Hérodote
revue de géographie
et de géopolitique
n°71
octobre-décembre 1993
SOMMAIRE
3. L'Inde et la question nationale, Yves Lacoste.
5. Rama et les joueurs de dés : questions sur la nation indienne, Jean-Luc Racine.
43. L'Inde: « État-nation » ou « État-civilisation »?, Ravinder Kumar.
61. Réponse au professeur Ravinder Kumar, JeanAlphonse Bernard.
65. Le parti du Congrès et l'identité nationale indienne, Max-Jean Zins.
93. Nationalisme hindou, territoire et société, Christophe Jaffrelot.
112. Pour un sécularisme non dogmatique, Dharma Kumar.
116. Le désarroi des musulmans indiens. Chronique d'une crise annoncée, Violette Graff.
140. Après Ayodhya. Le renouveau militant hindou et les musulmans indiens, Muzaffar Alam.
149. Bombay : la Shiv Sena et le territoire urbain, Gérard Heuzé.
169. Le séparatisme cachemiri. Du régionalisme à l'irrédentisme?, Christiane Hurtig.
186. Le Pendjab: du séparatisme à la normalisation démocratique?, Anne Vaugier-Chatterjee.
203. L'Inde dans l'après-guerre froide, Gilles Boquerat.
217. Identité nationale et realpolitik: entre Chine et Occident, l'Inde de 1989 face au printemps de Pékin, Jean-Luc Racine.
241. Hérodote a lu.
Revue publiée avec le concours du Centre national des lettres
Hérodote
DIRECTEUR : YVES LACOSTE.
COMITÉ DE RÉDACTION : Béatrice Giblin, Michel Korinman, Barbara Loyer, Jean Racine, Etienne Sur, Charles Urjewicz, Stéphane Yerasimos.
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L'Inde et la question nationale
Yves Lacoste
La soudaine dislocation de l'Union soviétique, le déchaînement des passions nationales de la Yougoslavie aux pays du Caucase, mais aussi des phénomènes moins tragiques, comme le divorce des Tchèques et des Slovaques, le développement des autonomies en Espagne et en Belgique, ou l'évolution du Canada posent moins, quoi qu'on en dise, le problème de l'État-nation que celui des États plurinationaux, des États qui regroupaient chacun jusqu'alors de force ou de gré, plusieurs nationalités, que la pluralité ethnique ou culturelle se manifeste par la diversité linguistique et/ou religieuse.
En effet, ce n'est pas tant le principe de l'État-nation qui est en crise : il est au contraire de plus en plus invoqué et, depuis 1990, ce sont vingt-cinq nouveaux États-nations qui ont été constitués et internationalement reconnus, en Europe et sur ses alentours. Leur nombre peut sans doute s'accroître encore. En dépit de la mondialisation financière et de l'unification économique en Europe occidentale ou en Amérique du Nord, l'État-nation est un modèle de plus en plus revendiqué, et c'est pourquoi les États pluriculturels ou plurinationaux sont en crise et se disloquent, chacune de leurs nations voulant devenir indépendante et avoir son propre État. A cet égard, l'exception la plus notable en Europe est celle de la Confédération helvétique. Quels que puissent en être l'intérêt et l'ancienneté historique, on admettra qu'il ne s'agit pas d'un exemple très considérable.
Par contre, avec 850 millions d'habitants, soit plus que l'Europe tout entière, l'Union indienne peut être considérée comme un formidable exemple de stabilité d'un grand État de structure fédérale, en dépit d'une extrême diversité culturelle : quatre grands groupes religieux, et notamment plus de cent millions de musulmans, 1 600 langues que l'on peut regrouper en quatre grandes familles. En comparaison, l'unité culturelle de l'énorme Chine est beaucoup plus grande, plus des trois quarts de sa population ayant une langue et plus encore une écriture communes et des caractéristiques religieuses semblables, en dépit du problème du Tibet et de celui des musulmans turcophones. De surcroît, la Chine est un empire millénaire, organisé en 18 provinces dont les limites depuis des siècles n'ont pratiquement pas changé, alors que depuis 1947 l'Inde a été divisée en un nombre croissant d'États fédérés, 25 aujourd'hui, bon nombre d'entre eux ayant leur langue propre.
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On a pu penser et on peut encore penser qu'à l'instar de l'évolution géopolitique européenne, des mouvements séparatistes pourraient se développer dans tel ou tel de ces États de l'Union indienne, au point d'en faire effectivement sécession. Mais on doit aussi constater que ce n'est pas (encore) le cas, en raison de leur civilisation commune, mais sans doute aussi à cause du fractionnement de toutes ces populations en de multiples castes. C'est ce très grand problème géopolitique qu'analyse Jean-Luc Racine qui a su rassembler dans ce numéro les contributions d'éminents spécialistes.
Rama et les joueurs de dés Questions sur la nation indienne
Jean-Luc Racine
Le 11 août 1993, sous le titre « Inde: nouvelles émeutes. Plus de quatre-vingts morts en trois jours », Le Monde publiait, en page intérieure, un bref article nourri de dépêches d'agences émanant de l'AFP, de Reuter et de UPI. On y trouvait en quelques lignes le tableau succinct des troubles auxquels devait faire alors face le gouvernement indien : 24 morts les 7 et 8 août « au cours d'affrontements entre séparatistes et forces de l'ordre » au Cachemire ; une dizaine de morts à Madras dans l'attentat à la bombe ayant visé le bureau régional du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), l'institution clé du nationalisme hindou ; une quarantaine de morts au Mizoram, dans les massacres perpétrés par les séparatistes du Nagaland voisin contre l'ethnie kuki ; un mort, enfin, en Andhra Pradesh, un député du parti régionaliste d'opposition, le Telugu Desam, assassiné après avoir échappé à trois attentats successifs.
Dans sa sécheresse, cette information soulignait le sérieux d'une situation difficile, mais comme toujours, tout restait à interpréter. En termes de lieux et de signification politique d'abord. En termes de chiffres ensuite. Le Cachemire, à l'extrême nord du pays, voyait ainsi, depuis 1990, se raviver une blessure ouverte depuis la partition même de l'Empire britannique, en 1947, tout en témoignant désormais d'une aggravation d'un mouvement divisé entre partisans du Pakistan et indépendantistes, entre fondamentalistes musulmans et nationalistes cachemiris. A l'extrême est de l'Inde, les troubles du Mizoram marquaient la nouvelle étape des agitations récurrentes agitant les marges de l'Assam depuis les années cinquante. Au sud du pays, l'attentat de Madras témoignait que, même loin des zones les plus touchées par les violences du nationalisme hindou, une frange musulmane entendait, comme à Bombay quelques mois plus tôt, réagir par la force, en substituant toutefois au terrorisme aveugle l'attaque portée au quartier même de l'adversaire. En Andhra Pradesh, enfin, l'assassinat d'un élu, une fois encore, montrait les limites d'une démocratie entachée trop souvent de meurtres. Ces statistiques funèbres s'ajoutaient à une longue, une très longue liste : plus de 10 000 personnes auraient été victimes de la crise du Pendjab, qui marqua tant les années quatrevingt; quelque 7 000 personnes auraient péri au Cachemire depuis 1990; c'est par milliers qu'on a compté les victimes des massacres et des attentats en Assam, aujourd'hui relativement calme.
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Il s'est pourtant produit fin 1992-début 1993 un changement qualitatif, dont ne peut rendre compte le seul nombre des victimes. Aux troubles agitant les États périphériques — aspirations régionalistes débouchant parfois sur des sécessionnismes armés —, aux cahots d'une vie électorale parfois violente mais du moins régulière, s'est ajoutée, avec la destruction de la mosquée d'Ayodhya par une foule hindoue militante, le 6 décembre 1992, la résolution d'une force contestatrice de l'ordre établi depuis l'indépendance sous l'emprise longtemps hégémonique du parti du Congrès : le nationalisme hindou. Depuis quelques années, l'affermissement de ce mouvement contraste singulièrement avec l'affaiblissement d'un Congrès perdant peu à peu son prestige, et incapable d'afficher en actes autant qu'en paroles une idéologie claire, empêtré qu'il se trouve dans les transformations du jeu politique qu'il subit depuis la fin de sa domination incontestée en 1977, alors même qu'il active l'évolution d'un système économique longtemps bureaucratique et protectionniste, sans trop savoir comment régler les problèmes sociaux nés aussi bien des conséquences du développement inégal que de la pauvreté persistante. Signes parmi d'autres de l'affaiblissement du Congrès, l'assassinat d'Indira Gandhi, alors Premier ministre, par ses gardes sikhs en 1984, puis celui de son fils Rajiv Gandhi, ancien Premier ministre en campagne électorale en 1991, par un commando de Tamouls indépendantistes venus du Sri Lanka, portaient témoignage d'un profond malaise.
C'est dans ce contexte que l'Inde d'aujourd'hui s'interroge sur son avenir, avec une acuité, une inquiétude — ou, pour certains, un espoir — qu'aiguisèrent les émeutes déclenchées par la destruction de la mosquée d'Ayodhya, et qui laissèrent quelques milliers de morts à travers le pays. Face à ces troubles, face à ce trouble, le monde extérieur peu au fait des réalités indiennes pourrait n'y voir qu'une manifestation supplémentaire d'une querelle séculaire, opposant hindous et musulmans en un pays défini si souvent par les intellectuels occidentaux qui s'y rendent, ou par les agences de voyage attirant les touristes en quête d'exotisme, comme une altérité absolue 1. L'Inde des milliers de dieux et des milliers de castes, l'Inde des bidonvilles et des paysans faméliques, l'Inde des sikhs et des intouchables, l'Inde incompréhensible se mangerait ainsi elle-même, au risque d'éclater, comme nombre d'éditorialistes des plus grands journaux français l'envisagent à chaque crise sérieuse. Y aurait-il donc tout à la fois une entité socio-culturelle indienne pérenne (sinon immuable) dans sa complexité, ses traditions vivantes, sa religiosité, et, distincte de celle-ci, une entité d'un autre ordre, construction politique apparue en 1947 dans des frontières pour une part encore contestées par le Pakistan et par la Chine, l'Inde aux leaders d'envergure reconnue — Nehru, Indira Gandhi —, l'Inde aux ambitions nucléaires et spatiales, l'Inde demandant un siège permanent au Conseil de sécurité de l'ONU ? Serait-ce à dire qu'entre la civilisation indienne et l'État indien, il n'y aurait qu'une nation incertaine, immature, menacée par ses divisions, une mosaïque encore mal cimentée et susceptible de se défaire?
1. Ainsi Michel Tournier: « Pour moi, l'Inde, c'est le pays étranger par excellence », ou Louis Malle, contant le tournage de L'Inde fantôme: « Ce fut plus qu'un voyage dans l'espace et dans le temps. Ce fut l'abandon de notre culture, de nos certitudes... »
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RAMA ET LES JOUEURS DE DÉS. QUESTIONS SUR LA NATION INDIENNE
Sans doute cette interrogation a-t-elle aujourd'hui quelque légitimité : elle fut formulée en Inde même au lendemain de l'affaire d'Ayodhya. Mais près d'un an après l'événement, beaucoup de bons esprits, toujours inquiets, certes, sont un peu moins pessimistes. Encore fautil comprendre que cette interrogation recouvre des questionnements distincts, et des représentations contradictoires, dont il est parfois difficile de savoir si elles sont énoncées par réelle conviction, ou par souci tactique de diaboliser l'adversaire, en dramatisant plus encore une situation jugée effectivement inquiétante. C'est dire aussi qu'il faut naturellement, pour tenter d'apporter des éléments de réponse, dépasser les clichés véhiculant dans leur simplisme myope l'idée d'une Inde condamnée à perpétuité à des guerres de religion d'un autre âge. Certes, les conflits d'aujourd'hui s'enracinent dans l'histoire, et se nourrissent, qui plus est, de multiples réécritures de l'histoire, mises au service d'idéologies identitaires diverses. Mais ces tensions s'inscrivent absolument dans le présent. Les frustrations qui nourrissent les régionalismes aigus, tournant ou non au sécessionnisme durable, invoquent certes le souvenir de telles grandeurs passées, mais résultent aussi de facteurs forts contemporains : effets de mouvements migratoires en Assam, rôle de la diaspora internationale au Pendjab, revendications économiques précises, aspirations sociales des classes moyennes. Les retombées inégales de la croissance, le chômage des petits diplômés, la dynamique des castes se regroupant en larges groupes de pression militant pour ou contre les quotas réservés à l'Université ou dans les emplois publics, entre autres, jouent un rôle décisif aussi bien dans la genèse des régionalismes que dans l'essor du nationalisme hindou. Et dans l'un et l'autre cas, le système politique et le cadre constitutionnel mis en place depuis l'indépendance, comme les pratiques gouvernementales, sont au coeur du débat public, au coeur aussi des stratégies des divers mouvements en cause. Tout cela, dans un langage médiatisé qui relie la vieille tradition des cultures orales aux technologies modernes 2.
Comme on peut s'y attendre s'agissant du problème de la nation, tout s'enchevêtre : le religieux et le politique ; le social et le culturel ; le local, le régional, le national et l'international ; la symbolique et le territoire. L'autre et soi, sous de multiples relations, et à de multiples échelles. Le religieux est en l'affaire d'une extrême importance, mais le problème est très loin d'être uniquement, simplement, religieux. Le mouvement nationaliste hindou a trouvé dans la figure de Rama (ou Ram), l'incarnation de Vishnou né prince héritier du royaume d'Ayodhya, la figure emblématique ambiguë qui convient à merveille aux manipulations politiques. Car si Rama est l'une des formes de Dieu, la plus populaire sans doute en Inde du Nord, s'il est la figure centrale du Ramayana, l'une des deux épopées consubstantielles à la culture hindoue, il est aussi le roi, le héros, le guerrier, le modèle même du monarque qui régit son territoire et gouverne son peuple en respectant le dharma, le bon ordre du monde
2. On ne peut dissocier totalement la montée du nationalisme hindou du succès des séries télévisées qui, pendant des mois, offrirent à des centaines de millions de téléspectateurs les épopées du Ramayana et du Mahabharata. Quant à la propagande du mouvement, elle s'appuie systématiquement sur l'utilisation de films vidéos tournés par les maisons de production qui lui sont liées.
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et le devoir de chacun. A tel point que dans bien des bouches, dont celle du mahatma Gandhi, pourtant tombé sous les balles d'un extrémiste hindou en 1948, ou celle de Rajiv Gandhi, pourtant alors chef d'un Congrès prônant la laïcité, le bon gouvernement, celui de l'Inde contemporaine, se dit aussi parfois, quand on s'adresse au peuple, Ram rajya : le règne de Rama. Pourtant, observant le jeu politique indien tel qu'il se déroule depuis des lustres, comment ne pas songer aussi à d'autres princes, aux cousins ennemis dont l'autre épopée, le Mahabharata — la Grande Inde — chante la querelle, ces Pandavas et ces Kauravas qui se disputent le pouvoir? Ils iront pour cela jusqu'à la guerre, mais auparavant, en un épisode célébrissime, ils joueront aux dés un royaume, dans une partie truquée par la tricherie.
Dans une Inde où les acteurs de la vie politique, comme ceux plus humbles de la vie quotidienne, sont si souvent comparés aux héros épiques — vaillants ou faibles, droits ou retors —, on retrouve ainsi l'écho des épopées : Rama, aujourd'hui, n'est plus seulement le symbole du bon gouvernement. Il est l'enjeu des joueurs de dés, prêts à tricher pour l'emporter, prêts à tous les risques pour conserver le pouvoir ou pour y accéder. Des joueurs de dés qui furent aussi à l'oeuvre quand il fallut gérer cette autre facette de la question nationale qu'est la récurrence des régionalismes et des séparatismes.
Qu'on ne s'y trompe pourtant pas. La compétition qui tend aujourd'hui la vie politique indienne n'est pas seulement une course au pouvoir, et moins encore une simple confrontation entre communautés religieuses. Derrière les coups fourrés de la politique politicienne, derrière les provocations, les hypocrisies et les ambitions qui ne sont que l'écume des choses, derrière les crispations dévotes ou les durcissements fanatiques, elle met en cause des enjeux essentiels, des principes et des positions idéologiques, qui tous portent sur la substance même de l'entité qu'est un pays : la nation, et les conceptions que chacun peut s'en faire. A ce titre aussi, la montée du nationalisme hindou ne se dissocie pas des tensions régionalistes ou des crises sécessionnistes auxquelles l'Inde est affrontée : ce sursaut identitaire a simplement ceci de particulier qu'il émane non de diverses minorités ethniques ou religieuses, mais bien d'un fragment de l'immense majorité hindoue, qui clame sa frustration, et trouve dans la première des minorités indiennes, les musulmans, un bouc émissaire à la mesure de l'extraordinaire histoire de ce pays, où régnèrent les Grands Mogols, et que divisa en 1947, avec la bénédiction britannique, la partition de l'Empire.
L'Inde d'aujourd'hui s'interroge donc : le monde politique, l' intelligentsia et la presse, les classes dirigeantes, mais aussi une bonne part du peuple indien, particulièrement en Inde du Nord où se joue pour l'essentiel la partie opposant les nationalistes hindous à leurs adversaires : Congrès, parti Janata, parti communiste-marxiste, et partis plus localisés. Les questions posées n'ont pas été formulées tout à coup : elles sont nombreuses, mais tournent en définitive autour d'une interrogation majeure : l'Inde doit-elle rester un pays pluraliste et laïque ou, tournant le dos aux principes sur lesquels le pays s'est construit depuis l'indépendance de 1947, doit-elle s'affirmer comme une nation hindoue? On notera bien que la question à l'ordre du jour est celle de la nature de la nation indienne, non celle de son existence. Sauf exception, nul ne croit vraiment que l'Inde soit menacée en tant que nation, à
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RAMA ET LES JOUEURS DE DÉS. QUESTIONS SUR LA NATION INDIENNE
une réserve près, qui relève de l'hypothèse : si le nationalisme hindou parvenait au pouvoir central, sa politique s'adoucirait-elle par la force des choses et la nécessité des compromis, les têtes politiques du BJP (Bharatiya Janata Party — Parti du peuple indien) l'emportant sur les plus exaltés des organisations soeurs, RSS (Rashtriya Swayamsevak Sangh — Association des volontaires nationaux, le noyau idéologique dur du nationalisme hindou, créé en 1925) et VHP (Vishva Hindu Parishad — Association hindoue universelle) ? Le slogan sommant les musulmans de choisir entre le cimetière et le Pakistan peut satisfaire des manifestants agités, il ne fonde guère une politique réaliste dans un pays qui compte plus de 110 millions de musulmans. La politique nationaliste hindoue ne pourrait-elle cependant être conduite avec une rigueur telle qu'elle susciterait tant de troubles que l'existence même de la nation serait remise en question? Hypothèse découlant d'une autre hypothèse, celle d'une victoire du BJP... L'interrogation est donc prématurée. Pour l'heure, et c'est ce qui justifie le titre de cet article, il s'agit bien de « questions sur la nation », et non pas « la nation en question? »
Les pages qui suivent voudraient donc aider à formuler ces diverses questions que pose le combat idéologique et politique opposant le nationalisme hindou au système dominant. Ces diverses questions, il conviendra aussi de les corréler l'une à l'autre, afin de comprendre comment les tenants de l'hindouité, si actifs aujourd'hui, prennent place dans un paysage de crises et de tensions multiples. Crises ou tensions qui, pour une part, affectent le pays tout entier (nouvelle donne politique, modalités d'insertion de la caste dans la compétition pour l'emploi, transformation économique) et qui, pour une autre part, relèvent de configurations régionales particulières. Il faudra enfin donner aux interrogations présentes leur signification la plus large, indissociable d'un questionnement de l'Occident, et d'une relecture d'un héritage où se mêlent colonialisme, esprit des Lumières et indianité. On verra mieux ainsi, pour conclure, l'enjeu réel de la question nationale aujourd'hui posée dans le pays qui abrite la deuxième population du monde — quelque 850 millions d'habitants, régis sans discontinuer depuis l'indépendance par le suffrage des urnes.
1. Les données du problème : l'espace indien, les hommes, les héritages
Pour s'en tenir au plus succinct, quelques chiffres ou ordres de grandeur, et quelques lignes de force. Le premier chiffre, on l'a donné, est décisif, et changeant : 844 millions d'habitants au recensement de 1991, une population qui croît au rythme de 2,3 % l'an, et qui a plus que doublé depuis l'indépendance acquise en 1947, puisque, au recensement de 1951, l'Inde ne comptait encore que 361 millions d'habitants. L'Inde d'aujourd'hui compte à la fois une masse de ruraux (627 millions) comparable à la population de tout le continent africain, et une masse d'urbains (217 millions) dont un tiers (70 millions) vit dans les 23 agglomérations qui dépassent le million d'habitants. Le territoire indien, lui, n'a guère changé depuis 1947 (seul y fut agrégé en 1975 le petit État himalayen du Sikkim) : il couvre plus de 3 millions
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de kilomètres carrés 3 et offre une extrême diversité de milieux géographiques, dans ce souscontinent que dessine le triangle indien, entre les hauteurs glacées de l'Himalaya et les eaux chaudes du 8e parallèle nord, entre l'aridité du grand désert du Thar et les forêts des monts indo-birmans.
Les appartenances religieuses: hindouisme segmenté et communautés minoritaires
Sur ce vaste territoire, contenu entre la chaîne himalayenne et les longues côtes du Deccan péninsulaire, l'immense population indienne se structure autour de quelques appartenances identitaires dont la grille, extrêmement complexe dans le détail, s'ordonne en catégories majeures, auxquelles on peut adjoindre des paramètres de moindre poids. D'un point de vue géopolitique, ces catégories majeures sont la religion et la langue. Apparemment simple, la typologie religieuse masque en réalité de multiples subtilités. Les grandes appartenances soulignent l'absolue prédominance de l'hindouisme: 82,64 % d'hindous en 1981, pour 11,35 % de musulmans; 2,43 % de chrétiens; 1,96 % de sikhs; 0,71 % de bouddhistes; 0,48 % de jains et 0,4 % classés divers : parsis (zoroastriens) et animistes pour l'essentiel. Une telle typologie occulte toutefois des disparités internes dont toutes ne sont pas secondaires. Ainsi l'islam indien compte-il des sunnites et des chiites, outre quelques groupes de moindre poids, comme il s'ordonne, de façon moins souvent reconnue par la communauté musulmane, en groupes hiérarchisés selon leur origine réelle ou revendiquée : avoir des ancêtres arabes ou descendre de basses castes converties n'est pas indifférent 4. Comme toujours cependant, les éventuelles tensions internes à une communauté musulmane indienne, qu'on peut estimer à 110 ou 120 millions de personnes en 19915, sont secondaires par rapport au sentiment d'appartenance à une minorité très spécifique, sentiment d'autant plus fort que l'islam indien est l'objet régulier d'attaques frontales ou perfides.
Le cas de l'hindouisme est beaucoup plus complexe. D'une part, voilà une religion — ou plutôt un système de pensée, une vision du monde — qui, plus que tout autre, caractérise l'espace indien, sur lequel l'hindouisme a pris corps et s'est développé depuis des millénaires. Cet enracinement dans un territoire, qui dépasse du reste ici ou là les frontières actuelles de l'Inde, a nourri l'ambiguïté sémantique entre Inde, Hindustan, hindous, dont le nationalisme hindou tire argument, alors que tous ces mots dérivent d'une dénomination
3. 3 287 263 kilomètres carres selon le gouvernement indien. Mais ce chiffre intègre les 120 849 kilomètres carrés qui, au Cachemire ou sur ses marges, sont sous le contrôle du Pakistan ou de la Chine.
4. Sur l'islam indien, voir l'introduction de Marc GABORIEAU à « Islam et société en Asie du Sud », Purushartha, n° 9, EHESS, 1986. Gaborieau souligne que la segmentation de l'islam indien ne résulte pas de la seule influence de l'environnement hindou dans lequel cet islam s'est développé : l'islam moyen-oriental est lui aussi segmenté.
5. A l'heure où nous écrivons, les publications officielles du recensement de 1991 ne fournissent pas encore les données portant sur les appartenances religieuses. Notre estimation de la population musulmane se fonde sur une projection des chiffres de 1981. Des organisations hindoues avancent d'autres chiffres (parfois 150 millions) en arguant de l'afflux d'immigrés clandestins venus du Bangladesh.
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RAMA ET LES JOUEURS DE DES. QUESTIONS SUR LA NATION INDIENNE
géographique et/ou culturelle forgée dès l'Antiquité, hors de l'Inde, pour désigner ce qui se trouve au-delà d'un fleuve où s'arrêta Alexandre: l'Indus (aujourd'hui pakistanais pour l'essentiel). L'assimilation de l'Inde à l'hindouisme tend d'autant mieux à occulter les religions minoritaires « importées » que plus de huit Indiens sur dix sont hindous. Ce statut si fortement majoritaire, d'une certain façon, complique le problème de la coexistence entre majorité et minorités ; il conforte une part des hindous dans le sentiment d'avoir des droits historiques prioritaires, et accroît d'autant les frustrations de ceux qui estiment qu'une part trop belle est faite aux minorités. Complexité, enfin, due à la nature même de l'hindouisme, qui s'épanouit dans le multiple. Si le polythéisme de la haute tradition se résorbe dans une pensée finalement unitaire, celui de la myriade de traditions populaires définit à travers l'Inde des centaines d'aires religieuses marquées par l'empreinte dominante d'une ou plusieurs divinités dont le nom et le culte s'ancrent dans un territoire définissable, même si l'on cherche de plus en plus aujourd'hui à identifier ces divinités régionales à des divinités panindiennes, dont elles ne sont dès lors qu'une forme locale. La pluralité de l'hindouisme résulte aussi de la multiplicité des sectes le constituant, et même de l'absence d'autorité suprême couronnant les courants les plus importants : ainsi la pensée védantique repose-t-elle aujourd'hui dans les multiples sankaracharyas, vénérés héritiers des monastères fondés par Sankara du nord au sud de l'Inde au début du IXe siècle. Le vishnouisme, de même, ne saurait être régenté ou interprété par une seule autorité doctrinaire.
La pluralité hindoue, enfin, se manifeste dans l'organisation sociale qu'une pensée hiérarchisante a fait naître : le système des castes, moins figé d'ailleurs qu'on ne le dit souvent, n'en structure pas moins en la divisant la communauté hindoue qui, traditionnellement, rejette en sus à ses marges les minorités méprisées voire opprimées que sont les tribus (pas toutes hindouisées du reste, 51 millions de personnes en 1991, soit 7,8 % de la population indienne, souvent en milieux périphériques — Inde du Nord-Est — ou montagnards — Deccan, Ghâts) et surtout les harijans (ex-intouchables : 104 millions de personnes, soit 15,8 % de la population du pays). Évitons pourtant tout contresens : la pluralité de l'hindouisme n'implique nullement une parcellisation irrémédiable de la communauté hindoue. Certes, des mouvements réformateurs du xxe siècle ont cherché à unifier la communauté hindoue pour mieux l'affermir, et les nationalistes hindous vont aujourd'hui dans cette voie, pour dépasser la fragmentation en castes ou pour faire émerger une nouvelle autorité de type ecclésial. Mais la véritable unité de la communauté hindoue se fonde encore davantage, pour l'heure, et quelles que soient les segmentations internes, sur le partage d'un certain nombre de croyances, de valeurs, de représentations et d'attitudes fondamentales, transcendant la diversité des rites, des cultes et des maîtres, et permettant de dire « nous sommes hindous ».
La diversité linguistique
La multiplicité des langues illustre au mieux la pluralité indienne. Les spécialistes en ont recensé plus de 1 600, dialectes inclus, mais leur poids est extrêmement variable. Facteur
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essentiel d'identité, l'appartenance linguistique a joué, depuis l'indépendance, un rôle décisif dans la géopolitique indienne, alors même qu'en 1947 l'acte fondateur de l'Inde et du Pakistan — la partition de l'Empire des Indes — consacra la prééminence du critère religieux, tranchant sans vergogne, au Bengale comme au Pendjab, des aires linguistiques homogènes en fonction de la répartition spatiale des majorités musulmanes. Quatre grandes familles linguistiques de poids fort inégal se rencontrent dans le carrefour indien. Les langues indoeuropéennes l'emportent, et occupent près des deux tiers de l'espace indien, depuis le Pakistan jusqu'à l'Assam, englobant donc la vallée du Gange et la moitié nord du Deccan. En cette aire, l'hindi (grossi des langues ou dialectes qui lui sont très apparentés) affirme sa prééminence remarquable, qui lui vaut d'être langue nationale. Mais cette prééminence n'est que relative, puisque l'hindi, de loin la langue indienne la plus parlée, n'est langue maternelle que de 40 % d'Indiens, loin devant le bengali (8 %), le marathi (7,5 %), le gujarati (5 %), l'oriya (3,5 %), le pendjabi (2,8 %). Également loin devant les quatre langues majeures de l'autre grande famille linguistique, la dravidienne, solidement ancrée dans son bastion de l'Inde méridionale : télougou (8,2 %), tamoul (6,8 %), kannada, malayalam (4 % chacune) 6. Une troisième famille court le long de l'Himalaya et des chaînes indo-birmanes : s'y rattachent diverses langues tibéto-birmanes, parlées par les peuples souvent tribaux des hauts plateaux de Ladakh, à l'ouest, ou des hauteurs du Nord-Est indien enserrant l'Assam. La quatrième famille, austroasiatique, occupe des poches tribales dans le Nord-Est, et surtout dans les terres tribales du Deccan. Ces deux familles comptent relativement peu en termes de locuteurs, mais le morcellement linguistique qui les caractérise et les configurations socio-géographiques propres au monde tribal en font un terreau propice à divers régionalismes, dont un bon nombre ont agité ou agitent des zones stratégiques, car frontalières.
2. La construction nationale ; genèse et principes constitutionnels
Diversité religieuse, multiplicité inégalée des langues (et des alphabets), contrastes géographiques considérables, ampleur territoriale et démographique, statuts politiques distincts à la veille de l'indépendance : c'est avec tout cela — ou en dépit de tout cela — que l'Inde s'est constituée en nation. Le mouvement remonte à la fin du xix e siècle, lorsque l'extension de l'influence britannique généra à la fois les instruments pratiques d'une homogénéisation accrue et, par contrecoup, une idéologie nouvelle, transcendant les différences premières pour retrouver ce qui unissait les divers peuples de l'Inde à la face du maître colonial, puis à la face du monde: c'est en 1885 qu'est créé le Congrès national indien, mouvement modéré et élitiste,
6. Rappelons toujours que ces pourcentages modestes portent sur des masses humaines considérables. En 1981, 264 millions pour l'hindi, 54 millions pour le télougou, 51 millions pour le bengali, 50 millions pour le marathi, 45 millions pour le tamoul (langues maternelles) ; des chiffres à gonfler de plus de 20 % pour avoir une estimation portant sur 1991.
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CARTE I. — L'INDE : DISTRIBUTION DES LANGUES MATERNELLES MAJEURES DE CHAQUE ETAT
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que Gandhi, dans les années vingt, transformera en mouvement de masse au fil de l'épopée que fut la « lutte pour la liberté », étape essentielle dans la constitution d'une conscience nationale. On sait toutefois comment, au fil du mouvement, la Ligue musulmane, fondée en Inde dès 1906, finit par adopter la théorie des deux nations, appelant à la création d'un Pakistan regroupant les terres à majorité musulmane, afin de les soustraire par anticipation à ce qui était perçu par les leaders de la Ligue, conduite par Mohammed Ali Jinnah, un ancien congressiste, comme l'inévitable domination des hindous dans une Inde promise à l'indépendance. Dramatique à tous égards, la partition de l'Empire britannique des Indes ne réglait pourtant pas la question de l'islam indien. Si des millions de réfugiés traversèrent dans les deux sens les nouvelles frontières séparant l'Inde du double Pakistan apparu en 19477, une masse considérable de musulmans choisit de rester en Inde, où l'on en compte aujourd'hui, on l'a dit, entre 110 et 120 millions : un ordre de grandeur tout à fait comparable à la population du Pakistan ou à celle du Bangladesh qui en fit sécession en 1971.
On comprend ainsi comment le simple poids démographique des musulmans indiens a fait obstacle à une victoire totale de la théorie des deux nations, qui l'emporta par le haut, si l'on peut dire, dès lors qu'un accord entre dirigeants politiques concédait l'existence du Pakistan dans les terres à majorité musulmane, mais sans décider pour autant la base, c'est-à-dire la majorité des musulmans de l'Inde nouvelle — et donc la majorité de la nouvelle minorité musulmane indienne — à quitter la terre de ses ancêtres. Un tel exode eût non plus porté sur quelques millions de personnes, mais sur des dizaines de millions : il n'eut pas lieu. La partition, qui marqua tant les consciences des fondateurs de l'Inde nouvelle, témoigne donc d'une déchirure. Mais elle n'a pas pour autant emporté les bases sur lesquelles l'Inde indépendante s'est construite : d'une part, la reconnaissance de la diversité du pays, résultat d'une longue histoire et caractère marquant de la civilisation indienne ; d'autre part, l'affirmation d'un principe directeur permettant précisément de transcender cette diversité religieuse : la laïcité, ou plus précisément le sécularisme : l'anglicisme d'usage pour définir cette doctrine indienne qui entend moins une séparation totale du religieux et du politique qu'une égale attention accordée par l'État à chacune des religions présentes en Inde, sans préférence particulière pour la religion tout à fait majoritaire qu'est l'hindouisme. L'Inde n'a pas de religion d'État.
• Les principes constitutionnels: un peuple, une nation. — Quand l'Inde nouvelle apparaît, ses frontières les plus sensibles résultent, on l'a dit, de la partition, et donc d'une logique politique d'identité religieuse (et non d'un quelconque fondamentalisme: Ali Jinnah lui-même est plutôt agnostique). Mais à l'intérieur de ces frontières ? L'héritage, porteur des hasards de l'histoire militaire ou diplomatique, ignore largement les configurations identitaires religieuses ou linguistiques : les grandes provinces, nouvelle mouture des vieilles présidences
7. La partition donna naissance à un Pakistan constitué de deux entités géographiques séparées par quelque 2 000 kilomètres de territoire indien : le Pakistan occidental, qui correspond au Pakistan d'aujourd'hui, et le Pakistan oriental, devenu Bangladesh après la guerre d'indépendance de 1971.
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britanniques, sont à cet égard composites, comme nombre des États princiers rapidement rattachés au nouveau pays. Le Cachemire lui-même, objet d'une guerre indo-pakistanaise quasi immédiate, en 1947-1948, est certes majoritairement musulman, mais il compte aussi une élite hindoue (dont le maharaja qui finalement opte pour l'Inde), des sikhs, des bouddhistes.
La lecture de la Constitution promulguée en 1950, et enrichie depuis par de multiples amendements, est explicite à cet égard. Le texte fondateur définit l'Inde nouvelle, qui porte aussi le nom sanscrit de Bharat, comme « une Union d'États », « que le peuple de l'Inde a solennellement résolu de constituer en république ». On notera au passage la force du singulier : le peuple de l'Inde, et non les divers peuples. On notera aussi que ce peuple se donne pour tâche d'assurer à tous les citoyens, outre la justice, la liberté et l'égalité, cette fraternité « assurant la dignité de l'individu et l'unité de la nation ». Dès l'abord, la dialectique de l'un et du multiple met en lumière les concepts clés : unité de la nation définie d'emblée, unicité d'un peuple constitué d'individus et non de communautés ethniques ou religieuses diverses, union républicaine des divers États constituant l'Inde (rappelons à cet égard que, à l'heure de la rédaction de la Constitution, l'Inde nouvelle héritière pour partie des terres directement gouvernées par les Britanniques s'agrégeait en nombre des États princiers de toute taille, avant que la carte politique du pays ne soit par la suite largement simplifiée, nous y viendrons). Quand la Constitution est promulguée, la pluralité des États formant l'Inde, survivance du hasard des conquêtes et pas encore expression d'entités culturelles, contraste donc avec l'inexistence, dans le vocabulaire constitutionnel, de nationalités quelconques, que définiraient entre autres les appartenances ethno-linguistiques : l'Inde se différencie absolument à cet égard de l'ex-Union soviétique.
A l'inverse, dans le détail d'un texte extraordinairement long, la Constitution indienne traite, dans son énoncé originel ou dans ses amendements, de problèmes posés par la diversité du pays : inégalité sociale liée à la pratique effective du système des castes (abolition de l'intouchabilité, art. 17) ou à l'existence de populations tribales, diversité religieuse marquée par l'existence de minorités dont certains particularismes sont reconnus, en matière de liberté religieuse (art. 25 à 28), de structures d'enseignement (art. 30), voire de droit civil, reconnaissance du statut particulier de certains États dont, au premier chef, le Cachemire (art. 370), mais aussi, dans le Nord-Est indien, le Nagaland (art. 371. A) ou le Mizoram (art. 371. G) où certaines lois votées par le Parlement indien ne sont applicables que lorsque l'Assemblée propre à chacun de ces États les a approuvées. D'une façon plus générale, la Constitution énonce les principes réglant les relations entre le pouvoir central (le centre, siégeant à New Delhi) et les différents États ou territoires de l'Union, en énumérant les domaines où s'exerce la compétence unique ou partagée de l'un et des autres.
• La reconnaissance (inachevée) des identités linguistiques. — Cet héritage, Jawaharlal Nehru, Premier ministre de 1947 à sa mort en 1964, l'assume pleinement. Comme les rédacteurs de la Constitution, il retient l'idée d'un peuple indien, dont les divers constituants ne sont pas des nations ou des nationalités, mais des individus appartenant à divers groupes
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linguistiques ou religieux, individus disposant tous des mêmes droits, et qui tous ensemble constituent la nation indienne. C'est pour cette raison qu'il tentera de s'opposer à l'affirmation identitaire qui, dès 1953, s'affirme sur des bases linguistiques. Il cédera, pour concéder en la contrôlant une réorganisation de la carte politico-administrative qui fit apparaître, en Inde du Sud d'abord, ce qu'on appellera les États linguistiques, dont le premier, l'Andhra Pradesh de langue télougou, se détache des terres tamoules de l'État composite de Madras, avant de s'adjoindre le reste des terres télougou lorsque est démantelé l'État, linguistiquement composite lui aussi, d'Hyderabad. Le processus s'est poursuivi jusqu'aux années soixante-dix, en changeant quelque peu de nature. La première vague de réajustements fit en effet naître des États de bonne taille, fondés sur la distribution des grandes langues indiennes (hindi exclu, puisque plusieurs États parlent hindi, sans avoir été regroupés pour autant). On vit ainsi se créer, entre 1956 et 1966, outre l'Andhra Pradesh télougou, le Tamilnad (tamoul), le Maharashtra (marathi), le Gujarat (gujarati), le Mysore rebaptisé Karnataka (kannada), le Kérala (malayalam), de taille plus modeste, mais densément peuplé.
La deuxième vague de réajustements répond à une autre préoccupation : calmer le jeu le long des frontières, là même où des régionalismes aigus se manifestent. Au nord-est, les spécificités et la résolution armée ou non des groupes tribaux présents (christianisés pour une bonne part) ont conduit à l'émiettement de l'Assam, et de ses marges montagnardes, et à la multiplication de petits États, sans mettre un terme aux troubles fomentés par des mouvements séparatistes (tel le Conseil national socialiste naga) recourant ainsi aux luttes tribales. Ce processus est loin d'être achevé puisque, en Assam même, dans la vallée du Brahmapoutre, agissent à la fois un Front uni de libération de l'Assam séparatiste et dissident du parti régionaliste Asom Gana Parishad qui fut porté au pouvoir en 1985, et un mouvement tribal, celui des Bodos, demandant l'instauration au sein de l'Union indienne d'un nouvel État détaché d'un Assam qui serait dès lors tout à fait réduit à la portion congrue. En ces espaces de très grande complexité ethnique et de pluralité religieuse, marqués de surcroît par des mouvements migratoires massifs en provenance du Bangladesh voisin, on voit ainsi s'emboîter des mouvements identitaires de nature et d'ampleur diverses : régionalisme ethno-religieux (celui de la majorité assamaise hindoue, visant les immigrants musulmans, eux-mêmes manipulés un temps par le pouvoir congressiste en quête de suffrages), sécessionnisme armé (tribal au Nagaland, non tribal en Assam), mouvement identitaire tribal jouant le jeu d'un réajustement au sein de l'Inde (Union des étudiants Bodos).
A l'ouest de l'Inde, dans les années soixante, le réajustement identitaire prit une autre tournure, marquée à la fois par l'agrégation d'identités politiques jadis princières et jusque-là fragmentées, et par un nouveau partage du Pendjab, voulu par le parti sikh Akali Dal qui, ne pouvant jouer officiellement la carte de l'identité religieuse, recourut au subterfuge linguistique : les sikhs usant du pendjabi, et les hindous de l'hindi, c'est sur ce critère que le Pendjab hérité en 1947 fut redessiné en 1966, et réduit à la demande même des sikhs, pour en exclure les terres où dominait l'hindi, terres qui devinrent l'État d'Haryana.
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CARTE 2. — L'INDE : ÉTATS ET TERRITOIRES DE L'UNION
CARTE 3. — POINTS CHAUDS ET LIEUX DE TENSION
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La question cruciale des relations entre le centre et les États. — Dans un cadre constitutionnel, mais essentiellement sous la pression des revendications identitaires, s'est ainsi organisée la nation indienne, qui compte aujourd'hui 25 États, pourvus chacun d'une Assemblée élue au suffrage universel et d'un gouvernement ayant la confiance de cette Assemblée, et 7 très petits territoires de l'Union, de moindre autonomie et de statut divers, tandis qu'un gouvernement central, issu d'élections nationales 8 dirige le pays au plus haut niveau. Que signifie pareille structure ? Un compromis entre l'aspiration à l'unité et la réalité des affirmations identitaires ? Un mode de gestion de la pluralité qui, somme toute, a fait ses preuves? Sans doute, et comme tout compromis, il est sujet à contestation, et à évolution : l'Inde connaît divers mouvements qui, sans remettre en cause l'unité nationale, pourraient conduire à de nouveaux redécoupages internes, si échouait la politique de temporisation actuelle, créant des conseils régionaux pourvus d'une autonomie mesurée, au sein des États dont voudraient en fait se séparer, pour s'en tenir aux points les plus chauds, les tenants d'un Bodoland dissocié de l'Assam, ceux d'un Gorkhaland dissocié du Bengale, ceux d'un Jarkhand dissocié du Bihar, ceux d'un Ladakh qui ne serait plus partie prenante de l'État du Jammu et Cachemire.
La contestation du système prend aussi une autre forme, apparemment moins aiguë, mais en réalité fondamentale. Les mouvements régionalistes luttant pour l'émancipation de leur territoire au sein même de l'Union indienne acceptent par le fait le système réglant les relations entre le centre et les États : leur but est précisément de donner corps à l'un de ces États. Mais quand l'État existe, le problème du partage des pouvoirs avec le gouvernement central prend une tout autre dimension. N'est plus en cause alors telle ou telle configuration géographique — un territoire cartographiable — , mais bien le principe constitutionnel gouvernant le jeu politique et la distribution des pouvoirs entre l'Union et les États, et ses modalités d'application. Or, la Constitution et, plus encore, la pratique politique depuis 1947 ont privilégié le centre. Tout y concourait : au départ, le grand élan national soucieux de chasser le spectre de la partition et les ferments de division ; l'hégémonie congressiste longtemps affirmée, qui portait le même parti au pouvoir au centre et dans la plupart des États ; le système économique enfin, protectionniste et planificateur, qui sans être pleinement dirigiste donnait au centre une part considérable des ressources financières et des pouvoirs de décision d'implantation d'équipements, d'industries ou d'expériences de développement rural.
Sous l'ère Nehru, le pouvoir central ne put toutefois passer outre l'emprise des barons locaux du Congrès, approuvant, par exemple, les réformes agraires devant les instances nationales, mais se gardant bien d'agir rigoureusement dans leur État. Avec Indira Gandhi et la personnalisation croissante du pouvoir, les choses évoluèrent, faute de démocratie interne au sein du parti du Congrès : le Premier ministre choisissait les chefs de gouvernement congres8.
congres8. en tout régime parlementaire, le gouvernement central est constitué sur la base du rapport de forces existant à la Chambre basse, ici la Lok Sabha, élue au suffrage universel. La Chambre haute, Rajya Sabha, représente les divers États. Ses membres sont presque tous élus au suffrage indirect.
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sistes en fonction de leur fidélité, non nécessairement de leur représentativité. Mais avec l'émergence d'oppositions plus résolues au Congrès, la critique du système s'aiguisa: a fortiori quand ces oppositions parvinrent au pouvoir dans leurs États respectifs. Les relations centre-États, en pareils cas, ne relevaient naturellement plus simplement de principes de gestion territoriale ou de hiérarchie de pouvoirs au sein d'un même parti : elles devenaient le terrain quotidien d'une compétition politique entre partis concurrents, l'un gouvernant le centre, l'autre gouvernant l'État. Or, pour une part, ces partis d'opposition au Congrès avaient une base régionale, naturelle dans le cas de partis définis comme régionalistes, de facto dans le cas des partis communistes, confinés au Kérala, au Tripura, et surtout au Bengale occidental. Cette question des relations centre-États, en apparence technique, est en fait décisive pour notre propos. Dans le contexte ethno-religieux si complexe propre à l'Inde, et dans le système démocratique pluraliste que le pays s'est donné, l'existence légitime de partis régionalistes témoigne à la fois d'une conception ouverte de la nation, et donne à l'Inde un cachet qui la distingue aussi bien des États-Unis d'Amérique, dominés par un bipartisme marquant tout le territoire national, que de la Chine ou de l'ex-URSS, reconnaissant minorités ou nationalités, mais dans le cadre d'un régime de parti unique. L'Inde, pour sa part, laisse sur ce plan une fois encore s'exprimer la pluralité, dès lors que celle-ci ne met pas en jeu l'unité de la nation. Mais cette expression n'est pas sans frein, ni sans ambiguïté. Cette question dessine l'un des axes majeurs de la problématique nationale indienne : la nature des régionalismes et les dérives sécessionnistes.
3. Du régionalisme au sécessionnisme armé : la nation contestée sur ses marges
Sous l'étiquette de mouvements régionalistes, on peut ranger des mouvements de nature diverse. L'Akali Dal est le plus ancien d'entre eux. Bras politique de la communauté sikhe s'organisant dans les années vingt pour le contrôle de ses lieux de culte, il est d'abord un mouvement identitaire religieux, devenu régionaliste dans la mesure où la concentration des sikhs a donné sa personnalité au Pendjab, même lorsque, avant le réajustement de 1966, les sikhs y étaient minoritaires. Sur un mode distinct, la Conférence nationale du Cachemire représente (où représentait jusqu'en 1990) une bonne part de l'électorat musulman, sans être pour autant un vrai parti religieux. Là encore, la concentration géographique musulmane (90 0/0 de la population de l'État) donnait un tour régionaliste à ce parti n'étant présent qu'au Cachemire. A l'autre bout de l'Inde, le mouvement dravidien trouvait lui aussi ses racines dans les temps coloniaux, quand les bonnes castes tamoules affichèrent leurs revendications en dénonçant l'hégémonie des brahmanes, extrêmement surreprésentés dans les emplois prestigieux. Ce mouvement prit un tour ethnique et régionaliste en ce qu'il affirmait, contre l'Inde du Nord, la spécificité de l'Inde du Sud. Avec l'arrivée au pouvoir du Mouvement pour l'émancipation des dravidiens (DMK : Dravida Munnetra Kajagam) dans l'État du Tamilnad redécoupé sur des bases linguistiques, ce régionalisme de grande envergure, mais minoritaire au
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départ, devint parti de gouvernement en limitant son champ d'application au seul pays tamoul, et en abandonnant l'idée, un temps caressée dans les années quarante, d'une Inde dravidienne indépendante.
L'évolution fort différente de ces trois mouvements éclaire assez bien l'effet des relations centre-États sur la cohésion nationale. L'exemple tamoul est particulièrement intéressant, car il illustre un processus de résorption des tensions graves qu'on tend trop à oublier face aux crises affectant d'autres régions. Le mouvement dravidien ne remet plus en cause l'appartenance du Sud à la nation : il est devenu une force politique faisant émerger une nouvelle élite tamoule, jouant à plein le jeu des institutions nationales, tout en demandant, comme bien d'autres, une autonomie accrue des États vis-à-vis du centre. Ce régionalisme, en fait, l'a emporté sur deux points essentiels : l'un social, l'autre linguistique. D'une part, la montée des castes intermédiaires au détriment des brahmanes est acquise. D'autre part, la politique linguistique du centre qui essaya un temps d'imposer le hindi comme seule langue nationale a échoué, et l'agitation conduite par le mouvement dravidien dans les années soixante fut à cet égard décisive.
Deux autres facteurs expliquent l'intégration du mouvement dravidien au jeu politique national. En premier lieu, une manière de partage des rôles, tout à fait entré dans les moeurs électorales. Les partis dravidiens gouvernent le Tamilnad sans discontinuer depuis 1967 : cas unique de mise à l'écart du Congrès dans la vie politique d'un État. Mais l'électeur qui envoie à l'Assemblée du Tamilnad les candidats du DMK ou de son rival issu d'une scission, l'Anna DMK, vote bien souvent pour un candidat du Congrès quand il s'agit de désigner les membres de la Lok Sabha, la Chambre basse du Parlement national, siégeant à New Delhi. En second lieu, depuis la scission du mouvement dravidien en deux partis rivaux, seul l'emporte aux élections régionales celui qui a su s'allier au Congrès, un Congrès qui ne demande jamais à être représenté au gouvernement du Tamilnad. Cet arrangement n'écarte nullement les conflits politiques, les retournements d'alliances ou les critiques spectaculaires portées à rencontre du pouvoir central. Mais, du moins, il dessine le cadre dans lequel les aspirations identitaires sont ou satisfaites ou contenues. La meilleure preuve en est que la guerre civile opposant au Sri Lanka voisin les Tamouls du nord de l'île à la majorité cinghalaise a suscité de la sympathie — au moins jusqu'à l'assassinat de Rajiv Gandhi —, mais n'a jamais éveillé l'idée d'un quelconque nouvel État tamoul qui regrouperait de part et d'autre du détroit de Palk l'actuel Tamilnad indien au Tamil Eelam indépendant pour lequel luttent les plus résolus des Tamouls de Sri Lanka. Conclusion : en jetant du lest, et en lui concédant le pouvoir régional, le gouvernement central congressiste a su depuis les années soixante assagir un mouvement identitaire au considérable potentiel.
Le cas assamais relève pour une part — mais pour une part seulement — d'une pareille procédure : le mouvement identitaire, exacerbé par les manoeuvres d'un Congrès prenant tous les risques pour se maintenir en place, sous Indira Gandhi, se résorba dès lors que Rajiv Gandhi accepta, pour conforter l'unité nationale, de voir son parti perdre le pouvoir en Assam, au profit du nouveau parti régionaliste assamais, l'Asom Gana Parishad. Le scénario
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« tamoul » tourna court cependant, pour de multiples raisons : la politique décevante de l'AGP, la complexité ethnique de l'État et la persistance des mécontentements socioéconomiques ouvrirent la voie tout à la fois à un sous-régionalisme — celui des Bodos déjà évoqués — et à l'extrémisme de dissidents choisissant, à l'image d'autres mouvements nordorientaux, la lutte armée sécessionniste, dont l'issue est des plus incertaines.
Les crises localisées les plus graves, celles du Nord-Ouest indien, illustrent parfaitement la lourde responsabilité du gouvernement central, et l'effet désastreux des manoeuvres à courte vue. Au Pendjab comme au Jammu et Cachemire, tous deux États frontaliers voisins du Pakistan, l'existence de partis spécifiques permettait une solution de type tamoul. Dans les deux cas, en effet, existaient des partis régionaux acceptant le cadre national, et disposant d'une expérience répétée du pouvoir : les communautés religieuses majoritaires ici (sikhs au Pendjab, musulmans au Cachemire), mais minoritaires sur le plan national et d'autant plus sensibles, disposaient donc en ces partis régionaux d'un instrument politique apte à exprimer à la fois leur différence et leur intégration. Dans les deux États, New Delhi sut un temps faire des concessions: depuis 1952, le Cachemire bénéficiait d'une autonomie particulière, reconnue par l'article 370 de la Constitution, et en 1966, on l'a dit, le Pendjab fut redécoupé pour satisfaire la volonté des sikhs de l'Akali Dal d'obtenir un territoire taillé sur mesure ou presque. Dans les deux États, cependant, la volonté hégémonique du pouvoir central congressiste, en voulant affaiblir ces rivaux, fit en réalité le lit de l'extrémisme.
Au Pendjab, pour affaiblir l'Akali Dal, le Congrès encouragea en sous-main en 1978 la montée d'un jeune prêcheur sikh, Sant Bhindranwale, qui devint bientôt le porte-parole charismatique d'un fondamentalisme sikh luttant militairement pour la transformation du Pendjab en un État indépendant, le Khalistan. Pis, en 1984, le pouvoir central s'aliéna une large part des sikhs modérés en faisant donner l'armée contre le plus sacré des lieux saints sikhs, le Temple d'or d'Amritsar où s'étaient établis les rebelles. Assassinée quelques mois plus tard, Indira Gandhi paya le prix de ce sacrilège. Hors du Pendjab, et surtout à Delhi, les sikhs en subirent à leur tour les représailles immédiates, quand des milliers périrent dans les attaques lancées contre eux par des bandes dont les leaders suspectés, congressistes, n'ont jamais été jugés.
La question du Cachemire est assurément plus complexe que celle du Pendjab, puisqu'elle est directement héritée de la logique de la partition — ici inachevée pour cause de guerres entre les frères ennemis que furent dès leur naissance conjointe Inde et Pakistan — et parce qu'elle pose, au sein même de la partie du Cachemire que l'Inde contrôle — l'État du Jammu et Cachemire —, le problème des marges d'autonomie exceptionnellement consenties par la Constitution. Ici encore, comment ne pas lier la recrudescence gravissime des troubles depuis 1990 au jeu imprudent de New Delhi, revenu de longue date sur les promesses d'autonomie, manipulant la vie politique locale, déconsidérant le leader cachemiri modéré Farook Abdullah qui était peut-être le moins mauvais garant des liens difficilement noués entre la population du Jammu et Cachemire et l'Inde même. A fortiori était-il dangereux de jouer ainsi alors
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que les mouvements cachemiris disposent de sanctuaires au Pakistan, où la défaite de l'URSS face au voisin afghan a renforcé les tenants d'un islam militant.
Assam, Pendjab, Cachemire, pour ne rien dire des petits États frontaliers des confins sinobirmans, témoignent ainsi sur le mode tragique d'une propension générale du pouvoir central congressiste à trop jouer un jeu partisan, tirant toujours profit des erreurs ou des dérives verbales des mouvements d'opposition pour les qualifier immédiatement d'antinationaux. Certes, les propos ou les choix des leaders régionalistes furent parfois ambigus. Encore eûtil fallu ne pas trop identifier systématiquement les intérêts du Congrès à ceux de la nation. C'est ce que sut faire Rajiv Gandhi lors de son arrivée au pouvoir, mais sans persévérance. Plus généralement, et dans des contextes moins tendus, l'abus de la férule présidentielle devenue de plus en plus fréquente témoigne à la fois d'une altération des rapports entre le centre et les États, et d'un affaiblissement de l'hégémonie congressiste : cette procédure permet au pouvoir central, sur avis du gouverneur de l'État et décision du président de la République, de suspendre un gouvernement et une assemblée d'État si l'ordre public ou la stabilité politique viennent à manquer. Y recourir fut parfois légitime, mais plus d'une fois la férule présidentielle, décidée sur l'instigation du Premier ministre, tint d'un règlement de comptes partisan, et fut donc perçue comme une entorse répétée au sain fonctionnement de la vie démocratique nationale.
4. L'affaiblissement congressiste : une crise idéologique autant que politique
De telles pratiques politiciennes sont à replacer dans le contexte général de l'évolution politique de l'Inde indépendante, dont le réfèrent majeur est à coup sûr le parti du Congrès, fer de lance, avant 1947, du « combat pour la liberté » mené par des figures aussi charismatiques que celle de Gandhi, puis force hégémonique décisive, continûment au pouvoir au centre — et dans la majorité des États — de 1947 à 1977. Le Congrès national indien, pour lui rendre sa dénomination entière, est ainsi à tous égards le pilier de la construction nationale, avant et après l'indépendance : la figure de Jawaharlal Nehru assurant plus que tout autre cette continuité qui fut si longtemps source de légitimité aux yeux de l'électorat indien. Mais le Congrès fut aussi, avant et après l'indépendance, le champ le plus étendu de l'horizon politique indien. On y trouva toujours des socialisants, voire des socialistes, et des nationalistes conservateurs sensibles aux valeurs de l'hindouisme, outre le marais grandissant des opportunistes. Souvent des scissions ou des frictions en écartèrent des minorités, rejetées vers sa gauche ou vers sa droite, mais le système électoral en usage — le scrutin uninominal à un tour — amplifia toujours le poids parlementaire du parti dominant, même quand celui-ci ne remportait pas la majorité des suffrages (ce qui, on l'oublie trop, fut le cas le plus fréquent). Cette formidable machine électorale minimisait l'effet des scissions, et conservait ou ramenait au bercail une bonne part de la classe politique. Auprès de l'électorat de masse, la figure légendaire de Nehru, puis celle de sa fille Indira Gandhi étaient les garants de la continuité,
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perçue moins comme un immobilisme — l'Inde changea sous Nehru, et Indira sut donner vie à des slogans populistes — que comme une stabilité bénéfique. Sous l'égide d'un Congrès comptant au rang de ses leaders des hindous comme des musulmans, des castes de tout statut, des hommes et des femmes issus de tout le pays, la famille Nehru-Gandhi, qui donna trois Premiers ministres à l'Inde en trois générations, symbolisa pour beaucoup, intellectuels aussi bien que gens du peuple, la nécessaire unité nationale, quoi qu'on ait pu lui reprocher 9.
Les dérives du pouvoir sous une Indira Gandhi autoritaire et manipulatrice, les effets d'un mal-développement inégalitaire, générateur de frustrations dans une classe moyenne souvent privée des fruits attendus d'une croissance pourtant visible, l'inquiétante extension de la corruption affaiblirent la légitimité du Congrès, déjà ébranlée par l'imposition de l'état d'urgence de 1975 à 1977. Mais une fois au pouvoir, de 1977 à 1980, la très disparate coalition du Janata, unie dans la lutte contre l'autoritarisme d'Indira Gandhi, fit très vite preuve de ses faiblesses, de ses divisions, voire de son incompétence. Pour beaucoup d'intellectuels, et pour beaucoup d'Indiens qui ne connaissaient pas l'acronyme mais pensaient de même, l'Inde des années quatre-vingt était marquée du syndrome TINA : There Is No Alternative. Pas d'alternative au Congrès, quels que soient ses défauts. La seconde expérience de gouvernement Janata (1989-1991), abrégée par des rivalités internes comme la précédente, renforça cette impression.
La décennie quatre-vingt est ainsi porteuse de vives désillusions, qui masquent les succès pourtant remarquables acquis depuis l'indépendance. Comment l'oublier en effet ? L'Inde des années cinquante, aux yeux de bien des observateurs étrangers, semblait promise à un avenir très incertain, compromis à la fois par son extrême diversité ethno-religieuse et par sa pauvreté de masse. Les plus sceptiques mettaient en doute l'aptitude d'un régime démocratique à assurer à la fois, par voie consensuelle, l'unité nationale et l'essor économique, dans une société en grande majorité analphabète. La troisième voie que Nehru entendait tracer entre capitalisme et socialisme, comme la théorie du non-alignement, semblait au mieux une utopie, au pis une rhétorique nationaliste sans moyens véritables. Et, pourtant, la démocratie indienne, malgré ses limites, a tenu bon. Les Indiens sont continûment allés aux urnes, pour choisir entre de très nombreux partis. L'état d'urgence lui-même, cette parenthèse de « dictature centriste », pour reprendre la formule de M.J. Zins 10, s'est clos, à l'initiative d'Indira Gandhi qui l'avait imposé, par des élections générales la condamnant. Jamais l'armée, pourtant puissante, n'a aspiré à jouer un rôle politique. L'analphabétisme a consi9.
consi9. vit ainsi Indira Gandhi perdre les élections de 1977 après avoir imposé l'état d'urgence, puis être rappelée en 1981 par les électeurs vite lassés des divisions de la coalition disparate du Janata. Après son assassinat, le triomphe électoral de son fils Rajiv, qu'on savait inexpérimenté, tint largement au symbolisme d'un nom apparaissant comme garant de continuité en temps de trouble. Et quand Rajiv fut à son tour assassiné en 1991, et que le Congrès triompha une nouvelle fois, une fraction des congressistes pensa que sa veuve, pourtant née italienne, pourrait reprendre le flambeau.
10. Max Jean ZINS, Histoire politique de l'Inde indépendante, PUF, Paris, 1993. Voir plus bas la contribution du même auteur, et in fine, le compte rendu de cet ouvrage.
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dérablement reculé. Le pays, certes engoncé dans son protectionnisme, a conforté une base industrielle extrêmement large, sinon toujours à la pointe de la technologie. La révolution verte a rempli les greniers : sans résoudre tous les problèmes nutritionnels, elle a du moins libéré l'Inde de la menace des famines. L'Inde a su diversifier ses partenaires économiques étrangers pour amoindrir sa dépendance. Elle s'est engagée aussi bien dans les recherches spatiales que dans le nucléaire. L'Inde, enfin, est restée une, face à un Pakistan qui connut, lui, une seconde partition.
Ces acquis, pourtant, ne brossent pas tout le tableau. Les difficultés socio-économiques ne peuvent être occultées. Elles sont liées — tout à la fois causes et conséquences — à l'insuffisant développement qui, d'une part, entretient un fort taux de sous-emploi ou de chômage (y compris chez une jeunesse médiocrement diplômée) et qui, d'autre part, par les poches de croissance qu'il génère, accentue les différences entre qui bénéficie de la modernité et qui n'en obtient que des miettes. La volonté d'accéder à un mieux-être ne se satisfait souvent plus du lent recul de la pauvreté que chiffrent les statistiques gouvernementales. Elle est amenée toujours davantage à comparer ce qu'obtient autrui, à mesure qu'évoluent, par mille voies, les mentalités inégalitaires traditionnelles. Dans ce contexte dynamique, mais inégal et segmenté, le jeu individuel ne résout rien pour le plus grand nombre. L'appartenance au groupe demeure donc porteuse d'espoir, soit pour ouvrir des filières, soit pour se défendre ou attaquer collectivement, par le biais de multiples forces de pression.
Il est ainsi tout un éventail d'appartenances identitaires, dont on peut agiter tour à tour, à différentes échelles, tel ou tel élément. La solidarité de caste en est un, essentiel dans bien des compétitions électorales où les divers partis tendent à retenir des candidats appartenant à la caste la plus nombreuse de la circonscription, ou la plus influente. L'appartenance ethnique en est un autre, et joue sur bien des registres. L'autre peut être un pouvoir qu'incarne au centre un parti politique — souvent le Congrès. Le mécontentement peut alors nourrir un régionalisme soudain, qui prend corps s'il trouve des leaders charismatiques, on l'a vu avec la retentissante victoire du Telugu Desam (le Pays télougou) en Andhra Pradesh, en 1983 : à peine créé, ce parti régionaliste l'emportait dans l'État sur le Congrès, façon de dire que l'Inde n'accordait pas au pays télougou — et donc à son peuple — ce qu'il était en droit d'attendre. Les régionalismes bien plus aigus d'Assam ou du Pendjab ne disaient pas autre chose au départ. Mais l'identité ethnique peut aussi se dresser contre un autre ethniquement identifié lui aussi, et qu'on accuse d'être venu là pour prendre des emplois en ville ou des terres à la campagne. Les divers mouvements des « fils du sol » mêlent ainsi très intimement l'identification ethnique et la compétition économique : la Shiv Sena (l'Armée de Shiva) a longtemps dénoncé à Bombay la part prise par les migrants du sud de l'Inde ; les militants assamais firent de même contre les immigrés bangladeshis, étrangers en situation irrégulière il est vrai, quoique parfois inscrits sur les listes électorales pour renforcer le pouvoir du Congrès dans l'État. Reste aussi, naturellement, l'appartenance religieuse. Elle surdétermine parfois des compétitions régionales, ou s'y ajoute : ainsi les immigrés bangladeshis d'Assam ont aussi pour caractéristique d'être pour la plupart des musulmans ; ainsi la Shiv Sena s'en
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prend-elle aussi aux musulmans, perçus au même titre que les hindous venus du Sud, comme étrangers au Maharashtra. Plus gravement, car à l'échelle nationale cette fois, le nationalisme hindou a toujours défini l'islam comme un corps étranger à l'indianité, et le dénonce d'autant plus qu'il l'estime indûment favorisé par le pouvoir congressiste.
Cette accusation, largement biaisée et nourrie d'un fantasme anti-islamique, appelle à considérer la politique du Congrès vis-à-vis des différentes communautés religieuses, et au premier chef vis-à-vis des musulmans et des hindous. Il faut à cet égard distinguer deux types de fait. La pratique générale du sécularisme s'est accommodée, dès les années cinquante, dans la stratégie congressiste, d'un usage politique de l'identité religieuse. Dans le meilleur des cas, il s'agissait de donner aux diverses minorités religieuses des garanties dépassant éventuellement celles fournies par la Constitution, qu'on a déjà évoquées. Le cas du Cachemire est d'un autre ordre, mais on ne peut oublier qu'il est majoritairement musulman. L'une des revendications du nationalisme hindou a toujours été de faire rentrer cet État dans le lot commun, considérant que l'histoire ne pouvait justifier une autonomie particulière accordée en fait pour se concilier la majorité musulmane de l'État.
Sur un autre plan, l'Inde congressiste a toujours accepté l'existence de partis fondés sur l'appartenance religieuse : l'Akali Dal sikh en est un, la Ligue musulmane (surtout présente au Kérala) en est un autre, avec qui le Congrès a plus d'une fois construit des coalitions. Mais le Congrès a aussi plus d'une fois interdit mouvements ou partis religieux, dès lors qu'ils dérivaient vers ce cancer de l'Inde : le communalisme 11. Entendons par cet anglicisme la propagande ou l'action effective menée par des membres d'une communauté religieuse contre des membres d'une autre communauté, pour des raisons d'appartenance religieuse. La communauté musulmane, pour sa part, a toujours été l'objet d'une attention particulière du Congrès. Le droit musulman pour les affaires civiles est ainsi en partie reconnu, tout en restant soumis à la juridiction supérieure des cours civiles, et il n'est pas de gouvernement congressiste qui ne compte dans ses rangs un ou plusieurs musulmans. Si l'Inde n'a jamais compté de musulman au poste majeur de l'exécutif — celui de Premier ministre —, elle a connu deux présidents de la République musulmans (mais seulement deux sur neuf, il est vrai, le dernier ayant complété son mandat en 1977). La volonté marquée d'intégration nationale vaut donc à la communauté musulmane quelques satisfactions pratiques ou symboliques, sans que le retard socio-économique marquant la communauté dans son ensemble soit vraiment résorbé.
Mais où s'arrête le légitime souci de ne pas laisser se former un corps de citoyens de deuxième classe ? Où commence l'électoralisme ? Les années quatre-vingt ont marqué un tournant à cet égard, car c'est en 1977 que, pour la première fois, le Congrès a perdu le pouvoir central. Or, son hégémonie était fondée sur sa capacité à recueillir les voix d'une bonne part du monde hindou, mais aussi celles des minorités. Par leur concentration géographique, les musulmans constituaient sur ce plan une banque de voix non négligeable, déterminante dans plusieurs dizaines de circonscriptions électorales de la vallée du Gange, en particulier dans
11. Interdictions souvent peu efficaces, ou vite abrogées. 26
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cet État clé qu'est l'Uttar Pradesh, terrain d'élection de sept des neuf Premiers ministres qui ont gouverné l'Inde 12. Plus généralement, le retour au pouvoir d'Indira Gandhi, en janvier 1980, a ouvert l'ère des compromissions croissantes : désormais menacé au centre aussi bien que dans nombre d'États, le Congrès a joué sans vergogne la carte d'un communalisme d'autant plus mou qu'il flattera tour à tour l'électorat des castes moyennes hindoues et l'électorat musulman, mais néanmoins pervers en ce qu'il dévaluera peu à peu les principes laïques minimaux posés par Nehru. Indira Gandhi paiera de sa vie la manipulation du religieux à des fins politiques qui marque la crise du Pendjab. Son fils Rajiv, qui arrive au pouvoir en 1984 en voulant « faire entrer l'Inde dans le xxi e siècle », s'abandonnera vite aux mêmes tentations, sur un mode apparemment mineur, mais en fait porteur d'implications nationales.
Deux affaires furent décisives à cet égard. L'une concerne la vieille mosquée dite de Babur, construite au xvie siècle à Ayodhya sur un site considéré par les nationalistes hindous comme ayant porté un temple érigé sur le lieu de naissance de Rama. Mosquée désaffectée, dans laquelle des militants hindous avaient érigé des idoles. Une juridiction locale avait ordonné de clore le lieu en 1948. Cédant aux pressions d'agitateurs hindous, Rajiv Gandhi laissa rouvrir le site, et raviva ainsi une controverse qui a nourri le militantisme agressif du nationalisme hindou pendant des années, dans l'espoir, satisfait enfin en 1992, de voir la mosquée jetée bas. A la veille des élections de 1989 — qu'il perdra pourtant — le Premier ministre congressiste accorda une nouvelle concession aux militants hindous, en laissant poser la première pierre du temple monumental qu'ils entendent toujours construire après avoir rasé la mosquée. En même temps qu'il cajolait un certain électorat communaliste hindou, Rajiv commit une seconde erreur, au profit cette fois des musulmans les plus traditionalistes. En 1985, contre les interprétations de commentateurs de la charia, la Cour suprême avait ordonné à un avocat musulman divorcé de payer une pension durable à son ancienne femme Shah Bano. Face au mécontentement de maintes associations musulmanes, Rajiv Gandhi fit voter un an plus tard par le Parlement une loi confirmant une spécificité jugée rétrograde par les musulmans progressistes, seul moyen d'aller à l'encontre du jugement de la Cour suprême. Cette victoire du particularisme musulman fut évidemment une bénédiction pour le nationalisme hindou, qui put clamer que les musulmans indiens, avec l'appui du Congrès, faisaient passer le Coran avant la Constitution. Le BJP trouva ainsi un nouvel argument de choix : les congressistes ne sont que des « pseudo-sécularistes ». Lui, qui prône un droit absolument unique pour tous, est le vrai porteur des valeurs égalitaires.
Dans une atmosphère alourdie par les affaires de corruption qui affectent l'image du gouvernement de Rajiv Gandhi, tous ces faux pas contribuent à aggraver la crise idéologique qui frappe un Congrès sans réelle démocratie interne, parti phare de l'Inde indépendante usé par quarante ans de pouvoir. A ceux qui cherchent un substitut au Congrès, le Janata offre-t-il la réponse ? Coalition disparate affaiblie par les luttes de factions et de personnes, le Janata de 1985, comme celui de 1977, doit sa victoire à l'alliance conclue avec le BJP. Certes celui-ci
12. Voir plus loin l'étude de Violette GRAFF, et la carte des concentrations musulmanes illustrant son analyse.
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ne participe pas au pouvoir central, à l'inverse du Jana Sangh de 1977. Certes, comme en 1978, les relations se tendent vite entre les nationalistes hindous et les leaders du Janata nourris d'un passé congressiste. Mais accord électoral vaut certificat de légitimité politique. Du reste, A.B. Vajpayee, leader le plus modéré du BJP, n'est-il pas un pilier de la vie parlementaire, et un ancien ministre des Affaires étrangères du premier gouvernement Janata ? Politiquement affaibli, le Premier ministre Janata, V.P. Singh, en qui beaucoup d'électeurs lassés du Congrès avaient placé grand espoir, va mettre le feu aux poudres, en annonçant en août 1990 son intention de mettre enfin en oeuvre une recommandation énoncée dix ans plus tôt par la commission Mandai, qui préconisait de réserver dans les emplois du gouvernement central 27 % de postes aux membres des castes dites « arriérées » (backward) en sus des réservations dont bénéficient déjà les « castes répertoriées » (ex-intouchables) et les « tribus répertoriées ». L'agitation est immédiate dans toute l'Inde du Nord, où les jeunes de bonnes castes, étudiants espérant un emploi ou diplômés déjà chômeurs, protestent de façon spectaculaire, suicides par le feu compris. La controverse était fondamentale, et sans doute nécessaire. Elle tombe pourtant au plus mauvais moment. Après un Congrès jouant des dés pipés de la religion, voilà le Janata ravivant les conflits entre castes, dans un but électoral évident, disent ses adversaires qui connaissent le poids considérable des castes dé médiocre statut pouvant profiter de la réforme annoncée. L'Inde du Nord se divise un peu plus, entre hindous cette fois. La crise idéologique s'accentue, à mesure que les expériences politiques échouent. V.P. Singh tombe au bout de onze mois de pouvoir. Son successeur Chandra Sekhar tient moins longtemps encore. N'y a-t-il donc aucun substitut au pouvoir congressiste ? Tel est l'enjeu décisif des élections générales de 1991.
5. La poussée du nationalisme hindou
Or, à cette date, une force toujours présente dans la pensée politique indienne du xxe siècle, mais secondaire jusqu'aux années quatre-vingt, s'affirme avec éclat, et prétend précisément être l'alternative salvatrice : le nationalisme hindou. Cette prétention s'appuie sur un constat : le Janata s'oppose certes au Congrès sur un plan politique, mais pour l'essentiel il en partage l'idéologie dominante. Les quatre Premiers ministres Janata, du reste, étaient tous d'anciens congressistes de haut vol. Le Bharatiya Janata Party, Parti du peuple indien, défend pour sa part une tout autre plate-forme. Nouvelle dénomination du Jana Sangh, qui avait été partie prenante du gouvernement de coalition anti-Indira de 1977 constitué sous l'égide du Janata, il est le bras politique du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS, Association des volontaires nationaux), mouvement activiste et idéologue du nationalisme hindou. Le BJP en appelle à ce titre à la reconnaissance de Yhindutva, l'hindouité, comme constitutive de la nation indienne, une nation aussi vieille que la société hindoue 13. D'allure fasciste à bien des
13. Nous suivrons ici Christophe JAFFRELOT, Le Nationalisme hindou, Presses de la FNSP, Paris, 1993. Voir ciaprès l'étude du même auteur, et le compte rendu de cet ouvrage en fin de volume.
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égards, le RSS se distingue pourtant du fascisme vrai par la place secondaire qu'il accorde à l'État, au profit d'une société qu'il voudrait unifier en sa totalité, par un travail idéologique et social. Il entend du reste conforter la nation en unifiant cette société que le Janata, à l'en croire, pulvérise encore davantage en relançant la compétition entre castes. De même, quoiqu'il soit souvent défini comme un fondamentalisme, le nationalisme hindou n'en est pas vraiment un, puisque l'hindouisme ne dispose d'aucune autorité de référence exclusive, texte ou chef spirituel, qui poserait les fondements d'une orthodoxie reconnue. Mieux, les idéologues du nationalisme hindou sont des réformateurs de l'hindouisme, s'inspirant à maints égards des religions sémitiques contre l'emprise desquelles ils luttent : ils cherchent, d'une part, à construire une fraternité hindoue libérée des forces de division que manifeste le système des castes, et ils tentent, d'autre part, avec ou sans (voire contre) les divers dépositaires reconnus de la haute tradition hindoue, de constituer une manière d'autorité ecclésiale et dogmatique unifiant sur ce plan aussi la mosaïque hindoue, pour assurer la défense et la promotion de l'hindouisme : tel est, pour l'essentiel, l'objet d'une autre institution clé de la nébuleuse du RSS : la Vishva Hindu Parishad (VHP), Association hindoue universelle, fondée en 1964, une quarantaine d'années après le RSS.
La poussée du nationalisme hindou ne s'appuie pas seulement sur la séduction propre d'une idéologie s'opposant aux principes jusque-là dominants. Elle résulte aussi d'une stratégie d'agitation systématique, qui vise à canaliser à son profit le mécontentement d'un fragment aussi large que possible de la majorité hindoue. Pour conforter l'identité hindoue, par-delà la forte segmentation d'une société de castes, la nébuleuse RSS-BJP-VHP entretient ou réveille le vieux « complexe d'infériorité majoritaire » qui oppose à la communauté disparate des hindous, éparpillant ses votes, l'image évidemment exagérée de communautés minoritaires unies, encadrées, défendant bec et ongles leurs particularismes ou leurs privilèges. Cette diabolisation vise au premier chef l'islam. A compter de 1983, l'agitation va s'accentuer, sous l'autorité de la VHP et de L.K. Advani, leader du BJP issu des rangs du RSS, né dans ce qui devint en 1947 le Pakistan. La tactique consiste à multiplier les processions — les yatras —, partant symboliquement de diverses extrémités de l'Inde pour converger vers la vallée du Gange, où la figure de Rama et la mosquée d'Ayodhya vont bientôt cristalliser l'attention, Advani menant à l'occasion campagne en portant l'arc de Rama. Cent fois est annoncée la destruction de la mosquée d'Ayodhya, pour élever sur son site un temple en l'honneur de Rama. La nation hindoue tout entière est appelée à joindre le mouvement, en envoyant de chaque village indien des briques consacrées. L'imbrication du politique et du religieux est totale: jouer des symboles de l'une apporte d'autant plus à l'autre que les dérives mêmes d'un mouvement générateur d'émeutes se révèlent politiquement payantes : l'émeute communaliste conforte, par la radicalisation des conflits locaux, les sentiments d'identité communautaire, qui trouvent souvent une expression électorale.
Aux élections de 1991, le Congrès l'emporte difficilement, et ne doit sans doute sa victoire qu'à l'émotion créée par l'assassinat de Rajiv Gandhi. Mais le BJP, lui, progresse considérablement. A la Lok Sabha, il compte 119 députés sur 545 sièges : à la tête du second parti
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représenté, Advani devient staturairement leader de l'opposition. Quant aux élections dans les divers États, elles consacrent la nouvelle prééminence du BJP dans l'Inde du Nord : il gouvernait le Madhya Pradesh, le Rajasthan et l'Himachal Pradesh depuis 1989-1990. Il y ajoute en 1991 l'Uttar Pradesh, l'État phare de la vie politique indienne. Il se sent désormais assez fort, face à Narasimha Rao, Premier ministre congressiste ne disposant que d'une majorité relative, pour pousser l'avantage. En dépit des assurances données, la mosquée d'Ayodhya est bel et bien détruite en décembre 1992, à l'instigation du RSS et de la VHP, et en présence des chefs du BJP. Lors de la vague d'émeutes qui suit, et dans laquelle périt plus d'un millier de musulmans, Narasimha Rao fait interdire le RSS (et, pour faire bonne mesure, la Jammat-e-islami musulmane dure). La férule présidentielle est alors appliquée aux États que gouvernait le BJP, dont tous les chefs de gouvernement étaient aussi membres du RSS. Fin novembre 1993, les élections dans ces États de l'Inde du Nord diront si le BJP, jouant la politique du pire au nom du nationalisme hindou, y convainc toujours une part décisive de l'électorat. Si tel est le cas, les élections générales seront inévitables à court terme, et le destin de l'Inde s'y jouera. Dans l'autre hypothèse, un sursis sera accordé au Congrès, ou une nouvelle chance au Janata. Mais ce succès ne saurait résoudre d'un coup la crise idéologique qui s'est peu à peu installée (voir notre post-scriptum sur ce point).
6. La nation et le monde : l'Inde face à elle-même et face à l'Occident
C'est dans ce contexte qu'a été conçu ce numéro d'Hérodote, écrit avant que soient connus les résultats des élections de l'Inde du Nord. Deux ans plus tôt, sans doute aurions-nous mis en avant les défis lancés à l'unité de la nation et à l'intégrité de son territoire. La crise du Pendjab était encore dans l'impasse, celle de l'Assam rebondissait, celle du Cachemire revenait au premier plan. Aujourd'hui, et sans que la question des tensions périphériques ait perdu de sa vigueur, la grande interrogation porte au premier chef sur la nature de la nation. Sous l'une ou l'autre perspective, la pluralité indienne est en cause, et c'est en cela que l'analyse de Ravinder Kumar ici proposée met en perspective aussi bien la tentation régionaliste que la compétition entre l'idéologie congressiste et celle du nationalisme hindou.
État-nation ou État-civilisation ?
Embrassant en quelques pages toute l'histoire de son pays, l'éminent historien indien y voit à l'oeuvre ce principe de pluralité, qui dépasse d'ailleurs les appartenances religieuses : la multitude de castes, d'ethnies, d'entités politiques locales ou régionales définit, aujourd'hui comme hier, autour de grandes valeurs communes, la civilisation indienne, en laquelle se retrouvent une multiplicité d'identités vécues à diverses échelles territoriales. Ce constat établi, Kumar préconise de définir l'Inde contemporaine comme un État-civilisation plutôt que comme un État-nation. Quelle est la place de l'hindouisme dans cette civilisation ? Il est certes
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un élément constitutif majeur du patrimoine indien, mais il n'est pas la seule base historique de l'identité indienne, sauf au second degré en quelque sorte, en tant que religion ouverte, non dogmatique, et donnant toute sa place au principe de pluralité qui permit précisément à la civilisation indienne de s'ouvrir aux religions minoritaires, et particulièrement à l'islam. A l'inverse du nationalisme hindou, qui identifie la civilisation indienne à l'hindouisme, Ravinder Kumar, fidèle à la philosophie politique dominante, voit au contraire à l'oeuvre dans cette civilisation, « une culture reposant sur une multiplicité de visions religieuses et attirant à elle la richesse des éléments régionaux constituant la société indienne ». Jean-Alphonse Bernard, dans un bref commentaire de ce texte, pose entre autres remarques une interrogation clé : si cette civilisation fonde bien sa cohérence sur le principe de tolérance, comment interpréter cet acte fondateur et destructeur que fut la partition de 1947?
Le Congrès et la nation : idéologie et dérives
Cette philosophie politique dominante a dépassé la seule sphère congressiste : la gauche indienne la partage. Mais c'est bien au Congrès qu'il faut porter une attention particulière, puisqu'il fut le vecteur majeur de la construction nationale avant et après l'indépendance. Max-Jean Zins en rappelle l'essentiel, une « conception individualiste/universaliste de la nationalité ». Mais il souligne aussi un fait d'importance : l'adhésion à cette conception n'a jamais été totalement unanime au sein du Congrès, au travers duquel passa toujours « la fracture entre laïcs et pro-hindous ». A la suite de multiples dérives, mais aussi en raison d'une certaine dynamique sociale qui a poussé une partie des classes moyennes rurales vers d'autres partis plus ciblés, le Congrès a cessé d'être ce « point d'ancrage politique majeur qui participait de façon décisive au maintien de l'unité nationale ». C'est d'autant plus vrai que la libéralisation de l'économie indienne, lancée par le Congrès depuis la fin des années quatrevingt, va contribuer à relâcher les liens de dépendance entre les industriels et le parti au pouvoir. Ne peut-on même penser que, pour certains grands groupes, ce sera moins au cadre institutionnel d'assurer à l'avenir l'unité nationale qu'au marché lui-même? Moins interventionniste que le Congrès, et prônant une décentralisation accrue dans le cadre d'un redécoupage des États, le BJP peut aussi, sur ce plan, séduire certains intérêts...
Le nationalisme hindou : « un peuple, une terre, une culture »
Pour l'heure, cependant, le BJP n'en est pas là. Avec ses partenaires de la nébuleuse nationaliste hindoue — mais parfois en désaccord tactique avec telle ou telle de ses composantes —, il mène un combat idéologique en usant de stratégies « instrumentalistes » : c'est en tentant de transformer de multiples symboles de l'hindouité en instruments de construction d'une large identité hindoue qu'il compte, émeutes et violences aidant, gagner un électorat, certes, mais aussi — et c'est là l'objectif ultime du RSS, qui n'attend pas tout du pouvoir — faire évoluer les consciences vers la conviction de tout nationalisme ethnique: en toute nation se
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fondent « un peuple, une terre, une culture ». Rappelant la genèse du mouvement, Christophe Jaffrelot s'attache tout particulièrement à la dimension territoriale de la pensée et de la stratégie du nationalisme hindou. Fondamental dans cette idéologie, le territoire de l'hindouité est aussi — et combien ! — un instrument de la stratégie de conquête de l'opinion, à de multiples échelles d'intervention. Jouant d'une géographie sacrée à des fins mobilisatrices, le nationalisme hindou est aussi confronté au problème de son enracinement territorial, largement confiné à l'Inde du Nord de langue hindi. Pour en sortir, les grandes processions traversant le pays sont un premier recours. La « nationalisation de l'émeute » en est un autre, calculé, qui étend délibérément le champ des tensions pour cristalliser le sentiment identitaire hindou à travers tout le pays.
Le désarroi des musulmans indiens
Les musulmans sont les premières victimes de ces violences, dont Violette Graff fait ici la chronique, identifie les points sensibles récurrents, en rappelant ce qu'est l'islam indien. Un islam en désarroi, encore sous le choc de la destruction d'une mosquée pourtant désaffectée, mais ô combien symbolique ! Un islam, soulignons-le ici, qui n'a su faire naître un véritable leadership moderne, et qui reste sous l'emprise d'autorités ou d'organismes plus crispés sur la défense d'un particularisme qu'ouvert à une logique d'intégration, d'autant qu'à cet égard la plus marquante des intégrations de type moderne, celle du vote musulman longtemps acquis au parti unanimiste du Congrès, a apporté les désillusions que l'on sait. Pourtant, comment oublier qu'un dialogue historique, puisant au vif des fois populaires comme à celle du mysticisme, a développé en Inde ce soufisme qui, au même titre que le meilleur hindouisme, a toujours pratiqué la tolérance : l'islam indien, qui fit naître certains mouvements revivalistes ou fondamentalistes qui ont ensuite essaimé hors du sous-continent, a aussi en lui cet amour de Dieu et des hommes qui transcende les appartenances religieuses, et qui invite à la tolérance et à la fraternité.
Questionner les siens
C'est parce qu'il existe de telles traditions que le mahatma Gandhi appelait de ses voeux une Inde où chacun puisse vivre sa foi dans le respect des autres, que Nehru et les constituants ont voulu construire une Inde une et laïque, ouverte à tous. C'est pour cela aussi que la destruction de la mosquée d'Ayodhya a claqué dans le ciel indien comme un coup de tonnerre, et que beaucoup, intellectuels ou pas, se sont interrogés : en était-ce fini de l'idéal indien ? Comment en était-on arrivé là ? Par-delà la condamnation du nationalisme hindou, bien des intellectuels se sont aussi tournés vers leur propre camp, ou vers leur propre communauté, pour y trouver des manques, des parts de responsabilité, des éléments d'explication. A deux de ces intellectuels, on a demandé d'écrire pour ce numéro un texte qui échappe aux catégories académiques : un témoignage sans apprêt, une réaction libre face à cette Inde
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Bharat Ram
Industrialist
R.P. Goenka
Industrialist
Lalit Thapar
Industrialist
Nanubhai B. Amin
Industrialist
Raj Tiagrajan
Industrialist
Desh Bandhu Gupta
Industrialist
Pupul Jayakar
Chairman, INTACH
Ashok Advani Publisher
Ashok Desai
Former Soliciter General
Lovraj Kumar
Former Secretary, Govt. of India
Ved Marwah
Former Adviser to Governor of Jammu and Kashmir
Air 'Chief Marshal S.K. Mehra (Retd.)
Former Chief of Air Staff
Admirai S.M. Nanda
Former Chief of Naval Staff
I.G. Patel
Former Director,
London School of Economies
Leila Seth
Former Chief Justice, Hirnachal Pradesh
Vikram Seth
Writer
Mantosh Sondhi
Former Secretary, Govt. of India
Gen. K. Sunderji
Former Chief of Army Staff
M.S. Swaminathan
Scientist
UN APPEL A LA COMMUNAUTÉ HINDOUE
Après Ayodhya, l'élite hindoue en appelle à ceux que le nationalisme hindou a pu séduire, dans un texte publié en anglais, en hindi, en gujarati et en marathi le 30 janvier 1993, jour anniversaire de l'assassinat du mahatma Gandhi. On relève parmi les signataires des industriels de premier rang, de hauts fonctionnaires, des hommes de robe, des anciens chefs militaires des trois armes, des intellectuels. Tout est dit en termes mesurés, mais justes : « Si vous êtes un hindou, lisez. Croyez-vous que la démolition de la mosquée de Babur ait restauré la fierté hindoue, conforté l'honneur national et grandi l'Inde ? Si tel est le cas, pensez que peut-être cet acte a trahi la culture hindoue, qu'il a fait honte à la nation à la face du monde, qu'il a intensifié les tensions entre toutes les communautés, et donc qu'il a affaibli l'Inde. » (Document communiqué par Dharma Kumar.)
HERODOTE
blessée dont ils sont citoyens. Dharma Kumar, de la Delhi School of Economies, a été mêlée à l'élaboration de l'appel publié dans la presse indienne, en plusieurs langues, le 30 janvier 1993, anniversaire de l'assassinat du mahatma Gandhi par un ultra hindou l'accusant de pactiser avec les musulmans. Un appel bref, où chaque mot est pesé, à l'adresse de tous ceux qui ont pu se laisser séduire par le nationalisme hindou, alors même que la destruction de la mosquée d'Ayodhya contredit tout ce qui fait la grandeur de l'hindouisme et de l'Inde. Pour autant, Dharma Kumar vise aussi son propre camp, pour dénoncer les contre-effets du « sécularisme dogmatique », qui, à ses yeux, se coupe du peuple et s'autocensure par crainte de faire le jeu de l'adversaire. Mais laisser à celui-ci le soin d'exploiter à son profit, en forçant le trait, telle ou telle question délicate — les financements étrangers de certaines associations musulmanes, par exemple, où l'immigration massive en provenance du Bangladesh — n'est-ce pas oeuvrer à contresens ? En d'autres termes, la sauvegarde de la nation et le combat contre le communalisme impliquent-ils parfois de rester muet ?
C'est, sur un autre mode, une des questions que pose aussi Muzaffar Alam à sa propre communauté, en conclusion d'un texte vibrant de toute la frustration ressentie face à l'image que brossent des musulmans tous ceux qui réécrivent l'histoire indienne à usage communaliste. Spécialiste internationalement reconnu de l'Inde mogole, cette histoire de l'islam indien et des liens noués entre hindous et musulmans, il la connaît et en présente ici ce qu'il faut pour échapper aux commentaires habituels sur les persécutions d'Aurangzeb, sur les conflits, sur les massacres. Mais que cela n'empêche pas de dire ce qui pèche chez les musulmans euxmêmes : ce repliement sur soi, ces chefs spirituels ou politiques sans envergure, ces associations de défense qui ne savent plaider que sur un mode sectaire ou corporatiste, ces intellectuels qui, pour montrer qu'ils sont de vrais sécularistes, méprisent la religiosité frileuse du petit peuple musulman, sans chercher à le faire évoluer.
