Rappel de votre demande:


Format de téléchargement: : Texte

Vues 1 à 141 sur 141

Nombre de pages: 141

Notice complète:

Titre : Le Bulletin de la SHMC / Société d'histoire moderne et contemporaine ; [dir. publ. Elisabeth Du Réau]

Auteur : Société d'histoire moderne et contemporaine (France). Auteur du texte

Éditeur : SHMC (Paris)

Date d'édition : 1996-01-01

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34459135r

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34459135r/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 1829

Description : 01 janvier 1996

Description : 1996/01/01-1996/02/28.

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5620324f

Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 8-G-3028

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 17/01/2011

Le texte affiché peut comporter un certain nombre d'erreurs. En effet, le mode texte de ce document a été généré de façon automatique par un programme de reconnaissance optique de caractères (OCR). Le taux de reconnaissance estimé pour ce document est de 100%.


Ateliers

RENOV'LIVRES S.A,

2002


. Nations, nationalités, nationalismes en Europe, 1850-1920.

. Le complexe militaro-industriel américain.

. Vanini : libertinage et baroque.

. Livres reçus.

. Comptes-rendus.

1996/1-2

Supplément à la Revue d'Histoire Moderne et Contemporaine, tome 43

SOCIÉTÉ D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE


Le BULLETIN

de la SMC.

1996 / 1-2

VIE DE LA SOCIETE p. l

SÉANCES

- Nations, nationalités, nationalismes en Europe, 1850-1920 : journée d'étude.

• Jean-Yves GUIOMAR, Qu'est-ce que la nation ?

Une définition historique et problématique. p. 2

• René GIRAULT, Guerres et sentiment national au XIXe siècle. p. 14

• Christophe CHARLE, Sentiment national et nationalisme

en France au XIXe siècle. p. 22

• Gilles PÉCOUT, L'intégration nationale italienne et ses limites,

de l'unité nationale au nationalisme. p. 28

• Michaël JEISMANN, Nationalisme et identité politique

en Allemagne. p. 39

• Marie-Pierre REY, La nation russe et le nationalisme grand-russien. p. 47

• Bernard MICHEL, Le nationalisme en Europe centrale. p. 54

• Le nationalisme en Europe : comptes-rendus. p. 59

- Problèmes d'analyse du complexe militaro-industriel aux États-Unis,

parPapN'DIAYE. p. 72

- G.C. Vanini, un libertin martyr à l'âge baroque,

par Didier FOUCAULT. p. 81

LIVRES REÇUS p. 91

COMPTES-RENDUS

- Histoire économique et sociale p. 97

- Histoire des femmes p. 109

- Histoire culturelle (xvie-xxe s.) p. 114

- Religion et société p. 124

- Guerres Mondiales p. 133

INFORMATIONS, AGENDA p. 136


DLP12-3-9G01197

VIE DE LA SOCIETE. VIE DE LA SOCIETE. VIE DE LA SOCIETE.

Éditoral

Quelques mots, une fois n'est pas coutume.

En premier lieu, pour présenter toutes nos excuses aux nombreux étudiants et collègues qui n'ont pas pu pénétrer dans l'amphithéâtre du Centre Censier lors de la journée des concours : notre lieu de réunion habituel, plus vaste, était alors indisponible, et l'affluence était cette fois plus forte encore qu'à l'ordinaire. Chacun comprendra, nous l'espérons, que nous ayons dû respecter certaines consignes élémentaires de sécurité, la salle étant comble.

En second lieu, nous devons demander aux sociétaires et abonnés qui ont fait l'objet de relances ou de rappels non fondés, de bien vouloir excuser ces quelques erreurs : nous sommes dans une phase de remise à jour de la trésorerie, et notre système informatique, . un peu ancien, expose notre secrétariat à diverses incertitudes. Merci de bien vouloir nous prévenir, et nous pardonner, en cas de relance indue.

Quelques explications, enfin, concernant la nouvelle tarification. Nous avons dû réajuster cotisations et abonnements en fonction de très fortes hausses du coût du papier. Néanmoins, nous avons serré les prix au maximum pour ne pas pénaliser nos lecteurs. Surtout, un tarif spécial est désormais institué pour les institutions, qui recevront toutes, de façon systématique à partir de cette année, les deux livraisons annuelles du Bulletin, en sus des quatre numéros de la Revue. Nous espérons de cette manière satisfaire les nombreuses demandes que nous recevions par le passé.

En vous remerciant de votre compréhension,

Le Bureau.

Nouveaux membres

M. Laurent COSTE, chargé de cours à l'Université Montaigne-Bordeaux III, présenté par

Jean-Pierre Poussou et Guy Boquet.

Mlle Karine CHARTIER, agrégative d'histoire, 47, rue des Épinettes, 75017 Paris, présentée

par Guy Boquet et Edouard Gruter.

Mlle Naoko SERIU, étudiante en doctorat à l'Université de Tokio (la violence en Vivarais

au xvme siècle), présentée par Hiroyuki Ninomiya et Tadami Chizuka, 3-10-4, Tsukimino,

Tsukimino, Kanagawa-ken, Japon.

• Séance du 1er avril 1995 :

Problèmes d'historiographie américaine, organisée par Guy Boquet et Jacques Portes. Présents : BOQUET G., BOUSSARD I., COORNAERT F., FOHLEN C, FOUCRIER A., GRUTER E., HEFFER J., HERVÉ P., MATHA J., MILLIOT V., MYCINSKI J., N'DIAYE P., PENTEL R., PORTES J., POUZOULET C, SORRE M.

Certaines communications ont paru sous une autre forme dans le recueil collectif publié par Jean HEFFER et François WEIL, Chantiers d'Histoire américaine, Paris, Belin, 1995.


2 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

• Séance du 20 mai : Journées toulousaines.

Problèmes d'histoire religieuse de la France, séance organisée par Guy Boquet et JeanPierre Amalric. Présents : AMALRIC J.-P., BERTRAND M., BIRSTIEL E., BOQUET G., CABANEL P., CHALER C,

FOUCAULD D., FOURNIER G., JOUTARD Ph., LUCE G., MAFFRE S., MERLO M., MOUYSSET S.,

MYCINSKI J., PALIS J., PIERRON J.-L., POISSONNIER M.-A., SEMPÉRÉ H., SOURIAC R., TAILLEFER M., VANUXEM B.

• Séance du 18 novembre 1995 : Journée des concours.

Nations, nationalités, nationalismes en Europe, 1850-1920. La séance, organisée par René Girault, réunit plus de 400 personnes durant la journée entière, dans un amphithéâtre comble. Les contributions sont présentées ci-après.

SEANCES. SEANCES. SEANCES. SEANCES. SEANCES. SEANCES.

NATIONS, NATIONALITES ET NATIONALISMES EN EUROPE, 1850-1920

Jean-Yves GUIOMAR

Qu'est-ce que la nation ? Une définition historique et problématique

Il n'existe pas de définition juridique de la nation ou du peuple, ni dans les Quatorze Points de Wilson, ni dans les chartes de la S.D.N. ou de l'O.N.U., pas plus que dans des textes tels que la Déclaration universelle des droits des peuples (Alger, 1976).

Les innombrables définitions qui existent — celles de Treitschke, Renan, Mancini, Otto Bauer, Staline, etc. — sont des définitions politiques : comme par hasard, elles justifient les intérêts nationaux ou idéologiques de leurs auteurs. Donc on ne donnera pas ici de définition, sinon celle, réduite à un constat minimal, avancée par l'historien anglais Hugh Seton-Watson : « Une nation existe quand un nombre de gens significatif dans une communauté se considèrent comme fondant une nation 1. »

Ce « nombre de gens significatif » n'étant guère apparu avant le XVIIIe siècle, le constat de Seton-Watson ne porte que sur la nation moderne, c'est-à-dire la nation instance

1. Cité par Bernard Michel, Nations et nationalismes en Europe centrale, Paris, Aubier, 1995, p. 15.


1996 - N°s 1-2 3

politique. On laissera ici de côté le problème de l'ancienneté de la nation ou de ses « ingrédients ».

Pour poser complètement la question qui nous occupe ici, ajoutons à la définition de Seton-Watson qu'affirmer la nation, c'est revendiquer pour elle un État national souverain, accepté par ses membres et reconnu par les autres États. Ce qui suppose la liaison, l'« arrimage » de deux réalités hétérogènes : l'État, construction monarchique d'ancien régime, ayant une longue tradition, et le peuple conçu comme groupe national, réalité qui émerge seulement au XVIIIe siècle.

Sur cette réalité nouvelle, prenons un seul exemple, celui de la Grande-Bretagne. Avec l'historien Rapin-Thoyras, auteur d'une Histoire d'Angleterre (1724), le peuple anglais est celui qui descend des Angles, Saxons, etc., bref des peuples germaniques venus dans l'île à la fin de l'Empire romain. Ils apportèrent avec eux le witenagemot, assemblée des hommes libres, les guerriers prenant part sur un mode égalitaire à la conduite des affaires, élisant leur roi pour le temps de la guerre. Au XIe siècle, continue Rapin, ce peuple a été conquis par les Normands, qui ont formé une aristocratie oppressive et instaurant la monarchie absolue, étrangère de ce fait à la nation. L'oeuvre de RapinThoyras a exercé une forte influence, notamment sur Montesquieu. A noter qu'un auteur aussi politique que Thomas Paine exploite largement, dans Le sens commun ou Les droits de l'homme, le thème de la conquête normande et donc d'une structure politique doublant une structure ethnique du peuple anglais.

On pourrait montrer qu'en France, en Allemagne, en Italie, etc., le siècle des Lumières est rempli d'approches de ce type. Elles ne touchent certes alors qu'une minorité mais se répandront au siècle suivant dans un large public. Ainsi la vision politico-ethnique de l'Angleterre sera-t-elle popularisée par Walter Scott, en particulier dans Ivanhoé, et l'on sait l'influence considérable de Scott sur Augustin Thierry et la part que prendra celui-ci à la construction nationale française dans la première moitié du XIXe siècle.

Le fait essentiel de la nation moderne est donc l'« arrimage » de l'État et de la nation, arrimage qui fait de l'État national souverain une réalité juridique nouvelle conforme au nouveau droit public, à la fois interne et international, proclamé par la Révolution française. Ce qui modifie et l'État d'ancien régime en le liant au peuple qui le légitime, et la nation qui devient une instance politique majeure.

Le xrxe siècle va voir cet État national souverain s'installer partout, soit en succédant aux anciens royaumes soit en créant des entités nouvelles, ce qui se fait selon deux principes constamment évoqués entre 1789 et 1920 :

— Le droit des peuples (« à disposer d'eux-mêmes » est récent, on emploie surtout cette expression complète au moment de la première guerre mondiale).

— Le principe de ou des nationalité(s) (on trouve les deux, ce qui n'est pas pareil : le « de » fait de nationalité un quasi-concept, mais je pense que c'est là une erreur et que nationalité est tout ce qu'on voudra sauf un concept).

Voyons-les succinctement et surtout voyons leurs relations. Ces deux principes signifiant des courants d'idées et d'action, je parlerai de « la ligne du droit des peuples » et de « la ligne du principe des nationalités ». (J'utiliserai cette dernière expression lorsqu'il s'agira de désigner l'ensemble d'idées qu'elle connote alors même qu'elle n'est pas en usage mais que toutes les notions qu'elle rassemble sont présentes, comme sous la Révolution française.)

Droit des peuples et principe des nationalités

Le droit des peuples. C'est incontestablement une création française — même s'il y a des apports anglais, Locke par exemple, et américains, les déclarations des droits des treize colonies et la déclaration d'indépendance des États-Unis —, qui date de l'affirmation de la souveraineté nationale en juin 1789, source de ce droit après le droit naturel moderne, dont elle est un produit, comme le dit Sieyès. 1789 et la fédération de 1790 consacrent le nouveau rapport gouvernants-gouvernes et la part que prennent les gou-


4 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

vernés à la formation et au contrôle des gouvernants. Robespierre dit clairement le 2 mai 1791, au cours du débat sur Avignon sur lequel nous allons revenir : quand il le veut, un peuple peut « changer la forme de son gouvernement, changer l'individu à qui il confie ses droits, tenir lui-même les rênes de ce gouvernement 2 ».

C'est cela, précisément, le droit des peuples. Le principe a d'abord et surtout valeur dans l'ordre interne. Il définit les termes de l'« association politique » (voir l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen). Plus tard, à Laybach en 1821, suite à une tentative de révolution dans le royaume de Naples, puis à Vérone en 1822, avant la guerre d'Espagne que la France va conduire pour remettre les Bourbons sur le trône, la Sainte-Alliance attaque directement le droit des peuples en décidant que ceux-ci n'ont pas le droit de changer leur ordre interne même si leurs rois sont d'accord, par exemple pour leur octroyer une charte.

Le principe des nationalités. Il est apparu en même temps : on fait généralement de Herder le créateur du terme, dans les années 1780, et la notion se répand en France dès les années 1800 par le groupe de Coppet, puis partout au cours du siècle. Une classique définition de la nation selon ce principe a été donnée par le juriste et homme politique libéral italien Pascuale Mancini en janvier 1851, lors de la séance d'ouverture de son cours de droit international public à la faculté de droit de Turin : « La nation est une société naturelle d'hommes que l'unité de territoire, de moeurs et de langage mène à la communauté de vie et de conscience sociale 3. » Le principe des nationalités correspond donc à ce que nous mettons aujourd'hui sous les notions d'identité collective, de communauté, ou ce que l'anthropologue Louis Dumont appelle holisme 4, qui désigne le fait que dans une société les éléments qui la structurent l'emportent sur la conscience individuelle de ses membres. Le principe des nationalités ayant été mis en avant par des groupes nationaux pour se distinguer d'autres groupes (« nous » ne sommes pas « eux », « ils » ne sont pas « nous »), son efficace s'applique surtout dans l'ordre international. La littérature juridique sur le principe des nationalités se trouve d'ailleurs toujours dans les ouvrages de droit international public.

Voyons maintenant les rapports des deux principes. A la suite des juristes, l'historien note qu'ils s'opposent dans la théorie, mais il constate aussi que, de fait, ils « fonctionnent » ensemble 5.

1 ) Ils s'opposent parce que :

— Le droit des peuples mène « facilement » à l'élaboration d'un ordre juridique : la souveraineté nationale s'exprime par le droit ou la fonction d'électeur ou d'élu, et puisqu'il n'y a pas une infinité de régimes politiques possibles, du débat politique et du vote sortira un régime combinant les droits des gouvernés et les moyens d'action des gouvernants.

— En revanche, la traduction juridique et politique du principe des nationalités est beaucoup plus difficile. Comment déduire du juridique d'un « caractère national » (et qu'est-ce qu'un caractère national?), d'une langue, d'une coutume 6? Quand le facteur religieux est très présent, c'est plus facile, mais est-ce encore du national ?

2. Archives parlementaires, tome 25, p. 500.

3. Cité par Paul Bastid dans son étude « La Révolution de 1848 et le droit international », dans Recueil des cours de l'Académie de droit international de La Haye, 1948 (1), BN 8° *E 1469 (72), p. 220. Texte important. Voir aussi Federico Chabod, L'idea di natione, Bari Laterza, 1961.

4. Voir L'idéologie allemande, Paris, Gallimard, 1991, et Essais sur l'individualisme, Paris, Le Seuil, 1983.

5. Voir par exemple dans Droits de l'homme, droits des peuples, dir. Alain Fenet, Paris, P.U.F., 1982, l'étude de Cao-Huy Thuan, « Du principe des nationalités au droit des peuples à l'autodétermination : la consécration d'une ambiguïté initiale ».

6. L'école du droit historique — l'allemande surtout, car cette école a aussi une forte implantation en France — a tenté de donner une place importante à la coutume parmi les sources du droit positif, mais les résultats ont été maigres.


1996 - N°s 1-2 5

On citera le cas juif, particulièrement exemplaire de la difficulté de tirer du principe des nationalités un ordre politique et juridique clair. Théodore Herzl publie en 1896 Lier Judenstaat, ce qui veut dire L'État des juifs. Mais on traduit généralement par L'État juif, ce qui est tout différent et implique un transfert de nationalité des individus à l'État luimême, alors que tous les juristes montrent clairement que les États donnent la nationalité, mais n'en ont pas eux-mêmes 7. Il s'ensuit dans le mouvement sioniste un vaste débat, qui aboutit à un compromis : la dénomination officielle d'État d'Israël. On voit bien que ce compromis ne règle rien sur le fond, tout en faisant pencher la balance beaucoup plus du côté du principe des nationalités que de celui du droit des peuples. Il est vrai que dans ce cas, le principe des nationalités est foncièrement investi de religieux. Mais, à un degré moindre, c'est aussi ce qui se passe par exemple avec la Grèce ou l'Irlande. Et on note que la Grèce, avant même d'avoir acquis son indépendance entre 1828 et 1832 et par la suite, a les pires difficultés à se définir et à se constituer en tant qu'association politique. On voit bien dans tous ces cas que le principe national est loin d'y suffire.

2) Mais en fait, les deux principes vont ensemble. Bien des juristes pensent d'ailleurs qu'ils sont interchangeables, surtout en 1918-1919 (on a noté que Wilson agit plutôt en 1918 dans la ligne du droit des peuples, alors qu'en 1919, face aux inextricables difficultés liées notamment au sort de la Double Monarchie, il incline vers le principe des nationalités8).

Au fond, c'est normal. On n'a jamais vu de groupe national se constituer autrement qu'en mettant en avant des caractéristiques culturelles, au sens le plus large (incluant par exemple les traditions culinaires — la France terre du vin, l'Allemagne terre de la bière). Mais là où ça se complique, c'est que tout groupe qui se définit et se distingue vise à former un État national et une association politique. Ce qui implique que toute nation moderne commence par le principe des nationalités mais, si elle veut durer et se renforcer, doit continuer par le droit des peuples. Les deux principes vont tellement ensemble qu'on peut poser une règle méthodologique : quand on constate la manifestation de l'un, il suffit de chercher celle de l'autre, on les trouve soit dans des groupes différents soit au sein d'un même groupe.

Si ce que je viens de dire est vrai, on doit trouver les deux principes dans la France de la Révolution française, car même si la France a déjà un État solidement constitué et est souvent qualifiée de « vieille nation », la Révolution a institué entre État et nation une relation radicalement nouvelle, qui a changé la nature de l'une et de l'autre.

Il y a là quelque chose d'essentiel, étant donné le rôle fondateur de la Révolution bien au-delà de la seule France. On dit généralement que la Révolution française s'est faite dans la seule ligne du droit des peuples. Mais je crois que c'est faux et que cela, c'est une partie de la « légende nationale française ». Ce qui a trompé, c'est que la France en 1789 avait déjà son unité culturelle, sa langue, sa littérature, même si l'immense majorité du peuple ne participait que de loin à cette culture. La France n'avait donc pas à faire alors ce travail de se distinguer par une personnalité propre. Pour comprendre l'avantage de n'avoir pas cette tâche à accomplir, il suffit de penser à l'Académie de Berlin dont les publications, tout au long du XVIIIe siècle, sont en français, ce que bien des Allemands trouvent à juste titre anormal. Du reste, le fameux texte de Rivarol sur l'universalité de la langue française, primé en 1784, résulte d'un concours lancé par cette Académie précisément au moment où elle s'interroge sur l'idée de passer à l'allemand dans ses débats et ses publications, ce qu'elle fera d'un seul coup à la suite de la défaite de la Prusse devant Napoléon.

7. Parler de l'État français est une commodité de langage mais n'implique nullement que l'État lié à la nation soit effectivement français, alors que la nation, elle, l'est. L'État français ne l'a bel et bien été, en principe, que dans l'acception que l'expression a prise dans l'esprit des promoteurs du régime de Vichy, tentative — au demeurant privée de sens — d'« ethniciser » l'État lui-même.

8. Voir l'étude de Cao-Huy Thuan citée note 5.


6 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

Comme on sait, la Révolution française a tout de suite été confrontée aux rapports entre ordre interne et ordre international. C'est déjà le cas avec l'affaire dite des princes possessionnés d'Alsace. Quelques princes, surtout de la rive gauche du Rhin, se plaignent devant la diète d'empire des atteintes à leurs droits sur les seigneuries qu'ils ont en Alsace, atteintes résultant des conséquences de la nuit du 4 août 1789. Selon ces princes, leurs droits viennent de l'état juridique germanique consacré par les traités de Westphalie, état maintenu lors de la conquête de l'Alsace par Louis XIV et par les traités qui s'ensuivirent. D'où une série de débats à la Constituante, avec des interventions très longues et parfois très confuses. Le rapport le plus célèbre à cet égard est celui du juriste Merlin de Douai, le 28 octobre 1790, où il prononça sa phrase célèbre, partout citée, sur le fait que les Alsaciens sont Français non par suite d'une conquête mais parce qu'ils l'ont voulu et l'on manifesté en députant aux États généraux et en participant à la fête de la fédération de 1790. La question semblait donc réglée par le droit des peuples.

Mais alors pourquoi dans ce même rapport (chose qui n'est jamais citée) Merlin tient-il à dire que l'Alsace, lors de la conquête de 1684, n'a fait que redevenir française, ayant été indûment démembrée de l'empire français en 916 ? Et pourquoi, comme tous les autres intervenants, argumente-t-il si longuement sur le droit, à la fois public et privé, du « corps germanique » afin d'établir les bases juridiques de la question et de prouver que les princes ne sont pas fondés, même en se basant sur le droit germanique, à se plaindre ni à réclamer une indemnité, qu'on leur accordera cependant, mais à titre purement amical ? De toute évidence, comme le montrent tous les débats, le recours au droit des peuples était insuffisant pour trancher le problème.

Les raisons de cette complexité et de l'insuffisance du recours au droit des peuples, la relation entre ordre interne et ordre international se voient encore mieux dans le cas d'Avignon et du Comtat venaissin, possessions papales. Le 17 juin 1790, une députation d'Avignonnais vient à la barre de la Constituante pour demander la réunion à la France. Que dit-elle ? « Les Français sont trop généreux pour refuser un peuple qui a fait anciennement partie de la nation française et qui lui est toujours resté uni par ses voeux et ses sentiments 9. » Et le 26 juin elle précise: le peuple avignonnais étant «placé au milieu de la France, ayant les mêmes moeurs, le même langage, nous avons voulu avoir les mêmes lois'0». Le 16 novembre 1790, Pétion argumente dans un long rapport et avance deux ordres de raisons, selon le droit positif et selon les droits naturels et imprescriptibles. Le droit positif, c'est qu'Avignon a été vendu en 1348 au pape Clément VI par Jeanne, reine de Naples. Or cette vente est nulle, et Pétion montre que « ces domaines faisaient partie de la Provence ; qu'ils ne pouvaient pas en être détachés ; que la Provence faisait partie de l'Empire français; qu'ils doivent dès lors être réunis à la France"». Après quoi il argumente à partir de la volonté générale constatée des deux peuples concernés.

Mais bien plus qu'au droit des peuples avignonnais et comtadin, les interminables débats sur le dossier sont très largement consacrés aux droits originaires de la France et aux conséquences de la vente (notamment pour l'octroi d'indemnités au pape, comme dans le cas alsacien). D'où question : pourquoi le principe du droit des peuples ne suffitil pas à trancher le débat ? Parce que le problème d'Avignon est compliqué : il y a une quasi-guerre civile entre Avignon et Carpentras, d'où l'idée et la nécessité de porter secours aux Avignonnais qui veulent la réunion 12. Mais leur porter secours veut dire envoyer des troupes. Or, le 22 mai 1790, la Constituante a voté que « la nation française

9. Archives parlementaires, tome 16, p. 256.

10. Ibid., p. 477. L'ordre des arguments est instructif: la ligne du droit des peuples est déduite de la ligne du principe des nationalités.

11. Ibid., tome 20, p. 476.

12. La question est d'autant plus délicate que la Constituante est déjà en conflit avec le Saint-Siège à propos de la Constitution civile du clergé, sur laquelle les débats commencent le 29 mai 1790 et pour laquelle les constituants voudraient obtenir l'accord du pape. L'affaire d'Avignon peut servir à exercer une pression.


1996 - N°s 1-2 7

renonce à entreprendre aucune guerre dans la vue de faire des conquêtes et elle n'emploiera jamais ses forces contre la liberté d'aucun peuple ». Déjà avec l'affaire alsacienne la tension internationale monte, et les adversaires de la réunion menés par l'abbé Maury ne cessent de soutenir que la réunion d'Avignon et du Comtat venaissin ne peut être qu'une conquête. Bien qu'ils soient d'une totale mauvaise foi, l'argument est habile et touche l'esprit fortement juridique des constituants.

Il faut donc trouver une solution qui permette à la France d'appliquer le droit des peuples à un peuple étranger qui veut se réunir à elle, sans que cette réunion puisse être interprétée comme une conquête. Autrement dit, il s'agit d'appliquer le droit des peuples dans l'ordre externe alors qu'il vaut d'abord dans l'ordre interne. Le 24 mai 1791, Barère intervient. « D'après vos principes, dit-il, d'après le droit des peuples, le Comtat est aux Comtadins, et Avignon aux Avignonnais 13 », il n'y a donc pas d'intervention militaire possible. Mais il existe un autre parti, qui « concilie les droits de l'homme avec le droit des nations, le droit naturel et le droit politique. Le peuple d'une ville enclavée dans votre territoire se déclare libre et indépendant ; il veut faire partie d'une grande nation, uni déjà avec lui par tous les rapports de territoire, de commerce, d'industrie, de moeurs et de même langue. Il a émis le voeu libre d'être Français. Il demande sa réunion à la France depuis longtemps. Devez-vous rejeter ce voeu par vos principes 14 ? »

Un examen détaillé du discours de Barère montrerait qu'il opère, sans le dire tout en le disant, un glissando d'une grande subtilité, pour établir que la France peut accepter en son sein les sujets du pape non pas parce qu'ils veulent devenir Français mais parce qu'ils le sont déjà. Ce qui signifie atténuer la radicalité du droit des peuples par le recours à la ligne du principe des nationalités, et aussi moduler la rupture par son inscription dans la longue durée.

Ce que, le 9 septembre 1791, une députation d'Avignonnais vient exprimer à la barre de la Constituante avec une admirable concision : « Nous sommes devenus libres et nous avons voulu redevenir Français 15. »

Le lendemain, l'un des commissaires envoyés par l'Assemblée pour vérifier la réalité et la liberté du désir de réunion des Avignonnais et des Comtadins dit que la Révolution à Avignon et au Comtat est la même qu'en France, « puisque, de tout temps, la nature, les liaisons du sang, les habitants et la politique, qui n'est constamment dirigée que par la loi impérieuse des besoins mutuels, avaient fait de ces deux petites peuplades des portions de la grande famille dans le sein de laquelle elles étaient enclavées 16 ». Donc là aussi c'est clair : les Avignonnais et les Comtadins n'expriment que le voeu de redevenir ce qu'ils sont depuis toujours, des Français.

D'où, au bout d'un an de débats très difficiles et tortueux, le vote de la réunion le 14 septembre, dans des termes à méditer : « L'Assemblée nationale déclare qu'en vertu des droits de la France sur les États réunis d'Avignon et du Comtat venaissin, et que, conformément au voeu librement et solennellement émis par la majorité des communes et des citoyens de ces deux pays pour être incorporés à la France, lesdits deux États réunis d'Avignon et du Comtat venaissin font, dès ce moment, partie intégrante de l'empire français 17. »

L'ordre des motifs est intéressant : d'abord les droits de la France, qui découlent de la nullité de la vente de 1348, et seulement ensuite le droit des peuples, réduit à un voeu, ce qui n'est pas la même chose. On notera aussi le glissement du vocabulaire chez le commissaire de la Constituante : les peuples d'Avignon et du Comtat (en tout environ 150 000 habitants) sont devenus « deux petites peuplades », terme qui appartient au registre de l'ethnographie — ce qui décroche complètement l'affaire de la ligne du droit

13. Archives parlementaires, tome 26, p. 383.

14. Ibid.

15. Ibid., tome 30, p. 404.

16. Ibid., p. 438.

17. Ibid., p. 631.


8 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

des peuples et réduit par surcroît la réunion à quelque chose d'insignifiant, bref, pas de quoi fouetter un chat !

Que conclure ? De toute évidence, tous les éléments avancés (droits positifs, histoire, territoire, intérêts, communauté de sang, moeurs, langue) qui caractérisent comme Français les populations concernées, ce sont les critères du principe des nationalités, pas du tout ceux du droit des peuples. En fait, tout au long des débats, les deux sont mêlés, l'admirable formule des Avignonnais le 9 septembre est un très bel exemple de liaison intime entre les lignes droit des peuples et principe des nationalités. Mais tout au long du débat, le droit des peuples, finalement, vient en deuxième position. L'ordre du décret de réunion le constate. La très fine intervention de Barère montre que quand l'application de la ligne du droit des peuples concerne l'ordre externe, il bascule inévitablement dans celle du principe des nationalités.

Alors quand on dit, comme si souvent, que la ligne du principe des nationalités est absente durant la Révolution, on se trompe complètement. Bien d'autres éléments liés aux questions évoquées le confirment 18. Un parfum de guerre flotte sur tous ces débats et ce n'est pas en vain que les Constituants redoutent de passer pour des conquérants. Le 26 juin 1790, la députation avignonnaise a déclaré à la barre de l'Assemblée : « Oui, nous osons le prédire, et peut-être le temps n'en est pas éloigné, le peuple français donnera des lois à l'univers entier, et toutes les nations viendront se réunir à lui, pour ne plus faire de tous les hommes que des amis et des frères. Le peuple avignonnais a voulu être le premier 19. » L'argumentation est bien dans la ligne du droit des peuples (mais la suite exacte de cette intervention du 26, que nous avons citée plus haut, fait immédiatement référence à la ligne du principe des nationalités). Et surtout, le 29 novembre 1791, le futur Girondin Isnard, intervenant dans l'affaire alsacienne, fait un discours très fanfaron devant la Législative, se fondant sur le fait que certains, en France et en Allemagne, tentent de lier la question des princes possessionnés aux concentrations d'émigrés sur les terres de ceux-ci. « La France, s ecrie-t-il, est devenu le peuple le plus marquant de l'univers », et au besoin elle peut frapper de grands coups. Il cite alors Montesquieu : « On se trompe si l'on croit qu'un peuple qui est en état de révolution pour la liberté est disposé à être conquis ; il est prêt, au contraire, à conquérir les autres » 20. Comme le font remarquer d'autres députés, la position très conciliante de l'empereur germanique et les relations habituellement amicales entre les princes possessionnés et la France (ils font partie de ses « clients » traditionnels) ne justifient pas du tout une telle agressivité. Pourtant certains, comme Reubell ou Lasource, autre futur Girondin, font eux aussi sonner les trompettes guerrières. Le 1er mars 1792 (la guerre sera déclarée par la France le 20 avril), Lasource lance : « Si on pousse à bout votre patience, si on ne cesse de faire des injures à la nation que vous représentez, si on se glorifie du sol qui produit ces Germains destructeurs de l'Empire romain, vous vous glorifierez aussi d'occuper le sol jadis habité par les conquérants de cette même Germanie qui ose aujourd'hui vous menacer 21. » Ce qui est intéressant, dans cette rhétorique boursouflée et passablement obscure, c'est le recours à la Germanie, à l'Antiquité, et implicitement à la Gaule, toutes choses qui ont pour effet de sortir la question du présent et d'intérêts politiques précis et actuels, susceptibles de négociations, pour la situer dans la très longue

18. Mais l'analyse de la Révolution sur un plan plus général le confirmerait également. Voir par exemple, à propos des monuments historiques et des antiquités nationales, l'admirable travail d'Edouard Pommier, L'art de la Révolution, Paris, Gallimard, 1991. Lors des débats sur la suppression des signes de l'ancien régime, ce qui menace d'entraîner la destruction d'une grande partie de l'héritage artistique de la France, Gilbert Romme déclare à la Convention le 24 octobre 1793 : « Que ce qui est fait reste fait, sinon nous retombons dans la barbarie des premiers enfants de la terre. » L'ouvrage d'Edouard Pommier aurait pu s'intituler « Histoire ou barbarie ». Et, sur les rapports du droit des peuples et du droit international sous la Révolution, voir Sophie Wahnich et Marc Bélissa, « Le crime des Anglais : trahir le droit », Annales historiques de la Révolution française, n° 300, avril-juin 1995.

19. Archives parlementaires, tome 16, p. 476.

20. Ibid., tome 35, p. 441.

21. Ibid., tome 39, p. 241.


1996 - N°s 1-2 9

durée et la porter au niveau d'un affrontement millénaire, structurel, entre Germanie et Gaule.

La suite de la révolution montre bien la puissance des mécanismes à l'oeuvre, et la fonction de l'appel à l'histoire (la Gaule, les frontières naturelles) pour la conquête de la Belgique, de la rive gauche du Rhin, de la Suisse, de l'Italie du Nord. Les votes de réunions en Belgique et sur la rive gauche du Rhin furent une mascarade pure et simple, même si une minorité réelle de républicains était en leur faveur et même si à terme les pays concernés en retireront certains avantages. Mais là on est loin du droit des peuples, qui avec les conquêtes de Bonaparte puis Napoléon disparaîtra complètement. Tout cela relève de la conquête, de l'intérêt national, d'où en réaction la montée du principe de nationalité chez les peuples conquis. Mais un principe de nationalité qui restera très mêlé de droit des peuples, chez Fichte, et aussi chez des patriotes allemands aussi farouchement antifrançais qu'un Gôrres ou un Arndt, partisans de systèmes représentatifs et, entre autres, de la liberté des Polonais.

Ce qui nous vaut une évolution, partout en Europe, qui associe fortement « à la base», entre 1815 et 1848, droit des peuples et principe des nationalités 22, contre la Sainte-Alliance des rois qui au congrès de Vienne a posé un troisième principe, le principe dynastique ou de légitimité, afin de contrer les deux autres. Nous avons ici une clef pour comprendre pourquoi les choses, après 1848, ont dérapé. Car sans le principe de légitimité appliqué par la force (la guerre à l'extérieur, la police à l'intérieur), l'alliance du droit des peuples et du principe de nationalité aurait porté des fruits qui étaient dans la logique même du nouveau droit public issu de la Révolution française, celle d'institutions internationales inspirées par le droit des peuples, étendant ses effets démocratiques dans l'ordre interne de chaque peuple et dans les rapports entre ceux-ci. C'est une aspiration de la période 1815-1848, c'est par exemple une grande idée saint-simonienne, et le saintsimonisme a eu une forte influence en Allemagne et en Italie. Il y a aussi les courants inspirés par Buonarroti. La fraternité des peuples devait se traduire concrètement, par exemple par les États-Unis d'Europe. Il y a eu des congrès internationaux de la paix en ce sens, en 1848, 1849 et dans les années suivantes. Mais cela n'a pas abouti, et si l'on peut ironiser sur l'idéalisme et la part d'ingénuité qui inspirait ces mouvements, sur la faiblesse voire l'absence de soutiens populaires, il faut bien comprendre la portée de leur échec. Paul Bastid l'a bien indiqué : « Il a manqué à cette révolution [de 1848] de savoir s'élever effectivement à la conception d'une véritable société internationale, qui ne saurait être obtenue qu'en limitant la souveraineté de ses membres et dans laquelle l'intervention aurait sa place nécessaire et son statut 23. » Autrement dit, la logique de 1815-1848 ne commencera d'avoir une traduction concrète, et avec quelles difficultés, qu'au XXe siècle. Pourtant c'était là le corollaire logique de la fraternité des peuples proclamée par la Révolution française. L'affaissement de la Révolution devant l'ampleur des problèmes qu'elle avait posés tant dans l'ordre interne que dans l'ordre international, l'insuffisance de la conscience politique des révolutionnaires (reconnaissons cependant la clairvoyance de Robespierre sur la guerre), la puissance des forces monarchiques et la conscience prise peu à peu par les différentes bourgeoisies qu'elles pouvaient défendre leurs intérêts en passant des compromis avec ces forces 24, tout cela a fait que, pour le malheur des

22. Ainsi par exemple dans la fameuse Proclamation de Rimini de Joachim Murât, roi de Naples, le 30 mars 1815. Sur la liaison et l'écart progressif des lignes droit des peuples et principe des nationalités, voir J.-Y. Guiomar, « Le nationalisme face à la démocratie », dans Une histoire de la démocratie en Europe, sous la direction d'Antoine de Baecque, Paris, Le Monde Éditions, 1991.

23. Voir l'étude citée note 3.

24. A ce sujet il existe pour le cas allemand une étude très suggestive due à deux historiens anglais, G. Eley et D. Blackbourne, The Peculiarities of German History, Oxford, 1984, qui montre que la bourgeoisie allemande a vu très vite qu'elle pouvait continuer de se renforcer en passant une alliance avec les forces aristocratiques terriennes de l'Est dans le cadre de la monarchie bureaucratique prussienne, plutôt que de chercher à instaurer en Allemagne un système politique à la française. Voir un résumé de cette


10 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

peuples, ce corollaire est alors resté lettre morte. Les congrès, tels ceux de Paris en 1856 ou de Berlin en 1878, présentés parfois à l'époque comme des embryons d'institutions internationales, ne masquent nullement, bien au contraire, la lutte féroce que se livrent les grands États nationaux en passe de devenir impérialistes, et qui organisent en fonction de leurs seuls intérêts les « petits » États nationaux qui naissent alors ou sont en puissance.

A partir du moment où le principe de légitimité a pris le dessus dans toute l'Europe, à partir de 1815 mais surtout après 1848, droit des peuples et principe des nationalités n'ont cessé d'évoluer chacun pour son compte et en divergeant sans cesse, le principe des nationalités prenant toujours plus de poids. Paul Bastid, dans l'étude citée plus haut, fait observer qu'il fait son entrée dans la Constitution de la Seconde République, qui déclare à l'article 5 du préambule que la France « respecte les nationalités étrangères, comme elle entend faire respecter la sienne ». Mais la dominante, ce sera dès lors un principe des nationalités qui 1) se déliera de plus en plus du droit des peuples et 2) sera de ce fait de plus en plus facilement récupéré par le principe de légitimité 25. Les processus des unités allemandes et italienne le montrent clairement (Cavour utilise Garibaldi, mais il l'arrête dès que son action menace le principe de légitimité incarné par VictorEmmanuel II), mais aussi la politique de Napoléon III. L'évolution de la Grèce, celle de la Serbie, de la Roumanie le montrent également. Les réformes politiques et sociales allant dans le sens du droit des peuples, présent à la création de ces États, sont ajournées ou annulées tandis que monte sans cesse l'exaltation nationaliste (avec une très forte charge antisémite dans le cas roumain).

Aussi partout, à la fin du siècle, avec la montée des impérialismes, la ligne du principe des nationalités l'emporte, même en Grande-Bretagne, dont les élites sont obsédées par l'idée de la décadence de la race blanche (le nationalisme anglais s'étale dans toute sa splendeur à propos de l'Irlande) et aussi en France qui connaît entre 1870 et 1914 sa période d'exaltation gauloise la plus chauvine. Ce qui ne veut pas dire que la ligne du droit des peuples, par l'instauration de la république, l'extension de la conscience et de la réalité démocratiques, celle des libertés départementales et communales, la politique scolaire, ne continue pas son oeuvre. Pourtant, à l'examen, tout cela reste endeçà des promesses de cette ligne. Par exemple, la création du Sénat et ses pouvoirs, contre l'attachement traditionnel des républicains au monocamérisme, en témoignent clairement. Et pour les conséquences de l'évolution française dans l'ordre juridique interne, il faut se reporter à l'importante étude de Marie-Joëlle Redor, De l'État légal à l'État de droit 26, où elle montre le quasi-abandon du principe de la souveraineté nationale par la IIP République, ce qui annonce la montée en puissance de l'exécutif à partir de la première guerre mondiale. Un juriste aussi perspicace que Maurice Hauriou, auteur en 1912 d'une remarquable étude sur la souveraineté nationale, a dès cette époque prévu le renforcement des pouvoirs du président de la République.

