègrent, sur cette même base, le territoire des ex-bantoustans. Si certains anciens bantoustans, comme le Bophuthatswana et à moindre degré le Lebowa, sont éclatés entre plusieurs provinces, les autres sont simplement (ré)intégrés à l'intérieur de la province dans laquelle ils étaient préalablement englobés, selon le découpage effectué et remanié depuis les années cinquante.

L'intégration de la population du Ciskei et du Transkei dans la province du Cap de l'Est augmente de presque cinq millions la population totale de la province (soit 6,6 millions d'habitants), alors que la population noire de l'ex-bantoustan du KwaZulu multiplie par plus de quatre la population de l'ancienne province du Natal (environ 8,5 millions), ce qui en fait, avec le Gauteng (6,8 millions), les provinces les plus peuplées de la nouvelle Afrique du Sud. Dans la même veine, l'intégration de la quasi-totalité du Bophuthatswana dans la Province occidentale triple le nombre de la population totale, pour en faire une province dont la population est estimée à plus de 3,5 millions de personnes [C. W. Luùs et R. Oberholzer, p. 4].

En revanche, la province du Cap du Nord devient la province la moins peuplée d'Afrique du Sud (763 855 habitants) tout en ayant la plus grande superficie (363 389 km2), pour une densité de deux habitants au kilomètre carré. En sens contraire, la province du Gauteng possède la densité la plus forte avec 365 hab./km 2, suivi par le KwaZulu-Natal qui a une densité de 94 hab./km 2 alors que sa superfice atteint seulement 92 180 kilomètres carrés (Race Relations Survey, 1994-1995, p. 20).

Cette nouvelle répartition de la population a des répercussions évidentes sur l'équilibre politique et électoral de l'Afrique du Sud. Le poids démographique des populations noires des bantoustans, qui, pour la première fois, peuvent exercer leur droit de vote, a joué un rôle considérable lors du scrutin régional (et national) de la fin avril 1994.

Si l'ANC l'emporte au niveau national avec plus de 62 % des voix, les résultats régionaux sont en revanche plus contrastés. Ils témoignent de la relativité du facteur ethnique comme déterminant électoral, alors que la race, liée au statut socio-économique ou juridique, semble avoir été bien plus déterminante dans le choix des électeurs [J. C. Fritz, p. 121].

Le NP confirme « ses prétentions » régionales en remportant une des neuf provinces (le Cap de l'Ouest), là où la pression électorale en faveur de l'ANC a été la moins forte : la propagande électorale visant à conquérir le vote des Indiens et surtout celui des Métis a

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produit les effets espérés, sans pour autant parvenir à attirer une partie importante de l'électorat noir.

De surcroît, le NP met l'ANC en difficulté dans la province du Cap du Nord, le parti de N. Mandela ne disposant pas de la majorité absolue : il s'agit en fait d'une des deux autres provinces dans laquelle aucun bantoustan n'a été réintégré.

Les résultats obtenus par le NP dans les provinces sont essentiellement le produit du vote de la population blanche (province du Cap du Nord) ainsi que le vote des Métis (principalement dans le Cap de l'Ouest) et dans une moindre proportion celui des Indiens : deux communautés associées théoriquement au pouvoir depuis 1983 et qui craignent, pour une majorité de leurs membres, de perdre les privilèges octroyés par le régime d'apartheid à partir du milieu des années quatre-vingt.

La province du KwaZulu-Natal, également perdue par l'ANC à la suite d'un vote majoritaire en faveur de l'IFP qui l'emporte avec 50,3 % (41 sièges contre 26 à l'ANC), est la seule province où un ancien parti politique de bantoustan réussit à faire un score significatif.

En effet, quatre autres partis politiques provenant des anciens bantoustans étaient en lice lors de ce scrutin. A l'exception de l'African Christian Démocratie Party (ACDP) — ancien Bophuthatswana Démocratie Party de Mangope — et du Ximoko Progressive Party du Gazankulu qui étaient également en course pour le scrutin national, les autres partis n'ont présenté des listes que dans certaines provinces avec des résultats tout à fait médiocres : le Dikwanketla du Qwaqwa n'obtient qu'environ le dixième des voix de l'électorat du territoire, le Ximoko guère plus du centième et l'United People's Front du Lebowa moins du centième [R. W. Johnson et L. Schlemmer, p. 311 et 391].

Toutefois, la majorité absolue acquise par Buthelezi dans la province du KwaZulu-Natal reste très difficile à interpréter par les observateurs qui ont relevé de nombreuses irrégularités susceptibles d'affecter les résultats globaux. Par ailleurs, si le critère zoulou a été le principal déterminant dans certains bureaux de vote, l'ANC est majoritaire dans d'autres parties de la province. Il reste que si cette performance est bien supérieure à ce que prévoyaient les sondages avant l'élection, les résultats montrent en revanche que l'IFP s'est uniquement structuré autour de l'ethnie zoulou et de Buthelezi. La médiocrité des scores à l'extérieur de cette province en témoigne : il ne conquiert que trois sièges dans la province du Gauteng, tous les autres l'ont été dans le seul KwaZulu-Natal [A. Reynolds, p. 211].

En contrepoint, dans toutes les autres provinces et particulièrement dans celles où la population des bantoustans a été réintégrée, la victoire de l'ANC est écrasante : 91,6 % dans la province Nord et 84,4 % dans le Cap de l'Est.

Souvent taxé par une partie de ses détracteurs d'être un parti xhosa, l'ANC a certes obtenu un bon score dans le Cap de l'Est (84,4 %) où les Xhosas représentent, selon les derniers recensements, environ 80 % de l'électorat, mais a tout de même réussi son meilleur résultat

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HÉRODOTE

dans la province Nord (91,6 %), province où les Sothos — plus de 55 % de l'électorat — et les Vendas sont prédominants.

De même, l'ANC arrive largement en tête dans le Nord-Ouest (83,3 % des voix) alors que les Tswanas forment un peu plus de 75 % de l'électorat. Ce phénomène se reproduit d'ailleurs à l'identique dans les autres provinces où l'ANC conquiert la majorité des sièges sans que les Xhosas ne soient le groupe majoritaire. Même dans le Gauteng, où l'hétérogénéité linguistique est très grande — les Zoulous représentent 25 % de l'électorat et les Sothos environ 20 % —, l'ANC obtient encore la majorité absolue (57,6 %) avec 50 sièges sur les 86 du parlement régional.

Les résultats du scrutin régional confirment les résultats nationaux : l'ANC sort vainqueur mais les contrastes sont importants et expriment assez bien l'impact de la politique des bantoustans. Si le parti de N. Mandela gagne dans les six provinces où des bantoustans ont été réintégrés 19, témoignant de l'échec d'une politique de division et de partition, il reste que le NP a remporté le Cap de l'Est et que le KwaZulu-Natal a donné la victoire à l'IFP [M. Meredith, p. 184].

Dans ce contexte de fin d'apartheid territorial et de recomposition de l'État sud-africain, l'empreinte des bantoustans, disparue sur le plan institutionnel, semble néanmoins perdurer sur le plan structurel, soit par défaut, soit par excès : dans les deux cas, le nouveau découpage géographique et administratif de l'Afrique du Sud en provinces auxquelles la Constitution de 1993 a accordé de nombreux pouvoirs met en relief les difficultés que l'État central va connaître pour parvenir à éradiquer les inégalités générées par l'ancien régime et à cicatriser les blessures causées par cette politique ségrégationniste.

La marque profonde et durable des bantoustans, l'autre face de la réintégration

Comme dans toute autre analyse de la genèse des normes, celle du processus en cours visant la restructuration territoriale de l'Afrique du Sud invite à porter un regard sur l'ensemble des dimensions sous-jacentes à cette dynamique et à ne pas en rester à la seule dimension institutionnelle qui conduirait à adhérer au principe de la « table rase » 20.

19. Une septième, la province du Cap du Nord, est également acquise à l'ANC mais à la faveur d'un compromis local avec le DP. En termes plus globaux, les Noirs ont voté pour l'ANC à 80 % et à 3 % pour le NP ; les Blancs ont voté pour le NP à 65 % et à 2 % pour l'ANC ; les Métis se sont portés sur l'ANC à 30 % et sur le NP à 65 %, enfin, les Indiens ont voté de façon plus dispersée : 25 % pour l'ANC, 10 % à 20 % pour l'IFP et 50 % pour le NP. Les autres partis n'obtiennent que des résultats médiocres dans l'ensemble des provinces : 14 sièges au total pour le FF de Viljoen, 12 sièges pour le Parti démocratique, 3 sièges pour le PAC et l'ACDP et seulement 1 siège pour les petits partis.

20. Cette volonté de ne pas séparer l'examen de la norme de la réalité sociale et économique se retrouve dans l'analyse

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Le processus de transformation-restructuration de l'architecture du système politicoadministratif sud-africain est aussi bien le résultat des négociations entre les principaux partenaires politiques concluant à une forme de quasi-fédéralisme que le produit d'une logique sociale dent la plus délicate des dimensions consiste à prendre en compte l'échec de la politique des bantoustans de sorte à éradiquer les inégalités générées.

Il semble qu'un mouvement contradictoire s'observe consistant, d'une part, en une forme d'autonomie assez poussée pour des provinces qui auraient une identité (juridique) propre et dont la tendance centrifuge s'affirmerait sur la base d'une logique visant à fragmenter le pouvoir central et, d'autre part, en contrepoint, à considérer le processus de décentralisation comme la volonté de donner aux aspirations populaires un cadre d'expression et de participation, promoteur d'une citoyenneté active découvrant de nouvelles formes d'exercice et de légitimation du pouvoir provincial (et local) à l'intérieur d'un État unique.

Le nouveau découpage administratif souligne ces deux logiques : si l'empreinte structurelle laissée par les bantoustans, doublée d'une marque en creux qui semble pérenniser l'idée du développement séparé, s'inscrit dans la continuité d'une politique de division et de séparation réaménagée (la « face d'ombre » de la décentralisation sud-africaine), l'alternative proposée par l'ANC et mise en oeuvre par le gouvernement d'unité nationale (GNU), prenant en compte ce lourd héritage, tend à mettre la décentralisation au service de la reconstruction et de la réunification (la « face de lumière »), comme le laisse pressentir la Constitution définitive adoptée le 8 mai 1996 par l'Assemblée constituante 21.

Le « fantôme des bantoustans » hante (et hantera encore longtemps) le nouvel État en gestation en conditionnant les ressorts internes de la nouvelle configuration administrative ainsi que ceux de la recomposition du système de représentations de l'État sud-africain dans les trois sens du terme : les références et attitudes socio-spatiales, les relations gouvernants-gouvernes et la mise en scène du pouvoir [J. Palard, p. 2].

La délicate réintégration structurelle des bantoustans

La réintégration structurelle des bantoustans renvoie à deux dimensions cardinales de l'héritage de la politique de « développement séparé » qui ont largement innervé les comportements : la réunification des administrations issues de ces territoires et la pauvreté endémique de ces zones.

de la décentralisation en France. Sur ce point, voir l'article de J. CAILLOSSE, « La décentralisation, mode d'emploi », Revue de droit public et de la science politique, LGDJ, Paris, 1988, p. 1229-1250.

21. Il est à noter que la Constitution définitive doit être contrôlée par la Cour constitutionnelle comme prévu par l'article 71 de la Constitution intérimaire afin de vérifier si les 34 principes constitutionnels sont (ou non) respectés. Les premières auditions en vue du jugement de la Cour ont commencé le 1er juillet 1996. Il est donc fort possible que certains des aspects traités dans cet article puissent être modifiés.

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HERODOTE

Depuis la fin « officielle » de l'apartheid, de nombreuses enquêtes témoignent des innombrables cas de banqueroutes ou de gestions frauduleuses auxquelles se sont livrés les dirigeants des bantoustans avec la bénédiction de Pretoria, gage d'un contrôle politique et social sans cesse renouvelé. Ces déficits cumulés et ces gestions reposant en grande partie sur la corruption et le népotisme constituent de puissantes contraintes dans le cadre de la réintégration des bantoustans dans les provinces qui héritent ainsi d'un passif très lourd 22.

Par ailleurs, ces procédés ont profondément marqué les esprits des populations noires, notamment dans l'accès aux services ou aux emplois, de telle sorte que les références et les attitudes sociales auront beaucoup de mal à disparaître rapidement, laissant aux provinces qui ont réintégré ces territoires une tâche d'importance en termes de réconciliation et de réunification.

Dans ce sens, la réunification des anciennes administrations des bantoustans ressortit aux mêmes considérations et s'inscrit dans un processus de démocratisation et de rénovation du secteur public sud-africain dans son ensemble.

En partie déjà entamé dans l'armée et la police, le processus en cours participe également de la recomposition de l'État sud-africain, tout en en constituant une des principales contraintes compte tenu de l'héritage laissé par la politique des bantoustans ; l'exemple du système éducatif illustre assez bien ce propos.

Divisé en 18 ministères de l'Éducation du temps de l'apartheid, le système scolaire sudafricain doit être réunifié en un seul ministère public dont la charge et la mise en oeuvre incombent, selon le texte constitutionnel de 1993, aux provinces. Le principal problème réside dans le processus simultané de réintégration et de décentralisation qui, en l'absence d'une législation nationale harmonisée compte tenu de la rapidité (et de l'ampleur) des changements, ne manquera pas de connaître des difficultés dans l'adéquation et la redistribution des moyens. Le cas de l'école de Potgeitersrus dans la province Nord qui refuse d'intégrer des écoliers noirs au motif de « la protection de la culture et de la langue afrikaans » préfigure ce genre de tensions mi-politiques mi-culturelles générées par une recomposition contrainte de l'État sud-africain 23.

Principal — et dramatique — héritage de la politique des bantoustans, la pauvreté des populations de ces territoires est considérée par nombre d'observateurs comme l'héritage structurel le plus lourd à surmonter aussi bien pour le gouvernement central que pour les provinces.

22. Voir les deux rapports publiés par le gouvernement sud-africain en 1994 concernant la gestion du Gazankulu et du Lebowa, ainsi que les révélations de la presse sud-africaine à propos du Transkei et du Bophuthatswana, Weekly Mail, vol. 11, n° 8, 24 février-2 mars 1995, p. 13 ; et ibid., vol. Il, n° 42, 13-19 octobre 1995, p. 6.

23. Weekly Mail, vol. 12, n° 5,2-8 février 1996, p. 10-11. La réintégration-réunification des 14 ministères des Affaires sociales présente les mêmes difficultés. Democracy in Action, vol. 9, n° 7, décembre 1995, p. 5.

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Tous les indicateurs socio-économiques classiques montrent que les provinces qui ont réintégré des bantoustans sont celles qui connaissent le plus de difficultés, aussi bien en termes d'analphabétisme qu'en termes de chômage, de pénurie de logements, d'inégalités dans l'accès aux services de santé ou d'inégalités de revenus, de richesse ou d'opportunités d'emplois.

Par ailleurs, des distorsions importantes caractérisent les potentialités de développement économique des différentes provinces, mesurées par la chute rapide du produit intérieur brut : si les provinces du Cap de l'Ouest et du KwaZulu-Natal semblent mieux armées sur ce plan, d'autres comme la province du Cap du Nord, le Cap de l'Est ou la province Nord demeurent essentiellement rurales et dépourvues de ressources minières ou d'infrastructures industrielles 24.

Tous ces indicateurs peuvent être ramenés à un seul, celui du taux de pauvreté moyen des provinces. Alors que selon le Programme de reconstruction et de développement (RDP), le taux moyen de pauvreté se situe autour de 40 % de la population totale sud-africaine, le taux de pauvreté des provinces qui ont réintégré tout ou partie des bantoustans varie entre 78 % pour la province du Cap de l'Est, 77 % pour la province Nord et 66 % pour la province de l'État libre (ex-province de l'État libre d'Orange). En outre, les trois autres provinces dont le découpage a réintégré des bantoustans connaissent des taux de pauvreté qui dépassent plus de la moitié de la population totale : le Nord-Ouest (57 %), le KwaZulu-Natal (53 %) et le Mpumalanga (52 %) 25.

Force est alors de constater que l'empreinte structurelle des bantoustans réintégrés dans les provinces condamne les provinces (mais aussi le GNU) à prendre des décisions rapides dans de nombreux domaines de manière à éradiquer le plus rapidement possible les inégalités léguées par la politique de développement séparé. C'est toutefois à ce niveau que l'action de l'ANC et du gouvernement sera jugée et il semble bien que les difficultés à surmonter constituent des blocages potentiels sur la voie de la reconstruction et de la réunification, même si pour l'instant la population la plus déshéritée et la plus défavorisée continue à faire confiance au gouvernement de Nelson Mandela.

Enfin, la réintégration des bantoustans et le nouveau tracé des provinces ont soulevé des « conflits de frontières » reflétant certains enjeux de la recomposition socio-spatiale en cours. Rapporté aux provinces, cela s'est essentiellement traduit par un conflit entre pro24.

pro24. Bank of South Africa, Southern Africa's Nine Provinces, A Human Development Profile, 1994, repris dans une version synthétique par RENAPAS, Les Neuf Provinces, un nouveau schéma de développement, Arcueil, sans date, p. 2-7.

25. Bien que ne réintégrant aucun bantoustan, la province du Cap du Nord est la seule province à conserver un taux de pauvreté bien supérieur à la moyenne nationale (57 %). A l'inverse, deux provinces (le Cap de l'Ouest et le Gauteng), qui n'ont eu à réintégrer aucun bantoustan, ont un taux de pauvreté en dessous de 30 %. Weekly Mail, vol. 10, 8-14 avril 1994, p. 20 et ibid., vol. 12, n° 5, 2-8 février


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vinces relatif à la délimitation des frontières et au transfert de certaines zones sous l'autorité d'une autre province.

La vive tension entre les Premiers de la province Nord et du Mpumalanga en mai 1995 constitue un exemple assez précis de cette délicate recomposition territoriale et politique 26.

La zone de Bushbuckridge, anciennement constituée de districts du Gazankulu et de districts du Lebowa, est à cheval sur la frontière qui sépare les deux provinces. Bastion de l'ANC et de Matthew Phosa, Premier du Mpumalanga, cette zone abrite également plusieurs projets agro-industriels rentables. Elle devait être transférée en septembre 1994 à la province du Nord de manière à préparer le mieux possible les prochaines élections locales.

Le problème tient en fait au long et complexe processus constitutionnel qui doit officialiser le transfert (article 124 alinéa 3 et 5). La Constitution prévoit qu'un référendum doit se tenir dans les six mois suivants les élections d'avril 1994 afin de déterminer le statut de zones comme Bushbuckridge. Passé ce délai, les frontières ne peuvent être redéfinies que si les deux assemblées provinciales approuvent le changement, si le Sénat vote la modification des frontières aux deux tiers et si cette modification est ratifiée à la majorité des deux tiers par les deux chambres réunies conjointement en Parlement. Or, si le parlement du Mpumalanga a approuvé, celui de la province Nord a refusé de voter favorablement le projet : le Premier de cette province, Ngoake Ramatlhodi, voulant « en échange » que les zones de Groblersdal et de Marble Hall incorporées dans le Mpumalanga soient transférées dans la province Nord.

Devant cette impasse, des débuts de violences dans la zone de Bushbuckridge ont cristallisé d'anciens heurts. En effet, cette zone quelque peu instable a déjà été par le passé le théâtre de tensions et de « conflits ethniques » entre les locuteurs Pedis et les locuteurs Tsongas, eux-mêmes artificiellement regroupés dans cette zone et en grande partie manipulés par les chefs locaux appuyés par Pretoria, dont l'enjeu était l'appropriation de cette zone 27.

Sans tirer trop hâtivement de conclusions générales, de telles tensions sont révélatrices d'un risque de conflit produit par l'héritage de l'apartheid territorial : en tentant à nouveau de superposer les dimensions territoriales et identitaires dans un cadre étroitement délimité, le processus de recomposition politique et territoriale risque de permettre l'émergence et l'expression d'attitudes nouvelles et contradictoires, principalement au moment de la réforme foncière et de la restitution des terres expropriées par les colons blancs.

Les mutations structurelles imposées par cette « réintégration-provincialisation » ne doi26.

doi26. vol. 11, n° 20, 12-18 mai 1995, p. 4.

27. Weekly Mail, vol. 11, n° 21, 19-25 mai 1995, p. 6. D'autres conflits de frontières portant essentiellement sur l'intégration de certains districts des anciens bantoustans dans telle ou telle province ont surgi durant l'année 1995 et sont recensés dans les enquêtes du South African Institute of Race Relations (South Africa Survey 1995-96, p. 438-444).

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vent pas seulement se limiter aux changements constitutionnels, elles doivent s'inscrire dans une politique de redistribution assez large permettant un rééquilibrage entre les provinces, sous le contrôle de l'État central. On comprend alors un peu mieux l'âpreté des négociations relatives à la forme du futur État sud-africain ainsi qu'aux pouvoirs attribués aux provinces et aux nouvelles relations entre le centre et la périphérie ou entre les gouvernés et les gouvernants.

Les effets pervers de l'ingénierie juridique dans les nouvelles relations État-périphérie

La provincialisation, avatar du fédéralisme, est conçue en Afrique du Sud par le Parti national et nombre de ses alliés directs ou indirects comme un instrument de fragmentation du pouvoir. Cette forme de structuration et d'aménagement du pouvoir prend sa source dans le postulat, longtemps manipulé et mis en place par le recours à la force, de la diversité et de l'hétérogénéité de la population sud-africaine, exprimé sur le plan territorial par la politique des bantoustans.

Pour autant, les rapports entre l'État central, les administrations et les collectivités territoriales décentralisées (provinces, Black Local Authorities) mais aussi les bantoustans autonomes ou indépendants, bien que le corpus juridique ait tendu à légitimer le contraire, obéissent globalement à une structure unique du pouvoir ainsi qu'à sa reproduction.

En Afrique du Sud, c'est justement cette structure unique du pouvoir que le texte constitutionnel transactionnel de 1993 a tenté de réduire, au moins partiellement ; l'idée directrice étant alors pour le Parti national — et pour l'IFP — de créer des zones territoriales suffisamment fortes dotées de pouvoirs autonomes afin de concurrencer l'État central et éventuellement de s'en passer.

La logique semble dès lors renversée : si les bantoustans ont toujours été perçus et mis en oeuvre comme des zones dépotoirs pour y parquer des populations en trop, renforçant corrélativement le pouvoir de l'État central, le texte constitutionnel transitoire prévoit, en revanche, des provinces aux pouvoirs renforcés, proches des entités fédérées d'un État fédéral. Ces zones administratives visent ainsi à fragmenter le pouvoir de l'État central en le privant des moyens de mettre en application sa politique de reconstruction et d'unification nationale, au moins dans les provinces où le parti de Nelson Mandela n'a pas obtenu la majorité absolue.

L'empreinte des bantoustans est toujours effective dans la mesure où l'idée fondatrice, celle de la division et de la séparation, semble être reproduite sous les habits juridiques plus respectables d'une (quasi-)fédération. Il y aurait alors poursuite du principe sur lequel reposait la politique des bantoustans, leur réintégration (ou non) dans les provinces permettant de diffuser le modèle qui leur a servi de fondement en tentant de le retranscrire à l'échelle des provinces.

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Ce processus de fragmentation du pouvoir de l'État central est matérialisé sur le plan territorial par le tracé des nouvelles provinces auxquelles ont été dévolus des pouvoirs importants et par 13 des 34 principes constitutionnels conditionnant la rédaction de la Constitution finale. L'ensemble de ces dispositions constitutionnelles s'apparente pour beaucoup aux mécanismes et aux principes fédéraux — de séparation, d'autonomie et de participation — limitant les constituants dans leur interprétation 28. Toutefois, le texte de la Constitution définitive apporte de nombreuses précisions relatives aux nouveaux rapports entre l'État central et les provinces, sous la réserve expresse de leur éventuelle modification par la Cour constitutionnelle.

• Du quasi-fédéralisme prévu par la Constitution transitoire... — Le principe de séparation est évoqué par le principe constitutionnel 16 qui organise les trois niveaux de gouvernement ainsi que par la représentation démocratique de chacun de ces niveaux (principe 17). Le principe 18 indique, par ailleurs, que les pouvoirs, les frontières et les fonctions des provinces qui seront définies dans la Constitution finale ne pourront être modifiés qu'à la suite de procédures spéciales constitutionnalisées et requérant toujours des majorités qualifiées : chacune des deux chambres devra voter à la majorité des deux tiers ; les assemblées régionales devant également consentir à ces modifications (article 62).

Cependant, c'est le principe constitutionnel 19 qui semble affirmer le plus nettement le principe de séparation, en insistant sur la distinction entre pouvoirs concurrents et pouvoirs exclusifs de chaque niveau de gouvernement 29. La traduction du principe dans la Constitution intérimaire est toutefois moins tranchée en reconnaissant au pouvoir central, sous certaines conditions, une autorité et une liberté d'action plus amples, principalement dans les domaines de compétence générale relatifs à la défense nationale, au privilège de battre monnaie et aux relations internationales.

Bien que plus imparfaitement déterminé, le principe d'autonomie est cependant repérable dans la Constitution intérimaire dans la mesure où les provinces ont le pouvoir, en vertu de l'article 160, de rédiger leur propre Constitution et de l'adopter à la majorité des deux tiers en respectant les principes constitutionnels inclus dans le texte transitoire.

Si le principe 20 stipule que chaque niveau de gouvernement, y compris le niveau local, aura des pouvoirs législatifs et exécutifs appropriés qui leur permettront d'assurer convenablement leur fonction, il n'est pas fait de référence explicite à une quelconque « sou28.

sou28. d'autant plus que l'ANC (311 sièges) n'a pas réussi à obtenir les deux tiers des sièges à l'Assemblée constituante (soit 327) nécessaires pour pouvoir rédiger seul la nouvelle Constitution.

29. L'annexe 6, modifiée par l'article 14 de la loi du 2 mars 1994, précise les 29 domaines de compétences qui portent sur l'organisation et le développement des services et des affaires socio-économiques et culturelles intéressant les populations des provinces.

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veraineté théorique » de chaque ordre de gouvernement. De même, le texte constitutionnel n'envisage pas de contrôle hiérarchique ni politique de ces niveaux de gouvernement, seul un pouvoir judiciaire peut exercer un contrôle juridictionnel en matière de constitutionnalité des lois — rôle dévolu à la Cour constitutionnelle — ou en matière de légalité des actes, rôle assuré par la Cour suprême.

Dans la Constitution intérimaire, l'autonomie des niveaux de gouvernement se traduit essentiellement par la définition de critères qui doivent encadrer l'attribution des pouvoirs sur la base du respect de la viabilité financière de chaque niveau ainsi que sur celle d'une administration publique effective (principe 20).

Pour ce faire, le principe 21 établit que « l'échelon pour lequel les décisions pourront être les plus effectives au regard de la qualité des services rendus sera l'échelon responsable et comptable de ses actes pour la qualité du service rendu et une telle répartition sera constitutionnalisée ».

Cette définition, assez proche du principe de subsidiarité connu en Europe, est néanmoins tempérée par les alinéas suivants qui donnent au gouvernement central la possibilité d'intervenir à titre principal dans les services publics, en faveur de l'unité économique et dans le domaine de la sécurité. Le gouvernement central peut également « parler d'une seule voix ou agir en une seule entité » dans les relations avec les autres pays et garantir une égalité en matière de coopération entre les provinces (article 126). En outre, le principe 22 affirme qu'« en cas de conflit relatif à un pouvoir législatif entre le niveau national et le niveau provincial qui ne puisse être réglé par le pouvoir judiciaire, ledit pouvoir législatif sera conféré au niveau central ».

En Afrique du Sud comme ailleurs, le degré (effectif) d'autonomie des provinces se mesure à l'aune de leur capacité financière. Les budgets des provinces sont alimentés par deux sources : les dotations de l'État et les impôts locaux, l'article 155 disposant que les provinces ont droit à une part équitable du revenu perçu nationalement afin de leur permettre de remplir leurs missions et d'exercer leurs fonctions. Il incombe en outre au Parlement national de fixer « raisonnablement, après avoir pris en considération l'intérêt national et les recommandations de la commission financière et fiscale », le pourcentage du montant provenant de l'impôt sur le revenu des personnes physiques et de la taxe sur la valeur ajoutée perçu dans les provinces, qui leur sera alloué (articles 155 et 156 de la Constitution intérimaire). Par ailleurs, les provinces bénéficient d'autres allocations de ressources, conditionnées ou non, prélevées sur le revenu national, conformément à une loi votée par le Parlement.

Cet ensemble de dispositions tend à corriger les inégalités entre les provinces qui conditionnent en grande partie l'effort économique et social du gouvernement d'unité nationale.

D'un côté, le NP craint de voir certaines provinces — et principalement le Cap de l'Ouest — qui n'ont pas eu à (ré)intégrer la population et les infrastructures des bantoustans,

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ne pas bénéficier de l'intégralité de la redistribution financière. Sans ce transfert financier, les provinces ne pourront pas concrètement envisager l'autonomie — ni d'ailleurs une réelle séparation — et seront considérées comme des échelons administratifs, sous l'autorité hiérarchique du gouvernement central [S. Friedman et D. Atkinson, 1994, p. 156]. Afin de prévenir cette éventualité, la loi de mars 1994, fermement négociée, a introduit plusieurs modifications substantielles qui renforcent les pouvoirs des provinces dans le domaine fiscal 30.

En définitive, ces aspects particuliers risquent fort bien de conditionner l'avenir des provinces entre les provinces « riches » qui sont en grande partie capables de s'assumer financièrement et les pauvres sur lesquelles pèse le poids de presque cinquante années de racisme, de discrimination, d'exploitation et d'inégalités. Ce qui peut très bien s'apparenter à une autre manière de reproduire l'apartheid territorial.

De l'autre côté, l'ANC a particulièrement insisté sur la nécessité de prévoir constitutionnellement une redistribution financière équitable en fonction des contextes régionaux : le rattrapage et l'abolition des inégalités socio-économiques créées par la politique d'apartheid passent par une décentralisation qui renforce « la démocratisation de l'accès aux ressources et développe le potentiel de l'Afrique du Sud en établissant un programme cohérent de reconstruction » [ANC, 1994, p. 11]. Dans cet esprit, une Commission fiscale et financière nationale et des corps semblables dans chacune des provinces doivent faire des recommandations sur la redistribution des revenus collectés nationalement en prenant en compte « l'intérêt national, les disparités économiques entre les provinces aussi bien que les besoins des populations et du développement ainsi que les intérêts légitimes des diverses administrations ou provinces » (principe 27).

Enfin, le principe de participation offre la possibilité aux provinces d'être représentées et de participer aux décisions prises au niveau national. Ainsi, le Parlement est composé de deux chambres : une Assemblée nationale, élue par la population à la représentation proportionnelle, pour moitié sur des listes nationales et pour moitié sur des listes régionales, et un Sénat, représentant les provinces, à raison de dix sénateurs par province.

La surreprésentation des petites provinces (en termes de population) introduit une note de « régionalisme » dans le processus législatif. Cet élément de droit est toutefois tempéré par un autre élément de droit relatif au mode de désignation des sénateurs au prorata des résultats obtenus par les listes dans chacune des provinces, la victoire assez nette de l'ANC dans l'ensemble des provinces atténuant alors cette provincialisation.

D'ailleurs, outre les nombreuses références à la « protection de l'unité nationale » contenues dans le texte constitutionnel intérimaire, la volonté affichée de l'ANC de rebâtir

30. Les modifications ont porté sur le renforcement du pouvoir fiscal des assemblées régionales en leur permettant de créer des impôts et des taxes autres que celles qui sont collectées nationalement (article 156 amendé).

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LE PROCESSUS DE RECOMPOSITION DE L'ETAT SUD-AFRICAIN ET L'EMPREINTE DES BANTOUSTANS

un État sud-africain unique organisant la mise en oeuvre d'une véritable démocratie locale par l'intégration des associations de bases (civics, ONG, etc.) a été concrétisée en grande partie par les élections locales du 1er novembre 199531.

• ... au « gouvernement coopératif » organisé par la Constitution définitive. — Le texte constitutionnel définitif adopté le 8 mai 1996 par l'Assemblée constituante mais non encore promulgué, permet de repréciser les rapports entre le centre et les provinces de manière à assurer un meilleur équilibre des pouvoirs en posant, même si cela n'est pas explicitement inscrit dans le texte, un principe nouveau mis en oeuvre par plusieurs modalités d'application.

Fruit des débats et des travaux commencés en janvier 1995, la Constitution définitive a été adoptée par 421 voix contre 2 et 10 abstentions, c'est-à-dire avec plus de la majorité requise des deux tiers et introduit le principe de « gouvernement coopératif » dans le cadre d'un État démocratique et souverain.

Ce principe, défini au chapitre 3 de la Constitution finale, implique que les trois niveaux de gouvernement (national, provincial et local) doivent harmonieusement coopérer entre eux de sorte à rompre avec l'idée de fragmentation (du pouvoir ou territoriale) et à affirmer, bien que de manière encore peu explicite, le retour à un État unitaire mais décentralisé.

L'alinéa 1 de l'article 41 dispose ainsi que « toutes les sphères de gouvernement et tous les organes de l'État doivent préserver la paix, l'unité nationale et l'indivisibilité de la République [...] et qu'ils doivent mettre en oeuvre un gouvernement effectif, transparent, responsable et cohérent pour la République tout entière [...]».

Ces formules indiquent que la Constitution semble s'éloigner du schéma quasi fédéral transitoire : non seulement, les idées de solidarité et d'unité nationale sont réaffirmées, mais elles s'accompagnent d'une nécessaire coopération entre les niveaux de gouvernement qui doit promouvoir et faciliter les relations intergouvernementales dans une République démocratique et unique.

Les modalités d'application de ce principe concourent également à renforcer l'unité et l'indivisibilité de la République en redonnant à l'État central un rôle actif de décideur et d'initiateur tant dans la prévalence accordée à la législation nationale sur la législation provinciale que dans les relations entre les provinces et l'État central, principalement au sein du Parlement sud-africain.

31. Avec 66,37 % des suffrages exprimés, l'ANC arrive largement en tête des élections locales du 1er novembre 1995, enregistrant une progression de 3,5 % par rapport aux élections d'avril 1994. Le NP obtient seulement 16,2 % des voix, mais les élections dans la ville du Cap ont été reportées au 29 mai 1996. L'IFP enregistre une chute assez importante, n'obtenant que 0,7 % des voix, mais là aussi le résultat est quelque peu faussé, les élections dans la province du KwaZulu-Natal ayant été également différées pour se tenir, initialement le 29 mai, puis à nouveau reportées courant juin 1996 ([H. MARAIS, p. 18] ; South Africa Survey 1995/96, p. 454).

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HERODOTE

Même si les provinces conservent des compétences exclusives dans des domaines fonctionnels identiques à ceux qui ont été déterminés par le texte constitutionnel transitoire ainsi que des compétences concurrentes avec l'État central, certaines dispositions du texte constitutionnel définitif disposent que le niveau national pourra prévaloir sur le niveau provincial.

Ainsi, l'article 100 de la Constitution finale prévoit que l'exécutif national peut superviser le niveau provincial en prenant des dispositions qui permettent au niveau provincial d'accomplir ses obligations. Cette intervention peut s'avérer nécessaire pour maintenir notamment « un niveau minimal dans les services publics, pour maintenir l'unité économique, pour maintenir la sécurité nationale ou afin de prévenir des actions déraisonnables d'une province à rencontre d'une autre province ou du pays tout entier ».

De même, en cas de conflit entre la législation nationale et la législation provinciale dans les matières énumérées à l'annexe 4 relative aux compétences concurrentes, l'article 146 de la Constitution finale prévoit que « la législation nationale qui s'applique uniformément sur l'ensemble du pays prévaut sur la législation provinciale si n'importe laquelle des conditions suivantes est satisfaite : la législation nationale intervient dans un domaine qui ne peut être effectivement réglé par la législation adoptée par les provinces respectives ; les intérêts du pays tout entier requièrent une décision qui traite uniformément de l'ensemble de la nation et la législation nationale prévoit que soient uniformément établis les normes et standards, les réseaux et les politiques nationales. La législation nationale est également nécessaire pour le maintien de la sécurité, [...] pour la promotion des activités économiques entre les provinces, pour la promotion d'un égal accès aux services du gouvernement ou pour la protection de l'environnement ».

La récurrence des termes « uniformité » ou « pays tout entier » (country as a whole) souligne la nature unitaire du nouvel État sud-africain et la volonté de rompre avec les symboles de division et de ségrégation territoriale légués par la politique des bantoustans.

Ce constat est corroboré par l'analyse (rapide) du nouveau Parlement qui permet d'impliquer plus concrètement l'exécutif des provinces à la détermination de la législation nationale afin justement de conserver (et de renforcer) l'unité et l'indivisibilité de la République.

Pour ce faire, la Constitution définitive a conservé l'Assemblée nationale, bien que diminuant le nombre de députés (de 400 à 350), mais a aboli le Sénat et l'a remplacé par un Conseil national des provinces (National Council of Provinces — NCOP). Cette seconde chambre comprendra 90 conseillers nommés par les provinces à raison de six délégués permanents nommés par les assemblées provinciales et de quatre délégués spéciaux. Ces derniers comprendront le Premier de chaque province et trois membres de l'Assemblée provinciale désignés par le Premier. Ce Conseil a essentiellement un pouvoir législatif défini à l'article 68 qui lui permet de discuter, d'amender ou de rejeter tout projet ou proposition de loi. Selon ce même article, il peut proposer des lois dans les domaines de compétence concurrente prévus à l'annexe 4 de la Constitution finale.

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LE PROCESSUS DE RECOMPOSITION DE L'ETAT SUD-AFRICAIN ET L'EMPREINTE DES BANTOUSTANS

Bien que le bicaméralisme égalitaire intervienne dans le texte constitutionnel final essentiellement pour les lois entrant dans le domaine de compétence de l'annexe 4, la Constitution a prévu un Comité de médiation (Médiation Committe) en cas de conflit.

Composé de 9 membres désignés par l'Assemblée nationale et d'un délégué de chaque délégation provinciale au Conseil des provinces, ce Comité a pour tâche primordiale d'aplanir les divergences entre les deux chambres lors de la discussion d'un texte de loi affectant les provinces. Ainsi, si le Conseil national des provinces s'oppose à une loi ou désire en amender une, le projet sera transmis à ce comité pour qu'un consensus soit trouvé [M. Edmunds, p. 11].

Il est cependant intéressant de noter qu'en cas d'impasse au sein du Comité ou en cas de désaccord persistant entre les deux chambres, la Constitution donne la possibilité à l'Assemblée nationale de surmonter ce désaccord en votant le texte de loi à la majorité des deux tiers (alinéas 1-e et 1-i de l'article 76).

En introduisant ainsi le concept de « relations intergouvernementales » et de « gouvernement coopératif », la Constitution définitive, sous réserve de la décision de la Cour constitutionnelle, affirme la volonté de renforcer l'unité nationale et le caractère unitaire de l'État sud-africain en rompant avec les symboles de l'apartheid territorial.

Cependant, la mise en scène du pouvoir reste largement conditionnée par l'héritage de la politique des bantoustans.

La mise en scène du pouvoir, une délicate reformulation

Un des aspects les plus délicats de la transformation de l'État sud-africain réside dans le fait que le gouvernement d'unité nationale doit transcender la division de la population sud-africaine et la partition territoriale pour en faire un facteur de dynamisme et de richesse contribuant à reconstruire un État unifié et démocratique. Redonner le pouvoir aux populations et les inciter à participer aux décisions les concernant constitue une des dimensions innovantes de la provincialisation sud-africaine conjuguée à la restauration d'une démocratie locale. Toutefois, les résistances potentielles héritées de la politique des bantoustans en termes de recomposition des représentations politiques et de la mise en scène du pouvoir peuvent limiter plus ou moins durablement la restructuration territoriale — et la réunification du pays — en empêchant la décentralisation, en tant que porteuse de liberté et instrument de la démocratie, de s'exprimer pleinement.

Le principal héritage socio-politique laissé par l'échec de la politique des bantoustans concerne la division identitaire de la population noire sur laquelle se sont superposées des structures administratives et politiques. Une telle atomisation ethnique n'est pas sans poser des problèmes au regard de la reconstruction de l'État sud-africain. D'ailleurs, le glissement sémantique aisément repérable dans le texte constitutionnel intérimaire permet de passer

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HERODOTE

du principe du « diviser pour régner » à une reconnaissance et à une protection quelque peu disproportionnées des minorités et autres groupes.

De nombreuses dispositions font ainsi référence à la diversité linguistique encouragée et protégée (principe constitutionnel n° 11), au droit collectif à l'autodétermination dans la formation, la création et l'exercice d'organisations de la société civile incluant des associations culturelle, linguistique ou religieuse (principe n° 12). En outre, la participation des partis politiques minoritaires doit être assurée dans le processus législatif de manière compatible avec la démocratie (principe n° 14) ainsi que, selon les termes du principe n° 34, la reconnaissance du droit à l'autodétermination pour toute communauté partageant une culture et un héritage linguistique communs dans le cadre d'une entité territoriale à l'intérieur de l'Afrique du Sud.

Avancées considérables sur le chemin de la démocratie, ces dispositions constituent cependant de véritables problèmes pour la réunification territoriale de l'État sud-africain. En effet, si ces principes constitutionnels pourraient tout à fait trouver à s'exprimer dans un certain nombre de démocraties occidentales — ce qui est d'ailleurs rarement le cas —, ils s'analysent en Afrique du Sud comme autant d'obstacles à la reconstruction de l'État. En superposant la diversité culturelle et la fragmentation territoriale du pouvoir par le biais des provinces, il est fort probable que, dans le moyen terme, les efforts de l'État central dans sa tâche de réunification s'en trouvent limiter.

De ce point de vue, la Constitution définitive — qui entrera en vigueur en 1999 — doit d'abord faire l'objet d'un contrôle de constitutionnalité par la Cour constitutionnelle. La nouvelle architecture administrative et institutionnelle pourrait être sensiblement modifiée si les juges constitutionnels censurent certaines dispositions au regard des principes constitutionnels inscrits dans le texte transitoire.

Dans un autre domaine, le principe constitutionnel n° 13 participe de la même idée en conférant aux leaders traditionnels, et donc aux pouvoirs locaux traditionnels réinventés et manipulés par Pretoria aux fins de sa politique de partition et de division, un statut constitutionnalisé (chapitre 11, articles 181 à 184 de la Constitution intérimaire).

Aux termes de ce principe, « l'institution, le statut et le rôle des leaders traditionnels selon les lois indigènes seront reconnus et protégés par la Constitution. Les lois indigènes, comme le droit commun, seront reconnues et appliquées par les cours de justice, mais seront soumises néanmoins au respect de la Déclaration des droits contenue dans la Constitution ».

Cette reconnaissance constitutionnelle soulève une question essentielle en matière de mise en scène du pouvoir. Les leaders traditionnels reçoivent un rôle considérable dans la définition des nouvelles relations entre le centre, les provinces et les communautés locales. Ils peuvent même, ultime paradoxe, devenir des acteurs politiques et sociaux d'un genre nouveau, en tout cas, bien plus importants et représentatifs que certaines « marionnettes » tant décriées par le passé.

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LE PROCESSUS DE RECOMPOSITION DE L'ÉTAT SUD-AFRICAIN ET L'EMPREINTE DES BANTOUSTANS

Au-delà du devenir individuel des leaders politiques des anciens bantoustans dont les reconversions sont contrastées 32, le poids des chefs traditionnels dans la recomposition spatiale et politiqu° de l'État sud-africain a surtout pesé à l'approche des élections locales de novembre 1995.

Traditionnellement dépositaires du sort des populations dont ils ont (reçu) la charge, les chefs traditionnels interviennent particulièrement dans la distribution et la répartition de la terre dans les zones rurales. Dans la perspective d'une loi visant à redistribuer la terre aux populations qui en ont été dépouillées par la force, le soutien, voire l'aide active de ces chefs traditionnels pourraient faciliter la tâche et permettre, par un effet de ricochet, de réconcilier tradition et modernité dans un État en totale recomposition territoriale et politique.

Les leaders traditionnels ont surtout été au coeur du découpage des circonscriptions électorales en prévision des élections locales du 1er novembre 1995, notamment dans la province du KwaZulu-Natal, de la province de l'État libre et du Cap de l'Est 33.

Ces chefs ont un pouvoir reconnu localement qui leur a permis de maintenir la stabilité politique dans les zones rurales, que ce soit en participant à la politique d'apartheid territorial ou en luttant contre cette politique, notamment au sein de la Contralesa. Un tel pouvoir est fermement négocié par les chefs dans le sens où leur devenir dans la nouvelle Afrique du Sud démocratique se mesure, pour les partis politiques nationaux (ANC, NP et IFP), en termes de contrôle de ces chefs et donc des populations qui en dépendent.

Si, dans le KwaZulu-Natal, l'ensemble de ces aspects s'est cristallisé autour d'une crise profonde entre le roi (des Zoulous) Goodwill et Buthelezi à propos de la suprématie politique dans cette province, mais aussi par la perpétuation des conflits sanglants entre l'TFP et l'ANC, il reste que le problème de leur rémunération 34, donc de leur contrôle, a fait l'objet d'un projet de loi débattu au Parlement (Rémunération ofTraditionnaî Leaders Bill) et promulgué en décembre 1995. L'enjeu est de taille : qui, de l'État central ou des provinces, devra rémunérer les chefs traditionnels et qui, par conséquent, pourra en retirer les bénéfices en termes électoraux ?

La solution retenue, après d'âpres discussions entre les sénateurs et les députés de l'ANC

32. Par exemple, Holomisa, ancien Premier ministre du Transkei, est devenu ministre adjoint aux Affaires environnementales et au Tourisme ; Buthelezi a reçu le portefeuille ministériel des Affaires intérieures, et Mangope, ex-président du Bophuthatswana destitué en mars 1994, a reconstitué un parti politique, l'United Christian Démocratie Part)', en lice pour les élections locales.

33. Weekly Mail, vol. 11, n° 50, 8-14 décembre 1995, p. 4.

34. Le système est très disparate et les inégalités assez grandes, fruits de la politique discriminatoire des bantoustans. Ainsi, en 1995, un Paramount Chief du Transkei pouvait percevoir 291 246 rands par an alors qu'un député ne recevait « que » 154 000 rands par an. De même, les inégalités entre chefs traditionnels sont de même nature : un Paramount peut recevoir jusqu'à 291 246 rands par an et un simple chef seulement 2 400 rands par an.

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HERODOTE

et de l'IFP, consiste en ce que le président sud-africain détermine les différentes catégories de chefs traditionnels qui seront tous rémunérés dorénavant par le gouvernement central en accord avec le Conseil national des chefs et la Commission des rémunérations. En outre, la règle du non-cumul des rémunérations a prévalu, le Parlement demeurant prépondérant dans le sens où aucune somme ne pourra être dépensée sans son accord préalable.

Cette loi qualifiée « de nécessaire pour harmoniser l'échelle des rémunérations des leaders traditionnels » permet d'éliminer les anomalies du régime d'apartheid et donc une des représentations très prégnantes du système des bantoustans (South Africa Survey, 1995-1996, p. 433).

Cet accord posant les règles de la répartition des compétences entre les différents niveaux de gouvernement semble préfigurer en quelque sorte la voie à suivre pour l'État sudafricain. Il devra en effet rester le coordinateur et le principal régulateur et décider des grandes orientations politiques alors que les provinces constitueront des relais d'autant plus efficaces qu'une marge d'autonomie administrative (et budgétaire) leur sera reconnue. La concurrence entre les provinces et l'État central, comme elle se matérialise dans le cadre du KwaZulu-Natal — à cet égard dernier vestige de l'apartheid territorial — pourra être réduite et ouvrir sur la « face de lumière » de la provincialisation dans le cadre d'un État unitaire.

Un nouveau modèle démocratique pourrait naître autour de l'État sud-africain restauré et démocratisé associant les autorités provinciales et locales à la définition des ressorts essentiels d'une décentralisation visant à éradiquer l'héritage de la politique d'apartheid territorial ainsi que ses autres manifestations. La tâche est lourde d'autant qu'elle s'inscrit dans le long terme, compte tenu des nombreux domaines que l'État sud-africain doit simultanément restructurer et reformaliser.