Ainsi mesure-t-on la complexité des choses : la nation indienne, ce n'est pas une communauté contre une autre, c'est, comme partout, une infinité de nuances, une foule de contradictions internes à chaque camp, à chaque parti, à chaque communauté, contradictions qui, en vérité, sont la vie même. Le nationalisme hindou lui-même n'est point monolithique. Certes, il peut être de bonne tactique, pour le BJP, d'avoir l'air navré des débordements de la foule hindoue rassemblée à Ayodhya, et comme tout mouvement conflictuel, il est bon de distribuer les rôles entre durs et modérés, entre vieux sages et jeunes têtes chaudes. Mais plus profondément, à mesure que la nébuleuse du nationalisme hindou se développe, croissent aussi les risques de conflits internes ou externes, qui d'ailleurs ne manqueraient pas d'éclater si le mouvement parvenait un jour au pouvoir à New Delhi. Ainsi de la montée en puissance des centaines de renonçants, dévots ayant en principe abandonné les biens de ce monde — les spectaculaires sadhus —, fort précieux aujourd'hui pour attiser les braises, mais peut-être embarrassants demain sur les bancs des assemblées. Ainsi de l'ambiguïté sociale du mouvement, qui dit vouloir unir tous les hindous, qui s'ouvre de fait pour une part aux harijans, aux tribus ou aux basses castes (bien représentées dans le Bajrang Dal, jeune appendice activiste de la VHP, fort présent à Ayodhya), mais qui reste perçu par beaucoup d'hindous de
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castes de bas statut comme étant en réalité l'instrument des hautes castes. Les partis non congressistes défendant les intérêts de ces castes backward dans la vallée du Gange sont ainsi les adversaires les plus résolus du BJP : telle la faction du Janata Dal de Laloo Prasad Yadav, au pouvoir au Bihar, ou le Bahujan Samaj Party du harijan Kanshi Ram en Uttar Pradesh. Derrière les affrontements binaires, de complexes rapports de force et de subtiles dialectiques sont aussi à l'oeuvre dans les configurations géopolitiques plus localisées. Nous en avons retenu trois. L'une, Bombay, reste liée au problème des tensions entre hindous et musulmans. Mais compte surtout ici, plus que le nationalisme hindou, un régionalisme hindou, celui de l'Armée de Shiva, la Shiv Sena. Les deux autres, Cachemire et Pendjab, sont de longue date des lieux de tensions régionalistes ou sécessionnistes, et posent ainsi d'une autre façon la question de l'unité nationale.
Le quadrillage politique urbain : la Shiv Sena et Bombay
Bombay, aujourd'hui la plus grande agglomération indienne, a connu les plus graves des troubles liés à l'affaire d'Ayodhya, qu'ont suivie deux vagues d'émeutes communalistes, en décembre 1992 et janvier 1993. Ultime sursaut, en mars: une série d'attentats à la bombe visant soigneusement les symboles de la modernité de la capitale des affaires et de la finance. On trouve la patte de la Shiv Sena dans les émeutes, ainsi que l'écho de la guerre des gangs, luttant entre autres pour le contrôle des terrains où sont établis des bidonvilles. Derrière les attentats, une famille musulmane en fuite, commanditée par un grand maffioso de la ville établi dans le Golfe, puis mystérieusement disparue au Pakistan. Plutôt que d'entrer dans les mécanismes de l'émeute, Gérard Heuzé éclaire ici l'idéologie de la Shiv Sena, luttant pour les intérêts des autochtones hindous — les marathis —, contre d'autres hindous immigrés d'abord, mais aussi contre les musulmans. Au coeur du combat, l'accès aux emplois, et la conquête d'un territoire urbain. Pour y parvenir, une organisation agressive mais aussi charitable, « qui ne peut résoudre ses contradictions que par l'action », et qui pratique en maître — au point d'avoir un temps conquis la mairie — la politisation du culturel et « l'art de l'occupation symbolique de l'espace », afin de marquer aux yeux de tous le territoire politiquement dominé. L'Armée de Shiva, ou comment un chauvinisme militant a su gagner à lui un électorat plébéien qui fut un temps sous l'influence du parti communiste, sans parvenir à son utopique idéal, une société marathie unie et fraternelle. La Shiv Sena garde précieusement sa spécificité dans le contexte de la poussée du nationalisme hindou, surenchérit sur le BJP, et tente désormais de s'implanter hors du Maharashtra. Fuite en avant paradoxale pour un mouvement d'essence régionaliste, ou constitution d'un archipel fascisant?
Les crises sécessionnistes : irrédentisme au Cachemire, normalisation au Pendjab ?
Avec la question du Cachemire, qu'analyse ici Christiane Hurtig, se retrouve posée la question musulmane, mais sous une tout autre forme, puisque, dans la mosaïque cachemirie, les
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musulmans sont dominants. Population quasi exclusivement musulmane dans la moitié nord du Cachemire, que contrôle le Pakistan (Territoires du Nord, que traverse aujourd'hui la route menant, par-delà le Karakorum, au Xinjiiang chinois, et Azad Cachemire, où les militants du Cachemire indien ont leurs bases). Population très majoritairement musulmane dans la vallée de Srinagar, où fleurit pourtant une des hautes traditions de l'hindouisme ; hindous majoritaires au Jammu ; bouddhistes d'ethnie tibétaine à l'est du Ladakh, près de l'Aksai Chin passé sous contrôle chinois. Pomme de discorde depuis 1947 entre Pakistan et Inde, le Cachemire redevient aujourd'hui un point chaud majeur. Au Jammu et Cachemire indien, la montée des mouvements armés a suspendu la vie politique. Faute d'accorder l'autonomie promise, New Delhi a laissé se développer une situation de crise plus aiguë que jamais, puisque, entre ceux, aujourd'hui déconsidérés, qui s'accommodaient de l'Union indienne, et ceux qui ont toujours voulu un rattachement au Pakistan, émerge désormais une force indépendantiste, le Front de libération nationale du Cachemire, qui embarrasse autant Islamabad que New Delhi. La présence d'anciens d'Afghanistan, moudjahidin de toutes nationalités qui poursuivent ici la. jihad, comme les multiples bavures de la répression militaire indienne, qui donnent au Pakistan l'occasion d'attirer l'attention du monde sur les violations des droits de l'homme dont se rendent coupables les forces indiennes, pourrissent encore davantage le conflit.
Si la crise du Cachemire s'aggrave, et laisse d'autant moins espérer une solution proche qu'elle n'est pas seulement un régionalisme exacerbé en sécessionnisme, mais bien un problème bilatéral entre Inde et Pakistan et, à ce titre, un terrain symbolique où nulle partie, depuis quarante-six ans, n'entend reculer, la crise du Pendjab, elle, semble enfin évoluer positivement. Anne Vaugier-Chatterjee en expose les origines, et montre comment le retour fort timide au processus électoral, en 1992, a accompagné une lutte antiterroriste efficace, car mieux comprise par une population lasse d'être entre deux feux. On notera surtout que la normalisation, tant politique que policière, est désormais menée par des sikhs, aux plus hauts échelons comme à la base, et non plus par des responsables extérieurs au Pendjab. L'espoir qui renaît, fruit d'une politique de meilleur a loi, reste toutefois suspendu à deux paramètres décisifs, à l'issue incertaine : la réinsertion des Akalis, plus divisés que jamais, dans la vie politique du Pendjab, et la solution jamais apportée aux vieilles questions posées depuis 1966: sort de Chandigarh, partage des eaux, rectifications territoriales, industrialisation. C'est dire qu'après tant d'années noires et tant de morts, les revendications du régionalisme sikh restent à satisfaire, pour qu'enfin se règle une question qui fut plus d'une décennie durant un test pour la nation.
La nation et le monde
Lors de sa longue quête de l'indépendance, la nation indienne s'est construite contre le régime britannique : le « combat pour la liberté » fut la première grande épopée anticoloniale du xxe siècle. A l'indépendance, la nation s'est construite sinon contre, du moins face à cet
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autre, le Pakistan, part d'elle-même qui refusait de s'y fondre, au nom de la théorie des deux nations. Après l'indépendance, l'Inde a poursuivi sa construction nationale au sein de ses nouvelles frontières, mais aussi en se positionnant dans le monde de Paprès-Seconde Guerre mondiale. Récusant le dualisme de la guerre froide, attachée à une troisième voie qui impliquait de compter sur ses propres forces et, pour le reste, de diversifier ses relations économiques pour éviter de tomber dans une nouvelle dépendance, face aux nouveaux empires, l'Inde fut au premier rang dans la genèse du mouvement des non-alignés. Pour Nehru comme pour ses successeurs — du moins ceux à qui le temps ne fut pas trop chichement compté, à commencer par sa fille Indira Gandhi —, la vigueur de la nation indienne était naturellement indissociable du rang que l'Inde était à même de tenir dans le monde.
Qu'en est-il aujourd'hui, après l'effondrement de l'Union soviétique, qui fut depuis 1974 une alliée privilégiée ? Gilles Boquérat brosse ici le tableau de cette Inde de l'après-guerre froide. Relations délicates avec la Russie de Boris Eltsine, intérêt nouveau pour l'ExtrêmeOrient, améliorations des relations avec la Chine, positionnement en Asie centrale : l'Inde, naturellement, porte un intérêt majeur au continent asiatique, en mutation accélérée. Les choses bougent moins dans le premier cercle, celui de l'Asie du Sud stricto sensu, avec laquelle le pays est d'autant plus lié que bien des questions, régionales ou nationales, y trouvent un écho immédiat, ou dépendent étroitement de ce qui se passe de l'autre côté de la frontière : immigrés bangladeshis en Assam et aujourd'hui au Bengale, question tamoule au Sri Lanka, question des Gorkhas népalais au Bengale pour ne rien dire du Pendjab ou du Cachemire. Et l'affaire d'Ayodhya n'a pas manqué d'avoir des contrecoups immédiats au Pakistan et au Bangladesh, où les gouvernements ont toutefois cherché à calmer le jeu. Il est difficile, certes, de s'affirmer comme grande puissance régionale quand tant de problèmes surgissent et impliquent directement ou non des voisins soucieux, eux aussi, de leur fierté nationale. Reste la grande question, celle du rapport à l'Occident. Gilles Boquérat souligne combien la pax americana ne satisfait guère une Inde refusant un monde unipolaire, où les États-Unis sont tentés de jouer, sur divers registres, au gendarme universel.
On retrouve là, au goût du jour, la vieille tradition anti-impérialiste. La dernière étude ici proposée voudrait le montrer de façon inattendue, en portant l'attention sur ce temps fort que fut, quelques mois avant la chute du mur de Berlin, cet autre sursaut démocratique en pays communiste : le printemps de Pékin. L'étude des réactions indiennes à l'écrasement de la révolte chinoise est fort significative à cet égard. La prudence du gouvernement de Rajiv Gandhi comme celle de l'opposition peuvent certes s'expliquer en termes de realpolitik : Inde et Chine tentaient alors d'améliorer leurs relations diplomatiques, et le principe de noningérence dans les affaires intérieures d'un pays tiers ne manqua pas d'être invoqué. Il sert l'Inde autant que la Chine, au Cachemire, par exemple. Plus curieusement, pendant des semaines, ni les grands éditorialistes ni les intellectuels qui condamnaient certes la répression du printemps de Pékin et soutenaient les aspirations démocratiques de la jeunesse chinoise n'ont souligné par contraste les acquis du régime indien, pour tenter de montrer à la face du monde qu'après tout, entre la Chine révolutionnaire, qui fut un temps si vantée, et l'Inde parle37
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mentaire ne rencontrant jamais tel écho, la voie indienne n'était peut-être pas la plus mauvaise. La crise idéologique indienne explique sans doute cette réaction. Reste l'autre composante, cette façon de renvoyer dos à dos le régime répressif de Pékin et l'Occident, dont la grande presse et les médias s'obstinent à faire le procès du tiers monde, sans laver devant leur propre porte. C'est sur ce rapport à l'Occident qu'on conclura.
7. Le questionnement de l'Occident
Refuser l'hégémonie américaine ou dénoncer l'emprise médiatique de l'Occident manifeste une volonté légitime de ne pas subir un rapport de forces défavorable. Réaction nationale au premier chef, mais plus que nationale aussi. L'Inde a hérité de Gandhi et de Nehru l'idée qu'elle luttait pour toute une part de l'humanité, voire pour l'humanité tout entière. La France n'est certes pas la seule à penser que ses valeurs nationales portent un message universel. Avec l'affaiblissement de l'idéologie nehruiste sur laquelle l'Inde indépendante s'est construite, et avec la poussée parallèle du nationalisme hindou, le questionnement de l'Occident a pris un sens nouveau.
Dans le contexte mouvant du monde contemporain, où les grandes idéologies universalistes sont malmenées par le réveil des nations, alors même qu'économie, médias et multinationales oeuvrent à ce qu'il est convenu d'appeler la globalisation, la question nationale indienne ne concerne pas seulement les quelque 850 millions de citoyens qui peuplent le pays, ni même le premier ou le deuxième cercle de ses voisins asiatiques. L'enjeu du combat que s'y livrent nationalistes hindous et « sécularistes », comme le sens des interrogations que ces derniers portent sur eux-mêmes ne s'enferment en rien dans quelque exotisme oriental. Si faible soit l'attention qu'on daigne habituellement lui porter, la quête de soi qui anime le deuxième pays du monde relève nécessairement d'un cadre universel. Les questions qui agitent l'Inde d'aujourd'hui renvoient à celles qu'ont pu se poser le Japon ou le monde islamique, et que se posera de plus en plus l'Afrique. Elles peuvent se formuler en une double interrogation : certains concepts présentés comme universels sont-ils simplement occidentaux, et peu propices au transfert ? Les catégories par lesquelles sont analysées les aires culturelles extra-européennes sont-elles pertinentes, ou ne sont-elles que l'héritage d'une interprétation occidentale s'étant imposée lors de la domination coloniale ?
Est en cause, en cette fin de siècle, un modèle nehruvien, que porte une vision du monde héritière des Lumières, à laquelle fut ajoutée une pincée de planification économique et de rhétorique socialisante, sans renier le maître mot de démocratie. Selon un processus classique, le mouvement nationaliste indien, dans son courant dominant, s'est donc tourné contre une puissance coloniale européenne, en usant largement de concepts européens. Gandhi, certes, chercha une voie plus spécifique, tout en puisant dans sa lecture de l'histoire indienne et dans sa conception de l'hindouisme la certitude que l'harmonie entre communautés religieuses était possible, et que le sécularisme était une absolue nécessité. C'est cette conviction
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qui lui fit souhaiter que Nehru l'agnostique, parmi tant d'autres plus proches de sa sensibilité religieuse, prenne la direction de l'Inde bientôt indépendante. Le nationalisme hindou propose certes une autre version de la nation. Il est lui aussi — ou plus encore — une réponse à l'hégémonie occidentale. Mais on sait qu'il s'inspire pour une part de modèles occidentaux pour réformer l'hindouisme afin de mieux construire la nation, même s'il considère que la nation indienne existe depuis des millénaires.
Dans le contexte passablement délétère de l'Inde d'aujourd'hui se croisent ainsi de multiples interrogations, qui sont autant de variantes sur le thème des rapports de l'Inde à l'Occident. Il s'agit de bien autre chose que de l'exploitation coloniale crue, matérielle ; bien autre chose que de force brute. Sont en cause, de façon plus insidieuse et donc plus profonde, des faits de culture et d'identité, qu'on ne peut toutefois saisir hors de leur contexte. Pour simplifier, on pourrait distinguer trois attitudes. La philosophie séculariste d'un Nehru en est une. Le nationalisme hindou en est une autre. Reste une troisième perception, qui constitue sans doute le développement le plus neuf de la pensée indienne d'aujourd'hui. On ne peut la définir d'une formule, puisqu'il s'agit précisément d'une pensée en genèse, qui lie dans le même effort de conceptualisation l'histoire et le présent, la nation et l'État. Le mot d'indigénisme, s'il n'était habituellement utilisé dans un autre sens, ne serait sans doute pas le meilleur, mais ferait comprendre l'attention portée au génie propre d'un peuple, et aux leçons de son histoire précoloniale. Cette pensée s'oppose vigoureusement au nationalisme hindou, dont la violence et la volonté dominatrice lui répugnent. Dans le même temps, cependant, elle partage une part de ses analyses critiques dénonçant ce que l'Inde est devenue. Le sécularisme nehruvien souffre en effet de ses propres limitations (on a dit comment le Congrès a finalement mêlé le politique et le religieux à des fins électoralistes). Mais il souffre aussi du contexte dans lequel il s'inscrit : il est jugé comme un élément parmi d'autres d'une politique d'ensemble dont la faillite est sévèrement dénoncée : la confiscation de l'État par une classe dirigeante coupée du peuple, l'hypocrisie du pouvoir, la corruption rampante ou ouverte, les blocages d'une économie longtemps dirigiste, la priorité donnée aux intérêts partisans quel que soit le prix collectif à payer, tout définit dans ce noir tableau une démocratie incomplète, une cohésion nationale bousculée, une harmonie sociale en miettes. Derrière l'autoflagellation des déçus de l'idéologie dominante, revient cette question majeure : l'Inde indépendante n'a-t-elle fait que plaquer sur son identité profonde des concepts occidentaux, mais non pas nécessairement universels ?
Ashis Nandy, qui travailla d'abord sur la perte du soi sous le régime colonial, dénonce ainsi dans le sécularisme une construction purement coloniale, utilisée à son profit par une minorité indienne se définissant comme moderne par opposition à une masse jugée obscurantiste : moderne et donc légitimée dans son accès au pouvoir politique et dans son contrôle de l'Etat 14. La confrérie des brillants intellectuels indiens, à laquelle appartient Nandy, n'est pas
14. « Le concept de sécularisme a été introduit dans la vie publique indienne dans les premières décennies de ce siècle par une poignée d'Indiens occidentalisés — séduits par les théories coloniales ethnocides de l'histoire, ou
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toute prête à faire un tel procès, ni à voir comme lui, dans le sécularisme, cette laïcité à l'indienne, un ethnocide. Beaucoup d'opposants résolus au nationalisme hindou jugent, comme l'anthropologue T.N. Madan, que le sécularisme est en crise — chaque groupe identitaire indien ne se sent-il pas menacé par d'autres groupes ? — pour des raisons de circonstances, certes (faillite des hommes politiques, faillite des intellectuels, espoir exagéré en l'État), mais surtout parce que son application en une société segmentée correspond mal, soit dans son principe même, soit dans sa pratique par l'État, aux réalités du pluralisme culturel qui est le fondement de la nation indienne. Il convient donc de repenser le sécularisme — non de le dénoncer en soi —, et peut-être de revoir aussi la Constitution, quitte à faire entrer l'Inde dans sa seconde république 15. Notons encore que des sécularistes engagés, comme l'historienne Romila Thapar, tout en estimant contre les nationalistes hindous que la religion ne suffit pas pour donner son identité à une nation, soulignent dans le même mouvement les responsabilités coloniales dans la cristallisation artificielle des identités religieuses majeures qui s'affrontent aujourd'hui. L'Occident a donné au mot « hindou », concept quasi géographique pour les Arabes et les Persans, une acception religieuse globalisante. Puis les Britanniques ont fait entrer l'Inde dominée dans leurs catégories : « Alors qu'en Europe on commençait à parler de nation, on s'est mis en Inde à parler de nations hindoue et musulmane. Cette conception colonialiste qui fondait l'Inde sur des identités religieuses séparées a amputé la population de son passé avec des effets désastreux... Il nous faudra beaucoup de temps pour nous débarrasser de la reformulation de notre société selon des critères imposés de l'étranger... 16 »
Voilà donc les questions sur la nation inéluctablement liées à l'histoire, et au traumatisme colonial. L'indépendance n'est certes pas une coupure nette, et du passé nul ne peut faire table rase. Mais comment interpréter cette lecture à plusieurs voix d'un passé bâtisseur de présent ? L'Inde fut-elle vraiment si malléable que les Britanniques aient pu tout à la fois la conceptualiser faussement, et pourtant transformer leur erreur ou leur noir dessein (divide and rule)
victimes d' un lavage de cerveau — afin de supplanter et de discréditer les concepts traditionnels de tolérance interreligieuse qui avaient permis aux milliers de communautés du sous-continent de survivre en bon voisinage. Cette cohabitation ne fut sans doute pas parfaite, ni aisée. Il y eut souvent des violences entre communautés, comme on peut s'y attendre en pareil voisinage mélangé. Mais jamais cette violence ne mit en oeuvre de larges agrégats tels les hindous ou les musulmans. Les conflits étaient localisés, et presque invariablement transcendaient les barrières interreligieuses... Institutionnalisé, le concept de sécularisme a fait des Indiens modernes le seul élément sain d'une société pour le reste irrationnelle. Pour cette raison, ils méritent d'avoir un accès disproportionné au pouvoir politique. Depuis l'origine, le sécularisme et l'étatisme vont main dans la main en Inde. En d'autres termes, le sécularisme, lui aussi, est marqué par ses affiliations de classe... » Ashis NANDY, « Secularism », Seminar, n° 394, juin 1992, p. 29-30.
15. T.N. MADAN, « Threatened Identities : the Crisis of Indian Secularism », conférence faite à l'université de Paris-X-Nanterre, 17 mai 1993.
16. « Un entretien avec Romila Thapar », Le Monde, 11 mai 1993. Pour une élaboration plus argumentée, voir du même auteur, « Imagined Religious Communities ? Ancient Indian History and the Modem Search of Hindu Identity », Modem Asian Studies, 1989, 23, 2, p. 209-231 ; et « Communalism and the Historical Legacy. Some Facets », in K.N. PANIKKAR (ed), Communalism in India. History, Politics and Culture, Delhi, Manohar, 1991, p. 17-33.
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en vérité funeste ? Auraient-ils pu d'ailleurs imposer des catégories à un peuple si éminemment, si savamment classificateur ? N'ont-ils pas reçu en l'affaire l'appui empressé d'une intelligentsia indienne soucieuse de s'inspirer de l'Occident pour dépasser les segmentations traditionnelles, et d'un corps de fonctionnaires et d'intermédiaires profitant des transformations en cours ? La formation tardive d'entités globalisantes — les hindous, les musulmans — n'était-elle pas aussi l'inévitable effet d'un monde aux techniques d'échanges et aux pratiques relationnelles constamment amplifiées ? Marx, dans ses multiples analyses de l'Inde, n'avait d'ailleurs pas manqué de voir là le rôle véritablement révolutionnaire de l'hégémonie britannique, unifiant peu à peu le sous-continent, culturellement et économiquement. Mais il avait sans doute mal mesuré combien ce processus d'unification, vecteur du nationalisme indien, avait aussi une limite, la constitution de macro-identités religieuses.
Aujourd'hui, si l'historiographie a beaucoup à dire sur tous ces points, il est aussi des intellectuels qui, sans nier l'héritage colonial, cherchent en Inde même les responsabilités autochtones, dénoncent la faillite des hommes politiques qui prétendent, dans l'un ou l'autre camp, parler au nom d'une nation qu'ils servent si dangereusement. Des voix nombreuses qui font aussi leur autocritique, et qui en appellent à chacun, c'est-à-dire, en définitive, au sursaut des citoyens. Écoutons l'historien Gyanendra Pandey, qui donnera ici, sinon le mot de la fin, du moins le signe du sursaut 17 : « Aujourd'hui, le débat sur la question de savoir si le "sécularisme" est un concept indien ou occidental semble non seulement académique, mais aussi mal venu. Car le choix est clair : ou bien une perspective pluraliste, fondée sur le respect de notre culture merveilleusement composite, ou bien l'étroitesse d'esprit, l'intolérance et le meurtre. Nous ne pouvons ni ne devons confier ce choix à une poignée de leaders s'autoproclamant guides de la nation et gardiens de sa culture. Je l'ai dit, trop d'entre nous se sont tus trop longtemps. Il est temps pour nous de parler, de poser des questions, même si nous n'avons pas les réponses, et de s'interroger profondément : dans quel genre de société voulonsnous vivre ? Il faudra mener ce combat dans chaque demeure, dans chaque école, dans chacun de nos propos, dans chacun de nos actes, et ce sera loin d'être aisé. Car le mal est profond. » Qui ne voit, derrière l'enjeu indien, que ces paroles sonnent comme un écho de bien d'autres combats menés de par le monde en cette fin de siècle ?
Post-scriptum. Les élections de novembre 1993 en Inde du Nord : les questions restent posées
Alors que ce numéro d'Hérodote était sous presse, on attendait le résultat des élections menées dans les quatre États où, contre le BJP qui y était au pouvoir, la férule présidentielle avait été imposée par le gouvernement central congressiste après l'affaire d'Ayodhya. Il s'agissait donc d'élire l'Assemblée législative de chacun de ces États, pour désigner leurs nouveaux gouvernements. On votait aussi à Delhi. Ces consultations avaient valeur de test:
17. Gyanendra PANDEY, « A Nation at War with Itself », Seminar, n° 402, février 1993, p. 14.
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confirmeraient-elles la poussée du nationalisme hindou dans son bastion décisif de l'Inde du Nord? Des résultats, connus en décembre, plusieurs leçons se dégagent. Le BJP ne l'emporte sans conteste qu'à Delhi, avec 49 sièges sur 70. Au Rajasthan, privé de peu de la majorité des sièges (95 sur 200), il forme également le gouvernement, en ralliant des indépendants promus ministres. Il est en revanche écrasé en Himachal Pradesh (8 sièges sur 68, contre 53 au Congrès). Il perd aussi au Madhya Pradesh, face à un Congrès qui s'est positionné clairement contre l'idéologie de Yhindutva (116 sièges au BJP contre 174 au Congrès, sur 320). Enfin, dans l'État primordial qu'est l'Uttar Pradesh, il vient en tête, mais trop mollement (177 sièges sur 425), et cède la place à la coalition du Samajwadi Party (SP, 109 sièges) de Mulayam Singh Yadav et du Bahujan Samaj Party (BSP, 67 sièges) de Kanshi Ram : coalition de formations récentes, s'affichant comme les porte-parole des basses castes, des exintouchables... et des musulmans, coalition appuyée dans un large front parlementaire antiBJP par le Congrès, les partis communistes et le Janata Dal.
Sauf à Delhi, il n'y a donc pas eu de « vague safran », pas de blanc-seing donné au BJP qui voyait dans ces élections un possible plébiscite de son action à Ayodhya, et la porte ouverte à des élections générales anticipées. Un coup d'arrêt semble bien avoir été porté à la montée du nationalisme hindou, par des électeurs votant pour son adversaire le plus efficace, Congrès au Madhya Pradesh et en Himachal Pradesh, coalition SP-BSP en Uttar Pradesh. En réalité, ce coup d'arrêt est relatif, et peut-être provisoire. Notons d'abord que le BJP reste un parti majeur. En pourcentage de voix il progresse même en Uttar Pradesh (de 31 % à 34 % des suffrages exprimés). Et si l'on prend comme un tout l'ensemble de l'Inde du Nord où l'on a voté, le BJP s'affirme comme le premier des partis, avec plus d'un tiers des voix, contre environ un quart au Congrès. Notons aussi que, les musulmans ayant systématiquement voté contre le BJP, celui-ci récolte dans l'ensemble près de 40 % des voix de l'électorat hindou. C'est dire que le BJP peut interpréter les résultats décevants pour lui de deux façons opposées. Jugeant que ses pratiques ont été condamnées, il pourrait adoucir sa politique. Jugeant qu'il ne perd des sièges qu'en raison de l'union fragile de ses concurrents, sans avoir perdu son électorat, il peut tout autant être tenté de radicaliser son discours. La situation est d'autant plus fluide que l'Inde ne dispose plus de grands partis nationaux hégémoniques. Le BJP, malgré ses efforts, reste faible dans le sud du pays. Le Janata Dal, affaibli par scissions et factions, disparaît presque en tant que tel (mais ses idées marquent la coalition d'Uttar Pradesh, et il gouverne le Bihar : les deux États les plus peuplés du pays). Le Congrès, pour sa part, est inévitablement affecté par son élimination en Uttar Pradesh : de Delhi à Calcutta, il se confirme qu'il ne gouverne plus aucun État de la plaine du Gange. Le test décisif est donc reporté aux prochaines élections générales, qui auront lieu dans tout le pays en 1996.
Ravinder Kumar*
Le 15 août 1947, l'Inde émergea comme État souverain, au terme d'une lutte pour sa libération qui avait duré plus d'un siècle. Au cours de cette période, les chefs de cette lutte, tout comme leurs troupes, étaient animés, entre autres, par un idéal : transformer une civilisation classique et antique en État-nation moderne. Pourtant, plus de quatre décennies après 1947, certains problèmes urgents concernant l'identité politique de l'Inde ne sont toujours pas résolus. Ces problèmes tiennent à la fois à la nature du système politique panindien et à la relation qu'il entretient avec ses organes constitutifs. Je me propose donc de considérer brièvement l'identité politique de l'Inde avant le xixe siècle, puis d'envisager la manière dont les chefs de la lutte pour la libération ont tenté de remodeler cette identité plus récemment. Enfin, je m'attacherai à l'expérience des quarante dernières années, dans la mesure où elle touche à la création d'un système politique unificateur et d'un État moderne.
Il convient de noter dès l'abord que les hommes qui luttèrent pour la liberté de l'Inde ne pouvaient envisager le remodelage de son identité politique indépendamment d'autres facteurs, bien au contraire. Pour eux, tout ce qui touchait à l'identité politique de l'Inde et à sa nouvelle formulation était intimement lié à la question de la transformation économique et sociale. De ce fait, l'industrialisation de l'Inde, l'encouragement des institutions démocratiques, ou la cristallisation d'un État panindien étaient des objectifs qui eurent les conséquences les plus profondes sur l'identité politique du pays. Pour atteindre ces objectifs, il était nécessaire de reformuler l'identité politique de l'Inde, et les chefs de la lutte pour la libération estimèrent que les concepts de « nation » et de « nationalisme » étaient les mieux adaptés à leurs fins.
Cet article ne prétend pas aller au-delà d'une exploration des problèmes d'identité politique, de gouvernement démocratique et de la cristallisation d'un État moderne en Inde. Pourtant, les problèmes soulevés ici ont des implications plus vastes. On admet communément,
* Directeur du Nehru Mémorial Muséum and Library, et président du Conseil indien de la recherche historique, New Delhi. Cet article est la traduction du texte de la conférence annuelle Caparo, présentée par l'auteur sous l'égide du département de sciences politiques de l'université de Hull, en 1989.
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par exemple, que le xixe siècle fut l'ère du nationalisme en Europe et en Amérique latine, de même que l'on considère que ce fut le xx e siècle pour l'Asie et l'Afrique. En outre, et nonobstant ce qui précède, l'émergence de nations comme formations politiques distinctes n'est peut-être pas sans lien avec l'embourgeoisement et l'industrialisation d'un nombre de plus en plus important d'États.
Aussi n'est-il pas surprenant que la croissance de sociétés post-industrielles en Amérique du Nord, dans le Pacifique ou en Europe occidentale ait soulevé de nouvelles questions quant à la dimension territoriale d'États autonomes, et quant à la relation entre, d'une part, les mécanismes de production sociale et d'organisation politique et, d'autre part, les structures formelles du gouvernement représentatif et de la culture populaire. Tous ces changements imposent au chercheur comme au militant de s'interroger de nouveau sur la valeur de l'« Étatnation » comme principe organisateur dessinant le mieux la dimension physique de la communauté humaine, que ce soit dans le cas des grands États ou dans celui des États plus petits mais développés. Il suffit de suivre les tendances politiques à différents endroits du globe, en Europe, parmi les nations d'Amérique du Nord, au sein des États en bordure du Pacifique et même en Asie du Sud et dans d'autres régions semblables qui ont un niveau de développement social plutôt modeste, pour s'apercevoir que ces questions font l'objet de vifs débats. De fait, certains hommes d'État contemporains perspicaces ont déjà réfléchi sur les relations changeantes entre États souverains, qu'elles touchent au dialogue idéologique, à la croissance économique et technologique ou à l'échange de valeurs culturelles et matérielles, d'une manière qui nous oblige à nous interroger sur le besoin urgent de réorganiser le discours politique de notre époque, afin de le mettre en harmonie avec l'énorme potentiel de développement social que la croissance des savoirs scientifique, humaniste et technique a mis à notre disposition. Notre brève exploration de l'identité politique de l'Inde jettera peut-être quelque lumière sur ces questions qui se trouvent à la racine même de la réflexion sur la politique et à propos de la politique, à l'heure où l'humanité s'avance vers un siècle nouveau qui sera aussi le début d'un nouveau millénaire.
I. Civilisation et nation
Aux fins de cet article, nous nous préoccuperons essentiellement de deux concepts fermement enchâssés dans le vocabulaire politique — et qui ne sont pas sans lien avec les manières de créer richesse et organisation politique —, ceux de civilisation et de nation 1. Une définition suffisamment pertinente de ces termes, ainsi que leur insertion au sein du processus
1. Je n'offrirai ici en aucune façon de définitions définitives. Je crois en effet que les sciences humaines peuvent adopter avec un grand profit la notion de définition en tant que tentative de formulation et non formulation concluante. La nature ouverte de telles définitions permet de les utiliser avec profit dans toute exploration empirique, tandis que l'exploration elle-même sert à préciser et affiner la définition comme outil d'enquête et d'analyse.
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L'INDE : « ÉTAT-NATION » OU « ÉTAT-CIVILISATION » ?
historique en Inde permettent de réfléchir avec profit sur les questions touchant à l'identité politique panindienne, ainsi qu'aux éléments constitutifs du système politique indien. Il est d'ailleurs possible que toute réflexion sur l'identité politique de l'Inde puisse concerner aussi de façon plus large la théorie sociale générale et les formations politiques de notre époque.
Cet article se fondant sur une approche historique, je traiterai en premier lieu des civilisations, car de telles formations sociales ont précédé dans le temps les formations politiques d'évolution plus récente appelées nations. Comment pouvons-nous ébaucher une définition des civilisations ? Je propose qu'on appelle civilisation un segment majeur de l'humanité caractérisé par certains traits distincts qui lui confèrent un caractère social unique. En premier lieu, une civilisation repose sur un (ou des) mode(s) de production sociale qui permet à ses membres de vivre. En deuxième lieu, elle est formée par un ensemble spécifique d'institutions politiques et sociales en partie liées au mode de production sociale où elles s'inscrivent, et en partie liées au génie créatif des membres de la collectivité. Enfin, une civilisation se caractérise par une vision morale particulière, ou une conception de la « bonne vie » qui éclaire à la fois les domaines sacré et profane. L'addition de ces trois facettes d'une civilisation, à savoir les mécanismes de production de la richesse, le caractère des institutions politiques et sociales et la nature des valeurs morales, lui confère une identité distincte et une autonomie qui l'inscrivent au rang des faits majeurs de l'histoire du monde au fil des derniers millénaires.
Les formations politiques appelées nations constituent l'un des traits prédominants du paysage général de notre époque. Pourtant, il n'est guère facile de formuler ne serait-ce qu'une ébauche de définition de « nation » ou de « nationalité ». D'une façon générale, il y a des nations « qui existent » ainsi que des nations « en devenir ». Une nation qui existe est une communauté politique localisée dans un lieu ou une région distincte, et elle se caractérise par un langage, une ethnicité et une culture communs, par un sentiment identifiable du passé et par une vision de l'avenir. On sait bien que ces communautés, qui étaient jadis des éléments constitutifs de plus grands régimes impériaux, devinrent l'objet de mouvements puissants cherchant à les fondre dans des États autonomes et cohérents, au xixc siècle en Europe, et au XXe siècle en Asie et en Afrique. Il est important de souligner à ce propos que l'État-nation repose sur des institutions politiques d'une force centralisée jusque-là inconnue dans l'histoire. De plus, ces États sont liés à la transformation de sociétés agricoles en sociétés industrielles, et ils exercent une autorité sur leurs citoyens qu'aucune communauté politique organisée, qu'elle soit grande ou petite, n'a jamais exercée. La manifestation la plus effroyable de cette autorité est le droit de l'État-nation de transformer ses citoyens en machines de guerre, de conquête et de destruction.
Toute considération de l'État-nation se doit de réfléchir à la question des nations insérées dans des formations politiques plus grandes. L'exemple classique de ce phénomène était l'URSS, qui se composait, au moins en théorie, d'un certain nombre de nations rattachées dans une fédération protégeant leur identité culturelle tout en renforçant leur participation
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à une communauté fédérale plus vaste 2. L'Inde, en dépit de problèmes de nomenclature que nous verrons ultérieurement, est un autre exemple de ce type. Elle se compose d'un certain nombre d'unités linguistiques et culturelles bien définies appelées États, rattachées dans une république où le pouvoir et l'autorité du centre sont mis en avant au détriment du pouvoir et de l'autorité des États constitutifs. On a décrit formellement l'Union soviétique comme une communauté multinationale où chaque république représentait une nation bien distincte au sein de la vaste fédération. On définit au contraire formellement la République indienne comme une seule nation, se composant d'une constellation de sous-nationalités, chacune formant un État de la nation.
L'identité politique de nations incluses dans des structures les englobant, et qui s'efforcent d'obtenir l'indépendance est, pour des raisons évidentes, presque impossible à définir. En premier lieu, tout État autonome, qu'il soit national ou multinational, peut contenir des communautés linguistiques ou ethniques dont la culture est différente de celle des autres communautés présentes au sein du même État. La concordance des facteurs qui déterminent quand une communauté sociale commence à s'identifier comme communauté politique est si complexe et relève de situations historiques si précises que l'on ne peut l'analyser qu'a posteriori, et qu'elle se prête mal à des critiques prospectives. Néanmoins, il y a souvent dans le cadre des États souverains, qu'ils soient petits ou grands, nationaux ou multinationaux, indépendamment de la manière dont ils définissent leur identité politique, de telles nations « incluses » qui luttent pour leur existence autonome. Certaines d'entre elles finissent par devenir des États souverains, tandis que les autres sont convaincues, ou contraintes, d'identifier leur avenir avec celui des communautés politiques plus vastes dont elles sont, pour un temps au moins, des membres quelque peu agités.
II. L'identité politique traditionnelle de l'Inde : sur quelques traits de civilisation
Les ébauches de définitions des deux concepts de civilisation et de nation débroussaillent pour ainsi dire le terrain, avant l'exploration de l'identité politique de l'Inde, par le passé comme de nos jours. En effet, toute analyse critique du caractère de la société indienne dans le passé doit fortement s'appuyer sur notre conceptualisation des civilisations en termes de formations sociales majeures au sein de la communauté mondiale. De fait, on peut à juste titre décrire la société indienne classique et médiévale comme l'une des grandes civilisations du monde, s'appuyant sur une agriculture paysanne comme mécanisme premier de fabrication de la richesse, et caractérisée par des institutions politiques et sociales distinctes, une multiplicité de religions assurant le fondement moral de l'ordre social.
Il convient de développer plus en détails cette brève présentation des caractéristiques essen2.
essen2. texte de Ravinder Kumar a été rédigé quelques mois avant l'éclatement de l'URSS. On a simplement rais ici à l'imparfait les deux premiers verbes qui, dans l'original, étaient au présent (NDLR).
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tielles de la civilisation indienne pour nous permettre de comprendre son identité et ses relations avec les processus sociaux, politiques et économiques qui ont sous-tendu sa trajectoire historique. L'épanouissement de la civilisation indienne a reposé sur le développement d'une agriculture parvenue à maturité dans les régions fluviales du sous-continent, en particulier dans les plaines de l'Indus, du Gange, du Brahmapoutre au nord, ou dans celles de la Mahanadi, de la Godavari, de la Krishna et de la Kaveri au sud. Les fouilles archéologiques montrent qu'on cultivait le riz et le blé dans le sous-continent dès le IVe ou le Ve millénaire avant J.-C. Toutefois, le défrichage de la forêt dense, ainsi que le labourage de l'épais sol alluvial des plaines fluviales n'ont pu être possibles qu'après l'emploi d'outils en fer pour le défrichage et la culture des terres. Cela se produisit aux environs de la première moitié du Ier millénaire avant J.-C, et provoqua une transformation radicale de l'économie agraire du sous-continent.
L'établissement d'une économie agricole développée en Inde, dans la période qui nous occupe, servit de base à la cristallisation des caractéristiques propres à la civilisation indienne : la texture de son tissu social, la structure de ses institutions politiques, et la façon dont, au sein de la communauté, des acteurs moraux doués d'une grande vision engendraient les valeurs spirituelles. Néanmoins, même si la révolution agricole établit le cadre économique d'un tel développement, ce serait faire preuve d'un réductionnisme injustifié que de considérer que le caractère social et politique de la civilisation indienne découle directement d'une telle révolution. En effet, c'est la vision intellectuelle et le labeur physique du prêtre, du guerrier, du paysan et de l'artisan qui ont conjointement dessiné les contours de la civilisation indienne, dans les domaines culturel et politique tout comme dans celui de l'économie, établissant collectivement les bases de l'ordre social.
Au cours du IIe millénaire avant J.-C, les vallées de l'Indus et du Gange connurent des vagues de migration qui étaient le fait de tribus pastorales venues d'Asie centrale ou de plus loin, s'appelant Aryens, et se déversant sur le sous-continent pour en exploiter les richesses naturelles. Aux environs de la première moitié du Ier millénaire avant. J.-C., les lignées dominantes de ces tribus s'établirent comme guerriers et prêtres, et employèrent dans les champs ou dans l'artisanat les membres moins importants de leurs tribus. Simultanément, les communautés pré-aryennes étaient réduites à un servage agricole ou poussées vers des activités pastorales ou vers la chasse, pour assurer leur subsistance dans des régions à la fertilité marginale.
L'organisation de la société indienne qui découla de tout cela reposait sur des principes d'ordre et de hiérarchie faciles à discerner : les prêtres tribaux, les élites guerrières, les artisans et les cultivateurs s'organisaient selon un schéma d'ordres ou varnas, connus sous le noms de brahmanes, kshatriyas, vaishyas et shudras. Les varnas n'étaient cependant qu'un modèle prescriptif. Sur le terrain, on trouvait de petites communautés endogames appelées jatis, dont la position dans la hiérarchie de la société était déterminée par leur place au sein des varnas. Jatis et varnas ont démontré leur durabilité puisque ces structures forment encore de nos jours le fondement de la société indienne.
Les institutions politiques nées à cette période ou un peu plus tard au Ier millénaire avant
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J.-C. ne sont pas moins originales. Les historiens de l'Antiquité indienne ont retracé avec talent le processus de formation d'un état régional, commençant par des états locaux minuscules, contrôlés par des lignées de guerriers kshatriyas et légitimés par les élites brahmanes. Ces historiens ont aussi retrouvé dans les Grandes Épopées, le Ramayana et en particulier le Mahabharata, l'écho des combats sanglants opposant des états locaux en voie de coalescence, pour constituer des états plus vastes, organisés selon des principes républicains ou monarchiques. Il est important de se rappeler ici que les unités territoriales de base soustendant les états locaux ou régionaux coïncidèrent avec la distribution spatiale des communautés ethniques, tribales ou de castes, au point que de telles entités politiques étaient souvent nommées d'après la tribu ou la communauté ethnique dominant la région.
Au milieu du Ier millénaire avant J.-C, une douzaine d'états régionaux, ou un peu plus, caractérisaient la scène politique en Inde du Nord. Certains étaient dirigés par des dynasties de souverains, tandis que d'autres étaient contrôlés par des oligarchies d'anciens de la tribu. On ne s'en étonnera pas : la croissance des états régionaux a accru, et non diminué, l'intensité des conflits politiques. Il fallut trois siècles pour que le plus puissant de ces états régionaux, le Maghada, qui contrôlait une zone agricole fertile, dominait le commerce fluvial du Gange, et avait accès à de vastes réserves de minerai de fer, unifiât une large part du souscontinent dans un système politique souple. Cependant, contrairement aux idées reçues, l'empire d'Ashoka, en dépit de son imposante domination territoriale, reposait sur un lien fragile entre une région-coeur dans la vallée du Gange, riche de son agriculture, de son commerce et de son fer, et des états locaux et régionaux payant tribut à cette région-coeur.
A ce moment, trois niveaux distincts mais liés d'activité politique apparurent en Inde. Un niveau local, caractérisé par la dispersion dans l'espace de castes (jatis) et de groupes ethniques (janas) distincts, un niveau régional, formé par l'interaction entre les états locaux, et un niveau panindien, faisant du pays un tout par le biais d'une confédération souple. Ces trois niveaux d'activité politique ont sous-tendu la formation étatique en Inde jusqu'au xixe siècle, indépendamment de changements substantiels dans les modes de production sociale ou dans la structure de la société. Pour la même raison, l'État panindien demeura une institution relativement faible jusqu'à l'établissement de l'Empire britannique sur l'Inde. En effet, avant le xixe siècle, l'histoire politique du sous-continent se caractérisa pour l'essentiel par un dialogue entre, d'une part, les divers États et, de l'autre, les entités politiques locales et régionales. L'État panindien n'apparut que pendant quelques brefs siècles sur une période de deux millénaires.
Le particularisme de la civilisation indienne alla bien au-delà des caractéristiques sociales et politiques qui viennent d'être évoquées. La vision morale que les chefs religieux, brahmanes ou tirés des ordres hétérodoxes, plaçaient sous les yeux de l'élite ou des classes populaires de la société indienne, avait un caractère spécifique. Il suffit de comparer les caractéristiques sociales et idéologiques des religions sémitiques, le judaïsme, le christianisme et l'islam, et celles des religions non sémitiques, parmi lesquelles l'hindouisme est sans doute la plus ancienne, pour s'apercevoir de cette spécificité. Les religions sémitiques organisent
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leurs adeptes en congrégations unies et leur offrent un corpus de croyances religieuses bien défini dans un texte comme la Torah, la Bible ou le Coran. Au contraire, l'hindouisme reflète une large gamme de croyances et de pensées. Il est organisé en une constellation souple de sectes, d'ordres, de dénominations et de mouvements. Un système religieux aussi souplement structuré encouragea un dialogue ouvert entre des notions divergentes, voire conflictuelles, de l'ordre moral, si bien que, dans les siècles ultérieurs, l'islam et le christianisme furent accueillis dans la civilisation indienne dans un esprit de tolérance difficile à trouver dans d'autres civilisations.
Ayant ainsi porté attention au caractère global de la civilisation indienne et à certains de ses éléments constitutifs particuliers, reprenons l'ébauche de définition du terme civilisation que nous avions proposée précédemment. Il est clair que la civilisation indienne acquit ses caractéristiques propres sous l'effet d'une combinaison des processus sociaux, économiques, politiques et culturels sous-tendant sa totalité, plutôt que sous l'effet d'un de ces processus pris isolément. Il faut mettre l'accent sur cette intégralité, car l'identification des cultures et des civilisations par leurs seuls paramètres économiques, ou par leurs attributs sociaux et culturels, laisse grandement à désirer. Définir une civilisation en tentant de cerner la totalité de ses multiples caractéristiques permet aussi de considérer autant la relation entre les divers facteurs en jeu que ces facteurs eux-mêmes. Une telle démarche produit une image globale de la civilisation indienne dont la trajectoire dans l'histoire, dans la mesure où les questions d'identité la réfléchissent, constitue le thème central de cet essai.
III. L'impact de la domination britannique : l'émergence de nouvelles idéologies
On a souvent dit que bien des paramètres de la civilisation indienne n'ont pas connu de transformation radicale avant le xviiie siècle, quand les Britanniques commencèrent à imposer leur imperium sur le sous-continent. Comme toutes les généralisations, celle-ci peut être sujette à des multiples réserves. Néanmoins, en dépit de changements dans l'organisation de la production sociale, dans les structures politiques, ou dans les valeurs sous-tendant l'ordre moral, ce n'est pas sans justification que l'on peut mettre l'accent sur la continuité comme caractéristique première de la civilisation indienne avant le xixe siècle.
L'établissement de l'Empire britannique sur l'Inde provoqua des changements radicaux dans l'ordre politique et économique, tout en mettant l' intelligentsia et les penseurs religieux au contact d'idées neuves saisissantes. En premier lieu, les Britanniques lancèrent toute une série d'expériences de gestion de la société rurale afin d'asseoir fermement leur autorité parmi les grands propriétaires terriens dans certaines régions ou parmi les paysans riches dans d'autres, et de faciliter l'extraction du surplus rural. En même temps, l'économie commerciale de l'hinterland fut transformée, et des liens économiques nouveaux forgés entre la métropole impériale et la périphérie coloniale par l'intermédiaire des nouvelles villes portuaires qui dominèrent les régions côtières à partir du xixe siècle. L'un des systèmes administratifs les plus avancés
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de l'époque donna l'impulsion nécessaire à ces changements. La bureaucratie coloniale était qualitativement différente, dans ses principes d'organisation, des systèmes indigènes qui l'avaient précédée, et elle réalisait ses objectifs en s'assurant que les initiatives étaient transmises facilement du sommet vers la base, tandis que les commentaires tactiques des agents de la base remontaient vers le sommet. Le succès avec lequel les Britanniques bâtirent une structure administrative nouvelle pour conforter leur domination conféra à l'état colonial une force qualitativement différente de celle des états précédents du sous-continent.
Il n'est pas fortuit que nous ne traitions que brièvement des changements économiques et sociaux de l'ère coloniale. Bien que les conséquences économiques et politiques découlant de l'impérialisme britannique fussent très importantes, le phénomène le plus explosif qui se produisit sous l'égide coloniale fut le développement d'un nouveau discours intellectuel et culturel qui encouragea les élites tout comme les classes populaires à redéfinir leurs objectifs sociaux au moyen d'une vision radicalement différente de la « bonne société ».
En effet, jusqu'au xxe siècle, les valeurs des Lumières furent les valeurs les plus révolutionnaires qui pénétrèrent dans la vie sacrée et profane du sous-continent. Comment ces valeurs cherchèrent-elles à remodeler le monde indien ? On sait que les Lumières cherchèrent à démystifier l'univers, à remplacer l'intuition par la compréhension rationnelle, à ordonner le monde phénoménal autour de l'humanité et non de la divinité, et, grâce à ces modifications décisives de la façon dont les hommes perçoivent la réalité, à déclencher une révolution dans la société humaine. Il serait vain, dans un court article, de se pencher sur les nombreux mouvements de réforme sociale, culturelle et religieuse qui marquèrent l'histoire de l'Inde au xix» siècle. Contentons-nous de noter qu'une majorité de ces mouvements reposaient sur les prémisses révolutionnaires (pour la société indienne) que l'on vient de décrire. Contentons-nous aussi de noter que si, au début, les Lumières ne touchèrent que l'intelligentsia, en moins d'un demi-siècle, les hommes sensibles des classes défavorisées furent eux aussi influencés par leurs postulats, et mirent non seulement en question le lien de la GrandeBretagne avec l'Inde, mais aussi les ordres hiérarchiques de la société indienne. Cette fermentation aboutit inévitablement à une mise en cause de la légitimité de la domination britannique sur l'Inde, et à l'affirmation du droit du peuple indien à jouir des fruits de son labeur et des richesses naturelles de son pays. A leur tour, ces développements engendrèrent de nouvelles conceptions de « la bonne vie », qui tendaient à restructurer la relation entre la GrandeBretagne et l'Inde, et ce faisant énonçaient une identité politique nouvelle pour l'Inde, celle d'un État-nation. En même temps, des hommes inspirés par de semblables conceptions cherchaient à déclencher une révolution industrielle et à ordonner différemment le tissu social et la configuration des institutions politiques.
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IV. Les conceptions de la nation chez les nationalistes indiens : libéraux, « orthodoxes » et radicaux
On ne saurait s'étonner que les chefs du mouvement de libération en Inde se soient d'abord préoccupés de détruire les liens politiques entre la Grande-Bretagne et l'Inde, et de forger une nouvelle identité politique pour les peuples du sous-continent. Cependant, la mise en place d'une nouvelle identité politique pour l'Inde, sur le modèle offert par l'émergence d'Étatsnations en Europe, posa des questions auxquelles, comme on l'a vu, il n'y avait pas de réponses faciles. Les mouvements nationaux en Europe peuvent être regroupés en trois catégories distinctes. Certains de ces mouvements s'efforcèrent de remodeler des régimes faiblement intégrés en États-nations plus fortement cohérents. Simultanément, ils essayèrent de promouvoir le commerce et l'industrialisation, et de développer les institutions démocratiques permettant au citoyen de contribuer à forger le destin politique du pays. La transformation de la France lors de la Révolution de 1789 est un exemple classique d'un tel mouvement national. L'émergence du Reich allemand en 1870 représente la deuxième catégorie de nationalisme européen. Dans ce cas, des communautés homogènes sur le plan ethnique et linguistique, situées auparavant dans des états différents, s'assemblèrent en un état unifié, avec certaines, sinon toutes, des caractéristiques énumérées précédemment. Une troisième sorte de nationalisme fit son apparition dans des états multilingues et pluri-ethniques, comme les Empires austro-hongrois ou ottoman. Au contraire des deux premiers, ces mouvements cherchèrent à briser les régimes impériaux pluralistes en États-nations autonomes, reposant sur des communautés partageant une langue et une culture communes, ainsi qu'une même vision de leur passé et de leur avenir.
Les hommes qui conduisirent le soulèvement nationaliste en Inde ne portèrent guère attention à la complexité des mouvements comparables en Europe au xrxe siècle. Il était par exemple clair que toute transformation nationaliste de la civilisation indienne, qui reposait sur une douzaine ou plus de cultures régionales et linguistiques bien définies, ne pouvait être facilement comparée à l'émergence des États-nations européens qui se formèrent à partir de la consolidation d'états désagrégés, ou de l'effondrement d'empires composites. Cependant, les hommes à la tête de ce mouvement, Ranade, Mehta, Dutt, Tyabji au xixe siècle, et Gandhi, Nehru, Patel, Azad ou Prasad au xxe siècle, ne mirent jamais en lumière la pluralité culturelle et linguistique sous-tendant le mouvement national en Inde 3.
3. M.G. Ranade (1842-1901), juge à la Haute-Cour de Bombay, réformateur social, prônant l'industrialisation de l'Inde, fut l'un des fondateurs du Congrès. Pherozeshah Mehta (1845-1915), lui aussi l'un des fondateurs du Congrès, fut l'un des leaders modérés les plus influents de son temps. R.C. Dutt (1848-1909), ancien haut fonctionnaire et auteur de nombreux ouvrages sur l'impact de la colonisation britannique en Inde, fut président de la session annuelle du Congrès en 1899. Badruddin Tyabji (1844-1906), le premier Indien à présider la Haute-Cour de Bombay, fut aussi l'un des premiers congressistes musulmans, issu d'une grande famille de Bombay. M.K. Gandhi (1869-1948): rappelons que Gandhi, établi comme avocat en Afrique du Sud, rentre en Inde en 1914. Il ne devient le leader que l'on
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Comment les hommes à la tête de la lutte pour la libération énoncèrent-ils la notion d'une nouvelle identité politique reposant sur la base d'une nation panindienne dans les décennies précédant 1947 ? Il nous faut peut-être nous pencher une fois de plus sur les mouvements nationaux et le nationalisme en Europe avant de pouvoir répondre à cette question. Les mouvements nationaux européens étaient centrés sur des « états en devenir » dont les dimensions spatiales étaient plus circonscrites que celles du sous-continent indien. Ils se centraient aussi sur des communautés caractérisées par une forte cohésion culturelle, ethnique et linguistique. En outre, bien que la montée des mouvements nationaux en Europe (et ailleurs) fût liée à la croissance des économies bourgeoises et à l'affermissement de la loi du marché, leur discours était formulé en termes de solidarité culturelle et linguistique, s'appuyant sur le désir des peuples pour la liberté d'expression et de créativité dans le cadre d'un État autonome. A première vue, il était donc possible pour les chefs nationalistes indiens de s'inspirer des mouvements nationaux européens de la fin du xvm* siècle et du xix* siècle. Néanmoins, un examen attentif du plaidoyer en faveur d'une identité politique panindienne et de son enchâssement au sein d'un État-nation puissant conduisit à poser certaines questions auxquelles il était difficile de répondre. De fait, la tension entre une identité panindienne et la conscience d'une solidarité culturelle et linguistique régionale demeure une tension essentielle non résolue de la lutte pour la libération en Inde.
Ce serait cependant une erreur d'imaginer que les chefs nationalistes n'essayèrent pas de mettre au point un moyen de reformuler l'identité politique de l'Inde. La première génération de ces hommes s'inspira de la vision libérale de la « bonne société ». D'après Mahadev Govind Ranade, un représentant distingué de ce point de vue, la clé de la régénération de l'Inde se trouvait dans l'établissement d'institutions représentatives et de la démocratie à travers le sous-continent. Une telle initiative enclencherait une transformation de la structure économique et de la texture morale de la société indienne. Ranade et d'autres nationalistes libéraux voyaient en effet dans l'industrialisation de l'Inde, la croissance des institutions représentatives sur le sous-continent et l'émergence d'une identité politique panindienne, trois facettes organiquement liées d'une transition composite. En outre, la possibilité d'une tension entre les identités régionales et l'identité panindienne ne vint pas à l'esprit de Ranade, ou du moins ne le gêna pas, ce qui souligne son incapacité, ainsi que celle de ses collègues, à saisir complètement la complexité de la tâche dans laquelle ils s'étaient lancés.
La vision libérale est loin d'avoir été la seule à inspirer les dirigeants de l'Inde au cours des décennies qui nous concernent. On peut appeler mode orthodoxe une autre manière de
sait qu'avec la première grande campagne de non-coopération et de désobéissance civile lancée en 1921. Jawaharlal Nehru (1889-1964), secrétaire général du Congrès dès 1928, fut de 1947 à sa mort le premier des Premiers ministres de l'Inde indépendante. V. Patel (1875-1950, dit le sardar Patel) fut de 1947 à sa mort le vice-Premier ministre auprès de Nehru, et l'artisan essentiel de l'unification des états princiers à l'Inde indépendante. Abul Kalam Azad (1888-1958), président du Congrès de 1940 à 1946, l'un des négociateurs de l'indépendance, fut le plus notable des leaders musulmans du Congrès avant et après la partition, ministre de Nehru jusqu'à sa mort. Rajendra Prasad (1884-1963), un des leaders de longue date du Congrès, fut le premier président de l'Inde, de 1950 à 1962 (NDLR).
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restructurer l'identité politique de l'Inde. Son représentant principal fut le mahatma Gandhi, et il est nécessaire de s'arrêter un moment sur ses vues concernant la formation d'une identité nationale en raison de leur énorme influence sur le peuple. La tentative de Gandhi pour créer une nouvelle identité nationaliste indienne reposait en partie sur la naissance de nouvelles institutions démocratiques dans le pays et en partie aussi sur l'utilisation habile des institutions existantes comme fondements de l'État-nation. Le Mahatma était tout aussi sensible à la force des institutions indigènes, comme les panchayats, qu'à la nécessité d'amener ces institutions à participer à la transformation d'une civilisation en nation. Si Gandhi n'a jamais élaboré de Constitution formelle pour l'Inde, ses écrits donnent une bonne idée de ce qu'il envisageait. Les panchayats, les institutions traditionnelles de la démocratie participative dans les villages, seraient l'assise du gouvernement représentatif en Inde. Les membres des panchayats seraient élus au suffrage universel ; ils seraient indépendants des partis, servant collectivement les besoins de la communauté locale. Les panchayats seraient aussi les collèges électoraux chargés de choisir des représentants siégeant au sein des institutions législatives et gouvernementales au niveau régional comme au niveau panindien.
Gandhi n'est pas le seul penseur qui ait cherché à reformuler l'identité politique de l'Inde, au moins en partie, sur la base des institutions indigènes. Un certain nombre d'autres leaders, tous profondément influencés par l'hindouisme, se firent eux aussi les avocats d'une variante du nationalisme que Gandhi cherchait à stimuler en Inde. Ces penseurs agirent dans le domaine religieux, même si les implications de leurs activités débouchèrent dans l'arène sociale et politique. Dayananda Saraswati, Vivekananda, Ranade ou Narayana Guru 4 appartiennent à ce groupe de réformateurs spirituels. Ils cherchèrent à transformer le monde hindou, trop peu cohérent à leurs yeux, tant au plan social qu'au plan doctrinal, afin d'aboutir à sa reconstitution sur le modèle des religions sémitiques. Parallèlement, ils se firent les avocats d'une éthique d'engagement social. Ils rêvaient de réussir une transformation « protestante » de l'ordre social et moral hindou.
Leur grand échec est lié à leur incapacité à concevoir une vision du monde qui puisse attirer les Indiens de diverses religions dans le tissu d'un État cohérent à l'échelle du souscontinent. En effet, leur position au sein de l'hindouisme les rendait d'autant moins capables de s'ouvrir aux autres communautés religieuses ou d'attirer celles-ci dans un projet véritablement globalisant de transformation sociale et de régénération politique. Le mahatma Gandhi, pour sa part, se servit de la sensibilité religieuse et des institutions traditionnelles en étant pleinement conscient de la pluralité sociale et spirituelle de l'Inde. Il mit en avant la notion d'un état indien réellement plurireligieux et pluriculturel. Selon sa définition, le
4. Dayananda Sarasvati (1824-1883), né au Pendjab, fonda PArya Samaj en 1875, pour réformer l'hindouisme en en affirmant la grandeur, et pour oeuvrer ainsi à l'unité politique et culturelle de l'Inde. Vivekananda (1862-1902), né au Bengale, et disciple du mystique Ramakrishna, fonda la Mission Ramakrishna en 1897, pour oeuvrer dans le monde tout en affirmant — entre autres en Occident — la grandeur d'un hindouisme ouvert à l'universel. Narayana Guru (1855-1928), né au Kérala : homme politique et mystique, il lutta pour l'établissement d'un hindouisme réformé et égalitaire (NDLR).
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« centre » qu'il envisageait pour un État panindien était composite et globalisant, reposant également sur l'hindouisme, l'islam et les autres religions.
Certains radicaux se distinguaient des vues libérale et orthodoxe dans leur conception de l'identité panindienne. Tout comme les libéraux, les radicaux rejetaient absolument la religion comme base d'une nation unie pour la société indienne. Recourir à la religion pour servir des fins politiques était pour eux un anathème. Ils cherchèrent au contraire à développer les aspirations économiques des classes populaires et à renforcer en elles la conscience de leur place dans le processus de production, pour servir de vraie base à la formulation d'une identité politique nouvelle pour l'Inde. Prenant en compte ceux qui travaillaient vraiment à produire la richesse — les paysans, la classe ouvrière, les artisans et les communautés pastorales —, cette définition radicale d'une communauté panindienne semblait pouvoir devenir un outil puissant de la consolidation politique du sous-continent au xxe siècle. Sa grande force était l'attraction potentielle qu'elle semblait devoir exercer sur les classes laborieuses — soit la grande majorité du peuple indien —, ainsi que la facilité avec laquelle elle pouvait attirer des individus pratiquant différentes religions, appartenant à différentes cultures régionales, au sein d'une société politique diverse. Certains penseurs radicaux essayèrent aussi de s'échapper des limites conceptuelles de l'État-nation, et proposèrent la notion d'une communauté multinationale comme plus appropriée à un État ayant l'échelle spatiale et la diversité culturelle de l'Inde. Le fait que cette tentative radicale pour relier l'identité aux aspirations économiques ne s'est toujours pas enracinée en Inde ne fait que refléter le pouvoir des classes dominantes : leur contrôle social est lié à des institutions et des valeurs qui sont, au fil des siècles, devenues un système durable d'exploitation et d'hégémonie de classe.
V. L'effort de mise en place d'un État-nation
Quelles que fussent leurs différences idéologiques, la plupart des chefs nationalistes qui réfléchirent à la question de l'identité de l'Inde croyaient avec ferveur que les différents éléments de la société indienne devaient être rassemblés dans une structure politique propice à la cohésion, et dans un État puissant. Il est donc nécessaire d'examiner la Constitution de l'Inde, adoptée en 1950, pour voir comment ces notions d'identité et de cohésion s'inscrivent dans un cadre politique formel. Cette Constitution reposait sur deux principes contradictoires intégrés dans une unité dialectique : premièrement, elle s'inspirait de toute une série de « constitutions » créées par les Britanniques avant 1947 afin de contrôler le nationalisme en Inde (en particulier la Constitution de 1935) ; deuxièmement, elle faisait aussi référence aux aspirations sociales et politiques engendrées dans l'élite et les classes populaires lors des décennies que dura la lutte pour la libération. Ces influences conduisirent à l'adoption d'un cadre unitaire plutôt que fédéral. De plus, ce cadre soulignait la cohésion de l'État-nation, plutôt que la cohésion de ses éléments constitutifs, formés par les cultures régionales et linguistiques du sous-continent. Les précédents britanniques, et en particulier le texte de 1935, avaient
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été conçus pour remettre un simulacre de pouvoir aux mains d'assemblées élues au suffrage « populaire », tout en laissant le contrôle stratégique et économique à un centre restant partie prenante de l'Empire britannique de façon permanente.
Après 1947, tout en brisant le lien impérial, les chefs du mouvement national renforcèrent la substance du travail constitutionnel britannique pour des raisons radicalement différentes de celles ayant motivé le pouvoir colonial. Tous les reponsables indiens gardaient le douloureux souvenir de la partition du sous-continent en Inde et Pakistan. Tous se rappelaient aussi la grave menace que les princes souverains représentaient pour l'unité de l'Inde avant que Patel, le vice-Premier ministre du gouvernement Nehru, brisât leur résistance par une manoeuvre diplomatique digne de Bismarck. Enfin, tous étaient pleinement conscients de la faiblesse historique des institutions politiques en Inde, en particulier à l'échelle du sous-continent. Ils étaient par conséquent déterminés à poser les bases d'un État durable et uni sur ce souscontinent.
Ce serait cependant une erreur de croire que seules la peur d'une fragmentation politique ou une croyance naïve en la capacité des constitutions à fournir des réponses à des problèmes politiques complexes formèrent la base du cadre légal de la République indienne. En outre, quelques années après la mise au point de la Constitution, les dirigeants indiens lancèrent une réorganisation massive de la carte territoriale de l'Inde sur des bases linguistiques. Il convient ici de rappeler qu'avant la conquête britannique les composantes locales et régionales de l'État panindien reposaient sur des communautés culturelles, ethniques et linguistiques distinctes. Les Britanniques répudièrent ce principe de rationalité administrative, en partie par ignorance, en partie aux fins d'une politique cherchant à « diviser pour régner ». La réorganisation linguistique des États s'efforça de renverser cette tendance. Ce fut une opération gigantesque, au service simultané de deux objectifs contradictoires. Elle s'efforça de démocratiser les États régionaux qui sous-tendaient la République. En même temps, l'État panindien se renforça lui aussi grâce à la réorganisation linguistique, puisque l'énergie populaire engendrée par ce processus augmenta les forces des composantes régionales mais aussi celles du centre.
La mise en place d'un État-nation à partir d'une civilisation si ancienne ne pouvait se faire seulement au moyen d'une nouvelle Constitution ou d'une réorganisation linguistique du souscontinent. De fait, ces changements ne furent que le point de départ d'une telle transformation. Les historiens du mouvement nationaliste ont montré clairement que le Congrès national indien, c'est-à-dire la formation politique qui se trouvait au coeur de la lutte pour la libération, donna vie à cette ébauche de structure. Ce n'est pas le lieu de s'attarder sur la manière dont le.Congrès a attiré de larges sections de la population indienne : hindous, musulmans et sikhs ; riches et pauvres ; bourgeoisie professionnelle et commerçante ; artisans et classes ouvrières; zamindars et paysans; et pour finir les grandes communautés tribales et intouchables. De récentes études d'histoire populaire ont montré que les initiatives morales du Mahatma forgèrent cette union, de même que l'alliance de classes et de communautés que le Congrès fit naître sous son habile préceptorat.
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On connaît bien le caractère social du Congrès d'avant 1947, mais nous ne comprenons pas encore complètement comment le parti s'est transformé en instrument de souveraineté populaire dans les années cinquante. Le Congrès a étendu son emprise politique au cours de la lutte nationaliste en poursuivant la stratégie énoncée par le mahatma Gandhi. Le Mahatma fut le premier dirigeant nationaliste à tendre la main aux classes laborieuses du pays. Il fut aussi l'architecte d'une alliance politique qui permettait à chacun de ses membres de voir dans la stratégie globale qu'il proposait ses propres rêves de renaissance millénaire. En d'autres termes, avant 1947, le Congrès avait une base sociale hétérogène qui n'était pas particulièrement propice pour gouverner, ou pour redistribuer la production brute du pays entre les différentes sections de la société.
En l'absence de données adéquates et d'analyse rigoureuse, je considère la notion de « système de domination par un seul parti », que des chercheurs tels Rajni Kothari et W.H. Morris-Jones ont avancée, comme un concept téléologique. En effet, il est difficile d'expliquer comment, dans les quinze années qui suivirent 1947, le Congrès a réussi à remporter la victoire lors d'élections impliquant un électorat de plus de 200 millions de personnes, même si l'on admet que le pourcentage d'électeurs actifs était modeste et que le système de scrutin majoritaire uninominal à un tour favorisait l'organisation politique dominante. J'ai suggéré ailleurs que pour comprendre le comportement électoral en Inde il faut tenir compte, entre autres facteurs, de la notion d'« acteur moral » dont les paroles et les actions ont des répercussions à travers tout le tissu social et incitent les entités essentielles du sous-continent, les minuscules grappes de jatis et de factions dans les cinq cent mille villages, à voter pour un individu ou un parti donné. Je ne veux pas dire par là que le concept d'« acteur moral » donne une clé simple pour comprendre le comportement électoral du sous-continent. Cependant, ajouté à la force d'une organisation, ou aux liens de castes ou de communauté, ou aux appels des dirigeants locaux et régionaux, l'« acteur moral », situé au sommet de la société politique, joue un rôle primordial dans la formation de la destinée politique de l'Inde.
VI. Cultures régionales et identité nationale
Je souhaiterais ici réfléchir un moment sur le rôle de l'« acteur moral » dans l'État, en particulier en raison du lien possible entre ce concept et l'objet principal de cet article, à savoir si l'identité de l'Inde doit être rattachée à un État-nation ou à un État-civilisation, indépendamment des idéaux qui inspirèrent les dirigeants nationalistes ou le peuple au cours des décennies qu'a duré la lutte pour la libération.
Nous avons déjà suggéré que l'étendue de l'institutionnalisation politique de la société indienne dans les siècles passés était plutôt modeste. Les institutions politiques durables du sous-continent se trouvaient dans le cadre des sociétés locales et régionales, elles s'organisaient autour du pouvoir et de la richesse de lignées de propriétaires terriens, et reposaient sur le déploiement de réseaux familiaux et communautaires, plutôt que sur des systèmes de type
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bureaucratique avec des cadres administratifs recrutés en fonction de leur mérite. Les institutions sociales caractéristiques de la civilisation indienne, intimement mêlées au tissu social, étaient les ordres localisés des castes et des groupes ethniques qui formaient le terreau de l'ordre social. La grande masse de la société indienne consistait en une énorme formation sociale, constituée de jatis, de tribus, de communautés rurales de petite taille, innombrables mais solides, et partageant un ensemble de valeurs communes. Voilà ce qui faisait cette civilisation. Une telle représentation de la société indienne éclaire aussi le rôle des dirigeants considérés comme saints ou sages, ou « acteurs moraux », au sommet de l'ordre social ou politique. En effet, en l'absence d'institutions de communication et de contrôle structurées, la lente diffusion des valeurs à travers toutes les hiérarchies de la société était le seul mécanisme disponible pour engendrer la cohésion sociale et développer l'action politique. Ainsi que le montrent des études récentes des grandes agitations nationalistes menées par Gandhi, le soutien populaire au Mahatma, lié à la diffusion de la parole morale dans des cercles sociaux dont les valeurs, les aspirations, les modes de vie et les objectifs étaient variés, voire contradictoires, est une excellente illustration de ce phénomène.
On a suggéré précédemment qu'au cours de la lutte anti-impérialiste des dirigeants comme Gandhi, Nehru, Patel et Azad propagèrent avec zèle la notion d'une identité politique panindienne, et ce en dépit du fait que le concept de nation, une fois appliqué à la réalité indienne, soulevait des problèmes n'appelant pas de solution aisée. De fait, la tentative de remodeler l'identité de l'Inde, conçue comme civilisation, en une identité nationale reposait sur des contradictions si profondes que le mahatma Gandhi, dont la compréhension des clivages sociaux et de la cohésion sociale dans la société était d'une finesse sans égale, employa tout à fait à dessein un certain degré d'« ambiguïté calculée » lorsqu'il définit une nouvelle identité pour le pays.
Si la tâche de définir une identité panindienne posait de graves questions avant 1947, quarante ans après l'indépendance, ces problèmes sont encore plus insolubles. Pour tenter d'en prendre la mesure, il convient de passer brièvement en revue la transformation sociale, économique et culturelle de l'Inde au cours de cette période. On notera ici qu'il est plus facile d'observer les changements dans l'économie et dans la structure sociale que ceux affectant les consciences et les valeurs. Traitons donc d'abord des premiers. Les analystes s'accordent en général pour dire que la coalition des classes sociales, sous hégémonie bourgeoise, qui guida l'Inde lors de la lutte nationaliste victorieuse était sans ambiguïté antiféodale. Il n'est donc guère surprenant que, dans les quinze années après 1947, une législation agraire fût promulguée dans l'Inde indépendante, dans le but de briser le pouvoir économique et social des classes féodales. Bien que cette révolution de la propriété rurale fût loin d'être complète, elle amena néanmoins des transformations sociales substantielles dans les villages. A la place des grands propriétaires terriens de jadis, ce furent de petits propriétaires et des paysans enrichis qui exercèrent bientôt le contrôle sur les communautés rurales de l'Inde indépendante. Ce changement fondamental de la société rurale fut associé à un programme massif d'industrialisation qui reposait sur des compagnies d'État disposant de hautes technologies et sur la pro57
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duction, de secteur capitaliste, de biens de consommation pour l'élite et les masses. De tels changements firent naître de puissantes classes d'entrepreneurs et de cadres, dont la position était renforcée par une strate croissante de marchands, de professions libérales et de fonctionnaires. En même temps, les classes ouvrières acquirent une place substantielle dans l'ordre social. En dépit de tous ces changements, le gouffre entre la campagne et la ville demeure important, et même si les villes produisent une abondance de valeurs matérielles et culturelles, ce sont les petites communautés rurales dominées par les petits propriétaires terriens et les paysans enrichis au sein de ces cinq cent mille villages qui forment le coeur de l'Inde, et qui contrôlent le pouvoir politique.
Toutefois, envisager la transformation sociale de l'Inde après 1947 sans s'arrêter sur le changement de la conscience et des aspirations populaires serait tout à fait inadéquat. Il s'agit d'un domaine tout aussi subtil que complexe. Néanmoins, comprendre ces changements est essentiel à notre entreprise. Lorsque l'on considère la question évanescente de l'identité et de sa place dans la société indienne, il est important de se rappeler que, sur le sous-continent, l'individu définissait sa position et son statut grâce à trois points de référence. En premier lieu, il se sentait lié à une famille et à une communauté sociale proches, qui modelaient les contours tactiques de son existence économique et sociale. Ensuite, il s'ouvrait à la localité et à la région où il se trouvait, et ce lien recevait la médiation des puissants mouvements de théisme dévot qui avaient tracé la carte culturelle de l'Inde à l'époque médiévale. Au-delà des points de référence de proximité ou régionaux, on trouvait enfin une affiliation à la civilisation panindienne, de texture mal définie, mais à la présence tangible, formant la base de l'État-nation défini formellement par la Constitution de 1950.
Il est cependant nécessaire de rappeler que les notions d'identité politique sont loin d'être exclusivement formées par la conscience et par la tradition culturelle. Les mécanismes de la production sociale, des réseaux de marchés et des échanges de valeurs matérielles jouent eux aussi un rôle essentiel dans la formation de l'identité. Ces nuances sont nécessaires, en raison de l'apparition, depuis quarante ans, d'un marché à l'échelle du sous-continent qui relie une majorité écrasante de villages par des liens de production, de distribution et d'échange. Une telle transformation du tissu économique a provoqué un renforcement de la conscience de l'individu vis-à-vis de la communauté locale, de la société régionale et de l'État panindien.
Il est aussi nécessaire de s'arrêter un instant sur un autre phénomène social qui nous concerne directement. On a dit précédemment que les cultures régionales qui constituaient la civilisation indienne marquaient puissamment le domaine social. Si l'on garde cette idée à l'esprit, ainsi que les changements économiques et politiques qui se sont produits au cours des quarante dernières années, on peut légitimement supposer que les cultures régionales ont renforcé leur identité, en conséquence même du développement social opéré depuis 1947. De fait, au sein des sociétés régionales, les grappes de castes et de groupes ethniques appellent elles aussi à une redéfinition de leur relation avec les éléments plus larges de l'organisation politique panindienne : ce mouvement résulte pour une part des processus de développement
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ou d'exploitation, et pour partie d'un changement de perception de ces groupes à l'égard de leur destinée.
Quelles leçons tirer, d'une part, du tissu réel de la société et de la politique dans l'Inde contemporaine, de l'autre, de l'idéal d'un État-nation offert comme modèle lors de la lutte pour la libération? Il n'existe pas de réponse simple à cette question. Mais chacun peut voir le gouffre qui existe entre la norme et la réalité, entre le but fixé et les limites de ce qui peut être accompli, entre la notion circonscrite d'un État-nation et la grande masse de l'humanité, dans cette société indienne caractérisée par une diversité frappante, toutefois contenue par une unité culturelle.
Même durant la lutte pour la libération, de sérieuses tensions contrariaient la marche voulue vers une identité indienne précisément définie, en dépit de l'enthousiasme unissant différentes classes et diverses communautés dans le combat contre l'impérialisme britannique. Considérant les progrès matériels accomplis et les avancées de la conscience politique depuis 1947, on ne peut nier plus longtemps la profonde contradiction entre l'identité pointue d'un Étatnation et la diversité véritablement épique des cultures locales et régionales qui étayent la civilisation indienne. Sans focaliser l'attention sur les centres d'agitation, il est clair en vérité que la conception de l'Inde comme État-nation suscite l'inquiétude d'une large part de la population, pour qui l'insertion dans une communauté locale ou régionale forme la base première de l'identité. Même dans le grand coeur de l'Inde où le hindi et ses variantes sont parlés et façonnent la culture, les fondements de l'identité restent la localité et la région, au-delà desquels se situent le concept moins formalisé de civilisation panindienne et la notion partiellement cristallisée d'État-nation. Ce qui est vrai de ceux qui vivent dans la vallée du Gange l'est encore plus de ceux qui peuplent les régions culturelles et linguistiques qui ne font pas partie du coeur de l'Inde.
En conclusion, j'aimerais suggérer que l'identité politique de la République indienne soit définie en termes d'« État-civilisation » et non d'« État-nation ». Il paraît approprié de rappeler ici notre ébauche de définition du mot civilisation, ainsi que notre esquisse des caractéristiques et des composantes sociales de la civilisation indienne. Les objectifs de la lutte pour la libération — la transformation d'une société agricole en une société industrielle, la création d'un État panindien uni, et la mise en place d'institutions représentatives — peuvent être atteints plus facilement dans le cadre d'un État-civilisation que dans celui d'un État-nation. Toutefois, une telle réussite est subordonnée au concept crucial d'une culture du souscontinent reposant sur une multiplicité de visions religieuses et attirant à elle la richesse des éléments régionaux constituant la société indienne.
La nouvelle définition de l'identité panindienne énoncée dans cet article offre une perspective de tolérance et de cohésion envers les diverses communautés culturelles, linguistiques et religieuses qui composent l'Inde moderne. Elle offre les mêmes assurances aux communautés dépossédées, que leur statut place au rang le plus bas de la hiérarchie sociale, ou que leur habitat situe dans les régions les plus inhospitalières du sous-continent. De plus, la notion de l'Inde comme État-civilisation n'entraîne pas de changement formel du vocabulaire
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politique. Elle invite seulement à adopter une nouvelle attitude par rapport à l'identité politique du pays pris dans son ensemble, tout en situant cette identité dans la réalité existentielle d'une très longue civilisation. Enfin, le concept d'État-civilisation porte en lui cette vision d'un État cohésif et d'une transformation industrielle, liés à la démocratie et à l'équité sociale, qui inspira et nourrit le mouvement national. En vérité, il se peut qu'une telle redéfinition de l'identité du sous-continent joue un rôle essentiel dans la création en Inde, dans les années à venir, d'un État social-démocrate, au contenu industriel, à la structure démocratique et à l'éthique laïque.
Réponse au professeur Ravinder Kumar
Jean-Alphonse Bernard*
La conférence du professeur Ravinder Kumar présentée à Hull en 1989, par le fait même qu'elle embrasse toute la dimension du temps historique, dépasse très largement mes compétences. Aussi limiterai-je mon propos à l'histoire récente de l'Inde avant et après l'indépendance.
Dans le survol qu'il fait de l'histoire indienne, l'auteur ne mentionne qu'une fois, presque incidemment, la partition de l'ancien empire entre Inde et Pakistan, en 1947. Cette discrétion est d'autant plus remarquable que cet événement aurait dû retenir son attention en fonction des prémisses mêmes de son raisonnement. Que l'on considère l'Inde comme une ancienne civilisation qui continue d'évoluer ou comme une nation-en-formation, la partition est centrale. Car les événements de 1946-1947 ont été la rupture d'une civilisation-en-devenir au nom de l'État-nation invoqué par les deux parties en conflit.
Une civilisation ne se décrète pas. C'est un fait de nature en quelque sorte. Elle est un résultat, constaté après coup, de mille événements heureux et funestes, subis ou voulus. Les soldats romains, en détruisant Carthage et en conquérant la Gaule, n'avaient pas pour but de promouvoir la civilisation gréco-romaine, pas plus que Guillaume le Conquérant, lorsqu'il s'est embarqué à Bayeux, ne songeait à enrichir le vocabulaire des Angles et des Saxons. De même Jinnah et Nehru n'ont certainement pas pensé qu'en combattant avec acharnement la partie « Fédération » du Government of IndiaAct de 1935 élaboré par Londres, ils portaient un coup fatal à cette civilisation anglo-indienne que la conquête britannique avait préparée sans l'avoir voulue 1. C'est pourquoi je partage l'opinion de Premen Ady 2 pour qui « l'impact
* Auteur de L'Inde. Le pouvoir et la puissance, Fayard, Paris, 1985 et (avec Michel POCHOY), de L'Ambition de l'Inde, FEDN, Paris, 1988.
1. Le Government of India Act, 1935, dernière Constitution indienne votée par le Parlement britannique, comportait une partie intitulée « La Fédération de l'Inde », destinée à l'Inde britannique et, avec leur accord, aux États princiers. Contrairement au reste du texte, cette partie ne fut jamais appliquée.
2. L'un des commentateurs dont les remarques ont été consignées dans l'édition anglaise de la conférence de Ravinder Kumar (NDLR).
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britannique sur l'Inde a été immense », et j'estime, comme lui, que le professeur Kumar ne lui a pas pleinement rendu justice.
Quoi qu'il en soit des Britanniques, la civilisation-en-devenir de l'Inde en 1935 comportait une part islamique comme l'une de ses composantes essentielles. Que serait l'architecture au nord des monts Vindhyas sans les mosquées ? Une admirable sculpture, sans doute, mais pas une grande architecture. Que serait la culture indienne moderne sans l'ourdou ? Qui est le plus grand poète indien moderne, l'égal de Tagore, sinon Mohammed Iqbal 3 ? Et d'une certaine façon, que serait même l'hindouisme médiéval et moderne sans l'islam ? Comment imaginer Kabir sans la bhakti, et comment ignorer les correspondances entre la bhakti et les soufis 4 ? Aujourd'hui, qui n'a pas frémi, après le 6 décembre 1992, à la pensée qu'Ayodhya n'était que le prélude — si la Vishva Hindu Parishad avait le champ libre — à la destruction de cent monuments plus insignes ? Et si cette éventualité était envisagée, pourquoi les hommes de culture qui sont au Bharatiya Janata Party n'ont-ils pas fait d'Ayodhya leur affaire Dreyfus ?
Qu'en second heu la partition ait été l'aiguillon d'un centre fort, la justification de cet État abusif et parasitaire qu'Ashis Nandy a récemment dénoncé 5, me semble une évidence. J'en vois deux raisons, que je développe dans un ouvrage en préparation 6. Car la partition de 1947 n'a pas été celle de l'Inde, mais celle de ses deux plus belles provinces : le Bengale et le Pendjab. La première partition du Bengale, au sein même de l'Empire britannique, décidée par lord Curzon en 1905 était réparable, comme la suite l'a montré. Le crime de 1947, lui, ne l'était pas, comme la suite l'a démontré. Ce n'est pas à Ravinder Kumar, historien chevronné, qu'il faut rappeler qu'au Bengale Sarat C. Bose, cet homme de gauche laïque confirmé, et Husain Suhrawardy 7, ce communaliste avéré, ont tenté dans un dernier sursaut, hélas trop tardif, d'arrêter le glaive de Mountbatten-Nehru-Jinnah qui allait couper l'enfant en deux.
L'affaire du Pendjab n'est pas moins claire. Les historiens orthodoxes de la République
3. Sumit Sarkar ne cite même pas son nom dans son Modem India. Mohammed Iqbal (1873-1938), membre de la Ligue musulmane, aida la doctrine du Pakistan à prendre corps.
4. Kabir, né au xve siècle dans une famille de tisserands musulmans, chante un amour mystique de Dieu niant les hiérarchies sociales ou religieuses. Son ascendant a nourri tout un courant de l'hindouisme dévot, ainsi que la pensée de Nanak, fondateur du sikhisme. La bhakti, amour dévot liant l'individu à la divinité par-delà rituels et castes, et mouvement essentiel de l'hindouisme depuis près d'un millénaire, s'exprima d'abord en Inde du Sud, avant même l'Hégire. Mais son extension considérable en Inde du Nord à compter du xii e siècle doit sans doute quelque chose, dans bien des régions de l'Inde, à l'influence des soufis, qui, dans le champ de l'islam, prônaient une dévotion de même type (NDLR).
5. In Daedalus, n° 118 (4), 1989.
6. Seize leçons sur l'histoire de l'Inde moderne, Imprimerie nationale, Paris (à paraître).
7. Sarat Chandra Bose (1889-1950). Frère de Nétaji Subhas Chandra Bose, qui fonda l'armée nationale indienne pour lutter par la violence contre les Britanniques. D'abord congressiste, il fonda le Parti socialiste républicain. Husain Suhrawardy (1893-1963), leader de la Ligue musulmane et chef du gouvernement du Bengale en 1946, permit à la « journée d'action directe », lancée par la Ligue le 16 août 1946, de tourner, à Calcutta, au massacre entre hindous et musulmans. Il émigra ensuite au Pakistan, dont il fut Premier ministre en 1956-1957 (NDLR).
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RÉPONSE AU PROFESSEUR RAVINDER KUMAR
n'ont que mépris pour ces grands patrons quelque peu féodaux et tellement pro-anglais qu'ont été Fazl-i-Hussain, sir Sikander Hayat Khan, Khizar Khan 8. Mais les ministres unionistes ont conservé le Pendjab uni contre le communalisme, comme bien peu l'ont fait depuis, sauf peutêtre Khairon 9, qui périt assassiné. Apprend-on aux écoliers indiens le magnifique discours que Sikander Hayat Khan prononça le 11 mars 1941 en faveur du Pendjab des cinq rivières? Peut-être est-il trop subversif aujourd'hui. Certes, la Ligue musulmane et Jinnah particulièrement portent une lourde responsabilité dans le crime pendjabi 10. Mais enfin ! Lorsque Jinnah déclarait à Lucknow, en octobre 1937, qu'il n'y avait d'accord possible qu'entre égaux, n'énonçait-il pas une plainte cachée ? Il est vrai que la théorie des deux nations n'avait rien de scientifique, mais Nehru, plus que tout autre, eût dû comprendre qu'elle exprimait avant tout une soif d'égalité. Il n'a voulu y voir qu'une manoeuvre de zamindars apeurés. Or, au même moment, la direction centrale du Congrès avait refusé l'alliance anû-zamindars que lui proposait Fazl-ul-Haq, le chef du gouvernement du Bengale. La stratégie du Congrès à partir des élections de 1937 — et peut-être depuis le rapport Nehru 11 — portait en elle 7e risque de partition comme la nuée porte l'orage.
Revenons au Government of lndia Act (1935). On peut penser, avec Robin J. Moore, que la fédération indienne qu'il prétendait établir était pure chimère. Néanmoins, pour avoir excité à ce point l'animosité de Churchill, de Jinnah et de Nehru, ce texte devait avoir quelque mérite. Il prend, avec le recul du temps, un singulier relief. Que les Anglais aient tenté ce pari fédératif n'était pas innocent : ils avaient bien l'intention de garder l'Inde dans le Commonwealth et dans leur orbite stratégique. Mais la valeur du Commonwealth s'était bien amoindrie quand Nehru l'accepta en 1949.
Garder intacts les États princiers — du moins les plus grands d'entre eux — était sans doute une démarche absurde pour un tenant des Lumières. Ne peut-on se demander cependant, au risque de passer pour un réactionnaire naïf, si l'élément princier n'aurait pas apporté à l'Union un contrepoids fort utile à l'arrogance des technocrates et à la corruption des politiciens ? Qu'on nous permette de renvoyer le lecteur à l'excellent article d'Adrian C. Mayer à ce propos 12. Nous croyons que la fibre dynastique était forte chez les peuples indiens, et qu'il
8. Fazl-i-Hussain (1897-1936), d'abord congressiste, fonda le parti unioniste; s'accommodant de la GrandeBretagne, il siégea au conseil exécutif du gouverneur général. Sikander Hayat Khan (de 1936 à 1942), puis Khizar Khan (de 1942 à 1947) furent chefs du gouvernement du Pendjab, tous deux opposés à la création du Pakistan (NDLR).
9. Partab Singh Kairon (1901-1965), un des dirigeants du parti Akali, organe politique des sikhs. Il fut plusieurs fois ministre du Pendjab après la partition, mais avant que l'État ne soit de nouveau amoindri, en 1966, pour satisfaire la revendication de nombreux dirigeants sikhs voulant séparer un Pendjab de langue pendjabi d'un Haryana de langue hindi (NDLR).
10. Mais Jinnah avait accepté un temps que le Bengale restât libre et unifié.
11. Document élaboré en 1928 sous l'autorité de Motilal Nehru (père du futur Premier ministre) pour définir la réponse congressiste aux propositions constitutionnelles présentées par la commission Simon envoyée par Londres.
12. Adrian C. MAYER, « The Case of the Hindu Prince and Beyond », Modem Asian Studies, 25, 4, 1991, P- 765-790.
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était vain ou nocif de la trancher comme le fit à son profit l'« impératrice de l'Inde », Indira Gandhi.
Une dernière remarque : il y a encore des communistes en Inde. Les mieux établis sont ceux du Bengale occidental. Pour quelle raison ? Parce que les plus lucides d'entre eux ont pris à leur compte l'orgueil blessé des Bengalis et défendu bec et ongles la spécificité du Bengale contre le rouleau compresseur de Delhi. Mais il est vrai que les communistes indiens, prenant modèle sur ce que Staline enseignait et non sur son effroyable pratique, ont pensé que l'Inde était une fédération de nations. Il est piquant d'observer que Jyoti Basu 13 s'est fait, depuis dix ans, le défenseur d'une fédération qu'il eût combattue en 1935 aussi vigoureusement que Nehru ou Jinnah.
13. Un des grands dirigeants du Parti communiste indien marxiste, chef du gouvernement du Front de gauche au Bengale depuis 1977.
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Le parti du Congrès
et l'identité nationale indienne
Max Jean Zins*
L'Inde indépendante constitua pendant longtemps un modèle de stabilité dans le monde, d'autant plus remarquable qu'il concerne un pays immense peuplé de près de 900 millions d'habitants, d'une extrême diversité et confronté à de grands problèmes de développement. Pendant près d'un siècle, un parti, le parti du Congrès, né en 1885, y épousa les méandres de l'aventure nationale en les modelant. Il fut quasi le seul réceptacle des grands courants de pensée et de lutte anticoloniale jusqu'à la Première Guerre mondiale. Dans les années vingt, il sut se transformer en véritable parti de masse sous l'impulsion du mahatma Gandhi. En 1947, il réussit une nouvelle mue en devenant parti de gouvernement. Il parvint, phénomène rare dans une démocratie politique, à garder le pouvoir trois décennies consécutives.
Depuis une vingtaine d'années, cependant, tout se passe comme si le parti du Congrès éprouvait de plus en plus de difficultés à satisfaire aux exigences d'une nouvelle époque en gestation, comme s'il n'arrivait pas à se renouveler au prix de transformations aussi novatrices que celles qu'il avait été capable d'accomplir dans le passé. Depuis le début des années quatre-vingt, les événements semblent s'accélérer. Deux Premiers ministres ont été assassinés. L'instabilité politique se développe. De nouvelles tensions et de vives violences apparaissent. Le 6 décembre 1992, le monde découvrit soudain qu'une foule de fanatiques hindous, prétendant agir au nom de la communauté majoritaire et bénéficiant de la passivité gouvernementale, pouvait impunément détruire une mosquée vieille de plusieurs siècles, pour y édifier à sa place un temple consacré au dieu Ram, risquant ainsi de provoquer de sanglants affrontements avec une communauté musulmane riche de quelque cent vingt millions de personnes. Une bonne partie de la population indienne elle-même découvrit avec consternation que son pays n'échappait pas au « retournement du monde » et à « la revanche des dieux »J de la fin de ce siècle, et qu'il était, comme d'autres, entré en quête de nouvelles identités
* Politologue, CNRS (CERI-CEIAS).