Deux conceptions de la nation ?

Je voudrais maintenant insister un peu sur l'une des conséquences de la « légende nationale » française qui voudrait que la France soit l'immaculée championne de la ligne du droit des peuples. Cette conséquence est une autre grande légende (rappelons que toute légende contient bien entendu beaucoup d'éléments exacts, sinon elle ne peut pas fonctionner), qui a donné une distinction que l'on retrouve à tout bout de champ : il y a

position dans un article de G. Eley (en français), dans la revue Sciences politiques, n°4, décembre 1993, éd. Kimé. Il en résulte des réflexions très suggestives quant à l'appréciation du trop fameux Sonderweg allemand.

25. Il y a d'ailleurs une « variante » à la liaison droit des peuples-principe de nationalité, c'est la liaison principe de légitimité-principe de nationalité, exprimée par le courant qu'on appelle le droit historique (à ne pas confondre avec l'école historique du droit). Le droit historique est par exemple invoqué par les Tchèques et les Croates, la Bohême et la Croatie ayant été anciennement des royaumes.

26. Paris, Éditions Economica, 1992.


1996 - N°s 1-2 11

d'une part une conception française de la nation, universaliste et fondée sur le politique, avec le citoyen au centre, conscient et volontaire, et d'autre part une conception allemande de la nation, particulariste, ethnique, avec au centre le national conscient ou inconscient. Autrement dit, la France championne du droit des peuples, l'Allemagne championne du principe des nationalités.

Or cette vision des choses est inconsistante et, du côté français, repose sur une vision constamment caricaturale et réductrice de l'Allemagne 27. Elle est née dans les années 1840 et domine après 1870. Renan est l'auteur de base pour l'affirmation de la conception française. Or il est intéressant de regarder son évolution 28. En 1869, dans sa préface aux Questions contemporaines, il écrivait : « Mais, du moment qu'on a rejeté le principe du droit divin des dynasties, il n'y a plus de solide que le principe du droit des peuples ; or les peuples n'ont d'existence qu'en tant qu'ils sont des groupes naturels formés par la communauté approximative de race et de langue, la communauté de l'histoire, la communauté des intérêts. » Encore le 13 septembre 1870, il écrit dans la Revue des deux mondes : « Il n'y a plus, pour donner une base aux délimitations territoriales des États, que le droit des nationalités, c'est-à-dire des groupes naturels déterminés par la race, l'histoire et la volonté des populations. »

La volonté des populations apparaît ici comme un élément nouveau chez Renan, tenant à ce que déjà il est question de l'annexion par l'Allemagne de l'Alsace et d'une partie de la Lorraine. C'est là qu'on voit bien comment une définition de la nation coïncide miraculeusement avec les intérêts défendus par son auteur. Mais on est encore loin de la célèbre définition de la conférence de 1882 (Qu'est-ce qu'une nation ?) qui définit la nation comme « une âme », « un principe spirituel » et où Renan récuse tout critère de race, langue, géographie, intérêts 29 pour ne garder que l'histoire et la volonté (une nation est l'ensemble de ceux qui ont fait de grandes choses ensemble et veulent en faire d'autres). Toute son oeuvre le montre : il semble exprimer le droit des peuples, mais c'est le principe des nationalités qui est le fond de sa pensée. Seulement il y a le problème de l'Alsace-Lorraine. Sans cette annexion, Renan serait resté beaucoup plus flou en matière de droit des peuples. Il suffit de prendre cette phrase extraite de La Réforme intellectuelle et morale (1871) : « Démocratie, toi dont le dogme fondamental est que tout bien vient du peuple, et que, partout où il n'y a pas de peuple pour nourrir et inspirer le génie, il n'y a rien, apprends-nous à extraire le diamant des foules impures 30. » La connotation morale de ce passage (« bien » et « impures ») venant à la place des valeurs politiques qui sont au coeur de la démocratie, le peuple réduit à inspirer et nourrir le génie (notamment le sien à lui, Renan, comme d'autres textes le montrent), le peuple se dégradant en foule à la fin de la phrase : autant d'approches typiquement renaniennes qu'on retrouve dans toute son oeuvre, y compris après 1882.

Depuis une vingtaine d'années, la trop fameuse opposition France-Allemagne est de plus en plus mise en question. Il semble que cela change moins vite chez les historiens que chez les philosophes, essayistes, sociologues. Louis Dumont, dans L'idéologie allemande, montre qu'individualisme et holisme se retrouvent, dans des distributions différentes, de part et d'autre du Rhin. Voir aussi Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme,

27. Si intéressant que soit l'ouvrage de Claude Digeon, La crise allemande de la pensée française, il voit trop les Français pris entre l'admiration servile de l'Allemagne et/ou une haine aveugle. Les nombreux et féconds échanges des années 1880-1914 entre juristes allemands et français, la traduction en français des ouvrages majeurs de Georg Jellinek, Paul Laband, Otto Mayer, Rudolf von Ihering, n'entrent pas dans ce schéma.

28. On trouvera les textes qui suivent dans Renan, Qu'est-ce qu'une nation ?, anthologie de textes présentée par Joël Roman, Paris, Presses Pocket, 1992.

29. On a vu avec l'affaire d'Avignon si ces critères sont absents durant la Révolution, or Renan lie sa définition de la nation à la Révolution française.

30. Cité par Jean-Claude Caron, La nation, l'État et la démocratie en France de 1789 à 1914, Paris, Armand Colin, 1995. J.-Cl. Caron voit Renan un peu trop dans la ligne du droit des peuples. Or sa pensée est beaucoup plus ondoyante. Sans la bataille de la laïcité — il est vrai centrale dans la définition de la nation française —, Renan eût été un « Père de la République » plutôt ambigu.


12 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

tomes I et II, Sur l'antisémitisme et L'impérialisme. Un jeune historien allemand, Michael Jeismann, a publié en 1992 Das Vaterland der Feinde (« La patrie des ennemis ») 32, où il montre comment ligne du droit des peuples et ligne du principe des nationalités sont à l'oeuvre dans les deux pays entre 1789 et 1914, mais aussi comment chaque pays tend à façonner une image de l'autre qui le conforte dans sa vision dominante. En France, on peut également citer les travaux de Raoul Girardet 33, ceux de René Gallissot 34. Et, bien sûr, Les lieux de mémoire, sous la direction de Pierre Nora, fournissent de très nombreux éléments pour mettre fin à ce que j'appelle ici la légende nationale française 35.

Pour terminer, je voudrais dire quelques mots du cas Herder, parce que le malheureux pasteur de Weimar (il y est mort en 1803) est systématiquement accusé d'être l'auteur de tous les méfaits du nationalisme. Quand on le lit, ce qui ne semble pas fréquent en France, on constate que sa pensée est tout autre que celle qu'on lui prête, sans jamais d'ailleurs le citer. Par exemple, il a parlé de l'« ignoble mot de race », ayant bien vu ce que ce terme recelait de dangereux. On fait de lui le champion de la singularité de chaque peuple, exprimée par sa culture conçue comme un tout fermé sur lui-même, quand on n'en fait pas un chantre de la supériorité germanique. C'est un contresens total, outre qu'on a politisé sa conception de la nation, ce à quoi cet adversaire résolu de l'Étatmachine de Frédéric II n'aurait jamais consenti. En fait, les grandes idées de Herder sont les suivantes :

Selon une inspiration puisée chez Leibniz, Herder voit une suite allant de l'individu à la nation vue comme un individu (Louis Dumont montre bien comment le holisme de Herder est en même temps un individualisme, il rappelle aussi que Sir Isaiah Berlin avait commencé par condamner Herder avant de voir qu'il était beaucoup plus complexe), puis de la nation à l'humanité et de l'humanité à Dieu. Dans Pour une autre philosophie de l'histoire, il montre cette humanité commençant en Orient puis se développant par l'Egypte, les Phéniciens, les Grecs, l'empire romain, toujours avec une ouverture de plus en plus grande vers la mer. Puis viennent les Germains, fondateurs de toutes les nations européennes. Mais il ne leur voit aucune supériorité car pour lui aucun peuple n'est supérieur aux autres. Chacun exprime un moment et une face de l'histoire ; il y a à toute époque un peuple qui est particulièrement apte à exprimer et à faire progresser le dessein du Grand Tout (das Grosse), après quoi un autre peuple reprend le flambeau, chaque étape profitant des acquis de la précédente. Loin d'être adepte de la fermeture de chaque peuple sur lui-même, Herder est par excellence un auteur épris d'échanges. Comme on l'a dit, Herder a été l'un des premiers à poser le problème des transferts culturels d'une nation à l'autre 36. Et pourquoi ?

Parce que pour lui, seul Dieu a un point de vue total sur l'humanité, seul il connaît toute la partition du cantique universel, chaque individu et chaque peuple ne disposent que de quelques chants et n'ont qu'un point de vue partiel, d'où le désir de Herder de rassembler les chants populaires de tous les pays — pour reconstituer la polyphonie, pas

31. Édition de poche en Presses Pocket.

32. Klett-Cotta Verlag, Stuttgart, 1992. Traduction française à paraître.

33. Qui toutefois se limite au nationalisme, c'est-à-dire à un aspect du phénomène que l'on peut rejeter du côté de la droite et dont on peut donc exonérer la gauche, gardienne des valeurs de 1789. Ce dont Zev Sternell, comme on sait, ne l'exonère pas, mais ne veut-il pas trop prouver en la matière ?

34. Par exemple « Droits de l'homme : citoyenneté, nationalité », dans Les minorités et leurs droits depuis 1789, Paris, L'Harmattan, 1989, sous la direction d'Alain Fenet et Gérard Soulier.

35. On signalera ici l'un des effets du retard des historiens français sur ces questions. Dans un ouvrage paru en 1970, Jacques Droz écrivait que Bismarck attendait encore son historien, ce qui fut fait dix ans plus tard avec l'ouvrage de Lothar Gall. Mais en 1995, Thiers attend encore son historien. Or il s'agit d'un homme politique français essentiel, dont l'étude approfondie livrerait bien des enseignements sur la construction de la nation française au xix° siècle. On renverra à l'admirable livre de Jaurès, un peu méconnu, La guerre de 1870-1871 (Sciences Flammarion, 1971), où Jaurès montre l'énorme responsabilité que Thiers a prise dans le déclenchement de la guerre franco-allemande, en raison de son incapacité à comprendre que l'unité allemande était normale et que la France n'avait pas à s'y opposer au nom de l'équilibre européen issu de 1648.

36. Voir Pierre Pénisson, Johann Gottfried Herder, Paris, éd. du Cerf, 1992.


1996 - Nos 1-2 13

du tout pour accentuer les différences. Là encore, la base de cette vision est la situation de la monade leibnizienne.

Puisqu'on ne cite jamais Herder, voici le dernier paragraphe de son ouvrage principal, Idées sur la philosophie de l'histoire de l'humanité* 1. Après avoir stigmatisé l'immobilisme des empires despotiques et montré que l'Europe a évolué contre eux, il conclut :

« Ce fut le règne des sciences, d'une utile activité, d'une émulation rivale, qui nécessairement, mais par degrés, renversa la chevalerie et le monachisme.

« Par les réflexions qui précèdent, on voit évidemment ce que pouvait être la nouvelle culture de l'Europe. Culture des hommes, tels qu'ils étaient et voulaient être, culture née de l'activité industrielle, des sciences et des arts, quiconque n'en sentit pas le besoin, qui la méprisa ou en abusa, resta ce qu'il était ; ce n'était pas le temps de penser à une éducation universelle et mutuelle des peuples par les lois, l'instruction, les constitutions politiques ; qui sait même quand viendra cet âge ? Cependant la raison et l'activité combinée du genre humain poursuivent leur cours éternel ; et déjà c'est un heureux signe, lorsque les meilleurs fruits ne mûrissent pas avant la saison propice. »

On ne peut ici commenter que succinctement. Tout d'abord, Herder insiste sur les techniques, sur l'industrie et l'économie. Dans son ouvrage, il ne cesse de se référer aux travaux sur ces questions et réclame des histoires plus poussées. D'autre part, il ne cesse de critiquer les études trop déconnectées des réalités sociales. Il plaide pour une forte liaison entre les différents « secteurs » de la pensée et de la vie sociale, ce qui le conduit dans certaines formulations à insister trop sur le nécessaire « centrage » d'une société sur elle-même au détriment de l'ouverture sur les autres. Car bien entendu, Herder a eu des formulations contestables et imprudentes, mais elles ont été systématiquement privilégiées pour conforter les idées toutes faites, alors que bien d'autres formulations les contrebalancent, les atténuent, voire les contredisent. Herder adore lancer une formule abrupte puis la faire suivre immédiatement d'une formule de sens presque inverse — toujours son idée, indiscutablement riche, que le tout résulte de la mise en rapport, en harmonie, d'éléments qui phénoménologiquement se présentent et se vivent séparés, et ne véhiculent chacun que des fragments de sens. Herder auteur se vit lui-même comme producteur d'unité, et toute son oeuvre est un commentaire et une interprétation de la parole de Dieu, parole de l'humanité et de l'universalité 38. Au surplus, c'est une oeuvre difficile, qu'on réduit de façon très abusive.

La fin souligne que l'histoire apporte à l'humanité la maturation des idées et des choses selon ses lois propres (ou plutôt celles de Dieu), que donc cette maturité vient à son heure et que nul individu ou peuple ne peut ni n'a intérêt à vouloir forcer le destin. Est-ce là une pensée si réactionnaire ? Sans exagérer en ce sens, je verrais chez Herder, dans certains passages, des accents « marxiens ».

Conclusion

A notre époque, on parle toujours de droit des peuples, en raison du récent mouvement de décolonisation (récent à l'échelle du temps des historiens), mais on ne parle plus de principe des nationalités alors que ce que l'expression désigne reste bien vivant, on vient de le voir avec le Québec. La relation entre les deux principes, était et demeure complexe. Ils sont nécessairement liés, mais leur hétéronomie rend difficile leur conciliation.

Ce que montre l'histoire du xrxe siècle dans toute l'Europe, c'est que la ligne du droit des peuples inspire la transformation et l'évolution des États dans un sens démocratique,

37. Réédition partielle de la traduction de Quinet (mais donnant des livres entiers) par Marc Crépon, Presses Pocket, 1991.

38. Deux ouvrages de Herder portent le terme d'humanité dans leur titre, l'ouvrage cité plus haut et Pensées sur l'amélioration de l'humanité. Ce qui n'est pas si mal pour un auteur généralement présenté comme l'inventeur d'un nationalisme allemand étroit et fermé sur lui-même.


14 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

mais que la part prise anciennement par la forme monarchie dans le développement de ces États peut s'opposer durablement à la souveraineté nationale proclamée en 1789. La nation politique de Sieyès tend alors à s'infléchir dans le sens d'une nation culturelle qui, par son alliance avec l'État, détourne la ligne du droit des peuples de sa visée fondamentale et peut mettre en échec ses objectifs émancipateurs.

La nature de la nation est problématique. J'ai proposé ailleurs 39 de considérer la nation comme l'instance centrale d'une trilogie dont les deux autres termes sont l'État, instance d'autorité, stable, hiérarchique et relativement fermée, et la patrie, instance ouverte, lieu d'élaboration des rapports égalitaires entre les citoyens et d'association entre eux. Entre les deux, la nation, instance de liaison entre la dynamique à l'oeuvre dans la patrie et la stabilité à l'oeuvre par l'État. La nation apparaît alors comme l'agent par excellence de la conscience sociale dans la longue durée, l'intégrateur de la société dans sa continuité consciente, dont les significations opèrent par le truchement des symboles, des faits culturels et des gestes rituels (par exemple les fêtes). Dans cette optique, la notion n'a pas de contenu propre (d'où la vanité de chercher à la définir objectivement), elle est un contenant, un opérateur — on pourrait dire aussi un logiciel — dont le degré de réalité et la position, analysée cas par cas, dépendent de la dynamique des rapports entre la patrie — le social se créant lui-même — et l'État — l'arbitre de cette création 40.

Invention majeure des XVIIIe et XIXe siècle, la nation est une construction qui a totalement et définitivement changé les bases de la réflexion et de l'action politiques telles qu'elles avaient été menées depuis Platon et Aristote, et donc de l'action. Élucider la nature de la nation et mettre au jour les conséquences pratiques de son avènement politique font partie des grandes tâches qui s'offrent à l'historien.

René GIRAULT (Paris I)

Guerres et sentiment national au xixe siècle

Le mouvement de construction des États Nations domine l'histoire du xrxe siècle.

Ce n'est pas l'histoire de la formation de la Nation, — terme délicat à définir — qui est en cause, mais l'histoire de la construction, en des limites définies par des frontières juridiquement reconnues, d'un État qui est censé renfermer une Nation dans ces limites. Comme il fallait bien justifier cette construction-création aux yeux de tous, y compris aux yeux de ses propres nationaux, on rechercha des explications « théoriques » et « réalistes » de ce phénomène.

Théoriques. On voulait retrouver des raisons profondes, quasi objectives de fabriquer une Nation en se fondant sur des principes valables en tous temps et en tous lieux. Dès le XIXe siècle on opposa deux grandes écoles de pensée, la française (ou plutôt latine car l'italien Mazzini s'y rattachait) et l'allemande. Renan exprima bien l'idée essentielle de la première : l'adhésion volontaire d'hommes à un ensemble, « une grande solidarité constituée par le sentiment des sacrifices qu'on a faits et qu'on est disposé à faire encore ». (Qu'est-ce qu'une Nation ? Conférence de 1882) Les Allemands y opposait l'idée d'une primauté de la langue, de la culture, voire de la race comme fondements de la Nation.

39. J.-Y. Guiomar, La nation entre l'histoire et la raison, Paris, La Découverte, 1990.

40. Si l'État national revendiqué n'existe pas encore, du moins existe-t-il un État qui joue un rôle dans ce processus, celui dont un peuple veut s'affranchir. La position que prend le mouvement patriotique et la conception qu'il se fait de la nation en gestation sont en partie tributaires de cet État et jouent un rôe dans la configuration du futur État.


1996 - Nos 1-2 15

En fait, cette opposition « philosophique » sur le concept de Nation traduisait en termes généraux, volontiers intemporels, des réalités issues des événements dominants du moment où ils étaient avancés; la guerre de 1870-1871 en durcissant les attitudes des Français et des Allemands, notamment à propos de la question de l'Alsace et de la Lorraine, les a obligés à constituer a posteriori un arsenal conceptuel afin de justifier des politiques nées des aléas de cette guerre.

On vient d'utiliser le mot guerre. Il est en effet central pour une problématique qui s'efforce de comprendre comment l'État-Nation a pu dominer l'histoire du xrxe siècle. Audelà de toutes les polémiques idéologiques, un fait majeur transcende l'histoire des peuples d'Europe pendant ce siècle, la guerre ou la menace de guerre ou la préparation à la guerre. Il ne suffit pas de comptabiliser les guerres qui eurent lieu, pour rendre compte de la portée de ce phénomène, encore que par moments la guerre domina toute l'Europe (1800-1815, 1914-1918) ; il faut tenir compte de l'apparition d'une réalité nouvelle, issue des guerres napoléoniennes, la mobilisation d'une Nation pour faire la guerre, faisant du corps social tout entier le moyen de mener la guerre et faisant de la guerre un moyen politique de gouverner à la fois contre d'autres et pour la vie interne de la Nation. On pense ici à Clausewitz (1780-1831), ce général prussien qui fut fait prisonnier à Iena en 1806, qui fut le négociateur du renversement d'alliance — ou de la défection — du corps d'armée prussien engagé aux côtés de Napoléon lors de la campagne de Russie, et qui ensuite fut surtout un stratège en chambre de garnisons ; mais on en retiendra moins sa célèbre formule, « la guerre, c'est la continuation de la politique par d'autres moyens » que les analyses qu'il fit des transformations introduites par la Révolution française et par Napoléon dans le métier des armes. « Une force dont personne n'avait eu l'idée fit son apparition en 1793. La guerre était soudain devenue l'affaire du peuple et d'un peuple de 30 millions d'habitants qui se considéraient tous comme citoyens de l'État. La participation d'un peuple à la guerre à la place d'un cabinet ou d'une armée, faisait entrer une nation entière dans le jeu de son poids naturel. Dès lors, les moyens disponibles, les efforts qui pouvaient les mettre en oeuvre, n'avaient plus de limites définies. » (De la Guerre, publié en 1831). Au XVIIIe siècle, on avait eu des guerres, parfois longues (Guerre de sept ans !) mais elles mettaient en présence des armées de métier assez distinctes du reste du corps social, avec des chefs militaires qui, le plus souvent, provenaient d'un Ordre différent du peuple, la classe ou la caste nobiliaire qui devait se consacrer au « métier des armes ». Pendant les guerres de la Révolution-Empire, cette situation changea du tout au tout.

Les changements ne furent pas seulement techniques — et encore faudrait-il comparer la vie dans une campagne militaire avant et après 1792 pour constater la permanence de la tradition de vivre sur le pays conquis et le maintien de soldats « professionnels » à cause de la longueur des guerres — mais idéologiques, car désormais on eut recours à une « propagande » pour entraîner les masses à s'engager. De « la Patrie en danger », avec les vieillards qui se portent sur les places publiques pour inciter les jeunes à s'enrôler, jusqu'aux Bulletins de la Grande Armée superbes morceaux de bravoure, le cas français est assez clair pour devenir un exemple. Mais il était loin d'être unique pendant cette période : de l'Espagne, où les cathéchismes catholiques prêchaient la guerre sainte contre les Français impies, à la Russie où le comte Rostopchine, gouverneur de Moscou, faisait publier des écrits « populaires » appelant à abattre les envahisseurs, en passant par les écrits et les discours des « réformateurs patriotes » prussiens après les défaites de 1806, destinés à valoriser la reconstitution d'une nouvelle armée nationale, c'est toute l'Europe qui fut touchée.

Cependant, comment mobiliser les peuples en les préparant à ce qui, de tout temps, est le pire des maux, la guerre ? C'est ici qu'intervient la fabrication et l'utilisation du Sentiment National. Pour que des groupes humains qui ne parlent pas forcément la même langue, ne sont pas nécessairement de même ethnie ou race, sont parfois de religion différente, dont le niveau de richesse ou le genre de vie diffère, qui n'avaient pas forcément le souvenir d'une histoire commune, acceptent en définitive de se retrouver, les armes à la main, contre d'autres groupes humains, il fallait bien qu'un intérêt commun


16 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

supérieur à toutes ces différences les rassemble. Lequel ? Comment le formuler avant d l'utiliser ? Qui saurait s'en servir et avec quels buts ? Autant de questions plus délicate qu'il n'y paraissait.

Délicates parce que le sentiment national, c'est-à-dire la conviction qu'il existe u bien supérieur aux considérations personnelles, familiales, de clans, de tribus, ou de c que l'on pourrait appeler avec prudence « la petite patrie », se soit répandu sur tout l'Europe, il fallut à peu près tout le XIXe siècle, donc la longue durée. Or l'histoire de cett prise de conscience ne fut ni linéaire, ni fondée sur les mêmes principes d'une région l'autre de l'Europe. L'erreur serait d'assimiler des exemples distincts, voire contradictoire de ces prises de conscience à l'échelle européenne afin d'en tirer une interprétation simpl répondant à des schémas théoriques sur les origines de la nation ou de l'État-nation. De similitudes peuvent exister dans le temps et dans l'espace, des influences venues d'autre peuples marqueront certains peuples, mais il importe de se garder d'explications sim plistes, généralisantes. Ce qui ne signifie pas une impossible tentative d'une interprétatio d'ensemble, mais avec la conscience que, comme en grammaire, les règles supposen beaucoup d'exceptions.

Première question : quand, comment, où, UN sentiment national lié à la perspectiv de la guerre, ou de la préparation à la guerre, s'est-il développé en Europe ? On pourrai distinguer plusieurs phases constitutives d'un sentiment national, mais avec l'inconvénien de chevauchements de ces phases dans le temps selon les espaces considérés. Si nou envisageons tout le xixe siècle, ce qu'il faut impérativement faire si l'on veut comprendr la genèse des sentiments nationaux en Europe, on pourrait distinguer trois phase essentielles.

Lors d'une première période, entre 1792 et 1815, les guerres d'invasions ont accélér un réflexe national d'auto-défense populaire, lui-même créateur de revendications poli tiques, vers plus d'égalité et de démocratie. Au terme de cette période où le sentimen populaire national serait plutôt axé « à gauche », les États ou les groupes conservateur ont refusé de prendre vraiment en compte ces revendications.

Lors d'une seconde phase, initiée par les révolutions de 1848, les États des pay ayant déjà participé à la croissance industrielle, à des niveaux différents, ont été marqué par des manifestations populaires importantes ; celles-ci ont suscité une peur sociale qu a conduit les États après le rétablissement de l'ordre grâce à l'emploi de la force armée à mener une politique extérieure active de conquêtes, afin de répondre aux besoin d'élargissement d'un marché national, même si on se situait en période de libre-échange et en une phase A de la croissance, également afin de sublimer les demandes égalitaire ou démocratiques au nom de l'intérêt supérieur de la Nation. La réussite est complète e certains cas (Allemagne), partielle dans d'autres (Italie), mais il y a aussi des échec (Autriche, France). Au fur et à mesure que la révolution industrielle atteint d'autre portions de l'Europe (est-européen) une évolution assez comparable se dessine : un politique extérieure active débouchant sur une guerre sinon souhaitée, du moins admise donne l'occasion de constituer — ou consolider — le sentiment national ; ce sont le guerres dans les Balkans, la guerre russo-japonaise. La guerre est un moyen d'encadré la démocratie. En outre, en jouant ainsi du sentiment national on fabrique, on suscite, 1 nationalisme. Or ceux qui vont faire profession du Nationalisme, vont-ils pouvoir êtr tenus en main par le pouvoir d'État, même conservateur, ou ne vont-ils pas chercher s'en affranchir ? Cette évolution dure jusqu'à la première guerre mondiale.

Une troisième phase a cependant déjà atteint la partie occidentale de l'Europe, là où la démocratie a fini par s'imposer avec le suffrage universel masculin et des lois sociales, là où l'État-Nation est définitivement constitué. A partir des années 70, le sentiment national développé de l'école primaire à la caserne est une valeur suffisamment sûre pour qu'il puisse être utilisé hors d'Europe ; il justifie la participation active au partage des terres, donc il justifie la colonisation même par les armes. On en vient ainsi au SocialImpérialisme, défini par les historiens allemands ou anglo-saxons. (Sur ces notions nous nous permettons de renvoyer aux pages consacrées à l'impérialisme dans notre livre Diplomatie Européenne, Nations et Impérialismes, Masson éd., 2e édition, Paris, 1995,


1996 - N°s 1-2 17

pages 159-163 et 252.) Ces impérialismes dominateurs de l'histoire mondiale à la fin du xrxe siècle proviennent d'une partie de l'Europe alors que la seconde phase joue encore à plein ailleurs ; ce télescopage des deux phases, donc des deux types de conflits guerriers apparaît bien dans les origines du premier conflit mondial. La « très grande guerre » a bien des causes directes, nationalistes, et des causes indirectes, impérialistes.

Une première vague de guerres a nettement contribué à la formation de sentiments nationaux, ce sont les guerres d'invasions de la période 1792-1815. Je souligne le mot invasion. Ce n'est pas la guerre en elle-même qui soulève le sentiment national, c'est beaucoup plus ou la présence effective de troupes étrangères sur « le sol de la patrie » ou la menace d'une invasion. Les exemples abondent. Cas français en 1792-1795, puis 1814-1815; cas portugais et espagnol en 1808-1813; cas prussien 1806-1814; cas des petits États allemands qui passent de l'entente à la résistance vis-à-vis de Napoléon vers 1812-1814; cas russe en 1812-1813; cas moins connu de la Norvège face à la Suède en 1814 ; on peut même citer le cas britannique avec la peur du camp de Boulogne et de la « descente en Angleterre » en 1804. Dans tous les cas, le pouvoir en place utilise à ses fins propres le sentiment d'auto-défense, de résistance à l'envahisseur en l'accompagnant de promesses vers un futur meilleur pour les éléments populaires (par exemple fin du servage ou réformes à la campagne, promesses d'élections ou de constitutions, parfois même constitutions octroyées, affirmations du respect des libertés fondamentales). Or dans beaucoup de cas, une fois la guerre-invasion terminée, les gouvernements oublient ces promesses, d'où des désillusions sur la valeur du concept État-Nation avec le retour à l'ordre.

Toutefois un mythe a été créé ; il sera ensuite entretenu par les opposants, par les intellectuels, notamment avec le mouvement Romantique, dominant à l'échelle européenne ; au premier rang de ces « fabricants » d'un mythe populaire on peut placer les historiens de l'époque, lorsqu'ils exaltent la bravoure des héros « nationaux » ou les gloires passées de l'histoire « nationale ». Ce n'est pas par hasard si les nombreuses sociétés secrètes des années vingt ou trente qui vont tenter des « pronunciamentos » contre l'ordre établi, sont animées par des militaires, qui avaient incarné un certain esprit national et qui, ensuite, déçus par leur rentrée dans le rang et par l'oubli des promesses faites, deviennent révolutionnaires (« carbonari » en Italie, « libéraux » en Espagne, « Décembristes » en Russie, etc.). L'échec de ces mouvements provient souvent de leur faible assise sociale ; la paysannerie, souvent analphabète, étroitement encadrée par les notables locaux, reste, le plus souvent, à l'écart de ces agitations « nationales » ; ainsi en Italie du sud en 1818-1821, en Pologne en 1831. Dans ce dernier cas c'est la répression postérieure à la révolte armée des cadres militaires qui mobilisera des paysans demeurés neutres pendant le soulèvement.

La seconde vague se place au milieu du siècle avec les répressions armées qui ont mis fin au « printemps des peuples ». Le processus suivi se retrouve un peu partout : sous la pression mobilisante de la crise économique qui affecte l'Europe entre 1845 et 1848, les régimes en place sont attaqués surtout pour des raisons politiques, en particulier pour l'obtention de plus de libertés et de démocratie. Les « révolutionnaires », le plus souvent des urbains, artisans, ouvriers, étudiants sont conduits par des bourgeois, mais aussi par des nobles appauvris ou déclassés, qui expriment en même temps un idéal national, construire ou consolider la Nation. Dans le cas français, les légendes révolutionnaires ou napoléoniennes font référence à un passé glorieux qui magnifie les guerres passées. Dans les cas d'Europe centrale (Allemagne, Hongrie, Croatie, Bohême) ou du sud (Italie) on évoque soit un passé récent, soit un passé beaucoup plus lointain idéalisé (époque médiévale) pour justifier la double revendication politique et sociale en faisant de l'unité nationale le but noble et le moyen indispensable de parvenir à ces objectifs. Sauf dans le cas français, où des armées étrangères n'intervinrent pas — il y eut toutefois intervention armée lors des journées de juin 1848 —, le rétablissement de l'ordre fut accompli par des troupes venues d'ailleurs (les Russes en Hongrie, en Moldavie-Valachie avec des Ottomans, les Autrichiens en Italie ainsi que des Français à Rome, les Prussiens dans certains États allemands). Ce fut comme un retour aux guerres d'invasion.


18 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

A la base du rétablissement de l'ordre, on trouve souvent la peur sociale chez les notables, ou parmi les grands propriétaires et les administrateurs face à ces manifestations urbaines ou rurales. D'où un problème politique et social à résoudre : comment susciter l'adhésion des peuples à la conservation de sociétés hiérarchisées après la réalisation de réformes minimales (suppression du servage, rachats des droits seigneuriaux, droit au travail) ? On ne peut évidemment pas offrir la guerre comme un idéal (cf. Napoléon III proclamant fin 1851 «L'Empire c'est la paix», mais faisant la guerre de Crimée dès 1854) ; par contre en utilisant la perspective de la guerre au nom de la défense du principe des nationalités, ou au nom de la patrie menacée, ou pour sauver des « frères » placés sous le joug étranger, ne peut-on mobiliser les énergies populaires ? Ceci va mener à la formation d'un Nationalisme d'État, conservateur socialement, mais « révolutionnaire » pour la création de nouveaux États. Le modèle de cette mutation reste, bien sûr, Bismarck, créateur de l'empire allemand.

En lui-même Bismarck n'avait sans doute pas plus d'humeur guerrière que bon nombre d'autres gouvernants ou d'autres Allemands. Mais il avait tiré de l'exemple des révolutions en Allemagne entre 1848 et 1851 des enseignements ; il avait pu remarquer que le Parlement de Francfort n'avait pas su répondre aux aspirations « patriotiques » des Allemands supportant mal la domination que le Roi du Danemark faisait peser sur les duchés « allemands » du Schlesvig et du Holstein en 1848 ; mais la solidarité des Allemands pour leurs « frères » sujets du roi danois était évidente. Aussi opportunément, en 1863, Bismarck relança la question des Duchés à la fois pour satisfaire les ambitions prussiennes sur l'Allemagne septentrionale (avec entre autres le désir de pouvoir créer une base navale à Kiel) et pour bien marquer le rôle décisif que le royaume de Prusse pouvait jouer dans la réalisation d'une Allemagne rassemblant tous ses fils. Seulement le gouvernement autrichien comprit vite la manoeuvre et la menace ; en un premier temps la Prusse dut partager les points marqués dans l'affaire des Duchés avec l'Autriche. Plus tard, après avoir écarté le concurrent autrichien par une guerre rondement menée en 1866, Bismarck va habilement se présenter comme le champion de l'intégrité des pays allemands face aux demandes de compensations françaises. Napoléon III avait prévu une guerre longue entre la Prusse et l'Autriche et il avait pensé qu'il pourrait en profiter pour obtenir des compensations (Sarre ou Palatinat bavarois). Bismarck refusa naturellement de céder «un pouce de territoire allemand». Entre 1866 et 1870, le rusé Bismarck s'employa à placer la diplomatie française dans le mauvais rôle, celui qui veut s'emparer de terres « germaniques », y compris en négociant une éventuelle annexion du Luxembourg, État membre de la Confédération germanique et du Zollverein. Sur ce terrain, Bismarck put obtenir l'appui de l'Association Nationale (Nationalverein) créée par la bourgeoisie libérale, soucieuse de défendre le Zollverein et qui se veut volontiers patriote, même si en politique intérieure le chancelier se sépare d'eux dans le même temps.

„ De même il sait que les cours et les gouvernements des Souverains du sud de l'Allemagne (Bavière, Wurtemberg, Bade) ne pourront utiliser les particularismes régionaux, pourtant vivaces, afin de préserver leur neutralité en cas de guerre contre la France, dès lors que Napoléon LII pourra être présenté comme un agresseur potentiel, comme une menace vis-à-vis de l'intégrité du territoire allemand. Toute la finesse de la politique bismarckienne fut de faire de l'Empire français, dont le gouvernement était maladroit, qui était miné de l'intérieur par une opposition grandissante — au moins jusqu'au printemps 1870 — le danger pour l'unité allemande. Dès que l'occasion s'en présenta (la fameuse dépêche d'Ems), Bismarck n'hésita point à se lancer dans une guerre préparée et prévue depuis longtemps ; le recours à la guerre ne devait rien au hasard.

C'est donc l'État prussien qui va devenir le centre du nouvel Empire allemand. L'excellence de l'armée prussienne, aidée de contingents alliés venus du sud de l'Allemagne, a fait la décision ; l'orgueil de la victoire peut être d'autant plus grand qu'il s'agissait de la France, de l'ex-Grande Nation qui avait si souvent imposé ses vues outreRhin ; le prix à payer devait être lourd pour le vaincu, pas seulement en termes financiers, mais sur le plan des nationalités. L'annexion de l'Alsace et d'une partie de la Lorraine, non ratifiée par un plébiscite ou une quelconque élection, frappa les contemporains, mais


1996 - Nos 1-2 19

les uns abordaient le problème en considérant comme légitime de rassembler en une même nation des peuples de langue et de culture germaniques au nom d'un principe de la légitimité des Kulturnationen, tandis que les autres considéraient ce « droit du vainqueur » comme totalement contraire au principe de libre adhésion d'un peuple à un autre. Il faut reconnaître que pour beaucoup d'Allemands la création d'une Terre d'Empire (Reichsland) en Alsace et en Lorraine était comme un symbole d'unification de toute l'Allemagne. Du côté français cette « violation du droit des gens » était ressentie comme une fracture durable, inacceptable. La guerre de 1870-1871, qui avait réveillé en France les émotions populaires face à une invasion, dressait pour longtemps les deux Nations, allemande et française, l'une contre l'autre.

Si Bismarck et l'unité allemande constituent d'excellents exemples de l'inter-relation entre Guerre, Sentiment National et création de l'État-Nation, il n'est pas le seul dans l'Europe de la seconde moitié du XIXe siècle. L'analyse de la formation de l'unité italienne permet aussi dé mesurer le rôle joué par les guerres dans les diverses étapes de cette formation, mais aussi d'en voir l'influence sur la constitution des mentalités collectives dans ce pays. La monarchie piémontaise avait montré en 1848-1849 son incapacité à vaincre seule la tutelle autrichienne ; sa puissance militaire était encore insuffisante pour triompher des armées autrichiennes et l'enthousiasme patriotique des Italiens dans la péninsule trop limité pour qu'une véritable armée « italienne » se regroupe derrière les forces piémontaises. Il fallut donc faire appel à Napoléon III en 1859 pour à nouveau affronter l'Autriche avec quelque chance de succès. Napoléon III de son côté pouvait en appuyant le Risorgimento redorer le blason d'un Empire qui s'était maladroitement engagé dans une guerre assez longue et coûteuse, la guerre de Crimée (55 000 morts) ; il pouvait aussi démontrer qu'il restait fidèle à ses engagements de contriber à la réalisation du principe des nationalités.

Or il convient de s'interroger sur le sens que peut receler un appui de forces armées étrangères pour les mentalités italiennes : n'est-ce pas un singulier aveu de faiblesse, justement souligné par l'ennemi autrichien qui, à l'armistice de Villafranca (juillet 1859), cède la Lombardie à la France et non au Piémont pour bien marquer qu'il ne se sent pas vaincu par le Piémont ? Certes, plus tard, les Italiens élèveront des monuments pour glorifier la victoire de Solférino, mais l'aide étrangère avait été décisive. En outre, tout ceci était plutôt l'affaire des Italiens du nord ; comment les Italiens du sud voyaient-ils ce problème ? Les « aventures » du Général G. Garibaldi, héros « national », méritent de retenir l'attention. Patriote impétueux, celui-ci avait lancé une expédition armée depuis la Sicile en mai 1860 afin de faire sa jonction avec les armées piémontaises « descendant » vers le sud afin d'unifier l'Italie ; en vérité Garibaldi devait l'essentiel de ses forces et de sa logistique à la bonne volonté piémontaise ; le gouvernement de Turin le laissait agir pour autant qu'il servait ses intérêts. On le vit bien lorsque ce « révolutionnaire » voulut agir pour son propre compte, ou plutôt pour des objectifs qui dépassaient les objectifs prudents du Piémont ; les déclarations tumultueuses de Garibaldi qui se croyait vraiment soutenu lorsqu'il tenta de s'emparer de Rome au printemps 1862, son républicanisme avoué, incitèrent le gouvernement de Rasttazi à arrêter la progression de Garibaldi en usant des forces armées : la bataille de l'Aspromonte, en Calabre à la fin août 1862, fut bel et bien un combat entre deux forces armées italiennes. Guerre civile ? Peut-être pas, mais épisode peu propice à auréoler l'unité italienne d'un climat d'unanimité nationale.