En premier lieu, il convient de réduire l'hypertrophie de l'État d'apartheid dont le nouveau gouvernement d'unité nationale a hérité. La pléthore d'administrations, de services publics ou parapublics invite à recomposer un secteur public unique au service de la population afin de permettre à l'État central d'engager des réformes structurelles profondes en confiant une partie de leur mise en oeuvre à des services déconcentrés, plus proches des réalités du terrain, que ce soit auprès des autorités provinciales, métropolitaines ou locales.

En deuxième lieu, cet effort de décentralisation doit favoriser la reconnaissance d'une légitimité aux structures nouvelles ainsi qu'aux élus locaux. L'apprentissage de cette démocratie de représentation et de proximité n'est pas une simple gageure : la suspicion et l'hostilité qui ont longtemps prévalu et pesé sur les diverses administrations imposées par Pretoria aux populations noires, notamment, ont conduit celles-ci à une réticence pour tout ce qui « venait d'en haut ». Le relatif succès de la campagne Mashakhane incitant les contribuables à payer les différentes taxes est significatif.

Enfin, le troisième ressort de la décentralisation vise à implanter durablement la démo108

démo108


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cratie locale qui n'a jamais fonctionné en Afrique du Sud. Cette idée repose sur un certain héritage de la politique des bantoustans (et d'apartheid plus globalement) qui a, de façon non anticipée par Pretoria, permis de créer un nombre considérable de réseaux et de structures d'entraide, de solidarité et de lutte. Ces organisations d'origine et de nature diverses (comités de défense, de jeunes, de femmes, civics, etc.) ont constitué depuis le milieu des années quatre-vingt des espaces socio-politiques d'un genre nouveau, transcendant les prétendues différences identitaires, en façonnant progressivement les comportements des populations en lutte avec le régime raciste. Elles ont ainsi permis d'expérimenter une forme de citoyenneté beaucoup plus immédiate en permettant aux hommes et femmes d'intervenir dans les débats concernant les aspects de leur vie quotidienne, que ce soit dans les lieux de résidence, dans les bantoustans ou dans les zones rurales, mais également sur les lieux de travail par l'intermédiaire des organisations syndicales.

L'originalité de ces pôles de citoyenneté locaux procède de leur mise en réseau, de leur coopération et de leur coordination sur la base de projets communs en permettant la réalisation et le développement de pratiques locales novatrices reposant sur l'idée d'une réelle participation des populations dans le processus de décision. Les résultats des élections locales de novembre 1995 fournissent la preuve de cette volonté et assurent les conditions nécessaires d'un nouvel élan pour l'ANC et pour l'ensemble des Sud-Africains, comme le souligne N. Mandela : « Notre pays est aujourd'hui une démocratie au sens plein du terme ; à travers le pouvoir des urnes nous enterrons, une fois pour toutes, notre passé. »

D'ailleurs, le texte constitutionnel définitif de 1996 prévoit d'associer les gouvernements locaux à la détermination des politiques nationales sans toutefois qu'ils aient le pouvoir de voter ces projets [M. Edmunds, p. 11]. Troisième étage du « gouvernement coopératif», le gouvernement local doit « promouvoir le développement social et économique et encourager l'implication des communautés et des organisations de base dans les affaires locales » (article 152).

L'intérêt de cette nouvelle structuration territoriale et de ces nouvelles relations intergouvernementales ne tient pas au seul découpage administratif décentralisé. Il s'agit surtout de redéfinir le rôle de l'État central, de reconstruire une nouvelle entreprise de domination étatique qui rompe avec les anciens réflexes discriminatoires du régime précédent. Pour cela, si la frontière entre fédéralisme et décentralisation est très ténue en Afrique du Sud, il reste que l'État sud-africain se doit en premier lieu de recouvrer une véritable légitimité. La reconstruction de la légalité et de l'acceptation de cette nouvelle légalité ne peut être le fait des gouvernements seuls, considérés comme uniques représentants de la société. Elle implique une nouvelle citoyenneté pour l'ensemble des Sud-Africains et l'émergence de forces politiques et sociales indépendantes de l'État : une déconnexion entre l'État, les syndicats et les partis politiques ainsi qu'une rupture radicale avec les pratiques de clientélisme,

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HERODOTE

de malversations, d'exactions, etc., est de ce point de vue tout aussi importante que la restructuration territoriale.

La recomposition de l'État sud-africain est au centre d'une problématique essentielle pour l'avenir de ce pays et de beaucoup d'autres : comment sortir définitivement de la colonisation et de toutes ses manifestations en évitant le dépérissement de l'État central comme cela a été trop souvent observé dans les phases de transition en Afrique 35 ?

L'originalité du processus en cours tient justement au fait que la restructuration de l'État sud-africain ne peut se concevoir sans prendre en considération simultanément toutes les dimensions politiques, constitutionnelles, culturelles ou socio-économiques. L'héritage de la politique des bantoustans est à cet égard lourd de conséquences, mais c'est en même temps un héritage qui a permis la création d'une multitude d'organisations de base qu'il convient maintenant d'associer aux décisions politiques tout en leur donnant les moyens de les mettre en oeuvre.

Le retour de l'État en Afrique du Sud n'est pas uniquement le fait de l'adoption d'une Constitution démocratique et a-raciale, c'est le produit d'une volonté très nette de la majorité, dont la dignité est recouvrée, de prendre en main son destin et d'être partie prenante à son fonctionnement. C'est certainement une des conditions essentielles afin d'éviter que, à peine reconstruit et recomposé, l'État sud-africain ne soit lui aussi menacé d'implosion, que ce soit par le bas (émergence de fractures ethno-régionalistes) ou par le haut (les effets négatifs d'une mondialisation forcenée). La route est encore longue et étroite vers la liberté...

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« Nous avons tout fait pour respecter la loi mais la loi ne nous respecte pas. »

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L'adoption de la nouvelle Constitution du 8 mai 1996 et le long processus de négociation constitutionnelle mis en oeuvre dès 1990, et en partie cadré par la Constitution intérimaire de 1994, donnent l'occasion de s'interroger non pas tant sur les termes mêmes de la Constitution que sur les conditions de production du nouveau régime sud-africain fondé non plus sur une gestion personnalisée, mais sur l'élaboration et l'acceptation de règles obligatoires 2. Les clauses de la Constitution et notamment les mécanismes de séparation et de collaboration des pouvoirs qu'elles définissent, les modalités de contrôle du pouvoir qu'elles établissent et les procédures de protection des gouvernés qu'elles proposent, occupent bien

1. Toutes les citations en anglais ont été traduites par l'auteur.

2. Variation sur J. HARRINGTON, Commonwealth ofOceana, 1656.

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HERODOTE

entendu une place fondamentale dans l'explication du régime politique sud-africain. La séquence historique particulière dans laquelle s'intègre cette adoption conduit à privilégier ici, pour l'analyse des logiques sociales du régime et de ses enjeux politiques, non pas tant l'exégèse classique des normes légales que le processus plus global de production des institutions politiques dont la nouvelle Constitution authentifie et magnifie l'existence.

L'Afrique du Sud est l'une de ces new democracies (nouvelles démocraties), c'est-à-dire plus exactement de ces democracies in the making (démocraties en construction) dont Francisco. C. Weffort identifie les caractéristiques suivantes : « Établies dans le contexte politique de la transition, elles incorporent inévitablement des legs importants de l'autoritarisme passé. Elles sont construites pendant une crise sociale et économique qui ne fait qu'accentuer l'impact de nouvelles inégalités sociales très marquées. Dans de telles conditions, elles optent pour une forme institutionnelle particulière insistant davantage sur la délégation que sur la représentation » [Weffort, 1994, p. 27]*. Le terme démocratisation doit toujours être compris comme une orientation vers un régime de type démocratique et jamais comme une transformation naturelle ou automatique, suivant en cela les analyses de Norbert Elias et d'Adam Przeworski. Cette présentation qui souligne à quel point la démocratisation s'apparente à un long processsus associant rupture et continuité demande cependant, en raison même de sa grande généralité et de sa généralisation à partir de cas latino-américains très spécifiques, à être réexaminée.

L'Afrique du Sud est inconstestablement une democracy in the making constituée sur la base de ce que Timothy Garton Ash appelle par association des termes reform et révolution, une refolution 21 [in Welsh, 1994, p. 86]. La refolution se révèle très différente de l'idée de révolution passive qu'ont tenté d'utiliser certains auteurs pour l'Afrique du Sud 4. Elle suppose en effet de prendre en compte non plus seulement les processus d'ouverture du recrutement de personnels politiques à des organisations rivales, mais aussi la transformation radicale des fondements idéologiques du régime. Celle-ci s'accompagne, bien sûr, d'une reprise d'éléments du passé, mais dans un ensemble idéologique, politique et institutionnel entièrement rénové ou, pour mieux dire, refondé. Il n'y a pas de ralliement au système, mais ralliement des principaux mouvements et leaders politiques à un nouveau mode de régulation du pouvoir en cours de production 5. Dans le contexte particulier du processus de démocratisation, la refondation s'apparente, par ses logiques d'autoconstruction, à la métaphore élaborée par Karl Popper pour expliquer la pensée scientifique demandant à ses

* Les références entre crochets renvoient à la bibliographie en fin d'article.

3. G.T. ASH, We the People, Granta, Cambridge, 1990, p. 14, à partir des cas polonais et hongrois.

4. J.F. BAYART ; MARYNCKZAK.

5. Cette analyse permet de différencier le modèle sud-africain de « démocratisation » des nombreuses expériences d'autres pays africains et débouche ipso facto sur une analyse très critique de ces dernières.

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L'INSTITUTIONNALISATION DU MIRACLE SUD-AFRICAIN

lecteurs d'imaginer un individu s'extrayant d'un marais en tirant sur les lacets de ses chaussures à la manière du baron de Mùnchhausen tirant sur ses cheveux pour s'élever dans les airs.

L'Afrique du Sud est engagée dans un processus de création institutionnelle. Il s'agit d'un processus dynamique et réflexif qui assure dans le même mouvement (mais ni au même rythme, ni selon des modalités identiques dans les différents secteurs sociaux) la production de nouvelles formules légitimantes et la construction d'institutions tout à la fois légitimées sur ces formules et chargées de valider la légitimité de ces formules légitimantes qui les fondent [Darbon, 1996]. La création institutionnelle est ainsi ce processus dynamique et réflexif qui tout à la fois «[...] entraîne et reflète un consensus moral et un intérêt mutuel » et «[...] en retour donne des significations nouvelles aux buts communs et crée de nouveaux liens entre les intérêts particuliers des individus et des groupes » [S. P. Huntington, 1968, p. 10]. On retrouve ainsi l'idée d'historicité sociale telle qu'elle est exposée par Alain Touraine pour étudier la production des sociétés, qui constate que « la société n'est pas ce qu'elle est mais ce qu'elle se fait être [...]. Elle crée l'ensemble de ses orientations sociales et culturelles par une action historique qui est à la fois travail et sens » [Touraine, 1973, p. 30].

Le changement progressif mais bien réel d'équipe dirigeante et de régime politique et plus encore la mutation radicale des fondements idéologiques du pouvoir et de l'ensemble de la société s'accompagnent de la production de nouveaux principes régulateurs, c'està-dire « de ces processus et entreprises qui tendent à organiser les modèles sociaux de façon stable » [Badie, 1994, p. 128]. L'enjeu fondamental de la transformation en Afrique du Sud est ainsi bien celui — combien paradoxal mais significatif — de l'institutionnalisation du « miracle » de la transaction démocratique, c'est-à-dire du passage d'une domination fondée sur l'usage systématique et arbitraire de la contrainte physique à une domination légitime fondée sur la suprématie de la loi incarnée dans le modèle sud-africain par le principe du judicial review (contrôle juridictionnel des actes législatifs). L'institutionnalisation peut être assimilée à « la reconnaissance du caractère nécessairement contraignant et de la légitimité sociale de certains rôles, appareils, ou instances de gouvernement, qui sont censés accomplir des "fonctions" sociales ou politiques indispensables» [Lagroye, 1993, p. 401] Ce que S.P. Huntington définit comme « le processus par lequel les organisations et les procédures acquièrent de la valeur et de la stabilité » [Huntington, 1968, p. 12]. C'est l'un des éléments fondamentaux de la constitution de la communauté politique (commonwealth) qui certifie que la volonté de vivre ensemble en bonne harmonie ne relève pas seulement de l'accident ou du fait acquis, mais d'une association « habitualisée », stabilisée ou, comme l'écrit Samuel Paul Huntington, « [...] régularisée, stable et entretenue» [ibid., 1968, p. 10]. Il s'agit pour le nouveau régime sud-africain non seulement d'élaborer de nouvelles formules

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légitimantes posant les nouveaux principes de régulation de la communauté politique, mais aussi d'y fidéliser l'ensemble des citoyens ou tout au moins l'essentiel d'entre eux.

La production de nouvelles formules légitimantes

La production de nouvelles formules légitimantes est assurée via un groupe de leaders d'opinion dont la domination, organisée par leur contrôle des appareils du pouvoir politique, économique et culturel et leur association, tend à garantir l'acceptation du nouvel ordre politique. L'institutionnalisation est l'enjeu politique majeur pour ces élites dirigeantes engagées dans la production de la nouvelle Afrique du Sud. Il s'agit pour elles de « normaliser » le régime, ce qui suppose d'abord que de nouvelles formules légitimantes soient étroitement définies par ces élites pour permettre à la fois une acceptation du nouveau modèle de régulation sociale par les différentes factions sociales en conflit et sa conformité aux attentes générées par les détenteurs du pouvoir tant à l'intérieur du pays qu'à l'extérieur. La normalisation suppose ensuite que le régime repose non plus sur l'attachement à des personnalités perçues comme exceptionnelles, mais sur des règles impersonnelles et suffisamment générales et universelles pour permettre aux individus d'anticiper avec un risque limité et d'accepter les décisions des institutions politiques.

Une production contrôlée de référents communs

Si l'on en croit les différents auteurs, les Sud-Africains ne constitueraient pas une communauté politique, ne reconnaîtraient pas — pour une forte minorité — la légitimité de l'ordre politique contraignant et ne partageraient finalement qu'une obligation physique de vivre ensemble. Il n'existerait pas une culture politique commune et encore moins des conceptions identiques de la démocratie [Diamond, 1994]. La société sud-africaine serait composée de communautés irréductibles ne partageant pas d'autres points communs que leurs relations conflictuelles [Giliomee et Gagiano, 1990]. Il n'existerait pas une nation sud-africaine au sens culturel et politique [Berger et Godsell, 1988, p. 281] ; ni même une conception territoriale unique et stabilisée du pays [Darbon, 1994]. Enfin, l'Afrique du Sud serait dépourvue de symboles nationaux communs à tous les groupes de citoyens [Giliomee et Schlemmer, 1989].

Les legs de l'apartheid et les conditions politiques particulières de la ségrégation ont effectivement provoqué la constitution de cultures politiques éclatées fonctionnant systématiquement sur le registre de l'exclusion ou même, plus radicalement, de l'occultation des concurrents potentiels. Le développement séparé a imposé une vie en parallèle des différentes catégories légales de citoyens entretenant à l'égard du pouvoir des représentations

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d'autant plus différenciées que les institutions d'apartheid les produisaient. Après désormais six ans de « démocratisation », si le réfèrent démocratique est désormais globalement accepté par la quasi-totalité de la population, reste qu'il continue à recouvrir des sens très différents qu'il paraît bien difficile de concilier.

Pour les uns, la démocratie fait référence à la protection procédurielle des libertés civiques ; pour d'autres, elle ouvre l'accès aux ressources de l'Etat ; pour d'autres encore, elle s'identifie à la protection spéciale des minorités et des groupes, c'est-à-dire soit à des garanties contre la domination abusive de la majorité, soit au maintien des privilèges acquis ; pour d'autres enfin, elle implique l'imposition du pouvoir de la majorité à la minorité 6. Pour beaucoup de Sud-Africains, la démocratie se résume en l'espoir ou en la peur de conquérir ou de perdre le pouvoir. Cette interprétation se fonde sur l'expérience formée par toute l'histoire constitutionnelle du pays depuis la stabilisation des colonies européennes de peuplement. Comme l'écrit David Welsh, « [l'Afrique du Sud] n'a pas de culture démocratique. L'un des traits les plus remarquable de sa culture politique est peut-être même sa tendance à percevoir la politique comme un jeu à somme nulle dans lequel la capture de l'État est la récompense suprême » [Welsh, in Spence, 1994, p. 34] 7.

Le pouvoir en Afrique du Sud s'est historiquement essentiellement fondé sur l'utilisation massive du monopole de la violence physique pour assurer sa domination et pour imposer ses propres règles de fonctionnement. Cet héritage conduit à constater que si la légitimité démocratique semble prévaloir aujourd'hui, c'est encore très largement de manière superficielle et résiduelle [Diamond, 1994, p. 48]. Le changement de régime passe par une transformation radicale de la culture politique. Il s'agit désormais de passer d'une domination étatique fondée sur l'usage massif de la violence physique au profit d'un groupe à une domination fondée sur la suprématie de la loi incarnée par le principe de la judicial review bénéficiant à tous les citoyens.

Les conditions de production des nouvelles formules légitimantes

Le processus de production de nouvelles formules légitimantes est pris en charge par une élite ou plutôt une association d'élites concurrentes cogérant stratégiquement une refondation qui leur assure un avenir politique et économique potentiel. Ce groupe associant ANC, NP, monde des affaires, syndicats, élites sociales et culturelles, verrouille le processus de transformation tout en ne cessant de le légitimer par l'appel à la participation du peuple, par la référence systématique à la représentation démocratique et par le recours à la rati6.

rati6. l'ont, par exemple, montré les conditions de négociation de la nouvelle Constitution.

7. D'autant plus que le South Africa Act, 1909, fut rapidement vidé de ses principes protecteurs [WIECHERS, 1989, p. 158-159].

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fication électorale. Ces élites, associées à des groupes passerelles (organisations religieuses, élites locales...), ont tout à la fois mis un terme au processus de production par la base de structures alternatives de gestion sociale non conformes aux cadres de négociation établis par les élites et progressivement élaboré un mode de gestion homogène permettant d'imposer sur l'ensemble de la société le modèle social résultant des intenses négociations qu'elles mènent 8. Leur domination organisationnelle se transforme en domination sociale qui vient « formater » la société sud-africaine par l'intermédiaire des modèles pour lesquels ont opté ces élites et par lesquels elles maintiennent leur domination [Darbon, 1996, ENS].

Le nouveau modèle proposé bénéficiant du label de la normalité, toute remise en cause ou toute proposition alternative est automatiquement perçue comme anormale. Le nouveau modèle stabilisé de gestion sociale est progressivement défini par les différentes élites intervenantes sur la base de leurs rapports de force et du niveau de pression de l'environnement immédiat. Ce modèle stabilisé n'est pas « clé en main ». Il continue de se négocier et de se constituer secteur par secteur aussi bien par les nouveaux compromis élaborés entre les élites cogestionnaires que par les mouvements sociaux 9. Progressivement en Afrique du Sud, les associations civiques (civics) qui avaient joué un rôle si important dans le rejet des institutions politiques de l'apartheid et la mise en oeuvre de structures parallèles d'organisation ont été marginalisées dans la gestion du politique. Elles jouent toujours un rôle essentiel dans la gestion sociale, en assurant le rôle de relais local dans la mise en oeuvre des politiques publiques. Elles ont cependant un poids toujours plus réduit dans la définition des formules légitimantes qu'elles subissent et sur lesquelles elles ont toujours moins de prise.

Cette captation du processus de transformation par les élites permet d'éviter les dérives liées à la gestion des conflits sociaux dans les sociétés divisées en groupes communautaires comme l'est l'Afrique du Sud. L'association croisée de ces différentes élites dans un système associant « grande coalition » de Lijphart, cross-cuttings cleavages (clivages entrelacés) de S.M. Lipset et la variety of factions (diversité des factions) associées de Publius, permet de diffuser l'esprit communautaire. Michael Macdonald note ainsi que « la flexibilité des élites contraste radicalement avec l'inflexibilité des membres plus vulnérables de leur

8. L'exemple le plus symptomatique a été donné par l'absence totale de discussion des accords CODESA et du projet de Constitution intérimaire et au contraire l'ouverture total du débat constitutionnel au peuple... sans que cela ne change en rien le contenu de la Constitution. La forte médiatisation des débats et l'appel à la contribution des citoyens ont cependant eu une fonction importante dans la reformulation des processus politiques. Le peuple est devenu l'arbitre des conflits entre les élites cogestionnaires permettant à la fois à celui-ci d'expérimenter un nouveau rôle et d'imposer sa présence.

9. On verra sur ce point, à propos de la Constitution américaine, l'analyse de J.D. ELEAZAR, in R.A. LICHT et B. DE VILLIERS (éds), South Africa's Crisis of Constitutional Democracy : Can the US Constitution Help ?, Juta, Cape Town, 1994.

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communauté qui considèrent que leur contrôle complet du pouvoir politique est l'expression même de leur position. Dès lors, même lorsque les intérêts économiques indiquent la nécessité de relâcher le contrôle politique, les classes populaires — à la différence des classes possédantes — optent le plus souvent pour les mesures les plus à mêmes de garantir leur contrôle du pouvoir politique » [Macdonald, 1990, p. 46]. On retrouve ici l'analyse de Francisco Weffort. Elle doit cependant être modérée par l'obligation qu'a chaque groupe d'élites de faire appel à des élites locales ou non associées directement aux processus politiques pour soutenir ses stratégies.

La formulation de nouvelles formules légitimantes passe de plus par l'obligation pour ces élites de respecter des figures de style imposées par l'histoire de la lutte de libération pour assurer l'acceptation globale des formules proposées. Cet impératif de mise en forme n'impose pas le respect du fond des demandes sociales. Les élites les instrumentalisent pour les rendre compatibles avec les demandes opposées et avec l'entreprise de stabilisation du modèle social qu'elles proposent. Le processus de formulation par le haut des modes de gestion sociale ne conduit pas pour autant à une exclusion de la population. L'association d'élites concurrentes qui le conduit repose sur la capacité de celles-ci à assurer une représentation effective d'une partie de la population et à conquérir à terme de nouveaux groupes en rupture des allégeances communautaires ou politiques passées.

L'exclusion progressive de l'IFP de la cogestion repose précisément sur l'affaiblissement croissant de la capacité de ce mouvement à rallier à l'accord des factions sociales exclues. Fondée sur l'association concurrente des factions, cette gestion par le haut assure au contraire une large représentation des groupes sociaux en permettant à leurs représentants ou délégués de prendre part à la définition du nouveau modèle stabilisé de gestion sociale et les instituant à leur tour en diffuseur du nouveau modèle de gestion des comportements politiques. Le départ du NP du gouvernement d'unité nationale en mai 1996 et de tous les gouvernements provinciaux dans lesquels il ne détient pas la présidence (donc à l'exception du Western Cape) traduit à la fois la réussite du processus de production des formules institutionnelles et l'accélération des enjeux liés à leur acceptation et à la définition de leurs signification sociale. Un NP dans l'opposition n'est donc plus lié par l'obligation de soutenir les institutions et les orientations politiques retenues par le GNU et peut soumettre l'action de ces institutions à des contraintes beaucoup plus fortes pour soutenir leur institutionnalisation.

La légitimation des nouvelles formules légitimantes est assurée par l'association de trois facteurs qui vont les faire bénéficier de leur capital de légitimité :

— d'une part, mais le point est connu, la cogestion démocratique du processus de réforme de 1990 à mai 1996 (départ du NP du GNU) a garanti l'acceptabilité des solutions proposées par le pouvoir par tous les groupes sociaux ;

— d'autre part, toutes ces transformations passent par l'intermédiaire de l'attribution à un

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HERODOTE

homme, Nelson Mandela, de vertus particulières qui en font le gardien en dernier ressort de la démocratisation du pays. En Afrique du Sud, la transformation de mode de domination transite ainsi par la personnalisation du pouvoir dans la personne de Nelson Mandela qui sert de catalyseur au changement. On passe ainsi d'une domination fondée sur le recours systématique à la violence physique et symbolique à un système affirmant la supériorité du règne de la loi et du droit, mais dont les allégeances individuelles transite au prélable par le rattachement à la confiance attribuée à un ou quelques leaders de la nation érigés en dernière instance en garants. Le processus de production d'un nouveau type d'ordre politique qui se légitime systématiquement par la soumission à la raison et à la loi est rendu possible par la personnalisation du pouvoir qui permet tout à la fois de donner confiance en un système a priori rejeté et de tester contre la figure emblématique les conditions de fonctionnement du nouveau régime. Cette figure d'institutionnalisation transitant par le respect déférant attribué à une personnalité se présente comme une variable lourde présente dans nombre de sociétés connaissant une gestion stabilisée de ces transitions démocratiques (Espagne, Pologne, Tchécoslovaquie...) ;

— enfin, ce processus de production emprunte systématiquement au registre religieux sur lequel il se calque souvent, au point même d'emprunter ses rites. Ainsi, tout le processus de démocratisation est-il systématiquement placé sur le registre de l'amendement de l'homme et de son élection. De même, l'apurement de l'héritage de l'apartheid se réalise selon un mode de rédemption contrôlé par un ecclésiastique, prix Nobel de la paix, et chargé de confirmer la réconciliation des repentis, c'est-à-dire de tous les citoyens, et de constater la rémission [Darbon, 1996]. En servant de vecteur à la transformation politique, le discours religieux vient donner une interprétation inédite — mais finalement recevable, compte tenu de l'impact du religieux dans les dispositifs de croyance sociale en Afrique du Sud — aux nouvelles formules légitimantes. Il permet de faire accepter l'inacceptable, de faire entériner dans l'interprétation du politique l'idée de miracle.

La rénovation institutionnelle

La refolution sud-africaine imposait une transformation radicale des institutions existantes pour tenir compte à la fois de l'unification des statuts sociaux et nationaux dans le pays et du démantèlement de l'apartheid. Richard Humphries et Khela Shubane rappellent que « les institutions publiques reflètent fidèlement les valeurs qui prévalent dans chaque société. Dans les sociétés en transition, ces institutions sont en général parmi les premières à subir une réévaluation, différents acteurs politiques recherchant des alternatives convenables pour exprimer le nouveau consensus en cours d'émergence » [Humphries et Shubane, 1991, p. 67]. La formulation des nouvelles formules légitimantes passe par la production de nouveaux mythes et de nouvelles valeurs [Darbon, 1996], mais aussi par la

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construction de nouvelles institutions. En ce domaine, la rénovation a été beaucoup plus forte que ne l'estiment nombre d'observateurs plus intéressés par la production de la machinerie institutionnelle que par la production sociale des institutions. L'État, le droit, les gouvernements locaux, l'armée et la police, l'école, les Églises, l'hôpital et les structures sportives ont été directement affectés dans leurs modalités de fonctionnement par des changements actifs traduisant les transformations radicales des formules légitimantes. Bien sûr, ces transformations formelles ne sont pas immédiatement traduites dans la gestion quotidienne effective des institutions, mais elles en affectent l'organisation.

En six ans (1990-1996), mais on pourrait aussi bien dire en treize ans (1983-1996), l'Afrique du Sud a entrepris une transformation radicale des institutions publiques qui structuraient son ordre politique. Si les institutions politiques nouvelles ont été rénovées par la négociation, elles n'en ont pas moins subi une transformation radicale qui vient changer complètement leur signification et leurs modes de fonctionnement [Van der Waldt et Hembold, 1995].

Les institutions publiques ont d'abord été soumises à un processus de réunification. Chaque institution sert l'ensemble de ses administrés sans aucune distinction d'appartenance à un groupe racial ou de limitation territoriale au sein du territoire sud-africain (abolition de l'apartheid territorial et de l'apartheid social). Ce processus social et territorial d'unification des structures et d'uniformisation de leurs modalités de fonctionnement s'effectue dans le cadre plus général d'une réorientation de l'importance et des relations qu'entretiennent les différents niveaux de gouvernement. L'hypercentralisation du régime précédent fait place à des capacités réelles d'autonomie des provinces. L'État et les appareils d'administration centrale ne sont plus les instruments tout-puissants qu'ils étaient. Ils sont soumis au contrôle de contre-pouvoirs provinciaux et locaux (reconnaisance des local authorities comme un troisième niveau de gouvernement pourvu de ressources propres) et placés sous le contrôle de la loi érigée en facteur supérieur de légitimation et de la Cour suprême, composée de professionnels du droit, chargée de veiller au respect de la Constitution et notamment des droits des gouvernés. La loi devient désormais le critère principal de définition des interventions des institutions soumises à un contrôle légal effectif.

En dépit du refus du fédéralisme dans la Constitution, la restructuration territoriale vient apporter aux neuf provinces et aux gouvernements locaux de réelles capacités d'intervention qui transforment ici encore radicalement, au moins dès lors que les acteurs politiques investiront les ouvertures proposées par la Constitution, les rapports du gouvernement central, des gouvernements provinciaux et des gouvernements locaux. Chaque institution voit ses modalités de fonctionnement progressivement rénovées avec la diffusion de nouveaux principes d'organisation, l'ouverture rapide à de nouveaux employés issus des groupes sociaux jusqu'alors écartés, la transformation radicale des modalités de carrière et de recrutement

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au sein des institutions, ce qui ne manque pas d'avoir des effets immédiats sur leur gestion [Van der Waldt et Humbold, 1995, p. 170-172 ; Brynard, 1996].

L'analyse institutionnelle en termes de reflet permet certes d'insister sur l'indissociabilité des institutions et de leur environnement producteur et produit, mais postule une forme d'adaptation beaucoup trop mécanique. La reproduction institutionnelle en Afrique du Sud, comme dans tous les régimes politiques qui connaissent des transactions/transitions politiques, s'affiche aussi comme une reproduction d'un passé pourtant remis en cause et contient une multitude d'ambiguïtés qui est la condition même de son acceptation. Le changement institutionnel s'inscrit ainsi toujours en rupture, en continuité et en ambiguïtés. Il ne se limite pas à la création institutionnelle parce que les institutions participent à leur tour à la création de l'ordre politique.

L'institutionnalisation de la nouvelle formule de pouvoir

L'institutionnalisation ne se réduit pas à la création d'institutions. Elle suppose que se constitue autour d'elles une acceptation de l'ordre politique proposé par le plus grand nombre de groupes sociaux qui acceptent de définir leurs comportements politiques et sociaux dans le cadre proposé et selon les critères d'identification proposés. Les processus d'institutionnalisation fonctionnent ainsi sur plusieurs registres à la fois, l'institution apparaissant toujours comme le produit d'un état historique des rapports sociaux et le producteur sinon de cet état social, du moins des cadres dans lesquels il opère et qui en structurent les actions [Huntington, 1968 ; Douglas, 1986 ; Mayhew, 1982 ; Mardi et Olsen, 1989]. Les institutions sont ainsi autant des pensées convergentes d'acteurs individuels intégrés dans l'action sociale que des machines for thinking (machines à penser) [Schotter, 1981], des cadres qui orientent les processus cognitifs des individus [Douglas, 1986, p. 45]. Elles ne peuvent ainsi se comprendre sans identifier et interpréter en permanence la dépendance étroite qui les unit aux croyances sociales et aux acteurs qui les peuplent et les pratiquent. Les institutions politiques comme les organisations en général sont des machines à préfabriquer les actions collectives 10. Mary Douglas n'hésite pas à écrire que « les solutions qu'elles proposent viennent seulement de leur gamme limitée d'expérience. Si l'institution en cause est liée à la participation elle répondra à notre question angoissée "plus de participation" !... Les ins10.

ins10. MARCH et J.P. OLSEN écrivent ainsi : « La proposition selon laquelle les organisations sont régies par des règles, et que le comportement dans une organisation est fortement défini par le standard définissant les procédures, est fréquente dans la littérature sur la bureaucratie et les organisations [...] et [...] peut être étendue aux institutions de la politique. Une partie importante des comportements que nous observons dans les institutions politiques reflète la manière routinière dont les gens font ce qu'ils sont supposés faire » [1989, p. 21].

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titutions sont victimes de cette mégalomanie pathétique de l'ordinateur dont la vision du monde se réduit à son propre programme » [Douglas, 1986, p. 92].

Le processus de convergence de la culture politique, fondée sur la capacité des institutions établies à réformer les critères de choix et proposer aux agents de nouveaux cadres d'action et d'interprétation, est très largement engagé en Afrique du Sud où s'associent les registres symboliques et institutionnels. Pour la première fois de leur longue histoire commune, les Sud-Africains se trouvent gouvernés par des institutions politiques communes imposant des règles identiques à l'ensemble des citoyens. En termes de droit et d'institution, les SudAfricains se définissent désormais par leur commune appartenance à une identité nationale et non plus en fonction de statuts différenciés déterminés par la couleur de la peau. Cette transformation, fondée essentiellement sur des normes formelles, modifie radicalement l'organisation sociale. Même l'efficacité de la norme semble bien illusoire, compte tenu de l'effet structurel de l'héritage de l'apartheid. Reste que son effectivité est bien réelle sur le plan social, la norme imposant une relecture de l'organisation sociale qui modifie complètement les stratégies des acteurs et leur représentation d'eux-mêmes 11.

L'absence de référents nationaux n'est pas pour autant synonyme d'incapacité à en produire. Comme le fait remarquer Heribert Adam [1990, p. 232-234], l'inexistence d'une nation sud-africaine ne signifie pas que les Sud-Africains fassent allégeance à des sousnations. Au contraire, l'absence de patriotisme national exprimait avant tout un effet institutionnel produit par l'interdiction légale qui était faite à la vaste majorité de la population d'affirmer sa sud-africanité. La levée de ces interdictions ne s'exprime pas par une sorte de fusion cathartique des différents groupes sociaux constitués, mais se traduit par l'attribution d'une nouvelle étiquette identitaire créant une allégeance commune transcendant l'exclusion sans alternative existant auparavant. Le processus électoral qui, pour la première fois en 1994, a fait participer tous les citoyens au même acte de vote, au choix commun de leurs élus et de leur organisation politique a de la même façon contribué à une transformation en profondeur de la représentation de la nation et de l'État sud-africains.

La production de nouvelles formules légitimantes et de nouvelles institutions conduit à redéfinir tous les critères d'identification des situations et des acteurs sociaux. La production d'un nouveau document d'identité sud-africain ne mentionnant plus les appartenances « de groupe » participe ainsi à la formation de ces « citoyens de papier » dont l'identité sudafricaine est reconnue et devient un élément d'association communautaire. Les critères mis en oeuvre par les institutions, les modalités de fonctionnement, les orientations de leurs discours transforment radicalement les règles du jeu social, définissent de nouvelles catégories de l'entendement qui s'imposent aux agents sociaux comme les conditions « naturelles »

11. Sur la notion d'effectivité du droit, on lira les remarquables travaux de James GRIFFITHS, notamment son article in J. DE GAUDUSSON et D. DARBON (SOUS la dir. de), La Création du droit en Afrique, Karthala, Paris, 1996.

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de leur action sociale. La redéfinition des catégories et des critères d'identification des enjeux sociaux réoriente les conditions et les formes de l'interaction. Ainsi, le long et très erratique processus de négociation commencé dans certains secteurs sociaux dès la fin des années soixante-dix (syndicats, Églises) a fortement contribué, du moins pour les élites nationales et locales, à l'émergence d'une culture du conflit et du dialogue confortant l'idée d'une règle du jeu commune. Tout le travail de compromis politique et social entrepris depuis 1990 exprime parfaitement ce constat d'un conflit intégrateur, dirait Lewis Coser, qui ne conduit pas à régler les oppositions mais les transforme en actions de convergence.

L'adoption de la nouvelle Constitution indique ainsi avant tout la poursuite du processus d'institutionnalisation du nouveau régime politique en Afrique du Sud. Le phénomène très particulier de transaction démocratique associant un pouvoir en place, condamné par sa perte constante de légitimité à un recours toujours plus grand à la violence physique et une opposition fortement soutenue par la population mais incapable de renverser le régime en place par la force, ne peut trouver son terme que dans l'élaboration d'un nouveau modèle de régulation sociale ajustant les nouvelles croyances sociales et les institutions politiques. La Constitution de 1996 est en effet bien plus qu'un digest de règles et de procédures. C'est un monument refondateur et déclaratoire, diffuseur de mythes politiques et sociaux fondamentaux qui, dans un même mouvement, exprime l'état de la société et oriente ses représentations du monde politique et social. C'est l'emblème projetant la création onirique, stratégique et idéologique de la new South Africa diffusée depuis six ans dans tous les discours des élites productrices de la transaction démocratique dans le monde éveillé. Elle énonce les règles du jeu, véhicule les croyances sociales fondamentales, articule les enjeux et les conflits sociaux et politiques des agents qui apparaissent à la fois comme les croyants et les producteurs du culte.

Comme le rappelle N. Rouland, « la Constitution ne fait pas qu'énumérer les compétences des divers organes : elle entend être le reflet d'une société où le pouvoir est juste, contrôlé, respectueux et garant des droits des citoyens » [Rouland, 1988, p. 410]. Elle porte donc en elle les nouvelles valeurs potentielles d'allégeance de la population. Marinus Wiechers souligne un autre aspect lorsqu'il place la Constitution par rapport à son idéologie fondatrice classique (mais non plus évidente) qu'est le constitutionnalisme. Il écrit : « Le constitutionnalisme est bien sûr le résultat de l'acceptation par la population et de sa soumission à un ordre constitutionnel particulier ; une telle acceptation trouve ses racines dans le fait que les lois qui organisent l'exercice du pouvoir ont été légitimées par un processus de délibération et de ratification qui leur assure globalement soutien et compréhension » [Wiechers, 1989, p. 161]. La Constitution véhicule un modèle de régulation du pouvoir dans un cadre étatique assurant la légitimation ex ante du régime qui s'en réclame, au point que de nombreuses « transitions démocratiques » peuvent très bien s'analyser comme de pures expressions de stratégies de chirurgie plastique permettant à certains pouvoirs de prolonger

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leur domination sur la simple base de cette relégitimation. En Afrique du Sud, le processus d'élaboration de la nouvelle Constitution exprime une transaction sociale très active qui assure le ralliement durable de la plus grande partie des citoyens à ces nouvelles règles de régulation du pouvoir et l'érection de cette Constitution en enjeu politique essentiel, c'està-dire d'élaboration à la fois téléguidée par le haut (élites de la cogestion démocratique et médiateurs) et influencée par le bas d'un nouveau modèle de gestion et de contrôle du pouvoir. La Constitution en Afrique du Sud est investie d'une puissance considérable, apparaissant non seulement comme le texte régulateur des relations entre les pouvoirs institués et entre eux et les gouvernés, mais comme le social compact, au sens américain du terme, consacrant la Constitution d'une communauté politique sud-africaineI 2. Le nouveau régime est lié par elle, c'est-à-dire non pas tant par ses clauses que par la puissance légitimante qu'elle véhicule, ce qui suppose la protection scrupuleuse de chacune de ses dispositions. Toutes les actions des acteurs politiques se redéfinissent autour d'elles, au point qu'elles leur imposent le cadre de leurs actions.

Cette logique de production se retrouve pour toutes les institutions. Dans cette période d'institutionnalisation, les institutions tendent à se démultiplier, à changer de règles organisationnelles, à recevoir de nouveaux membres et à développer des discours multiples et polysémiques qui fournissent tout à la fois des réponses à tous les interlocuteurs quelles que soient leurs positions politiques et une convergence de cette diversité de discours. La polysémie des discours, leur ambiguïté systématique apparaissent, outre les inévitables cafouillages dus à l'inexpérience politique et à la difficulté à trouver le « bon » discours dans un registre très divers, comme des stratégies permettant par l'ambiguïté et la diversité de maintenir l'allégeance des différents groupes sociaux en période de transition en attendant que les nouvelles formules légitimantes et la production des institutions refondées imposent progressivement ces nouvelles formules et les nouvelles visions du monde. Les institutions produisent progressivement de nouveaux discours d'abord fragmentaires, puis davantage standardisés et systématisés, qui prennent progressivement en charge une partie du traitement des actions sociales des acteurs agissant ainsi sur leur représentation du monde et leur identification des formules légitimantes. « Il se passe quelque chose à l'intérieur de notre crâne lorsqu'un nouveau modèle d'organisation a rendu obsolètes certaines parties de nos vieilles classifications. Le changement n'est pas le produit d'un choix délibéré ou conscient. Les institutions occultent leur influence, de sorte que nous ne remarquons que très difficilement les transformations », note Mary Douglas [p. 103]. « Bref, l'organisation de la vie politique fait une différence, et les institutions affectent réellement le cours de l'histoire », concluent Marsh et Olsen [p. 159].

12. On verra la caricature de Zapiro dans le Weekly Mail & Guardian, présentant Cyril Ramaphosa, le président de l'Assemblée constituante, en Moïse portant les tables de la Loi.

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En Afrique du Sud, toutes les institutions publiques sont soumises à ce processus de refondation. L'armée, la police, les tribunaux, l'administration, la commission du service public, les gouvernements provinciaux et les gouvernements locaux, le Parlement, les Églises, et notamment les Églises réformées hollandaises, sont tous soumis à une relecture systématique, investis et producteurs de lectures multiples. Il s'agit de faire d'institutions productrices d'exclusion et de répression les serviteurs du peuple, de transformer le policier ou le soldat sud-africain en protecteur, d'imposer l'idée que celui qui ne paie pas ses charges locales trahit l'intérêt général... Rien, cependant, ne permet de garantir ni le succès de ces transformations, ni d'anticiper avec précision sur leur physionomie.

Les limites du processus d'institutionnalisation

Ce processus d'institutionnalisation apparaît d'autant plus fragile qu'il est imposible de le planifier et de le gérer comme toute forme de « gouvernance » qui relève moins d'une gestion sophistiquée que du bricolage [Marsh et Olsen, 1989, p. 94]. Écrivant à propos des réformes touchant le local government, Fanie Cloete, après avoir constaté le succès remarquable du processus de négociation, note : « Il ne faudrait même pas spéculer sur l'avenir éventuel du processus. On ne pourra en évaluer effectivement les effets qu'à mesure que le temps passera» [Cloete, 1995, p. 34].

Aucun processus d'institutionnalisation n'est jamais totalement en phase avec les demandes sociales, ne serait-ce que parce que les modalités d'expression de celles-ci sont très diverses et incertaines et que, dans le cadre de transactions démocratiques, la reconstruction des institutions fait l'objet de multiples arbitrages entre les différentes élites cogestionnaires et entre elles et les mouvements sociaux [Marsh et Olsen, ibid.]. Prenant l'exemple américain étudié à travers les analyses de Publius, Robert A. Baldwin note : « Les mots sur du papier ne peuvent pas protéger les droits à moins qu'ils ne soient confirmés par un certain ordonnancement des institutions, par la société et l'économie de la nation. [...] La forme la plus efficace pour protéger les droits fondamentaux de l'humanité dans tout pays, et notamment en Afrique du Sud, pourrait consister en un programme accordant la priorité suprême à l'inculcation du constitutionnalisme plutôt que de se concentrer sur la composition d'une déclaration des droits... » [1994, p. 165]. En Afrique du Sud comme ailleurs, l'institutionnalisation est un processus long et continu qui suppose une pratique, une habituation (selon l'expression de D. Rustow utilisée par L. Diamond [1994, p. 68-69]) des nouvelles formules légitimantes. Cette pratique doit démontrer la pertinence des nouveaux critères proposés et l'efficacité du nouvel ordre politique à produire et réguler une communauté politique.

Sur ce point, le processus paraît bien enclenché en Afrique du Sud. L'acceptation et l'imposition des nouvelles modalités de participation politique (élections, organisations ins126

ins126


L'INSTITUTIONNALISATION DU MIRACLE SUD-AFRICAIN

titutionnelles de l'État central au gouvernement local) et inversement la marginalisation croissante des groupes et mouvements du refus (extrémistes blancs et noirs, IFP) contribuent fortement à la stabilisation de l'ordre politique. Une partie importante de l'acceptation du nouveau dispositif institutionnel repose sur la capacité redistributive et le potentiel intégrateur du modèle. Comme le soulignent aussi bien Larry Diamond que Heribert Adam, l'ouverture de possibilités d'accès aux ressources de l'État à tous les groupes de population et notament à la majorité doit conduire à une affirmation de la nation qui devient le lieu producteur d'enrichissement. Comme le fait remarquer Heribert Adam, la fin de l'apartheid met avant tout un terme à l'exclusion de la majorité de la nation sud-africaine et l'y fait entrer de plein droit [Adam, 1990, p. 234-235] et est un élément déterminant dans l'acceptation du nouvel ordre politique.

Rien n'est encore joué en Afrique du Sud. En effet, une partie importante de la population, en dépit des campagnes menées par le nouveau pouvoir, continue à refuser systématiquement les nouvelles règles du jeu et à ne pas accepter la légitimité des contraintes légitimes constitutives de la formation d'une communauté politique. Le haut niveau des refus de payer les dettes de loyer, de financer les prestations sociales... en sont des expressions ; par ailleurs, cette allégeance est largement conditionnée à la capacité du nouvel agencement institutionnel to deliver, c'est-à-dire de répondre aux attentes de la population, notamment en faisant preuve de ses capacités redistributives. L'allégeance sera d'autant plus faible que le niveau de prestations et de redistribution des ressources au profit des démunis — c'està-dire de la majorité de la population en Afrique du Sud — sera plus bas, avec le risque de déviances populistes qui peut en découler. Or, si la refolution permet effectivement de réussir un processus de démocratisation pacifique dans une situation de polarisation sociale, elle conduit à frustrer profondément les attentes sociales de tous les groupes sociaux. La transformation institutionnelle est en cours, mais ne peut être totale, compte tenu des conditions mêmes de structuration de la refolution, ouvrant ainsi la « boîte de Pandore ». Comme l'écrivait Alexis de Tocqueville à propos de l'analyse de la disparition de l'Ancien Régime «[...] l'expérience apprend que le moment le plus dangereux pour un mauvais gouvernement est d'ordinaire celui où il commence à se réformer. Il n'y a qu'un grand génie qui puisse sauver un prince qui entreprend de sauver ses sujets après une oppression longue. Le mal qu'on souffrait patiemment comme inévitable semble insupportable dès qu'on conçoit l'idée de s'y soustraire » [A. de Tocqueville, 1956, p. 223]. Les tensions sociales sont extrêmes comme le montre par exemple la montée en flèche de la criminalisation de la société sud-africaine et peuvent se traduire par une perte de contrôle des processus de transformation.

L'enjeu de l'institutionnalisation est fondamental puisque de la mise en route de ce processus dépend finalement la survie de l'expérience de démocratisation en Afrique du Sud.

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HERODOTE

Le nouveau régime sud-africain assène à l'ensemble de sa société de nouvelles formules légitimantes dont il tente de garantir la survie par la matérialisation systématique dans des normes de droit et des procédures juridiques complexes. L'enjeu est bien connu et tous les auteurs travaillant sur ce problème de la transformation des régimes citent à l'unisson JeanJacques Rousseau affirmant que « le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître, s'il ne transforme sa force en droit et l'obéissance en devoir » [J.-J. Rousseau, Du contrat social, Bordas, Paris, p. 65]. Rousseau optait pour la transformation de l'homme en un homme vertueux, doté de toutes les vertus sociales. Peut-on escompter cette transformation ? Publius (Hamilton dans le très célèbre n° 10) en doutait radicalement. L'Afrique du Sud semble beaucoup jouer sur ce registre en s'appuyant sur le religieux..., mais toute la production institutionnelle est faite pour tenter d'assurer que, dans le pire des cas, le plus mauvais des régimes pourra être contrôlé. C. Ramaphosa, l'ancien président de l'Assemblée constituante, suivant en cela Mandela ou même De Klerk, ne cesse de le répéter. Le fonctionnement des institutions, leur production sont désormais l'enjeu fondamental de l'avenir du régime.