1. Pour reprendre le titre d'ouvrages récents : B. BADIE et M.C. SMOUTS, Le Retournement du monde. Sociologie des relations internationales, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, Paris, 1992; G. KEPEL, La Revanche de Dieu, Le Seuil Paris, 1991.
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inquiétantes. Désormais, il est clair que deux « problématiques légitimes du politique 2 » s'affrontent en Inde. L'une est issue de la tradition congressiste, laïque et démocratique, l'autre du corpus de pensée hindou tel que le Bharatya Janata Party (BJP), l'héritier du parti de droite pro-hindou Jan Sangh, le présente à ses électeurs. C'est tout l'héritage congressiste qui, aujourd'hui, semble vaciller sur ses bases. Nous proposons d'en analyser les principaux fondements avant d'essayer de préciser l'ampleur de sa remise en cause.
1. L'héritage congressiste
Les normes congressistes faisant désormais l'objet d'une furieuse bataille sont celles-là mêmes qui forment l'armature politico-morale de l'État-nation Inde que nous connaissons aujourd'hui. Beaucoup d'Indiens, notamment parmi l'intelligentsia, les tenaient à tort pour acquises à tout jamais. Aujourd'hui, nombreux sont ceux qui mesurent qu'elles ne sont pas irréversibles. Elles concernent trois pans essentiels de l'identité indienne présente : la conception individualiste/universaliste de la nationalité indienne, la définition laïque (secular) de l'État et la forme parlementaire de la démocratie indienne.
La conception individualiste/universaliste de la nationalité
La définition indienne actuelle de la nationalité découle directement de l'idée selon laquelle l'individu abstrait (quelles que soient ses origines) constitue l'unité élémentaire de la nation et que celle-ci est donc « l'assemblage 3 » de ceux qui, y étant nés et y vivant, fondent son existence. Cette conception se situe dans le droit fil d'une des grandes constructions philosophiques de notre époque, consistant à penser la nation comme découlant d'une sorte de contrat tacite impliquant des hommes libres et égaux en droit, lesquels sont en outre, dans l'Inde de 1947, censés avoir chacun consenti des sacrifices pour faire accéder leur pays à l'indépendance. Ce n'est donc pas comme membre d'une communauté religieuse, de caste ou ethnique qu'on acquiert la citoyenneté indienne, c'est comme individu doté de droits universels vivant dans un État démocratique. En conséquence, les constituants retinrent le principe angloaméricain ou français du droit du sol (lex soli) en matière de citoyenneté, rejetant celui du droit du sang (lex sanguinis) tel qu'il est, par exemple, suivi en Allemagne 4. La nation est avant tout définie comme un État-nation : c'est sa définition moderne, individualiste, telle
2. Nous reprenons ici le concept qu'utilise C. JAFFRELOT dans son ouvrage récent : Les Nationalistes hindous, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, Paris, 1993, p. 87.
3. La volonté nationale est le « résultat des volontés individuelles, comme la nation est l'assemblage des individus », écrivait Sieyès dans sa célèbre brochure Qu'est-ce que le tiers état? (1789).
4. Le congressiste A.K. Ayyar (1883-1952) présenta à la Constituante ces deux différentes théories, le 29 avril 1947.
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que le siècle des Lumières en Europe la sécréta et que les révolutions américaine puis française la consacrèrent.
Cette conception contraste avec celle que développe le mouvement nationaliste hindou à partir de la fin du siècle dernier. Les nationalistes ne se privent d'ailleurs pas de dénoncer « l'occidentalisation » des dirigeants congressistes, Nehru constituant à leurs yeux, dans la période récente, l'archétype de ces « leaders dénationalisés ». Comme le rappelle C. Jaffrelot, les présupposés philosophiques du nationalisme hindou relèvent d'un organicisme individualiste 5. A la notion de l'État-nation, les nationalistes hindous opposent celle de société-nation. L'individu y trouve, certes, sa place, mais dans la seule mesure où il est conçu comme faisant partie d'un tout (tout comme l'âme individuelle, l'atma, fait partie de brahma, l'absolu), et au prix d'une certaine dévalorisation du concept d'État 6, qui n'apparaît que subsidiaire par rapport à la « société », lieu privilégié de la réalisation de l'être individuel ou de l'être abstrait. Ce qui définit l'Indien, ce n'est pas qu'il vive dans un État-nation, c'est ce qu'on pourrait appeler son « indianité sociale » non seulement conçue en termes fondamentalement culturalistes, mais encore à partir d'une interprétation du passé de l'Inde, réinventé à des fins politiques ou stratégiques. Selon ce point de vue, la nation indienne ne serait pas un phénomène récent. Elle serait aussi vieille que l'Inde elle-même, telle du moins qu'elle existe dans l'imaginaire nationaliste hindou : « Le nationalisme au sens d'un sentiment de groupe fondé sur la conscience d'un pays commun et d'une culture commune a été une caractéristique spécifique de la vie indienne depuis des temps très reculés », écrit l'un des idéologues du Jan Sangh 7. La nation indienne dans son acceptation actuelle daterait de l'époque aryenne védique. Elle résulterait de sa capacité à n'avoir jamais « oublié son âme 8 », et ce malgré toutes les attaques qu'elle a pu subir.
Cette « âme » n'est pas du même ordre que « l'énergie vitale » ou « la source intérieure de force 9 » qu'évoque Nehru lorsqu'il s'interroge sur les raisons qui font que certaines nations perdurent ou se forment. Pour l'ancien Premier ministre, la « complexe et mystérieuse personnalité de l'Inde », « ce sphinx au sourire évasif et parfois moqueur 10 », s'appréhende de manière fondamentalement historique, donc rationnelle ; elle s'explique notamment par le fait que, depuis plusieurs millénaires, l'Inde n'a vu à aucun moment le fil de son histoire se rompre et que ses habitants, par-delà leur diversité et peut-être en partie grâce à elle, n'ont jamais
5. C. JAFFRELOT, Les Nationalistes hindous, op. cit., p. 70.
6. Nous touchons là l'une des différences qui existent entre les partis fascistes européens, d'une part, le RSS et la Hindu Mahasabha, d'autre part, même si ces deux dernières organisations, par-delà leurs différences mais en raison d'autres caractéristiques (mode d'endoctrinement, type d'organisation...), peuvent être qualifiées d'organisations fascisantes.
7. B. MADHOK, Indian Nationalism, Bharati Sahitya Sadan, New Delhi, 1969, p. 30.
8. Ibid., p. 27-28.
9. J. NEHRU, The Discovery of India, Oxford Univ. Press, New Delhi, Bombay, Calcutta, Madras, 5e éd., 1986, p. 55.
10. Ibid., p. 59.
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cessé d'opérer la synthèse entre le passé et le présent, l'ancien et le nouveau, cette faculté de synthèse étant l'autre face de l'aptitude de l'Inde à absorber l'étranger. Certes, Nehru ne cherche nullement à gommer la dimension proprement émotionnelle, voire sensuelle, qui le fait se définir indien ; il écrit même que c'est elle qui donna réalité à la perception première, mentale et intellectuelle, qu'il a eue de son pays 11. Mais tout se passe pour lui comme si la nation indienne, qu'il découvre peu à peu et comme avec gourmandise en la parcourant pour les besoins politiques du Congrès, reposait à chaque moment de son histoire sur cette sorte de consensus que Renan appelait le « plébiscite de tous les jours 12 ». Le sentiment national que Nehru inculque aux paysans au cours de ses meetings s'apparente à ce que Michelet appelait « la volonté de vivre ensemble » : « Vous êtes, leur dis-je, partie de cette Bharat Mata [Mère Inde], vous êtes d'une façon vous-mêmes Bharat Mata, et cette idée lentement s'infiltrait dans leurs cerveaux, leurs yeux s'illuminaient comme s'ils avaient fait une grande découverte 13. » Rien à voir avec la définition donnée par les nationalistes hindous pour lesquels point n'est besoin de découvrir ce qui est posé comme acquis depuis l'expansion aryenne 14 en Inde : l'existence de Bharat-varsha, le « pays de Bharat ». Pour Nehru, qui s'inscrit sur ce point dans la tradition de pensée de l'aile congressiste « modérée » du début du siècle, « l'Inde, c'està-dire Bharat 15 », est en construction, et l'une des fonctions de son État sera précisément de garantir l'égalité de ses citoyens devant la loi, quelles que soient leur langue, leur origine ethnique ou leur religion. Là réside le fondement conceptuel de la version congressiste de la démocratie parlementaire et politique indienne. La « théorie des deux nations », l'une musulmane, l'autre hindoue, chère à la Ligue musulmane d'Ali Jinnah, le fondateur du Pakistan, est donc inacceptable pour Nehru. Elle est même quasi impensable pour la majeure partie de l'élite politique congressiste, qui ne se résolut à la « partition » que sous la pression des événements. Elle apparaît contredire le fondement même de la démocratie dans sa définition occidentale, individualiste et universaliste. Ali Jinnah le comprit fort bien, lui qui, pour avancer sa théorie des deux nations, ressentit la nécessité de s'en prendre à la « démocratie occidentale » dont il écrit en 1940 qu'elle « [était] totalement inadaptée à l'Inde » et que le corps politique indien était « malade de ce qu'on la lui ait imposée 16 ». Ce qui signifie ipso facto que la préservation de l'unité indienne repose sur l'existence d'un État laïque.
11. Ibid., p. 51.
12. E. RENAN, Qu'est-ce qu'une nation?, conférence du 11 mars 1882, in OEuvres complètes, Calmann-Lévy, Paris, tome 1, 1947, p. 887-906.
13. J. NEHRU, The Discovery of India, op. cit., p. 60-61.
14. En l'état actuel des connaissances, cette expression ne devrait plus prêter à confusion. Il n'existe pas « un peuple aryen » défini en termes de « race » ou d'origine ethnique, mais différents peuples parlant une même langue.
15. L'article premier de la Constitution dit que « l'Inde, c'est-à-dire Bharat, est une Union d'États ». Son adoption ne se fit pas sans discussion. Bharat est le nom légendaire du premier roi aryen censé avoir unifié l'Inde. Plusieurs députés congressistes hindous traditionalistes auraient préféré que l'Assemblée constituante retienne l'expression: « Bharat, soit India en langue anglaise... » Cf. Constituent Assembly Debates, vol. IX, p. 1669, 1673-1691.
16. « Time and Tide », Londres, 19 janvier 1940. Art. repris in S.M.M. QURESHI, Jinnah and the Making ofa Nation, Karachi, Council for Pakistan Studies, 1969, p. 99. A. Jinnah distinguait même « trois nations » en Inde,
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L'État secular
Ce qu'en Inde on appelle généralement sécularisme ne traduit pas exactement le terme de laïcité. Alors que l'histoire française conduit à définir la laïcité comme la séparation de la religion et de l'État, le sécularisme (le communalisme, né d'un autre anglicisme, en représente l'opposé) signifie que l'État traite sur un même plan toutes les religions du pays avec une (bienveillante) neutralité. L'Inde multiplie ainsi les jours de congé officiel correspondant aux dates importantes de célébrations pour chacune des fois (hindoue, musulmane, sikh, chrétienne, jaïn, bouddhiste...) représentées dans le pays. Le mot hindi dharma-nirapeksata, composé de dharma (qui peut être traduit par « religion ») et de nirapeksa (littéralement « indépendant », « indifférent » ou « non concerné » et par extension « laïque »17), suggère assez bien la tolérance religieuse, théoriquement impartiale, que le sécularisme induit. Comme l'écrit le philosophe et ancien président de la République Radhakrishnan, « le sécularisme [...] ne signifie pas irréligion ou athéisme, ni même ne met l'accent sur le confort matériel. Il entend souligner l'universalité des valeurs spirituelles susceptibles d'être atteintes de diverses façons 18 ». Dans les conditions indiennes, cette définition présente l'avantage de répondre à la fois aux exigences de l'individualisme abstrait (la religion est considérée comme un fait individuel), à la faculté propre au mode de pensée hindou d'accepter les différences (l'hindouisme n'est pas une religion au sens sémitique du terme), et à la conception gandhienne faisant de chaque communauté religieuse l'un des éléments de base de la nation. La Constitution ne reconnaît toutefois pas les communautés religieuses en tant que telles. C'est par le biais de la notion de minorités, un terme englobant également les groupes linguistiques, que l'article 30 confère à ces dernières le droit de disposer de leurs propres institutions éducatives. La Constitution reconnaît seulement les « personnes 19 » auxquelles elle garantit la liberté de conscience et le « droit de professer, pratiquer et propager [leur] religion librement » (art. 25). Les débats à la Constituante, tels qu'ils se cristallisèrent notamment sur la question du financement des institutions scolaires privées et de l'obligation d'éducation religieuse que celles-ci pouvaient imposer, montrent que la grande majorité des députés cherchèrent à aller aussi loin que possible dans le double sens de l'impartialité religieuse de l'État et du respect de la foi, en partant du principe selon lequel la religion est une affaire privée.
La réduction relative de la sphère du religieux induite par cette conception comporta au moins deux types de conséquences pratiques importantes. D'une part, elle ouvrit la voie à l'action « modernisatrice » ou « réformatrice » de l'État dans le domaine même du religieux, l'Etat pouvant arguer que certaines pratiques sociales religieuses attentaient aux droits des
la musulmane, l'hindoue et la dravidienne. Cf. son adresse présidentielle à la session de Madras de la Ligue musulmane, avril 1941, repris in S.M.M. QURESHI, ibid., p. 88.
17. N. BALBIR et J.K. BALBIR, Dictionnaire hindi-français, L'Asiathèque, Paris, 1992.
18. S.A. HUSAIN, The National Culture of India, Asia Publ. House, Bombay, 1961, 2e éd., préface, p. VII.
19. Le premier projet de rédaction retenait le mot de « citoyens ». En le remplaçant par « personnes », les constituants étendirent au maximum la dimension universaliste de l'individu.
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personnes. La Constitution précise ainsi (art. 25) que l'entrée des temples hindous, qui peut être refusée aux non-hindous, ne saurait l'être à certaines catégories d'hindous eux-mêmes (il s'agit en pratique des « intouchables »). Dans le même ordre d'idées, Nehru engagea dès 1948 la réforme du code civil hindou, ce qui l'opposa non seulement aux nationalistes hindous, mais également aux traditionalistes de son parti. D'autre part, la mise sur le même pied de toutes les religions les rend aussi légitimes les unes que les autres sur le plan national. Aucune d'entre elles n'est plus « indienne » que l'autre. En se combinant avec la conception individualiste de la société, le sécularisme interdit donc toute discrimination à l'égard des minorités religieuses, notamment musulmanes. Il contredit notamment l'idée, plus ou moins explicitement défendue à diverses occasions par les nationalistes et traditionalistes hindous de différentes obédiences politiques, selon laquelle les musulmans indiens seraient en quelque sorte des citoyens de seconde zone, soit appelés à fournir sans cesse la preuve de leur attachement à l'Inde, soit sommés de s'assimiler à une culture hindoue jugée supérieure à la leur ou par essence plus « indienne ».
Cependant, il convient également de noter que la conception indienne du sécularisme, tout en tirant un trait d'égalité entre les communautés religieuses, reconnaît aux responsables religieux des différentes communautés une place clé dans le processus incessant de marchandage qui s'établit avec l'État en cas de conflit intercommunautaire. Ce faisant, on réintroduit côté cour ce qu'on avait chassé côté jardin, car la République indienne confère ainsi une certaine légitimité politique aux leaders religieux. Un pan de l'héritage gandhien pèse ici très lourd. En effet, un aspect essentiel de la stratégie anti-impérialiste du mahatma Gandhi durant l'entre-deux-guerres fut de drainer la communauté musulmane dans le mouvement d'indépendance en concluant des accords avec les représentants religieux de cette communauté, et ce sur la base des revendications religieuses de ces derniers. On le vit lors du mouvement dit du Califat, lié à la disparition de l'Empire turc au lendemain de la Première Guerre mondiale. L'entente forgée entre le Congrès et la communauté musulmane se fît alors sur un thème essentiellement religieux, sensible aux lettrés et chefs musulmans, mais sans aucun lien avec la vie réelle du peuple musulman qui subissait comme les hindous les conséquences du colonialisme. Le mouvement du Califat fut certes relativement populaire parce qu'il était d'essence religieuse, mais il ne constitua jamais un mouvement du peuple proprement dit, comme divers historiens l'ont noté. Cette façon d'envisager les alliances entre le Congrès et la communauté minoritaire (qui offrait le mérite pour la bourgeoisie naissante indienne d'évacuer du programme du Congrès les questions de réformes économiques et sociales) aboutit dans les faits à renforcer le poids des élites religieuses sur leur communauté, cette dernière étant évidemment incitée à se placer d'autant plus sous leur bannière que les autorités congressistes les tiennent pour leurs seuls vrais interlocuteurs politiques. Dans l'Inde d'aujourd'hui, il en va toujours ainsi : l'État (au niveau local comme au niveau national) a toujours tendance à privilégier le dialogue avec des leaders religieux censés représenter toute leur communauté lors d'affrontements ou de tensions diverses. Au bout du compte, c'est toute une communauté qui est assimilée de façon indifférenciée à l'image que veulent bien en donner « ses » diri70
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géants religieux. Conçu de cette façon, le sécularisme indien conduit paradoxalement à conforter sur le long terme la segmentation du pays en communautés religieuses. Dans ces conditions, il n'est pas étonnant de voir actuellement le courant extrémiste hindou se référer aux idées du mahatma Gandhi, alors même que ce dernier fit très longtemps l'objet d'une véritable détestation de la part du mouvement nationaliste hindou pour avoir mis l'accent sur l'amitié et l'entente entre hindous et musulmans. Ce que les nationalistes veulent aujourd'hui retenir de l'héritage gandhien, c'est sa faculté à ne pas dresser une limite étanche entre les sphères du religieux et du politique, une façon comme une autre de relativiser la place de l'individu abstrait dans la construction démocratique et laïque garantie par la Constitution de 1950. Sans donc nier l'aspect contradictoire du laïcisme à l'indienne, il n'en reste pas moins que, dans le cadre des enjeux politiques indiens de la fin de ce siècle, se définir comme secular revient à souligner sa volonté de refuser d'instrumentaliser les différences communautaires à des fins politiques. A ce titre, le sécularisme constitue bien le pilier de l'unité et de la démocratie indiennes.
Deux conflits fondateurs de la nation congressiste
Loin d'aller de soi, son instauration et son maintien comme problématique légitime du politique supposèrent et supposent encore une lutte politique intense. Celle-ci n'oppose pas seulement le parti du Congrès au mouvement pro-hindou, mais divise depuis l'origine le Congrès lui-même. L'analyse de l'histoire du mouvement d'indépendance montre que la fracture entre « laïcs » et pro-hindous passa toujours au travers du Congrès. C'est la raison pour laquelle on ne saurait à proprement parler imputer le sécularisme à l'hégémonie politique du Congrès en tant que tel. C'est le combat conjoint des « laïcs » au sein du Congrès et à l'extérieur, contre les éléments pro-hindous congressistes et non congressistes (ou anticongressistes), qui permit d'aboutir à ce résultat. Deux moments critiques de l'histoire congressiste fondent cette complexe réalité.
Le premier se produisit au début du siècle, lorsque s'affrontèrent ceux qu'il est classiquement mais abusivement convenu d'appeler « modérés » et « extrémistes » au sein du mouvement d'indépendance national naissant 20. Les premiers se contentèrent, ce qui était déjà beaucoup à l'époque, de revendiquer plus d'autonomie et de justice dans le cadre de l'Empire britannique qu'ils pensaient apte à aider l'Inde à sortir de son arriération économique. Développant un corpus d'idées démocratiques et séculières, cohérent et très avancé pour son temps, les modérés entendaient faire entrer leur pays dans la modernité ; les aspects les plus progressistes de leurs demandes, tant sur le plan de la démarche de pensée (rationalisme) que sur celui du programme de réformes économiques et sociales, étaient précisément ceux qui étaient les plus liés au mode de pensée occidental. Les extrémistes, en revanche, entendaient donner au mouvement un tour nettement plus anticolonialiste et indépendantiste, plus « révolution20.
révolution20. S. SARKAR, The Swadeshi Movement in Bengal 1903-1908, People's Publishing House, New Delhi, 1973.
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naire ». Soucieux de rallier les masses à la cause nationale et de combattre le sentiment d'infériorité intériorisé en Inde du fait de l'hégémonie coloniale, ils furent conduits, en l'absence de toute théorie scientifique sociale ou politique, à revaloriser les aspects culturels et sociétaux de leur pays, y compris les plus rétrogrades, non sans les réinterpréter parfois à l'aune de certaines valeurs occidentales. Jouant sur les émotions populaires, le mouvement de régénération hindoue (qu'on appelle en Inde revivalisme) lancé par les extrémistes eut le mérite de doter le parti du Congrès d'un premier véritable embryon de soutien populaire. Mais l'instrumentalisation de l'hindouisme à des fins politiques rendait délicate l'intégration de la communauté musulmane à la lutte d'indépendance (c'est d'ailleurs à cette époque, en 1906, que se crée la Ligue musulmane), un phénomène que le pouvoir britannique, à l'affût constant des divisions entre les deux communautés depuis l'échec de la Grande Rébellion de 1857, ne manqua pas d'utiliser, et les modérés de condamner. Ceux-ci ne pouvaient accepter l'approche des extrémistes, alors même que leur modération se révélait incapable de galvaniser les masses. Quant aux extrémistes, croyant trouver le secret de l'inefficacité de la politique de compromis des dirigeants modérés dans leur penchant « occidentalisant », ils dirigèrent leurs attaques contre les tendances qui étaient précisément celles où les modérés se montraient les plus progressistes. La crise était inévitable. Elle eut lieu en 1907, lorsque les modérés, qui contrôlaient le parti, parvinrent à provoquer le départ des extrémistes.
Mise aujourd'hui en perspective, cette première scission historique du Congrès se révèle à la fois singulièrement importante et relativement limitée. Elle apparaît cruciale pour deux raisons essentielles. Premièrement, la victoire des modérés conduisit à marginaliser l'influence des extrémistes dans le pays, en leur retirant le levier d'action qu'était le parti du Congrès. Dès l'origine, elle limita donc l'essor potentiel du seul courant politique qui aurait éventuellement pu enclencher une autre problématique politique. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si les dirigeants du Jan Sangh d'hier et du BJP d'aujourd'hui se réfèrent constamment à l'action de Tilak, la principale figure du courant extrémiste. Sa défaite en 1907 contribua à donner au mouvement swaraj (« autogouvernement ») et swadeshi (littéralement « du pays lui-même ») de l'époque le contenu laïque et économique qu'il conserve toujours dans l'imaginaire indien, le boycott des produits britanniques étant retenu comme l'axe majeur du mouvement. Globalement, l'impact du mouvement swadeshi fut de fait éminemment moderniste, même si certains swadeshistes préconisèrent le retour aux activités artisanales traditionnelles dans le cadre d'une Inde villageoise mythiquement restaurée : il fonda la légitimité d'une politique destinée à défendre le marché indien de la concurrence externe et à assurer la promotion de l'industrie nationale naissante. En cela, il dut beaucoup à l'intelligence et à la brillance avec lesquelles des leaders modérés comme D. Naoroji surent exposer dans des livres écrits et publiés en anglais l'exploitation dont était victime leur pays. On se trouve là au coeur de la grande politique d'indépendance nehruiste de l'Inde d'après 1947.
Deuxièmement, dès le début du siècle, la petite élite politisée indienne issue quasi exclusivement des milieux cultivés urbains se montra capable de dépasser les intérêts étroits de la couche sociale dont elle était issue. Ne constituait-elle pas l'une des fractions de la société
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la plus affectée par la décision de boycotter les produits britanniques ? Ne montrait-elle pas qu'elle était capable de reléguer ses origines religieuses au second plan de ses préoccupations, derrière l'intérêt supérieur de la future nation indépendante à construire ? Les tout premiers dirigeants congressistes démontrèrent ainsi concrètement leur capacité à animer le processus dont ils étaient les initiateurs sur le plan politique. En sachant se constituer dès le début de ce siècle comme intellectuels du mouvement national, et non point comme les porte-parole étriqués d'une couche sociale au demeurant ultra-minoritaire, même si le contenu du programme politique congressiste portera toujours l'empreinte des intérêts de classe qu'il défendra, les dirigeants congressistes du début du siècle jetaient déjà l'un des fondements de la future légitimité congressiste.
Dans le même temps, on doit cependant relativiser l'importance des événements de 1907, et ce pour une raison majeure : à cette date, le parti du Congrès est encore une force politique mineure. La base sociale de ses adhérents et sympathisants est étroite, un facteur de faiblesse que ni les modérés ni les extrémistes ne savent comment corriger. Il fallut attendre l'arrivée de Gandhi sur la scène politique pour que le Congrès sortît du dilemme dans lequel l'avait enfermé l'affrontement de ses deux ailes. Ce fut grâce à la direction de Gandhi que le Congrès devint le grand parti de l'indépendance nationale. L'apport spécifique de Gandhi au sécularisme, dont on a déjà souligné un aspect contradictoire, mériterait évidemment une étude spécifique. La pensée du Mahatma est loin d'être univoque. Il y entre beaucoup de religiosité, mais aussi beaucoup de pragmatisme et de tolérance. On se bornera ici à souligner que Gandhi imposa au pays le sens du respect de l'égalité des communautés religieuses à partir de comportements personnels de vie, d'analyses et de modes d'action spécifiques tous imbibés de conceptions morales et religieuses explicites. C'est sans doute pour cette raison qu'il fit l'objet de la haine la plus tenace de la part des fanatiques pro-hindous, dont il fut la victime en 1948. Ce grand dirigeant constituait une figure d'autant plus irritante pour les nationalistes hindous que, sans jamais chercher à masquer les sources syncrétiques (et donc en partie occidentales) religieuses et morales, de sa pensée, il était parvenu à incarner « l'Inde des villages », à partir d'ailleurs d'une vision complètement mythique de cette dernière. Il était donc très difficile de le ranger dans la catégorie des leaders « occidentalisés » ou « dénationalisés ». Ce faisant, par l'exemplarité de sa conduite et son souci de la non-discrimination à l'égard des minorités religieuses, Gandhi contribua à conforter la légitimité de la démarche séculariste du parti du Congrès. Précisément, la dernière grande décision politique de sa vie consista à désigner à la tête du parti et du futur premier gouvernement de l'Inde indépendante le dirigeant congressiste le plus farouchement laïque du pays : Jawaharlal Nehru. Un atout majeur pour l'aile gauche du Congrès dans la lutte qu'elle dut soutenir contre les conservateurs lors de la grande crise de 1950-1951.
Celle-ci constitue le deuxième moment fondateur de l'identité indienne actuelle. Elle éclata à l'aube de l'indépendance, quand l'Inde, enfin libre, eut à définir concrètement les grandes lignes de sa politique gouvernementale. Première des trois grandes crises d'État de l'Inde indépendante congressiste, son acuité et la violence contenue des affrontements qu'elle exprima
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s'expliquèrent par l'ampleur des enjeux globaux et stratégiques qu'elle soulevait 21. N'évoquant ici que sa dimension « religieuse », nous nous bornerons à rappeler que Nehru analysa l'élection de Tandon, l'un des représentants de la droite congressiste traditionaliste, à la présidence du Congrès, comme la victoire de « forces nuisibles 22 ». Tandon est qualifié par Nehru, qui s'oppose sur ce point frontalement au numéro deux du régime (le vice-Premier ministre V. Patel), de « symbole de quelque chose que je considère comme extrêmement néfaste au Congrès et au pays 23 ». « Vous êtes devenu pour une grande partie des gens en Inde une sorte de symbole [de la] vision communaliste et revivaliste », lui écrit le Premier ministre 24. La crise se développa à une étape clé de l'histoire de l'Inde. Le nouvel État congressiste était parvenu à assurer la transition avec l'époque coloniale. En trois ans, de 1947 à 1950, les bases de la stabilité politique, institutionnelle et constitutionnelle de l'État ainsi que de son unité administrative et territoriale avaient été jetées, grâce au consensus quasi sans faille de ses dirigeants. Assuré de cet acquis, Nehru mesura sans doute mieux que quiconque le sens profond des choix nouveaux à opérer pour entrer dans l'ère nouvelle. Pour lui, une politique communaliste aurait immanquablement conduit l'Inde à sa perte, pour des raisons pragmatiques et de principe. A l'étranger, le prestige de l'Inde aurait souffert de l'instauration d'une politique communaliste et Nehru se montrait personnellement attaché à promouvoir l'audience internationale de New Delhi. Le principe de laïcité de l'Inde fondait d'ailleurs la légitimité de l'Inde par rapport au Pakistan. A l'intérieur, la préservation de l'unité d'un pays aussi hétérogène que l'Inde passait par la reconnaissance du droit de ses minorités à s'exprimer. La victoire de Nehru sur Tandon, acquise de haute lutte, fut d'autant plus méritoire qu'elle s'effectua dans le contexte des haines intercommunautaires engendrées par la partition. Les conditions dans lesquelles elle fut remportée, Nehru parvenant à maintenir l'unité du Congrès tout en y restaurant en souplesse son leadership un moment frontalement contesté, assirent jusqu'à aujourd'hui l'identité séculariste de l'Inde. Elles garantirent du même coup l'avenir de la démocratie indienne dans ses deux aspects, celui de son système partisan et de sa forme parlementaire.
Le « système congressiste »
Le mérite revient au politologue Rajni Kothari d'avoir, le premier, mit en lumière l'originalité du système partisan indien. « Aujourd'hui, écrivait-il en 1961, presque tout le processus politique opère au sein du parti du Congrès. Celui-ci est plus qu'un parti, il constitue un
21. M.J. ZINS, Histoire politique de l'Inde indépendante, Paris, PUF, 1992, p. 58-69. Nous avons essayé de montrer dans ce livre le fil conducteur qui lie entre elles les trois crises d'État de 1950-1951, de 1969 et de 1975-1977.
22. Lettre de Nehru à Tandon, 8 août 1950, in D. DAS (éd.), Sardar Patel's Correspondence, Navajivan Publ. House, Ahmedabad, 1974, p. 197.
23. Lettre de Nehru à Patel, 25 août 1950, ibid., p. 215.
24. Lettre de Nehru à Tandon, P août 1950, ibid., p. 198.
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système politique entier. Les conflits et les alignements à l'intérieur du parti du Congrès sont d'une plus grande importance politique que les conflits qu'il entretient avec les groupes d'opposition 25. » Cette remarque dégageait l'analyse du parti du Congrès des ornières où elle commençait à s'enliser. Certes, l'Américain M. Weiner avait jeté les bases de l'étude du jeu politique indien 26, mais il s'était refusé à tenir compte de la diversité interne du parti du Congrès et de ses implications. S'inquiétant du risque que, selon lui, l'existence d'un parti dominant unique (une notion héritée de l'approche structuraliste de Maurice Duverger) faisait courir au jeu concurrentiel politique et donc à la démocratie multipartisane, il avait été conduit à souhaiter l'émergence d'un fort pôle oppositionnel non congressiste qui puisse menacer le monopole du Congrès. Son analyse l'avait enclin à penser que le parti socialiste de droite (le PSP) pouvait constituer cette opposition en regroupant plusieurs formations politiques éparses. Force fut cependant de constater qu'il n'en fut rien. Par la suite, ni le parti libéral Swatantra (créé en 1959), ni le Congrès O. (créé en 1969) ne parvinrent à réussir là où le PSP avait échoué. L'opposition apparaissait pour ainsi dire congénitalement incapable de former un pôle suffisamment puissant pour mettre en danger le pouvoir congressiste au niveau national. De fait, il fallut attendre 1977 et les profondes modifications imposées au paysage politique par la proclamation de l'état d'urgence pour que cessât le règne congressiste.
C'est de ce phénomène de longue impuissance que procéda la réflexion de Kothari, au demeurant irrité qu'on puisse faire de l'Inde une sorte de démocratie bancale du seul fait qu'y existait un grand parti majoritaire et dominant, alors que le régime respectait de toute évidence les règles concurrentielles du jeu démocratique. Concentrant toute son attention sur l'analyse des facteurs qui permettaient de maintenir et vivifier la concurrence, Kothari démontra que le parti du Congrès constituait à lui seul le réceptacle de presque tout le jeu politique. La démocratie, vue sous l'angle du jeu concurrentiel partisan, n'était pas menacée par l'existence et la permanence d'un parti dominant, elle lui était au contraire intimement liée. La pluralité même du Congrès, sa capacité à maintenir et à organiser la diversité en son sein restituaient à l'ensemble du jeu politique (et dans des formes originales puisque spécifiquement liées aux conditions historiques, sociales et culturelles du pays) son pluralisme et ses règles concurrentielles. Bref, le Congrès était lui-même lieu privilégié de la concurrence partisane.
On comprend dès lors que le parti du Congrès ait pu remplir dans le champ politique la fonction d'articulation générale du jeu politique que lui attribue Rajni Kothari, et jouer le rôle d'un pivot autour duquel s'organisèrent les autres forces politiques du pays. En effet, fondamentalement divisé en ses deux pôles, en une tendance de droite et une tendance de gauche (ainsi qu'on le voit à chaque fois que des enjeux politiques essentiels divisent les congressistes), le Congrès permit aux partis d'opposition d'opérer sur ces dernières un véritable travail
25. R. KOTHARI, « Party System », in The Economie Weekly (Bombay), 3 juin 1961, vol. 13, n° 22, p. 849.
26. M. WEINER, Party Politics in India. The Development ofa Multy-Party System, Princeton Univ. Press, New Jersey, 1957.
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de greffe. Les tendances internes au Congrès jouaient en quelque sorte le rôle de véritables instances partisanes en lutte pour l'acquisition du pouvoir d'État de l'intérieur du parti, tandis que les partis de gauche d'un côté (socialistes, communistes...), de droite de l'autre (Jan Sangh, Swatantra, Congrès O., etc.) cherchaient à peser de l'extérieur qui sur l'aile progressiste, qui sur l'aile conservatrice du parti du Congrès. On comprend aussi, à supposer que le Congrès maintienne à la fois son unité et sa diversité (ce qui impliquait l'absence de discipline interne rigide et un mode de direction consensuel), que les partis d'opposition ne puissent ni jouer le rôle mécaniste d'opposition contre le Congrès dans son ensemble que leur attribue M. Weiner, ni tenter d'opérer avec succès leur regroupement. Kothari l'indique fort bien : la dialectique des rapports entre le parti au pouvoir et les partis non congressistes ne peut qu'être défavorable à ces derniers puisque, « partis de pression », en agissant sur les tendances intra-congressistes qui leur sont les plus proches pour provoquer des prises de position allant dans le sens des intérêts qu'ils défendent, ils ne font par là même que contribuer à vivifier la concurrence intra-congressiste. Ils tendent dès lors à accroître l'audience d'un parti dont le succès est précisément fonction de sa capacité à « générer » sa pluralité et à « intégrer » la concurrence. En quelque sorte, les partis d'opposition ne contestent le Congrès que pour mieux l'affirmer.
C'est précisément ce qui n'existe plus aujourd'hui. L'état d'urgence (1975-1977) et son autoritarisme firent voler en éclats le « système congressiste » et ses rouages politiques. Depuis cette époque, le Congrès a perdu ses fonctions systémiques. Il n'est plus qu'un parti comme un autre, certes important et même un peu plus important que d'autres, mais désormais susceptible de perdre le pouvoir à l'occasion d'une consultation électorale. Il n'est plus l'élément structurant du champ politique, il ne constitue plus la référence à partir de laquelle les autres instances politiques doivent obligatoirement se définir ou prendre position. Ce faisant, un point d'ancrage politique majeur a disparu en Inde, qui participait de façon décisive au maintien de l'unité nationale. On peut penser en effet que c'est parce qu'il se trouvait dans l'ensemble du pays un parti de masse et de militants apte à diffuser partout la même culture politique, tout en sachant se jouer des diversités de situation, que l'Inde congressiste put jouir d'une stabilité politique remarquable. Le Congrès exerça donc une véritable fonction de centralité, au sens où celle-ci tendait constamment à focaliser l'attention du pays sur des objectifs nationaux globaux à partir desquels pouvaient s'exprimer des différences légitimes. Lorsque celles-ci ne l'étaient pas, comme dans le cas du terrorisme ou de revendications armées indépendantistes, elles pouvaient le devenir, le temps, la répression, l'expérience et la raison aidant. Tant que vécut le système congressiste, l'Inde put absorber ses chocs les plus durs relativement facilement. Il n'en va plus de même aujourd'hui, alors qu'on assiste non seulement au développement de l'instabilité politique et à l'émergence d'une nouvelle ère de coalitions précaires, mais encore à l'érosion des pratiques parlementaires démocratiques de base.
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La « plus grande démocratie du monde »
L'Inde, entend-on dire souvent, est « la plus grande démocratie du monde ». Certes, on peut critiquer cette expression dès lors qu'on s'attache à définir la démocratie en termes de contenu économique et social, les injustices et les inégalités de classes et de castes occupant une place considérable en Inde. On peut même la critiquer sur le plan politique stricto sensu en notant que le mode de scrutin majoritaire uninominal à un tour introduit une distorsion fondamentale entre le nombre de voix et de sièges obtenus par le Congrès tout au long de son histoire, un phénomène qui pourrait désormais jouer en faveur du BJP. Sans cette distorsion, le Congrès n'aurait jamais pu gouverner le pays comme il le fit. Après tout, le Congrès n'obtint qu'une seule fois la majorité des voix aux élections législatives nationales, en 1984. A cette exception près, il ne franchit jamais cette limite, même aux plus belles heures de l'ère Nehru, ce qui ne l'empêcha pas d'accaparer la grande majorité des sièges au Parlement central. Il n'empêche que l'Inde ne cessa de voter depuis 1952, date des premières élections législatives générales, et qu'il ne fut guère d'années où cet immense pays n'organisât des élections à quelque niveau que ce soit, provincial ou national. Et c'est cela, finalement, que l'histoire retient. La tenue d'élections démocratiques, dans le cadre du droit des partis politiques à s'exprimer librement, fut l'une des bases essentielles de la légitimité et de la vivacité du « système congressiste ». Sans la reconnaissance du droit des électeurs et des instances partisanes censées représenter leurs aspirations à s'exprimer, jamais le parti du Congrès n'aurait pu prétendre occuper la place qui fut la sienne sur la scène politique pendant trente ans, puisque c'est au cours du jeu démocratique lui-même que sa fonction de pivot du champ politique put s'exercer. De même, sans démocratie politique, aussi imparfaite soitelle, jamais l'Inde n'aurait pu préserver son unité puisque seule l'acceptation légitime de son hétérogénéité (sensible sur tous les plans : politique, linguistique, religieux, ethnique, régional...) pouvait fonder le niveau minimal d'homogénéité étatique nécessaire à la gestion d'un énorme territoire. A trop chercher à centraliser l'État, ce serait l'Inde elle-même qui, dans sa diversité, menacerait d'éclater.
C'est précisément sur ce point que le choix du régime parlementaire opéré par les constituants congressistes se révéla d'une importance singulière. Certains soutiennent parfois la thèse selon laquelle la Constitution indienne serait une sorte de décalque du modèle britannique. Certes, elle s'en inspire, mais elle est loin de le copier. Au contraire, l'analyse des débats à la Constituante montre que ses membres portèrent un soin méticuleux à peaufiner les 395 articles et innombrables alinéas de la Constitution indienne, la plus longue du monde. Elle révèle qu'un de leurs soucis majeurs et conscients fut de « centraliser » le plus possible le fonctionnement de l'État tout en faisant en sorte que cette centralisation n'excédât pas les limites au-delà desquelles la diversité de la nation, et donc son unité auraient été mises en danger. La Constitution indienne représenta véritablement « la pierre angulaire d'une
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nation », ainsi que l'écrit Granville Austin 27. On le démontre généralement en analysant les contours du fédéralisme indien. On pourrait aussi le montrer au travers des débats ayant fixé les rôles relatifs du Parlement et du président de la République. On voit ainsi les constituants congressistes repousser l'idée d'un régime de type présidentialiste en raison du risque qu'un exécutif trop concentré pourrait faire peser sur l'unité nationale. La souplesse d'un régime parlementaire, fondé sur l'existence d'une Assemblée du peuple où siègent quelque cinq cents députés devant lequel est responsable le Premier ministre issu de la majorité parlementaire, leur parut plus adaptée aux besoins du pays. Cela n'empêcha point les constituants congressistes de doter le président de la République de pouvoirs et d'une légitimité politique excédant ceux et celle d'une simple « potiche constitutionnelle », signe de la volonté qu'ils mirent à concilier au plus près les deux impératifs de l'Inde congressiste : chercher à pousser le plus loin possible le processus d'unité de l'État sans franchir la limite au-delà de laquelle cet objectif se retournerait contre lui-même.
Le problème, aujourd'hui, est que la démocratie parlementaire indienne subit le coup de rudes assauts. La proclamation de l'état d'urgence, en 1975, montra sa toujours possible fragilité. L'instabilité chronique qui se développe à la tête de l'État depuis 1977 engendre une crise de confiance dans la capacité du régime à faire face aux difficultés économiques et sociales. La corruption politique est intense. Depuis une quinzaine d'années, les scandales les plus divers n'épargnent ni les Chief ministers des États constituant l'Union, ni même les Premiers ministres. La presse a récemment chiffré le montant qu'il en aurait coûté au gouvernement du Premier ministre Narasimha Rao pour acheter durant l'été 1993 les voix des députés qui lui étaient nécessaires pour éviter le vote d'une motion de censure. La violence et la fraude électorale entachent désormais un certain nombre d'élections, notamment dans certains États comme le Bihar. Alors que les inégalités sociales se développent et que de nombreux problèmes demeurent en suspens dont certains, comme celui du Cachemire, portent sur la capacité même de l'Inde à maintenir son unité, la confiance d'une partie de la population envers ses institutions démocratiques se dégrade. Si la vague hindoue continuait à se développer, ce serait toute la chaîne des valeurs congressistes dont l'Inde a hérité qui menacerait de se briser, une chaîne de valeurs dont les maillons principaux — démocratie, unité et sécularisme — sont, ainsi qu'on vient de le voir, tous intimement liés.
2. Le legs menacé
Deux séries de facteurs peuvent contribuer à éclairer l'ampleur de la remise en cause du modèle congressiste. La première est liée à l'évolution sociétale d'ensemble de l'Inde, qui,
27. G. AUSTIN, The Indian Constitution: Cornerstone ofa Nation, Oxford Univ. Press, Bombay, Delhi, Calcutta, Madras, 1966.
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sur fond de perte d'audience électorale, conduit à éloigner du Congrès les éléments qui ont jusqu'à présent constitué ses principaux soutiens : les couches moyennes, d'une part, les grands milieux d'affaires, d'autre part. La seconde concerne la façon dont le parti du Congrès essaie de contrer la contestation dont il est l'objet, qui semble lui faire perdre encore plus de crédit.
Les nouvelles couches moyennes et la tentation nationaliste
Dès l'origine, le Congrès bénéficia du soutien des couches moyennes urbaines et notamment de leur fraction la plus influente dans les conditions indiennes, l'intelligentsia urbaine au sens large du terme. Ce fut le cas tout au long de la lutte anticoloniale. Cela le resta au lendemain de l'indépendance. Pour de multiples raisons qu'il serait ici trop long d'expliciter, l'intelligentsia urbaine joua un rôle considérable au cours des deux à trois premières décennies de l'indépendance. Ses membres se reconnurent quasi spontanément dans le langage moderniste, progressiste et interventionniste sur le plan de la politique économique du parti du Congrès. Nehru fut le dirigeant national qui incarna le mieux, au sein du gouvernement, leur vision du monde. L'idéologie socialisante du Congrès que les intellectuels urbains contribuèrent eux-mêmes à façonner exprima leurs attentes profondes. Comme le nota un auteur, Nehru « bâtit à partir de l'espérance que représentait la planification et le secteur public l'équivalent d'une idéologie charismatique tournée vers un avenir moderne et socialiste. La fonction symbolique de cette idéologie [...] était immense. Elle concentra l'attention du pays sur les richesses publiques, collectives et nationales, et joua par conséquent un rôle considérable dans le processus de construction d'une nation. Elle permit d'alimenter les espérances en une période difficile 28 ». On ajoutera qu'elle plaça l'intelligentsia au coeur du dispositif politique congressiste.
Aujourd'hui, la situation a radicalement changé. Le langage actuellement porteur de modernité, comme on dit, n'a plus la même teneur. L'influence politique et culturelle de l'intelligentsia urbaine a considérablement décru. L'émergence de nouvelles couches moyennes dans les villes et les campagnes projette sur le devant de la scène un type d'élites qui ne peut plus se reconnaître dans les idiomes socialisants et progressistes des premières décennies de l'indépendance. Le processus est fondamentalement la conséquence des réformes agraires et de leurs mesures d'accompagnement, qui enracinent pour la première fois dans le pays un capitalisme agraire devenu, au tournant des années cinquante-soixante, sinon déjà la force dominante, du moins la force motrice de l'agriculture indienne. Il est aussi le résultat de la politique économique d'ensemble du gouvernement congressiste qui favorise la création de nouvelles strates entrepreneuriales, grâce à l'adoption d'une législation « antimonopoliste » fondée sur un relatif essor du secteur public et sur une relative protection des potentialités de développement de la petite et moyenne entreprise capitaliste, sans par ailleurs porter atteinte aux intérêts fondamentaux des « grands monopoles privés » (pour reprendre les conclusions d'un certain nom28.
nom28. RUDOLPH, « The Writ from Delhi », in Asian Survey, Berkeley, octobre 1971, vol. 11, n° 10, p. 967.
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bre de rapports officiels ou d'études semi-officielles). Globalement, l'évolution de cette « économie politique indienne », que Francine Frankel qualifie de « révolution graduelle 29 », bouleverse tous les traits du paysage national. La crise de 1969, qui divisa verticalement l'ensemble du système politique indien sur une ligne de fracture gauche/droite, fournit sans doute la dernière grande occasion de lier les intérêts de ces nouvelles couches montantes avec le discours traditionnel du Congrès, et ce dans la mesure où l'un de ses enjeux était la nationalisation du système bancaire préconisée par Indira Gandhi. Somme toute, la nationalisation des quatorze plus grandes banques du pays ne représentait-elle pas une sorte de « Crédit agricole et industriel » destiné à répondre aux nouveaux besoins de la paysannerie aisée issue des réformes anti-zamindari et des petites et moyennes entreprises modernes 30? Mais n'offrait-elle pas en même temps la possibilité, pour Indira Gandhi, de tenir un discours « socialiste » radical sur la base même des images connotées par la mesure prise, ouvrant ainsi un espace aux thèmes de l'opposition de droite (pro-hindoue et libérale) opposée à la mesure ? Les conservateurs du Congrès, le parti Swatantra (libéral) et le Jan Sangh (pro-hindou) s'engouffrèrent d'ailleurs dans la voie offerte, en dénonçant « l'inspiration marxiste » de la nationalisation bancaire. Ce faisant, ils s'écartèrent, certes momentanément, d'une partie des aspirations populaires de l'Inde de l'ère post-Nehru. A terme, cependant, la philosophie libérale de leur programme économique « collait » à la nature des nouvelles élites rurales et urbaines montantes, attirées par un langage politique directement branché sur les réalités du marché et de la concurrence. « Socialisme », « progressisme », « marxisme » devenaient pour elles autant de mots obsolètes, incompréhensibles ou dangereux, le seul « isme » à véritablement pouvoir les séduire étant alors situé dans le cadre de leur horizon social et culturel le plus concret : le régionalisme. C'est d'ailleurs à partir de la fin des années cinquante et du début des années soixante qu'une partie de la paysannerie commence à délaisser le Congrès, pour lui préférer des partis ou des candidats liés à la montée de la nouvelle « modernité ». L'exemple type pourrait être celui du Bharatiya Kranti Dal, de Charan Singh, regroupant notamment une partie des fermiers de l'ouest de l'Uttar Pradesh, mais se présentant comme le porte-parole de l'Inde paysanne nouvelle.
La proclamation de l'état d'urgence en 1975 porta un coup supplémentaire à l'image du Congrès parmi l'intelligentsia. Non seulement le socialisme n'avait plus la même force qu'avant, mais encore le parti du Congrès s'en prenait aux libertés individuelles et portait atteinte à la raison d'être de l'intellectuel : l'expression de pensée et de critique. Tout se passait comme si, du socialisme congressiste ne restait plus que l'enveloppe la plus rébarbative, celle d'une économie plus ou moins planifiée, plutôt moins que plus d'ailleurs, et celle d'une
29. F.R. FRANKEL, India's Political Economy 1947-1977. The Graduai Révolution, Oxford Univ. Press, Delhi, Bombay, Calcutta, Madras, 1978.
30. C'est d'ailleurs à peu de chose près ce que stipule l'exposé des motifs de l'ordonnance de 1969 portant nationalisation des banques : le gouvernement vise à satisfaire « le développement rapide de l'agriculture, des petites industries, des exportations, l'augmentation du niveau de l'emploi, l'encouragement des nouveaux entrepreneurs et le progrès des régions les plus défavorisées ».
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société bureaucratique administrée par un pouvoir de plus en plus concentré autour de la personne du Premier ministre, voire d'une dynastie familiale en voie de constitution, alors que les résultats économiques et sociaux laissaient à l'évidence de plus en plus à désirer. C'est de cette époque que partit un mouvement nouveau de désaffection d'une fraction de l'intelligentsia pour le Congrès, désormais prête à abandonner un régime qui lui parut d'autant plus prendre la forme d'une pâle réplique d'un système soviétisé que les relations entre l'Inde et l'URSS atteignaient leur apogée. Ce processus amoindrit incontestablement la capacité du Congrès à sécréter des idées neuves et l'incita à se figer encore plus sur des attitudes de blocage et de défense de l'idéologie acquise. Le premier signe par lequel il se manifesta fut la montée du mouvement de Jaya Prakash Narayan, dans les deux à trois années précédant l'état d'urgence. Pour la première fois, des forces jusque-là opposées ou sans contact entre elles firent route ensemble, sur la base de la lutte contre l'autoritarisme. La question du contenu de la politique économique et sociale du régime devint moins importante que celle de sa forme, ou du moins les deux aspects furent-ils dissociés. Une partie de l'opinion publique se montra dès lors plus sensible aux voix de nouvelles sirènes, tout à la fois plus libérales et plus traditionalistes. La mouvance nationaliste hindoue se trouva alors pour la première fois en mesure de recueillir les bénéfices de la situation. Le Jan Sangh, qui constitua l'épine dorsale du mouvement de Jaya Prakash Narayan, ne préconisait-il pas à la fois la mise en oeuvre d'une politique économique ouvertement favorable au secteur privé et la résistance aux prétentions autoritaires du régime d'Indira Gandhi ? Certes, l'éclectique personnalité de Jaya Prakash Narayan contribua beaucoup à fédérer une coalition qui rassembla des éléments les plus hétéroclites allant des socialistes à l'extrême droite tout en bénéficiant de l'attention bienveillante du parti communiste marxiste. Mais le terrain idéologique était déjà mûr. Il ne restait plus à Jaya Prakash Narayan qu'à développer sa propagande sur les thèmes très porteurs de la lutte contre la corruption et pour la démocratie. La façon dont cette dernière était définie était révélatrice de la profondeur de la remise en cause du régime congressiste : « J.P. », ou « Lok Nayak » (littéralement le « guide du peuple »), comme des millions de partisans le surnommèrent, n'en appelait rien moins qu'à établir « une démocratie sans parti », s'en prenant par là même à la racine de la démocratie parlementaire pour essayer de renverser le monopole congressiste. L'histoire ne dira jamais ce qu'il en aurait été si son mouvement l'avait emporté puisque l'état d'urgence fut déclaré en 1975, au nom même, selon Indira Gandhi, de la nécessité qu'il y avait à couper l'herbe sous le pied d'un mouvement susceptible de mettre en danger la démocratie. C'était en un sens combattre le feu par le feu. Le parti du Congrès ne se releva jamais tout à fait des deux années de pouvoir semi-dictatorial qu'il imposa au pays de 1975 à 1977. Au contraire, le système congressiste fut pulvérisé. De cette époque date le lent processus que l'on voit prendre forme en toute lumière aujourd'hui, par-delà les vicissitudes de la vie politique indienne des années qui suivirent : les couches moyennes indiennes ont désormais basculé en nombre significatif, avec une partie de l'intelligentsia, vers le nationalisme hindou.
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Milieux d'affaires et construction nationale
Parallèlement, les grands milieux d'affaires indiens semblent aujourd'hui s'interroger plus que jamais sur le soutien à donner au parti du Congrès. Cette nouvelle donnée de la vie politique indienne est également très significative des changements en cours. Depuis 1947, la grande bourgeoisie indienne ne cessa de soutenir le parti du Congrès, qu'elle commença d'ailleurs à financer généreusement bien avant l'indépendance. La question que l'on se posera ici n'est cependant pas celle de l'utilisation du Congrès à des fins politiques par le monde des affaires. Compte tenu de la nature du régime politique indien, il est somme toute normal que les grandes familles soutiennent ce parti en tant que parti au pouvoir disposant de surcroît d'un grand capital de confiance populaire. Ce comportement pragmatique n'est d'ailleurs pas neuf: les grands industriels indiens, déjà avant l'indépendance, choisissaient leur affiliation politique plutôt en fonction des avantages économiques qu'ils pouvaient en retirer que de leur sentiment nationaliste 31. Dans le même ordre d'idées, il semble « normal » qu'ils commencent aujourd'hui à alimenter les caisses du BJP, puisque celui-ci tend à devenir une force politique réelle. Le phénomène, nouveau dans son ampleur, a été souligné récemment par les médias indiens 32. La question que nous soulevons ici est plus globale: elle est de savoir si la perspective de développement national dans laquelle s'inscrit la grande bourgeoisie indienne suppose toujours qu'elle soutienne le Congrès, ou si elle peut réellement s'accommoder (voire avoir intérêt à) de l'arrivée au pouvoir du nationalisme hindou. « En accumulant du capital, en développant de nouvelles industries et en luttant pour le contrôle indigène de l'économie indienne, les grands milieux d'affaires jetaient la base de l'indépendance économique, essentielle au concept de nation 33 », nous rappelle B. Kling, en insistant sur l'apport spécifique de la grande bourgeoisie au mouvement d'indépendance nationale en dehors de la question de savoir quel parti ou quelle politique elle entendait soutenir. De fait, le monde des grands groupes industriels et financiers indiens, en raison de ses caractéristiques propres 34 et de sa place dans le processus historique d'édification nationale 35, a joué un rôle très
31. C. MARKOVITS, Indian Business and Nationalist Politics 1931-1939. The Indigenous Capitalist Class and Ihe Rise ofthe Congress Party, Cambridge Univ. Press, Cambridge, Londres, New York, New Rochelle, Melbourne, Sydney, 1985.
32. Ainsi, au cours de l'été 1993, le Sunday Times oflndia (New Delhi) révéla les noms de plusieurs industriels indiens qui auraient répondu aux sollicitations renouvelées du BJP. Par exemple, D. Ambani aurait financé l'immense Rath Yatra (procession de chars) du BJP qui traversa huit États de l'Union du 2 septembre au 30 octobre 1992 avant d'entrer dans la ville d'Ayodhya.
33. Blair B. KLING, Pacific Affairs, Univ. of British Columbia, vol. 60, n° 3, 1987, p. 529.
34. Le premier auteur français à travailler sur ces question fut Charles Bettelheim, qui, repérant certaines caractéristiques marquantes du grand capital industriel, commercial et financier privé indien (concentration, tendance à l'universalisme, hypertrophie des sphères financières, etc.), chercha à en percevoir les implications dans la sphère du politique. C. BETTELHEIM, L'Inde indépendante, A. Colin, Paris, 1962, p. 98-117.
35. Nous nous appuyons ici sur les études menées par des économistes (tel A.I. LEVKOVSKI, Capitalism in India: Basic Trends in its Development, People's Publ. House, Moscou, 1972) ou des historiens (tel. B. CHANDRA, The
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important dans la définition non seulement de la politique congressiste, mais aussi de la forme constitutionnelle de l'État indien et du système politique. Par exemple, on ne peut définir les contours exacts de la stratégie d'économie mixte de Nehru sans se reporter à la vision stratégique de la grande bourgeoisie telle qu'elle transparaît dans le Bombay Plan de 1944, premier embryon de planification à l'indienne et première proposition sérieuse d'injection de capitaux publics dans l'économie nationale dont il est précisément significatif qu'elle émane des grands milieux d'affaires. De même, on ne peut comprendre la place relativement importante du président de la République dans le système parlementaire indien sans se référer aux positions adoptées en ce domaine par des hommes directement liés aux grands milieux d'affaires 36. On ne saurait non plus, dernier exemple, sérier la question de l'unité indienne sans s'interroger sur l'attachement que lui porte la grande bourgeoisie indienne. Or, c'est précisément sur ce type de questions que le nouvel attrait du mouvement nationaliste hindou aux yeux d'une fraction (au moins) de la grande bourgeoisie pose problème. Jusqu'à une époque récente, les milieux d'affaires indiens se satisfaisaient dans l'ensemble de l'approche relativement institutionnalisée, bureaucratique et planifiée de la politique économique congressiste et de l'organisation relativement centralisée du champ politique autour du parti du Congrès. Certes, avec plus ou moins de réticences selon les familles ou les trusts concernés, avec plus ou moins l'espoir pour certains que cette politique se ferait plus libérale avec le temps et qu'un nouveau système politique reposant sur l'alternance de deux grandes coalitions centristes verrait le jour 37. Mais, en même temps, avec la conviction plus ou moins ferme que c'était là le seul moyen de « tenir » l'Inde en un seul bloc, d'en préserver l'unité et de prémunir son marché intérieur contre la concurrence étrangère. Pour eux, le langage modernisateur de l'Inde était, certes, de type capitaliste, mais relativement étatique et anticoncurrentiel (surtout visà-vis de l'extérieur). Ce n'est plus le cas aujourd'hui. L'accent est désormais mis sur l'existence d'un marché intérieur énorme de 200, voire 300 millions de consommateurs. Tout se passe comme si c'était ce marché en tant que tel qui pouvait désormais assurer les bases de l'unité et de la cohésion nationales sans lesquelles tout volerait en éclats. En d'autres termes, l'image du modèle interventionniste incarné par le Congrès n'est plus attirante.
Si cette nouvelle perception se révélait exacte, ses conséquences politiques seraient très importantes. Notamment, on pourrait expliquer le paradoxe de la coexistence relativement^
Rise and Growth of Economie Nalionalism in India. Economie Policies oflndian National Leadership, 1880-1905, People's Publ. House, New Delhi, 1966).
36. Nous nous permettons de renvoyer sur ce point à la première partie de notre livre (consacrée à la question du régime présidentiel en Inde) publié en 1988 par ABC Publ. (New Delhi) sous le titre Strains on Indian Democracy. Reflections on India's Political and Institutional Crisis.
37. Voir, sur ce point, l'excellent ouvrage de S.A. KOCHANEK, Business and Politics in India, Univ. of California Press, Berkeley, Los Angeles, Londres, 1974.
38. Nous ajoutons cette précision en italiques car le phénomène en lui-même n'est pas nouveau. Par exemple, dès sa création en 1959, le parti Swatantra amalgama traditionalistes pro-hindous et libéraux. Voir H.L. ERDMAN, The Swatantra Party and Indian Conservatism, Cambridge Univ. Press, Londres, 1967. Ce qui est nouveau, c'est l'ampleur que prend aujourd'hui le phénomène.
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nouvelle dans une même mouvance des éléments les plus libéraux du (grand) capital indien et les plus traditionalistes (pro-hindous) du pays. D'un côté, les grands milieux d'affaires indiens pourraient se satisfaire d'une relative décentralisation de l'Inde, supposant en particulier une autonomie économique et financière plus grande des États ou des régions. Ce type de politique, qui fait l'objet de réflexions déjà poussées dans certains cercles proches du pouvoir 39, correspond aux propositions et à la façon de penser du BJP, le mouvement nationaliste hindou s'étant toujours montré plus favorable que le Congrès à une certaine dose de décentralisation administrative 40. De l'autre, la reconnaissance légitime d'une forte idéologie « fédératrice » fondée sur des valeurs culturellement fortes et aisément repérables de l'hindouité (hindutva) servirait à « lier » ensemble un pays livré à la « dérégulation » et à la « libéralisation » du marché intérieur. Elle serait une sorte de contrepartie à l'émergence d'une nouvelle Union indienne un peu plus « lâche » sur le plan institutionnel (quoique le gain de souplesse acquis au niveau des États ou des régions, voire au niveau des conseils municipaux, puisse être compensé par le renforcement des pouvoirs « fédéralisateurs » du président de la République, ainsi que certains projets le conçoivent). L'instrumentalisation politique de l'hindouisme par les grands milieux d'affaires libéraux du pays, piquante pour son côté paradoxal apparent, pourrait ainsi conduire le parti du Congrès à perdre l'un de ses appuis les plus précieux. Ajoutée à la désaffection des couches moyennes, elle laisserait le Congrès bien isolé... On comprend qu'il cherche des parades à cette évolution.
La tentation populiste
La première d'entre elles est la tentation populiste. On la voit poindre au lendemain de la crise de 1969. La manière même avec laquelle Indira Gandhi avait « gauchi » son langage politique au cours de la crise, en misant sur l'image socialisante qu'induisait son ralliement à la cause de la nationalisation bancaire, annonçait en quelque sorte le thème dés années à
39. B.K. NEHRU, Thoughts on our Présent Discontents, Allied Publ., New Delhi, Bombay, Calcutta, Madras, Bangalore, Hyderabad, Ahmedabad, 1986.
40. Cette différence d'approche comporte des raisons conceptuelles. L'accent mis par le Congrès sur l'unité nationale est lié à une valorisation relative de l'État par rapport à la société, conséquence de la définition individualiste/universaliste de la nationalité. Cette valorisation, couplée avec la fonction d'agent modernisateur conférée à l'Etat, s'oppose en revanche à la conception jan sanghi organiciste de la nation, qui, considérant que les Indiens constituent « une société », postule le primat de la nation-société sur le pouvoir d'État. « Dans notre contexte sociopolitique, écrit un secrétaire général du Jan Sangh, le roi et l'État n'ont jamais été considérés comme suprêmes [...] L'État ne se préoccupait [...] que de certains aspects de la vie de la société. » (D. UPADHYAYA, IntégralHumanism, Bharatiya Jana Sangh, New Delhi, 1965, p. 62; cité in C. JAFFRELOT, Les Nationalistes hindous, op. cit., p. 140.) La famille et le village étant censés former les unités élémentaires de la société, la première « productive » et le second « administrative », le Jan Sangh affirme donc que l'État devrait, certes, être unitaire et non point fédéral, mais — et c'est sur ce point que nous notons ici son opposition au Congrès — décentralisé. De là procèdent certains traits du programme de la droite pro-hindoue, qui, par principe hostile au découpage de l'espace indien sur des bases linguistiques, préconise en principe la création d'entités administratives décentralisées et nombreuses.
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venir. Jouant à plein sur le binôme symbolique gauche/droite, très populaire à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, le Premier ministre chercha systématiquement à se présenter aux yeux de l'opinion comme un leader progressiste tout entier dévoué à la cause des pauvres et des changements radicaux, mais non violents. Le slogan garibi hatao, « chassons la pauvreté », lancé au cours de la campagne électorale de 1971, servit à exprimer cette volonté. Des mesures symboliques mais très populaires furent adoptées, comme la suppression des privilèges princiers. Le Premier ministre s'appuya sur le comportement de l'appareil judiciaire, et notamment de la Cour suprême qui jugea anticonstitutionnelles un certain nombre de mesures prises par le gouvernement dans les domaines économique et politique, pour amender la Constitution à plusieurs reprises, tandis qu'une nouvelle doctrine fondée sur « la souveraineté populaire » fit son apparition, selon laquelle le pouvoir du peuple et de ses représentants au Parlement était supérieur à celui des juges et des droits fondamentaux inscrits dans la Constitution. Dans le même temps, la personnalisation du régime se développa. Indira Gandhi devint la figure emblématique des changements annoncés. La télévision étant encore très absente du paysage politique, des millions d'affiches popularisèrent l'image du Premier ministre dans tout le pays tandis que celui-ci multipliait les visites dans les États. Les élections législatives de 1971 se firent quasi exclusivement sur son nom. Le phénomène s'accompagna d'une réelle concentration des pouvoirs autour du chef de gouvernement. Notamment, un certain nombre de services jusqu'alors dépendant du ministère de l'Intérieur furent placés sous le contrôle direct du secrétariat du Premier ministre.
Certes, cette nouvelle approche permit au gouvernement de promouvoir certaines réformes bloquées jusqu'alors et d'instiller quelque temps un certain esprit de changement dans l'administration. Mais elle se révéla rapidement singulièrement limitée quant aux conséquences directes sur le niveau de vie de la population alors même qu'elle y avait fait naître des espérances. Surtout, elle ne fut accompagnée d'aucune mesure réelle apte à revivifier le parti du Congrès au lendemain de la scission de 1969. Au contraire, la plupart des décisions devinrent de plus en plus le fait d'un petit groupe de responsables, rassemblés autour du Premier ministre; certains étaient d'ailleurs sincèrement attachés aux réformes entreprises. Dans ces conditions, le fonctionnement intérieur du Congrès continua à s'étioler tandis que l'administration se vit reconnaître un rôle politique de plus en plus direct. Lorsqu'il se révéla, à partir de 1973, que le gouvernement était en fait incapable de changer les choses, voire qu'il n'en avait même pas la volonté (un rapport de la Commission de planification nota crûment en 1973 « l'absence de volonté politique 41 » en matière de réformes agraires), ce fut tout naturellement vers la personne du Premier ministre que se reportèrent les mécontentements. Au fameux « chassons la pauvreté » de 1971 répondit le non moins célèbre « chassons Indira » du mouvement de Jaya Prakash Narayan... C'en était fait de l'expérience populiste du début
41. Report of the Task Force on Agrarian Reforms, Planning Commission, Govt. of India Press, New Delhi, mars 1973, p. 6-7.
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des années soixante-dix. Restèrent les scories de l'autoritarisme, qui s'épaissirent jusqu'à déboucher sur la période de l'état d'urgence de 1975-1977. La sanction des élections de 1977 fut sévère : le parti du Congrès perdit le pouvoir en donnant l'impression qu'il avait perdu son âme.
De fait, le second « règne » de quatre ans d'Indira Gandhi, qui revint à la tête du gouvernement en 1980 en profitant des divisions de la coalition Janata, vit le Congrès suivre une terne politique de statu quo. Tout grand dessein étant exclu, restait la manipulation politique. L'objectif fut simple : garder le pouvoir en gérant les difficultés de l'Inde au jour le jour. Harcelés par la succession des questions à résoudre, le Premier ministre et son équipe parurent avant tout guidés par le souci de diviser l'opposition pour continuer à régner. Il s'agissait d'éviter que l'opposition régionale ou nationale ne bénéficiât des difficultés du pouvoir, ou qu'un leader régional du Congrès ne devînt un rival pour le Premier ministre. Les conséquences d'une telle approche furent particulièrement lourdes dans la sphère, cruciale pour l'unité nationale, des relations entre l'État central et les États. Nombre de problèmes en voie de résolution seulement aujourd'hui comme au Pendjab, ou d'aggravation comme au Cachemire, trouvent leur origine directe dans cette pratique du début des années quatre-vingt. Dans presque tous les cas, la technique fut la même. Le président de la République de l'époque, Sanjiva Reddy, la résuma en ces termes : « Le leader du parti à l'Assemblée législative de l'État n'est pas élu par son groupe parlementaire, mais est choisi par ce qu'on appelle d'un euphémisme la direction du parti et le dirigeant du parti. Le choix une fois fait, il y a parfois comme un semblant d'élection de la personne choisie par les membres de son parti. Cela ne trompe personne, pas même les membres concernés. La personne ainsi choisie devient chiefminister et forme son gouvernement dans l'État. Elle a peu de liberté pour composer son cabinet et distribuer les portefeuilles ministériels. Les ministres, qui n'ont pas été choisis par leur chef de gouvernement mais par d'autres à Delhi, ont évidemment peu de respect pour leur chief minister [...]. Quel travesti de démocratie 42 ! » Dans ces conditions, on ne s'étonnera pas que Rajiv Gandhi ait déclaré en 1985, lors du centième anniversaire de la fondation du Congrès, que son parti était devenu « une coquille vide de tout esprit de service et de sacrifices » et qu'il était tombé dans les mains « d'agents de pouvoir et d'influence dispensant leurs patronages pour le convertir en oligarchie féodale », ajoutant : « Ce sont des cliques qui s'autoperpétuent, qui prospèrent en invoquant les slogans de castes et de la religion, qui captent dans la nasse de leur avarice la substance vivante du Congrès. Pour ces gens, les masses ne comptent pas. Leur style de vie, leur absence de pensée, leur enflure, leur corruption, leurs liens avec les mauvais intérêts du pays et leur morgue papelarde sont totalement incompatibles avec le travail, avec les gens 43. »
42. N.S. REDDY, Without Fear and Favour. Réminiscences and Reflections of a Président, Allied Publ., Ahmedabad, Bombay, Hyderabad, Nagpur, Lucknow, Calcutta, New Delhi, Madras, 1989, p. 94.
43. R. GANDHI, Selected Speeches and Writings, 1984-1985, Publications Division, Govt. of India, New Delhi, vol. 1, p. 82-85.
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L'objectif économique libéral et le consensus hindou
Arrivé au pouvoir en 1984 en ayant électoralement bénéficié de l'émotion provoquée par l'assassinat de sa mère, Rajiv Gandhi était visiblement déterminé à changer les choses et à redonner à l'Inde une nouvelle vigueur. C'est en cela qu'il essaya de renouer le fil avec les éléments dominants de la vie politique, les nouvelles couches moyennes et les grands milieux d'affaires. Pour lui, le siècle à venir était celui de la concurrence et de la compétitivité. Il invita donc les Indiens, sans toutefois pouvoir le dire clairement, à se débarrasser des derniers relents idéologiques nehruistes pour se tourner vers « l'économie de marché ». Un livre très remarqué traitant de la stagnation de l'industrie indienne depuis le milieu des années soixante, écrit par une jeune économiste proche du pouvoir, donne la clé de la « nouvelle politique industrielle ». L'auteur estime que le « minimum requis » pour le succès de cette politique « est la création d'un environnement favorable à la concurrence domestique et à la prise en compte des facteurs coût et qualité ». La concurrence étrangère est perçue comme un aiguillon utile qu'il faut savoir utiliser à bon escient dans le cadre d'une protection du marché intérieur « qui ne doit certainement pas être permanente 44 ». En d'autres termes, il faut rendre l'économie indienne compétitive et s'attaquer, grâce au jeu de la concurrence interne et externe, aux rentes de situation dont bénéficie l'industrie indienne, qu'elle soit privée ou publique, et qui lui permettent de déverser sur un marché protégé par de multiples barrières administratives des produits relativement chers et de qualité très moyenne. On espère ainsi que les prix baissent et que la qualité des produits s'améliore, une condition sine qua non pour développer les exportations et satisfaire les besoins de consommation d'une classe moyenne ayant désormais les besoins, les désirs et les fantasmes du monde industriel développé. C'est, notons-le, la même philosophie qui inspire la politique économique du gouvernement actuel de Narasimha Rao. Elle consacre véritablement la fin d'une ère. « Avec notre programme de réformes structurelles », explique en juillet 1993 le secrétaire d'État aux Finances devant le consortium des pays donateurs d'aide à l'Inde, l'intervention de l'État se limite au « développement des infrastructures », aux « ressources humaines » et à « l'allégement de la pauvreté ». L'État n'a donc plus qu'une fonction redistributive. En revanche, poursuit le haut fonctionnaire indien, « nous avons entrepris de moderniser notre économie en la rendant compétitive, internationale, ouverte au commerce et aux investissements étrangers » et « en encourageant le développement du secteur privé 45 ».
Le problème majeur de Rajiv Ghandi fut de structurer un consensus autour de cet objectif dont le caractère prioritaire fut illustré par le contraste existant entre la stabilité du staff économique du Premier ministre et les fréquents remaniements des équipes politiques. Le
44. I.J. ALHUWALIA, Industrial Growth in India. Stagnation since the Mid-Sixties, Oxford Univ. Press, Delhi, Bombay, Calcutta, Madras, 1985, p. 172.
45. Déclaration de M. MONTER SINGH AHLUWALIA, Finance Secretary at the Aid-India Consortium Meeting, Paris, 1" juillet 1993, Service Informations de l'Inde, ambassade de l'Inde, Paris, 5 juillet 1993, p. 2-3.
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jeune Premier ministre surestima-t-il, dans un premier temps, l'impact de son image moder niste et de celle de ses proches conseillers ? Crut-il que cette image, celle d'« un haut respon sable résolument tourné vers la modernité, entouré d'un cabinet et de conseillers dont les plu importants [étaient] de jeunes technocrates qui [allaient] l'aider à refaire de l'Inde un modèle d'efficacité économique et de stabilité dont la Banque mondiale pourra être fière 46 », suffirait à rallier le pays à son dessein ? Autant de questions qui se justifient, nous semble-t-il, à l'analyse des premiers mois d'état de grâce du règne de Rajiv Gandhi. Celui-ci chercha en effet visiblement à donner l'impression, par ses comportements, par le choix de son entourage et par son approche aux questions posées, que l'Inde avait changé d'époque. A tel point que la démarche, la méthode, la forme apparurent pour lui plus importantes que le gain politique immédiat. C'est ainsi une véritable pédagogie du changement que tenta d'opérer le fils d'Indira Gandhi en cherchant à projeter dans le pays l'exemplarité d'une nouvelle mentalité, Les dossiers les plus compliqués, comme celui du Pendjab, de l'Assam et du Mizoram, furent traités rapidement et de façon rafraîchissante 47. Rajiv Gandhi n'hésita pas à reconnaître la légitimité et le bien-fondé de certaines revendications de ses adversaires, au risque de provoquer le trouble dans ses propres rangs.
Les réalités, cependant, remontèrent à toute vitesse à la surface. Les premiers à se cabrer furent les dirigeants congressistes. Rompus au jeu des castes et des factions, ils perçurent la politique du Premier ministre comme une menace pour leur position et leur influence, lesquelles reposaient sur tout ce que le Premier ministre donnait l'impression de rejeter au nom du modernisme. La façon dont Rajiv Gandhi les avait publiquement humiliés lors du centenaire du parti à Bombay les ulcéra 48. La cascade d'échecs électoraux enregistrés par le Congrès dans tous les États où le Premier ministre avait conclu des accords avec l'opposition diffusa leur inquiétude aux autres échelons du parti (renforcée, en 1987, par les victoires communistes au Bengale occidental et au Kérala). Les milieux d'affaires développèrent également quelques motifs d'inquiétude devant le zèle mis par le ministre des Finances V.P. Singh à dénoncer la corruption et les évasions fiscales. Sans doute certains d'entre eux n'étaient-ils d'ailleurs pas enchantés à l'idée de se frotter trop vite à la concurrence interne et externe. V.P. Singh partageait, certes, toutes les options de la politique économique du Premier minis46.
minis46. GOULD, « Sociological Perspective of the Eighth General Election in India », miméo., Univ. of Illinois Urbana-Champaign, 1985, cit. in B.S. GUPTA, Rajiv Gandhi. A Political Study, Konark Publ., Delhi, 1989, p. 50-51.
47. Au Pendjab, accord du 24 juillet 1985 conclu avec le président de l'Akali Dal (H.S. Longoval) ; en Assam, accord du 15 août 1975 avec le dirigeant de l'Assam Gana Sangram Parishad ; au Mizoram, accord conclu avec l'exchef de l'insurrection Mizo.
48. Le 22 avril 1986, le président « en exercice » du Congrès (I), le vieux Kamlapati Tripathi nommé par I. Gandhi, renvoya au Premier ministre ses accusations, au nom de « centaines de milliers de congressistes ». Il l'accusa d'être directement responsable de « la désintégration rapide du parti à tous les niveaux » et de ses défaites électorales. Il dénonça sa propension à s'entourer d'une cour « de soi-disant conseillers » coupés de la réalité ainsi que son « impatience » dans les affaires du Pendjab et d'Assam. Il critiqua la politique économique gouvernementale en soulignant qu'elle correspondait aux intérêts d'une minorité seulement. Times of India, New Delhi, 29 mai 1986.
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tre, mais semblait penser qu'il revenait à l'État de faire respecter avec d'autant plus de rigueur les nouvelles règles du jeu économique que celui-ci était plus libéral. La moralisation de la vie publique constituait à ses yeux la contrepartie nécessaire des faveurs nouvelles accordées au capital privé. Cela plaisait, certes, à l'opinion publique et notamment à une partie des couches moyennes urbaines (tenues au courant par la presse des mesures prises) et pouvait constituer à ses yeux une sorte d'ersatz à la morale nehruiste d'antan axée sur l'idée de mission de service public. Cela devint gênant pour le pouvoir le jour où l'on découvrit qu'une partie des pots-de-vin distribués servait à financer le Congrès, voire directement les besoins politiques du Premier ministre et de son entourage... Enfin, une fraction de l'opinion publique hindoue, déjà taraudée par des inquiétudes identitaires que le BJP commençait à capter à son profit, s'alarma de la propension du Premier ministre à reconnaître certaines revendications de communautés minoritaires perçues comme portant atteinte à l'intégrité de l'Inde et au statut de la communauté majoritaire. Sur ce point, la question du Pendjab et Pinstrumentalisation politique de l'antagonisme entre sikhs et hindous joua un rôle structurant. Le fait qu'aux élections législatives de 1984 le dirigeant du mouvement fascisant RSS ait appelé à voter pour Rajiv Gandhi en expliquant que « voter Rajiv » revenait à « voter hindou 49 » n'était-il pas le signe des attentes qu'une partie de l'électorat pro-hindou plaçait en la personne du Premier ministre, au lendemain même de l'assassinat d'Indira Gandhi et des pogroms anti-sikhs ? Rajiv Gandhi agit dès lors dans un sens qu'il n'avait sans doute pas prévu à l'origine de son mandat. Une véritable partie de bras de fer l'opposa au Congrès. D'évidence, le Premier ministre ne disposait pas, avec ce parti, de l'instrument approprié pour déployer sa politique dans toutes ses dimensions. Il chercha à le tailler à sa mesure, comme le montrèrent les fréquents remaniements ministériels de l'époque et la rotation impressionnante des chief ministers dans les États à majorité congressiste, un phénomène contrastant radicalement avec la pratique d'Indira Gandhi qui, elle, s'en prenait surtout à l'opposition 50. Il y parvint dans une certaine mesure, mais au prix d'une véritable crise de régime qui faillit le déstabiliser au cours de l'année 1987, et qui, ayant affaibli son autorité, le contraignit à passer des compromis avec la vieille garde congressiste. Dans le même temps, il dut, lui qu'on appelait « Monsieur Propre », se débarrasser de son ex-ministre des Finances (devenu ministre de la Défense) dont les enquêtes commençaient à devenir dangereuses. Le limogeage de V.P. Singh, qui constitua (avec un conflit avec le président de la République) l'un des maillons le plus tendu de la chaîne de scandales politico-financiers qui éclaboussèrent Rajiv Gandhi, laissa pour
49. V. GRAFF, « Le vote musulman en Inde (Lok Sabha, 1984) », in Purusartha, Centre d'études de l'Inde et de l'Asie du Sud, Paris, n° 9, 1986, p. 171.
50. Rajiv Gandhi n'utilisa pas les pouvoirs du centre pour déstabiliser et renverser les gouvernements d'opposition. En revanche, l'instabilité fut grande dans les États à direction congressiste. Ainsi, entre novembre 1984 et février 1989, trois chief ministers et trois présidents de parti se succèdent en Uttar Pradesh et au Bihar, quatre chief ministers et trois présidents au Madhya Pradesh, quatre chief ministers et trois présidents au Maharashtra et au Rajasthan. Une conséquence intéressante découle de cette évolution : le débat, jusqu'alors aigre entre le Congrès et les partis d'opposition sur la réforme du système fédéral, se détend.
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ainsi dire la politique du Premier ministre sans raison morale. Est-ce pour contourner l'obstacle de son parti ou pour contrer son isolement que le Premier ministre décida de répondre favorablement aux demandes des secteurs d'opinion les plus traditionalistes, comme si satisfaire aux sentiments de « l'Inde profonde » était le seul moyen de gagner les élections ou du moins de retenir une partie importante de l'électorat ? Toujours est-il que ce fut la voie que prit Rajiv Gandhi. Certes, celle-ci avait déjà été empruntée par Indira Gandhi de 1980 à 1984; les observateurs de l'époque avaient ainsi noté la propension du Premier ministre à visiter des temples hindous et la mollesse avec laquelle avait été jugé le comportement communaliste de la police lors d'émeutes antimusulmanes. Mais Rajiv Gandhi n'hésita pas à aller plus loin encore. Il soutint fermement le camp de l'orthodoxie islamique aux dépens de la laïcité de l'État lors de l'adoption d'une loi sur le divorce relative à la protection des droits des femmes musulmanes, combattue par toute l'intelligentsia « séculière » du pays. Surtout, il renversa sa position sur la question du Pendjab en revenant sur ses engagements antérieurs, alors que le sentiment commençait à prévaloir parmi l'électorat hindou du nord de l'Inde que son gouvernement négligeait « les hindous » au bénéfice des sikhs et des punjabis. Ce « recentrage » politique sur l'électorat conservateur contribua très certainement à limiter la défaite du Congrès aux élections législatives de 1989, et donc à préparer son retour au pouvoir deux ans plus tard sous la direction de Narasimha Rao, Rajiv Gandhi ayant été assassiné à la veille des élections de 1991. En revanche, il concourut à brouiller l'image moderniste de Rajiv Gandhi, ce phénomène expliquant en partie l'abandon du Premier ministre par certains de ses proches, plus fermement attachés que le fils d'Indira Gandhi au sécularisme. L'expérience des « années Rajiv » joue également certainement un rôle dans le soin matois que met l'actuel gouvernement Rao à ne pas heurter les sentiments pro-hindous croissants d'une partie de la population.
Cette évolution témoigne des réelles difficultés du pouvoir à faire passer son message. Elle met en relief les obstacles que l'Inde rencontre à déployer une politique libérale à la fois sur le plan économique et politique. Tout se passe comme si la mise en oeuvre d'un projet économique libéral ne pouvait reposer sur un consensus développant, dans le contexte nouveau d'aujourd'hui, l'héritage de la grande tradition nehruiste, « séculière » et universaliste/individualiste. L'analyse des derniers événements confirme cette impression. Tous les gouvernements qui se sont succédé à la tête de l'Inde depuis 1989 se sont inscrits dans le sillage d'une politique économique libérale de plus en plus marquée. Aucun, pourtant, n'est parvenu à se doter des moyens ou d'un outil politique apte à contrer de façon efficace la montée du BJP, dont les objectifs de politique économique, désormais, ne se distinguent guère de ceux du Congrès. Le seul à avoir tenté une expérience inédite fut V.P. Singh. Lorsqu'il fut Premier ministre, celui-ci essaya de briser le BJP en « cassant » le vote hindou grâce à la mise en oeuvre « agressive » d'une politique de quotas dans les emplois publics, selon les propositions préconisées par la commission Mandai en faveur des castes défavorisées. Quelle que soit la justesse des arguments socio-économiques du rapport Mandai, l'institutionnalisation des différences de castes en matière de droit au travail ne revenait-elle pas, en effet, à jouer
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sur les divisions de l'électorat hindou, et donc à mettre en difficulté le mouvement prohindou? Force est de constater que le règne de V.P. Singh fut météorique et que son approche sur la question des quotas vient seulement d'être reprise par ses successeurs. Dans les conditions sociopolitiques de l'Inde actuelle, alors que de nouvelles consciences identitaires apparaissent parmi les castes les plus défavorisées, ou dites « arriérées », cette démarche s'affirme pourtant la plus efficace pour entraver la montée du nationalisme hindou. Elle incita d'ailleurs directement le BJP (qui, ne pouvant risquer de s'aliéner les sympathies des castes défavorisées, ne put s'opposer au rapport Mandai) à relancer avec plus de vigueur encore sa campagne sur Ayodhya. Quant au Congrès de Narasimha Rao, la façon dont il laissa détruire la mosquée, le 6 décembre 1992, montra assez qu'il n'entendait pas se laisser déposséder de l'influence qu'il pouvait encore avoir sur l'électorat pro-hindou, et qu'il était prêt à aller gagner ses voix sur le terrain de l'adversaire. Le contraste entre la manière congressiste d'aborder aujourd'hui la question du communalisme, et celle de Nehru de la combattre hier,, est saisissant. Tout comme est remarquable ce lent chassé-croisé qui s'instaure depuis une vingtaine d'années entre le parti du Congrès, d'une part, et le BJP (et avant lui le Jan Sangh), d'autre part. Alors que ce dernier tente de se présenter sous la forme la plus « nationale » et panindienne possible, cherchant, pour élargir l'éventail de son électorat, à donner une image de lui-même dépassant les simples connotations « religieuses » ou communalistes, le premier « hindouise » sa politique. Dans les deux cas, c'est la capacité de l'Inde à continuer à mettre en oeuvre une politique laïque qui est en cause.
Conclusion
S'il est vrai, comme le disait Michelet, que les nations sont comme « des personnes 51 », il faut alors admettre qu'elles puissent ne pas être éternelles, mais un jour mourir. Lorsque F. Braudel se penche sur l'identité de la France, c'est pour constater d'emblée que l'idée moderne de patrie ne se construit pas avant le XVIe siècle, qu'il faut attendre 1789 pour qu'en France la nation connaisse « sa première forme explosive », et Balzac pour que le mot nationalisme apparaisse. Et d'ajouter immédiatement: « ... Et alors rien n'est encore vraiment joué 52. » Que dire donc de l'Inde d'aujourd'hui dont l'indépendance ne date que de 1947? Loin de nous, certes, l'idée de nier la profondeur des racines historiques de l'Inde, en vérité bien plus anciennes que celles de la plupart des pays du monde du point de vue des civilisations. L'Inde est même, peut-être plus encore que la Chine, le seul pays de la planète non seulement à n'avoir point coupé ses liens avec une histoire vieille de plus de cinq mille ans 53,
51. J. MICHELET, Le Peuple, Julliard Littérature, Paris, 1965, p. 252.
52. F. BRAUDEL, L'Identité de la France. Espace et histoire, Flammarion, Paris, 1986, vol. 1, p. 12.
53. Pour reprendre la date généralement citée par Nehru lorsqu'il évoque les liens entre le passé et le présent de l'Inde. Cf. discours de Nehru devant l'Assemblée constituante, 13 décembre 1946, C.A. Debates, vol. 1, p. 57-62.
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réelle ou mythique, mais encore à entretenir un contact permanent et passionnel avec un passé qu'elle ne vit donc pas comme une antiquité. Il n'empêche qu'en tant qu'État-nation l'Inde est de création récente et qu'on ne saurait déduire du caractère tenace et vivace de sa civilisation la pérennité de ses contours politiques et territoriaux actuels. Il n'existe entre ces termes aucun rapport mécanique. L'histoire même de l'Inde précolonisée le suggère, qui vit s'entre-déchirer des myriades de royaumes hindous. En vérité, si l'identité d'un pays se construit par le dépôt et le mélange de sédiments historiques successifs, elle est aussi à chaque instant le « résultat vivant » de cet « interminable passé ». C'est la raison pour laquelle elle ne saurait se définir qu'en termes de « problématique », de « processus » ou de « combat contre soi-même ». « Une nation ne peut être qu'au prix de se chercher elle-même sans fin 54. » L'avenir dira évidemment si l'Inde, en sa forme actuelle, compte tenu de sa diversité ethnique et religieuse, compte tenu surtout de l'ampleur de sa communauté musulmane, pourra survivre à l'évolution qui se dessine actuellement chez elle, tant il est vrai que toute son histoire depuis l'origine de sa lutte d'indépendance montre que son unité nationale repose sur la capacité de ses dirigeants à promouvoir une politique démocratique et séculariste.
Voir aussi J. NEHRU, The Discovery of India, Oxford Univ. Press, New Delhi, Bombay, Calcutta, Madras, 5e éd., 1986, p. 50. 54. F. BRAUDEL, L'Identité de la France, op. cit., p. 18.
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Christophe Jaffrelot*
L'essor du nationalisme hindou constitue le plus grand des défis que doit relever aujourd'hui l'Union indienne. Ce phénomène est récent si l'on se réfère aux résultats électoraux, puisque le parti le plus représentatif de ce courant politique, le Bharatiya Janata Party (BJP - Parti du peuple indien) est passé de 7,4 % des suffrages exprimés aux élections générales de 1984 à 11,6 % en 1989 et 21 % en 1991. Mais l'idéologie dont se réclame cette formation est ancienne et constitue même un courant structurel du paysage politique indien 1.
Les sociologues et les politologues opposent souvent, à juste titre, le nationalisme universaliste et le nationalisme ethnique, ces deux modèles étant représentés au premier chef par le nationalisme français et le nationalisme allemand 2. Certains efforts pour affiner cette typologie ont cependant montré que ses composantes n'étaient pas exclusives l'une de l'autre, le nationalisme français recelant, par exemple, une forte dimension ethnique 3.
Le cas indien semble confirmer ce type d'interprétation dans la mesure où l'on peut y déceler, dans le long temps, deux formes de nationalisme contrastées s'apparentant, l'une, à la variante universaliste (comme l'indique Max Zins dans ce même volume) — c'est le nationa*
nationa* CNRS, Centre d'études des relations internationales (FNSP), Centre d'études de l'Inde et de l'Asie du Sud (EHESS).
1. Pour plus d'informations sur l'histoire du nationalisme hindou et les raisons de sa stagnation puis de son brutal essor, voir W. ANDERSEN et S. DAMLE, The Brotherhood in Saffron, Vikas, New Delhi, 1987 ; B.D. GRAHAM, Hindu Nationalism and Indian Politics, Cambridge University Press, Cambridge, 1990; et C. JAFFRELOT, Les Nationalistes hindous - Idéologie, implantation et mobilisation des années 1920 aux années 1990, Presses de la FNSP, Paris, 1993.
2. Voir, par exemple, L. DUMONT, Essais sur l'individualisme - une perspective anthropologique sur l'idéologie moderne, Seuil, Paris, 1983, p. 129-130, et J. PLAMENATZ, « Two Types of Nationalism », in E. KAMENKA (éd.), Nationalism : the Nature and Evolution of an Idea, Edward Arnold, Londres, 1973, p. 22-36. Pour plus de détails : C. JAFFRELOT, « Les modèles explicatifs de l'origine des nationalismes et des nations, revue critique », in G. DELANNOI et P.-A. TAGUIEFF (dir.), Théories du nationalisme, Kimé, Paris, 1991, p. 139-177.
3. Celle-ci n'est admise, par Louis DUMONT, qu'au niveau subordonné (L'Idéologie allemande - France-Allemagne et retour, Gallimard, Paris, 1991, p. 249-294), tandis que Pierre BIRNBAUM la considère comme prépondérante (« Le nationalisme à la française », Pouvoirs, n° 57, 1991).
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lisme indien de Nehru, qui sous-tend la Constitution de 1950 —, l'autre à la variante ethnique — c'est principalement le nationalisme hindou, qui prétend incarner l'identité nationale de l'Inde.