Comment ensuite considérer les guerres qui se déroulèrent en Italie du sud entre mai 1861 et mai 1863 entre les « brigands » locaux et les troupes du nord venues assurer l'ordre « national » ? Sans doute ces guérillas n'avaient pas le retentissement, ni l'ampleur des luttes de la plaine du Pô entre Autrichiens et Italiens, mais, outre leur coût humain (3 000 morts), elles laissèrent des traces durables dans les mentalités des deux camps ou des deux parties de l'Italie. Bon nombre de gens du sud eurent le sentiment d'être conquis, soumis par ceux du nord, qui eux-mêmes découvraient combien leurs « compatriotes » méridionaux différaient d'eux. Deux cultures, presque deux langues, deux genres de vie s'opposèrent dans cette guerre d'indépendance au point que plus tard, certains commentateurs parlaient d'une conquête de l'Italie « byzantino-islamique » du sud par


20 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

l'Italie du nord « romano-germanique » (Antonio Labriolla). Guerre d'indépendance ou guerre de conquête coloniale ? Quel que soit le jugement porté, un fait demeure : ce sont les guerres qui firent l'unité au profit des régions développées du nord, sans que les peuples du sud aient vraiment attendu des « libérateurs ».

L'achèvement de l'unité italienne se réalisa aussi par la guerre, mais à nouveau par des combats qui furent sans grande gloire pour les troupes italiennes. Lorsque le royaume d'Italie, ayant Florence pour capitale — symbole d'une vieille et belle culture — reprit la lutte contre l'Autriche en 1866 afin de libérer la Vénétie, les deux grands affrontements qui eurent lieu sur terre à Custozza (24 juin) et sur mer à Lissa (20 juillet) se soldèrent par des défaites italiennes, ré-équilibrées par la dure défaite autrichienne de Sadowa (3 juillet) face à l'allié prussien. Ce n'était guère un bon moyen d'exaltation du sentiment national italien, même si plus tard on chercha à travestir ces coups du sort. L'entrée des Territoires pontificaux dans l'État italien et surtout l'achèvement de l'unité par la conquête de Rome, capitale éternelle, furent encore marqués par des conflits sans gloire. Lorsqu'en 1867 Garibaldi, encore lui, chercha à forcer la résistance du Pape par une nouvelle expédition, il fut battu par un corps expéditionnaire français envoyé dans les États pontificaux par Napoléon III pour satisfaire les catholiques français ; la bataille de Mentana (où les fusils Chassepot, arme nouvelle, « firent merveille » selon les rapports des militaires français) ne fut pas vraiment effacée par la « glorieuse entrée » des troupes italiennes à Rome, par la Porte Pia en août 1870, puisque les troupes françaises, rappelées en France à cause de la guerre contre la Prusse avaient quitté le terrain ; on décora ce qui avait été une simple promenade militaire afin d'en faire un fait d'armes, mais il fallait du temps pour faire d'une légende un motif de réelle satisfaction. Dans le moment, les guerres qui sanctionnèrent l'unité italienne, ne pouvaient avoir le même effet que les victoires acquises par les armées prussiennes et leurs alliés sur la France. Il faudra les « ré-écrire » pour leur donner une portée « nationale ». En vérité, le nationalisme italien, rassemblé autour de l'idée d'un grand destin commun de tous les Italiens est plus tardif ; on peut le situer à la fin du siècle lorsque l'Italie, en plein développement économique, participera, avec d'autres États, à la grande poussée impérialiste ; le vrai sentiment national, à l'échelle de toute la péninsule, date de la phase impérialiste, notre troisième phase, ainsi qu'on peut le voir dans la remarquable thèse de Daniel Grange, L'Italie et la Méditerranée 1896-1911 (Rome, Collection de l'École française de Rome, 2 volumes, 1994).

Pour illustrer cette troisième phase, je voudrais m'arrêter sur un autre exemple, un peu paradoxal, puisqu'il s'agit d'un pays qui pourrait paraître comme le plus pacifique des États dans la fin du xrxe siècle, le Royaume Uni. Comment évoquer le poids des guerres dans la formation du sentiment national dans ce cas alors que les troupes britanniques intervinrent seulement dans la Guerre de Crimée et que l'absence de la conscription et la faiblesse de l'armée de terre, isolaient le Royaume Uni des autres grandes Puissances de l'époque ? C'est qu'il convient d'insister sur deux caractéristiques particulières qui peuvent justifier notre choix : d'une part, si l'insularité britannique évitait d'avoir à entretenir une forte armée de terre, elle poussait les Britanniques à garder une très puissante marine de guerre ; d'autre part, si en Europe le gouvernement de Londres n'avait aucune revendication territoriale et s'il pouvait s'en tenir à une politique d'équilibre entre les Puissances, hors d'Europe son impérialisme imposait et l'utilisation d'une force armée terrestre importante (la fameuse armée des Indes forte de 150 000 hommes) et le recours éventuel à des actions armées qu'il fallait justifier dans l'opinion publique.

Si la flotte de guerre de la Reine Victoria n'eut pas de grands combats à mener dans la seconde moitié du siècle, cela ne signifie point que l'Amirauté ait été négligée ou qu'elle ne comptait pas dans la politique britannique. Bien au contraire les gouvernements britanniques eurent toujours le souci d'assurer financièrement la croissance de la flotte de guerre, afin d'éviter que les concurrents potentiels ne parviennent à combler leur retard quantitatif ou qualitatif ; de plus dans les mentalités collectives, la révérence ou l'admiration vis-à-vis de l'Amirauté fut constamment maintenue ; pendant longtemps la seule grande commémoration patriotique fut la victoire de Trafalgar, sur la grande place de Londres portant ce nom, parce qu'elle exprimait bien l'essence même de la puissance


1996 - Nos 1-2 21

et de l'indépendance du Royaume Uni. Au xixe siècle le héros incontesté des Anglais est bien l'Amiral Nelson. L'une des causes majeures de la suspiscion britannique à l'égard de l'Allemagne Impériale au début du XXe siècle tenait à la volonté allemande d'assurer son avenir sur l'eau, de mener une politique à l'échelle mondiale, la fameuse Weltpolitik, orientations qui déplaisaient fortement à tous les Britanniques.

C'est que depuis le milieu du siècle, sous l'autorité de Palmerston, puis avec Disraeli pendant les années 70, le sentiment national britannique avait eu tendance à s'exprimer sur un mode mondial. Pendant les années 1880-1890, il prit une tournure encore plus impériale ou impérialiste, bien exprimée par la presse populaire dont les tirages augmentaient, organisée grâce à des associations de masse comme la « Primrose League » qui finit par rassembler près d'un million d'adhérents ; même la littérature anglaise chantait ce destin des Britanniques à l'instar de R. Kipling. Avant 1870-1880, l'avance considérable prise dans le domaine économique par la Grande-Bretagne autorisait le maintien du Free Trade, du libéralisme, face à des adversaires commerciaux largement dépassés ; à partir des années de difficultés — même si celles-ci ne méritent peut-être pas le terme de Grande Dépression — on passa du Free Trade au Fair Trade, lutte « loyale », rapidement jugée insuffisante, puis à la conquête de zones réservées, c'est-à-dire au partage des terres coloniales (cf. le Scramble for Africa ou la course au clocher en Afrique), par la négociation si possible, par la menace de la force en cas de besoin (Fachoda en 1898), par les expéditions armées vis-à-vis des peuples colonisés. Le zèle « colonial-impérial » fut réchauffé par des actions d'éclat, par une véritable propagande impériale passant par la proclamation de la Reine Victoria comme Impératrice des Indes en 1876 ou par les différents « Jubilee » de l'Impératrice avec vastes défilés « patriotiques » et « impérialistes ». Cette montée en force de l'orgueil national dura jusqu'à la guerre Anglo-Boër de 1899-1902. Le choc de cette guerre, mal conduite, coûteuse en hommes et en argent, affectant profondément l'image d'une « droiture morale » de la colonisation à cause des conditions lamentables de captivité des vaincus Afrikanders (on parla de camps de concentration), menant à une critique très forte de l'Impérialisme, contribua de manière spectaculaire à la remise en cause des schémas idéologiques précédents. Incontestablement la bonne conscience britannique fut touchée et avec elle les formes du sentiment national. On entrait dans le 20e siècle.

Il faut conclure cette rapide esquisse. Les guerres ne sont pas la seule explication de la formation d'un sentiment national ; d'autres facteurs idéologiques, culturels, économiques sont à considérer. Toutefois parce que les guerres de masses, les longs préparatifs militaires des temps de paix afin d'utiliser au mieux les transformations techniques issues de la révolution industrielle, touchent désormais les peuples entiers et pas seulement les « castes » militaires, le rôle joué par les guerres dans les mentalités collectives a fortement changé. Il faut une préparation morale, une justification profonde de la guerre ; d'où la tentation d'user, voire d'abuser, du réflexe de gens qui, un jour, se sentent collectivement menacés ou solidaires de gens eux-mêmes menacés. Comment ne pas employer l'esprit de solidarité nationale ?

Ce que la guerre venant de l'étranger suscite inévitablement, c'est une solidarité parmi des catégories sociales diverses qui constituent une Nation. Ce réflexe de défense nationale dépasse les clivages politiques ou sociaux ordinaires ; la guerre de 1914, surtout à ses débuts, l'illustre de manière très évidente. Pour que ce réflexe interdise d'autres sentiments profonds, comme la solidarité de classe ou d'ethnie, ou de religion, il faut avoir préparé les mentalités collectives à considérer les guerres passées comme autant d'actes positifs, fondateurs, et les guerres à venir comme autant d'actes justes puisque de défense nationale. D'où la place importante des héros militaires dans les panthéons nationaux, la militarisation de la préparation des jeunes à la vie active (cf. le culte du drapeau, les cartes en couleurs avec des frontières bien tranchées) ; la guerre est bien un instrument de mémoire nationale.


22 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

Christophe CHARLE (Paris I)

Sentiment national et nationalisme en France au XIXe siècle

Par rapport aux cas qui viennent d'être évoqués, la France est sans doute le moins spectaculaire, puisque l'unité nationale est une question en principe réglée. En revanche, ce qui fait problème pendant la période considérée, c'est la gestion de l'héritage historique d'une unité nationale ancienne dans un pays profondément divisé par son histoire depuis le début du xrxe siècle. Cette question est au coeur du sentiment national et du nationalisme français des années 1850 aux années 1920. La France peut-elle être encore la « Grande Nation » qui sert de modèle à l'Europe comme en 1792 à Valmy, comme le croyait un Michelet et comme le croit à sa manière Napoléon III ? Doit-elle au contraire se mettre à l'écoute de son vainqueur de 1870, l'Allemagne, tout en gardant sa spécificité et son originalité, comme l'affirment les grands intellectuels fascinés par l'Allemagne comme Taine ou Renan ? Doit-elle plutôt, c'est le diagnostic des républicains, d'abord universaliser le sentiment national à travers les institutions englobantes que sont l'école et l'armée, la défaillance de 1870 tenant à ce moindre armement moral des Français face aux Allemands ? Doit-elle enfin adopter une vision plus radicale et fermée, celle que propose le courant nationaliste, paradoxalement inspiré par les théories allemandes, pour mieux se prémunir contre ce que Barrés ou Maurras appellent le « germanisme » ?

L'ampleur de ces questions m'oblige à une présentation synthétique fondée sur une lecture critique de la bibliographie et sur le résumé de grands thèmes. Je diviserai mon propos en deux points : les deux perspectives d'analyse du sujet et les thématiques qu'on peut en tirer, déjà résumées dans les questions que je viens de poser.

I. LES DEUX PERSPECTIVES POSSIBLES D'ANALYSE DU SUJET

S'interroger sur le sentiment national, c'est étudier le degré d'identification ou d'attachement de l'ensemble des Français à une entité, certains disent à un mythe, la nation. C'est donc aller dans le sens de ce que proposait Gérard Noiriel dans un article de Genèses où il résume les problématiques successives sur la nation en France (et en partie en Allemagne) et propose des pistes de réflexion pour l'analyse précisément du sentiment national 1.

Or cette perspective, certainement plus moderne et la plus en phase avec les tendances récentes de l'historiographie, est en partie décalée par rapport à l'autre perspective proposée, celle du nationalisme. Avec cette notion, nous sommes plutôt sur un terrain classique et illustré par la plupart des travaux sur la France, celui d'une histoire des idées politiques : qu'est-ce que le nationalisme dans le cas français, quelle est son évolution, quelles en sont les sources, quelle est son influence dans la vie française de la seconde moitié du siècle, quelle est sa spécificité par rapport à l'Allemagne ou aux jeunes nationalismes d'Italie et d'Europe centrale et orientale ?

A travers cette double caractérisation apparaît la première idée que je voudrai développer ici. Dans le cas de la France, le sujet d'histoire contemporaine est traversé, plus que pour le reste de l'Europe, par une tension entre deux approches très différentes :

— d'un côté, une histoire sociale de la nation, encore dans les limbes et qui permettrait de comprendre la genèse et l'évolution du sentiment national ;

— de l'autre, une histoire des idées politiques, qui, elle, est pratiquement achevée et illustrée par des ouvrages toujours classiques et dont la matière est passée dans les

1. « La question nationale comme objet de l'histoire sociale », Genèses, n°4, mai 1991, p. 72-94.


1996 - N°s 1-2 23

manuels les plus courants : ceux de Claude Digeon 2, de Raoul Girardet, dont la première édition date de 1966, constamment réédité depuis 3, de Zeev Sternhell sur Barrés et sur la droite révolutionnaire 4, d'Eugen Weber sur l'Action française qui reflète également les interrogations du début des années 60.

Ce courant a également été alimenté par des travaux toujours nombreux sur l'histoire de l'historiographie. Il faut citer ici l'article de Pierre Nora sur Lavisse dans la Revue historique de 1962, repris tel quel dans les Lieux de ■mémoire dirigés par ce même Pierre Nora et plus récemment par les recherches de François Hartog sur Fustel de Coulanges 5. L'intérêt du travail de Nora était moins dans la reconstitution des idées de Lavisse sur la nation que dans son analyse de leur mode de transmission par les manuels scolaires, ce qui conduisait à des interrogations qui peuvent alimenter l'autre perspective d'une histoire sociale de la nation : comment façonne-t-on, à travers les grandes médiations de la vie moderne (enseignement, presse, littérature, images, monuments, fêtes), les représentations collectives de la population, bref, comment passe-t-on des thématiques des historiens, des idéologues et, plus généralement, des intellectuels aux opinions de tout un chacun. Cette piste a été poursuivie depuis par les recherches de Christian Amalvi sur les héros de l'histoire de France6), par Mona et Jacques Ozouf sur les autres manuels scolaires du début du xx° siècle, et par Eugen Weber sur la conscience civique des paysans 7.

Ce passage des idées et des idéologues aux représentations et aux opinions est évidemment difficile pour une période où, par définition, on ne peut plus interroger les témoins. On peut s'en tirer par deux approches indirectes : celle de l'analyse des crises politiques où ces idées ont été diffusées intensément ou ont mobilisé certaines catégories et, à travers la mesure de cette mobilisation et des rapports de forces, évaluer l'intensité de la pénétration des diverses formes de patriotisme, de nationalisme ou, au contraire, de pacifisme et d'antinationalisme. Pour la période qui nous concerne, nous disposons à cet égard de plusieurs épisodes significatifs puisque la France, après 1870, et à la différence de la plupart des autres nations au programme, jouit d'un degré élevé de liberté d'expression des opinions, conjointement avec le bénéfice d'un État centralisateur, producteur d'archives. Les trois périodes les plus intéressantes, abondamment auscultées par les historiens, sont la crise boulangiste de 1886-1889, l'affaire Dreyfus en 1898-99 et l'immédiate avant-guerre de 1905 et 1914 où E. Weber a défendu la thèse, aujourd'hui contestée, d'un renouveau nationaliste dans l'opinion française 8. La difficulté pour analyser ces crises comme instruments de mesure du sentiment national, voire du nationalisme, est qu'elles interfèrent avec d'autres enjeux politiques qui contribuent à la mobilisation de l'opinion mais ne sont pas uniquement de l'ordre de la passion patriotique ou nationaliste.

Le boulangisme

Son point de départ est lié à une tension franco-allemande (l'affaire Schnaebelé), à l'essai de la part des tendances les plus patriotes pour relancer l'idée de Revanche, à la

2. La crise allemande de la pensée française, Paris, P.U.F., 1959.

3. Le Nationalisme français (1966), anthologie 1871-1914, n. éd., Paris, Le Seuil, « Points », 1983.

4. Zeev Sternhell, Maurice Barrés et le nationalisme français, Paris, A. Colin, 1972, n. éd., Bruxelles, Complexe, 1985 et La droite révolutionnaire, 1885-1914. Les origines françaises du fascisme, Paris, Le Seuil, 1978.

5. P. Nora, « Lavisse instituteur national » in P. Nora, Les lieux de mémoire I, La République, Paris Gallimard, 1984, lre publication : «Ernest Lavisse: son rôle dans la formation du sentiment national, dans Revue historique, 1962, tome CCXXVHI, p. 73-106 ; F. Hartog, Le XIXe siècle et l'histoire. Le cas de Fustel de Coulanges, Paris, P.U.F., 1988.

6. Christian Amalvi, De l'art et de la manière d'accommoder les héros de l'histoire de France, Paris, Albin Michel, 1984.

7. Cf. M. Ozouf, L'école de la France. Essais sur la Révolution, l'utopie et l'enseignement, Paris, Gallimard, 1984 ; E. Weber, La fin des terroirs (1976), trad. française, Paris, Fayard, 1983.

8. The Nationalist Revival in France 1905-1914, Berkeley, U.C.L.A. Press, 1959.


24 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

contestation aussi du nationalisme d'attente des républicains au pouvoir, au profit d'une vision plus radicale, voire plus sociale, de l'intégration nationale (première forme du nationalisme barrésien) 9. Mais le mouvement boulangiste est devenu par la suite profondément ambigu dans la mesure où il a coalisé des forces incontestablement de gauche et populaires (anciens radicaux, classes populaires à tradition jacobine ou blanquiste, déçues par la république opportuniste, ouvriers et artisans victimes de la crise des années 1880) et d'autres forces traditionnelles et monarchistes disposant, elles aussi, d'une base populaire mais dont les motivations étaient plus antirépublicaines que proprement nationalistes. Mesurer la force d'un premier nationalisme quinze ans après la défaite à l'aune des succès électoraux du boulangisme serait donc oublier les autres motivations politiques et sociales qui ont permis la percée de cette coalition électorale mais aussi entraîné sa retombée rapide.

L'étude de l'affaire Dreyfus dans la même perspective pourrait paraître plus aisée d'autant que son centenaire récent a mis à notre disposition une production abondante et au fait des dernières recherches. C'est aussi l'époque où le nationalisme passe de la sphère des idées à la sphère des mouvements politiques et commence à s'organiser de façon autonome, pour devenir un courant permanent de la droite. Mais l'historiographie de l'Affaire souffre de divers biais qui empêchent d'en tirer complètement une radiographie du sentiment national et du nationalisme au tournant du siècle.

Le premier problème est la question de l'antisémitisme. On sait qu'il y a en France un lien intime entre le nationalisme, la xénophobie et l'antisémitisme. Les travaux de Pierre Birnbaum, de Stephen Wilson, de Michel Winock et de Zeev Sternhell ont abondamment exploré tant les idées antisémites que les mouvements et les campagnes qui s'en inspirent 10. Si c'est un courant incontestablement populaire comme le montrent le tirage de journaux comme La Libre Parole ou La Croix (cf. le livre de Pierre Sorlin") et les manifestations antisémites qui suivent le procès Zola, c'est aussi une idéologie parasite du nationalisme qui empêche celui-ci de transformer sa position dominante, telle qu'elle apparaît dans l'opinion au début de l'Affaire, en succès politique durable. Il entre en effet en contradiction avec le patriotisme universaliste de la Révolution française à la base du credo républicain du régime. Ceci interdit à certains républicains conservateurs de se rallier à ce courant activiste et permet en revanche l'alliance d'une partie de la gauche socialiste avec une nouvelle coalition dirigée par le centre gauche. Cette contradiction n'existe pas en Allemagne où cet universalisme n'a pas la légitimité qu'il possède en France de par l'histoire et où le nationalisme, le pangermanisme et l'antisémitisme se renforcent réciproquementl 2.

La seconde limite de la crise dreyfusienne comme révélateur du sentiment national et du nationalisme tient dans les biais des recherches. La bibliographie, comme toujours en France, s'est focalisée sur ce qui est le plus public (la pressel3), le plus élitiste (les intellectuels14), le plus parisien ou le plus urbain. L'échec à long terme du nationalisme né de l'Affaire, — et l'implantation de la Ligue de la Patrie française 15 comme celle de

9. W. D. Irvine, The Boulanger Affair reconsidered. Royalism, Boulangism and the Origins of the Radical Right in France, New York, Oxford U.P., 1989. Voir le compte-rendu ci-après, p. 70.

10. P. Birnbaum (dir.), La France de l'affaire Dreyfus, Paris, Gallimard, 1994; Stephen Wilson, Ideology and Expérience, Antisemitism in France at the Time of the Dreyfus Affair, Londres-Toronto, Fairlegh Dickinson U.P., 1982 ; Zeev Sternhell, op. cit. ; M. Winock, Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France, Paris, Le Seuil, 1982.

11. La Croix et les juifs, Paris, Cerf, 1967.

12. Cf. H. Berding, Histoire de l'antisémitisme en Allemagne, Paris, Ed. de la M.S.H., 1992.

13. Voir la thèse inédite de Janine Ponty, La presse devant l'Affaire Dreyfus. Contribution à une étude sociale de l'opinion publique 1898-99, thèse de 3e cycle, E.P.H.E., 1971.

14. Voir C. Charle, Naissance des « intellectuels » (1880-1900), Paris, Minuit, 1990.

15. Jean-Pierre Rioux, Nationalisme et conservatisme, la Ligue de la Patrie française 1899-1904, Paris, Beauchesne, 1977.


1996 - N°s 1-2 25

l'Action française 16 le montrent —, réside dans la stabilité politique des opinions des campagnes où cette agitation ne correspond à rien de réel ou du moins ne peut être traduite dans les enjeux propres à cette partie de la France qui reste majoritaire.

Les seuls moments critiques chimiquement purs pour mesurer la force du nationalisme et du sentiment national dans ses diverses variantes seraient donc, non ces crises politiques intérieures parasitées par d'autres enjeux et biaisées par le système de représentation politique, mais les crises extérieures où l'ensemble de la population est confronté à l'ennemi. Sur les deux crises principales à cet égard (1870 à 1914), nous disposons de deux recherches approfondies, inspirées d'ailleurs par une problématique et une méthodologie communes : celle de Jean-Jacques Becker et celle de Stéphane AudoinRouzeau ". A travers diverses sources d'archives publiques ou des témoignages privés conservés, à partir aussi de l'analyse de la résistance ou non à la mobilisation et à la guerre, ces deux historiens ont tenté de mesurer le degré d'adhésion aux objectifs nationaux fixés par le gouvernement lors de ces deux conflits. La différence entre les deux guerres apparaît clairement. Ni en 1870, ni en 1914, on ne peut parler, contrairement aux représentations simplistes nées de manifestations superficielles, d'enthousiasme guerrier. En revanche, alors qu'un des grands partis politiques en croissance à l'époque, le parti socialiste, en avait fait l'un de ses mots d'ordre, la faiblesse des résistances à la guerre en 1914 démontre, par comparaison avec les difficultés d'une mobilisation en profondeur après les premières défaites en 1870, la meilleure efficacité de l'intégration nationale républicaine. Elle s'est effectuée par le biais de l'acculturation scolaire générale, de la socialisation militaire universelle (loi de 1889) et du façonnement de l'imaginaire par les divers cultes privés et publics rendant accessibles l'idée nationale (fêtes militaires, culte des héros de l'histoire de France comme Jeanne d'Arc 18, etc.). Contre l'argumentaire nationaliste partisan et son discours de haine, J.-J. Becker démontre aussi que le ralliement universel à la mobilisation de 1914 vient du sentiment, partagé par tous ou presque, que la France est contrainte à la guerre et qu'elle incarne, comme lors de la Révolution, des valeurs menacées qui sont le fondement de l'idéologie de la gauche. L'union sacrée reste donc ambiguë car elle allie de manière sous-jacente, deux formes de sentiment national et deux perspectives de guerre différentes, ce qui éclatera après l'armistice.

II. PERSPECTIVES D'ENSEMBLE

Après ce survol bibliographique, il me reste à présenter les grandes thématiques du sujet.

1. L'importance de l'héritage révolutionnaire

Le jury a adopté, à mon avis, un découpage chronologique inadéquat. En débutant en 1850, il nous prive de la possibilité d'étudier les événements européens de 1848-49 qui sont en plein dans le thème choisi. Mais, comme on ne peut rien comprendre au sujet sans un retour sur eux, on est obligé de les analyser en introduction. En ce qui concerne la conception de la nation en France ces événements ont deux conséquences : la France, qui incarnait en 1848 la nation par excellence et par rapport à laquelle les nationalités en gestation se situaient, a semblé, avec sa révolution de 1848, renouer une fois plus avec son rôle d'impulsion européen puisque la proclamation de la République a provoqué une

16. Cf. E. Weber, L'Action française, Paris, Fayard, 1964, rééd. 1985 et l'article critique de P. Nora dans les Annales e.s.c. de janvier-février 1964, p. 127-141.

17. Respectivement 1914: Comment les Français sont entrés dans la guerre, Paris F.N.S.P., 1977; 1870. La France dans la guerre, Paris, A. Colin, 1989.

18. Gerd Krumeich, Jeanne d'Arc à travers l'histoire, Paris, Albin Michel, 1993 ; M. Winock, « Jeanne d'Arc », in P. Nora, Les Lieux de mémoire, III. Les France, tome 3, op. cit. p. 675-733.


26 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

réaction en chaîne en Europe continentale. Mais, et c'est la cruelle ironie de ces événements, cette impulsion involontaire a été suivie par le sentiment que la nouvelle République trahissait la « grande nation », dans la mesure où le gouvernement provisoire, par la bouche de Lamartine, puis les gouvernements suivants ont non seulement refusé d'aider les mouvements révolutionnaires et nationalitaires mais ont été, de plus, dans la phase réactionnaire de la Seconde République, au service de la contre-révolution avec l'expédition de Rome pour aider le pape Pie IX contre les risorgimentistes. Cette tradition révolutionnaire de la grande nation connaît toutefois son heure brève de gloire avec sa récupération par Napoléon III au service de son idéologie de la grandeur après un demisiècle d'abaissement, lors de sa campagne d'Italie en accord avec le Piémont. Mais la tournure des événements, déjà évoqués par G. Pécout, montre qu'il s'agit là encore d'une caricature de la tradition révolutionnaire.

2. Révision de l'idéologie de la grande nation

La guerre de 1870 a porté le coup de grâce à cette tradition même si le gouvernement de la Défense nationale essaie désespérément de réactiver la flamme de 1792. On entre alors dans une période de réflexion critique. Aussi bien les grands intellectuels (Renan, Taine, Fustel de Coulanges) que les grands politiques s'interrogent sur les fondements possibles d'une nouvelle idéologie nationale face au nationalisme offensif de l'Allemagne. Comment renouer avec l'universalisme dans une Europe où les puissances nationales s'équilibrent et où la France s'affaiblit continûment du fait de sa démographie défaillante, de son industrie trop faible et de son agriculture archaïque ? L'aventure coloniale relancée par les républicains est l'une des réponses ; la nationalisation de la nation par la démocratie, l'école, l'armée et l'embryon d'un État social est l'autre réponse.

3. Conflits politiques et conceptions de la nation

Ces deux réponses destinées à refonder un consensus après la guerre civile de 1871 aboutissent plutôt à la relancer dans le cadre politique. L'anticolonialisme permet l'alliance de la droite et de la gauche radicale dans la coalition boulangiste au nom de la Revanche. La guerre scolaire, née de la politique de laïcisation oppose les deux jeunesses tandis que la question de l'autonomie de l'armée, pendant l'affaire Dreyfus, remet en cause le compromis passé lors du gouvernement de Défense nationale. Toutes ces grandes crises intérieures affaiblissent donc de nouveau le consensus national.

4. L'échec relatif du nationalisme politique

Pourtant, comme je l'ai suggéré précédemment, ceux qui contestent ces fondements de la nation républicaine n'ont pas réussi à fonder un nationalisme alternatif crédible et majoritaire comme celui qui existe en Allemagne. La contradiction du nouveau nationalisme français est qu'en s'inspirant d'une vision germanique de la nation il déclenche un mécanisme contraire à sa stratégie. Il prétend renforcer la nation mais il commence par l'affaiblir en prononçant l'exclusion de certaines catégories (Juifs, étrangers, etc.). Il prétend unir les Français mais il commence par les diviser en s'attaquant au régime et en tentant de le renverser (cf. la tentative de coup d'État de Déroulède en 1899). De plus sa xénophobie rend impossible une politique d'alliance, seule voie réaliste dans une Europe où le poids de la France diminue. On sait que la crise de Fachoda coïncide avec le paroxysme de l'affaire Dreyfus. Mais les nationalistes ne se posent pas le problème simple : comment la France peut-elle s'offrir le luxe de deux ennemis héréditaires (le Royaume-Uni et l'Allemagne) alors qu'elle est plus faible qu'eux ? Enfin le nationalisme défend une vision nostalgique de la France et de sa grandeur paysanne alors que ses zones de force sont plutôt la France la plus urbanisée, d'où une contradiction entre son discours politique et sa clientèle privilégiée.


1996 - Nos 1-2 27

5. Quelles bases pour le consensus national ?

Le consensus républicain a, malgré tout, fonctionné et résisté, comme on l'a vu plus haut, à propos de l'entrée en guerre. Il ne faut donc pas surévaluer la thématique des guerres franco-françaises qui a été à la mode il y a quelques années. Les courants nationalistes et xénophobes ne diposent pas de grandes organisations, comme il en existe en Allemagne à la même époque, et la dominante rurale de l'électorat limite l'impact de ces idéologies liées à un monde intellectuel, urbain et lointain. Des remarques analogues et inversées peuvent être faites à propos de la faiblesse de l'internationalisme, du pacifisme extrême ou de l'antimilitarisme. La violence verbale d'une certaine propagande dans l'avant-guerre a amené le gouvernement à surestimer ce courant (cf. le « Carnet B », document qui prévoyait l'arrestation préventive des fauteurs de troubles susceptibles d'entraver la défense nationale) et à susciter contre la gauche pacifiste la haine irréconciliable de l'extrême droite (d'où les appels au meurtre contre Jaurès qui ont fini par produire leurs effets comme on sait).

6. La question de la nationalité : Qui est Français ?

Tout ceci nous renvoie à la première perspective en voie d'exploration, celle de l'histoire sociale du fait national. Je ne fais qu'énumérer quelques perspectives. Gérard Noiriel a montré 19 que la tradition historiographique française, au nom même de l'universalisme hérité de l'idéologie révolutionnaire, a occulté l'importance du facteur migratoire dans la construction sociale française alors que, seul, il rend compte des aspects idéologiques évoqués plus haut. L'immigration qui se développe dans la seconde moitié du siècle, en réponse à la faiblesse de la croissance démographique, explique partiellement l'expansion du nationalisme xénophobe dans les années 1880-9020. Mais, en même temps, elle implique une politique de la nationalité (combinaison du jus soli et du jus sanguinis dans la loi de 1889) originale par rapport à la tradition germanique du pur jus sanguinis. La République doit intégrer la paysannerie en partie non francophone par l'école et l'armée mais elle doit aussi faciliter l'apport étranger à la citoyenneté pour compenser, dans une perspective de défense nationale, le rapport de forces militaire inégal par rapport à l'Allemagne. Un livre récent du sociologue américain Rogers Brubaker 21 qui compare les deux politiques de la nationalité en France et en Allemagne montre l'intrication des considérations idéologiques (universalisme) et égalitaires (les étrangers doivent payer l'impôt du sang) autant que nationales (les descendants de migrants nouveaux Français compensent le déficit des naissances françaises). Cela ne veut pas dire qu'il n'y ait pas en France des formes de racisme tout aussi intolérantes qu'en Allemagne et en Europe centrale. Les choix politiques de la construction nationale (il n'y a pas de race française (cf. Renan) mais l'adhésion à une communauté politique, sinon on ne peut revendiquer l'Alsace et la Lorraine) limitent leur légitimité politique, à la différence de la conception allemande de la nation qui peut vite dériver vers le biologisme racial.

En conclusion, on voit combien certaines thématiques, à quelques transferts près, évoquent la société française d'aujourd'hui. Les parallèles tentants entre les deux fins de siècle ne doivent pas faire verser dans l'anachronisme, ne serait-ce qu'en raison de la modification du poids de la France dans l'Europe et dans le monde.

19. Le Creuset français, Paris, Le Seuil, 1987, n. éd. Points, 1992.

20. Cette xénophobie s'en prend d'ailleurs surtout aux Italiens, les immigrés les plus récents et les plus nombreux dans cette vague, cf. P. Milza, Français et italiens à la fin du xix' siècle, Rome, École Française de Rome, 1981, tome 1, p. 353 et s.

21. Citizenship and Nationhood in France and Germany, Cambridge (Mass.), Harvard U.P., 1992.


28 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

Gilles PÉCOUT (E.N.S. Ulm)

L'intégration nationale italienne et ses limites, de l'unité nationale au nationalisme : aperçus problématiques

Dans un petit livre publié en 1911, l'archiviste français, ancien membre de l'École française de Rome, Georges Bourgin s'interrogeait sur les grandes orientations de l'historiographie du Risorgimento, considérant ainsi, en contemporain des événements (1789-1870), «l'ensemble des faits qui ont amené l'unité de l'Italie et l'expulsion de l'étranger hors de son territoire » . Dans cet ouvrage qui peut encore rendre d'inestimables services, un certain nombre de difficultés pour l'approche historiographique et problématique de l'Unité nationale italienne étaient minutieusement inventoriées par l'auteur. Je partirai de ces constats dressés par un érudit français bon connaisseur de l'Italie libérale dans laquelle il a vécu pour présenter brièvement la question dans une optique plus problématique que bibliographique 2.

En retenant d'abord l'esquisse de trois principales difficultés qui me paraissent liées à notre propos :

— le problème de la définition conceptuelle et des limites chronologiques de ce que les Italiens — et avec eux les Européens — appellent Risorgimento, question de définition qui renvoie au débat controversé des origines intellectuelles et idéologiques du mouvement national ;

— la question des liens entre l'Unité territoriale et politique italienne et le rapport de forces international en Europe, avec l'idée que cette précoce internationalisation de la question unitaire italienne (à la différence de la situation allemande) explique aussi la variété des sources et des traditions historiographiques (importance des historiographies française et britannique) ;

— le troisième aspect, enfin, est en forme d'avertissement scientifique et idéologique. Bourgin insiste sur la nécessité de sortir d'une histoire hagiographique de l'Unité autour des souverains de la Maison de Savoie et des quelques héros de l'épopée officielle du Risorgimento 3. Où l'on retrouve le problème plus vaste des deux processus, le Risorgimento dynastique et imposé par le haut et le Risorgimento subi par les masses ; ce qui en réalité renvoie à la question des médiations politiques, du rôle des élites et des facteurs d'imprégnation des masses.

Si l'on résume à grands traits les schémas d'analyse théorique des nationalités et du nationalisme aux xrxe et xxe siècles à l'échelle européenne 4, on peut considérer l'évolution italienne au regard des trois phases suivantes :

*— Un nationalisme dit « unificateur ou intégrateur » qui irait du Congrès de Vienne en 1815 à la proclamation des nouveaux États-nation en 1870-1871. L'Italie est concernée au premier titre par ce modèle et les années 1850-1870/1871 marquent justement le passage au niveau territorial et militaire d'un courant nationalitaire majoritaire à un État unifié, avec l'importance des trois « guerres d'indépendance » (1848/1849, 1859, 1866).

1. Bourgin Georges, Les études relatives à la période du Risorgimento en Italie (1789-1870), Paris, Cerf, 1911, p. 5.

2. Il me paraît en effet inutile de revenir sur la bibliographie disponible dans la revue Historiens et géographes n° 349, et rédigée par Pierre Milza. Les références indispensables pour l'écrit (instruments de travail) et utiles pour l'oral (études spécialisées en italien, français et anglais) s'y retrouvent aisément, classées par grands thèmes. On considérera dans cette communication que les candidats en ont déjà pris connaissance pour n'apporter que des compléments de détail au fil de l'exposé.

3. Bourgin, op. cit., p. 39.

4. Gellner Ernest, Nations et nationalisme, Paris, Payot, 1989 (notamment chapitres 5 et 7); Hobsbawm Éric, Nations et nationalisme depuis 1870, Paris, Gallimard, 1990; Bongiovanni Bruno, « Nazionalismo », in Collectif, Storia d'Italia, 2, Florence, La Nuova Italia, 1978.


1996 - Nos 1-2 29

— Un nationalisme dit « centrifuge » — les Italiens disent « smembrante » (« qui démembre ») — qui concernerait plutôt les États pluri-nationaux et pluri-ethniques. Ce type de modèle est peu présent en Italie durant la période qui est à votre programme. Nous en envisagerons seulement les conséquences indirectes sur le phénomène de l'irrédentisme qui concerne les terres considérées comme non libérées et devant être intégrées à l'Italie, (Istrie, Haut-Adige et Trentin).

— Un nationalisme politique et intellectuel définissant un mouvement d'opinion, un programme politique dominant autour de discours agressifs ou défensifs et l'action de dirigeants qualifiés de « nationalistes » stricto sensu. Pour reprendre la formule de l'historien italien Franco Gaeta 5, le nationalisme de ce type est atteint en Italie lorsque « la nation passe de la volonté d'existence à la volonté de puissance ». Ce passage que l'on décrit aussi comme celui d'un « sentiment nationalitaire » à une « opinion nationaliste » doit être étudié pour le cas italien dans un contexte caractérisé par l'impérialisme colonial et l'expansionnisme méditerranéen. Le nationalisme italien agressif doit aussi être envisagé dans le débat historiographique et idéologique sur les origines du fascisme autour du problème du « pré-fascisme » dont on retrouve aussi des aspects pour la France de la fin du XIXe siècle 6.

J'ajouterai simplement, à cette confrontation à des modèles théoriques, que ce qui donne, pour l'Italie en tout cas, son sens à l'interrogation sur les rapports entre nation, nationalité et nationalisme, c'est le problème de l'État nouveau à travers trois de ses modalités :

— sa quête de légitimité idéologique et institutionnelle,

— sa capacité d'intégration et de nationalisation face à des obstacles propres à la société italienne,

— son aptitude à fournir une réponse aux contestations anti-étatiques de gauche et de droite au moment de la crise morale et politique du début du XXe siècle.

Dans l'impossibilité d'embrasser tous les aspects du sujet, je privilégierai une approche problématique des débats historiographiques et idéologiques autour de la transition politique risorgimentale, autour de l'intégration nationale post-unitaire et de l'émergence du nationalisme italien.

I.

Autour des modalités de la transition politique, entre ancien et nouveau régime, apparaissent un certain nombre de problèmes de définition, de délimitation et d'interprétation dont vous devez connaître l'arrière-plan.