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Les chemins sinueux

du Black Economie Empowerment

Patrice Galand*

La démocratisation du système politique sud-africain est porteuse de grands espoirs quant à l'amélioration des possibilités de participation des populations noires à la vie politique du pays et l'élection présidentielle d'avril 1994 constitue en ce sens un tournant décisif. Si la victoire politique semble désormais acquise, le nivellement des inégalités économiques paraît autrement plus complexe à obtenir. En effet, les thèmes fortement mobilisateurs de justice sociale et de partage de la richesse nationale, abondamment utilisés jusqu'à l'an dernier par l'ANC et ses alliés, se heurtent aujourd'hui à une réalité ardue où l'idéalisme politique doit céder la place au réalisme gestionnaire. Dès lors, même si la problématique qui s'impose est bien toujours celle du retard à rattraper pour les Noirs d'Afrique du Sud, les exemples fournis, par exemple, à travers les expériences calamiteuses menées par le Zimbabwe de Robert Mugabe ont probablement conduit le nouveau gouvernement sudafricain à réviser certaines ambitions à la baisse, du moins dans le court terme. Ce n'est pas en quelques mois, ni même en quelques années, que le niveau de vie des Noirs sera comparable à celui des Blancs, lesquels, dans un système par définition concurrentiel, chercheront de toute manière à préserver une position socio-économique dominante.

Les pouvoirs publics font depuis quelques années preuve d'un certain volontarisme afin de résorber les inégalités entre les communautés. Cela s'exprime d'abord au plan juridique où des mesures spectaculaires et efficaces, rompant délibérément avec l'ancien système, ont été prises. De même, la politique d'affirmative action et de black économie empowerment (renforcement du secteur économique noir) menée à différents niveaux de la vie nationale paraît agir comme un accélérateur du processus égalitaire. Par ailleurs, l'assouplis*

l'assouplis* d'études d'Afrique noire, IEP-Bordeaux.

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LES CHEMINS SINUEUX DU BLACK ECONOMIC EMPOWERMENT

sèment et la diversification de l'environnement économique doivent permettre de plus en plus aux Noirs de se lancer dans l'aventure entrepreneuriale. Quant à l'amélioration des possibilités d'étudier et de se former aux carrières économiques et scientifiques, elle apparaît comme un préalable indispensable.

Mais ce volontarisme risque encore pendant plusieurs années de se heurter à un certain nombre de facteurs de blocage consécutifs aux effets des politiques de développement séparé menées au cours des décennies précédentes. Ainsi, outre le fait que les Noirs ont été délibérément relégués au bas de la hiérarchie socio-économique du pays, la segmentation excessive entre les différentes communautés et l'inertie que cela entraîne ne vont pas sans poser problème. De plus, les inégalités sont criantes au sein même de la population noire et les problèmes organisationnels et relationnels qui en découlent apparaissent dès lors très handicapants.

Une nouvelle donne pour la nouvelle Afrique du Sud

La fin des blocages institutionnels

• Démantèlement d'un arsenal juridique au service du « développement séparé ». — La concrétisation économique de la philosophie politique d'apartheid et qui correspond à la logique du « développement séparé » n'a été rendu possible en actes que grâce à la mise en place de tout un arsenal juridique visant à faire peser un maximum de contraintes sur les acteurs économiques non blancs et particulièrement les entrepreneurs noirs. Si certaines communautés, comme les Indiens et les Médis, ont pu malgré tout bénéficier de quelques « largesses » du système pour développer des réseaux d'affaires relativement structurés \ les Noirs ont en revanche été volontairement maintenus dans un état de sous-développement économique en de nombreux points comparable aux situations observables dans la plupart des autres pays africains. Le démantèlement rapide de ce carcan légal devenait dès lors le préalable indispensable au déclenchement d'un processus d'harmonisation socioéconomique interne.

Le facteur le plus handicapant pour le développement d'une économie structurée au sein de la communauté noire résidait probablement dans l'ensemble des dispositions légales visant à restreindre la circulation des personnes et des biens au sein du pays et dont la manifestation la plus souvent décriée était le système des pass contingentant les mouvements des travailleurs urbains. Corrélativement, il était impossible aux Noirs désireux de se lancer dans les affaires d'investir en dehors des zones d'habitation leur étant réservées.

1. Jill NATRASS, « Economie Aspects of the New Constitution », Indicator SA, vol. 2, n° 3, octobre 1984.

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HERODOTE

Il s'agissait donc de cantonner les activités économiques noires aux townships et homelands. Ce système restrictif, avant d'être démantelé à l'orée des années quatre-vingt-dix 2, a en fait conduit nombre d'entrepreneurs noirs à évoluer dans une semi-clandestinité en ayant recours à des subterfuges comme l'utilisation de prête-noms dès lors qu'ils ambitionnaient de développer des activités en dehors des espaces géographiques autorisés.

L'autre grand obstacle à l'expansion de l'économie au sein des communautés noires résidait dans les faibles possibilités d'acquisition de propriété foncière, à travers notamment des textes extrêmement pernicieux comme le Black Land Act. La limitation des possibilités d'acquisition immobilière et foncière agit en effet comme un facteur restrictif au développement des affaires en interdisant, par exemple, certaines formes de spéculation ou en limitant l'espace de production. Là aussi, l'urgence des réformes a fini par s'imposer, mais on notera toutefois que la délicate question du partage des terres agricoles n'a toujours pas été résolue alors qu'elle est au coeur du débat dès l'apparition des prémices du changement 3.

On pourrait également citer, parmi les différentes mesures à éliminer, car contribuant à diminuer les capacités d'expansion des entreprises noires, celles, comme le Usury Act, restreignant les possibilités de financement des petites entreprises. Toujours est-il qu'en 1991 le Business Act est venu imposer un vaste ensemble de mesures de dérégulation permettant de rompre avec la rigidité du précédent système 4. Un cap décisif était alors franchi.

• Volontarisme de /'affirmative action. — Les politiques dites d'affirmative action ont pour objectif la réduction des écarts socio-économiques entre les différentes communautés. Voilà plusieurs années que les pouvoirs publics sud-africains conduisent des actions visant à permettre aux Noirs d'avoir accès à des postes autres que ceux qui leur étaient traditionnellement destinés dans le système d'apartheid. On peut schématiquement distinguer les incitations à l'embauche dans les structures déjà existantes, qu'elles soient publiques ou privées, et les actions de promotion de l'initiative individuelle, à travers notamment les programmes d'aide au black business 5.

L'État sud-africain joue depuis quelques années un rôle actif en matière d'incitation à l'embauche de personnel noir dans les secteurs public et privé. En ce qui concerne les emplois dans l'administration et dans les entreprises publiques, l'amélioration de la situation au profit des salariés noirs se fait relativement aisément dans la mesure où elle est directement tributaire des derniers changements politiques. L'« africanisation » du secteur public

2. L'Influx Control Act a été aboli en 1986, les Group Areas Act, Black Land Act, Development Trust and Land Act et Population Registration Act ayant été supprimés en 1991.

3. Jill NATRASS, « Constructing a Post-Apartheid Economy », Indicator SA, vol. 4, n° 2, printemps 1986.

4. Julian MAY et Mark SCHACTER, « Deregulation in the Informai Sector», Indicator SA, vol. 10, n° 11, été 1991.

5. J. Don MKHWANAZI, « Economie Empowerment : A Black Business Perspective », in INNÉS, KENTRIDGE et PEROLD (éds), Reversing Discrimination : Affirmative Action in the Workplace, Oxford University Press, Cape Town, 1993.

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LES CHEMINS SINUEUX DU BLACK ECONOMIC EMPOWERMENT

s'effectue donc d'une manière assez naturelle, les détenteurs du pouvoir politique ayant la possibilité d'influer directement sur les politiques de recrutement des organisations concernées. Au niveau du secteur privé, les choses paraissent nettement moins simples dans la mesure où les possibilités de contrôle sont nettement moins grandes pour les pouvoirs publics. Il faut d'ailleurs savoir qu'une grande partie de l'économie sud-africaine formelle (environ 80 %) est contrôlée par quatre holdings 6. Dans le même temps, les grandes entreprises sud-africaines ont besoin de cadres, ce qui a d'ailleurs constitué une des motivations des libéraux pour faire pression sur le gouvernement afin qu'il assouplisse l'ancien système. Aussi le recrutement de cadres noirs est-il devenu une priorité, ce qui, soit dit en passant, ne va pas sans soulever un certain nombre de problèmes et notamment celui de la qualité de formation. S'appuyant sur le fait qu'à l'heure actuelle une trop faible proportion de Noirs ont été formés aux fonctions managériales, certaines entreprises continuent de faire appel à des étrangers, la plupart occidentaux, alors que plus de 90 % des postes d'encadrement sont détenus par des Blancs 7. En 1987, c'étaient près de 95 % des postes managériaux qui échappaient aux Noirs 8. La tendance est donc bien orientée, mais le rythme d'évolution est faible et l'objectif de 60 % de managers noirs d'ici l'an 2000 paraît bien difficile à atteindre 9. Par ailleurs, certains analystes estiment que les programmes de black advancement dans les grandes entreprises relèvent souvent plus de la création de ghettos bureaucratiques que de la mise en place de forces vives de management africain 10.

Sous l'impulsion d'organisations comme l'Urban Foundation ou l'Independent Trust, les programmes de promotion des activités entrepreneuriales noires de faible envergure ont proliféré. Ce type d'initiative a, entre-temps, été largement relayé par les pouvoirs publics et les programmes d'aide au black business fleurissent, que ce soit sous la forme de programmes nationaux ou au titre de la coopération internationale. Beaucoup d'analystes estiment qu'il s'agit là d'une priorité absolue si l'on veut permettre à la communauté noire de s'enrichir assez rapidement 11. Ce raisonnement participe d'une adhésion plus générale à un projet libéral pour la nouvelle Afrique du Sud rompant avec les options socialistes longtemps défendues par certains syndicats et partis politiquesI 2. Mais là aussi, de vives critiques sont exprimées dans la mesure où il est des auteurs pour voir dans la multiplication

6. Ebrahim PATEL, « Economie Emporwerment : a Trade Union View », in Reversing Discrimination : Affirmative Action in the Workplace », op. cit.

7. lbid.

8. Bongikosi NZIMANDE, « The Darker Side of Black Advancement », Indicator SA, vol. 4, n° 1, hiver 1986.

9. Don MKHWANAZI, op. cit.

10. Don MKHWANAZI, op. cit., Éric CHAROUX, « Advancing Issues : Black Progress in the Workplace », Indicator SA, vol. 4, n° 3, été 1987.

II. Jill NATRASS, « Expanding Small Business : a Policy Programm for the FDormal and Informai Sectors », Indicator SA, vol. 3, n°3, été 1986.

12. Charles METH, « Class Formation, Skill Shortages and Black Advancement », Indicator SA, vol. 3, n° 3, 1983.

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HERODOTE

de ces actions une manière de prouver que les Noirs ne sont destinés qu'aux activités modestes et au secteur informel. On peut tout de même penser que c'est quand même faire là bien peu de cas d'un nombre non négligeable de réussites favorisées par ces projets. Mais il est également vrai qu'il y a toujours quelque danger à mythifier l'initiative individuelle, à idéaliser le secteur informel et à penser que le passage de la micro-entreprise à l'entreprise complexe est une chose naturelle 13.

Cela dit, l'amélioration de l'environnement socio-économique des acteurs impliqués dans ces démarches entrepreneuriales était devenue une nécessité. Cela commence aujourd'hui à se concrétiser par une évolution très positive en matière de possibilités de financement et de formation.

Assouplissement de l'environnement socio-économique

• Augmentation des possibilités d'accès au crédit de partenariat interentreprises. — Jusqu'à présent, les possibilités de financement des activités entrepreneuriales étaient très limitées pour les Noirs. En effet, outre l'arsenal juridique évoqué plus haut, les entrepreneurs noirs se trouvaient confrontés à une attitude franchement hostile de la plupart des banques. Seuls quelques organismes de crédit, sous tutelle des autorités politiques des homelands u, proposaient des prêts à des taux relativement lourds (près de 20 %). Beaucoup d'entrepreneurs n'avaient pas alors d'autre solution que de compter sur une épargne personnelle dégagée par le suivi d'une stratégie d'investissement minutieuse 15 ou le recours à des systèmes informels de crédits comme les stockvels 16. Aujourd'hui, la situation se débloque et de nouveaux modes de financement sont en train d'apparaître, notamment pour les activités modestes, inspirés de méthodes existant dans d'autres pays en voie de développement. De même, on peut penser que certaines banques sud-africaines, désireuses d'élargir leur clientèle, ne tarderont pas à diversifier leurs prestations afin de répondre aux besoins particuliers des petits entrepreneurs noirs.

Dans un passé récent, l'économie sud-africaine, à l'instar de la société, était encore extrêmement cloisonnée, cela ayant eu pour conséquence de restreindre les possibilités d'investissement d'un « monde » à un autre. Les entrepreneurs noirs désireux de développer des activités dans les zones réservées aux Blancs devaient le faire dans l'anonymat. Les hommes d'affaires blancs investissant résolument dans les townships et les homelands étaient fort

13. In Yves-A. FAURE et Stephen ELLIS (sous la dir. de), Entreprises et entrepreneurs africains, Karthala-ORSTOM, Paris, 1995.

14. Donc avec le risque de mise en place de rapports clientélistes pouvant en découler.

15. Joël BAROLSKY, « Follow tha Taxi : Success Story of Informai Sector », Indicator SA, vol. 7, n° 2, automne 1990.

16. Catherine CROSS, « Informai Lending : Do-it-Yourself Crédit for Black Rural Areas », Indicator SA, vol. 4, n° 3, été 1987.

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peu nombreux. Aujourd'hui, la situation se débloque et on assiste, d'une part, à des tentatives d'implantation d'entrepreneurs noirs en dehors des zones leur étant traditionnellement réservées — ce qui ne va pas toujours sans poser problème 1? — d'autre part, à un regain d'intérêt des investisseurs blancs pour l'énorme marché potentiel que représentent les townships.

• Amélioration de l'éducation et de la formation. — Depuis quelques années, les étudiants noirs sont de plus en plus nombreux à s'inscrire dans les universités autrefois réservées aux Blancs. Cela s'observe surtout dans les universités anglophones car celles de langue afrikaans, hauts lieux du conservatisme afrikaner, demeurent encore largement fermées. Quoi qu'il en soit, il n'existe plus vraiment de barrages institutionnels empêchant les étudiants noirs de fréquenter les meilleures universités du pays, ce qui donne à penser qu'une génération particulièrement riche intellectuellement est en train de se préparer. Il ne faut toutefois pas ignorer le fait que les établissements publics d'enseignement sont assez régulièrement secoués de mouvements de grève, dans le supérieur comme dans le secondaire, et que les effets de ces troubles récurrents ont parfois fait parler de « génération perdue » 18. Toujours est-il que l'avenir de l'éducation en Afrique du Sud semble s'annoncer sous le signe du multiculturalisme.

La plupart des entrepreneurs noirs actuels n'ont pas reçu de véritable formation à la gestion, à l'exception de quelques jeunes diplômés et de ceux ayant eu la chance d'aller étudier à l'étranger dans des écoles de management 19. Certains, bénéficiant de programmes d'appui, ont pu acquérir sur le tard une connaissance théorique par un enseignement en formation continue, mais ils restent encore très minoritaires. On peut donc s'attendre à voir fleurir dans les années à venir les établissements, publics ou privés, proposant des formations aux techniques de gestion et de commercialisation car la demande potentielle est énorme au sein d'une communauté où le choix des études est bien souvent guidé par le désir de réussite financière. Quoi qu'il en soit, il est déjà encourageant de constater à l'heure actuelle que de nombreux entrepreneurs noirs font montre de qualités managériales plus évidentes que ce que l'on peut observer dans la plupart des pays africains, ce qui diminue d'autant le taux d'échecs imputables à une mauvaise gestion.

Il existe donc tout un ensemble de transformations en cours qui incitent à un certain optimisme quant à l'émergence de catégories sociales plus aisées parmi les Noirs sud17.

sud17. effet, les préjugés sont tenaces au sein de la communauté blanche et l'anonymat reste encore une pratique usitée par de nombreux entrepreneurs noirs.

18. Monica BOSSCHIETER et Marianne CULLINAN, « Black Matric Student Perceptions », Indicator SA, vol. 1, n° 3, 1983.

19. Anne MARYNCZAK, « Afrique du Sud : la difficile émergence d'un capitalisme noir », Politique africaine, n° 55, 1995.

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HERODOTE

africains. Si l'on raisonne sur le long terme, on ne peut que reconnaître le caractère positif de cette évolution. Les choses se font toutefois de manière lente et parfois heurtée. Certains facteurs, pour la plupart « hérités » de l'ancien système, l'expliquent.

De nombreuses inégalités demeurent et engendrent des déséquilibres

Entre les communautés

C'est une évidence de dire que la société sud-africaine est encore profondément inégalitaire. Les Noirs ont été relégués au bas de la hiérarchie sociale et l'Afrique du Sud présente l'aspect d'une juxtaposition de ghettos, dorés pour les uns, miséreux pour les autres, un peu à l'image des États-Unis 20. De plus, ce morcellement se révèle dommageable au plan économique dans la mesure où il entraîne des rigidités débouchant sur la création de « domaines attribués ».

• Des blocages dus à une « ghettoïsation » de la société. — L'urgence dans laquelle se font les programmes d'affirmative action et de black économie empowerment montre à quel point la communauté noire est dans son ensemble défavorisée par rapport aux trois grandes autres : Blancs, Métis et Indiens. Cette inégalité de fait est d'ailleurs clairement perçue au sein de la population noire. Elle s'accompagne souvent d'un sentiment d'injustice au regard des avantages accordés par le gouvernement aux Indiens et aux Métis, comme l'assouplissement du Group Areas Act destiné aux entrepreneurs de ces communautés en 197721. Injustice également devant l'éducation puisque par exemple, en 1984, le niveau d'éducation moyen des Noirs était de trois années d'études contre six pour les Indiens et les Métis et douze pour les Blancs. De même, le revenu moyen s'échelonnait du simple au décuple selon l'appartenance raciale 22. A la différence des trois autres, la communauté noire a une classe moyenne assez mal constituée entre un énorme prolétariat urbain et rural et une sorte d'oligarchie « politico-affairiste ». Le rattrapage de ces inégalités a été le principal cheval de bataille des dirigeants de l'ANC dans leur quête du pouvoir. Aussi une concrétisation rapide et spectaculaire est-elle d'autant plus attendue qu'un certain nombre de scandales politico20.

politico20. J. MONTI, « Urban Coalitions : Integrated Neighbourhoods in a Segregated Society », Indicator SA Focus Issue, Durban, 1990.

21. Charles METH, « Class Formation, Skill Shortages and Black Advancement », op. cit.

22. Ibid.

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LES CHEMINS SINUEUX DU BLACK ECONOMIC EMPOWERMENT

financiers impliquant des cadres du parti défraient la chronique, ce qui a pour conséquence d'augmenter le sentiment critique au sein de la communauté noire 23.

L'excessif cloisonnement de la société sud-africaine a aussi tendance à limiter les possibilités d'expansion de réseaux d'affaires intercommunautaires et rares sont les exemples d'entreprises dont les dirigeants ou les actionnaires soient réellement représentatifs de la diversité nationale. Cette séparation est tellement intériorisée que, même lorsque l'on étudie l'activité entrepreneuriale, on ne parvient pas à raisonner autrement qu'en termes de black, white, indian ou coulored business. En conséquence, une interprétation excessivement ethnique des rapports de concurrence dans les affaires est toujours à craindre. Ce type de raisonnement a déjà conduit à des affrontements sanglants comme ceux qui ont opposé au début du siècle dans le KwaZulu-Natal les Indiens et les Zoulous pour un problème de répartition des activités commerciales 24.

• Une répartition stéréotypée des activités. — Il découle de ces tensions, latentes ou manifestes, le repli des communautés sur elles-mêmes ainsi que sur des activités spécifiques. Ainsi, outre le fait que les Blancs contrôlent la plupart des activités agricoles, industrielles et de services, les Indiens ont le quasi-monopole de certaines branches commerciales comme les tissus et les épices. Il est alors très difficile pour les ressortissants d'autres communautés de trouver des « niches » dans des secteurs d'activité déjà accaparés. Notons que ce type de segmentation des activités s'observe dans beaucoup d'autres pays africains, comme c'est par exemple le cas en Afrique de l'Ouest avec les réseaux d'affaires libanosyriens 25.

Outre les effets de l'ancienne législation, l'impact de ces facteurs ethniques sur la répartition des activités est facile à percevoir. Ainsi les Noirs pâtissent d'un cantonnement à certains types d'activités, la plupart autocentrées sur la communauté car répondant à certains besoins de base de celle-ci. On peut citer pêle-mêle le petit commerce de proximité, les transports en commun avec les taxis 26, le commerce et la production de boissons alcoolisées 27 ou encore l'hôtellerie et la restauration. Du fait de la présence d'un grand nombre d'entreprises sur un panel limité de secteurs d'activités, les possibilités d'expansion sont assez limitées, à moins d'ambitionner de s'adresser à de nouvelles clientèles, ce qui engen23.

engen23. était déjà très fort dans les autres communautés, y compris chez les Métis qui ont majoritairement voté pour le National Party de Frederik De Klerk en avril 1994.

24. Il est d'ailleurs frappant de constater à quel point le racisme anti-Indiens est toujours vivace chez les Zoulous.

25. Saïd BOUMEDOUHA, « Lebanese Entrepreneurs in West Africa », in Yves-A. FAURE et Stephen ELUS, op. cit.

26. Qui sont en réalité des minibus à usage collectif.

27. Mohale MOHANYELE, élu par l'hebdomadaire économique noir New Nation, « Homme d'affaires de l'année » en 1993 est le P-DG d'une brasserie industrielle spécialisée dans la bière traditionnelle. Cf. MOCI, n° 1111, 10 janvier 1994.

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dre les difficultés mentionnées précédemment. En dehors de cet isolement, l'entrepreneuriat noir souffre aussi de déséquilibres importants.

Au sein de la communauté noire

• Hypertrophie de l'informel et stigmatisation du black business (travail « au noir »). — A certains titres, l'Afrique du Sud apparaît comme un pays développé 28, mais à bien des égards elle est comparable au plan socio-économique à la plupart des pays en développement, notamment à travers l'existence d'un secteur informel hypertrophié. Le secteur informel peut être perçu comme l'expression de stratégies visant à éviter les contraintes légales d'un environnement administratif trop rigide, mais il convient avant tout de voir dans son développement l'expression de logiques de survie. Aussi, l'existence d'un secteur informel important est-elle le signe d'une économie et d'une société affectées de profonds déséquilibres. Bien sûr, on peut avancer que son développement participe quand même d'une avancée de l'esprit d'entreprise dans un pays, mais il convient de ne jamais oublier le fait qu'il représente beaucoup plus d'exemples de « bricolages » au jour le jour que de stratégies élaborées et appuyées sur une gestion rigoureuse 29. L'économie noire sudafricaine a, en réalité, été poussée vers l'informel par un système complexe limitant considérablement les possibilités d'existence et d'expansion de véritables entreprises. Cette « fourmilière » de l'informel est certes la preuve d'un indéniable dynamisme mais elle constitue aussi le stigmate d'une économie à deux vitesses. Cette situation quasi anarchique peut parfois avoir des conséquences particulièrement tragiques comme cette « guerre des taxis » qui fait rage depuis quelques années dans la région de Johannesburg.

Une autre conséquence de cette situation est l'agaçante propension des analystes blancs à faire l'amalgame entre secteur informel et black business. Il est évident que les Noirs sont le plus souvent impliqués dans des activités entrepreneuriales de modestes dimensions ; ce n'est pas pour autant que les entrepreneurs noirs sont tous cantonnés dans l'informel. Il y a dans l'imposition de ce type de cliché comme une sorte de désir, inconscient ou non, de minimiser l'importance des réseaux entrepreneuriaux noirs, de les infantiliser. Certains auteurs, noirs pour la plupart, s'insurgent contre cela, arguant du fait que ce travers induit des effets pervers jusque dans la conception des politiques de black économie empowerment, lesquelles sont le plus souvent conçues par des Blancs 30. On imagine également les difficultés que ce type de représentation peut occasionner pour les entrepreneurs noirs en quête, par exemple, de financements bancaires.

28. Elle représente à elle seule le tiers du PIB africain.

29. Yves-A. FAURE et Stephen ELUS, op. cit.

30. Don MKHWAZANI, « Economie Empowerment : a Black Business Perspective », op. cit

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LES CHEMINS SINUEUX DU BLACK ECONOMIC EMPOWERMENT

• L'importance du fait politique. — Le degré de politisation est très élevé en Afrique du Sud, ce qui s'explique probablement par l'histoire tourmentée du pays. Aussi les organisations politiques apparaissent-elles comme des relais incontournables de la vie sociale. Les opérateurs économiques ne peuvent guère échapper à ce phénomène. Si, à un certain niveau d'affaires, l'entretien de relations étroites avec les organisations politiques peut constituer un indéniable avantage, les patrons de PME noires sont dans l'ensemble assez réticents à « collaborer » avec le monde politique 31. Cela s'explique par le fait qu'ils subissent des pressions financières qui risquent de les conduire vers un engrenage incontrôlable. La violence politique étant devenue une chose banale en Afrique du Sud, le danger n'est pas qu'économique pour ces entrepreneurs et nombreux sont ceux qui ont été victimes de la vindicte militante dans les années quatre-vingt. Cela d'autant plus que l'impact des idées d'extrême gauche sur les franges les plus dures des militants, particulièrement les jeunes appelés komrads, a souvent eu tendance à diaboliser les entrepreneurs en les faisant passer pour des traîtres à la cause noire. Le mauvais état des relations entre le monde des PME noires et la sphère politique apparaît donc comme un facteur de blocage non négligeable.

L'étude des trajectoires des quelques grands patrons noirs révèle en revanche, la plupart du temps, l'utilisation de stratégies appuyées sur une collaboration active avec les milieux politiques, la distinction entre hommes politiques et hommes d'affaires importants n'étant pas toujours évidente à faire 32. Cela dit, le phénomène de chevauchement entre des fonctions politico-administratives et des activités entrepreneuriales, parfois appelé straddling, est quelque chose d'assez universel, même si ses manifestations formelles sont différentes d'un contexte à un autre et s'il est parfois présenté, à tort, comme une sorte de particularisme africain. Toujours est-il qu'il existe aujourd'hui au sein de la communauté noire une sorte de fossé entre les hommes d'affaires de haute volée, proches des milieux politiques, et la masse des petits entrepreneurs. Ce problème se pose avec d'autant plus d'acuité que les organisations patronales existantes, comme la puissante NAFCOC 33, paraissent beaucoup plus appuyer les intérêts des grands patrons noirs. La pauvreté organisationnelle que vivent les petits entrepreneurs hypothèque donc leurs chances de faire valoir leurs intérêts avec force.

S'interroger sur les possibilités d'émergence d'élites économiques noires dans les années à venir a, en fin de compte, quelque chose de pernicieux. En effet, il serait dangereux de

31. Anne MARYNCZAK et Patrice GALAND, « Croissance et investissement socio-politique : le dilemme des entrepreneurs noirs sud-africains », Les Temps modernes, n° 585, 1995, p. 466-486.

32. Ibid.

33. National Federated Chambers of Commerce.

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HERODOTE

se laisser aveugler par la réussite brillante de quelques individus ayant adroitement utilisé des réseaux à forte connotation clientéliste et oublier par là même que la grande majorité des acteurs économiques noirs est toujours engluée dans un ensemble de blocages d'ordre socio-économique. Les déséquilibres sont encore nombreux, entre les différentes communautés comme au sein de la population noire, ce qui influe négativement sur le processus d'harmonisation que sont supposés lancer les pouvoirs publics. Cependant, le fait de proposer un bilan mitigé du processus d'intégration des acteurs économiques noirs ne doit pas nous amener à occulter les évolutions perceptibles. Il y a, dans l'absolu, un net regain des activités entrepreneuriales noires en Afrique du Sud depuis le début du processus de démocratisation. Des recherches récentes mettent ainsi en évidence les prémices de réalisation de véritables économies d'échelle, comme cela semble par exemple être le cas entre les activités de transport et les structures bancaires émergentes 34.

S'il est un scénario que l'Afrique du Sud se doit d'éviter, c'est bien celui qui a prévalu dans la plupart des pays africains après les indépendances, lesquels ont finalement inventé leurs propres apartheids avec des appareils étatiques incapables d'élaborer des stratégies cohérentes de développement des entrepreneuriats nationaux et contribuant ainsi à creuser un fossé entre des « élites » politico-administratives repues et un peuple contraint au « bricolage ».

34. Marlene HESKETH, « The Renaissance of Black Enterprise in South Africa : The Case of the Black Taxi Industry », in Yves-A. FAURE et Stephen ELLIS, op. cit.


La nouvelle nation sud-africaine et la restructuration de la société civile

Simon Bekker*

Introduction

Après l'émergence, dans les années quatre-vingt-dix, d'un nouvel ordre général international, après la disparition des anciens blocs de l'Ouest et de l'Est, des idéologies capitaliste et communiste, après que les pays du tiers monde ont cessé d'être des pions pris dans la guerre froide, l'Afrique subsaharienne a connu de forts courants de démocratisation. L'Afrique du Sud, après une longue période d'isolement et de brouille avec les autres pays africains, se trouve aujourd'hui directement impliquée dans cette mouvance.

Dans le prolongement de ce processus de démocratisation, l'Afrique du Sud actuelle fait aussi l'expérience d'une restructuration rapide des institutions publiques, para-étatiques et privées. De nouveaux mouvements sociaux émergent, et de nouvelles identités se créent. Sur le plan international, l'Afrique du Sud cherche à réaliser ses avantages relatifs dans une économie globale nouvelle et menaçante. Dans l'opinion générale, l'Afrique du Sud aurait rejoint le continent africain et serait confrontée à des enjeux similaires à ceux de ses voisins africains.

L'Afrique du Sud contemporaine est une société moderne, plurielle, dont les différents groupes ont, entre autres, été divisés par la langue (depuis plus de deux siècles, les langues ont changé, fusionné, elles ont été codifiées et ont pris racine), par le territoire (avant le XXe siècle dans les sociétés de colons et préindustrielles, et après, sous les différents régimes

* Université de Stellenbosch.

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étatiques), par la race et les transformations de culture, et par des relations changeantes avec l'État sud-africain et l'économie du pays [Bekker, 1993]*.

Cette société, au moins depuis l'installation blanche en Afrique du Sud, à partir de 1652, est une société particulièrement conflictuelle et violente. Il y a eu des périodes avec moins de conflits, des périodes de conflits intenses et étendus, et des périodes de guerre. Très schématiquement, on distingue trois périodes dans cette trajectoire historique. A la fin du xixe siècle, un macro-conflit a eu lieu entre, d'une part, les pouvoirs européens colonisateurs et leurs colons, et, de l'autre, un certain nombre de sociétés africaines préindustrielles, essentiellement pastorales, et leurs États [du Toit, 1995].

La deuxième période met en scène un conflit qui a pour origine une société à industrialisation rapide. Ce conflit est né des tentatives d'incorporation politique dans la société sud-africaine d'une majorité de la population qui était exclue, à savoir ceux classés par le gouvernement comme des Sud-Africains noirs, métis et indiens. L'histoire du conflit au cours de la dernière décennie de cette deuxième période — les années quatre-vingt — est probablement la plus connue ; c'est au cours de cette décennie que l'apartheid est devenu une question internationale, que l'État sud-africain blanc, dominé par les Afrikaners, ses forces de sécurité et sa politique de stratégie totale, furent confrontés aux mouvements noirs en exil, à leurs alliés à l'intérieur du pays et — tout au moins en termes diplomatiques — aux gouvernements des autres pays du monde, tous souscrivant aux valeurs universelles de l'équité et du non-racisme.

Au début des années quatre-vingt-dix, les deux protagonistes majeurs, représentés par le gouvernement sud-africain et l'Alliance du Congrès (Congress Alliance), dirigée par l'ANC, continuent leur combat plus par des négociations et une désobéissance civile que par un violent conflit. On assiste, en avril 1994, à la mise en place du premier gouvernement sud-africain élu démocratiquement, lequel s'est lui-même nommé gouvernement de l'unité.

Le fait qu'à la fin des années quatre-vingt une forme de conflit violent, qualitativement différente, ait émergé et pris de l'importance pendant cette période de négociations est moins connu. Comme nous le montrerons plus loin, le conflit violent pendant cette troisième période (laquelle continue à ce jour) présente des caractéristiques ethniques, c'est-à-dire la définition, par des acteurs clefs, des questions du conflit en termes ethniques. Simultanément, ce conflit violent révèle d'autres caractéristiques (que l'on peut appeler soit politiques ou communautaires, soit modernes ou traditionnelles). Il apparaît donc approprié d'analyser un tel conflit en termes de causalité multiple, plutôt que de tenter de le cataloguer comme simplement ou essentiellement ethnique.

De plus, au cours de cette même période, les dirigeants ethniques au sein de la société sud-africaine commencent à émettre des revendications, certaines nouvelles, d'autres beau*

beau* références entre crochets renvoient à la bibliographie en fin d'article. 142


LA NOUVELLE NATION SUD-AFRICAINE ET LA RESTRUCTURATION DE LA SOCIÉTÉ CIVILE

coup plus anciennes, au nom de leurs communautés, exprimant ainsi une nouvelle ou plus forte prise de conscience communautaire. Un exemple de cette forme de développement est la province du Cap de l'Ouest en Afrique du Sud.

L'existence de telles revendications ethniques n'est pas une chose nouvelle dans l'histoire de l'Afrique du Sud [Bekker, 1993, chap. VI ; Darbon, 1995]. La question ici est celle de l'émergence de telles revendications et le conflit pendant la première moitié des années quatre-vingt-dix. L'Afrique du Sud, avec la plupart des États africains, fait l'expérience au cours de cette décennie de forts courants de démocratisation. En conséquence, à la recherche d'une mission unificatrice, le gouvernement d'unité nationale introduit une revendication pour une nouvelle forme de nationalité, bien que cette dernière soit fondée sur le territoire plus que sur une cohérence culturelle. Cette revendication vise la construction d'une nation, un projet gouvernemental dont l'intention serait d'accomplir « un acte collectif d'imagination historique» [Crawford Young, 1993, p. 11].

Des revendications concurrentes pour une nouvelle prise de conscience communautaire, voire plus poussée, semblent être encouragées par ces courants de démocratisation. Les dialectiques créées par ces tendances potentiellement divergentes sont l'objet principal de cet article.

Dans les sociétés où les perceptions de la différence raciale sont sensibles, ces dialectiques en sont d'autant plus compliquées. De par la particularité de son histoire, la société sud-africaine contemporaine est un exemple de premier ordre. L'existence de pluralismes culturels accentue probablement la potentialité de conflit dans la société.

Ethnicité, race et nationalisme

C'est devenu une pratique courante parmi les universitaires et les analystes des sociétés plurielles modernes d'interpréter les mouvements politiques et sociaux en termes d'ethnicité, de race et de nationalisme. La définition de travail de l'ethnicité peut être vue comme liée, quoique pas complètement, à des revendications de liens de naissance, de sang et de mariage. Pour un individu, cette identité est habituellement difficile à changer — et de ce fait comprend des éléments d'attribution — et est liée aux racines de l'individu et du groupe. En résumé, l'ethnicité est fondée sur le mythe d'un ancêtre commun.

Dans les sociétés plurielles, il est perçu, par un nombre croissant d'universitaires, comme le pricipal facteur sous-jacent à un conflit continu. Considérons la réflexion récente d'un groupe de chercheurs reconnus sur le conflit politique. Dans un article sur l'ethnicité, le développement et la démocracie, écrit pour l'UNESCO, trois chercheurs (D. Ghai, Y. Ghai et D. Westendorff [1992, p. 80]) déclarent :

« De tous les facteurs qui influencent les systèmes sociaux et politiques des pays du tiers

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monde, aucun n'est peut-être aussi important que celui de l'ethnicité. L'avenir même de certains pays comme des États souverains unis est mis en doute à cause des conflits ethniques. Dans beaucoup d'autres, l'ordre politique est difficile à établir et les développements sociaux et économiques sont tiraillés par les différences ethniques. Dans de nombreuses parties du monde, les minorités ethniques souffrent de discrimination abominable et vivent dans la peur. Les conflits ethniques dépassent souvent les frontières des États et menacent la paix internationale. La gestion correcte et créative des tensions et conflits nés des différences ethniques est devenue le test suprême de la diplomatie dans la plupart des pays du monde, et tout particulièrement dans le tiers monde. »

Sans pour autant réaliser un rapport détaillé des approches de l'ethnicité et du conflit ethnique, il est utile de faire un certain nombre de distinctions. Certains chercheurs tendent vers une perspective primordiale, avec pour argument l'idée que la nature attribuée à l'identité ethnique est profonde, enracinée dans la revendication des groupes fondée sur l'idée d'un ancêtre commun et sur des souvenirs communs et aux symboles liés à cet ancêtre. D'autres montrent les aspects construits de cette identité et la réinvention continuelle — pour des raisons qu'il faut chercher ailleurs, par une analyse matérialiste et politique — d'une histoire partagée et d'une solidarité. Dans cette optique, Smith [1986, p. 211] écrit :

« En nous concentrant essentiellement sur les grandes lignes et les "erreurs" de la religion, des coutumes, de la langue et des institutions, nous courons le risque de traiter l'ethnicité comme quelque chose de primordial et de fixe. En nous concentrant seulement sur les attitudes, les sentiments et les mouvements politiques des ethnies fixes ou de fragments d'ethnies, nous courons le risque d'être si pris dans le flux quotidien et dans le phénomène ethnique que nous les verrons comme des outils entièrement dépendants ou des "marqueurs de limites" d'autres forces sociales et économiques. »

On peut faire deux remarques sur ce débat. Il ne semble pas utile de choisir exclusivement l'une des deux approches. Il nous faut considérer les éléments historiques toujours existants, la situation contemporaine et les facteurs construits, ainsi que leur interaction les uns avec les autres. Le second point découle du premier : sans une analyse historique sous-jacente aux explications données pour les conflits ethniques, les explications seront souvent superficielles et erronées.

« Comme source de conflit, l'ethnicité dépend des circonstances spécifiques du temps et de la société. Il est difficile de la fixer comme une variable indépendante de la vie sociale, politique, économique [...]. L'ethnicité est aussi très manipulable : d'ailleurs, son existence même peut naître à partir de vagues liens et associations de symboles. La qualité dynamique des relations ethniques suggère qu'il faudrait accorder plus d'attention à l'histoire que ne le veut l'habitude dans l'étude des relations ethniques » [Ghai et al, p. 81].

Une deuxième distinction s'impose. La notion d'ethnicité est étroitement liée aux idées de nationalisme et de race. Le nationalisme est une idéologie selon laquelle les groupes

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LA NOUVELLE NATION SUD-AFRICAINE ET LA RESTRUCTURATION DE LA SOCIÉTÉ CIVILE

(identifiés comme « nations ») ont le droit de former des États territoriaux. Il apparaît tout de suite que les mouvements ethniques, fondés sur la revendication de l'ancêtre commun, se transformeront souvent en revendications nationalistes. Quelle différence y a-t-il, si différence il y a, entre ces deux phénomènes ?

De la même manière, si la race est définie comme une construction sociale et culturelle établie à partir de différences de groupes fondées sur des caractéristiques physiques ou morphologiques, est-ce qu'un mouvement fondé sur des caractéristiques raciales communes est différent d'un mouvement ethnique fondé sur la revendication d'un ancêtre commun ?

Par rapport à l'ethnicité et au nationalisme, il convient de noter que souvent les mouvements ethniques n'ont pas de revendications nationalistes [Hobsbawm, p. 24 ; Smith, 1986, p. 156]. Le programme politique pour instaurer des États territoriaux séparés peut être sans rapport ou irréalisable ; l'objectif peut être la réaffectation des ressources de l'État ; et la compétition peut se faire avec d'autres fragments ethniques dans une société plurielle. Les mouvements ethniques, bien qu'ils aient des caractéristiques communes avec les mouvements nationalistes, n'affichent pas nécessairement pour la communauté nationale des revendications de souveraineté, d'indépendance territoriale totale.

Simultanément, il est aussi important de noter que les revendications et les programmes ethniques incorporent souvent de fortes tendances nationalistes naissantes, à la recherche d'une souveraineté pour la communauté ethnique. De telles tendances peuvent induire un changement dans ces revendications et ces programmes ethniques ; un changement qui à la limite impliquera une demande de contrôle et de domination de l'État ; ou pour une sécession, une partition ou irrédentisme.

Ainsi, bien qu'intimement associés, l'ethnicité et le nationalisme doivent être différenciés l'un de l'autre et, en conséquence, lorsque chaque cas est concerné individuellement, être relié à l'autre si nécessaire.

Le cas de la race et de l'ethnicité est différent. La conscience raciale est une forme de pluralisme ethnique enraciné dans la domination et la stratification et trouve son origine dans les systèmes organisés de travail. La société contemporaine sud-africaine en est un excellent exemple.

Les chercheurs pour lesquels le conflit racial diffère des autres formes de conflits ethniques travaillent avec des groupes ethniques classés dans des sociétés qui ont développé des systèmes de catégorisation raciale coïncidant largement avec les systèmes de stratification des groupes. C'est la conséquence de l'histoire et des circonstances de ces sociétés, et non des constructions raciales et des croyances en elles-mêmes, si le conflit racial semble différent des autres formes de conflits ethniques.

Cet argument implique une notion inclusive de l'ethnicité qui englobe des différences de groupe identifiées non seulement par la langue, la religion ou par d'autres (non physiques) caractéristiques communes au groupe, mais aussi par la couleur. La couleur (la

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« race ») a tendance à être un indicateur important ou la marque de différences d'un groupe dans les sociétés où les différences de classe et de couleur sont juxtaposées. Le fait que la race puisse susciter des émotions intenses, et soit souvent perçue comme indélébile et immuable, a conduit certains chercheurs à distinguer dans le principe entre groupe racial et groupe ethnique, mais des contre-exemples sur ces faits [Horowitz 1985, p. 41f] et l'avantage d'une analyse comparative justifient la notion plus inclusive d'ethnicité.

Ce rapide survol soulève autant de questions qu'il en avait l'intention. Comme source de conflit, l'ethnicité ne semble pas relever de l'analyse comparative et son émergence demeure insaisissable. Elle apparaît aussi souvent liée aux courants nationalistes. La conclusion la plus utile que l'on puisse tirer à ce stade est la nécessité de faire un examen minutieux de la demande d'une analyse historique du cas. C'est l'objectif des prochaines parties de cet article.

L'élément rapporté de la conscience raciale en Afrique du Sud complique un peu plus la recherche de sens. La juxtaposition des différences de classe et de race — la raison historique principale pour la naissance d'une conscience raciale — montre la nécessité d'une explication qui dépasse celle d'ethnicité, le besoin d'une explication qui inclurait aussi des analyses politiques et socio-économiques. Une conclusion utile est le besoin d'une analyse des multiples — plutôt que d'une seule — causes du conflit contemporain en Afrique du Sud.

Pour finir, quels sont les indicateurs de tensions ethniques qui existent ? Quand faut-il classer les revendications politiques et les conflits comme ethniques ? La réponse la plus appropriée semble être lorsque des acteurs importants définissent eux-mêmes ces revendications et ces conflits comme étant ethniques.

Le macro-conflit en Afrique du Sud

L'objectif de ce large survol historique est double. Tout d'abord, comme nous l'avons montré dans la partie précédente, une compréhension adéquate du conflit ayant des caractéristiques ethniques appelle une analyse historique. Ensuite, une telle analyse historique est nécessaire pour une meilleure compréhension du miracle sud-africain et des ombres s'y projettent. Le miracle fait référence à l'installation relativement pacifique en 1994, dans le pays, d'un nouveau gouvernement démocratique, et cela à rencontre des attentes internes comme internationales, qui prévoyaient que le pays allait plonger dans un inévitable conflit racial blanc-noir. Les ombres font référence à un conflit communautaire continu dans certaines régions du pays, en particulier au KwaZulu-Natal.

L'analyse se concentre sur deux périodes de l'histoire sud-africaine. Avant le début du XXe siècle, un macro-conflit a eu lieu entre, d'une part, les pouvoirs européens colonisateurs

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LA NOUVELLE NATION SUD-AFRICAINE ET LA RESTRUCTURATION DE LA SOCIÉTÉ CIVILE

et leurs colons, et, d'autre part, un nombre de sociétés africaines préindustrielles, essentiellement pastorales, et leurs États.

La seconde période implique un conflit enraciné dans une société à industrialisation rapide, le conflit s'articulant autour de tentatives d'incorporation politique dans la société sud-africaine d'une majorité de la population alors exclue.

La colonisation européenne et la destruction des États africains préindustriels

« Le Cattle-Killing de 1856 est en partie le résultat de la frustration xhosa face à la domination coloniale et en partie celui de l'espoir né de la nouvelle que les Russes avaient battu les Anglais [...]. La prophète Nongqawuse déclara avoir rencontré "de nouveaux gens" venus de l'autre côté de la mer, et qui étaient les ancêtres des Xhosa actuels. Ils lui ont dit que les morts se préparaient à revenir, ainsi que du superbe bétail, mais qu'avant les gens devaient tuer leur bétail et détruire leur maïs... » [Pereis, 1989, p. 316, 311].

A la fin du XVIIIe et au XIXe siècle, un certain nombre d'États africains préindustriels s'établirent dans le pays. Les États pedi, swazi, tswana du Sud, zulu et xhosa en sont des exemples [Delius, 1983 ; Guy, 1982 ; Pereis, 1981]. Les colons hollandais (et ensuite britanniques) s'installèrent au Cap, dans le sud du pays, aliénant ainsi des terres occupées par les sociétés indigènes khoi. Un système agricole fondé sur l'esclavage est mis en place au XVIIIe siècle. Simultanément, les colons commencent à avancer vers le nord et l'est à la recherche de terres pour les fermes, de gibier et d'autres ressources et produits de base pour leur subsistance et le commerce avec l'Europe. Dès le début du XIXe siècle, le gouvernement britannique incorpore le sud du pays à son Empire et, comme partout dans l'Empire, le drapeau a suivi les colons et le commerce.

Après la découverte commerciale du diamant et des opportunités offertes par l'or dans le nord du pays, le pouvoir britannique incorpore à son Empire, à la fin du XIXe siècle, ce qui reste de l'Afrique du Sud aujourd'hui. Cette incorporation a requis une importante guerre impériale contre les républiques boers instaurées pendant la seconde moitié du siècle par les descendants des colons hollandais et allemands qui avaient avancé vers l'intérieur du pays. Ce violent incident impérial, lequel a contribué de façon substantielle à l'émergence du nationalisme afrikaner au XXe siècle, coïncide avec la destruction des États africains préindustriels de la région.

L'économie de ces États africains dépendait de l'élevage et de l'agriculture, essentiellement de la culture de maïs. Dans une étude sur la destruction du royaume zulu dans la seconde moitié du XIXe siècle, Guy [1982, p. 18] décrit ainsi des aspects de cette économie :

« La majorité des Zoulous était encore bien encadrée dans les différentes communautés de production du royaume, allant de l'une à l'autre au fur et à mesure de l'âge et des changements de statuts. Les garçons travaillaient dans les concessions de leur père avant de

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s'installer eux-mêmes, alors que les filles travaillaient dans les concessions de leur père avant d'établir leur propre unité de production dans les concessions de leur mari. Bien sûr, des forces extérieures affectaient de plus en plus les Zoulous au fur et à mesure que différentes communautés de colons s'établissaient aux frontières du royaume. Cependant, au fil des règnes des rois, le travail zoulou au sein des concessions des roturiers continuait à soutenir l'essentiel de la population et le surplus qui était retiré par le roi [...] représentait la base de son pouvoir matériel et de son autorité. »

Le conflit pendant cette période a revêtu deux grandes formes. Dans un premier temps, le conflit eut lieu aux frontières, zones où une colonisation intermittente prit place et où l'autorité étatique était très peu présente. Dans ces conditions d'une telle ambiguïté et incertitude, le conflit entre les colonisateurs et les peuples indigènes était endémique. Les demandes conflictuelles pour la terre, les disputes sur le commerce et les accords de travail étaient complexifiés par des pratiques culturelles et linguistiques divergentes [du Toit et Giliomee, 1983]. Alors que les colons avançaient vers le nord et que les frontières étaient établies, les fermiers occupaient les terres laissées derrière et les gouvernements coloniaux instituaient une loi indirecte sur ce qui restait des États africains.