Le territoire occupe une position prééminente dans cette idéologie, mais aussi la pratique du mouvement nationaliste hindou. En dépit de ses efforts — redoublés depuis le début des années quatre-vingt — pour mailler et mobiliser l'espace et la société de l'Inde entière, celui-ci ne s'est toutefois solidement implanté que dans le nord hindiphone (la Hindi belt). Cette géographie du nationalisme hindou procède des affinités de son idéologie avec la culture de cette zone, mais aussi de la forte proportion de hautes castes qu'elle abrite. Cette composition sociologique a largement contribué à l'essor électoral du BJP en 1991, au moment où des mesures politiques en faveur des basses castes ont suscité un fort sentiment de vulnérabilité au sein de certaines castes supérieures. La carte électorale du BJP doit cependant être aussi rapprochée de celle des émeutes entre hindous et musulmans ; car si l'essor du nationalisme hindou ne se nourrit pas seulement de religiosité, les intérêts d'une certaine élite hindoue ne suffisent pas non plus à expliquer ce phénomène : les conflits ethniques dont témoignent ces violences renvoient à des tendances xénophobes profondes.
1. Le nationalisme hindou : un peuple, une terre, une culture
L'appellation « nationalisme hindou » peut surprendre dans la mesure où, hors des cercles scientifiques, elle est moins courante que celle de « fondamentalisme » ou de « communalisme ». Ces deux termes apparaissent cependant peu satisfaisants pour différentes raisons. Non seulement le mot « communalisme » est un anglicisme, mais il est apparu en outre, dans les années vingt, pour désigner, du point de vue des nationalistes indiens, les idéologies chauvines qui divisaient la nation et qui, de ce fait, ne pouvaient prétendre au titre de nationalisme. Il s'agit donc d'un mot appartenant au discours polémique. « Fondamentalisme » renvoie davantage à des constructions idéologiques se réclamant principalement d'un fondement religieux, et d'abord d'un Livre. Or, dans le cas du nationalisme hindou, cette dimension est discrète, les éléments mis en exergue n'étant autres que les critères classiques du nationalisme ethnique, un peuple, un territoire, une culture, le tout réinterprété dans le cadre d'une réécriture de l'histoire.
L'invention d'un âge d'or ethnique
La colonisation britannique s'est traduite en Inde, surtout à partir des années 1810, par l'implantation de missions chrétiennes dont l'action évangélisatrice s'accompagna de sévères critiques contre l'hindouisme. En réaction à cette agression culturelle, certains membres de l'élite brahmanique entreprirent de réformer leur société et ses pratiques religieuses. H s'agissait à la fois d'adapter le milieu hindou à la modernité occidentale et de préserver les
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piliers de son identité du point de vue des hautes castes. Les deux allaient de pair, mais dans des proportions différentes selon les mouvements de réforme socio-religieuse. L'Arya Samaj, créé en 1875, représentait, mieux que tout autre, un pôle militant d'où procédera notamment le nationalisme hindou. Son fondateur, Swami Dayananda (1824-1883), souscrivait aux critiques occidentales contre le culte des idoles et le système des castes — symbole d'asservissement pour bien des Anglais —, mais pour objecter aussitôt qu'à l'époque védique l'hindouisme était exempt de ces tares : la divinité était adorée sous la forme d'un Absolu abstrait et surtout le système des castes héréditaires, endogames, les jati, n'existait pas ; l'organisation sociale qui prévalait ne connaissait que les varna 4 dans lesquels les enfants étaient classés par les maîtres en fonction de leurs qualités individuelles 5.
Ce détour par la construction d'un âge d'or fut une pierre fondatrice de la fierté ethnique hindoue. Les Aryens de l'époque védique furent décrits comme un peuple élu auquel « le Dieu sans forme [avait] révélé la connaissance parfaite du Veda ». Descendus du Tibet dans VAryavartha — une zone vierge située entre l'Himalaya et les monts Vindhya, l'Indus et le Brahmapoutre — quelque temps après la Création, ils furent alors « les maîtres souverains de toute la terre » qu'ils instruisirent au moyen du sanskrit, « mère de toutes les langues 6 ».
Les références ethniques de ce nationalisme culturel passèrent en partie dans la sphère politique à l'initiative des « extrémistes » qui s'affirmèrent au sein du Congrès, contre les « modérés », à partir des années 1890. Ce courant soutenait — pour la première fois de façon articulée — que la domination étrangère était « totalement incompatible avec le développement et l'enrichissement d'une vie nationale 7 ».
Cette conscience nationaliste s'exprimait notamment à travers l'exaltation, non plus seulement de l'âge d'or védique 8, mais de chefs militaires hindous comme Shivaji, prince du Maharashtra, qui avait refoulé les musulmans au XVIIe siècle: Tilak (1856-1920), leader des extrémistes et natif de cette même province, justifiait l'organisation de fêtes annuelles en son honneur par le fait que « la fierté et l'admiration pour nos héros nationaux [étaient] un élément majeur du sentiment national... 9 ». C'est dans la même logique qu'Aurobindo, basé lui à Calcutta, aspirait à forger « un nationalisme indien largement hindou par son esprit et
4. Ces catégories — les brahmanes (prêtres), les kshatriyas (guerriers), les vaishyas (artisans, marchands) et les shudras (serviteurs) — sont décrites par certains textes sanskrits comme constituant la société idéale. Elles forment un tout organique en relation d'homothétie avec le cosmos.
5. Swami DAYANANDA, The Light of Truth, trad. G.P. Upadhyaya, Allahabad, 1981, p. 113.
6. Swami DAYANANDA, Satyarth Prakash [La lumière de la vérité] - Le livre de l'Arya Samaj, Maisonneuve, Paris, 1940, p. 251, 286, 288 et 252.
7. AUROBINDO, Collected Works, Shri Aurobindo Ashram Trust, Pondichéry, 1970-1972, vol. 1, Bande Mataram, p. 126.
8. Celui-ci fait l'objet d'un culte systématique ainsi qu'en témoignent les écrits de TILAK comme The Orion or Researches into the Antiquity of the Vedas, Shri J.S. Tilak, Poona, 1972, où l'auteur date le premier veda de 4000 avant J.-C, p. III.
9. Cité dans R. CASHMAN, The Myth ofthe Lokamanya. Tilak and Mass Politics in Maharashtra, University of California Press, Berkeley, 1975, p. 98.
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ses traditions, parce que l'hindou a[vait] fait ce pays et ce peuple et continuait] à le tenir par la grandeur de son passé, de sa civilisation, de sa culture et de son invincible virilité 10 ». L'invention d'un âge d'or védique par certains mouvements de réforme socio-religieuse fut donc peu à peu appropriée et enrichie d'autres motifs historiques par des chefs politiques du Congrès. Cette idéologie a visiblement pris forme en réaction à l'influence des Européens en Inde, et d'abord à celle des missionnaires. La codification de l'idéologie nationaliste hindoue, au cours des années vingt, procéda davantage d'un sentiment de vulnérabilité par rapport à la minorité musulmane qui représentait alors environ un quart de la population indienne. Certains chefs de cette dernière se mobilisèrent en effet au début des années vingt contre le projet des Alliés — à la suite de la Première Guerre mondiale — d'abolir le califat de Constantinople. Cette mobilisation de type panislamique dégénéra parfois en violences contre des hindous. C'est dans ce contexte que certains membres de cette communauté durcirent les termes d'une idéologie qui devint alors un véritable nationalisme hindou.
L'idéologie nationaliste hindoue
• L'hindouité selon Savarkar. — L'idéologie nationaliste hindoue fut principalement codifiée par V.D. Savarkar en 1923 dans Hindutva, Who is a Hindu ? L'hindouité (hindutva) y est considérée comme l'appartenance à une communauté ethnique possédant un territoire et présentant les mêmes caractères raciaux, deux dimensions qui découlent de l'invention de l'âge d'or védique.
La notion de territoire est au coeur de la construction idéologique de Savarkar. Celle-ci repose ici sur une réinterprétation subtile du mot Hindu, ou Sindhu, le « H » et le « S » étant interchangeables en sanskrit : « Sindhu, en sanskrit, ne signifie pas seulement Indus mais aussi la mer — qui ceinture la péninsule au sud — de sorte que ce seul mot, Sindhu, désigne presque d'un coup toutes les frontières du pays [...]. [Et] donc le terme épithète sindhustan évoque l'image de notre patrie dans son entier : la terre située entre Sindhu et Sindhu — de l'Indus à la mer 11. »
Pour Savarkar, un hindou est d'abord celui qui habite la zone entre les rivières, les mers et l'Himalaya, « si fortement retranchée qu'aucun autre pays au monde n'est si nettement désigné par le doigt de la nature comme une unité géographique 12 ». C'est pourquoi les premiers Aryens, dès l'époque védique, y « développ[èr]ent un sens de leur nationalité 13 ». On passe ici à une logique ethnique dans la mesure où le caractère retranché de l'Hindustan est décrit comme un facteur déterminant de l'unité biologique de la population : « Tous
10. AUROBINDO, Collected Works, op. cit., vol. 2, Karma Yogin, p. 262.
11. V.D. SAVARKAR, Hindutva; Who is a Hindu?, S.S. Savarkar, Bombay, 1969, p. 32.
12. Ibid., p. 82. En fait, « hindous » fut d'abord utilisé — notamment par les Grecs — pour désigner les populations habitant au-delà de l'Indus.
13. Ibid., p. 5.
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les hindous déclarent avoir dans leurs veines le sang de la puissante race descendant des pères védiques [...] 14. »
La valorisation du critère racial permet ici de résorber les divisions internes à la société hindoue en suggérant l'existence d'un lien invisible mais solide, le lien du sang.
Si le territoire et l'unité ethnique sont les piliers de l'hindouité ou hindutva, selon Savarkar, celle-ci satisfait par ailleurs à tous les critères de l'unité nationale tels que cet idéologue a pu les lire chez les auteurs européens dont il était nourri 15 : l'unité culturelle, religieuse, linguistique (grâce au sanskrit érigé en réfèrent commun de toutes les langues de l'Inde) est aussi invoquée par Savarkar. Désormais, tout programme politique reposant sur l'idéologie nationaliste hindoue revendiquera la reconnaissance du sanskrit ou du hindi — la langue vernaculaire qui s'en rapproche le plus — comme idiome national.
• Golwalkar et le RSS. — Les termes de l'idéologie nationaliste hindoue seront retravaillés au cours des années trente, principalement par Golwalkar qui deviendra en 1940 le chef du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS - Association des volontaires nationaux). Cette organisation — fondée au Maharashtra en 1925 en réaction au mouvement du Califat — s'était donné pour mission de renforcer la communauté hindoue en réformant sa jeunesse au moyen de séances quotidiennes d'entraînement physique et de propagande nationaliste hindoue qui devaient avoir lieu au niveau du quartier ou du village. L'ambition du RSS, à terme, était d'atteindre ainsi toutes les localités de l'Inde.
Golwalkar a doté le mouvement de sa charte idéologique, en 1938, sous le titre We or Our Nationhood Defined. Plus ouvertement encore que Savarkar, Golwalkar s'inspire de politistes occidentaux et en particulier d'auteurs de culture allemande, tels que J.C. Bluntschli et L. Gumplowicz 16. Golwalkar dégage cinq critères « scientifiques » et donc « universellement acceptés » du concept de nation, à savoir l'unité géographique, la race, la religion, la culture et la langue.
Les minorités religieuses sont requises de prêter allégeance aux symboles d'identité hindous parce que ceux-ci incarnent la nation indienne. Le terme « hindou » est d'ailleurs presque moins utilisé par le RSS que celui de rashtriya (national) ou bharatiya (adjectif dérivant du mot Bharat). Ces usages renvoient à la conviction selon laquelle la culture hindoue résume l'identité indienne, ce qui implique une assimilation des minorités religieuses dans une nation bharatiya par effacement de leurs signes extérieurs d'appartenance communautaire. La pratique religieuse doit ainsi être refoulée dans la sphère privée.
En fait, la notion de « génie » (chiti) ou d'« esprit de la race », sous la plume de Savarkar puis de Golwalkar, reflète moins des conceptions biologiques que l'idée de l'âme de la
14. Ibid., p. 85.
15. On sait qu'il connaissait très bien J.S. Mill, Spencer, Darwin, Tyndals, E. Haeckel, T.S. Huxley, Carlyle et Emerson (V.D. SAVARKAR, My Transportation for Life, Veer Savarkar Prakashan, Bombay, 1984 p. 269-270).
16. M.S. GOLWALKAR, We or Our Nationhood Defined, Bharat Prakasha, Nagpur, 1947,p.21 .
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nation. Tel est sans doute l'aspect du nationalisme ethnique à l'allemande — où l'idée de « nation-génie » est centrale — qui aura le plus séduit les idéologues du nationalisme hindou. Cette conception permet — ou plutôt exige — une intégration des minorités par acculturation et à un rang subordonné, tandis que les thèses du racisme biologique auraient pu comporter l'idée d'une exclusion radicale dans une logique eugéniste. Cette différence reflète la prégnance de certaines catégories de l'hindouisme, une civilisation qui s'est toujours caractérisée par la capacité et la volonté d'assimiler l'autre au niveau subordonné dans la logique organiciste et hiérarchique de la société des castes. Golwalkar taxait d'ailleurs de mlecchas (barbares) les étrangers « qui ne souscrivent pas aux lois sociales dictées par la religion et la culture hindoues 17 », ce qui est très fidèle à l'usage traditionnel de ce terme. Dans l'Inde ancienne, le mleccha est celui qui se situe en marge de Porthopraxie propre à la société des castes dominées par les valeurs du brahmane. Comme l'indique Romila Thapar, cette exclusion ne repose sur aucun critère racial ; elle est sociale et rituelle et donc surmontable au prix d'une acculturation et d'une reconnaissance de la supériorité du brahmane 18. La formule de G. Pandey, qualifiant le nationalisme hindou de « racisme de haute caste 19 », résume bien l'ambivalence de cette idéologie.
Le racisme que l'on retrouve à la base du nationalisme hindou est donc moins biologique que hiérarchique : dans la typologie de P.-A. Taguieff, il correspond non pas au « racisme d'extermination », mais au « racisme de domination 20 ». L'influence qu'exerce le système des castes sur la vision du monde des nationalistes hindous n'est sans doute pas étrangère à cet état de choses.
Le système construit par le dernier idéologue nationaliste hindou en date dont on invoque encore le nom, D. Upadhyaya — un membre du RSS chargé de développer le parti politique du mouvement, le Jana Sangh, au début des années cinquante — confirme cette hypothèse. Réfutant, à la suite de Golwalkar, la théorie du contrat social, Upadhyaya considère que « la société est née d'elle-même » (self-born) comme une « entité organique 21 », en faisant référence au système des varna 22.
« Dans notre système à quatre castes [varna], celles-ci sont considérées comme analogues aux différents membres du Virat-Purusha 23, [...]. Ces membres ne sont pas seulement com17.
com17. p. 62.
18. R. THAPAR, Ancient Indian History, Orient Longman, New Delhi, 1978, p. 165, 169 et 179.
19. G. PANDEY, « Which of us are Hindus ? », in G. PANDEY (éd.), Hindus and Others - The Question ofldentity in India Today, Viking, New Delhi, 1993, p. 252.
20. P.-A. TAGUIEFF, La Force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, La Découverte, Paris, 1988, p. 174.
21. D. UPADHYAYA, Intégral Humanism, Bharatiya Jana Sangh, New Delhi, 1965, p. 32.
22. Ibid., p. 43.
23. Le Virat-Purusha est l'homme primordial dont le démembrement sacrificiel fut à l'origine de cette société quadripartite. Le plus ancien des Veda, le Rig Veda, énonce que « sa bouche devint le brahmane, le guerrier fut le produit de ses bras, ses cuisses furent l'artisan, de ses pieds naquit le serviteur » (Hymnes spéculatifs du Veda, notes et traduction de Louis Renou, Gallimard, UNESCO, Paris, 1956, p. 99 [Rig Veda X-90]).
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plémentaires, on y trouve aussi une individualité, une unité. Il y a une complète identité d'intérêt et un fort sentiment d'appartenance commune [...]. Si cette idée n'est pas maintenue en vie, les castes, au lieu d'être complémentaires, peuvent engendrer le conflit. Mais c'est une distorsion [du système] [...]. Telle est en fait la condition actuelle de notre société 24. »
Cette société organiciste des origines est une nation en puissance pour Upadhyaya, qui intervertit souvent les termes. L'accent sur l'unité et la soumission au dharma (d'où procède le génie de la société des varna) favorise une telle assimilation.
Au total, le nationalisme hindou s'est construit contre l'autre (le missionnaire, le colon et surtout le musulman) comme un nationalisme ethnique fondé sur un certain organicisme social. Ses traits sont finalement familiers — et d'ailleurs les idéologues que nous avons étudiés se réclament volontiers du modèle allemand. La relative spécificité du nationalisme hindou tient au poids du système des castes qui accentue sa dimension hiérarchique (les minorités ne pouvant exister qu'au niveau subordonné), mais en le détournant — en principe — de l'eugénisme. Ces thèses demeurent au fondement des mouvements nationalistes hindous ; elles en expliquent la géographie d'un double point de vue. D'une part, la grande tradition sanskrite sur laquelle repose leur idéologie est indissociable du Nord hindiphone ; d'autre part, cette région est habitée par une forte proportion de hautes castes qui sont d'autant plus attirées par le nationalisme hindou que ce mouvement semble le mieux à même de les protéger de la montée en puissance des basses castes.
2. Le nationalisme hindou, un phénomène régional ou national ?
Quadriller et mobiliser l'Inde
Le mouvement nationaliste hindou, par définition, a toujours considéré qu'il avait vocation à englober l'Inde dans son entier et il s'est employé à couvrir l'espace national selon deux méthodes complémentaires.
Le RSS s'est d'abord employé à quadriller l'Inde à partir de son réseau de shakha. Ses effectifs sont passés de 10 000 membres en 1932 à 600 000 en 1951 et environ 2 millions aujourd'hui, répartis en 25 000 branches (shakha) et 31 000 sous-branches {upshakha, les véritables unités de base du RSS puisque les shakha ne correspondent qu'aux localités où le mouvement est présent ; or il peut y avoir de nombreuses sous-branches dans une même localité).
Au cours des années quatre-vingt, cet effort pour mailler l'espace indien s'est doublé d'une stratégie de mobilisation hindoue de masse dont l'ambition était aussi d'identifier le nationalisme hindou au territoire de l'Union indienne. Le principal agent de cette mobilisation ethno-religieuse était une des filiales du RSS, la Vishva Hindu Parishad (VHP - Association hindoue universelle) dont la vocation première était de regrouper le plus grand nombre pos24.
pos24. p. 43.
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sible de chefs religieux. La VHP utilisa le prestige de ces personnalités dans le cadre de grandes manifestations de masse dont l'ambition était toujours de couvrir l'espace indien. En 1983, l'Ekatmata Yatra (le pèlerinage de l'Unité de la Mère [Inde]) consista à faire parcourir le pays du nord au sud et de l'est à l'ouest par des convois transportant des statuettes représentant la déesse mère Inde et de l'eau du Gange, la rivière de toutes la plus sacrée dont les dévots ne manquent pas de rapporter un peu d'eau lorsqu'ils vont en pèlerinage sur ses rives. Dans la forme, l'Ekatmata Yatra reproduisait d'ailleurs des aspects du pèlerinage, ses principales haltes ayant lieu dans des lieux saints. A bien des égards, la géographie religieuse de l'espace indien était ici récupérée à des fins de mobilisation idéologique.
Le même phénomène s'observa en 1989 dans le cadre du mouvement pour la construction du temple de Ram. Cette divinité — avatar de Vishnou — serait née, selon la légende à laquelle adhère une grande majorité d'hindous, à Ayodhya (Uttar Pradesh), sur un site que surmontait prétendument un temple jusqu'à ce que celui-ci soit détruit, au XVIe siècle, sur ordre de Babur, le premier empereur moghol. A partir de 1984, la VHP demanda la restitution de ce site aux hindous. En 1989, elle organisa pendant tout l'été, avec l'appui logistique du RSS, des Ram Shila Pujan qui consistaient à honorer de façon dévotionnelle des briques (shila) marquées du nom de Ram, ces briques consacrées devant servir à la construction du temple d'Ayodhya. Cette manifestation eut lieu aux quatre coins de l'Inde. Dans un second temps, toutes ces briques furent acheminées à Ayodhya où elles furent exposées avec l'indication de leur lieu d'origine. Certaines d'entre elles provenaient de pays étrangers (tels que l'Angleterre ou les États-Unis) où la diaspora hindoue s'était souvent révélée réceptrice aux sollicitations — idéologiques et financières — de la VHP. Néanmoins, l'opération visait surtout à mobiliser la population hindoue répartie sur le territoire indien comme en témoigne la cérémonie de la pose de la première pierre (shilanyas) le 9 novembre 1989 : à l'heure exacte du shilanyas, tous les hindous furent appelés à se tourner vers Ayodhya et à procéder à une offrande de fleurs.
Ce modus operandi, où des pratiques rituelles sont utilisées à des fins de mobilisation idéologique, illustre bien la notion de « communauté imaginaire » élaborée par B. Anderson. Pour cet auteur, le sentiment national procède du fait que les membres d'une collectivité accomplissent simultanément des pratiques identiquement connotées au plan culturel (comme la lecture des mêmes journaux le même jour) et ont conscience de cette « activité régulière, anonyme et simultanée 25 ». Le shilanyas satisfaisait aux deux derniers critères de la « communauté imaginaire » que les nationalistes hindous s'efforcent de forger : il s'agissait bien pour eux d'ériger Ayodhya en centre de l'hindouisme en dotant cette religion d'un siège comparable à celui des « religions sémitiques » — une expression souvent utilisée par eux. Après la démolition de la mosquée, certains chefs nationalistes hindous diront d'ailleurs vouloir faire d'Ayodhya le Vatican de l'hindouisme 26, et la cérémonie du 9 novembre appelant tous les hindous à se tour25.
tour25. ANDERSON, Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Verso, Londres, 1983, p. 31.
26. Je remercie Sumit Sarkar pour cette information.
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ner vers Ayodhya s'inspirait plus ou moins consciemment sans doute de la prière musulmane vers La Mecque.
Le critère de la « régularité » énoncé par B. Anderson commença à se vérifier, sous une forme bien différente de la cérémonie du journal, bien sûr, lorsque la stratégie nationaliste hindoue de mobilisation autour du centre d'Ayodhya amorça une forme de routinisation. En 1990, la VHP lança une Ram Jyoti Yatra (Pèlerinage de la lumière de Ram). A Ayodhya, le feu d'un sacrifice védique donna naissance à une torche qui servit à en allumer deux autres à Bénarès et à Mathura (le lieu de naissance de Krishna), deux villes où des mosquées auraient été construites à la place de temples. Ces flammes se propagèrent ensuite dans tout le pays de manière à allumer les petites lampes de la fête de Diwali (la fête de la lumière), avec laquelle cette opération coïncidait judicieusement. En 1992, une manifestation comparable, la Ram Paduka Yatra (Pèlerinage des sandales de Ram), consista à promener les sandales de Ram que son frère — auquel le royaume était promis — avait installées sur le trône à Ayodhya pendant l'exil de Ram, selon la légende.
Depuis 1983, la VHP s'efforce donc de mobiliser « la nation hindoue » répartie sur le territoire indien en utilisant des formes de manifestations empruntées au registre religieux de la procession ou du pèlerinage. Cette formule a été appropriée et adaptée depuis 1990 par le Bharatiya Janata Party (BJP - Parti du peuple indien), un autre front — politique celui-ci — du RSS. En 1990, le président de ce parti, L.K. Advani, a parcouru 10 000 kilomètres du Gujarat à Ayodhya (en passant par l'Andhra Pradesh) sur un véhicule figurant un char épique orné du symbole du BJP (la fleur de lotus). Cette mobilisation devait déboucher sur la construction du temple, mais Advani fut arrêté au moment de pénétrer en Uttar Pradesh. Fin 1991-début 1992, son successeur à la tête du BJP, M.M. Joshi, fut au centre d'une opération analogue. Il traversa toute l'Inde du sud au nord, de Kanyakumari (Tamil Nadu) à Srinagar (Cachemire) pour mobiliser le pays contre le séparatisme cachemiri.
Après s'être employé à mailler le territoire indien, les nationalistes hindous s'attachent donc depuis les années quatre-vingt à en mobiliser la population autour d'enjeux ethno-religieux. En dépit de ces efforts, leur mouvement demeure cependant largement limité au Nord hindiphone.
Le Nord hindiphone pour frontières ?
Né au coeur de l'Inde, à Nagpur, le RSS s'est surtout développé vers le Nord. En 1951, alors que le mouvement comptait 600 000 membres, le Sud n'en représentait que 31 500 (pour moitié concentrés au Karnataka). Le mouvement restait peu développé dans l'Est (le Bengale occidental, l'Assam et l'Orissa ne comptaient que 16 000 membres). Les zones de force du RSS étaient le Bihar (50 000 membres), la région de Bombay (60 000), le Madhya Pradesh (125 000), le Grand Pendjab (Delhi et l'Himachal Pradesh compris) et l'Uttar Pradesh (200 000) 27.
27. J.A. CURRAN, Militant Hinduism in Indian Politics - A Study ofthe RSS, Institute of Pacific Relations, 1951, P-14, 43 (ronéo).
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Cette répartition a sensiblement changé en raison de l'établissement de solides têtes de pont dans le Sud. Cette zone représente aujourd'hui près du tiers des effectifs du RSS. En 1981, sur 17 000 shakha, le Kérala en comptait 2 500, le Karnataka 1 500, l'Andhra Pradesh 1 200 et le Tamil Nadu 40028. Cette distribution s'explique tout d'abord par le jeu de facteurs culturels et idéologiques. L'identité dravidienne — a fortiori sous la forme que lui ont donnée les théoriciens du nationalisme tamoul — ne pouvait être réceptive aux références très sanskritisées des nationalistes hindous ; non seulement ceux-ci étaient vus comme des représentants des brahmanes aryens que bien des Tamouls considèrent comme des envahisseurs ayant subjugué les autochtones dravidiens, mais en outre ils militaient, du moins jusqu'à la fin des années soixante, pour faire du hindi la langue nationale.
Ces facteurs de rejet — combinés à des facteurs sociologiques que l'on examinera plus bas — expliquent pour une bonne part les difficultés que le RSS a rencontrées pour s'implanter au Tamil Nadu. Ils ont été pour partie neutralisés dans le cas du Kérala, l'État où le RSS a connu l'essor le plus rapide depuis vingt ans. Le mouvement s'est ici nourri du sentiment de vulnérabilité des hindous par rapport aux minorités musulmane et chrétienne qui non seulement étaient fortes au plan démographique — respectivement 21,25 % et 20,56 % —, mais en outre de plus en plus présentes sur la scène publique. Les musulmans du Kérala bénéficièrent en effet de l'enrichissement des États pétroliers à partir des années soixante-dix. Nombre d'entre eux s'y firent embaucher et en ramenèrent des devises qui servirent notamment à construire des mosquées et des écoles coraniques.
En dépit d'une meilleure implantation du RSS, le BJP ne parvint pas plus à percer au Kérala qu'au Tamil Nadu, comme l'indique la carte 129. Cette carte permet de visualiser à quel point les nationalistes hindous recrutent leurs partisans dans le Nord hindiphone au début des années quatre-vingt-dix. Cette concentration géographique procède naturellement en partie d'affinités culturelles, cette idéologie empruntant l'essentiel de ses références à la haute tradition sanskrite. Mais cette donnée renvoie à un autre facteur explicatif, la forte présence des hautes castes dans la Hindi belt.
Un parti de hautes castes: « Mandir contre Mandai »
Les castes n'étant pas officiellement reconnues dans la Constitution, elles ne figurent plus dans les recensements de l'Inde indépendante. Mais les chiffres des recensements de l'époque coloniale constituent des ordres de grandeur encore pertinents. Ils indiquent clairement que les hautes castes — pour l'essentiel, les brahmanes, les kshatriyas (guerriers-propriétaires
28. Organiser, 12 juillet 1985, p. 5.
29. Il faut préciser que le jeu politique du Kérala est dominé depuis l'indépendance par le Congrès et les communistes et que le système électoral à un tour rend toute percée électorale difficile pour un nouvel entrant. Le RSS n'hésite pas à appeler ses sympathisants à voter pour le Congrès de manière à faire barrage aux communistes (K. JAYAPRASAD, RSS and Hindu Nationalism. Inroads in a Leftist Stronghold, Deep and Deep, New Delhi, 1991, p. 298).
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CARTE I. — SUFFRAGES RECUEILLIS PAR LE BJP AUX ÉLECTIONS NATIONALES À LA LOK SABHA (CHAMBRE BASSE), PAR ÉTAT, EN 1991
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fonciers), les marchands et les kayasths (scribes) — représentent environ un cinquième de la population en Uttar Pradesh, au Madhya Bharat, au Vindhya Pradesh, deux régions de l'État du Madhya Pradesh, et sans doute en Himachal Pradesh et au Rajasthan, tandis qu'elles ne représentent que 10 % à 15 % maximum de la population dans les autres États (elles comptent pour moins de 7 % au Bengale occidental et au Maharashtra, pour moins de 8 % en Orissa). Le contexte des élections de 1991 incite d'autant plus à établir une corrélation entre le poids démographique des hautes castes et le vote BJP qu'en réaction à l'« affaire Mandai » ces hautes castes ont fait bloc et ont quelquefois reçu le soutien de castes plus basses mais non classées par l'administration sous la rubrique « Autres castes défavorisées » (Other Backward Castes).
Le 7 août 1990, le Premier ministre d'alors, V.P. Singh, annonça un quota de 27 % des postes de l'administration centrale et des entreprises publiques dépendant de New Delhi pour les Other Backward Castes, c'est-à-dire les basses castes autres que les anciens intouchables (Scheduled Castes) qui bénéficiaient déjà de tels quotas. Ces 27 % avaient été recommandés par la commission Mandai dès 1980, mais son rapport avait été enterré en raison des tensions sociales qu'il risquait d'engendrer. Dix ans plus tard, V.P. Singh, en décidant de l'appliquer enfin, visait en fait à s'attirer le soutien de castes particulièrement nombreuses puisque les OBC représentent 52 % de la population. Dès après l'annonce de V.P. Singh, des manifestations furent organisées par des étudiants de hautes castes (en tout cas supérieures aux OBC) dont les débouchés dans le service public national — jusqu'alors une de leurs chasses gardées — se trouvaient amputés par ces nouveaux quotas. Ces protestations furent surtout violentes dans le nord de l'Inde — et notamment à Delhi — où les hautes castes bénéficient d'un poids démographique important. Certains étudiants s'immolèrent même par le feu, ce qui créa un émoi considérable.
Le BJP ne pouvait dénoncer en bloc le quota de 27 % accordé aux OBC du fait même du poids de ces dernières dans Pélectorat. Mais en reconnaître le bien-fondé revenait à admettre que la société hindoue qu'il cherchait à constituer en nation pouvait être divisée selon une ligne de clivage profonde, la caste. Le parti se déclara donc partisan de quotas répondant non pas au critère de la caste, mais à la condition socio-économique (de sorte que même des brahmanes pauvres pourraient en bénéficier). Dans un second temps, le BJP s'impliqua plus directement que dans le passé dans la campagne de la VHP pour la construction du temple 30 de Ram à Ayodhya de manière à rassembler tous les hindous — indépendamment de leur caste — autour d'un enjeu commun. Advani conduisit donc la Rath Yatra évoquée plus haut dans cette perspective de mobilisation iréhique. G. Pandey a pu ainsi récemment montrer qu'en Inde, comme dans bien d'autres cas, le nationalisme exacerbé avait d'abord vocation à submerger « les indices d'une différenciation interne et d'une lutte au sein de ce qui est présenté comme communauté ou nation 31 ».
30. La stratégie du BJP focalisée sur ce temple (mandir en hindi) s'opposait ainsi à celle de V.P. Singh, inspirée par la commission Mandai. La presse résuma la situation en trois mots : « Mandir contre Mandai ».
31. O. PANDEY, « Hindus and Others : the Militant Hindu Construction », Economie and Political Weekly 26, 52, 28 décembre 1991, p. 3008.
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NATIONALISME HINDOU, TERRITOIRE ET SOCIÉTÉ
L'« affaire Mandai » et ses suites constituent une clé d'interprétation importante mais souvent méconnue de la carte électorale du BJP en 1991. Certes, la Rath Yatra souleva des passions religieuses qui favorisaient le BJP ; d'autant plus qu'après l'arrestation d'Advani une vingtaine de militants nationalistes hindous furent tués par les forces de l'ordre à Ayodhya alors qu'ils cherchaient à prendre la mosquée d'assaut, ce qui exacerba chez de nombreux hindous le sentiment d'être victimes de l'État — et des minorités — dans leur propre pays. L'impact de ce facteur ethno-religieux se trouva cependant largement amplifié par les conséquences sociologiques de l'« affaire Mandai » : si les OBC s'étaient félicitées de l'annonce de V.P. Singh, les castes hautes et intermédiaires, menacées par le quota de 27 %, ont tendu, en 1991, à reporter leurs voix sur le BJP. Deux États illustrent les variantes de ce phénomène.
En Uttar Pradesh — où les hautes castes représentent un cinquième de la population —, le BJP a attiré, pour la première fois de façon massive, les voix des brahmanes qui constituent 9,2 % de la population. Jusqu'à présent, ceux-ci votaient plutôt pour le Congrès, la lignée des Nehru — des brahmanes du Cachemire basés à Allahabad — recevant souvent leur allégeance. Le déplacement de cet électorat en faveur du BJP s'explique en partie par la mobilisation hindoue autour de Ram et de l'enjeu d'Ayodhya, mais aussi par ce que Harold Gould appelle une « stratégie de classe » visant à faire triompher un parti hostile aux quotas préconisés par la commission Mandai 32. Le BJP l'emporta dans la majorité des circonscriptions de l'État — pour les sièges du Parlement central et ceux de l'Assemblée législative de Lucknow — avec 31 % des voix, le système majoritaire à un tour contribuant d'autant plus à ce succès que la scission du Janata Dal entre les factions de V.P. Singh et de Chandra Shekhar divisait l'essentiel des voix des OBC.
L'incidence des considérations de castes fut aussi déterminante au Karnataka, le seul État du Sud où le BJP réalisa en 1991 une percée dont l'amplitude était supérieure à sa progression dans les États du Nord (28,8 % des suffrages exprimés contre 2,6 % en 1989; même le Gujarat, où le parti est passé de 30,5 % à 51,4 %, ne peut rivaliser avec un tel essor). Cette fois, Pélectorat dont le déplacement vers le BJP fut le plus important n'était pas celui des hautes castes, mais celui de castes intermédiaires que la commission Mandai, en raison de leurs progrès socio-économiques, n'avait pas placées dans la catégorie OBC ; il s'agissait surtout des lingayats et des vokkaligas qui représentent les principales castes dominantes au Karnataka dans la mesure où elles sont les plus fortes au plan numérique et possèdent une bonne partie de la terre. En 1991, lingayats et vokkaligas ont reporté leurs voix sur le BJP parce que le Congrès et le Janata Dal s'efforçaient tous deux d'attirer les suffrages des OBC qui menaçaient précisément leur position socio-économique. James Manor indique à cet égard :
« De nombreux lingayats et vokkaligas mécontents se sentirent obligés de chercher une alternative aux deux principaux partis, et ils ne pouvaient se tourner que vers le BJP, qui prit soin de présenter de nombreux membres de ces groupes aux élections. C'est davantage cela qu'une
32. H. GOULD, « Mandai, Mandir and Dalits : Melding Class with Ethnoreligious Conflict in India's Tenth General Election », in H.A. GOULD et S. GANGULY (eds), India Votes, Boulder, Westview, 1993, p. 298.
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HERODOTE
large adhésion aux idées nationalistes hindoues qui explique pour l'essentiel le soutien pop.; laire accru dont bénéficia le parti lors de ces élections [de 1991] 33. » j
L'essor du BJP ne semble donc reposer que pour partie sur sa capacité à mobiliser les hindous sur des enjeux ethnoreligieux, les conflits de castes, dans le contexte de l'« affaire Mandai » ayant largement contribué à ses succès récents. Il est dès lors possible d'en déduire que, dans un État comme le Karnataka, un ajustement de la tactique du Congrès en faveur des catégories sociales intermédiaires telles que les lingayats et les vokkaligas devrait se traduire par un brutal recul du BJP. Cette analyse demande cependant à être fortement nuancée a! partir d'une autre série de données concernant les conflits entre communautés religieuses,
Le désenclavement d'une violence intercommunautaire calculée
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Jusqu'aux années récentes, les émeutes opposant hindous et musulmans étaient surtout des phénomènes locaux s'expliquant largement par des micro-rivalités sociales, économiques et politiques. Une émeute pouvait susciter des tensions dans sa région en raison, principalement, des rumeurs que véhiculait la presse, mais il était rare de voir plusieurs États affectés par une même cause de conflit 34. Depuis les années quatre-vingt, et en particulier depuis l'intensification par les nationalistes hindous de leurs efforts de mobilisation autour de l'enjeu d'Ayodhya, les violences accrues entre hindous et musulmans ont acquis une dimension nouvelle 35. Désormais, des émeutes peuvent éclater simultanément et pour une même cause dans des lieux parfois distants de plusieurs centaines de kilomètres.
Cette « nationalisation » de l'émeute s'explique d'abord par l'extension et la densification du réseau militant des organisations nationalistes hindoues, le RSS, mais aussi la VHP et le BJP. Ces groupements sont à présent en mesure d'organiser les mêmes manifestations à travers tout le pays, comme les différentes yatra en ont témoigné. Or, ces processions politiques prennent souvent l'allure de démonstrations de force en forme de provocation destinées à déclencher l'émeute 36. Les Ram Shila Pujan illustrent bien ce phénomène puisque, à travers toute l'Inde, au cours de l'été 1989, les processions transportant les briques consacrées ont parcouru des villes en mettant parfois un point d'honneur à se dérouter pour aller entonner des slogans antimusulmans devant des mosquées. Ce fut là une cause d'émeutes importante dans tout le Nord. Dans le Sud, au Karnataka notamment, d'autres émeutes furent provoquées par les Ram Jyoti Yatra en 1990.
33. J. MANOR, « BJP in South India: 1991 General Election », Economie and Political Weekly, 13 juin 1992, p. 1271.
34. Les violences consécutives à la disparition d'une sainte relique (un cheveu du Prophète) à Srinagar en 1963, et qui eurent des répercussions jusqu'au Bengale, constituent une exception.
35. Sur ce changement d'échelle, voir C. JAFFRELOT, « Les émeutes entre hindous et musulmans. Essai de hiérarchisation des facteurs culturels, économiques et politiques », Cultures et conflits, n° 5, printemps 1992, p. 25-54.
36. Voir, sur ce point, mon article « Processions hindoues, stratégies politiques et émeutes entre hindous et musulmans », Purushartha, n° 16, EHESS (à paraître).
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CARTE 2. — DISTRIBUTION DES VICTIMES DES ÉMEUTES ENTRE HINDOUS ET MUSULMANS
EN INDE EN 1986-1990
FIG. 3. — NOMBRE D'ÉMEUTES ENTRE HINDOUS ET MUSULMANS EN INDE, DE 1954 À 1990
HERODOTE
Alors qu'une moyenne de 400 émeutes par an était enregistrée entre 1980 et 1985, ce chiffre s'éleva à environ 700 en 1986-1989 et passa à peu près à 1 500 à partir de 1990 (voir figure 1). Or, ces émeutes sont à mettre en relation avec la politique électorale.
La fréquence des émeutes s'est accélérée à partir des derniers mois de 1989 dans le cadre de la campagne électorale qui devait se conclure par la chute du Congrès tandis que le BJP passait de 2 à 88 sièges à la Lok Sabha (Chambre basse du Parlement central). Les Ram Shila Pujan furent alors à l'origine d'un grand nombre d'émeutes ; tout se passait comme si la violence intercommunautaire était devenue une ressource dans la compétition électorale. Des militants du BJP et du Janata Dal interviewés par Paul Brass à Meerut reconnaissaient d'ailleurs en 1991 que « fomenter des violences, à la fois pour gagner des voix et éviter la défaite en suscitant des sympathies et des antagonismes de type communaliste, fai[sai]t partie du registre standard des pratiques politiques contemporaines dans la politique de l'Inde du Nord 37 ».
Du côté nationaliste hindou, le calcul le plus probable consistait à provoquer l'émeute de manière à forcer les hindous à se considérer d'abord comme tels et à voter, en accord avec cette identité, pour le BJP, le parti des hindous. En 1989, 47 des 88 circonscriptions où le BJP l'a emporté se situaient dans des localités qui avaient été le théâtre d'émeutes au cours des mois précédents 38. En 1991, les têtes de ponts acquises par le BJP dans les États du Sud s'expliquent en grande partie par les tensions entre hindous et musulmans. Les performances du parti à Hyderabad — où il remporta son seul siège en Andhra Pradesh — sont à mettre en relation avec l'émeute de décembre 1990 qui fit environ 120 morts. Ces violences se développèrent dans le contexte créé par le passage de la Rath Yatra d'Advani dans la ville. Deux des quatre circonscriptions où le BJP l'emporta au Karnataka — Mangalore et Davangere — avaient aussi été le cadre d'émeutes importantes en 1990. Dans le Nord aussi, les États où le nombre des victimes d'émeutes a le plus augmenté sont ceux où le BJP a connu la plus forte progression. L'Uttar Pradesh, Delhi, le Gujarat et le Rajasthan illustrent bien ce phénomène. Le Bihar apparaît ici comme un contre-exemple (voir carte 2). Son caractère atypique tient au fait qu'en dépit d'un bilan très lourd — les émeutes y ont fait officiellement plus de 124 morts par an entre 1986 et 1990 — ces émeutes très meurtrières (celle de Bhagalpur fit officiellement plus de 500 morts en 1989) ne furent pas très nombreuses et surtout concentrées dans le nord de l'État. Surtout, le BJP ne peut guère en tirer parti en raison de la mobilisation des OBC en faveur du Janata Dal de Laloo Prasad Yadav, le chef du gouvernement de l'État qui s'est d'ailleurs employé avec succès depuis 1990 à maintenir l'ordre dans
37. P. BRASS, « The Rise of the BJP and the Future of Party Politics in Uttar Pradesh », in H. GOULD et S. GANGULY (eds), op. cit., p. 274.
38. J. CHIRIYANKANDATH, « Tricolour and Saffron : Congress and the New Hindu Challenge », in S.K. MITRA et J. CHIRIYANKANDATH (eds), Electoral Politics in India: a Changing Landscape, Segment Books, New Delhi, 1992, p. 69.
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NATIONALISME HINDOU, TERRITOIRE ET SOCIÉTÉ
ce domaine. La même observation vaut pour le Bengale occidental voisin où le nombre de victimes d'émeutes est en diminution sur le long terme, depuis que le Parti communiste indien marxiste-séculariste et soucieux de l'harmonie intercommunautaire a pris le pouvoir dans cet État en 1977.
Hormis le contre-exemple du Bihar, les zones à émeutes se révèlent donc propices à l'implantation électorale du BJP. Ce constat conduit à nuancer l'optimisme d'observateurs tels que H. Gould, J. Manor et même P. Brass pour qui le succès de ce parti aux élections de 1991 était lié, de façon éphémère, à la contre-mobilisation des castes hautes et intermédiaires. Si la mobilisation religieuse autour de l'enjeu d'Ayodhya est susceptible de s'essouffler avec le temps, la cristallisation des identités communautaires dans les villes d'émeutes aura probablement une durée de vie supérieure. Surtout, les nationalistes hindous peuvent être incités à utiliser cette forme de violence pour entretenir une ligne de clivage hindous/musulmans qui sert ses intérêts électoraux.
Le nationalisme hindou s'oppose d'abord au nationalisme indien des « pères fondateurs » dans la mesure où il se définit comme un nationalisme ethnique tandis que des hommes tels que Gandhi et Nehru incarnaient, chacun à leur façon, des versions du nationalisme universaliste. Ce dernier est aussi dit « territorial », par contraste avec le nationalisme ethnique 39 qui est censé déborder les frontières pour englober tous les ressortissants de sa culture — sur le modèle du code de la nationalité allemand. Si les nationalistes hindous étendent volontiers les frontières du groupe qu'ils prétendent représenter jusqu'à la diaspora — en partie aussi en raison des fonds dont dispose cette dernière —, ils valorisent beaucoup le territoire dans leur définition de la nation comme en témoignent les écrits de Savarkar.
Cette géographie reste ethnique dans la mesure où elle se réfère aux sites sacrés et autres lieux de pèlerinage comme l'ont montré les différentes yatra des dix dernières années. En dépit de ces efforts de mobilisation nationale et du maillage de l'Union indienne par le RSS depuis 1925, le mouvement nationaliste hindou demeure largement circonscrit à la Hindi belt. Ces limites s'expliquent à la fois par des affinités culturelles, le poids des hautes castes, décisifs dans le contexte de Paprès-« affaire Mandai » et la recrudescence d'émeutes entre hindous et musulmans depuis le milieu des années quatre-vingt. En dépit de l'établissement du RSS et du BJP dans quelques régions du Sud et de l'Est, le mouvement nationaliste hindou reste donc « méga-régional 40 ». Dans cette méga-région qu'est la Hindi belt, le BJP a cependant
39. A.D. Smith oppose le nationalisme ethnique qui repose sur la défense d'une identité culturelle et le nationalisme territorial qui part d'« une entité politique imposée et n'a pas d'identité culturelle distincte à protéger » (A.D. SMITH, Théories of Nationalism, Duckworth, Londres, 1971, p. 217).
40. Pour reprendre l'expression de H. GOULD (« Patterns of Political Mobilization in the Parliamentary and Assembly Elections of 1989 and 1990 », in H. GOULD et S. GANGULY (eds), op. cit., p. 22).
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HÉRODOTE
connu un essor tel qu'en 1990 il a été porté au pouvoir dans les États de l'Himachal Pradesh, du Rajasthan et du Madhya Pradesh et qu'en 1991 il a conquis l'Uttar Pradesh 41.
Le 6 décembre 1992, la démolition de la mosquée par des militants nationalistes hindous apparemment incontrôlés a conduit le pouvoir central à destituer ces gouvernements BJP 42, Les élections qui ont été organisées dans ces quatre États — et à Delhi — en novembre 1993 ont marqué un coup d'arrêt à l'essor de ce parti. Les modalités de ce revers confirment que le BJP est tributaire d'une forte mobilisation hindoue dont la violence n'est pas absente, mais aussi des logiques de castes. Contrairement aux campagnes électorales de 1989, 1990 et 1991, celle de 1993 n'a pas été marquée par un militantisme hindou agressif (une seule émeute, minime, a été observée à Kanpur). Cela a certainement réduit la capacité d'attraction du BJP (par contraste, dans la seule ville de la Hindi belt à avoir connu une grosse émeute en 1993 — Bhopal, 120 morts —, le BJP a remporté tous les sièges). L'amenuisement de l'agressivité doit sans doute être attribué au souci nouveau de respectabilité du BJP, et à la vigilance des autorités. Par ailleurs, si en 1991 le BJP avait bénéficié d'une division de l'électorat entre hautes et basses castes, celle-ci l'a desservi en 1993, notamment en Uttar Pradesh, parce que basses castes et anciens intouchables ont fait bloc derrière une seule force politique, l'alliance SP-BSP. Les hautes castes continuent à voter davantage pour le BJP, mais cela ne suffit plus.
L'échec du BJP doit être analysé État par État, puisqu'il a remporté une large majorité à Delhi, formé le gouvernement au Rajasthan, mais perdu le pouvoir en Uttar Pradesh, en Himachal Pradesh et au Madhya Pradesh. Dans ces deux derniers États, le BJP a été sanctionné pour sa gestion passée, et a souffert des luttes de factions que son accès au pouvoir avait avivées. Le bilan est moins négatif en Uttar Pradesh où il progresse en voix (de 31 % à 34 %), ce qui suggère qu'il aurait gardé le pouvoir si les électeurs hostiles avaient dispersé leurs suffrages comme en 1991. Au total, le BJP demeure le premier parti de la Hindi belt, et il est prématuré de ne plus y voir un candidat sérieux au pouvoir central, où sa politique remettrait en cause certains principes constitutifs de l'Union indienne.
En effet, le programme du BJP reflète un nationalisme hindou intégral : introduction d'un code civil uniforme, abolition du statut d'autonomie dont jouit le Cachemire grâce à l'article 347 de la Constitution, abolition de la commission des minorités... Mais ces mesures remettraient en cause l'équilibre de « l'unité dans la diversité » propre au nationalisme indien. Surtout, la pratique du BJP, lorsqu'il a occupé le pouvoir dans quatre États d'Inde du Nord en 1990-1992, a révélé sa volonté de réformer le système éducatif dans un sens hindou militant : les diplômes des écoles du RSS ont parfois été reconnus par ces États et les manuels d'histoire du système d'éducation public ont été réécrits. Les Aryens sont devenus les habitants originels de l'Inde et, surtout, l'action des musulmans à l'époque médiévale a été décrite de
41. Pour plus de détails, voir C. JAFFRELOT, « Le nationalisme hindou : de la construction idéologique à la mobilisation politique », in G. KEPEL (dir.), Les Politiques de Dieu, Seuil, Paris, 1993, p. 223-264.
42. Pour plus de détails en français, voir mon article « L'affaire d'Ayodhya : les pièges de Pinstrumentalisme hindou et de sa répression », Cultures et conflits, n° 8, hiver 1992-1993, p. 91-115.
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NATIONALISME HINDOU, TERRITOIRE ET SOCIÉTÉ
façon souvent biaisée. Certains chefs de secte appartenant à la mouvance nationaliste hindoue réclament aussi une réforme de la Constitution. Les modalités d'accès à la citoyenneté indienne seraient, par exemple, transformées de manière à empêcher l'installation de Pakistanais et de Bangladeshis en Inde. Ces derniers — nombreux à avoir immigré en Inde, en Assam notamment — ont déjà été les premiers à subir en 1987 un durcissement de la loi sur la citoyenneté 43. Surtout depuis 1992, les nationalistes hindous entretiennent une atmosphère de xénophobie à l'encontre des Bangladeshis dont un nombre croissant est ramené à la frontière.
La crise que provoque aujourd'hui en Inde la remise en cause du nationalisme universaliste par un nationalisme ethnique ne pourra sans doute se résoudre que par une formule de compromis. Certains intellectuels indiens semblent fondés à prôner un retour au modèle gandhien, universaliste hindou, qui combine une reconnaissance de l'hindouisme dans la sphère publique et une grande tolérance à l'égard des minorités 44. Mais y a-t-il aujourd'hui en Inde un homme d'État susceptible d'incarner ce projet ?
43. L'enregistrement comme citoyen de l'Inde n'est plus désormais accordé qu'à des migrants ayant résidé dans le pays depuis cinq ans (au lieu de six mois) et dont les parents (et non plus seulement un de ses grands-parents) étaient nés dans l'Inde d'avant la partition (The Citizenship Act, 1955 and Rules, New Delhi, Government of India, 1988, p. 2).
44. Voir notamment T.N. MADAN, « Secularism in its Place », The Journal of Asian Studies 46, 4, novembre '987, p. 751 ; et A. NANDY, « An Anti-Secular Manifesto », Seminar, octobre 1985.
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Pour un sécularisme non dogmatique
Dharma Kumar*
Je me range parmi ces Indiens du juste milieu, un groupe qu'on n'entend guère à l'étranger. Quand je dirai « nous » dans ces quelques pages, il faudra entendre parfois ce groupe mal défini partageant les mêmes sentiments, et parfois, de façon plus restrictive, les gens de ma génération, ceux qui sont devenus adultes vers 1947, quand l'Inde devenait indépendante. Le contexte fera comprendre de quel « nous » il s'agit. Précisons encore que j'emploie ici le mot sécularisme dans son usage indien de neutralité envers les diverses religions. Cette définition laisse de côté nombre de problèmes, mais ils ne sont pas les plus importants ici.
Ma génération fut trop optimiste, tant en matière de politique qu'en matière d'économie. L'Inde indépendante a certes connu une croissance économique plus rapide que celle des dernières décennies du régime colonial, mais cette croissance aurait pu être plus soutenue, comme l'ont montré des pays politiquement marqués plus à gauche ou plus à droite que l'Inde. L'excuse invoquée pour justifier ce résultat — l'Inde est une démocratie — n'est guère convaincante. Mais en vérité, c'est aujourd'hui le politique, et non l'économique, qui fait naître le plus d'inquiétude. Nous n'aurions jamais cru celui qui aurait prophétisé en 1947 qu'on verrait un jour à la télévision raser un monument historique, et des bandits danser sur ses ruines. Pourquoi la destruction de la mosquée d'Ayodhya est-elle si terrifiante ? Pourquoi nourrit-elle tant de cauchemars ? Peut-être parce que cet événement a montré qu'à semer la haine religieuse on pouvait tirer grand profit politique. Peut-être parce qu'il a prouvé qu'un parti politique établi pouvait violer la loi en toute impunité.
Ce drame est assurément lourd de menaces, et l'on a beaucoup écrit sur ce point. Mais il est une autre évolution également dangereuse, que négligent souvent les adversaires du communalisme ' : c'est le changement de mentalité des hindous de la classe moyenne. Beaucoup de ceux qui furent de chauds partisans du sécularisme en 1947 s'interrogent désormais sur son bien-fondé 2. On ne peut simplement les condamner en tant que fascistes hindous.
* Économiste, Delhi School of Economies.
1. J'entends par ce mot, au sens indien du terme, l'hostilité entre communautés religieuses.
2. J'ajoute que beaucoup, au sein desquels je me range, n'ont pas renié leur idéal séculariste.
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POUR UN SÉCULARISME NON DOGMATIQUE
Si l'on prend la démocratie au sérieux, il faut aussi tenter de comprendre ce phénomène. Bien des raisons peuvent l'expliquer. Certaines sont d'ordre national : dégénérescence du système politique, et pourriture patente du principal parti centriste, le Congrès. Certaines sont extérieures : montée du fondamentalisme musulman, existence de nombreux États qui se définissent comme islamiques, et qui conduisent une action politique collective au sein de l'Organisation des États islamiques. Du moins cette action est-elle visible. Plus dangereux peutêtre est l'usage masqué des pétrodollars pour financer la propagande fondamentaliste islamique, et pour troubler la scène politique d'États non islamiques disposant de larges minorités musulmanes. De tels agissements sont d'autant moins débattus en Inde que les sécularistes orthodoxes craignent — on peut le comprendre — d'exacerber les haines entre communautés. Cette autocensure est pourtant contre-productive : elle laisse se développer des peurs vagues et des rumeurs absurdement exagérées.
Paradoxalement, on pourrait bien compter au rang des facteurs internes de dégradation ce que je propose d'appeler le dogme séculariste (ou l'orthodoxie séculariste) qui a nourri la philosophie de la plupart des hommes politiques et des hauts fonctionnaires du centre et de la gauche depuis 1947, et qui a donc déterminé presque toute la politique étrangère et une bonne part des choix de politique intérieure de l'Inde indépendante.
Autre paradoxe : beaucoup de sécularistes orthodoxes pensent comme les chauvinistes hindous qu'une culture commune est une précondition essentielle au maintien d'un État indien conservant sa configuration géographique actuelle. Les chauvinistes hindous, eux aussi, sont prêts à définir l'Inde comme un État-civilisation. En tant que nation, l'Inde n'est qu'un État - et l'un des plus pauvres — parmi la grande centaine de ceux qui sont membres de l'ONU. Mais vue sous un autre angle, l'Inde compte au rang des quatre ou cinq civilisations majeures du monde : voilà presque une consolation, à défaut d'être membre permanent du Conseil de sécurité. Au-delà du premier constat, les deux groupes divergent. Pour les chauvinistes hindous, cette culture commune ne saurait être que la culture hindoue. Pour les sécularistes orthodoxes, elle doit être cette « culture composite » que tant de communautés religieuses ont contribué à fonder. Les sécularistes orthodoxes, eux aussi, forgent en réalité un mythe historique, bien qu'ils le définissent comme histoire « scientifique » ou « objective ». Les trois héros de ce mythe sont Ashoka, Akbar et Nehru 3, l'apport des deux empereurs étant du reste analysé sans grand respect du contexte historique qui fut le leur. Les bons mythes ont aussi besoin de scélérats. Le colonialisme britannique est le grand scélérat du dogme orthodoxe. L'envahisseur musulman tient le même rôle dans le mythe chauviniste hindou. L'idée de
3. Ashoka : sans doute le plus grand empereur de l'Antiquité indienne (IIIe siècle). Il se convertit au bouddhisme, ou du moins le favorisa. Ses édits, gravés sur des piliers à travers l'empire, appellent à la réconciliation des diverses religions. Akbar: le troisième et sans doute le plus remarquable des empereurs mogols (1542-1605). Conquérant et réformateur comme Ashoka, il a pratiqué une politique de tolérance religieuse, jusqu'à tenter d'implanter une nouvelle religion syncrétique conciliant l'islam, l'hindouisme et la Bible. Nehru, après avoir été l'un des leaders majeurs de la lutte pour l'indépendance devint, celle-ci acquise, le premier des Premiers ministres indiens, de 1947 à 1964, et fonda plus que tout autre le régime sur la base de la laïcité (NDLR).
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HERODOTE
Renan selon laquelle l'histoire doit être oubliée (voire biaisée) pour que naisse une nation me semble bien dangereuse, particulièrement pour les historiens professionnels, particulièrement en démocratie.
Les hindous de la classe moyenne sont désormais convaincus que les politiques suivies dans les États que ne gouverne pas le Bharatiya Janata Party sont partiales, et même anti-hindoues. Ils pensent profondément que les minorités religieuses ont obtenu des droits spécifiques dépassant de loin ce qui aurait suffi à protéger leur droit d'exercer leur religion. Ainsi, pour s'en tenir à un exemple relativement peu important, les collèges affiliés à l'université de Delhi et dépendant de fondations musulmanes, chrétiennes ou sikhes ne sont pas tenus d'appliquer en sa totalité le règlement de l'université, même quand ce règlement ne porte aucunement sur des questions liées à la religion. Les collèges liés à des fondations hindoues ne bénéficieraient certainement pas de telles dispenses, à moins qu'ils ne réussissent à se présenter comme émanant d'une secte minoritaire. Témoignage choquant, mais généralement occulté, de la partialité de la loi : la Ramakrishna Mission, qu'on peut à tous égards raisonnablement classer comme hindoue, a dû aller en justice devant la cour de Calcutta pour bénéficier du statut d'institution définie comme minoritaire. De tels faits devraient troubler tous ceux qui ne veulent pas voir les partis hindous arriver au pouvoir, mais qui reconnaissent aussi que, dans une démocratie, il convient d'accorder considération aux doléances de chaque groupe, y compris à celles de la majorité. Les hindous pensent aussi qu'on les traite comme majorité lorsqu'il s'agit de les priver de telle ou telle concession juridique. Au mieux, le gouvernement accordera aux hindous des concessions semblables à celles accordées aux musulmans. L'interdiction du livre de Salman Rushdie 4 illustre clairement ce principe. Sans même évoquer la liberté de parole, l'interdiction viole clairement le droit des non-musulmans — la très large majorité — de lire l'oeuvre d'un auteur majeur. Le gouvernement n'y vit pas injustice, parce qu'il avait auparavant interdit le livre d'Aubrey Menon, Rama Retold, qui aurait pu choquer les hindous.
Pour conclure, je dédie ces quelques pages à ceux qui partagent mon désir d'une Inde démocratique et séculière. Pour l'essentiel, je prétends que la ligne séculariste orthodoxe, la plus connue en Occident des voix indiennes non fondamentalistes, est devenue de plus en plus contre-productive, de façon grave et méconnue. Pis, les sécularistes orthodoxes comptent encore dans leurs rangs certains des plus grands intellectuels indiens, dont les talents sont fort précieux en ces temps difficiles. Pourquoi donc tenter de définir l'Inde selon des concepts abstraits, comme ceux d'« État-nation » ou d'« État-civilisation »? L'Inde contemporaine est le résultat d'une histoire où comptent à la fois le processus d'unification, la modernisation inachevée du système gouvernemental sous le régime colonial, et la partition (si vivante dans notre mémoire). L'Inde est aujourd'hui définie par ses frontières géographiques et par sa Constitution. Elle est aussi un pays qui doit faire face à bien des problèmes : ampleur de la population — qui pose d'ailleurs la question de la représentativité du Parlement national
4. Les Versets sataniques (NDLR). 114
POUR UN SECULARISME NON DOGMATIQUE
et des Assemblées d'États —, pauvreté, analphabétisme. Le sécularisme est un problème particulier que l'Occident trouve peut-être difficile à comprendre : l'Inde compte des millions de fidèles de diverses confessions, et sa forme de démocratie favorise une mobilisation politique opérant sur des bases religieuses. De façon décisive, les dernières décennies ont vu décliner des institutions essentielles, particulièrement les partis centristes et le système judiciaire. Ces questions terre à terre demandent attention : il faut redéfinir le champ d'action du gouvernement, réformer et préserver certaines institutions existantes, et en inventer de nouvelles favorisant entre autres certaines formes de décentralisation, et capables de donner sens et contenu à une citoyenneté indienne commune.
Le désarroi des musulmans indiens. Chronique d'une crise annoncée
Violette Graff*
Désarroi. Un mot faible. Depuis des années, les musulmans de l'Inde voyaient enfler la vague safran qui, le 6 décembre 1992, à Ayodhya, a emporté la mosquée de Babur (Babri Masjid). Depuis des années, ils voulaient croire que les forces du nationalisme hindou seraient mises en échec. La démolition de la mosquée et les lendemains tragiques de ce coup de force ont brutalement dessillé tous les yeux. Dans les moindres bazars, dans les villages les plus reculés, on s'est désespérément interrogé. S'étaient-ils donc nourris d'illusions lorsque, au fil des péripéties qui ont marqué l'évolution de l'Inde contemporaine, ils faisaient confiance à tel ou tel gouvernement qui n'était jamais avare de promesses ? Des Premiers ministres, ils en ont vu passer beaucoup. Des élans de confiance et d'espoir, ils en ont connus, ô combien! Des personnalités, voire des équipes providentielles, ont surgi. Des styles bien divers se sont affirmés. Des slogans mobilisateurs se sont succédé. Des lois. Des commissions. Des appels à l'intégration. Culturelle. Émotionnelle. Nationale. Tout cela pour des résultats décevants. Rien n'a fait vraiment évoluer ce qu'il est convenu d'appeler le problème musulman. Bien au contraire. Narguant l'idéal séculariste si fièrement proclamé pendant les trois premières décennies de la République, le pouvoir s'est laissé aller à donner des gages à des milieux qu'il eût été raisonnable de ne pas cultiver. La dégradation des relations intercommunautaires a pris une accélération dramatique. Rien n'a pu enrayer la montée des antagonismes, l'aggravation des préjugés, la multiplication des rumeurs et des calomnies. On « cajole » les musulmans, on les « apaise », ont clamé les uns. On nous abandonne, on nous trahit, ont insisté les autres : des accusations qui auraient gagné à être nuancées, mais que, au contraire, les hommes politiques ont transformées en brûlots.
Lendemains affreux du 6 décembre. Le choc est terrible, et le malentendu total, puisque c'est sur fond de tragédie que les musulmans amorcent trop tard, difficilement, l'effort de réflexion, d'autocritique et de révision déchirante que les circonstances leur imposent. Un effort nécessaire, mais qui ne va pas sans crispations ni sans débats très vifs au sein de la millat (la communauté musulmane à l'échelle du pays) et entre ses chefs de file. Ce pourrait
* Politologue (CERI/FNSP, CEIAS). 116
LE DÉSARROI DES MUSULMANS INDIENS
être des débats salvateurs. Ils le sont dans la mesure où certaines élites de la société civile musulmane qui ne s'étaient jamais targuées de militantisme se sont maintenant dressées, engagées. Mais seront-elles entendues ? Les pièges dans lesquels, année après année, les chefs de file traditionnels ou les hommes politiques se sont précipités ne se dissiperont pas si aisément.
Le poids du passé
Étrange et difficile situation que celle d'un musulman de l'Inde. Il fait partie d'une imposante communauté qui, sur le plan religieux, est tout à fait minoritaire (moins de 12 % de la population totale du pays), mais qui regroupe tout de même entre 100 et 120 millions d'individus 1. Fier de sa « différence » mais non moins soucieux de ne pas être rejeté, très traditionaliste, mais certainement pas révolutionnaire, le musulman indien est douloureusement tiraillé entre des loyautés qui paraissent souvent contradictoires aux yeux de ses concitoyens. Quoi qu'il fasse, il est celui par qui le scandale est arrivé — la vivisection du pays en 1947 —, et il n'en finira jamais d'expliquer qu'il est un citoyen loyal de l'Inde, quels que puissent être ses liens affectifs avec ses cousins pakistanais. N'appartient-il pas, quoi qu'on en ait, aux mêmes souches ethniques que les communautés aux côtés desquelles il vit, et dont il partage les travaux et les jours ? Il fait partie intégrante de cette société, sa pratique religieuse est fortement imprégnée par le milieu hindou qui l'environne, et c'est précisément la raison pour laquelle il se crispe sur un certain nombre de symboles religieux qui, dans ce monde indien extraordinairement segmenté, hiérarchisé, codifié, lui permettent de se situer et d'exister 2. Avec un statut très inférieur, certes, et au prix d'un retard économique et culturel qui ne cesse de s'accentuer, mais aussi avec la satisfaction, modeste, d'être un citoyen courtisé dont le bulletin de vote est recherché.
C'est que, paradoxalement, l'électeur musulman a un poids considérable. Il suffit de jeter un coup d'oeil sur la carte 1. Nous y avons indiqué la ventilation par districts de la population musulmane (recensement de 1981). La concentration de cette population dans quelques
1. Les chiffres du recensement de 1991 n'étant pas encore publiés, nous indiquons la fourchette généralement admise en Inde. Elle s'appuie sur les chiffres officiels du recensement de 1981 publiés en 1984, et prend en compte le taux de progression de la population musulmane entre les recensements de 1971 et 1981.
2. Sur les caractères originaux de l'islam indien — les oppositions proclamées avec le milieu hindou, comme aussi toutes les similarités inavouées —, cf. les travaux de l'anthropologue Marc GABORIEAU, en particulier le rapport présenté au Collège de France en 1981 sous le titre La Communauté musulmane d'Asie du Sud et la société indienne. Sur les mouvements néo-fondamentalistes, on pourra voir: M.S. AGWANI, Islamic Fundamentalism in India, Twenty-First Century India Society, New Delhi, 1986. — Marc GABORIEAU, « Le néo-fondamentalisme au Pakistan: Maududi et la JII », et Violette GRAFF (ci-après V.G.), « La Jamaat-i-Islami Hind », in Olivier CARRE, Paul DUMONT (éds), Radicalismes islamiques, vol. II, L'Harmattan, Paris, 1986. — Francis ROBINSON, Varieties of South Asian Islam, Centre for Research in Ethnie Relations, Coventry, 1988.
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CARTE I. — DISTRIBUTION DES MUSULMANS EN INDE, PAR DISTRICT, EN 1981
LE DÉSARROI DES MUSULMANS INDIENS
régions clés saute aux yeux. Aussi bien est-il patent encore qu'officieux, laïcité oblige, que dans près de 75 circonscriptions sur les 545 qui sont représentées au Lok Sabha, la Chambre basse du Parlement indien, ce sont les électeurs musulmans qui font la décision. C'est — ou ce fut — le cas dans 10 circonscriptions des États du Jammu et Cachemire, du Kérala, du Bengale occidental et de l'Assam, où les musulmans constituent plus de 50 % de la population, et dans 64 autres circonscriptions où ils sont de 20 % à 50 % : c'est le cas du Bengale (24 circonscriptions), de l'Uttar Pradesh (23), du Kérala (8), de l'Andhra Pradesh (5), du Bihar (4), et du Jammu et Cachemire (4)\ A quoi s'ajoutent les nombreuses régions où l'environnement, les traditions, la culture, la langue soulignent l'importance d'une présence musulmane qui ne se traduit pas seulement en chiffres, mais aussi en termes de « climat ». Développer cet aspect des choses nous conduirait trop loin cependant, car il faudrait revenir sur tout un passé historique qui pèse très fortement sur l'Inde d'aujourd'hui, et qui fait la trame des relations intercommunautaires. Disons brièvement que, dans le sud du pays (Dekkan et régions côtières), mis à part quelques bastions qui témoignent encore de l'extension des Empires du Nord, l'islam a été introduit de la manière la plus pacifique par des navigateurs et des marchands arabes. Il s'est fondu, intégré dans le paysage local sans épisodes douloureux susceptibles de peser sur la mémoire collective. Aussi bien est-il révélateur que la Ligue musulmane — dont le seul nom fait problème dans le Nord — soit un des acteurs importants du jeu politique au Kérala. Il est non moins significatif qu'ici on puisse être tout à la fois économiquement prospère et musulman 4.
La situation est bien différente dans le monde indo-gangétique où s'entassent quelque 50 °/o de la millat. Au Bihar, et bien plus encore en Uttar Pradesh, la population musulmane incarne encore aujourd'hui l'image d'un passé détesté par les nationalistes hindous, qui rappellent plus volontiers les chevauchées meurtrières des hordes dévalant d'Asie centrale (XIe siècle), pillant et détruisant au nom d'Allah les grands sanctuaires hindous, que la sagesse et le syncrétisme religieux de tel ou tel empereur moghol 5. A l'inverse, tout parle aux musulmans d'un passé historique prestigieux, à commencer par la splendeur d'une architecture qui, de palais en mausolées, s'impose comme un élément essentiel de l'Inde du Nord. Ici, ce n'est que trop visible, l'Islam a été conquérant et souverain, et c'est bien ce qui explique l'âpreté des contro3.
contro3. fait qu'il n'y ait pas de statistiques officielles concernant la composition religieuse de chaque circonscription conduit à ne pouvoir donner que des estimations s'appuyant sur les indications des observateurs locaux. Les chiffres donnés ici sont tirés de Myron WEINER, India at the Poils, 1980, American Enterprise Institute, Washington, 1983, p. 120-124.
4. La situation socio-économique des musulmans de la Hindi Belt a déjà été évoquée. Elle est en général déplorable, et le départ des « élites » musulmanes (mécènes et entrepreneurs) vers le Pakistan en 1947 en est largement responsable. Un redressement s'opère, malgré tout. Il y a des réussites dans les milieux de l'artisanat traditionnel, et ce progrès ne serait pas étranger à la montée des tensions intercommunautaires. Cf. Imtiaz AHMAD, « Political Economy of Communalism in Contemporary India », Economie and Political Weekly (EPW), 2 juin 1984.
5. Sur les cauchemars qui hantent l'inconscient hindou, il faut lire Sudhir KAKAR, « Some Unconscious Aspects of Ethnie Violence in India », in Veena DAS (éd.), Mirrors of Violence, Oxford University Press, Delhi, 1990.
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HÉRODOTE
verses qui se focalisent de plus en plus bruyamment sur les lieux sacrés de la dévotion hindoue. Ayodhya mais aussi, pourquoi pas, Bénarès et Mathura. Faut-il dès lors s'étonner que l'Uttar Pradesh soit un des États de l'Union où les combats politiques soient le plus durement affectés par les ressentiments communautaires ? Aligarh, Meerut, Moradabad, Bulandshar, Varanasi (Bénarès), autant de points chauds où l'émeute éclate au moindre prétexte, et où l'impartialité des forces de l'ordre fait sérieusement question 6. La situation n'est pas meilleure au Bihar (encore que l'actuel chef du gouvernement, Laloo Prasad, y ait singulièrement maîtrisé les humeurs) : les émeutes de Biharsharif, Jamshedpur, Bhagalpur ont laissé des souvenirs particulièrement amers.
Ailleurs, les situations locales sont moins sensibles, encore qu'aucune région ne soit à l'abri de poussées de fièvre qui peuvent, à l'occasion, prendre un caractère dramatique. Ce fut le cas en Assam en 1983. Les musulmans (de 20 % à 40 % de la population dans certains districts), montés au début du siècle pour mettre en valeur les régions inondées de la plaine du Brahmapoutre, y vivaient en bonne intelligence avec le reste de la population, Ahoms et tribus. C'est l'influx, dans les années soixante-dix, d'immigrants du Bangladesh qui, tout d'un coup, a alarmé. Les « étrangers » allaient devenir majoritaires ! Les élections de 1983 cristallisèrent les rancoeurs. Plusieurs districts s'enflammèrent. Il y eut des milliers de morts, avec un massacre particulièrement abominable à Nellie 7.
Le problème ne se pose pas en ces termes au Bengale occidental, où les relations intercommunautaires sont très généralement bonnes, et où le gouvernement « marxiste » est vigilant. Mais la frontière avec le Bangladesh est perméable, et il ne fait guère de doute que, depuis quelques années, l'immigration clandestine s'est intensifiée. Le problème pourrait être exploité. Le Bharatiya Janata Party (BJP) s'y essaie et commence à être entendu 8.
Dans l'ouest du pays, ce sont les émeutes prolongées survenues à Ahmedabad en 1969 qui, très tôt, ont attiré l'attention sur la vulnérabilité de certaines cités marchandes du Gujarat 9. Au Maharashtra, c'est Bhiwandi qui, dès 1970, apparaît comme un point chaud. Puis, au début des années quatre-vingt, les foyers de tension se multiplient. Après diverses autres cités, c'est, en 1984, le tour de Bombay. Les bidonvilles flambent. Déjà, comme aujourd'hui, le Shiv Sena s'en flatte. Ce sera encore le cas à Aurangabad en 198810.
6. On ne peut pas, sauf cas spécifique et faute de place, donner ici toutes les références qui conviendraient. On en trouvera l'essentiel dans les ouvrages d'A.A. ENGINEER (ci-après A.A.E.), notamment Communal Riots in PoslIndependence India, Sangam Books, Hyderabad, 1984, et Communalism and Communal Violence in India, Ajanta Publications, New Delhi, 1989. Les réflexions de N.S. SAKSENA (ancien directeur général de la police, CRPF) sont percutantes : cf. Communal Riots in India, Trishul Publications, Delhi, 1990. En français, voir Christophe JAFFRELOT (ci-après C. J.), Les Nationalistes hindous, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, Paris, 1993, et « Les émeutes entre hindous et musulmans », Cultures et conflits, L'Harmattan, n° 5, printemps 1992.
7. Sur les massacres de l'Assam, cf. India Today (ITD), 28 février 1983 et 15 mars 1983.
8. Cf. A.A.E. et S. RAY, « The Lessons of Murshidabad », Economie and Political Weekly (EPW), 10 septembre 1988. Sur la position du BJP, cf. « 60 lakh Bangladeshi infiltrators in West-Bengal », Organiser, 21 juillet 1991.
9. Cf. V.G., « Les émeutes communalistes de 1969 à Ahmedabad dans leur contexte national et international », in Purusartha, EHESS, Paris, 1977.
10. A.A.E. in EPW, 21 juillet 1984, et, d'autre part, ITD, 15 juin 1988.
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LE DESARROI DES MUSULMANS INDIENS
Même les capitales d'ex-États princiers, généralement réputées pour la coexistence harmonieuse de leurs communautés, ont été à leur tour gagnées par la fièvre. Dans les années quatrevingt, le festival de Ganapati a donné lieu à de durs affrontements à Hyderabad (Andhra Pradesh), où les partisans du Majlis i Ittihad ul Muslimeen (MIM) font toujours figure de communalistes impénitents 11. Beaucoup plus récemment, c'est Bhopal (Madhya Pradesh) qui a été touchée, et ce à plusieurs reprises. Quant aux régions côtières et au Sud profond, ils ne sont pas davantage à l'abri de la violence depuis que l'intensification des échanges avec le Golfe et la visibilité grandissante d'institutions coraniques et de mosquées flambant neuves alimentent la montée de griefs de toutes natures 12. Il est regrettable, certes, de voir se développer les réseaux de contrebande (toutes les communautés sont impliquées), ou les mariages de fillettes mineures à des cheikhs âgés. Il est autrement préoccupant de voir l'utilisation qui est faite de phénomènes de conversions à l'islam, qui ne sont cependant pas chose nou-. velle. Les fameuses conversions qui ont eu lieu à Meenakshipuram au Tamilnad, en 1981, quand un millier de Harijans (intouchables) sont passés à l'islam, ont en fait donné le coup d'envoi à la poussée des intolérances et, en milieu hindou, à la psychose d'encerclement que le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS) a su si magistralement utiliser au cours de la dernière décennie.
A son tour, le Karnataka va être touché. La population musulmane s'y mobilise sur des causes incertaines 13. Le BJP y connaît des succès électoraux surprenants. Il n'y a pas jusqu'à Madras où le quartier « mixte » de Triplicane ne connaisse des moments de fièvre lorsque les processions de Ganesh et du Prophète y choisissent des itinéraires communs.
Ajouterons-nous le Cachemire à cette liste des points chauds ? Le problème est d'une tout autre nature que ceux dont nous avons esquissé l'existence à grands traits. Disons simplement que, jadis, l'entente intercommunautaire y était particulièrement heureuse. Il aura fallu les maladresses insignes de Delhi, les ingérences du Pakistan, la montée du radicalisme musulman dans la région, pour altérer l'humeur pacifique traditionnelle de la population. Les élections de 1987 avaient été manipulées. Elles auront été les dernières. C'est aujourd'hui la Kalachnikov qui fait la loi — et l'exode des pandits hindous n'est pas l'un des moindres motifs d'indignation du BJP.
11. Les milices du MIM et leurs hommes de main, les Razakars, s'étaient fâcheusement illustrés tout au long de la période qui a précédé l'« opération de police » indienne de 1948 sur l'État princier du Hyderabad. Le fils du fondateur du MIM a réanimé le Majlis dans les années soixante. Très vite influent dans la vie municipale, Salahuddin Oweisi est aujourd'hui membre du Lok Sabha et beaucoup plus « raisonnable » que ses adversaires ne le laissent entendre. Cf. Omar KHALIDI (éd.), Hyderabad AJ'ter the Fall, Hyderabad Historical Society, Wichita (USA), 1988.
12. Les musulmans ne sont pas les seuls à investir dans des constructions d'aspect tapageur. Il n'est que de voir la multiplication des temples hindous violemment coloriés qui, à Delhi, par exemple, émergent dans tous les quartiers. Sur ce point, Imtiaz AHMAD, The Political Economy of Places of Worship, Institute of Advanced Studies Publications, Shimla (à paraître).
13. De très sérieuses émeutes ont, pour la première fois, éclaté à Bangalore et à Mysore, en décembre 1986, à la suite de la publication, dans le Deccan Herald, d'une short story qui pouvait passer pour incorrecte à l'égard du Prophète.
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Organisations et mouvements musulmans
De nombreuses associations musulmanes, des confréries, des jamaat, ont joué et jouent toujours un rôle important en Inde. La très grande majorité d'entre elles se réclament du mouvement revivaliste wahabi du sheikh Waliullah (1703-1762) qui prônait le retour à un islam fortement idéalisé. On ne confondra pas ce mouvement avec le wahhabisme séoudien, ni non plus avec le radicalisme militant qui imprègne les mouvements « islamistes » contemporains. Par contre, on se souviendra que, contrairement aux mouvements syncrétistes ou mystiques (soufis), qui, en Inde, composent fortement avec l'environnement hindou, les écoles et mouvements religieux nés dans la seconde moitié du XIXe siècle, après l'échec de la révolte de 1857, se caractérisent par une même volonté de refus des compromis. D'où « purification » de la vie sociale, « islamisation » de tous ceux qui se disent musulmans, respect strict des obligations canoniques et de la sharia. On retiendra les noms des deux séminaires réformistes les plus prestigieux, tous deux situés en Uttar Pradesh : celui de Deoband (1867) et celui de la Nadwat-ul-Ulema (1894), à Lucknow. On retiendra également que l'un comme l'autre ont été vigoureusement opposés au principe même d'un mouvement pro-Pakistan, tandis qu'à l'inverse ils ont toujours marqué leur enthousiasme pour les grandes causes islamiques (cf. le mouvement en faveur du Califat aux côtés du mahatma Gandhi). Les Ahl-i-Hadith sont des réformistes rigides et puritains. L'école de Bareilly est souvent identifiée avec la reconnaissance, en islam, du culte des saints.
Nées plus récemment, la Tablighi Jamaat (1920) et la Jamaat-i-Islami (1940) sont aujourd'hui les mouvements musulmans les plus visibles et aussi les plus redoutés. On a beaucoup affabulé sur la seconde, dont le théoricien et fondateur, le Maulana Maududi, a eu, sur le plan politique, des positions très radicales qui ont beaucoup influencé les mouvements islamistes à l'étranger. La JII indienne n'a cependant qu'une influence limitée qui ne va guère au-delà de l'action caritative (remarquable) et de groupes d'études de haut standing intellectuel. La Tablighi est à l'inverse devenue une énorme entreprise missionnaire qui, en Inde, poursuit obstinément son travail de purification sociale et d'islamisation des milieux les plus modestes. Elle se défend de toute action politique, mais son omniprésence et ses techniques de contact en font un bouc émissaire tentant.
Le modernisme ne s'est exprimé en Inde que tardivement. L'Université musulmane d'Aligarh, à ses débuts un collège « anglo-musulman » fondé en 1878 par un pédagogue de premier plan, Sayyid Ahmad Khan, n'est pas encore vraiment lavée du péché de s'être mobilisée en faveur d'une « nation pakistanaise ». L'autre Université moderne est née d'une tentative de « mixité » qui date du « mouvement pour le Califat » en 1920 : c'est la Jamia Islamia de Delhi.
De l'intérêt du vote musulman
On a esquissé ci-dessus la carte des concentrations musulmanes dans l'espace indien, évoqué l'apparition de nouveaux points chauds. Il va sans dire que ces indications sommaires ne peuvent en aucun cas rendre compte de la diversité des situations. Il est banal de rappeler
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LE DÉSARROI DES MUSULMANS INDIENS
que les États de l'Union indienne n'évoluent ni au même rythme ni dans le même sens. Cela se traduit, sur le plan politique, par des comportements très divers, qu'il s'agisse de l'importance de la participation de la population aux activités locales, de l'intérêt marqué à l'égard des forces politiques en présence, de la confiance que l'on accorde aux gouvernements régionaux du moment.
Les électeurs musulmans n'échappent pas à ces variations. Ils sont certainement de ceux qui s'expriment avec le plus de vigueur quand l'occasion leur en est donnée. N'a-t-on pas pu dire que les élections étaient le seul temps fort de la vie nationale au cours duquel on les voyait pleinement participer ? Étrange retour des choses puisque, après avoir entendu dire et répéter qu'ils avaient tout à craindre du suffrage universel (depuis Sayyid Ahmad Khan jusqu'aux protagonistes du mouvement pro-pakistanais) 14, après s'être abrités ensuite dans les années cinquante à l'ombre du parti du Congrès qui paraissait seul capable d'assurer leur sécurité, ils ont découvert que leur vote avait du poids, qu'il était recherché. Non que leurs premières tentatives pour s'exprimer de façon indépendante aient été couronnées de succès. L'expérience d'un Muslim Majlis e Mushawarat qui, en 1967, avait nourri l'ambition de jouer le rôle d'un groupe de pression rassemblant toutes les nuances de la société musulmane pour faire face au danger communaliste, cette expérience fut particulièrement décevante. Les voix musulmanes s'éparpillèrent, leurs candidats mordirent la poussière.
Il n'empêche. Le Congrès, pour la première fois depuis l'indépendance, était en situation difficile. En 1967, il sent le vent du boulet. Il comprend l'avertissement. Déjà l'opposition hindouiste a le vent en poupe. Il faudra la détermination de Mme Gandhi dans les années 1969-1971 pour couper court à la montée en puissance d'une Grande Alliance dont le programme d'« indianisation » avait tout pour alarmer les minorités religieuses. Que pouvaient dès lors faire les musulmans lorsque, en 1971, le Premier ministre provoqua des élections anticipées, si ce n'est épouser l'enthousiasme général et plébisciter Indira?
Surviennent la guerre du Bangladesh, l'éclatement du Pakistan : c'est la fin d'un rêve qui sera assumé avec beaucoup de dignité. Puis l'état d'urgence : les musulmans ne verront pas sans un certain soulagement le gel des jeux politiciens, tout au moins jusqu'à ce que se produisent de sérieux dérapages. De fait, leurs bazars seront les plus touchés par les opérations de stérilisation de l'hiver 1976. A Turkman Gâte (Delhi), à Muzzafarnagar (Uttar Pradesh), ils seront les premiers à se rebeller. Quelques mois plus tard (élections générales de 1977), rejoints en cela par l'électorat harijan, ils joueront un rôle déterminant dans la chute d'Indira Gandhi et l'arrivée au pouvoir du parti Janata 15.
14. Très tôt, le fondateur du Collège anglo-musulman d'Aligarh, Sir Sayyid, avait mis les musulmans en garde contre les dangers d'une démocratie à l'anglaise — un homme, un vote — qui ne pouvait que laminer les minorités. La Ligue musulmane reprendra ces arguments qui sont à l'origine de sa lutte opiniâtre en faveur de la reconnaissance d'électorats séparés. Sur cette longue histoire, cf. Peter HARDY, The Muslims of British India, Cambridge University Press, 1972.
15. V.G., « Communal Relations in Indian Politics. A Case Study : Chandni Chowk (1967-1977) », in M. GABORIEAU, A. THORNER (éds), Asie du Sud, Traditions et changements, CNRS, Paris, 1980.
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HERODOTE
C'est alors le temps des illusions, des espoirs fous. Le Janata, c'est l'ancienne Grande Alliance tempérée par la présence de congressistes dissidents et chevronnés. Mais c'est aussi, derrière le Jana Sangh, l'ombre des activistes hindous du RSS. Pourquoi, cependant, ne pas rêver d'une réconciliation intercommunautaire qui serait moins artificielle que celle que les éléments laïques militants du Congrès avaient tenté d'imposer depuis 1947 16? Espoirs vite déçus. Des émeutes sérieuses se produisent en divers points du monde gangétique. Le Janata s'effondre, et chacun regagne son ghetto. Les sensibilités s'exaspèrent et pas seulement chez les musulmans.
C'est dès lors sans enthousiasme, mais en pesant sérieusement la signification de son vote que, lors des élections anticipées qui ont lieu en janvier 1980, la millat joue un rôle décisif dans le retour d'Indira Gandhi aux affaires. Sans pour autant hésiter à diversifier ses voix, à soutenir tel ou tel parti politique qui, ici ou là, lui paraît mieux à même de « parler » pour chacun des siens. C'est le cas en particulier en Uttar Pradesh où un parti agrarien, le Lok Dal, emporte un nombre de sièges non négligeable ; au Bengale occidental aussi, où le parti « communiste-marxiste » — qui est au pouvoir depuis 1977 — est un défenseur intraitable de la neutralité religieuse.
1980-1984. On a dit ailleurs ce que furent ces années difficiles et l'ampleur du trouble qui devait gagner peu à peu l'ensemble des milieux musulmans 17. Dès 1983, des clignotants s'étaient allumés. On s'interrogeait sérieusement sur ce qu'allait être le comportement de la millat au moment d'élections générales dont tout annonçait qu'elles seraient difficiles pour le parti du Congrès. Survint alors l'assassinat d'Indira Gandhi qui bouleversa de fond en comble le paysage politique.
Un pays en état de choc. Les musulmans autant que les autres. Et pourtant la rumeur s'enfle, la machine de propagande du Congrès se met en route qui, de façon à peine voilée, met en garde l'opinion publique contre tous les extrémismes. Le monde hindou comprend fort bien le message. Il ne s'agit pas seulement des Sikhs que l'on traque. Aux musulmans de démontrer leur loyauté s'ils le peuvent 18 !
Dès le lendemain des élections qui représenteront une victoire personnelle pour Rajiv Gandhi, la presse glosera sur ce qui, à ses yeux, constitue un « plébiscite hindou ». C'est un jugement rapide et biaisé. Certes, l'électeur musulman est, devant les urnes, beaucoup plus perplexe que l'électeur hindou. Comment exprimer tout à la fois sa fidélité et son anxiété?
16. ID., « Religious Identifies and lndian Politics. Elections in Aligarh, 1971-1989 », in A. WINK (éd.), Islam, Society and Politics in South Asia, Manohar, New Delhi, 1991.
17. Nous avions fait état de ce trouble dans notre article à'Hérodote, « L'Islam dans le sous-continent indien », 4e trim. 1984. Il est paru depuis lors de nombreux articles qui soulignent le rôle personnel que Mme Gandhi a joué dans l'infléchissement de la politique du Congrès en direction du monde hindou après son retour aux affaires en 1980. Ces commentaires sont souvent sévères. Voir en particulier A.G. NOORANI, « Indira Gandhi and lndian Muslims », EPW, 3 novembre 1990.
18. Sur la campagne électorale et les élections proprement dites, cf. notre article « Le vote musulman en Inde, Lok Sabha 1984 », in Marc GABORIEAU (éd.), Islam et société en Asie du Sud, Purusartha, EHESS, 1986.
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LE DÉSARROI DES MUSULMANS INDIENS
Mais le nouveau Premier ministre, le fils d'Indira, martèle avec tant de force que l'Inde est en danger, que son unité et son intégrité sont menacées, qu'il est tentant de lui donner un chèque en blanc. C'est ce que feront environ 50 % des électeurs musulmans, dans la mesure cependant où les candidats congressistes leur paraîtront, à titre individuel, dignes de leur confiance. Le reste de la millat répartira ses voix, suivant les États, entre des partis régionaux (la Ligue musulmane au Kérala, la Conférence nationale au Cachemire), des partis à coloration laïque, sinon progressiste (le Lok Dal, en Uttar Pradesh), nombre de suffrages allant aussi aux deux partis communistes, le vieux CPI, bien dépassé mais qui existe encore ici et là, et surtout le CPI-M qui tient toujours solidement le Bengale.
La religion envahit le champ politique
La première année de Rajiv Gandhi aux affaires (1985) va être exceptionnellement heureuse. Embarrassant entre tous, le problème assamais paraît désamorcé, même si c'est au détriment du Congrès qui, en décembre, subit une défaite retentissante aux urnes. Il est balayé par un parti agressivement régionaliste, l'Asom Gana Parishad, et par un Front des minorités (MUF) qui fait pratiquement le plein des voix musulmanes. Autre signal d'alarme, en ce même mois de décembre 1985, du côté des minorités : dans une circonscription lointaine du Bihar, une personnalité redoutable vient d'emporter une élection partielle contre le candidat congressiste. C'est un musulman au parcours laïque impeccable, un ancien diplomate amené à la politique par son ministre de l'époque, A.B. Vajpayee 19 . Syed Shahabuddin est aussi un des meilleurs orateurs du Janata. Il va se montrer plus que dérangeant.
De fait, on est à un tournant du « règne de Rajiv ». Le Premier ministre a fait jusque-là un parcours sans faute. Il va cependant, et brutalement, venir buter sur le front « communaliste ».
Piège des conflits traditionnels, surtout lorsque les symboles religieux leur sont inextricablement mêlés ! La démarche du Premier ministre se fait hésitante, ambiguë. Il faut plaire aux sadhus, traditionnelles figures de l'hindouisme, mais il ne faut pas non plus heurter les ulémas garants de l'islam. Le pouvoir s'engage dès lors dans une course d'obstacles dont il se tire fort mal. Un discours trop moderniste alarme-t-il les leaders religieux musulmans (voir en 1985, le jugement de la Cour suprême dans l'affaire dite Shah Bano concernant l'attribution d'une pension alimentaire à une épouse musulmane renvoyée, et le discours d'Arif Mohammed Khan au Lok Sabha), que l'on s'efforcera à tout prix de calmer le jeu 20. On sacri19.
sacri19. Bihari Vajpayee représentait la tendance dite modérée de l'ancien Jana Sangh, devenue une des composantes du Janata en 1977. En tant que ministre des Affaires étrangères, son attitude ouverte à l'égard du Pakistan séduit les milieux musulmans. Il sera le premier président du BJP, de ses débuts, en 1980, à 1986.
20. L'affaire Shah Bano et l'image qu'ont donnée d'eux-mêmes à cette occasion les milieux traditionalistes musulmans constituent un tournant essentiel de l'histoire des relations intercommunautaires. Sur l'affaire elle-même,
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HERODOTE
fiera Arif, le jeune ministre, et on fera voter au Parlement une loi véritablement moyenâgeuse sur le divorce des femmes musulmanes. Elle a, il est vrai, le mérite de donner satisfaction aux revendications les plus traditionnelles de la millat et de reconnaître officiellement la toutepuissance du droit personnel coranique 21.