Quelques données sommaires pour rappeler les grandes étapes du processus de l'unité territoriale, en guise d'introduction. En 1850, l'Italie vient de connaître le Quarantotto (les mouvements de 1848 : des mouvements constitutionnels, des révolutions démocratiques et radicales et la « première guerre d'indépendance » menée contre l'Autriche). A deux États près, l'Italie de 1850 est encore celle dessinée par le congrès de Vienne en 1815 : un ensemble pluri-étatique (huit États) fondé sur le principe patrimonial de la légitimité dynastique et marqué par la présence de l'Autriche dans le Nord (LombardVénitien) et le Centre (duchés vassaux de Vienne). En 1861, le royaume d'Italie (Regno d'Italia) est proclamé à l'issue de la deuxième guerre d'indépendance et la conquête du royaume des Deux-Siciles, il a pour capitale Turin, ex-capitale du royaume de PiémontSardaigne et pour souverains, le représentant de la Maison de Savoie (VictorEmmanuel II). Pour que le nouvel État recoupe tout le territoire de la péninsule, il manque Rome et le Latium et la Vénétie. En 1866, la troisième guerre d'indépendance menée contre l'Autriche permet au royaume d'Italie de conquérir la Vénétie et en 1870

5. Gaeta Franco, Il nazionalismo italiano, Rome-Bari, Laterza, 1981.

6. Sternhell Zeev, Szajder Mario, Ashri Maria, Naissance de l'idéologie fasciste, Paris, Fayard, 1989.


30 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

Rome et le Latium cessent d'être possessions temporelles du pape. Rome est officiellement proclamée capitale d'Italie en 1871 et Victor-Emmanuel II règne sur tous les habitants de la péninsule, à l'exception de ceux du Trentin et du Haut-Adige restés Autrichiens.

Par rapport à ce schéma chronologique, l'historiographie de la période insiste de plus en plus sur la nécessité de montrer la superposition de deux temps :

— celui de l'unification territoriale et militaire qui ne s'achève qu'en 1870-1871 ;

— celui de l'unification administrative et politique qui commence dès 1861.

La véritable transition politico-administrative commence dès 1859-1860 avec l'organisation des plébiscites régionaux d'annexion des provinces centrales et méridionales et l'étape essentielle de l'unification administrative et juridique de l'Italie date de 1865 (promulgation de la loi administrative et des principaux codes) alors même que le royaume d'Italie ne comprend ni la Vénétie ni le Latium. Cette situation me paraît importante et peut expliquer pourquoi l'homogénéisation administrative et juridique s'est faite en Italie par la généralisation des usages et des normes piémontais.

Néanmoins, il n'y a pas de remises en cause fondamentales du schéma chronologique des événements du processus unitaire entre 1850 et 1870 et les candidats n'auront qu'à se reporter, pour l'avoir à l'esprit, aux synthèses classiques accessibles en français, par exemple celles de Paul Guichonnet et de Serge Berstein et Pierre Milza 7. Les deux principaux problèmes d'interprétation sur lesquels je souhaite m'arrêter portent sur les limites du Risorgimento et le problème des rapports entre État et nation au moment de la transition unitaire.

Le nom Risorgimento est tiré du verbe risorgere qui signifie, dans un usage transitif, « réveiller » et, dans un usage intransitif, « se lever, s'éveiller, renaître ». La traduction possible du substantif en « réveil », « renaissance » ou « résurrection » a été le plus souvent abandonnée au profit de l'emploi en français, en anglais et en allemand du terme italien de Risorgimento. L'usage littéraire du terme date de la fin du xviir 5 siècle (chez l'abbé Bertinelli et le poète Vittorio Alfieri), son usage politique et public date de 1847, année qui voit la publication d'un journal libéral et patriotique intitulé // Risorgimento sous la direction de Cavour et Balbo, son usage historiographique, enfin, se généralise dans les années 1880 lorsque l'Italie libérale a besoin de légitimer son passé national. Ainsi, le mot Risorgimento que l'on peut traduire par « réveil national » devient synonyme d'Unité et d'intégration nationale de l'Italie du xrxe siècle.

Dans le détail, néanmoins, le terme a plusieurs acceptions : un sens événementiel et un sens culturel.

— L'acception chronologique renvoie elle-même à deux conceptions.

Une conception événementielle restreinte qui assimile Risorgimento et unité territoriale de l'Italie entre 1848 et 1871 en mettant l'accent sur les trois grandes guerres d'indépendance et sur la conquête de Rome en 1870.

Une conception territoriale plus large selon laquelle le Risorgimento comme conquête d'un territoire national indépendant pour l'Italie commence au Congrès de Vienne en 1815 et ne se termine — provisoirement d'ailleurs — qu'au lendemain de la première guerre mondiale lorsque l'Italie peut récupérer une partie de ses terres « irrédentes ». D'où parfois l'emploi du mot Risorgimento au-delà de l'Unité et la définition de la première guerre mondiale comme « quatrième guerre d'indépendance ». Sous le fascisme, cette conception large de l'italianité géographique se traduit même par l'idée que l'Italie n'aura réellement achevé son unité territoriale que lorsqu'elle aura récupéré tous ses foyers culturels et historiques, à commencer par la Corse, comme le réaffirme en 1939 Gioacchino Volpe dans son Histoire de la Corse italienne.

— Néanmoins, c'est son acception idéologique, sociale et culturelle plus large qui pose le plus de problèmes dans l'optique de votre sujet. Le Risorgimento serait un vaste mouvement qui annonce et favorise le réveil national de l'Italie dans tous les domaines :

7. Guichonnet Paul, L'Unité italienne, Paris, P.U.F., 1961 ; Berstein Serge et Milza Pierre, L'Italie contemporaine : des nationalistes aux Européens, Paris, Armand Colin, 1973, réédition en 1995.


1996 - Nos 1-2 31

évolution des idéologies, des lettres, des arts et de l'économie. Dès lors, le Risorgimento apparaît comme un tout dont l'Unité territoriale et politique n'est qu'une manifestation. Dans cette acception, le principal problème qui se pose aux contemporains et aux historiens est la canonique question des origines. Là aussi deux principales thèses s'affrontent selon que l'on privilégie la spécificité de la tradition nationale italienne ou son inscription dans l'histoire européenne depuis le XVIIIe siècle. L'alternative est posée en ces termes.

— Le Risorgimento est-il le résultat d'une évolution liée aux réformes italiennes du XVIIIe siècle (riformismo) et aux Lumières (Illuminismo) conçues comme un mouvement autonome sans rapport avec les Lumières européennes ? En bref, le Risorgimento est-il né dans les grandes capitales des États régionaux absolutistes de la fin du siècle des Lumières (Milan, Florence et Naples) ?

— Le Risorgimento n'est-il pas plutôt inscrit dans les Lumières européennes, cosmopolites, selon les termes de l'historien turinois Franco Venturi ? Le mouvement national italien n'est-il pas dans ce cas plus directement encore lié à la Révolution française fille des Lumières et de l'encyclopédisme européen ?

Le débat en définitive oppose les promoteurs de ce que l'on appelle le « Risorgimento autochtone ou endogène » aux défenseurs d'une conception plus universaliste et ouverte de l'éveil national italien. Cet affrontement idéologique qui prend comme enjeu le passé national s'est radicalisé à partir de la fin du XIXe siècle. Ainsi, à un courant d'interprétation libéral, démocratique et socialiste dont les principaux promoteurs iraient de Carlo Pisacane (1818-1857) auteur d'une Histoire de la première guerre d'indépendance* à Antonio Gramsci qui dans ses écrits de prison propose une lecture du Risorgimento en termes de comparaison avec la Révolution française 9, en passant par Gaetano Salvemini 10 et ultérieurement Luigi Salvatorelli' 1 qui soulignent les rapports intellectuels et idéologiques franco-italiens, s'opposerait une veine d'histoire nationaliste, volontiers xénophobe et antifrançaise illustrée par des historiens comme Gioacchino Volpe et surtout par l'historiographie de la période fasciste.

Il est nécessaire de connaître les principaux éléments de ces débats évocateurs du rôle de la construction nationale, comme passé proche, dans l'histoire des clivages idéologiques de la fin du XIXe siècle italien. En réalité, et jusqu'à la période qui suit la deuxième guerre mondiale, un certain nombre de forces politiques italiennes se définissent par rapport aux références risorgimentales en acceptant ou en refusant l'idée que la construction unitaire italienne a pu bénéficier de l'apport idéologique et culturel de l'étranger.

Lié à la question des limites du Risorgimento, le deuxième type de problème concerne plus directement la question des rapports entre État et nation dans la construction unitaire.

Selon la conception traditionnelle, l'État national italien forgé entre 1860 et 1870 serait le résultat d'une volonté nationale majoritaire d'État politique fort et indépendant au nom d'un héritage historique et culturel commun aux Italiens. La période de l'unification territoriale qui aboutit à la proclamation du royaume d'Italie devient ainsi le moment crucial de rencontre entre les divers courants nationalitaires et le pouvoir politique dominant, pour déboucher sur la création d'un État territorial indépendant.

8. Pisacane Carlo, Guerra combattuta in Italia negli anni 1848-1849, 1851, réédition, sous la direction de A. Romano, Milan-Rome, Avanti ! 1961.

9. Gramsci Antonio, Sul Risorgimento, Rome, Editori Riuniti (1967), 1980. Choix de textes de Gramsci présentés et commentés par Giorgio Candeloro et Eisa Fubini. Un premier volume de textes de Gramsci sur le sujet avait déjà été publié à Turin par les éditions Einaudi, en 1949, sous le titre: Il Risorgimento. Il existe une traduction française des oeuvres de Gramsci dirigée par Robert Paris. On pourra donc retrouver les textes des anthologies italiennes dans les volumes disponibles en français, publiés aux éditions Gallimard.

10. Salvemini Gaetano, Scritti sul Risorgimento, in Opère, tome II, vol. 2, — sous la direction de Piero Pieri et Carlo Pischedda —, Milan, Feltrinelli, 1962, XV p. + 682.

11. Salvatorelli Luigi, Pensiero e azione del Risorgimento, Turin, Einaudi, 1943.


32 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

Pour expliquer ce passage du « sens diffus de la nationalité » 12 à son expression politique, contemporains et historiens mettent l'accent sur plusieurs grands ensembles de facteurs : le rôle des élites sociales détentrices de l'héritage culturel et du pouvoir politique, l'importance des guerres d'indépendance en privilégiant soit le rôle du Piémont et de la dynastie de Savoie, soit celui de la diplomatie cavourienne, soit, enfin, celui du volontariat populaire garibaldien et mazzinien. Dans tous les cas, le schéma des rapports entre nation et État reste lié à une conception volontariste de la nation dont l'axiome est que la nation a précédé l'État.

Ce schéma est fréquemment remis en cause. Le dernier débat en date a été provoqué en 1994 par la publication d'une conférence, sans prétention scientifique, de l'historien et diplomate Sergio Romano 13. Dans cet article très général mais stimulant intitulé « Déclin et mort de l'idéologie risorgimentale », l'auteur développe la thèse suivante : la création soudaine de l'État en 1860-1861 ne traduit pas un sentiment national préexistant mais est la conséquence de circonstances dues au hasard des rapports de force intérieurs et internationaux des mois précédents (notamment la faiblesse du royaume des DeuxSiciles). A partir de là, l'historien soucieux de tirer des enseignements pour ses contemporains, affirme que cet État né par hasard a été obligé d'inventer son idéologie et a fabriqué a posteriori sa nation. Ce n'est pas la nation qui a précédé l'État, mais l'État qui a créé la nation. On peut voir comme principales conséquences de cette thèse :

— la négation de fait de la validité de tout le courant d'éveil national dont on voit l'importance dans les années du Quarantotto (et ce, malgré l'échec des révolutions) ;

— la volonté de confondre en un seul bloc idéologique le nationalisme officiel et hagiographique effectivement recontruit a posteriori comme « tradition nationale » et l'opinion nationale comme héritage encore dynamique en 1860 (volontariat populaire, par exemple). Ce qui revient d'ailleurs, pour un certain nombre d'historiens et de sociologues de l'Italie contemporaine plus ou moins engagés dans des polémiques actuelles, à nier l'insertion de la notion d'État dans une culture nationale italienne.

Pour lors, il est important de voir en quoi l'État a pu favoriser l'intégration nationale de l'Italie post-unitaire.

IL

L'Italie libérale a-t-elle connu un réel processus d'intégration nationale ? Grâce à quels vecteurs ? Ces questions impliquent de reconsidérer, à l'aide de travaux historiques récents, une tradition historiographique italienne qui postule que l'Italie est « une nation faible » (« nazione debole ») parce que son État est lui-même inefficace ou que son processus d'unification est encore inachevé (thèse gramscienne du Risorgimento inachevé et trahi). Or, il est indéniable que l'État nouveau en quête de légitimité entre les années 1860 et les années 1880 a été à l'origine d'un certain nombre de vecteurs de nationalisation. Sans préjuger de leur efficacité, il me semble plus conforme à la chronologie et à la logique de la question qui vous est posée de commencer par apprécier l'importance au moment de la transition étatique de ces liens qui unissent les Italiens à leur nouvel État.

Le processus de nationalisation apparaît d'abord à travers la généralisation de signes extérieurs d'appartenance à la nouvelle communauté civique.

Ces indices désignent ce que l'historien romain Bruno Tobia appelle « une patrie pour les Italiens » 14 dans un ouvrage novateur sur les manifestations et les rites patriotiques utilisés par la classe dirigeante italienne pour tenter de donner une image de la cohésion nationale à travers la mise en scène de son État. Comment la patrie des Italiens apparaît-elle aux Italiens et à ceux qui en ont la charge ?

12. Chabod Federico, L'idea di nazione, Rome-Bari, Laterza, 1961.

13. Romano Sergio, Finis Italiae. Declino dell'ideologia risorgimentale. Perché gli Italiani si disprezzano, Milan, All'insegna del Pesce d'Oro, 1994.

14. Tobia Bruno, Una patria per gli Italiani, Rome-Bari, Laterza, 1991.


1996 - N°s 1-2 33

— Pour mieux représenter aux Italiens ce qu'est leur patrie, il faut d'abord connaître les Italiens. L'État nouveau s'applique à dresser un inventaire des hommes, des richesses et des problèmes du pays (organisation en 1861 du premier grand recensement national qui ouvre la série des recensements décennaux du M.A.I.C, 1871, 1881, 1901, 1911, 192115 ; lancement des grandes enquêtes ministérielles sur l'hygiène, sur l'instruction et sur les conditions agricoles de l'Italie, Inchiesta Agraria Jacini).

— La représentation symbolique de l'État-nation s'attache à rendre visibles à tous les attributs du pouvoir et la nation. Au moment de sa fondation, le royaume d'Italie dispose d'un drapeau et d'armoiries officielles. Le tricolore (vert-blanc-rouge, hérité de la période jacobine en Italie) est affirmé en 1848 comme « le drapeau de l'État » piémontais (art. 77 du Statuto) et doit porter « l'écu de Savoie pour démontrer le sentiment de l'union italienne ».

A la différence de la France (avec Marianne) ou de l'Allemagne (avec Germania), l'Italie n'a pas bénéficié de la généralisation d'une véritable allégorie nationale. Certes, il existe des représentations de l'Italie sous la forme d'une femme portant une couronne de villes (ltalia turrita : Italie couronnée de tours). Mais elle n'a jamais pu jouir d'une véritable popularité et n'a jamais été considérée par les gouvernements comme un emblème officiel. Comme l'a remarqué l'historienne Uaria Porcianil 6 les « images fortes de l'Italie », État et nation confondus, sont de trois ordres : le roi, les héros du Risorgimento (Cavour, Mazzini, Garibaldi) et les symboles antithétiques de Rome, ville libérée pour les uns, conquise pour les autres. C'est dans cet arsenal hétéroclite qui puiseront les nationalistes agressifs du début du XXe siècle avant de disposer d'une nouvelle imagerie avec la réutilisation par le fascisme des emblèmes de l'antiquité romaine.

— Les fêtes civiques et les commémorations patriotiques donnent des occasions rituelles de célébrer les valeurs nationales à travers l'invention de nouveaux rituels nationaux. A partir des années 1860-1870, les fêtes officielles concernent les anniversaires des plébiscites de 1860, l'anniversaire de la promulgation du Statuto aïbertino (la constitution piémontaise de 1848) fixé entre mars et juin et les diverses manifestations d'hommage dynastique à un événement survenu dans la famille royale. A ces fêtes civiles s'ajoutent les « fêtes funèbres » " liées à la commémoration de morts et martyrs d'une grande bataille, comme les fêtes de Curtatone et Montanara ou San Martino et Solferino très populaires dans les régions qui ont envoyé des volontaires lors des deux premières guerres d'indépendance. Mais aussi manifestations de deuil ou d'hommage national à l'occasion de la disparition d'un grand homme, comme Cavour en juin 1861 (première occasion de grandes commémorations civiques nationales) ou comme VictorEmmanuel II, le «père de la patrie» en 1878, événement dont Umberto Levra a minutieusement analysé l'importance dans le processus « d'identification du roi et du Risorgimento » 18. Dans le cas des hommes illustres, comme le roi, la fête funèbre se prolonge à travers l'usage du pèlerinage à la tombe ou à un monument considéré comme symbolique. Bruno Tobia a montré l'importance dans l'opinion nationale italienne du grand pèlerinage de 1884 à la tombe du roi au Panthéon : image simultanée de la sacralisation du souverain et de l'appropriation nationale des hauts-lieux de Rome. L'inauguration en 1911 du grand monument à Victor-Emmanuel II appelé aussi « autel de la patrie » situé au coeur historique de Rome parachève cette image.

Lorsqu'ils sont internes, les indices de nationalisation concernent les liens qui unissent les citoyens à leur État à travers l'instruction, l'armée et les seuils de participation à la politique.

15. Le M.A.I.C. (Ministero delVAgricoltura Industria e Commercio n'organise pas de recensement en 1891).

16. Porciani Ilaria, « Stato e nazione : l'immagine debole dell'Italia » in, Soldani Simonetta et Turi Gabriele, Fare gli Italiani. Scuola e cultura nell'Italia contemporanea, 1, Bologne, Il Mulino, p. 385 à p. 428.

17. Corbin Alain (sous la direction de), Les usages politiques des fêtes aux XIXe et XX'siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 1994.

18. Levra Umberto, Fare gli Italiani. Memoria e celebrazione del Risorgimento, Turin, I.S.R.I., 1992.


34 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

— Les recensements ont montré que l'Italie avec près de 80 % de sa population analphabète était à la traîne de l'Europe aux côtés de l'Espagne et du Portugal. L'État a lui-même pris des dispositions législatives dont les deux principales sont la loi Casati et la loi Coppino.

La loi Casati date de 1859 et est étendue à tout le royaume de 1861, elle déclare l'instruction obligatoire de tous les enfants de 6 à 12 ans. La loi Coppino votée en 1877 est moins ambitieuse que la précédente et prévoit l'instruction obligatoire des enfants de 6 à 9 ans en fixant les conditions d'un enseignement public et laïque (sans catéchisme). En 1901 le taux d'alphabétisation a lentement augmenté pour atteindre 50% de la population âgée de plus de 5 ans en 1901. Si la moyenne est encore inférieure aux moyennes occidentales (France, Angleterre et Allemagne), dans le détail on peut noter que le nord de l'Italie a des taux similaires aux taux français et qu'en outre le taux d'alphabétisation de la génération des moins de 25 ans est lui aussi beaucoup plus élevé que la moyenne italienne. Signe des progrès non négligeables de l'instruction depuis l'Unité.

— La défense nationale apparaît comme un thème fédérateur pour le nouvel État en même temps qu'une référence pour la définition de la citoyenneté. On doit en mesurer l'importance à travers deux aspects : les héritages de la nation armée risorgimentale (Garde nationale ou civique et création d'un réseau national de Sociétés de tir — Società di tiro a segno nazionale — par Garibaldi au début des années 186019) et le rôle de la conscription (généralisation de la loi piémontaise de 1854 et réforme de 1875 du ministre Ricotti Magnani qui supprime le tirage au sort et fixe à 5 ans la durée du service militaire).

— L'intégration civique passe également par l'élection et la diffusion des mécanismes et rituels électoraux. Au niveau local et notamment municipal (élections dites « administratives »), la loi de 1888 donne le droit de vote à tous les habitants d'une commune, s'ils ont plus de 21 ans et paient plus de 5 lires d'impôts annuels (près de 3,5 millions d'électeurs inscrits en 1889). Dans les communes de plus de 10 000 habitants, en outre, les maires seront élus par les conseils et non plus nommés par les préfets, ce qui constitue un véritable palier pour la pratique locale de la politique. Au niveau des élections législatives (élections dites « politiques »), après les premières expériences de suffrage universel de 1860, l'électorat est restreint par la loi piémontaise jusqu'aux grandes réformes de 1882 (loi Depretis qui élargit considérablement l'accès à l'électorat tout en maintenant le système censitaire) et 1912 (suffrage universel masculin) 20. Longtemps minimisée, la réforme de 1882 est de plus en plus réévaluée dans le processus de politisation et de diffusion des idées libérales voulu par la gauche modérée au pouvoir depuis 1876. Des études ont montré sa signification au niveau local, notamment pour les populations rurales concernées à plusieurs titres par l'élargissement des conditions d'adcès 21. Même si ces réformes ont dans un premier temps renforcé les coalitions politiques au pouvoir, elles ont durablement confirmé l'adéquation entre citoyenneté, pouvoir étatique et libéralisme politique.

Le processus de nationalisation étatique correspond à un effort réel d'intégration des masses par l'État dans les années du premier ventennio post-unitaire. Ce mouvement est lié à la quête de légitimité institutionnelle et politique d'un État nouveau identifié au

19. Sur cette question de la mobilisation civique et du processus de nationalisation à travers un réseau associatif qui intègre les idéaux de la nation armée, je me permets de citer, Pécout Gilles, « Les sociétés de tir dans l'Italie unifiée de la seconde moitié du xixe siècle. La difficile mise en place d'une sociabilité institutionnelle entre volontariat, loisir et apprentissage civique » in, Mélanges de l'École française de Rome. Italie et Méditerranée, 100, 2, 1990, p. 533 à p. 576.

20. Pour tout ce qui concerne ces aspects, se reporter à Ballini Pier Luigi, Le elezioni nella storia d'Italia dall'Unità al fascismo, Bologne, Il Mulino, 1988.

21. Par exemple, en italien, Ridolfi Maurizio, Il circolo virtuose Sociabilità, associazionismo e rappresentanza politica nell'Ottocento, Florence, C.E.T., 1990 ; et en français, Pécout Gilles, « Politisation et monde paysan en Toscane: l'apprentissage politique en Valdelsa siennoise 1882-1912» in, Revue d'histoire moderne et contemporaine, XXXVIII, janvier-mars 1991, p. 51 à p. 72.


1996 - N°s 1-2 35

libéralisme. Il est intéressant de noter que les virtualités révélées par l'État libéral (droits et devoirs nouveaux comme l'associationnisme) peuvent être utilisées par des forces de contestation anti-étatiques, conservatrices ou radicales (cléricalisme, socialisme) ou par des courants qui proposent l'affirmation d'une nouvelle cohésion nationale (opinion nationaliste). Cette utilisation à contre courant est révélatrice des limites du processus d'intégration.

III.

La formule attribuée de façon erronée à Massimo D'Azeglio « L'Italie est faite, il faut faire les Italiens » 22 sert fréquemment d'introduction à l'exposé de tous les maux dont souffrirait l'Italie post-unitaire. Ce type d'argumentation sur l'inachèvement de l'Unité emprunte à la fois à l'histoire des stéréotypes (les Italiens inaptes à l'autorité, à l'organisation et à la rigueur) 23, à l'histoire des mentalités et des idéologies et à l'histoire des structures socio-économiques.

— La dynamique d'intégration politique et civique se heurte à des résistances d'ordre social, comme dans tous les pays européens du xixe siècle. Malgré les progrès de l'instruction, l'analphabétisme reste une réalité qui restreint la portée des campagnes de mobilisation politique pour les classes modestes citadines et rurales. C'est pourquoi l'instruction des masses devient un enjeu politique, notamment pour les socialistes et les républicains radicaux. Quant à la classe politique au sens large — représentants du pouvoir national et local, élus et candidats —, elle est encore au début du siècle largement liée à la bourgeoisie, et dans certaines régions — comme la Campanie ou la Vénétie — à la noblesse foncière.

Freinée par l'exiguïté de la classe politique, les mécanismes de censure et de clientélisme électoral sur lesquels les historiens de l'Italie contemporaine se sont penchés avec soin (notamment les historiens méridionaux de la revue Meridiana), l'intégration civique se heurte aussi à des obstacles liés aux héritages historiques de la nation italienne tardivement unifiée. Ce sont les fameuses trois « questions », la question romaine, la question méridionale et la question linguistique.

— La « question romaine » concerne d'abord le problème des rapports entre l'État de l'Église et le royaume sarde puis italien, entre 1849 et 1870 autour du statut de Rome, revendiquée comme capitale à trois titres : capitale de l'État pontifical, capitale du futur royaume unifié et, enfin, capitale universelle de la catholicité. Cette complexité du rôle de Rome explique que la « question romaine » soit à la fois un problème de politique intérieure, une question morale presque philosophique et un élément de confusion des relations internationales européennes 24. En mai 1871, après la prise de Rome, le journal officiel du gouvernement publie la loi dite « loi des Garanties » qui prévoit que le pape conserve une souveraineté réduite au pouvoir spirituel et aux seules enclaves territoriales du Vatican, des palais apostoliques et de la résidence estivale de Castelgandolfo.

Le pape, qui se considère « prisonnier en ses États » condamne le nouvel État et ses souverains qui, comme Victor-Emmanuel II et son fils Humbert I (roi de 1878 à 1900),

22. La formule aurait été prononcée en 1896 par un ministre de l'instruction et attribuée a posteriori à D'Azeglio en raison de sa ressemblance avec le début des souvenirs posthumes du Piémontais (Soldani).

23. Sur les stéréotypes de l'Italie et des Italiens dans la seconde moitié du XIXe siècle se reporter à la thèse de Pierre Milza qui analyse de façon exhaustive toutes les images « faibles » de l'Italie vue de France. Milza Pierre, Français et Italiens à la fin du xix' siècle. Aux origines du rapprochement franco-italien de 1900-1902, Rome-Paris, E.F.R.-De Boccard, 1981.

24. Jemolo Carlo Arturo, L'Église et l'État en Italie du Risorgimento à nos jours, Paris, Le Seuil, 1960 ; édition italienne, 1955. (On trouve aussi l'orthographe Iemolo). Pour tous les aspects qui concernent les problèmes et les éclaircissements d'histoire religieuse (terminologie, informations biographiques sur Pie IX, Léon XIII, Pie X et Benoît XV à l'occasion d'un commentaire de document), se reporter à Levillain Philippe, Dictionnaire historique de la papauté, Paris, Fayard, 1994.


36 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

sont excommuniés tout en conservant le droit de pratiquer la religion catholique à titre privé. En outre, la hiérarchie catholique interdit aux catholiques de participer à la vie politique et publique du nouvel État. En 1874, l'arrêt du tribunal de la Penitenzieria apostolica décide « qu'il ne convient pas » (Non expedit) que les catholiques prennent part à la vie politique de leur pays lors des élections législatives (possibilité de participer aux élections locales). Les travaux monographiques de géographie électorale ont montré néanmoins que dans les faits les catholiques ont très souvent participé aux grandes consultations électorales politiques et que les milieux catholiques aisés passaient outre l'interdit dans de nombreuses régions. De surcroît, l'application du Non expedit avait été nuancée en 1905 (encyclique II fermo proposito de PieX) et supprimée de fait en 1913 par le Pacte Gentiloni qui prévoit la participation des électeurs catholiques contre les socialistes après l'octroi du suffrage universel masculin.

Néanmoins, la question romaine a fortement influencé les débats au sein de la société italienne. L'État italien apparaît comme précocement sécularisateur (code civil de 1865 qui autorise le mariage civil et code Zanardelli de 1890 qui ne mentionne plus la religion catholique comme « religion d'État », mais comme simple « culte ») et jusqu'au début du XXe siècle, la question romaine subsiste comme une image de l'Unité culturelle inachevée.

— Les fondements de la question méridionale sont économiques et renvoient au thème de l'intégration économique et de la modernisation. A l'origine se trouve le constat que le sud pré-unitaire (le royaume des Deux-Siciles) était en majorité agricole, caractérisé par des structures de production archaïques et par la présence massive d'une paysannerie pauvre et sans terres. Le développement économique de l'Italie post-unitaire est considéré comme l'oeuvre de la bourgeoisie septentrionale et la politique économique des premières décennies unitaires est vue comme une gigantesque opération de transfert du capital méridional au bénéfice de l'expansion du nord de l'Italie : c'est l'origine de la thèse du « sacrifice du Midi ». Certes, là aussi les historiens ont nuancé la situation en montrant qu'il avait existé une modernisation agricole dans le sud continental, dès la deuxième moitié du XIXe siècle et que cette région méditerranéenne que les historiens anthropologues (Galasso) appellent « l'autre Europe » avait ses propres rythmes de développement économique. Il reste que les diverses expressions politiques du méridionalisme (Villari, Fortunato, Salvemini et Gramsci) ont toutes mis l'accent — malgré leur diversité — sur l'idée que les problèmes de la société méridionale se sont véritablement révélés au moment de l'unification (avec notamment la décennie du brigandage méridional 18601870) et ont été accentués par l'inadaptation des solutions apportées par l'État répressif. Ces visions contribuent à la représentation stéréotypée d'une Italie méridionale coupée du reste du pays et jamais véritablement intégrée à l'espace national. Des recherches sur les origines de la Mafia — qui apparaît comme forme organisée dans les années 1860 — mettent l'accent sur l'habitude que prend l'État italien à utiliser des juridictions dites spéciales dans le Mezzogiorno et montrent (Luciano Violante) que la mafia, après le brigandage, se développait dans des régions touchées par une crise de la légalité constitutionnelle de l'Italie libérale 25.

— Sur la question de l'unité linguistique de l'Italie, il n'existe pas de mises au point accessibles en français. A partir des travaux de Bruno Migliorini et surtout de Tullio De Mauro, on peut distinguer les deux niveaux du problème au XIXe siècle : le débat entre personnalités autorisées (écrivains, grammairiens et linguistes) et la question de la diffusion d'un modèle culturel et linguistique dans le pays.

Dans les années 1830, l'écrivain lombard Alessandro Manzoni, auteur du plus célèbre romain italien du XIXe siècle (Les fiancés) se fait l'écho de la nécessité d'unifier la langue italienne à partir du Toscan, conçu comme le berceau de la langue italienne, la langue de Dante Alighieri formalisée depuis le XVIe siècle par la première académie soucieuse d'établir les règles de bon usage de l'italien (l'Accademia délia Crusca). Ainsi, au moment

25. Sur ces aspects voir la synthèse en français de Marie-Anne Matard, Histoire de la Mafia, Bruxelles, Complexe, 1994.


1996 - Nos 1-2 37

de l'unification, les « Manzoniens » sont partisans de la généralisation du Toscan comme langue de culture et d'usage. Néanmoins ils s'affrontent aux « anti-Manzoniens » qui refusent l'homogénéisation artificielle à partir du Toscan et souhaitent plutôt l'uniformisation d'une langue qui tienne compte des diverses particularités régionales et historiques de l'usage.

L'État favorise progressivement l'homogénéisation culturelle par la langue (lois sur l'instruction publique et l'alphabétisation). Néanmoins, comme l'explique le linguiste italien Tullio De Mauro, l'affirmation progressive de la langue italienne n'a pu se faire contre les spécificités régionales trop affirmées dans le domaine linguistique et généralement issues en ligne directe de part et d'autre du territoire de la même matrice latine. A tel point que l'on devrait plutôt évoquer des « réalités idiomatiques » qui sont en fait devenues des « variétés régionales de l'italien » 26. Plus généralement, cela se traduit par la vitalité des cultures régionales italiennes et surtout de leur interprétation artistique à travers une littérature considérée comme régionale, voire « régionaliste » mais illustrée par de grandes plumes qui écrivent en italien et ont une renommée internationale (Verga, Deledda, Serao). Le véritable problème qui se pose en termes d'unification culturelle concerne bel et bien les inégalités territoriales et sociales du processus d'alphabétisation de la société italienne.

C'est dans ce contexte que doit être considérée l'émergence du nationalisme italien. Autour du nationalisme, la bibliographie est très abondante et les principales interprétations problématiques d'auteurs comme Franco Gaeta, Franco Valsecchi, Luigi De Rosa, Renzo De Felice sont accessibles aux lecteurs français à travers des travaux, des synthèses ou des articles généraux auxquels je vous renvoie en mettant l'accent sur trois contributions d'ampleur et d'esprit très différents :

— le livre classique de Maurice Vaussard, De Pétrarque à Mussolini. Évolution du sentiment nationaliste italien 21, considéré comme dépassé pour bien des aspects mais très utile pour tout le contexte culturel et religieux du nationalisme italien depuis le Risorgimento ;

— un article bref et synthétique de Didier Musiedlak, publié dans un volume collectif, L'Italie, une nation en suspens1* 1, qui donne en quelques pages les grandes orientations sur la question ;

— et, surtout, la thèse monumentale de Daniel Grange, L'Italie et la Méditerranée (1896-1911) 29. Dans cet ouvrage indispensable — notamment pour l'oral — vous vous reporterez à la Deuxième partie, Livre II «Défense de l'Italianità » (tome 1) et à la Troisième partie, Livre I « Pour une plus grande Italie » (tome 2). Tout ce que vous devez connaître sur les liens politiques, économiques et culturels entre nationalisme et expansionnisme s'y trouve.

Les principaux problèmes d'interprétation du nationalisme italien gravitent autour des questions suivantes :

— les conditions de passage d'un sentiment « nationalitaire » à un sentiment nationaliste, dans l'environnement culturel et intellectuel des héritages risorgimentaux ;

— les liens entre nationalisme, expansionnisme et irrédentisme ;

— les traductions politiques du nationalisme intellectuel et les origines du fascisme. Sans entrer dans le détail des débats sur les conditions d'émergence d'une opinion et

d'une organisation nationalistes (un simple réflexe irrationaliste comme le présente Croce ou le reflet d'une crise d'inadaptation née dans la dépression du tournant du siècle et confortée par la récession des années 1910), je privilégierai trois aspects problématiques autour du nationalisme économique, du passage du nationalisme intellectuel au nationalisme politique et du poids de la guerre.

26. De Mauro Tullio, Storia linguistica dell'Italia Unita, Bari, Laterza, 1963.

27. Paris, Armand Colin, 1961.

28. Bruxelles, Complexe, 1995.

29. Rome, E.F.R., 1994, 2 volumes.


38 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

— Dans les années 1880, le protectionnisme économique développé par l'industriel issu des milieux catholiques modérés, Alessandro Rossi, nourrit les discours des partisans d'un nationalisme économique qui légitime l'expansionnisme comme recherche de nouveaux débouchés. A la veille du premier conflit mondial ce « populisme nationalmercantiliste » tente de concilier à la fois les intérêts des milieux économiques dirigeants et les aspirations de tous les Italiens touchés d'abord par la dépression et la récession. Cette conciliation s'opère à travers un double processus : confirmation du protectionnisme (rôle de Rocco, liens avec les milieux patronaux de la Ligue industrielle de Turin) et invention rhétorique par Corradini du thème des « nations prolétaires ». L'Italie est une nation prolétaire qui doit donc affronter au niveau international les puissances riches et conservatrices. Ce thème qui dominera la propagande mussolinienne a l'avantage de proposer une solution au problème de l'intégration socio-économique des masses grâce à un transfert au niveau international des conflits internes.

— Le passage du nationalisme intellectuel au nationalisme politique ne va pas de soi. Après la génération dite du « nationalisme intellectuel » marquée notamment par l'éclosion des « revues florentines » entre 1896 et 1910-1911 (Il Marzocco, Il Leonardo, Il Regno, La Voce) animées par Papini, Prezzolini et Corradini, se pose le problème de la traduction concrète dans la vie politique d'une idéologie hétérogène dont on retiendra le vitalisme esthétique, l'impérialisme méditerranéen 30 et l'affirmation du primat de l'acte violent 31. Ce sera le rôle de l'Associazione nazionalista italiana (A.N.I.) de 1910 à 1923. (date de sa dissolution officielle par fusion avec le Parti national fasciste). La structuration partisane provoque le mécontentement et l'opposition d'une fraction de l'opinion nationaliste italienne qui refuse la création d'un véritable parti nationaliste et préfère (comme Prezzolini) le maintien d'une force politique et « morale » nationaliste qui puisse vivifier tous les partis déjà existants (refus de condamner in abstracto le libéralisme). Ainsi, entre 1912 et 1914, l'A.N.I. fait l'objet d'une véritable épuration et les minorités hostiles à la structure de parti (Sighele) ou favorables au libéralisme (Gallenga, Picardi) sont évincées. Il est vrai qu'entre-temps, la guerre italo-turque, dite « guerre de Libye » a donné une ampleur nouvelle au nationalisme (rôle de L'Idea nazionale de Corradini qui exalte l'aventure coloniale en Méditerranée). Les principales mutations structurelles et idéologiques du nationalisme italien se font dans un contexte de renforcement des prérogatives de l'État — qui passe par l'appropriation par le gouvernement de thèmes de la propagande nationaliste — avec en arrière-plan l'idée chez les nationalistes qu'ils sont les seuls à pouvoir réconcilier l'État et la nation contre l'avis de la classe politique conçue comme un ensemble d'éléments perturbateurs.

— Après la première guerre mondiale, envisagée comme « la première grande expérience collective depuis l'Unité » 32, les gouvernements libéraux de Nitti et de Giolitti doivent faire face à une remise en cause sociale et politique sur un double front : sur sa droite, avec l'expédition et l'expérience de Fiume (1919-1920) qui marque l'adéquation totale entre nationalisme et irrédentisme autour du thème de la « victoire mutilée » dont la ville de Fiume apparaît comme une métaphore. Sur sa gauche, avec l'éclosion des contestations socialistes (grèves, manifestations du biennio rosso — « les deux années rouges »).

Ce contexte de mise à l'épreuve du gouvernement et de la classe libérale modérée est savamment exploité par les organisations nationalistes qui prévoient une contre-offensive violente grâce à leurs structures para-militaires comme les squadre (équipes) des fascistes et font miroiter un nouveau modèle de l'État national autoritaire.

Reste la question du pré-fascisme. Sans qu'il soit nécessaire de considérer que toutes les composantes du nationalisme italien sont pré-fascistes, dans une conception d'histoire régressive qui partirait même du Risorgimento, on constate que les manifestations

30. Grange, op. cit.

31. Lill Rudolf, Valsecchi Franco, II nazionalismo in Italia e in Germania fino alla Prima guerra mondiale, Bologne, Il Mulino, 1983. Articles de Salvatore Valitutti et Francesco Perfetti.

32. Musiedlak, op. cit., p. 45.


1996 - N°s 1-2 39

politiques et culturelles du nationalisme depuis la veille de la première guerre préparent le terrain à l'ordre fasciste, en lui donnant plusieurs atouts.

— Un fondement doctrinaire assez étendu pour rassembler autour de la mythologie de la Grande Italie des ex-révolutionnaires et des conservateurs en quête d'intégration sociale, pour les uns, et d'autorité, pour les autres. Cette ambivalence est au coeur de ce que l'historien Renzo De Felice appelle le « fascisme mouvement » ou « fascisme révolutionnaire ».

—: Des structures associatives intellectuelles, politiques et para-militaires et un réservoir d'élites dirigeantes locales et nationales au mouvement mussolinien.

— Un arsenal symbolique que le fascisme récupérera de façon systématique : rhétorique, imagerie, rituel (notamment avec l'expérience de D'Annunzio à Fiume).

— Une légitimité pour accréditer cette union interclassiste entre producteurs et travailleurs dans le mythe de la « nation prolétaire ».