Dans un second temps, un conflit direct eut lieu entre les forces impériales et les armées des États africains. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les principales campagnes britanniques eurent lieu dans la région est du Cap contre les armées xhosa, dans le KwaZulu-Natal contre les armées zoulous, et dans le nord contre le royaume pedi. Comme dans le cas du conflit de frontière, les colons occupaient les terres abandonnées, et le gouvernement colonial mettait en place une loi indirecte dans ce qui restait des États africains.

Cette incorporation des sociétés préindustrielles se fit au nom du colonialisme civilisateur britannique, dont la mission était de coloniser les esprits des Sud-Africains indigènes, et au nom du colonialisme des colons, dont la mission était de déposséder ces personnes de leurs terres et de permettre aux colons britanniques (et afrikaners) de s'installer dans le pays [Comaroff, in du Toit, 1995]. La présence des Afrikaners, les Boers contre lesquels la guerre impériale devait être menée pour réussir ces deux missions, rendait le projet britannique plus compliqué en ce que les Afrikaners, en général favorables à la politique coloniale des colons, remettaient en question l'incorporation au sein de la mission coloniale britannique civilisatrice.

La réaction des Africains à la conquête fut plus compliquée. De nombreux mouvements millénaristes existaient à la fin du XIXe siècle. Au début du XXe siècle, les Églises chrétiennes séparatistes s'installent et se développent très vite. Les langues africaines, peu à peu codifiées, demeurent le principal moyen de communication dans les communautés rurales et dans la majorité des communautés urbaines. Dans ces régions, où une loi indirecte a été instituée, la vie pastorale et agraire continue, bien que soumise à l'exigence de payer régulièrement en liquidité des impôts. De ce fait, un nombre croissant de Noirs rejoignent la

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main-d'oeuvre industrielle et urbaine et contribue de façon critique au rapide processus d'industrialisation et d'urbanisation de l'Afrique du Sud au XXe siècle.

Macro-conflit dans la société urbaine et industrielle

« Une société qui est passée de l'Afrique rurale à une Afrique du Sud urbanisée et industrialisée en trois quarts de siècle, si ce n'est moins » [Maake, 1992].

Au XXe siècle, en tant que partie de l'Empire britannique, l'Afrique du Sud a rapidement développé un système économique moderne. Au début du siècle, des ressources minérales dont l'importance internationale ne cesse de croître sont découvertes et génèrent rapidement de grands projets miniers. L'exportation de ces produits avec ceux de l'agriculture permettent ce développement. A partir des années vingt, le gouvernement blanc sud-africain promeut l'industrie domestique, un secteur dont l'importance grandit régulièrement, surtout à partir de la Seconde Guerre mondiale. Ce processus de développement industriel s'est réalisé en même temps qu'un processus d'urbanisation. En 1990, la moitié des SudAfricains vivaient en zone urbaine, la majorité dans l'une des quatre zones métropolitaines du pays.

Les Sud-Africains noirs ont rejoint, et furent attirés en nombre croissant par ce développement économique. A l'origine, sur les fermes blanches — des terres colonisées au siècle précédent — et dans les mines, et ultérieurement dans les industries, leur implication croissante sur le marché du travail reflétait le processus décrit ci-dessus. Leur présence dans les villes sud-africaines s'est développée en parallèle.

Trois développements politiques majeurs ont eu lieu au cours de cette période. Le gouvernement sud-africain qui, depuis ses débuts en 1909, avait été élu par une écrasante majorité blanche, s'est officiellement institué comme gouvernement blanc, élu seulement par les Sud-Africains blancs, au début de 1950. Cet élément statutaire raciste est devenu l'une des deux pierres angulaires de l'apartheid. Dans un second temps, dans la mesure où la majorité de l'électorat était afrikaner, ce gouvernement a demandé à devenir indépendant de l'Empire de la couronne britannique, réalisant ainsi la mission du nationalisme afrikaner dont les supporters domineront le gouvernement à partir de ce moment-là.

L'autre pierre angulaire de l'apartheid fut la mise en place d'une série de homelands destinés aux différentes communautés noires sud-africaines. Ils étaient situés principalement dans les zones où persistaient des fragments de sociétés africaines du xixe siècle, gouvernés et financés par l'État central. Cette politique d'apartheid sur les homelands avait pour objectif de justifier l'exclusion des Sud-Africains noirs d'une participation au système

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politique central et d'une résidence permanente dans les villes sud-africaines en créant, pour eux, des États ethniques séparés définis par le gouvernement, dans le pays.

La réaction noire face à ces processus croissants d'incorporation économique, d'exclusion résidentielle et politique de plus en plus aiguë, est passée de l'accord et de la négociation à une action politique et économique, et pour finir, du milieu des années soixante-dix à 1980, à une résistance et à une violente confrontation avec l'État sud-africain, de l'intérieur comme de l'extérieur.

Pour s'opposer, le mouvement noir anti-apartheid a eu recours à deux grandes justifications, la résistance et le conflit armé, contre le gouvernement d'apartheid. Le premier, le projet démocratique, adopté clairement et de façon constante par l'ANC, prévoyait l'installation d'une démocratie non raciale dans le pays. Pour réussir, contre un État puissant et récalcitrant, le moyen choisi fut celui du conflit armé, en association avec la classe ouvrière, les communautés urbaines opprimées du pays, et avec le soutien étranger du bloc soviétique et de son idéologie communiste.

Le second, le projet africaniste, adopté clairement et de manière constante par le PanAfricanist Congress (PAC) et par le Black Consciousness Movement (BC), recherchait au travers d'une identité commune africaine, une émancipation politique et individuelle qui en vaille la peine. La liberté nationale serait atteinte par la solidarité et la mobilisation des Africains. Le mouvement BC élargit la définition d'Africain à Noir, incluant ainsi dans le groupe des dépossédés les Indiens et les Métis, et mettant l'accent sur la prise de conscience positive de l'identité noire. A travers toute la période du conflit anti-apartheid, jusqu'en 1994, une alliance difficile entre ces deux mouvements s'est maintenue, l'un diffusant un idéal politique non racial, l'autre un idéal politique dans lequel la renaissance noire est une précondition à une inclusion démocratique complète.

Bien que la période qui ait précédé cette phase de résistance et de violente confrontation n'ait pas été sans affrontement, la violence politique fut beaucoup plus intense pendant la dernière décennie de cette époque de l'histoire sud-africaine. Pour exemple, de 1984 à 1988 plus de 4 000 personnes auraient été tuées au cours de troubles civils, la majorité étant des résidents urbains noirs ; à peu près 45 000 personnes furent emprisonnées sans jugement ; les mouvements de révolte de toutes formes de l'ANC sont passés de 44 en 1984 à 209 en 1988 ; et il y a eu un véritable effondrement ainsi qu'une révolte contre le système d'éducation noire, ainsi que des villes noires et des structures gouvernementales locales [Slabbert, 1989, p. 7].

Le macro-conflit pendant cette période était guidé par un thème unique, un principe qui envahissait le monde pendant cette même période. C'était l'impératif d'une inclusion démocratique de tous les groupes de société dans un État-nation unique. Simultanément, en Afrique du Sud, la lutte pour ce principe fut affinée par deux sous-thèmes liés et également

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LA NOUVELLE NATION SUD-AFRICAINE ET LA RESTRUCTURATION DE LA SOCIÉTÉ CIVILE

universels : la quête du non-racisme et d'un nationalisme inclusif dans une société moderne plurielle.

Le miracle sud-africain

A la fin des années quatre-vingt, l'Afrique du Sud donne l'impression d'être au bord d'un gouffre. Prise dans une guerre en apparence vouée à l'échec en Namibie contre les troupes angolaises et cubaines, poussée à ses limites dans les villes noires, l'état d'urgence ne maintenait l'ordre que par des moyens de plus en plus violents. Les émeutes avaient transformé le pays en une série de communautés assiégiées, et causaient de sérieux torts à l'ouverture économique du pays. Sur le plan international, l'apartheid était devenu un problème majeur et peu de gouvernements étaient prêts à s'engager positivement avec le gouvernement sud-africain.

La résistance noire était de la même manière dans la tourmente. L'ANC, en exil, avait adopté une stratégie marxiste du conflit armé contre un opposant militairement imbattable. L'insurrection urbaine dans le pays prenait de plus en plus une forme brutale et divergente. Le conflit continu entre les deux protagonistes égaux prit de plus en plus la forme d'une bataille d'usure, où tout le pays serait perdant.

Dans la sortie de l'impasse, deux événements ont joué un rôle déterminant. Le premier fut la disparition de l'Union soviétique et la dissolution rapide de son statut de superpouvoir, démantelant et dissipant ses institutions de soutien, ainsi que les ressources et ses soutiens idéologiques dérivés. Le second est d'ordre purement interne. Le Parti national (NP) — le parti au gouvernement depuis plus de quarante ans — changea de dirigeant et nomma un nouveau président peu lié à l'instauration de l'état d'urgence. Ces deux événements ont agi l'un sur l'autre. Fort des promesses de soutien de la part des gouvernements occidentaux, le NP a décidé, en 1990, de lancer une campagne de négociations avec les principaux protagonistes, les mouvements de résistance noire bannis et leurs dirigeants.

La période des négociations, qui a conduit, en 1994, à l'instauration du premier gouvernement sud-africain élu par un vote populaire, est caractérisée par une série d'événements violents qui reflètent les deux sous-thèmes identifiés dans la partie précédente : la quête du non-racisme et celle d'un nationalisme inclusif dans une société moderne plurielle. Des attaques sur des personnes blanches, sur des institutions essentiellement blanches (telles que les églises et lieux de divertissement), sont les exemples d'une conscience africaniste qui se manifestait à un moment où des formes institutionnalisées d'expression populaire faisaient défaut. Il y eut aussi de nombreuses insurrections émanant d'Afrikaners blancs séparatistes, culminant dans des actes de sabotage juste avant les élections générales.

Les principaux partis négociateurs cherchaient un compromis, non seulement entre eux

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mais aussi avec ces mouvements. Le compromis fut trouvé au sein même du thème du macro-conflit de l'Afrique du Sud du XXe siècle : réussir une inclusion démocratique non raciale au niveau national. Des efforts importants ont ainsi été réalisés pour inclure au processus de négociation les mouvements PAC et BC. Les négociateurs initiaux ont accepté de continuer, après les élections générales, de négocier avec les séparatistes afrikaners sur une possible partition du pays.

Ces concessions, surtout en ce qui concerne le NP sur le projet africaniste, et pour l'ANC quant au projet séparatiste afrikaner, semblent être un succès : depuis ce temps, ni le mouvement africaniste radical, ni le mouvement séparatiste afrikaner ne sont sur le devant de la scène. Il n'y a pas eu non plus l'émergence de mouvements ouvertement raciaux. En tombant d'accord et en instaurant, sur une période initiale de cinq ans, un gouvernement d'unité nationale sous une constitution d'intérim, l'ANC et le NP ont facilité une transition dépourvue de fissures raciales ou nationalistes. Au vu de cela, les attentes optimistes internationales quant à une démocratisation de l'après-guerre froide semblent être en bonne voie en Afrique du Sud.

Des ombres sur le miracle

« Pourquoi un tel conflit racial blanc-noir, inévitable, a-t-il été remplacé par une violence beaucoup plus étendue entre Noirs ? » [Adam, 1992].

L'Afrique du Sud du XXe siècle a traversé des périodes de changement clairement définies :

— une industrialisation et une urbanisation rapide ;

— une inclusion économique croissante des Sud-Africains noirs dans ces processus ;

— une exclusion politique et résidentielle croissante des Sud-Africains noirs de ces processus ;

— une résistance et un conflit croissant de la part de la majorité exclue contre le gouvernement nationaliste afrikaner et sa politique d'apartheid ;

— l'instauration d'un gouvernement national élu démocratiquement dont la mission est de mettre en place l'équité, la réconciliation et la prospérité dans la société.

Le macro-conflit, particulièrement pendant les années quatre-vingt et au début 1990, a souvent été interprété dans le contexte de ce type de changement :

— luttes contre la discrimination raciale et politique ;

— luttes pour accéder à la richesse économique et à la sécurité ;

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LA NOUVELLE NATION SUD-AFRICAINE ET LA RESTRUCTURATION DE LA SOCIÉTÉ CIVILE

— luttes contre les idéologies capitaliste, communiste et contre le nationalisme afrikaner et africain.

Cependant, à partir de la fin des années quatre-vingt, une nouvelle forme de conflit apparaît en Afrique du Sud. La grande majorité des participants et des victimes de ce conflit seront les Noirs urbains. Ces huit dernières années, quelque 15 000 morts ont été recensés comme étant les victimes de ce conflit. Les objectifs des combattants semblent couvrir un éventail surprenant de problèmes locaux : lutte contre le contrôle communautaire local, sur la terre, sur l'accès aux pauvres ressources locales, sur l'allégeance des institutions et des dirigeants traditionnels ou modernes. Dans le KwaZulu-Natal, où se situe essentiellement le conflit, ce dernier a atteint son apogée en 1990, année pendant laquelle le processus politique de négociations nationales avait été lancé, et a culminé de nouveau en 1994 juste avant les élections générales [Bekker, 1992 ; Louw, 1994 ; Louw, 1995]. Après ces élections, le conflit a persisté. De plus, à partir de 1990, les communautés d'immigrants zoulous de Johannesburg et de ses environs se sont trouvées mêlées à une série de conflits entre eux, et au cours desquels les confrontations s'établissaient en fonction de critères ethniques (Zoulou/non-Zoulou) explicites.

Une des principales interprétations de ce conflit montre la compétition pour un soutien zoulou entre l'ANC et l'Inkhata Freedom Party (IFP). Ce dernier—basé au KwaZulu-Natal

— a développé une idéologie et une politique qui mélangent un programme d'action à la fois libérateur et ethnique : les valeurs démocratiques sont présentées dans un contexte de respect pour la direction traditionnelle zoulou et ses valeurs. Plus récemment, après la victoire aux élections provinciales du IFP au KwaZulu-Natal, le nouveau gouvernement provincial a fait valoir l'idée de renommer la province le royaume du KwaZulu-Natal.

L'IFP a été mis en place au milieu des années soixante-dix par le chef Buthelezi, alors chief minister du homeland de KwaZulu à partir d'un ancien mouvement culturel zoulou. Le parti s'est affiné et a diffusé à partir du homeland son programme libérateur et culturel. Il s'est vite trouvé en désaccord avec les stratégies de libération de l'ANC alors en exil. Au milieu des années quatre-vingt, cette relation s'est détériorée et s'est transformée en une relation d'amertume et d'hostilité. Pendant les négociations des années quatre-vingtdix, l'IFP s'est retiré des négociations nationales et n'était donc pas partie prenante dans l'élaboration de la Constitution intérimaire, ni en ce qui concerne les accords sur la forme que prendrait le gouvernement d'unité nationale.

La province du KwaZulu-Natal est dominée sur le plan économique par la ville de Durban dans laquelle vit la moitié de ses huit millions d'habitants. Ces deux dernières décennies, un grand nombre de familles zoulou rurales ont migré vers la ville et la plupart vivent dans des bidonvilles à sa périphérie. Simultanément, la ville a développé un large secteur industriel dans lequel une classe ouvrière noire substantielle s'est installée. En dehors de Durban, la province comprend de grandes zones de l'ancien homeland KwaZulu dans lesquelles des

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familles zoulou rurales vivent dans la pauvreté, dépendent des membres de la famille qui travaillent dans les villes ou dans les mines.

Un certain nombre de chercheurs sur l'histoire zoulou ont montré la persistance des symboles culturels zoulou et des identités qui ont accompagné ce processus d'industrialisation et d'urbanisation. Guy, par exemple, conclut son travail sur la destruction du royaume zoulou par les termes suivants : « Le mouvement zoulou nationaliste d'aujourd'hui, dont les dirigeants sont, pour la plupart, des descendants directs des hommes qui ont combattu pendant la guerre civile, et qui s'inspirent consciemment du passé zoulou, est une force qui affectera encore le cours de l'histoire de l'Afrique australe » [Guy, op. cit., p. 246].

Un second exemple : « Les chefs, indunas, sangomas et Shack-Lords présentent le conflit au KwaZulu-Natal comme une défense légitime de l'ordre traditionnel. Leur large clientèle n'a que le choix de les suivre [...]. L'appel pour un renouveau de la culture est pris en compte parce que les plus démunis parmi les Zoulou cherchent des réponses à leur humiliation. S'échapper dans un passé mythique fait de fierté et de batailles victorieuses apporte la dignité qui manque à la plupart des habitants des foyers et des migrants chômeurs. Dans cette difficile situation, la loyauté envers la tribu donne un badge d'honneur. Ce n'est que ceux avec une identité plus sûre et différente qui considèrent le collectif de la tribu comme un badge de honte » [Adam et Moodley, 1992, p. 497, 498].

Les chercheurs ont aussi mis en relief les métaphores militaires qui ont souvent accompagné ces symboles : « La signification des associations ethniques zoulou et du nationalisme culturel dans la mise en place d'organisations fondées sur les classes et de mouvements nationaux fractionnés, n'est pas un phénomène nouveau [...]. En 1937, la Zulu Cultural Society fut fondée par Albert Luthuli, qui devait par la suite devenir président de l'ANC puis prix Nobel de la paix [...]. La propre glorification de cette société quant à une identité culturelle zoulou fut autant façonnée par les éléments d'une conscience populaire venant du bas, qu'elle fut elle-même une force dans le façonnage de cette conscience [...]. Le problème cependant pour les Africains au Zululand et Natal était la manière dont un passé précolonial fournissait à la mobilisation des métaphores militaires » [Marks, 1989, p. 216, 217, 233].

Aussi inadéquates que puissent être ces raisons pour expliquer l'émergence de cette nouvelle forme de conflit et de violence dans l'Afrique du Sud contemporaine, elles suggèrent que ces souvenirs communs et reconstruits sont de puissants indicateurs du potentiel pour des formes nouvelles d'identité ethnique et de solidarité dans une société qui expérimente de forts courants de démocratisation, et dans une société qui recherche actuellement la stabilité au moyen d'une construction de la nation.

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L'émergence d'une identité métisse dans l'est du Cap

« We are the dispersed Khoi scattered reflections in the arteries of Africa We are the tributaries of many rivers merged yet still flowing towards a new destiny. »

Brian WILLIAMS, Cape Town, 1991.

La population de la nouvelle province du Cap de l'Ouest dépasse les 4 millions. Pour la majorité de cette population, l'afrikaans est la langue maternelle. La plupart sont des Sud-Africains métis, et une grande majorité est urbaine avec 9 habitants sur 10 résidant près de la ville du Cap ou dans une ville de province. Le paysage, le port naturel et la position historique et stratégique de cette ville ont conduit à une rapide urbanisation, avec une population actuelle de plus de trois millions d'habitants, laquelle a doublé ces quinze dernières années. C'est à la fois le noyau économique et le centre de la province [Bekker, 1995].

Cette démographie inhabituelle rurale/urbaine de la province est la conséquence de deux ensembles de facteurs qui sont liés. Tout d'abord, les terres en zone rurale étaient et demeurent sous le contrôle de la propriété individuelle, essentiellement entre les mains des Blancs. Il n'y a jamais eu de homeland noir dans le Cap de l'Ouest et la migration rurale/urbaine pour les Sud-Africains métis et blancs a été facilitée par les restrictions gouvernementales tout au long de ce siècle.

Ensuite, la migration des Sud-Africains noirs, dirigée sur tout le pays par les mesures de contrôle des mouvements, est strictement contrôlée dans la province depuis les années cinquante par la politique de coloured labour préférence, une politique élaborée par le gouvernement du NP pour maintenir un plafond fixe d'une petite proportion de résidents noirs au Cap de l'Ouest. Cette politique fut abolie au milieu des années quatre-vingt.

Au cours de la dernière décennie, alors que les informations sur les bonnes performances économiques du Cap et sur les niveaux de vie devenaient généralement disponibles, des vagues migratoires significatives de Xhosa en provenance de la province est du Cap se dirigeaient vers l'ouest. Cet important mouvement de population culmine au début des années quatre-vingt-dix. Ces nouvelles familles du Cap ouest — essentiellement des familles pauvres avec un passé rural — se sont surtout installées dans la zone métropolitaine de la ville du Cap où leur nombre avoisine les 750 000. La récente croissance démogra155

démogra155


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phique du Cap révèle une augmentation plus rapide parmi les communautés les plus pauvres, noires et métisses, que parmi les communautés mieux nanties.

Ces changements démographiques identifient un nouveau défi culturel pour la province. Il y a aujourd'hui plus de résidents noirs que blancs dans le Cap de l'Ouest. Dans les réunions où la majorité des personnes présentes est habituée à une communication facile en anglais/afrikaans, le recours à la langue xhosa est de plus en plus demandée : la ville du Cap et le Cap de l'Ouest sont considérés par de nombreux Xhosa comme une partie de leur arrière-pays. La plupart des membres des communautés métisses, majoritaires, ont voté aux élections générales d'avril 1994 pour le NP plutôt que pour l'ANC. Ils semblent développer pour eux-mêmes une identité métisse (plus étroite mais ambiguë) plutôt qu'une identité plus large et nationale.

Dans ces communautés métisses, on trouve des indications sur le fait que l'anxiété et la suspicion grandissent face aux stratégies de l'affirmative action et des développements résidentiels urbains destinés aux pauvres communautés noires [James, 1995]. Il y a eu peu de contacts au cours des ans entre les communautés métisses et noires dans la mesure où elles étaient dans des zones séparées.

Dans les communautés noires, il y a aussi des signes que les conséquences du coloured labour préférence demeurent bien présentes dans les esprits des résidents et qu'une certaine forme de réparation est attendue. Les résidents blancs afrikaners, qui ont aussi eu peu de contacts avec les Sud-Africains noirs, semblent en retrait et silencieux quant à ce défi culturel, incapables de développer une nouvelle vision provinciale ou une identité compatible avec leur culture afrikaner.

Aux élections de 1994, le nouveau NP a réussi à gagner une majorité dans le gouvernement provincial et semble aujourd'hui plus réceptif à ses électeurs blancs et métis. Les structures provinciales de l'ANC — en contraste avec ses homologues nationaux — semblent manquer d'une capacité politique et ses dirigeants provinciaux n'ont pas eu un score très positif.

La question de l'identité métisse est saillante. Les mouvements culturels métis sont mis en place, des conférences sont tenues [Idasa, 1995] et les politiciens nationaux et provinciaux se mobilisent autour de la question, surtout avant les élections locales de novembre 1995.

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Conclusion

« Nous sommes à la fois humbles et fiers de l'honneur et du privilège, que vous, le peuple d'Afrique du Sud, nous avez conféré, en tant que premier président d'une Afrique du Sud démocratique, non raciale et non sexiste, pour conduire notre pays hors de l'ombre. Nous le comprenons mais la route vers la liberté n'est pas facile. »

Nelson MANDELA, discours inaugural comme président de la République démocratique d'Afrique du Sud,

10 mai 1994.

Sans culture démocratique pour diriger et réguler, via des processus institutionnels, le macro-conflit en Afrique du Sud a eu tendance à être violent, supprimé à certains moments par différents moyens, et resurgissant en force à d'autres. Aujourd'hui, pris tel qu'il est dans des courants internationaux de démocratisation, le potentiel de cette société pour des conflits violents demeure.

Les lignes potentielles du conflit suivent les clivages identifiés ci-dessus : les différences ethniques, surtout celles qui sont perçues comme coïncidant avec la sensation de privation d'un groupe ; les différences raciales, et ce d'autant plus que les attentes pour une disparition rapide de la discrimination raciale et de la subordination sont élevées ; et des revendications sécessionnistes dans un monde où le principe d'autodétermination est devenu légitime. Dans ce nouvel ordre du monde, les représentants de ces différents groupes dans la société sudafricaine, à la recherche de droits culturels, et de l'équité dans l'accès aux ressources, vont de plus en plus considérer les stratégies de mobilisation fondées sur ces différences ressenties.

Comment est-ce que le nouveau gouvernement d'unité nationale (GNU) considère ce défi ? Le racisme et le sexisme sont interdits de par la Constitution. Les nominations au cabinet national sont des tentatives sérieuses d'installer une direction « arc-en-ciel ». Les politiques de recrutement de l'affirmative action sont opérationnelles dans les secteurs privé et public. Le charisme et le puissant symbolisme du président sont régulièrement utilisés pour diffuser des valeurs démocratiques non raciales.

■■ En lien avec les clivages afrikaners racistes et nationalistes, ces techniques ont réussi sur le court terme. En lien avec la mobilisation ethnique zoulou, elles ont été étonnamment moins positives. Confronté à un IFP comme partenaire junior récalcitrant dans le GNU, un parti qui s'est retiré à la fois des négociations constitutionnelles post-électorales et de l'organisation de l'élection du gouvernement local, l'ANC et le président ont menacé d'intervenir au nom de l'État, militairement et fiscalement, dans le KwaZulu-Natal pour éviter d'autres violences. Pour eux, le défi ethnique apparaît tout particulièrement pervers précisément

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parce qu'il émane d'un électorat noir historiquement opprimé dont les dirigeants ont régulièrement manié les valeurs d'une inclusion démocratique, bien que dans un contexte culturel zoulou.

Le GNU s'adresse cependant avec détermination au défi de l'institutionnalisation du macro-conflit dans la société avec le projet de construction de la nation. Construit autour de l'échafaudage d'un constitutionnalisme émergent dans le pays — sa Bill of Rights, sa Cour constitutionnelle, et ses engagements d'État pour l'équité, le développement et l'éradication de la pauvreté —, ce projet conduit par le gouvernement envisage la croissance rapide d'une identité et d'une nation unique sud-africaines, qui supplanterait, au moins dans le domaine public, d'autres identités et formes naissantes de solidarité de groupe. Une fois établie, cette nouvelle culture nationale deviendrait souveraine et justifierait une action nationale concertée contre des activités déviantes subnationales et ethno-politiques.

Sous cette forme, ce projet a peu de chance de réussir. La nature plurielle de la société sud-africaine défie sa viabilité, surtout dans les conditions démocratiques modernes. L'analyse historique proposée ici montre au contraire les tendances contemporaines raciales, ethniques et nationalistes exclusives, avec des racines historiques significatives, qui contestent l'émergence pacifique d'une culture et d'une identité nationales uniques. Au mieux, le constitutionnaiisme émergent va mitiger les violentes conséquences de telles tendances. Au pis, la construction agressive par le gouvernement d'une nation va les exacerber.

Une alternative est de nourrir le constitutionnalisme qui est en train de s'installer dans la société. Il est possible que ces valeurs s'enracinent dans une société qui continue, encore plus qu'avant, à montrer des caractéristiques culturelles et ethniques changeantes. De fortes identités sous-nationales ne sont pas forcément incompatibles avec un constitutionnalisme croissant. Et le constitutionnalisme lui-même peut développer des processus institutionnels suffisants pour écarter le macro-conflit de son passé violent et pour le diriger vers un futur plus contrôlé.

Les projets de construction de la nation ont, en Afrique indépendante, une mauvaise réputation [Crawford Young, 1985 ; Davidson, 1992]. Comme Davidson [1992, p. 10] le dit : « Les quelque cinquante États africains de la partition coloniale, chacun formé et gouverné comme si leur peuple n'avait pas d'histoire propre, sont devenus quelque cinquante Étatsnations formés et gouvernés sur des modèles européens, essentiellement le modèle britannique et français. La libération a donc produit sa propre négation. La libération a conduit à l'aliénation. »

Après la libération, l'Afrique du Sud n'est pas obligée de suivre ce chemin.

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LA NOUVELLE NATION SUD-AFRICAINE ET LA RESTRUCTURATION DE LA SOCIÉTÉ CIVILE

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Société civile et démocratie

Ineke Van Kessel*

Le processus de transition en Afrique du Sud met en lumière un paradoxe intéressant dans les relations entre l'État et la société civile. A première vue, les conditions semblent maintenant réunies pour permettre l'épanouissement de la société civile. Les efforts de la lutte anti-apartheid ont laissé la place à de nouveaux efforts de reconstruction et de développement. La répression d'État s'est calmée. La police n'arrête plus les manifestations avec des policiers brandissant lacrymogènes et bâtons. Les journaux ne vivent plus sous la menace d'interdictions et de censures. Les meetings ne s'organisent plus dans la clandestinité. Tout un éventail d'opinions peut s'exprimer ; de l'extrême gauche, qui conteste le contrat actuel de transition, piloté par les gros capitaux, à l'extrême droite, où certains Blancs font librement campagne pour leur utopique Volksstaat blanc.

Malgré tout, l'état actuel de la société civile n'est pas aussi sain que cela. Les organisations des droits de l'homme ferment, nombre de journaux ont dû cesser de paraître, le secteur non gouvernemental (ONG) s'étiole, et dans de nombreux cas, les associations de résidents (civics) dans les banlieues noires ont cessé de fonctionner.

Comment expliquer ce paradoxe ? La reconstruction de l'État sud-africain, renaissant après les morcellements de l'apartheid, les bantustans et les zones résidentielles ségrégationnistes pour blancs, Africains, Indiens, Noirs et Métis, semble aller de pair avec une décomposition partielle de la société civile. Pour trouver une explication à cela, nous devons tout d'abord nous retourner vers la décennie précédente : pour la société civile, les années quatre-vingt furent une époque de vitalité exceptionnelle, de créativité et de visions utopiques d'une nouvelle société, mais aussi de violents affrontements et de conformisme poli*

poli* Studiecentrum, Leiden, Pays-Bas.

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tique. Je me propose de présenter brièvement l'héritage des années quatre-vingt, pour discuter ensuite des causes possibles de l'affaiblissement de la société civile. Mais je voudrais d'abord rapidement revenir sur le concept de société civile.

La notion de « société civile » est porteuse de connotations irrésistiblement positives, alors que celle d'« État » a pris une image de plus en plus négative. « Société civile » est le nouveau mot clé dans les discours du développement. Il semble qu'il n'y ait pas de définition de la « société civile », faisant autorité au-delà de l'idée qu'elle concerne une collection d'associations opérant dans les sphères publiques, qui composent avec l'État tout en restant indépendantes. Je n'ai pas l'intention d'engager un débat sur les définitions, mais je voudrais poser la question de savoir si la notion de « société civile » inclut également des phénomènes négatifs tels que le crime organisé, les gangs ou les associations de taxis noirs actuellement engagées dans une compétition meurtrière visant à conquérir les parcours les plus rentables.

Il est également bon de noter que, dans le contexte sud-africain, la société civile se trouve forcée de jouer face à l'État toute une série de rôles. L'un des plus courants, est celui de la société civile gardienne de la démocratie : comme chien de garde, comme lobby de citoyens, comme groupes de pression ou comme contre-pouvoir, assurant les nécessaires contrôles et arbitrages. Un second rôle attribué à la société civile est celui d'agent de développement, présumé capable de fournir tout un choix des supports au développement dont l'État est jugé tragiquement dépourvu. Ces fonctions ne sont pas naturellement compatibles. Nous reviendrons plus loin sur ce sujet, après notre examen des états passés et actuels de la société civile.

L'héritage des années quatre-vingt

L'actuelle élaboration de la transition reposait en gros sur trois composants : l'ancien parti au pouvoir (le Parti national), le majoritaire mouvement de libération (le Congrès national africain) et le front de l'alliance anti-apartheid qui s'est développé en Afrique du Sud au cours des années quatre-vingt. LTnkhata est à contrecoeur un partenaire du gouvernement d'unité nationale et assume simultanément le rôle d'un parti d'opposition. En termes de parti politique, l'alliance interne anti-apartheid a largement fusionné avec l'ANC. Mais, ayant véhiculé une politique culturelle différente, il est dans le contexte actuel de bon ton de considérer cette alliance comme un mouvement distinct. Le noyau de cette opposition interne était le Front démocratique uni, une large fédération qui coopéra avec d'autres organisations vers la fin des années quatre-vingt, notamment avec la COSATU (Confédération des syndicats ouvriers sud-africains) au sein d'une alliance encore plus importante, connue sous le nom de Mass Démocratie Movement (Mouvement démocratique des masses).

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SOCIETE CIVILE ET DÉMOCRATIE

Bien qu'ils aient occupé des positions totalement différentes dans le spectre politique, l'ANC et le Parti national (NP) avaient certaines caractéristiques en commun. Tous deux étaient historiquement fortement orientés vers des politiques économiques centrées sur l'État. Le NP fut tardivement converti au libre marché et à la libre entreprise. Depuis son arrivée au pouvoir en 1948, il a usé systématiquement de son contrôle sur l'État pour promouvoir l'essor afrikaner. L'émancipation socio-économique des Afrikaners fut obtenue par un programme agressif d'actions autoritaires. Le secteur agricole, alors dominé par les Afrikaners, bénéficiait des subventions et de la protection de l'État. Le secteur public fut largement envahi par les fonctionnaires afrikaners. Les entreprises d'État, comme les chemins de fer et la poste, étaient des réserves d'emplois protégées pour les Afrikaners pauvres. C'est seulement au cours des années quatre-vingt, quand les Afrikaners atteignirent un niveau de prospérité et de qualifications scolaires semblables à celui des Sud-Africains blancs anglophones, que le NP embrassa les vertus du libre marché. Comme chez tous les convertis de dernière minute, il y déploya un tel zèle qu'il resta peu de place pour une perspective plus équilibrée.

A l'autre bout du spectre politique, l'ANC était évidemment tenté d'imiter cet exemple, et d'utiliser l'État comme véhicule de l'essor noir. Durant les longues années d'exil, l'ANC a subi la forte influence des modèles socialistes. La force d'influence de la doctrine de son allié, le Parti communiste sud-africain (SACP), dépassait largement la force numérique des communistes. Le SACP recruta les meilleurs et les plus intelligents des partisans de l'ANC, et se ménagea de nombreux postes stratégiques dans l'ANC et dans son aile armée, l'armée de guérilla Umkhonto we Sizwe. Dans la mesure où les pays communistes représentaient les sources principales d'armement et de formation militaire, ils étaient considérés comme les alliés naturels. La version communiste du SACP était une variante du stalinisme, non corrompue par les idées renégates des eurocommunistes. Le discours que tenait l'ANC reflète l'obsession d'une centralisation du pouvoir d'État. C'est un discours de contrôle, mais pas de prise de pouvoir par le peuple. Les très dures conditions de l'exil et de la lutte armée ne conduisaient pas à se forger des idéaux d'ouverture et de tolérance. Néanmoins, après 1990, beaucoup des dirigeants de l'ANC firent preuve d'une souplesse et d'une aptitude aux compromis que leurs sympathisants eurent souvent du mal à accepter.

Le troisième composant de la présente équation est l'héritage de la résistance interne à l'apartheid. En Afrique du Sud, la politique de réforme, entreprise par le gouvernement du Parti national, au début des années quatre-vingt, ouvrit les espaces nécessaires à une renaissance de l'opposition politique, écrasée durant toutes les années de répression qui suivirent les soulèvements de Soweto en 1976. Les points forts de cette politique de réforme furent l'acceptation des syndicats ouvriers noirs comme partenaires de négociation, suivie peu après de l'établissement d'une nouvelle Constitution en 1983. La réforme de l'apartheid a produit des résultats inattendus que n'avaient sûrement pas envisagés les prudents bureau163

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crates afrikaners qui dessinèrent les modèles du néo-apartheid, dans lesquels la libéralisation économique allait de pair avec la sauvegarde des privilèges des Blancs.

Avec le recul, il faut reconnaître que l'établissement d'une nouvelle Constitution en 1983 fut un événement mémorable. Ce n'est pas que cette Constitution ait été tellement révolutionnaire : elle souhaitait réquisitionner les minorités noires et indiennes, en tant que jeunes partenaires, dans une alliance avec les Sud-Africains blancs, tout en excluant les Africains du pouvoir. Les partis noirs et indiens furent encouragés à voter pour leurs propres chambres séparées au Parlement. Mais, tandis que s'organisait ceci, le champ libre fut laissé à l'opposition pour organiser ses forces et lancer avec succès une campagne de boycott des élections. Les années 1983-84 furent des années d'une relative liberté, une bouffée d'air entre la période de silence forcé qui suivit les soulèvements de Soweto et l'interdiction du Black Consciousness Movement (Mouvement de la conscience noire) de Steve Biko, et le très dur état d'urgence, qui essaya d'écraser toute protestation à partir du milieu de 1985.

Les forces d'opposition coordonnèrent leurs campagnes contre la nouvelle Constitution en une nouvelle fédération : l'United Démocratic Front (le Front démocratique uni, UDF). Par cette alliance, l'UDF se transforma en un grand mouvement social, regroupant des centaines d'organisations locales et sectorielles. Au sein des organisations locales, la place d'honneur revint aux associations civiques, les organisations de résidents des townships qui étaient apparues au début des années quatre-vingt afin d'organiser les protestations contre l'augmentation des loyers ou les misérables conditions de vie dans les townships. L'existence de l'UDF améliora énormément la communication et les contacts entre les différentes régions et encouragea la formation d'autres associations civiques. Parmi les organisations de secteur, les plus actives étaient celles des jeunes et des étudiants. D'autres affiliés à l'UDF étaient les organisations féminines, certains syndicats ouvriers (mais la plupart des syndicats noirs préféraient garder leur indépendance), des groupes rattachés à l'Église, des clubs de sport, etc. S'y épanouissaient aussi les médias « alternatifs », indépendants par rapport au courant principal de la presse commerciale, qui allaient des bulletins de communauté paraissant de temps à autre, à l'hebdomadaire national New Nation, qui à son apogée à la fin des années quatre-vingt atteint une diffusion de 70 000 exemplaires. L'UDF, qui fut plus un mouvement qu'une organisation, demeura un phénomène très souple, qui s'adaptait aux conditions locales et instaurait une relation de coopération avec les organisations et les institutions qui sympathisaient avec le Front sans pour autant y adhérer. Cette catégorie comprenait les Églises du courant principal, la presse libérale, les organisations des droits de l'homme et tout un choix de bureaux de conseils et de services.

A l'origine l'UDF fut un grand mouvement fédérant, aspirant à réunir toutes les forces internes anti-apartheid. Ce but ne fut jamais atteint, même si le Front devint sans doute le mouvement le plus représentatif dans l'histoire de l'Afrique du Sud.

Les organisations de la Conscience noire, peu désireuses de travailler avec les Blancs,

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décidèrent de rester en dehors du Front qui avait adopté les principes de non-ségrégation. L'UDF adhéra à la charte politique de base de l'ANC, Freedom Charter, qui plaidait pour un nationalisme total : l'Afrique du Sud appartenant à tous, Noirs et Blancs, vivant sur son sol. Le credo de cette charte était un véritable anathème pour les nationalistes africains purs, qui regardaient les habitants blancs du pays comme des immigrants illégaux occupant la terre de la population indigène. Les trois coprésidents de l'UDF étaient tous des vétérans de l'ANC. Les traditions de l'ANC, ses symboles et ses chants, étaient importants pour la légitimité de l'UDF. La relation fut mutuellement avantageuse : pour la légitimité de l'UDF, la bénédiction de l'ANC était importante, tandis que l'existence de l'UDF permit à l'ANC en exil de faire son retour au pays comme un mouvement majeur de libération, et comme le partenaire indispensable à tout accord politique. L'idéologie de l'UDF était éclectique, on y trouvait des communistes orthodoxes, des socialistes chrétiens, des socio-démocrates et des nationalistes. En cela, l'UDF ne différait pas beaucoup de l'ANC. En avançant dans la décennie, l'UDF s'identifia de plus en plus ouvertement à l'ANC banni. Il garda malgré tout certaines de ses propres caractéristiques : le Front se distinguait de l'ANC par son acharnement au renforcement de la communauté, à la participation populaire et à l'activisme grassroots.

La raison d'être de l'UDF disparut lorsque le président F.W. De Klerk ouvrit les arènes politiques en 1990. Suite à la levée de l'interdiction de l'ANC en février 1990, l'UDF se chercha un nouveau rôle. Pendant un certain temps, il observa sa transformation en forum des organisations de société civile, changeant en cela ses objectifs de protestation et d'affrontement.

L'objection théorique à ce statut était que le Front s'était trop identifié à l'ANC pour pouvoir se transformer en une assise crédible pour les corps autonomes. L'obstacle matériel était que l'UDF était devenu une coquille creuse : il s'était littéralement vidé au profit de l'ANC. L'UDF fut officiellement dissous en 1991. Ainsi, l'Afrique du Sud entra dans les années quatre-vingt-dix avec une vibrante société civile. Sur le continent africain, caractérisé par des États à parti unique et des dictatures militaires qui laissaient peu de place à des agents sociaux autonomes, l'Afrique du Sud se posait en modèle accueillant d'innombrables initiatives de citoyens, allant des organisations de chômeurs au congrès des chefs traditionnels, qui veillait à leurs intérêts. Mais, cette « société civile » n'était pas sans avoir ses problèmes. Aux yeux de beaucoup, elle était amplement assimilée au mouvement inspiré par la Charte de liberté (1955), adhérant largement au leadership de l'ANC. La « société civile » était souvent citée de manière interchangeable avec le « peuple ». Et dans les discours de l'ANC, « le camp du peuple » signifiait le camp chartériste.

Ainsi, alors que le mouvement de libération était sur le point de devenir le parti dominant, ne serait-il pas tenté d'imposer son hégémonie sur la société civile ?

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L'affaiblissement de la société civile

Au début des années quatre-vingt-dix, en marge des inquiétudes pour l'avenir, l'état de la société civile elle-même n'était pas des plus brillants. Beaucoup d'organisations civiques, écrasées par les lourdes répressions d'État entre 1985 et 1989, s'étaient quasi effondrées.

Les syndicat ouvriers basés dans les townships déployèrent de grands efforts pour ranimer le civisme, mais, et de beaucoup, celui-ci ne retrouva jamais sa force d'auparavant. La répression avait aussi laissé des traces dans les organisations de jeunes et d'étudiants, qui avaient été brisées et désorganisées. La reconstitution de la Ligue des jeunes de l'ANC en Afrique du Sud posa d'ailleurs un dilemme aux jeunes activistes : d'un côté, ils étaient ravis du retour de leurs héros ; de l'autre, ils ressentaient vivement la perte de leur autonomie. La Confédération des jeunesses locales, leur organisation précédente, avait été vaguement affiliée à l'UDF. Mais la Ligue des jeunes était dévouée au tronc fondateur, l'ANC. Parallèlement, la plupart des organisations féminines qui s'étaient jointes à l'UDF, maintenant désorganisées, fusionnèrent avec la Ligue des femmes de l'ANC.

Les journaux alternatifs, qui avaient courageusement bravé les foudres de la censure et de l'intimidation, s'effacèrent alors les uns après les autres, suite parfois à d'inefficaces fusions. La liste des victimes est longue et continue encore maintenant de s'allonger : l'hebdomadaire de langue akrikaans Vrye Weekblad, le South de Cape Town, le mensuel analytique de gauche Work in Progress, la revue féminine Speak, l'éducatif Learn and Teach. Le journal communautaire du Western Cape Grassroots, qui fut à la tête de tout un panel de journaux des communautés locales pendant les années quatre-vingt, avait déjà cessé de paraître en 1990. L'hebdomadaire New Nation, qui était devenu le porte-parole de l'ANC, vit son tirage baisser de moitié, passant de 70 000 à la fin des années quatre-vingt, à moins de 30 000 en 1994. Le Weekly Mail, une voix forte de la presse indépendante, parvint à peine à survivre à sa brève aventure quotidienne et fut finalement sauvé par une fusion avec le quotidien britannique The Guardian.

Avec la fin des financements anti-apartheid, les organisations des droits de l'homme se retrouvèrent face à un avenir difficile. Elles trouvèrent un sursis dans les mouvements pacifiques régionaux et locaux qui surgirent après 1990 dans les zones portées à la violence. Mais les initiatives de financement pour la paix cessèrent après les élections de 1994. Même l'avenir de Black Slash, l'organisation féminine redoutable qui s'était faite le champion des causes de liberté et de justice depuis sa création dans les années cinquante, sembla un moment ne tenir qu'à un fil. Les Églises se retirèrent de l'arène politique, peu sûres de leur rôle dans une nouvelle Afrique du Sud. Les syndicats ouvriers souffrirent du transfert de certains de leurs chefs les plus efficaces vers des postes gouvernementaux et d'un déclin du nombre de leurs adhérents.

Au début des années quatre-vingt-dix, on espérait beaucoup de la société civile. La « nou166

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velle Afrique du Sud » héritait des idéaux d'une participation populaire. Les politiques de développement devraient être « construites autour du peuple » et « conduites par le peuple » au lieu d'être imposées par l'État. Un analyste politique renommé, Mark Swilling, commentant le passage de l'affrontement au développement, notait en 1990 : « La résistance à l'apartheid au cours des dix dernières années a tourné autour d'une forme organisée typiquement anti-étatiste, décentralisée, contrôlée par la communauté et/ou les ouvriers, démocratique, non lucrative, bien organisée et exceptionnellement créative. Elle a conduit d'importantes couches de la société à des modes de comportement enclins à l'action et à l'indépendance » [M. Swilling, 1990, p. 157]*.

La société civile aurait à jouer dans un proche avenir un rôle majeur dans le processus de développement. Swilling ajustement remarqué que la puissance de l'État serait limitée par un arrangement constitutionnel fondé sur le partage des pouvoirs et le consensus. Le nouveau gouvernement allait hériter de la bureaucratie de l'ancien État, qu'il serait difficile d'utiliser comme un outil efficace de développement. Enfin, l'enseignement des expériences de développement tentées ailleurs dans le monde prouvait que l'État obtenait rarement des résultats en tant que moteur du développement.

Dans l'analyse de Swilling, la société civile n'est pas perçue en tant que contre-pouvoir de l'État, mais plutôt comme l'outil le plus apte à produire les fruits promis de la libération : logements, éducation, soins médicaux, emploi, etc. Swilling évoque aussi le rôle de chien de garde de la société civile, mais dans une perspective étroitement désignée. Si « un secteur de développement non lucratif, indépendant et créatif peut être consolidé au coeur de la société civile », alors il y a de bonnes chances que « le système soit toujours plus poussé à mettre les ressources à portée dans les centres adaptés aux communautés, et non plus au profit du processus politique, ou aux secteurs de profits » [Swilling, ibid.].

Ces déclarations illustrent une culture politique caractéristique de la coalition interne anti-apartheid des années quatre-vingt. Certaines de ces hypothèses restent néanmoins discutables. L'analyse enthousiaste de Swilling ne prend pas en compte les aspects les plus problématiques de la culture de « lutte ». L'usage répété du boycott a peu contribué à l'apprentissage de la négociation. La stratégie du boycott fut utilisée dans les campagnes de protestation contre l'augmentation des tickets de bus, de l'électricité, des loyers, contre la qualité inférieure de l'éducation bantoue, contre l'élection d'hommes de paille et contre ceux ne faisant pas partie du people 's camp (camp du peuple). Des boycotts de la consommation furent lancés pour appuyer les demandes de levée de l'état d'urgence et de la libération de prisonniers, et pour permettre à une clientèle noire sans recours de faire pression sur le business blanc dans des litiges auprès des autorités blanches. Le déclenchement des

Les références entre crochets renvoient à la bibliographie en fin d'article.

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boycotts comportait inévitablement son poids de contraintes. Malgré sa connotation gandhienne, le boycott ne fut pas toujours une arme non violente.