Les activistes hindous se font-ils pressants et menacent-ils de marcher sur Ayodhya pour investir la mosquée de Babur, que l'on enjoint au gouvernement régional de Lucknow de prendre les devants et de donner satisfaction aux milices en question 22. Mais avait-on bien mesuré, à Delhi, les conséquences du déferlement de joie qui marquerait, dans le monde hindou, l'ouverture de la mosquée au culte des « idoles », et par là le sentiment d'avoir enfin emporté une revanche spectaculaire sur les iconoclastes musulmans des temps anciens ? Drapeaux safran des sadhus, drapeaux noirs des musulmans, les défilés se succéderont, les esprits s'échaufferont, l'onde de choc n'en finira pas de se propager.
Car on ne montre aucune sagesse ni d'un côté ni de l'autre. Les leaders musulmans — les politiciens comme les ulémas — ont donné tête baissée dans le piège. Leur prestige dans leur propre communauté est mis en question ? Qu'à cela ne tienne ! On verra le Shahi Imam de la grande mosquée de Delhi, et Sayed Shahabuddin, pourtant rompu à des joutes plus raisonnables, tenir des propos aussi malvenus que dangereux. Si dangereux, en particulier au Boat Club de New Delhi, le 30 mars 1987 — l'imam appelle la foule à brûler les bungalows de certains membres du Parlement —, que Shahabuddin tentera en vain de le faire taire. Mais Shahabuddin a lui-même dangereusement dérapé. Deux mois plus tôt il a appelé ses coreligionnaires à boycotter les réceptions officielles du Republic Day : un appel qui sera rapporté au dernier moment et sur lequel le « coupable » s'expliquera à diverses reprises, mais qui fera un tort incommensurable à la cause musulmane. Il justifie toutes les accusations de séparatisme qui fleurissent dans la presse nationaliste. On va pouvoir désormais, et pièces à l'appui, diaboliser l'adversaire.
Aussi bien l'épreuve de force se dessine-t-elle. L'atmosphère du moment se prête à toutes
cf. notre article « Islam et laïcité », in Esprit, II, 1985. Sur ce qu'elle a représenté pour les hindous, cf. C.J., Les Nationalistes..., op. cit., p. 402. Voir également les articles pleins de pertinence de Saeed NAQVI rassemblés dans Reflections of an lndian Muslim, Har-Anand Publications, New Delhi, 1993.
21. Il y a là une controverse qui s'exaspère, mais qui dure en fait depuis 1950. Les nationalistes hindous, comme les tenants d'une laïcité stricte, rappellent que l'article 44 de la Constitution impose aux citoyens indiens l'instauration d'un code civil uniforme. A quoi les musulmans rétorquent que l'article 15 de la même Constitution leur reconnaît l'entière liberté de la pratique religieuse, avec toutes les obligations qui la sous-tendent.
22. Le conflit qui s'est noué autour de la mosquée dite de Babur, construite à Ayodhya au xvi« siècle, à l'endroit même où serait né le dieu-héros Rama, n'est pas une querelle récente. Déjà, au XIXe siècle, les souverains chiites de Lucknow avaient dû défendre leurs sujets hindous contre l'agressivité de certaines revendications sunnites. L'affaire était cependant gelée depuis près d'un siècle lorsque, en 1949, une première alerte sérieuse se produisit. Des statues de Ram et de sa parèdre, Sita, furent introduites clandestinement dans la mosquée. G.B. Pant, le chef du gouvernement régional de l'époque, prit immédiatement les mesures qui semblaient s'imposer. Il ne put cependant faire plier le magistrat local : la mosquée fut verrouillée, mais les idoles restèrent à l'intérieur. L'affaire demeura en veilleuse, mais on savait que la question était posée. On trouvera un remarquable exposé du problème dans A.G- NooRANI, « The Babri Masjid-Ram Janmabhoomi Question », EPW, 4 novembre 1989.
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les exploitations politiques. Le Premier ministre est englué dans l'affaire Bofors, et les attaques personnelles se sont multipliées 23. En ce qui concerne la situation intercommunautaire explosive (voir, en mai 1987, les émeutes de Meerut, marquées par un véritable pogrom dans le faubourg de Maliana) 24, il ne peut guère que s'en remettre à la vigilance de ses spécialistes. Certaines affaires seront réglées en douceur comme l'interdiction des Versets sataniques (il faudra la fatwa de Khomeiny pour que l'affaire Rushdie commence à faire des vagues en Inde) 25. D'autres menaces tomberont d'elles-mêmes, comme la marche sur Ayodhya que le Comité d'action de la Babri Masjid (BMAC) entendait organiser en 1988 et qui eût été suicidaire. L'atmosphère cependant est détestable, et cela est d'autant plus préoccupant que le pays s'approche à grands pas d'une consultation électorale d'importance majeure. Le Lok Sabha doit être renouvelé avant la fin de décembre 1989. Or, le scrutin s'annonce très difficile pour le parti du Congrès. Plus que jamais, chaque voix va compter. Où en sont donc les musulmans ? Ont-ils été sensibles au geste qui vient d'être fait à Lucknow, où l'on se décide enfin à reconnaître l'ourdou comme seconde langue de l'Uttar Pradesh après l'hindi ?
La question mérite d'être posée car, en cette fin de septembre 1989, la situation est particulièrement fluide. Pour autant, et compte tenu de situations régionales et locales dont on a dit la diversité, la millat paraît devoir se regrouper très largement, sinon en bloc, derrière le Premier ministre. Le principal adversaire de Rajiv Gandhi, V.P. Singh, a sans doute drainé des auditoires considérables lors des meetings qu'il a tenus en Uttar Pradesh ou ailleurs. Ni lui, ni la nouvelle formation politique qu'il préside, le Janata Dal, n'ont cependant pleinement convaincu. Ni non plus ses lieutenants, qui n'inspirent aucune confiance à Pélectorat musulman : ni Arun Nehru, le cousin de Rajiv, qui, en tant que ministre de l'Intérieur en 1986, a eu à connaître directement de l'ouverture des grilles de la Babri Masjid ; ni non plus son bras droit, Arif Mohammed Khan, à qui la millat n'a pas pardonné son rôle décapant dans l'affaire Shah Bano. A quoi s'ajoute, aux yeux des musulmans, le fait que le Janata Dal a négocié circonscription par circonscription une entente électorale avec le Bharatiya Janata Party. Or, le BJP a rejeté toute prétention modérée et, au Maharashtra, il s'est directement entendu avec le redoutable Shiv Sena.
Mais tout va évoluer très vite. A peine le projet de loi sur l'ourdou est-il connu en Uttar Pradesh que la ville de Budaun — qui n'a cependant jamais été un point chaud — explose. Ce n'est que le début d'une réaction en chaîne qui va emporter gouvernement après gouvernement. Car, dans le pays, la fièvre monte. La Visva Hindu Parishad a réussi à organiser une véritable croisade pour délivrer le Ramjamnabhoomi, le site présumé de la naissance de
23. Il s'agit d'une affaire de pots-de-vin liée à l'achat de canons suédois, à laquelle auraient été mêlés des membres de l'entourage du Premier ministre.
24. Sur le drame de Meerut, cf. A.A.E. (éd.), Delhi-Meerut Riots, Ajanta, New Delhi, 1988.
25. Il n'est pas sans intérêt de constater la similarité des attitudes entre intelligentsia indienne et française concernant l'interdiction, jugée scandaleuse, d'un ouvrage comme celui de Rushdie. Ce sont cependant des « sécularistes » indiens convaincus, bons connaisseurs de l'âme de leur pays et du danger communaliste, qui ont pris sur eux de conseiller l'interdiction de l'ouvrage au Premier ministre (interviews à Delhi et à Bombay en mars 1989).
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Ram, sur lequel la mosquée d'Ayodhya s'élève. Tout le pays a été associé à la préparation et à la sacralisation des briques (Ram Shila Puja) qui doivent permettre d'élever à Ram un temple digne de lui. Les convois transportant ces briques doivent converger à Ayodhya le 9 novembre. Comment à Delhi, à quinze jours des élections générales, pourrait-on s'opposer à ce mouvement irrépressible 26 ?
On ne s'y opposera que bien timidement. Si timidement que le ministre de l'Intérieur croit encore contrôler la situation que l'émeute gronde déjà le long des convois. Des nouvelles alarmantes parviennent ainsi du Gujarat, du Madhya Pradesh, du Rajasthan, tous États où le parti du Congrès est au pouvoir et où, dans la majeure partie des cas, on n'avait jamais connu d'accès de fièvre sérieux.
Le Bihar aussi est gouverné par le Congrès, et ici on est en terrain extrêmement sensible, Bhagalpur va être particulièrement touchée, et dans des conditions dramatiques. Il y aura officiellement 500 morts. Fureur communaliste certes, mais surtout impéritie et/ou partialité des autorités. Aveuglement aussi du Premier ministre qui ne consent pas à des limogeages nécessaires. Est-il à ce point mal informé ? La millat retient son souffle. Le 3 novembre, Rajiv ouvre la campagne électorale. Il est à Faizabad, à 4 kilomètres d'Ayodhya. Il y promet un Ram Rajiya, un « règne de Ram ». Le 9 novembre, la cérémonie des briques de fondation (Shilaniyas) se déroule selon le rituel mis au point par la VHP 27. Le programme en ourdou de la BBC n'en laisse rien ignorer. Dans tous les foyers musulmans, on est en état de choc. Dès le 11, le Shahi Imam appelle chacun à voter pour le Janata Dal.
D'une élection à l'autre (1989-1991). V.P. Singh au pouvoir
Il est des noms, des dates qui pèsent lourd dans la mémoire des hommes. En ce qui concerne les musulmans de l'Inde, ces noms et ces dates, depuis 1989, se bousculent. On ne peut faire plus ici que de les mentionner, mais la carte 2, où nous avons relevé les émeutes les plus significatives depuis 1977, est suffisamment éloquente. De Bhagalpur à Bombay, en janvier 1993, c'est une histoire dramatique. En termes médiatiques, il faudrait parler d'horreur, de sang, de larmes. Avec cependant d'étonnants moments d'espoir, d'élans de confiance, de signes de maturité civique et, en dépit de tout, un comportement exemplaire lors des élections générales et régionales qui ont, elles aussi, rythmé cette période.
Espoir, confiance, c'est ce qui caractérise la façon dont la millat, dans le nord de l'Inde, après Bhagalpur et les Shilaniyas, et à la veille des élections se jette littéralement dans les bras de V.P. Singh. Un élan qui n'est pas sans rappeler celui de 1977, après les dérapages de l'état d'urgence, à l'époque où l'ancien chef du gouvernement congressiste de l'Uttar Pradesh (1973-1975), H.N. Bahuguna, nouait des liens controversés avec le Shahi Imam. On retrouve
26. Sur le comportement des autorités fédérales, cf. A.G. NOORANI, The Babri Masjid, art. cit.
27. Cf. C.J., Les Nationalistes..., op. cit., p. 467-472.
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CARTE 2. — PRINCIPAUX LIEUX D'ÉMEUTES ENTRE HINDOUS ET MUSULMANS EN INDE
ENTRE 1978 ET 1993
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les mêmes accents, les mêmes promesses, souvent les mêmes acteurs. L'électorat musulman est conquis. V.P. Singh sait trouver les mots justes, exprimer la compassion nécessaire. Ses relations avec le BJP sont ambiguës ? Certes ! Mais il sait aussi envoyer les signaux qui lui gagnent les coeurs. A Aligarh par exemple, où il tient une réunion électorale commune avec ses partenaires du BJP, mais où il refuse ostensiblement de partager leur tribune et leurs drapeaux28...
Les candidats congressistes ne font pas preuve du même talent. Ils n'ont, il est vrai, pas beaucoup d'illusions sur ce qu'ils peuvent attendre de leurs électeurs musulmans dans le monde de langue hindi. Tout laisse entendre que le vote négatif des minorités, couplé avec le vote positif, transféré sur le Janata Dal, des électeurs de l'ancien Lok Dal, va sceller leur sort. Et c'est ce qui se passe. La Hindi Belt inflige au Congrès une défaite humiliante. Il n'est que de voir ce qui se passe en Uttar Pradesh et au Bihar, où les personnalités les plus connues sont balayées. Un seul exemple, celui d'Abdul Ghaffoor, un ancien chef du gouvernement du Bihar. L'électorat musulman préférera soutenir un candidat BJP ! Il est vrai qu'au Bihar on est éclectique. Le Parti communiste indien (CPI) y est populaire. Ne voit-on pas drapeaux rouges, faucilles et marteaux flotter sur les mosquées ? L'Uttar Pradesh est moins à gauche, Le Parti communiste indien marxiste (CPI-M) emportera sans doute le siège de Kanpur, et le CPI celui de Faizabad, à 3 kilomètres d'Ayodhya ! Mais le report des voix, lorsqu'il n'y a pas de candidat Janata Dal, se fera sur le Bahujan Samaj Party (BSP), la formation des Dalits (Harijans) qui a fait un gros effort en direction des milieux musulmans 29.
Barrer à tout prix la route au Congrès. C'était aussi le mot d'ordre à Delhi et au Madhya Pradesh, au Rajasthan et, au-delà, au Gujarat et au Maharashtra. Mais ici le tableau se complique. D'une part, les vieux liens affectifs noués entre musulmans et Congrès se montrent parfois plus forts que les pulsions de colère. Les situations locales, d'autre part, appellent des comportements diversifiés. Il faut prendre des risques. Accepter parfois, comme au Bihar, de voter BJP. C'est ce qui se passe dans la circonscription de Delhi-Sud. Un choix qui n'est pas facile à faire. Il sera pourtant fait.
Reste l'influence de diverses mafias qui ne sont pas sans orienter les électeurs à Ahmedabad et à Bombay. Ou encore la tentation de l'abstention. A Broach, elle coûtera son siège à Ahmad Patel, un des espoirs du Congrès.
Au total, le vote musulman accompagnera la tendance générale, il amplifiera la défaite du Congrès. Il ne la déterminera pas.
Dans le Sud, le scénario n'est pas très différent, mais ici il joue au bénéfice du Congrès.
28. Pour une relation plus détaillée de cette période, cf. notre chapitre « The Muslim Vote » (1989), in SX MITRA, J. CHIRIYANKANDATH (éds), Electoral Politics in India, Segment Books, New Delhi, 1992. On y trouvera également l'esquisse des situations particulières dans une cinquantaine de circonscriptions où le pourcentage de population musulmane est significatif.
29. Sur l'Uttar Pradesh, cf. l'étude très fouillée de Paul R. BRASS, « Caste, Class and Community in the 9th General Elections for the Lok Sabha in Uttar Pradesh », in H. GOULD et S. GANGULY (éds), India Votes, Westview, Boulder, 1993.
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Certes, les communautés musulmanes sont très averties de ce qui se passe à Ayodhya. C'est un sujet de colère. Ce n'est pas un souci central. Elles n'ont, en revanche, aucune raison d'apporter leur soutien à l' establishment régional anticongressiste. Ni Rama Rao, en Andhra Pradesh, ni Hegde, au Karnataka, ne sont vraiment populaires. On votera donc « Congrès », ou encore pour des formations spécifiquement musulmanes qui, elles-mêmes, louchent vers le Congrès (le MIM à Hyderabad) ou font partie d'un Front à direction congressiste (la Ligue musulmane au Kérala). L'élection la moins intéressante ne sera pas celle d'un ministre fédéral musulman, C.K. Jaffar Sharief, détenteur depuis 1980 du siège de Bangalore, au Karnataka. Malgré le soutien du Janata Dal, Sayed Shahabuddin qui s'y est présenté fera un score négligeable.
Passent les mois. La course d'obstacles à laquelle le gouvernement de V.P. Singh doit se livrer se révèle impitoyable. Une gestion désordonnée des problèmes hérités de ses prédécesseurs, comme la crise qui se développe au Cachemire, n'arrange pas les choses. Sans doute l'opinion, et la millat, en particulier, lui demeurent-elles exceptionnellement favorables (comme en témoignent le prestige du chef du gouvernement Janata Dal en Uttar Pradesh, Mulayam Singh Yadav, et le succès du Janata Dal aux élections législatives du Bihar, en février 1990). Il n'en reste pas moins que la violence n'a reculé que très provisoirement. L'activisme séculariste de Mulayam Singh Yadav, sa violence verbale se révèlent contre-productifs. A l'automne 1990, de nouveaux incendies s'allument. L'affaire Mandai* a incité le président du BJP, L.K. Advani, à reprendre l'offensive. Le long du parcours de 10 000 kilomètres qu'effectue son camion habillé en char mythologique, la population entre en transes. C'est, comme l'écrit l'observateur Ashgar Ali Engineer, une véritable traînée de sang qui marque ce parcours 30, et il est bien tard quand les autorités, en l'occurrence le Premier ministre et le chef du gouvernement du Bihar, Laloo Prasad Yadav, se décident à intervenir. Advani est arrêté. Cela n'entame pas, bien au contraire, la détermination de la Vishva Hindu Parishad. Pendant quelques heures, le 30 octobre, les couleurs safran flotteront sur les dômes de la Babri Masjid.
« Martyre » de quelques dizaines de kar Sevaks (volontaires au service de la construction du temple) tombés sous les balles des forces de l'ordre. Leurs cendres que l'on promène au travers du pays. Ce sont maintenant Hyderabad et Aligarh qui sont sous couvre-feu. Les «atrocités» s'y multiplient. Agra et Delhi sont également touchées 31. Entre-temps, V.P. Singh est tombé. Un sombre complot ourdi par celui qui va lui succéder avec la bénédiction du parti du Congrès, Chandra Shekhar, mais surtout la conséquence de la rupture,
* Voir ci-dessus, dans ce volume, Ch. JAFFRELOT, « Mandai contre Mandir ».
30. A.A.E., EPW, 26 janvier 1990.
31. On ne peut citer tout ce qui a paru dans la presse de l'époque mais, outre les reportages publiés dans ITD, on notera ceux de Frontline, notamment un bon dossier sur Aligarh, 22 décembre 1990, et ceux de Sunday. Sur les émeutes de Khurja, cf. le dossier collectif paru dans EPW, 2 mai 1992. Sur Hyderabad, A.A.E., EPW, 9 février 1991.
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cette fois claire et nette, avec le BJP. Cela vaut à V.P. Singh un respect immense au sein des milieux musulmans : « Il s'est sacrifié pour nous. »
Les quelques mois qui suivent constituent à peine une pause. Chandra Shekhar, le nouveau Premier ministre, ne pourra que ramener un calme précaire, suspendu qu'il sera à une nouvelle échéance électorale : des élections anticipées sur fond, cette fois, de banqueroute financière.
Les élections de 1991. La vague safran
On a tout dit sur ces élections de mai-juin 1991, sur leur toile de fond tragique — l'assassinat de Rajiv Gandhi, mais aussi, accompagnant le vote, diverses émeutes intercommunautaires —, sur le retour relativement convaincant du parti du Congrès, et sur le déferlement de la vague safran 32. Celle-ci est impressionnante, même si le nombre de voix que le BJP obtient dans l'ensemble du pays (19,9 %) ne se traduit que par un progrès relatif dans le nombre de sièges obtenus au Lok Sabha (119 au lieu de 88 précédemment). Ce n'est pas le cas en Uttar Pradesh. Ici, le parti safran tient désormais solidement l'État qui pèse politiquement le plus lourd dans l'Union indienne. Il y a emporté 50 sièges sur 85 (Lok Sabha), et il a la majorité absolue à l'Assemblée régionale. Le Janata Dal n'a pas mal résisté, il est vrai, mais son véritable ancrage est maintenant au Bihar. Quant aux dissidents du Janata Dal emmenés par Chandra Shekhar, ils ont été laminés. Ils n'ont réussi qu'un exploit, celui de démontrer l'inutilité des voix qui se seraient imprudemment portées sur eux. C'est le cas, ici et là, de quelques musulmans, catastrophés d'avoir à choisir entre deux « messies » : V.P. Singh toujours aussi populaire, et Mulayam Singh Yadav, rallié à Chandra Shekhar, et toujours aussi actif.
Mais quelle importance ? La réalité est amère dans cet Uttar Pradesh où le vote musulman n'a pesé d'aucun poids significatif sur le scrutin. Et pourtant il était concerté, une ligne tactique raisonnable avait été élaborée : il convenait d'évaluer la situation circonscription par circonscription, et de voter en faveur du candidat le mieux placé pour battre le candidat du BJP. La consigne, dans l'ensemble, a été suivie. Les voix musulmanes ont tout au plus compensé les voix hindoues (ex-congressistes ou pro-Janata) qui se déplaçaient en faveur du candidat du BJP...
32. Sur le vote BJP, cf. les chapitres de James CHIRIYANKANDATH, « Tricolour and Saffran : Congress and the Neo-Hindu Challenge », in S.K. MITRA, J. CHIRIYANKANDATH (éds), op. cit. ; de James MANOR, « BJP in Souih India: 1991 General Election », EPW, 13 juin 1992; et de Paul R. BRASS, « The Rise of the BJP and the Future of Party Politics in Uttar Pradesh », in H. GOULD et S. GANGULY (éds), op. cit..
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Il faudrait, bien entendu, affiner ces remarques. Chaque circonscription a son histoire 33. Indiquons cependant très brièvement que, d'une façon générale, comme en 1989, la millat ne s'est pas sensiblement démarquée de l'humeur générale du pays. Au Bihar, elle s'est à nouveau retrouvée au coude à coude avec l'électorat des Yadav (une caste paysanne montante), et elle a voté Janata Dal. Au Bengale, elle s'est prononcée encore plus massivement qu'à l'habitude en faveur du Front de gauche. En Assam, elle est revenue au Congrès, comme au Madhya Pradesh, au Rajasthan et au Maharashtra, où son vote a été beaucoup moins diversifié qu'en 1989. Au Gujarat également, dans l'espoir que le Congrès ferait barrage au BJP de façon plus convaincante que le Janata Dal. A Delhi, enfin, elle s'est fâcheusement partagée entre le Janata Dal et le Congrès. Il est vraisemblable que cet éparpillement des voix n'aura pas été étranger à la victoire du BJP dans la circonscription de Chandni Chowk, ni dans celle de New Delhi, où la candidate du Janata Dal a fait, un instant, douter du succès de M. Advani.
Le retour du Congrès. La millat et P.V. Narasimha Rao
Si l'on excepte, bien entendu, le BJP, les partis politiques sortent épuisés, « sonnés », de la campagne de 1991. Personne ne l'est cependant plus que les leaders musulmans. Ils ont l'impression d'avoir tout essayé. Le Congrès. L'opposition. Les sauveurs successifs. L'agressivité. L'effacement. Il y a ceux qui ont soufflé le chaud et le froid, comme le Shahi Imam par exemple, qui a fait scandale, au plus fort des émeutes de décembre 1990, en brandissant la menace d'un appel aux Nations unies. Il y a ceux qui interviennent au Parlement, les fâcheux que V.P. Singh a bien malencontreusement fait entrer au Rajya Sabha, la Chambre haute, mais aussi les orateurs de poids qui ont toujours des dossiers solides : Shahabuddin, par exemple qui, revenant au Lok Sabha en 1991, veillera à ne plus déraper et tiendra des propos convaincants sur les responsabilités de l'État laïque.
D'une façon générale, l'atmosphère est à la réserve, à la prudence 34, même pendant la crise du Golfe (février 1991), au cours de laquelle l'establishment musulman s'est bien gardé d'encourager les réactions passionnées de la millat en faveur de Saddam Hussein 35. Quant aux défenseurs les plus passionnés de la Babri Masjid, ils ont eux aussi fait preuve de bonne
33. Je ne peux faire état ici, faute de place, des interviews que j'ai recueillies à Delhi et à Lucknow en octobre 1991, mais je ne peux pas ne pas remercier tous ceux qui m'ont donné beaucoup de leur temps, notamment MM. Surendra Mohan, leader du Janata Dal, et Shahid Siddiqi, directeur de Nai Dunya (hebdomadaire ourdou).
34. La presse le'notera à plusieurs reprises. Cf., par exemple, « Muslims: a Mood of Modération », ITD, 15 décembre 1990.
35. Les hommes politiques (de Rajiv Gandhi à V.P. Singh) n'ont pas montré la même prudence que les ulémas (ceux-ci, il est vrai, ne pouvaient pas se permettre de mécontenter l'Arabie Saoudite), et la mobilisation pro-Saddam 3 été telle qu'un journaliste proche du BJP a pu évoquer les souvenirs ambigus des années vingt. Cf. Swapan DAS GUPTA, « The New Khilafatists, Domestic Threats From the Gulf », Times of India, 30 janvier 1991.
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volonté. Ils se sont assis à la même table que les représentants de la Vishva Hindu Parishad, Un dialogue de sourds, à l'évidence, et qui paraît bien vain lorsque l'on regarde maintenant du côté de Lucknow, la capitale de l'Uttar Pradesh. A peine installé à la tête du gouvernement BJP, Kalyan Singh se rend en grand arroi à Ayodhya. Chacun mesure la charge symbolique du geste.
Dix-huit mois vont maintenant s'écouler entre ce pèlerinage et l'assaut final qui sera donné à la Babri Masjid le 6 décembre 1992. Dix-huit mois au cours desquels la millat va, une fois de plus, vivre dans l'espoir fou qu'un nouveau messie, un de plus, va la protéger.
Le nouveau Premier ministre, M. Narasimha Rao, ne paraît pas de prime abord bâti pour tenir ce rôle, et cependant il inspire rapidement confiance, une confiance que le vote d'une loi sur le statu quo des établissements religieux, Babri Masjid exceptée, vient étayer. On admire ensuite l'habileté avec laquelle il traite et dédramatise VEkta Yatra, la marche du Dr Joshi, le nouveau président du BJP, qui se conclut sans gloire à Srinagar en janvier 1992. Aussi bien l'entourage du Premier ministre n'est-il pas étranger à l'ombre d'espoir qui flotte dans l'air. Un Arjun Singh, un Madhavrao Scindia séduisent. Même les ministres musulmans, rarement pris au sérieux d'habitude par la millat qui les considèrent comme de simples faire-valoir, s'affirment beaucoup plus qu'ils ne se risquaient à le faire sous Indira Gandhi 36.
Last but not least, et ce n'est pas la moindre des surprises, le gouvernement de Kalyan Singh, en Uttar Pradesh, se conduit avec une sobriété que les milieux musulmans n'avaient pas osé espérer. On mesurera peu à peu que sobriété n'exclut pas subtilité et que, à Ayodhya, le gouvernement fédéral se trouve placé, de mois en mois, devant un nouveau fait accompli : des terrains controversés achetés près du site de la mosquée par le gouvernement de Lucknow, des constructions démolies, un soubassement de vastes proportions construit. Il n'empêche. M. Kalyan Singh s'est forgé une image de chef de gouvernement modéré, et le Premier ministre est arrivé à se convaincre, et à convaincre l'opinion, que tout est encore négociable. Il trouve les mots pour pacifier les sadhus. Il sait également rassurer les membres les plus rétifs du Comité d'action musulman. La millat sait que le Kar Seva (travail de construction du temple) doit reprendre le 6 décembre. Elle s'efforce de croire qu'il n'y a pas de danger imminent.
On sait, les télévisions du monde entier en ont retransmis les images, comment, en quelques heures, des bandes hurlantes, et manifestement bien entraînées, parviendront à raser la fameuse mosquée. Des cassettes circuleront. Des reportages. Rien ne peut donner idée cependant de l'accablement qui écrase les milieux musulmans. Leur confiance, leurs illusions avaient quelque chose de pathétique. Rien, maintenant, et surtout aucune explication d'ordre juri36.
juri36. pense, par exemple, à un Jaffar-Sharief, à un Salman Kursheed, à un Ghulam Nabi Azad. Ce sont des personnalités qui, à des titres divers, n'échappent pas à la controverse, mais qui ne craignent pas de s'afficher aux côtés des leurs.
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LE DÉSARROI DES MUSULMANS INDIENS
dique, ne pourra les convaincre que, pendant les six longues heures d'acharnement des Kar Sevak sur la mosquée, l'ordre ne pouvait être assuré. C'est l'accablement, la détresse qui dominent chez les plus âgés, c'est la colère qui s'empare des plus jeunes. L'État les a trahis. C'est aux symboles mêmes de l'État qu'ils vont s'attaquer en descendant dans la rue et en brûlant quelques autobus : comportement naïf mais suicidaire, et qui va enclencher un cycle de violences sans précédent.
Repliement ou révision déchirante ?
Arrêtons ici cette chronique. Non pas que l'actualité ait cessé d'être chargée. Après les émeutes, les grandes manoeuvres politiciennes. Un gouvernement fédéral qui se ressaisit et qui interdit au BJP de manifester à Delhi. Des groupes de volontaires qui se mobilisent et qui, ici et là, à Okhla par exemple, au sud de New Delhi, font échec aux mots d'ordre du BJP.
Mais aussi des attentats, des assassinats. Bombay est secouée le 12 mars par une série d'explosions spectaculaires et meurtrières. Les poseurs de bombes sont des Memons, donc des musulmans (une secte hétérodoxe), liés au célèbre « mafieux » Dawood Ibrahim. Les services secrets du Pakistan sont mis en cause. C'est grave. Grave pour l'Inde. Grave aussi pour les milieux musulmans. La question sous-tend immédiatement les réflexions de la presse. On rappelle qu'il y a toujours eu un pourcentage important de musulmans dans la pègre des ports, que la contrebande est active sur toutes les côtes du Dekkan, y compris au Coromandel. Les commentateurs les plus courageux s'insurgent. Va-t-on vers le moment où chaque membre de la minorité devra apporter la preuve qu'il n'est pas un terroriste 37? De fait, lorsque, quelques jours après l'affaire de Bombay, un dépôt d'explosifs saute à Calcutta, on ne pourra pas ne pas noter que le propriétaire impliqué dans l'affaire est encore un commerçant musulman. Un de plus. Ce qui conduira tout naturellement à poser des questions embarrassantes lorsque les bureaux du RSS sauteront à Madras, le 8 août. Qui est le bras ? Qui l'a armé 38 ?
Rien, absolument rien, cependant, n'indique que la millat en tant que telle (il y a toujours des têtes brûlées) soit à ce jour tentée par des actions terroristes. Ni non plus par un quelconque radicalisme islamique, à l'iranienne ou à l'afghane, à l'image de celui qui a fini par gagner la jeunesse du Cachemire. Ni même par des actions tout simplement provocantes dont
37. Voir en particulier S. ANKLESARIA AIYAR, « Muslims, Bombs and Education », Times of India (TOI), 21 mars 1993; Rajdeep SARDESAI, « Muslims and the Blasts. Must they Wear a Badge of Patriotism? », TOI, 2 février 1993 ; Saeed NAQVI, « Sériai Blasts, the ISI and the Fifth column », Pioneer, 11 avril 1993.
38. Organiser (l'organe de RSS) parlera de Jihad (guerre sainte), et mettra en cause les activistes de l'Islamic Sevak Sangh, un tout jeune groupe militant musulman du Kérala qui a été organisé pour répondre de façon plus énergiQue que la Ligue musulmane aux activités grandissantes du RSS et d'un Front hindou régional, le Hindu Munnani. L'ISS a été interdit, comme le RSS, en décembre 1992.
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HERODOTE
chacun sait, dans le climat actuel, combien elles peuvent être coûteuses 39. Un fait a frappé les observateurs le 26 janvier dernier, jour de la fête nationale, le Republic Day. Ahmed Bukhari, le fils du Shahi Imam, son héritier apparent, qui lui aussi souffle le chaud et le froid, avait appelé au boycott de la journée. Il n'est parvenu à mobiliser qu'une petite poignée d'hommes autour de la Jama Masjid (la grande mosquée de Delhi). Les drapeaux noirs qui, en d'autres temps, se seraient multipliés, sont restés enfermés.
Tout cela ne veut pas dire que la millat ne s'interroge pas ! Moins sans doute dans les villages que dans les villes. Moins dans le Sud que dans le Nord. Mais, partout, on sent bien que l'on est à la croisée des chemins, et on ne sait plus qui écouter, qui croire. Les leaders habituels sont eux-mêmes profondément désemparés. Le petit « clergé » suit sa pente naturelle : il encadre, il exhorte, il assure le quotidien. Les hommes politiques sont déconsidérés: la faillite des comités d'action de la Babri Masjid, c'est la leur. Les plus modérés d'entre eux, ou les plus lucides, le ressentent douloureusement et n'hésitent pas à faire leur autocritique. C'est le cas d'un Javed Habeeb, un ancien leader étudiant très écouté dans les classes moyennes musulmanes. Après des mois de prostration, il s'efforce aujourd'hui de regrouper une jeunesse qui cherche ses marques.
Les grands leaders religieux, les ulémas, sont, eux, très sollicités. C'est à eux que l'on demande de dire le droit, le juste, l'acceptable, et l'inacceptable. Ce sont des sages. Nul plus que le Maulana Syed Abul Hasan Nadwi, dit affectueusement Ali Mian. Ali Mian est recteur de la Nadwat-ul-Ulema de Lucknow, une institution prestigieuse (la seconde, dit-on, après El-Azhar au Caire), qui a un rayonnement considérable dans le monde musulman. Le Maulana voyage beaucoup. Il est très averti de ce qui se passe sur la scène internationale. Tout et tous (y compris les puissances du Golfe) le poussent à la prudence. Et c'est dans son tempérament. Très ferme sur la doctrine, les principes, l'éthique islamique, il n'a jamais consenti, sauf à donner quelques conseils, à être entraîné sur le terrain glissant de la politique. Il est en cela très différent de ce qu'avait été en son temps le Maulana Abul Kalam Azad, un des grands leaders du mouvement de l'indépendance. Azad n'avait jamais reculé devant l'action politique. Mouvement en faveur du Califat. Présidence du Congrès. Ministère de l'Éducation. Rien de tout cela pour Ali Mian, mais, comme pour Azad, une certitude et un souci: il faut à tout prix maintenir le compromis harmonieux qui, en milieu non musulman, permet à l'islam indien de survivre et de rester fidèle à lui-même. Qu'on ne compte dès lors pas sur Ali Mian pour pousser à une intransigeance qui ferait le jeu de l'adversaire, même si l'image que lui-même et ses collègues donnent de la millat paraît plus crispée que jamais.
De fait, il est de bon ton de railler l'autre organisation que préside le recteur de la Nadwat, le Muslim Personal Law Board (MPLB). On s'est en particulier étonné que certains
39. Cela ne veut pas dire pour autant que tout accès de colère soit exclu, ni que des moyens d'autodéfense ne soient envisagés. La question se pose, bien évidemment. Cf. « Angry and Frustrated, Betrayed by their Leaders and the State, Muslims Feel Desperate about their Security », ITD, 15 février 1993 ; et surtout Sudhir CHANDRA, « Of Communal Consciousness and Communal Violence, Impressions from Post-Riot Surat », EPW, 4 septembre 1993.
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ministres du gouvernement fédéral, tentés de démissionner au lendemain de la démolition de la mosquée d'Ayodhya, aient pu faire dépendre leur décision de l'avis que leur donnerait ce Comité. C'est oublier que le gouvernement tout entier a désespérément besoin d'un interlocuteur musulman dont l'autorité morale soit indiscutable. Qui d'autre trouver qui soit plus représentatif que le MPLB ? Le dialogue n'est pas pour autant facile. Le MPLB ne refuse pas de « parler ». Il refuse d'avoir à connaître du projet de trust que le Premier ministre verrait bien s'organiser pour reconstruire « la » mosquée.
Crispation ici, ouverture ailleurs. Même si la plupart des questions qui agitent en profondeur la société musulmane n'apparaissent pas au profane, d'autres signes de changements apparaissent, avec l'entrée en scène de tout un ensemble de personnalités « libérales » qui, jusque-là, ne participaient au débat politique qu'à titre privé. Avocats, médecins, professeurs, hauts fonctionnaires, ils se sont toujours démarqués d'un certain type de militantisme qui les aurait coupés de racines musulmanes qu'ils revendiquent. Ils ne se sont jamais non plus mobilisés aux côtés du monde des politiciens sur les grandes « causes » communautaires qui leur paraissaient dérisoires ou mal engagées 40. Mais aujourd'hui, ils se lèvent et ils parlent. Ils témoignent. Ils plaident aussi auprès de leurs coreligionnaires pour des réformes, pour un nouvel état d'esprit, pour plus de réalisme. Et ils sont relayés, auprès de l'opinion publique, par le monde du cinéma indien : un monde à forte participation musulmane, dont l'engagement personnel, qui n'est pas sans présenter de risque, est tout à fait impressionnant 41.
Qui l'emportera, de la raison ou de la folie, du repliement ou du renouvellement? En d'autres temps, aussi dramatiques que ceux qu'ils vivent aujourd'hui, en l'occurrence après la mutinerie de 1857, les musulmans du British Raj avaient choisi le repliement, le refus de la modernité. Il serait consternant qu'aujourd'hui encore ils fassent ce choix. Certes, les défis sont immenses, l'avenir préoccupant. A court terme, avec diverses élections régionales, notamment en Uttar Pradesh, qui peuvent générer de nouvelles violences. A long terme, si la montée en puissance des nationalistes hindous devait s'accélérer. Les musulmans sauront-ils, dès lors, montrer la lucidité et l'esprit d'ouverture qui s'imposent ? On veut l'espérer. Mais ont-ils le choix?
40. Ce n'est pas un des moindres griefs nourris en Inde à l'égard des musulmans que de constater qu'ils ne se mobilisent que sur des causes jugées irréalistes, ou extérieures au pays. A l'extérieur : le Califat ou l'incendie de la mosquée El Aqsa à Jérusalem. A l'intérieur: Shah Bano ou le statut de l'Université musulmane d'Aligarh. Sur ce dernier sujet, cf. notre article « Aligarh's Long Quest for "Minority" Status : AMU (Amendmenf) Act », 1981, EPW, 11 août 1990.
41. Le « Muslim Intelligentsia Meet » qui se tient à Delhi le 24 janvier 1993, et qui rassemble plusieurs centaines de participants, constitue un véritable Who's Who de l'élite musulmane indienne d'aujourd'hui. Beaucoup de questions seront posées. Les hommes politiques, rares, présents dans la salle, seront priés de se taire... ou de sortir. Sur les échos de cette réunion, et les perspectives qu'elle ouvre, cf. « A New Thinking. Changing Facets of the Muslim Response », Frontline, 26 avril 1993. Voir également une série d'éditoriaux révélateurs dans Pioneer. Parmi beaucoup d'autres, celui de Saeed NAQVI, « The Search for the Libéral Muslim lndian », 21 février 1993, ou de Iqbal MASUD, « Maulanas Should Give up Old-Style Wheeler-Dealing », 12 avril 1993.
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Post-criptum
L'avenir est préoccupant, écrivions-nous en concluant cette chronique, et en évoquant les violences auxquelles diverses élections régionales pouvaient donner lieu.
Divine surprise. Ces consultations électorales se sont tenues dans un calme que l'on n'osait plus espérer. Or il s'agissait pour quatre sur six d'entre elles de renouveler les Assemblées des États dont les gouvernements BJP avaient été « démissionnes » en décembre 1992. Consciente des enjeux en question, la Commission électorale avait mobilisé ses meilleurs agents: la participation électorale a été importante, aucune communauté, fût-elle la plus déshéritée, ne s'est sentie interdite d'urne, et le paysage politique s'en est trouvé, une fois de plus, transformé.
On s'en tiendra ici à ce qui concerne l'électorat musulman. Contrairement à ce qui s'était passé en 1991, son vote semble avoir eu un poids déterminant en Uttar Pradesh, où il a su appliquer avec beaucoup de finesse les consignes de vote tactique qui avaient circulé de bouche à oreille : barrer à tout prix la route aux candidats du BJP. Les partis politiques nonBJP avaient eux-mêmes fait preuve de prudence, bien conscients du fait qu'il fallait éviter les stridences qui, en 1991, avaient conduit tant d'hindous à déserter le camp « séculariste ».
A cet égard, la campagne de l'ancien chef du gouvernement d'Uttar Pradesh, Mulayam Singh Yadav, leader du Samajwadi Party, a été un modèle du genre. Ratissant large pour son propre compte et pour celui d'un allié surprise, le leader intouchable Kanshi Ram (chef du parti Bahujan), Mulayam Singh Yadav a flatté sans provoquer. Refusant obstinément l'appui du Janata Dal et du plus encombrant de ses supporters, le Shahi Imam de Delhi, ne faisant aucune promesse concernant une éventuelle reconstruction de la Babri Masjid, Mulayam Singh Yadav n'en a pas moins fait le plein des voix musulmanes : très exactement ce qui lui était nécessaire pour assurer le triomphe d'une surprenante coalition qui « biharise » l'Uttar Pradesh, et fait piétiner le BJP aux portes du pouvoir (le BJP avait obtenu 31 % des voix en 1991, il en obtient cette fois-ci 34 %).
L'alliance musulmans-Yadav-Dalit (intouchables, dits aussi harijans) est-elle viable? Sur le terrain, rien n'est moins sûr. D'une part, parce que les hautes castes ne se laisseront pas si facilement écarter du pouvoir. D'autre part, parce que la Vishva Hindu Parishad n'a rien perdu de son mordant, et qu'elle paraît peu disposée à suivre d'éventuelles consignes de modération à l'égard des musulmans.
Le Congrès, quant à lui, ne se faisait guère d'illusions sur sa popularité. La millat, au moins en Uttar Pradesh, ne lui pardonnait ni Ayodhya, ni ce qu'elle percevait comme une sorte de « safran mou ». La vigoureuse campagne d'un Salman Kursheed, un des rares rescapés de 1991 en Uttar Pradesh, et jeune ministre fédéral en vue, ne pouvait à elle seule suffire à retourner la situation.
Épuisé, anéanti en Uttar Pradesh, le Congrès n'était pas sans nourrir l'espoir que le vote tactique musulman ne lui serait pas toujours hostile. Las ! A Delhi la millat n'a pas montré
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LE DÉSARROI DES MUSULMANS INDIENS
la même perspicacité qu'en Uttar Pradesh, et ses voix se sont divisées. C'est le Janata Dal, par ailleurs agonisant, qui en a recueilli l'essentiel, mais le BJP qui en a bénéficié.
Restaient le Rajasthan et le Madhya Pradesh. Il est peu de circonscriptions, sauf dans les régions désertiques, où les musulmans aient un poids significatif. Ils ont voté en faveur du Congrès. Ici par sagesse résignée, là par conviction (lorsque le vote était très polarisé), voire avec enthousiasme : ainsi la campagne d'Arjun Singh et surtout celle de Madhavrao Scindia au Madhya Pradesh, ce qui n'est pas le moindre des enseignements de ces élections. N'ont-elles pas démontré que la millat demeure parfaitement intégrée à la vie nationale ? Et aussi qu'elle est tout à fait capable de comprendre le langage du bon sens lorsque des hommes de conviction (personnalités politiques, intellectuels, mullahs éclairés) se donnent la peine de le lui tenir? Nul doute que cela ne soit nécessaire dans les mois et les années à venir. Le BJP n'a pas dit son dernier mot.
Après Ayodhya
Le renouveau militant hindou
et les musulmans indiens.
Muzaffar Alam*
« Pourquoi l'Inde n'est-elle pas un État hindou, alors que la majorité de ceux qui y vivent sont hindous ? » « Être hindou, être défini comme hindou constitue dans ce pays un handicap politique, et même constitutionnel. Appartenir à une minorité constitue un avantage politique 1. » Si l'on s'arrête à ce que rapporte la presse sur Ayodhya et sur la confrontation entre hindous et musulmans en Inde, on peut penser que de telles opinions expriment un profond sentiment de frustration, d'innocence blessée, que porteraient en eux la plupart des hindous aujourd'hui, et croire ainsi que l'Inde dérive désormais avec agressivité vers le statut d'État hindou, dans lequel les minorités devront soit quitter le pays, soit s'incliner humblement devant les fascistes hindous. En fait, ce serait là un point de vue exagéré, fort éloigné de la vérité. La plupart des hindous de toutes catégories souhaitent que l'Inde demeure à l'avenir laïque et démocratique. Les événements d'Ayodhya marquèrent certes un recul, mais beaucoup pensent que ce n'est là qu'une phase transitoire, et que le peuple indien rejettera le moment venu les politiques sectaires. Il faut pourtant comprendre pourquoi les forces hindoues communalistes triomphent aujourd'hui ; pourquoi, encore et toujours, une part vociférante des hindous demande que l'Inde soit un État hindou et que les musulmans quittent le pays pour aller au Pakistan.
Considérons la réalité : parce qu'un certain type d'idéologie et de stratégie politique hindoues joue du fait minoritaire, et table sur la majorité religieuse, tout en organisant des troubles violents, de venimeux sentiments antiminoritaires sont désormais énoncés et propagés plus librement qu'autrefois. Cette idéologie véhicule un étroit obscurantisme, et même une conception fasciste de la religion et de la culture hindoues, souvent définies comme hindutva. Entre autres tristes événements, la destruction de la mosquée de Babur à Ayodhya le 6 décembre 1992, et les terribles pogroms conduits par la Shiv Sena à Bombay en janvier 1993 trouvent leur légitimité dans cette idéologie et dans cette politique.
* Historien, université Jawaharlal Nehru, New Delhi. 1. Sunday, Calcutta, 14-20 mars 1993.
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La politique communaliste hindoue et les libéraux
L'idéologie communaliste hindoue a une longue histoire qui, pour une part, se rattache aux mouvements de réforme de l'hindouisme du XIXe siècle 2. Mais c'est récemment que cette idéologie s'est propagée de façon ouverte et organisée. Sur des estrades politiques comme dans nombre de réunions plus culturelles ou sociales, des symboles de la religion hindoue ont commencé à être agressivement définis comme étant ceux du pays et de la nation. Un des meilleurs exemples en fut, en 1983, les processions organisées par la Vishva Hindu Parishad (VHP), qui furent peut-être la première manifestation d'envergure marquée par les discours venimeux de chefs religieux, suivis par toutes sortes de leaders politiques du centre et de droite. Cette Ekatmata Yatra fut organisée autour de trois itinéraires principaux traversant tout le pays (un de Kathmandou à Rameswaram, un autre de Gangasagar, au Bengale, à Somanath au Gujarat, un troisième de Hardwar, lieu de pèlerinage au pied de l'Himalaya, à Kanyakumari, le point le plus méridional de l'Inde) ; 89 autres processions plus modestes s'y ajoutèrent, mettant en avant, au fil de quelque 80 000 kilomètres, le concept de solidarité hindoue. Les processions accompagnaient des récipients remplis d'eau du Gange, mélangée à celle des rivières traversées, et d'énormes portraits de la mère Inde (Bharatmata), montée sur un lion.
Ces processions se donnaient pour but de faire face aux menaces pesant sur l'unité du pays, qui ne pouvait être maintenue et renforcée qu'en unifiant les hindous. Les orateurs retenaient un thème central : l'hindouisme est en danger. Et quand ils fulminaient contre les hommes politiques qui « choyaient » les musulmans, parce que ceux-ci votaient pour eux, chacun voyait clairement d'où, selon ce raisonnement, venait la menace. Les musulmans ne furent ainsi pas simplement empêchés de prendre part à une campagne nationale dont le but affiché était de sauver le pays : ils furent présentés comme étant l'ennemi majeur, voire l'ennemi par excellence. Les orateurs dénoncèrent aussi les missionnaires chrétiens, dans les zones chrétiennes du nord-est du pays. En plusieurs lieux, les discours politico-religieux enflammés provoquèrent des affrontements entre hindous et musulmans.
Comme d'habitude, le parti du Congrès au pouvoir adopta une attitude ambiguë. Son principal souci demeurait les élections à venir, et ce que feraient son électorat musulman et son électorat hindou. A la base, il faut le noter, on ne relevait guère de différence marquée entre les militants congressistes et ceux du communalisme hindou. On peut comprendre l'ambiguïté du Congrès. Plus grave est la diffusion récente, hors des cercles communalistes, de pratiques encourageant la confusion entre l'indianité et les symboles ou les rituels hindous. Beaucoup d'hindous de bonne foi acceptent ainsi des rituels hindous lors de manifestations nationales ou non religieuses. Le culte de divinités hindoues devient presque partie prenante de certains récitals de danse classique, et de très modernes féministes invoquent le nom et le symbole de
2. Voir K.N. PANIKKAR (éd.), Communalism in India: History, Politics and Culture, Manohar, New Delhi, 1991.
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HÉRODOTE
la déesse Kali pour souligner les droits et le pouvoir des femmes 3. Les arts de l'Inde paraissent ainsi souvent hindous au sens étroitement religieux du terme.
La réaction des leaders musulmans, et la politique gouvernementale de conciliation
De telles représentations de la culture indienne, au lieu de la laïciser, tendent à l'« hindouiser ». Nombre de musulmans y voient là un hindouisme feutré. Cela va de pair, dans bien des régions de l'Inde du Nord, avec l'élimination dans les programmes scolaires de savoirs considérés par les musulmans comme une part de leur culture — l'enseignement de l'ourdou par exemple. L'accusation portée envers l'hindouisme feutré, manifeste dans des structures politiques ou sociales ne se présentant pas comme hindoues, en prit d'autant plus de poids, et poussa ainsi davantage les musulmans du Nord dans les mains de leurs nouveaux courtiers communalistes, petits politiciens et mollahs. Les partis libéraux comptèrent alors sur ces intermédiaires, pour apaiser leurs craintes électorales. Le but étant de gagner des voix, les véritables enjeux furent souvent évacués. Trop généralement enchaînés à un conservatisme médiéval, les musulmans furent ainsi encouragés à lutter pour préserver leur retard, plutôt qu'aidés à s'en libérer.
Ce jeu politique donnait corps, par ailleurs, aux allégations des organisations communalistes hindoues dénonçant les faveurs accordées aux musulmans. Et cependant, la logique, l'histoire, les chiffres et les faits ne justifient pas l'image que les forces communalistes hindoues donnent des musulmans en général. L'islam, par exemple, autorise quatre femmes, mais le taux de polygamie en Inde, par communauté, selon le recensement de 1961, était minimal chez les musulmans, dépassés sur ce point — en ordre croissant — par les hindous, les jains, les bouddhistes et les tribaux. De même, on sait aujourd'hui que la faible pratique du planning familial chez les musulmans pauvres n'a rien à voir avec leur religion, mais résulte principalement de leur ignorance : la taille moyenne des familles musulmanes instruites et de bon statut social est la même que celle des familles hindoues de même niveau.
Cherchant à apaiser les musulmans, les divers gouvernements n'ont fait en réalité qu'amadouer les leaders musulmans sectaires, étroits d'esprit et jouant un jeu personnel, ce qui a nui à toute la communauté 4. Les musulmans moyens sont demeurés ancrés à leurs conceptions médiévales. Ils sont rarement candidats à la haute fonction publique. Et bien des jeunes musulmans brillants, faute d'éducation et de circonstances favorables, ont laissé leurs talents s'exercer dans l'arène dangereuse de la pègre.
Les allégations communalistes hindoues, aujourd'hui devenues clichés, avaient un but : laver le cerveau de l'hindou moyen, pour le porter à s'opposer à son voisin musulman, à son col3.
col3. culte du dieu Jagannath est ainsi considéré comme partie intégrante des récitals de danse classique Odissi. Une collection réputée d'ouvrages féministes, à Delhi, a pour nom « Kali for Women ».
4. Pour plus de détails, voir Sunday, 21-27 février 1993.
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APRÈS AYODHYA. LE RENOUVEAU MILITANT HINDOU ET LES MUSULMANS INDIENS
lègue musulman. Les musulmans, qui ont donné leur appui à la lutte pour l'indépendance — un combat unissant hindous et musulmans — et qui ont choisi de rester en Inde et de vivre avec leurs frères hindous, ont ainsi commencé à être diabolisés. Pour en faire des monstres haïs, on a montré qu'ils descendaient tous des souverains médiévaux, dépeints sans autres qualificatifs comme étant les destructeurs des accomplissements de la « civilisation hindoue ». Les générations actuelles de musulmans ont été tenues pour responsables de ce qu'on présente comme étant la barbarie médiévale.
La construction de l'extrémisme hindou aujourd'hui
On a souvent vu dans le sectarisme musulman de bas étage la seule cause du communalisme hindou agressif d'aujourd'hui, et l'on explique le succès sans précédent des forces fascistes hindoues en termes de « contrecoup hindou ». Tel n'est pas le cas. Bien d'autres évolutions, en Inde comme hors de l'Inde, ont contribué à renforcer l'effet politique du communalisme hindou. Les musulmans indiens en tant que tels ne sont responsables d'aucune de ces évolutions. Au Pendjab, les tenants du séparatisme s'en sont pris aux hindous comme aux sikhs. Le gouvernement congressiste a d'abord tenté de jouer de l'extrémisme sikh. Mal lui en prit. Il décida alors, sans imagination, d'attaquer militairement le plus saint des sanctuaires sikhs, à Amritsar. Pour beaucoup, l'État indien apparut alors comme un instrument opposé à la religion sikh. Les hindous devinrent alors les principales victimes d'un terrorisme qui voyait malheureusement — et faussement — en eux les principaux bénéficiaires de ce gouvernement. Au Cachemire, politiciens à courte vue et mujahids ont créé une situation qui a conduit les paisibles pandits hindous à fuir en nombre tandis que, depuis la chute de Najibullah en Afghanistan, hindous et sikhs de ce pays ont cherché refuge en Inde. La condition des États montagnards du Nord-Est indien n'est toujours pas stabilisée. Toujours à l'est, une vague de migration de pauvreté pousse en masse hindous et musulmans du Bangladesh vers le Bengale et le Bihar, voire au-delà. Ajoutons quelque 200 000 Tamouls sri-lankais vivant en Inde dans des camps de réfugiés. D'une autre nature, l'agitation en faveur de la réservation de postes de fonctionnaires pour les basses castes, recommandée par la commission Mandai, menace l'hégémonie des hindous de hautes castes sur le pouvoir politique, économique et administratif 5.
Tandis que ces événements ajoutaient au sentiment d'insécurité qu'éprouvaient beaucoup d'hindous, les résultats économiques d'une Inde gouvernée au nom de principes laïques et
5- La commission présidée par B.P. Mandai fut mise en place par le gouvernement Janata en 1977. Elle remit son rapport en 1981, en préconisant de réserver une part accrue d'emplois dépendant du gouvernement central au profit des castes dites « retardées », musulmans de basse caste inclus. Ces recommandations n'eurent pas de suite immédiate. En 1990, le Premier ministre V.P. Singh, du Janata Party, entendit mettre en oeuvre cette politique. Il en résulta de violentes agitations de jeunes hindous de bonnes castes.
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HERODOTE
socialistes ne donnaient guère du pays une image flatteuse. Le slogan d'Indira Gandhi, « A bas la pauvreté ! », ne fut qu'une des dernières promesses jamais satisfaites censées préserver l'espérance. Au fil de la dernière décennie, un leadership corrompu, immature, décadent et sans souffle a transformé la fierté nationale en dégoût de soi. L'extrémisme, dès lors, apparaît comme la panacée à l'hindou moyen, qui ne manifeste ainsi, simplement, qu'un sens aigu de la dépossession de soi.
Sans doute est-il vain de se demander ce qu'aurait été le cheminement de l'Inde si le monde avait connu un autre pays d'envergure, puissant et majoritairement hindou. C'est en revanche un fait malheureux que bien des pays musulmans, pour diverses raisons propres à chacun d'eux, tombent dans le giron d'un mouvement mondial de fondamentalisme islamique. L'Inde entretient généralement de bonnes relations avec ces nations musulmanes, mais à cause du Pakistan elle s'est souvent trouvée dans une position inconfortable au sein du monde arabe ou musulman. L'« islamisation » des voisins de l'Inde complique encore les choses. Au Pakistan, les théologiens sunnites orthodoxes l'emportent, et au nom du principe nizam-i Mustafa (le système du prophète Mohammed), isolent ou privent de leurs droits une part des nonsunnites, tels les Ahmadis. Au Bangladesh, dont l'Inde espéra un temps faire son protégé, le mouvement fondamentaliste Jamaat-i Islami et les ulémas orthodoxes ont consolidé leur emprise sur le système politique par leur réseau d'écoles coraniques.
Pris dans ses propres problèmes d'identité et de sécurité, le musulman indien moyen paraît indifférent aux problèmes de l'hindou moyen, et peu soucieux de partager ses craintes et ses frustrations. Les musulmans sont ainsi devenus un bouc émissaire pratique, d'autant qu'ils furent toujours rendus responsables des désastres subis par les hindous dans le passé.
De l'utilisation politique du passé et de l'histoire
C'est dans l'histoire ou, plutôt, dans l'effort continu de fabriquer le passé que s'enracine l'extrémisme hindou. Depuis quelques décennies, une part de l'élite hindoue s'attache à présenter le passé hindou en termes idylliques. Elle nous dit que les hindous constituent la plus ancienne et la plus civilisée des « nations » du monde : ouverte, tolérante, invincible, sans rivale dans le champ de la philosophie et de la spiritualité. Un esprit d'unité nationaliste aurait guidé l'histoire des hindous depuis les temps les plus reculés. Les anciens rois hindous auraient eu pour but d'unifier les hindous, ces hindous mêmes qui ont forgé les idéaux et les valeurs de la culture indienne, et qui ont gouverné l'Inde sans rivaux jusqu'à l'arrivée des musulmans. Ceux-ci imposèrent un ordre étranger, que refusèrent les hindous qui, pour restaurer leur gloire passée, ont depuis mené un combat ininterrompu pour se libérer de cette tutelle étrangère. Cette lutte hindoue se poursuivit tout au long des temps coloniaux 6.
6. Gyanendra PANDEY, « Hindus and Others : the Militant Hindu Construction », Economie and Polilicul Weekly, Bombay, 28 décembre 1991.
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La prétention hindoue à être une nation « naturelle » ne peut être acceptée. Mais en sus, une telle analyse néglige aveuglément la contribution des musulmans à l'élaboration de la culture indienne, et la part qu'ils ont prise dans la lutte contre le régime colonial. A l'inverse, on a présenté tout ce qu'ont pu accomplir dans le passé les hindous au sens large du terme, dans le domaine politique et social, comme une contribution à la tâche de restauration de la splendeur de la « nation hindoue ». Les musulmans ayant perdu le pouvoir auraient dès lors collaboré avec le pouvoir colonial, puis, quand la libération devint inévitable, auraient conçu et mis en oeuvre la politique de sécession qui mutila en définitive la mère patrie 7.
Pendant des années après 1947, la majorité de la population du sous-continent commença à croire que seuls les musulmans étaient responsables de la partition de l'Inde. Pareille représentation convenait tout à fait aux sectaires et aux communalistes hindous et musulmans en Inde et au Pakistan. La politique belliciste anti-indienne du Pakistan y trouvait sa légitimité, tandis que de nombreux libéraux indiens pouvaient ainsi justifier leur indifférence, si ce n'est leur soutien, aux forces de l'extrémisme hindou. Très peu, même chez les intellectuels, prirent publiquement position contre l'opinion populaire. Non seulement le musulman n'avait pas à jouer de rôle sain et positif dans la construction de l'Inde moderne : il était un vecteur de trahison, d'« anti-indianité », lié par une loyauté extra-territoriale. Le temps faisant son oeuvre en silence, cette représentation fut intériorisée par un grand nombre de gens ordinaires mal informés 8.
Comme si tout cela ne suffisait pas à susciter la haine contre le monstre musulman, une campagne résolue fut réactivée récemment pour rappeler avec insistance les bains de sang, les tueries et les destructions qui marquèrent dans le passé les conflits entre souverains musulmans et souverains hindous. Pis, on tenta de créer une atmosphère propice à se venger sur les musulmans d'aujourd'hui des forfaits réels ou imaginaires des souverains musulmans médiévaux. On prétendit que tous les hindous étaient les habitants naturels de l'Inde, les musulmans étant dépeints comme des immigrants, descendants des envahisseurs médiévaux. L'argument pouvait se développer ainsi, slogan aidant : puisque Babur avait détruit le temple d'Ayodhya, ses descendants (santan), c'est-à-dire les musulmans, devaient être chassés soit vers le cimetière (gabrastan) soit vers le Pakistan.
L'histoire a joué un rôle crucial dans la controverse sur la mosquée d'Ayodhya aujourd'hui démolie. Les organisations communalistes et religieuses hindoues ont affirmé que la mosquée était située sur le lieu de naissance du dieu Rama, à l'emplacement d'un temple qui aurait existé là depuis les débuts de la période médiévale pour le moins. La mosquée aurait été construite en 1528 par un des nobles de Babur, le premier empereur mogol, après avoir démoli le temple, dont une part des matériaux aurait été réutilisée. Les historiens ont montré que ces affirmations sont fondées sur des faits douteux : il n'existe aucune preuve du lieu de nais7.
nais7.
8- Mushirul HASAN (éd.), India's Partition, Oxford University Press, Delhi, 1993 ; Saeed NAQVI, Reflections of an Indian Muslim, Delhi, 1993, introduction.
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sance exact de Rama, et rien ne prouve non plus que la mosquée fut érigée sur les ruines d'un temple à Rama 9. La rigueur historique n'intéressait en rien les organisations communalistes hindoues. La distorsion de l'histoire ou la reconstruction du passé ne servent qu'à atteindre un but précis, dans le cadre d'un conflit de pouvoir : leur seule préoccupation est politique.
Je ne veux pas pour autant prétendre que le passé indien n'ait pas connu de violences religieuses. Si aucune preuve historique ou archéologique ne vient étayer la théorie des communalistes hindous sur Ayodhya, il est vrai que nombre de mosquées médiévales ont été érigées sur les ruines de temples. Mais, c'est là l'important, nous conduit-on vers une politique d'effacement du passé en répétant la barbarie du passé ? Ce qu'on a appelé l'iconoclasme des souverains musulmans médiévaux doit être interprété dans le cadre du système politique indien du temps. Dans les premiers siècles médiévaux (700-1200), le culte des images divines dans les temples était le culte public essentiel. Ces images étaient étroitement associées à l'ordre politique, et constituaient un élément important du système d'autorité médiéval hindou. Piller les images, voire les détruire, était une marque de victoire, y compris pour des conquérants hindous. L'histoire du Cachemire, celle des dynasties Rashtrakutas et Paramaras de l'Inde du Nord, comme celle des Cholas et des Chalukyas du Sud offrent des exemples de telles destructions 10.
Du reste, le point marquant du passé médiéval indien n'est pas la confrontation. Au fil du long effort pour se comprendre et cohabiter, hindous et musulmans ont appris à tolérer les croyances et les pratiques de l'autre. Bien que menant leur vie privée dans des sphères distinctes, ils partageaient bien des activités publiques. Les souverains médiévaux, en lutte les uns contre les autres, furent aussi un instrument décisif de coexistence. Et l'un des caractères les plus significatifs de l'Inde médiévale fut la culture religieuse indo-islamique qui se développa autour des sanctuaires et des hospices soufis. Les soufis rejetaient le ritualisme, parlaient le langage du peuple, et stimulèrent l'assimilation linguistique et culturelle. La doctrine soufie contribua, avec la philosophie hindoue, à l'émergence de l'idéologie médiévale de la bhakti 11.
Il est problématique de vouloir juger de la politique et de la société médiévales indiennes en usant de catégories modernes. Des entités et des identités si vivement agressives aujourd'hui n'existaient pas alors. Chez les hindous, il y avait des castes — brahmanes, rajputs, banyas, kayasthas — et des types sociaux — yogis, bairagis, sadhus... De même, les musulmans se définissaient comme turcs, iraniens, afghans, shaikhs, saiyids, dakhinis, habshis, julahas... Souvent on ignorait les grandes catégories absolues : hindous, musulmans. Comptaient la caste, la localité, les différenciations ethniques, linguistiques, régionales. Le roi hindou Prithvi Raj Chauhan résista à la poussée turque au début du xin* siècle, mais son fils, lui, coopéra
9. Sarvapalli GOPAL (éd.), Anatomy ofa Confrontation : Babri Masjid-Ram Janmabhumi Issue, Penguin Books, New Delhi, 1991.
10. Richard DAVIS, « Indian Objects as Loot », Journal of Asian Studies, février 1993.
11. M. ALAM, « Compétition and Co-existence : Indo-lslamic Interaction in Médiéval North India », Itinérant), 1, 1989.
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avec la puissance montante du sultanat de Delhi. Plus tard, l'Afghan Daulat Khan et le Rajput Rana Sanga poussèrent chacun de leur côté l'empereur Babur à envahir les terres contrôlées par l'Afghan Ibrahim Lodi dans l'espoir d'en tirer l'un et l'autre un profit politique. L'État médiéval indien n'était islamique que dans un sens très limité. Il soutint rarement le prosélytisme religieux. Jamais il ne fut théocratique. Et jamais n'exista, aux temps médiévaux, une entité politique qui s'appelât Inde 12.
Cette vision de l'histoire, cependant, ne trouve guère crédit auprès des hommes politiques. Elle ne génère pas de slogan chargé d'émotion. Un peu trop subtile, fondée sur des argumentations, elle se prête mal à la mobilisation de masse des illettrés. Il fallut donc forger une vue biaisée de l'histoire pour susciter et faire croître la haine entre communautés, pour mettre en lumière la désunion, et pour faire des musulmans un bouc émissaire.
Espoirs, perspectives, embûches
En dépit de tout cela, il faut le redire, bien des Indiens — des intellectuels de haut vol aux ouvriers de base ou pauvres paysans — voient parfaitement que les stratégies de division n'ont pour but que la conquête du pouvoir politique. Ils savent que l'hindouisme a beaucoup à craindre de cet assaut de l'extrémisme hindou qui, dans sa quête du pouvoir à tout prix, bouscule même la réelle recherche hindoue de la vertu. Hindous et musulmans ont vécu depuis des siècles en Inde, le plus souvent dans la paix et l'harmonie. Il y eut certes de sérieux conflits opposants les communautés religieuses, mais celles-ci surent le plus souvent faire la part de leurs différences. C'est cette capacité d'adaptation qui a forgé la trame de la civilisation indienne. Régulièrement, le rejet du communalisme s'est manifesté : on vient de le voir encore aux élections récemment organisées en Inde du Nord, marquées par la défaite du Bharatiya Janata Party en Uttar Pradesh et au Madhya Pradesh. L'exploitation politique de la religion, qui use des étiquettes hindoue ou musulmane, est désastreuse pour le pays tout entier, au même titre que le terrorisme.
Le choix est clair. Les hindous et les musulmans, les communalistes et les tenants de la laïcité doivent dire ce qu'ils voudraient que la nation devienne. Veut-on « rester gelé dans le manteau du temps, emprisonné dans les siècles médiévaux » ? Les musulmans doivent sortir de leur coquille. Ils doivent lutter pour progresser, pour la modernité, et non pour préserver frileusement leur propre identité. Les organisations musulmanes ne peuvent seules combattre la menace communaliste hindoue. Le combat n'oppose pas hindous et musulmans. C'est une bataille politique qu'il faut mener sur la base d'une idéologie laïque, main dans la main avec tous les Indiens laïques. La démolition de la mosquée d'Ayodhya a du moins permis le réveil de l'intelligentsia musulmane, et un large rejet des leaders obscurantistes. Mais on ne saurait oublier que les musulmans soi-disant libérés, qui se soucient peu de dialoguer
12. Tripta WAHI, « Identity in a Flux of Médiéval India », Times of India, avril 1993.
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HÉRODOTE
avec les musulmans ordinaires et de comprendre leurs appréhensions, sont aussi dangereux que les vieux leaders communalistes prônant le repli sur soi. Cette élite aime avant tout « souligner encore et toujours combien leur communauté est à la traîne, afin de mieux témoigner de leur propre laïcité ». Dans une certaine mesure, ces maulanas modernes, par la distance qu'ils instaurent entre eux et les musulmans ordinaires, contribuent à enchaîner les musulmans à leur passé médiéval.
Sur un autre plan, les partis politiques libéraux laïques doivent cesser de courtiser telle ou telle communauté pour en obtenir les votes. Le Congrès, par exemple, a bien souvent conduit une politique enfermant les minorités dans leur « ghetto ». Dans le jugement sur l'affaire Shah Bano 13, il a voulu plaire aux représentants des musulmans, et, pour plaire aux hindous, il a autorisé la pose solennelle des briques du futur temple d'Ayodhya 14. Encore aujourd'hui, sa position sur la question d'Ayodhya est pour le moins ambiguë. Au Maharashtra, il a laissé la Shiv Sena conduire sa campagne haineuse envers les musulmans, tandis qu'au Kérala, par opportunisme électoral le plus cru, il a déclaré que le jour de congé des musulmans serait le vendredi, et non plus le dimanche, comme c'est le cas pour les autres Kéralais et tous les autres Indiens. Ces misérables petits calculs politiciens encouragent le communalisme de la minorité, tout en favorisant les conditions de l'épanouissement des forces fascistes hindoues.
Références bibliographiques
Proful BIDWAI, « Democracy at Risk in India », The Nation, 25 janvier 1993.
Bipan CHANDRA, Communalism in Modem India, Vikas, New Delhi, 1984.
India Today.
Christophe JAFFRELOT, « Change and Development in the Technique and the Sociology of the RSS », communication présentée au colloque d'Oxford, 6 février 1993.
Harbhans MUKHIA, « Community, Communalism and the Indian State », miméo, 1993.
Sunday, articles « In Search of Ram » et « Trouble in Ayodhya », 21-27 février 1993. Article « Winning Back the Hindus », 14-20 mars 1993.
Times of India.
Stanley WOLEPERT, « Résurgent Hindu Fundamentalism », Contention, 2, n° 3, printemps 1993.
13. L'affaire portait sur les droits des musulmanes divorcées (en l'occurrence Shah Bano). La Cour suprême de l'Inde affirma les droits de Shah Bano, en 1985, en vertu du Code civil indien. En avril 1986, le gouvernement indien fit passer une loi réaffirmant au contraire, comme le demandaient les fondamentalistes musulmans, l'existence d'un statut personnel spécifique des musulmans, distinct du Code civil en matière de divorce.
14. C'est la cérémonie dite des shilanyas, conduite par la Vishva Hindu Parishad à Ayodhya, le 30 octobre 1989.
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Bombay : la Shiv Sena et le territoire urbain
Gérard Heuzé*
La Shiv Sena est l'organisation politique la plus structurée et la plus agressive de celles qui évoluent au sein de la présente poussée d'identitarisme hindou. Elle s'est trouvée impliquée au premier chef dans les troubles de décembre 1992 et janvier 1993 qui ont mis aux prises les hindous, les musulmans et la police de Bombay, et qui ont laissé sur le carreau près d'un millier de victimes dans cette métropole de plus de 10 millions d'habitants [Heuzé, 1993]**. Pratiquant constamment la surenchère par rapport aux organisations nationalistes hindoues de la famille du RSS 1, et notamment le Bharatiya Janata Party, la Shiv Sena, ce parti de Bombay qui vient seulement d'essaimer au-dehors, paraît souvent user du nationalisme hindou par opportunisme. Il n'en est rien cependant. Organisation atypique, mais intimement associée à l'urbanité indienne contemporaine, elle semble à la fois porteuse d'un modèle alternatif de mobilisation des masses par le chauvinisme, et le témoin des impasses et des contradictions auxquelles mène ce genre de pratiques dans le champ politique indien contemporain. Si ces contradictions ont souvent été surmontées par la fuite en avant, en général dans la violence, l'organisation n'en présente pas moins un modèle très spécifique, remarquablement vivant et parfois novateur, d'insertion du politique dans la cité. Bombay est une ville en miettes aux tensions innombrables, en permanente recomposition. Est-ce la forme urbaine qui module la pratique politique ?
* Sociologue, Centre d'études de l'Inde et de l'Asie du Sud, EHESS-CNRS.
** Les références entre crochets renvoient à la bibliographie en fin d'article.
1. Le Rashtriya Swayamsevak Sangh, fondé en 1925, est la plus importante organisation de l'ensemble nationaliste hindou. Le Parti populaire de l'Inde (BJP), le forum mondial hindou (Vishva Hindu Parishad, VHP) et le syndicat BMS sont les plus importants piliers de la famille d'organisations attachées au RSS, qui a de plus suscité des dizaines d'affiliés. La VHP et le RSS ont été interdits en décembre 1992. Voir C. JAFFRELOT, dans ce numéro.
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1. La ville, enjeu de l'unité du Maharashtra
La Shiv Sena est née en 1966 comme mouvement localiste et plébéien, avec des perspectives notablement différentes de celles qui sont actuellement les siennes. C'était un sous-produit du Mouvement d'unité du Maharashtra (Samyukt Maharashtra) qui rassembla les socialistes, les communistes et une partie des congressistes dans un combat pour l'accession des pays de langue marathi au statut d'État homogène entre 1954 et 1960. C'est à Bombay que le mouvement Samyukt Maharashtra atteignit la plus grande intensité dramatique, marquée par des grandes manifestations et le massacre du 21 novembre 1954 (95 tués par la police). L'histoire du peuplement de la ville géante — 4 millions d'habitants en 1960 — poussait au développement d'antagonismes régionalistes en son sein. Les classes dirigeantes industrielles et commerciales étaient essentiellement formées de Gujaratis, de Parsis et de membres, moins nombreux et organisés, de communautés commerçantes non originaires de la région. Les Tamouls étaient nombreux dans l'administration. Des migrants venus de la plaine du Gange et de PAndhra Pradesh occupaient une bonne part des emplois manuels. Parmi les premiers, les musulmans étaient nombreux et visibles. Les Maharashtriens d'origine étaient légèrement majoritaires dans la population globale, mais nombre d'entre eux étaient domestiques, ouvriers du textile ou portefaix, et n'avaient aucune voix au chapitre. Le parti du Congrès a toujours été puissant au Maharashtra depuis l'indépendance. Au niveau de la ville de Bombay, l'organisation était entre les mains de Gujaratis, qui refusèrent la séparation du Maharashtra et du Gujarat, avant d'exiger, sans succès, que la ville reçoive le statut de Territoire de l'Union. Ils réussirent à influencer les dirigeants de Delhi jusqu'aux années soixante. Les partisans du Samyukt Maharashtra, et notamment les leaders de la gauche, se battaient sur une base politique. Ils voulaient que la ville soit la capitale de la future province, en cherchant d'abord l'affaiblissement de certaines tendances au sein du Congrès.
Avec son étrange topographie, serrée sur une presqu'île de 20 kilomètres de long, la ville de Bombay a toujours été propre à empiler les tensions. Le mouvement, avec ses martyrs, avait par ailleurs très fortement dramatisé le champ politique. Dans l'exaspération de la lutte, les propagandistes ressortirent le symbole de Shivaji. Ce n'était pas la première invocation politique du fondateur de l'Empire marathe 2 dans la ville industrielle et commerciale, mais sa réintroduction portait, dans le contexte post-indépendant, une ambiguïté particulière. C'est un héros maratha, le nom d'un vaste ensemble de castes de moyen statut. C'est un symbole régional, l'Empire marathe ayant développé et valorisé la culture locale. C'est aussi un symbole national. Le fondateur de l'Empire marathe prend ainsi place dans une construction historique élaborée au xixe siècle par les intellectuels nationalistes de tous bords pour faire pièce aux Britanniques, en usant largement d'un légendaire très populaire. Des mem2.
mem2. Bhonsle (1627-1680) devint empereur (padshah) en 1666. Ce chef local s'était taillé un vaste territoire aux dépens de l'Empire moghol et il guerroya durant vingt ans contre les armées d'Aurangzeb. Il semble avoir développé des sentiments « proto-nationalistes ».
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BOMBAY : LA SHIV SENA ET LE TERRITOIRE URBAIN
bres de presque tous les courants politiques, y compris Jotirao Phulé 3, ont vanté son sens delà justice, son courage et son génie de l'organisation [Omvedt, 1976]. Le héros est par ailleurs et concurremment devenu, à partir de la fin du XIXe siècle, la référence centrale d'un modèle politique particulier, celui d'un empire, ou d'une nation, hindou, populaire et militaire. Dans le cadre de cette conception, Shivaji devient l'homme qui conquiert et étend le territoire du dharma 4. Pour d'autres enfin, qui se réfèrent à lui, le Maharashtra est appelé à« régénérer » l'ensemble de l'Inde. D'abord développé au Bengale par Bipin Chandra Pal 5, ce thème sera ensuite constamment repris par les nationalistes hindous, et de nombreux autres, après que Tilak eut introduit le festival de Shivaji en 18926. La politique, l'histoire et l'ethnie se coulent donc depuis longtemps dans la légende et dans la culture populaire. Les partisans de « l'unité du Maharashtra » jouaient par ailleurs avec les éléments essentiels des nations : des martyrs, une épopée, des héros, et un territoire. C'est sur ce terrain que la Shiv Sena s'est bâtie et a évolué.
La fondation de la Shiv Sena est l'oeuvre délibérée d'un petit groupe d'intellectuels maharashtriens influencé par les idées de V.D. Savarkar 7 et imbibés par l'épopée de Shivaji. Bal Thakré 8, le fondateur, était journaliste satirique au Daily jusqu'en 1964. A cette date, il a fondé son propre hebdomadaire, Marmik, ou L'Essence. Le succès du journal sera le premier pas vers la création du mouvement. On y parlera avant tout de Bombay et de l'emploi. L'idée d'un territoire saturé, celui de la ville, et l'obsession d'un marché du travail envahi par des migrants mieux armés y sont constamment mises en relation. Tout au long de 1965, le journal publiera les listes de cadres, d'hommes d'affaires et d'administrateurs « étrangers », et notamment de Tamouls, venus « prendre le travail des Maharashtriens » à Bombay : « gens sans loyauté » que l'on accuse de « sucer » la ville et de la « dégrader » en l'entraînant vers le « cosmopolitisme ». Il est vrai que les Maharashtriens étaient sous-représentés dans l'administration et les services à cette époque. La Shiv Sena revendiquait des quotas de 80 % pour
3. Jotirao Phulé (1827-1890), intellectuel maharashtrien de basse caste qui consacra sa vie à des efforts de réforme et d'organisation sociales.
4. A traduire par religion hindoue à ce niveau.
5. Bipin Chandra Pal (1858-1932), né dans l'actuel Bangladesh, appartint au courant nationaliste hindou. Il hésita entre la voie radicale, qu'il poursuivit entre 1904 et 1911, et la peur des mouvements de masse, qui lui fit finalement prêcher la conciliation avec le pouvoir colonial.
6. Bal Ganghadar Tilak (1856-1920), intellectuel et homme politique d'origine brahmane maharashtrienne. Il associa un conservatisme profond aux perspectives néo-védantistes et au nationalisme moderne. Il participa de manière éminente au Congrès, qu'il tenta d'ouvrir aux perspectives de l'action de masse. Partisan de méthodes violentes, il fut emprisonné à deux reprises par les Britanniques (1897-1898 et 1908-1914).
7. Vir Damodar Savarkar (1883-1966), intellectuel et homme politique d'origine maharashtrienne, l'un des fondateurs essentiels du courant nationaliste hindou. Il passa de positions nationalistes révolutionnaires à un confessionnalisme hindou militant sans renoncer à des perspectives modernisantes. Il théorisa le concept d'hindouité (hindutva) en 1923. Emprisonné de 1910 à 1937 pour sa participation à un attentat, il devint président de la Hindu Mahasabha à sa libération.
8- Cette graphie semble plus fondée que l'orthographe adoptée en Inde par les journaux de langue anglaise : Thackeray.
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BOMBAY : STRUCTURE DE LA VILLE ET FIEFS DE LA SHIV SENA
BOMBAY : LA SHIV SENA ET LE TERRITOIRE URBAIN
les locuteurs en marathi. Le gouvernement lui accordera plus ou moins satisfaction en 1973 [Katzenstein, 1977], ces mesures concernant l'emploi dans l'administration provinciale. Aujourd'hui, la majorité des instituteurs, des employés de bureau subalternes et des policiers sont d'origine locale. Le secteur public fédéral a toujours résisté à ces tentatives. Dans le secteur privé, la situation est très variable, les entrepreneurs ayant beaucoup usé de la Shiv Sena pour contrer les communistes puis, au début des années quatre-vingt, les syndicats indépendants de Datta Samant [Heuzé, 1989]. Elle dépend du degré d'implantation des syndicats de la Shiv Sena et des accords, souvent secrets, passés entre cette dernière et les employeurs.
Dès sa première manifestation publique, le futur fondateur de la Shiv Sena cite des noms, repère des lieux et évalue des rapports de force quartier par quartier, en fonction de caractères ethnolinguistiques. Il le fait avec une précision extrême et un sens des rapports de force remarquable, qui demeureront jusqu'à aujourd'hui des caractéristiques de l'organisation. Les quartiers centraux de Parel, Dadar, Lalbag et Worli sont catalogués comme « authentiqueront maharashtriens ». Parmi les Maharashtriens de souche, plus on est anciennement implanté, plus on a de droits. Cela s'appelle la théorie des fils du sol. La Shiv Sena courtisera dès les origines les pêcheurs de caste Koli, les habitants originels des îlots qui ont constitué Bombay. Il y a aussi, selon cette manière de voir la métrople, les intégrables, les suspects, les gênants, les oppresseurs et les ennemis. Le sud de la cité est gujarati et cosmopolite, les banlieues nord sont envahies par les migrants pauvres, notamment Tamouls, les quartiers centraux abritent des bastions musulmans et la grande banlieue sert de refuge à des migrants venus du Pakistan puis du Bangladesh... Ces perspectives « ethnospatiales » sont mâtinées de considérations de classe et d'évaluations de l'influence communiste, que l'on récuse avec une violence particulière au nom du nationalisme et de l'« indigénéité ». L'ensemble permet d'apprécier la loyauté à la cause maharashtrienne. Dès les débuts, la référence à une association intime et continue entre le sol, les hommes et la culture hindoue sert aussi à établir des hiérarchies ethnospatiales et des classements qui déterminent l'intervention politique. Comme nous l'avons déjà indiqué, la Shiv Sena ne s'est pas convertie au nationalisme hindou durant les années quatre-vingt. Il y a eu seulement, à cette époque, une évolution dans la hiérarchie des thèmes. Bal Thakré, Sudhir Joshi, Manohar Joshi et P. Navalkar, qui constituent le noyau dirigeant, ont été très fortement et précocement influencés par les théories nationalistes hindoues de Savarkar. Ils sont probablement athées, comme ce dernier, mais partisans comme lui de l'utilisation systématique des symboles hindous pour promouvoir la seule cause sacrée qui vaille : celle de la terre natale. L'idéologie de Savarkar est un nationalisme qui associe la terre et les hommes dans une entité éternelle et transcendante. C'est une doctrine paradoxale pour une ville dont la population double tous les vingt ans, mais c'est sur ce type de paradoxes que la Shiv Sena va prospérer, la désagrégation d'une partie du tissu social aidant, en entrant en politique au moment où le milieu politique succombe partout au clientélisme et à la corruption.
Les communistes influençant politiquement les ouvriers du textile des quartiers centraux de Lalbag et Parel, ils seront méthodiquement éradiqués, leur participation au Samyukt Maha153
Maha153
HERODOTE
rashtra aggravant plutôt l'agressivité des fondateurs de la Shiv Sena à leur encontre. Le 19 juin 1966, l'« Armée de Shivaji » (c'est la signification de Shiv Sena), est fondée... au parc Shivaji, à Dadar devant des dizaines de milliers de participants enthousiastes : symbolisme dont les fondateurs de l'organisation seront toujours extrêmement friands. C'est un succès formidable. En trois mois, 100 000 personnes, surtout des jeunes, adhèrent et sont intégrés dans 99 branches de quartiers (shakhas). La Shiv Sena n'a pas de programme. Elle emprunte partout, notamment au Congrès et aux communistes. Elle se prétend d'ailleurs un mouvement, et non un parti politique. Les Shiv Sainiks (militants de la Shiv Sena) s'imposent dans les chawls 9 par un mélange d'appels à la loyauté maharashtrienne, dont ils se prétendent rapidement les seuls authentiques dépositaires, de surenchères dans l'action de bienfaisance et de coups de poing. A partir de 1968, ils deviendront une force électorale importante au niveau municipal 10. Il y aura ensuite toujours des conseillers municipaux Shiv Sena, l'organisation donnant en outre trois maires à la ville. Elle contrôlera la mairie de 1984 à 1992.
La Shiv Sena est une construction instable, parce qu'elle associe des éléments sociaux et des pratiques plus que disparates, les ouvriers de Lalbag et le petit patronat maharashtrien, la charité et l'émeute, par exemple. L'organisation vit en tension, et ne peut résoudre ses contradictions internes que par l'action. Comme il n'existe pas en son sein de perspectives théoriques actualisées, mais seulement ces bornes que sont le nationalisme hindou (panindien et centralisateur), le régionalisme maharashtrien et l'attachement à la ville, elle cherchera constamment à s'affirmer dans le conflit avec un ennemi dont elle puisse tirer forme et substance. L'obsession de la forme et des limites, de la société, de la ville et de la nation, débouchant périodiquement sur une peur panique du flou, du mélange et de la mobilité, est une des caractéristiques essentielles des membres et des chefs de la Shiv Sena, et un des seuls thèmes qui associe tout le monde. La ville est le champ de bataille de la Shiv Sena. Elle ne dépassera le champ urbain que durant les années quatre-vingt. Sans ennemi, l'organisation s'affaiblit rapidement ou, comme le craignent si fort ses dirigeants, entre en « décomposition » sur le modèle congressiste. Une partie de l'organisation provient d'un durcissement « ethnique », mais aussi d'une modernisation radicale de cette dernière organisation. L'ensemble de la Shiv Sena a emprunté au Congrès, outre des militants et des cadres, son populisme et sa violence, mais on y a refusé, au début, les compromis et le clientélisme qui font vivre le congressisme. En 1967-1968, le premier adversaire est communiste. Les Tamouls seront visés durant dix ans. Dès 1968, des heurts ont lieu avec des musulmans, traités de « circoncis », de « serpents verts » et de « fils d'Aurangzeb » (l'ennemi historique de Shivaji) et surtout d'« agents du Pakistan ». En 1969, l'organisation s'engage dans le conflit frontalier avec le Karnataka. Des foules de Shiv Sainiks brûlent 200 restaurants appartenant aux migrants venus de cet État qui jouxte le sud du Maharashtra. On compte une centaine de morts lors de la répression
9. Logements collectifs de médiocre qualité bâtis durant la première moitié de ce siècle. 10. L'organisation a emporté 42 sièges sur 95 en 1968. Le système électoral à un tour, proche du système anglais, fait que des partis médiocrement représentatifs peuvent emporter un grand nombre de sièges.
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BOMBAY : LA SHIV SENA ET LE TERRITOIRE URBAIN
policière : Bombay devient le champ des martyrs de l'organisation. Elle entreprend à ce propos de sacraliser l'espace urbain et de le marquer à son avantage.
2. Le quadrillage de l'espace urbain
En tant que structure de mobilisation permanente de la jeunesse maharashtrienne, la Shiv Sena est hiérarchiquement organisée. En haut, se trouve le chef suprême (Bal Thakré), puis un conseil restreint de proches qui dirige la politique de l'organisation. Le reste des cadres est composé des élus (conseillers municipaux et députés11), qui forment un groupe à part, et de responsables de branches régionales et locales. L'organisation spatiale de l'organisation s'inspire étroitement du système électoral officiel. Il existe un chef de branche régionale par circonscription de député à l'Assemblée nationale, et une branche locale par ward, ou circonscription municipale. L'unité de base à ce dernier niveau est la shakha. Il existait 170 shakhas jusqu'en 1992. Leur nombre s'est trouvé porté à 210 suite à un récent remaniement des circonscriptions. Il y a 200 à 1 000 membres inscrits dans chaque shakha. On s'inscrit de la plus benoîte façon, en remplissant un formulaire, et les registres sont en général très bien tenus. Les cartes de membres ressemblent à une carte d'identité moderne. C'est remarquable dans un pays où l'état civil demeure une institution embryonnaire. Pour une organisation dont le chef se revendique régulièrement de la dictature (en se référant à S.C. Bose12), l'importance des institutions de la démocratie est par ailleurs frappante, ce qui s'explique si on se rappelle que les contradictions font vivre le mouvement. Les chefs de shakha sont nommés directement par Bal Thakré. La génération actuelle est toute récente. La Shiv Sena a subi une crise de confiance après une scission fin 1991, événement rare dans la vie du parti, précédant sa défaite modérée aux élections municipales de 1992. La direction a démis tous les chefs de shakha (shakha pramukhs). On a réuni les candidats dans un hôtel de luxe de la banlieue nord, où ils ont été choisis par le chef suprême, son gendre R. Thakré et quelques fidèles. Le réseau visible de l'organisation, dont nous allons décrire certains aspects, est en effet doublé par une structure discrète, assez familiale, centrée autour des fondateurs et aussi, depuis quelques années, autour de réseaux affairistes ancrés dans la région de Thané. La maison de Bal Thakré, située dans la localité résidentielle de Bandra, sert alors de quartier général: dans ce cadre, la ville riche et résidentielle commande aux quartiers populaires, ce qui est le schéma de fonctionnement spatial de presque tous les partis.
11. En 1993, la Shiv Sena dispose de 112 conseillers municipaux (sur 221), 56 députés à la chambre régionale et 6 députés à l'Assemblée nationale. Elle a obtenu 23 % des voix aux élections municipales de 1992, 0,5 % de moins que le Congrès.
12. Subash Chandra Bose (1897-1945). Homme politique de culture bengalaise. Il associait des convictions de gauche a un extrême nationalisme. C'est au nom de cette dernière conviction qu'il s'allia aux Japonais contre les Britanniques durant la guerre et fonda l'Armée de l'Inde libre (Azad Hind Fauj) qui ne put jamais sérieusement inquiéter les troupes du colonisateur.
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HERODOTE
La Shiv Sena s'inscrit dans l'espace de la ville d'une manière systématique et symbolique. Elle n'est pas seule à planter oriflammes et pancartes. C'est une pratique générale en Inde dans l'univers politique. Le Shiv sainisme a pourtant poussé vers des sommets l'art de l'occupation symbolique de l'espace, tout en innovant à plusieurs niveaux secondaires. Elle le fait au travers de tous ses niveaux d'implantation. Le local de l'organisation, bâti à la fin des années soixante, est un immeuble de trois étages, dont le rez-de-chaussée est loué en locaux commerciaux. On lui a donné l'aspect extérieur d'un château fort, censé rappeler celui de Shivaji. Le fondateur de l'empire maratha avait effectivement fait construire 350 forteresses dans le pays au XVIIe siècle. Situé en face des usines textiles Ko-i-Noor à Dadar, le coeur apparent de l'organisation est excentré par rapport au Bombay colonial, que les élites gujaratis prennent encore souvent comme point de repère, mais il est placé au centre de l'agglomération actuelle, banlieues comprises : c'est voulu. Dadar, à deux pas du parc Shivaji, est de plus un bastion de population marathisante (parlant le marathi). Le style architectural « shivajiiesque », pastiche médiéval un peu austère, ne concerne pas que les locaux de la Shiv Sena, devenue avant-garde incontestée en la matière. Certains immeubles municipaux de Bombay, des équipements urbains comme le passage souterrain construit en face de la gare de Churchgate et des commerces s'en inspirent aussi. Le local de Dadar est devenu un point de ralliement fort dans l'espace urbain. Il sert de repère à tout le monde, même aux ennemis de la Shiv Sena. Il a été l'une des cibles des attentats de février 1993. Lorsque les grandes réunions de masse prennent place à Shivaji Park, situé à une centaine de mètres de là, les camions chargés de militants passent devant le local, et saluent le drapeau safran qui le surplombe, le Bhagwa Dwaj de Shivaji. Au second étage du local, se trouve le bureau du chef suprême. Ce dernier apparaît quelquefois aux fenêtres qui donnent sur le carrefour animé.