Ainsi, au terme d'une présentation forcément incomplète et schématique, je voudrais simplement attirer votre attention sur un problème qui me semble être au coeur de la question qui vous est proposée : le poids déterminant dans l'histoire factuelle et les représentations historiographiques depuis le XIXe siècle d'une rhétorique de la nation toujours liée à une appréciation de l'État, soit pour le légitimer à travers ses réalisations et le rôle de la classe politique, soit pour en montrer les limites et les faiblesses par rapport aux masses ou par rapport à sa volonté de puissance à l'intérieur comme à l'extérieur.

Michaël JEISMANN (Frankfurter Allgemeine Zeitung)

Nationalisme et identité politique en Allemagne*

Les espoirs du bref printemps des peuples des années 1989 et 1990 ont peu à peu cédé la place à un processus mondial de fermentation qui, sur les germes d'inimitiés anciennes, semble produire constamment de nouveaux antagonismes : entre cultures ou « civilisations », entre religions, entre segments sociaux. Et contrairement à ce qui se passait au temps du système politique des blocs, il ne s'agit pas d'inimitiés réglementées, mais d'inimitiés sans règles. Ce type d'hostilités existait certes déjà dans le système d'ordre politique de l'après-guerre ; il s'agissait cependant avant tout de conflits de deuxième et troisième ordre, de conflits par délégation. Le trait caractéristique le plus marquant de ces inimitiés, du point de vue européen comme du point de vue américain, était leur distance. Les guerres étaient certes des sources de bouleversements, elles pouvaient susciter des mouvements de protestation politique, mais elles demeuraient lointaines. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Les zones où s'exprime cette inimitié se sont rapprochées. Et il est difficile de déterminer le rôle joué par les nationalismes traditionnels dans ce processus d'aggravation des antagonismes.

Un potentiel d'agression nationaliste pourrait-il se reconstituer, et si oui, dans quelles conditions ? On est mal armé, sur le plan théorique, pour répondre à cette question. Bien

* Une première version a paru dans la Revue germanique internationale, P.U.F., 4/1995, p. 235-45 ; 1 auteur remercie Olivier Mannoni pour sa traduction, et l'éditeur pour son aimable autorisation.


40 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

sûr, il existe des tentatives d'explication historiques. On peut schématiquement les répartir en deux catégories. Le premier modèle d'explication, qui s'attache avant tout à la politique extérieure, considère les agressions nationales comme un élément supplémentaire dans la concurrence que les États européens se livrent en permanence — un élément que l'on a cessé de pouvoir maîtriser quand il est devenu un phénomène de masse. Une donnée nouvelle, sans doute, mais dont l'effet et l'impact sont demeurés liés au contexte des intérêts et des conflits à long terme en politique extérieure. Les agressions nationales et les « images de l'ennemi » (Feindbilder) constituaient donc un défi à l'art diplomatique dans la mesure où les États puissants devaient les intégrer à leurs calculs.

L'autre explication relève de la politique intérieure. Elle est connue sous le nom d'« intégration négative ». Selon cette interprétation, les hostilités nationales étaient attisées et utilisées par les élites gouvernantes afin de garantir leur propre pouvoir. L'ennemi extérieur était une sorte de paratonnerre qui permettait de dévier, au sein de chaque pays, les revendications ou conflits politiques et sociaux gênants. On devra cependant se demander pourquoi les masses étaient à tel point disposées à se laisser manipuler ainsi. La recherche historique sur la propagande, mais aussi les propagandistes eux-mêmes savaient en tout cas que l'endoctrinement est uniquement capable de renforcer et d'aviver des jugements de valeur et des conceptions préétablis et déjà acceptés, mais qu'il n'a pas la possibilité de les engendrer lui-même. Seul peut être convaincu celui qui veut l'être au bout du compte. Si un peuple n'est pas disposé à faire siennes de telles idées, aucune propagande ne peut parvenir à ses fins. Une vaste zone d'ombre s'ouvre ainsi dans le concept de « l'intégration négative », parce que l'idée que les contemporains se font d'eux-mêmes n'est perçue que sous des aspects politico-fonctionnels 1.

Les deux approches explicatives illustrent la manière dont le nationalisme est instrumentalisé au profit de la technique du pouvoir ; elles ne cherchent pas, ce faisant, la cause des agressions nationales. Cette lacune est aussi due au fait qu'en règle générale, on utilise un schéma d'évolution qui mène d'un nationalisme révolutionnaire ou libéral à un nationalisme au bout du compte intégral et agressif. Mais parvenu à ce point, on doit s'arrêter et s'interroger. Comment le premier mouvement national allemand, au temps des Guerres de libération, avait-il pu esquisser l'image d'une nation allemande spécifique, si ce n'est à partir de l'inimitié vouée à Napoléon, à la nation française et aux Français en général ? L'attitude d'Arndt, qui « bouffait du Français », n'était pas un dérapage, comme l'estimait encore Treitschke. Il était au contraire nécessaire et constitutif. Mais cela ne vaut pas pour la seule Allemagne : ce n'est pas un hasard si la revendication de souveraineté du peuple-nation révolutionnaire français de 1792 fut exprimée au moment même où l'on déclarait la guerre à l'Autriche.

La recherche récente sur le nationalisme souligne à juste titre que la « nation » était un projet, un artefact qui reposait sur la volonté de détenir quelque chose ensemble, d'avoir des points communs : c'est ce qui a permis ce mouvement emphatique où les peuples découvrirent qu'ils formaient une nation, en constatant qu'ils avaient une histoire, une langue et une culture nationales communes 2. Mais c'est aussi ce qui explique pourquoi il leur a fallu se démarquer des autres. Ce n'est donc pas retomber dans une histoire idéaliste des idées que d'affirmer que la « nation » repose d'abord sur une conception fondamentale du « national » à laquelle la totalité des instrumentalisations ultérieures sont demeurées attachées. Cette conception de la nation s'est développée dans un va-et-vient entre deux pôles : la conscience nationale d'une part, la notion et l'image de l'ennemi de l'autre 3. Pour analyser ce rapport interactif, on ne peut pas plus se

1. On trouvera un bon aperçu des ouvrages relativement anciens sur ce sujet dans les diverses disciplines in H.A. Winkler (éd.), Nationalismus, Kônigstein/Ts. 1985 (2e éd.), et O. Dann (éd.), Nationalismus und sozialer Wandel, Hambourg ? 1978.

2. Benedict Anderson, Imagined Communities, Londres, Verso, 1983.

3. Voir à ce propos M. Jeismann, Das Vaterland der Feinde. Studien zum nationalen Feindbegriff und Selbstverstàndnis in Deutschland und Frankreich 1792-1918, Stuttgart, 1992. A paraître en français aux


1996 - Nos 1-2 41

contenter du concept de nationalisme que d'une simple interprétation du « national » à l'aune des intérêts politiques et socio-économiques.

Même si nous ne pouvons entrer dans les détails des conceptions nationales réciproques, il faut tout de même au moins nous poser une question : comment ces démarcations nationales pouvaient-elles avoir une telle intensité, pourquoi le fait de discerner une différence chez l'autre entraînait-il toujours une inimitié fondamentale et pratiquement ineffaçable ? Il faut chercher les causes de ce phénomène dans une forme particulière de conscience de soi dont les caractéristiques se retrouvent dans la plupart des nations européennes, même si elles s'expriment de différentes manières. Cette conscience de soi découlait de la représentation du « peuple élu » ; chaque nation croyait qu'étaient incarnées en elle des valeurs « humanistes » suprêmes qu'elle devait protéger. Que cette mission nationale ait été expansionniste et universaliste, comme en France, ou chrétienne, morale, et par surcroît réflexive comme en Allemagne et dans quelques autres nations d'Europe centrale, a sans doute eu des effets jusque dans les dispositions relevant de la politique de l'État-nation ; mais cela ne changea rien aux analogies des « vocations » nationales. Lorsque les intérêts de la nation étaient identifiés à l'« humanité », lorsque, donc, des aspirations inconciliables entraient en conflit, la frontière entre l'opposition politique, d'une part, et l'inimitié existentielle, de l'autre, était vite franchie. Au-delà de cette frontière, la diplomatie et le Staatskunst 4 traditionnel ne remplissaient plus leur rôle : le calcul des intérêts n'entrait plus en jeu lui non plus. Paradoxalement, cet état de fait s'annonce justement dans le discours des « intérêts nationaux », souvent invoqués au xrxc et au début du xxe siècle, intérêts dont la concurrence n'a pas été déclenchée par des calculs politiques linéaires, mais par une spirale de revendications chargées d'éléments hautement émotionnels. La paix difficile conclue après la guerre franco-allemande de 1870-1871 en offre un exemple, tout comme le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Le présupposé fondamental du « vieux » nationalisme peut, aujourd'hui encore, être considéré comme un indicateur lorsque l'on cherche à identifier de « nouveaux » nationalismes. Quand on ne relève ni la conscience d'une mission à remplir, ni la certitude d'être un peuple élu, il est vraisemblable que l'on se trompe en utilisant la catégorie du nationalisme. On voit aussi plus clairement ce qu'était et ce que peut être l'unité d'action de la nation, qu'elle soit souhaitée ou réelle : elle est pratiquement le point d'ancrage qui offre à des idéologies extrêmement diverses le sol apparemment ferme d'une communauté. La définition de cette communauté peut être de nature politique, religieuse, culturelle ou encore biologique. Le nationalisme vit ainsi d'une relation symbiotique dans laquelle le « national », en tant que fondement, représente la valeur de la collectivité, et se caractérise par des qualités relativement immuables respectant des modèles de base dualistes, antinomiques, et qu'il fallait ensuite doter de teintes spécifiques. La relation établie entre ce fondement qui, sous la forme de l'État-nation, XIXe et XXe siècles, était plus porteur et plus résistant qu'aucune autre unité d'action, d'une part, et les conceptions spécifiques (de nature politique ou autre), d'autre part, engendra ces catégories de loyauté et d'identification, difficilement dissociables les unes des autres. Ce sont ces catégories, prises dans leur ensemble, qui constituaient le nationalisme. Chacune de ces strates, aurait difficilement pu développer à elle seule une telle force d'association. Le fait que même après qu'on ait dissocié les contenus spécifiques de ces catégories, le « national » soit capable d'emmagasiner les énergies émotionnelles et politiques telles des espèces de réserves dormantes, montre l'importance du « national » dans son rôle de fondement commun. Mais pour que le nationalisme apparaisse réellement, il faut que la liaison décrite plus haut soit activée. La classification politique ne peut donc appréhender

Editions du C.N.R.S., sous le titre : La patrie des ennemis. Image de soi et image de l'ennemi, FranceAllemagne, 1792-1918.

4. Littéralement : l'art de l'État. Synonyme de diplomatie. (N.d.T.)


42 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

qu'une partie du phénomène, parce qu'elle prend pour le tout un simple élément de ce processus de constitution stratifié 5. Elle passe ainsi à côté de la partie essentielle de ce qui faisait l'attrait du nationalisme.

II.

On peut reconstituer clairement ce processus en étudiant le cas de la relation entre la nation et la religion. Le lien entre le nationalisme et la religion n'est pas seulement évident : il est également à la fois difficile à appréhender et contradictoire ; les conflits dans l'ex-Yougoslavie ne le montrent que trop bien. Quand on désigne ce lien par le concept de « religion politique », on pense d'abord à une sorte d'esthétique politique. Les mythes, les symboles, les métaphores, la « liturgie du national » apparaissent sous la forme d'un patrimoine transféré du monde religieux dans le monde politique. Mais ce transfert est hermétique, parce qu'à son terme il n'est plus possible de déterminer sans équivoque le destinataire et l'envoyeur. Il désigne d'abord des emprunts formels dont la possibilité et l'efficience tiennent uniquement au fait qu'ils correspondent à une symbiose flottante entre la nation et la religion. L'autel de l'Église et l'« autel de la patrie » ne sont pas simplement dressés l'un à côté de l'autre : ils sont interchangeables. Les religions peuvent être pratiquement « nationalisées », et les nations pourvues d'augures religieux. On tient ici une cause de la gigantesque force affective qui permet à la nation de provoquer l'attachement, une origine des éléments irrationnels, des témoignages de foi nationale ou de « mission » nationale. Du reste, cette force émotionnelle et politique dont l'explication est restée, jusqu'à ce jour, un défi pour la recherche sur le nationalisme, ne se comprend pas tout naturellement, comme s'il s'agissait d'une sorte de dot de la religion. Comment ce va-et-vient lourd de conséquences entre « l'amour de Dieu » et « l'amour de la patrie » a-t-il seulement été possible ? Telle est la question que le concept de « religion politique », loin d'y répondre, ne fait que poser. En bref, il aide à sortir d'une perplexité à laquelle il vaudrait mieux se confronter.

Depuis les travaux de Gerhard Kaiser et Hasko Zimmer 6, on sait que les motifs transposés de la religion vers la nation sont des thèmes (que l'on peut déterminer avec précision) de l'interprétation du monde et des rituels de l'harmonie collective dans la foi. Il a fallu ce transfert pour que la nation devienne le sujet d'une histoire sainte que l'on devait fonder d'un point de vue non seulement historique et immanent, mais aussi religieux et transcendant.

L'un des thèmes majeurs de cette histoire sainte était celui du « peuple élu » ; Connor Cruise O'Brien en a retracé l'histoire dans un essai brillant, mais dont on n'a guère tenu compte jusqu'ici dans la recherche historique allemande 7.

Au début de son essai, O'Brien opère une distinction qui lui permet de suivre le lien du nationalisme et de la religion pendant une longue période, depuis l'Ancien Testament jusqu'au « National Prayer Breakfast » aux États-Unis. En tant que doctrine ou idéologie, le phénomène du nationalisme semble ne plus jouer un rôle important à la fin du xx° siècle, où que ce soit dans le monde. Il existe en revanche un deuxième type de nationalisme, que l'on peut désigner, sans beaucoup de précison, comme un nationalisme émotionnel ; celui-là, dit O'Brien, constitue un phénomène très ancien et toujours très* actif.

Une telle construction intellectuelle n'est certainement pas très heureuse et appelle littéralement les objections ; mais au fil de l'essai, on comprend que par les termes de

5. Cf. à ce propos : M. Jeismann (éd.), Obsessionen. Beherrschende Gedanken in wissenschaftlichen Zeitalter, Francfort-sur-le-Main, 1995.

6. G. Kaiser, Pietismus und Patriotismus im literarischen Deutschland. Ein Beitrag zur Sàkularisation, Wiesbaden, 1961 ; H. Zimmer, Auf dem Altar des Vaterlandes. Religion und Patriotismus in der deutschen Kriegslyrik des 19. Jahrhunderts, Francfort-sur-le-Main, 1971.

7. C. Cruise O'Brian, God Land, Londres, 1989.


1996 - Nos 1-2 43

« nationalisme émotionnel », O'Brien ne désigne rien d'autre que le besoin qu'ont les peuples de se démarquer les uns par rapport aux autres et de pouvoir se sentir supérieurs — et sur ce point, la conception de « peuple élu » et de « Terre sainte » jouait un rôle central. Cet essai constitue ainsi un pendant à l'oeuvre monumentale d'Amo Borst Der Turmbau zu Babel, dans laquelle celui-ci étudie les « opinions sur l'origine et la multiplicité des peuples » 8.

La question centrale, dans l'essai de O'Brien est la suivante : comment les actions singulières d'ordre laïque et politique, acquièrent-elles une qualité religieuse ? Depuis la religion juive jusqu'à la philosophie naturelle de Rousseau et la fonction exercée par le marxisme dans les mouvements nationaux de ce que l'on appelle le Tiers Monde,^ en passant par le christianisme précoce (la religion chrétienne comme religion d'État romaine), cette question ouvre une perspective sur les situations mêlées et des superpositions. Du point de vue de l'idéal-type, on peut distinguer trois catégories d'imbrication entre la nation et la religion.

1. La conception d'abord religieuse du « peuple élu », qui ne doit pas seulement à Dieu humilité et soumission, mais peut aussi être puni par celui-ci, ou même être abandonné au profit d'un autre peuple. Un code religieux rigoureux, une loi située audessus du « peuple élu » limite la tentation du despotisme et de l'autoritarisme à l'égard d'autres peuples. Cela n'exclut pas la fierté « nationale », mais cela la contient d'une certaine manière. La représentation religieuse élève un peuple en même temps qu'elle le discipline.

2. Dans la deuxième variante, le statut de peuple élu est attribué à long terme. La « sainte nation », puisque c'est ainsi que l'on peut désigner cette catégorie, se trouve sans doute toujours, dans la conception qu'elle a d'elle-même, placée sous la volonté et la loi de Dieu. Le privilège durable accordé à cette « sainte nation » peut bien sûr mener, selon O'Brien, à ce que ses membres se sentent appelés à régner sur d'autres peuples. Ils se sentent encore soumis à Dieu, mais sur Terre la « sainte nation » a le droit, et même le devoir, de soumettre à son tour.

3. La « nation divinisée » ne connaît aucune espèce de loi, aucune instance au-dessus d'elle-même. C'est elle, ses intérêts et ses besoins propres, qui constituent la loi légitimant son action. Dans la mesure où elle transforme la nation en idole, elle nie le droit d'autres nations à l'existence.

Sur quel présupposé était fondé le passage de la religion à la nation (un passage qui peut s'opérer par glissement) ? Le christianisme précoce avait « extraterritorialisé » la notion de « Terre promise » en révoquant l'Ancien testament ; le Royaume de Dieu n'était pas de ce Monde. On avait ainsi, commencé par éliminer le terreau qui permettait l'idolâtrie des actions politiques. Mais l'élévation de la foi chrétienne au statut de relgion d'État, sous Constantin et Theodose, constitua une rupture avec la tradition des premiers temps du christianisme. Elle eut de lourdes conséquences. Désormais, non seulement l'Etat et la religion étaient liés l'un à l'autre, mais l'empereur et le roi pouvaient se placer entre Dieu et les croyants, en revendiquant le droit d'exercer, à titre de vicaires, le pouvoir de Dieu sur la Terre. Mais dès lors que le gouvernant laïc était sanctifié dans sa fonction, les moyens permettant de garantir l'exercice de son pouvoir de gouvernement étaient eux aussi pour ainsi dire sanctionnés par l'instance divine. La sécularisation du martyre chrétien pendant les Croisades se situait exactement sur cette ligne d'identification du politique et du religieux. Avec la naissance du système moderne des États européens, on créait en outre les conditions d'une concurrence entre des ambitions analogues, qui se référaient toutes au christianisme. Les ennemis « nationaux » étaient alors aussi les « ennemis de Dieu ».

Quand, avec les Révolutions américaine et française, le « peuple » prit la place du roi, des éléments religieux entrèrent eux aussi dans la conception de la « souveraineté

8. A. Borst, Der Turmbau zu Babel. Meinungen uber Ursprung und Vielfalt der Vôlker, 4 vol., Stuttgart, 1957 et s.


44 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

populaire ». Il s'agissait avant tout de thèmes relevant de l'utopie sociale, ceux de l'égalité et du bonheur pour tous, qui apportèrent à la nation un surcroît considérable de légitimité. Ce sont aussi ces éléments qui contribuèrent de manière décisive à l'attrait exercé par le « national ». Dans le national, les barrières sociales étaient virtuellement supprimées, car ce n'était pas l'appartenance à une classe, mais l'appartenance nationale qui devait constituer le caractère essentiel de l'identité. Quelle que soit la similitude avec laquelle cette structure de base traverse toutes les conceptions nationales modernes, les conséquences politiques en furent très diverses dans le détail, comme peut le montrer une comparaison entre les Révolutions française et américaine. Dans le cas de l'Allemagne, comme l'a fort bien démontré Heinz Gollwitzer dans son essai sur la dialectique entre les idéologies de l'identité et les idéologies de l'expansion dans l'histoire allemande, la réalité est que l'idée de mission nationale, qui avait encore animé les révolutionnaires français, ne pouvait être reprise 9. Le premier mouvement national allemand, en se démarquant de la France napoléonienne, avait en effet élevé l'élément national particulier, das Deutsche, « l'allemand », au rang de qualité spécifique. On revendiquait certes pour cette qualité une validité universelle, une possibilité de s'appliquer à toute l'humanité, mais elle enveloppait tout de même une tendance à l'expansion, puisque seul l'Allemand pouvait être deutsch. A cela s'ajouta le fait qu'en Allemagne, on n'abandonna pas du tout, au cours du XIXe siècle, le lien entre la légitimation dynastique et la légitimation religieuse ou cléricale. Cela provoqua, sans doute, une identification politique lourde de conséquences (notamment de l'Église protestante) avec « le roi et la patrie », mais ces formules traditionnelles de la légitimité du pouvoir purent aussi sinon empêcher, du moins affaiblir l'avènement d'une nation qui se donnait à elle-même le rang de loi. Toutes les tentatives menées du côté allemand à l'ère de l'impérialisme pour ouvrir une brèche dans cette réflexivité allaient échouer, tant dans l'idéologie que dans la propagande. Il fallut attendre l'aide des constructions artificielles de la biologie raciale pour que ce frein à l'expansion soit totalement levé.

L'enchevêtrement de la nation et de la religion, le remplacement de l'une par l'autre, impliquaient aussi un transfert de fonctions considérable : la nation devint une instance de création de sens, non plus seulement collective, mais aussi individuelle ; elle permettait désormais l'interprétation du monde tout autant que la stabilisation du sujet. La condition en était une « culture » du nationalisme affirmée, qui pénétrait en profondeur dans la vie quotidienne.

ni.

Comment pouvait-on éprouver ces traits communs nationaux qui échappaient à la contemplation immédiate ? Comment se développaient les liens et les identifications affectifs ? Que la nation, au XIXe siècle, ait accédé au statut d'identité politique primaire, n'avait en fin de compte rien d'évident. Il existait des liens traditionnels puissants, de nature locale ou régionale ; l'Église et le monde religieux demeurèrent des autorités incontestées. Par opposition, le socialisme offrit lui aussi, dans la seconde moitié du siècle, des possibilités d'identification passant par une idéologie pour ainsi dire globale, qui agissait autant sur le mode collectif que sur le mode individuel. On pourrait en dire autant du libéralisme ou de l'antisémitisme. Chacune de ces identifications idéologiques et politiques pouvait se référer à la « scientificité », mais aucune, jusqu'à la Première Guerre mondiale, ne peut échapper au « national », qui n'a jamais disposé d'une théorie faisant autorité. Comment peut-on expliquer cette supériorité de la « nation » ? Quelle promesse était tellement séduisante, tellement proche, quelle fît pâlir toutes les autres ?

9. H. Gollwitzer, « Fur welchen Weltgedanken kàmpfen wir ? Bemerkungen zur Dialektik zwischen Identitats — und Expansionsideologien in der deutschen Geschichte », in K. Hildebrandt et R. Pommerin (éd.), Deutsche Frage und europaïsches Gleichgewicht, Vienne, 1985, p. 83-109.


1996 - Nos 1-2 45

La grande promesse du nationalisme était : l'égalité dans l'unité. Tandis que la plupart des programmes idéologiques et politiques considéraient l'unité ou « l'harmonie » comme un simple moyen, ou n'accordaient globalement que peu d'attention à cette question, le nationalisme fit de l'unité une fin en soi. L'égalité dans l'unité n'appelait pas de réformes ni de bouleversements sociaux ou politiques ; leur seule condition indispensable résidait dans la croyance que chaque membre d'une nation, indépendamment de son statut social, en tant qu'Allemand, Français, Italien ou Espagnol, était en droit de se sentir égal à ses semblables (précisément dans cette qualité). Toutes deux, l'unité et l'égalité, reposaient ainsi avant tout sur les mêmes sentiments « nationaux ». Il faut rappeler dans ce contexte que même l'idée de « citoyen » n'incluait pas seulement la participation politique, mais aussi l'identification émotionnelle. La revalorisation de l'état de soldat, qui s'opéra au xrxe siècle dans toutes les nations européennes, en est un bon indice. Si l'État moderne pré-national reposait précisément sur la séparation entre les idéologies et les croyances individuelles ou spécifiques à un groupe d'une part, et la politique d'autre part, cette dichotomie disparaissait en revanche dans l'idée de la « nation ».

Cette unité était aussi la manière la plus rapide de mener une démocratisation, que l'on pouvait très largement mettre en oeuvre indépendamment du système politico-social existant. Bien entendu, cette unité et cette égalité étaient des formes admettant des contenus politiques très différents : missionnaires et humanistes pendant la Révolution française, religieux et réflexifs dans l'Allemagne des guerres de libération ou en Pologne, impérialistes pendant le dernier tiers du XIXe siècle. Les conceptions de la biologie raciale, elles aussi, purent prendre l'unité nationale comme point de départ. L'ouverture politique de l'unité nationale explique sa faculté d'adopter des idéologies très différentes, faculté que nous avons déjà soulignée plus haut. Un autre élément s'y ajouta alors : plus que toute autre idéologie politique, le nationalisme était capable d'assumer une tradition.

Il était capable d'assumer une tradition et dépassait même en cela le conservatisme, car il s'entendait fort bien à dynamiser les traditions et, dans cette mesure, ne courait pas le risque d'être accusé de réaction. Cette faculté d'absorption, de dynamisation et de transformation allait aussi apparaître de manière particulièrement durable dans le domaine de l'administration de l'État, mais surtout dans le domaine culturel. Quelques exemples pourront illustrer cette idée.

Ainsi, le « national » s'est glissé dans les formes traditionnelles de la sociabilité et dans les anciennes cultures de la fête. Les chorales patriotiques, la célébration des commémorations historiques, l'édification de monuments à la mémoire des « grands hommes » ou des morts au champ d'honneur, faisaient en général appel à des mécanismes de socialisation assez anciens, et en particulier à des éléments de la religiosité populaire. La référence à la nation recentrait peu à peu la communication sociale et la transformait discrètement.

La même idée s'applique à la constitution de l'État ; pour les particularismes et les dynasties en Allemagne, les régionalismes dans beaucoup d'autres pays européens, l'Étatnation n'était pas forcément un partenaire menaçant. Ils pouvaient au contraire avoir les uns envers les autres un comportement additif, symbiotique, ou vivre dans une sorte de hiérarchie des exigences identitaires.

Le processus de transformation nationale a reçu une nouvelle impulsion décisive dans la seconde moitié du xrx" siècle. Avec l'école et l'armée, l'État-nation disposait de deux instruments situés à des charnières importantes de la définition sociale, et pouvait ainsi faire largement accepter certaines dispositions nationales fondamentales. Cela dit, l'État n'était pas la seule instance, ni, même, peut-être, la plus importante, de la « nationalisation des masses » 10. Les masses se « nationalisèrent » elles-mêmes en acceptant et en publiant des textes s'appuyant, quelles que soient les différences d'opinions politiques, sur un ensemble fondamental de représentations nationales de soi-même. Le marché de l'art et de la culture contribua à renforcer ce genre de dispositions. Ainsi, un

10. Voir à ce propos : G. Noiriel, La tyrannie du National, Paris, Calmann-Lévy, 1991.


46 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

nombre non négligeable de musées régionaux actuels en Allemagne doivent leur existence aux efforts accomplis par les États particuliers pour garantir leur place originelle dans la nation. En France, on trouvait le fameux « Salon », c'est-à-dire l'exposition des arts figuratifs du pays, issue d'une manifestation encouragée par le mécénat royal, en association avec l'Académie. Le système bien rodé des décorations accordées aux artistes, l'attention particulière que l'État-nation français prêta au Salon sous tous les régimes, depuis la Révolution jusqu'à la IIIe République, et pour finir le fait que l'on ait explicitement invité les artistes à rendre hommage à l'histoire et au génie de la France : tout cela montre l'importance que l'État-nation accordait à sa représentation culturelle. Dans les faits, aucun domaine de l'art et de la science ne demeura exclu du centrage sur la nation, au contraire : tout une série de sciences modernes — comme la germanistique ou l'économie populaire — ont vu le jour exclusivement parce qu'elles se référaient à la nation 11.

Au cours des dernières décennies, le sport a pris une importance singulière dans la propagation de l'idée nationale. Les grands événements internationaux (comme les Jeux olympiques, qui remplaçaient le combat guerrier par la compétition sportive entre les nations), contribuèrent tout particulièrement à l'identification nationale. Selon les chefs militaires, ils favorisaient l'endurance, la force nerveuse et les vertus guerrières. Il y avait enfin une foison d'objets de la culture nationale usuelle : jouets pour enfants, jeux de cartes, corbeilles à pain ornées des portraits de Bismarck ou de Hindenburg, et bien d'autres objets courants - jusqu'aux bagues des cigares !

En Europe comme aux États-Unis, la recherche historique sur ces phénomènes se trouve à un niveau d'évolution inégal ; à quelques exceptions près, comme le recueil de Nora Les lieux de mémoires, elle se limite à un recensement positiviste. Compte tenu de la naissance d'un « nouveau » nationalisme, et si l'on considère la manière dont on reprend aujourd'hui les idées nationalistes en dehors de l'Europe, il serait souhaitable d'aboutir à une théorie des mécanismes d'identité et d'intégration nationales, semblable à celle que le sociologue Eugen Lemberg avait déjà tenté de mettre au point. Il faudrait en outre observer dans le détail et au ralenti, si je puis m'exprimer ainsi, la faculté caméléonesque de transformation qui est celle du nationalisme. Cela permettrait non seulement d'avoir un aperçu sur les mécanismes de l'identité politique, mais aussi d'obtenir des énoncés sur les constances indispensables à la détermination du nationalisme — pour autant que ce terme ne dégénère pas lui-même en une étiquette globalisante et passe-partout. En travaillant sur une théorie des mécanismes identitaires, enfin, on pourrait tenter de déterminer si le nationalisme ne peut pas, d'une certaine manière, passer d'une unité d'action politique donnée à l'unité immédiatement supérieure. Une Europe unifiée reprendra-t-elle à son compte ces motifs nationalistes qui ont marqué auparavant le rapport des diverses nations européennes les uns avec les autres ? La chose, en tout cas, ne paraît pas exclue, et elle est peut-être plus vraisemblable que la supposition selon laquelle les diverses nations reprendraient, dans la perception politique collective, le rang qu'elles occupaient aux XIXe et xxe siècles. Ce qui paraît certain, en revanche, c'est que la recherche sur le nationalisme doit repartir sur une nouvelle base 12 ; la question de « l'ancien » nationalisme ne perdra pas, en tout cas, de sa signification et de son actualité fondamentales, même si le « nouveau » nationalisme devait porter depuis longtemps un autre nom.

11. A. Sfeir-Semmler, Die Maler am Pariser Salon. 1791-1880, Francfort-sur-le-Main, 1992.

12. Quelques ouvrages innovateurs à ce propos, et où l'on trouvera la bibliographie essentielle: F. Gschnitzer, R. Koselleck, B. Schonemann et K.-F. Werner, « Volk, Nation, Nationalismus, Masse », in O. Brunner, W. Conze, R. Koselleck (éd.), Geschichtliche Grundbegriffe. Historisches Lexikon zur politischsozialen Sprache in Deutschland, Stuttgart, 1992, p. 141-431. Ainsi que, tout récemment : D. Langewiesche, « Nationalismus im 19. und 20. Jahrhundert : zwischen Partizipation und Agression », in : Gespràchskreis Geschichte, D. Dover (éd.) (Institut de recherche de la Fondation Friedrich Ebert), Bonn-Bad Godesberg, 1994.


1996 - Nos 1-2 47

Marie-Pierre REY (Paris I)

La nation russe et la nationalisme grand-russien

Tout au long du xrxe siècle, l'Europe occidentale et l'Europe centrale furent traversées par des courants de pensée qui plaçaient la nation au coeur de leur réflexion.

Qu'en fut-il en Russie ? La Russie fut-elle à l'unisson du reste du continent européen, touchée par des courants identiques ? Ou, au contraire, évolua-t-elle d'une manière qui lui était propre ? Pour comprendre la question de la nation russe, pour saisir son évolution, et pour cerner les formes que revêtit au XIXe siècle le nationalisme russe, il a paru important de consacrer la première partie de cet exposé au contexte spécifique dans lequel la nation russe a évolué, avant d'en venir à la question nationale proprement dite.

Sur le plan bibliographique, si la question de l'identité russe a été étudiée depuis longtemps — l'opposition intellectuelle et philosophique entre Slavophiles et Occidentalistes est en particulier, bien connue —, en revanche, la question du nationalisme proprement dit a été moins abordée par les historiens : si l'on trouve ça et là des indications intéressantes sur le nationalisme russe dans le livre d'Andréas Rappeler intitulé La Russie multiethnique 1, c'est l'ouvrage de l'historien américain Thaden, Nationalism in XIXth Century Russia, 2 qui constitue la synthèse la plus précieuse sur le sujet. Enfin, il faut évoquer l'ouvrage très récent de Walter Laqueur The Black Hundred. The Rise of the Extrême Right in Russia qui utilisant des sources nouvelles, permet d'affiner la connaissance relativement vague que l'on avait jusqu'à présent des « Centuries Noires » ou des « Cent-Noirs ». 3

I. UN CONTEXTE BIEN SPÉCIFIQUE

Plusieurs facteurs ont en effet contribué à dessiner un contexte bien spécifique, propre à la Russie. Le premier élément qu'il faut prendre en compte, c'est le poids de la construction multinationale de l'empire.

1. Le poids de la construction multinationale de l'empire

L'empire russe est une réalité ancienne. Certes, l'appellation officielle d'Empire ne date que du début du XVIIIe siècle, sous le règne de Pierre le Grand, mais la réalité impériale s'est forgée dès le XVIe siècle, à partir de l'intégration dans la Russie moscovite, des khanats musulmans de Kazan et d'Astrakhan. L'ancienneté de ce processus impérial et son renforcement au fil des siècles 4, — jusque dans les années 1880, l'empire russe continue d'avancer vers l'est et le sud, avec la conquête de l'Asie centrale — ont eu des conséquences importantes, puisque la référence impériale a largement déterminé les interrogations des intellectuels russes. En effet, au fur et à mesure de la dilatation des frontières d'un empire qui représente 22 millions de km 2 et 125 millions d'habitants à la veille de la guerre de 1914, intellectuels et dirigeants n'ont cessé de s'interroger sur la nature de l'empire, sur sa vocation, en même temps que sur leur propre identité, achoppant sur une question lancinante : qu'est-ce qu'être Russe ? Quelles étaient ou

1. A. Rappeler, La Russie multiethnique, Paris, Institut d'Etudes Slaves, 1994.

2. E. Thaden, Nationalism in xixth Century Russia, Seattle, University of Washington Press, 1964.

3. W. Laqueur, Les centuries noires, Paris, éd. Michalon, 1995. (version française de l'ouvrage)

4. M.P. Rey, De la Russie à l'Union soviétique, la construction de l'empire, 1462-1953, Paris, Hachette, Carré-Histoire, 1994.


48 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

devaient être les composantes de la conscience nationale ? La Russie devait-elle revendiquer une appartenance européenne ? Une appartenance euro-asiatique ? Ou échappaitelle à toute classification ?

Par ailleurs, cette confusion ancienne, installée, entre Russie et empire russe, a largement contribué à faire de la construction impériale, une réalité « naturelle », indépassable et par là, très rarement contestée. Il est frappant de constater que si les intellectuels russes ont été nombreux au fil du XIXe siècle à dénoncer le caractère oppressif de la Russie et à critiquer la nature politique du régime tsariste, en revanche, beaucoup plus rares ont été ceux qui s'en sont pris à sa structure multinationale et qui ont envisagé de substituer à l'empire multinational, une autre structure. Dans son combat pour la liberté des peuples, — en particulier pour la liberté du peuple polonais —, Herzen fut bien isolé, bien seul, et il est symptomatique qu'un libéral comme Pouchkine, qui fut à deux reprises exilé pour ses textes subversifs — apporta son soutien au régime tsariste dans la répression qu'il orchestra contre l'insurrection polonaise de 1830-31. Le texte célèbre de Pouchkine, « Aux calomniateurs de la Russie », où il oppose l'« arrogant Polonais », au « Russe fidèle » va clairement dans ce sens.

De même, si dans le mouvement libéral décabriste de 1825, l'on a pu repérer une volonté de repenser l'ensemble de la construction impériale, — l'un des conjurés, Gorbatchevkii propose de lui substituer une construction volontaire et fédérative de nations slaves —, très vite, cet idéal s'effaça derrière le jacobinisme centralisateur de Pavel Pestel, grande figure du mouvement et qui lui, en appelait au renforcement des pouvoirs du centre russe 5. Dans les décennies suivantes, le caractère impérial de la Russie ne fut pas davantage dénoncé. Certes, les grands intellectuels russes réagirent de manière très critique aux guerres engagées dans le Caucase contre les Tchétchènes mais l'expansionnisme occidental de la Russie qui soumettait à l'autorité de Saint-Pétersbourg, l'Ukraine et la Biélorussie, loin d'être critiqué (à l'exception de Herzen de nouveau), apparaissait comme légitime.

Sur la question ukrainienne et biélorusse, les Russes se montrèrent particulièrement intransigeants ; pour eux, l'Ukraine et la Biélorussie, qui avaient autrefois fait partie de la Russie kiévienne, et avaient ensuite été soumises à la tutelle polonaise, — et à une forte polonisation culturelle —, restaient russes. Leurs spécificités culturelles furent tout au long du XIXe siècle, niées, ravalées au rang de « particularismes provinciaux » et la langue ukrainienne fut jusqu'en 1914, assimilée à un dialecte, simple variante de la langue russe 6. De cette volonté de dénier toute spécificité nationale à l'Ukraine et à la Biélorussie, témoigna clairement la répression sévère qui s'abattit en 1847 sur les membres de la confrérie des Saints Cyrille et Méthode, et plus particulièrement sur le poète Chevtchenko, figure emblématique du mouvement.

Certes, à la fin du xrxe siècle, des mouvements radicaux (dont les marxistes du parti social-démocrate) s'en prirent, il est vrai, et de manière très virulente, à la « prison des peuples », à l'État « oppresseur », mais leurs critiques restaient beaucoup plus « sociales » que véritablement « nationales » ; de plus, il est important de souligner que si la révolution d'octobre 1917 se prononça en faveur de la libre détermination des peuples, ces principes furent largement contredits par une pratique qui très vite, dès l'été 1918, chercha par la force, à enrayer l'éclatement de la structure impériale, voire à la reconstruire...

Prisonniers du prisme impérial, les Russes eurent donc tout au long du XIXe siècle des difficultés, à se penser indépendamment de la structure multinationale, tout comme ils avaient des difficultés à se penser contre elle. Le second facteur important qui contribua à dessiner une spécificité russe, c'est la structure politique et sociale du pays.

5. Voir F. Conte, Les Slaves. Aux origines des civilisations d'Europe centrale et orientale, Paris, Albin Michel, 1986, p. 625.

6. R. Portai, Russes et Ukrainiens, Paris, Flammarion, 1970.


1996 - Nos 1-2 49

2. La structure politique et sociale de la Russie

Sur le plan politique, la Russie était un Empire autocratique, soumis à l'autorité d'un tsar qui, tout-puissant, était perçu comme le lieutenant de Dieu sur terre et se trouvait investi de tous les pouvoirs. L'absence de libertés publiques qui découlait de ce régime autocratique, rendit très difficile l'apparition d'une conscience nationale qui jusqu'à la fin du XIXe siècle, ne put s'incarner dans aucun mouvement politique, dans aucun parti au sens moderne du terme. Il faut en effet attendre l'extrême fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, pour voir de véritables partis politiques se structurer. Par ailleurs, la structure sociale de l'empire russe était également un obstacle, sinon à l'émergence d'une conscience nationale, du moins à sa diffusion.