Aujourd'hui, la stratégie du boycott pénalise le nouveau gouvernement par les habitudes prises de non-paiement des services gouvernementaux. Une décennie de protestations a produit une culture du « ce qui revient de droit » : quand les gens préparent leurs demandes et présentent des pétitions, ils attendent de l'État ou des dirigeants de l'ANC qu'ils acquiescent tranquillement. J'ai rencontré un petit mais significatif exemple de cela dans un village rural de la province Nord. En énumérant leurs griefs, les activistes de la Sekhukhune Youth Organisation (l'Organisation de jeunesse de Sekhukhune) rapportaient que leurs écoles étaient dépassées, que le transport vers les villes voisines était hors de prix et la vie dans leur petit village très ennuyeuse. L'éducation et le transport étaient hors de leur contrôle, mais qu'avaient-ils fait pour proposer plus d'animations aux jeunes ? Ils avaient envoyé une pétition à Johannesburg demandant une table de baby-foot. Le souhait de Swilling pour une stratégie non étatisée et basée sur le développement communautaire appelle d'autres questions. Il estime que le secteur des organisations non gouvernementales est redevable envers les communautés, mais que le « processus politique » ne l'est pas. Il est à souhaiter que les politiciens élus soient redevables envers leurs électeurs. Aussi, les ONG s'intéressent surtout aux problèmes de secteur : elles militent pour des hébergements abordables, le droit à la propriété pour les femmes, ou la préservation des réserves naturelles. Qui équilibrera toutes ces revendications de secteur si ce n'est pas l'État ? Et de quelle manière ces agences sociales sont-elles « redevables envers la communauté » ? Jusqu'à quel point les organisations de la société civile, pour la plupart sises en zone urbaine, sont-elles représentatives, en termes de composition sociale ?

Récemment, le débat sur le rôle de la société civile a pris une nouvelle tournure. Les louanges sans réserves aux ONG ont fait place à une attaque sur deux fronts. D'un côté, le nouveau gouvernement d'unité nationale aspire à prendre l'initiative et à insérer les ONG dans le cadre de ses visées politiques. De l'autre côté, de nouveaux candidats réclament eux aussi leur part du gâteau. Les ONG ont maintenant la réputation d'être « chauvines, extrêmement compétitives en matière de ressources et de n'obtenir pour leurs projets que des succès irréguliers ' ». Il est maintenant à la mode de dépeindre les ONG, jusqu'il y a peu louées comme moteur de développement, ou comme chien de garde contre les tendances autoritaristes, d'être en fait des sortes d'« assiette au beurre » offrant de faciles bénéfices à ses dirigeants. Le nouveau mot clé est « organisations basées sur la communauté » (CBO). Contrairement aux ONG, ces CBO — par exemple, les centres sociaux — sont ressenties comme étant en prise avec le sentiment grassroots.

Le gouvernement a tenté d'établir un certain contrôle sur le secteur des ONG. Une pro1.

pro1. Mail, 26 août-ler septembre 1994.

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position controversée d'enregistrement a été abandonnée, mais les ONG ont été sommées de mettre de l'ordre dans leur maison, et d'établir une manière de corps représentatif. On ne peut pas attendre du gouvernement qu'il s'occupe du nombre énorme des ONG en Afrique du Sud. Les rapports de presse ont chiffré les ONG des secteurs des droits de l'homme, du développement des ressources, de l'hébergement, des syndicats ouvriers, et du développement rural, à pas moins de 50 0002. Dans ce combat entre le gouvernement, les ONG et les CBO, c'est le contrôle des financements étrangers au développement qui est en jeu. Le gouvernement voudrait mettre la main sur la substantielle manne de fonds étrangers qui échoit au secteur ONG.

L'attaque sur l'autre front, apparemment inspirée par des sentiments de type grassroots, est menée par l'Association nationale sud-africaine des organisations civiques (SANCO), la Fédération nationale des associations civiques basées dans les townships. A la veille des élections de 1994, la SANCO a publié un document titré : « Faire fonctionner le développement mené par le peuple », qui avertissait les ONG que « le déjeuner à l'oeil était terminé ». Les ONG s'y faisaient traiter de « louches garde-barrières » contrôlant « des financements importants et des centaines de milliers d'emplois 3 ». Il est clair que SANCO désire sa part des fonds au développement. SANCO s'est aussi plaint que nombre d'ONG étaient dirigées par des hommes blancs. Comme dans beaucoup des aspects de la politique sud-africaine, cette lutte acharnée et prolongée a, inévitablement, sa teinte raciste. Les ONG sont perçues comme un domaine des Blancs, et à un moindre niveau, des Indiens, dont beaucoup sont diplômés de l'Université. Les associations civiques — spécimen type de CBO — sont basées dans les townships et sont donc le domaine d'activistes africains. Beaucoup d'activistes des townships en sont venus à considérer avec ressentiment le rôle d'intermédiaire tenu par les ONG entre les organisations communautaires et les bailleurs de fonds, et entre ces organisations et l'État.

Ce ressentiment est naturel dans une certaine mesure, mais le fait de substituer les CBO aux ONG ne résoudra pas le problème. Les louanges sans réserves accordées aux « associations basées dans les communautés » méritent aussi que l'on se pose quelques questions. Les associations civiques sont-elles réellement aptes à jouer un rôle dans le développement ? Comme l'a noté Swilling, les associations civiques sont, à une vitesse étourdissante, projetées dans des projets de développement pour lesquels elles ne sont pas équipées, qu'elles ne comprennent pas et qu'elles ne peuvent pas contrôler [Swilling, 1990, p. 158].

Jusqu'à quel point les associations civiques sont-elles représentatives ? Parlant au nom des communautés, les associations civiques ont tendance à considérer lesdites communautés comme un corps homogène, et ignorent la possibilité qu'il puisse y avoir des intérêts

2. Ibid.

3. Cité dans le Weekly Mail, 5-11 août 1994.

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conflictuels entre elles. La « communauté », dans ce contexte sud-africain, fait généralement référence aux habitants des townships africains et aux zones résidentielles attribuées aux Métis noirs et aux Indiens sous la législation de l'apartheid. Mais le fait que les gens résident dans la même zone ne veut pas dire qu'ils ont des intérêts communs. Les populations des townships sont stratifiées en niveaux de classe sociale, d'âge, d'éducation, de sexe, etc. Les corps civiques ont plutôt tendance à être enracinés dans les sections établies des townships que dans les bidonvilles.

Les préoccupations des associations civiques ont eu souvent tendance à aller aux résidents ayant des droits d'un certain niveau. Les squatters et les ouvriers itinérants logés dans les foyers d'ouvriers périphériques, ainsi que les habitants des arrière-cours, sont souvent très mal représentés par les associations civiques. La direction civique est souvent autodésignée ou cooptée, mais rarement élue. Les chefs civiques ont souvent un assez bon niveau d'éducation, cela ne signifiant pas forcément qu'ils sont aisés. Un de leurs points communs n'est pas d'être « bourgeois », mais d'être « activiste ». L'activisme, comme le notent Kehla Shubane et Pumla Madiba, est souvent une longue carrière, telle que les organisations de jeunesse ou d'étudiants, les syndicats ouvriers, les associations civiques, etc. [Shubane et Madiba, 1994, p. 250]. Comment s'assurer que les activistes débattent vraiment des intérêts de leurs électeurs ? Depuis la fin des années quatre-vingt, grâce à la disponibilité des financements extérieurs, les activistes ont pu couper court avec leurs électeurs, et se muer en « porte-parole autodésignés de la communauté ». C'est ainsi que le problème même de fiabilité se pose, pour les ONG comme pour les CBO.

Les associations civiques, reconnues comme étant les plus proches de la base grassroots, ont également pris un coup au niveau de leur crédibilité. Durant les années quatre-vingt, elles avaient appelé à la reconnaissance de leurs organisations massives de boycott du loyer et des services, en protestation contre les augmentations des loyers, les maigres conditions de vie, et un système de gouvernement local qui manquait de légitimité. Dans de nombreux townships les maires et les conseillers furent dans l'obligation de démissionner. Mais, après avoir négocié la fin du boycott des loyers au début des années quatre-vingt-dix, les associations civiques n'ont pas été suivies par leurs adhérents. La direction civique conclut un accord au nom de la communauté, mais les habitants ne reprirent pas le paiement des loyers et des services. Même une association avec une réputation aussi forte que l'Association civique de Soweto ne réussit pas à trouver un soutien pour en finir avec le boycott. Elle tint effectivement une série de meetings avec ses sections, mais les objections ne furent exprimées qu'après la signature de l'accord. Les opposants ne participèrent pas activement aux réunions.

Cela, comme le remarquent Shubane et Madiba, lève certains doutes concernant la capacité même des mieux organisés de ces corps à conclure des accords irrévocables, ou à devenir des responsables à long terme d'un contrôle communautaire sur le développement

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[Shubane et Madiba, 1994, p. 253]. Ils estiment que la tendance pour les associations civiques aujourd'hui est au rôle de groupe de pression local, pas à un rôle dans le développement. Ce dernier obligerait les associations civiques à faire des choix difficiles entre des intérêts divergents, certains risquant de faire des bénéfices aux dépens des autres.

Les associations civiques connurent un destin mouvementé pendant les négociations sur la nouvelle structure des gouvernements locaux. En 1990, au début des négociations sur la restructuration du gouvernement local de la région métropole de Greater Johannesburg, les associations civiques furent parmi les acteurs les plus influents. Mais une fois démarrées les vraies négociations sur le partage du pouvoir au niveau national, l'ANC et le NP estimèrent inopportunes des négociations locales. La restructuration du gouvernement local devait être entreprise dans le contexte global d'un accord national. Lorsque l'ANC fut entré en négociation à la chambre métropolitaine de Johannesburg, les associations civiques furent lentement mises sur la touche et leurs intérêts spécifiques passèrent après les intérêts globaux de l'ANC [F. Van Berkel, 1995]. De quelle manière se comporteront les associations civiques après les élections locales est une question ouverte, fl faudra un certain temps pour que les associations civiques définissent leur nouveau rôle à l'égard des nouveaux conseils légitimes de la ville, cela, évidemment, s'il leur reste assez de soutien et cadres locaux au niveau local pour maintenir leur mouvement.

Financement étranger : une manne à double tranchant

L'afflux massif de capitaux étrangers dans le secteur des ONG fut un phénomène inédit en Afrique du Sud. Avec son statut de paria international, l'État d'apartheid ne pouvait évidemment pas bénéficier des aides internationales au développement. Mais, au cours des années quatre-vingt, l'aide financière aux organisations anti-apartheid augmenta rapidement, avec parmi les principaux donateurs la Communauté européenne ainsi que plusieurs gouvernements occidentaux. L'argent alla directement aux Églises et à leurs programmes pour les droits de l'homme, aux syndicats ouvriers, aux organisations des droits de l'homme, aux petits projets de développement, à la presse alternative, etc. Au nombre des grands bénéficiaires se trouvaient l'UDF et plusieurs de ses principaux affiliés. Le financement étranger permit au Front d'organiser une mobilisation populaire d'une ampleur jusqu'ici jamais atteinte. Ses campagnes furent soutenues par un massif brassage médiatique sous toutes ses formes, allant des affiches et des journaux aux T-shirts et aux boutons. Ces activités médiatiques révélèrent un professionnalisme remarquable. L'ANC, en érigeant sa mobilisation populaire contre la législation de l'apartheid des années cinquante, n'avait pu s'offrir qu'un seul organisateur rémunéré (Walter Sisulu) pour sa Défiance Campaign de 1953. Les organisations BC des années soixante-dix avaient peut-être une douzaine d'offi171

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ciels à plein temps. L'UDF s'appuyait sur une énorme contribution de la part des bénévoles, mais il gérait également une machine de relations publiques plutôt sophistiquée. Dès 1987 l'UDF avait un budget annuel de plus de 2 millions de rands, ce qui lui permit d'embaucher 80 officiels à plein temps. Ses affiliés reçurent plus de 2 millions de rands par an, qui payèrent les frais de publicité, d'imprimerie, de location de bus et de salles, de sonos, etc. [K. Gottschalk, 1994, p. 191-192]. Une partie de cet argent fut générée localement, mais la plus grande part vint de l'étranger. Ironiquement, les ONG attirèrent donc un flux considérable de devises pendant l'époque des sanctions internationales.

Le financement étranger se révéla être une manne à double tranchant. Sans lui, il eût été impossible de maintenir un tel degré de professionnalisme et de si intensives campagnes publicitaires. Mais il encouragea aussi l'émergence d'une classe d'intermédiaires, d'« entrepreneurs de la lutte » qui devinrent très habiles dans la gestion de sponsors et qui apprirent rapidement les discours à la mode qui entretenaient les flots d'argent. Gérer les sponsors demandait d'autres qualités que celles requises pour travailler avec des communautés pauvres. Les tournées à l'étranger de visite aux sponsors étaient certainement plus lucratives que la vente de gâteaux et les courses organisées au profit de l'organisation, jusqu'alors méthodes habituelles de récolte de fonds. Mais dans ce processus, certains brillants collecteurs de fonds se coupèrent inévitablement de leurs origines grassroots.

L'argent anti-apartheid était de l'argent facile. La cause était noble et presque universellement applaudie. Ses champions étaient ou des héros ou des victimes. Poser des questions à propos de l'argent, cela ne se faisait pas. Les compétences publicitaires étaient largement disponibles, mais l'expérience en comptabilité était une qualité rare dans l'organisation anti-apartheid. Dans le cadre d'une répression sévère, avec des activistes vivant souvent clandestinement, une vraie comptabilité des fonds fut rarement obtenue et rarement demandée. Les retombées de cette gestion décontractée d'importantes sommes d'argent se firent évidentes lors des années quatre-vingt-dix. L'affaire de la Fondation pour la justice et la paix d'Allan Boesak révéla un évident manque de distinction entre les intérêts personnels de Boesak et certains de ses collaborateurs, et les intérêts communautaires pour lesquels les donateurs nordiques avaient donné leur argent. L'argent des dons fut utilisé pour des prêts, des hypothèques et dans l'équipement du studio-vidéo qu'avait monté Mme Boesak. Cette affaire, révélée début 1995, nourrit la nouvelle tendance à la mode : dénigrer les ONG.

Comme nous l'avons vu, le secteur des ONG et le gouvernement sont en concurrence pour leur financement. Le gouvernement a besoin de sommes d'argent énormes pour son ambitieux Programme de reconstruction et de développement (RDP). Les chiffres concernant l'afflux d'aides au secteur des ONG et au gouvernement varient d'une manière extravagante. On estime le total des aides allouées en 1994 au secteur des ONG à 2,3 milliards

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de rands. La même année, le gouvernement avait alloué 2,5 milliards de rands au RDP 4. Une autre estimation, faite par la Development Bank of South Africa (DBSA), calculait qu'en 1992 et en 1993 plus de 1,5 milliard de rand d'aide étrangère étaient passés par les canaux des ONG. Le DBSA a calculé que 43 % étaient passés à l'éducation et à la formation, 12 % au développement communautaire, 11 % aux droits de l'homme et à l'aide judiciaire, et 11 % au développement rural 5. En 1994, des subventions importantes furent allouées à l'éducation électorale ainsi qu'à d'autres aspects des premières élections non racistes de l'Afrique du Sud.

Depuis les élections de 1994, la plus grande part du financement étranger est destinée au RDP. Le gouvernement s'est engagé dans un vaste plan sur cinq ans, qui promet 2,5 millions d'emplois, un million de maisons, rélectrification de 2,5 millions de maisons, l'enseignement primaire et secondaire gratuit, et une redistribution partielle des terres agricoles. Il est bien sûr naturel que l'État assume la responsabilité des services de base comme l'enseignement et les soins médicaux. Ce n'est que par défaut que les ONG se mirent à construire des écoles et à mettre en place des cliniques mobiles pour les camps de squatters. Mais la plutôt soudaine déviation des fonds trouva néanmoins beaucoup des ONG mal préparées. Non seulement l'argent, mais les gens furent drainés du secteur ONG vers le gouvernement. Au temps de l'apartheid, les organisations de société civile bénéficiaient d'une quantité et d'une qualité rare de dirigeants. Des gens talentueux et engagés dont les carrières furent bloquées par les barrières de l'État d'apartheid, ou qui refusaient la perspective d'un travail confortable dans les bureaux de l'État ou des grandes entreprises mirent toute leur énergie dans la « société civile », fournissant ainsi une direction de haute qualité pour des syndicats ouvriers exemplaires. Après les élections de 1994, une grande part de la société civile fut drainée vers l'Etat. Les leaders syndicalistes devinrent ministres du gouvernement, les journalistes devinrent porte-parole du gouvernement, les chefs des associations civiques s'occupèrent de la structuration des nouvelles provinces.

Cela en soi n'est pas une cause d'inquiétude. Sans ces champs de recrutement des syndicats ouvriers, des universités et de tout un éventail d'organisations, il serait encore plus difficile de transformer l'ancienne bureaucratie de l'apartheid en administration au service du nouveau gouvernement d'unité nationale. Plus inquiétant est le manque apparent de nouvelles recrues pour regarnir les postes vacants dans la société civile.

Il y a plusieurs explications possibles à cet apparent état d'apathie. En premier heu, beaucoup de gens ordinaires sont tout simplement épuisés après les longues années de lutte. Maintenant que les dirigeants sont revenus d'exil ou de prison, ces gens ont senti qu'ils pouvaient laisser à « nos leaders » le soin d'organiser les choses. La plupart des gens doivent

4. Weekly Mail, 5-11 août 1994.

5. Ibid., 2-8 septembre 1994.

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HERODOTE

consacrer le plus clair de leur temps à la survie quotidienne. Malgré le credo activiste, qui souligne l'importance vitale d'une participation permanente de chacun dans chaque secteur, la plupart des gens ont d'autres priorités. Le génie volontaire de la première moitié des années quatre-vingt a été supplanté par une nouvelle mentalité : le peuple demande maintenant une rémunération. Cela, après tout, n'est pas étonnant : si vos anciens camarades sont devenus des hommes importants avec de belles voitures et un salaire confortable, serez-vous vraiment motivé pour travailler des jours et des jours dans des campagnes de porte-à-porte ennuyeuses, des programmes de nettoyage dans des townships insalubres ou des classes d'alphabétisation — et cela bénévolement ? Ceux qui ont perdu dans la course aux emplois et aux statuts risquent de perdre aussi leurs illusions.

Les médias alternatifs en particulier furent durement frappés. En 1990, la plupart des sponsors, y compris la Communauté européenne, firent clairement comprendre que le financement serait progressivement stoppé d'ici une période de trois ans. Le projet de remplacer au moins une partie de l'argent des dons étrangers par de l'argent généré par les entreprises locales ne s'est jamais réalisé. L'Indépendant Media Diversity Trust (IMDT), façonné à l'exemple de modèles suédois ou hollandais, fut fondé pour acheminer l'argent du gouvernement et des grands organes de presse vers les médias en difficulté.

L'industrie de la presse en Afrique du Sud est hautement monopolisée. Quatre groupes de presse contrôlent quasi 95 % de la presse imprimée, non seulement son impression, mais aussi sa distribution. Déjà, en 1990, l'ANC avait clairement annoncé qu'il n'avait absolument pas l'intention de nationaliser les journaux, mais qu'il favoriserait une décentralisation de la propriété et peut-être une législation antitrust. Dans l'incertitude quant à leur position sous un gouvernement ANC, les grands groupes montrèrent un début d'intérêt dans l'assistanat de leurs cousins pauvres de la presse alternative. Mais leur contribution à l'IMDT ne fut pas très importante. La subvention de 5 millions de rand de la Communauté européenne s'épuisa au milieu de 1994 ; et l'argent du gouvernement ne suivit pas. Qui plus est, l'IMDT était dépassé par des initiatives compétitives.

On ne peut incriminer le seul tarissement des fonds étrangers dans la mort de la presse alternative. La plupart de ces journaux souffraient d'une mauvaise gestion. Ils ne souffraient plus seulement du manque d'argent, mais aussi du manque de causes. Max de Preez, l'éditeur de Vrye Weekblad, remarqua dès 1990 que la presse alternative « se retrouvait sans ennemis, et qu'elle allait devoir se trouver une orientation bien plus mature » [J. A. Collinge, 1990, p. 93-98]. La plupart de ces journaux n'ont pas trouvé cette orientation, ou ont échoué à entraîner leurs lecteurs avec eux. Même si les journalistes étaient passés du « journalisme de lutte» à des reportages plus indépendants, leurs lecteurs n'étaient souvent pas prêts à accepter des critiques sur l'ANC ou sur le COSATU dans un journal censé être progressif. Par ailleurs, les journalistes n'arrivaient pas souvent à développer une formule plus populaire. Ils tendaient à se concentrer sur le reportage politique, quand la demande du lecteur

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SOCIETE CIVILE ET DEMOCRATIE

était celle d'un menu bien plus varié. La formule-type à succès d'une publication noire, à laquelle le New Nation a jusqu'ici résisté, recommande de cibler sur des nus, des histoires surnaturelles, plutôt que sur la politique et l'aspiration sociale. Quelques observateurs de presse attribuent aussi la déchéance des médias indépendants au nouveau consensus qui gagne dans la nouvelle Afrique du Sud. Ce nouveau consensus, dit Laura Kantor de l'Indépendant Media Monitoring Project (Projet de vérification des médias indépendants) à Johannesburg, est : « La réconciliation et le support nationaux pour le Programme à la reconstruction et de développement. Cela paraît être la nouvelle idéologie [...]. Il y a une hégémonie multiculturelle croissante dans les médias sud-africains. L'idée dans l'air est que tous les Sud-Africains sont des bourgeois, pas du tout racistes, et qu'ils veulent vivre dans les banlieues. Il y a à l'évidence un accroissement dans la distinction des classes » [T. R. Lasner, 1995, p. 46-49]. Ce verdict est partagé par le chroniqueur provocateur du Weekly Mail, Bafana Khumalo, qui souligne que la plupart des journalistes noirs font partie de la nouvelle bourgeoisie africaine et sont vulnérables à la cooption. André du Toit, l'éditeur du Die Suid Afrikaan, un mensuel qui a du mal à survivre et qui vise un lectorat progressif de langue afrikaans, a rejeté le blâme de la mort des médias alternatifs sur les « traditions anti-intellectuelles en Afrique du Sud 6 ». Il exprimait la crainte que sous le présent gouvernement d'unité nationale, sans une opposition parlementaire et sans une presse critique, l'Afrique du Sud risquait de glisser vers une culture politique ne laissant pas place aux objections et aux opinions indépendantes.

Les médias imprimés sont aussi assiégés par la prolifération phénoménale de stations de radio locales et régionales qui se révèlent être plus aptes à toucher un public souvent pauvre et partiellement illettré. La radio est gratuite quand les médias imprimés ne le sont pas souvent. Pendant les années quatre-vingt, la South African Broadcasting Corporation fut le très controversé porte-parole du gouvernement du NP. Mais de nos jours, le SABC est la personnification du génie consensuel de la nouvelle Afrique du Sud. Elle a rapidement acquis une nouvelle crédibilité et limite donc le besoin ressenti d'une presse alternative.

Pour récapituler : l'État consensuel, le tarissement des fonds étrangers, l'exode des cerveaux vers les institutions d'État et ses propres faiblesses inhérentes ont tous contribué à l'anémie présente de la société civile en Afrique du Sud. Son potentiel de chien de garde par rapport à l'État paraît affaibli. Sa capacité en tant qu'outil de développement appelle à un verdict mitigé. Mais la société civile de l'Afrique du Sud est loin d'être anéantie : le mélange d'initiative grassroot et de professionnalisme acquis par de nombreuses ONG continue à être l'ingrédient vital de la construction d'une nouvelle société. Malgré l'héritage dirigiste de l'ANC et du Parti national, le génie actif de l'alliance interne anti-apartheid aura laissé une empreinte bien marquée dans la trame de la société. Le gouvernement a

6. Trouw, 17 décembre 1994.

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montré jusqu'ici de la bonne volonté à intégrer l'héritage de la participation populaire, mais alors que la pression monte pour accéder aux fruits de la libération, il pourrait être tenté d'accélérer la mise en oeuvre de ses objectifs de développement par une politique autoritaire.

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1994.


Les nouvelles forces

de sécurité sud-africaines

Frères de sang. Le baiser de l' ennemi 1

Stephen Ellis*

L'Afrique du Sud a été depuis plus de trois décennies le théâtre d'une lutte armée et d'une violence croissante. Bien qu'il soit difficile d'établir avec exactitude la date du début du conflit, comme c'est le cas pour la plupart des conflits de moyenne intensité, on peut raisonnablement considérer que le conflit a débuté avec le massacre de Sharpeville par la police sud-africaine (SAP) en mars 1960. L'année suivante, le Congrès national africain (ANC) et le Parti communiste sud-africain (SACP) ont lancé conjointement une déclaration de guerre.

Pour les deux parties, le conflit ne se limitait pas à un combat au corps à corps entre soldats, mais plutôt comme un bras de fer économique et social mobilisant des populations entières. L'ANC et son plus proche allié, le SACP, organisèrent des opérations militaires menées par une armée de résistance, l'Umkhonto we Sizwe (« La lance de la nation »), connue sous le nom de MK 2. Avant 1990, MK n'a jamais eu plus de 11 000 adhérents, la plupart d'entre eux étant éparpillés dans les camps de formation en Angola, Zambie et dans d'autres pays d'Afrique australe, certains des combattants étant même formés en Union soviétique, à Cuba, en Allemagne de l'Est ou dans d'autres pays du pacte de Varsovie. Sa force de frappe était composée essentiellement de bombes et de Kalachnikov, mais MK n'a jamais eu les moyens de développer la logistique nécessaire à une véritable guérilla urbaine à large échelle ; à tel point que, vers la fin de son exil MK était davantage une référence symbolique qu'une machine de guerre dans la résistance au gouvernement illégitime d'apartheid.

* Afrika-Studiecentrum, Leiden, Pays-Bas.

1. Je remercie l'Africa Institute of South Africa, à Pretoria, et son directeur, Denis Venter, qui ont facilité mon séjour et mes recherches en septembre et octobre 1995.

2. Voir Stephen ELLIS et Tsepo SECHABA, Comrades Against Apartheid, James Currey, Londres, 1992.

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En dépit de l'incapacité notoire de MK à mener des opérations militaires de grande envergure dans le pays, les autorités sud-africaines la considéraient avec sérieux comme une menace réelle en raison de l'influence qu'elle pouvait avoir si elle développait à l'intérieur du pays des branches et des réseaux de résistance. A tel point que les opérations offensives menées par l'Afrique du Sud dans les pays voisins avaient pour but de maintenir MK le plus loin possible des frontières du pays.

L'important appareil sécuritaire du gouvernement sud-africain était principalement composé des forces armées sud-africaines : South African Defence Force (terre, mer, air et services de santé) et des forces de police : South African Police. L'expérience de la SADF en matière de guerre conventionnelle se limitait à l'Angola où les troupes sud-africaines avaient rencontré les unités conventionnelles, blindés, artillerie et aviation angolais et cubains 3. Globalement, la campagne de contre-insurrection fut plus politique que militaire.

La SADF, essentiellement sous le gouvernement et la présidence de P. W. Botha, de 1978 à 1989, eut non seulement pour tâche de veiller à la mise en application des mesures de sécurité intérieure de l'État, mais également de créer un contrepoids politique à l'ANC. C'est ainsi que la SADF intervint massivement dans les affaires intérieures, appuyant ou finançant des mouvements ou des partis qui, tel lTnkhata, étaient opposés à l'ANC et au Parti communiste sud-africain. Dans le même esprit d'hégémonie politique, la SADF finança secrètement certaines organisations civiles. Les architectes de cette stratégie politique y gagnèrent, dans le jargon politique sud-africain, le qualificatif de « sécurocrates » ; leur objectif majeur étant la sécurité de l'État, ils employèrent l'armée dans des tâches très variées, allant de l'activisme politique à la propagande, en passant par des programmes d'urbanisation et d'amélioration des infrastructures des townships. La SADF était alors composée d'un corps de 85 000 hommes, la Permanent Force, à laquelle s'ajoutaient 600 000 réservistes et des soldats à temps partiel. Jusqu'aux dernières années de l'apartheid, 46 % des membres de la SADF et 98 % de ses officiers étaient blancs.

Cette longue lutte — à 80 % politique et seulement 20 % militaire, selon les stratèges militaires et les chefs de la sécurité — prit fin quelques années après que l'interdiction du Parti communiste, de l'ANC et d'autres groupes radicaux opposés à l'apartheid fut levée, à savoir en février 1990. Cet événement politique a été suivi par l'ouverture de négociations formelles entre le gouvernement et ses opposants, négociations qui débouchèrent sur la tenue des élections d'avril 1994 et l'arrivée au pouvoir du premier gouvernement sudafricain élu au suffrage universel.

3. Certaines unités de la SAP, South African Police, se militarisèrent à tel point qu elles purent se spécialiser dans les activités de contre-insurrection et se qualifièrent comme forces armées, en particulier l'unité koevoet déployée dans des opérations contre la SWAPO — South West African People's Organization. Depuis 1990, la SWAPO est au pouvoir en Namibie.

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LES NOUVELLES FORCES DE SECURITE SUD-AFRICAINES

Si l'on se pose la question de savoir qui a gagné la guerre en Afrique du Sud et si l'on raisonne en termes étroitement militaires, ce sont les forces armées sud-africaines et les forces de sécurité qui ont été victorieuses. Elles n'ont en effet jamais été battues et ont conservé le contrôle de la situation jusqu'à la fin, permettant même la tenue des élections libres. En revanche, quand on analyse comme il se doit la situation en termes politiques, les conclusions sont tout à fait autres. La lutte déboucha en effet sur l'abolition de l'apartheid et sur l'élection d'un gouvernement dominé par l'ANC qui emporta la majorité des suffrages. L'objectif des sécurocrates allait quant à lui dans un tout autre sens, et leur engagement dans les négociations visait davantage à détourner les velléités révolutionnaires qui menacaient l'Afrique du Sud blanche.

C'est dans ce contexte particulièrement ambigu que les forces armées sud-africaines et leurs maîtres politiques sont à présent amenés à repenser et réorganiser leurs structures.

Les armées

La multiplication des armées en Afrique du Sud est une conséquence directe de la durée de la guerre. On trouve d'un côté les forces armées légales, comme la SADF et les forces armées des États « indépendants » du Transkei, Bophuthatswana, du Venda et du Ciskei. Dans le camp adverse, on trouve deux forces non statutaires, des armées de résistance créées illégalement : MK et APLA (Azanian People's Liberation Army) qui est la branche armée du Pan Africanist Congress, PAC.

Une des principales tâches auxquelles le gouvernement est confronté aujourd'hui consiste à unifier toutes ces forces sous une autorité commune en en incorporant une partie dans la nouvelle armée, la South African National Defence Force, SANDF, ainsi qu'en démobilisant et désarmant des anciens combattants non volontaires ou déclarés inaptes à joindre la nouvelle armée. Ce processus concerne 85 000 anciens soldats de la SADF, 20 000 civils, 28 000 combattants de MK, 11 000 soldats des armées des anciens États TBVC et 6 000 membres de l'APLA. Pour unifier ces armées au sein d'une seule et même armée sud-africaine, il faudra, dans un premier temps, élargir la Permanent Force à 131 000 militaires, dont certains seront progressivement démobilisés et mis à la retraite, de sorte à faire passer les effectifs à un total de 91 000 en 1999. Selon les prévisions des spécialistes, l'armée sud-africaine devra être, dans le long terme, composée de 75 000 volontaires et permanents, auxquels s'ajouteront des unités de réserve qui viendront remplacer les anciens Citizen Force et commandos qui ont été dissous.

Le processus d'intégration a commencé aussitôt après les élections d'avril 1994. Il a mal commencé. L'administration de la SANDF était incapable de répondre aux demandes et d'intégrer dans un laps de temps si court tous les anciens guérilleros. Très vite, dans le

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courant de l'année 1994, certains d'entre eux, mécontents, organisèrent des manifestations ; ils s'estimaient victimes d'une conspiration des officiers blancs qui auraient volontairement saboté le processus administratif de leur incorporation. Cette accusation est en partie fondée car il ne fait pas de doute que certains vétérans de la SADF prirent un malin plaisir à voir leurs anciens ennemis humiliés et pris au piège des règles du nouveau jeu. Cependant, depuis la fin 1994, le processus d'intégration a été amélioré et devrait être achevé à la fin de 1996. En raison du faible effectif d'anciens guérilleros susceptibles de remplir les conditions pour devenir officiers dans la nouvelle SANDF, l'ancien corps des officiers — blancs — de la SADF a toutes les chances de conserver sa suprématie car, sur les 17 000 soldats provenant des autres armées et qui ont été absorbés dans les effectifs de la SANDF en octobre 1995, 1 300 ont été recrutés comme officiers avec 17 généraux, 51 colonels, 114 lieutenants-colonels, et 247 commandants. Concrètement, le pourcentage des officiers supérieurs noirs dans l'armée sud-africaine est passé de 1,6 % à 9 %. Cette proportion n'aura sans doute guère évolué d'ici à fin 1996, quand le programme sera terminé, et les anciens guérilleros noirs de grade intermédiaire seront sous-représentés. Si l'effort de représentation de toutes les composantes de la société au sein de la SANDF est réel, il reste loin des aspirations de l'ANC.

Les problèmes techniques sont en effet considérables. Dans l'ancienne SADF, les recrues devaient avoir pour niveau scolaire minimal l'équivalent de la troisième dans le système scolaire français — standard eight—et les officiers devaient avoir le baccalauréat. Or rares sont les anciens guérilleros qui peuvent prouver ce niveau d'instruction car la majorité des jeunes qui entrèrent dans les rangs de MK ou de l'APLA avaient grandi dans les townships où le système d'éducation de l'apartheid était des plus mauvais. Qui plus est, les armées de libération n'avaient pas de véritable hiérarchie, les combattants étant divisés entre ceux qui commandaient et les autres. Pour répondre à ce problème, la SANDF propose donc des tests individuels d'aptitude auxquels 70 % des nouvelles recrues ont été soumis. Par ailleurs, comme ceux des combattants de MK et de l'APLA qui ont été formés ont suivi une instruction militaire selon les techniques et avec l'équipement en vigueur dans les pays du pacte de Varsovie, ils devront, dans les années à venir, suivre les programmes de formation et de familiarisation aux méthodes et à l'armement de la SANDF. Ce processus risque d'être compliqué par le fait que nombre d'officiers, nommés dans le seul but de satisfaire la nouvelle politique — si nécessaire soit-elle —, sont peut-être aussi peu coutumiers du fonctionnement de la SANDF que les milliers d'hommes sous leurs ordres.

Pour résumer, il faudra sans doute de nombreuses années pour que la SANDF atteigne l'objectif, fixé par le gouvernement, d'être représentative de la population dans son ensemble. La future armée de 75 000 hommes aura besoin de 10 000 officiers. Or, comme les officiers provenant des armées de libération n'offrent que 1 300 officiers, tout laisse à penser que ces derniers seront largement surpassés numériquement par leurs homologues blancs

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LES NOUVELLES FORCES DE SÉCURITÉ SUD-AFRICAINES

de la génération précédente. Le gouvernement pourrait remédier à ce problème en lançant un programme de discrimination positive, mais il y a fort à parier que ce serait très risqué. En effet, l'armée, dans l'état actuel, n'est que l'ombre d'elle-même et se trouve, au moins pour quelques années à venir, confrontée à la très lourde charge du maintien de la sécurité intérieure car le pays est encore très instable.

Une des caractéristiques de l'ancienne SADF était sa relative indépendance avec la bureaucratie civile car, depuis 1966, l'armée sud-africaine avait un ministre de la Défense, mais point de ministère de la Défense. La SADF avait par conséquent entière responsabilité en ce qui concerne les programmes et les budgets qui incombent normalement au ministère de la Défense. Les militaires disposaient ainsi d'un champ de manoeuvre politique considérable, qui s'accrut encore au fur et à mesure que le rôle de l'armée dans la stratégie contrerévolutionnaire grandissait au sein des organes de l'État. Cela à tel point que l'on peut se demander si l'Afrique du Sud n'était pas davantage dirigée par des sécurocrates que par des politiciens 4. Un des éléments clés de la réforme en cours consiste à mettre en place un secrétariat à la Défense, qui placerait l'armée sous une autorité politique plus stricte. Or, le secrétaire de la Défense, le général Pierre Steyn, est lui-même un ancien officier de la SADF, et le corps des anciens officiers blancs, à la fin des réformes, n'aura probablement que très peu changé.

Les politiques de défense

En plus des questions liées à la réincorporation de pas moins de sept armées jusque-là indépendantes dans une seule et même armée, il s'agit de développer son aptitude à défier le futur. Ce futur rôle sur la scène internationale, comme c'est le cas pour de nombreux autres pays depuis la fin de la guerre froide, est encore incertain. Ainsi, même si l'Afrique du Sud n'est l'objet d'aucune menace militaire extérieure, elle n'est pas à l'abri d'atteintes à sa sécurité intérieure, notamment du fait de la criminalité informelle et des transfrontaliers illégaux 5. A l'instar de ce qui se passe dans d'autres pays du monde, les stratèges sudafricains sont aux prises avec de nouvelles formes de menace à la sécurité intérieure qui proviennent d'autres sources que les puissances étrangères. Ainsi, l'explosion du trafic illégal de drogues et d'armes, combinée à l'augmentation exponentielle du taux de criminalité

4. Voir, par exemple, Kenneth W. GRUNDY, The Militarization of South African Politics, Oxford University Press, Londres, 1988.

5. Le rapport provisoire sur la défense, qui doit être publié courant 1996, a été influencé par les travaux de Barry BUZAN, People States an Fear : An Agenda for International Security Studies in the Post-Cold War Ena (Lynne Rienmer, Boulder, CO, 1991), qui donne un bon aperçu théorique de la stratégie en vogue en Afrique du Sud.

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fait de l'Afrique du Sud le deuxième pays non en guerre le plus violent du monde avec un taux annuel d'homicides de 54,1 pour 100 0006. Dans les représentations populaires, mais aussi dans l'esprit des officiers de la sécurité, le commerce illégal de drogues et d'armes est lié avec l'immigration clandestine qui est massive. De là à la conclusion que l'Afrique du Sud est envahie par des hordes d'immigrants en provenance d'Afrique tropicale il n'y a qu'un pas, qui est vite franchi et qui a débouché sur des sentiments xénophobes assez largement partagés. Ainsi, à l'instar de la droite européenne, de nombreux Sud-Africains parmi lesquels des ministres de l'ANC, considèrent ces migrants non qualifiés comme une menace sur un marché de l'emploi déjà anémique. Que ces craintes soient fondées ou pas, l'Afrique du Sud démocratique, dont on pensait qu'elle allait pouvoir contribuer au développement économique de toute la région australe, se retrouve dans une position inverse, celle d'objet des convoitises en matière d'emplois, de ressources et d'investissement de la part des pays voisins. Cela pourrait avoir un effet négatif sur des pays pauvres comme le Mozambique, sur des pays luttant pour reconstruire leur économie comme la Zambie, et même sur le Zimbabwe qui jusque-là reposait sur des politiques protectionnistes qu'il n'est plus à même d'appliquer dans le nouveau climat libéral. L'ironie de cette situation est que l'appauvrissement des pays voisins est aussi le résultat des campagnes de déstabilisation et de sabotage entreprises par le gouvernement sud-africain du temps de l'apartheid dans les années quatre-vingt. Par conséquent, si aucun des pays voisins ne constitue une menace militaire pour l'Afrique du Sud, leur propre niveau de pauvreté et d'instabilité peut indirectement menacer la sécurité de l'Afrique du Sud.

Depuis les années quatre-vingt, l'armée sud-africaine a pris sa part dans les activités politiques dans certaines zones du pays et a développé une expertise notable dans la gestion des dangers informels. Il ne fait aucun doute que cette expertise ira en se développant dans le futur, en particulier au niveau local de la gestion de la sécurité. Le gouvernement sudafricain est d'ailleurs soumis à de fortes pressions de la part des puissances internationales pour prendre sa part dans la résolution de conflits ailleurs sur le continent, que ce soit au Lesotho, au Rwanda ou aux Comores. Tandis que le gouvernement et les militaires manifestent la même répugnance à s'engager dans ce type d'activités, les pressions diplomatiques, conjuguées au risque grandissant de voir les problèmes des pays voisins déborder sur son territoire, peuvent conduire la SANDF à déployer ses forces en dehors du pays. En l'absence d'un pacte de sécurité africain, l'Afrique du Sud, qui tient à conserver l'appui des Nations unies comme organe de sécurité international, aura de plus en plus de mal à résister à ses demandes d'intervention.

Si la SANDF est amenée à régler ce genre de problèmes, cela suppose que l'équipement soit adapté, ce qui implique par conséquent l'étude et l'adoption d'un budget spécifique

6. Voir South African Police Service, Report on the Incidence of Serions Crime During 1995, Pretoria, 1996.

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LES NOUVELLES FORCES DE SECURITE SUD-AFRICAINES

pour l'armée. Pour des raisons évidentes, la majorité parlementaire actuelle ne fait pas confiance aux forces armées dirigées par des officiers blancs et voit arriver d'un oeil suspicieux des budgets prévisionnels s'appuyant sur les théories de la menace à la sécurité nationale. Le ministre de la Défense, Joe Modise — qui est l'ancien commandant en chef de rUmkonto we Sizwe — et son député Ronnie Kasrils — qui fut à la tête des services de renseignements de MK et un vétéran du Parti communiste sud-africain — ont encouragé l'adoption d'un substantiel budget pour l'armée. Les deux hommes donnent, en tant qu'anciens dirigeants de la résistance, une légitimité à la survie du corps des officiers blancs ; pourtant, le poids idéologique de Modise reste assez léger tandis que Kasrils a acquis une certaine popularité dans la hiérarchie militaire. Au total, les deux hommes ont réussi à dégager un budget de 10,5 milliards de rands qui représente 2,1 % du PIB —proche des 2 % que la Banque mondiale estime approprié pour les pays en développement. Il représente enfin 7,1 % du budget total de l'État, contre 18,4 % en 1976 et 17,5 % en 1988. Il est comparable avec les budgets de pays comme l'Italie ou l'Australie qui ne sont pas considérés comme hautement militarisés. L'armée de l'air a été réduite de moitié, et des véhicules n'ont pas été remplacés. Néanmoins, nombreux sont ceux, y compris au sein de l'ANC, qui pensent que l'armée reçoit une part beaucoup trop importante du budget de l'État, surtout à un moment où le pays ne connaît pas d'ennemi extérieur et où les besoins sociaux sont immenses. Du côté de la défense, on prétend, sans parvenir à convaincre la majorité de l'ANC, que des coupes budgétaires supplémentaires mettraient en danger la sécurité de l'Afrique du Sud. Cette tendance pacifiste dans les milieux politiques a d'ailleurs été sensible au moment où le Parlement a refusé de voter le budget destiné à l'achat de corvettes pour la marine. Ce projet n'était d'ailleurs pas le plus indéfendable dans la mesure où les côtes et les eaux territoriales sud-africaines devront être protégées des abus des flottes de pêche internationales.

Les choix politiques à venir dépendront largement de la politique étrangère engagée. Le ministère des Affaires étrangères a, à cet égard, fait moins de progrès que le ministère de la Défense dans l'exploration des réalités du monde post-apartheid ; il ne s'est pas clairement exprimé en ce qui concerne la défense des intérêts sud-africains dans le monde, ou encore les relations qui auront besoin d'être renforcées. Du temps de l'apartheid, la politique extérieure consistait à dominer la région australe en suivant l'alignement de l'Occident contre les pays de l'Est, et à tenter de survivre aux pressions isolationnistes et aux sanctions économiques. Cela conduisit l'Afrique du Sud à s'allier avec des puissances alors parias, tels le Chili, Israël et Taiwan. Avec la fin de la guerre froide et de l'apartheid, la plupart de ces objectifs sont devenus obsolètes, mais aucune nouvelle politique claire n'a pour autant été mise en place. L'avis le mieux partagé à l'heure actuelle est que l'Afrique du Sud doit vivre pacifiquement avec ses voisins d'Afrique australe et participer à un système de coopération économique dont l'élément le plus représentatif est l'organisation régionale SADC

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(Southern African Development Community). Cette organisation sera amenée à développer, parallèlement à ses objectifs politiques et économiques, une coopération sécuritaire.

En fait, certains anciens des unités d'élite de l'armée, comme les unités de renseignement, les forces spéciales, le bataillon 32 qui s'était spécialisé en Angola, ont quitté l'armée pour fonder leur propre compagnie de sécurité privée. La plus importante d'entre elles, qui porte le nom d'Executive Outcomes Ltd, menace de devenir une force de premier rang dans la politique africaine. En effet, Executive Outcomes, forte de plusieurs centaines d'anciens soldats et professionnels très spécialisés de la sécurité, a déjà remporté des contrats juteux avec des pays comme le Sierra Leone et l'Angola pour former des troupes d'élite ou combattre des mouvements rebelles locaux. On dit aussi que cette compagnie a établi des contrats avec le Kenya, l'Ouganda, le Soudan, etc. Le gouvernement sud-africain est embarrassé par ces initiatives dans la mesure où les mercenaires d'Executive Outcomes risquent de passer pour des représentants officiels de l'Afrique du Sud. Quelques ministres ont envisagé de voter une loi rendant ces activités mercenaires illégales, mais elle ne semble être vouée qu'à un avenir symbolique plus que formel. Les services d'Executive Outcomes ont été loués par une compagnie minière britannique désireuse d'assurer la sécurité de ses droits miniers en Angola et au Sierra Leone. Les gouvernements africains affaiblis, incapables de contrôler la sécurité des enclaves de production de pétrole ou de minerais, ne sont pas concurrentiels face à ces compagnies de sécurité privées. De nombreux pays africains sont par conséquent les proies potentielles de ce type de négoce. Executive Outcomes peut probablement devenir un facteur d'influence diplomatique (pays ou multinationales), cela en dépit des scrupules éventuels du gouvernement sud-africain à l'utiliser comme tel.

Dans la mesure où l'Afrique du Sud continuera à être la victime de conflits de faible intensité, dont certains pourront menacer la sécurité de la société si ce n'est celle de l'État lui-même (cela sera plutôt dû à la criminalité qu'à l'action politique proprement dite), la SANDF et le ministère des Affaires étrangères doivent impérativement penser aux modes sud-africains de sécurité à adopter sur le long terme. Les projets de la période de la guerre froide — y compris la folie du programme nucléaire — ont été abandonnés, mais ici aussi les questions économiques seront essentielles dans la définition de l'industrie de l'armement, qui depuis les années soixante a acquis une ampleur considérable. Cette industrie n'est soumise qu'à un très léger contrôle politique. Or, elle a vendu des armes au Yemen, au Rwanda en Croatie et dans d'autres pays dont la réputation est douteuse. Ce point faible de l'industrie de l'armement a été exposé publiquement à l'occasion d'une commission d'enquête, mais les arguments en sa faveur persistent, politique de l'emploi et du commerce extérieur oblige. Autant de considérations que le gouvernement sud-africain ne peut pas se permettre de mépriser.


La police en quête d'une nouvelle légitimité

Véronique Faure*

De 1948 au début des années quatre-vingt-dix, la police sud-africaine, en tant que pièce maîtresse du dispositif de maintien de l'ordre de l'apartheid, était avant tout un appareil idéologique au service exclusif du Parti national. Avec les réformes politiques amorcées à la fin des années quatre-vingt, la police s'est retrouvée mêlée au processus de normalisation des structures étatiques et, après les élections démocratiques de 1994, elle doit se placer sans ambiguïté au service de la population. Honnêteté, transparence et responsabilité sont les nouveaux principes qui doivent guider son action. C'est pourquoi les policiers sont conviés à utiliser leurs pouvoirs d'une manière contrôlée, privilégier la dimension humaine dans la gestion du personnel et des situations, optimiser le coût des opérations, améliorer la qualité de leurs services et contribuer dans toute la mesure du possible au succès du Programme national de reconstruction et de développement (Reconstruction and Development Programme, connu sous le sigle RDP). La police sud-africaine se trouve donc confrontée à la double tâche de réformer son fonctionnement interne et de renégocier les termes de sa relation avec la société civile.

La réforme du fonctionnement interne

Après les élections d'avril 1994, l'Afrique du Sud a inauguré un processus de refondation ou d'amalgamation qui doit prendre fin en l'an 2000. Il implique l'intégration dans la police

Centre d'étude d'Afrique noire, IEP, Bordeaux.

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nationale des forces de police des bantoustans ainsi que des forces non institutionnalisées comme les mouvements de libération.

Formée en 1913, la police sud-africaine (SAP, South African Police) y compris deux unités réservistes, était composée d'environ 114 000 membres en 1993. En 1979, elle a été intégrée au système national de sécurité, le National Security Management System, qui était, en pleine guerre froide, la clé de voûte de la « stratégie totale » du régime de P.W. Botha. Étroitement associée à l'armée dès le début, la SAP a donc acquis une organisation et un fonctionnement de type militaire.