Les shakhas de la Shiv Sena ont presque tous des locaux. On cherche, dans toute la mesure du possible, à les faire ressembler au siège central de Dadar : créneaux de ciment, ou fresques sur les murs, porte moyenâgeuse quand on en a eu les moyens. Un drapeau safran est planté devant l'entrée, devant une stèle où l'on a gravé : « Vive le Maharashtra ». Au niveau du quartier, le local du shakha se remarque d'autant plus qu'il est accompagné de fresques, en général, un tigre rugissant accompagné d'un ou de plusieurs slogans comme : « Dis avec fierté que nous sommes hindous 13 », « L'impuissance ne peut mener ce pays vers son grand destin », « Bombay belle et maharashtrienne ». Certains shakhas exposent à l'extérieur des portraits de Savarkar, de Bal Thakré et des héros nationalistes-révolutionnaires (S.C. Bose, C.S. Azad, B. Singh) ou encore des icônes religieuses. Les peintres qui calamistrent les slogans sont des professionnels qui donnent un peu de leur temps à l'organisation. A proximité des sièges de branches, des murs entiers sont fréquemment mobilisés et décorés de fresques historico-héroïques à côté des slogans mobilisateurs. L'ensemble est toujours très soigné. La Shiv Sena attribue depuis les origines une place très importante aux arts graphiques. On ne cesse d'y encenser les artistes, qu'ils soient de ce genre artisanal, ou de variétés plus sophis13.
sophis13. s'agit d'une citation de Vivekananda, tirée d'un discours prononcé à Chicago en 1893. 156
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tiquées. C'est pour ces raisons, qui semblent n'obéir que partiellement à des stratégies, que les interventions graphiques de la Shiv Sena sont d'une qualité particulière. On veut à la fois participer à « l'embellissement de Bombay », une préoccupation qui s'est accentuée quand la Shiv Sena a pris la mairie, et montrer que l'on est chez soi et que l'on a tout le temps de « faire les choses comme il faut ». Sur ce dernier point, l'attitude de la Shiv Sena ressemble fortement à celle du Parti communiste de l'Inde (marxiste) 14 à Calcutta.
L'intérieur du shakha 15 est en général une pièce de cinq mètres sur huit, d'une propreté rigoureuse, décorée en blanc, noir et safran. On y entre en se déchaussant et en arborant les signes de respect qui sont ordinairement réservés aux temples. Ce sont des « temples de la nation », selon l'idéologie savarkariste. Ils sont fêtés comme des temples lors de la fête de Shivaji (mai). Pour chaque shakha, on compte de trois à huit gatashakhas, ou sous-branches. Les gatashakhas concernent des rues, de grands immeubles genre HLM ou des ensembles de chawls. Ce sont souvent des pièces dans des appartements, ou des petites cabanes adossées au mur d'une construction. Ils se signalent cependant par un tigre, un drapeau et une pancarte. En général, les shakhas et les gatashakhas ne sont ouverts que l'après-midi, après 17 heures, et ce jusqu'à une heure avancée de la soirée. Ces horaires correspondent aux habitudes et aux besoins des classes populaires.
Les branches et les sous-branches locales de la Shiv Sena interviennent en permanence et en profondeur dans l'espace urbain. Tous les jours, les militants remplissent des panneaux d'affichage, des sortes de tableaux noirs qui portent en haut les symboles de l'organisation : tigre et drapeau safran. Ils y calligraphient en marathi les mots d'ordre du jour, des conseils pratiques relatifs aux fêtes, des renseignements sur les campagnes de mobilisation en cours et des informations générales. Les panneaux sont placés aux carrefours les plus passants. Depuis quelques années, les congressistes et le BJP ont suivi l'exemple de la Shiv Sena et posent des panneaux du même genre, mais leur pratique est infiniment moins systématique. Les panneaux sont très lus. C'est un mode d'information rapide. C'est par leur biais que les habitants des quartiers centraux de Bombay ont pu apprendre le 11 janvier 1993, en pleine vague d'émeutes, que Bal Thakré appelait au rétablissement immédiat de la paix. C'est encore grâce à eux que, le 9 décembre, alors qu'une rumeur folle vidait complètement la ville, que l'on a su que le « chef suprême » (sena pramukh) de l'organisation n'avait pas été arrêté à la suite de la démolition de la mosquée d'Ayodhya.
Les shakhas plantent aussi partout des drapeaux de l'organisation avec des stèles patriotiques. Les trottoirs de Bombay en sont considérablement encombrés. Plusieurs dizaines de ces stèles concernent des martyrs, mais la majorité a été mise en place durant la période où la Shiv Sena occupait la mairie. Il n'y avait pas de semaine sans inauguration. Toutes les inscriptions, de même qu'un certain nombre de plaques de rues neuves, sont en marathi. Le ter14.
ter14. (M), fondé en 1964. Le parti est au pouvoir dans l'État du Bengale occidental depuis 1977 à la tête d'une coalition de gauche.
15. On emploie le terme aussi bien pour la cellule organisationnelle que pour le local.
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HÉRODOTE
rain linguistique est l'un des plus anciens et des mieux occupés par la Shiv Sena. L'ensemble constitue une pratique de marquage de l'espace politiquement dominé. C'est aussi une manière de défier en permanence les adversaires. En face du monument symbole qu'est la Porte de l'Inde, au sud de Bombay et en plein fief gujarati et parsi, près de laquelle le gouvernement congressiste avait déjà fait poser une statue de Shivaji, il y a par exemple d'énormes plaques de marbre portant le nom marathi de Bombay (Mumbai). On installe aussi des emblèmes le plus près possible des idgahs 16 et des mosquées. On essaie par ailleurs de montrer sa force aux autres partis et mouvements politiques, particulièrement aux mouvements dalit avec lesquels existe une relation particulière de rivalité 17. A ce propos, les Shiv Sainiks se rassemblent en grand nombre et pratiquent des stratégies locales de tensions. Il est finalement très rare que leur droit à planter des emblèmes qu'ils prétendent « maharashtriens et nationaux » leur soit refusé. La Shiv Sena donne chaque jour un peu plus de sa propre couleur à Bombay.
Le dernier marquage symbolique de l'espace urbain est effectué à l'aide de portraits de Shivaji ou de fresques plus compliquées représentant le héros caracolant sur son cheval noir, ou entouré de sa cour à Raigad 18, ou encore luttant contre les troupes de l'empereur moghol Aurangzeb 19. Ces oeuvres sont aussi effectuées par les artistes de la Shiv Sena, et quelquefois par des amateurs, presque toujours à l'occasion de la fête de Shivaji. A cette occasion, l'organisation quadrille la ville avec des pandals (sortes de tentes) abritant un portrait ou un buste du personnage historique, honoré d'une guirlande et de musique violente. On en compte plus de 2 000, chaque gatashakha et chaque shakha en installant au moins un sur son domaine. Il existe cependant beaucoup plus de pandals qu'il n'existe de subdivisions de la Shiv Sena. De nombreux clubs de quartier non affiliés à l'organisation et même des sections du parti du Congrès n'oublient pas de fêter Shivaji, dont la popularité a toujours dépassé le domaine de l'organisation au Tigre. Il a servi de modèle aux révolutionnaires bengalis comme à une grande partie des congressistes. Le RSS a fait du héros un pilier de sa vision de l'histoire. Le Patit Pavan Sangathana, qui est une organisation socioculturelle plus ancienne et plus élitiste que la Shiv Sena, lui attribue aussi une très grande importance.
Les riches Gujaratis, nombreux et bien placés dans la cité, l'ont en revanche longtemps jugé de manière négative, voire avec répulsion. Les armées du fondateur de l'empire marathe ont ravagé Surat en 1664 et 1670. La progression régulière de son cheval noir sur les murs de Bombay est un moyen de montrer à ces derniers qu'ils ne sont pas les seuls maîtres dans la métropole, en se référant à une symbolique nationaliste largement acceptée. C'est aussi une manière de lutter contre l'influence de Gandhi, contre laquelle les batailles d'arguments sont rarement
16. Terrains de prières et de réunions chez les musulmans de l'Inde.
17. Mouvements d'émancipation des très basses castes, presque tous influencés par la pensée de B.R. Ambedkar. Une partie des mouvements les plus radicaux, notamment les Panthères Dalit (actuellement déliquescentes) partagent de nombreux traits de culture politique avec la Shiv Sena.
18. A une soixantaine de kilomètres de là. La tombe de Shivaji à Raigad est un lieu de rassemblement symbolique des Shiv Sainiks.
19. 1618-1707.
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possibles. Le père de la nation était à la fois gujarati et porteur d'un modèle non violent (les Shiv Sainiks disent : « impuissant ») auquel la légende de Shivaji propose une alternative. Les relations avec les Gujaratis, qui sont certainement plus méprisants que les musulmans vis-àvis des Maharashtriens de souche, sont très distinctes de la tension perpétuelle, ponctuées d'insultes, mais aussi d'appels à l'intégration, qui marque les rapports de la Shiv Sena avec la minorité musulmane (15 % à 20 % de la population à Bombay). Les Gujaratis tiennent le commerce, l'industrie et la banque, et leur influence politique reste considérable. Les dirigeants de la Shiv Sena ont toujours été fascinés par le capital alors que leurs troupes se recrutaient largement dans les milieux d'ouvriers et de chômeurs influencés par le communisme jusqu'aux années soixante. Cela fait partie de leurs contradictions fondatrices. Les Gujaratis hindous et jains étant souvent bigots, voire puritains, on a toujours pris des gants avec eux, malgré la haine solide qu'une partie d'entre eux vouent à la Shiv Sena, le souci d'ordre aggravant l'aversion culturelle. Depuis les années quatre-vingt, il semble qu'une grande partie des Gujaratis votent pour le BJP, avec lequel l'organisation a passé une alliance électorale. C'est une alliance des plus conflictuelles. La tactique des dirigeants de la Shiv Sena est de forcer l'establishment gujarati (et d'ailleurs aussi congressiste maharashtrien) à les prendre en compte. Lors des périodes de violences, leur plus grand délice est de négocier d'égal à égal avec ces gens importants en faisant bien sentir à tout le monde qu'ils « tiennent la ville » et que « le peuple » est avec eux.
Le processus d'agression visuelle se reproduit, avec une radicalité accrue, vis-à-vis des musulmans, qui se retrouvent face à des images négatives d'Aurangzeb. Shivaji est entré en guerre contre le sultan de Bijapur (vassal de l'empereur) et contre l'empereur moghol lui-même à plusieurs reprises. L'histoire d'Afzal Khan, que Shivaji aurait tué par ruse lors de négociations alors que son armée subissait un siège difficile, est infiniment reprise par les Shiv Sainiks pour illustrer ce que devraient être les relations des hindous et des musulmans dans la capitale du Maharashtra. Le tigre qui orne les entrées de shakhas se réfère à la fois à Durga (Bhavani), déité préférée de Shivaji 20, et à l'épisode de l'assassinat d'Afzal Khan avec une espèce de griffe de métal. Des milliers de fresques et des drapeaux obsessionnels rappellent cela tous les jours aux « fils d'Aurangzeb », mais la Shiv Sena n'a jamais pu pénétrer, avec ses symboles, à l'intérieur de certains territoires. La haine féroce de certains Shiv Sainiks à l'encontre des musulmans est intimement liée à cette interdiction d'évoluer dans ce qu'ils considèrent comme leur fief. Elle est ensuite rationalisée par un discours politique.
20. Selon la « légende historique », Shivaji avait des visions de la déesse. Jai Bhavani, jai Shivaji ! (« Vive Bhavani, vive Shivaji ! ») est un cri de guerre des Shiv Sainiks.
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3. Les artis et le conflit sonore
Le contrôle de l'espace ne se fait pas seulement au niveau des signes visuels et des locaux d'organisations. Il s'occupe aussi, et souvent essentiellement, de manière sonore [Roberts, in Das, 1990]. L'organisation apparaît chaque année publiquement avec des haut-parleurs lors d'une demi-douzaine d'occasions ordinaires et pour autant d'occasions extraordinaires. Les occasions ordinaires sont notamment la fête de Shivaji, le Makarsankranti (en janvier), l'anniversaire de Bal Thakré (janvier), la fête du Dassara 21, durant laquelle est organisé un grand meeting annuel en octobre-novembre et la fête de Ganapathi 22, en septembre. On a repris les fêtes populaires hindoues, urbanisées et modernisées 23 [Heuzé, 1992]. La fête de la République, le 26 janvier, est usuellement boudée, mais elle peut être fêtée avec ostentation quand les musulmans ou les Dalits menacent de la boycotter. Les membres de l'organisation participent de manière éminente et bruyante à d'autres fêtes hindoues dans leurs quartiers. Les Shiv Sainiks ont une manière assez ordinaire, dans le contexte, d'occuper l'espace avec les décibels. Les musiques beuglées par leurs installations sont du banal disco de film de Bombay. Ils placent seulement les haut-parleurs un peu plus près des mosquées que les autres, ils poussent le volume plus fort et font durer les fêtes plus longtemps que le temps permis. La communauté locale défie l'État au travers de ces luttes sonores, fréquemment accompagnées d'exhibitions de force, pendant que la Shiv Sena agresse les membres d'autres religions, et particulièrement ceux qui ont besoin de silence pour exprimer le sacré : surtout les musulmans et les chrétiens [Roberts, in Das, 1990]. Des fêtes de Ganesh durent maintenant plus d'une semaine. Avec la montée en puissance des moyens de sonorisation, le contrôle sonore de l'espace est devenu un sujet au moins aussi sensible et stratégique que les drapeaux et les fresques murales. Il est jugé digne de susciter des polémiques sévères et de sérieux avertissements dans Saamna (« La Confrontation »), le quotidien de l'organisation, dont la première page est aussi barrée par une fresque en forme de château fort, et dans l'hebdomadaire Marmik.
L'affaire des mahaartis 24, lancée au mois de décembre 1992, montre comment s'organise
21. Fête de Durga en novembre, qui est aussi la fête des ouvriers, notamment des mécaniciens. La Shiv Sena est très proche des milieux populaires. Au plan religieux, Dassara symbolise la victoire du bien sur le mal, symbolisé par le démon Ravana.
22. Fête de Ganesh, déité de la sagesse et de la chance, très populaire au Maharashtra. Sous sa forme présente, marquée par une participation de masse, la fête est un produit du mouvement nationaliste hindou. Elle a été introduite par Tilak en 1893.
23. Le RSS a aussi inventé un calendrier des fêtes censé porter la culture hindoue et nationaliste. Il ressemble beaucoup à celui de la Shiv Sena, mais ce dernier colle plus systématiquement aux coutumes et aux modes populaires en la matière.
24. Les artis sont des sacrifices publics au temple, accompagnés de chants religieux. Les mahaartis sont de « grands » artis. En fait il s'agit de rassemblements politiques de masse durant lesquels les Shiv Sainiks et d'autres habitants de Bombay ont repris pendant des heures les slogans de l'hindouisme nationaliste et notamment le célèbre: « Répétons, avec fierté, que nous sommes hindous. »
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« la confrontation » à ce propos. Début décembre 1992, les jeunes musulmans de plusieurs quartiers de Bombay se sont révoltés à la suite de la destruction de la mosquée d'Ayodhya. La police en a tué près de 200, mais la Shiv Sena avait juré de leur « donner une leçon », suite au saccage de plusieurs temples et de dizaines de boutiques appartenant à des hindous au cours des combats de rues, les actes les plus réprouvés étant sans doute la pénétration de musulmans dans des quartiers considérés comme des fiefs incontestés de la Shiv Sena. Une série de boutiques avaient notamment été brûlées à quelques centaines de mètres du siège de Dadar. C'est alors qu'on a ressorti une vieille querelle, qui date de la fin des années soixantedix, quand le gouvernement Janata (1977-1980) avait autorisé les mosquées à s'équiper de haut-parleurs pour les prières quotidiennes. Le parti nationaliste hindou BJP était à l'époque membre de la coalition gouvernementale menée par le Janata. Il avait soutenu ce type de revendication, comme il avait soutenu les partisans de l'autonomie de l'université musulmane d'Aligarh (Uttar Pradesh), par souci, semble-t-il, de montrer qu'il n'était pas antimusulman. La Shiv Sena avait à peine protesté. Elle était affaiblie par son soutien à l'état d'urgence et la montée d'un mouvement ouvrier. La polémique a resurgi à partir de 1984, après les émeutes de Bhiwandi et de Bombay Nord (256 tués). Quand l'organisation s'est emparée de la municipalité, elle a exercé à ce propos une pression sur les musulmans, surtout sur les musulmans migrants de l'Uttar Pradesh qui votaient en masse pour le Congrès. La municipalité dominée par la Shiv Sena n'a cependant fait que des efforts modérés pour interdire les haut-parleurs nocturnes, et empêcher les prières du vendredi dans les rues, qui bloquent la circulation au long des grands axes. Les pouvoirs municipaux sont très faibles en Inde, mais la Shiv Sena est par ailleurs en constante négociation avec la Ligue musulmane. Ce qu'elle a longtemps cherché, et semble rechercher encore aujourd'hui, c'est l'inféodation de cette organisation, et non sa destruction. Avant la radicalisation présente, elle voulait Y allégeance sur son territoire. On a donc gardé le thème pour des circonstances plus favorables. Les musulmans se sont pourtant mis à fréquenter de plus en plus les mosquées, parce que l'identitarisme culturel concerne tout le monde, et pas seulement les hindous, et les Shiv Sainiks se sont énervés de plus en plus. Ils considèrent que leur propre occupation sonore de l'espace urbain est normale et légitime, puisqu'elle s'effectue au nom de la nation, de Shivaji et du Maharashtra. Il ne saurait s'agir d'une agression.
Une semaine après la destruction de la mosquée d'Ayodhya, vers le 15 décembre 1992, la Shiv Sena — soutenue localement, mais non organisationnellement par le BJP (le RSS étant dissous) — a commencé à organiser des réunions de masse nocturnes autour des grands temples de la métropole. Elles rassemblaient de 5 000 à 15 000 personnes par soirée, barrant la circulation « puisque les musulmans le font » — c'est la logique de ces actions — et faisant le plus de bruit possible. Le choix des lieux de rassemblement témoigne une fois de plus d'une perception aiguë de l'espace urbain comme lieu stratégique de confrontation. Les artis se sont presque tous déroulés à portée de voix d'une mosquée ou d'un quartier musulman. Les éditorialistes de Saamna affirmaient parfois qu'ils se battaient « au nom de principes laïques » et qu'ils ne désiraient nullement que les hindous se mettent à faire du bruit et congestionner
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la ville tous les soirs, ces discours n'empêchant nullement les références à « l'honneur des Maharashtriens », et au « droit des hindous à être maîtres chez eux ». Ces derniers étaient présentés comme un ensemble discipliné, civique et tolérant, qui réagissait au « fanatisme islamique » face à la « démission des autorités ». Les publications de la Shiv Sena mettent peu en scène son obsession du contrôle spatial. Cette dernière apparaît plutôt sur les panneaux de bord de rue, et dans les discours dont il ne reste pas de traces. Les autorités n'ont pas interdit les prières dans les rues, mais elles ont aussi admis les artis, qui furent protégés par l'armée. L'État indien semble très faible face à ces pratiques populaires et organisées de prises de possession de l'espace au nom du collectif sacralisé, qui sont aussi généralisées dans les fêtes religieuses. C'est la politisation d'une pratique populaire qui fait très souvent la force de la Shiv Sena.
Les artis et les tensions sonores ont joué un rôle de premier plan dans le développement de la tension, et la reprise des affrontements au début du mois de janvier. Cette nouvelle vague d'émeutes devait faire plus de 600 victimes 25, la Shiv Sena administrant aux jeunes musulmans la « bonne leçon » qu'elle désirait depuis longtemps leur donner [Heuzé, 1993].
Les manifestations sont un moyen très politique et organisationnel d'occuper l'espace. Les artis sont un ajout récent dans la panoplie des Shiv Sainiks. Ils ont plusieurs autres modes d'intervention. Ils ont délaissé, en général, les pratiques légalistes et rituelles de défilés derrière une banderole en chantant des slogans, qui caractérisaient leurs ennemis communistes. Il y a d'abord les manifestations offensives. Les militants s'assemblent autour d'un lieu, avec des objectifs qui peuvent être violents, et hurlent des slogans et des cris de guerre (le HarHar Mahadev ! de Shivaji 26 et des Jai Bhavani !). En 1986, ils se sont réunis devant l'Assemblée du Maharashtra pour brûler des exemplaires d'un livre jugé insultant envers Shivaji. En 1991, une foule a saccagé le local du journal Mahanagar qui avait publié des critiques de Bal Thakré 27. Il y a eu des échauffourées et des tabassages. Il s'agit cependant d'emplois raisonnes et planifiés de la violence alors que, dans les émeutes, le contrôle de l'organisation disparaît souvent totalement. Ces pratiques visent à démontrer qu'il est dangereux de s'attaquer aux symboles sacrés de la Shiv Sena. Les insultes aux drapeaux, au Tigre ou aux autres éléments du quadrillage spatial sont traitées de la même manière. Le fait est qu'elles sont d'une extrême rareté, malgré les haines que l'organisation a suscitées dans divers milieux.
Il y a aussi des parades, généralement motorisées, et bien sûr extrêmement bruyantes. La Shiv Sena s'est rendue célèbre par ses défilés de jeunes gens à mobylette, habillés en uniformes blanc et safran, tenant des drapeaux safran. Elle est aussi renommée pour ses convois de manifestants en camions violemment sonorisés. Ces derniers ne sont, en revanche, quasi
25. L'organisation visait aussi l'expulsion de migrants musulmans originaires de la plaine du Gange qui lui avaient probablement fait perdre les élections municipales de 1992. 100 000 à 200 000 d'entre eux ont quitté Bombay.
26. Le slogan invoque Siva (Mahadev).
27. L'éditeur du journal a été agressé de la même manière en 1993. Mahanagar (« Métropole »), édité en hindi et en marathi, est l'un des journaux les plus dynamiques de la ville. Il se veut indépendant.
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pas disciplinés. L'idée d'une force moderne, puissante, à laquelle rien ne résiste est derrière ce type d'apparitions publiques. La dernière forme courante d'intervention bruyante des militants et des sympathisants dans les rues est semi-organisée. Elle s'insère dans les manifestations populaires massives que sont les grandes pujas (festivals religieux). Ces dernières sont des moments de défoulement généralisé, où la police ne contrôle plus grand-chose dans les quartiers populaires. C'est quelque chose entre le carnaval et l'émeute. Les pujas sont de plus en plus typiquement des prises de contrôle total de l'espace urbain par un groupe. Cette évolution prend place partout en Inde et l'organisation ne fait qu'en profiter. Les Shiv Sainiks en usent énormément. Ils apparaissent avec leur style, les bandeaux safran au front, leurs slogans et leur manière de s'assembler, aussi indisciplinée que la moyenne, mais un peu plus compacte et offensive. Certains essaient alors les pétards qui resserviront durant les émeutes. De nombreux jeunes gens ont découvert l'organisation en ces occasions, qui fournissent de précieuses occasions de propagande.
4. Les organisations de masse de la Shiv Sena et la diversification de l'enracinement spatial
La Shiv Sena ne se limite pas à l'organisation centrale, et à ses quelque cent mille membres. Il existe plusieurs organisations de masse. Les plus importantes sont le Front des femmes (Mahila Aghadi), les syndicats ouvriers et le Sthanya Lok Adhikar Samiti, qui s'occupe d'aider les jeunes scolarisés à rechercher des emplois. Les organisations de masse ont des locaux séparés des shakhas et des gatashakhas, leur accès étant ouvert aux non-membres de la Shiv Sena. C'est particulièrement le cas pour les syndicats. La Shiv Sena a donné naissance à la Bharatya Kamgar Sena (« Armée des ouvriers indiens ») en 1968, rapidement suivi du syndicat des docks. Au cours des années quatre-vingt, les syndicats se sont multipliés, avec la Shramik Sena (syndicat ouvrier), qui organise les ouvriers en dehors de Bombay et des dizaines de syndicats catégoriels. Il y en a chez les porteurs, les employés de bureau, les chauffeurs de taxi, les salariés des étables bufflières qui alimentent la ville en lait (localisées dans les faubourgs) et de multiples autres secteurs. Même les cordonniers de basse caste qui réparent les chaussures au coin des rues ont depuis trois ans un syndicat de la Shiv Sena. Chaque présence syndicale amène à déployer les emblèmes de l'organisation. Le drapeau safran flotte sur les portails d'usine ou sur les bâtiments. Des panneaux syndicaux, du type de ceux que l'on trouve au coin des rues, donnent le point de vue du syndicat et celui de la Shiv Sena. Le tigre est omniprésent. On reconnaît de très loin une intervention visuelle de la Shiv Sena dans les quartiers populaires, où la couleur est rare. Les orange, noir, jaune et rouge sont aussi voyants que caractéristiques. Dans certains cas, Shivaji est aussi sollicité. Durant le début des années quatre-vingt, les quartiers industriels de Bombay étaient d'abord marqués par le poing et l'usine des syndicats de Datta Samant, les drapeaux rouges et le drapeau congres163
congres163
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siste tricolore occupant aussi une part notable de l'espace. La Bharatya Kamagar Sena était en déconfiture après ses succès du début des années soixante-dix. Aujourd'hui, le safran et le tigre dominent très nettement. Les rapports de force et les vagues de sentiments populaires s'inscrivent dans l'espace d'une manière extrêmement claire, lisible par les plus illettrés.
Sur des dizaines d'administrations et d'entreprises publiques, on trouve aussi les petites pancartes énigmatiques qui signalent la présence du Sthanya Lok Adhikar Samiti, autorité pour la promotion de cadres d'origine locale. C'est une organisation tout à fait spécifique à la Shiv Sena. Créée en 1968 et dirigée par Sudhir Joshi, elle a son siège dans le local de Dadar. Cette petite pièce bourrée de dossiers n'est guère impressionnante. C'est pourtant là que réside une grande part de la popularité et de la capacité de mobilisation de la Shiv Sena. Les dossiers sont des demandes d'embauché déposées auprès du SLAS par de jeunes diplômés. L'organisation dispose d'un réseau de militants intégrés dans des entreprises, y compris à des postes de responsabilité. Ceux qui ont bénéficié de l'aide de l'organisation ont fait fréquemment le voeu de rendre la pareille à d'autres jeunes gens, en soutenant l'activité du SLAS. Ils informent le bureau de S. Joshi dès qu'ils connaissent l'existence d'opportunités d'emploi. On va jusqu'à divulguer des informations encore secrètes. Ils dénoncent aussi, dans les journaux de la Shiv Sena, les manoeuvres de gens en place pour distribuer les emplois à des membres de leur famille ou, pis encore, à des gens qui ne sont pas de Bombay. Le SLAS ne s'adressait originellement qu'aux Maharashtriens parlant le marathi. Depuis la fin des années soixante-dix, tous les postulants sont admis : la Shiv Sena élargit sa base au détriment de ses principes originels. L'organisation a cependant abandonné son agressivité vis-à-vis des migrants tamouls et tenté de construire un système de loyautés plus ouvert, en vertu d'une stratégie d'élargissement national, qui place l'accent sur « l'identité hindoue ». Grâce à la Shiv Sena, les jeunes reçoivent une formation rapide lors de certains concours. On leur montre comment se présenter. On leur donne des conférences sur les sujets les plus difficiles. La petite pancarte du SLAS est une forme très particulière d'expression et d'intervention visuelle. Sa discrétion signale l'existence d'un contre-pouvoir, d'un réseau qui n'agit pas sur le mode populiste. Le SLAS se manifeste de cette manière parce qu'il concerne des élites, même si elles sont subalternes. Les shakhas sont très sollicités pour tenir à jour des listes de demandeurs d'emplois. On essaie de satisfaire ces derniers en usant des syndicats et des élus, mais le SLAS ne s'occupe que des cadres. On ne dispose d'aucune évaluation globale de l'impact du SLAS, mais il semble que les pratiques d'embauché de certaines grandes entreprises privées aient été forcées de changer suite à son intervention.
La Shiv Sena se déploie enfin grâce à l'activité quotidienne, et extrêmement intense, des shakhas et des gatashakhas dans des activités de bienfaisance et de solidarité au niveau des quartiers. Les ennemis politiques de l'organisation lui ont bâti la réputation d'un rassemblement chaotique de voyous dépourvus de tout sérieux au niveau des tâches quotidiennes. Généralement, c'est faux. La particularité de la Shiv Sena, la source concrète de son enracinement dans le Bombay populaire, est justement d'user de la force du voyou pour mener à bien, avec une compétence variable, mais souvent remarquable, des activités de bienfaisance et de soli164
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darité. Elle fait cependant parfois l'inverse : mettre la bienfaisance au service de la délinquance (ou des intérêts les plus étroits), réversibilité tragique qui la hisse au niveau des États les plus avancés du monde contemporain. Une vingtaine de shakhas ont fondé des écoles maternelles, aux murs porteurs du tigre et du drapeau safran. Les premières d'entre elles datent de 1970. Presque toutes les branches participent aux dons de sang, qui ont lieu tous les ans dans les shakhas, en présence de personnalités. En décembre 1992, la Shiv Sena de Bombay possédait une vingtaine d'ambulances, frappées du tigre rugissant, qui sillonnaient la ville. Il est difficile de dire si le système de secours de la Shiv Sena est médicalement efficace. Les autorités et la presse de l'establishment évitent d'en parler autant que faire se peut. Le service de stockage du sang est en tous cas très renommé. Fin janvier, pour l'anniversaire de Bal Thakré, on a porté le chiffre des ambulances du Maharashtra à 66 (soit une par année d'âge du chef), ce qui montre l'importance que l'organisation accorde à cette activité. Elle a fait de son action médicale une image de marque à laquelle elle tient énormément et elle place, une nouvelle fois comme les États modernes, la bienfaisance organisée au premier rang de ses champs d'intervention politique.
Les activités sportives sont aussi très importantes. Les gatashakhas organisent plusieurs fois par an des matches de cricket, ou de kabaddi 28. Dans une bonne moitié des shakhas, on emmène régulièrement des jeunes vers les piscines ou au bord de la mer. Les branches organisent des tournois à l'issue desquels les élus de la Shiv Sena distribuent des portraits de Shivaji et des diplômes honorifiques. Sur le même modèle s'exercent de nombreuses activités culturelles. Il s'agit notamment de concours de chant et de poésie, de concours de murthis (effigies en argile des déités) lors des grandes fêtes religieuses d'automne et d'hiver. L'ensemble de ces manifestations exigent une part énorme de l'énergie des Shiv Sainiks. Les membres de la branche féminine y occupent une place singulièrement importante. Toutes ces activités sont des occasions pour placer des banderoles avec le tigre en travers des avenues, planter des drapeaux safran et placarder des slogans : être visibles. Durant les années quatre-vingt, l'activité de la Shiv Sena s'est trouvée fortement influencée par ses responsabilités municipales. On eut tendance à faire de plus en plus de manifestations charitables et d'animations de quartier. On a notamment installé un nombre considérable de petits jardins, souvent de grosses jardinières posées sur un trottoir, parfois des ensembles plus importants avec quelques arbres, parfois même des terrains de jeux avec ombrages. Ces manifestations faisaient partie de la campagne permanente que la Shiv Sena a menée pour « l'embellissement » 29 de
28. Un sport assez complexe, qui se joue en équipes, et a depuis la fin du XIX e siècle, la faveur des nationalistes hindous. Il est reconnu discipline olympique.
29. Au nom du slogan : Sundar mumbai, marathi mumbai (« Beau Bombay, Bombay maharashtrien »). L'embellissement va avec une obsession de l'hygiène sociale (et médicale), qui a d'ailleurs concerné presque toutes les forées politiques et l'ensemble des classes dominantes, au cours de la période 1980-1990. Concrètement, il a surtout consisté à expulser les bidonvilles. Les Shiv Sainiks ont été des nettoyeurs convaincus, mais ambigus : l'organisation s'est toujours largement appuyée sur les résidents des bidonvilles qui constituent presque la moitié des habitants de la métropole. Elle a tendu à protéger les siens et expulser les autres, particulièrement les migrants récents.
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Bombay. Chaque plant, chaque jardinet se sont vus entourés de clôtures aux couleurs de la Shiv Sena : encore une manière de marquer l'espace après avoir mobilisé la rue et utilisé les énergies des jeunes désoeuvrés.
5. La « forme » et la « nature » de la cité : problématiques dangereuses
Les Shiv Sainiks ont repris les modes et les habitudes populaires. Ils les ont systématisées pour en faire la base proclamée de leur pratique politique. Leur particularité, c'est de lier ce qui se trouve ordinairement opposé ou disjoint (la religion et la nation...), de porter les tendances populaires en matière de rivalité spatiale vers une radicalité absolue au travers de vastes mobilisations, et de politiser le culturel. Ils ont, par exemple, accentué, mais non inventé la tendance à la symbolisation de l'espace. Dans tous les quartiers du Bombay d'aujourd'hui et spécialement du Bombay populaire, les membres de minorités vivent en permanence sous les couleurs de ceux qui constituent les majorités. C'est d'ailleurs aussi vrai pour les hindous qui vivent dans les quartiers musulmans. La religion, qui est d'abord un système d'appartenance, est bien devenue le substitut de la nation pour des masses considérables d'Indiens, et c'est souvent plus vrai dans les univers modernisés et socialement déstabilisés. La Shiv Sena n'est à ce niveau que le porteur particulier d'une tendance d'ensemble. Elle a cependant fait de l'affirmation de cette tendance un acquis politique.
L'échec de la Shiv Sena apparaît cependant au niveau de ses objectifs programmatiques, si l'on peut appeler programme les proclamations de ses chefs. Elle n'a nullement réussi à instaurer un univers national, maharashtrien moderne, fusionnel, fraternel, sans caste ni classe, esthétique et favorable aux petites gens. Au contraire, tout ce qui l'entoure s'éloigne sans cesse de ce type d'idéal. Bombay n'a jamais pu être « embellie » ou « acquérir une forme », malgré les affirmations répétées de Bal Thakré au cours des années quatre-vingt. La Shiv Sena veut rehausser l'image de la ville, et transcender la « nature » même de cette ville, en se livrant à un travail de purification : les éléments étrangers et impurs doivent être expulsés en même temps que l'on modernise. Globalement, c'est l'idéologie dominante dans Bombay, sauf que les membres de l'establishment veulent mettre les pauvres dehors, et refusent la prise en compte de considérations ethniques et religieuses qui peuvent éventuellement les viser. Quoi qu'il en soit, repoussés au loin, les bidonvilles renaissent, et la ville bouge sans cesse. Elle est plus « informe » que jamais. La fracture entre l'Ouest riche et l'Est pauvre, les clivages entre les banlieues et la ville sont plus béants que jamais, alors que de nouvelles déchirures du tissu urbain sont apparues avec la destruction de l'industrie ancienne. Le nombre de migrants de diverses provenances s'est accru, même quand l'organisation contrôlait la municipalité, alors que la proportion de Maharashtriens de souche s'est tassée autour de 40 %. Cette situation a poussé l'organisation à tenter de séduire les migrants, en usant des symboles hindous, ou du nationalisme antipakistanais. L'aboutissement le plus concret a été la création de Shiv Senas à destination des migrants d'autres provinces, afin que le message de
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l'organisation se répande partout : le chauvinisme local a été mis en cause par l'idéologie fusionnelle et nationale qui a toujours cohabité avec, et par un plus grand chauvinisme, les deux se trouvant liés par leur base culturelle. La Shiv Sena d'Uttar Pradesh, fondée en 1988 par Ganshyam Dubey, est sans doute aujourd'hui la plus importante de ces organisations. Elle symbolise la possible exportation des modèles et des tensions de la grande ville vers le coeur politique de l'Inde, puisque l'organisation a fait élire un député à l'Assemblée législative de l'Uttar Pradesh à Ayodhya en 1991. Depuis son siège de Dombivli, en banlieue nord de Bombay, la Shiv Sena d'Uttar Pradesh tente d'organiser les migrants venus de la plaine gangétique, qui semblent en passe de devenir majoritaires dans la ville, tout en propageant les idées de la Shiv Sena dans le nord du pays.
Ces évolutions ne sont pas faciles à vivre pour nombre de Shiv Sainiks des origines, qui avaient cru au patriotisme urbain et avaient structuré leur univers autour de l'idée d'une ville stable et protégée. La Shiv Sena subit par ailleurs des tensions internes des plus destructrices. Elle paraît de moins en moins capable d'intégrer et de dynamiser les jeunes délinquants, qui emportent des pans entiers de l'organisation dans leur mouvance, comme ils l'avaient déjà fait avec le parti du Congrès. Au sommet, le parti est de plus en plus impliqué dans la spéculation immobilière, et en général dans l'affairisme, la Shiv Sena rejoignant là encore le modèle congressiste, sans disposer, comme ce dernier parti, d'une base rurale stable. L'organisation subit les tensions et les déstructurations de la ville, en plus que d'être le jouet des tensions propres aux populismes et de porter les contradictions particulières au nationalisme religieux. La réaction des chefs, dont l'autorité s'est trouvée minée par les dissensions internes et la corruption des cadres, a été récemment d'en appeler à la base, en court-circuitant les élus et les notables de l'organisation, qui avaient occupé la première place durant les années de « shiv sainisme » municipal. En 1992, la Shiv Sena a retrouvé un très haut niveau d'activité et de radicalisation. C'est cependant par l'émeute que la pratique dynamique et dangereuse de gestion de l'espace a pu être poursuivie.
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Le séparatisme cachemiri.
Du régionalisme à l'irrédentisme ?
Christiane Hurtig*
Désormais présentée comme le mouvement de libération d'un peuple aux aspirations bafouées lors de la partition de l'Inde, la question du Cachemire tient au moins autant de l'évolution d'un conflit territorial que d'un mouvement séparatiste interne. Enjeu et symptôme des rancoeurs accumulées dans les relations indo-pakistanaises, elle n'est aussi difficile à résoudre que parce que les problèmes bilatéraux interfèrent constamment avec la vie politique interne.
Coupé en deux par les séquelles des deux guerres indo-pakistanaises qu'il a provoquées, l'ancien État du Jammu et Cachemirel a connu des difficultés de part et d'autre de la ligne de partage (carte 1). L'Azad Kashmir, ou Cachemire libre (« libéré »), et les « Territoires du Nord » 2, rattachés au Pakistan, ont également traversé -des phases d'effervescence autonomiste. Mais celles-ci passent généralement inaperçues parce qu'il s'agit d'une région moins peuplée et moins touristique que le Cachemire « indien », parce que les joutes internes n'y revêtent pas la forme d'affrontements entre communautés religieuses et, enfin, parce que les différents régimes politiques qu'a connus le Pakistan n'ont généralement pas facilité la diffusion des informations relatives à l'Azad Kashmir. Par contraste, le Pakistan tout entier se hâte souvent de propager toute nouvelle concernant l'insatisfaction de la majorité musulmane du Jammu et Cachemire indien.
* Politologue, CNRS, Centre d'études et de recherches internationales de la Fondation nationale des sciences politiques; Centre d'études de l'Inde et de l'Asie du Sud.
1. Et non « le Cachemire », d'un nom qui désigne essentiellement sa région la plus convoitée, la vallée, berceau deSrinagar, sa capitale. Mais, selon l'usage courant (en France) et pour alléger, j'emploie souvent le mot « Cachemire » pour « Jammu et Cachemire ».
2. Pour des raisons tenant à l'ancien statut des territoires en cause, le Pakistan fait une distinction entre les deux : alors que les « territoires du Nord » sont administrés directement par le gouvernement fédéral pakistanais, l'Azad Kashmir a, depuis 1974, sa propre assemblée et son propre gouvernement. Cependant, l'existence, à Islamabad, d'un « conseil cachemiri » émanant largement du gouvernement fédéral, auquel participe le Premier ministre de l'Azad Kashmir, traduit une direction centrale des affaires de l'État. Cf. Léo ROSE, « The Politics of Azad Kashmir », in Raju G.C. THOMAS (éd.), The Politics of Azad Kashmir. The Roots of Conflict in South Asia, Boulder, Westview, 409 p.
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CARTE I. — LE CACHEMIRE
LE SÉPARATISME CACHEMIRI. DU RÉGIONALISME À L'IRRÉDENTISME ?
Depuis 1990, c'est sur le Cachemire indien que se polarise l'attention, car aux vagues d'agitation du passé ont désormais succédé une large revendication d'autodétermination et un nouveau terrorisme qui, inspiré par les événements du Moyen-Orient, recourt non seulement aux attentats et extorsions de fonds, mais également aux prises d'otages suivies d'assassinat (y compris de coopérants étrangers).
La guerre froide passée, le monde extérieur prête alors plus d'attention aux revendications des Cachemiris et se fait l'écho de violations des droits de l'homme perpétrées par des forces de sécurité indiennes énervées par la situation de guérilla à laquelle elles sont confrontées 3. Le cycle violences/répression aveugle ne pouvant qu'aliéner des fractions croissantes de la population et conduire à une multiplication des groupes armés 4, le gouvernement central indien semble maintenant s'être enfermé dans le type de situations inextricables que provoquent souvent les mouvements de libération : selon India Today 5, l'importance des forces paramilitaires indiennes est passée de 36 compagnies en 1990 à 300 actuellement et, en trois ans, 3 438 civils avaient été tués 6. Cela correspond à une extension des attentats à des régions du Jammu jusque-là épargnées. Ainsi le district de Doda est désormais en proie à un terrorisme aussi inquiétant que celui de 1988-1989 à Srinagar — par lequel tout a commencé.
Dans ces conditions, l'idée que l'opinion se fait de la situation sur place est façonnée par les protestations nécessairement alarmistes des victimes de la répression. D'autant plus que celles-ci sont orchestrées par les solidarités islamistes et par les rapports établis par des organisations de défense des droits de l'homme (indiennes autant qu'étrangères, rappelons-le) d'autant plus sourcilleuses que les cas de violation portés à leur attention se sont accrus.
Il n'en demeure pas moins que, depuis l'été 1992, de nombreux groupes insurgés, notamment les groupes pro-pakistanais, se sont largement déconsidérés par une criminalisation de leurs activités et des représailles envers les éléments prêts au dialogue avec l'Inde qui valent bien les excès des forces armées régulières.
3. Voir les rapports d'Amnesty International entre 1991 et 1993 — notamment « India, Torture, Râpe and Deaths inCustody », Amnesty International, Londres, mars 1992. Certains des témoignages recueillis demanderaient à être corrigés au vu des enquêtes menées ensuite par le gouvernement indien, mais il ne fait pas de doute que la situation justifie pleinement le soin que ce même gouvernement met actuellement à essayer d'y remédier. Parmi ces efforts : l'institution d'une Commission nationale des droits de l'homme indépendante des autorités, et la définition par l'armée de nouvelles directives sur lesquelles fonder l'entraînement des troupes.
4. Parmi les groupes les plus connus, le Jammu and Kashmir Liberation Front, fondé en 1965, est séculariste et socialisant. Il a commencé à opérer à partir du Pakistan et, un temps plus radical, est maintenant considéré comme relativement modéré. Divers autres organisations gravitent autour de lui. Le Panthers Party est également acquis à l'indépendance. Le Hizbul Mujahideen, la Muslim Student Fédération et le Islami-Jammiat Tubba sont des émanations pro-pakistanaises du Jammat Islami i Kashmir, le plus ancien parti fondamentaliste de l'État. Les Allah Tigers (qui se réclament aussi de Gulbuddin Hekmatyar), la Jammu and Kashmir People's League et le Al Jehad sont d'autres organisations pro-pakistanaises.
5. Numéro daté du 31 mai 1993.
6- Le chiffre a continué à s'alourdir, au rythme d'une dizaine de morts par jour ; mais tous ne sont pas civils et l'armée indienne compte des pertes parmi ses officiers.
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HÉRODOTE
Mais pour paternalistes — et sans doute excessives — qu'elles soient, les déclarations faites en mai 1993 par des porte-parole du gouvernement américain, selon lesquelles l'intervention d'envoyés du gouvernement Bush aurait, de justesse, évité une guerre indo-pakistanaise en 1990, ne sont donc pas plus à prendre à la légère que le risque d'escalade nucléaire qu'elles expriment. En effet, une situation déjà critique lorsque les armées des deux pays s'affrontaient seulement au Ladakh, dans le glacier de Siachen 7, a été rendue bien plus explosive par les dérapages spontanés qu'a facilités la démolition de la mosquée d'Ayodhya en décembre 1992. (Sur les derniers développements au Cachemire, voir le post-scriptum.)
Tout cela démontre essentiellement que le problème du Cachemire est bien plus complexe qu'il n'y paraît et que la situation interne, qui s'est certes détériorée par suite des maladresses de plusieurs gouvernements indiens, ne peut s'analyser sans référence aux relations indopakistanaises et aux aspects internationaux du conflit. Tout effort d'appréciation rigoureuse doit donc prendre en compte aussi bien la nature du problème à son origine que la complexité des sédiments historiques et des composantes sociologiques qui en expliquent les véritables contours. Le contexte étant bien délimité, on comprendra mieux les raisons, internationales et purement indiennes, de l'évolution enregistrée et comment elles contribuent autant à fausser notre perspective qu'à rendre hypothétiques des solutions qui, de loin, peuvent paraître s'imposer.
1. Une complexité méconnue : la mosaïque ethno-culturelle
Autant que le différend indo-pakistanais, la grande diversité de l'ancien État explique la longue gestation et les contours de l'actuel problème de l'Inde au Cachemire.
Découpé en quatre (voire cinq 8) régions ethno-culturelles par les montagnes qui le traversent, cet État princier était de création récente. Après avoir été (en partie) soumis à des souverains ou chefs hindous, bouddhistes, moghols, afghans, sikhs, il avait été conquis par la Grande-Bretagne et rétrocédé, par le traité d'Amritsar de 1846, à un prince hindou autrefois vassal des Sikhs. Celui-ci, alors, régnait déjà sur le Jammu comme, depuis 1830, sur le Ladakh. Le royaume avait vassalisé, au nord-ouest, une série de principautés (actuellement regroupées dans les Territoires du Nord sous contrôle pakistanais) dont certaines, le Hunza notamment, payaient également tribut à la Chine. Surveillant de près la zone frontière entre son empire, l'Afghanistan, l'Union soviétique et la Chine, la Grande-Bretagne avait aussi,
7. L'Inde a lancé, en 1984, une opération militaire dans le glacier de Siachen, au Ladakh, dans la zone au pied de laquelle s'arrête la ligne de contrôle entre les deux Cachemire, en invoquant le fait que le Pakistan était sur le point de s'en emparer. Depuis lors, des affrontements continuent à se produire. La dernière tentative de solution bilatérale du problème, en date de novembre 1992, a échoué et la réunion des secrétaires des Affaires étrangères n'a, en la matière, débouché sur rien.
8. Si l'on tient compte des diversités religieuses entre musulmans de Poonch et musulmans de la vallée du Cachemire.
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LE SÉPARATISME CACHEMIRI. DU RÉGIONALISME À L'IRRÉDENTISME ?
en 1935, repris (à bail) l'administration de la région de Gilgit, devenue, avec le Hunza et quelques autres territoires, une « agence » autonome. Au nord-est, c'est par suite d'une politique d'avancée territoriale menée par le maharajah à titre personnel 9 qu'une certaine ambiguïté a pu demeurer concernant les frontières du Ladakh et la situation, ultérieurement disputée entre la Chine et l'Inde, du plateau de l'Aksai Chin qui le prolonge. Enfin, la région de Poonch, au sud-ouest, avait été rattachée au royaume en 1936, grâce à un héritage.
Sur ses 222 236 kilomètres carrés, la géographie de l'ancien État princier 10 isole nettement un centre — l'autrefois « riche » vallée du Cachemire proprement dit —, carrefour culturel marqué par un islam sunnite hétérodoxe. Sur son pourtour, on trouve, au sud-ouest, la région de Poonch, de souche afghane ; au nord-ouest, les régions tribales (peuplées de chiites et d'ismaïliens) de la « zone tribale » proprement dite, de Gilgit, du Hunza et du Baltistan ; au nord-est, le Ladakh, largement bouddhiste ; et, au sud, le Jammu, surtout hindou (carte 2). La population est en outre divisée par les langues parlées dans les diverses régions 11 et par l'habitat : les quatre districts constituant la vallée du Cachemire et la plaine de Kathua-Jammu en regroupent la grande majorité. En 1947, 80 °/o des 4 millions d'habitants étaient musulmans et le pourcentage atteignait 94 % dans la vallée.
L'absence d'intégration, encore manifeste malgré la révolte que les musulmans ont engagée dès les années trente 12 (et malgré l'identité cachemirie qu'invoque l'actuel mouvement de rébellion), est l'une des raisons pour lesquelles l'Inde a pu — au moins jusqu'en 1990 — garder en son sein, sans troubles majeurs durables, la partie la plus enviable d'un État revendiqué par le Pakistan.
Ainsi, malgré des incidents de parcours, la période 1947-1988, qui, après deux guerres portant spécifiquement sur le Cachemire 13, a vu un gel apparent du conflit, a été très dominée par le différend indo-pakistanais.
9. La Grande-Bretagne, embarrassée, n'avait pas désavoué les fonctionnaires qui s'y étaient prêtés.
10. Pour un maximum d'informations en matière d'histoire et de géographie humaine, voir le livre d'Alastair LAMB, Kashmir. A Disputed Legacy 1946-1990, Hertingfordbury, Roxford Books, 1991.
11. Le cachemiri est surtout parlé dans la vallée. L'ourdou est également parlé par certains musulmans tandis que des hindous du Jammu parlent le dogri, les habitants du Ladakh, le ladakhi, et que d'autres langues coexistent avec celles-ci.
12. Tous les témoignages écrits font état aussi bien d'une autocratie particulièrement rigoureuse du maharajah hindou que de la discrimination pratiquée à ['encontre de ses sujets musulmans. Malgré la flambée de troubles intercommunautaires que certains États princiers ont connue à partir de 1930, ce phénomène ne caractérisait en rien l'ensemble de l'Inde des princes car il entrait dans leur rôle traditionnel de protéger toutes les religions et beaucoup des meilleurs l'ont longtemps fait très efficacement.
13. Celle de 1947-1948 et celle de 1965. En 1971, la guerre indo-pakistanaise avait été provoquée par les événements du Bangladesh. Les opérations qui ont eu lieu à l'ouest ont été vite interrompues.
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CARTE 2. — LA MOSAÏQUE ETHNO-RELIGIEUSE AU CACHEMIRE
2. Un insoluble conflit international
Une conséquence de la partition
Aucune des règles qui ont présidé au découpage de l'ancien Empire des Indes n'impliquait le rattachement du Jammu et Cachemire au futur Pakistan. En effet, ceux des États princiers qui disposaient d'une certaine souveraineté avaient à choisir, si possible en fonction de la géographie, entre l'Inde et le Pakistan. Dans le cas du Cachemire, convoité par l'Inde comme berceau culturel et considéré par la Ligue musulmane comme une partie essentielle de son territoire, le dilemme était crucial : un maharajah hindou régnait sur une majorité de musulmans. Violemment contesté depuis 1931 par un mouvement (dirigé par le cheikh Abdullah) qui s'était ensuite scindé en deux partis — la Conférence nationale du cheikh Abdullah, héros de la vallée, et la Conférence musulmane, plus populaire dans la région de Poonch —, le maharajah Hari Singh rêvait d'indépendance 14. C'est pourquoi il se contenta de signer un accord de statu quo avec le Pakistan 15 — par lequel passaient tous ses principaux moyens de communication. Les choses se compliquèrent en octobre 1947, avec le déferlement de bandes armées pathanes venues des territoires du Nord-Ouest (proches de l'Afghanistan) soutenir une des multiples révoltes dont les musulmans de Poonch avaient le secret. « Solidarité naturelle » et mouvement spontané pour les uns, cette invasion passe en Inde pour avoir été concertée avec la bénédiction d'autorités pakistanaises 16. Quoi qu'il en soit, la combinaison
14. Par sa taille, sa richesse et sa situation stratégique, le Jammu et Cachemire apparaissait comme l'un des rares États princiers intrinsèquement viables. En revanche, le sort du maharajah était aussi mal assuré dans une Inde démocratique, dont le Premier ministre était un ami personnel du cheikh Abdullah. Après la scission de la première Conférence musulmane, ce lien entre Nehru et Abdullah avait facilité le rattachement de la Conférence nationale à l'aile du Congrès opérant dans les États princiers, la All-India States's Peoples Conférence.
15. L'Inde refusa d'en faire autant pour le contraindre à prendre une décision.
16. Voir notamment B.L. SHARMA, The Kashmir Story, Bombay, Asia Publishing House, 1967, dans lequel l'auteur, journaliste ayant couvert ces événements, cite plusieurs faits corroborant cette interprétation et, parmi eux, la plaidoirie en justice du khan de Mamdot, ancien Premier ministre du Pendjab, qui aurait fait allusion à un paiement de 20 000 Rs fait dans un but secret ne pouvant être dévoilé (en 1949) sans nuire aux intérêts du Pakistan. Cf. également les contributions d'Ashustosh VARSHNEY et de Pervaiz IQBAL CHEEMA (Islamabad) dans le livre de Raju THOMAS (op. cit.) : Cheema écrit notamment, p. 103, que les forces pakistanaises n'ont pas pénétré au Cachemire avant le début mai 1947. Le soulèvement de Poonch datant du mois d'août, cela semble corroborer des témoignages à l'occasion recueillis par la pression indienne selon lesquels ce soulèvement lui-même avait été orchestré dans l'« opération Gulmarg » par des forces pakistanaises. Cela tempère le point de vue, notamment, d'Alastair Lamb Qui, selon l'interprétation britannique officielle, voit dans le déferlement des Pathans sur la vallée le simple jeu de solidarités culturelles. Le « contre-argument » pakistanais (cf. Iftikhar H. MALIK, « The Continuing Conflict in Kashmir Régional Détente in Jeopardy », Conflict Studies, n° 259, mars 1993) selon lequel l'Inde avait dès le début cherché à s'attacher le Jammu et Cachemire n'est pas convaincant : Malik invoque le fait que le maharajah de Patiala, dont l'armée était théoriquement déjà intégrée dans celle de l'Inde nouvelle, avait envoyé des forces au Cachemire dès le mois de septembre. Or, d'une part, l'intégration des forces armées des États n'était pas encore réalisée en pratique — les milieux princiers indiens sont précisément assez fiers de ce que leurs forces aient ensuite servi une cause nationale en aidant à repousser les envahisseurs ; d'autre part, il n'y avait rien de symptomatique à ce que, dans le
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HÉRODOTE
de la rébellion et de l'invasion allait l'emporter quand le maharajah fit appel à l'Inde. Celle-ci accepta d'envoyer des troupes à condition que l'État adhère à l'Union indienne et permette l'arrivée au pouvoir d'un gouvernement populaire.
L'adhésion à l'Inde et la formation d'un gouvernement dirigé par le cheikh Abdullah ayant été acquises, l'Inde repoussa les envahisseurs ; le problème aurait pu être résolu si, en janvier 1948, des troupes régulières pakistanaises n'étaient entrées en ligne. Au même moment, l'Inde portait le problème devant les Nations unies et, fait oublié, elle le faisait en exprimant son souhait de voir confirmer le rattachement par un plébiscite. Ce n'est qu'à partir de 1953-1954, lors de l'extension au Jammu et Cachemire de la compétence des institutions fédérales de l'Inde — et, plus spécifiquement, à partir de 1956 (voir infra) — que l'Inde a très explicitement tourné le dos au plébiscite.
L'impuissance des Nations unies
Le Conseil de sécurité allait s'attacher surtout aux aspects communautaires et négliger la complexité des arguments juridiques avancés par l'Inde. L'intervention de l'ONU — et les réticences des généraux britanniques encore en fonction dans les deux pays — limita l'extension de la guerre sans rien régler et, le 1er janvier 1949, déboucha sur un cessez-le-feu coupant le pays en deux.
Deux résolutions du Conseil de sécurité en date de janvier 1948 avaient simplement appelé à un cessez-le-feu. Entre cette date et celle, charnière, de 1954 17 , une série d'autres initiatives s'employèrent en vain à trouver des modalités d'organisation d'un plébiscite qui soient acceptables par les deux pays. Si dépassées qu'elles paraissent, elles doivent être prises en compte par quiconque veut juger du problème en toute équité. On en trouvera un résumé dans le tableau ci-après, présentant les résolutions de l'ONU et les initiatives de médiation ayant échoué jusqu'en 1957, date à laquelle l'Union soviétique a, pour la première fois, usé de son droit de veto en faveur de l'Inde.
Le blocage est né de la combinaison de plusieurs facteurs : en premier lieu, une incontestable intransigeance d'un Pakistan très soupçonneux à l'égard de l'Inde 18, mais très écouté
climat de l'époque, marqué par de nombreux affrontements entre sikhs et musulmans, les troupes de l'État sikh du maharajah de Patiala, personnalité connue pour son sens politique et ses initiatives personnelles (autant que pour une vie « typiquement princière »), volent au secours de celles d'un État autrefois conquis par les sikhs et dont le prince avait été, suivant notre terminologie, leur « vassal ».
17. Année de l'extension au Jammu et Cachemire du champ d'application de la Constitution indienne (en d'autres domaines que ceux — Défense, Affaires étrangères et Communications — déjà couverts par l'adhésion de l'État à l'Union indienne).
18. En un renversement des stratégies datant du début des années quatre-vingt, le Pakistan paraît désormais plus accommodant. Cependant, dans les années cruciales qui ont suivi la résolution de l'ONU en date du 13 septembre 1948 — qui demandait un cessez-le-feu après retrait des tribus et forces pakistanaises —, il a refusé de retirer ses troupes de l'Azad Kashmir tant que l'Inde, alors prête à accepter un retrait à peu près simultané, n'aurait pas retiré le gros de ses forces de la partie qu'elle contrôlait. Ce qu'on a pu reprocher à l'Inde tient aux mesures dilatoires
176
LE CACHEMIRE À L'ONU — PREMIÈRES MESURES, PREMIER VETO SOVIÉTIQUE
Décisions Contenu Résultat
Résolution du 21 avril 1948 Votée avec abstention URSS/Ukraine. Crée Mécontente de ce que l'ONU ait mis sur le
une commission chargée d'organiser le plé- même plan l'agresseur et la victime, l'Inde
biscite et prévoit la nomination d'un admi- refuse de coopérer avec la Commission tant
nistrateur du plébiscite qui agira lorsque les que ses instructions n'auront pas été moditroupes
moditroupes à l'État, à l'exception du fiées. Refuse que l'armée et la police de
contingent indien de maintien de l'ordre, l'État soient mises à la disposition de la
se seront retirées. Commission.
Résolution du 13 septembre 1948 Engage l'Inde et le Pakistan à conclure un Après bien des réticences de part et d'autre,
cessez-le-feu. Le Pakistan doit obtenir le les deux pays acceptent. L'Inde ne le fait retrait des tribus et organiser celui de ses qu'en ayant l'assurance que le Pakistan troupes régulières. Le pays sera provisoi- devra d'abord retirer ses troupes de l'État, rement administré par le gouvernement de l'État (celui du cheikh Abdullah) sous le contrôle de la Commission. L'Inde retirera ses troupes après évacuation des autres forces armées.
Propositions de la Commission Renonciation à l'idée de gouvernement inté- Accord des deux pays. Engagement de cessezdu 11 décembre 1948 rimaire. L'administrateur du plébiscite sera le-feu le 1er janvier 1949.
nommé par l'ONU en accord avec gouvernements indien et pakistanais.
Résolution du 5 janvier 1949 « Plébiscite libre et impartial », nomination L'amiral Chester Nimitz (américain) nommé
d'un administrateur du plébiscite. administrateur. Fait face à un problème :
le Pakistan refuse de retirer ses troupes si le retrait n'est pas simultané pour les deux pays.
Décembre 1949 Le général Mac Naughton (canadien) nommé Proposition repoussée par l'Inde.
médiateur. Propose une médiation entre le gouvernement Abdullah et le gouvernement de l'Azad Kashmir.
Mars 1950 Nomination de sir Owen Dixon (australien).
Organise sans succès une rencontre des Démission de sir Owen qui présente un plan
Premiers ministres de l'Inde et du de partage
Pakistan.
Février 1957 Premier veto soviétique. Gel durable de la situation.
HÉRODOTE
des pays occidentaux qui commençaient à élaborer avec lui des traités d'alliance ; le jeu complexe des forces internes qui, de part et d'autre, avaient intérêt à nourrir le différend 19; et, enfin, une subtile évolution de la politique indienne. En fait, dès 1950, l'Inde, tout en parlant encore de plébiscite, préparait les moyens de s'y dérober. Car certains Indiens étaient inspirés par la vision stratégique d'une époque où les principales menaces prenaient la forme d'invasions terrestres 20; convaincue de la mauvaise volonté du Pakistan, elle cherchait déjà à se préserver d'une éventuelle menace chinoise en institutionnalisant sa possession du Ladakh, dont le contrôle compensait en partie la perte de Gilgit.
La période 1950-1953 fut donc bien celle des occasions manquées. Dix ans plus tard, une autre occasion fut perdue lorsque, à la suite du court rapprochement indo-américain provoqué par la guerre sino-indienne de 1962 21, des suggestions américaines tendant soit au partage définitif de l'ancien Jammu et Cachemire selon la ligne de cessez-le-feu, soit à un condominium indo-pakistanais suscitèrent des conversations entre Nehru et le général Ayub Khan — qui était alors tenté d'accepter toute forme de solution honorable 22.
Intégration dans l'Union indienne et gel du conflit
La marge d'autonomie dont bénéficierait le Jammu et Cachemire a longtemps fait l'objet de controverses entre la Conférence nationale et les autres partis, et il est significatif que le
auxquelles elle a recouru ensuite pour retirer le gros de ses forces et à une certaine ambiguïté d'une politique officiellement encore axée sur le plébiscite (cf. tableau). Maintenant, au contraire, l'Inde déclare l'adhésion du Cachemire irrévocable tandis que le Pakistan se déclare prêt à négocier la solution du conflit international. Cependant, en excluant les territoires du Nord du cadre d'un plébiscite, le Pakistan indique bien que lui non plus n'admet pas de modification de statut de régions placées sous son contrôle, ce qui soulève des questions relatives à l'authenticité de son soutien aux mouvements d'autodétermination.
19. L'intérêt des ressortissants de la partie occupée par le Pakistan se situait évidemment dans la poursuite des buts initiaux des dirigeants de la rébellion. En revanche, on peut imaginer que le cheikh Abdullah, au départ honni du Pakistan, ait d'abord eu intérêt à consolider sa position au sein d'un Cachemire « indien » pour mieux s'imposer aux deux pays et, par la suite, revendiquer plus d'autonomie si nécessaire. Telle est un peu la vision des nationalistes hindous. Cependant les tendances à l'autonomie qui l'ont fait arrêter, fin 1953 (pour six ans), pour « complot [avec l'étranger] » — après une rencontre avec le secrétaire d'État américain Adlai Stevenson — s'expliquent aussi par la campagne d'agitation menée en 1952-1953 par les nationalistes hindous (du Praja Parishad, du Jana Sangh et du Hindu Mahasabha) en faveur d'une intégration pure et simple du Jammu et Cachemire à l'Union indienne.
20. Cf. Alastair LAMB, op. cit., 1991.
21. On a craint alors que le Pakistan ne profite de la situation pour attaquer l'Inde au Cachemire.
22. L'ensemble des ouvrages traitant du problème du Cachemire n'évoque l'origine de ces schémas que sous forme allusive. Ils m'ont été révélés pour la première fois par le (défunt) biographe de Gandhi, Louis Fischer, au cours d'un entretien à Princeton en 1966. Louis Fischer, ami de nombreux dirigeants indiens, avait participé, en tant qu'intellectuel, aux réflexions américaines sur la question. La question est spécialement discutée dans un article de l'ancien gouverneur du Jammu et Cachemire, JAGMOHAN, publié dans l'Organizer (hebdomadaire des nationalistes hindous) « Kashmir Spécial 1993 », qui dit qu'un séminaire d'intellectuels américains et cachemiris réuni en janvier 1993 à Washington a repris, en substance, ce même schéma comme la base de propositions qui pourraient être soumises au président Clinton.
178
LE SÉPARATISME CACHEMIRI. DU RÉGIONALISME À L'IRRÉDENTISME ?
rattachement du Cachemire à l'Inde par extension à cet État de la Constitution indienne soit devenu effectif en février 1954, après l'arrestation du cheikh Abdullah. En Inde, cette arrestation et l'intégration qui suivit ne furent nettement critiquées que par des socialistes. C'est que, par ailleurs, toutes les formes apparentes de la démocratie furent longtemps respectées. Certes, plusieurs chefs de gouvernement issus de la Conférence nationale furent successivement écartés du pouvoir par un gouvernement central indien qui, consentant des efforts financiers exceptionnels en faveur du Cachemire 23 — au moins du vivant de Nehru —, surveillait de près les évolutions internes. Mais ces décisions furent prises comme sanctions de leur corruption et jamais sans motifs. L'assise donnée à la Conférence nationale par une réforme agraire progressiste, un relatif mieux-être économique et le pouvoir de patronage des dirigeant ont assuré la stabilité en dépit d'élections parfois controversées.
Un nouvel ordre politique: les subtilités constitutionnelles
L'Assemblée constituante cachemirie 24 s'était réunie pour la première fois en 1952. Elle abolit la monarchie héréditaire et élut Karan Singh, fils du maharajah, comme nouveau chef de l'État avec le titre de Sadr-i-Riyasat. Par ailleurs, elle vota une résolution qui permit ensuite au gouvernement central indien d'élargir, par le décret présidentiel de 1954, les domaines dans lesquels la Constitution indienne s'appliquerait à l'État.
Le statut actuel de l'État — dérogatoire au droit constitutionnel en vigueur dans le reste de PInde — ne vit le jour qu'en 1956 lorsque l'Assemblée constituante adopta une Constitution propre au Jammu et Cachemire 25 qui établissait clairement le rattachement du Cachemire à l'Inde. L'article 370 de la Constitution indienne fut modifié en conséquence, imposant notamment au gouvernement indien de s'assurer l'accord du gouvernement cachemiri pour appliquer à l'État certaines décisions prises pour l'Inde.
Par la suite, l'Inde put assimiler ce vote à une consultation populaire et objecter aux demandes de plébiscite que sa Constitution ne permettait pas à un État de faire sécession.
La toile de fond internationale
L'Inde put maintenir cette position parce que son hostilité à la constitution de l'Organisation du traité de l'Asie du Sud-Est de 1954 et à l'établissement de l'Organisation du traité de l'Asie centrale (CENTO) de 1955 avait éveillé un nouvel intérêt pour elle en Union sovié23.
sovié23. Raju THOMAS, op. cit., p. 142. Selon Riyaz Punjabi, le gouvernement central indien aurait financé jusqu'à 97 % des dépenses d'équipement de l'État sous le troisième plan (1956-1961).
24. Prévue par l'accord d'adhésion de 1947 comme modalité d'institutionnalisation d'un gouvernement populaire.
25. Altérée par la pratique institutionnelle et l'accord de 1975, cette Constitution, à laquelle l'article 370 de la Constitution indienne donne une valeur juridique opposable à l'Inde et aux citoyens indiens (qui, rappelons-le, ne peuvent s'établir librement au Cachemire), n'a pas été abrogée. C'est la raison pour laquelle les nationalistes hindous demandent la suppression de l'article 370 de la Constitution indienne.
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HÉRODOTE
tique. Après une visite en Inde du maréchal Boulganine et de Nikita Krouchtchev en 1955, l'URSS appuya l'Inde et, à partir de 1957, usa pour elle de son pouvoir de veto à l'ONU.
Au plan international, trois conflits allaient peser sur la question du Cachemire, élément crucial des relations indo-pakistanaises : la guerre sino-indienne de 1962, qui engendra des craintes de collusion pakistano-chinoise, la double guerre indo-pakistanaise de 196526, et la guerre de libération du Bangladesh de 1971.
La guerre de 1965 eut une configuration en quelque sorte inverse de celle de 1962 puisque la Chine lança un ultimatum à l'Inde pour soutenir le Pakistan. En revanche, terminée grâce à la collaboration des grandes puissances et à une médiation soviétique lors de la conférence de Tachkent en janvier 1966, elle aboutit surtout à geler le problème.
Bien que la guerre de 1971 n'ait pas porté principalement sur le Cachemire 27, certaines de ses conséquences furent nettement plus marquées que celles de la guerre de 1965. Ayant cristallisé une nouvelle situation — marquée par les liens privilégiés entre l'Inde et l'URSS et la prépondérance de l'Inde dans une Asie du Sud désormais éclatée —, elle porta en effet un coup aux mouvements autonomistes du Cachemire. Ainsi, malgré sa conclusion — un arrêt de la progression indienne au Pakistan occidental après la victoire au Bengale oriental —, la guerre de 1971 consolida la position de l'Inde. Après les accords de Simla de 1972, signés par l'Inde et le Pakistan, elle déboucha sur des ajustements mineurs de la ligne de cessez-le-feu (désormais appelée ligne de contrôle) et sur l'engagement des belligérants de résoudre leur différend par voie bilatérale.
Le fait décisif fut cependant le retour au pouvoir d'un cheikh Abdullah désormais moins enclin à revendiquer l'autonomie. Mais ce retour fut l'aboutissement d'une évolution interne qu'il faut reprendre plus en amont.
3. Du malaise aux mouvements armés
En 1953, l'arrestation du cheikh Abdullah ne résolut durablement aucun des problèmes liés à la tension entre les pressions assimilatrices du mouvement nationaliste hindou 28 et le par26.
par26. première « guerre » ne fut qu'une campagne limitée au sujet du Rann de Kutch, territoire de la péninsule de Kathiawar. Sur le conflit majeur de 1965, voir l'ensemble d'articles paru dans la Revue française de science politique, décembre 1966, ainsi que Ch. HURTIG, « La fin de la guerre indo-pakistanaise de 1965, épuisement ou impasse? », RFSP, avril 1974, p. 309-328.
27. Née à la fois du soutien indien au mouvement du Pakistan oriental contre le refus (par l'élite pendjabie du Pakistan occidental) d'accorder à la Ligue Awami du cheikh Mujibur Rahman les fruits de sa victoire électorale, de la répression organisée au Bengale oriental et de l'afflux sur le sol indien de réfugiés bengalais, la guerre de 1971 a donné lieu à une avancée indienne au Cachemire, mais son issue rapide a interrompu cette progression.
28. Lors de la campagne d'agitation qu'il avait inspirée en 1952-1953, le fondateur du Jana Sangh, Shyam Prasad Mookerjee, venu en 1953 soutenir le Praja Parishad (parti hindou local), s'est fait arrêter en vertu des lois qui, au Cachemire, établissent un contrôle sur l'entrée et l'établissement des citoyens indiens. Il est mort en prison quelques mois plus tard.
180
LE SÉPARATISME CACHEMIRI. DU RÉGIONALISME À L'IRRÉDENTISME ?
ticularisme cachemiri. Au contraire, elle suscita la formation d'un « Front du plébiscite ». Cependant, le rôle dominant de la Conférence nationale ne fut pas ébranlé. Actuel objet de la vindicte nationaliste hindoue, l'article 370 de la Constitution indienne, qui garantissait l'autonomie du Jammu et Cachemire, n'était pas respecté à la lettre, mais constituait quand même un butoir sur lequel s'arrêtaient les tendances à l'intégration 29.
Corruption interne et ambitions concurrentes
La corruption croissante d'une nouvelle élite, enrichie par une utilisation assez personnalisée de la manne indienne et par le système de patronage sur lequel reposait une lente mais sûre érosion de fait des traits « semi-autonomistes » du statut du Cachemire, entretenait un certain malaise.
L'opposition au statu quo se manifestait par de grands mouvements sociaux qui, généralement, retombaient — comme ce fut le cas en 1955 ou en 1957-1958 quand l'agitation provoqua une libération temporaire du cheikh Abdullah : les troubles furent de courte durée parce que, à peine relaxé, le cheikh aligna son langage sur celui, plus radical, du Front du plébiscite et fut à nouveau incarcéré.
Au début des années soixante, une relative amélioration des relations indo-pakistanaises suscita quelque temps l'espoir d'un règlement 30. Cependant, fin 1963, un an après la défaite infligée par la Chine à l'Inde, l'annonce d'une plus grande intégration de l'État à l'Union indienne 31 et le vol d'un poil de la barbe du Prophète conservé dans la mosquée d'Hazratbal, à Srinagar, provoquèrent des violences intercommunautaires. Le calme ne revint, en 1964, qu'après un changement de gouvernement et une libération, cette fois encore provisoire, du cheikh Abdullah. Celui-ci fut à nouveau incarcéré l'année suivante malgré la prudence avec laquelle il s'était prononcé en faveur de l'autodétermination des Cachemiris et en dépit de ses efforts de médiation entre l'Inde et le Pakistan. Car, entre-temps, Nehru, mort en mai 1964 (et dont le point de vue semble avoir évolué dans les derniers mois de sa vie), avait été remplacé par Lai Bahadur Shastri. Celui-ci, plus ouvert aux nationalistes hindous et bientôt acculé à la guerre par la faiblesse même qu'on lui prêtait, allait surprendre par sa fermeté.
29. C'est à la suite de l'arrestation du cheikh Abdullah qu'un décret du président de la République proclame que l'autorité du gouvernement indien s'étendrait aussi au Jammu et Cachemire. Pour plus de détails sur ce point important et les controverses sur la portée réelle de l'autonomie garantie au Jammu et Cachemire par l'article 370 de la Constitution indienne, cf. les deux articles de A.G. NOORANI, « Article 370 », dans The Statesman (16-17 juin 1992), et les réponses de Ram GOPAL, « Azad Kashmir », The Statesman, 23-24 septembre 1992. Selon Noorani, puisque l'article 370 stipule que toute mesure de ce genre nécessite l'accord du gouvernement cachemiri et doit être ratifiée par l'Assemblée constituante du Jammu et Cachemire qui s'est dissoute en 1956, la gestion des affaires de l'État du Jammu et Cachemire actuellement en vigueur est illégale.
30. Voir note 24, supra.
31. Avec notamment le remplacement du chef de l'État par un gouverneur aux fonctions analogues à celles des autres États indiens.
181
Échec des tentatives de subversion, mais persistance des tensions
Concernant la politique interne de l'État, la guerre de 1965 fut remarquable par l'échec de la tentative de subversion qui l'accompagna : en fait, les troupes indiennes furent avisées par des bergers cachemiris d'« infiltrations » pakistanaises destinées à provoquer un soulèvement que le Pakistan appuierait.
L'agitation, vive mais très minoritaire, qui fut menée à l'époque par un « conseil révolutionnaire du Cachemire » et par un groupement de plusieurs partis qui incluait le Front du plébiscite avait pour but essentiel la libération du cheikh Abdullah. Tandis que, avec Indira Gandhi, Karan Singh, ancien Sadr-i-Riyasat, devenait ministre du gouvernement central indien, la solution du problème semblait passer par une nouvelle libération et une « intronisation » du cheikh.
Une solution politique ne se profila en Inde qu'au lendemain de la guerre de 1971. Dès 1972, des pourparlers secrets furent engagés avec le cheikh et, en 1975, un accord était conclu entre Indira Gandhi et lui. Il organisa son retour au pouvoir dans le respect de l'autonomie de l'État que permettait la Constitution indienne.
Le second « règne » du cheikh, son héritier Farooq Abdullah, et la montée de la crise
Le second « règne » du cheikh fut caractérisé par une corruption et un népotisme croissants. Des plaintes émanèrent des communautés non musulmanes, bouddhistes du Ladakh et hindous du Jammu. Mais rien ne suffit à entamer son pouvoir. Après sa mort, survenue en fin 1982, son fils Farooq put donc lui succéder.
Nourri de l'expérience du cheikh et personnellement ami de Rajiv Gandhi, Farooq Abdullah, à peine parvenu au pouvoir, déclara que l'adhésion du Cachemire à l'Inde était irrévocable.
Malheureusement, F. Abdullah participa aux réunions d'un regroupement de mouvements régionaux et d'opposition contre la centralisation pratiquée à Delhi. Or, au même moment, l'État du Jammu et Cachemire était travaillé par quelques ferments islamistes liés à la guerre d'Afghanistan comme à un effet de diffusion de la révolution iranienne. La coloration de son gouvernement s'en ressentait et, en 1984, le gouverneur du Jammu et Cachemire organisa des « défections » au sein du groupe parlementaire de la Conférence nationale pour faire tomber Farooq et pour introniser son beau-frère, G.M. Shah, dans les fonctions de chef du gouvernement de l'État 32 ; le véritable pouvoir passant pour être entre les mains de la béguin Abdullah, veuve du cheikh, l'affaire paraissait jouable.
Mais, alors qu'émergeaient de nouveaux groupes, G.M. Shah parut lui aussi trop faible et fut à son tour écarté. Rajiv Gandhi — devenu Premier ministre en novembre 1984 — devait
32. F. Abdullah fut, plus tard, à titre de justification a posteriori, accusé d'intelligence avec des éléments dits « antinationaux ».
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LE SÉPARATISME CACHEMIRI. DU RÉGIONALISME À L'IRRÉDENTISME ?
en tirer les conséquences et étendre au Cachemire la politique d'accords inaugurée au Pendjab en août 1985. En 1986, un accord conclu avec Farooq Abdullah pourvut donc à l'organisation de nouvelles élections sur la base d'une alliance entre le Congrès et la Conférence nationale. Compte tenu de la montée de sentiments anti-indiens, rien ne pouvait mieux saper la popularité de F. Abdullah. Tandis que se constituait une alliance de groupes islamistes, le Front musulman uni, qui préconisa le boycott des élections, de nombreux dirigeants de l'opposition étaient arrêtés, parfois molestés. De nombreuses autres irrégularités furent enregistrées et le résultat des élections (36 sièges pour la Conférence nationale et 24 pour le Congrès) ne put qu'accroître l'aliénation des jeunes Cachemiris, dont beaucoup passèrent alors la frontière. Le gouvernement qui fut formé ensuite donna un poids démesuré au Congrès. Une révolte latente gagna du terrain avec la corruption, l'inefficacité gouvernementale et l'érosion nationale du pouvoir central 33.
Le nouveau terrorisme
L'État a commencé à susciter de graves préoccupations à partir du printemps 1988, dans la foulée d'un mouvement revendicatif. Au départ, un nouvel esprit de défi engendra des violences isolées. Mais, dès cette époque, des arrestations effectuées par les forces de l'ordre ont permis de mettre l'agitation au compte d'hommes entraînés de l'autre côté de la ligne de contrôle. Cette constatation semblait justifier une politique de fermeté qui, en fait, déchaîna les passions et engagea le processus répression/nouvelles violences.
Lorsque le gouvernement (centriste) du Front national de V.P. Singh parvint au pouvoir à New Delhi en fin 1989, le Premier ministre souligna l'importance qu'il accordait à la situation au Cachemire en nommant comme ministre de l'Intérieur un musulman cachemiri, Mohammed Sayeed 34 qui, bien que ne comptant plus parmi les personnalités les plus influentes de l'État, y conservait une certaine base politique. Toute solution qu'il aurait pu contribuer à mettre au point fut cependant torpillée par l'enlèvement de sa fille, avant même que le gouvernement soit entré en fonctions et que M. Sayeed soit effectivement nommé ministre de l'Intérieur.
Rubaya Syaeed fut libérée moins d'un mois après son enlèvement à la suite de tractations secrètes qui, conduisant à la libération de cinq terroristes, privèrent le gouvernement central de toute autorité 35, notamment auprès du gouverneur de l'État. Celui-ci contribua à inquiéter l'élite brahmanique des Pandits du Cachemire qui entreprirent un exode massif. Ayant perdu le contrôle des événements, Farooq Abdullah finit par démissionner en janvier 1990
33. C'est à cette époque que le mouvement organisé par V.P. Singh prit corps autour d'une lutte contre les scandales qui atteignaient le gouvernement fédéral de Rajiv Gandhi.
34. Après avoir été le principal dirigeant congressiste de l'État, Mohammed Sayeed était passé au Janata Dal quand le Congrès avait conclu un accord avec Farooq Abdullah qui, en contrepartie, avait demandé le « sacrifice » de M.Sayeed.
35. Cf. le témoignage de George Fernandes dans le livre déjà cité de Raju THOMAS.
183
HÉRODOTE
et c'est alors que l'État, qui connaissait un nombre croissant d'enlèvements et de violences, fut placé sous la férule du gouverneur et donc sous administration directe du gouvernement central 36.
Provoquant un tollé au sein du parti nationaliste hindou qui soutenait le gouvernement, l'exode des Pandits sapa les efforts politiques de George Fernandes, ministre (socialiste) du gouvernement central qui, par son amitié avec un certain nombre de Cachemiris, paraissait plus à même d'engager le dialogue et fut spécialement chargé de trouver une solution.
Sa politique entrant en conflit avec celle qui était impulsée par le ministère de l'Intérieur, il renonça lui aussi à sa mission peu avant l'assassinat, en mai 1990, d'un chef religieux très populaire, le mirwaiz Maulvi Farooq, l'un des rares interlocuteurs possibles pour la recherche d'un compromis. Ensuite, et jusqu'au début de l'année 1993 environ, tous les gouvernements indiens ont continué à hésiter entre dialogue et fermeté. Depuis le printemps 1993, un ministre ami de feu Rajiv Gandhi, Rajesh Pilot, recherche systématiquement une issue politique. Mais celle-ci est, jusqu'à présent, restée bloquée par le changement de caractère que des éléments extérieurs comme les mercenaires afghans ou libanais impriment au mouvement des Cachemiris, notamment au sein du Hizbul Mujahideen 37. La prise en main des affaires de l'État par le gouvernement indien a été prolongée de six mois à compter du 3 septembre 1993.
Actuellement, c'est l'absence de légitimité de l'administration et des dirigeants politiques acceptables pour l'Inde, l'impasse constitutionnelle d'une administration par le centre et la pression de l'opinion internationale qui imposent vraiment la recherche d'une solution politique. Une telle solution est-elle encore possible alors que le gouvernement indien est pris entre ceux qui dénoncent l'effet corrosif qu'un statut particulier exerce sur l'État indien tout entier et les défenseurs permanents des minorités et des droits de l'homme, qui suggèrent des solutions inacceptables pour la majorité des Indiens ? Elle supposerait en tout cas que cesse la pression constamment orchestrée, à partir du Pakistan, quelquefois par les services secrets de ce pays, souvent par ses forces politiques — d'autant plus populistes qu'elles se sentent mal assurées.
Le Pakistan peut-il, en période électorale, aller au-delà des preuves de bonne volonté qu'il a, par trois fois, données en empêchant, au dernier moment, le franchissement massif de la ligne de contrôle par les volontaires qu'il avait laissés se rassembler en Azad Kashmir à l'appel du Front de libération du Jammu et Cachemire (un Front, il est vrai, indépendantiste)? Le jeu ambigu qui est le sien et le sentiment croissant, chez les Cachemiris, qu'ils ne sont que des pions sur un échiquier peuvent-ils suffire à donner des chances à une solution politique impulsée par une Inde particulièrement inquiète de la montée du fondamentalisme islamique
36. Le statut particulier du Jammu et Cachemire permet la prise en main des affaires de l'État selon une procédure distincte de celle appliquée dans le reste de l'Inde.
37. L'assassinat systématique de tous les occupants hindous d'un autobus, à la mi-août 1993, témoigne de la volonté de transformer le mouvement en conflit intercommunautaire.
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LE SÉPARATISME CACHEMIRI. DU RÉGIONALISME À L'IRRÉDENTISME ?
au Cachemire ? Personne ne saurait l'affirmer — d'autant moins que les mouvements islamistes gravitant autour du Hizbul Mujahideen sont de plus en plus influents et actifs au détriment des courants laïques comme celui du Front de libération du Jammu et Cachemire. La situation est, en tout cas, assez préoccupante pour que la Commission des relations étrangères du Sénat américain ait, au début septembre 1993, équilibré ses remarques relatives aux violations des droits de l'homme par un souhait exprès de voir disparaître le soutien pakistanais aux terroristes.
En tout état de cause, deux faits paraissent certains : 1) le maintien pacifique du Jammu et Cachemire dans une Union indienne qui parviendrait — condition indispensable à ce maintien — à restaurer le caractère séculariste qui l'a longtemps caractérisée pourrait être un coup d'arrêt à la montée des fanatismes religieux et intercommunautaires dans le sous-continent ; 2) si aucune solution politique n'est trouvée, toute accalmie sera provisoire. Or, l'amélioration de la situation au Cachemire conditionne la paix du sous-continent et la paix est ellemême nécessaire au succès des efforts de l'Inde pour se repositionner dans le monde. Car c'est bien en ces termes que s'analysent sa nouvelle politique économique et une politique étrangère tendant à équilibrer ses ouvertures à l'Ouest par la recherche d'une meilleure intégration de l'Asie du Sud et des progrès dans la normalisation de ses relations avec la Chine.
Post-scriptum (décembre 1993)
Lorsque, en octobre-novembre 1993, l'armée indienne, apparemment informée de la présence d'agents des services secrets pakistanais (aux côtés de militants du Front de libération du Jammu et Cachemire et agissant sur la foi de rumeurs de profanation du reliquaire) a assiégé la mosquée d'Hazratbal, de nouvelles craintes d'un glissement vers une confrontation ont été accréditées par des accrochages indo-pakistanais et des rumeurs de concentrations de troupes. Mais, après près d'un mois de siège, les autorités indiennes ont obtenu la reddition des insurgés après avoir réussi à couper leurs communications avec l'extérieur. La gravité de la crise a, en fait, suscité une promesse de reprise du dialogue indo-pakistanais. Enregistrée à la conférence du Commonwealth tenue à Chypre fin octobre, cette décision — a fortiori s'agissant du Cachemire — est fortement encouragée par la Grande-Bretagne (dont le Premier ministre, John Major s'est rendu en Inde au début novembre 1993) et les ÉtatsUnis. Toute une diplomatie d'arrière-plan, et des initiatives internes à l'Inde semblent maintenant oeuvrer en vue de la solution d'un problème qui, par ailleurs, continue à retenir l'attention prioritaire de diverses organisations de défense des droits de l'homme.
Le Pendjab : du séparatisme à la normalisation démocratique ?
Anne Vaugier-Chatterjee*
L'État du Pendjab a été le cadre, depuis la fin des années soixante-dix, d'un essor sans précédent du sikhisme militant. Cette force politique fut à l'origine d'une crise non maîtrisée qui prit des proportions dramatiques, si l'on en juge par l'ampleur des pertes humaines (plus de 11 000 personnes depuis le début des années quatre-vingt). Ce phénomène, dépassant sa dimension régionale, a en outre profondément remis en cause le devenir du nationalisme composite, apanage de cette mosaïque religieuse, ethnique et linguistique qu'est l'Inde indépendante. Quelque 17 millions en 1993, soit 2 % de la population totale de l'Inde, les adeptes du sikhisme constituent une minorité religieuse dont l'intégration dans la fédération et l'identification à la nation indienne n'ont cessé de requérir accommodements et compromis 1.
L'appréhension du caractère polymorphe du nationalisme sikh permet de saisir un aspect majeur du problème : comme les autres citoyens de l'Union indienne, les sikhs peuvent jouer de multiples facettes identitaires, et invoquer leur indianité, ou leur caractère pendjabi, ou leur identité sikhe. Quels sont les facteurs qui ont poussé les sikhs à privilégier tour à tour plutôt l'une qu'une autre ? Pourquoi et dans quelles conditions ont-ils choisi l'intégration à l'Union indienne en 1947? Comment, après avoir fait leurs des préoccupations d'essence fédérale, et avoir érigé le Pendjab au rang d'État modèle de l'Union, en sont-ils venus à exprimer des revendications autonomistes, voire sécessionnistes ? Quels ont été les éléments à l'origine de l'émergence et de la diffusion d'un mouvement militant bientôt terroriste?
Deux types de contraintes de nature différente expliquent la dérive progressive des sikhs hors du courant politique national : d'une part, des contraintes endogènes, liées aux données propres au jeu politique local et à la dynamique des relations centre-États, caractéristique du système fédéral indien ; mais aussi des facteurs exogènes au rang desquels comptent principalement l'implication des puissances étrangères, motivées par la situation géostratégique de
* Centre de sciences humaines de New Delhi.
1. S.K. CHAUBE, « Ethnicity, Regionalism and the Problem of National Identity in India », in Zoya HASAN, S.N. JHA, Rasheeduddin KHAN (éds), The State, Political Process and Identity, Sage, 1989, p. 297-311.
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LE PENDJAB : DU SÉPARATISME À LA NORMALISATION DÉMOCRATIQUE ?
cet État, et le rôle joué par la diaspora sikhe dans la propagation du militantisme qui déstabilisa l'État du Pendjab et étendit ses ramifications à toute l'Inde.
1. Les sikhs en quête d'un État
Les divergences des représentations liant espace, identité et territoire sont inscrites au coeur du dilemme identitaire sikh : la représentation de l'espace pendjabi, la représentation d'une identité sikhe et, enfin, celle du territoire de ce qui, selon certains, aurait dû constituer le Khalistan, « pays des Purs », entité politique à part entière 2. Le concept de territorialité, pierre d'angle de l'édification d'un État-nation, constitue l'argument central des séparatistes sikhs. Or, paradoxalement, le territoire n'a jamais joué un rôle clé dans la définition que les sikhs proposaient d'eux-mêmes jusque-là.
Après avoir longtemps joui d'un statut privilégié sous l'Empire britannique, notamment de par leur recrutement préférentiel dans l'armée, les sikhs n'eurent contre toute attente, au moment du grand partage, nul droit à l'attribution d'un territoire réservé pour leur communauté. L'État actuel du Pendjab, littéralement « pays des cinq rivières », État limitrophe de la frontière pakistanaise, peuplé en majorité de sikhs, n'est que le reliquat d'un Pendjab historique dont les nationalistes sikhs revendiquent l'héritage.
De profondes racines historiques lient certes la communauté sikhe, désignée par l'appellation consacrée de Panth 3, à cette région septentrionale de l'Inde, terre de marche. Ce n'est qu'en 1940, lorsque la demande d'un Pakistan fut formulée explicitement par la Ligue musulmane et qu'il apparut que le Pendjab ne saurait échapper à une partition, que les sikhs, en réaction, se mirent à concevoir un Pendjab aux limites incertaines comme leur « foyer » au sens donné à ce terme par Theodor Herzl au début de ce siècle. Pris en étau entre la majorité hindoue, d'une part, et la communauté musulmane, d'autre part, les disciples de Guru Nanak 4 ont, par une réécriture de leur histoire, réussi à s'approprier un territoire selon la logique simpliste de l'appartenance des sikhs au Pendjab et du Pendjab aux sikhs. La revendication d'un hypothétique Sikhistan — pays des sikhs —, suivie de celle d'un Azad Punjab, ou Pendjab libre, furent alors formulées. La volonté de faire fusionner l'emblème de territorialité et le concept d'ethnicité sikhe était au coeur de ces stratégies.
2. Harjot Singh OBEROI, « From Punjab to Khalistan, Territoriality and Metacommentary », Pacific Affairs, vol. 60, n° 1, 1987.
3. De nombreuses associations littéraires et religieuses lient le Panth à la région. On pourra se reporter à Denis MATRINGE, « L'apparition de la nouvelle et du roman en pendjabi (1930-1947) », Journal asiatique, tome CCLXXIII, nos 3-4, 1985.
4. Guru Nanak (1469-1539) est le fondateur du sikhisme et premier d'une lignée de dix gourous. Issu d'un milieu orthodoxe, il prêcha au Pendjab, et dans diverses régions de l'Inde, une nouvelle religion monothéiste, qui veut se démarquer de l'islam et de l'hindouisme. Paul BRASS, Ethnicity and Nationalism — Theory and Comparison, Sage, New Delhi, 1991.