Si l'on reprend le schéma très stimulant de l'historien Hroch 7, la spécificité russe se dégage bien nettement. Hroch distingue trois phases dans le développement de la conscience nationale, une première phase littéraire, culturelle et folklorique où une poignée d'intellectuels, de savants, lance le mouvement ; une seconde phase, plus politique, où se dégage une minorité de pionniers de l'idée nationale et enfin, une troisième phase durant laquelle les masses adhèrent aux idées nationales et leur apportent leur soutien. A partir de ce schéma-type, des variantes nationales ont pu se dégager ; dans le cas polonais, la nation fut largement portée par la petite et moyenne noblesse qui se sentait dépositaire du sentiment national ; dans le cas norvégien, ce furent les paysans qui, majoritairement alphabétisés et propriétaires de leurs terres, apparurent comme les promoteurs du sentiment national ; qu'observe-t-on dans le cas russe ? L'existence d'une noblesse de service, docile et soumise au tsar, peu susceptible de porter l'élan national, la présence d'une masse rurale analphabète et misérable, en butte à des difficultés sociales très vives — en 1914, la Russie est rurale à 87 % et seuls 2 % des Russes ont poursuivi des études secondaires et supérieures —, enfin, la place très réduite des classes moyennes, tout ceci apparaissait comme autant d'obstacles à une large diffusion de la conscience nationale...

Dans ce contexte spécifique, marqué par le poids de la référence impériale et multinationale et les déséquilibres structurels de la société russe —, il convient de cerner quelle fut l'évolution de la conscience nationale russe. Pour cela, on distinguera d'abord la période des origines et des premières interrogations qui s'est prolongée jusqu'aux années 1860 puis l'on envisagera la période qui, des années 1870 à la veille de la guerre de 1914, voit apparaître des formes nouvelles de nationalisme.

II. LES ORIGINES DE LA CONSCIENCE NATIONALE RUSSE

1. Les origines lointaines

Dans la Russie moderne des xvie et XVIIe siècles, l'on pouvait déjà distinguer dans des cercles étroits de lettrés et de clercs, un certain orgueil d'être russe ; et c'est dans cette perspective qu'il faut situer le courant messianique qui après la chute de Rome et de Constantinople faisait Moscou la Troisième Rome et la dernière 8 ; toutefois dans cette période, le sentiment religieux prédomine et s'il y a bien conscience religieuse, il n'y a pas encore de signes d'une conscience nationale autonome. C'est au début du XVIIe siècle, — lors de l'occupation polonaise de 1610-1612 et du sursaut patriotique qu'elle suscite, que l'on peut repérer la première grande manifestation d'identité nationale ; elle fut spontanée, populaire, portée par des masses rurales qui échappaient encore largement au

7. M. Hroch, Die Vorkàmpfer der nationalen Bewegung bel den Kleinen Vôlkern Europas, Prague, 1968. Voir également M. Hroch, Social Preconditions of National Revival in Europe, Cambridge, Cambridge U.P., 1985.

8. L. Poliakov, Moscou, Troisième Rome, les intermittences de la mémoire historique, Paris, Hachette, 1989.


50 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

servage. Mais c'est au fil du XVIIIe siècle, en réaction aux réformes « occidentales » imposées d'en haut par Pierre le Grand, qu'un début de conscience nationale gagna l'intelligentsia russe, que les intellectuels commencèrent à s'interroger sur la « nation russe ». Cette prise de conscience traversa des milieux divers ; elle toucha les proches de Pierre le Grand, son propre fils, Alexis, que le tsar fit mettre à mort car il redoutait que le retour aux « traditions strictement russes » prôné par Alexis ne compromît l'oeuvre de modernisation qu'il avait engagée. Elle toucha aussi les « Vieux-Croyants » qui hostiles aux réformes imposées par Pierre, s'en tenaient à la « foi russe » et confondaient résistance religieuse et résistance nationale. Enfin, il faut évoquer les positions des intellectuels, écrivains, poètes, qui soucieux de résister à une « acculturation » occidentale qui les éloignait de leurs racines, se mirent à exalter leur propre culture, — une culture pétrie d'un christianisme venu de Byzance, à mi-chemin entre l'Occident et l'Orient — et à puiser dans le folklore populaire, les récits historiques et les légendes.

Dans cette dynamique qui se prolongea jusque dans la première moitié du XIXe siècle, Pouchkine, attaché à la culture occidentale mais en même temps soucieux d'exalter le patrimoine historique et culturel de la Russie, eut avec ses oeuvres Boris Godounov et Poltava une importance capitale. Il contribua aussi à l'évolution de la langue russe, une langue laïque, pleinement dégagée du vieux slavon d'Église ; de même, quelques années plus tard, Gogol avec son récit héroïque, Tarass Boulba contribua lui aussi à l'élaboration littéraire de la conscience nationale.

Attaché à exalter les racines populaires de la culture russe autant qu'à se démarquer des influences occidentales, ce mouvement intellectuel et artistique ne touchait qu'une petite élite ; son assise s'élargit sensiblement avec la guerre contre Napoléon qui, comme le sentit bien Tolstoï, dans Guerre et Paix souda la nation contre l'envahisseur. Le traumatisme suscité par l'invasion du territoire et l'incendie de Moscou contribua en effet à l'émergence d'un sentiment national qui dépassait désormais les cercles réduits de l'intelligentsia cultivée.

Ainsi, au début du XIXe siècle comme au fil du XVIIIe siècle, le sentiment national se construisait contre l'occident, en réaction par rapport à lui. Au fil des années 1825-1850, la référence à l'Occident s'accrut encore.

2. Occidentalistes et Slavophiles : la référence constante à l'Occident

En 1836, Pierre Tchaadaïev publie en français, ses Lettres Philosophiques ; le texte, brutal, sans concession, dénonçait alors la non-intégration de la Russie dans la civilisation et imputait cette situation au « joug byzantin » et à l'influence néfaste de l'église orthodoxe. Tchaadaïev écrivait ainsi : « Solitaires dans le monde, nous n'avons rien donné au monde ; nous n'avons rien appris au monde ; nous n'avons pas versé une seule idée dans la masse des idées humaines, et tout ce qui nous est revenu de ce progrès, nous l'avons défiguré. »9

Ce texte devait lancer la longue querelle qui domina pendant près de 30 ans, la vie intellectuelle russe.

Pour le courant des Occidentalistes, représentés par Herzen et Belinski, la nation russe, encore mal constituée, devait pour s'accomplir pleinement, en finir avec ses archaïsmes politiques et sociaux, et s'appuyer sur le modèle européen occidental et ses valeurs libérales. Au contraire, les Slavophiles, réunis autour de personnalités comme Alexis Khomiakov, Constantin et Ivan Aksakov, Pierre et Ivan Kiréïevski, puis Iouri Samarine, convaincus de la supériorité morale de la Russie sur l'Occident, revendiquaient la spécificité culturelle et spirituelle d'une nation russe, dont la grandeur exigeait le retour aux traditions communautaires rurales et orthodoxes ainsi que l'abandon de l'individualisme occidental. Les Slavophiles tendaient de plus à exalter la nation « grand-rusienne » c'est-à-dire une nation dont l'identité reposait sur des bases étroitement ethniques.

9. Cité par H. Seton-Watson, The Russian Empire, 1801-1917, Oxford, Clarendon Press, 1967, p. 257258.


1996 - N°s 1-2 51

Volontiers xénophobes, les Slavophiles s'en prenaient aussi aux « privilégiés » de l'empire. Leur hostilité fut particulièrement vive à l'égard des Allemands et des Germano-Baltes. On peut rappeler en 1846 la publication par un slavophile, d'une brochure intitulée « La Russie envahie par les Allemands » ; toutefois dans cette dénonciation de l'invasion allemande, ils trouvaient parfois le soutien des Occidentalistes : on peut ainsi évoquer, au début des années 1850, les écrits critiques de Herzen dénonçant l'incompatibilité des caractères allemand et russe. Nombreux dans l'administration, l'armée — en particulier le corps des officiers —, et la police secrète, Allemands et Germano-Baltes, semblaient s'identifier au régime autocratique dans ses aspects les plus répressifs. Pour une partie de l'intelligentsia russe (Pogodine, Samarine), l'exaltation de la nation russe et le refus des privilèges accordés aux non-Russes se trouvaient donc confondus...

Face à ces courants, quelle fut dans la première moitié du xix 0 siècle, la position de l'État tsariste ? Violemment critique à l'égard des Occidentalistes, dont certains comme Herzen furent contraints à l'exil, l'État tsariste fut plus indulgent à l'égard des Slavophiles, car ces derniers se trouvaient largement à l'unisson du nationalisme d'État que le gouvernement tsariste tentait dans le même temps de promouvoir. Il convient de rappeler l'idéologie officielle qu'à partir de 1833 le ministre de l'Instruction et des Cultes Ouvarov chercha à installer dans l'opinion et qui reposait sur trois principes clefs : l'autocratie, l'orthodoxie et le génie national ou nationalité —. La formule était ambiguë puisqu'Ouvarov définissait de manière très vague ce dernier concept, mais le terme même de « génie national » résonnait comme un écho aux thèses slavophiles et renvoyait à une conception de la nation plus étroitement ethnique qu'auparavant...

Dans le même temps, l'État tsariste n'adhérait pas à l'ensemble des thèses slavophiles : l'attachement très fort des Slavophiles pour la commune rurale et leur égalitarisme social étaient jugés subversifs ; il en allait de même de leurs accents étroitement nationalistes : dans la logique tsariste, être un bon sujet de l'empire, c'était, encore, être un serviteur obéissant du tsar, respectueux de la légalité dynastique, plus qu'être ethniquement russe...

Aux yeux du tsar, ce qui continuait alors de prévaloir, c'était avant tout la fidélité dynastique, le respect de l'ordre en place, l'acceptation de l'autocratie. C'est ce qui explique que des peuples loyaux comme les Finnois ou les Baltes aient alors pu bénéficier d'un statut politique et de libertés plus avantageux que ceux que le peuple russe connaissait au même moment. De même, si dure fût-elle, la répression qui suivit l'insurrection polonaise de 1830-1831 s'expliqua plus par des mobiles politiques, — il s'agissait d'en finir avec un mouvement qui menaçait la structure impériale et l'édifice autocratique —, que par des mobiles « nationaux ». Enfin, il faut par ailleurs noter que dans cette période, l'État continua d'employer largement des non Russes dans les plus hautes sphères administratives. Dans la première moitié du xrxe siècle, aucun des ministres des Affaires étrangères qui se succédèrent à la tête de la diplomatie russe, n'était russe...

Ainsi, la première moitié du XIXe siècle correspondit pour la nation russe à une période de maturation, de réflexion, tant pour l'intelligentsia que pour le pouvoir tsariste. A partir des années 60, et plus encore à partir des années 70, la conscience nationale évolua vers un nationalisme teinté d'impérialisme, qui toucha l'État russe comme l'intelligentsia.

III. L'ÉVOLUTION VERS UN NATIONALISME DE PLUS EN PLUS AGRESSIF

A partir des années 60-70, dans le sillage du mouvement slavophile, le courant panslave prit une importance grandissante, tant dans l'aristocratie et l'intelligentsia que dans les classes moyennes urbaines alors naissantes.

Si l'idéologie panslave, conçue comme l'aspiration à une fédération des peuples slaves, était présente dès le milieu du xrxe siècle, c'est seulement à partir des années 186070 que le panslavisme devint une donnée de la politique intérieure russe. A partir des années 1860-70 en effet, une partie de l'intelligentsia s'engagea passionnément dans la question d'Orient, au nom de la cause panslave. Pour elle, il s'agissait avant tout de


52 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

défendre, y compris par la force, les intérêts des minorités slaves et orthodoxes de l'Empire ottoman et de travailler à leur libération ; mais il s'agissait aussi de prendre pied dans cet empire malade, de faire de la Turquie le prolongement de la terre russe et de reprendre place à Constantinople. L'idéologie panslave renouait donc avec le mythe qui depuis le début du xvie siècle, tendait à faire de Moscou, la « troisième Rome ».

Ces idées s'incarnèrent dans des comités panslaves comme les Comités slaves de Moscou, de Saint-Pétersbourg, de Kiev et d'Odessa et se nourrissent d'un certain nombre d'écrits. Ainsi, en 1869, Danilevski dans son ouvrage La Russie et l'Europe constatait-il le « pourrissement de l'Occident » et appelait-il les Russes à rejeter toute influence occidentale, à rechercher le salut dans la conquête de Constantinople et à fédérer l'ensemble des Slaves dans un grand schéma impérial dirigé par la Russie. Toutefois, dans ce schéma, les Slaves « germanisés » — les Tchèques — et les Slaves non orthodoxes, — les Polonais — devaient rester en marge de la fédération... Des accents proches apparurent dans les articles et les ouvrages de Dostoïevski. Dans le Journal d'un Écrivain, l'écrivain affirmait ainsi l'originalité de la mission de la Russie : « la Russie ne cessera jamais d'être au service des Slaves et soutiendra toujours cela avec toute sa force et sa puissance... et si elle s'emparait maintenant de Constantinople, ce serait seulement parce que, en dehors du devoir de résoudre le problème slave, elle a celui beaucoup plus grand, de trouver une solution à la question d'Orient (...) Le chemin du salut exige que la Russie, et pour son propre compte, s'empare de Constantinople, car la Russie a seule le droit de dire qu'elle est à la hauteur de la tâche. Et n'est-ce pas la vérité pure ? La Russie est le centre spirituel, le cerveau de l'Orient, mais la ville de Constantinople est le coeur du monde oriental. »

De la même manière, Katkov dans le journal Le Messager russe contribua à donner au mouvement panslave un contenu doctrinaire.

Toutefois, ces pressions panslaves n'influèrent pas directement sur la conduite du gouvernement russe, car le tsar Alexandre II comme son ministre Gortchakov se méfiaient d'une surenchère panslave jugée dangereuse ; elles concoururent toutefois à dessiner un contexte favorable à l'engagement marqué de la diplomatie russe dans les Balkans. Dans le même temps, l'État tsariste évoluait lui aussi dans son nationalisme puisqu'au nationalisme relativement ouvert de la première moitié du siècle, succédait désormais un nationalisme conservateur, voire réactionnaire, de plus en plus intolérant.

Les règnes d'Alexandre II et d'Alexandre III furent en effet marqués par l'apparition d'un nationalisme conservateur et religieux qui se développa sous l'impulsion des procureurs du Saint-Synode Dimitri Tolstoï puis Constantin Pobiedonovtsev. Largement diffusé par la bureaucratie et l'armée, ce nationalisme appelait comme le panslavisme à l'exaltation de la nation russe, mais il faisait de la foi orthodoxe le support principal du nationalisme et prônait un respect absolu de l'ordre impérial. Il devait servir de support idéologique à toute la politique de russification qui se mit en place des années 80 jusqu'à la guerre de 1914. Cette dernière fut très importante tant par l'ampleur des secteurs touchés (on assista à une russification tant culturelle que linguistique et juridique) que par le fait qu'elle touchait désormais l'ensemble des peuples autres que russe, y compris des peuples comme les Baltes, les Finnois ou les Arméniens qui en raison de leur loyauté au régime, avaient été jusque-là épargnés.

Ainsi, à la fin du XIXe siècle, le sentiment national russe aboutit à un nationalisme crispé, attaché à des valeurs traditionnelles. C'est sur ce nationalisme traditionnel que devait, à partir de la révolution de 1905, se greffer un mouvement d'un type nouveau, les Cents Noirs, ou Centuries Noires.

Comme l'a bien souligné Walter Laqueur dans le récent ouvrage qu'il leur a consacré, les Cents Noirs constituèrent un phénomène unique dans l'histoire de la Russie, car ils alliaient des traits traditionnels, comme l'attachement à la religion orthodoxe, et le respect de la monarchie autocratique, et des traits plus nouveaux puisque les Cents Noirs se voulaient un mouvement populaire, sachant mobiliser les masses et se défiant des élites.

Les Cents Noirs regroupaient des structures diverses — des associations dont l'« Association Russe » (Russkoye Soobranie) et des mouvements politiques dont « La


1996 - N°s 1-2 53

Ligue du Peuple Russe » et le « Conseil du Peuple russe » tous deux formés en 1906. La base sociologique du mouvement était hétéroclite ; l'on y comptait des aristocrates (Cheremetiev, Gagarine), des écrivains bourgeois (Menchikov) des membres du clergé, des commerçants et des petits négociants.

Élevant la xénophobie — y compris à l'égard des autres peuples slaves — et l'antisémitisme au rang de programme, les Cents Noirs encouragèrent et parfois provoquèrent nombre des 700 pogroms recensés dans tout l'empire entre 1905 et 1906. A leurs yeux, les Juifs, « coupables de la propagation » des idées révolutionnaires comme de l'essor du capitalisme, devaient être persécutés. Ils furent ainsi à l'origine du meurtre de deux députés juifs de la Douma ; pour les Cents Noirs, la présence à la Douma de juifs, même convertis, était une provocation... Le mouvement des Cents Noirs resta marginal dans la vie politique russe naissante et la guerre de 1914 et plus encore la révolution d'octobre 1917 portèrent un coup fatal au développement des Cents Noirs qui entrèrent dans leur déclin. Toutefois, ce qu'il convient de souligner, c'est l'ensemble des similitudes qui font de ce mouvement une préfiguration des futurs mouvements fascistes d'Europe occidentale et d'Europe orientale...

L'existence des Cents Noirs permet ainsi de mesurer la mutation qui affecta au fil de la période la conscience nationale et le nationalisme russe. A une conscience nationale romantique, attachée à valoriser contre l'influence occidentale, la culture proprement russe de la fin du XVIIIe siècle et de la première moitié du XIXe siècle, succédèrent à partir des années 60-70, un sentiment national plus politique qui, empreint d'accents messianiques, appelait à l'hégémonie russe sur le continent européen, puis à la fin du XIXe siècle, un nationalisme ultra-conservateur et d'inspiration religieuse ; enfin au tout début du XXe siècle, les Cents Noirs incarnèrent une forme extrême de nationalisme idéologique, violent, antisémite et xénophobe.

Ainsi, s'il évolua largement de manière autonome, — en raison même des conditions spécifiques que connaissait la Russie — et s'il resta un phénomène isolé, en marge de la masse rurale, le sentiment national russe connut à l'instar des nationalismes occidentaux, une radicalisation et une crispation qui ne pouvaient que faciliter l'entrée du pays dans le premier conflit mondial.

Russie : orientation bibliographique

I) OUVRAGES GÉNÉRAUX SUR LA RUSSIE ET L'U.R.S.S.

CARRÈRE D'ENCAUSSE H., L'Union soviétique de Lénine à Staline, 1917-1953, Paris, Richelieu,

1972, réédition Champs-Flammarion. GIRAULTR., FERRO M., De la Russie à IV.R.S.S., Paris, Nathan, 1989. LARANM., VANREGEMORTERJ.L., Russie-U.R.S.S., 1870-1984, Paris, Masson, 1986. PIPES R., Russia under the Old Régime, New York, Collier Books/Macmillan Publishing

Company, 1992. RIASANOVSKY N., Histoire de la Russie des origines à 1984, Paris, Bouquins/R. Laffont, 1988. SETON-WATSON H., The Russian Empire, 1801-1917, Oxford, Clarendon Press, 1967. SOKOLOFFF., La puissance pauvre: une histoire de la Russie de 1815 à nos jours, Paris,

Fayard, 1993. WERTHN., Histoire de l'Union soviétique, Paris, Presses Universitaires de France, 1990.

II) OUVRAGES ET ARTICLES CONSACRÉS À LA FORMATION DE L'EMPIRE RUSSE OU DE LUR.S.S.

CARRÈRE D'ENCAUSSE H., Le Grand Défi. Bolcheviks et Nations, 1917-1930, Paris, Flammarion, 1987.

CHEW A., An Atlas of Russian History. Eleven Centuries of changing Borders, New Haven, Yale University Press, 1967.


54 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

CONQUESTR., Soviet Nationalities Policy in Practice, Londres, Bodley Head, 1967.

FOOTE J., Russiart and Soviet Imperialism, Richmond, Foreign Affairs, 1972.

RAPPELER A., La Russie multiethnique, Paris, Institut d'Études Slaves, 1994.

NAHAYLOB., SWOBODAV., Soviet Desunion. A History of the Nationalities Problem in the U.S.S.R., New York, Free Press, 1990.

PIPES R., The formation of the Soviet Union, Cambridge, Harvard University Press, 1964.

RAEFF M., « Un empire comme les autres ? » in Cahiers du monde russe et soviétique, juindécembre 1989, p. 321-328.

REYM.P., De la Russie à l'Union soviétique, la construction de l'empire, 1462-1953, Paris, Hachette, Carré Histoire, 1994.

RYWKIN M., Russian Colonial Expansion to 1917, Londres, Mansell, 1988.

III) OUVRAGES CONSACRÉS À L'ÉTUDE DES NATIONALITÉS ET MOUVEMENTS NATIONAUX EUROPÉENS

ALEM J.P., L'Arrtiénie, Paris, Presses universitaires de France, Que sais-je ? 1972. BEAUVOIS D., Les confins de l'ancienne Pologne : Ukraine, Lituanie, Biélorussie, Lille, Presses

Universitaires de Lille, 1988. BOGDANH., Histoire des peuples de l'ex-U.R.S.S., du IXe siècle à nos jours, Paris, Perrin,

1993. DVORNIKF., Les Slaves, Paris, Le Seuil, 1970. LAQUEUR W., Les centuries noires, Paris, éd. Michalon, 1995.

LOROTP., Les pays baltes, Paris, Presses universitaires de France, Que sais-je ? 1991. PORTALR., Les nationalités slaves de 1871 à 1939, Paris, C.D.U., 1965. PORTALR., Russes et Ukrainiens, Paris, Flammarion, 1970. PORTAI R., Les Slaves, peuples et nations, Paris, A. Colin, 1965. ROLLETH., La Pologne au XXe siècle, Paris, Pedone, 1985. THADEN E., NationaUsm in xixth Century Russia, Seattle, University of Washington Press,

1964.

Bernard MICHEL (Paris I)

Le nationalisme en Europe centrale

Je voudrais d'abord essayer d'expliquer ce qu'est la Monarchie des Habsbourg et ce qu'est l'État d'Autriche-Hongrie.

Deux notions coexistent qui peuvent sembler contradictoires : le loyalisme dynastique et le loyalisme national. En définitive, tout l'État repose sur le loyalisme à l'égard de la dynastie, l'État n'est que secondaire. Je vous rappelle que dans les archives de l'État autrichien héritier de la Monarchie, les archives s'appellent les archives de la maison des Habsbourg, de la Cour, et de l'État. La maison des Habsbourg, c'est non seulement la personne de l'Empereur mais toute la famille impériale qui est au centre de la vie politique, c'est ensuite la Cour, c'est-à-dire l'Empereur et son entourage immédiat. Et puis enfin arrive l'État. L'État arrive en troisième et il y a donc à la fois État et maison dynastique. C'est la première ambiguïté. En définitive c'est l'Empereur, la personne de l'Empereur qui fait la légitimité de l'État, et cette légitimité vient de ce que l'Empereur est le souverain légitime par droit héréditaire. En effet la plus grande partie des territoires n'ont pas été conquis par la guerre, ils ont été tout simplement annexés par le Duché d'Autriche et par la maison des Habsbourg par inter-mariage. C'est à partir de 1526 que


1996 - N°s 1-2 55

le souverain Habsbourg est à la fois roi de Bohême et de Hongrie, les deux couronnes qui donnent la légitimité. C'est cette légitimité qui fonde absolument tout. Jusqu'en 1804 l'Empereur Habsbourg est un Empereur tout court, c'est-à-dire qu'il est Empereur du Saint-Empire Romain et Germanique. Ce n'est qu'à partir de 1804 qu'il devient Empereur d'Autriche c'est-à-dire que son pouvoir se réduit à ses possessions héréditaires. Le paradoxe c'est qu'il n'y a pas de couronnement de l'Empereur. Le couronnement de l'Empereur avait lieu à Francfort à l'époque du Saint-Empire Romain Germanique. A partir du moment où cette situation disparaît, il n'y a plus de couronnement du tout.

Pour être légitime, l'Empereur va se faire couronner roi de Bohême et de Hongrie mais le dernier couronnement d'un roi de Bohême a lieu en 1835. L'Empereur FrançoisJoseph qui prend le pouvoir en pleine révolution à la fin de 1848, ne se fait couronner ni roi de Bohême ni roi de Hongrie. Il va se faire couronner roi de Hongrie en 1867 après la conclusion de l'accord que l'on appelle le Compromis. Il devait se faire couronner roi de Bohême en 1870 mais en raison de la pression des nationalistes Allemands les plus virulents et notamment des libéraux Allemands, ce couronnement n'a pas eu lieu. C'était une grave erreur car ces couronnements divers auraient permis d'établir des liens plus directs entre les sujets et le Monarque. Le grand problème de l'Autriche c'est que l'Empereur exerce son pouvoir par la loyauté dynastique et toute l'histoire officielle est fondée justement sur l'histoire des Empereurs. Comment concilier cela avec les nationalismes ? Il aurait fallu pour cela créer un nationalisme supérieur qui aurait été un nationalisme autrichien. Or, ce nationalisme autrichien n'a jamais été officiellement au programme car l'Empereur lui-même ne semble pas avoir eu le moindre désir de développer ce loyalisme autrichien. En 1855, un homme tout à fait remarquable, le Comte Léo Thun qui a été après 1849 ministre de l'Instruction publique et grand réformateur des Universités autrichiennes, avait fondé en 1855 un Institut pour l'étude de l'histoire autrichienne à Vienne. Son objectif était que justement son Institut élabore une histoire commune des peuples. Cet Institut organisé sur le modèle de l'école des Chartes françaises a suivi de près son modèle c'est-à-dire qu'il s'est transformé avant tout en un lieu de formation des archivistes et des spécialistes de ce qu'on appelait les sciences auxiliaires. Dans tout cela, l'objectif principal qui était l'élaboration d'une histoire commune a été complètement mise à l'écart ce qui crée une situation des plus étonnantes dans l'Empire. Il existe des manuels d'histoire différents pour chaque nationalité. Ce qu'on enseigne dans les lycées tchèques c'est l'histoire tchèque ; ce qu'on enseigne dans les lycées hongrois c'est l'histoire hongroise. Les souverains y jouent un rôle. Ce n'est pas contradictoire avec le loyalisme dynastique mais il manque l'essentiel c'est-à-dire un nationalisme commun. Donc une situation qui a pu subsister jusqu'à l'épreuve de la première guerre mondiale. Cette situation qui peut vous sembler tout à fait irrationnelle a en fait très bien fonctionné pendant un demi-siècle. Ce n'est pas un État allemand contrairement à ce que l'on dit quelquefois. L'Empereur se présente comme le représentant de cette légitimité supérieure des droits dynastiques, il est par la même un trait d'union entre ses peuples. Cette popularité de l'idée dynastique a subsisté jusqu'en 1918.

Il faut voir en même temps les conséquences sur l'État. Elles semblent parfois tout à fait étonnantes pour un Français. Par exemple l'armée n'est pas l'armée de l'État autrichien, elle est l'armée personnelle de l'Empereur. Les officiers et les soldats prêtent serment personnel à l'Empereur et ils ne portent aucun insigne autre que les initiales des souverains F.J. à l'époque de François-Joseph et ensuite le K de Karl, l'Empereur Charles qui lui succède de 1916 à 1918. C'est donc une armée qui est la propriété de la dynastie. De même l'administration de l'Autriche et à un certain degré, mais moindre sans doute, de la Hongrie, est une administration au service de l'Empereur. C'est l'administration de l'Etat mais les fonctionnaires ont souvent le sentiment d'être au service personnel de l'Empereur. Cette notion ne s'est pas atténuée et elle va subsister en tout cas très fortement jusqu'en 1918. C'est dire l'importance de ce loyalisme et les rapports très ambigus qu'entretient l'État d'Autriche-Hongrie avec ces deux notions dynastique et nationale qui peuvent sembler contradictoires mais qui se retrouvent unies. Très souvent


56 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

ce qui peut paraître contradictoire au niveau des principes peut paraître parfaitement conciliable au niveau de la réalité vécue qui est celle qui en définitive intéresse l'historien.

Deuxième point : quelle est la réalité de la langue ? Quelle est la réalité de la nationalité ? Est-ce la langue ou l'ethnie ?

Sur l'ethnie, le XXe siècle est extraordinairement réservé pour cette bonne raison que les principes ethniques ont été complètement dévoyés à l'époque nazie. Donc nous n'abordons pas volontiers ces problèmes ethniques. Mais il faut rappeler qu'au XIXe siècle il y a eu beaucoup de gens qui ont eu l'illusion que l'on pouvait arriver à percer les mystères de l'ethnie. On a parlé tout à l'heure très justement du darwinisme. Il faut dire aussi qu'il y a eu tous ces grands courants d'études ethnographiques ou ethnologiques. Avec le développement de l'instruction obligatoire et avec le développement du service militaire, on assiste à des recensements de plus en plus précis de la population ce qui permet de faire des calculs. Combien de Français, combien de Tchèques ont les yeux bleus, les cheveux blonds, etc. On peut se lancer comme cela dans une étude qui était évidemment difficilement réalisable avant la deuxième moitié du xixe siècle. Cette époque a vu aussi se développer la statistique sociale. On a commencé à établir des statistiques, non plus seulement de comptabilité des biens, ce qui était déjà fait antérieurement mais l'on a tenté de cerner par la statistique des phénomènes infiniment plus complexes, notamment d'établir des statistiques ethnographiques. Les premières cartes d'ethnographie sont de la deuxième moitié du XIXe siècle. La première grande carte ethnographique est celle qu'en 1855 l'Autriche présente au Congrès International de statistique qui se tient justement à Vienne. Il faut souligner le rôle extrêmement important de ces Congrès internationaux de statistiques qui font que l'on a abordé ces problèmes de nationalités, non pas en ordre dispersé mais en en discutant d'abord dans les Congrès Internationaux. C'est un aspect qui n'est pas toujours connu et qui est pourtant fondamental.

Quelle est la réalité, l'ethnie ou la langue ? La langue était avant tout ce qui était dominant dans la première moitié du xixe siècle comme critère fondamental. Le nationalisme est né dans la première moite du xixe siècle ou déjà dès la fin du xviiie siècle en se fondant sur deux sciences fondamentales : l'histoire et la philologie. Il faut rappeler ici le rôle considérable des Universités allemandes dans le développement de la philologie. Des étudiants slaves venaient étudier en Allemagne au début du XIXe siècle pour essayer de comprendre les structures des langues. Beaucoup d'études sur la philologie slave, que ce soit en Russie, que ce soit dans les pays d'Europe centrale, sont nées par des travaux inspirés de l'exemple allemand. La langue est devenue très vite le principal critère et en tout cas le seul critère facilement mesurable. On aurait pu poser la question de la langue ou de la nationalité. Si l'on posait la question de la nationalité à ce moment, on entrait dans une institutionnalisation des nationalités qui représentait des risques de dérapage. C'est pourquoi on a préféré dans l'Empire d'Autriche-Hongrie se tourner vers une autre notion qui était d'accorder les droits non pas à la nationalité mais à l'ethnie. C'est ce que proclame la Constitution Autrichienne de 1867.

Que dit en effet la Constitution de 1867 ? La Constitution accorde des droits égaux à toutes les ethnies, notamment le droit d'utiliser leur propre langue et de défendre leur propre personnalité. Il est précisé que la langue sera utilisée dans l'administration interne et des provinces et dans l'ensemble de l'enseignement. C'est cet aspect qui est fondamental. De 1880 à 1910 il y a une série de recensements décennaux qui prennent pour critère la langue. Comment est définie cette langue ? A la suite de nombreux Congrès Internationaux justement, on ne choisit pas la langue maternelle. La notion de langue maternelle est simple en Occident, elle serait beaucoup plus compliquée en Europe centrale parce que dans le cas de couples mixtes, quelle est votre langue maternelle ? Est-ce la langue de votre père ou la langue de votre mère ? C'était quelque chose de plus complexe que définit un terme qui signifie en allemand « la langue usuelle (Umgangssprache) ». La langue dont vous vous servez avec vos amis, dans votre travail, dans votre famille, c'est cela la langue usuelle. Le système autrichien est fondé sur le système déclaratif c'est-àdire que l'on déclare : je suis de langue tchèque, de langue allemande. Chacun est responsable de sa propre affirmation. Les autorités ne vont absolument pas intervenir


1996 - N°s 1-2 57

pour vérifier les choix. On ne se fonde pas sur des critères dits objectifs ; le critère subjectif est au contraire, me semble-t-il, le système le plus libre. Le système autrichien est beaucoup plus proche de la conception française de la nationalité fondée sur le choix et beaucoup plus éloigné du système allemand qui insiste beaucoup sur des critères apparemment objectifs de la nationalité. Quand on dit que les Alsaciens-Lorrains sont Allemands parce qu'ils répondent à un certain nombre de critères objectifs (ils ont été dans l'Empire, ils sont de langue allemande) ce sont des critères objectifs. Ce qui est assez étonnant c'est que le dernier recensement a lieu en 1910, la conférence de la paix va s'appuyer massivement lors du tracé des frontières sur les données ethnographiques de 1910. Autrement dit des données qui mesuraient la langue vont être utilisées par la conférence de la paix comme des données de nationalités, ce qui n'était pas prévu au départ. Il y a même des délégations comme la délégation américaine qui employaient constamment le mot de « race » comme si on avait en réalité mesuré la race à travers ces recensements.

Il y a eu une surestimation du rôle de la langue en Europe centrale, la langue devient le critère numéro un. Cela devient vraiment obsessionnel. Parler sa langue à l'école devient fondamental et tout ce qui relève de la langue, le livre, l'écrivain, le système scolaire, tout cela est extrêmement valorisé, il y a un rôle du mot, il y a un rôle du livre complètement disproportionné avec d'autres régions de l'Europe ou avec d'autres régions du monde. Un écrivain slovaque vers 1965 écrivait pour expliquer sa nation : « au commencement était le mot ». On a l'impression que le mot est beaucoup plus essentiel que tout ce qui va suivre, beaucoup plus essentiel que l'histoire, beaucoup plus essentiel que des notions ethniques. Cette prédominance du mot va marquer profondément toute l'histoire de ces pays encore jusqu'à aujourd'hui. Mais certains conflits ne sont pas des conflits de langue. Par exemple entre Serbes et Croates, il y a à partir de 1850 une langue commune qui est le serbo-croate avec des variations évidemment propres à chacun de ces deux ensembles linguistiques. Fondamentalement les conflits de la langue ne sont pas les seuls critères. Je rappellerai l'opposition entre les Allemands d'Autriche et les Allemands du Reich à la fin du xixe siècle. Le fait de parler la même langue n'empêche pas des affrontements très vifs, notamment sur l'interprétation de l'histoire et sur la place que joue la religion dans chacun de ces deux pays. L'Autriche était le champion du camp catholique et la Prusse était le champion du camp protestant.

Ce que je voudrais maintenant présenter, c'est la notion de patriotisme territorial, très complexe, que très souvent ni les hommes politiques, ni les journalistes français ne comprennent. Des gens qui se réclament de la même nationalité sont souvent très différents parce qu'ils ne sont pas dans le même territoire. C'est souvent la raison pour laquelle au xxe siècle on commettra des erreurs considérables. Par exemple en 1938 on ne comprendra pas qu'un Allemand de Bohême n'est pas un Allemand du Reich. Le raisonnement des diplomates va être : puisqu'ils sont Allemands, il faut les donner à l'Allemagne, alors qu'en réalité il s'agit de groupes nationaux qui ont une culture, un passé qui est extrêmement différent des autres régions de l'Allemagne, notamment de l'Allemagne du Nord qui est très éloignée d'eux. De la même manière, dès le début du conflit en ex-Yougoslavie, l'on n'a pas compris qu'un Serbe de Croatie n'était pas un Serbe de Serbie. Certains groupes nationaux de l'Europe centrale sont éparpillés entre des territoires différents, même de très petites ethnies. Les Slovènes au sud de l'Autriche au xrxe siècle sont présents dans le Land de Styrie, mais aussi dans le Land de Carinthie, enfin dans la Slovénie actuelle que l'on appelle au xrxe siècle la Carniole en français. Ils ont des vies assez différentes les unes des autres, parce qu'ils ne sont pas dans la même entité territoriale. De même les Croates sont divisés en Croates de Dalmatie qui dans l'Empire Austro-Hongrois relèvent de l'Autriche et le Royaume de Croatie qui lui fait partie du Royaume de Hongrie. L'une des revendications des Slaves du Sud à la veille de 1914 est très simple et très normale : ils veulent que l'on unisse les peuples Slaves du Sud qui sont divisés entre la partie autrichienne et la partie hongroise pour leur donner une unité territoriale. Ce sont ces projets que l'on appelle aussi le trialisme qu'avait semblé favoriser à la veille de la guerre de 1914 François Ferdinand.


58 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

Quand on dit réalité territoriale, cela veut dire également le droit historique. Nous arrivons à ce droit historique qui a été tout à l'heure évoqué, le droit historique parce que les droits des citoyens viennent de ce qu'ils appartiennent à une entité politique qui a une existence dans l'histoire. Par exemple, les habitants de la Bohême, Allemands ou Tchèques, participent à un Royaume, le Royaume de Bohême qui a été un des grands Royaumes médiévaux. Il en est de même pour le Royaume de Croatie qui a eu une moindre durée. Mais il n'empêche que le Royaume de Croatie a une existence qui a été ininterrompue dans la mesure où il y a eu très tôt fusion entre le Roi de Hongrie et le Roi de Croatie, mais le Royaume de Croatie reste un Royaume avec des droits qui lui sont propres, une Diète, un exécutif. Il y a donc là des réalités profondes.

Chaque citoyen de l'Empire bénéficie de droits qui sont les droits naturels des droits de citoyens de l'Empire Austro-Hongrois. En même temps il revendique des droits historiques propres à chaque unité territoriale. Dans le Royaume de Hongrie qui avait une attitude hostile aux nationalités, le Royaume de Croatie a obtenu des droits. Les Hongrois précisaient : nous n'avons pas donné des droits aux Croates en tant que nationalité, nous avons donné des droits au Royaume de Croatie. Le Croate en tant que nationalité n'a aucun droit particulier ; par héritage historique, il peut bénéficier des droits accordés à son Royaume. Cela peut paraître un distinguo un peu subtil mais c'est une réalité. Les nationalités qui ont le plus de difficultés dans la partie Hongroise de la Monarchie ce sont celles qui n'ont pas de véritables traditions historiques, les Roumains de Transylvanie ; les Slovaques car il n'existe pas de réalité de la Slovaquie dans le passé. Ce principe territorial est extrêmement vivant et il entraîne ce que l'on appelle un patriotisme de Land (Landespatriotismus). Ce patriotisme est commun à plusieurs nationalités. Par exemple les Tchèques ont un patriotisme Bohême qui est commun avec les Allemands de Bohême et les Allemands de Bohême y sont extraordinairement attachés. Il y a à peu près un an, a éclaté une très vive polémique en Allemagne dans les milieux d'immigrés car les mouvements politiques d'immigrés parlaient encore des « Allemands des Sudètes ». Ce terme qui s'est surtout développé dans l'entre-deux-guerres est tout à fait discutable parce que les Sudètes sont un massif montagneux qui ne concerne qu'une petite partie de la population allemande. Mais les historiens réclamaient que l'on utilise le vieux terme « les Bohèmes allemands », « les Moraves allemands ». Cela voulait dire que l'enracinement territorial passait même avant la nationalité. On était Bohême ou Morave mais on était de langue allemande, on se sentait de nationalité allemande. C'est cette réalité très simple qui a été complètement méconnue à l'époque de Munich avec des conséquences très graves pour les deux peuples qui occupaient ce territoire commun, puisque les Tchèques en ont d'abord été les victimes, et puis après les Allemands lors des expulsions qui ont eu lieu après 1945.