De leur côté, les polices des dix bantoustans, créées dans le cadre de la politique d'apartheid et fortes au total de quelque 19 000 policiers, ont souvent été entraînées et assistées par la police sud-africaine. Jusqu'à la promulgation de la nouvelle loi sur la police (votée le 4 octobre 1995) qui devait concrétiser la fusion des différentes forces, ces polices ont continué à agir sur leur territoire d'origine et à fonctionner selon leurs propres règles, créant des tensions avec les nouveaux dirigeants de la police.

Pour répondre aux nouvelles structures politiques, la Constitution intérimaire prévoyait une plus grande décentralisation des services de police avec la nomination d'un préfet de police pour chacune des neuf provinces issues du nouveau découpage territorial. Or, la répartition des compétences pourrait bien entraîner des conflits d'interprétation entre les régions et le centre, car, conformément à la volonté de l'ANC, mais aussi à celle du commandement de la SAP — ici en désaccord avec les positions du Parti national —, la structure policière nouvellement décentralisée demeure largement contrôlée par le centre. Concrètement, environ 80 % des activités de la police (à savoir la police communautaire — Community Policing —, les enquêtes criminelles et les services de police visibles comme la maintenance des commissariats ou les patrouilles) sont placés aux niveaux régional et local tandis que les 20 % restant sont placés à l'échelon national : lutte contre le crime organisé, enregistrement des données criminelles et des renseignements, gestion des services médico-légaux, maintien de la sécurité interne et contrôle des frontières.

Les structures de formation instituées sous l'apartheid sont largement inadaptées à la nouvelle mission de la SAP et doivent par conséquent être transformées. Ainsi, à partir de janvier 1994, un nouveau programme de formation a été mis en place qui dure dorénavant douze mois au lieu de six ; parallèlement, la sélection a été durcie ; le baccalauréat (matric) est désormais nécessaire et une forte motivation est demandée aux candidats.

La volonté de changement est symbolisée par la progressive démilitarisation du mode de discipline des écoles, de la nature de l'entraînement physique qu'elles dispensent et aussi des anciens symboles (insignes, uniformes, grades...). Par ailleurs, les hommes et les femmes, bien que placés dans des classes séparées, suivent maintenant la même formation.

En plus de ces écoles officielles, certains organismes proposent — à des individus, impliqués le plus souvent dans les mouvements de libération ou de droits de l'homme, ayant

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une expérience militaire ou de sécurité et qui envisagent d'intégrer la SAPS — des formations parallèles, en relation avec des universités, comme l'École supérieure de gestion publique et de développement (Graduate School of Public and Development Management), liée à l'université de Witwatersrand. D'autres cours sont axés sur le perfectionnement de certains policiers dans les domaines du partenariat police/communauté.

Enfin, l'aide internationale joue un rôle important dans la réorientation de la formation des policiers sud-africains : elle est chargée de superviser les restructurations dans la formation des policiers.

En août 1992, afin de faire de la police une force non partisane, dix-huit généraux sont mis à la retraite anticipée. Le scandale du financement de l' TFP par le gouvernement-Parti national — l' Inkathagate —, en 1991, avait déjà entraîné le limogeage de certains responsables « sécurocrates » de la police et « la mise au placard » des ministres de la Loi et de l'Ordre, A. Vlok, et de la Défense, M. Malan. Le départ de ces policiers avait ainsi ouvert la voie, pour la première fois en Afrique du Sud, à la nomination d'officiers noirs aux postes de commandement. Cependant, c'est paradoxalement la vieille garde policière de l'apartheid, qui, grâce à sa légitimité interne, allait faciliter et contrôler les réformes de la police.

L'ère sécurocrate de la police a donc pris symboliquement fin le 10 janvier 1995 avec la démission du chef de la police, le général Johan Van der Merwe. Des divergences sur la nature et le rythme de la réforme de la SAP se faisaient de plus en plus sentir entre ce représentant de l'ordre ancien et les dirigeants politiques nouvellement élus, notamment avec le ministre de la Sûreté et de la Sécurité, Sydney Mufamadi. Le gouvernement d'unité nationale (Government of National Unity, GNU) a ensuite passé un décret spécial, le 25 janvier 1995, autorisant, entre autres, la nomination de nouveaux dirigeants de la police, avant que la nouvelle loi sur la police ne soit promulguée. Le 29 janvier 1995, Nelson Mandela nommait le général George Fivaz, un homme jeune, resté à l'écart de l'élite sécuritaire, préfet de police (national commissioner).

Avant même l'arrivée du Parti national au pouvoir en 1948, la police était à majorité afrikaner et sa composition reflétait la domination de la minorité blanche. Les 180 nominations du 13 octobre 1995, effectuées par le nouveau commandement de la SAP, n'ont pas vraiment changé l'ordre des choses puisque le pourcentage de Blancs dans le corps des officiers se situe d'ailleurs toujours à près de 95 %.

De son côté, bien que disposant de forces armées puissantes, l'ANC ne possédait pas de corps de police capable de fusionner avec la SAP pour accroître sa représentativité. La principale source alternative de personnel policier de haut rang se trouvait donc au sein des polices des bantoustans. Cependant, l'intégration de membres des services de sécurité proches de l'ANC et des mouvements de libération a permis d'accroître le nombre de policiers non blancs parmi les sous-officiers de la SAP. Ces effectifs ont encore été augmentés

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par les mesures de rattrapage en faveur des Noirs (Affirmative Action), les modes d'entrée latéraux pour les personnes extérieures à la police et la création de postes réservés aux civils.

Les critères de sélection, largement conditionnés par une nécessaire discrimination positive, sont aussi réévalués en fonction de la nouvelle culture insufflée à la SAP. Les promotions seront donc prioritairement accordées aux policiers ayant manifesté la preuve de leur adhésion aux nouveaux principes de la police — il est désormais interdit aux officiers d'appartenir à un quelconque parti politique — ainsi qu'à ceux d'entre eux qui auraient suivi des formations professionnelles spécifiques à l'étranger. Pour traiter ces questions fondamentales, le ministre S. Mufamadi a mis en place un comité, composé de cinq experts civils, qui doit étudier le fonctionnement des onze corps de police et faire des recommandations pour une nouvelle politique de promotion unifiée.

Pour une grande partie du commandement de la police, la question de la discrimination positive ne se pose plus car la levée des barrières légales à l'accession des Noirs aux postes de commandement assure dorénavant une égalité des opportunités. Cependant, les policiers noirs sont souvent soumis à un racisme interne ; par exemple, c'est seulement en 1994 qu'a été supprimée une disposition donnant aux policiers blancs autorité sur tout policier noir, quel que soit son grade. Cette représentation « pigmentocratique » est encore bien ancrée chez de nombreux Blancs qui sont convaincus de l'inéluctabilité des luttes ancestrales entre les ethnies noires (particulièrement Zoulous et Xhosas) et de l'utilité d'une police blanche pour contrôler ces débordements.

Dès sa nomination, le général Fivaz a brisé un tabou en reconnaissant qu'il y avait des problèmes de racisme dans la police, mais il s'agit là d'un problème concernant la société dans son ensemble.

Malgré une insuffisance de moyens, les policiers doivent assurer des interventions de plus en plus nombreuses. Sollicités sans cesse et ne pouvant traiter que les cas les plus graves, ils travaillent parfois près de seize heures par jour sans paiement d'heures supplémentaires. Comme les policiers ont une des plus basses échelles de salaire de la fonction publique, ils n'ont pas l'impression d'être reconnus pour leur travail. L'écart des salaires est considérable, les plus hauts salaires étant de 266 784 rands et les plus bas salaires se situant autour de 15 000 rands (1 rand = 1 franc en août 1996) par an, ce qui est dérisoire dans une société où le coût de la vie se rapproche de celui des sociétés européennes. Il n'est pas étonnant que la question des salaires ait été à l'origine des premiers mouvements de grève d'envergure au sein de la police. Commencées au début de l'année 1995, elles ont impliqué environ 35 000 policiers, selon le syndicat de la police sud-africaine (South African Police Union, SAPU). Un comité ad hoc constitué de représentants de la direction policière ainsi que des syndicats a été mis en place, et, après négociations, 95,6 millions de rands ont pu être alloués pour le paiement des heures supplémentaires. Cependant, il est

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peu probable que les salaires augmentent significativement car ils sont indexés sur ceux de la fonction publique en général.

Une autre cause de mécontentement réside dans les conditions de vie très souvent déplorables des policiers, et notamment des policiers noirs, qui sont confinés dans des baraquements à la limite de l'insalubrité. De plus, la majorité des policiers vit quasi constamment dans un environnement hostile. Symboles d'un pouvoir qui n'est pas toujours perçu comme légitime par les membres de leur propre communauté, ils sont souvent les premières victimes des représailles.

L'accumulation de tous ces problèmes et frustrations se traduit par une démotivation et un profond sentiment de malaise chez les policiers dont le taux de suicide a plus que doublé depuis 1991 : 65 en 1991 ; 106 en 1992 ; 134 en 1993 ; 142 en novembre 1994.

La démocratisation du mode de gestion interne

Pour résoudre ces dysfonctionnements et parvenir à une restructuration efficace de la police, le général Fivaz a décidé de démocratiser le mode de gestion interne de la police, en proposant une approche consultative nouvelle. Se démarquant de ses prédécesseurs, il affirme vouloir mener une politique de la « porte ouverte » et favoriser la participation. Pour ce faire, la culture hiérarchique et autoritaire, héritée de l'époque d'apartheid, doit être atténuée, les structures de décision, décentralisées et un nouveau droit du travail dans la police, codifié.

Largement discréditée, la police sud-africaine veut redorer son blason et se créer une nouvelle image en harmonie avec celle de la nouvelle Afrique du Sud. Il y a ici une continuation de la politique d'ouverture et de séduction inaugurée sous la présidence de F. De Klerk vis-à-vis des communautés nationales et internationales. Cependant, à ce changement de discours correspond aussi un réel changement de méthode. C'est dorénavant par la négociation que George Fivaz veut gérer les relations internes, ce qui suppose une reconnaissance du rôle des syndicats en tant qu'interlocuteurs crédibles.

Le POPCRU (Police & Prisons Civil Rights Union) et le SAPU (South African Police Union) sont les deux seuls syndicats de dimension nationale dans la police : ils ont tous deux annoncé en 1995 leur candidature au Congrès des syndicats sud-africains (COSATU), organisation parapluie regroupant des syndicats de tous les secteurs de la société sudafricaine qui souhaite les voir se fédérer.

L'assouplissement du mode de fonctionnement de la police doit se faire dans le respect de la discipline policière. L'application de ce principe est apparue manifeste lors du soulèvement de 200 policiers à Umtata au Transkei en 1994. Pour restaurer la discipline, George Fivaz a fait intervenir la SAP, aidée de l'armée (SANDF). L'opération, qui a fait

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un mort parmi les policiers rebelles, avait été acceptée par S. Mufamadi et N. Mandela. Le président sud-africain avait d'ailleurs déclaré auparavant que les fauteurs de troubles au sein de la police devaient être écartés, et George Fivaz avait mis en garde ceux qui entendaient outrepasser les règles : « Le recours à des pratiques indisciplinées pour résoudre les problèmes et à ce type de comportement, particulièrement de la part d'officiers de police, ne sera pas toléré. »

Dans le long terme, la police doit se présenter comme la gardienne de la Constitution et non l'instrument d'un parti politique. Selon les termes de Fink Haysom, expert de l'ANC, « le maintien de l'ordre doit être perçu comme un service civil dont les citoyens sont les consommateurs ».

Or, la grande majorité de la population noire n'a aucune confiance en la police qu'elle assimile à l'oppresseur, à tel point que les tentatives de la SAP pour mettre en valeur sa transformation sont minées par les révélations dans la presse des scandales et des affaires de corruption concernant l'utilisation illégale d'armes confisquées par certains policiers, la location d'armes à des membres des unités de défense ou à des gangs criminels, l'implication dans la guerre que se livrent des chauffeurs de taxis collectifs pour le contrôle mafieux de certaines zones.

La police est donc parfois elle-même un vecteur de violence dans la mesure où une atmosphère de paranoïa s'est établie entre elle et les membres des unités de défenses (SDU, Self Défense Units, et SPU, Self Protection Units) la police ayant eu recours à des indicateurs, notamment d'anciens exilés, pour espionner l'ANC et ses alliés.

Les violences policières sont surtout le fait d'unités indépendantes des commissariats de quartier, et qui de ce fait n'ont pas de responsabilité directe envers les citoyens. Ce problème de statut concerne bien évidemment les unités de sécurité interne, mais aussi l'unité contre le meurtre et le vol (Murder and Robbery Unit), l'unité anti-armes à feu (Firearms Unit), l'unité contre les troubles et les crimes violents (Unrest & Violent Crime Unit) et le service d'enquête criminelle (Criminal Investigation Service). Ces unités, par leur pratiques violentes, contribuent à miner la crédibilité et la légitimité de la police dans son ensemble. Les tortures, qui étaient aussi de nature politique à l'époque de l'apartheid, sont encore perpétrées sur des détenus de droit commun.

Mais la police est aussi victime d'agressions. Le nombre des attaques contre des policiers a considérablement augmenté depuis 1990, en 1994,279 policiers ont été tués. Les premiers touchés sont les policiers noirs, plus exposés aux zones à risques, et souvent contraints de quitter leur habitation, proche des townships, en raison des représailles dont ils sont l'objet.

L'augmentation de la criminalité, conjuguée à l'inefficacité flagrante de la police dans les villes noires, a entraîné, au sein de la société, le développement de modes de défense alternatifs. Deux options parallèles ont été suivies : d'une part, dans les quartiers blancs, hérissés de systèmes de sécurité sophistiqués, le recours aux patrouilles de voisinage et aux

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compagnies de sécurité ; d'autre part, l'instauration, dans les townships, d'unités d'autodéfense et d'autoprotection allant souvent de pair avec une justice populaire plutôt expéditive — Kangaroo Courts ou groupes d'intervention musulmans tels le Pagad (People Against Gangsterism and Drug).

De son côté, l'État, incapable de contrebalancer cette culture de la violence, a non seulement autorisé le développement des compagnies privées de sécurité, mais l'a aussi activement encouragé. Cette industrie en plein essor attire de nombreux policiers, inquiets des transformations au sein de la SAP et à la recherche de meilleurs salaires. Les quelque trois mille compagnies de sécurité sud-africaines, très lucratives, emploieraient ainsi environ 195 000 personnes ; en 1995, elles brassaient un chiffre d'affaires de 350 millions de rands.

Phénomène nouveau, des compagnies de sécurité du même type sont créées dans les townships par d'anciens membres de Umkhonto we Sizwe (ou MK, ancienne branche armée de l'ANC) ; elles semblent prendre la place laissée libre par la progressive dissolution des différentes unités de défense, qui intègrent plus ou moins formellement la SAP.

Pour restaurer la légitimité de la police, donc, il est nécessaire de couper avec le passé et instaurer une culture des droits de l'homme. A cette fin, trois organisations des droits de l'homme (Network Independent Monitors, The Trauma Centre for Victims of Violence and Torture, Independent Board of Inquiry) ont présenté, en avril 1995, à George Fivaz, un rapport qui concluait que la rupture claire et définitive avec le passé était loin d'être atteinte.

Ainsi, la question des violations des droits de l'homme ne concerne donc pas simplement quelques brebis galeuses au sein de la police, mais fait partie d'un problème de système, d'où la nécessité d'un changement de méthodes. Contrairement à ce qui est actuellement pratiqué, l'usage minimal de la force doit être favorisé, ce qui suppose la modification de la législation concernant l'usage de la force ; et notamment l'article 49 de la loi de 1977 sur la procédure pénale qui favorise l'impunité des policiers dans les cas d'arrestation de suspects. En avril 1994, la section 29 de la loi sur la sécurité interne, qui permettait la détention sans jugement au-delà de dix jours, a été abrogée. Et même si d'autres lois autorisant ce type de détention subsistent en cas de désordre public ou d'état d'urgence, la commission des droits de l'homme déclarait en mai 1994 qu'il n'y avait plus dans le pays de cas de détention sans jugement.

Dans ce contexte, comment pardonner sans oublier les exactions ? Les amnisties se feront dans le cadre de la procédure mise en place avec la commission Vérité et Réconciliation (Truth Commission) qui, établie en mars 1996, comporte une quinzaine de membres répartis en trois comités :

— un comité sur l'amnistie et l'immunité, qui devrait fonctionner à huis clos et traiter des actes, uniquement politiques, qui se sont déroulés depuis 1960 ;

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— un comité sur les atteintes aux droits de l'homme, visant à identifier les victimes et à rendre leurs griefs publics ;

— un comité sur les compensations, qui examinera les moyens de restaurer la dignité des victimes.

Cependant, cette procédure comporte encore de nombreuses incertitudes. Qui doit être poursuivi ? Qui obtiendra l'immunité ? La forme définitive de la commission est encore débattue au sein du cabinet ministériel, largement divisé sur la question. Le Parti national se trouve en position délicate ; en tant qu'ancien parti au pouvoir, il doit défendre les intérêts des forces de sécurité qu'il dirigeait à l'époque. Faute de cela, certains policiers ont déjà prévenu que, si les dirigeants politiques refusaient leurs responsabilités, ils n'hésiteraient pas à faire des révélations sur leurs activités.

Dans le cadre de l'accord national de paix (National Peace Accord) de 1991, des postes de Police Reporting Officers (PRO) ont été créés ; les PRO étant essentiellement des avocats désignés par le barreau et nommés par le ministre de la Sûreté et de la Sécurité. Pour la première fois, donc, des civils participaient à des enquêtes sur les activités de la police sud-africaine. Or, le mécanisme se heurte non seulement à l'hostilité des policiers à l'implication de civils dans les enquêtes, mais aussi à une loi du silence qui protège les policiers entre eux. En outre, les instances judiciaires se montrent toujours plutôt clémentes envers les policiers inculpés.

Par ailleurs, le contrôle de la police peut aussi se faire a priori, par un effort de transparence. C'est dans cet esprit que le gouvernement et le Comité international de la CroixRouge (CICR) ont signé un accord autorisant le CICR à visiter les détenus des cellules sud-africaines, même si l'état d'urgence est déclaré. Ces visites, impromptues, ont un double objectif : évaluer les conditions de détention et faire, le cas échéant, des recommandations qui restent toutefois confidentielles. On ne sait donc rien des 806 visites qui ont été effectuées d'octobre 1992 à janvier 1995 dans 375 commissariats.

La mise en oeuvre de ces réformes s'accompagne donc d'une modification progressive de l'image de la SAP. Selon un sondage du Human Science Research Council (équivalent du CNRS français) d'avril 1994, 89 % des citoyens étaient bien disposés à l'égard de la police. Une enquête du groupe Markinor établissait que 47 % des Blancs étaient satisfaits de l'action de la police ; un sentiment partagé par seulement 37 % des Noirs (bien que ce dernier pourcentage soit en augmentation). Un exemple significatif de changement dans les perceptions est le capital de sympathie populaire qui a accueilli les manifestations de la police pour de meilleurs salaires.

La nouvelle philosophie d'une police communautaire, qui vise à banaliser et à normaliser les relations entre la police et la société, est illustrée par diverses mesures parmi lesquelles :

— Adopt a cop — « adopter un flic » : à la demande d'une école, un policier travaillant

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et vivant dans le quartier est désigné pour recevoir toute information sur des actes criminels et promouvoir l'image de la police ;

— Service Crimestop : un service téléphonique national, fonctionnant en permanence depuis 1993, est renforcé par un système de prime qui incite à la délation anonyme.

Fortement médiatisés, ces dispositifs font partie de la panoplie de séduction utilisée par la police qui, selon le mot de S. Mufamadi, doit faire des policiers les « serviteurs et non les maîtres de la communauté ». Ils se heurtent, comme tant d'autres projets, à un manque crucial de personnel ; par ailleurs, ils cherchent peut-être plus à informer la police qu'à protéger la population.

Cependant, la pièce maîtresse de cette nouvelle politique de partenariat est prévue par la section 221 de la Constitution intérimaire qui permet la création de forums réunissant la police et la communauté (Community Police Forum, CPF) dont l'implantation est facilitée par la subsistance d'une société civile très structurée.

Les CPF, qui entendent privilégier la police par consentement, doivent représenter le plus largement possible les groupes d'intérêt de la zone et permettre des discussions sur le problème du crime et la façon de le contrer. Ils ont pour principales fonctions de superviser et d'évaluer l'efficience des services de police. Ils doivent aussi constituer un moyen d'augmenter la responsabilité des forces de police envers les citoyens. Cependant, un grand décalage existe entre ce qui se dit au sommet et les réalités du terrain où le climat de suspicion ne donne aucun signe de détente entre la police et la communauté. Les policiers ne sont en effet pas habilités à prendre des décisions sans en référer à leur supérieurs, ce qui tantôt retarde les prises de décision (qui sont le plus souvent urgentes) par un surplus de bureaucratie, tantôt sert de prétexte à des policiers peu enclins au principe des forums. Il n'est pas non plus établi si les décisions prises par les forums engagent juridiquement la police. Enfin, les forums, à l'instar des commissariats de quartier, se retrouvent bien impuissants quand il s'agit de lutter contre des gangs très organisés. C'est donc au niveau symbolique

— essentiel dans les processus de transformation à l'oeuvre en Afrique du Sud — que l'impact de ces forums semble le plus important.

Une autre manière d'associer la société civile à l'action de la police passe par une privatisation du mode de financement des services de police. C'est ainsi qu'en août 1994 la chambre de commerce et d'industrie de Johannesburg a lancé un projet destiné à réduire la criminalité dans le centre urbain des affaires. Des patrouilles furent organisées en association avec l'unité de police Business Watch, ce qui eut pour effet une mminution de 80 % du taux d'agressions. Le financement de ce projet, qui a essentiellement consisté à repousser la criminalité à l'écart du centre de Johannesburg, estimé à 100 000 rands par mois, est entièrement assumé par la communauté des affaires de la ville. Dans la banlieue aisée Sandton, un commissariat a même été construit en 1991 grâce aux dons des résidents. L'Etat

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ne paye que les salaires des policiers et de l'équipe administrative. La criminalité depuis aurait baissé de 90 % dans ce quartier.

Toutefois, le développement des activités de police par les compagnies de sécurité doit être juridiquement encadré afin d'éviter des abus ; à cette fin, le conseil des officiers de sécurité (Security Officer Board) supervise la plupart des compagnies de sécurité sudafricaines.

En mars 1995, l'OMS révélait que l'Afrique du Sud était la capitale mondiale du crime avec 53,5 homicides pour 100 000 personnes chaque année. En 1994, l'Afrique du Sud a été le théâtre de 18 312 meurtres (soit un toutes les 29 minutes), 32 020 viols (un toutes les 16 minutes, mais probablement beaucoup plus) 95 763 vols à main armée (un toutes les 5,5 minutes), 157 315 agressions (une toutes les 3,5 minutes), 274 194 cambriolages (un toutes les 3 minutes).

Cette criminalité violente constitue une véritable crise nationale et appelle des mesures d'urgence. Le plan de sûreté (Community Safety Plan) de mai 1995 est implanté en trois phases :

— au niveau local : un rétablissement musclé de l'ordre —fire-fighting —, avec le soutien éventuel de l'armée (au KwaZulu-Natal, lancement de l'opération « Jumbo » en juillet 1995);

— au niveau national en coopération avec les provinces : une lutte contre le crime avec comme priorité le démantèlement des trafics d'armes et de drogue ;

— une phase à plus long terme, qui entend s'attaquer aux causes de la criminalité en développant la coopération entre la société civile et le gouvernement.

La SAP a donc comme tâche immédiate d'anéantir la violence privée, individuelle, mais aussi, avant tout, organisée, et de lutter contre la prolifération des armes légères. Le pays est en effet, en dépit de la mise en place depuis 1993 d'unités spéciales —firearms units — coopérant avec les autorités mozambicaines et swazies, inondé de milliers d'armes en provenance des pays d'Afrique australe — notamment du Mozambique et de l'Angola. Le nombre d'armes en circulation en Afrique du Sud, très difficile à évaluer, est estimé à plus de 3,5 millions.

Autre objectif, après le démantèlement des unités de défense dans les townships, le démantèlement des milices blanches privées qui, dans l'éventualité d'un soulèvement sécessionniste (principalement afrikaner), constituent une menace à l'autorité de l'État. Ces milices, créées dans les années quatre-vingt pour protéger les domaines agricoles des infiltrations des combattants anti-apartheid venus des pays voisins, sont fortes d'environ 150 000 hommes (essentiellement des fermiers) ayant reçu un entraînement militaire et possesseurs de fusils d'assaut.

Renforcer l'efficacité de la police implique aussi le déblocage de moyens financiers. Or, comme le budget de la police est en concurrence avec ceux des autres secteurs du Pro194

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gramme de reconstruction et de développement, une solution consisterait à privatiser le financement de la police par la généralisation du recours aux compagnies de sécurité. A court terme, il semble que la police sud-africaine, en recourant à des méthodes musclées, possède les atouts techniques garantissant un contrôle relativement efficace de la criminalité. Ici, la contradiction entre souci d'efficacité et souci de légitimité semble inévitable, même dans une Afrique du Sud à la criminalité normalisée. Des unités de contrôle des émeutes et, de plus en plus, des foules (grands événements sportifs, culturels...) subsisteront qui, de par la nature de leurs tâches, ne seront pas des plus populaires. Cependant, c'est par la restauration sur le long terme de l'autorité morale de la police que le maintien de l'ordre rencontrera le soutien du public. Pour reconquérir sa légitimité, la SAP doit par conséquent s'adapter au mouvement général d'ouverture des structures étatiques vers les besoins de la majorité de la population civile qui, la SAP doit l'admettre, est noire.

C'est pour cette raison que la réforme de la SAP n'est pas seulement technique, mais comporte aussi une dimension politique primordiale. La SAP doit s'identifier à la nouvelle idéologie de participation des populations civiles aux décisions publiques. Par ailleurs, la restauration de la légitimité de la police dépend largement de l'amélioration des relations État-société dans leur ensemble et donc de la légitimité de l'État lui-même.

Cette dissociation des rôles entre la police et les dirigeants politiques apparaît comme fonctionnelle. Elle permet en effet aux leaders politiques de soutenir l'action de la police sans pour autant endosser toute la responsabilité des mesures impopulaires de lutte contre la criminalité.

Par ailleurs, la stratégie anticriminelle de la SAP n'est pas seulement interne, mais se développe également au niveau de la région australe tout entière. La levée des sanctions internationales et le rétablissement des liaisons aériennes ont en effet fortement accru les trafics illicites d'armes, de drogues, de voitures, d'ivoire ou de pierres précieuses. Pour répondre à cette nouvelle situation, l'Afrique du Sud accentue sa coopération avec ses voisins d'Afrique australe, en participant à la création d'un Interpol à Harare et en signant la convention internationale de 1988 contre les trafics illégaux de drogues, narcotiques et des substances psychotropiques.

Enfin, cette véritable mutation organisée des structures et des pratiques ne doit pas cacher le fait que la police n'a ni la vocation, ni les moyens de résoudre à elle seule la question de la criminalité. C'est la totalité des politiques publiques qui doit s'y engager. En dépit des espoirs suscités par la vague d'état de grâce subséquente aux élections démocratiques d'avril 1994, la police restera en partie inefficace tant que la société sud-africaine demeurera dans un état d'anomie, entre un ordre ancien discrédité et un nouvel ordre à établir. C'est dans cette période de flottement que la composante symbolique des réformes prend toute son importance. En fournissant des points de repères, elle permet de faciliter le passage d'une organisation de la police à une autre.

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HÉRODOTE

Bibliographie sélective

CAWTHRA G., Brutal Force : The Apartheid War Machine, Canon Collins House, Londres,

1986. Government Gazette, « Constitution of the Republic of South Africa », Act n° 200 of 1993 ;

n° 15466, Cape Town, 28 janvier 1994. HAYSOM F., Policing the Transition : Transforming the Police, A Discussion paper on policing

policing by the Department of Information and Publicity of the ANC, 1993. Institute For Southern Africa (IZA), Developments South African Police, Sélection of Documents, Newspaper Articles and Press Agency Reports, n° 0, n° 1, n° 2, Amsterdam. JEFFERY A.J., Riot Policing in Perspective, South African Institute of Race Relations, Johannesbourg,

Johannesbourg, MATHEWS M.L., HEYMANN P.B. et MATHEWS A.S., Policing the Conflict in South Africa,

Gainesville, University Press of Florida, 1993. SHAW M., « Point of Order : Policing the Compromise », in FRIEDMAN S. et ATKTNSON D.,

« The Small Miracle », South African Review 7, Ravan Press, Randburg, 1994. SHAW M., « Policing for Profit », Crime and Conflict, n° 1, automne 1995. Report by a Dutch Violence Observation Mission to the Vaal Triangle in South Africa,

« Violence in the Vaal », 4-25 mars 1993. Report by a Dutch Police Unions Mission, « From a Force to a Service », 10-29 septembre

1993. Report by the 2nd Dutch Violence Observation Mission to the Vaal Triangle in South Africa,

« Shocking Morals, the Vaal Revisited », février-mai 1994, Amsterdam, juin 1994.


Parler par les multiples voix

de la terre :

la langue et la nation arc-en-ciel

Vernon February*

Une des plus importantes questions dans la quête d'une Afrique du Sud démocratique est celle des langues. Greenberg [1971, p. 93]** a montré que « la langue, comme toute chose différenciant deux groupes, est à double tranchant. D'un côté, elle harmonise les sentiments du groupe qui la partage, de l'autre, elle engendre un sentiment de différence envers ceux de langues et coutumes étrangères, en isolant ce groupe en tant qu'identité distincte » [Greenberg, 1970, p. 3].

Une analyse de la situation linguistique en Afrique du Sud révèle qu'on s'y trouvait confronté à une situation hégémonique dans laquelle les langues des groupes puissants étaient désignées comme langues officielles. La disparition de certaines langues ou la relégation de certaines autres à des statuts inférieurs dans la société sont significatives d'un mode de conquête dans le pays. Les langues qui réussirent à imposer leur position hégémonique, l'afrikaans et l'anglais, pour les nommer, étaient donc également les langues des groupes puissants, non africains, venus de l'extérieur s'assurer le contrôle des productions. Il n'est pas surprenant de retrouver sous la plume du Sud-Africain Hoseah Jaffe, écrivant sous le pseudonyme Very Late, ce constat, paru dans les années cinquante dans l' Educational Journal du Teachers' League of South Africa (Ligue des enseignants de l'Afrique du Sud) : « Par sa nature même, la question de la langue dépasse les frontières, mais bute aux horizons de l'éducation. Avec en arrière-plan, non pas la salle de classe, mais la nation,

* Afrika-Studiencentrum, Leiden, Pays-Bas.

** Les références entre crochets renvoient à la bibliographie en fin d'article.

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HERODOTE

qu'elle soit sujet, école, ou outil officiel. La langue en elle-même est un moyen de communication, et, en tant que tel, outil social, parfois même politique. »

Les langues d'Afrique du Sud

Les premières mentions des langues bantu sud-africaines sont des lexiques (H. Lichtenstein, Voyages en Afrique du Sud, 1803-1806) où il est fait référence à « isiXhosa » et « seTswana ». En 1826, John Bennie, également nommé le père de la littérature kafir, fit publier un Lexique systématique de la langue kaffrarian. La première grammaire publiée pour le groupe Sotho le fut par J. Archbell en 1837. En 1852, Lewis Grout de l'American Board of Missions (Conseil américain des missions) lut un article à l'American Oriental Society (Société orientale d'Amérique) à New York s'intitulant Essai sur la phonétique et l'orthographe des dialectes zulus et avoisinants en Afrique du Sud. Le dictionnaire Zulu Kafir, de J. Dohne, fut publié en 1857. A. Kopf publia un Dictionnaire kafir/anglais, en 1899, et Endemann, le Wôrterbuch der Sotho Sprache en 1911. Clément Doke estimait que le Dictionnaire abrégé anglais/kafir était le meilleur de sa sorte.

C. M. Doke, un éminent chercheur, explique clairement dans Les Langues bantu du Sud, ce qu'il entend dire en utilisant les termes « groupe », « rassemblement » et « dialecte ». Pour Doke, le terme « groupe » indique un agglomérat de langues possédant des traits grammaticaux et phonétiques marqués en commun, et ayant un degré de compréhension mutuelle suffisant pour permettre à leurs différents utilisateurs de converser sans grandes difficultés [Doke, 1954, p. 20].

Le terme « conglomérat de langues » représente, pour lui, un regroupement de dialectes contribuant à, ou utilisant une forme littéraire en commun. Il définit le dialecte par ce qui suit : «Le dialecte indique la forme locale d'une langue. Au Bantu ce peut être appliqué à la langue d'une tribu, et plus encore à celui du clan, section d'une tribu. »

Ces définitions sont d'importance, car, dans la tourmente politique en Afrique du Sud, l'homme de la rue, encouragé en cela par des politiciens ignorants, continue de penser que les langues africaines ne sont pas mutuellement intelligibles, et que chacun fait face à une confusion de langues babylonienne.

Clément Doke donne ensuite une classification des langues sud-africaines. Je me référerai à ses classifications d'isiZulu, isiXhosa et Sotho du Nord. Sous le titre « Zone du Sud-Est », il enregistre Nguni, Sotho, Venda, Tsongo et Inhambane. Sous celui de Nguni, nous trouvons « Zulu, Xhosa et Tekeza ». Tonga donnerait « Ronga, Tonga et Swa ».

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PARLER PAR LES MULTIPLES. VOIX DE LA TERRE : LA LANGUE ET LA NATION ARC-EN-CIEL

Ses sous-divisions pour les dialectes sont les suivantes :

(A) Groupe Nguni (1) Agglomérat Zulu

Zulu Lala Qwabe Ndebele Ngoni

(Rhodésie) (Tanganyika)

Ndebele

(Transvaal) Ngoni (Nyasaland)

(2)Pour l'agglomérat xhosa, nous avons ce qui suit :

Xhosa littéraire fondé sur Themba Bomvana Mpondo Xesibe

Mpondomise Galeka Ndlambe Gaika

Le plus important des groupes formant l'agglomérat Tezeka est le Swazi. Pour celui du Sotho du Sud, c'est le South Sotho et le Lozi.

L'agglomérat du Sotho du Nord comprend le sePedi désigné maintenant dans la nouvelle Constitution comme le seSotho saLebowa. D'autres groupes constituent les agglomérats Tswana, Venda et Tsonga.

Fondé sur une classification des langues en Afrique du Sud, le recensement de 1980, qui inclut les langues anglaise, afrikaans et dravidienne, et également celles des immigrants européens, indique clairement les problèmes rencontrés par les divers groupes essayant à ce jour de donner forme et consistance à ce pays démocratiquement constitué.

Les autres langues trouvées dans le recensement sont le tsonga (en rapport avec le nguni) avec un total de 888 140, ou 3,6 % ; le venda (en rapport avec le sotho) avec 169 740 ou 0,7 %, et le kalanga, une langue étrangère, avec un total de 318 000. Les chiffres pour les langues dravidiennes sont : le gujerati, 25 120 ; l'hindi, 25 900 ; le tamil, 24 720 ; le telegu, 4 000 ; et l'urdu, 13 280. Ces chiffres donnent un total de 95 720 locuteurs ou 0,4 %.

Tous ces chiffres de 1980 sont cependant à prendre avec quelques restrictions. Le nombre de personnes parlant le xhosa comptées dans ce recensement, extrait de l' Atlas des langues sud-africaines, excluait certaines régions. De fait, les Noirs parlant le xhosa sont recensés, mais ceux le pratiquant dans le Transkei, en sont exclus. Sont omis également ceux le pratiquant au Bophuthatswana, au Venda et au Lesotho. De même pour le Zulu, où les pratiquants noirs sont comptés au KwaZulu tandis que ceux le pratiquant au Transkei, au Lesotho, au Mozambique, au Swaziland et au Matabeleland sont exclus. Le schéma est le même pour le Sotho du Nord et le Sotho du Sud. Là encore certaines régions sont exclues du compte. Nous devons garder à l'esprit qu'en 1996 les prétendus homelands, ou les

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HERODOTE

Nombre d'utilisateurs %

Langues officielles germaniques

1. Anglais 2 815 640 11,3

2. Afrikaans 4 925 760 19,8 Total 7 741 400

Langues immigrées

1. Français 6 340

2. Allemand 40 240

3. Hollandais 11740

4. Grec 16 780 5 Portugais 57 080 6. Italien 16 600

Total 148 780 0,6

Langues indigènes

Langues Nguni 6 064 480 24,5

1. Zulu

2. Xhosa 2 878 360 11,6

3. Siswati 650 600 2,6

4. Ndbele (N) 170 220 0,7

5. Ndbele (S) 289 660 1,2

Langues Sotho 1355 660 5,5

1. Tswana

2. Sepedi (S/N) 1 604 000

3. Sotho (N) 2431620 9,8

4. Sotho (S) 1 877 840 7,6

bantoustans de l'apartheid, n'existant plus, ces exclusions ne trouveraient plus leur place dans un futur recensement, et qu'elles ont déjà été prises en considération dans la nouvelle politique linguistique du premier gouvernement démocratique de l'Afrique du Sud.

Très peu d'attention fut prêté aux langues et aux littératures africaines dans l'ancienne politique. L'enseignement des langues africaines se trouvait traditionnellement aux mains des Blancs, des étrangers et des missionnaires. Les écrits en langue africaine souffrirent par la faute de l'éducation bantoue et de l'éducation nationale chrétienne. Les articles 14 et 15 de l'éducation nationale chrétienne soulignaient ce qui suit :

1. Dieu a voulu des nations et des peuples séparés et a donné à chaque peuple et à chaque nation sa propre vocation.

2. Chaque nation possède sa propre et unique identité, ou eiesoortigheid.

3. Toutes les nations sont différentes et possèdent leur propre identité étrangère, ou andersoortighied.

4. L'éducation de l'« indigène » doit s'ancrer fermement dans la philosophie des Blancs,

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PARLER PAR LES MULTIPLES VOIX DE LA TERRE : LA LANGUE ET LA NATION ARC-EN-CIEL

et surtout des Blancs de la nation boer qui représentent l'administrateur supérieur blanc auprès des « indigènes ».

Ce système d'éducation a également conduit l'utilisateur des langues africaines à développer envers sa propre langue une attitude qui ne l'incitait pas à une écriture créative (« Uit die Bantoe pen », Suid-Afrikaanse Panorama, 1972). Le mot bantu, une fois cité par W. Bleek se référant à l'un des groupes de langues africaines, acquit un sens clairement péjoratif et fut vigoureusement rejeté par les Africains. Toute référence aux langues bantoues doit donc être faite avec prudence, et être pleinement expliquée pour éviter toute confusion. Ce mot, après tout, ne signifiait que « peuple », puisque c'était la forme plurielle du mot UmNtu (umuntu, personne). Malgré les tentatives du gouvernement d'apartheid de promouvoir les langues bantoues par la radio, la majorité des écrivains africains ont préféré utiliser la langue anglaise. Que certains nouveaux mots sonnent faux est démontré par le mot Amaguerilla qui était utilisé pendant les années de l'apartheid pour nommer les guerriers de l'ANC, cela à la place du mot plus populaire Abafana bomkhonto, ou simplement bomkhonto, c'est-à-dire les membres d'Umkhonto Wesizwe, qui était l'aile militaire de l'ANC, exilé à l'époque.

Un important intellectuel exilé, écrivant sous le pseudonyme Mzala, constatait dans VAfrican Communist [1986, p. 72] : « Dans une société divisée en classes, c'est la classe qui possède les moyens de production et qui loue le travail des autres pour produire des richesses (matérielles et spirituelles), qui assujettit tous les produits du travail à ses propres fins [...]. Avant l'arrivée du colonialisme en Afrique du Sud, et plus encore avant l'introduction ultérieure d'une méthodologie de la production intensive, le peuple africain adorait la musique et la poésie, il sculptait et il dansait librement, par lui-même et pour lui-même. Parce que sa poésie n'avait rien à voir avec les livres [...] et bien qu'il se trouvât des poètes et des musiciens professionnels [...] on n'aurait pu distinguer clairement l'artiste du reste de la communauté ; il y eut toujours une relation de participation entre le peuple et les artistes, qui savaient que leur rôle était de servir le peuple. »

Lors d'un séminaire sur les traditions orales qui eut lieu en juillet 1986 à l'université de Zambie, on souligna l'importance qu'il y avait à se pencher sur les littératures nguni et sotho. Le séminaire attira des participants du Swaziland, du Botswana, du Lesotho et du Zimbabwe. L'Afrique du Sud n'y était pas encore la bienvenue. Le but du séminaire était de regrouper des spécialistes de la tradition orale afin de discuter des méthodes et des approches nécessaires à la promotion de ces traditions. Une profonde réflexion eut lieu sur la valeur inhérente des formes d'art et de littérature traditionnelles en tant que facteurs d'unité sociale, de levier politique, et d'expression d'une protestation en Afrique du Sud. Pendant l'époque de l'apartheid, on a pu voir des changements dans la tradition orale. En cela, Russel Kaschula démontra dans son étude comment certains « chanteurs de louanges » traditionnels {iimbongi) acceptèrent de danser au rythme des idéologies de l'apartheid,

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HERODOTE

tandis que d'autres demeuraient fidèles à leur vocation en refusant de se produire. Certains de ces dissidents assumèrent ouvertement leur rôle d'iimbongi après que Nelson Mandela fut libéré et élu président. Le chant Tshotsholoza, qui est, depuis 1995, l'hymne de tout Sud-Africain célébrant une victoire sportive, ne fut jamais auparavant entonné que par les déclassés dans leur lutte contre l'apartheid. La culture populaire, via ces chants et ces danses, longtemps propriété exclusive de la protestation noire à rencontre d'un système politique d'exclusion, et largement ignorée des Blancs, semble être maintenant devenue facteur de ralliement autour du sentiment national.

L'anthropologiste hollandais, W. Van Binsbergen nous rappelle que « ces expressions d'une culture populaire naissante, en s'adressant aux réalités, aux frustrations et aux aspirations de l'Afrique d'aujourd'hui, ont également formé un aspect majeur (même diffus) de l'évolution de l'attitude du citoyen vis-à-vis de l'État colonial et post-colonial. Elles constituent le berceau de la culture politique moderne. »

La langue afrikaans et la lutte pour la liberté

La langue est devenue un sujet majeur de discussion depuis la conférence internationale sur les approches démocratiques, sur l'organisation et la standardisation des langues qui eut lieu à Durban du 11 au 13 septembre 1989 et la conférence de Victoria Falls (1989). Avant même 1990, plusieurs chercheurs se souciaient de l'avenir de l'afrikaans. Les Africains s'y référaient comme à la langue de l'oppresseur, associée qu'elle était aux architectes de l'apartheid. C'était la langue des lois discriminatoires envers les Noirs, de la police qui arrêtait et qui incarcérait les gens, des tribunaux qui condamnaient les Noirs à de longues peines. C'était un héritage désagréable, remontant au premier mouvement linguistique lancé à Paarl en 1876 où furent solidement jetées les bases d'une sorte particulière de nationalisme afrikaner. Le but principal de la Genootskap vir Regte Afrikaner (Société des vrais Afrikaners, 1876) était de « se lever pour notre langue, notre nation et notre pays ». Dans ces premiers temps, il était évident que la langue afrikaans était synonyme d'une peau blanche. Les gens de couleur étaient entité négligeable, et n'apparaissaient que caricaturés dans les premiers écrits afrikaans entre 1875-1948. La langue afrikaans était de « sang noble » dans la mesure ou elle était née des Hollandais (et leur robuste calvinisme) et des huguenots français (et leur culture raffinée) comme cela est évoqué dans les premiers écrits afrikaans. Le second mouvement linguistique (1903) eut parmi ses piliers le Dr D. F. Malan qui, en 1948, deviendra le premier Premier ministre afrikaner de l'apartheid, et dont le gouvernement allait contribuer à l'image d'une langue afrikaans identifiée à celle de l'oppresseur. Plusieurs commissions furent désignées avec le but d'enraciner le rêve de l'apartheid, dont parmi les plus importantes la commission De Villiers, 1948, la commission Eiselen,

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1949-1951, et la commission Vos Malan, 1948. Le facteur commun de toutes ces commissions était l'idéologie d'apartheid, qui envisageait la retribalisation de l'Africain ainsi que la création d'une nation séparée pour les Noirs. La base du système d'éducation était la technique d'éducation nationale chrétienne (Christelike Nasionale Onderwys), l'accent étant mis sur le moedertaal onderrig (instruction en langue maternelle). Ce système semblait à première vue être une bonne politique d'éducation, mais un examen plus poussé démontrait qu'il avait pour but de restreindre le monde de l'enfant noir et non de l'étendre.

C'est ainsi que le Journal de la Ligue des enseignants d'Afrique du Sud, s'adressant aux concernés, déclarait (1er juillet 1955) : «La séparation de l'éducationjpour les Blancs et pour les Africains par le transfert de cette dernière au département d'Etat, a été soigneusement conçue dans le but d'asservir non seulement l'enfant africain et le travailleur de demain, mais aussi le professeur africain [...]. Les perspectives à long terme de l'éducation banni visent [...] à le conditionner à accepter son infériorité sans poser de questions. »

L'Africain, selon les mots de l'architecte en chef H.F. Verwoerd, ne désirerait jamais « paître aux verts pâturages de la société européenne ». Mais ce fut précisément ce principe de l'instruction en « langue maternelle » qui mena à la sérieuse rébellion des étudiants noirs en 1976. Cette année-là, le gouvernement décida que 50 % des sujets des écoles africaines devraient être enseignés en afrikaans, et 50 % en anglais. Le pédagogue renommé Auerbach expliquait dans The Star (19 juin 1976) : « Le gouvernement aurait souhaité pousser le principe de "langue maternelle" à la puissance dix si cela avait été possible. Devant l'impossibilité de cela, la règle serait que la moitié des sujets au lycée devrait être enseignée en anglais et l'autre moitié en afrikaans, avec des concessions là où c'était impraticable. »

Tous les experts ne s'accordaient pas sur les mérites de l'instruction en « langue maternelle » proposée comme une alternative à une langue mondiale. Les problèmes rencontrés dans les écoles africaines ont été clairement expliqués par des professeurs africains que personne ne voulut écouter. Dans The Star (19 juin 1976), le directeur d'une école africaine se plaignait : « Une de mes nouvelles enseignantes vient de terminer sa formation au Natal. Elle a reçu pratiquement les meilleures mentions en études sociales au terme de sa dernière année, mais je ne peux l'employer parce qu'elle ne sait pas parler l'afrikaans, et encore moins l'enseigner. »

Dans le même journal, un autre professeur demandait au gouvernement s'il était conscient du fait que « l'afrikaans était une langue haïe chez les Noirs ». J. Bastiaanse, un professeur du Cap, pratiquant l'afrikaans, fut encore plus catégorique en réexaminant le principe de « langue maternelle » du gouvernement, dans The Educational Journal (3, 27, 1956) : « Moedertaal-onderwys se donne les allures d'une instruction en "langue maternelle", quand il ne s'agit de rien d'autre que d'un moyen de renforcement de la politique proafrikaans par son utilisation dans les écoles [...]. En attaquant la politique linguistique du CNO nous n'attaquons donc pas l'afrikaans en tant que langue. Il ne peut en effet se trouver

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HERODOTE

de sérieuse objection à l'usage fait d'une langue comme outil social, comme moyen de communication d'un homme à un autre. Ce que nous attaquons est l'usage de l'afrikaans non seulement comme arme politique, visant à la supériorité d'une section du Herrenvolk sur l'autre, mais bien pis, pour son usage en tant qu'agent de domination sur les millions de non-Blancs de ce pays. »

Une étude conduite par feu M. Edelstein qui travailla pour les « Autorités bantoues » à Soweto, et fut, ironiquement, une des premières victimes de la rébellion de 1976, réalise un recensement dans lequel on apprend que les préférences linguistiques des parents d'élèves africains étaient à 88,5 % pour l'anglais, à 2 % pour l'afrikaans et à 1,5 % pour les langues indigènes.