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HÉRODOTE
Dans cette optique, le comité exécutif de l'Akali Dal, parti politique représentant des sikhs, passait une résolution, le 22 mars 1946, déclarant : « Dans la mesure où les sikhs sont rattachés au Pendjab par les liens étroits que représentent leurs lieux de cultes, leurs propriétés, leur langue, leurs traditions et leur histoire, et puisqu'ils revendiquent la région comme leur patrie, leur terre sainte [...], le parti Akali réclame la préservation et la protection des intérêts économiques, politiques et religieux de la nation sikhe et la création d'un État sikh qui rassemblerait là majorité des sikhs, leurs lieux saints et leurs gurudwaras (lieux de culte sikh) historiques 5, en précisant les modalités de transfert, d'échange de population et de territoire 6. »
Le traumatisme de la partition et les stratégies de l'Akali Dal, parti sikh
La conjugaison des stratégies britanniques, des certitudes messianiques de la Ligue musulmane, et de la détermination du parti du Congrès d'accéder à l'indépendance à tout prix, mais surtout l'absence d'unité au sein des sikhs, firent que, lorsque fut décidé le destin de l'Inde, les exigences des sikhs furent ignorées 7. En 1947, la ligne Radcliffe sectionnait le Pendjab, attribuant la partie occidentale, la plus prospère, au Pakistan, l'autre allant à l'Inde indépendante 8.
La partition ébranlait dans ses fondements tout l'appareil administratif et économique de la province, générant de multiples problèmes si imbriqués que trouver une solution à chacun d'eux se révélait difficile. Les obstacles à surmonter étaient nombreux : il s'agissait de s'extraire de la situation d'enlisement temporaire créée par les problèmes de réhabilitation et d'intégration des réfugiés arrivés au Pendjab oriental ; de s'adapter à une situation frontalière nouvelle, et de faire face aux difficultés induites par les tensions indo-pakistanaises, particulièrement vives au lendemain de la partition. Le problème majeur de la population sikhe fut, dès lors, de s'accommoder de son statut de minorité dans un territoire où elle était désormais concentrée. La communauté sikhe dominait six districts du nouveau Pendjab et était en importante minorité dans les cinq autres.
Dans l'État, dans son ensemble, les sikhs peuplaient un hinterland rural ponctué de villes à majorité hindoue. Ils n'eurent de cesse d'obtenir des concessions politiques afin de préserver les droits de leur minorité. Optant d'abord pour une politique d'accommodement susceptible de protéger leurs intérêts, leur premier effort porta sur l'obtention d'un collège
5. Gurudwara: littéralement la porte menant au gourou. C'est le lieu de culte des sikhs.
6. Mémorandum soumis par Master Tara Singh à la Cabinet Mission, in GWYER et APPADORAI, vol. H, p. 624-626.
7. Satya M. RAI, Partition of The Punjab, Asia Publishing House, Delhi, 1965. Cette étude offre un tableau objectif des effets secondaires de la partition sur l'administration et le système politique du Pendjab. Elle aborde notamment le problème de l'afflux massif de réfugiés dans la région, et analyse les effets de ce changement démographique pour le nouvel État ; enfin, elle évoque aussi l'importance stratégique de cet État tampon.
8. Ibid.
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LE PENDJAB : DU SÉPARATISME À LA NORMALISATION DÉMOCRATIQUE ?
électoral séparé et des sièges réservés à l'Assemblée de l'État. Lorsque l'Assemblée constituante rejeta leur requête qui s'inscrivait en faux avec les valeurs laïques du nouveau régime, le parti Akali formula sa revendication pour la création d'un État pendjabiphone, autrement connu sous le nom de Punjabi Suba. Pour les dirigeants Akali, l'unique façon de préserver leur poids politique était de prévenir l'éclatement de leur communauté en faisant renaître le sentiment d'identité distinct des sikhs.
Cette revendication était motivée par l'absence de concessions constitutionnelles suffisantes garantissant les droits de la minorité sikhe. La lutte pour l'obtention d'une Punjabi Suba a fait l'objet de nombreuses analyses. Celle de Baldev Raj Nayar, qui se propose de classifier les diverses stratégies utilisées par le parti Akali, conserve toute sa pertinence. Elle s'articule autour de trois éléments pivots définis comme la stratégie constitutionnelle, la stratégie d'infiltration et celle d'agitation 9.
La stratégie constitutionnelle impliquait l'utilisation de méthodes relevant du cadre institutionnel établi. Mise en oeuvre dans l'arène politique pendjabie, elle supposait une infraction étroite entre la direction du parti du Congrès au centre et le parti au pouvoir dans l'Assemblée de l'État 10. Le porte-parole des sikhs, Master Tara Singh, reconnaissait en 1955 : « La couverture d'un État pendjabiphone sert parfaitement mes desseins dans la mesure où il ne porte pas atteinte au nationalisme 11. » Les sikhs n'obtinrent pas gain de cause car cette revendication reçut l'appui exclusif de leurs coreligionnaires, ce qui lui conférait d'emblée une teneur « communaliste ». Leur démarche était animée par la crainte d'une absorption par la majorité hindoue. Comme l'attestent ces autres propos de Master Tara Singh, « les sikhs sont hindous, et je suis convaincu qu'ils le sont, mais je ne le dis pas de peur que les hindous n'absorbent les sikhs 12 ».
L'hostilité du gouvernement central reposait, elle, sur trois principes qui ont guidé depuis l'indépendance la politique du centre à l'égard des revendications des États qui composent l'Union : a) aucune revendication de reconnaissance politique d'un groupe religieux ne saurait être prise en compte par le gouvernement central ; b) les mouvements ouvertement sécessionnistes ne seraient pas tolérés et pourraient être réprimés par la force si nécessaire ; c) aucune concession politique ne serait faite à des groupes culturels en conflit sans l'accord préalable des parties en cause. L'hostilité de la population hindoue du Pendjab mit d'emblée un obstacle a la concrétisation du projet 13.
Le parti du Congrès mettait sa réticence sur le compte des impératifs de sécurité. Pouvait-on être sûr de la loyauté des sikhs envers la nation indienne en cas de conflit avec le voisin pakistanais si l'on cédait sur leur exigence de voir se créer, dans le cadre même de l'Inde, un ter9.
ter9. BRASS, Language and Politics in Northern India, Cambridge University Press, 1974. 10. Baldev Raj NAYAR, Minority Politics in the Punjab, Princeton, New Jersey, 1966. H. Ibid.
12. Citation attribuée à Master Tara Singh, in P.C. JOSHI (éd.), Punjabi Suba: A symposium, National Book Club Publications, Delhi, p. 60.
13. Ibid., p. 37.
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ritoire à part entière pour leur population ? Craignant que le cas du Pendjab ne crée un précédent et n'entraîne dans son sillage d'autres États avec des conséquences fâcheuses pour le devenir de l'Union et la symbolique de la nation indienne, Nehru, alors à la tête du parti du Congrès, s'était farouchement opposé à la réorganisation linguistique de l'État du Pendjab 14.
La deuxième réorganisation du Pendjab : l'imbrication des critères linguistiques et religieux
Le principe n'en fut accepté qu'en 1966 par Indira Gandhi, en manifestation de sa reconnaissance des bons et loyaux services rendus par les sikhs à l'armée indienne durant le conflit indo-pakistanais de 1965. Le changement de critère mis en avant (le nouveau Pendjab regroupait officiellement les terres où l'emportait la langue pendjabie, et non une quelconque religion), qui coïncida avec le changement de direction à la tête du parti Akali, fut largement à l'origine de cette décision 15.
Le caractère captieux de la stratégie dissociant la langue de la religion n'échappa cependant à personne, puisque le pendjabi en caractères gurmukhi est la langue sacrée des sikhs et le véhicule de la révélation divine, alors que la majorité hindoue parlait, pour l'essentiel, elle, le hindi. Cette concession du centre renouait avec le mode de fonctionnement dit « transactionnel » du système fédéral indien.
Quelques années plus tard, le combat pour la sauvegarde de la démocratie mené par le parti Akali durant la période d'imposition de l'état d'urgence (1975-1977) — les Akalis mirent en avant la langue et non plus la religion — témoigna lui aussi de l'intégration politique des sikhs dans le courant national indien. La volonté de se démarquer de ce courant fut prise pourtant peu après, en 1978, quand le comité central du parti Akali, se radicalisant, adopta le document connu sous l'appellation de résolution d'Anandpur Sahib 16.
Cette résolution, formulée après une sévère défaite électorale du parti Akali en 1972, comprenait, outre des revendications territoriales, une aspiration à une autonomie accrue de l'État du Pendjab, dénonçant le traitement jugé discriminatoire du centre à l'égard des sikhs 17. Mais
14. Paul BRASS, Ethnicity and Nationalism, op. cit. Sur l'hostilité de Nehru à la constitution d'une province à majorité sikhe, on se référera aux propos de ce dernier : « Lorsqu'on parle à grand bruit de notre nationalisme, chacun a son idée de son type de nationalisme. Celui-ci peut être assamais, bengali, gujarati, d'Uttar Pradesh, pendjabi ou madrasi. Chacun a son propre nationalisme en tête, il utilisera le terme de nationalisme indien, mais en lui-même, il pense ce nationalisme dans les termes qui lui sont propres. Et quand deux types de nationalisme entrent en conflit, il y a danger. » Jawaharlal Nehru's Speeches, Indian Ministry of Information and Broadcasting, Delhi, septembre 1957-avril 1963, vol. 4.
15. NAYAR, op. cit., p. 72.
16. M.J. AKBAR met en avant cet argument in India: The Siège Within, Penguin, Delhi, 1985.
17. La résolution d'Anandpur Sahib, rédigée en 1973 et adoptée par le comité exécutif du parti Akali en 1978, est un document très controversé (il en existe trois versions) qui tente de définir la position des sikhs vis-à-vis du système fédéral indien. Selon cette résolution, le parti Akali serait l'incarnation des espoirs et aspirations de la nation sikhe et, à ce titre, tout à fait légitimé à la représenter. L'un des principaux objectifs politiques, assurer la prééminence de la Khalsa, est accompagné d'autres visées plus immédiates, comme ne plus avoir à partager Chandigarh avec
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CARTE I. — LE PENDJAB INDIEN DANS SON CADRE GÉOGRAPHIQUE
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ce document, aujourd'hui considéré comme la grande charte des revendications sikhes, dépassant le cadre d'un dialogue centre-État, témoignait des prétentions de l'Akali Dal à représenter les aspirations d'une hypothétique nation sikhe, qaum, et à mettre en oeuvre les préceptes de la Khalsa, « communauté des purs ». Elle témoignait surtout de la volonté de faire coïncider le Panth avec le cadre politique où l'identité sikhe pourrait pleinement s'exprimer. Cette résolution, manifeste politique, est le point de départ du mouvement ethno-nationaliste sikh.
2. Le militantisme sikh au service d'un mouvement ethno-nationaliste : la crise des années quatre-vingt
Le rôle ambigu du parti du Congrès dans ses velléités de concentration du pouvoir au prix d'une marginalisation politique des partis régionaux est directement à l'origine de profonds clivages entre communautés sikhes et hindoues, mais aussi de divisions au sein des sikhs. Pour consolider son emprise électorale, le parti du Congrès promut, aux fins de diviser l'Akali Dal, un prêcheur sikh, Sant Bhindranwale, à la tête d'un mouvement qui, de revivaliste, allait rapidement devenir extrémiste et échapper à son contrôle.
Jouant la psychose de perte d'orthodoxie des sikhs, les fondamentalistes sikhs usèrent abondamment du métacommentaire pour exacerber le clivage hindou-sikh. Pour créer un sens du « nous » au sein d'une communauté hétérogène, les militants mirent au point une série de dualismes rigoureux, opposant le masculin au féminin, l'hindou au sikh, l'État indien à la communauté sikhe. L'objectif du mouvement militant exprimait le souci de préservation de l'identité sikhe face à l'hindoue d'une part, et à l'État indien d'autre part, lesquels, par une série de glissements successifs, tendirent à se substituer l'un à l'autre : l'État indien fut présenté comme une institution hindoue imposée de force à la communauté sikhe. De nombreux groupuscules virent le jour, consacrant l'apogée du militantisme sikh. Parmi les principaux, le Dal Khalsa, dont l'idéologue Sardar Kapur Singh, auteur de plusieurs pamphlets définissant les concepts de Khalsa et d'État indépendant ou Khalistan, ouvertement communaliste, était un membre de PICS (Indian Civil Service, le grand corps de fonctionnaires créé par les Britanniques) à la retraite. Ce groupe commit attentats et sacrilèges avec la complicité et l'appui ouvert de son pendant à l'étranger, le National Council of Khalistan 18. Sa stratégie
l'État voisin d'Haryana. Elle évoque aussi la question d'un texte juridique, AU India Curudwara Act, qui pourrait étendre le contrôle du SGPC (Comité de gestion des gurudwaras) à tous les lieux de culte sikhs, et par là considérablement accroître le réseau de patronage de ce dernier hors du Pendjab.
18. Le National Council of Khalistan est l'un des principaux artisans du mouvement séparatiste en exil. Sur les développements relatifs à la proclamation d'un Khalistan et à la dérive fondamentaliste, une référence sûre est T.N. MADAN, « Fundamentalism and the Sikh Religious Tradition », in Martin MARTY et R. Scott APPLEBY (éds), Fundamentalism Observed, Chicago University Press, 1991, p. 594-627. Dans cet article, l'auteur analyse les étapes de la dégradation politique en soulignant le polycentrisme du fondamentalisme sikh, les membres du parti Akali, d'une part, et les terroristes extrémistes, d'autre part. Il considère les membres du parti Akali comme les fondamentalis192
fondamentalis192
LE PENDJAB : DU SÉPARATISME À LA NORMALISATION DÉMOCRATIQUE ?
était simple : entretenir un climat de terreur par des tueries sporadiques afin d'inverser les flux migratoires, créer la panique chez les hindous et déclencher l'exode de ces derniers hors du Pendjab, tandis que, parallèlement, les représailles attendues à rencontre des sikhs contraindraient ceux-ci à regagner leur État d'origine.
Un autre groupe important, le Babbar Khalsa, se lança dans une lutte acharnée contre les « hérétiques » (qui culmina dans l'assassinat de Baba Gurbachan Singh, chef de la secte sikhe des Nirankaris en 1980) et contre les propagateurs du communalisme hindou (tel Lala Jagat Narain, patron du groupe de presse Hind Samachar).
Le rôle de la diaspora
Il ne fait plus de doute que c'est hors de l'Inde que le mouvement séparatiste a puisé son idéologie et sa logistique pendant plus d'une décennie. La diaspora a compté pour beaucoup dans l'élan donné au mouvement pour le Khalistan dans les années quatre-vingt. Oa estime actuellement à deux millions le nombre de sikhs vivant hors de l'Inde. Cette communauté sikhe en exil est issue de trois vagues d'immigration. Jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les sikhs du Royaume-Uni se comptaient par milliers. La deuxième vague fut celle de 1947 consécutive à la partition. Le dernier flux migratoire sikh, mais non le moindre, succéda à l'opération Blue Star, c'est-à-dire à l'assaut, par l'armée indienne, en juin 1984, du Temple d'or d'Amritsar, heu sacro-saint des sikhs, et à la vague de violence anti-sikhe déclenchée par l'assassinat d'Indira Gandhi à l'automne 1984. Bien que relativement faible en nombre, ce dernier groupe, composé de fondamentalistes religieux, était farouchement opposé au gouvernement indien. Plus orthodoxes et plus motivés politiquement, ces derniers arrivants évincèrent leurs compatriotes rasés et non puristes du contrôle des gurudwaras et transformèrent ces dernières en forum de propagande anti-indienne. Un nombre important d'organisations virent le jour, propageant l'idée d'un Khalistan, État souverain, et apportant leur soutien aux réseaux terroristes en Inde.
Sans doute n'est-ce pas trop s'avancer que de dire qu'il n'y aurait sans doute pas de mouvement séparatiste pour la création d'un Khalistan sans l'incitation et l'aspiration qu'il reçut des sikhs installés au Royaume-Uni, aux États-Unis et au Canada : durant les années quatrevingt, les séparatistes du Pendjab ont trouvé soutien moral et appuis matériels auprès de leurs compatriotes expatriés.
Chaque organisation terroriste du Pendjab, ou presque, a sa contrepartie en Angleterre, au Canada, et aux États-Unis, où l'on trouve la Babbar Khalsa, PAkhand Kirtani Jatha, la
tes « originels » (ibid., p. 615). Un comité panthique de cinq membres, qui est l'organe central des quatre groupes principaux autour de la nébuleuse khalistani (Khalistan Commando Force, Khalistan Liberation Force, Babbar Khalsa, All-India Sikh Students Fédération). A sa tête, Sohan Singh, médecin dans les années cinquante, et directeur des services de santé de l'État du Pendjab dans les années soixante-dix, proche de Bhindranwale, s'est réfugié dans la clandestinité depuis son appel à la sédition en 1984.
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Khalsa Commando Force, la Khalsa Liberation Force, la Bhindranwale Tiger Force, l'International Sikh Youth Fédération. Des collectes de fonds destinés aux organisations mères indiennes étaient régulièrement faites dans les gurudwaras 19. Aujourd'hui, le mouvement s'essouffle. On peut en juger par la huitième convention internationale du Khalistan tenue au mois de juillet 1992 : l'atmosphère y était radicalement différente de celle de la convention de 1987, où Gurmej Singh Gill s'était improvisé Premier ministre de la République du Khalistan, à la tête d'un gouvernement en exil 20 : le mouvement est passé de l'enthousiasme au scepticisme.
Deux raisons principales peuvent expliquer ce changement. Le manque de cohésion du mouvement séparatiste au Pendjab est à l'origine de l'échec de la plupart des campagnes lancées par le mouvement pro-Khalistan, dérivant sous l'effet du factionnalisme et des querelles intestines. Les forces pro-Khalistan à l'étranger apparaissent ainsi aussi divisées que le sont les militants au Pendjab. Rivalités personnelles, soif de pouvoir ont entravé les réels objectifs du mouvement 21. Enfin, si le rêve lointain d'un Khalistan prenait réellement corps, peu de sikhs d'Occident seraient prêts à y vivre. D'ailleurs de quel Khalistan s'agit-il?
Les représentations géographiques d'un hypothétique Khalistan elles-mêmes n'ont jamais donné lieu à consensus. A son heure de gloire pourtant, le mouvement séparatiste avait mis en circulation une carte d'un Khalistan maximaliste, dont les frontières auraient inclus le Jammu, l'Himachal Pradesh dans son intégralité, l'Haryana, Delhi, des fragments d'Uttar Pradesh, le Rajasthan, ainsi que le Saurashtra pour donner à l'État un accès à la mer : une revendication parfaitement irréaliste 22.
L'implication du Pakistan: les accusations indiennes
Une situation frontalière telle que celle du Pendjab favorise les ingérences étrangères de voisins enclins à entretenir des situations troubles. Les accusations formulées dans le White Paper on Punjab Agitation, publié par le gouvernement indien en 1984, sont réitérées périodiquement. Ce document désormais historique accusa sans ambiguïté des forces extérieures souhaitant la désintégration de l'Inde, et nommément l'État voisin du Pakistan, d'avoir été l'instigateur du mouvement extrémiste sikh au début des années quatre-vingt 23. Pourtant, c'est plutôt dans la phase postérieure à 1986 que ce terrorisme sponsorisé prit effectivement corps. De source officielle indienne, le voisin et frère ennemi pakistanais apporterait son soutien aux militants en offrant à ceux qui fuient les autorités indiennes, refuge, camps d'entraînement et armes. De nombreux camps ont ainsi été identifiés en territoire pakistanais par les services indiens : depuis le début des années quatre-vingt, des camps d'entraînement à Kothatial,
19. Sunday, 28 août 1992.
20. Ibid.
21. Khushwant SINGH, My Bleeding Punjab, UPSB, Publishers, New Delhi, 1992. Voir aussi, du même auteur, A History of the Sikhs, Oxford University Press, Delhi, 1991.
22. White Paper on Punjab Agitation, Government of India, New Delhi, 10 juillet 1984.
23. « Pakistan's Involvement in Punjab Terrorism », Mainstream, 9 juillet 1988, p. 25-34.
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Niazbeg, Sialkot, Sargodha, Attock, Gujranwala, Sobha Singh, Rawalpindi, Nankana Sahib, Rahimyar Khan 24. En mai 1988, un document officiel du ministère de l'Intérieur indien, soumis au gouvernement pakistanais, et rédigé à partir des confessions de terroristes arrêtés, faisait état de l'aide financière et de l'asile donnés par le Pakistan et d'autres puissances étrangères aux partisans d'un Khalistan. De nombreux tracts en pendjabi distribués par les sikhs du Sindh pakistanais expriment sans ambiguïté leur reconnaissance au gouvernement d'Islamabad pour avoir accordé son soutien à la lutte khalistani des sikhs en Inde 25.
Au mois de juin 1993, une fois encore, le chef des forces de police du Pendjab, K.P.S. Gill, citait nommément quelques chefs de file des réseaux militants, réfugiés au Pakistan. L'utilisation d'explosifs sophistiqués dans les attentats de Bombay de mars 1993, enfin, relançait le débat de l'ingérence d'une main étrangère et notamment de l'implication de Tinter Service Intelligence, les services secrets pakistanais. Les objectifs stratégiques et politiques du Pakistan, selon New Delhi, sont d'encourager la division hindous-sikhs afin d'établir une ceinture sikhe pro-pakistanaise, très importante comme base de renseignements sur les mouvements et concentrations de troupes en cas de guerre, de maintenir les forces de sécurité indiennes concentrées à la frontière du Pendjab en entretenant des actes de violence sporadiques, et visent à terme à détruire la cohésion politique et ethnique des sikhs avec le reste du pays. Le Pakistan a toujours nié supporter le terrorisme sikh, sans vraiment convaincre les observateurs. En revanche, on peut douter qu'il soutienne réellement l'idée d'un État sikh théocratique à sa frontière.
Si l'activisme de la diaspora et le jeu pakistanais ont fourni au mouvement séparatiste d'efficaces soutiens, il reste que les conditions internes à l'Inde ont également pesé de tout leur poids. L'ampleur prise par le militantisme ne peut s'expliquer sans prendre en compte la dérive du système politique de l'État du Pendjab et l'érosion progressive des relations centre-État à l'aube des années quatre-vingt.
Le tournant de 1984-1985 : échecs sur tous les fronts
En 1984, le Temple d'or d'Amritsar, sacro-saint pour les sikhs, fut transformé en arsenal et bastion de terroristes par Bhindranwale et ses disciples armés. Le conflit politique tourna quasi à la guerre civile, lorsque, en juin 1984, dépassée par un mouvement qu'elle avait à l'origine fomenté, Indira Gandhi, bafouant les sentiments sikhs, dépêcha les troupes fédérales à l'assaut du temple. Cette victoire militaire, marquée par la mort de Bhindranwale, tourna au fiasco politique total. L'entrée de l'armée dans le lieu saint, perçue par les plus modérés comme un sacrilège, nourrit une spirale de violence, marquée par l'assassinat du Premier ministre Indira Gandhi en novembre et, en rétorsion, par des pogroms anti-sikhs à l'instigation d'élus du Congrès. Cette succession d'événements eut deux conséquences. Elle provoqua
24. « A Familiar Link, another ISI Action? », Frontline, 9 avril 1993.
25. « Terrorist Diaspora », The Statesman, 19 mai 1993, 31. « Peace is the First Step », Pioneer, 17 juin 1992.
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un sentiment durable d'aliénation de la communauté sikhe, se réfugiant dans les symboles évocateurs du martyre et de la tradition militante sikhe, et consolida un sentiment national sikh. Longtemps phénomène réservé à l'élite Jat-Sikh, caste rurale majoritaire au sein du Panth, ce sentiment gagna progressivement toutes les strates de la communauté. Ainsi les clivages préexistants entre ruraux sikhs et Mazhabis intouchables, Ramgarhias, caste d'artisans, et Khatris et Aroras, castes de marchands, ont fusionné en une seule identité ethnique englobante, transcendant toutes les identités politiques et socio-économiques antérieures. Cette cohésion fut éphémère, mais elle s'affirma avec force lors de la consolidation du vote sikh, contre le parti du Congrès en décembre 1984 (élections nationales au Lok Sabha), puis en faveur du parti Akali aux élections à l'Assemblée du Pendjab, en 1985 : PAkali Dal y emporta un succès sans précédent, avec 80 °/o des voix et 73 sièges sur 117. Entre ces deux consultations électorales, Rajiv Gandhi, fils d'Indira Gandhi devenu Premier ministre après l'assassinat de sa mère, avait cherché un accord négocié avec Harchand Singh Longowal, dirigeant d'une faction modérée de PAkali Dal, dite Akali Dal L. Souvent interprété comme une étape décisive dans la voie d'une politique de compromis, l'accord Rajiv Gandhi-H.S. Longowal en 1985 semblait prometteur.
Nombre de revendications territoriales, économiques et religieuses qui avaient nourri l'agitation sikhe avant juin 1984 et n'avaient pu faire l'objet de négociations sous Indira Gandhi furent reconnues. Pour le parti Akali, l'accord était le point de départ du rétablissement du processus démocratique. Bien qu'il ait fait d'emblée l'objet d'interprétations contradictoires et ait souffert de l'assassinat de Longowal par des extrémistes sikhs en août 1985, il symbolisait l'engagement des deux parties à poursuivre la quête d'une solution politique. Surjit Singh Barnala, membre modéré du parti Akali, à la tête du nouveau gouvernement constitué après le raz de marée Akali en septembre 1985, succéda à Longowal avec la mission ardue de mettre en oeuvre le règlement négocié par son prédécesseur.
L'accomplissement de cette tâche dépendait de deux facteurs : la capacité de Barnala à marginaliser les militants sikhs et leurs alliés au sein du système politique dans le cadre des institutions et des structures politiques du Pendjab, et son aptitude à mettre effectivement en oeuvre le contenu de l'accord. Les élections de septembre 1985, boycottées par les militants, ouvraient la voie d'une normalisation.
Une combinaison ad hoc, la commission Matthew, était constituée en 1986 aux fins de procéder à l'identification des villages pouvant servir de contrepartie à PHaryana en échange de sa cession de Chandigarh, capitale conjointe des États du Pendjab et de PHaryana depuis 1966. Mais quatre mois plus tard, ces espoirs s'effondraient devant l'absence de coordination entre le centre et le gouvernement régional 26.
26. L'une des pierres d'achoppement était due à la question des subdivisions administratives de Fazilka et d'Abohar (district de Faridkot) revendiquées par l'Haryana depuis sa création concomitante à celle du nouveau Pendjab en 1966. Les tentatives d'identification des villages pouvant être cédés en contrepartie de Chandigarh ne prenaient pas en compte cette revendication.
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Si le gouvernement de New Delhi considérait le ministère Barnala comme un outil d'endiguement des militants et du terrorisme, il ne lui donna pas les moyens d'oeuvrer en ce sens. La stratégie à court terme du parti du Congrès détruisit en bloc l'édifice de normalisation ébauché 27. L'imposition du régime d'administration directe en mai 1987 sonnait le glas de cette tentative de solution négociée. Restait dès lors un conflit ouvert entre les extrémistes et le pouvoir central.
3. De la dictature des militants à la remise en marche de la vie politique
Dans un État sombrant dans l'anarchie, la poussée extrémiste changea de nature. La multiplication de groupes distincts ou rivaux, soumis à une répression policière violente mais longtemps inefficace, encouragea la dérive terroriste au Pendjab même, et hors de l'État.
L'imposition du code « panthique », ou le régime de la terreur
Tandis que les plus modérés des radicaux s'efforçaient de donner une couverture constitutionnelle à leur séparatisme 28, les plus extrémistes — le Comité panthique —, imposaient un « code de conduite » draconien à une population sous le joug de la terreur, et censée réformer ses moeurs. Les consignes imposées par les « militants » portèrent initialement sur l'interdiction de l'alcool et du tabac, ainsi que sur la prescription d'un végétarisme strict. Par la suite, un code vestimentaire fut imposé dans les universités et les écoles, turbans et écharpes, couleur safran, celle du drapeau des nationalistes sikhs. Enfin, l'interdiction de chanter l'hymne national indien dans les établissements scolaires du Pendjab visait à nuire à l'intégration « émotionnelle » du Pendjab et en particulier des sikhs dans la fédération indienne. Les militants les plus radicaux, hissant des drapeaux noirs chaque 26 janvier, à Tarn Taran, bastion des terroristes, symbolisaient ainsi leur désaveu de la jeune République indienne célébrant ce jour-là son anniversaire.
Le « Code panthique » fut l'objet de la résistance de la presse de gauche dans les fiefs de Jalandhar, de Patiala et de Ludhiana. Mais les visées du diktat extrémiste — faire en sorte qu'une culture exclusivement « sikhe » supplante progressivement une culture pendjabie — semblèrent pourtant s'imposer peu à peu.
L'enjeu de la langue fut remis à l'ordre du jour. Une véhémente campagne anti-hindi supplanta celle des années soixante, instrumentale, on l'a vu, dans la revendication d'une
27. Un exemple : à la veille d'élections dans l'État voisin d'Haryana, le parti du Congrès décida de retirer son soutien au gouvernement Barnala au Pendjab, espérant que cela aiderait ses performances électorales en Haryana, plaçant, ce faisant, les intérêts du parti au-dessus de l'intérêt national.
28. Nouveau leader Akali, S.S. Mann, dans un mémorandum adressé en janvier 1990 au gouvernement central, appliquait les principes des relations internationales à ce qui relève en fait des rapports centre-État.
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Punjabi Suba. Le but avoué de cette campagne était de générer une hostilité anti-hindi sans précédent parmi les sikhs.
Au début des années quatre-vingt-dix, le gouvernement du Pendjab céda aux injonctions des militants, allant jusqu'à faire cesser toute publicité dans les journaux en hindi tandis que la station régionale de All India Radio cessait de diffuser les nouvelles en hindi. L'usage de l'ourdou et du persan furent prescrits là où le terme pendjabi ferait défaut.
Les militants ne se contentèrent pas de directives, ils veillèrent à ce qu'elles soient appliquées par la menace et par la force. Ainsi le refus de s'incliner coûta la vie au directeur d'Ail India Radio, R.K. Talib, en décembre 1990, ainsi qu'à un de ses confrères, Manchanda, chef de la station de Patiala, décapité, et dont la tête fut symboliquement envoyée au gouvernement central en mai 1992.
Le rôle de la presse en langue vernaculaire dans la controverse opposant nationalistes séparatistes sikhs à la nation indienne reflète lui aussi la dualité du nationalisme pendjabi. Le rédacteur en chef d'un grand quotidien de Jalandhar, Ajit, accusé par le gouvernement central d'être le porte-parole des militants sikhs (en publiant, entre autres, les notices nécrologiques des martyrs du combat khalistani), rendit à grand renfort de publicité sa « Padma Shri » récompense honorifique nationale suprême. On retrouvait là le dilemme « professionnalisme ou nationalisme », l'un imposant que toute nouvelle ou tout événement, n'en déplaise au gouvernement, paraisse dans les journaux, l'autre que les intérêts suprêmes de la nation passent par la suppression de tout article jugé contraire aux valeurs nationales indiennes. Le groupe de presse rival à'Ajit, le Hind Samachar, ne s'est jamais départi pour sa part d'une position ultra-nationaliste, pendjabie et pro-hindoue, et en paya le prix.
Tandis qu'elles se radicalisaient, les diverses factions du mouvement extrémiste soumises à la répression policière au Pendjab tentaient de se renforcer en étendant leurs opérations hors de l'État.
La diffusion du terrorisme hors du Pendjab
Les réseaux militants, loin de rester circonscrits aux confins géographiques de l'État du Pendjab dans ses frontières actuelles, ont ainsi étendu leurs ramifications dans de nombreux États de l'Union. Durant la décennie quatre-vingt et jusqu'à aujourd'hui, le problème de l'insurrection extrémiste de la région du Terai dans l'État d'Uttar Pradesh s'est intensifié jusqu'à devenir une crise à grande échelle touchant toute l'Inde septentrionale.
Toute une histoire de migrations, de colonisation et de rivalités intercommunautaires fait que ce phénomène doit être analysé dans sa dimension régionale. Dans la région du Terai, les conditions d'une guérilla sont réunies. Les militants des divers groupes trouvent refuge et abri dans les forêts inextricables du piémont himalayen. Parmi les forces les plus importantes à y avoir établi leur quartier général figure la Bhindranwale Tiger Force of Khalistan (BTFK).
Cette importante faction militante opérait par attaques sporadiques dans les États voisins
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de PHaryana et de PHimachal Pradesh. D'autres groupuscules plus agressifs visaient ouvertement les membres de la communauté hindoue. Le terrorisme, un phénomène au départ périphérique à la dynamique politique du Terai, est devenu endémique dans la région.
Le Terai est devenu au début des années quatre-vingt le foyer de rivalités entre une partie de la population portant les stigmates d'un système féodal suranné, en grande partie dominé par les Jats-Sikhs, et de son pendant composé d'hommes d'affaires et de commerçants hindous, quasi-reproduction du système sociopolitique du Pendjab.
Des organisations militantes sikhes opèrent aussi, de source gouvernementale indienne, à Delhi, victime de plusieurs attentats, en Uttar Pradesh, en Himachal Pradesh ainsi qu'au Rajasthan. Le foisonnement d'organisations militantes en Uttar Pradesh est certes la résultante du déploiement massif des forces de sécurité au Pendjab. Alors que la frontière qui sépare le Pendjab indien du Pendjab pakistanais devient de plus en plus hermétique — les mesures serrées prises pour stopper l'infiltration par la frontière trop poreuse qui s'étend sur 146 kilomètres ne sont pas sans évoquer celles qui, il y a peu, séparaient les deux Berlin : miradors, barbelés, vigiles nocturnes, patrouilles régulières —, le Rajasthan offre encore une voie d'accès aisée au Pakistan.
L'implantation des militants dans l'Himachal Pradesh, à l'instar de celle du Terai, n'est pas un phénomène contemporain. Des tensions ancestrales entre sikhs et la police de l'État pour le contrôle d'une gurudwara furent le prétexte attendu des militants pour tisser des liens avec les sikhs de la région.
Les États périphériques, comme l'Assam, le Bengale et le Cachemire, foyers de mouvements souterrains, tremplins vers l'étranger, sont aussi privilégiés par les terroristes en quête d'asile. En mai 1993, la saisie d'explosifs sophistiqués, après un attentat à Calcutta, suggérait l'implication des militants sikhs. En Assam, à l'automne 1992, certains éléments prônaient la coopération entre le mouvement sécessionniste ULFA (Front uni de libération de l'Assam) et les militants du Pendjab.
En juillet 1992, l'arrestation du terroriste Manjit Singh mettait en lumière l'opération K2, projet d'envergure visant à mettre en place une coopération entre groupes terroristes cachemiris et sikhs : un tel projet témoignait de l'ampleur du réseau terroriste et de la sophistication de son organisation à l'échelle indienne : des armes en provenance du Pakistan devaient être acheminées par le Koutch vers Ahmedabad (Gujarat), pour être ensuite convoyées vers le Maharashtra, l'Uttar Pradesh, l'Assam et jusqu'au Tamil Nadu, dans le Sud profond du pays.
Cette dispersion du militantisme originaire du Pendjab demeure toutefois fort ambiguë. Signe de force, ou de faiblesse? La seconde hypothèse n'est pas moins probable, dans la mesure où le terrorisme groupusculaire n'a plus grand-chose à voir avec l'aspiration identitaire. L'affaiblissement du mouvement militant n'exclut pas qu'il se durcisse, a fortiori quand la répression gouvernementale marque des points. Or, il semble bien à cet égard qu'un tournant politique ait été pris récemment. L'effet du contre-terrorisme policier s'en trouve changé.
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La politique de répression : des contre-effets à une normalisation en cours ?
Après l'échec de la politique de compromis, tournant court en 1985-1986, la mise en place en 1987 du régime d'administration directe, plaçant le Pendjab sous l'autorité du gouverneur, agent du pouvoir central, ouvrit la voie à une nouvelle politique de répression du terrorisme, marquée par nombre d'excès policiers. La marginalisation des modérés favorisa une nouvelle fois la montée des extrémistes et déboucha sur une intervention policière massive, conduite sous l'égide du gouverneur Siddharta Shankar Ray, un ancien ministre en chef congressiste du Bengale rompu à la lutte anti-extrémiste, et flanqué d'un chef de la police venu de Bombay, Ribeiro. Cette politique dure ne fit qu'accentuer le ressentiment de la population sikhe à Pencontre du gouvernement de New Delhi, jugé ouvertement anti-sikhs.
Face à cette dérive, les gouvernements qui se sont succédé au centre depuis 1989 n'ont su restaurer l'équilibre. Le gouvernement de Front national de V.P. Singh, qui aurait pu, dans ses onze mois passés au pouvoir, présenter une alternative au parti du Congrès, relégua en fait le problème du Pendjab à Parrière-plan, empêtré qu'il était dans ses conflits internes et dans le jeu politique national. Le gouvernement de son successeur, Chandra Sekhar, ne fut pas plus efficace. Ce fut donc encore au parti du Congrès, sous l'égide de Narasimha Rao qu'incomba en 1991 la tâche d'un règlement négocié 29. La normalisation amorcée depuis février 1992 repose sur une double démarche : d'une part, une poursuite de la répression, plus efficace car mieux ancrée dans les rapports de force propres à la communauté sikhe ; d'autre part, une reprise de la vie politique locale, scandée de nouveau par les échéances électorales.
Les mesures prises pour faire face au terrorisme endémique depuis 1992 ne sont pas sans évoquer celles utilisées en 1988. Une répression policière massive, organisée sous la direction du chef des forces de police K.P.S. Gill 30, exploite une faille importante des sikhs, leur absence d'unité notoire. Le facteur trahison y joue en l'affaire un rôle important : trahison des compagnons d'armes, ou trahison du Panth. Gill, Jat-sikh lui-même, considère qu'il est confronté à un problème interne à la communauté sikhe et qu'en l'espèce il s'agit d'une lutte entre Jats, militants d'une part, force de police d'autre part. Il a opté avec succès, semble-t-il, pour la tactique qui consiste à les dresser les uns contre les autres, en remplaçant les forces paramilitaires chargées de veiller à la sécurité de l'État par des Jats locaux 31. La coopération des villageois dans la lutte contre le terrorisme reflète pour sa part le sentiment de lassitude et
29. Rao avait un lourd passé vis-à-vis du Pendjab : il était ministre de l'Intérieur du gouvernement central lors des émeutes anti-sikhs qui suivirent l'assassinat d'Indira Gandhi, et dont les instigateurs n'ont jamais été condamnés. Devenu Premier ministre en juin 1991, il commença par prolonger l'administration directe au Pendjab, avant de réamorcer, en 1992, le processus électoral.
30. Kanwar Pal Singh Gill est présenté comme un héros national pour ses succès dans la répression antiterroriste. Les chiffres officiels de victimes au sein des civils, des policiers et des terroristes parlent pour l'efficacité des méthodes de Gill: ils sont passés (entre 1991 et 1993) de 2 591 à 1 518 à 16, de 497 à 252 à 15 et de 2 177 à 2 113 à 331.
31. « K.P.S. Gill, True Grit », India Today, 15 avril 1993.
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de révolte de la population à Pencontre des terroristes transformant l'État non en un Khalistan, mais en un « Ujadistan », un « pays de ruines ».
Cette apparente évolution des mentalités permet en même temps la reprise d'une vie politique plus conforme aux normes. L'organisation des élections à l'Assemblée du Pendjab, en 1992, laissait planer l'incertitude. Ces élections symbolisaient certes le retour au fonctionnement du jeu démocratique au terme de cinquante-sept mois de régime d'administration directe. Mais l'appel au boycott lancé par les militants et les diverses factions du parti Akali rendit relative l'issue du scrutin, puisque le taux de participation, d'une faiblesse record, tomba à moins de 20 %. Le Congrès l'emportait massivement, mais par défaut. On pouvait croire que la façade démocratique du nouveau gouvernement du Pendjab, conduit par Béant Singh, ne résoudrait rien, les problèmes inhérents à l'État restant posés, le terrorisme compris.
La restauration apparente du processus démocratique a pourtant été corroborée par la tenue d'élections locales au panchayats de l'État en 1993. Le fort taux de participation à ce scrutin (82 %) témoignait du relâchement du joug de la terreur. Les analyses optimistes voient dans l'événement deux signes positifs pour l'avenir : si une atmosphère de stabilité et de paix s'instaure, l'impact politique et idéologique des militants pourrait disparaître. De ce point de vue, ces élections marquent un tournant dans la stratégie politique du militantisme au Pendjab, soumis plus que jamais aux coups de boutoir de la répression antiterroriste. Il est significatif également qu'aucun groupe militant n'ait lancé d'appel au boycott, contrairement aux élections législatives de 1992.
La crise du Pendjab, dépassant la dimension d'un mouvement ethno-nationaliste, a servi au total de révélateur de failles structurelles du système politique indien, aussi bien en ce qui concerne les dérives toujours possibles des mouvements modérés régionaux qu'en ce qui concerne les forces politiques dominant la scène indienne. Depuis l'émergence et la floraison du militantisme au Pendjab, les diverses factions du parti Akali (modérées au départ), avaient fait l'objet de marginalisation progressive. Mais l'ascendant des militants ne fut pas le seul facteur à l'origine de cette marginalisation, l'attitude ambiguë du parti Akali, trahissant un certain opportunisme reposant sur la conviction qu'il tirerait avantage de la propagande fondamentaliste, anti-gouvernement central et anti-hindoue, y contribua, elle aussi largement. Par ailleurs, la responsabilité du parti du Congrès fut déterminante dans la dégénérescence du système politique local. La conjugaison de ces facteurs contraignit les membres des factions modérées du parti Akali à prendre conscience qu'ils n'étaient plus maîtres du jeu et qu'il ne leur restait plus qu'à s'aligner sur les positions des militants, ou à se taire. Les élections des panchayats en janvier 1993 ont ainsi constitué la première occasion réelle pour l'es Akali de rétablir les règles du jeu politique classique. En outre, ces élections ont renforcé la base du Congrès dans le Pendjab rural, et peuvent être perçues comme la reconnaissance accordée par la population à un gouvernement minoritaire qui a su restaurer la paix.
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Notons enfin que cette participation populaire retrouvée s'inscrit dans l'esprit des réformes relatives à une plus grande décentralisation, encore en cours d'élaboration et dont les termes pourraient satisfaire les velléités d'autonomie accrue de la majorité de la population du Pendjab, en prévenant l'éclatement de l'Union indienne, l'une des dernières grandes fédérations mondiales.
L'Inde dans l'après-guerre froide
Gilles Boquerat*
La politique extérieure indienne, telle qu'elle se mit peu à peu en place au lendemain de l'indépendance, était d'abord l'affirmation du libre arbitre. Deux siècles de colonisation britannique n'avaient pu que renforcer la détermination des nouveaux dirigeants du pays de se protéger contre les interférences des grandes puissances. Le non-alignement, comme prolongement logique du nationalisme, naquit de la volonté du pays de reprendre en main son destin et de la revendication du droit de juger les événements selon leurs mérites et en fonction des intérêts nationaux et non des desiderata de telle ou telle puissance. A cet égard, il fit parti, aux côtés du respect des normes démocratiques, de la laïcité de l'État, du socialisme comme idée guidant le développement économique, de ces grands principes en accord avec lesquels les gouvernements indiens successifs devaient — la plupart du temps — agir. Or, le tournant des années quatre-vingt-dix a démontré que ces articles de foi n'étaient pas atemporels. L'Inde multiconfessionnelle a d'autant moins échappé à la vague fondamentaliste des années quatrevingt que ses dirigeants ont en la matière joué avec le feu. Quant au socialisme et au nonalignement, la disparition de l'Union soviétique leur a porté un rude coup. Avec la fin de la guerre froide est venu pour l'Inde le temps de repenser sa politique extérieure. Elle a perdu une bonne partie de la marge de manoeuvre que lui avait fait gagner l'affrontement Est-Ouest : en lieu et place d'un monde bipolarisé qui donnait un sens au non-alignement et autorisait la perspective de rentes géostratégiques, l'Inde doit aujourd'hui évoluer dans un monde dominé par des puissances partageant des préoccupations politiques et économiques largement convergentes et dont les organismes créanciers internationaux qu'elles contrôlent se font l'interprète auprès des pays sous-développés. Certaines préoccupations anciennes, comme la mondialisation du système d'économie de marché ou la non-prolifération d'armes de destruction massive, côtoient d'autres facteurs ignorés jusqu'ici tels le respect des droits de l'homme, la lutte contre le terrorisme ou la défense de l'environnement. Mais, dans tous les cas, la disparition de l'opposition Est-Ouest, en redonnant la priorité à la dichotomie Nord-Sud, a considérablement renforcé les moyens de pression, et la capacité à interférer avec les droits
* Centre de sciences humaines, New Delhi.
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souverains des États moins bien lotis, des pays les plus riches. De fait, non seulement ceuxci possèdent pratiquement tous les atouts : capacité financière, puissance militaire et maîtrise technologique, mais mal en prend de surcroît aux États du Sud qui voudraient remettre en cause la nouvelle donne internationale.
Les aléas de la « déidéologisation » : de l'URSS à la Russie de Boris Eltsine
La guerre froide avait du bon. I.K. Gujral, qui a été ambassadeur à Moscou (1976-1980) et ministre des Affaires étrangères du gouvernement de V.P. Singh, exprimait cette pensée lorsqu'il déclarait que « les fruits de la guerre froide ne furent pas tous uniformément mauvais, la division du monde en deux systèmes mutuellement opposés en fait hâta l'émancipation des nations et des gens et offrit aux déshérités de la planète des occasions de s'affirmer 1 ». L'Inde, qui n'avait eu de cesse de dénoncer l'influence débilitante de la guerre froide sur les relations internationales, avait rapidement saisi le parti qu'elle pouvait en tirer en jouant l'un contre l'autre lorsque, en situation de crise, aussi bien économique que militaire, la souveraineté et l'intégrité du pays semblaient être menacées. Au besoin, en opérant un glissement sémantique : le non-alignement ne devait plus correspondre à l'originelle « intention de rester à l'écart des politiques et des groupes de puissance alignés les uns contre les autres », mais à la notion plus restrictive, lorsque l'assistance militaire américaine fut requise lors du conflit avec la Chine en 1962, que le non-alignement signifiait simplement « la nonadhésion à des pactes ou à des alliances militaires 2 ». Cela devait, dans la perspective d'un nouveau conflit avec un Pakistan qui serait alors soutenu par les États-Unis et la Chine, autoriser le traité de paix, d'amitié et de coopération avec l'URSS signé le 9 août 1971 et qui incluait une clause de sécurité prévoyant que les deux parties se consulteraient sur les mesures à prendre en cas de menace pesant sur l'une ou l'autre. Toutefois, la démarcation entre le non-alignement et l'appartenance à un système d'alliance était alors devenu si ténu que Morarji Desai, lorsqu'il accéda au poste de Premier ministre en mars 1977, promit une politique de véritable non-alignement, sans suspicion d'une quelconque alliance avec quelque partie que ce soit. Les années suivantes furent marquées par une volonté de rééquilibrage dans les relations de l'Inde avec les superpuissances. L'intervention soviétique en Afghanistan que le gouvernement indien refusa de condamner ouvertement, mais ne considérait pas moins comme un développement tout aussi contraire à ses intérêts stratégiques dans la région que la conclusion de l'alliance militaire américano-pakistanaise en 1954, représenta le moment où l'amitié éprouvée par le temps (time-tested friendship) avec Moscou pouvait se révéler embarrassante. Il devint alors impératif de signifier aux Soviétiques que le soutien indien ne pou1.
pou1. of the Twenty-First Century, Indira Gandhi Mémorial Trust, New Delhi, 1993, p. 347.
2. Propos tenus par Jawaharlal Nehru le 7 septembre 1946 et le 31 décembre 1962. Cités respectivement in J. NEHRU, India's Foreign Policy - Selected Speeches, New Delhi, 1961, p. 2, et The Times of India, 1er janvier 1963.
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vait être considéré comme assuré mais devait être « mérité ». Cela ne devait toutefois pas remettre en cause les aspects positifs des relations privilégiées avec Moscou qui avaient notamment permis d'obtenir un armement relativement sophistiqué (70 % du matériel militaire importé par l'Inde étaient d'origine soviétique) à des conditions particulièrement avantageuses. On comprendra dès lors que, avec l'arrivée de Gorbatchev au pouvoir, la « déidéologisation » des relations américano-soviétiques, le dégel entre Pékin et Moscou et, plus généralement, la moindre priorité accordée aux liens avec les pays amis du tiers monde aient été perçus avec quelque inquiétude par New Delhi. D'ailleurs, le gouvernement indien manifesta plus d'empressement que son homologue soviétique pour la reconduction du traité de 1971 pour vingt nouvelles années. A peine celle-ci avait-elle été acquise, que survenait à Moscou le coup d'État des conservateurs du régime communiste et la destitution de Gorbatchev qui fut accueillie avec peu d'émotion par le gouvernement indien.
La page fut définitivement tournée sur les relations étroites entre New Delhi et Moscou lors de la visite de Boris Eltsine en Inde en janvier 1993. La veille de son départ pour la capitale indienne, il observa que l'attitude de Moscou à l'égard de l'Inde avait longtemps reposé sur la capacité de l'URSS à jouer la carte indienne contre les États-Unis et la Chine, et que, dorénavant, il n'était pas dans l'intention de la Russie d'avoir avec l'Inde des relations « qui soient dirigées contre un pays tiers 3 ». Fini le temps où la visite de hauts dirigeants soviétiques était l'occasion d'accords d'aide. Encore aux mois de novembre 1986 et 1988, lors des deux visites de Gorbatchev en Inde, des prêts, respectivement de 1,5 et 5 milliards de roubles, avaient été octroyés. Outre la signature d'un traité d'amitié et de coopération signé le 28 janvier 1993 et singulièrement aseptisé avec l'absence de toute clause de sécurité, la visite du président russe servit surtout à régler l'épineux problème du remboursement de la dette en parvenant à un accord sur la parité entre la roupie et le rouble. Autre signe de la « normalisation » des relations entre New Delhi et Moscou, il était acquis que la roupie perdrait son rôle de monnaie d'échange dans les relations commerciales entre les deux pays. En 1991-1992, l'URSS ne comptait plus que pour 9,2 % des exportations indiennes, soit deux fois moins qu'en 1985-1986 lorsque l'Union soviétique était le premier client de l'Inde. Quant à la promesse des Russes d'assurer la fourniture des pièces détachées, qui font crûment défaut à l'armée indienne, et d'envisager la production en commun de certains équipements militaires, elle risque de se heurter à la désorganisation de l'industrie militaire russe. D'ores et déjà, l'accord de crédit de 680 millions de dollars accordé l'an dernier par la Russie à l'Inde pour l'achat de pièces détachées est resté largement lettre morte, les entreprises d'armement refusant de se plier aux engagements du Kremlin, ce qui a obligé l'Inde à traiter directement, et au prix fort, avec elles. Si, par ailleurs, Eltsine a repris la position soviétique traditionnelle sur le Cachemire, à savoir que cette province fait partie intégrante de l'Union indienne, il reste à savoir si la Russie emploiera, comme l'URSS a pu le faire par le passé, le droit de veto sur toute résolution portant sur cette question qui pourrait déplaire à l'Inde.
3. The Times of India, 26 janvier 1993.
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De sérieux doutes sont apparus quant à la fiabilité de la diplomatie russe, notamment après la décision prise à la mi-juillet 1993 d'annuler, face aux pressions américaines, le transfert de technologie qui devait accompagner la vente à l'Inde de moteurs de fusées cryogéniques destinés à un nouveau lanceur susceptible de placer sur orbite géostationnaire une charge utile de deux tonnes. Malgré les assurances indiennes que l'accord signé en janvier 1991 entre les agences spatiales indienne (Indian Space Research Organization : ISRO) et à l'époque soviétique (Glavkosmos) ne pouvait avoir d'application autre que civile, Washington estima que la vente contrevenait à l'accord sur la non-prolifération de technologie balistique (Missile Technology Control Régime : MTCR) — auquel ni la Russie, ni l'Inde n'ont adhéré 4 — qui avait été formulé en avril 1987 par le G7 à l'initiative des États-Unis et qui visait à interdire l'exportation de matériel pouvant servir au développement de missiles d'une portée supérieure à 300 kilomètres et avec une charge utile d'au moins 500 kilos (depuis janvier 1993, ces seuils minimaux ont été supprimés et, a priori, tout transfert de composants et technologie balistiques peut tomber sous le coup du MTCR). Le National Defence Authorisation Act, voté par le Congrès américain en 1990, fournit le cadre légal aux sanctions imposées en mai 1992, et pour deux ans, interdisant à des compagnies américaines de commercer avec ces deux agences spatiales.
La marche arrière opérée par les autorités russes a fait grand bruit en Inde où l'on accuse les États-Unis d'avoir tout le programme indien de développement de missiles en point de mire et de chercher à prévenir le déploiement du missile balistique Prithvi, d'une portée de 250 kilomètres, et surtout la mise au point du missile à portée intermédiaire (environ 2 500 kilomètres) Agni qui pourrait être doté de têtes nucléaires. Au moins les Indiens ont-ils eu la consolation de voir les États-Unis se résoudre à annoncer, le 25 août 1993, des sanctions économiques à Pencontre de la Chine et du Pakistan — en interdisant l'accès au marché américain aux compagnies et organismes chinois et pakistanais incriminés durant deux années — pour la livraison par la Chine de composants de missile M-11 au Pakistan en contravention avec le MTCR. Ces pays, qui n'ont pas adhéré au MTCR, avaient déjà été sanctionnés en juin 1991 lorsque pesèrent des soupçons de même nature. Les sanctions avaient par la suite été levées en février 1992 sur la bonne foi des assurances données par le ministre des Affaires étrangères chinois.
4. Toutefois, lors de la visite à Washington au début septembre 1993 du Premier ministre russe Victor Chernomyrdin, un protocole d'accord fut conclu entre Américains et Russes visant à imposer un contrôle strict sur les exportations de technologie balistique.
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L'emprise de la Pax americana
La question nucléaire
La décision russe de complaire aux desiderata américains en matière de non-prolifération de technologie balistique, en dépit des assurances données par Eltsine lors de sa visite en Inde que le contrat signé entre Glavkosmos et PISRO serait entièrement respecté, est porteuse de futures batailles diplomatiques — d'autant plus difficiles à mener que le contrepoids soviétique n'existe plus — contre une oligarchie internationale formée par les pays les plus industrialisés. La première de ces batailles est certainement celle qui porte sur la ratification par l'Inde du traité de non-prolifération nucléaire. Des pourparlers bilatéraux sur cette question ont récemment été institués entre l'Inde, d'une part, et les États-Unis, le Japon, l'Allemagne et la Grande-Bretagne, d'autre part. L'Inde a toujours refusé de signer ce traité, malgré les demandes répétées des États-Unis, en se réfugiant derrière l'argument selon lequel il est discriminatoire car il ne remet pas en cause la possession de l'armement nucléaire par les pays qui l'avaient acquis avant le 1er janvier 1967, et que la ratification du traité n'a pas empêché certains pays signataires de chercher à développer un armement nucléaire. De plus, il vise à une non-prolifération horizontale tout en autorisant une prolifération verticale qui permet aux pays déjà en possession de Parme nucléaire de la perfectionner. En dépit des pressions internationales, un fort courant nationaliste existe en Inde autour du maintien de l'option nucléaire considérée comme un élément essentiel de la sécurité du pays et comme un symbole de sa souveraineté. Par le passé, même l'Union soviétique avait davantage respecté que partagé la décision indienne de ne pas ratifier le traité de non-prolifération nucléaire. D'ailleurs l'URSS, en novembre 1991, vota à l'ONU en faveur d'une résolution pakistanaise demandant à ce que l'Asie du Sud soit déclarée zone dénucléarisée. Cette résolution faisait suite à une proposition faite à l'instigation de l'administration américaine par le Premier ministre pakistanais, Nawaz Sharif, en juin de la même année, pour la convocation d'une conférence réunissant à ce sujet les États-Unis, l'URSS, la Chine, l'Inde et le Pakistan. Sur ce point, New Delhi a répété à satiété que l'élimination des armes nucléaires ne pouvait en aucun cas être considérée comme un problème simplement régional, notamment en regard de l'arsenal nucléaire chinois et de la présence dans l'océan Indien de sous-marins porteurs d'ogives nucléaires.
Depuis 1974, année où l'Inde procéda à une explosion nucléaire « pacifique », les positions divergentes de New Delhi et de Washington sur la question nucléaire ont empoisonné, au même titre que les liens militaires entre Washington et Islamabad, les relations indoaméricaines. Les Indiens ont dû parfois ménager les susceptibilités américaines à en croire un ancien président de la commission indienne à l'Énergie atomique, M.R. Srinivasan, qui a rapporté que, lorsque fut considérée la possibilité de conduire des essais supplémentaires après la première explosion du 7 mai 1974, de hauts fonctionnaires indiens avaient alors conseillé au gouvernement d'y renoncer sous peine de nouvelles réactions négatives venant de
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Washington 5. Toutefois, l'Inde refusa de se soumettre aux conditions prévues par la loi de non-prolifération nucléaire votée en 1978 par le Congrès et qui devait conduire l'administration américaine à suspendre la livraison d'uranium enrichi pour l'usine atomique de Tarapur en vertu d'un accord signé en 1963 pour trente ans. Le contentieux fut néanmoins réglé à l'amiable lorsque, lors de la visite d'Indira Gandhi à Washington, l'administration Reagan décida en juillet 1982 que la France fournirait le combustible jusqu'à l'expiration du contrat en octobre 19936. Celle-ci ne clôt toutefois pas le dossier puisque les Américains, prônant maintenant l'arrêt de la production de matière fissile, s'inquiètent de l'usage fait du combustible irradié que les Indiens aimeraient retraiter. Ils semblent craindre que, sans supervision internationale, le combustible retraité soit utilisé à des fins militaires.
Les années quatre-vingt ont vu une nette amélioration des relations indo-américaines, et cela malgré l'octroi au Pakistan d'une aide militaire importante en tant qu'État de la ligne de front dans le conflit afghan. Une coopération militaire, formalisée avec la visite de Caspar Weinberger en novembre 1986 — c'était la première fois qu'un secrétaire américain à la Défense se rendait en Inde —, devait même se développer, les États-Unis acceptant notamment de collaborer à la réalisation de l'avion de combat léger indien. Surtout, Washington paraissait alors disposé à admettre une prédominance indienne en Asie du Sud en entérinant l'envoi de l'armée indienne au nord du Sri Lanka en 1987 ou encore pour déjouer un coup d'État aux Maldives l'année suivante. Pendant la guerre du Golfe, le gouvernement de Chandra Shekhar devait autoriser le ravitaillement en carburant sur le sol indien des avions de transport de PUS Air Force faisant la navette entre la base américaine de Clark aux Philippines et celles situées dans le Golfe. Peu après, le commandant en chef des forces armées américaines basées dans le Pacifique, Claude Kickleighter, devait avancer des propositions visant au renforcement graduel de la coopération militaire par des contacts plus fréquents entre les états-majors des deux pays, qui furent discutées lors de la visite aux États-Unis, en août 1991, du chef de l'armée de terre indienne, le général S.F. Rodrigues. Un des objectifs du Pentagone fut d'associer l'Inde au maintien de la liberté de navigation dans l'océan Indien. A la fin mai 1992, les marines des deux pays ont participé à des manoeuvres conjointes. Il n'y avait rien eu d'équivalent, rappelèrent certains, même aux beaux jours de l'amitié indo-soviétique, et il n'y a pas si longtemps que New Delhi dénonçait l'existence de la base navale américaine de Diego Garcia.
Inde, États-Unis et Pakistan
Traditionnellement, les relations indo-américaines sont d'autant plus cordiales que les relations américano-pakistanaises sont tendues. Or, au tournant des années quatre-vingt-dix, le Pakistan avait perdu de son importance stratégique pour les États-Unis avec le retrait sovié5.
sovié5. Hindu, 26 juin 1993.
6. La France, qui a entre-temps ratifié le traité de non-prolifération nucléaire, a fait savoir qu'elle ne poursuivrait pas la livraison d'uranium enrichi au-delà de la date d'expiration de l'accord de 1963.
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tique d'Afghanistan. Le programme nucléaire pakistanais fut mis sur la sellette lorsque le président Bush refusa d'assurer au Congrès américain que le Pakistan n'était pas sur le point de se doter d'une dissuasion nucléaire. En conséquence de quoi, et en vertu de l'amendement Pressler, l'aide économique et militaire américaine à ce pays fut suspendue le 1er octobre 1990. Sur le problème particulièrement sensible du Cachemire, l'administration américaine, après la résurgence à la fin des années quatre-vingt d'un militantisme indépendantiste soutenu politiquement, moralement et sans nul doute militairement par le Pakistan, avait même choisi de se ranger sur la position indienne, mettant l'accent sur une solution bilatérale et pacifique dans le cadre des accords de Simla signés en 1972. Washington demanda à Islamabad de stopper son aide aux militants cachemiris et pendjabis. Une aide qui, conjuguée à l'existence sur le territoire pakistanais de réseaux terroristes liés à la présence d'anciens combattants de la cause islamique en Afghanistan, a conduit l'administration américaine à envisager de placer le Pakistan sur la liste des « États terroristes ».
Cette possibilité, et les sanctions afférentes, a été récemment écartée au vu d'un relatif retour en grâce du Pakistan, et l'adoption d'une attitude équidistante envers les deux pays ravive, pour les Indiens, les mauvais souvenirs des lendemains de la guerre sino-indienne de l'automne 1962, lorsque le département d'État et surtout le Pentagone avaient rechigné à satisfaire les demandes d'aide militaire indienne pour ne pas risquer de couper les ponts avec le Pakistan, ce qui avait à l'époque laissé la porte grande ouverte au développement des liens indosoviétiques dans le domaine militaire. De fait, si les États-Unis n'ont plus besoin du Pakistan pour espionner les sites d'essai de missiles intercontinentaux en Asie centrale soviétique ou pour fournir des armes à la résistance afghane, Islamabad peut encore servir les intérêts américains en coopérant à la sécurité du golfe Persique ou en projetant l'image d'un islam modéré dans les nouvelles républiques d'Asie centrale. La nouvelle administration américaine, outre les implications pour l'Inde de la croisade anti-proliférationniste évoquée plus haut qui provoqua des commentaires en Inde peu amènes 7, a rapidement érodé le capital de sympathie dont les démocrates jouissent traditionnellement auprès de l'opinion publique indienne. Un haut fonctionnaire du département d'État, John Mallott, lors de son passage en mai 1993 dans la capitale indienne, a fait grincer quelques dents lorsqu'il réaffirma que les violations des droits de l'homme par les forces de sécurité au Cachemire pourraient peser de façon négative sur les relations indo-américaines. Le mois suivant, la Chambre des représentants votait un amendement dont l'objet était de rendre les 345 000 dollars alloués à un programme de formation d'élèves-officiers indiens dans des académies militaires américaines conditionnels à une déposition présidentielle assurant le Congrès américain que des décisions étaient prises pour remédier aux exactions des forces militaires indiennes. Mallott s'était aussi amèrement
7. « Le concept même de contrôle des armements devient un euphémisme en Occident pour interdire l'accès à une technologie moderne à des sociétés non occidentales » a écrit C. RAJA MOHAN dans The Hindu du 5 août 1993. K. SUBRAHMANYAM alla même jusqu'à parler de « l'imposition d'un colonialisme technologique raciste » (The Economie Times, 7 août 1993). Certains n'ont pas oublié que l'Inde avait dû renoncer à obtenir des États-Unis un second ordinateur surpuissant du fait du droit de regard sur son utilisation que les États-Unis se réservaient.
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plaint qu'il n'y avait pas eu de mesures prises, comme l'arrêt de la production de matière fissile, pour écarter le risque d'un conflit nucléaire entre l'Inde et le Pakistan. Après avoir souligné qu'une solution bilatérale ne pourra se fonder sur le dos des Cachemiris et donc que ceux-ci doivent être associés de près à toute négociation indo-pakistanaise, les États-Unis sont allés plus loin en rappelant, fin octobre 1993, qu'ils n'avaient en fait jamais reconnu le choix fait par le maharajah de rattacher le Cachemire à l'Inde, et que cet État restait donc « territoire contesté », s'attirant ainsi les protestations officielles du gouvernement indien.
Le poids du leadership américain
Il n'y a pas si longtemps, le gouvernement américain s'était élevé contre la vente à l'Iran d'un petit réacteur nucléaire de recherche, avait exprimé son déplaisir quant à la vente de riz à Cuba et avait obligé une entreprise indienne à renoncer à la livraison à la Syrie d'un produit chimique pouvant être utilisé comme gaz neuroplégique. L'Inde fait par ailleurs partie des pays envers lesquels Washington a imposé des sanctions commerciales dans le cadre de l'article 301 de la loi sur le commerce et la concurrence, pour ne pas respecter les droits de propriété intellectuelle et industrielle en matière de brevets ou de copyrights. En mai 1992, l'Inde se vit retirer le bénéfice de concessions tarifaires, dans le cadre du système généralisé de préférences, sur ses exportations pharmaceutiques et chimiques.
Avec la menace communiste disparue, l'Inde se retrouve face à face avec le leadership américain et l'influence qu'il commande dans le champ financier international à un moment où le succès du programme de réformes économiques engagé par le ministre des Finances, Manmohan Singh, à Pété 1991, est tributaire des subsides de l'aide étrangère. Au niveau des relations économiques strictement bilatérales, non seulement les États-Unis sont le premier partenaire commercial, absorbant 16,4 % des exportations indiennes en 1991-1992, mais qui plus est l'Inde arrive, dans ses échanges avec les États-Unis, à dégager un excédent. Par ailleurs, plus de 50 % des investissements étrangers approuvés durant les six premiers mois de 1993 sont américains 8. Ce n'est pas la première fois que l'Inde est confrontée à de sérieuses difficultés économiques qui l'amènent à dépendre de l'aide étrangère, mais le contexte international est radicalement différent de ce qu'il était, par exemple, lors de la crise financière de 1957-1958. L'érosion des réserves de devises au moment où était lancé le deuxième plan quinquennal (1956-1961) avait conduit le gouvernement à faire massivement appel à des prêts étrangers. Les États-Unis avaient alors jugé de leur intérêt de répondre aux demandes d'assistance financière indiennes en dépit des réticences qu'inspiraient le non-alignement et la socialisation de l'économie car, pensait-on, mieux valait le maintien au pouvoir d'un gouvernement modéré et non communiste que de prendre le risque d'avoir « une Inde faible [qui] pourrait bien conduire à la perte de l'Asie du Sud et du Sud-Est au profit du communisme 9 ».
8. The Hindustan Times, 10 août 1993.
9. Rapport au Conseil national de sécurité, le 10 janvier 1957, Foreign Relations ofthe United States, 1955-1957, vol. VIII, p. 35-36.
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Ironie de l'histoire, les Américains qui, à l'époque, se méfiaient du prosélytisme chinois et voyaient d'un mauvais oeil l'apparente cordialité des relations sino-indiennes pourraient bien aujourd'hui contribuer à la reprise d'un dialogue constructif entre Pékin et New Delhi ébauché lors de la visite en Chine de Rajiv Gandhi en octobre 1988, au sortir d'une longue période d'hibernation diplomatique consécutive à la guerre de 1962. Face à l'omnipotence américaine, Li Peng, lorsqu'il s'est rendu à New Delhi en décembre 1991, en avait appelé à une opposition commune aux « oligarchies internationales ». Le résultat le plus probant de ce rapprochement a été obtenu au regard de l'épineux contentieux frontalier avec l'accord survenu le 7 septembre 1993, lors du déplacement en Chine de Narasimha Rao. En attendant un règlement définitif du problème frontalier, politiquement délicat pour tout gouvernement indien 10, les deux parties s'engagent à respecter la ligne de contrôle actuel, ce qui aura pour première conséquence d'autoriser des retraits de troupes de part et d'autre de la frontière. Il ne saurait toutefois être question d'envisager un retour à la grande époque de l'amitié sinoindienne au cours de la première moitié des années cinquante, lorsque l'Inde voyait dans le développement de ses relations avec la Chine le fer de lance du renouveau asiatique après le traumatisme de la colonisation et un modèle de la coexistence pacifique entre régimes politiques différents. Si les deux pays pouvaient parler à l'époque sur un pied d'égalité, au cours des quatre décennies qui se sont écoulées depuis, la Chine a réussi à conforter un statut international de grande puissance, notamment en tant que membre, depuis 1971, du Conseil de sécurité des Nations unies, en tant que puissance nucléaire reconnue, ou de par son dynamisme économique, qui fait encore défaut à l'Inde.
Le spectre de la dette
La crise des liquidités internationales connue par l'Inde au début des années quatre-vingtdix est sans précédent. Les 5,5 % de taux de croissance annuel moyen enregistrés au cours des années quatre-vingt, rompant ainsi avec le Hindu growth rate de 3,5 % des trois premières décennies de la planification (1950-1980), avaient été notamment atteints au prix d'un dérapage des dépenses de l'État — dans le cadre du plan et hors plan — qui avaient augmenté bien plus rapidement que les recettes publiques. Les années Rajiv (1985-1989) ont notamment vu les dépenses de défense dépasser pour la première fois la barre des 4 % du PNB alors que l'Inde devenait le premier pays importateur d'armes dans le monde. Pour combler le déficit budgétaire, l'État avait été obligé de faire fonctionner la planche à billets et de recourir à l'épargne privée et à des emprunts à l'étranger. Pour répondre aux besoins en devises, le gou10.
gou10. conclusion d'un règlement définitif est compliquée par l'adoption par le Parlement indien, au lendemain de la guerre sino-indienne, d'une résolution contre la cessation de territoire à la Chine. Une inflexibilité qui avait aussi conduit le gouvernement indien à insister — avant de finalement y renoncer — pour qu'un règlement de la question frontalière précède la normalisation dans d'autres domaines des relations entre les deux pays.
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vernement indien dut de plus en plus recourir, à partir du milieu des années quatre-vingt, à côté de l'aide publique, à des emprunts auprès de banques internationales et à des transferts de capitaux effectués par des Indiens résidant à l'étranger {Non Résident Indians : NRI), ce qui revint, dans les deux cas, à s'en remettre à des prêts de nature commerciale (période de maturité courte et taux d'intérêt élevés) qui eurent pour effet d'aggraver l'endettement du pays.
Les effets conjugués de l'invasion du Koweït par l'armée irakienne en entraînant un renchérissement passager des prix du pétrole (les produits pétroliers représentent un quart des importations totales du pays) et une diminution nette des transferts de la main-d'oeuvre émigrée, d'une part, et l'instabilité politique que connaissait alors le pays avec la chute de deux gouvernements en cinq mois (celui de V.P. Singh en novembre 1990, puis celui de Chandra Shekhar en mars 1991), d'autre part, précipitèrent la crise de confiance qui s'empara des bailleurs de fonds internationaux, publics comme privés, et se traduisit notamment par des sorties massives de capitaux de la part des NRI. Le prêt de 1,8 milliard de dollars obtenu auprès du FMI en janvier 1991 n'offrit qu'un court répit et, en juin, les réserves de change tombèrent à un niveau équivalent à une quinzaine de jours d'importations. Le pays était, pour la première fois de son histoire, au bord de la cessation de paiements et, pour honorer ses engagements, fut obligé de mettre en gage une partie de ses réserves d'or. Restaurer la confiance des créanciers devenait une priorité. Cet impératif déboucha sur la dévaluation de la roupie en juillet 1991, puis la présentation du budget 1991-1992 le 24 du même mois, qui s'inscrivirent dans le cadre d'un programme de libéralisation dont les grands axes devaient être une stricte discipline monétaire et fiscale, une compression de la sphère d'intervention de l'État dans la vie économique, une stimulation de la concurrence intérieure et une intégration dans l'économie mondiale passant par une dérégulation de l'industrie et du commerce et l'ouverture aux investissements étrangers. De fait, les satisfecit accordés par le FMI et la Banque mondiale à l'application du programme de libéralisation économique permirent de mobiliser l'aide internationale. Ainsi, au début juillet 1993, le consortium d'aide à PIndé promit 7,4 milliards de dollars d'aide, un montant en hausse par rapport aux deux années précédentes. Dans le même temps, le niveau des réserves de devises est passé de 1,1 milliard de dollars en juin 1991 à 6,4 milliards de dollars à la fin mars 1993. Ce qui ne doit cependant pas masquer le fait que le redressement des liquidités internationales reste précaire puisqu'il est alimenté avant tout par les crédits du FMI, et que les importations au cours du second semestre 1992, une fois relâchées les restrictions imposées en 1991, ont augmenté bien plus vite que les exportations. Le très officiel Economie Survey 1992-1993 notait qu'étant donné la récession mondiale et la lente reprise économique dans les pays industrialisés, la croissance des exportations indiennes ne sera pas suffisante pour répondre aux besoins en importations du pays. Quand bien même Manmohan Singh rappelait récemment que « l'aide est un mécanisme politique et [que] nous vivons dans un monde d'équations politiques inégales 11 », il faudra
11. The Hindu, 18 septembre 1993. 212
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un certain temps avant que les investissements directs étrangers atteignent un niveau respectable, et « il y aura toujours besoin de financements exceptionnels dans le moyen terme 12 ». Or, la dette extérieure s'élevait, en septembre 1992, à 87 milliards de dollars et les remboursements ont atteint le seuil symbolique de 30 % des revenus à l'exportation alors qu'ils ne représentaient que 9,3 % de la valeur des exportations en 198113.
Les nouvelles aires d'intérêt : Asie orientale et Asie centrale
L'accent mis sur la dimension économique dans le nouveau cours diplomatique a inévitablement amené le gouvernement indien à se tourner vers les zones de croissance aujourd'hui les plus dynamiques, et donc vers Paire Asie-Pacifique. L'Inde ne cache d'ailleurs pas qu'elle souhaiterait avoir le statut d'observateur au sein de l'APEC, l'union économique AsiePacifique. Des initiatives ont déjà été prises pour le renforcement des liens avec les pays de l'Asie orientale et de PASEAN. Narasimha Rao a été, en septembre 1993, le premier chef de gouvernement indien à se rendre en Corée du Sud. Cela faisait suite à une visite officielle en Thaïlande au printemps dernier et à une autre au Japon l'année dernière. Ces pays qui avaient été très tôt marginalisés sur l'échiquier diplomatique de l'Inde indépendante du fait qu'ils étaient perçus comme des partenaires relativement mineurs en Asie et surtout gravitant dans l'orbite américaine à une époque où l'Inde non alignée était habitée par le dialogue avec les grandes puissances. Plus tard, la Malaisie devait bien proposer en 1979, au nom de PASEAN, le statut de partenaire sectoriel à l'Inde, mais la décision de New Delhi de ne pas condamner l'intervention vietnamienne au Cambodge rendit cette proposition caduque. Le développement de la marine indienne sous Rajiv Gandhi, et la présence d'une base navale dans les îles Andaman et Nicobar, guère éloignées des côtes malaises et indonésiennes, ne plaidaient pas davantage en faveur d'un rapprochement. La disparition de toute possibilité de collusion militaire indo-soviétique dans l'océan Indien devait permettre une décrispation. Des exercices navals se sont même déroulés depuis entre les marines indienne, indonésienne et singapourienne, et un protocole d'accord sur la coopération dans le domaine de la défense fut signé avec la Malaisie. En janvier 1992, l'Inde fut conviée à entamer un dialogue avec l'ASEAN dans les domaines du commerce, de l'industrie, de la science et de la technologie ainsi que du tourisme. Une interaction plus poussée, intégrant les questions stratégiques, ne pourra prendre place que si l'Inde arrive à se mettre d'accord avec les États-Unis sur le contenu à donner à un accord de sécurité couvrant l'Asie. Quant au Japon, où le Premier ministre indien, Narasimha Rao, s'est rendu en juin 1992, il est devenu le premier pays créditeur de l'Inde et une source potentielle majeure d'investissements privés et de transferts de technologie.
12. Economie Survey 1992-1993, Ministry of Finance, Government of India, 1993, p. 120.
13. « India's External Debt », Economie and Political Weekly, 5 juin 1993, p. 1155.
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L'autre aire géographique que l'Inde s'est attachée à redécouvrir est l'Asie centrale. Les développements dans cette région pourraient avoir des répercussions non seulement sur la dimension régionale de sa sécurité, ne serait-ce que par la présence d'ogives nucléaires au Kazakhstan, mais aussi sur sa cohésion socio-politique interne face au danger que représenterait une dérive islamisante dans ces nouveaux États. Narasimha Rao, qui était en Ouzbékistan et au Kazakhstan en mai 1993, a souligné lors de son déplacement qu'il était impératif que l'Asie centrale soit exempte « d'idéologies extrémistes, de camps d'entraînement de militants, d'infiltration illégale d'armes, de terroristes et de narcotiques 14 ». Il s'agit aussi de contrecarrer la propagande, notamment sur la question du Cachemire, du Pakistan qui dispose déjà d'un point d'ancrage dans la région depuis qu'en novembre 1992 il fut décidé à Islamabad que l'Organisation de coopération économique {Economie Coopération Organization: ECO) comprenant la Turquie, l'Iran et le Pakistan s'élargirait à l'Afghanistan, l'Azerbaïdjan, le Kirghizstan, le Tadjikistan, le Turkménistan et l'Ouzbékistan. New Delhi n'a eu de cesse, lors des premiers contacts avec les autorités de ces nouvelles républiques, d'obtenir de celles-ci l'assurance de leur détermination à défendre le principe de la laïcité et un engagement de leur part à ne pas soutenir de positions qui porteraient atteinte à l'unité et à l'intégrité territoriale de l'Inde.
La permanence des tensions en Asie du Sud
La crainte d'un activisme islamiste en Asie centrale est le reflet direct du rôle important joué par l'identité religieuse dans les relations interétatiques en Asie du Sud. L'Inde demeure le seul État laïque de la région, même si parfois les États voisins jugent politiquement judicieux de projeter diplomatiquement l'Inde comme une nation hindoue. Le Pakistan a été fondé sur l'idée que les régions de l'Empire des Indes où les musulmans étaient majoritaires devaient constituer un État souverain. Au Bangladesh, la référence à la laïcité a disparu de la Constitution en 1977 et l'islam a été déclaré religion d'État en 1988. Au Sri Lanka, depuis 1972, la Constitution reconnaît au bouddhisme un statut privilégié, et l'influence du clergé bouddhiste sur la vie politique sous la présidence Premadasa n'a fait que croître. Au Népal, la nouvelle Constitution issue du mouvement populaire pour la restauration de la démocratie de 1989 maintint la notion de « royaume hindou ». Il en va de même pour le bouddhisme au Bhcutan. Les partis islamistes au Bangladesh et au Pakistan ont prospéré au temps de la dictature militaire et pèsent aujourd'hui d'un poids non négligeable, directement ou indirectement, sur la détermination des orientations politiques dont les effets sont visibles non seulement au niveau national mais aussi régional. Rappelons que Nawaz Sharif avait accédé au poste de Premier ministre avec le soutien du parti fondamentaliste Jamaat-e-Islami. De même, le Bangladesh Nationalist Party du Premier ministre bangladeshi, la bégum Khaleda Zia, a
14. TheHindu, 11 juillet 1993.
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dû compter sur le soutien au Parlement du Jamaat-e-Islami du Bangladesh pour former un gouvernement au lendemain des élections de février 199115. Le sous-continent indien est un terrain fertile pour l'exploitation politique par les partis fondamentalistes de tout bord de contentieux bilatéraux à connotation plus ou moins ouvertement religieuse (la question du Cachemire, le problème tamoul au Sri Lanka, le sort des gens d'origine népalaise au Bhoutan, les réfugiés Chakmas du Bangladesh, etc.). En Inde même, le Bharatya Janata Party, réuni à Calcutta au printemps 1993 pour sa convention annuelle, a déclaré la chasse aux immigrés bangladeshis installés en Inde dans l'espoir d'améliorer leur condition d'existence en prenant toutefois soin de distinguer entre les « bons » réfugiés économiques qui sont des hindous supposés fuir les persécutions religieuses au Bangladesh et qui à cet égard méritent d'être accueillis en Inde, et les « mauvais » réfugiés qui sont des musulmans considérés comme des « infiltrateurs » chargés de déstabiliser les districts frontaliers en Assam et au Bengale et qui doivent être renvoyés toutes affaires cessantes dans leur pays. Les effets pervers sur la coopération régionale d'une polarisation du sous-continent autour d'identités religieuses se sont fait sentir après les débordements confessionnels dirigés contre la minorité hindoue au Pakistan et au Bangladesh suite à la destruction de la mosquée d'Ayodhya le 6 décembre 1992. La première conséquence fut l'ajournement de la réunion annuelle des chefs d'État et de gouvernement des pays du SAARC 16 qui devait se dérouler courant décembre à Dacca. L'adoption en janvier, par le Parlement du Bangladesh, d'une résolution affirmant que la destruction de la mosquée avait heurté les sentiments religieux des musulmans du Bangladesh valut une réponse énergique du gouvernement indien qui rappela que cela constituait une interférence inacceptable dans les affaires intérieures indiennes. Le gouvernement du Bangladesh se défendit en expliquant que cette réaction contredisait le principe énoncé par Nehru selon lequel « les communautés vulnérables et les héritages communs devraient être considérés comme des questions d'intérêt partagé entre les pays de l'Asie du Sud 17 ».
Sur fond d'exacerbation des particularismes religieux, l'établissement de relations diplomatiques entre l'Inde et Israël en janvier 1992, quarante-deux ans après la reconnaissance de l'État juif et un mois après avoir soutenu aux Nations unies la révocation de la résolution datant de 1975 qui associait le sionisme à une forme de racisme, ne pouvait que prendre une acuité particulière. Jusqu'ici, les gouvernements indiens successifs avaient lié la normalisation des relations avec Israël à un retrait des territoires arabes occupés et la reconnaissance du droit des Palestiniens à l'autodétermination. Une position pro-arabe qui participait de la présence d'une large minorité musulmane en Inde, et de la recherche — largement infructueuse — du soutien des pays arabes sur les différends avec le Pakistan, en particulier des
15. Récemment, le Jamaat-e-Islami a fait pression sur le gouvernement de la bégum Zia pour que le contentieux indo-bangladeshi sur le barrage de Farakka soit soulevé lors de l'Assemblée générale des Nations unies.
16. South Asian Association For Régional Development, Association sud-asiatique pour la coopération régionale, dont sont membres les sept pays d'Asie du Sud : Inde, Pakistan, Bangladesh, Népal, Bhoutan, Sri Lanka, Maldives.
17. Pioneer, 12 août 1993.
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riches États pétroliers du Golfe. Si certains rapprochèrent la décision indienne de la nécessité de se concilier l'influent lobby juif américain, d'autres ne tardèrent pas à évoquer le parti que pourrait tirer le gouvernement de l'expérience israélienne dans le domaine militaire et notamment dans la conduite d'opérations anti-insurrectionnelles 18.
Rien ne reflète mieux le désarroi de la classe politique indienne face au nouvel hégémonisme occidental que les critiques adressées au gouvernement par des députés, membres de la commission des Affaires étrangères du Parlement, faisant remarquer que durant les dernières années la politique étrangère du pays avait perdu ses points de repères et qu'en conséquence il y avait une impuissance croissante à résister aux pressions extérieures 19. Certains souhaiteraient réhabiliter le non-alignement dans sa conception originelle d'opposition à l'hégémonisme d'une grande puissance ou d'un bloc de puissances, lui donner pour raison d'être le combat contre l'iniquité des relations Nord-Sud et enfin renouer avec une capacité à prendre des décisions selon les mérites d'une situation et à la lumière des intérêts nationaux. Voeu pieux, diront d'autres, qui mentionnent que, face aux nouvelles réalités internationales, l'Inde se trouve handicapée par la marginalisation du tiers monde qui n'a peut-être jamais été aussi dépendant des marchés de capitaux du Nord, et par sa propre perte de crédibilité du fait d'une incapacité chronique à venir à bout des demandes sécessionnistes et de la violence sociale résultant des frictions religieuses, ethniques ou de caste.
18. La normalisation des relations avec Israël fut chaleureusement accueillie par le BJP. Un historien proche de ce parti, M.L. Sondhi, ne manqua pas d'entrevoir un parallèle avec la situation intérieure indienne : « La diplomatie indienne doit aussi reconnaître la logique inhérente d'Israël en tant qu'État juif. Il ne sert à rien de considérer le caractère sioniste [de l'État hébreu] comme un virage anachronique vers la théocratie [...]. Israël a un caractère démocratique-laïque similaire à l'Inde. Son tissu social inclut des musulmans, des druzes, des chrétiens, des bahais et d'autres groupes minoritaires. Toutefois, la tâche première d'Israël reste avant toute autre chose de fournir un sanctuaire pour les Juifs qui sont persécutés à travers le monde. » (Pioneer, 14 février 1992.)
19. The Hindu, 17 juillet 1993.
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Identité nationale et realpolitik :
entre Chine et Occident, l'Inde de 1989
face au printemps de Pékin
Jean-Luc Racine
La construction nationale se forge d'abord à l'intérieur des frontières, mais elle se renforce aussi dans le positionnement qu'affiche chaque État sur l'échiquier international, particulièrement quand sont en cause ou des voisins, ou des pays de poids comparable, ou les grands principes qui définissent, en même temps que le type de régime politique, une large part de l'identité nationale. Pour l'Inde, la Chine se trouve être, à ce triple titre, un point de repère majeur vis-à-vis duquel la construction nationale se réfère, que les choses soient dites ou non.
Dites, elles le furent d'abord. L'Inde se libère de la tutelle britannique en 1947. Deux ans après cette indépendance, Mao Zedong assied pour de bon son régime. Voisins, les deux États les plus peuplés du monde sont aussi les héritiers en ligne directe de grandes et vieilles civilisations. Les relations sont plutôt bonnes entre les deux États qui entendent, chacun à sa manière, s'affranchir de la tutelle de l'Occident dominateur. Pendant un temps, le slogan hindi fait florès : « Hindi chini bhai bhai. » Indiens et Chinois sont frères, et lors de la conférence de Bandoung qui lance en 1955, à l'initiative de Nehru, de Sukarno et de Nasser, le mouvement des non-alignés, Zhou Enlai représente la Chine, venue en observatrice. Les deux voisins se retrouvent pour accepter les cinq principes de la coexistence pacifique, au rang desquels la non-ingérence dans les affaires intérieures des États tiers. Quand Pékin, en 1959, annexe pour de bon le Tibet par la force, l'Inde, berceau du bouddhisme, proteste somme toute mollement et, pour l'essentiel, se borne à accueillir les réfugiés tibétains, dalaï-lama en tête. Les choses se dégraderont vraiment par la suite, jusqu'à la courte guerre sino-indienne de 1962, marquée par l'incursion facile des troupes chinoises dans l'actuel Arunachal Pradesh, alors Agence de la frontière du Nord-Est, revendiquée par Pékin qui ne reconnaît pas la ligne MacMahon, séparant depuis 1914 l'Inde britannique du Tibet. Pékin retire ses troupes du front de l'Est, une fois donnée la leçon. Mais à l'ouest, au-delà du Ladakh, la courte guerre se solde par une nouvelle avancée chinoise, définitive celle-là, en bordure de PAksai Chin déjà occupé de longue date. Le contentieux frontalier s'alourdit encore quand, en 1963, la Chine et le Pakistan échangent des territoires, au-delà du Karakorum, sur les marges d'un Cachemire que l'Inde revendique en son entier. La rupture entre la Chine et l'Union soviétique entraîne
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HÉRODOTE
une redistribution des alliances : l'Inde et l'Union soviétique signent, en 1971, un traité d'amitié, tandis que les États-Unis aident un Pakistan qui s'entend fort bien avec Pékin.
Plus profondément, l'Inde et la Chine pourraient apparaître comme en compétition idéologique majeure, si du moins l'Inde pesait aussi lourd que la Chine sur l'échiquier mondial. Pendant des décennies, les deux plus grands États du monde n'ont-ils pas représenté deux options antithétiques du développement du tiers monde, deux idéologies politiques distinctes, sinon Opposées ? Passé la fascination exercée un temps par la Chine de la « Révolution culturelle », et en cette fin des années quatre-vingt où l'image de Mao s'estompe derrière l'ouverture au marché international, l'Inde semblait avoir une carte à jouer, et pouvoir, par contraste avec la répression des aspirations démocratiques de la Chine de 1989, rappeler au monde qu'elle avait pour sa part suivi une autre voie. Ce ne fut guère le cas.
D'un géant l'autre, comment la crise chinoise du printemps 1989 a-t-elle donc été perçue et commentée en Inde ? Le gouvernement indien a parfaitement joué le jeu de la non-ingérence dans les affaires intérieures d'un pays tiers. Est-ce seulement parce que, après trente ans de brouille, les relations entre les deux immenses voisins laissaient depuis peu espérer un début de normalisation? La presse indienne, elle, a très largement couvert l'événement, ou plutôt, s'en est fait l'écho à partir de dépêches d'agences. Illustration classique, mais exceptionnellement intéressante, des effets du système mondial d'information sur un grand pays du tiers monde. Car cette dépendance envers des sources essentiellement occidentales (et japonaises) laisse transparaître une façon de rendre compte et d'analyser qui n'est pas celle de l'Occident.
Y aurait-il donc, quoi qu'on dise à juste titre de la diversité des tiers mondes, un fil ténu mais solide reliant dans la même méfiance envers l'Occident dominateur les pays tiers, communistes ou pas ? Comment expliquer par ailleurs que, pendant des semaines, à l'heure où le crédit idéologique accordé au modèle communiste s'effritait plus encore, ni le gouvernement de New Delhi ni une presse libre et pluraliste n'ont d'emblée, soulignant le contraste avec le régime chinois, chanté la démocratie indienne ?
Les silences de New Delhi : realpolitik et crise idéologique
Dix jours après l'entrée des tanks sur la place Tien Anmen, Rajiv Gandhi, alors Premier ministre, opposait encore à des journalistes indiens une fin de non-recevoir (le 15 juin : « Nous étudions les dépêches venues de Chine. Je ne voudrais pas faire de commentaires pour le moment »). Ses premiers commentaires, c'est à la presse française qu'il les confia, un mois plus tard, lors de sa venue à Paris. Démarche en quatre points :
— rappel des valeurs humanistes, et cliché obligé sur les vertus de la non-violence : « Nous ne pensons pas que de tels problèmes puissent se régler militairement... Les solutions militaires sont transitoires et peuvent au mieux gagner du temps. La non-violence est la seule issue ouverte. »
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IDENTITÉ NATIONALE ET REALPOLITIK : L'INDE DE 1989 FACE AU PRINTEMPS DE PÉKIN
— componction diplomatique dans l'évaluation des événements : « Ce qui est advenu nous a fort attristés... »
— mise en pratique du principe de non-intervention dans les affaires intérieures du voisin : « ... mais nous croyons qu'il revient aux Chinois de faire fonctionner leur système comme ils l'entendent, et que nous n'avons pas à interférer en la matière ».
— explication claire, enfin, du contexte bilatéral et des vrais enjeux, tels que les voit le gouvernement indien : « Nos relations ont été si difficiles toutes ces années ! Nous sommes juste en train de les normaliser depuis ma visite de décembre. Nous observons comment les choses évoluent avec grande attention. Notre frontière avec la Chine nous importe tout particulièrement, et nous ne voudrions pas qu'une solution au problème frontalier puisse être affectée en quoi que ce soit par ce qui se passe en Chine 1. »
Rajiv Gandhi avait du reste, avant cette clarification, mis en pratique cette politique de conciliation, puisque, dès le 21 juin (à l'heure des premières exécutions de Shanghai), la décision était prise de tenir comme prévu à Pékin, du 30 juin au 4 juillet, la première réunion du groupe de travail bilatéral sur la question frontalière, le secrétaire aux Affaires étrangères menant la délégation indienne, et invitant Li Peng, chef du gouvernement chinois, à se rendre en visite officielle en Inde. Quelques jours plus tard, le 6 juillet, le secrétaire général du parti du Congrès-I rencontrait à Pékin Jiang Zemin, nouvellement promu secrétaire général du Parti communiste chinois, et lui transmettait les félicitations de Rajiv Gandhi. Jiang Zemin saisit l'occasion pour dire combien il appréciait la position indienne de non-ingérence dans les affaires intérieures chinoises, en critiquant d'autant les pressions occidentales sur son pays 2.