Pour terminer, je voudrais dire quelques mots d'un autre aspect très important du nationalisme en Europe centrale. On parle du nationalisme très souvent en tant qu'idéologie, ou bien en tant que mouvement politique. Les mouvements politiques existent, mais il faut voir que le nationalisme est quelque chose d'encore beaucoup plus profond car il est enraciné dans la vie quotidienne et il repose sur ce qu'on peut appeler à la suite de Maurice Agulhon « la sociabilité ». Il ne faut pas oublier que les mouvements nationaux reposent sur des formes de sociabilité qui encadrent le mouvement national. Le mouvement national ne se développe pas comme cela. Il ne naît pas seulement d'idées, il naît de contacts quotidiens. Cela commence à l'école. Le jeune enfant rentre dans la vie en allant à l'école allemande où à l'école hongroise. C'est un premier aspect mais il y en a d'autres, les nationalités s'appuient sur des réseaux considérables d'associations. On peut dire que ce qui caractérise toute l'Europe centrale, c'est le développement exceptionnel du réseau d'associations. Si vous prenez par exemple les Allemands de Prague, un groupe de 30 000 personnes, vous comptez à peu près 90 000 membres d'associations diverses à la fin du XIXe siècle, ce qui veut dire que chaque Allemand adulte est au moins membre de trois ou quatre associations. Voyez à l'échelon de la France ce qui se passerait si nous multiplions la population par quatre pour avoir les effectifs des associations. On en est très loin. Donc il existe des associations de toutes sortes. Puisque je prends l'exemple de


1996 - Nos 1-2 59

Prague il faut penser que parmi ces associations il y a des associations culturelles et que la culture est vraiment le moyen d'exprimer sa nationalité. Pour vous donner un exemple, à Prague, pour 30 000 Allemands, il y avait un opéra allemand. 30 000 habitants ! Vous vous représentez aussi ce que serait la France, s'il y avait autant d'opéras qu'il y a de tranches de 30 000 habitants. A Prague il existait un opéra tchèque, en même temps un opéra commun aux deux qui dépendait du Land de Bohême. C'est ce que l'on appelait le théâtre des États, qui avait été fondé à l'origine par la noblesse des États de Bohême. La rivalité à l'intérieur de l'Europe centrale ne se fait heureusement pas par la violence. On est frappé lorsque l'on regarde la deuxième moitié du xrxe siècle de voir la rareté des périodes d'affrontements. Il y a eu un développement extraordinaire de toutes ces associations culturelles parce que rivaliser avec le voisin, cela veut dire : ma littérature est meilleure, mon théâtre est meilleur, nous avons un niveau intellectuel plus élevé que vous. Lorsqu'on voit les différences entre les niveaux d'alphabétisation à l'intérieur de l'Empire, on se rend compte qu'il y a d'une part ce que fait l'État, et puis de l'autre ce que font les diverses nationalités. Les gens de nationalité tchèque ont un taux d'alphabétisme quasiment nul, près de 2 % alors que les Allemands eux-mêmes pourtant peuple de dominant ont un taux de 3 %. Ce qui veut dire qu'un peuple qui n'est pas dominant peut avoir un taux d'analphabétisme aussi faible qu'un peuple dominant. Par contre dans les parties où domine l'aristocratie, Hongrie, Pologne (la région que l'on appelle la Galicie), une culture extraordinairement approfondie qui est celle de l'élite aristocratique coexiste avec des taux d'analphabétisme proche de l'ordre de 50 %. Les nobles considèrent que l'alphabétisation du peuple passe au second plan. Ce que je voudrais souligner c'est le rôle de ce tissu d'associations. La nationalité est donc quelque chose de tellement mêlé à la vie sociale, que vous ne pouvez pas l'en dissocier. C'est pourquoi toute idée de considérer le nationalisme comme un phénomène extérieur que l'on pourrait à volonté introduire ou supprimer est une idée complètement fausse. Les circuits de sociabilité nationale n'ont pas cessé d'exister pendant tout le xrxe siècle et aussi pendant tout le xxc siècle. Après la deuxième guerre mondiale, ces tissus ont été si brutalement attaqués que les réconciliations devinrent extrêmement difficiles. D'où l'expulsion des Allemands de 1945 à 1947. Cela vous permettra de mieux comprendre les problèmes de l'exYougoslavie. Il ne s'agit pas seulement d'obtenir un accord entre les chefs de gouvernement, patroné d'en haut par l'O.N.U. Il faut rétablir des contacts et des circuits de sociabilité à l'intérieur des nouveaux États. Là sont les enjeux. Les nationalismes peuvent être étudiés d'en haut. Mais fondamentalement les nationalismes naissent de la base, c'est cela qui est extrêmement important. Je crois que les études qui doivent être faites sur l'histoire de l'Europe centrale ne doivent plus être seulement l'étude des grands acteurs politiques, elles doivent être beaucoup plus une étude de ces rapports sociaux qui sont vraiment créateurs de la nationalité.

Le nationalisme en Europe comptes-rendus

Nationalism in Europe. Past and Présent, Universidade de Santiago de Compostela, Justo G. Beramendi, Ramôn Mâiz, Xosé M. Mûnez éd., vol. I (752 p.), vol. II (664 p.), 1994.

Ces deux volumes constituent les actes du colloque organisé par l'université de SaintJacques-de-Compostelle les 27-29 septembre 1993. Les textes sont soit en anglais soit en espagnol. Comme l'expliquent les éditeurs dans l'introduction (en versions anglaise et galicienne), ce colloque boucle un cycle, dû à la même université, ouvert en 1983 par un


60 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

colloque sur les nationalismes dans l'Espagne de la Restauration 1 et continué en 1988 par un colloque sur les nationalismes en Espagne sous la IIe République 2. Ce troisième colloque, qui contient aussi nombre de communications sur l'Espagne, élargit donc le propos dans une perspective résolument comparatiste.

Comme l'indique le titre, le champ géographique est l'Europe. Mais on relève une grande inégalité de traitement. Outre les nationalismes en Espagne, les domaines les plus largement abordés sont l'Europe centrale et orientale, l'Italie, le Royaume-Uni, dans sa globalité mais surtout dans ses entités régionales, et l'Irlande. En revanche, malgré quelques communications sur les pays baltes ou la Pologne, l'espace russe n'est guère présent ; quant à l'Allemagne et à la France, elles sont nettement sous-représentées (et les participants français ne sont que deux). L'empire ottoman est l'objet d'une communication.

Le colloque porte largement sur le processus de nation-building qui a démarré aux xvme et xixe siècles avec les États-Unis et l'Europe et s'est largement étendu au xxe à toute la planète (ce n'est qu'incidemment que les études remontent plus haut que le xvme siècle). La dominante, ce sont les mouvements qui ont émergé dans les empires ou aux marges de ceux-ci, ce qu'on a pu appeler ici les nationalités, là les régionalismes et nationalismes périphériques. On peut résumer le colloque par les questions suivantes: comment et pourquoi, hic et nunc, apparaît un mouvement nationaliste ? Qui le compose ? Que dit-il, que veut-il ? Pourquoi réussit-il, pourquoi échoue-t-il ?

Comme on sait, les chercheurs croulent sous les travaux portant sur la nation et le nationalisme, et la masse de titres cités dans les bibliographies et les notes a de quoi décourager, même si elle constitue aussi un guide précieux. C'est sans doute le constat de cette prolifération qui a conduit les organisateurs du colloque à consacrer une première section à l'historiographie et à la méthodologie. Idée judicieuse dans son principe, qui permet de poser d'emblée une série de « concepts » et de thèses auxquels les communications des sections suivantes font référence.

Bien entendu, il est hors de question de faire un compte rendu exhaustif de chaque section. Nous en indiquerons d'abord le thème puis nous arrêterons sur quelques textes. Après avoir passé en revue les sections I à IV, nous proposerons quelques réflexions synthétiques sur l'entreprise.

Mais avant d'aborder la première section, arrêtons-nous sur l'introduction générale, due aux éditeurs, et à la conférence d'ouverture faite, à tout seigneur tout honneur, par Éric J. Hobsbawm.

D'emblée, les éditeurs soulignent « les éternels débats méthodologiques et épistémologiques » entre les « primordialistes » et les «modernistes» (I, 16). C'est-à-dire entre ceux qui pensent que « les nations ou les groupes ethniques conscients de posséder des droits politiques collectifs sont des entités données » (I, 16) existant objectivement avant la fin du XVIIIe siècle, et ceux qui pensent que « le nationalisme est un produit de la transition de l'Ancien régime vers une société libérale et capitaliste, et que c'est par conséquent une construction politique-idéologique directement reliée à la modernité, qui doit être accompagnée de changements économiques et sociaux si elle veut réussir et atteindre la population » (I, 18). Bien entendu, bien des auteurs combinent ces deux approches, et plus personne aujourd'hui ne voit le nationalisme émergeant « naturellement » de nations « objectives », plus personne non plus ne nie le rôle de « formes prépolitiques d'identité collectives » se constituant entre l'ère prémoderne et la fin du XVIIIe siècle.

Les éditeurs notent aussi que les discussions conceptuelles sur la nature du nationalisme souffrent d'imprécision sur ce qu'est exactement l'objet à étudier, et que le sens du mot nationalisme change d'une langue à l'autre, d'où une prolifération de terminologies (avec l'espoir que le collogue contribuera à les rapprocher). Ils tentent de cerner le

1. Paru en 1984 dans Estudios de Historia social, n° 28-29, 1984.

2. Actes publiés par J.G. Beramendi et R. Mâiz, Siglo xxi, Madrid, 1991.


1996 - N°s 1-2 61

problème par une série de questions sur « la relation existant entre le processus de changement social, processus dit de modernisation dans toutes ses sphères (économique, sociale, politique), et la conversion d'identités collectives en identités nationales » (I, 22). Ils se demandent « en quoi le nationalisme a été le véhicule le plus efficace pour la mobilisation et la cohésion sociales » (I, 24), sans escamoter « la difficile question de savoir si les processus de " nationalisation " et de démocratisation réelle (ou la consolidation de la démocratie) sont complémentaires ou conflictuels » (I, 26), refusant l'idée que l'on puisse sommairement poser le nationalisme comme intrinsèquement négatif. Au passage, ils relèvent que le grand nombre de travaux sur le nationalisme espagnol dans l'historiographie du pays montre un grand intérêt sur ce qui était jusqu'à un passé récent le grand acteur inconnu dans l'histoire moderne de l'Espagne. Enfin, ils notent que si le nationalisme requiert une approche interdisciplinaire, « le colloque a clairement démontré que les différentes disciplines scientifiques continuent de travailler confortablement en compartiments séparés » (I, 32), ou par tables séparées, remarque que goûtera tout chercheur ayant participé à un colloque.

Suit l'exposé qui introduit le colloque dans le vif du sujet, qu'Éric Hobsbawm a consacré à « Nation, État, ethnicité, religion : les transformations de l'identité ». Il relève que la formation d'États nationaux dans des limites territoriales est récente, et que ce mouvement est très exigeant, et nullement naturel, en ce qu'il mène à la « standardisation de l'homogénéisation du corps de leurs citoyens » (I, 37), alors qu'il a commencé par souligner que nous sommes tous des êtres multidimensionnels. Il passe ensuite en revue les différents modes d'identification nationale — le territoire, l'ethnicité, la religion — et pousse l'analyse jusqu'à l'époque actuelle. « Les relations entre les changements dans la structure politique des États de la fin du XXe siècle et la conscience nationale méritent un grand travail de recherche et d'analyse » (I, 44), mettant pour terminer en garde contre l'anachronisme : ainsi, dans l'Allemagne d'aujourd'hui, il ne faut pas confondre les néonazis et les nationaux-socialistes originels. « Ils sont différents », dit-il. Le discours sur l'État national est apparemment le même mais ne signifie pas la même chose aux deux époques. Éric Hobsbawm pose ainsi clairement la question centrale du colloque : le rapport entre conscience et structures nationales existantes ou non.

C'est à une tentative d'exploration méthodologique de cette question qu'est consacrée la section I, « Historiographie et méthodologie dans l'étude du nationalisme » qui, après un exposé introductif, comprend 13 communications. Nous ne rendrons compte que d'une seule, celle de Miroslav Hroch (université Karlova, Prague), intitulée « Savons-nous assez sur le " nationalisme " ? », en raison de son importance et parce que le cadre méthodologique qu'il pose est l'un de ceux auxquels les participants se réfèrent le plus (avec ceux bien connus d'Éric Hobsbawm, de Benedict Anderson et d'Ernest Gellner). Rappelons que M. Hroch a exposé sa méthode dans un ouvrage devenu classique, publié en 1985 par Cambridge Univ. Press, Social Preconditions and National Revival in Europe. A Comparative Analysis of the Social Composition of Patriotic Groups among the Smaller European Nations. Dans une note, il indique qu'il a en partie modifié son modèle dans un article paru en 1993 dans la New Left Review (n° 198), « From National Movement to the Fully FormedNation. The Nation-Building Process in Europe ».

D'emblée, M. Hroch déclare que « j'ai toujours entendu la nation comme un grand groupe social, comme un fait sociologique, et pas même les théories les plus récentes n'ont pu me convaincre que les nations seraient un produit du nationalisme, une " invention " d'intellectuels nationalistes » (I, 229). Il ajoute tout de suite que concevoir la nation comme un grand groupe existant objectivement ne signifie pas que cette approche conceptuelle ne pose pas problème, car il accepte également le fait que « les nations modernes se sont formées au cours du processus de transformation sociale (et économique et culturel) qu'implique la transition d'une société féodale à une société bourgeoise », ce qui est impensable « sans une activité orientée et consciente des individus » (I, 229-230). U étudie donc les interactions entre les aspirations individuelles des nationalistes et les transformations sociales indépendantes de leurs efforts. Il débouche sur une série de


62 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

problèmes, où il questionne le modèle en trois phases qu'il a élaboré dans son ouvrage de 1985 : la phase A, celle de la prise de conscience de noyaux isolés d'intellectuels nationalistes, la phase B, celle de l'agitation nationale, et la phase C, celle de la réception par les masses des objectifs nationalistes. M. Hroch distingue les nationalismes de l'Est européen, et celui qui s'est développé dans les grandes nations, type français, suédois, russe ou allemand. Au passage, concernant les petites nations, il met en doute l'idée reçue que l'influence de Herder ait été centrale dans ces processus, mais il récuse également une influence trop nette de la Révolution française (« nombre des premiers activistes de la phase B avaient de nets sentiments antirévolutionnaires », I, 234). Il débouche sur la demande de travaux sur les « contours de la décision individuelle » avec « des informations biographiques sur le plus grand nombre possible des premiers activistes », à des fins comparatistes, ajoutant que « les relations personnelles et les lectures devraient aussi être étudiées en détail selon un point de vue socio-psychologique » (I, 235). Ce que cherche M. Hroch, c'est à tracer une voie qui combine les approches primordialistes et modernistes, cherchant comment, à travers la tradition familiale, la formation scolaire, la presse et les oeuvres littéraires et artistiques se diffuse dans le présent une image de la nation qui puise ses éléments dans le passé, de manière à déterminer à quel moment les populations ont été « dans les conditions de concevoir leur propre passé comme une communauté de destin du groupe ethnique, en fait, national » (I, 239). Mais il n'ignore pas la question essentielle : comment se lie cette construction, à dominante de conscience nationale dans un sens ethnique, avec les droits civils posés par la bourgeoisie. Ainsi, l'approche de Miroslav Hroch pose tous les problèmes abordés tout au long du colloque.

Passons à la section II, « Nation-Building et nationalismes dans les empires multinationaux » (une introduction et 10 communications). Hamit Bozarslan (E.H.E.S.S., Paris) présente un exposé sur « le nationalisme dans l'empire ottoman », qui comme tous les empires est par définition multinational. Le point essentiel dans le processus de « nationalisation » au sein de cet empire au xrxe siècle et au début du XXe est la relation entre ce qui émane de l'Islam, peu propice à la formation de structures politiques modernes, et ce qui se dessine à partir d'une provenance non musulmane, par exemple les Tanzimats, droits civils (mais non politiques) accordés par les sultans à partir de 1839 aux nonmusulmans de l'empire. Ceux-ci sont les peuples des Balkans et les Grecs qui vivent sur la côte ouest de l'Anatolie, c'est-à-dire les peuples qui vont, en l'espace de trois générations, réduire l'empire ottoman à sa partie turque et donc montrer la vanité de la politique panislamique pratiquée sous le règne du sultan Abdul Hamid (1876-1909). Cet échec de régénération politique de l'empire ottoman par l'Islam débouche sur le nationalisme turc au début du XXe siècle. Ce nationalisme est fortement marqué par les doctrines du darwinisme social, telle celle de Gustave Le Bon ou Alfred Fouillée. Il y a aussi des courants libéraux, qui tentent d'introduire dans l'empire des modèles non musulmans, mais en définitive, c'est l'antihumanisme de la droite radicale française qui marque le plus le mouvement. Le théoricien le plus marquant du début du siècle, Z. Gôkalp, qui se donne comme un disciple de Durckheim, est un adversaire résolu des droits naturels. Le nationalisme turc élimine tout ce qui, à l'intérieur du nouvel espace national en construction, peut sur la base des droits naturels d'origine occidentale revendiquer une place spécifique, au premier chef les Arméniens, et de nos jours les Kurdes. Ainsi, le nationalisme turc au début du xxe siècle et la construction de l'État national qui en résulte montre qu'« une expérience d'État-Nation privée de notion de droit, de pluralisme politique, n'a aucune possibilité de réussir » (I, 432). Cet exposé est particulièrement intéressant en ce que le cas ottoman est très différent du cas de l'empire des Habsbourgs : contrairement à ce dernier, ce qui était le centre de l'empire ottoman ne s'et pas effondré mais s'est construit sur un modèle d'État national, comme l'ont fait les peuples de sa partie occidentale en se libérant de la souveraineté ottomane, mais tandis que ces peuples, du moins dans leur visée première, s'inspiraient de la tradition libérale du nationalisme


1996 - Nos 1-2 63

occidental, le nationalisme turc s'est inspiré de la tradition autoritaire de ce même nationalisme.

La communication suivante est très différente. Due à Laurence Cole (Institut universitaire européen de Florence), elle est intitulée « Nation ou région : l'identité culturelle au Tyrol dans les années avant 1914 ». Il s'agit d'une monographie exemplaire étudiant la commémoration en 1909 du soulèvement du Tyrol contre Napoléon en 1809. Cette commémoration faisait suite à l'érection en 1893 d'une statue à Andréas Hofer près d'Innsbruck et la consécration d'une chapelle en 1899 sur le lieu de naissance d'Hofer, les deux cérémonies en présence de François-Joseph. La fête de 1909 fut dominée par un médiévalisme conservateur destinée à illustrer le fait que le Tyrol de 1909 était exactement le même qu'un siècle plus tôt. Aussi la dominante fut-elle rurale, et même ruraliste, rien ne rappelant la vie urbaine du Tyrol. La cérémonie prit aussi le tour d'un événement historique, avec la présence d'anciens des batailles de 1859 en Italie, qui furent décorés par l'empereur. Cela conduisit d'ailleurs les autorités à prendre des mesures pour que la présence des Italiens du Tyrol, indispensable pour affirmer le caractère unitaire du pays, ne tourne pas à l'irrédentisme. Outre son caractère rural et historique, la commémoration eut un caractère militaire fortement marqué. Durant toutes les cérémonies, l'empereur parut en uniforme.

Mais ce qui est essentiel, c'est que cette commémoration fut pour les dirigeants de la bourgeoisie d'Innsbruck l'occasion de marquer leur place dans la monarchie, et particulièrement le dynamisme de leur rôle économique. « La forme de la fête fut celle d'une tradition inventée et idéalisée, ce qui reflétait l'hégémonie culturelle de la bourgeoisie » (I, 446, soûl, dans le texte). Car « un facteur dominant dans le développement économique du Tyrol était le tourisme » (I, 450), ce qui doit être lié au fait que 75 % des Tyroliens étaient encore employés dans l'agriculture. Bien évidemment cette fête a mis en évidence un conflit entre ceux qui encourageaient le tourisme — la bourgeoisie commerciale urbaine, les prêtres chrétiens-sociaux, un nombre croissant de petits notables locaux — et ceux qui étaient contre — avant tout les catholiques conservateurs et le haut clergé. Ces derniers voulaient hautement témoigner de l'alliance du trône et de l'autel. En définitive, la fête refléta ces contradictions, aboutissant à ce que, dans ce cas, « l'identité nationale s'est accomplie à travers la région (Heimat) » (I, 466, soûl, par l'auteur). Les plus hautes autorités de la monarchie Habsbourg et les forces sociales qui les soutenaient ont pu ici utiliser une inspiration nationaliste — celle qui au temps d'Andréas Hofer était pour le moins en opposition avec les principes de l'empire autrichien — et cette inspiration, pour des raisons économiques, a pu être récupérée dans un cadre régional. Autrement dit, c'est au niveau régional que conflue ce qui vient d'« en haut » (l'État) et ce qui vient « d'en bas » (la nation). Cette monographie illustre bien ce qui rendit la Double-Monarchie incapable de comprendre ce qui signifiait l'avènement des nations. Le rapprochement de l'étude de C. Laurence et de celle de H. Bozarslan montre à quel point le nationalisme peut aboutir à des résultats différents à travers son incarnation dans des situations socio-politiques différentes.

Arrêtons-nous également sur l'exposé d'Alksander Loit (université de Stockholm) sur « Nation-Building dans les pays baltes (1850-1918) ». Dans ces pays, le nationalisme a dû se dresser contre deux adversaires, la domination ancienne d'origine allemande, et celle de l'empire russe. C'est contre ces deux forces, surtout l'allemande dans un premier temps, que s'est levé le nationalisme en Estonie et en Lituanie entre 1860 et 1885. La seconde vague nationaliste, dans les années 1890, est due à ce que des différenciations importantes apparaissent alors chez les paysans, formant jusque-là un ensemble plutôt homogène, et à une forte croissance urbaine. Cette seconde vague a culminé avec la révolution de 1905. Suit une troisième phase de nation-building, dans les années 1920. Elle aboutit en 1921 à la reconnaissance internationale des trois pays baltes et à leur admission à la Société des nations. Le moteur du processus de nationalisation est que les sociétés baltes ont connu une modernisation économique et sociale bien avant le reste de l'empire tsariste.


64 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

Les communications que nous avons résumées illustrent bien l'esprit du colloque et sa préoccupation dominante : comprendre comment les idées nationalistes — le terme ici n'implique rien d'extrémiste ou d'outrancier, il désigne l'ensemble des idées concourant à la formation d'une conscience nationale — se répandent chez les individus et dans les groupes sociaux, comment elles correspondent à une visée créatrice, libératrice, ou à un repli conservateur ou réactionnaire sur des structures anciennes (le cas ottoman étant particulièrement original).

Xosé M. Nùnez (université de Saint-Jacques-de-Compostelle) présente une communication de caractère un peu différent mais non moins intéressant, portant sur « Les minorités nationales dans l'Europe centrale de l'Est et l'internationalisation de leurs droits (1919-1939) », qui reprend deux chapitres d'une thèse publiée par l'Institut universitaire de Florence en 1992. Le problème abordé tient à ce que «le modèle "occidental" de l'État-Nation — unifié politiquement et culturellement — devint dominant en Tchécoslovaquie, Pologne et dans les États baltes, et contribua à rendre aigus des conflits nationaux internes dans les nouveaux États, où des groupes ethniques auparavant dominés par d'autres groupes devinrent eux-mêmes dominateurs, et vice versa » (I, 505). Le caractère dangereux de cette situation fut mal apprécié, entre autres en raison de « l'image optimiste donnée par les doctrines sur la nationalité de la social-démocratie et d'autres théoriciens de l'empire austro-hongrois d'avant 1914 » (Ibid.). Cet optimisme présumait une « supposée harmonie entre les groupes nationaux au sein de l'empire pluri-ethnique d'avantguerre » (I, 506). Or, ce que montra la suite, c'était que chaque État-nation créé sur les ruines de l'empire austro-hongrois se révéla un petit empire à lui tout seul, et que donc le modèle occidental sur lequel ces États avaient été conçus ne correspondait pas à la réalité. C'est aux conséquences de cette inadéquation qu'est consacrée l'étude de X.M. Nùnez. Il montre que deux phénomènes cumulent leurs effets négatifs : d'une part les rapports minorités-majorités (ethniques) au sein des nouveaux États, et de l'autre le fait que la nouvelle carte de l'Est européen correspondait aux systèmes d'alliances créés par les grandes puissances occidentales, telle la Petite Entente, et donc aux intérêts de ces puissances. L'échec de la réforme de l'Europe centrale tient fondamentalement, montre X.M. Nùnez, aux « manoeuvres et aux questions d'équilibre de la politique internationale, plus qu'à la nature intrinsèque du mécanisme établi par la S.D.N. » (I, 525). Une autre communication, celle de Peter Vodopivec (université de Ljubljana), intitulée « L'Europe centrale, l'ex-Yougoslavie et les Balkans : anciens ou nouveaux nationalismes ? » montre bien l'échec de la S.D.N. et des « solutions » tentées après la seconde guerre mondiale à propos du royaume des Serbes, Croates et Slovènes mais si son exposé est très riche, P. Vodopivec l'assoit en partie sur une comparaison entre la Slovénie et la Bretagne sur laquelle nous reviendrons car elle pose quelques questions.

La' section III est intitulée « Nation-Building en Allemagne et en Italie », mais son titre correspond mal à son contenu puisque si, après l'introduction, elle comprend six textes sur l'Italie, un seul est consacré, en partie, à l'Allemagne, celui de Charlotte Tacke (Institut universitaire de Florence), « La nation dans la région. Mouvements nationaux en Allemagne et en France au XIXe siècle ». Il porte sur une question passionnante qu'aborde aussi Otto Dann (université de Cologne) dans l'introduction de la section, en montrant qu'en Allemagne la formation de l'État moderne, influencée par le modèle français, était « liée à une nouvelle poussée de nation-building au sein des États particuliers » (I, 610). O. Dann souligne ainsi fortement que « la formation de l'État en Italie et en Allemagne, qui se situe après la période napoléonienne, ne s'est pas faite selon le principe national. (...) Il semble tout à fait clair qu'au début du XIXe siècle les structures politiques et les identités en Italie et en Allemagne étaient fortement développées et politiquement dominantes à l'échelle régionale, ce qui a joué dans la suite de l'histoire un rôle beaucoup plus grand qu'on ne l'admet le plus souvent » (I, 611). Il est en effet frappant, en France, de constater à quel point les processus de formation des États nationaux allemand et italien sont étudiés au niveau de l'ensemble en ignorant largement les entités « régionales » constitutives de ces États. Charlotte Tacke démontre parfaitement à quel point la prise


1996 - N°s 1-2 65

en compte des niveaux régionaux dans la construction nationale est une approche féconde, en comparant les mouvements de la fin du XIXe siècle qui en Allemagne, dans la principauté de Lippe, ont contribué à l'érection du monument à Hermann (Arminius), et ceux qui en France ont concouru, en Auvergne, à l'érection de deux monuments à Vercingétorix. A travers les affrontements autour du monument de Gergovie et celui de Clermont, « le phénomène de négociation des identités régionale et nationale était particulièrement marqué » (I, 692), et l'identité nationale qui se dessine en Auvergne à travers l'identité régionale relève bien plus de la conception allemande de la nation que de la conception française (ou plutôt, préciserons-nous, de ce qui est présenté comme tel) : « Le peuple français se présente lui-même ici comme ayant une unité " objective ", qui tient à l'origine, à la culture et à l'histoire » (I, 693) 3.

Quant aux exposés de cette section III sur l'Italie, ils forment l'un des meilleurs ensembles du colloque. Arrêtons-nous sur le premier, celui que Pamela Ballinger a consacré à l'affaire de Fiume en 1919-1921. Elle aussi met en cause les travaux qui reposent sur une vision trop globale de la marche de l'Italie à l'unité : « En construisant le nationalisme du Risorgimento comme un type idéal, ces auteurs ont négligé les particularités historiques de l'unification italienne et (au moins dans le cas de Gellner) surestimé l'unité culturelle de la péninsule italienne. La notion de réveil national impliquée par le terme de Risorgimento masquait la réalité d'une énorme hétérogénéité culturelle (reconnue par le projet de Massimo d'Azeglio de « faire » les Italiens 4) et une profonde division politique, qui se retrouve à l'époque de l'État » (I, 625). La remarque porte loin, car P. Ballinger montre à quel point Gabriele d'Annunzio a pu facilement, lors de son expédition sur Fiume — et d'une façon plus générale par rapport à l'irrédentisme italien —, se donner comme le continuateur de Mazzini et de Garibaldi, la conquête de Fiume étant présentée par d'Annunzio comme l'équivalent de l'expédition des Mille. En fait, d'Annunzio se donne non seulement comme le successeur de Garibaldi, mais comme lui étant supérieur, ce qui prend tout son relief par le fait qu'à cette époque son influence sur l'Italie fut énorme. Dans une note très suggestive, elle écrit : « Voir l'irrédentisme comme le produit ou la continuation du Risorgimento oblige à mettre en question la périodisation traditionnelle du Risorgimento, qui traite l'unification comme un événement (culminant en 1861 avec la création de l'État italien) plus que comme un processus » (I, 625). P. Ballinger montre également de façon remarquable tout le développement et le renouvellement de la mystique « risorgimentiste » à travers les rites créés par d'Annunzio (ses « dialogues » avec la foule) et l'importance des arditi, en fait des adolescents pour la plupart. Il n'est pas étonnant que Mussolini ait pu reprendre à son compte, en éliminant d'Annunzio, toute la mystique et les rituels créés par celui-ci, qui apparaît comme l'un des préparateurs du fascisme.

L'exposé de Bernard Cook (université Loyola) sur « La Sicile et l'unification nationale italienne » approfondit ce rapport entre entité régionale et nation et montre toute la profondeur du « malentendu » entre le soulèvement sicilien et l'unification. Les Siciliens furent animés par la volonté de se libérer de la tutelle oppressante des grands propriétaires, « lorsque la Sicile rejoignit l'Italie, ce n'était pas pour le salut de 1'" unification " mais pour celui de la " libération " » (I, 652). Lorsque les grands propriétaires siciliens promurent la constitution de 1812, c'était à des fins de protection de leurs propres intérêts, nullement pour promouvoir un quelconque progrès démocratique, et Cavour vit l'annexion de la Sicile au Piémont comme une manière de contrer les visées émancipatrices de Garibaldi. Sidney Sonnino le reconnaît en 1876 : « Nous avons légalisé l'oppression existante et assuré l'impunité aux oppresseurs » (cité en I, 658). B. Cook souligne

3. Charlotte Tacke ne donnant ni références ni bibliographie, rappelons la communication très nourrie faite par Antoinette Ehrard, « Vercingétorix contre Gergovie ? » au colloque de Clermont-Ferrand de 1980 sur Nos ancêtres les Gaulois (actes publiés en 1982 par la faculté des lettres et sciences humaines de Clermont-Ferrand-II).

4. Allusion à la fameuse phrase de Massimo d'Azeglio : « L'Italie est faite, il s'agit maintenant de faire les Italiens ».


66 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

aussi qu'« en dépit de la recherche de sécurité sous le manteau de l'unité italienne, le désir pour un self-govemment régional demeura fort en Italie » (I, 659). Mais telles n'étaient pas les vues de Cavour qui écrivait en décembre 1860 à Victor-Emmanuel que « l'objectif est clair ; il n'est pas susceptible de discussion. Imposer l'unité à la partie la plus corrompue et la plus faible de l'Italie. Sur le moyen, aucun doute : la force morale et, si cela ne suffit pas, la force physique » (cité en I, 660). De sorte que « le royaume de Piémont-Italie ne fut pas la source des problèmes de la Sicile et du Mezzogiorno, mais Cavour et les hommes du Nord n'ont pas compris et n'ont fait aucun effort pour comprendre le Sud » (I, 661).

La section IV est intitulée « Nation et nationalismes dans les États anciens » (une introduction et 15 communications). Elle porte presque entièrement sur les cas espagnol et britannique, envisagés dans leurs expressions « régionales » plus qu'au niveau des États. Signalons, sans nous y arrêter, la remarquable introduction à cette section par Hans-Jùrgen Puhle (université de Francfort), axée sur le fait qu'en Europe ni les régions, ni les États, ni les nations ne sont « primordiales », « ce sont des artefacts 5 » (II, 13), et il en tire une série de questions d'une grande pertinence.

Le nationalisme espagnol et les nationalismes basque et catalan sont fondamentalement marqués par l'année 1898, point final d'une déliquescence qui traverse tout le XIXe siècle, ce qu'étudie Miguel Angel Durân (université de Huelva) dans sa communication sur « Régénération et patrie : le nationalisme espagnol au tournant de 1898 ». Car « 1898 est, sans aucun doute, une date importante pour le nationalisme espagnol, et (que) la crise de 1898 est, dans son aspect le plus spectaculaire, une crise de la conscience collective espagnole. Et une crise de caractère nationaliste » (II, 73), où ont été mises en question « les vieilles formes patriotiques de l'Espagne de la Restauration » (II, 75) (mais beaucoup de communications soulignent que l'on manque de travaux sur le nationalisme espagnol, ce qui n'est pas le cas sur les autres nationalismes en Espagne6).

Ce n'est certainement pas un hasard si le nationalisme basque est né au tournant de 1898, et nous avons à ce sujet l'une des plus remarquables communications, celle de José Luis de la Granja Sainz (université du Pays basque) sur « L'invention de l'histoire — Nation, mythes et histoire dans la pensée du fondateur du nationalisme basque ». Sabino de Arana Goiri (1865-1903) est le fondateur du nationalisme basque, le créateur en 1897 du néologisme Euskadi. Né d'un père carliste et carliste lui-même en sa jeunesse, Arana passa au nationalisme basque sous l'influence de son frère Luis en 1882 et exposa les soubassements historiques de celui-ci à partir de 1892, trois ans avant la fondation du parti nationaliste basque. Pour l'essentiel, il s'agit pour lui de lutter contre l'historiographie carliste espagnole et contre l'historiographie qui exalte les Fueros, privilèges particuliers donnés par la Castille au Pays basque à la fin du Moyen Age, exaltation faite par certains historiens dans l'esprit du libéralisme au xrxe siècle, lorsque les Fueros furent supprimés. Comme le montre l'auteur, l'historiographie d'Arana est essentiellement une mythologie, une reconstruction entièrement inventée du passé basque ancien et moderne. Cette entreprise est au service d'un projet foncièrement antilibéral. « Selon Arana, la nationalité consiste en cinq éléments : la race, la langue, le gouvernement et les lois, le caractère et les coutumes, et la personnalité historique » (II, 109). Sa conception de la nation est catholique, traditionaliste et providentialiste et s'accorde avec les visions d'un Maistre, d'un Bonald ou d'un Donoso Cortés. Elle est également catastrophiste. Tradition et catastrophisme s'accordent en ce que le peuple basque est conçu par lui comme une incarnation du Christ (dont il serait en quelque sorte le saint Jean-Baptiste) : âge d'or

5. Cette position est importante, car certains historiens (telle Suzanne Citron) semblent considérer que les « grands » États nationaux sont des artefacts mais que les régions ou les nationalités seraient des ensembles naturels.

6. Signalons cependant la communication de Margarita Diaz-Andreu, qui n'est peut-être pas à sa place dans la section I, sur « Le passé dans le présent : la recherche des racines dans le nationalisme culturel. Le cas espagnol ».


1996 - Nos 1-2 67

ancien brisé par le monde du mal (le libéralisme, l'Espagne) et régénération par une soudaine résurrection du bien. Dès la publication des ouvrages historiographiques d'Arana, entre 1892 et 1896, leur faiblesse a été relevée, mais d'abord par une contre-historiographie nationaliste espagnole. Elle n'a pas empêché les historiens nationalistes basques, avec de rares exceptions, de s'en inspirer totalement dans les manuels produits au XXe siècle, d'autant plus que l'historiographie d'Arana fut le principal aliment de la politique qu'il mena dans ses dernières années (il fut élu député basque aux Cortés). Comme le souligne l'auteur de la communication, « la politisation et l'instrumentalisation de l'histoire menée par Sabino Arana a eu des conséquences funestes pour l'historiographie basque postérieure » (II, 137), bien que la récente historiographie basque se situe « aux antipodes de la vieille historiographie nationaliste et essencialiste » (II, 138).

Autre communication intéressant l'Espagne, celle consacrée au « cas galicien en Espagne » (Râmon Mâiz, université de Saint-Jacques-de-Compostelle). On peut dire que c'est l'histoire d'un échec, celui d'un nationalisme qui n'a pu passer de la phase B à la phase C de M. Hroch. Il y a eu entre 1880 et 1910 un important mouvement intellectuel nationaliste en Galice, mais ce mouvement n'a jamais fait de percée politique, bien qu'en 1931 les nationalistes aient eu quatre élus aux Cortés et que la Seconde République ait donné à la Galice un statut d'autonomie, retrouvé, après le franquisme, dans la constitution de 1978, et que les nationalistes aient pour la première fois accédé en 1987 au gouvernement de la Galice. Pourtant, le déficit politique du nationalisme galicien n'a jamais cessé.

Comme nous l'avons dit, la place de la Grande-Bretagne est également forte dans le colloque, avec des communications substantielles sur l'Irlande et l'Ecosse. Nous nous arrêterons un instant sur celle de Keith Robbins (université du Pays de Galles, Lampeter), sur « le Royaume-Uni comme État multinational », ce qui revient à le considérer comme un empire en lui-même. K. Robbins part du constat que lorsqu'il enseignait à Glasgow, il recevait de nombreuses lettres du continent européen avec la mention : Glasgow, Angleterre. Cette anecdote introduit à une étude qui montre que si l'Angleterre — définie ici comme l'une des nations du Royaume-Uni — n'a guère eu de difficulté à se construire et à se penser une et unie, en revanche, dès que, à partir du moment où les rois saxons se posèrent comme rois de l'ensemble dénommé « totius Britanniae », un brouillage se mit en place quant aux rapports de l'Angleterre, du Pays de Galles et de l'Ecosse, pour ne rien dire de l'Irlande qui n'avait jamais été conquise par les Romains. S'il est indubitable que naquit un État britannique, il n'empêcha pas l'existence d'un sentiment d'appartenance galloise et plus encore écossaise, l'Ecosse ayant gardé sa propre structure politique jusqu'au début du XVIIe siècle et même jusqu'à l'union de 1707. Aux xrxe et XXe siècles, la conscience « british », avec laquelle la conscience proprement anglaise se confond, l'emporte largement sur toute autre appartenance. En revanche, à partir des années 1960, on assiste à une poussée autonomiste au Pays de Galles et en Ecosse. Selon K. Robbins, le fait que l'Angleterre, contrairement aux deux autres entités, n'ait pas de conscience propre explique sa difficulté à accepter l'Europe et à concevoir qu'il y ait « différents moyens et niveaux auxquels 1'" identité " peut être découverte et exprimée» (II, 315), et que cela dépend du contexte et de l'intention.

Nous terminerons cette recension par la France. Elle a peu de place dans ce colloque : elle partage deux communications avec l'Allemagne et deux autres lui sont entièrement consacrées. La première, de Gerd Krumeich (université de Fribourg), traite de « Jeanne d'Arc et le nationalisme français au xrxe siècle » et part de la redécouverte de l'héroïne à partir de 1820 par un groupe d'historiens libéraux, au premier rang desquels Michelet. Ce qui intéressait ces historiens, c'était que la Pucelle avait été abandonnée par un roi ingrat et que son entreprise était vue comme celle de la nation contre l'État. Il rappelle l'idée de consacrer à Jeanne d'Arc une fête nationale faite à la Chambre en 1884 par des députés de gauche, après quoi la Pucelle a été abandonnée à la droite nationaliste. L auteur y voit une illustration du classique passage du nationalisme français de la gauche à la droite à la fin du siècle. L'autre communication relative à la France est celle de Michel Winnock (Institut d'études politiques) sur « le nationalisme français ». Son étude


68 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

porte sur la fin du xrxe siècle, où le nationalisme républicain — nationalisme ouvert — fit place au nationalisme de droite — nationalisme fermé, « nationalisme proprement dit », précise-t-il (II, 340). Il note cependant que l'opposition classique entre le nationalisme ouvert et le nationalisme fermé doit être nuancée lorsqu'on se réfère au couple individualisme/holisme mis en évidence par Louis Dumont.