Alors que la violence politique se poursuivait dans les années quatre-vingt, et que les enfants noirs rendaient incontrôlables les écoles avec la revendication qu'il devait y avoir « une libération avant l'éducation », le gouvernement se vit obligé de recourir à toutes sortes de mesures afin de conserver le pouvoir. Dans un premier temps, les Africains furent soumis à de nouvelles mesures répressives. Dans un second temps, certaines franges des démunis furent flouées par un Parlement constitué en trois chambres établies pour y accueillir les Blancs, les Métis et les Indiens. Les Africains furent exclus de ce nouvel arrangement politique. Les rencontres secrètes avec l'ANC à Lusaka, bien que violemment contestées, devinrent une option réaliste. Cette alternative mena à la fameuse « première » de Dakar où les membres dirigeants de l'ANC rencontrèrent ceux de l'intérieur qui s'étaient rendu compte qu'il n'y avait plus dans le pays de changements possibles sans consultations avec l'ANC. Dakar fut suivi d'une série de nouvelles réunions entre des personnes venues de l'intérieur du pays et des exilés de l'extérieur.

En 1989, les principaux écrivains et penseurs de l'ANC rencontrèrent les principaux écrivains afrikaans (Afrikaners) aux chutes Victoria. Cette conférence dérangea énormément l' establishment afrikaner en abordant le sujet des langues et de la littérature, sujet sacro-saint pour les Afrikaners. Les écrivains et penseurs afrikaners furent ouvertement accusés d'avoir vendu leur âme à l'ANC. Ironiquement, certains de ces mêmes accusateurs se plient maintenant en quatre pour prouver leurs qualités de démocrates. Le Dr Neville Alexander fit exploser la question des langues pendant la conférence tenue à ce sujet, qui eut lieu au Natal peu de temps avant la célèbre conférence de Victoria Falls. Les dissidents afrikaners en vinrent à utiliser le terme alternative afrikaans en opposition au standard afrikaans, généralement associé au nationalisme afrikaner et à l'idéologie de l'apartheid. Le linguiste Théo du Plessis fit de cette rencontre la synthèse suivante [T. du Plessis, 2,1985] : « La polémique à propos de l' alternative afrikaans n'est en réalité que partie d'une polémique bien plus vaste, pour la citer, celle portant sur Y establishment afrikaans. »

Valternative afrikaans offre de plus larges possibilités et s'insère naturellement dans la lutte pour la libération. Elle dérange uniquement ceux portant l'étiquette d'Afrikaners. Le

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débat sur l' alternative afrikaans a un effet libérateur et libère les gens des contraintes de YAfrikanerdom. C'est un débat dynamique et plein de vitalité, axé sur le rôle des Afrikaners dans une Afrique du Sud post-apartheid.

'L'establishment afrikaner commença à prendre le débat plus au sérieux après la libération de Mandela en février 1990, avec la levée des interdictions des mouvements de libération (ANC et PAC), quand, enfin, il se rendit compte que l'ANC pourrait bien arriver au gouvernement. Les anciens membres en exil de l'ANC avaient maintenant le droit d'exposer leurs vues et de poursuivre le débat à l'intérieur du pays. Cela ajoutait une dimension totalement différente aux débats. L'affirmation par le juge Albie Sachs que la culture n'était plus une arme dans la lutte fit frémir les anciens critiques des membres de l'ANC en exil. Ils pouvaient maintenant voir et entendre par eux-mêmes que les membres de l'ANC n'avaient pas ces vues rigides sur la culture, la littérature et la langue qu'on leur avait donné à croire. Déjà dans la Charte de la liberté (1955) l'ANC avait écrit : « Chacun aura le droit égal d'user de sa propre langue, et de développer sa propre culture, ses propres coutumes. »

Le principe de l'ANC, enchâssé sous le sous-titre d'« Identité nationale » (clause 9) dit : « L'État assurera la promotion d'une seule identité nationale... » En 1990, plusieurs intellectuels se hâtèrent de proclamer que l'anglais deviendrait l'unique langue officielle. Le coordinateur de l'ANC Language Commission, Qedusizi Buthelezi, réagit vivement à la suggestion de l'Académie anglaise de l'Afrique du Sud (EASA), que l'anglais devienne la langue principale. « L'anglais est une langue coloniale. Elle est autant coupable d'injustices linguistiques que son camarade colonial, l'afrikaans » (The Star, 2 mars 1992, p. 23). Le penseur Michael Vaughan avertit (Critical Arts, 3, 2, p. 35-51, 1984) que « la domination d'un conservatisme intellectuel n'est pas le reflet d'une simple erreur de logique à l'intérieur des institutions académiques ; elle existe de par la persistance de facteurs sociaux et politiques ».

L'establishment afrikaner commençait enfin à réaliser que la position privilégiée de la langue afrikaans approchait lentement de sa fin. Beaucoup d'Afrikaners furent soulagés quand Mandela les assura en afrikaans que l'avenir du taal (la langue afrikaans) n'était pas en danger. Cela déclencha de promptes réactions de la part des classes défavorisées. Le journaliste Shaun Johnson (The Star, 19 septembre 1991) écrivit : « Mandela décrète que le taal est africain et en sécurité. » Calmant les inquiétudes à propos de l'afrikaans, Mandela affirmait : « La langue n'a aucun caractère répressif inhérent — toute langue peut être le véhicule d'insultes racistes et de répressions, mais elle peut aussi être porteuse d'un message d'espoir et de libération. »

Hein Willemse, lettré afrikaans, alors au département afrikaans de l'université du Western Cape, rétorquait ironiquement (The Star, 19 septembre 1992) : « Mandela a parlé et l'avenir de l'afrikaans est assuré. Mais nous devons nous poser la question de ce que prépare une telle attitude. Alors qu'il est d'une stratégie compréhensible d'apaiser la peur des Afrikaners

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HERODOTE

en soulignant sans cesse le lien entre Afrikaners et afrikaans, des organisations progressistes perpétuent le mythe cultivé par le nationalisme afrikaner, que ce sont les Afrikaners qui possèdent l'afrikaans [...]. Le rôle considérable des Noirs parlant afrikaans dans le développement de l'histoire a été amputé de l'histoire officielle de la langue. » Le département d'afrikaans au Western Cape est monté en première ligne pour corriger la distorsion historique selon laquelle l'afrikaans n'était la possession que des Blancs (Afrikaner) et que les Noirs n'avaient rien à voir avec ses origines. Cela fut souligné dès 1986 sur le campus à la conférence des écrivains noirs d'expression afrikaanse (Swart Afrikaanse skrywers).

En total accord avec le nouveau mode de pensée, les organisations afrikaners lancèrent alors leurs propres campagnes plaidant la cause de l'afrikaans. Des tracts, informant le lecteur qu'il y avait 13,3 millions de raisons de parler afrikaans, furent distribués. On y faisait savoir au Sud-Africain blanc et noir, que 43,6 % de la totalité de la population comprenaient et parlaient l'afrikaans, bien plus qu'on en pouvait dire de l'anglais à l'intérieur de l'Afrique du Sud. L'afrikaans, troisième langue maternelle du pays, réunissait 16,2 % de la population, le xhosa 18,4 % et le zoulou 21,4 %. Il était également dit dans les tracts que 5 millions de Sud-Africains considéraient l'afrikaans comme leur langue maternelle, dont 57 % des Blancs, 85 % des Métis, 0,4 % des Noirs, 1,3 % de Sud-Africains asiatiques. Les gardiens de l'afrikaans le présentaient comme une langue mondiale, comprise par 38 millions de personnes (Pays-Bas, Belgique, Surinam, Antilles, Indonésie et même Argentine).

Des craintes étaient continuellement exprimées dans les journaux et les revues concernées que l'afrikaans ne vienne à disparaître dans une Afrique du Sud post-apartheid. Cela mena à établir la Stigting vir Afrikaans (fondation pour l'afrikaans), après un colloque tenu à Pretoria le 3 mai 1991. Le but principal de cette fondation était de lutter pour la sauvegarde du « statut officiel » de l'afrikaans dans un pays à constitution démocratique. L'afrikaans fut dépeint dans les médias comme die vriendelike taal (la langue amicale), puisque la Stigting voulait toucher toutes les personnes parlant la langue, quelle que soit leur couleur. Le 13 août 1992, la Stigting vir Afrikaans lança une campagne dans laquelle savants, hommes d'affaires, acteurs et autres éminents utilisateurs de la langue afrikaans exprimaient leur soutien et demandaient au grand public de verser de l'argent. Il fut proclamé que la Stigting était « apolitique et ouvert », n'avait aucune affiliation politique et que le passé devait être oublié. Cela faisait partie du vergangenheitsbewâltigung (conscience historique du changement) qui balayait la société sud-africaine. Il fut établi que, pour survivre, la langue afrikaans devait sauvegarder son statut officiel.

Les opposants au Stigting déclarèrent que les Naspers (citoyens ayant soutenu le Parti national via les journaux, les maisons de presse, etc.) avaient de gros intérêts dans l'établissement du Stigting, qu'il ne s'agissait de rien d'autre que d'une tentative de consolidation de la position de l'afrikaans et des Afrikaners dans une Afrique du Sud nouvellement construite, démocratique et non raciale.

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En 1992, la première conférence académique globale sur les relations entre afrikaans et hollandais fut organisée par le Centre d'études africaines de Leiden aux Pays-Bas ; y furent invités d'éminents intervenants de convictions et idéologies variées. Ainsi, pour la première fois depuis le boycott, le « standard afrikaans » eut à subir aux Pays Bas une sévère pression de la part d'intervenants qui n'avaient pas grandi sous la tutelle du Parti national mais parlaient encore die taal.

Le Dr Neville Alexander fut celui qui jeta le gant à tous les adhérents au Stigting présents à la conférence. Il affirma ne pas être contre l'afrikaans en tant que langue, mais que dans les efforts concentrés des intellectuels, publicitaires et politiques afrikaners, il voyait une « manoeuvre » politique pour maintenir leur contrôle sur la culture et la politique sudafricaines. Il rappela ensuite à son public que l'Afrique du Sud était un pays plurilingue, que toutes les autres langues devaient avoir la place de s'épanouir dans un régime démocratique. La conférence reçut de la presse afrikaans une large couverture car elle était la première de sa sorte depuis le boycott culturel instauré par les Hollandais au début des années quatre-vingt. Une autre conférence tenue par les Hollandais traita spécifiquement de la langue et de la littérature afrikaans. Les changements intervenus depuis les années quatre-vingt-dix, avec en point culminant les premières élections démocratiques de 1994, allaient forcer les Afrikaners à rechercher des alliés dans le monde extérieur. Ils accueillirent en particulier le renouvellement des liens avec les Pays-Bas à qui beaucoup d'Afrikaners se référaient, historiquement et sentimentalement, comme le pays des origines. Les Hollandais, conscients des problèmes, financèrent donc une conférence sur le multilinguisme au début 1994 à Pretoria.

Les Afrikaners, malgré tout, exprimèrent leurs craintes quand ils se rendirent compte qu'aux négociations politiques, connues sous le nom de CODESA 1, l'afrikaans n'était pas le premier mode de communication, mais plutôt l'anglais (Chr. Van Rensburg, Acta Agenda, 23, 3, 1991, p. 13-33).

Le document rédigé par Die Suid-Afrikaanse Akademie vir Wetenskap en Kuns (académie sud-africaine pour les sciences et la culture) et qui fut envoyé à CODESA avançait des arguments supplémentaires afin que l'afrikaans demeurât une langue officielle, par exemple, sa littérature riche et florissante faisait partie de la littérature mondiale ; la langue possédait le vocabulaire nécessaire pour servir le monde des lettres.

Vers un Comité des langues sud-africaines

Avant la tenue des premières élections démocratiques dans le pays, les planificateurs linguistiques exposèrent largement leurs vues sur les problèmes de la langue. En ce qui concerne les modèles de planification linguistique, les linguistes afrikaners se retrouvèrent

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une fois de plus en première ligne. Il n'existe pas beaucoup de linguistes africains agréés, les départements africains étant dans la plupart des cas entre les mains des Afrikaners et, historiquement, entre celles des missionnaires et érudits venus de l'étranger.

Comme le constatait Cooper en 1989 : « La planification linguistique signifie l'effort délibéré d'influencer le comportement d'autrui à l'égard de l'acquisition, de la structure ou des usages fonctionnels de ses bases linguistiques. »

Un passage en revue des modèles de planification linguistique révéla que, de toutes les organisations noires, seule l'AZAPO avait ouvertement exprimé sa préférence pour la langue anglaise. « Nous devons implanter un programme naturel d'enseignement de l'anglais pour tout le peuple noir, cela afin de s'assurer que le pays nouveau ne finira pas isolé du reste du monde. » Le plaidoyer du Dr Alexander pour une harmonisation des langues africaines avait eu un précurseur, Jacob Nhaplo, au début des années quarante.

Nhlanhla Maake, qui fut auparavant attaché à l'Institut d'études pour le Commonwealth à Londres, utilisa des cassettes vidéos pour démontrer que c'était mentir que prétendre que tous les Sud-Africains parlaient l'anglais. Ces cassettes vidéos démontraient clairement que l'utilisation des langues africaines, que ce soit le zulu, le xhosa ou le sotho, était bien plus courante que ce que pensaient les linguistes, qui auraient à prendre en compte ce fait dans les politiques de planification linguistique de l'avenir. L'ouverture d'écoles principalement orientées vers l'afrikaans et l'anglais aux utilisateurs de langues africaines a souligné la nécessité de faire de la traduction une discipline à l'école, au lycée et dans les universités d'une Afrique du Sud démocratique.

Mabenza avait passé, dès 1985, cet avertissement dans le journal de l'université de Rhodes : « A moins que les Noirs n'en fassent partie, les activités et les politiques de planification linguistique demeureront à l'écart de la réalité quotidienne des populations concernées » [Mabenza, Occasional Paper 2, 1985].

1994 fut annus mirabilis pour l'Afrique du Sud. Nelson Mandela fut élu président de la nation de l'arc-en-ciel qu'est devenue l'Afrique du Sud. Le Journal officiel du 28 juin 1995 (n° 16494, vol. 360) contenait un projet de législation du Comité des langues sud-africaines. Le principe du plurilinguisme y était largement reconnu. L'ancienne volonté politique de ne reconnaître comme langues officielles que l'afrikaans et l'anglais était abandonnée. La nouvelle majorité démocratique était déterminée à consolider le principe du plurilinguisme et à protéger les droits linguistiques fondamentaux de chacun, comme cité dans le principe constitutionnel n° XI : « La diversité des langues et cultures sera reconnue et protégée, les conditions nécessaires à leur épanouissement seront encouragées. » L'article 31 de la Constitution établissait que la langue était un des droits de l'homme de base : « Chacun aura le droit de pratiquer la langue [...] de son choix. » L'article 8 rendait impossible toute discrimination exercée sur la base de la langue. L'article 32 garantissait à chacun « une instruction dans la langue de son choix dans la mesure du possible ».

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Le gouvernement reconnaissait onze langues, à savoir : l'anglais, l'afrikaans, l'isiZulu, l'isiXhosa, le TsiVenda, le XiTsonga, le siSwati, l'isiNdebele, le seSotha saLeboa, le seTswana et le seSotho. Les 27 et 28 mai 1994, une conférence nationale fut organisée par l'ancien département de l'Éducation nationale, ainsi que par le département des arts et de la culture de l'ANC. Des linguistes et autres spécialistes y furent invités. Le comité d'organisation était composé par Q. Buthelezi (commission linguistique de l'ANC), par V. Webb (université de Pretoria), et par le Dr A.M. Beukes, du département des arts, de la culture, des sciences et technologies. Les comptes rendus, achevés le 27 octobre 1994, furent ensuite soumis aux deux comités parlementaires responsables des problèmes des langues. La nature émotionnelle de la question linguistique amena l'Assemblée nationale à décider, le 31 août 1994, que chaque parti politique représenté à l'Assemblée nationale nommerait un de ses membres pour servir par intérim au secrétariat des langues en coopération avec le comité sénatorial désigné pour les langues. Le 4 novembre, il fut décidé que les deux sous-comités devraient établir ensemble un Green Paper sur l'établissement d'un Comité des langues sud-africaines. On se mit également d'accord sur des auditions publiques qui devraient être tenues dans toutes les provinces. Les deux sous-comités devraient par la suite établir un White Paper pour le Comité des langues sud africaines.

Toutes ces dispositions furent respectées et la version finale du Green Paper, datée du mois de mars 1995, fit l'objet d'un débat au Sénat le 30 mars 1995 et à l'Assemblée nationale le 5 avril 1995. Dans ce projet se dessine l'ébauche d'une acceptation du principe du Comité des langues sud-africaines. Le plurilinguisme devient partie intégrante de la Constitution. L'accent est mis sur l'égalité de toutes les langues ainsi que sur « la prévention de l'utilisation de toute langue à fins d'exploitation, de domination ou de division ». Dans les notices explicatives, les diverses clauses (1-15) sont expliquées plus en détail, et sont suivies des objectifs du Comité, sa composition, ses pouvoirs, fonctions et autres.

Sous le chapitre « Pouvoirs et fonctions du Comité » dans le programme du Comité des langues sud-africaines, maintenant déposé au Parlement (B92-95) par le ministre des Arts, de la Culture, des Sciences et Technologies, clause 8, on peut identifier les pouvoirs et fonctions suivantes :

— conseiller (y compris tout organe de l'État) ;

— recevoir et déterminer toute plainte concernant la violation de droits linguistiques, etc. ;

— éclairer les plaignants, et les conseiller au sujet de leur plainte ;

— contrôler l'utilisation des fonds constitutionnels, ainsi que les principes d'utilisation des langues, en rapport direct ou non avec les questions linguistiques ;

— développer les programmes de communication afin de promouvoir le plurilinguisme en tant que ressource ;

— promouvoir les langues marginalisées via des programmes de communication et une recherche adéquats ;

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HERODOTE

— établir des standards de rendement pour les secteurs dérivés de la langue, tels que traduction et interprétariat, les travailleurs en langue étant partie intégrale d'une gestion efficace de la diversité linguistique ;

— faciliter les activités de planification linguistique à l'intérieur et à l'extérieur de l'Afrique du Sud ; et,

— dans les cas appropriés, permettre des financements.

Le Comité devra également publier ses conclusions, ses points de vue, conseils et recommandations dans le Journal officiel une fois par trimestre (ou plus souvent si le Comité en éprouve la nécessité), et, dans le cas des langues provinciales, dans les Journaux officiels des provinces concernées.

Le ministre des Arts, de la Culture, des Sciences et Technologies vient de nommer plusieurs personnes aux postes de président des divers comités du conseil des langues. S'y trouvent, entre autres, Qedusizi Buthelezi de l'ANC, V. Webb du département afrikaans de l'université de Pretoria, et l'éminent chercheur Neville Alexander, qui fut à l'origine de nombre des débats sur les langues dans ce pays. Il a été nommé président du Language Plan Task Group (LANTAG).

L'afrikaans devra maintenant lutter pour garder sa place à côté des autres langues d'Afrique du Sud, et ne sera plus la seule langue à compter sur la protection du gouvernement. Cela pourrait mener à la marginalisation de cette langue. Très ironiquement, les locuteurs afrikaans, originellement ignorés par ses utilisateurs blancs, affirment maintenant leurs droits d'héritiers de cette langue. Le rôle des serfs et des esclaves dans la naissance de la langue afrikaans est de plus en plus souligné. Le Sud-Africain se voit révéler que les premières traces de syntaxe typiquement afrikaans furent trouvées chez les Khoisan et les esclaves. La phrase suivante fut relevée, en 1672 déjà, de la bouche d'un Khoi : Duytsman een woort calom ons U kelum (« homme blanc un mot parle, nous le tuons ») et le Hollandais Teenstra releva la phrase suivante parmi les esclaves de la région de Caledon : Ons heeft geen Bibel (« Nous avons la Bible dans les gènes »). Dans le village Moravian de Genadendal, les Khois et la population mixte semblent avoir contribué pour une grande part à la langue afrikaans. Le roman Benigna van Groenekloof of Montre fut publié ici en 1873, avant même la première publication des pionniers afrikaans du premier mouvement linguistique de 1876. En 1911, Achmat Davids fit ressortir dans sa thèse la contribution de la population musulmane du Cap à la genèse de l'afrikaans. A la conférence du Swart Afrikaanse skrywers (1985) tenue au Western Cape, les orateurs, les uns après les autres, insistèrent sur le fait que la langue afrikaans n'était en aucun cas le domaine privilégié des Afrikaners blancs. La deuxième conférence tenue à Pasternoster (1995) poursuivait dans cette voie, tandis que le premier président de la toute neuve Association des écrivains démocrates (Afrikaanse skrywers vereniging) se trouve être le révérend Patrick Peterson, un pra210

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tiquant majeur de la langue afrikaans, et qui réclame son héritage, longtemps réservé aux Afrikaners. D'une certaine façon, on pourrait ironiquement conclure que l'avenir de l'afrikaans est maintenant revenu aux mains des descendants de ces serfs et esclaves qui, dès 1672, auraient, eux aussi, contribué à la croissance et à la naissance de la langue afrikaans. La politique linguistique de l'Afrique du Sud a également retiré les langues africaines des mains des non-Africains, expatriés ou blancs, qui n'y voyaient que matière d'étude dans leurs diverses universités. Les langues africaines sont devenues partie prenante de l'avenir de la nation et de sa construction dans une Afrique du Sud démocratique. Le Dr Neville Alexander, dans un courrier interne destiné à ses amis, atteste clairement ceci en écrivant ces mots (13 janvier 1996) : « Une grande part de ce que j'ai soutenu et pour lequel j'ai lutté dans le domaine de la politique linguistique et de la réforme de l'éducation est devenue matière à un vaste débat public [...]. Un grand plus est dans l'engagement [...] pour la promotion du plurilinguisme. Du point de vue de la démocratisation de notre société et de l'attribution d'un pouvoir réel au peuple, il sera peut-être prouvé que cela fut une des plus importantes réussites stratégiques du régime. »

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16 bis. Uit die Bauke pen, Quid Afrikaanse Panorama, mars 1972.


L'évolution des politiques

de l'environnement en Afrique du Sud

Recomposition territoriale

et protection de la nature

Jean-Claude Fritz*

La République d'Afrique du Sud couvre un territoire d'une grande variété géographique, où coexistent de nombreux écosystèmes, certains endémiques, c'est-à-dire propres au pays, comme le fynbos de la région du Cap qui présente une richesse et une spécificité botaniques exceptionnelles. Elle est également un des pays du monde les plus visités par les amateurs de faune, que ce soit pour la chasse ou pour la visite des parcs nationaux comme le parc Kruger, l'un des plus connus internationalement. Mais parallèlement le pays est touché par l'érosion et la désertification, et son type de développement industriel le place proportionnellement parmi les plus polluants pour l'atmosphère de la planète, au sein des pays en développement les plus peuplés [I. Rowlands, 1996, p. 176]**. En Afrique du Sud même, certains analystes disent que la décennie quatre-vingt restera dans les mémoires celle de la « vengeance de l'environnement » [B. Huntley et al, 1989, p. 36-42].

Cette situation apparemment paradoxale de potentiel important bien valorisé coexistant avec des menaces sérieuses et croissantes place les nouveaux responsables politiques du pays devant des choix délicats, dans cette période de transformation et de redéfinition des objectifs. Pour comprendre leurs enjeux, il est nécessaire de partir de l'héritage historique ambigu des politiques et des pratiques en matière d'environnement, puis d'envisager les transformations récentes et les incertitudes de la transition, avant d'aborder les perspectives d'avenir. L'analyse sera principalement conduite à partir de la protection de la nature, un des plus anciens et des principaux domaines de la politique de l'environnement en Afrique du Sud, qui paraît un des plus riches de signification. Elle est donc à relativiser compte

* Centre d'étude et de recherche politiques (CERPO), Dijon.

** Les références entre crochets renvoient à la bibliographie en fin d'article.

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HERODOTE

tenu de l'élargissement considérable des préoccupations liées à l'environnement dans les deux dernières décennies.

Un héritage contradictoire

L'impact de la civilisation pionnière

Les pratiques visant à l'aménagement de l'espace et prenant en compte les interactions entre l'homme et son environnement ont existé en Afrique australe bien avant l'arrivée des Européens. Après le début de la colonisation au xvir siècle, les préoccupations des Européens en matière d'environnement se sont manifestées rapidement dans quelques domaines bien particuliers, relatifs à l'eau potable, à la déforestation et aux feux de brousse. Mais, de manière générale, l'expansion européenne, surtout au xixc siècle, a entraîné des destructions massives de la faune et de la flore et une conversion radicale d'une importante superficie de la colonie, affectée à l'agriculture, aux mines, à l'habitat, etc. Dans la région du Cap oriental, l'extermination de nombreuses espèces de grands mammifères, en particulier les fameux bigfive (éléphants, rhinocéros, buffles, lions, léopards) a été quasi totale, réalisée en un temps variable suivant les lieux, mais généralement très court : vers 1860, lions et rhinocéros noirs avaient totalement disparu de la zone, et il ne restait qu'une dizaine d'éléphants, alors que les colons n'avaient occupé la région que depuis quarante ans [Daneshku, 1995, p. 10]. La conversion la plus radicale de l'espace a probablement eu lieu dans l'Orange et dans les régions orientales et australes du Transvaal : orientée économiquement vers l'élevage et la céréaliculture, elle s'est traduite par la destruction de nombreuses espèces animales et végétales indigènes et par une forme d'européanisation du paysage.

Encore faut-il préciser que ce phénomène n'a pas seulement consisté en l'introduction d'espèces familières aux colons européens, dans un but productif ou ornemental, mais aussi en l'importation de plantes exotiques non européennes, en particulier en provenance d'Australie, comme certains eucalyptus, ou d'Amérique latine, comme le jacaranda, caractéristique remarquable de la végétation de nombreuses villes d'Afrique australe, comme Pretoria en Afrique du Sud. Des caractères climatiques liés tant à la latitude (l'essentiel du territoire est au sud du tropique du Capricorne) qu'à l'altitude (hauts plateaux du Transvaal ou de l'Orange situés entre 1 000 et 2 000 mètres) ont facilité cette transformation du paysage, avec comme conséquence la disparition d'une importante partie de la forêt indigène et son remplacement par des forêts d'eucalyptus ou de pins importés, en particulier sur l'escarpement oriental du Transvaal et sur les contreforts montagneux du Cap. Tout aussi révélatrice a été l'évolution sur le plan animalier avec l'élimination par la chasse et la destruction

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d'habitats, non seulement de nombreux grands mammifères, mais encore d'espèces de taille moyenne largement représentées dans toute la sous-région. Ainsi, à l'exception de « poches » d'animaux réintroduits dans des mini-réserves, l'Orange n'a aujourd'hui plus aucun des big five, pas plus que de zèbres ni même de ratels, sorte de blaireaux africains pourtant très largement répandue sur le continent en dehors des zones de désert ou de forêt dense.

L'avancée pionnière s'est faite en refoulant, en détruisant ou en soumettant diverses entités « indigènes » du pays, secouées parallèlement au milieu du XIXe siècle par de grands mouvements de populations liés à la Mfecane, période de troubles s'accompagnant aussi de destructions et de migrations forcées dont les ondes de choc, à partir du nord-est du pays, vont se répercuter sur une grande partie du territoire. Comme dans d'autres pays d'Afrique australe (Sud-Ouest africain, Rhodésie), le comportement des colons à l'égard de la nature et à l'égard des populations locales présente des analogies remarquables. Tout d'abord, il y a élimination, de ce (et de ceux) qui gêne l'installation de la colonisation et sa jouissance paisible, c'est-à-dire de tout ce qui est en situation de concurrence avec les colons : c'est aussi valable pour les groupes humains qu'on dépossède de leur terre que pour les herbivores sauvages qu'on abat au nom de la compétition et du péril sanitaire qu'ils représentent pour le bétail domestique ; c'est également vrai pour les carnivores, même de taille modeste, qui sont chassés impitoyablement et pour certains d'entre eux traités comme de la vermine du fait des dégâts (réels ou supposés) qu'ils causent aux troupeaux, de leur danger potentiel (parfois pur fantasme) pour l'homme, et de la prédation qu'ils exercent sur la faune sauvage, concurrençant ainsi l'homme dans son rôle de prédateur suprême.

Ensuite, il y a utilisation de ce qui présente un intérêt économique, que ce soit le travail agricole de la population noire, dont au moins une partie doit donc rester sur place ou à proximité, ou les richesses fournies par la nature (ivoire des éléphants, peaux de diverses origines, etc.). Enfin, conséquence logique, il y a effort de conservation, bien sûr, pour assurer la pérennité de ce qui représente un intérêt économique, mais aussi pour sauvegarder le pittoresque de certains groupes humains et de certaines espèces animales. Une vision de l'esthétique, complétée par la curiosité scientifique dans les milieux intellectuels, influence donc la survie ou la disparition de tel groupe ou de telle espèce, tout au moins en complément de l'utilitarisme dominant.

Le discours sur les Bushmen est particulièrement révélateur de la problématique similaire appliquée à la faune et à certains groupes humains locaux, d'autant plus qu'il ne concerne pas seulement les Sud-Africains. Le résident britannique au Botswana déclarait, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, qu'il ne voyait aucun intérêt « à dépenser de l'argent et de l'énergie à préserver une race décadente et mourante, qui est parfaitement inutile à tout point de vue » (cité par E. Wilmsen [1989, p. 272]) faisant écho à un discours souvent entendu sur les espèces animales considérées comme inutiles (ou à plus forte raison nui215

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sibles) ; quelques années plus tard, un ministre sud-africain chargé des Affaires indigènes prenait une position pratiquement plus favorable aux Bushmen, quoique fondée sur un racisme tout aussi évident : « Ce serait un crime biologique si nous permettions à une race si particulière de disparaître, car c'est une race qui ressemble plus à un babouin que le babouin lui-même [...]. Nous les considérons comme une partie de la faune du pays » (cité par J. Marshall et C. Ritchie [1984, p. 14]).

L'impact démographique de la colonisation sur les populations animales ayant été encore plus destructeur que sur les peuplements humains, la disparition rapide de la faune suscita des mesures de protection dès la fin du XIXe siècle, avec en particulier la création progressive du vaste parc national de Kruger, dans le Transvaal oriental, de 1898 à 1926, date de sa proclamation officielle [Fuggle et Rabie, 1992, p. 698]. Les déplacements forcés et les diverses interdictions imposées aux populations locales pour protéger la faune, ou tout au moins en laisser le contrôle aux colons blancs, expliquent sans doute en partie la montée d'hostilité des Africains contre cette faune sauvage. Elle se manifestera avec une violence particulièrement spectaculaire dans cette région du Transvaal oriental en 1902, où le désarmement des paysans noirs qui avaient combattu avec les Anglais pendant la guerre des Boers fut précédé d'une destruction massive de gibier, les antilopes ayant gagné « un long repos » dans la région, comme le disaient les Africains au moment de remettre les armes, maniant le double sens ou la litote [J. Krikler, 1993, p. 56].

Logique de ségrégation et conservation autoritaire

Le modèle de protection de la nature mis en place en Afrique du Sud entre les dernières années du XIXe siècle et le milieu du XXe siècle prend place dans une conception dominante à l'époque où la conservation de la nature est estimée contradictoire avec la présence et l'activité humaines, à l'exception de celles du personnel qui en a la charge. Mais la situation historique allait donner des caractéristiques particulières à son application, ainsi qu'une signification renforcée à la séparation de la population locale et de la faune. Sans être toujours explicitement formulée, la logique d'apartheid, qui officiellement s'applique aux rapports entre groupes humains à partir de 1948, mais dont les prémices se manifestent clairement dans les décennies précédentes, est étendue aux rapports entre l'homme et la nature. En fait, la ségrégation va structurer la répartition de l'espace entre des terres destinées à l'exploitation des colons blancs, des terres affectées à la population noire, et des espaces sous contrôle de l'État et de son administration, où se retrouvent des populations animales nombreuses, en quelque sorte en résidence surveillée.

L'espace est ainsi compartimenté, avec le développement progressif de clôtures qui, dans la situation normale, forment des barrières, des frontières entre les différentes parcelles du territoire selon leur affectation. Dans les zones de faune, les clôtures doivent être souvent

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L'EVOLUTION DES POLITIQUES DE L'ENVIRONNEMENT EN AFRIQUE DU SUD

plus hautes et plus solides, pour prendre en compte les capacités physiques des animaux qu'on veut y conserver. La part réservée à la nature n'est que de 3 % à 6 % du territoire (en dehors des réserves privées), selon les degrés de protection considérés. C'est peu par rapport à de nombreux pays voisins, mais c'est beaucoup quand on pense que le domaine foncier reconnu aux Africains n'est en 1913 que d'environ 7 % du territoire, avant d'être étendu à un peu plus de 13 % en 1936. Or, les zones protégées les plus importantes, dans l'est du Transvaal et dans le nord-est du Natal, sont à proximité de régions de forte densité de population noire, d'où la frustration devant ce qui est ressenti comme une spoliation aggravée, car non seulement les Blancs ont pris de la terre pour eux, mais encore ils ont affecté une partie de cette terre aux animaux sauvages, en empêchant le séjour et l'accès aux ressources naturelles des populations locales, parfois déjà déplacées lors de la création de ces réserves. Les réactions s'exprimeront dans un braconnage de subsistance, mais aussi de protestation, comme dans d'autres pays, fragilisant pour l'avenir le souci de la conservation, vue comme une préoccupation de Blancs par certains secteurs de la population noire.

L'interventionnisme humain très poussé dans la gestion de la nature va renforcer ce point de vue, les administrateurs sud-africains développant non seulement l'ingénierie sociale, mais aussi l'ingénierie écologique. Le développement séparé se fait sous le contrôle de l'administration blanche non seulement pour la population noire, mais aussi pour la nature. Cet interventionnisme se manifeste dans les parcs nationaux par la surveillance des comportements et des mouvements des animaux, l'élimination des déviants, l'abattage ou le déplacement forcé d'individus de populations considérées périodiquement en surnombre, en surplus, comme les impalas à Kruger, ce qui fait écho aux migrations forcées humaines de la période 1970-1985 [L. Platzky et C. Walker, 1985]. Les déplacements à l'intérieur du parc et la taille des groupes d'animaux sont surveillés dans l'optique d'une adéquation entre la population animale et les ressources dont elle dispose, au jugement des gestionnaires...

La surveillance humaine est encore plus forte dans les espaces protégés de petite taille et les réserves privées, qui au total se comptent par centaines, et par milliers si on y ajoute les fermes ou ranchs de chasse du Transvaal et du Cap.

La fragmentation du territoire semble alors entraîner à l'intérieur même des éléments séparés une autre fragmentation... En effet, l'exiguïté de diverses réserves et ranchs de chasse ne permet pas les conduites de recherche de nourriture de certaines espèces animales ; il faut parfois compléter la ressource alimentaire disponible pour la faune par un apport de l'extérieur, ce qui ne peut se faire que par l'intervention humaine, ces petites réserves étant des îlots dans des ensembles où souvent l'utilisation agricole (culture et élevage) prédomine. Ce sont des espaces enclos et enclavés sans possibilité de migration saisonnière pour la faune qui y demeure, composée de manière variable de survivants des résidents naturels et d'individus et d'espèces importés. La logique de ségrégation entraîne dans plusieurs cas une fragmentation de cet espace déjà réduit, pour éviter les conflits entre

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HÉRODOTE

espèces : ainsi trouve-t-on, dans certaines de ces petites réserves, un ou plusieurs enclos à l'intérieur même de l'espace protégé, où sont placés les grands prédateurs, pour qu'ils n'interfèrent pas avec les herbivores voisins et ne perturbent pas le tourisme de vision tel qu'il est organisé dans le reste de la réserve.

Si l'on se réfère à l'espace de conservation géré par les grands organismes publics, on peut constater qu'il est lui aussi ségrégué, l'essentiel étant sous le contrôle du National Parks Board (provinces du Cap, de l'Orange et du Transvaal) et le reste dépendant du Natal Parks Board (province du Natal). La pratique de ces organismes, leur politique même, au-delà des similitudes, présentent des différences. Ainsi les parcs du Natal ont-ils résisté davantage à l'apartheid, tant au niveau de l'hébergement dans les réserves qu'à celui de l'association plus grande du personnel africain à certains niveaux de la gestion ; de même ils ont initié les safaris randonnées pédestres de plusieurs jours, pour découvrir la nature et l'environnement, y compris la culture des populations locales. Au-delà des différences, des similitudes existent, au moins dans les dernières décennies, en particulier au niveau de Y efficacité. Les parcs du Natal ont réussi à sauver le rhinocéros blanc austral dans les réserves de Hluhluwe et d'Umfolozi et à repeupler à partir de ce foyer une partie de l'Afrique australe ; ils ont aussi réussi à protéger une des dernières populations importantes de rhinocéros noirs. Les parcs nationaux ont pour leur part réussi à maintenir à Kruger une diversité d'espèces et une quantité d'individus remarquables, à y réintroduire des espèces rares et menacées, tout en parvenant, dans des conditions difficiles, à développer un parc en milieu aride (le Kalahari Gemsbok N.P.), et à protéger effectivement les dernières populations d'éléphants de la province du Cap (Addo N.P. et zone protégée de la forêt de Knysna dans une moindre mesure).

Les transformations récentes

L'évolution institutionnelle, de la fin de l'« ancien régime » à la Constitution de 1993

A partir de la situation prévalant à la fin de la décennie quatre-vingt, le problème se posait de conserver l'efficacité de la gestion, tant en ce qui concerne l'effectivité de la conservation que le développement des connaissances scientifiques, tout en modifiant éventuellement les modalités de cette gestion, voire certains éléments fondamentaux de sa logique : la remise en cause allait porter sur les deux éléments les plus liés au régime d'apartheid, à savoir la rigidité institutionnalisée de la ségrégation de l'espace, d'une part, et l'autoritarisme de l'administration qui en était le corollaire, d'autre part.

Dans la période 1989-1994, entre l'arrivée de F.W. De Klerk au pouvoir et les premières élections générales, divers textes illustrent ce mouvement progressif, encore parfois hési218

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tant : l'adoption d'une loi « moderne » et globale sur l'environnement en 1989 (Environnement Conservation Act n° 73 of 1989) se substituant à une première loi sur l'environnement d'une portée plus restreinte qui avait été adoptée en 1982, la Constitution publiée en janvier 1994 et enfin le Programme de reconstruction et de développement du Congrès national africain, devenu fondement de la politique du premier gouvernement d'unité nationale en mai 1994.

Les définitions de la loi de 1989 sont révélatrices de l'évolution de l'attitude sud-africaine à l'égard de l'environnement. Selon elle, un écosystème est « toute communauté d'organismes s'entre-reproduisant et s'autorégulant et l'interaction entre ces organismes et avec leur environnement » (art. 1) tandis que l'environnement est « l'ensemble (aggregaté) des objets, conditions et influences environnantes (surounding) qui influencent la vie et le comportement de l'homme et de tout autre organisme ou collection d'organismes ». Si le progrès se manifeste bien par la prise en compte d'un ensemble et non plus d'éléments particuliers, la comparaison avec diverses législations contemporaines [J.-C Fritz, 1996, p. 53] permet de souligner les traces de survivances des conceptions antérieures. Le choix du mot aggregaté suggère plus l'idée d'une addition d'éléments séparés que celle d'un véritable ensemble complexe fondé sur des interactions multiples ; en outre, l'accent mis sur l'autodéveloppement de chaque communauté pourrait faire écho au fondement de la théorie de l'apartheid. Il ne s'agit certes que de nuances subtiles de rédaction, mais l'accent mis explicitement ou implicitement plus sur l'autonomie des éléments que sur l'interaction à l'intérieur d'un ensemble manifeste une résistance, consciente ou non, à l'égard des approches globales, dynamiques et dialectiques en train de se diffuser dans la pensée écologique.

Les débats relatifs au droit à l'environnement confirment les divergences, sinon toujours de perspectives au moins d'accents, en la matière. Le projet de déclaration des droits du Congrès national africain (ANC) allait relativement loin dans sa formulation, tout en restant presque muet sur la définition. L'article 12 qui proposait les « droits environnementaux » contient trois alinéas importants : 1) plaçant l'environnement « dans le patrimoine commun du peuple de l'Afrique du Sud et de l'humanité tout entière », insistant sur sa dimension collective et planétaire ; 2) proclamant le droit de tous les hommes et les femmes à un environnement sain et écologiquement équilibré et le devoir de le défendre, en rupture avec la conception passive et paternaliste tacitement prédominante ; 3) assignant à l'État la tâche de conserver, protéger et améliorer l'environnement. Cette position de principe se retrouvera très abrégée après les diverses négociations dans le texte de la Constitution adoptée en 1993 : dans le chapitre des droits fondamentaux, l'article 29 se contente de mentionner le droit de chaque personne à « un environnement qui n'est pas préjudiciable à sa santé ou son bien-être ». La plupart des positions de principe de la déclaration de l'ANC ont été abandonnées pour une formulation beaucoup plus limitée et défensive du droit à l'envi219

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HERODOTE

ronnement. Si on peut critiquer les formulations trop ambitieuses comme purement pragmatiques, à effet juridique réduit et à caractère parfois démagogique, il n'en reste pas moins que cet article est révélateur sur le plan philosophique et idéologique, d'autant plus que dans ce cas la rédaction finalement choisie ne peut se justifier à notre avis par des raisons de pure technique juridique, compte tenu de son caractère encore vague et général.

L'adoption du développement soutenable comme politique officielle sud-africaine est encore plus instructive de l'équilibre incertain entre la volonté de changement et le poids du passé. Dans le domaine de la gestion de la nature, un des objectifs de la conservation de l'environnement retenu par la loi de 1989 est « la promotion de Yutilisation soutenue des espèces et des écosystèmes », valorisant la dimension productiviste et négligeant d'accorder au long terme la considération fondamentale. Malentendu initial ? Lapsus ? Évolution influencée par la préparation de la conférence de Rio ? Toujours est-il que ce texte a été amendé en 1992, l' utilisation «soutenable» remplaçant alors l'utilisation soutenue (Environment Conservation Amendement Act n° 79 of 1992) ce qui, sans supprimer toutes les ambiguïtés, ne laisserait subsister que celles évoquées plus généralement à propos du caractère soutenable du développement.

Le programme de l'ANC pour les élections de 1994 a fait une place appréciable à l'environnement [ANC 1994, point 2-10, p. 38 à 41], en insistant sur la nécessité de l'utilisation soutenable des ressources et de la participation populaire à la gestion de l'environnement. Mais il n'a pas pris clairement position sur certaines orientations ni sur les choix conceptuels qui les sous-tendent. C'était sans doute jugé non prioritaire et prématuré...

Des jalons pour une recomposition de l'espace géographique et social

• La réunification de l'espace ? — Parler de réunification de l'espace peut paraître à juste titre exagéré : à certains points de vue, en matière de sécurité comme dans le domaine économique, une réelle continuité territoriale existait déjà auparavant. Cependant, la catégorisation stricte appliquée aux populations, mais aussi à l'affectation des terres, créait une rigidité réelle et, surtout, symboliquement, une vision très fragmentée de l'espace, entre son affectation aux différents groupes raciaux et ses différents statuts juridiques (étatique, privé, communautaire, etc.).

La reconstitution officielle de l'unité du territoire sud-africain permet d'envisager une logique de gestion commune pour l'ensemble, ce qui est important tant sur le plan de la continuité spatiale que sur celui de la cohérence des politiques. La Manyeleti Game Reserve, qui relevait de l'ex-bantoustan du Gazankulu, peut être réinsérée dans le cadre réglementaire qui régit le parc de Kruger, qu'elle borde, et les réserves privées qui l'entourent au sud et au nord, Sabie Sand et Timbavati. Ce qui est tout aussi important, la politique d'introduction d'espèces exotiques, potentiellement dangereuses pour la faune et la flore locales, menée

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dans certains bantoustans pseudo-indépendants, pourra être révisée : le Tsolwana Game Park au Ciskei a ainsi été peuplé de nombreuses espèces réintroduites, mais aussi introduites, d'origine exotique, pour la satisfaction des chasseurs. Divers mouflons et cerfs venus d'autres continents, de même que le thar himalayen, qui pose de graves problèmes dans la région du Cap où il a également été introduit, figurent parmi celles-ci dans le but explicite de la satisfaction des chasseurs de trophée [C. et T. Stuart, 1989, p. 173]. La prise de conscience croissante du danger représenté par certaines espèces exotiques se développe en Afrique du Sud et la réinsertion de cette zone dans le cadre national de réglementation et de stratégie de conservation entraînera sans doute certains changements.

De manière sans doute encore plus significative, l'évolution récente remet en cause la différenciation marquée des régimes de gestion suivant les statuts fonciers existant, et aussi la multiplication des régimes. La loi de 1989 (Environment Conservation Act) avec ses amendements successifs a permis de développer une politique de protection de l'environnement moins fragmentée, fondée sur une conception moins « insulaire » que celle qui avait permis la création des parcs nationaux dans la période précédente. Outre les parcs et les réserves traditionnelles, des réserves naturelles spéciales (art. 18) très protégées, des zones de développement limité (art. 27) et surtout des zones d'environnement protégé (art. 16 et 17) ont été mises en place pour promouvoir la préservation de processus écologiques, de systèmes naturels, de la diversité biologique et des paysages. Les terres affectées peuvent avoir des statuts différents, et des propriétaires privés concernés doivent être représentés dans les commissions consultatives de gestion, de même que les autorités provinciales, locales, mais aussi les utilisateurs et des personnes compétentes. La formulation assez générale permet d'unir tous les niveaux d'autorités administratives, mais aussi d'assurer leur collaboration avec les experts indépendants, la société civile (par le biais d'organisations non gouvernementales intervenant comme utilisateurs ou comme fournisseurs de personnalités compétentes) et le secteur économique (agricole, minier, touristique, etc.).

La conception des parcs nationaux est aussi en train d'évoluer, même si toutes les conséquences de cette évolution n'ont pas encore pu être tirées sur le plan juridique, compte tenu de l'incertitude institutionnelle existant dans cette période de transition.

Le cas le plus intéressant concerne la création du Parc national de Richtersveld en 1991. Cette zone aride à la frontière namibienne couvre plus de 1 600 kilomètres carrés et n'a été créée que grâce à une nouvelle formule permettant le maintien sur place de populations locales et la poursuite des activités existantes, minières et pastorales en particulier. Un contrat a été passé en juillet avec la communauté de Richtersveld pour définir les assouplissements par rapport au cadre institutionnel traditionnel et prévoir les mesures destinées à limiter les pertes et augmenter les retombées économiques positives dont pourrait bénéficier la communauté à partir de ce nouveau statut. Ce n'est que sur la base de cette gestion

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HERODOTE

contractuelle, à laquelle participe la communauté locale, que le parc a été officiellement créé quelques semaines plus tard, en août.

• La réconciliation de l'homme et de la nature ? — Cette démarche est cohérente avec un effort plus global visant à intégrer le souci de conservation dans les activités humaines, et à ne pas limiter la protection exclusivement à quelques sanctuaires isolés sans population humaine résidente. Un signe tangible de l'importance accrue accordée à la nature est Y augmentation de la superficie protégée qui au début des années quatre-vingt-dix approchait 9 % du territoire, répartie par tiers entre l'administration centrale, les administrations régionales et le domaine privé, sur un total de 918 sites [R.F. Fuggle et M.A. Rabie, 1993, p. 713]. Des parcs nationaux d'une superficie non négligeable dans le contexte du pays ont été créés ces dernières années : outre celui de Richtersveld, le parc de Vaalbos, dans une région voisine mais plus herbeuse du Cap septentrional, a été établi en décembre 1994 sur une superficie de 230 kilomètres carrés, tandis que divers autres parcs comme ceux d'Augrabies (Cap septentrional) et Addo (Cap oriental) ont vu leur taille accrue.