L'Inde officielle, donc, n'eut alors rien à dire sur la répression de Pékin, et rien à dire non plus sur l'un des grands balancements d'idées du dernier quart de ce siècle : l'affaiblissement du prestige du communisme révolutionnaire léniniste, et la remontée du modèle démocratique. Si l'Inde avait été fidèle à son image — ou du moins à l'image d'elle-même qu'elle a façonnée et propagée dans les années qui ont suivi l'indépendance —, sans doute aurait-elle saisi l'opportunité pour prendre date et pour rappeler au monde que, tout bien considéré, au vu du sanglant retour de bâton du printemps chinois, le solde entre l'Inde et la Chine n'est peut-être pas aussi favorable à la seconde qu'on l'a si souvent dit, y compris en Occident.
Comment expliquer ce choix ? Certes, le silence gouvernemental a été facilité par une circonstance fortuite : les soubresauts chinois ont coïncidé avec la vacance du Parlement de New Delhi. Mais sur le fond des choses, on peut avancer deux grandes hypothèses d'explication, non exclusives l'une de l'autre : les impératifs de la realpolitik dans le contexte géopolitique de l'Asie, et la crise idéologique taraudant la démocratie indienne.
1. Interview à l'hebdomadaire Le Point. Nous traduisons ici la version anglaise, publiée dans la presse indienne le 14 juillet 1989. Dès le 5 juin, interrogé sur ce point par la presse, un porte-parole du ministère indien des Affaires étrangères avait donné la substance de la position gouvernementale : pas de commentaires sur les affaires intérieures des pays tiers, mais « tristesse » devant « les tragiques événements ».
2. Dépêche Press Trust of india, dans The Hindu, 8 juillet 1989.
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Realpolitik et contexte géopolitique: détente en Asie, tensions en Asie du Sud
Au moment où éclate la crise du printemps de Pékin, la situation en Asie du Sud est mouvante, et le gouvernement indien se trouve dans une passe sinon difficile, du moins complexe. La situation diplomatique est en effet tendue sur deux fronts, au sud comme au nord. Au sud, la crise est ouverte entre l'Inde et le président du Sri Lanka, Ranasinghe Premadasa. Élu depuis quelques mois, Premadasa est pris en tenaille entre les extrémistes du mouvement des Tigres de libération de l'Eelam Tamoul (LTTE) qui luttent pour la sécession, et les extrémistes cinghalais du Janata Vimukthi Peramuna (JVP) qui estiment que la normalisation institutionnelle tentée par Premadasa brade les intérêts de la communauté dominante des Cinghalais, et que le contingent de l'armée indienne combattant au nord de l'île — les 50 000 soldats de la Force indienne de maintien de la paix (Indian Peace Keeping Force: IPKF) — s'en prend certes aux guérilleros du LTTE, mais offense plus encore, par sa seule présence, le sentiment national et l'indépendance du Sri Lanka. Premadasa tente d'affermir sa position, en exigeant le départ de l'armée indienne, mais Rajiv Gandhi s'y refuse, arguant d'une interprétation différente de l'accord indo-sri-lankais signé en 1987, et estimant que le retrait total de l'ITPKF ouvrirait la voie à de nouveaux massacres (le dernier contingent de l'IPKF ne quittera Sri Lanka qu'en 1990).
Au nord, la crise, moins grave que celle du Sud, est ouverte avec le Népal, soumis à un quasi-blocus indien. L'accord bilatéral signé entre les deux États en 1950 expirant en mars 1988, l'Inde a refusé en 1989 de le réviser sur les bases proposées par le Népal, qui auraient étendu la marge de manoeuvre du royaume himalayen, État enclavé fort dépendant économiquement de l'Inde, mais entretenant des relations politiques équilibrées avec ses grands voisins, l'Inde et la Chine.
Blocus du Népal, armée indésirable au Sri Lanka, l'Inde doit payer le prix de sa politique de puissance menée à rencontre de ses petits voisins. Ce, au moment même où l'image internationale du vieil ennemi pakistanais s'améliore avec l'arrivée au pouvoir de Bénazir Bhutto (décembre 1988) : à Islamabad, l'espoir démocratique succède au temps des généraux.
Or, ces tensions en Asie du Sud, qui ternissent le blason indien, contrastent avec la dynamique de détente qui prévaut alors en Asie. Retrait soviétique d'Afghanistan, espoir de paix au Cambodge, dégel sino-soviétique : l'Inde doit réagir aux nouvelles configurations géopolitiques se mettant lentement en place, et c'est ici que la Chine trouve, dans le jeu indien, toute son importance.
Depuis 1971 (traité d'amitié indo-soviétique) et jusqu'à l'effondrement de l'Union soviétique, les grands équilibres asiatiques se sont organisés en fonction de deux axes orthogonaux: Moscou-Delhi, d'une part, Pékin-Islamabad, d'autre part, ce dernier appuyé par Washington. Le rapprochement sino-soviétique (Gorbatchev est en visite officielle à Pékin lors des troubles de juin 1989) fut opéré de telle sorte que New Delhi n'en prît pas ombrage officiellement, mais le gouvernement indien jugea prudent de normaliser lui aussi ses relations avec Pékin, pour montrer à tous — à Moscou aussi, mais sans doute d'abord à Islamabad — que
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l'Inde n'était nullement isolée, et entretenait désormais des relations directes et cordiales avec la Chine. Après la guerre éclair perdue par l'Inde en 1962, après un bon quart de siècle de quasi-guerre froide, entre les deux voisins, les relations bilatérales sino-indiennes sont, au printemps 1989, en nette amélioration.
Rajiv Gandhi s'est rendu en visite officielle en Chine en décembre 1988 pour en témoigner, et l'heure est au dialogue. Il s'agit de tenter d'apurer le contentieux frontalier qui oppose les deux pays tant au Cachemire (Aksai Chin) qu'en Arunachal Pradesh (ligne Mac-Manon). Il s'agit aussi d'accroître les relations commerciales, scientifiques et techniques entre les deux pays. Ces contacts entre Inde et Chine s'étaient quelque peu intensifiés après 1981, certes, mais la visite du Premier ministre indien prend tout son sens quand on sait que les derniers échanges à ce niveau remontaient à 1954 et 1956.
Notons ici comment, dans le communiqué conjoint publié au terme de la visite de Rajiv Gandhi en Chine, Pékin a marqué des points, sur au moins deux plans. Jusqu'à 1988, la position indienne tendait, contre les propositions répétées de Pékin, à subordonner au règlement du contentieux frontalier toute avancée sur d'autres plans. Cédant sur ce point, l'Inde a désormais signé des accords de coopération économique (transport aérien), scientifique et technique, en sus des échanges culturels déjà engagés.
De façon plus nette encore, l'Inde a réitéré son acceptation des thèses chinoises sur le Tibet, et l'a fait spectaculairement, puisque l'affaire tibétaine est mentionnée dans le communiqué conjoint sous une forme qu'on pourrait croire dictée par Pékin : « Le côté chinois a fait part de l'inquiétude suscitée par les activités antichinoises de certains éléments tibétains en Inde. Le côté indien a réitéré la position exposée de longue date par le gouvernement indien, à savoir que le Tibet est une région autonome de la Chine et que les activités politiques antichinoises d'éléments tibétains sont interdites sur le sol indien 3. »
Était-ce là, en contraste avec ce qui fut si longtemps la position d'une Inde contestant le principe du rattachement du Tibet à la Chine, « le prix de la détente », comme l'écrivit l'Indian Express 4 ? On peut certes chercher sur les marges des éléments explicatifs, et opposer la fraîche expérience de Rajiv Gandhi à celle inégalée de Deng Xiaoping (qui était déjà vice-Premier ministre... quand le grand-père de Rajiv, Jawaharlal Nehru, vint en visite officielle à Pékin en 1954). Toujours est-il que cette concession sur le Tibet, pas vraiment neuve, mais remise en pleine lumière en décembre 1988, annonçait l'avenir, en donnant l'aune d'une realpolitik indienne dont les motivations et l'efficacité restent objets de débat.
Quand, en mars 1989, les émeutes de Lhassa conduisirent Li Peng à faire intervenir l'armée et à proclamer la loi martiale dans la capitale tibétaine (une procédure annonçant en demiteinte celle de la répression du printemps de Pékin), New Delhi ne fit guère de commentaire, et, en août 1989, le gouvernement indien se dissocia clairement de la « Convention internationale sur le Tibet et la paix en Asie du Sud », organisée à New Delhi par des parties pri3.
pri3. texte intégral du communiqué conjoint du 23 décembre 1988 a été publié le lendemain par The Hindu.
4. « Détente, at a price », Indian Express, éditorial, 24 décembre 1988.
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vées, après avoir vainement tenté de convaincre l'ancien président de la République Zail Singh de ne pas présider cette convention qui appela la Chine à restaurer les droits du peuple tibétain dans le respect de la résolution adoptée en 1961 par l'Assemblée générale des Nations unies.
On retrouve à l'évidence les mêmes principes à l'oeuvre dans l'absence de condamnation de la répression du printemps de Pékin, et dans la tenue des entretiens sino-indiens de juinjuillet sur la question frontalière. Quand il fut annoncé que ces entretiens auraient bien lieu comme prévu, l'Indian Express réagit vigoureusement dans un éditorial du 23 juin : « Choquant, mais pas surprenant. Depuis le début du soulèvement pacifique pour la démocratie et contre la corruption, le gouvernement indien s'est presque conduit comme l'apologiste du gouvernement chinois... Comme lors des invasions soviétiques de la Hongrie, de la Tchécoslovaquie et de l'Afghanistan..., il se trouve tout à fait isolé au sein de la communauté des nations démocratiques, dépouillé de toute crédibilité et moralité. Il serait incroyablement naïf de prétendre qu'une telle conduite s'explique par l'espoir de pousser Pékin à adopter une position conciliatrice sur la question frontalière. Le pandit Nehru introduisit avec enthousiasme Zhou Enlai à la conférence de Bandoung en 1955, et les années cinquante furent celles de l'euphorie entre ces deux pays "frères", mais la Chine ne s'est pas laissée fléchir pour autant, et tout cela n'a pas empêché la guerre de 1962. » Bien des observateurs indiens, parfois fort qualifiés, avaient du reste mis en garde leur gouvernement contre l'inutilité de concessions exagérées envers la Chine. On peut se demander si la voie choisie par New Delhi, qui eût sans doute pu hausser le ton sans réel dommage, ne traduit pas en fait moins une erreur d'appréciation des marges de manoeuvre dans la critique du partenaire, qu'elle ne témoigne plus profondément d'un double affaiblissement : celui du gouvernement indien, certes, mais aussi, et bien au-delà, celui d'une certaine image de la démocratie indienne.
Tensions internes et crise idéologique
A quelques mois du terme de la législature en cours, l'aura du gouvernement Gandhi, forte en 1985, se trouve en 1989 ternie par les accusations de corruption, de mainmise partisane sur les grands rouages de l'État et de confusion des pouvoirs. En outre, de sanglantes tensions internes témoignent des limitations d'un régime où le terrorisme agite toujours le Pendjab (depuis 1985, plus de 4 000 morts, victimes des séparatistes ou tués dans les accrochages avec la police) et gagne même les militants qui veulent détacher de l'Assam (mais non de l'Inde) les terres d'un hypothétique Bodoland, au pied du royaume himalayen du Bhoutan et des terres indiennes (mais revendiquées par la Chine) de PArunachal Pradesh. La recrudescence des actions meurtrières des révolutionnaires naxalites dans les campagnes de l'Inde centrale et celle, parallèle, d'une brutale répression policière ajoutent leur note à un tableau assez sombre. Comment aussi demander l'autodétermination du Tibet quand celle du Cachemire, promise en 1949, n'a jamais été soumise à référendum?
Politique de puissance envers ses modestes voisins, violente répression au Pendjab et contre
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IDENTITÉ NATIONALE ET REALPOLITIK : L'INDE DE 1989 FACE AU PRINTEMPS DE PÉKIN
les naxalites, troubles sanglants dans plusieurs États stratégiques (Pendjab, Cachemire, Assam): aux critiques qui voudraient lui nuire, l'Inde de 1989 prête le flanc plus qu'avant. Doit-on imaginer pour autant que New Delhi se soit astreinte au silence par crainte d'éventuelles reparties chinoises lui enjoignant de balayer d'abord devant sa porte? Mais peut-on mettre sur le même pied l'écrasement militaire de Pékin par un régime totalitaire et les faiblesses de la démocratie indienne ?
L'apathie de New Delhi, dès lors, doit être interprétée à la lumière d'une hypothèse supplémentaire. Certes, la compétition avec le Pakistan reste ouverte, et la volonté de ne pas se laisser dépasser explique aussi la précipitation avec laquelle les officiels indiens sont retournés à Pékin 5. Certes, l'application du principe de non-ingérence dans les affaires intérieures d'un pays tiers offre une couverture fort digne à l'embarras de New Delhi (comme du reste à celui de Moscou, pendant bien des jours). Mais sans doute faut-il prendre en compte aussi la lente dégradation de la démocratie indienne. Tout autant qu'une stratégie politique délibérée, la prudence de New Delhi traduit un affaiblissement idéologique. La dégradation des débats parlementaires, abondamment commentée par la presse indienne, la multiplication des scandales grands ou petits, l'usure du parti du Congrès, tout porte la trace d'un dépérissement, d'une distorsion accrue entre les besoins effectifs de la société civile et les jeux de pouvoir de la société politique.
La démocratie indienne n'est certes pas sans lacune, mais face au totalitarisme du régime chinois, l'essentiel tient bon : suffrage universel, élections régulières, régime multipartite, pluralité de la presse. Corrodée dans son exercice quotidien, la démocratie indienne reste porteuse d'une garantie: l'opposition s'exprime, et son accès au pouvoir est dans la norme constitutionnelle. Il est dès lors frappant que le gouvernement indien ou le parti du Congrès, célébrant du reste en cette année 1989 le centenaire de Nehru, n'aient jamais, depuis les massacres de juin, attiré l'attention de leur électorat, ou de l'opinion étrangère, sur cet acquis indien essentiel. Les feux médiatiques internationaux ont toujours brillé en direction d'une Chine mythifiée dans son effort révolutionnaire tenu longtemps pour quasi messianique. Mais à l'heure même où l'information mondialisée présente la Chine sous de noires couleurs, l'Inde ne saisit pas l'occasion pour suggérer, aux siens et aux autres, que par comparaison son système n'est pas sans mérite et que la compétition entre les deux géants asiatiques, lancée à l'heure des indépendances, n'a pas tourné à son entier désavantage. Faut-il, à cet indice, penser dès lors que l'Inde de 1989, celle du pouvoir comme celle de la presse, croyait bien peu, trop peu,.en elle-même?
Comment ne pas noter à cet égard l'embarras du principal parti d'opposition, le Janata Dal, qui par la bouche de son vice-président, le 9 juin, a de façon ambiguë souligné à la fois que le parti « ne supporte pas les mesures oppressives » prises à rencontre des partisans chi5.
chi5. premier haut fonctionnaire étranger à avoir été reçu par Li Peng après l'écrasement du printemps de Pékin fut Humayun Khan, secrétaire des Affaires étrangères du Pakistan, le 21 juin. Le Premier ministre chinois s'est ensuite rendu au Pakistan dans le courant de l'année, tandis que le vice-Premier ministre Wu Xueqian visitait Delhi en octobre.
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nois de la démocratie, et que l'affaire est « une question interne à la Chine 6 ». Même son de cloche en août : contre l'un de ses adjoints qui s'était impliqué dans l'organisation de la convention internationale sur le Tibet, V.P. Singh, président du Janata Dal (nommé Premier ministre en décembre après la victoire électorale du Front national dominé par son parti), fit une mise au point qu'eût pu entériner le gouvernement de Rajiv Gandhi 7. L'opposition se veut responsable, mais la recherche d'une crédibilité gouvernementale la conduit elle aussi, face aux événements chinois, à manquer de hauteur.
Sans doute faut-il se demander pourquoi. On peut dès lors invoquer plusieurs hypothèses.
L'une, de bas étage, serait d'ordre politicien. Dans la lutte serrée engagée entre Congrès et opposition, celle-ci ne pourrait guère sans contradiction, à la veille d'élections décisives, dénoncer, d'une part, les manquements du gouvernement de Rajiv Gandhi aux normes démocratiques et, de l'autre, souligner, ne fût-ce que par contraste avec les choix chinois, la dignité fondamentale de l'option démocratique choisie par l'Inde en 1950 et préservée depuis. Relevant du même calcul électoraliste, on peut imaginer que le principal parti d'opposition n'ait point voulu heurter les partis communistes indiens, dont l'appui serait décisif en cas d'alternance — et ces partis ont réagi à la crise chinoise dans le respect d'une tradition dogmatique bien établie, en phase avec Cuba et la République démocratique allemande, nous le verrons.
Une seconde hypothèse ne serait que l'écho, étendu à l'ensemble de l'opinion indienne, de cette crise de confiance envers la démocratie, et d'une certaine myopie envers soi-même qu'on a évoquées plus haut. Cet engourdissement idéologique se manifeste, comme par défaut, dans la façon dont la presse indienne a, pendant des semaines, abondamment rendu compte de la crise chinoise, sans d'emblée conduire une comparaison entre les deux grands pays d'Asie.
A lire la presse, puis les commentaires de fond apparus en juillet-août sous la plume de l'intelligentsia, un troisième facteur se dégage, paramètre essentiel à toute géographie des représentations dans le tiers monde : le procès permanent fait à l'Occident.
En un pays tel que l'Inde, il était bien sûr irréaliste d'envisager de consulter sérieusement toute la presse, ne fût-ce que la presse de langue anglaise. Ont été systématiquement dépouillés, d'avril à août 1989, deux quotidiens et un bimensuel : l'Indian Express, le plus fort tirage cumulé, en ses multiples éditions, de la presse quotidienne et opposant résolu au gouvernement de Rajiv Gandhi ; The Hindu, type même, avec The Statesman de Calcutta, des grands quotidiens de tenue très professionnelle, dont l'audience dépasse la base régionale de leur distribution ; et India Today, le plus notable des magazines d'information indiens. Une place à part doit être faite à l'hebdomadaire Economie and Political Weekly, systématiquement dépouillé lui aussi, mais qui, publiant pour l'essentiel des travaux de chercheurs, entend moins être un organe d'information qu'un instrument de réflexion et d'analyse, forum influent de la gauche indienne et de l' intelligentsia marxiste, ou marxisante. C'est délibérément, enfin, qu'on a choisi de donner largement la parole aux analystes indiens, plutôt que de fournir au
6. « Dal's Stand on China Events Ambiguous », Indian Express, 10 juin 1989.
7. « Government Clarifies Stand on Convention to China », The Hindu, 13 août 1989.
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lecteur des citations abrégées et des paraphrases de substitution. Je crois en effet qu'on ne bâtira sérieusement une géopolitique des représentations contemporaines qu'en offrant, autant que faire se peut et aussi souvent qu'il se peut, un accès aux textes eux-mêmes.
La presse indienne face à la crise chinoise : un système d'information dépendant, mais une capacité de commentaire autonome
La presse indienne, et en particulier celle en langue anglaise, a abondamment rendu compte des événements chinois : des centaines d'articles au jour le jour, dont bien des grands titres 8 ; éditoriaux répétés (9 pour le seul Indian Express du 22 mai au 14 juin) ; articles de fond, d'analyses et de commentaires par dizaines. S. Nihal Singh, ancien rédacteur en chef du Statesman de Calcutta, et figure respectée des médias indiens, dresse pourtant un bilan sans nuance, parlant de la « honteuse performance de la presse indienne », pour stigmatiser les patrons de presse qui n'ont pas cru bon — sauf India Today — d'envoyer leurs journalistes en Chine même 9. Plaider pour un nouvel ordre mondial de l'information est une chose, se donner les moyens de couvrir un événement majeur à défaut de disposer d'envoyés permanents dans toutes les grandes capitales en est une autre. Et, de fait, la presse indienne a couvert la crise chinoise par le biais des grandes agences internationales (Reuter, Agence France Presse, Associated Press), suppléées parfois par des correspondants permanents périphériques (à Tokyo, à Hong Kong, puisant aux sources locales, dont l'agence japonaise Kyodo). Une bonne moitié des caricatures inspirées par la crise chinoise provint aussi (avec retard) de l'Uni versai Press Syndicate américain. Quelques articles ont été aussi repris de la grande presse anglo-saxonne 10.
Pourtant, et c'est essentiel, le ton de la presse indienne ne se confond pas avec celui de la presse occidentale. La réprobation, la condamnation du régime de Deng Xiaoping est générale, sans ambiguïté : l' Indian Express titre son éditorial du 6 juin : « Une guerre contre le peuple. » The Hindu titre le sien : « Une tragédie majeure. » Tandis que le bimensuel India Today porte en couverture du 30 juin : « Le grand bond en arrière. »
Mais les condamnations indiennes ne sont pas la copie conforme de celles de l'Occident. Dépendante des dépêches d'agence, la presse indienne accueille les textes de Xinhua, l'agence
8. Du 22 mai au 14 juin, six fois cinq ou sept colonnes à la une pour VIndian Express, composé sur huit colonnes; six fois cinq ou six colonnes à la une pour The Hindu, composé sur six colonnes. The Hindu du 5 juin relègue en milieu de première page la mort de l'ayatollah Khomeiny, donnant priorité au massacre de Tien Anmen.
9. S. Nihal SINGH, « The Beijing Block », India Today, 15 juillet 1989.
10. Exemples, le portrait de Qiao Shih, pressenti un temps pour une promotion décisive, repris du New York Times {The Hindu du 18 juin), celui de Jian Zemin, nouveau secrétaire général du PCC repris également du New York Times {The Hindu du 2 juillet), ou le bilan présenté par The Economist à la mi-juin, repris par l'Indian Express du 25 juin.
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chinoise, avec moins de recul que la presse occidentale, particulièrement après l'application effective de la loi martiale qui contraint au demi-silence les correspondants étrangers. The Hindu, que nul ne peut soupçonner de sympathies communistes, donne pleinement la parole aux défenseurs de l'ordre chinois : le 10 juillet, il publie l'intégralité du discours clé prononcé par Deng Xiaoping devant les chefs militaires, le 9 juin. Le 4 août, il publie l'analyse du secrétaire général du Parti communiste indien marxiste sur les « malheureux incidents » ayant marqué la place Tien Anmen deux mois plus tôt : un texte qu'eût pu rédiger Li Peng lui-même 11. La presse d'information joue ici légitimement son rôle, en donnant, contrairement à la presse occidentale 12, la parole à tous.
Les vraies différences sont autres, et fort intéressantes pour qui souhaite dessiner une géographie des idéologies contemporaines. A lire la presse indienne de ces trois derniers mois, le jugement porté en Inde sur la Chine coïncide pour l'essentiel avec l'analyse occidentale: condamnation de la répression, interrogations sur l'avenir du communisme doctrinaire. Mais il s'en démarque en intégrant une critique de l'Occident lui-même, qui prend des formes plus ou moins aiguës, et plus ou moins élevées.
Peu de commentateurs sérieux ont cru à la thèse du complot de l'étranger, mais beaucoup égratignent la presse occidentale pour ses arrière-pensées, ses incohérences, ses excès, son ton, sans beaucoup souligner l'évidence : combien les événements du printemps chinois ont pris tout leur écho, toute leur signification, parce qu'ils étaient universellement et instantanément médiatisés 13.
Contre Deng, contre l'Ouest
Au-delà d'une presse occidentale jugée sur la globalité des reportages qu'elle a publiés au fil de la décolonisation et des nouvelles indépendances, sont bien sûr en cause, au premier
11. E.M.S. NAMBOODIRIPAD, « Tien Anmen in Perspective », The Hindu, 4 août 1989.
12. Exemple, Le Monde n'a rendu compte du texte de Deng Xiaoping que sous forme d'extraits commentés (acidement) par son correspondant à Pékin (29 juin 1989).
13. Dans ce concert de critiques — plus ou moins feutrées quand elles ne viennent pas d'organes communistes -, on trouve quand même, chez un auteur sans indulgence pour l'Occident, cette bonne question : « Qu'est-ce qui est en jeu ? La crédibilité de la presse occidentale, ou la crédibilité des régimes communistes ? Nous ne nous ferons pas l'avocat des agences de presse occidentales qui, notoirement, peignent sous un faux jour le tiers monde en général, et les mouvements des travailleurs en particulier. Mais nous ne pouvons en même temps ignorer un fait incommode. Ironie des choses : les récits de la presse occidentale sur la répression de masse dans la Russie stalinienne des années trente et dans la Chine de Mao des années soixante, ou sur l'injustice des offensives soviétiques contre la Tchécoslovaquie ou l'Afghanistan — écrits qui, lors de leur parution, furent invariablement dénoncés par les régimes communistes comme n'étant que de la propagande bourgeoise occidentale —, ces récits ont toujours été corroborés par les générations suivantes des dirigeants communistes de ces pays... Pékin recourt à ces méthodes coutumières de falsification de l'histoire, quand il veut nous faire croire que tout ce qui fut publié par la presse occidentale n'est que le fruit d'une conspiration ourdie par l'Associated Press, l'Agence France Presse et les impérialistes pour inventer un "massacre" à partir de rien. » Sumanta BANERJEE, « What Injury You HAve Done My Horses? », Economie and Political Weekly, 24 juin 1989, p. 1392.
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chef, les options politiques de l'Occident vis-à-vis du tiers monde. Les plus résolus des observateurs, dès lors, renvoient dos à dos la Chine et ses critiques, tel G.P.D., qui tient la chronique des affaires internationales dans Economie and Political Weekly : « Les mensonges et les demi-vérités de Deng Xiaoping et de ses camarades ne doivent pas nous masquer la grande hypocrisie des chefs des sept nations les plus riches du monde qui se sont réunis à Paris. Ces gens, et particulièrement les Américains et les Britanniques, n'ont aucun scrupule à tenter de s'opposer aux propositions de sanctionner l'Afrique du Sud. Le nombre de gens que les Américains ont tués sur les trois continents de couleur devrait leur valoir les pires représailles. Les Coréens du Sud battent et tuent leurs étudiants un mois sur deux. Personne n'a proposé de sanctions à leur encontre, surtout pas les Sept. Pourquoi dès lors des sanctions contre la Chine ?... Deng Xiaoping aurait dû connaître l'hypocrisie de ceux auxquels il a ouvert son pays. D'évidence, il ne la connaissait pas. Il est bon qu'il ait dit aux Américains leurs quatre vérités. La façon dont les Chinois ont traité leurs étudiants ne peut se justifier. Les leçons de morale des Sept ne peuvent se justifier davantage. La seule différence, peut-être, provient de ce que Bush pourrait faire remarquer que ses concitoyens n'ont pas tué d'Européens et d'Américains. Ils ont juste tué des gens de couleur. Les Chinois, eux, ont tué leur propre peuple. Il ne saurait donc y avoir de vraie comparaison. On souhaite que Deng Xiaoping et ses camarades importent de l'Occident au moins un précepte : ne tuez jamais les vôtres. Le désarmement pour les Blancs, la guerre pour les gens de couleur : voilà la distinction efficace. Les Chinois doivent changer tout cela. Sinon, ils se retrouveront en position défensive, et permettront aux tueurs habituels d'être fiers de leurs systèmes 14. »
Longue citation, mais dont le détail fait deviner ce fonds profondément anti-occidental d'une intelligentsia nourrie d'Occident, et qui n'oublie pas les manquements sanglants des pays démocratiques aux idéaux de la démocratie. L'hypocrisie des sanctions économiques décidées par les pays industrialisés condamnant la répression, mais pas au point de perdre réellement leur marché, est dès lors secondaire. La condamnation partagée des maîtres de Pékin n'absout pas l'Occident de son histoire.
L'antidote: un puissant mouvement des droits de l'homme?
Il est pourtant d'autres observateurs pour souligner que les puissances occidentales ellesmêmes ont généré leur antidote : le mouvement pour les droits de l'homme, qui loin d'être un instrument des partisans de la guerre froide, ou le dernier prétexte inventé pour intervenir dans les affaires des pays tiers, sut s'attaquer aussi aux manquements occidentaux et infléchir entre autres la politique américaine, et celle de l'URSS de Gorbatchev. On trouve ainsi, dans Y intelligentsia indienne, un ton plus contemporain, en phase absolue avec ceux qui, à l'Ouest, voudraient faire reconnaître que le droit à l'assistance internationale est un droit fondamental de l'homme broyé par son État. Ainsi G.M. Telang rappelle fort à propos com14.
com14. « Paranoia in Beijing », Economie and Political Weekly, 5 août 1989, p. 1748.
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bien les États du tiers monde — dont aucun n'a signé l'accord d'Helsinki — sont attachés au sacro-saint principe de non-intervention, eux qui n'ont atteint l'indépendance que depuis moins d'un demi-siècle. Mais c'est pour souhaiter d'autant plus la diffusion en Asie du mouvement des droits de l'homme : « Un renforcement de normes démocratiques en Asie eût permis à la Chine de s'écarter du modèle totalitaire sans tensions aussi graves. » Et Telang de conclure : « Il est triste vraiment de constater que les élites de cette partie du monde [l'Asie] n'ont pas encore pris conscience de l'importance d'un tel mouvement. Particulièrement affligeant, à cet égard, fut le silence assourdissant de la New Delhi gouvernementale face aux atroces attaques subies par les étudiants chinois. La logique à l'oeuvre est évidente : pourquoi encourir le déplaisir de M. Deng Xiaoping quand sont engagés des échanges de vue amicaux sur le contentieux frontalier? Mais la valeur d'un puissant mouvement des droits de l'homme tient précisément en ce qu'il transcende les étroites considérations nationales et rend ainsi les conditions plus propices à l'essor de la démocratie 15. »
L'hypothèse culturelle
L'ancien garde rouge Hua Linshan, dans un article publié par Le Monde, avait tenté d'interpréter la répression chinoise en termes politiques certes (« la revendication principale du mouvement, à savoir la volonté du peuple de discuter avec le gouvernement en tant que sujet autonome » étant inacceptable pour le Parti), mais aussi en termes culturels : « Un gouvernement et une armée aussi barbares ne peuvent être nourris que d'une culture barbare... Les valeurs les plus détestables de la culture chinoise se sont donc mélangées aux principes les plus sujets à critique du marxisme pour donner naissance à une culture inhumaine, vieille et jeune à la fois. Elle est issue des cultures chinoise et occidentale, mais elle n'est ni la culture chinoise ni la culture occidentale 16. » Une part des observateurs indiens ont aussi cherché de ce côté, invoquant cette fois une sinité transcendant le socialisme. Contre l'incohérence des commentateurs occidentaux couvrant de louanges un Deng Xiaoping réformateur, pour le repeindre aux couleurs du socialisme dès lors qu'il est répressif, G.P.D., déjà cité, estime que l'essence de la répression est à chercher davantage dans la nature de la Chine que dans celle du communisme chinois 17. Un auteur anonyme, ayant enseigné en Chine et enseignant alors à Taiwan, avait déjà souligné, dans un texte écrit avant le 4 juin mais publié après, l'existence d'« un modèle chinois universel qui par nature conduit à une situation explosive dès lors qu'une réforme devient absolument nécessaire 18 ». A G.P.D. rappelant la violence du régime sud-coréen à rencontre de ses étudiants 19, fait écho cet enseignant qui découvre dans
15. G.M. TELANG, « New Twist in Sino-US Ties », Indian Express, 14 juillet 1989.
16. Hua LINSHAN, « L'effet d'une culture barbare », Le Monde, 10 juin 1989.
17. G.P.D., « Cat Killing Mice », Economie and Political Weekly, 24 juin 1989, p. 1371.
18. « What the Students are Demanding », Economie and Political Weekly, 10 juin 1989, p. 1273.
19. G.P.D., « Cat Killing Mice », op. cit., p. 1371 : « Bien entendu, la façon dont sont traités les étudiants sudcoréens ne dérange pas trop les démocrates indiens. Ce qui semble les contrarier particulièrement, c'est le sort des étudiants chinois. »
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la Taiwan capitaliste une quasi-réplique de la Chine communiste : « Taiwan et la Chine continentale ont toutes deux un régime de parti unique ; toutes deux pensent que le gouvernement est en droit de contrôler le comportement des citoyens par le biais de réglementations administratives ou législatives ; toutes deux contrôlent toutes leurs institutions par le haut... » Et de rappeler que même Singapour, dont le gouvernement était démocratique lors du retrait des Britanniques (?), ne peut plus prétendre être démocratique aujourd'hui, pour conclure : « Je ne crois pas que cela résulte de quelque trait ethnique particulier aux Chinois, mais plutôt d'effets institutionnels cumulés. » Les temps longs de l'histoire prennent dès lors tout leur poids : « Il est remarquable que, dans toute l'histoire chinoise, on ne trouve trace d'une tentative d'instaurer un gouvernement démocratique 20. » Un argument entendu du reste par l'économiste indien Pranab Bardhan devant la statue de la déesse de la Démocratie 21.
Remarquons ici que l'excellent sinologue Jean-Luc Domenach tire une tout autre conclusion de l'observation de l'aire sinisée : « Écartons tout d'abord la couleur locale. Ni Mao ni Deng n'étaient par définition des tyrans sanguinaires. La prospérité de Taiwan et de la Corée du Sud montrent que les pays confucéens ne sont pas prédisposés au désastre 22. » Mais Domenach choisit comme critère la performance économique, alors que les commentateurs indiens jugent, eux, du régime politique. Or, n'était-ce pas précisément le pari de Deng Xiaoping que d'obtenir, comme la Corée du Sud, en quelque sorte, mais sous une autre forme, le développement économique sans la démocratie ?
Apparatchiks communistes et intellectuels marxistes: une même langue de bois, mais des analyses divergentes
S'ils n'ont pas occulté la question des effets « pervers » de l'ouverture économique, c'est évidemment en termes tout autres que culturels que les marxistes indiens ont réagi à la crise chinoise : pas d'invocation d'une quelconque sinité, la seule culture en cause étant celle de l'Occident, apportée par « la pollution bourgeoise ». Encore faut-il distinguer deux grands types de réactions marxistes : celles des apparatchiks communistes, et celles des intellectuels fidèles coûte que coûte à l'espoir révolutionnaire, mais condamnant les erreurs du Parti communiste chinois.
Le bureau politique du Parti communiste indien marxiste (CPI-M), lui, n'a rien condamné, sauf l'impérialisme, la presse bourgeoise et « l'hystérie anticommuniste des forces réactionnaires », sans crainte de s'enfermer dans une contradiction insurmontable. Ayant contribué
20. « What the Students are Demanding », Economie and Political Weekly, op. cit., p. 1273.
21. « Comme je faisais part de la gêne légère que j'éprouvais devant la statue de la Liberté, symbole explicitement américain susceptible de heurter les sentiments nationalistes, un étudiant souligna la nécessité de recourir à un symbole étranger, la Chine n'ayant élaboré au fil des siècles aucune tradition démocratique qui lui fût propre. » Pranab BARDHAN, « A Letter from Beijing », Economie and Political Weekly, 17 juin 1989, p. 1320.
22. In « Chine », Libération-Collection, n° 1, juin 1989, p. 98.
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à écraser le mouvement naxalite prochinois des années soixante/soixante-dix dans ses foyers originels du Bengale, poursuivant depuis son retour au pouvoir à Calcutta, en 1977, une politique de front avec des partis non communistes, jouant le jeu de la démocratie parlementaire, le CPI-M s'en tient, idéologiquement, à une position doctrinaire d'un autre âge, qui lui fait accepter la version officielle de Pékin sur la nécessité de mater la rébellion contrerévolutionnaire manipulée par les forces réactionnaires internationales soucieuses de briser la normalisation des relations sino-soviétiques 23. Dans un éditorial acide, YIndian Express avait commenté cette attitude, exposée dès le début juin, en rappelant quelques points d'histoire : « C'est sur les rivages de l'Inde, avait prédit Malcolm Muggeridge en 1962, qu'on trouvera le dernier Anglais. Étendant l'analogie, on pourrait dire que le dernier des communistes purs et durs sera un communiste indien... Dans ses actions comme dans ses proclamations, le CPI-M a fait preuve d'une cohérence sans faille dans son adhésion, du type "plus royaliste que le roi", au fondamentalisme communiste. Ainsi, les communistes indiens ont condamné les émeutes du pain d'Allemagne de l'Est en 1953, les soulèvements en Hongrie et en Pologne en 1956, et la tentative de créer en Tchécoslovaquie, en 1968, un communisme "à visage humain" [...]. A l'inverse des Russes eux-mêmes, le CPI-M non seulement n'a pas condamné Staline, mais continue même de le tenir en haute estime. Et le voilà qui soutient aujourd'hui la section du Parti communiste chinois qui a ordonné l'écrasement militaire 24. »
Bien distincte est la position d'intellectuels marxistes, théoriciens fidèles au dogme car « il n'y a pas lieu de chercher des solutions aux problèmes de la pratique marxiste hors du cadre du marxisme 25 ». Eux condamnent la répression menée par le régime de Deng, mais condamnent tout autant le régime Deng lui-même pour ses dérives contre-révolutionnaires et révisionnistes.
Pour autant, le débat reste vif au sein de ce marxisme-là. Certains, en quête d'une « liberté socialiste », soutiennent dans le mouvement pacifique des étudiants chinois une tentative « de résoudre la contradiction entre l'État et le peuple 26 » en exigeant du régime qu'il donne cons23.
cons23. de position du bureau politique du CPI-M, le 23 juin 1989. (Notons au passage que, dès mai 1989, un des secrétaires généraux du parti du Congrès avait fait sienne cette thèse du complot impérialiste.) Début août, le secrétaire général du CPI-M a développé l'analyse de son parti, dans un texte justifiant la ligne de Deng Xiaoping au nom des principes suivants : « L'État mis en place au terme du très long combat populaire est donc scientifiquement appelé la dictature démocratique du peuple, un État qui n'hésiterait pas à user de la force contre ceux qui voudraient tenter de déstabiliser le système construit au fil de décennies de combat révolutionnaire prolongé [...]. » Pour contrer « la corruption spirituelle, c'est-à-dire l'importation de l'idéologie bourgeoise concomitante à l'importation de capitaux et de savoir-faire technologique [...] le gouvernement de la République populaire et le Parti communiste chinois ont clairement affirmé que les réformes seraient conduites strictement dans le cadre des quatre principes cardinaux — voie socialiste, dictature démocratique populaire, marxisme-léninisme et pensée Mao Zedong, direction du parti communiste. Personne ne sera autorisé à mettre en cause ces quatre principes »... (E.M.S. NAMBOODIRIPAD, « Tien Anmen in Perspective », The Hindu, 4 août 1989).
24. « The Last Communists », éditorial, Indian Express, 7 juin 1989.
25. K. BALAGOPAL, « What is Socialist Freedom? », Economie and Political Weekly, 5 août 1989, p. 1761.
26. Manoranjan MOHANTY, « For Socialist Freedom. Students' Movement in China », Economie and Political Weekly, 17 juin 1989, p. 1329.
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tamment la preuve qu'il est bien, comme il le prétend, le gouvernement du peuple. D'autres, plus réticents, s'interrogent sur ce que peut être cette « liberté socialiste ». Les arguments, le plus souvent, usent toujours du vocabulaire orthodoxe — disons de la langue de bois —, mais du moins éclairent le marxisme indien contemporain et aident à le situer : hors des apparatchiks, il cherche, dans la fidélité au dogme et à un léninisme idéalisé, des voies autres que celles retenues par Deng. Il condamne la répression de Pékin, mais, pour une part, se méfie à l'extrême des étudiants chinois, comme des évolutions du communisme est-européen. Contre toute dérive bourgeoise, ce marxisme indien ne voit d'issue que « dans une plus forte intégration de l'idéologie marxiste aux pratiques quotidiennes à tous les niveaux 27 »...
Pour le reste, apparatchiks ou intellectuels marxistes doctrinaires se rejoignent dans une critique de fond de l'Occident, impérialiste au-dehors, répressif au-dedans. L'important est ailleurs : car cette critique de l'Occident est partagée en des cercles bien plus larges que ceux des doctrinaires, des cercles où se retrouvent nombre d'anciens marxistes désabusés, aujourd'hui au premier rang de la lutte pour de nouvelles alternatives. L'amalgame tenté par Deng, comparant la répression des étudiants noirs sur les campus américains à l'écrasement des étudiants de Tien Anmen par les chars de l'APL, n'est pas crédible. Tout autre est la réticence fondamentale de Y intelligentsia envers l'Occident. A ceux qui, de part et d'autre de l'Atlantique, vantent bien haut les valeurs de la démocratie, l'intellectuel indien rappelle l'holocauste européen, et les crimes des impérialismes. Qu'on y ajoute les camps staliniens, et l'on verra se dégager non point tant une critique globale de l'homme blanc, qui laisserait penser que, bien après le temps des indépendances, le complexe du colonisé reste vivant, qu'un refus d'accepter encore l'universalisme moralisateur d'un homme occidental continuel donneur de leçons .
L'Inde et le tiers monde après Tien Anmen : les commentaires de l'indianité
Hors du cénacle amenuisé des fidèles du marxisme doctrinaire, la pensée dominante fait bien le procès d'une idéologie défaillante, celle du communisme dogmatique et du totalita27.
totalita27. deux exemples de ce regard crispé sur les traditions orthodoxes au nom d'un travail de théoricien, voir, en réponse à M. Mohanty, K. BALAGOPAL: « What is "Socialist Freedom" », Economie and Political Weekly, 5 août 1989, et Ajit ROY, « The Chinese Tragedy : Roots and Offshoots », Economie and Political Weekly, 5 août 1989.
28. Leçon de démocratie, ou prétentions à la clairvoyance. A qui le perçoit, combien peut être irritant ce ton de l'Occidental qui sait ou croit savoir. Et de dérisoires — d'apparemment dérisoires — propos ravivent constamment cette démangeaison, ce refus de la prétention blanche qui s'étale dans une presse occidentale par ailleurs sans égale pour couvrir l'événement. Exemple microscopique, mais significatif, ce dérapage du correspondant du Monde à Pékin, qui, rendant compte du discours du 9 juin de Deng Xiaoping (en donnant moins à lire au lecteur les propos de Deng que ses propres commentaires d'observateur), conclut par ces mots : « M. Deng n'a pas l'air de se rendre compte que les plus influents des hommes qui l'entourent désormais ont une conception plus restrictive encore que lui de l'ouverture. » {Le Monde, 29 juin 1989.) A croire, vraiment, que les correspondants étrangers connaissent mieux les dirigeants chinois que Deng Xiaoping lui-même !
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risme : « La Chine est aujourd'hui le symbole de l'âge du désenchantement 29. » Le déclin des idéologies intégrantes condamne aussi bien le marxisme-léninisme que les fondamentalistes religieux 30. Cette évolution ne peut qu'appeler l' intelligentsia indienne à réfléchir sur l'Inde même et sur l'avenir du tiers monde, après le massacre de Tien Anmen. On a dit combien la presse consultée occulta cette grande question pendant des semaines, et ce qu'on pouvait penser de cet étonnant silence, calcul politique chez les uns, mais aussi symptôme de crise idéologique chez beaucoup. Plus d'un mois après le massacre de Tien Anmen apparurent enfin les premiers textes de réflexion mûrie, s'attachant à tirer de la crise chinoise des leçons mettant l'Inde en perspective, ou repensant plus largement l'avenir du tiers monde en quête d'une authentique autonomie idéologique. Les débats internes au marxisme indien ayant déjà été évoqués, on retiendra ici trois types de réaction représentatifs de la pensée indienne d'aujourd'hui.
L'humanisme spiritualiste: vitalité gandhienne et géopolitique métaphysique
Un premier commentaire, celui de Ramchandra Ghandi, illustre bien comment l'Inde peut lire le monde d'aujourd'hui à la lumière de son héritage spirituel. Dès les premières grèves de la faim — inhabituelles en Chine —, les observateurs indiens, déjà frappés par la nonviolence du mouvement étudiant, avaient souligné cet héritage apparemment gandhien, couronnant d'une note indienne une aspiration démocratique mise largement sur le compte, pour le reste, des liens noués avec l'Occident : en écho aux combattants non violents de l'indépendance, on parla de satyagraha à la chinoise 31 : « étreinte de la vérité », néologisme par lequel Gandhi désigna cette attitude résolue et non violente des militants (les satyagrahis) pour qui le combat mené contre le pouvoir établi était autant moral que politique.
Le philosophe Ramchandra Gandhi, petit-fils du Mahatma, prit quant à lui plus de hauteur, non sans le lyrisme propre à certaines traditions spiritualistes. Dans l'écrasement de la jeunesse pékinoise, il voit aussi à l'oeuvre deux visions de l'homme et de la réalité, l'une, au
29. G.M. TELANG, « The House that Mao Built », Indian Express, 16 juin 1989.
30. G.M. TELANG, « Failure of Ideology », Indian Express, 12 août 1989.
31. N.S. JAGANNATHAN, « Satyagraha in Beijing », Indian Express, 12 juin 1989: « Un fait d'un intérêt particulier pour nous, Indiens, et qui contraste avec la banalité de nos propres mouvements étudiants d'après l'indépendance, fut la mise en oeuvre massive de la technique gandhienne du satyagraha... Ces protestataires — au rang desquels étaient des femmes et des vieillards — n'ont sans doute pas usé du vocabulaire du satyagraha, et ne le connaissaient sans doute même pas, mais leurs actes étaient plus éloquents que leurs propos. Leur fraternisation avec les troupes chargées de les réprimer, les succès obtenus pour bloquer leur avance — jusqu'à l'arrivée de la farouche 27e armée — et les grèves de la faim furent autant de signes visibles de ce "pouvoir des sans-pouvoir" dont Gandhi parlait souvent. L'inefficacité de la loi martiale pendant près de deux semaines témoigna éloquemment de ce pouvoir latent du peuple. » Et pour Jagannathan, l'indécision et la confusion ayant paralysé le parti, le gouvernement et le haut commandement militaire chinois pendant des jours s'expliquent aussi, en définitive, par ce pouvoir populaire nouvellement manifesté avant d'être vaincu : « Toutes explications prises en compte, l'impotence du parti, toute tactique et temporaire qu'elle ait pu être, marque une victoire du satyagraha. »
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pouvoir à Pékin, marquant la victoire de ceux pour qui le monde et l'homme s'enferment derrière des murailles. Les sociétés ouvertes, comme celles fondées sur une religion non violente, sont dès lors la cible de ces systèmes clos, au rang desquels il faut du reste compter les fondamentalismes religieux : « La tyrannie qui s'autodéfinit de façon si acérée ne peut tolérer cette parfaite bizarrerie qu'est l'humanité ouverte, ordinaire. Par bonheur, les dirigeants chinois sont des illettrés métaphysiques, incapables de comprendre l'illumination explosive du bouddhisme tibétain, qui, comme le Védanta et toutes les définitions mystiques, s'oppose profondément à toutes les définitions fermées de la réalité humaine ou non humaine. C'est pourquoi la répression chinoise au Tibet n'a pas encore atteint des proportions sauvages, si dure soit-elle dans sa manifestation d'une arrogance raciale, idéologique et hégémonique à rencontre d'un peuple fier mais sans défense. Mais la terreur de la place Tien Anmen rend désormais le Tibet fort vulnérable, car l'illettrisme métaphysique lui-même ne peut empêcher les bouchers de Pékin de discerner la similarité contre-révolutionnaire qui lie la sophistication du bouddhisme du Grand Véhicule et la banalité subtile et subversive des satyagrahis qui envahirent la Porte de la Paix céleste. » Fustigeant au passage le gouvernement indien et sa télévision aux ordres pour le silence complice maintenu après la répression au Tibet et le carnage de Pékin, Ramchandra Gandhi en appelle « aux Gorbatchev et aux Bush, aux Rajiv Gandhi, aux Benazir Bhutto et aux Premadasa des trois mondes » : qu'ils « proclament vigoureusement leur cause avant qu'il ne soit trop tard » ! La métaphysique nourrit dès lors une géopolitique du présent, pour la faire porteuse d'une nouvelle promesse, d'une nouvelle identité humaine, d'une nouvelle civilisation « célébrant la vie plus radicalement que le capitalisme et le communisme anthropocentrés n'ont jamais pu le faire, et plus accordée au mystère de l'existence que ne le seront jamais les fondamentalismes religieux 32 ».
Loin des catégories occidentales, cette philosophie politique ne doit pas être minimisée. Certes, les dirigeants de l'Inde de 1989 pouvaient difficilement être confondus avec des penseurs védantins, et la géopolitique métaphysique d'un Ramchandra Gandhi se démarque des écrits dominants des analystes politiques professionnels. Mais l'Inde vivante court bien dans ces lignes qui enracinent l'analyse du présent le plus contemporain à la permanence de valeurs, qu'on peut dire spirituelles, mais qui sont plus que spirituelles, puisque la philosophie typiquement indienne qui les nourrit récuse les définitions fermées, à commencer par celles de la spiritualité, pour mieux affirmer l'unité profonde de l'humain et du non-humain, de l'homme et de son total environnement.
La démocratie indienne revalorisée
Le second texte retenu fait retrouver les dominantes, les concepts à peu près universels de l'analyse politique. Mais il en use pour réviser enfin, d'un point de vue indien, la traditionnelle comparaison entre Inde et Chine qu'appellent les similitudes des deux géants, et les diver32.
diver32. GANDHI, « Those Who are Afraid of Freedom », Indian Express, 9 juillet 1989.
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gences de leurs héritages et de leurs options. « Enfin », car Jagat Mehta, dans ce texte publié à la mi-juillet, fut l'un des premiers à dire ce qu'on s'attendait à trouver dès le début juin dans la presse indienne : « bravo pour la démocratie » (indienne) « même si l'on émet des réserves sur ses imperfections et sur ses aberrations 33 ».
Mehta, qui fut chargé d'affaires à Pékin dans les dures années soixante, puis secrétaire des Affaires étrangères, rappelle comment l'opinion internationale pensa longtemps que, dans la course au développement, « la tortue démocratique indienne » ne pourrait égaler « le dynamisme du communisme autoritaire chinois ».
Dans ses dimensions sociales comme dans ses choix politiques, la crise chinoise, pour lui, redore le blason indien: « Plus que jamais, nous pouvons être reconnaissants à Gandhi, à Nehru et aux pères fondateurs pour l'héritage et la foi qu'ils nous ont transmis : moralité dans la vie publique et respect des droits politiques du peuple. Dans l'arène politique comme dans les forums établis, nous avons pris l'habitude de débattre, et d'exprimer nos dissentiments. Nous avons connu huit élections générales. Au centre comme dans les États, nous avons vu de pacifiques changements de gouvernements, et des successions respectueuses des règles constitutionnelles. Ce n'est pas un hasard si nos tanks n'ont jamais brisé les os des manifestants 34. Sans le proclamer elle-même, l'Inde peut désormais retrouver son crédit international en l'emportant sur la Chine en stabilité politique comme en progrès régulier. L'Inde méritera de nouveau d'être admirée pour le ferme enracinement de sa démocratie en une terre de pauvreté... Jamais depuis le milieu des années cinquante, le défi jeté à l'Inde de retrouver son élan d'antan, et la capacité d'y répondre n'ont été les plus grands... Trop souvent nous avons fait nôtre l'héritage politique de Gandhi et de Nehru en parole, et nous l'avons ignoré en pratique. Cet héritage est aujourd'hui un actif politique et économique tangible... En cette année où l'on fête son centenaire, Nehru mérite qu'on lui rende hommage non par des tanks, des porte-avions, des chasseurs supersoniques et des missiles, mais pour sa foi prophétique, convaincue qu'en notre XXe siècle il n'y a pas d'alternative à la démocratie et à la diplomatie. »
La dernière formule de Mehta prend tout son sens, quand on sait qu'elle est l'écho — ou le contre-écho — de ce que l' intelligentsia indienne désabusée appelait alors depuis quelques années le syndrome TINA, acronyme du triste constat selon lequel There Is No Alternative. Sans doute l'Inde de 1989 est-elle souffreteuse, car la beauté des taux de croissance n'est pas un palliatif aux disparités sociales, à la pauvreté de masse persistante, à la dégénérescence de la morale politique et publique. Pas d'alternative à un Congrès pourtant discrédité, pas d'alternative à la corruption, pas d'alternative à une idéologie desséchée par l'inadéquation
33. Jagat MEHTA, « Two Cheers for Democracy », Indian Express, 16 juillet 1989.
34. Les tanks, non, mais pour le reste... Les débordements des forces de l'ordre indiennes, au Cachemire ou ailleurs, ne sont toutefois jamais l'instrument « logique » d'un système de gouvernement totalitaire. Et souvent l'armée indienne sait calmer le jeu sans violence quand l'incurie ou la complicité des polices locales a jeté l'huile sur le feu des émeutes, comme on l'a vu à Bombay en 1993.
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répétée des actes aux promesses creuses ? Certains, pourtant, ont cru trouver une alternative dans le Bharatiya Janata Party, bras politique de la nébuleuse du nationalisme hindou, devenu principal parti d'opposition en 1991, et avançant une conception bien particulière de la démocratie. Mais du moins, sur le fond, Mehta a-t-il raison. Sans triomphalisme, tirant aussi les leçons du présent qui, en matière de justice sociale, de militarisation, de choix économique et d'apaisement.des régionalismes, appelle l'Inde à faire sa perestroïka, l'ancien diplomate rappelle qu'on ne peut s'en tenir aux discours, qu'on ne peut se satisfaire de ce qui est, sans qu'il existe pour autant une alternative aux valeurs démocratiques.
Un nouveau tiers-mondisme visionnaire:
la démocratie sans l'esprit bourgeois des Lumières ?
On terminera ce panorama en élargissant la perspective, tout en conservant comme pôle ce concept d'alternative. Si l'on admet qu'il n'y a pas — qu'il n'y a plus — d'alternative à la démocratie, s'ouvre le champ d'une autre quête : celles d'alternatives démocratiques à la démocratie telle qu'elle est. Ashis Nandy, sans doute l'un des plus brillants essayistes de la modernité de l'Inde et du tiers monde 35, a tiré en ce sens les leçons du printemps de Pékin dans un texte court mais dense publié à la fin juillet 36. Nandy, penseur indien, y porte témoignage des nouvelles espérances d'une intelligentsia du tiers monde, attristée par l'échec latent des principes léninistes, mais bien résolue à tirer la leçon des révolutions avortées du XXe siècle, sans pour autant succomber aux sirènes occidentales. Premier constat : « Certains ont suggéré que le massacre en Chine sera plus tard interprété comme ayant été le dernier clou dans le cercueil du bolchevisme. Ils pourraient bien avoir raison... Les jours du bolchevisme comme idéologie vivante et ordre social semblent finalement être passés... La logique des événements qui ont marqué les cent cinquante dernières années ne laisse pas d'échappatoire. On a cherché toutes ces années une utopie prenant corps dans ce monde imparfait. C'est la logique de cette recherche qui a maintenant produit le choc entre l'Armée populaire de libération et le Parti communiste chinois, d'une part, et les étudiants, les paysans, les travailleurs chinois, d'autre part. »
Mais de ce constat, Nandy rebondit vers de nouvelles perspectives, en s'interrogeant sur la nature des mouvements contestataires. A tout prendre, l'échec du communisme, c'est aussi l'effondrement d'une idéologie contestatrice occidentale. « Au fil de ce siècle, protestations et résistances ont été sous l'hégémonie d'écoles de dissidences occidentales, le bolchevisme étant la plus notoire d'entre elles. » Le monde communiste n'étant « fondamentalement
35. Du reste, ce mot clé, alternatives, est le titre d'une revue internationale de haute tenue, publiée en Inde, et qui compte Ashis Nandy dans son comité de rédaction, aux côtés de son collègue sociologue Rajni Kothari, militant des droits de l'homme et théoricien à la recherche de nouveaux principes de gouvernement.
36. Ashis NANDY, « Collapse of a World-View », Indian Express, 29 juillet 1989.
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[qu'] une autre combinaison occidentale », le monde d'aujourd'hui, depuis une vingtaine d'années, n'est pas, comme on l'a cru, un monde bipolaire. L'asservissement de la dissidence par les catégories occidentales a masqué le fait que « nous vivions en réalité dans un monde dominé par une superpuissance, où une apparence de contestation fut un temps offerte par la ferveur idéologique et la puissance militaire de l'URSS et de la Chine... Cette ferveur a terriblement décru, et cette puissance dépend de plus en plus des mégatechnologies pour lesquelles l'Occident capitaliste a témoigné d'une aptitude particulière... En devenant pathétiquement dépendant ou émule de l'Occident, le monde communiste a crûment démontré à sa façon que les perspectives de dissidence au sein d'une vision occidentale du monde sont limitées ». Dès lors, estime Nandy, « que la dissidence interne à la civilisation occidentale voit s'amoindrir son pouvoir institutionnel et sa légitimité, une dissidence plus authentique peut apparaître aux périphéries du monde, chez ceux qui ont été les principales victimes de l'Occident capitaliste en Asie, en Afrique et en Amérique du Sud ». Et il se pourrait bien, suggèret-il, que cette nouvelle dissidence se forge ses propres concepts, et ne soit plus contrainte « d'articuler ses refus dans la langue de la modernité et du progrès ».
Cette future contestation du monde tel qu'il est, en ces deux faces — capitaliste et communiste — d'une même occidentalité, Nandy la pressent comme construite sur un refus, et sur une reconnaissance. Le communisme « ne légitima qu'une conception purement instrumentale de la démocratie : la démocratie comme simple voie vers l'égalité, la justice, la nonexploitation ». Porte ouverte à tous les abus « au nom d'une future démocratie dont la splendeur l'emportera sur les démocraties imparfaites des sociétés ouvertes ». Mais précisément, souligne Nandy, les récents événements d'URSS, de Pologne et de Chine « montrent que les aspirations démocratiques sont fondamentales à l'existence humaine » : la liberté est une fin en soi.
Voilà donc la démocratie reconnue comme valeur première. Mais cette reconnaissance, vue du triangle indien, implique aussi un refus, celui de l'esprit des Lumières qui lie en un tout démocratie, science moderne, capitalisme et occidentalisation. Or « l'échec des bolcheviks a aussi démontré que l'esprit des Lumières ne peut se décomposer en parties acceptables et en parties inacceptables, les premières ne pouvant être seules retenues pour constituer un colis bien nettement ficelé pour être facilement exporté dans le tiers monde ».
Et Nandy de conclure, héraut d'un tiers-mondisme visionnaire appelant le Sud à se forger une nouvelle image du monde : « A court terme, l'expérience chinoise — de même que l'attraction amenuisée du paradigme socialiste — peut faire penser que la possibilité et la portée d'une résistance à l'hégémonie occidentale sont amoindries. A long terme, cette redécouverte des aspirations démocratiques, pour une part, donnera naissance à une nouvelle culture politique internationale au sein de laquelle la voix de ceux qui ne partagent pas les axiomes du paradigme des Lumières sera entendue. A très long terme, cela peut libérer la dissidence du Sud de l'emprise des experts de la contestation, et donner à ce monde du Sud ses propres conceptions de ce qu'est une vie digne et bonne — non pas les conceptions des élites du Sud qui ne sont que des variations du concept occidental moderne de ce qu'est une bonne vie —
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ainsi qu'une présence politique spécifique et puissante. Quand cela se produira, les peuples d'Asie, d'Afrique et d'Amérique se rappelleront les étudiants chinois avec une profonde gratitude. »
Conclusion : le poids de l'anti-occidentalisme
Que conclure de ces jeux de miroirs auxquels on s'est livré ? Regarder l'Inde qui regarde la Chine, c'est certes voir la Chine au miroir de l'Inde, mais c'est aussi, bien sûr, voir l'Inde même. Dans les reflets indiens de la crise chinoise, plusieurs Indes se dessinent. Celle de l'entité politique qu'est l'État indien, soucieux de voir naître un nouvel ordre international ; celle d'une Inde s'interrogeant sur elle-même, à la lumière des grands enjeux liés au sort du communisme chinois ; celle, enfin, d'une Inde qui s'assume pleinement comme État du tiers monde, et qui entend jouer son rôle dans l'élaboration de nouvelles idéologies.
Démocratique par ses valeurs affichées et par sa Constitution, l'Inde, entité politique, n'a pas renié son héritage anticolonial, qui a transformé le Congrès des années vingt en parti de masse, puis en parti national par excellence. Est-ce au nom de cet héritage que, État démocratique, elle se démarque pourtant régulièrement des démocraties occidentales dans les positions qu'elle adopte à l'égard des puissances communistes ? Moins franc support du reste, que refus de condamner. Ce fut le cas pour l'invasion de l'Afghanistan, ce le fut pour le durcissement chinois, ce le fut encore lors de la guerre du Golfe 37. Realpolitik à courte vue, si l'on ne pense qu'au contentieux frontalier sino-indien. Mais peut-être faut-il voir plus loin. État immense, multiple, craignant les forces centrifuges de ses régionalismes, l'Inde nouvelle partage avec la Chine le culte de l'unité. Or, l'unité chinoise, pendant quelques jours, a pu sembler en péril : divisions du Parti et divisions de l'armée eussent pu conduire à des conflits internes remettant en question, dans les hypothèses les plus pessimistes — bien trop pessimistes sans doute — l'unicité du pays. Point fort sensible à l'État indien, qui, par principe, se prononce pour ce qui maintient les entités étatiques dans les limites qui sont les leurs. Imaginer une Chine brisée par la guerre civile, comme certains l'ont fait lors du pourrissement de la loi martiale avant le 4 juin, c'est aussi imaginer que l'Inde à son tour puisse connaître le chaos. L'État indien considère donc qu'il a plus intérêt à avoir pour voisin une Chine forte mais pacifique à son égard qu'une Chine en bouillonnement. L'esprit de compétition, voire de guerre froide, n'est plus de mise. Ancien ambassadeur de l'Inde en Chine, A.P. Venkateswaran souligne l'enjeu : « Faute de maintenir son unité et sa stabilité, la Chine ne serait plus qu'un pays du tiers monde comme un autre, et son rêve de devenir en l'an 2000 la troi37.
troi37. l'essentiel, l'Inde a repris la thèse de Moscou pour justifier l'intervention soviétique en Afghanistan. Pendant la guerre du Golfe, l'Inde a pris garde de n'envoyer aucun contingent contre l'Irak de Saddam Hussein, alors que le Pakistan, lui, envoya des troupes contre l'Irak.
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sième puissance mondiale s'évanouirait 38. » Mais cet hypothétique champ libre qui s'ouvrirait aux ambitions de l'Inde rêvant de devenir, avant la Chine, un vrai grand, ne vaut pas la chandelle dès lors que l'affaiblissement chinois est perçu comme porteur de risques incontrôlables. « Personne ne tirerait avantage d'une Chine instable et chaotique, qui serait en vérité un facteur de déstabilisation et un danger majeur 39. »
La stricte application du principe de non-ingérence dans les affaires intérieures du voisin appelle dès lors trois remarques. En premier lieu, elle témoigne de ce que, pour l'État indien comme pour l'État chinois du reste, les relations internationales se fondent sur une realpolitik qui dissocie intérêts réciproques et idéologie, les premiers l'emportant sur la seconde. Ce constat témoigne lui-même de l'ampleur des mutations géopolitiques en cours en Asie. En 1989, l'Inde eût pu, au moindre coût, charger la Chine. Elle a préféré jouer l'apaisement. Elle en récolte, semble-t-il, aujourd'hui les fruits, puisque, lors de la visite du Premier ministre Narasimha Rao à Pékin en septembre 1993, un accord a enfin jeté — très prudemment — les bases d'un règlement éventuel de la question frontalière, Li Peng s'engageant en outre à ne pas jouer la carte pakistanaise contre l'Inde.
Le silence indien observé sur la crise chinoise de 1989 témoigne en second lieu de la coupure qui divise les nations démocratiques. L'Inde, État démocratique, s'alignait plus souvent sur l'Est que sur l'Ouest. D'évidence, elle n'est pas prête, en tant qu'État, à accepter un droit d'ingérence humanitaire transcendant le droit des nations, droit d'ingérence que voudrait voir reconnaître un nouveau radicalisme des droits de l'homme. Doit-on interpréter ce choix en termes de « manque » et classer la démocratie indienne, qui n'est pas sans faille, en quelque second ordre des nations démocratiques, qui regrouperait les pays où la pratique d'élections régulières, le multipartisme et la liberté de la presse laisseraient pourtant la place à bien des abus dont Amnesty International, entre autres, se fait régulièrement l'écho ? Mais comment ne pas se méfier d'emblée de telles hiérarchies simplificatrices, émanant de surcroît du camp souvent bien myope des donneurs de leçons de morale ?
Sans doute faut-il davantage souligner, qu'il s'agisse des orientations étatiques, ou des bouillonnements intellectuels, le poids d'un anti-occidentalisme qui semble bien unir, en dépit de ses formes multiples, et malgré ses diverses intensités, les pays du tiers monde et ce qui reste des régimes socialistes (quid des peuples soumis à ces régimes ?) ; flot vif et parfois fougueux chez les derniers États se déclarant marxistes, ou chez les fondamentalistes islamiques ; courant parfois souterrain en bien d'autres pays où ne percent, ici et là, que des résurgences, cet anti-occidentalisme patent ou latent est probablement l'une des clés du monde contemporain. Passé le temps des empires, il témoigne d'abord d'un refus de l'hégémonie persistante d'un monde occidental qui (Japon inclus) a su résister au défi mondial du communisme révolutionnaire, et préserve aujourd'hui sa prépondérance économique et sa suprématie scientifique et technique. La crise chinoise a rappelé aussi combien était grand son pouvoir d'infor38.
d'infor38. VENKATESWARAN, « The Great Leap Backward », Illustrated Weekly of India, 25 juin 1989.
39. Manoj JOSHI, « What Went Wrong in China? », The Hindu, 18 juin 1989.
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mation. Mais cette puissance de l'Occident, que nul ne nie, a fortiori après la chute de l'URSS, n'est point pour autant acceptée comme étant la source d'une autorité légitime : est rejeté tout ce qui tendrait par sa propre dynamique ou par volonté délibérée à frayer la voie à une domination politique ou à un magistère moral, c'est-à-dire, en dernière analyse, tout ce qui tendrait à menacer ou à réduire l'autonomie nationale.
Le 28 août 1989, deux mois après le printemps de Pékin, le ministre indien du Commerce, dans un séminaire consacré aux relations sino-indiennes, soulignait ainsi l'emprise accrue des regroupements occidentaux (Communauté économique européenne; Entente économique nord-américaine) « qui peuvent nuire aux autres pays, particulièrement à ceux en développement, car ils disposeront d'une puissance économique apte à faire jouer à leur avantage la libéralisation du commerce » (objet des négociations de l' Uruguay Round, dans le cadre du GATT). Et de conclure : « Dans une telle situation, les pays disposant de larges marchés et d'un considérable potentiel de croissance, tels que la Chine et l'Inde 40, peuvent jouer un rôle important pour restaurer l'équilibre entre les entités économiques émergentes et les autres. » Approbation du chargé d'affaires chinois en Inde : « Inde et Chine doivent désormais travailler à l'élaboration d'un nouvel ordre politique et économique international 41. » A fortiori, les deux pays pensent-ils de même aujourd'hui, eux qui dénoncent l'hégémonie unipolaire du monde après la chute de l'Union soviétique.
Vont ainsi, en parallèle, les décideurs et les intellectuels. Les premiers transcendent les différences idéologiques au nom du principe de non-ingérence, et entendent faire front, dans le respect des États établis, contre l'hégémonie occidentale. Les seconds, parfois fort critiques des premiers, mettent l'idéologie, ou du moins les valeurs, au premier rang : certains pour se satisfaire du choix démocratique des pères fondateurs de l'Inde, et pour appeler la nation à sortir de son engourdissement idéologique présent ; d'autres, pour tenter de faire naître de nouvelles formes de démocratie, propres aux peuples du tiers monde jusqu'alors écartelés entre les paradigmes bourgeois et socialiste.
Tous, du moins, qu'ils condamnent la répression chinoise ou préfèrent le silence, manifestent à des degrés divers leur réticence envers l'Occident. Au miroir de l'Inde, la crise chinoise laissait ainsi pressentir les solidarités qui continuent d'unir, fragilement, mais plus durablement qu'on ne le pense parfois, les États des tiers mondes, du tiers monde. Leurs rivalités, leurs compétitions, leurs conflits éventuels ne peuvent tout à fait masquer ce qui les unit : le refus de l'hégémonie occidentale, et de son magistère moral.
N'oublions pas pour autant que ces libertés « bourgeoises », revendiquées par les étudiants chinois — le droit à la critique, le pluralisme de l'information, le droit d'association... —, ces libertés « formelles » qui ne nourrissent pas l'homme mais lui sont pourtant nécessaires,
40. L'orateur ajoutait « et l'Union soviétique ».
41. Compte rendu du séminaire organisé par l'Institute of Asian Studies à Hyderabad, dans « Call for Closer Economie Ties with China, URSS », The Hindu, 29 août 1989.
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les citoyens indiens, eux, en jouissent. Et ce constat, confronté aux blocages de la société indienne, montre bien qu'au défi auquel la Chine communiste fait face pour sauver son dogme, tout en ouvrant son économie, répond, sur un autre mode, le défi auquel est confrontée la démocratie indienne: une démocratie laissant progresser, depuis quelques années, les forces du nationalisme hindou qui risquent fort de l'ébranler, au nom d'une conception différente de la nation. Fondé sur d'autres bases idéologiques qu'il dit être ancrées dans le sol et dans l'histoire propres à l'Inde depuis les temps védiques, ce nationalisme, empli d'ambiguïté, entend affirmer, contre un Occident dont il s'est pourtant pour une part nourri, le génie d'une Inde pensant trouver, dans la crispation d'une lecture sélective de l'identité, la puissance dont elle rêve dans le concert des nations. Plus que jamais, le débat entre identités nationales et universalisme des Lumières régit cette fin d'un siècle extraordinairement bousculé par la guerre des idéologies.
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CD. DESHPANDE, India. A Régional Interprétation, Northern Book Centre, New Delhi, 1992, XII + 330 p.
Les géographies de l'Inde sont rares, et le manuel classique de Spate et Learmonth, India and Pakistan (1967), n'a pas véritablement été remplacé. L'ouvrage que propose CD. Deshpande, le doyen des géographes indiens, ne vise pas ce but, mais n'en est pas moins bien venu. Le titre choisi témoigne du souci majeur de l'auteur, cherchant à identifier les configurations régionales du pays. Données physiques et climatiques et distribution des ressources naturelles guident dans les premiers chapitres cette démarche, sans qu'un même poids soit donné à l'histoire, et moins encore à la géographie de la population. La carte 4 présente le découpage retenu par Deshpande : onze « régions géographiques » majeures (les îles indiennes en constituent une douzième), subdivisées en une bonne cinquantaine de sous-régions. Sauf exception, les régions majeures se rapprochent assez fortement du découpage administratif des États existants (Inde du Nord et du Centre-Nord) ou regroupent ces États (Inde du Sud). Cette analyse est à comparer au découpage de l'Inde en 59 régions socioculturelles proposé en 1975 par la revue économique Commerce, reproduite p. 305. L'un des intérêts de l'ouvrage vient précisément du nombre de cartes de régionalisation de l'Inde reprises de diverses sources, et toutes présentées ici à la
même échelle. Le découpage retenu structure le corps du livre, analyse des diverses régions (qui, pour une fois part du Sud dravidieu pour finir par l'Himalaya) que complètent tableaux statistiques (sans dates de référence toutefois) et cartes régionales.
Paru en 1992, le livre de Deshpande dessine une géographie qui parfois date un peu. Cela n'affecte que peu l'intérêt de l'approche retenue, nourrie d'une réflexion conduite sur une bonne quarantaine d'années. Cela affecte moins encore l'intérêt du dernier chapitre de l'ouvrage, qui forme comme une conclusion géopolitique de cette longue analyse des régions indiennes. Sous un titre éloquent: « Vers un meilleur fédéralisme », CD. Deshpande s'interroge sur la meilleure façon « de contenir les sentiments régionalistes, et de les coordonner au sein de la structure politique d'ensemble du pays ». Il plaide à cet égard pour un réaménagement du pays en unités plus modestes, que peuvent justifier, particulièrement dans le cas des plus grands États existants (tel l'Uttar Pradesh, 138 millions d'habitants en 1991), l'efficacité administrative, l'usage des ressources naturelles, les contraintes financières et, bien sûr, les identités culturelles. Le géographe, dès lors, brosse une dernière carte (fig. 34) de ce que pourrait être à ses yeux une nouvelle structure fédérale. Plutôt que de fragmenter les États existants — un processus que le gouvernement central indien, quelle que soit sa couleur politique, préfère éviter —, Deshpande préconise des emboî241
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tements de pouvoirs, accordant, au sein des États existants ou sous l'autorité du gouvernement central, des statuts propres à près d'un tiers de l'espace indien : des « sub-États », et des « autorités de développement régional » formant ainsi le nouveau cadre territorial dans lequel seraient reconnus (et contenus) aussi bien les particularismes de régions à forte personnalité (Jarkhand au Bihar, Marathwada ou Vidarbha au Maharastra), que les spécificités des zones montagnardes (de l'Himalaya ou des Ghats occidentaux, entre autres) ou les besoins propres des quatre grandes métropoles que sont Delhi, Calcutta, Bombay et Madras.
Les suggestions de CD. Deshpande ne seront peut-être pas plus écoutées que celles d'autres auteurs ayant proposé eux aussi de remodeler la carte administrative d'une Inde devant mieux gérer sa diversité régionale. Du moins son effort traduitil la permanence du problème, et la nécessité politique de vouloir le résoudre « à froid », d'une façon globale, sans se borner à tenter de calmer ici ou là les fièvres régionalistes ou sécessionnistes localisées qui font la chaude actualité.
J.L.R.
Max Jean ZINS, Histoire politique de l'Inde indépendante, PUF, Paris, 1992, 335 p.
Voici un peu moins de dix ans, Jean-Alphonse Bernard offrait au public français une première synthèse d'envergure sur l'Inde politique contemporaine (L'Inde. Le pouvoir et la puissance, Fayard, Paris, 1985), en privilégiant une approche thématique: théorie et pratique des pouvoirs, système politique, économie, puissance militaire, politique étrangère. Max Jean Zins, dans un livre réfléchi et clair, appelé à faire référence, a pour sa part choisi de suivre le fil de l'histoire, et d'analyser ainsi l'ensemble des paramètres et des évolutions en jeu au fil de cinq séquences majeures conduisant de la veille de l'indépendance aux interrogations du présent. Dès la phase de transition
(1947-1952), le « consensus congressiste » définit les grands axes de la politique indienne : souci de l'indépendance nationale, gestion délicate de l'unité dans la diversité, stratégie mixte de développement. Ce consensus d'ensemble, dû à la prééminence du parti du Congrès, n'exclut pas les divisions idéologiques internes au parti. La victoire de Nehru marque à la fois le succès d'une ligne politique et l'établissement des « règles du jeu » gouvernant le partage des pouvoirs entre l'exécutif et le Congrès. Voilà qui vaut à l'Inde nouvelle ce que Zins appelle « les belles années congressistes » (1951-1962): «une période somme toute féconde », dont la stabilité politique aida au développement industriel protégé et planifié, sans que la réforme agraire tournant court puisse profondément transformer les campagnes. La guerre avec la Chine (1962), celle avec le Pakistan (1965), la rude crise financière et frumentaire du milieu des années soixante, et la mort de Nehru en 1964 marquent « la montée des périls » (1962-1969): le Congrès se divise, les conservateurs prennent du poids dans ou hors du Congrès, mais c'est finalement Indira Gandhi qui l'emporte. Cette victoire, et c'est le mérite de Zins de le montrer, est bien autre chose que le succès d'une filiation, ou la permanence d'une politique. Certes, Indira Gandhi l'emporte sur ceux qui, au Congrès, trouvaient Nehru trop à gauche. Certes, elle s'engage dans quelques réformes significatives, mais le « règne d'Indira Gandhi », c'est aussi « la mort du système congressiste » (1969-1977). Le Congrès se sclérose, se divise, puis s'engage dans l'autoritarisme de l'état d'urgence (1975-1977). La « glaciation » qu'est cette « dictature centriste » débouche sur une nouvelle donne politique, celle qui porte au pouvoir, par voie électorale, le fragile et disparate gouvernement du Janata. Commence alors la séquence que Zins laisse courir jusqu'à aujourd'hui : « la quête de nouveaux équilibres ». A la fin de l'hégémonie congressiste ne répond qu'une opposition fragmentée, et donc une vie politique plus agitée. Les années quatre-vingt voient dès lors s'affaiblir la cohésion du pays : à
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la montée des régionalismes — qui au Pendjab puis au Cachemire virent parfois au sécessionnisme — s'ajoute « la poussée de l'intégrisme hindou » remettant en question la tradition laïque sur laquelle, depuis Nehru, l'État et l' intelligentsia fondaient idéologiquement l'unité d'une nation si diverse.
Porteuses d'incertitude, les tensions des années récentes ne sont pas seulement politiques. Depuis le milieu des années quatre-vingt, les dirigeants du Congrès, Rajiv Gandhi puis Narasimha Rao, ont engagé leur pays dans la voie d'une relative libéralisation économique. La prudente ouverture aux marchés mondiaux et aux capitaux étrangers tranche avec la tradition protectionniste, mais amplifie les disparités au sein de la société indienne : autre source d'interrogations. Ainsi se trouvent éclairés « les deux phénomènes marquants de l'Inde de la fin de ce siècle » : instabilité politique et difficultés économiques. Ainsi se trouve posée la question majeure de cet ouvrage, en quatre mots qui ouvrent le premier chapitre : « Où va l'Inde ? » L'affaiblissement du Congrès a fait entrer l'Inde « dans l'ère des coalitions instables et des majorités incertaines », tandis que se fragilise l'unité fédérale. Les difficultés économiques, pour leur part, contribuent à nourrir les mécontentements, dont le « chauvinisme hindou » tire parti. En bon connaisseur de l'Inde, Max Zins ne cède pourtant ni au catastrophisme, ni même au pessimisme. L'ouvrage, certes, a été rédigé avant le traumatisme d'Ayodhya, mais les arguments avancés, porteurs d'espoir, restent pertinents : forte tradition démocratique; émergence d'une classe moyenne ; taille du pays, qui y favorise un « effet d'édredon » amortissant les chocs ; vitalité même de l'Union. Car Zins n'a pas tort de penser que les troubles régionalistes, voire les tensions plus rudes ne reflètent « pas tant l'éclatement imminent de l'Union que l'élaboration encore inachevée d'un Etat-nation en cours de construction et la recherche d'un fédéralisme de type nouveau ». Au terme d'une histoire politique à la fois précise, synthétique et éclairante, l'auteur met donc légitimement
en lumière ce qu'il avait relativement négligé au fil de l'étude : l'importance des relations entre le centre et les États. La délégation de pouvoirs accrus aux États ne répondrait pas seulement à des préoccupations politiques, visant à mettre en place de nouveaux équilibres calmant les tensions tout en assurant à l'Union une force nouvelle : elle impliquerait aussi que les États disposent de la marge de manoeuvre économique indispensable au succès des réformes entreprises. Inévitable, la restructuration du système politique indien demeure toutefois une entreprise à risque. Du moins, et à l'inverse de l'ex-URSS, le pays dispose-t-il des moyens de s'y engager avec prudence.
J.L.R.
Christophe JAFFRELOT, Les Nationalistes hindous. Idéologie, implantation et mobilisation des années 1920 aux années 1990, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, Paris, 1993, 527 p.
Heureux hasard du calendrier, l'ouvrage de Christophe Jaffrelot, tiré d'une thèse soutenue en 1991, est paru alors même que l'Inde vivait les contrecoups de la destruction de la mosquée d'Ayodhya. L'ouvrage ne pouvait traiter des développements liés, fin 1992-début 1993, à cette accélération de l'histoire, mais il offre au lecteur français une pénétrante analyse des forces qui menacent aujourd'hui d'abattre les fondements idéologiques sur lesquels l'Inde indépendante s'est construite, Nehru aidant. Fort d'une solide réflexion sur le concept de nation, et soucieux de corréler l'analyse politique aux faits de culture et de société, Jaffrelot s'arme d'un modèle explicatif complexe auquel il passe au crible l'histoire du mouvement nationaliste hindou. Ce modèle distingue trois stratégies fondamentales, dont tout un jeu de variables extérieures module l'application. Des stratégies qui s'additionnent, et non qui s'opposent l'une à l'autre. La première, le « syncrétisme stratégique », découle du choc de
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l'expérience coloniale, et se veut une réponse à la rencontre avec l'Occident dominateur. L'Arya Samaj, fondé dès 1875, illustre au mieux cette réaction nourrie, dit Jaffrelot, d'un « complexe d'infériorité majoritaire » : face au christianisme missionnaire, face au défi que représente l'idéologie véhiculée par les Britanniques, il convient « d'adapter le milieu hindou à la modernité occidentale et de préserver les piliers de son identité » (p. 29), en réinterprétant la tradition, d'une part, et en empruntant, pour une autre part, à l'Occident. Peut-on pour autant définir ce combat comme un « syncrétisme stratégique » ? Prôner l'unité des hindous en dénonçant l'émiettement affaiblissant des castes — une constante des mouvements nationalistes hindous —, est-ce vraiment espérer une réforme de l'hindouisme « inspirée des valeurs du dominant occidental » ? La discussion pourrait s'ouvrir sur ce point, mais il faudrait définir ce que suppose un syncrétisme: plus, sans doute, que l'intégration d'« atouts socioculturels de l'agresseur ». Du moins découvre-t-on là, dès l'origine, le but premier que se donne le nationalisme hindou : « surmonter l'extrême différenciation socioreligieuse du milieu hindou en recourant à d'autres critères d'identité, aux connotations politiques » (p. 27). Structurer son identité contre l'autre (l'Occident, mais aussi le panislamisme des années vingt) relève de l'idéologie et débouche ainsi sur le concept propre à transcender la mosaïque sociale hindoue : la nation.
Deuxième stratégie, « instrumentaliste » celle-là : elle consiste à user des instruments qu'offrent des symboles de nature religieuse, parlant à tout hindou, pour mobiliser les masses autour d'un projet nationaliste faisant de l'hindouisme un objet historique et culturel consubstantiel à l'Inde. Sur le lieu prétendu de la naissance du dieu, le temple dédié à Rama qu'auraient détruit les bâtisseurs de la mosquée d'Ayodhya aujourd'hui rasée offre un exemple extrême de l'usage de tels symboles. Longtemps, cette stratégie se heurtera sans succès au modèle idéologique dominant, celui du sécularisme du Congrès conduit par Nehru. Mais peu à peu le
Congrès lui-même cédera à la tentation d'utiliser à des fins électoralistes des symboles ou des enjeux religieux.
La troisième stratégie, organisationnelle, est illustrée au mieux par le RSS (Rashtriya Swayamsevak Sangh, Association des volontaires nationaux), fondé en 1925, et visant à couvrir tout le pays d'un réseau de branches locales ou de quartiers (25 000 branches, comptant 1,8 million de membres en 1989, selon le RSS) offrant, entre autres à la jeunesse, des structures d'embrigadement au service d'un idéal nationaliste et égalitaire. Voulant construire l'avenir de l'Inde, le RSS tire une part considérable de sa force de l'usage qu'il sait faire de valeurs traditionnelles, puisées dans le champ idéologique hindou. L'idéal égalitaire, dépassant la segmentation des castes, renvoie ainsi à un autre réfèrent de l'hindouisme : la secte, que vivifient des responsables, souvent célibataires, dont le prestige emprunte à cet autre archétype hindou, le renonçant. C'est l'un des grands mérites de Jaffrelot, du reste, que d'aborder le politique indien en cherchant toujours à en saisir les racines ou les modulations culturelles.
Au coeur du mouvement nationaliste hindou, le RSS s'est longtemps voulu hors du politique stricto sensu. Son idéologie le justifie pour une part, puisqu'elle donne la priorité à la société sur l'Etat. Plus qu'un État-nation, le RSS vise à construire une société-nation, régénérée sur la base d'une adhésion individuelle aux valeurs du nationalisme hindou: projet de longue haleine que le simple accès au pouvoir ne saurait satisfaire, puisqu'il implique de « façonner le monde intérieur » du bon citoyen indien. Pour autant, le RSS s'est donné le moyen d'intervenir aussi dans le champ politique, en s'entourant d'une nébuleuse d'organisations contrôlées par ses militants, ou dirigée par des hommes formés dans ses rangs, à commencer par des partis politiques jouant le jeu électoral de la démocratie parlementaire indienne: le Jana Sangh, créé en 1951, puis le Bharatiya Janata Party, fondé en 1980. C'est d'ailleurs parce qu'il dévalorise l'État que le nationalisme hindou mili244
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HERODOTE A LU
tant du RSS se différencie du fascisme, dont il emprunte pourtant bien des apparences. Et c'est parce que l'hindouisme n'est pas une religion du Livre établissant la loi que le militantisme hindou n'est pas non plus un vrai fondamentalisme.
Armé des clés conceptuelles permettant de démêler l'écheveau d'une histoire complexe, Jaffrelot peut analyser l'évolution du mouvement nationaliste hindou au fil des dernières décennies : une histoire politique riche en oscillations, riche en contradictions : l'un des grands intérêts de ce livre tient précisément à la peinture nuancée de la nébuleuse nationaliste. La stratégie électoraliste du Jana Sangh, dans les années soixante, implique certaines compromissions — ou modérations — qui donnent au parti une certaine légitimité politique, mais qui soulèvent bien des interrogations au sein du RSS. Et comment concilier le populisme inhérent à la pensée nationaliste avec l'inévitable ouverture aux notables qu'implique le jeu électoral? Avec la création de la Vishva Hindu Parishad (Assemblée hindoue universelle), en 1964, le RSS enrichit sa nébuleuse, et active le travail d'unification religieuse du monde hindou, avec l'appui ouvert ou réticent des grands chefs de secte, héritiers pour beaucoup d'entre eux d'une tradition séculaire. L'impact politique du mouvement demeure pourtant modeste jusqu'aux années quatre-vingt. Certes, le Jana Sangh bénéficie de l'opposition au Congrès que suscite l'état d'urgence imposé en 1975 par Indira Gandhi. Il trouve si bien sa place au sein du mouvement anticongressiste qu'aux élections de 1977 près d'un tiers des députés de la coalition victorieuse du Janata sont des ex-membres du Jana Sangh, qui s'est fondu dans une coalition où siègent aussi des ex-congressistes proches des milieux traditionalistes hindous, et des militants démocrates d'obédience gandhienne: curieux mélange, jamais vraiment durable. Rendu à lui-même, le BJP ne pèse guère : aux élections de 1984, il n'emporte que 7 % des suffrages exprimés.
Pourtant, les conditions de son essor sont alors réunies : le cumul des stratégies évoquées plus haut
et la convergence favorable des variables extérieures ouvrent en effet la voie au nationalisme hindou. Son association au pouvoir central en 1977 valait au BJP certificat d'honorabilité. Il saura s'en servir auprès des classes moyennes, tout en radicalisant son discours et sa pratique. Le relâchement idéologique du Congrès le sert, particulièrement sous Rajiv Gandhi, qui tente tour à tour de capter les voix musulmanes et les voix hindoues en manoeuvrant sur le terrain religieux, comme le sert sans doute, hors des frontières indiennes, la montée du fondamentalisme islamique. Le BJP, finalement, choisit l'activisme, les grandes processions, les discours incendiaires... et constate vite que les émeutes suscitées, en forte hausse après 1985, lui profitent électoralement, dans un climat politique fort incertain, face à l'usure de ses rivaux politiques, Congrès ou Janata. En 1990, il arrive au pouvoir dans quatre États du Nord, dont le plus peuplé de l'Inde, l'Uttar Pradesh, si riche en lieux saints. La destruction par la force de la mosquée d'Ayodhya, élevée depuis des années au rang de symbole de l'abaissement des hindous sur leur propre sol, était-elle évitable ? Faut-il y voir, comme le suggère Jaffrelot, l'effet d'un débordement du BJP par une masse sensible aux appels d'un réseau de religieux constituant en quelque sorte l'autre pôle de la nébuleuse nationaliste hindoue? Où faut-il plutôt penser qu'en bons stratèges les chefs de cette nébuleuse, par-delà d'éventuelles divergences, se distribuent les rôles pour ratisser plus large ? Dans l'un ou l'autre cas, c'est à la fois la nature du nationalisme indien et l'avenir de la démocratie indienne qui sont en cause.
Christophe Jaffrelot offre ainsi une analyse extrêmement riche, conduite, qui plus est, à diverses échelles (avec un vrai travail de terrain conduit au Madhya Pradesh). Il montre l'extrême importance du jeu des représentations (y compris territoriales), sans se laisser enfermer dans la seule prise en compte des idéologies. Il décortique aussi la subtile complexité des nuances, des contradictions, des oscillations, des va-et-vient au sein d'un mouvement naturellement perçu par ses adversaires
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HÉRODOTE
comme un bloc à combattre. Ce n'est pas là l'un des moindres mérites d'un livre majeur, qui évite tout simplisme réducteur sans jamais perdre de vue les enjeux du combat dont l'Inde est aujourd'hui l'arène : un combat qui dépasse de loin les rivalités
rivalités entre partis, et qui pose le problème de l'identité d'un pays que peuple aujourd'hui près d'un sixième de l'humanité.
J.-L.R.
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Le bilan économique et géopolitique de l'année
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640 pages
Le directeur gérant : Yves LACOSTE
Composition Facompo à Lisieux — Imprimerie SEPC
Dépôt légal : février 1994 — N° commission paritaire : 5755
ISSN 0338-487
ISBN 2-7071-2276-9 — N° d'impression : 365
L'INDE ET LA QUESTION NATIONALE
Depuis l'indépendance acquise en 1947 au prix de la Partition qui donna naissance au Pakistan, l'Inde a su gérer une pluralité sans égale, dans le cadre d'un système parlementaire stable. Mais les années quatre-vingt ont vu une nette aggravation des tensions géopolitiques internes. Ce numéro d'Hérodote s'interroge sur la nature de la nation indienne, que constituent 880 millions d'héritiers d'une civilisation représentant près d'un sixième de l'humanité. S'agit-il d'une civilisation plurielle, riche des rencontres entre l'hindouisme, l'islam et l'Occident, ou d'une civilisation hindoue réaffirmant ses valeurs propres dans la dénonciation des altérités, y compris des modèles occidentaux ?
Quelques-uns des meilleurs spécialistes français, et quelques intellectuels indiens éclairent tour à tour : la nature de l'État indien (État-nation ou Étatcivilisation ?) ; le processus de construction nationale, longtemps mené sous l'hégémonie d'un parti du Congrès héritier de Gandhi et de Nehru, mais s'égarant aussi dans des dérives politiciennes ; l'idéologie et l'avancée du nationalisme hindou ; les réactions musulmanes face à la montée de cet hindouisme militant. Les points chauds sont aussi traités : sécessionnismes du Pendjab et du Cachemire. On montre aussi comment la géopolitique externe de l'Inde sert les intérêts de la nation ou éclaire les représentations de soi dans un monde complexe que domine sans contrepoids l'Occident.
L'Inde et la question nationale, Yves Lacoste.
Rama et les joueurs de dés : questions sur la nation indienne, Jean-Luc Racine.
L'Inde : "État-nation" ou "État-civilisation" ?, Ravinder Kumar.
Réponse à Ravinder Kumar, Jean-Alphonse Bernard.
Le parti du Congrès et l'identité nationale, Max-Jean Zins.
Nationalisme hindou, territoire et société, Christophe Jaffrelot.
Pour un sécularisme non dogmatique, Dharma Kumar.
Le désarroi des musulmans indiens, Violette Graff.
Le renouveau militant hindou et les musulmans indiens, Muzaffar Alam.
Bombay : la Shiv Sena et le territoire urbain, Gérard Heuzé.
Le séparatisme cachemiri : du régionalisme à l'irrédentisme ?, Christiane
Hurtig.
Pendjab : du séparatisme à la normalisation démocratique ?, Anne VaugierChatterjee
VaugierChatterjee
L'Inde dans l'après-guerre froide, Gilles Boquerat.
Identité nationale et realpolitik : entre Chine et Occident, l'Inde de 1989 face au
printemps de Pékin, Jean-Luc Racine.
ÉDITIONS LA DÉCOUVERTE, 9 bis, rue Abel-Hovelacque, 75013 Paris
ISSN 038-487-X 03-94 150 F