En dehors de l'État sud-africain, d'autres initiatives régionales et locales, publiques et privées vont dans le même sens. La province du KwaZulu-Natal a développé un réseau d'espaces protégés d'intérêt écologique considérable, géré principalement par le Natal Parks Board. Le plus grand centre de reproduction de rhinocéros a été élargi et unifié en 1989 réunissant les deux réserves de Hluhluwe et d'Umfolozi, ainsi que le corridor de circulation de faune qui avait été organisé entre elles, en un seul ensemble de 960 kilomètres carrés ; à quelques dizaines de kilomètres à l'est, commence la région sauvage du Maputaland où la zone humide de St. Lucia a été réunie à la réserve de Mkuzi, en intégrant des zones de protection sous contrôle privé, comme la Phinda Resource Reserve achetée par le groupe commercial Conservation Corporation, pour assurer la continuité territoriale de la zone protégée, dans un ensemble de plus de 3 000 kilomètres carrés.

D'autres projets assez ambitieux ont été lancés par des initiatives privées combinées avec le soutien de collectivités locales : ainsi dans la région de Wakkerstroom, dans la province de Mpumalanga, un projet en gestation envisage la création d'une réserve de biosphère d'un type particulier permettant l'« utilisation soutenable » et le « développement compatible » avec l'environnement d'une vaste zone de prairie de près de 10 000 kilomètres carrés. Ce projet est révélateur d'un changement d'approche à plusieurs titres. Tout d'abord, il couvre un vaste espace habité s'étendant sur trois provinces Mpumalanga, le KwaZulu-Natal et l'État libre (d'Orange) étant également concernés. Ensuite, il émane d'initiatives personnelles et associatives locales, comme celle de la Wakkerstroom Natural Héritage Association, et non pas de politiques publiques nationales ou provinciales ou du choix de grandes organisations nationales de protection de la nature. Enfin, il envisage une gestion originale appuyée sur trois commissions : l'une couvrirait le secteur de l'environnement avec les

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représentants des diverses administrations provinciales concernées, et des associations de protection de la nature ; une deuxième, le secteur économique avec des représentants des intérêts agricoles, touristiques, commerciaux ; la dernière, le secteur social, regroupant des organisations civiques, des associations de femmes et déjeunes, des Églises, la commission du Programme de reconstruction et développement, etc. Ce système de cogestion ajouté à l'idée d'utilisation multiple de l'espace donne à ce projet une dimension originale [L. Cowling, 1995]. Il faut toutefois rester prudent, car il ne s'agit que d'un projet et même s'il se réalise, rien ne garantit, compte tenu du caractère encore vague de son contenu, qu'il ne reste pas dans une optique plus classique tout en essayant de bénéficier de la sympathie et du soutien que peut attirer le label d'« éco-développement ».

Quel que soit son avenir, cette initiative ambitieuse est significative car elle s'insère bien, tout en l'élargissant, dans le programme du patrimoine naturel sud-africain (South African Natural Héritage Programme) lancé en novembre 1984, qui vise à intégrer le mieux possible les personnes et organismes privés à la protection de la nature [World Conservation Monitoring Centre, 1992, p. 271-272].

L'analyse des différents cas évoqués montre que l'augmentation du territoire protégé va de pair avec une modification ou du moins une diversification des modalités de la protection, consistant en une meilleure articulation, avec les besoins des populations locales, s'appuyant sur un nouvel équilibre entre conservation au sens strict et utilisation, plus favorable à l'utilisation que dans les zones protégées comme les parcs nationaux, mais plus favorable à la conservation que dans les zones développées. La gestion des parcs nationaux a évolué récemment nettement dans le sens d'implication des communautés voisines, sous des formes variables, dans un objectif commun qui est de minimiser les inconvénients et de maximiser les avantages que les populations peuvent tirer de l'existence des parcs [Custos, mai 1995, p. 18-27] : les communautés voisines trouvent désormais un débouché croissant pour leurs productions alimentaires et artisanales dans le parc de Kruger dont les autorités ont remis en cause partiellement les circuits d'approvisionnement commerciaux classiques, peut-être plus efficaces et plus simples, mais n'entraînant pas de débouchés pour les producteurs proches ; dans une quinzaine de parcs des processus de coopération entre administration de la nature et populations locales sont en train de se renforcer.

Dans d'autres lieux, l'esquisse de cette nouvelle politique de l'environnement, par son effet d'amélioration de l'habitat et par les perspectives de rentabilité accrue qu'elle peut offrir, marque des points appréciables vis-à-vis des populations noires, auparavant souvent réticentes. Dans la région du Cap, le volet consacré à l'environnement a permis la création d'un certain nombre d'emplois temporaires pour l'arrachage d'espèces végétales exotiques nuisibles dans le bassin hydrographique du Baviaanskloof permettant de relancer une végétation locale plus productive et meilleure régulatrice sur le plan hydraulique [L. Pithers, 1995]. Dans l'est du pays, c'est une communauté d'une zone aride, à Huntington dans le

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HERODOTE

Mpumalanga, qui envisage de changer les modes d'utilisation de ses terres collectives, renonçant largement à l'élevage et à l'agriculture traditionnelle pour les mettre au service d'un projet d'éco-tourisme, pour partie sous forme d'aérodrome et pour partie sous forme de réserve de faune prolongeant et complétant, suivant des modalités encore à définir, la célèbre réserve privée de Sabie Sand [E. Koch, 1996].

Par ailleurs, poursuivant et accélérant le mouvement des deux dernières décennies, de nombreux propriétaires et entrepreneurs privés (re)convertissent tout ou partie de leur terre pour l'utilisation sous forme de tourisme cynégétique et surtout d'éco-tourisme : si ce choix peut être motivé par l'amour de la nature, la rentabilité économique joue le rôle essentiel : un hectare dans une zone semi-aride ou fortement érodée pourrait rapporter éventuellement 700 à 1 000 rands grâce à l'éco-tourisme, au lieu de 60 à 80 pour l'élevage du bétail, ou 250 pour la culture non irriguée [S. Daneshku, 1995]. Le souci d'éviter le braconnage et les ennuis avec les populations locales pousse les investisseurs à intéresser d'une manière ou d'une autre les populations voisines à leur projet suivant une approche qui n'est pas forcément altruiste, mais peut être « brutalement commerciale » [ibid.], l'amélioration des rapports augmentant la rentabilité du projet. Une diversification des bénéficiaires de l'écotourisme, un meilleur partage de ses revenus, sont les défis décisifs pour le développement de cette activité, dont le potentiel est très élevé en Afrique du Sud [K. Wheatley, 1995].

• La conservation au service de l'intégration régionale ? — La nouvelle politique de l'environnement s'oriente non seulement vers la remise en cause de la fragmentation interne de l'espace, mais aussi vers le changement de sens des frontières internationales, qui de barrières armées peuvent se transformer en lieu intense d'échange avec une coordination, voire une unification de la gestion transfrontière d'un milieu naturel, d'un espace protégé. Pendant le régime d'apartheid, les parcs et les régions faunistiques frontaliers étaient intégrés dans le dispositif militaire de défense du régime contre ses opposants susceptibles de s'infiltrer de l'extérieur. L'isolement relatif, le contrôle strict de l'accès avaient parfois même permis d'en faire des lieux d'entraînement paramilitaire ou d'infiltration dans les pays voisins, en particulier le Mozambique. Les enquêtes en cours permettront de préciser l'étendue du phénomène, invoqué à propos de la réserve de Ndumu au KwaZulu-Natal par le regretté D. Webster, assassiné peu après, alors qu'on sait déjà très bien comment en Namibie, pendant les dernières années de leur présence, les forces armées sud-africaines avaient transformé une partie du parc de Caprivi occidental en terrain d'entraînement, avec installation de bases militaires importantes utilisées contre la Swapo en Namibie et pour le soutien du mouvement antigouvernemental Unita en Angola. A cette occasion, de véritables réseaux de braconnage se sont créés dans certaines unités des forces sud-africaines, en connexion avec les mouvements « amis » soutenus, avec trafic d'ivoire et de cornes de rhinocéros [S. Ellis, 1992]. Cette vision des zones frontalières, polarisée autour de la mili224

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tarisation, de la défense et de l'agression contre les pays voisins et les opposants sudafricains y résidant en exil, est en cours de renversement et les politiques de conservation de la nature y jouent un grand rôle.

Déjà, en plein coeur de l'affrontement entre l'Afrique du Sud et les pays de la « ligne de Front », la gestion des parcs nationaux avait constitué une exception à la fois ouverte et radicale, allant sous certains aspects même plus loin que l'union douanière qui unissait l'Afrique du Sud à plusieurs de ses voisins. Ainsi la coopération entre le Botswana et l'Afrique du Sud dans la région frontalière du Kalahari est un héritage de l'époque coloniale qui n'a pas été remis en cause. Pour éviter le braconnage dans leur parc national du Kalahari Gemsbok, les autorités sud-africaines avaient fait pression en faveur de la création d'une réserve adjacente, sur le territoire du Bechuanaland (futur Botswana). Les autorités britanniques de ce protectorat acceptèrent en 1940 de créer cette réserve. Toutefois, le territoire concerné était très difficile d'accès à partir du Bechuanaland et le directeur du parc sudafricain fut désigner « ranger honoraire » par l'administration du protectorat [C. Spinage, 1991]. Depuis, ni l'indépendance du Botswana en 1966, ni le statut de parc national accordé au territoire protégé (Gemsbok N.P.) n'ont radicalement altéré la situation, l'ensemble de la zone, pourtant située à 70 % en territoire botswanais, étant géré depuis le territoire sudafricain dans le cadre d'une coopération centrée sur la conservation. Cette situation, apparemment paradoxale, où 24 000 kilomètres carrés du territoire d'un pays de la ligne de front étaient gérés par des autorités spécialisées sud-africaines à partir du territoire sud-africain, était dans la logique de protection de la nature justifiée compte tenu de l'inégalité des moyens en personnel, en équipement, et de la différence de facilité d'accès. Lors de la transition sud-africaine, cette coopération a été réorganisée dans le sens d'une participation botswanaise plus effective en 1992.

Cette région du Kalahari est donc la première qui vient à l'esprit quand on parle de gestion transfrontalière des espaces protégés. Pourtant, en 1994, la situation était moins favorable à cet égard que quelques années auparavant, la frontière du parc sud-africain avec la Namibie ayant été fermée après l'indépendance de ce pays, et les autorités du Botswana envisageant une récupération de la gestion de leur territoire sous le double impact de la reformulation de leur politique de la faune et du progrès de l'infrastructure routière dans le sud-ouest du pays. Mais des discussions ont eu lieu récemment pour créer un espace protégé dans cette zone du Kalahari qui se trouverait sur les trois pays, Namibie, Botswana et Afrique du Sud, et représenterait un potentiel touristique important tout en permettant de désenclaver, par l'ouverture des frontières et l'amélioration des communications, des zones jusqu'ici fort isolées de ces trois pays.

De nombreuses autres perspectives de coopération transfrontalière dans le domaine de la protection de la nature et de la promotion de l'éco-tourisme sont évoquées en ce moment [R.F. Fuggle et M.A. Rabie, 1992, p. 696-697]. Les plus importants projets concernent le

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Mozambique dans deux zones, l'un dans la région du Limpopo, assurant, par l'adjonction d'un corridor protégé permettant la circulation de la faune, la réunion des parcs de Kruger et de Banhine, l'autre réunissant dans un ensemble intégré diverses poches de protection du nord de Maputaland, de part et d'autre de la frontière entre Maputo et Ndumu. Ces projets sont appuyés par la Banque mondiale et le Fonds mondial pour l'environnement dont elle assure la gestion. Le projet concernant Kruger et les zones adjacentes du Mozambique pourrait être étendu au Zimbabwe jusqu'au parc de Gona-Re-Zhou, si le couloir frontalier de Madimbo, ancienne zone interdite gérée par l'armée, est classé zone protégée. A l'extrémité nord-ouest du pays, on envisage sérieusement la constitution d'une vaste zone géographique au bord du Limpopo, dans la région du Tuli Block, qui regrouperait, outre les ranchs et réserves privées du Botswana, certaines zones du Zimbabwe et divers domaines protégés, publics et privés, de la province du Nord en Afrique du Sud. Les zones à gérer concernent souvent trois États à la fois et donnent l'opportunité de développer des projets tout à fait précis, aux retombées potentiellement positives dans tous les cas pour les divers pays concernés, même si elles seront sans doute inégalement réparties, ce qui est susceptible de créer certains problèmes.

Si ces projets se concrétisent, l'Afrique du Sud sera ancrée davantage dans la Communauté sud-africaine de développement. L'ensemble de la région développera son potentiel touristique international de manière considérable et, sur le plan de la conservation, la création d'ensembles beaucoup plus vastes permettra une meilleure conservation des écosystèmes. La frontière n'existera plus dans certains cas pour les animaux et perdra son caractère de barrière pour les touristes et les scientifiques, et même pour les administrateurs de différents pays coopérant à la gestion d'un même ensemble. Serait-ce la fin des barbelés et des champs de mines, et le début d'expériences de terrains d'échanges et de coopération ? Mais ce n'est encore qu'un rêve, même si certains indices montrent que sa réalisation est possible, sous réserve de la levée d'un certain nombre d'obstacles...

Les incertitudes de la transition

La période de transition actuelle marque d'une grande vulnérabilité toutes les initiatives prises dans un contexte d'incertitude. Ces incertitudes sont liées aux conflits d'intérêts et de perspectives dans une société très polarisée, et aussi à l'ambiguïté de la notion de protection de la nature dans la politique de développement.

• L'irruption du temps dans l'espace entraîne de vifs conflits autour de projets qui semblent abstraitement cohérents et rationnels, si on oublie aussi bien l'héritage du passé que l'urgence du présent .

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L'ÉVOLUTION DES POLITIQUES DE L'ENVIRONNEMENT EN AFRIQUE DU SUD

L'héritage du passé, évoqué précédemment, entraîne une méfiance profonde à l'égard de la politique de conservation dans la population noire. Les phénomènes les plus négatifs, oppression, expropriation, expulsion, appauvrissement sont liés historiquement à cette politique [E. Koch, 1994, p. 17-24]. Une perception très répandue est que les Blancs ont mieux traité les animaux que les Noirs, et que la conservation de la nature a été un élément important du phénomène global d'expropriation. Les revendications se multiplient contre cet héritage et son prolongement éventuel. Près du parc de Kruger, des communautés revendiquent leurs anciennes terres, au coeur même du parc.

Ailleurs, le sentiment d'urgence, les perspectives de développement immédiat entraînent la contestation de divers projets de protection de la nature. Dans la province du Cap occidental, le projet industriel de Saldanha Bay semble bénéficier d'une coalition d'intérêts lui permettant de l'emporter sur les préoccupations en matière d'environnement, pourtant reconnues légitimes et importantes par la Commission compétente. Au KwaZulu-Natal, l'extension de la zone protégée de St. Lucia est vivement contestée par certains groupes locaux installés dans les lambeaux de forêt qui subsistent, aussi bien que par de puissants intérêts industriels et miniers, poussant à l'exploitation du titane dans les dunes de la zone côtière, avec des activités annexes. Dans la province du Nord, le corridor de Madimbo qui constituait une zone tampon militarisée entre Kruger et le Zimbabwe est revendiqué comme zone d'activité par les entreprises minières, avec un soutien local apparemment important.

La confrontation du passé et du présent conduit une grande partie de la population noire à considérer que la conservation est, d'une part, un élément de la domination coloniale, d'autre part, une activité dont les bénéfices sont essentiellement distribués à d'autres. Tant que ces aspects ne seront pas pris en compte, la politique esquissée restera très précaire et probablement d'une efficacité limitée, d'autant plus qu'une réforme agraire radicale n'est pas à l'ordre du jour. Faute de pouvoir récupérer les terres des fermiers blancs, la revendication sur les terres d'État affectées à la conservation risque d'être forte. Dans le triangle Noirs-Blancs-nature, les Noirs prendraient leur revanche au détriment de la nature dans le rapport de force actuel, sauf si un travail de formation, mais aussi des réformes concrètes font comprendre l'importance à long terme de cette conservation pour ces populations en particulier, et pas seulement pour le pays en général.

L'élargissement de la superficie protégée serait à plus forte raison compromise, même si les scientifiques font remarquer que certains milieux sont insuffisamment protégés actuellement : trois des sept biomes existant dans le pays ne l'étaient en 1992 que sur 0,7 % à 2 % de leur superficie, un quatrième sur 5 %. C'est sans surprise que l'on trouve parmi ces biomes les prairies et les savanes humides, particulièrement propices à l'activité humaine d'élevage et d'agriculture [World Conservation Monitoring Centre, 1992, p. 272] : la logique de conservation s'y heurte déjà à une forte résistance de la part de la population, en majorité blanche, qui les exploite.

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HERODOTE

• La protection de la nature s'appuie sur une notion de conservation ambiguë, où la place de l'utilisation et surtout le mode d'utilisation varient considérablement suivant ceux qui l'évoquent. En Afrique du Sud, la conservation a toujours été associée à un fort interventionnisme humain et à un effort pour obtenir les gains commerciaux les plus importants possibles, que ce soit par le tourisme ou par la vente des ressources naturelles tirées de la faune et de la flore. Le « retour du sauvage » peut très bien s'accommoder de la commercialisation de la nature et, de toute manière, ces deux processus peuvent conduire à de nouveaux phénomènes d'exclusion, comme les idées d'expérience exclusive, de luxe réservé à une élite, véhiculées par certaines stratégies de promotion publicitaire, le laissent bien entrevoir. Ces processus peuvent de ce fait constituer des alibis pour le maintien du contrôle de la terre par une minorité, au nom du niveau d'investissement nécessaire et de l'incompatibilité d'une forte présence humaine avec une bonne gestion de la nature. La conservation rejoindrait alors certaines attitudes politiquement conservatrices, leur conférant un nouvel espace de légitimité dans le contexte international de défense de l'environnement...

Si l'on part d'une approche non plus sociale mais écologique, d'autres risques existent qui concernent la nature elle-même. La multiplication des espaces protégés, privés mais aussi publics, soumis à l'exigence de rentabilité peut transformer l'espace de protection de la nature tantôt en jardins zoologiques, tantôt en supermarchés de la faune, dans la mesure où la volonté d'adapter l'offre à la demande du tourisme cynégétique ou de vision conduirait à valoriser certaines « ressources » naturelles, certaines espèces au détriment des écosystèmes où elles évoluent. L'interventionnisme humain se renforcerait alors, produisant une nature de plus en plus « dénaturée », au sens où de nombreux processus écologiques ne pourraient plus avoir lieu qu'avec une intervention forte, tant en intensité qu'en fréquence, de l'homme.

Les enjeux de redéfinition de la politique de l'environnement : développement soutenable

soutenable démocratisation

L'évolution de la politique de l'environnement — en particulier dans le domaine de la protection de la nature — apparaît, comme on l'a vu, très révélatrice de l'histoire et des rapports sociaux existant dans le pays. Mais il faut y voir davantage qu'un simple miroir ou même qu'un analyseur des transformations du pays, car, si elle soulève de nombreuses questions, elle peut apporter aussi des éléments de réponse importants pour l'avenir du pays dans les perspectives du partage de l'espace, du développement soutenable, de la démocratisation et même de la sécurité.

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L'EVOLUTION DES POLITIQUES DE L'ENVIRONNEMENT EN AFRIQUE DU SUD

Sur le plan symbolique, la prise de conscience que tous les habitants du pays, Noirs, Blancs et autres, mais aussi les divers éléments formant les écosystèmes, doivent vivre ou coexister dans un espace partagé constitue une rupture, à condition de préciser que cet espace partagé est un espace commun, quand on l'appréhende dans la perspective de l'environnement. Quel que soit le statut juridique de tel espace particulier, l'ensemble doit être à un certain niveau cogéré et co-utilisé, suivant des formes variables à mettre en place. Les principes de cette gestion devraient préalablement être fixés nationalement pour permettre une meilleure cohérence interne en même temps qu'une harmonisation plus facile avec le cadre juridique international. Certains analystes sud-africains souhaitent, à notre sens de façon judicieuse même si cela paraît à contre-courant de certaines tendances « doctrinales » contemporaines, un cadre national renforcé permettant de clarifier la politique et le droit jusqu'ici assez largement confiés aux provinces dans les domaines étudiés [R.F. Fuggle et M. A. Rabie, 1992]. Le cadre juridique a évolué récemment plutôt en sens contraire, avec neuf provinces (et non plus quatre) ayant des compétences administratives théoriques dans le domaine de la protection de la nature, et avec le partage du parc de Kruger entre la province du Nord et le Mpumalanga, mais l'évolution dans le futur reste incertaine.

La Constitution votée en mai 1996, mais non encore promulguée, a élargi dans son article 24 le droit à l'environnement de façon substantielle par rapport au texte de 1993, sans retrouver la richesse des propositions de l'ANC de 1990. Elle affirme que la protection doit se faire « pour le bénéfice des générations futures » par des mesures « raisonnables », pour éviter « la détérioration écologique », pour « promouvoir la conservation », et pour « assurer un développement et une utilisation écologiquement soutenables des ressources naturelles », tout en favorisant un développement économique et social « légitime » (« justifiable »). Si l'utilisation « écologiquement soutenable » est retenue comme principe d'action, la formulation reste prudente avec la notion de mesures « raisonnables ». En outre, l'idée directrice semble être de trouver un équilibre entre conservation et utilisation des ressources naturelles dans une politique favorisant le « développement » à condition qu'il soit « légitime », ce qui reste vague... La formulation semble retenue pour permettre des choix fort différents, allant de la prééminence accordée à la rationalité écologique jusqu'à la notion d'utilisation avisée, sage (wise use), telle qu'elle est interprétée par les milieux d'affaires anglo-saxons, comme argument contre une politique trop protectrice de l'environnement et trop coûteuse pour les entrepreneurs privés. L'incertitude demeure donc aujourd'hui (juin 1996), d'autant plus que l'environnement et, dans une large mesure, la protection de la nature sont placés sur la liste des matières relevant de la compétence législative concurrente, nationale et provinciale, d'où des conflits potentiels et une hétérogénéité possible, sinon probable.

La politique des futurs gouvernements majoritaires nous apprendra si des principes directeurs cohérents, comme l'utilisation écologiquement rationnelle et le développement dura229

dura229


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ble, seront retenus comme fondement du cadre juridique et politique national. Ils permettraient sans doute d'évoluer, comme dans d'autres pays, d'une logique « élémentaire » vers une logique d'ensemble, valorisant la notion d'écosystèmes et de biosphère, et non plus seulement un certain nombre d'espaces et d'espèces [J.-C. Fritz, 1996]. Si les spécialistes sud-africains se félicitent à bon droit du très grand nombre d'espaces protégés, favorable à la diversité biologique [R.F. Fuggle et M.A. Rabie, 1992], il serait également important d'encourager la constitution de grandes zones protégées qui représentent à d'autres points de vue un cadre encore plus favorable à la diversité biologique [M.L. Rosenzweig, 1995], tant au niveau génétique qu'à celui des espèces et des écosystèmes, tout en assurant une connaissance des processus naturels permettant une meilleure gestion humaine de la nature en fonction des divers objectifs poursuivis dans d'autres zones (ranchs de chasses, réserves privées, sanctuaires locaux, etc. [J.T. du Toit, 1995].

Ce souci de protection de l'environnement, perçu globalement comme un ensemble d'éléments, de processus et d'interactions, répond à une des caractéristiques les plus souvent mises en avant du développement soutenable. Il rejoint une autre exigence, celle de la justice intergénérationnelle, appuyée sur l'idée des droits des générations futures qui devrait être réalisée si le principe de l'utilisation écologique rationnelle est bien respecté, permettant la transmission ultérieure d'un patrimoine naturel conservé et si possible amélioré. Mais la situation d'urgence, qui pousse à utiliser tout et tout de suite, dans n'importe quelles conditions, risque de conduire soit à la violation, soit à l'abandon de ce principe. Quant à un autre aspect du développement soutenable, la justice intra-générationnelle entre « races », classes et sexes, force est de constater qu'il reste embryonnaire en général sur le plan mondial, en dehors de déclarations d'intentions à caractère très général. En Afrique du Sud aussi, le contenu reste encore flou, même si le Programme de reconstruction et de développement s'inspire d'un objectif de justice sociale et si les expériences en cours précédemment évoquées marquent une avancée vers une meilleure redistribution des gains de la gestion de la faune ; cependant l'intégration des connaissances et des expériences des populations locales représente un potentiel considérable de valorisation de la gestion, en même temps qu'elle peut encourager le respect de la diversité culturelle et de sa richesse.

En tout cas, au niveau économique mondial, la protection de la nature constitue un atout de première importance pour l'Afrique du Sud. Deux choses expliquent cette situation, « l'éco-tourisme est le secteur en croissance la plus rapide dans l'industrie du voyage » et « l'Afrique du Sud a un potentiel presque illimité dans ce domaine » [K. Wheatley, 1996]. Même si ce discours reflète aussi une surévaluation promotionnelle de la position sudafricaine, il est exact que ce pays fait partie de ceux qui, en termes d'avantage comparatif international, sont les mieux placés pour bénéficier de la croissance de ce secteur, grâce à la qualité de son infrastructure combinée à sa diversité et sa richesse écologiques. Le

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tourisme international est déjà en augmentation rapide dans le pays, et la richesse de la faune et de la flore est considérée d'après les enquêtes comme une des principales motivations de l'afflux touristique. La contribution de la protection de la nature à la croissance du produit intérieur brut comme aux recettes de la balance des paiements pourrait augmenter sensiblement dans les prochaines années.

• La démocratisation de la prise de décision et de la gestion dépend de l'évolution politique en cours, mais divers signes encourageants ont déjà été évoqués précédemment. Les problèmes futurs peuvent venir autant de la concentration de la terre et de la richesse que de l'autoritarisme et du paternalisme du pouvoir politique. En effet, dans une société où la population noire détient moins de 1 % de la valeur des actions du Johannesburg Stock Exchange et où les exploitants blancs possèdent la plus grande part de la superficie agricole, les sociétés commerciales et quelques milliers de propriétaires ayant de vastes domaines détiennent, par la richesse et le contrôle de la terre, l'essentiel du pouvoir de décision actuel dans le domaine privé. Avant les restructurations et réformes agraires, la population noire reste largement exclue de la gestion de ce domaine, situation porteuse de tensions et de conflits susceptibles de freiner l'application des politiques de protection de la nature et aussi l'essor de l'éco-tourisme.

• Des solutions sont à trouver aux divers problèmes évoqués, car la protection de l'environnement n'est pas un luxe concernant une minorité de privilégiés, comme la pauvreté et l'importance des inégalités sociales nationales et transnationales l'ont trop souvent fait considérer. Bien au contraire, c'est en quelque sorte « la sécurité ultime » [N. Myers, 1993] tant au niveau national qu' international. Si l'environnement est fortement perturbé, le bienêtre, la santé, voire la vie de ceux qui y vivent sont menacés. Et comme les problèmes sociaux, les problèmes économiques et les problèmes écologiques sont liés les uns aux autres, il faut pouvoir les aborder globalement. Les atteintes à l'environnement sont génératrices de tensions et de conflits sociaux et politiques, y compris sur la scène internationale. Dans le cas de l'Afrique du Sud, l'ironie de l'histoire fait que la sécurité, dans sa dimension d'ordre et de répression, intérieure et extérieure, avait été l'un des rares domaines où le territoire théoriquement morcelé était en fait réunifié, le national et le local, le public et le privé étant soumis à des contrôles analogues. De même, les territoires étrangers étaient souvent, au mépris du droit international, soumis à une gestion transfrontalière de la sécurité. La dimension récemment reconnue de la sécurité relative à l'environnement, couvrant des aspects multiples, participe à la recomposition non seulement des territoires, mais aussi de la société sud-africaine, la manière dont on parle de la nature et dont on la traite n'étant pas sans répercussions sur les relations avec les autres hommes [J.-C. Fritz, 1996].

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Lettre de voyage

Pierre-Yves Péchoux*

Durban, 15 septembre 1996

Quels que fussent les lectures et les entretiens préparatoires et quelle que soit la facilité du voyage lui-même, car, après tout, « il s'agit d'un pays développé », passer quelques semaines en Afrique du Sud, y parcourir quelques milliers de kilomètres, reste une entreprise déroutante. C'est l'épreuve d'un dépaysement multiforme.

Comment s'adapter d'abord à la différence radicale des échelles et des dimensions ? A cela sommes-nous assez préparés par nos « géographies universelles », du volume XIII de celle d'Elisée Reclus, L'Afrique méridionale, Paris, 1888, aux chapitres rédigés par JeanPierre Raison pour Les Afriques au sud du Sahara, Paris, 1994, ou par la lecture complémentaire de récits ou de romans tels que ceux de B. Breytenbach ou de J.-M. Coetzee ? En une heure, ce qui suffirait, dans notre petite partie du monde, à déchiffrer au sol plusieurs changements de territoires, de cultures, de formules climatiques, nous n'avions survolé, entre la vallée du Limpopo et l'aéroport de Johannesburg, qu'un immense plateau, d'autant plus uniforme que la saison sèche y effaçait la distinction entre savane et prairie : interminables périmètres de pâturage aux limites rectilignes, indifférents aux reliefs, troués de rares cercles de cultures irriguées au pivot, marqués comme au hasard de bâtiments d'exploitations agricoles parfois flanqués du mince rectangle d'un terrain d'atterrissage et reliés, par les traits brunâtres de longues pistes, à la grande route et à la voie ferrée qui doivent conduire vers le Zimbabwe et Harare.

Cela n'est pas plus peuplé que les confins de la Castille et de la Manche, mais cela fait place soudain à l'énorme amas d'hommes, de bâtisses, de mines, de terrils, d'usines et de

* Université Toulouse-Mirail. 234


LETTRE DE VOYAGE

noeuds d'autoroutes du Gauteng, comme on appelle désormais le PWV, Pretoria Witwatersrand Vereeniging, immense concentration d'activités et d'affaires nées en un siècle de l'exploitation des filons d'or du Rand et nourries de l'énergie tirée d'immenses réserves de houille. Plus tard, il faut des jours pour reconnaître les limites du quadrilatère céréalier central, par des routes ou des chaussées qui longent des blocs de maïsiculture organisés suivant un quadrillage cadastral à maille kilométrique repris dans la trame d'un réseau de petits centres de services distribués tous les trente ou quarante kilomètres et annoncés de loin par la silhouette de leurs silos coopératifs. Plus tard, dans le nord du Natal et dans le Transvaal oriental, ce furent des centaines de kilomètres carrés de plantations de résineux, d'eucalyptus, d'acacias, plantés d'abord pour les bois des mines, entre lesquelles n'apparaissent que de rares villages et des chantiers mobiles de coupes à blanc et de débardage.

Plus tard encore, dans le Borderland, aux confins du Ciskei, on éprouvait comme du soulagement d'entendre un agriculteur auquel on s'était adressé parce qu'il roulait dans une « 203 » Peugeot fort bien tenue : il plante de la chicorée, des brocolis, récolte des ananas et entretient un troupeau de vaches laitières. Était-ce enfin, ce qui nous aurait changé des milliers d'hectares des élevages extensifs du Karoo ou des plantations de cannes à sucre du Natal, ou des céréaliers à sept ou huit cents hectares de l'Orange Free State dont les grands-parents cultivaient un peu plus encore, le représentant d'une catégorie d'exploitations d'un module plus étroit ? Il n'exploite en effet que 420 hectares, comme la plupart de ses voisins... Pour trouver plus petit, il faut atteindre, plus au sud, les vignobles, où l'énormité des rendements continue d'étonner — et dont la qualité des produits empêchera de les oublier. Pour trouver très petit, il faut prendre le temps d'apercevoir l'autre versant de cet édifice dont l'apparence est souvent monumentale : les minuscules exploitations agricoles émiettées qu'entretiennent les Noirs, accrochées en marge de celles qui appartiennent aux Blancs.

Comment n'être pas frappé, dans cette extrémité continentale qui paraît interminable, par la soudaineté des limites et des contrastes ? Dans l'arrière-pays du Cap, c'est le brusque passage naturel de versants que font fleurir et reverdir les pluies d'hiver à ceux qui attendent pour cela les pluies de l'été suivant, riches des promesses des moissons de sorgho et de mil : frontière que franchissaient vers le sud-ouest les éleveurs nomades d'autrefois, mais pas les agriculteurs, ce qui put donner l'impression que la zone à sécheresse estivale n'appartenait à personne. Cette ferme limite est pourtant moins rigoureusement tranchée que les contours techniques de l'agriculture irriguée qui trace de minces rubans de verts denses au milieu de la grisaille des steppes à épineux légèrement pâturées, le long du fleuve Orange, en aval de la retenue P. K. Le Roux, ou le long de la Sondag, en aval de celle de Mentz. Mais ce ne sont là, dans chaque cas, que des paradigmes communs de la géographie classique.

Plus gravement demeurent les cicatrices des dispositions d'aménagement retenues pour

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contenir et marginaliser dans de pseudo-États une grande partie de la population noire sans se priver d'y puiser la main-d'oeuvre nécessaire. Les bantoustans n'ont plus d'existence officielle. Mais, même sans s'attacher trop à la démesure des bâtiments construits pour donner, à défaut de réalité socio-politique, une apparence à leurs « capitales », on distinguera longtemps à la pauvreté des pâturages, à l'usure accélérée des terres de culture, à la misère de l'habitat, à la densité sensible de la population, ce que furent leurs limites. Et comment n'être pas choqué par la juxtaposition, partout, de bourgades proprettes et aérées, peuplées de quelques centaines de Blancs et de leurs automobiles, et des locations où s'entassent, sous la fumée des foyers chauffés au bois, quelques milliers de Noirs serrés dans des maisonnettes qui ne sont très souvent que de pauvres bicoques ou de misérables shanties ? Ce sont deux faciès d'un même monde, deux éléments d'un même système : quelques-uns des Noirs vivent des salaires que distribuent les Blancs et, si la plupart d'entre les premiers n'ont pas d'emploi fixe, la nouveauté du suffrage universel fait que les institutions municipales qui appartiennent en commun aux deux groupes sont désormais passées sous le contrôle des premiers. Voilà le pouvoir politique dissocié ici de l'économique.

La rapidité de cette transaction la rend plus difficile à comprendre pour quelques-uns qui craignent d'y avoir perdu une partie de ce qu'ils étaient. D'autant que bien des limites que l'on avait autrefois imposées en les présentant comme intangibles sont désormais transgressées. C'était dans nos derniers jours au KwaZulu, à Melmoth, tout petit centre de services dans un secteur où les planteurs de canne à sucre, si vastes soient leurs plantations, reprochent aux géants de la foresterie de réduire leurs disponibilités en eau et de peser par là sur leurs rendements, leur donnant l'impression d'être pris entre le marteau de cette concurrence et l'enclume que représentent les coûts sans cesse croissants des équipements agricoles et des produits phytosanitaires dont la distribution est souvent dominée par les mêmes groupes d'intérêt qui contrôlent les filières agro-industrielles ; les pelouses ombragées du square central étaient conquises par une foule bariolée d'artisans et de commerçants à classer dans le secteur informel. (Il en va de même dans les villes, sur le pourtour et les accès aux énormes centres commerciaux, shopping centres à l'américaine, qui rassemblent une très grande partie du commerce de détail.) « Tous des barbares, tous [...]. Comment pourriez-vous le comprendre puisque vous êtes sans doute des étrangers... » « Français, nous sommes français », avions-nous répondu à la vieille dame qui nous avait interpellés là dans un anglais châtié, avant de préciser qu'elle était bien « d'ici », encore que son nom de fille ait été « un nom français, Ceilliers ». Malgré l'expression de telles récriminations, malgré l'accroissement de la délinquance que la police n'est pas encore assez réorganisée pour contenir, la tension est rarement comparable à ce que l'on peut observer, ici ou là, sur le pourtour de la Méditerranée.

Pour atteindre le Natal, nous avions embarqué dans un avion qui transportait une impressionnante congrégation de costauds, garçons et filles, que leurs uniformes et leurs canotiers

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de collégiens anglais faisaient paraître encore plus blancs. Quand j'avais appris que cette belle jeunesse était l'équipe d'Afrique du Sud revenant des jeux Olympiques d'Atlanta, j'avais été déçu de ne pas y repérer le vainqueur d'une des dernières épreuves d'athlétisme, le marathonien, un Noir. Je n'ai pas su s'il avait préféré quitter l'avion un peu plus tôt à l'escale de Johannesburg. Mais je n'ai guère eu le temps de soupçonner si son absence révélait la survivance de vieilles habitudes ségrégatives : nous avons été pris dès l'arrivée dans le tumulte d'une parade bon enfant qui s'est poursuivie en ville le lendemain avec des cortèges triomphaux, des fanfares, des danseurs zoulous très dévêtus, des voitures de pompiers, des pompiers sous des casques, uns réception à la mairie et, très spontanément, un grand concours de peuple. C'était, pour reprendre une image de l'archevêque Desmond Tutu, une parade arc-en-ciel, à l'instar de la carte polychrome de l'Afrique qui a servi de logo au dossier de candidature présenté par Le Cap pour l'organisation de prochains Jeux. Tout le monde prenait part à la liesse commune : Indiens, puisque Durban est aussi une grande ville indienne, Noirs, Blancs, pour recourir à des catégories qui n'ont plus cours officiel. Il suffit d'ailleurs d'ouvrir les journaux ou la télévision, ou d'approcher d'un stade, pour commencer d'admettre que les compétitions sportives, et en premier les matches de rugby et de football, favorisent aujourd'hui la communion des races même quand l'esprit de clocher fait qu'elles opposent deux à deux les localités.

Cela ne signifie pas encore que l'intégration culturelle des différents peuples d'Afrique du Sud soit proche pour autant. On peut maintenant officiellement parler, outre l'anglais et l'afrikaans, qui sont les plus répandus sans être pratiqués par tous, neuf langues dans le territoire de la République d'Afrique du Sud : sotho, swazi, xhosa, zoulou... Chacun cherche à se réclamer de la sienne. Cela procure des surprises sans cesse renouvelées quand, tout en se déplaçant, on tente de suivre les programmes de la télévision et qu'on découvre, d'étape en étape, des sonorités inédites. Il reste encore difficile de faire enseigner ces langues africaines dans les écoles faute d'avoir jusque-là pu former les maîtres nécessaires.

Le Cap donne facilement l'impression d'une ville arc-en-ciel : la proportion des métis est élevée, la présence du vieux quartier malais donne au centre un air de mixité qui ne se retrouve que rarement ailleurs. On imagine la possibilité d'une évolution à la brésilienne. Un passant s'était approché. Était-ce pour nous aider à trouver sur notre plan une adresse, dans cette partie aujourd'hui confuse du Cap où les grandes bâtisses du CED (Central Business District) dominent le faisceau de voies routières rapides et de voies ferrées qui séparent la ville des bassins du port et des nouveaux ensembles commerciaux du Victoria & Albert Waterfront ? Ou bien pour nous poser une question importante : « Pourriez-vous me dire, vous qui êtes étrangers, pourquoi on me reproche ma couleur ? »

Au Cap, on tombe facilement sous le charme des lieux et de leurs habitants. Mais la ville et le port sont trop loin des foyers industriels du Gauteng dont les activités, qui ont longtemps favorisé le port de Durban, suscitent de plus en plus la croissance de celui de Richards

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Bay, plus commode, car plus récent, pour les gros vraquiers et même les porte-conteneurs qui desservent la zone du Pacifique. La position du Cap, sans concurrence pour les mouvements qui associent l'océan Indien et l'Atlantique, est plus faible à l'heure où ces trafics déclinent et où les échanges de la République d'Afrique du Sud sont réorientés selon les perspectives d'une South African Development Community qui fait du Lesotho, du Swaziland, du Mozambique, du Zimbabwe, du Botswana, de la Namibie, de l'Angola, de la Zambie, du Malawi des partenaires économiques que ses industries et ses services sont fort capables de dominer dans plusieurs domaines ; cette nouvelle orientation, qui l'enracine dans le continent, avantage d'abord ses provinces et ses frontières du nord.

Sans doute la conjoncture à court terme est-elle préoccupante. Mais on envisage ici le long terme avec beaucoup d'optimisme. Il s'agit d'abord que chacun puisse vivre sans être accablé par la mémoire refoulée de la période de l'apartheid, des effets de la ségrégation et des dispositions arrêtées en vue d'un « développement séparé ». Il s'agit ensuite de renoncer à des représentations historiques biaisées.

La première voie choisie l'a été pour répondre à une urgence : comment établir la vérité pour construire la réconciliation plutôt que de recourir à la vengeance ou à la punition ? Le projet n'est pas de tout repos : il s'agit rien moins que d'obtenir des organisateurs et des exécutants de l'apartheid, en échange de l'amnistie qui leur est proposée, qu'ils viennent, quel que soit leur rang, reconnaître leurs actes de l'époque et éclairer leurs circonstances. L'amnistie ne peut s'accommoder de l'amnésie. Le cadre juridique de cette procédure repose sur un compromis politique entre les exigences de l'ANC et les réticences du Parti national. Largement majoritaire dans le pays, l'ANC, qui avait fédéré dans l'opposition et souvent dans la clandestinité ou en exil, jusqu'à la libération de Nelson Mandela et à sa victoire électorale d'avril 1994, les aspirations de la plupart des adversaires, noirs ou pas, à l'apartheid, a choisi de préserver l'intérêt national plutôt que d'isoler une grande partie de l' électorat blanc en exigeant que la justice passe. Les séances de la commission Vérité et Réconciliation sont partout attentivement suivies, diffusées, commentées. Rares sont ceux qui s'en satisfont entièrement. Mais elles ont l'avantage de permettre à tous les secteurs d'une période aussi sombre que décisive de l'histoire de l'Afrique du Sud de se situer par rapport aux événements auxquels ils ont concouru et d'assumer, le cas échéant, la responsabilité de leurs fautes ou de leurs crimes ; cela tient de la confession publique, ou d'une psychothérapie de groupe, mais peut-être pourrait-on le comparer avec ces grandes parleries, indaba, qui étaient l'occasion et l'instance où régler en commun les problèmes posés dans les communautés précoloniales.

L'autre voie est discrète, peut-être moins ardue, sans doute plus prometteuse : rendre leur part d'histoire et de mémoire à tous les habitants de l'Afrique du Sud. Il pourrait s'agir aussi de réévaluer leur géographie alors que les figurés des cartes topographiques à 1/50 000 paraissent minorer, par exemple, l'importance des zones d'habitat précaire aux marges des

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LETTRE DE VOYAGE

agglomérations urbaines et qu'à toutes les échelles les références toponymiques, depuis les noms des domaines agricoles jusqu'à ceux des fleuves, des montagnes et des grandes villes, donnent l'impression de ne signaler qu'un territoire qu'auraient seules façonné des sociétés d'hommes blancs.

L'entreprise paraît aujourd'hui plus avancée en histoire où les stéréotypes racistes étaient souvent exprimés très directement à travers des jugements de valeur. Déjà quelques manuels scolaires répondent aux programmes intérimaires introduits en janvier 1995, illustrant dans des langages simples les méthodes du métier d'historien : ils présentent l'histoire comme une construction obéissant à des principes d'objectivité et non comme une doctrine indivisible et envisagent les événements comme des faits à établir, à interpréter ou réinterpréter selon les documents accessibles. L'accent est mis désormais sur la présence des peuples noirs et sur leur évolution au contact des Blancs et sur le caractère relatif tant des témoignages que des représentations de leurs rapports 1.

Par ailleurs, des universitaires entreprennent d'éclairer des zones obscures de l'histoire sud-africaine. Un bon exemple, en même temps qu'une remarquable illustration de ce que peuvent être les enquêtes des sciences sociales, en est donné par un anthropologue, un archéologue, une historienne : ils se sont associés dans une étude consacrée à la société hiérarchisée des éleveurs Khoikhoi du pays proche du Cap avec lesquels les premiers colons furent en contact et qu'il convient de distinguer des petites bandes égalitaires de chasseurs San 2. C'est une question cruciale : l'existence de ces autochtones avait précocement été remisée dans les oubliettes au motif qu'ils auraient entièrement disparu à la suite de l'épidémie de variole de 1713, ce qui permettait de suggérer que l'arrière-pays de la Table était vacant. (A vrai dire, Elisée Reclus les évoquait bien, à partir de relations de voyages, avec pas mal de précision ; mais son exposé restait encombré par les appellations dépréciatives ou descriptives de Hottentots et de Bushmen.) La démonstration est apportée que même si quelques Khoikhoi subsistent dans le Namaqualand de la province de Northern Cape ils furent en réalité subjugués par la force, mais non sans résistance, après avoir été peu à peu' privés de leurs moyens de subsistance, et incorporés à la société coloniale. Ils ont été assignés dans celle-ci à des positions de rang inférieur, mais ils l'ont diversement marquée et métissée. Au-delà de l'éclairage apporté de la sorte sur quelques points longtemps censurés des rapports entre les colons hollandais puis anglais des territoires du Cap avec les autochtones, l'intérêt de ce travail est dans la description d'un modèle expérimenté d'abord avec les Khoikhoi puis reproduit par la suite au Natal, en Orange, au Transvaal, avec

1. Un exemple, pour la période du XVIIIe au XIIe siècle : Glynis GLACHERTY et Annie SMYTHE, Looking into the Past (Standard 4, Grade G), Cape Town, Maskew Miller Longman, 1996 (MML Primary History Project).

2. Emile BONZAIER, Candy MALHERBE, Andy SMITH et Penny Herders. A History of the Khoikhoi of Southern Africa, David Philip, Cape Town et Ohio University Press, , 1996.


HERODOTE

d'autres groupes africains qui furent pareillement décrits comme inférieurs et réduits au statut de manoeuvres agricoles ou consignés dans des réserves. Suivre une telle piste est sans doute au moins aussi important, dans une perspective de construction nationale, que de magnifier les succès individuels déjà remportés par quelques représentants de la bourgeoisie noire.



LA NOUVELLE AFRIQUE DU SUD

Ce sont véritablement des transformations extraordinaires que connaît l'Afrique du Sud depuis 1991, date de l'abolition officielle de l'apartheid, et surtout depuis 1994 avec l'élection de Nelson Mendela comme président de la République par l'ensemble de la population.

L'extraordinaire est en effet qu'un régime politique qui avait constitutionnellement proclamé sa ségrégation raciale au profit exclusif des Blancs, subit actuellement des changements fondamentaux, grâce à l'arrivée au pouvoir des représentants de la majorité noire, sans pour autant que la minorité blanche perde ses droits politiques et ses avantages économiques ou qu'elle soit contrainte à l'exode.

Certes, tout n'est pas joué, loin de là : les conséquences de l'apartheid restent redoutables. Mais plutôt que de détailler les dangers qui sont l'héritage du passé, il importe — comme le propose ce numéro d'Hérodote — de prendre acte du miracle géopolitique que connaît ce pays, en faisant le tableau des transformations progressives et des projets qui caractérisent la nouvelle Afrique du Sud, qu'il s'agisse des forces armées ou des différents secteurs de l'économie et de la société.

La nouvelle Afrique du Sud, Yves Lacoste. — Le pays de l'arc-en-ciel, Dominique Darbon. — Le vote et la négociation : la démocratisation du régime sud-africain, Ivan Crouzel. — La nouvelle fonction publique, D. J. Brynard et S. X. Hanekom. — Les villes d'Afrique du Sud : gestion de l'héritage et recomposition de l'espace, Philippe Gervais-Lambony. — Découpage régional, pouvoirs provinciaux, pouvoir central, Marie-Anne Gervais-Lambony. — Le processus de recomposition de l'Etat sud-africain et l'empreinte des bantoustans, Raphaël Porteilla. - L'institutionnalisation du miracle sud-africain, Dominique Darbon. - Les chemins sinueux du Black Economie Empowerment, Patrice Galand. — La nouvelle nation sud-africaine et la restructuration de la société civile, Simon Bekker. — Société civile et démocratie, Ineke Van Kessel. - Les nouvelles forces de sécurité sud-africaines, Stephen Ellis. — La police en quête d'une nouvelle légitimité, Véronique Faure. — Parler par les multiples voix de la terre, Vernon February. — L'évolution des politiques de l'environnement en Afrique du Sud, Jean-Claude Fritz. - Lettre de voyage, Pierre-Yves Péchoux.

Editions La Découverte, 9 bis, rue Abel-Hovelacque, 75013 Paris