Les actes consacrent une section V au « nationalisme dans l'Europe d'aujourd'hui » (un exposé introductif et 12 communications) dont nous ne rendrons pas compte ici.

Après cette recension, quelques réflexions.

Tout d'abord, j'ai conscience que ce compte-rendu ne donne qu'une idée bien succincte de ce vaste colloque et des 1 400 pages de ses actes. Mais plutôt que de tenter de faire place à chaque communication, ce qui eût donné une énumération fastidieuse, j'ai préféré indiquer la substance de chaque section et m'arrêter sur quelques textes précis.

Je ne me suis pas attardé sur la première section, qui pourrait à elle seule faire l'objet d'un compte rendu. Elle montre bien dans sa diversité que tous les historiens cherchent à combiner ce qui antérieurement les divisait en primordialistes et modernistes. A cet égard, le résultat du colloque est clair : cette division appartient au passé. Mais ce dépassement se fait-il dans la clarté souhaitable ? Produit-il des outils performants, d'un maniement assez simple pour être repris par tout le monde ? J'avoue n'en être pas convaincu. Le concept de nation-building revient tout le temps, mais est-ce vraiment un concept ? Et à contempler respectueusement les diagrammes (parfois d'une redoutable sophistication) qui accompagnent certaines communications, et qui sont destinés à permettre une analyse généralisée de la question nationale, je demeure un peu perplexe 7. Les communications les plus intéressantes me paraissent être des monographies qui, en s'appuyant sur des notions d'ordre conceptuel, étudient un cas précis. Mais je ne suis pas certain que les historiens soient vraiment outillés pour des analyses générales, surtout à partir de notions venues de la sociologie et de l'économie appliquée à des faits d'ordre politique, alors qu'ils négligent les apports, fondamentaux à cet égard, de la philosophie politique. On ne saurait sans péril minimiser le fait que les sociétés humaines sont des sociétés instituées. Une dernière remarque : en matière d'analyse générale (et dans l'ensemble du colloque), on est surpris par la faiblesse des références à Fernand Braudel. Pourtant, son idée fondamentale que le temps est pluriel — ce qui me semble plus opératoire en histoire que l'idée de multidimensionnel — est à la fois simple et forte, et susceptible de servir de fil conducteur à des analyses poussées, par exemple quant à la manière dont tel groupe social se saisit et se sert de telle représentation nationale.

Quant au contenu des textes des différentes sections, il est très fidèle à l'intitulé du colloque, qui porte sur le nationalisme. C'est pourquoi toutes les communications sont centrées sur les expressions du nationalisme et sur les modalités de celles-ci en fonction des individus et des groupes sociaux qui les avancent (en prenant en considération les conditions socio-économiques de formation de ces groupes), en fonction aussi des buts qu'ils poursuivent. Mais — sauf exception — les auteurs font peu de place aux résultats effectifs atteints par les mouvements nationalistes, c'est-à-dire aux États nationaux. Il y a un grand absent dans ce colloque, c'est l'État. On me dira que ce n'était pas le sujet, mais je me demande si l'on peut vraiment séparer le nationalisme de l'étude de l'État, qu'il s'agisse du nationalisme des grands États ou de celui qui apparaît dans ces États et vise à en constituer de nouveaux.

7. Dans un numéro récent de la revue annuelle La pensée politique sur « La nation » (Gallimard/Le Seuil, 1995), Jean Baechler propose dans un article intitulé « L'universalité de la nation » un schéma, moins ambitieux sans doute mais clair, pour analyser la nation qui « dans sa définition la plus générale, est une morphologie » dont il expose la généalogie à partir de six critères qui combinent la conceptualisation venue de la science politique et les apports de l'histoire et de la sociologie.


1996 - Nos 1-2 69

Plus nettement encore, l'objet du colloque porte essentiellement sur les « petits » nationalismes, ceux de ce que Miroslav Hroch appelle les « groupes ethniques non dominants ». Le Royaume-Uni est principalement abordé à partir des nationalismes irlandais, gallois, écossais, et la seule communication qui porte sur l'ensemble le définit comme « multinational », ce qui bien évidemment ne laisse aucune place à l'étude du nationalisme anglais entendu comme le nationalisme du Royaume-Uni. C'est peut-être ce qui explique que l'Allemagne et la France occupent si peu de place dans le colloque : n'est-ce pas parce que l'on n'y trouve, au mieux, que de faibles traces d'activité politique de « groupes ethniques non dominants ». Gageons que s'il y avait un « nationalisme bavarois » ou un « nationalisme saxon », ils auraient trouvé place dans le colloque. Mais il est tout de même assez étrange que le colloque se soit si peu occupé de ces deux pays, quand ils passent pour les inventeurs des deux expressions majeures du nationalisme.

Pour ce qui est de la France, on relève régulièrement dans les communications des énumérations qui font, entre autres, de la Bretagne ou de l'Occitanie des nations. Chez Peter Vodopivec, cela va bien au-delà. Dans son étude sur l'ex-Yougoslavie, il entreprend une véritable étude comparée de la Slovénie et de la Bretagne, écrivant que si les deux pays n'ont jamais été identiques du point de vue social et ethnique, ils présentent aux XVIIIe et XDCe siècles beaucoup de traits communs, notamment une coupure prononcée, entre autres linguistique (mais P. Vodopivec semble ignorer que l'aire de la langue bretonne concerne la seule basse Bretagne) entre les élites et l'ensemble du peuple, comme si celui-ci était une masse colonisée et tenue en tutelle par une mince couche supérieure quasi étrangère. « Les Slovènes, dit-il, ont réussi là où les Bretons ont échoué » (I, 572), c'est-à-dire à atteindre la phase C de M. Hroch. Voilà qui est surprenant : car même pour échouer dans une telle entreprise, encore eût-il fallu que les Bretons l'aient tentée. Qu'on me pardonne de devoir ici faire référence à mes propres travaux 8, mais j'ai montré qu'au XIXe siècle une expression à tendance nationalitaire était apparue en Bretagne dans les années 1830-1860 au sein des sociétés savantes et de l'Association bretonne créée en 1843, mais que cette tendance infructueuse avait été le fait de très petits groupes, de plus davantage mus par l'idéal de rénovation catholique que par le nationalisme breton. Entre la fin du siècle et 1914, un mouvement breton s'est constitué, mais a connu une audience politique quasiment nulle. Depuis sa création, il n'a jamais pu faire élire, et seulement ces dernières années, qu'une poignée de conseillers municipaux, se présentant d'ailleurs sur des listes d'union de la gauche et nullement en tant que candidats nationalistes. Pour reprendre le schéma de Miroslav Hroch, on peut dire qu'il y a eu en Bretagne un tout petit début de phase A 9, mais que même la phase B n'a pas existé, sinon sous la forme d'un attachement à la personnalité bretonne, à ses traditions, à sa langue et à son histoire, dans une perspective nullement nationaliste. En somme, vue de Prague, la Bretagne serait une nation en quête de sa conscience, mais sur le terrain c'est une vue plus difficile à soutenir.

Si j'insiste sur ce point, c'est que ces allusions répétées à une Bretagne formant une nation, comme si c'était un fait acquis, et surtout cette partie de la communication de Peter Vodopivec (partie qui ne porte pas atteinte à sa grande richesse globale), et d'une façon plus générale la lecture des actes ont fait naître en moi une question que je livre crûment : les spécialistes du nationalisme, particulièrement ceux des « petits » nationalismes, n'auraient-ils pas tendance à surestimer systématiquement l'importance, l'intérêt et tout simplement la valeur des mouvements nationalistes ? Par valeur, je n'entends pas dire qu'il y aurait des nationalismes dignes d'être considérés et d'autres non, mais que l'historien, s'il peut légitimement étudier des mouvements diffus ou confus, ne saurait

8. J.-Y. Guiomar, Le bretonisme — Les historiens bretons au xix' siècle, thèse d'État soutenue en 1986 et publiée en 1987, Société d'histoire et d'archéologie de Bretagne, Rennes, et Imprimerie de la Manutention, Mayenne.

9. Il faut ajouter que, comme dans le cas occitan, le bretonisme est fortement lié aux courants nationaux qui tendent à exhumer le passé national français. Il est un aspect de la grande exaltation de la France celtique.


70 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

lui-même ajouter à la confusion en leur conférant une importance voire une réalité qu'ils n'ont pas. On a l'impression que certains chercheurs ont tendance à voir l'Europe entière comme une vaste Autriche-Hongrie, avec des surgeons nationalistes un peu partout, qu'il s'agirait de mettre en valeur. Très différente est une autre idée, l'un des réels points forts de ce colloque, illustrée par nombre de textes : le fait que pour tout État-nation, ancien ou récent, il est nécessaire de lier l'analyse nationale et l'analyse régionale.

La relative faiblesse (ou incertitude dans la démarche) que je pointe ici résulte à mon sens de l'absence de l'État dans les analyses, absence qui brouille l'intelligence de la question nationale même si ce colloque apporte beaucoup d'éléments pour sa connaissance. Car on ne saurait oublier que tout mouvement national vise à la création d'un État, qui est en quelque sorte l'épreuve de vérité du nationalisme. Il est donc nécessaire de confronter cet État à ce que voulaient faire les nationalistes, comme de tenter d'apprécier dans quelle mesure un mouvement nationaliste peut sérieusement prétendre à en créer un. L'étude sur la Galice (région dont on pourrait fructueusement rapprocher la Bretagne) va dans ce sens.

Ce brouillage aboutit à un déséquilibre. Les approches primordialistes véhiculaient pour l'essentiel des matériaux sur l'ethnique, l'historique, le culturel, tandis que les approches modernistes privilégiaient ce qui tenait au droit naturel moderne, aux droits civils et politiques. Or, dans le dépassement du clivage entre les deux lignes par leur synthèse, ce sont nettement les contenus d'origine primordialiste qui l'emportent ici '°. Ce qui favorise cette situation, c'est le primat dans l'historiographie contemporaine de l'histoire sociale, économique et sociologique qui doit à mon sens être rééquilibré, et critiqué, par des apports venus de la science politique, du droit public et du droit international, domaines auxquels les historiens sont trop peu sensibles.

En indiquant que le colloque de 1993 clôt un cycle inauguré en 1983, ses organisateurs comptent que d'autres reprendront ailleurs le flambeau. Suggérons que cette grande entreprise soit poursuivie au plan des États-nations, sans en excepter les « grands » États.

Jean-Yves GUIOMAR.

IRVINE, William D., The Boulanger Affair reconsidered, Royalism, Boulangism and the Origins of the Radical Right in France, Oxford, Oxford U.P., 1989, 239 p., prix non ind.

Jusqu'à une date relativement récente, l'interprétation de l'affaire Boulanger (18861891) dépeignait le mouvement fondamentalement comme une tentative de restauration monarchiste, utilisant comme machine de guerre un général républicain et populaire nommé Georges Boulanger. Mais, en 1959, Jacques Néré soutenait une thèse d'État en trois .gros volumes qui faisait découvrir un boulangisme « social ». Brossant un tableau circonstancié de la grande crise économique des années 80, Néré réinterprétait l'Affaire du point de vue des milliers d'électeurs des classes populaires qui votaient pour le « Général Revanche » avec l'espoir qu'il renverserait le régime parlementaire pour établir « la république démocratique et sociale ».

Il est peu probable qu'une thèse d'État aussi défectueuse que celle de Néré — son directeur, Ernest Labrousse, lui refusa son « imprimatur » pour la bonne raison que l'auteur ne parvenait pas à faire le lien entre les analyses socio-économiques et les événements politiques — impressionnerait aujourd'hui autant l'opinion anglo-américaine. Mais cependant, le travail de Néré a inspiré une génération d'historiens dont les livres et

10. Le cas breton est très significatif de cette domination. Pour que plusieurs participants puissent qualifier la Bretagne de nation, comme si la chose allait de soi, il faut nécessairement qu'ils lui attribuent des critères « objectifs » de type primordialiste, car jamais, dans leur histoire, lointaine ou récente, les Bretons (à part de très petits groupes de militants) ne se sont reconnus dans une telle « nation », qu'il s'agisse des Bretons parlant la langue bretonne ou non. Rien dans l'approche moderniste ne permet d'étayer l'existence d'une nation bretonne.


1996 - Nos 1-2 71

les articles révisionnistes sont presque parvenus à asseoir la nouvelle orthodoxie d'un boulangisme jacobin.

S'ils n'y ont pas entièrement réussi, c'est parce qu'une profonde réticence face à ce point de vue révisionniste a toujours persisté. Elle trouve aujourd'hui une expression péremptoire dans le brillant ouvrage du professeur Irvine. Il n'est pas excessif de dire qu'il a produit le « contre-Néré » attendu depuis longtemps, et que son étude conduit très probablement à réviser le révisionnisme et à renverser notre interprétation du boulangisme.

Irvine ne nie pas que le boulangisme émerge en partie comme réponse à la dépression des années 80, qu'il peut s'enorgueillir de compter dans ses rangs des leaders de gauche notables, et qu'il diffuse une rhétorique radicale qui attire les votes des classes populaires. Ce qu'il montre sans polémique, cependant, c'est que les historiens récents ont surestimé ces facteurs et par conséquent ont produit des visions déformées de l'Affaire. Que de nombreux prolétaires votent pour Boulanger, par exemple, est un égarement temporaire de la part d'hommes qui ont rapidement changé d'avis. La grande majorité des républicains et même la plupart des socialistes ont évité le mouvement ; alors que ceux qui ne l'ont pas fait avaient le plus souvent un passé équivoque et/ou étaient en train de glisser vers la contre-révolution. En bref, le boulangisme selon Irvine n'était « social » qu'en façade.

Mais cette façade s'avéra décisive pour le rendre attractif à droite, là où l'auteur situe le coeur du problème. Compact, très documenté et longuement mûri, le livre d'Irvine retourne le projecteur vers les liens entre boulangisme et royalisme. A la fin des années 70, le royalisme français, engoncé dans sa mentalité élitiste, était devenu l'otage électoral de quelques poches géographiques en voie de rétraction. Il avait un besoin désespéré de trouver un moyen d'élargir son audience ; en contrepartie il pouvait offrir une organisation, des journaux, une expérience politique, et beaucoup d'argent.

Irvine montre comment les hommes qui entouraient Boulanger ont accepté une alliance avec les royalistes, qui a peut-être commencé comme une « marche parallèle », mais qui, rapidement, s'est transformée en une domination royaliste dans la mesure où les républicains, le plus souvent volontairement, se sont soumis à leurs alliés. Sa documentation tend à prouver que pratiquement toutes les victoires aux élections partielles de 1888-1889 (y compris, ce qui est discutable, celle de Paris) s'expliquent en dernière analyse par le vote, la machine et les fonds des conservateurs.

L'analyse que fait Irvine des élections de 89 est remarquable. Il les voit non comme la retombée qu'on a voulu nous faire croire, mais plutôt comme « le résultat vers lequel avait tendu la cour assidue faite par les royalistes au boulangisme » (p. 125). Il montre comment, à maintes reprises, les conservateurs fournissent des candidats au mouvement, même dans de nombreuses circonscriptions républicaines, pendant que, dans le même temps, des républicains boulangistes avérés se contorsionnent pour satisfaire les exigences de leurs bailleurs de fonds monarchistes. Loin de se révéler un désastre, comme continuent de l'affirmer de récentes études, les élections de 89, selon Irvine, ont enrayé le déclin du royalisme et amélioré sa représentation parlementaire.

Ce n'est pas critiquer cette étude exceptionnelle que de constater que ses 180 pages ne suffisent pas pour tout dire sur un sujet aussi riche et de portée aussi durable que le boulangisme. Il y a bien évidemment de nombreux points particuliers qu'Irvine ne pouvait inclure, notamment une étude détaillée du terrain d'entente idéologique autour de laquelle républicains et royalistes se sont rassemblés dans les années 80. Plus important cependant, au regard du véritable flot de recherches récentes portant sur de nombreux aspects du boulangisme, qui culmine avec la réorientation, si bien réussie par Irvine, des grandes lignes de l'Affaire, celle-ci attend maintenant une réinterprétation « globale ». Le travail sera long et difficile, mais il en vaut la peine.

Steven ENGLUND.


72 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

Pap N'DIAYE (E.H.E.S.S. et Princeton University)

Problèmes d'analyse du complexe militaro-industriel aux États-Unis

En 1961, à l'occasion de son discours d'adieu à la présidence, Eisenhower prononça quelques phrases, demeurées célèbres, sur le complexe militaro-industriel, en mettant en garde ses compatriotes contre la collusion des militaires, de l'industrie de haute technologie et des grandes universités de recherche, susceptible de menacer les libertés politiques des Américains.

Eisenhower avait bien compris que ce système relationnel qu'il avait tant contribué à bâtir différait fondamentalement de ce qui avait pu exister avant la Seconde Guerre mondiale. Les États-Unis avaient certes déjà mis leur science et leur industrie au service des forces armées, comme lors de la Première Guerre mondiale, mais toujours avec la perspective que cette situation ne devait être que momentanée. Pendant la Grande Guerre en effet, l'industrie avait été mobilisée grâce au War Industries Board, tandis que les meilleurs scientifiques du pays avaient travaillé pour les militaires dans le cadre du National Research Council. Mais en 1919, le budget militaire avait été drastiquement réduit, et la grande industrie s'était tournée à nouveau vers un marché civil en pleine croissance, tandis que les scientifiques étaient rentrés dans leurs laboratoires privés et universitaires.

La Seconde Guerre mondiale marqua bien un tournant décisif, et, d'une certaine façon, un point de non-retour. Ce qui faisait la différence par rapport au passé était d'abord l'échelle de la mobilisation, et singulièrement de la mobilisation scientifique : le Projet Manhattan coûta à lui seul près de 2 milliards de dollars, et la grande majorité des chercheurs et ingénieurs travaillait pour l'effort militaire.

En outre, les conséquences de cette mobilisation militaire furent sans commune mesure avec celles de la Première Guerre mondiale, tant d'un point de vue économique que politique ou social. Les politologues s'y sont intéressés, de même que les spécialistes d'histoire sociale et les historiens économistes 1. On voudrait envisager ici une autre perspective, celle de l'histoire des sciences et des techniques, c'est-à-dire examiner la manière dont le complexe militaro-industriel a défini les grandes orientations scientifiques et technologiques des États-Unis, et avec quelles conséquences politiques et économiques.

Nous passerons d'abord en revue les quatre approches qui caractérisent l'historiographie : l'étude des artefacts techniques ; celle des disciplines ; celle des laboratoires ; celle des géographies industrielles, avant de nous concentrer sur un cas d'étude précis, celui des premiers ordinateurs électroniques et du Bureau National des Standards américain.

Questions d'historiographie

Les objets techniques

Pendant la guerre froide, les médias ont popularisé les armes de haute technologie (la bombe atomique, les missiles, puis plus récemment les armes laser) comme rempart ultime contre la force brute de l'Armée rouge. Mais les objets techniques sont aussi des objets politiques, au sens où ils reflètent le contexte politique large dans lequel ils s'inscrivent : non seulement parce qu'à une époque de tensions internationales a correspondu la constitution d'arsenaux massifs et baroques dans les deux camps, mais aussi

1. Voir notamment Carroll Pursell, The Military-lndustrial Complex, New York, Harper and Row, 1972 ; Gregory Hooks, Forging the Military-lndustrial Complex : World War Ils Battle of the Potomac, Urbana, University of Illinois Press, 1991 ; James Clayton, The Economie Impact of the Cold War, New York, Harcourt Brace and World, 1970.


1996 - N°s 1-2 73

parce que leur conception a incarné une série de choix relevant de facteurs politiques internes aux États-Unis. Les technologies militaires ont d'abord une forte charge politique : c'est ce que les historiens de la technologie se sont efforcés de montrer.

Par exemple, l'historien Donald McKenzie a étudié les centrales de guidage inertiel des missiles intercontinentaux en replaçant leur conception dans le cadre d'une rivalité entre militaires pour le contrôle des armes stratégiques. Ainsi que l'écrit McKenzie, « plus on analyse l'objet, plus on réalise que la technique n'est qu'une modalité du politique 2 ». De même David Noble a-t-il montré que les machines-outils à contrôle numérique qui furent mises au point au début des années 1950 n'étaient pas absolument meilleures que d'autres systèmes concurrents, mais qu'elles s'imposèrent parce qu'elles transféraient le contrôle du travail de l'atelier au bureau de l'ingénieur et de sa clientèle militaire, ce qui réduisait d'autant leur dépendance vis-à-vis des ouvriers qualifiés, souvent syndiqués et prompts à se mettre en grève 3.

De récentes études ont également mis en lumière les effets économiques de la dérive militaire d'une partie de l'industrie américaine. Pour ce qui concerne la machine-outil par exemple, les fabricants américains, encouragés par les militaires, se sont orientés vers des machines numériques de plus en plus sophistiquées, mais trop complexes et trop onéreuses pour la clientèle civile. Par conséquent, le marché mondial est maintenant largement dominé par les Japonais et les Allemands 4.

De leur côté, les historiens des sciences ont montré l'influence des produits militaires sur la connaissance scientifique : de même que, au XIXe siècle, la mise au point du télégraphe sous-marin amena les physiciens britanniques à formuler une théorie de l'électromagnétisme, les missiles ont fait faire des progrès importants à la connaissance des couches supérieures à l'atmosphère, les lasers ont profondément influencé la physique quantique.

Une fois matérialisé, l'objet technique survit souvent à la disparition des conditions qui l'avaient fait naître. Ainsi de l'exemple bien connu des ponts de New York, dont la disposition a renforcé la ségrégation sociale de certains quartiers longtemps après que les politiques qui en avaient décidé ainsi disparurent de la scène municipale. De même peut-on penser que les choix techniques et scientifiques opérés pendant la guerre froide continueront d'influencer la recherche américaine pendant de nombreuses années encore.

Les disciplines scientifiques

L'évolution des champs de savoir est également dépendante des cultures politiques du moment. L'historien de la physique Paul Forman a par exemple montré que le développement de la physique quantique dans l'Allemagne de Weimar était partie prenante d'un discours plus large sur la défaite et « le déclin de l'Occident 5 ». Il en va de même pour ce qui concerne les États-Unis : la physique, l'astrophysique, la science des matériaux et bien d'autres disciplines ont été influencées par la politique de la guerre froide.

Les départements de physique des grandes universités de recherche furent très largement structurés par la demande militaire, comme l'a montré récemment Stuart Leslie pour la physique des solides au M.I.T. et à Stanford 6. Les physiciens, sortis de la guerre auréolés de leurs prouesses (la bombe atomique et le radar) formèrent ce que

2. Donald McKenzie, Inventing Accuracy : A Historical Sociology of Nuclear Missile Guidance, Cambridge, Mass., M.I.T. Press, 1990.

3. David F. Noble, Forces of Production ; A Social History of Industrial Automation, New York, Oxford University Press, 1984.

4. Anthony DiFilippo, Military Spending and Industrial Décline : A Study of the American Machine Tool Industry, Wesport, Conn., Greenwood Press, 1986.

5. Paul Forman, «Weimar Culture, Causality and Quantum Theory, 1918-1927: Adaptation by German Physicists and Mathematicians to a Hostile Intellectual Environment», H.S.P.S., 3, 1971, p. 1115.

6. Stuart Leslie, The Cold War and American Science ; The Military Industrial Académie Complex at M.I.T. and Stanford, New York, Columbia University Press, 1993.


74 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

Daniel Kevles a appelé une « alliance stratégique » avec les politiques et les militaires 7. Ainsi que l'écrit Forman, « la physique américaine changea son caractère et ses objectifs par l'enrôlement de l'essentiel de ses chercheurs au service de la sécurité nationale ». Cette tendance fut encore plus marquée en aéronautique. Alors qu'avant la guerre, des fondations privées comme la Fondation Rockefeller finançaient environ la moitié de la recherche et des programmes d'enseignement, l'après-guerre vit le financement militaire noyer les financements civils. Les militaires imposèrent leurs priorités (étude des vols supersoniques, résistance des matériaux à la chaleur), tandis que la recherche d'intérêt civil (sécurité, économies de carburant) était délaissée.

Pour le génie électrique, les sujets relevant d'applications militaires furent favorisés. Les programmes d'avant-guerre étaient dominés par des questions portant sur le transport des courants de forte tension et le courant alternatif ; après guerre, il s'agissait de problèmes de physique des solides et de micro-ondes. L'électronique est devenue l'enfant chéri des départements de génie électrique, ce qui renforça considérablement la part de la physique et des mathématiques dans la formation des ingénieurs électriciens. Au total, les militaires ont contribué pour environ un tiers des dépenses de R&D effectuées entre 1945 et 1989, mais cette moyenne cache de fortes disparités. Dans des domaines comme l'électronique ou l'aéronautique, on approche des trois-quarts. Environ un quart des ingénieurs électriciens, un tiers des physiciens et mathématiciens étaient employés par des firmes travaillant pour la défense.

Spoutnik renforça les dirigeants américains dans leur conviction que l'Amérique devait mobiliser toutes ses ressources pour la sécurité nationale. On renforça certains programmes de physique (en particulier la physique des matériaux) et l'histoire des sciences fut promue : elle devait, pensait-on, inspirer et motiver les élèves ingénieurs et les étudiants en général. Les historiens des sciences ont eu du mal à s'émanciper de cette tâche qu'on leur avait assignée, de célébrer la science comme garante de la sécurité et du progrès, et de se faire les chroniqueurs des réussites scientifiques et techniques des États-Unis 8.

Les laboratoires

Par leur organisation, le choix des programmes de recherche, leurs relations avec leurs commanditaires et le reste de la communauté scientifique, les laboratoires ont reflété et renforcé la politique de la Guerre froide, et ils ont constitué à ce titre un objet d'investigation privilégié. Les historiens des sciences ont montré que les lieux de production scientifique n'étaient pas étanches, loin s'en faut, à leur contexte culturel. Un cas bien connu est celui du laboratoire de Pasteur et de ses relations avec la Troisième République dans le contexte de la Revanche, ainsi que l'a montré Bruno Latour.

Un bel exemple est celui du Radiation Lab d'Ernest Lawrence, très proche des militaires, qui récoltait chaque année des millions de dollars en échange de travaux liés à la bombe H. Or avant guerre, Lawrence était tourné vers la recherche civile, et ses fonds provenaient essentiellement de fondations privées et de compagnies d'électricité régionales, intéressées pour différentes raisons par la physique des hautes énergies. Si Lawrence se mit au service des militaires à partir de 1942, c'est, comme il le reconnut lui-même, parce que leurs moyens financiers étaient sans commune mesure avec ce que ses partenaires d'avant-guerre pouvaient offrir. Lawrence estimait simplement que la poursuite de sa recherche en physique nucléaire exigeait que lui et ses collègues s'adaptent à la demande militaire.

Ce fut aussi le cas avec l'Instrumentation Lab du M.I.T., the Applied Physics Lab de Johns Hopkins ou le Jet Propulsion Lab de Cal'Tech. Avant 1940, le laboratoire d'instru7.

d'instru7. Kevles, The Physicists ; The History of a Scientific Community in Modem America, New York, Knopf, 1977.

8. Paul Forman, « Independence, Not Transcendence, for the Historian of Science », Isis 82, March 1991, p. 71-86.


1996 - N°s 1-2 75

mentation du M.I.T. était spécialisé dans la mise au point d'instruments de navigation pour l'aviation commerciale. A partir de 1948, il se concentra sur les systèmes de guidage des missiles.

Du côté de l'administration publique, les grands laboratoires du Commissariat à l'Énergie Atomique se consacraient exclusivement à la mise au point et au test des armes nucléaires. Ainsi que le dit crûment l'un des responsables de l'agence, ces laboratoires ont réuni de « vastes groupes de scientifiques aux ordres ».

On s'est également intéressé aux relations entre laboratoires, souvent organisées par des agences militaires, comme le Bureau de Recherche navale (O.N.R.) 9. On peut ainsi analyser les échanges constants d'informations et de personnel entre laboratoires universitaires, agences militaires et grandes entreprises. En coordonnant l'effort scientifique du pays, les militaires développèrent et orientèrent le travail scientifique en fonction de leurs objectifs.

Avec l'appui du Pentagone, des relations très étroites se nouèrent entre institutions : par exemple entre le centre de recherche de Lockheed et le département d'aéronautique de Stanford. Lors de la guerre de Corée, Lockheed souhaita délaisser l'aviation commerciale pour se concentrer sur les missiles et les avions de chasse. Mais l'entreprise n'avait aucun savoir-faire en électronique, systèmes de guidage sophistiqués et maîtrise de matériaux exotiques. Lockheed créa donc de toutes pièces un laboratoire de recherche en 1953, appelé « Campus », et embaucha 200 ingénieurs et physiciens. Mais l'entreprise tourna court, la gestion n'était pas bonne, les scientifiques et les ingénieurs partaient. Lockheed changea alors radicalement de stratégie, en décidant d'établir un partenariat étroit avec le laboratoire d'aéronautique de Stanford. La firme transféra donc son laboratoire dans la Silicon Valley, apporta de l'argent frais à Stanford, et les deux partenaires se concentrèrent sur l'étude de la réentrée des missiles intercontinentaux dans l'atmosphère. Lockheed payait les thésards de Stanford, qui passèrent de 14 à 112, et les contrats avec l'armée, qui ne dépassaient pas 4 500 dollars avant 1955 avoisinaient un demi million de dollars en i96010.

Géographies industrielles

La guerre froide n'a pas seulement changé les programmes et les pratiques scientifiques, elle a aussi affecté la géographie industrielle des États-Unis. Le géographe Ann Markusen a récemment étudié la géographie militaire de l'Amérique industrielle, et parlé d'une gunbelt ceinturant le pays le long de la côte atlantique, le Sud et la côte pacifique, et qui se caractérise généralement par une orientation militaire accusée, une maind'oeuvre non syndiquée et un marché isolé du monde civil ". Relier la montée en puissance de la gunbelt au déclin du secteur manufacturier américain est certainement trop rapide. Il est bien sûr difficile de déterminer ce qu'aurait été l'évolution scientifique et technique des États-Unis sans guerre froide et course aux armements. On peut tout de même raisonnablement estimer qu'elle eût été bien différente, et que l'économie civile en aurait bénéficié.

Il est certain que l'industrie à vocation militaire a affecté les grands équilibres régionaux du pays, et notamment l'équilibre entre les vieilles régions industrielles du nord-est et des Grands Lacs, et la sunbelt. Ce facteur militaire est souvent sous-estimé par les géographes et les historiens.

La fameuse « Route 128 » à Boston, a concentré des entreprises de haute technologie souvent créées par des chercheurs du M.I.T., et spécialisées dans des domaines où les

9. Harvey Sapolsky, Science and the Navy : The History of the Office of Naval Research, Princeton, Princeton University Press, 1990.

10. Robert Kargon, Stuart Leslie, Erica Schoenberger, « Far Beyond Big Science : Science Régions and the Organization of Research and Development », in Peter Galison et Bruce Hevly dir., Big Science ; the Growth of Large-Scale Research, Stanford, Stanford University Press, 1992.

11. Ann Markusen, Peter Hall, Scott Campbell and Sabina Deitrick, The Rise of the Gunbelt : The Military Mapping of Industrial America, New York, Oxford University Press, 1991.


76 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

relations avec le Pentagone et l'expertise militaire ont plus importé que la rentabilité commerciale stricto sensu. En 1961, un banquier de Boston suggéra même de remplacer le métier à tisser par un missile Hawk comme symbole de l'économie locale...

L'autre exemple bien connu de région de haute technologie, la Silicon Valley, doit aussi sa naissance et une bonne part de son développement aux financements militaires. Car au-delà de l'image populaire de jeunes bricoleurs de génie affairés dans leur garage, la plupart des entreprises d'électronique et d'informatique ont vécu de contrats passés avec des agences militaires ou des départements universitaires eux-mêmes financés par les militaires 12.

Cette approche de l'histoire du complexe militaro-industriel, qui fait de l'artefact, du laboratoire ou de la discipline, des modalités du politique, rompt avec la conception commune selon laquelle les savoirs scientifiques et techniques seraient des instances neutres, susceptibles d'être indifféremment utilisées dans un sens ou un autre. Elle privilégie l'analyse des interactions entre les scientifiques, leur travail, et les attentes de leurs sponsors ou de leurs commanditaires. Les différentes réalisations ont été les fruits de compromis établis entre tous les acteurs, scientifiques, financiers, industriels, politiques, militaires. En ce sens, elles incarnent essentiellement des conceptions politiques particulières. C'est pourquoi les problèmes actuels de conversion du militaire au civil ne relèvent pas simplement d'une bonne volonté politique, car c'est la structure même de l'appareil scientifique et technologique américain qui doit muter.

Les historiens des sciences et des techniques ont toutefois négligé, à notre sens, les résistances à la militarisation de l'appareil scientifique et technologique américain au lendemain de la guerre. L'articulation entre le contexte international, la volonté des militaires et la réponse des organisations ne va pourtant pas de soi. Ils ont sous-estimé l'hétérogénéité de la construction du complexe, les stratégies de contournements, les grippages de la machine administrative, les processus de résistance de certains acteurs. Le cas du Bureau des Standards et du marché encore balbutiant de l'informatique à la fin des années 1940, s'avère, de ce point de vue, éclairant.

Un cas d'étude

Il s'agit de voir comment, aux États-Unis, une agence fédérale ambitieuse, le Bureau National des Standards (B.N.S.), s'est associée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale à une petite firme d'ordinateurs de Philadelphie en quête de capitaux et de contrats, Eckert Mauchly Computer Corp., pour concevoir le premier ordinateur commercial, U.N.I.V.A.C. ; et comment cet ordinateur, dans sa conception technique, incarna une volonté politique, celle du B.N.S., d'accroître son autonomie par rapport aux militaires dans un contexte lourdement marqué par la guerre froide naissante 13. Ce type d'analyse combine plusieurs des approches que nous avons recensées : un artefact, l'ordinateur U.N.I.V.A.C. ; une agence fédérale, le B.N.S., et une entreprise privée. Il s'agit en somme d'établir une histoire idéologique d'un objet technique (U.N.I.V.A.C. I), ou, pour le dire autrement, de déconstruire un ordinateur pour établir la charge politique de sa conception.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, le Bureau de la balistique de l'Armée américaine était en charge d'établir les tables de calcul des artilleurs, et il employait pour ce faire des centaines d'employés pour calculer les trajectoires. Le travail prenait du retard, en particulier pour les trajectoires de D.C.A., car on utilisait des calculatrices mécaniques, trop lentes ' 4. Aussi le Bureau passa commande d'une machine révolutionnaire à la Moore

12. Robert Kargon, Stuart Leslie and Erica Schoenberger, « Far Beyond Big Science », op. cit.

13. Mon travail est fondé sur les archives du N.B.S. (Archives nationales de Collège Park, Maryland), celles de Eckert — Mauchly (Hagley Muséum et université de Pennsylvanie) et celles du directeur du N.B.S., Edward Condon (American Philosophical Society, Philadelphie). Cette communication s'inscrit plus généralement dans la préparation de ma thèse, dont elle constitue l'un des chapitres.

14. Jusque vers 1946, les machines de calcul étaient mécaniques ou électromécaniques, elles étaient les héritières des machines Hollerith, inventées à la fin du XIXe siècle par l'ingénieur Hollerith.


1996 - Nos 1-2 77

School, le département de génie électrique de l'université de Pennsylvanie. Deux professeurs de ce département, Proper Eckert et John Mauchly, travaillaient en effet à la mise au point d'une machine électronique, et les militaires, ne voulant négliger aucune piste, avaient passé contrat avec eux. La construction de l'E.N.I.A.C. (Electronic Numerical Integrator Automatic Computer) commença en juin 1943, il fut achevé en novembre 1945 et inauguré en février 1946. L'originalité de l'E.N.I.A.C. est qu'il était constitué de tubes à vide, qui permettaient d'actionner un circuit ouvert/fermé plusieurs centaines de milliers de fois par seconde, grâce à l'absence de tout frottement mécaniquel 3. Programmer l'E.N.I.A.C. était une affaire très complexe, puisqu'il fallait tourner à la main des milliers de commutateurs et brancher spécialement des centaines de cables. La machine était impressionnante : 40 panneaux en forme de fer à cheval, 30 tonnes, et 160 m2 de surface au sol. On raconte que quand l'E.N.I.A.C. se mettait en marche, toutes les lumières de Philadelphie Ouest s'éteignaient... A l'occasion de sa première démonstration publique, en février 1946, l'E.N.I.A.C. additionna 5 000 chiffres en une seconde. Mais la guerre était terminée, le Bureau de la balistique n'en avait plus besoin, et l'E.N.I.A.C. fut donc mis au service de John Von Neumann et des physiciens nucléaires qui s'engageaient alors dans les premiers calculs de faisabilité de la bombe H.

Pour diverses raisons, secondaires ici, Mauchly et Eckert quittèrent l'université de Pennsylvanie en mai 1946 pour créer leur propre firme, installée à Philadelphie, EckertMauchly Computer Corporation (E.M.C.C). Cette petite entreprise avait besoin d'argent et de contrats pour entreprendre le développement du successeur de l'E.N.I.A.C, U.N.I.V.A.C. (UNIVersal Automatic Computer), qu'ils entendaient vendre commercialement. Leur objectif était de construire un ordinateur disposant d'une mémoire stockant les données et les programmes.

Naturellement, Mauchly et Eckert souhaitaient passer des contrats avec autant d'entreprises et d'administrations civiles et militaires que possible. Les entreprises d'assurances, qui avaient des besoins de gestion très importants, se montrèrent intéressées par leur projet. En 1948, ils avaient en poche cinq contrats pour 5 U.N.I.V.A.C. : ce n'était pas suffisant, et l'entreprise connut rapidement des difficultés financières.

Le principal client potentiel de la petite firme était le ministère de la Défense et ses différentes agences. Or, c'est de ce côté que se posaient les principaux problèmes.

D'une part parce que les militaires finançaient leurs propres projets d'ordinateurs, avec des institutions plus prestigieuses que la petite entreprise, et notamment les universités du M.I.T., de Harvard, et de Pennsylvanie.

D'autre part et surtout, parce que le F.B.I. indiqua en 1948 que Mauchly avait fait partie avant-guerre d'une organisation prétendument proche du Parti communiste, l'American Association of Scientific Workers. Dans le contexte maccarthyste du moment, l'accusation était suffisamment sérieuse pour que Mauchly se vît refuser son habilitation au secret défense 16. Aussi, plusieurs gros contrats avec les militaires furent-ils manques, notamment un contrat de deux millions de dollars pour la fourniture d'ordinateurs au centre de tests nucléaires de Point Mugu, Californie.

La seule institution fédérale qui s'engagea dans le projet fut une agence civile, le Bureau des Standards, associé au Bureau du Recensement (Census Bureau). Le Bureau du Recensement était très intéressé par un ordinateur électronique : le recensement de 1940 n'était pas terminé, et les responsables du Recensement voyaient avec inquiétude la décennie avancer, et craignaient que le recensement de 1950 ne commençât avant que le précédent n'ait été dépouillé. Or le Bureau du Recensement ne pouvait pas, statutairement, passer contrat avec des entreprises privées pour des travaux de développement. Les

15. La mécanique doit sa perte à une tare héréditaire : l'inertie due à la masse inhérente aux pièces mécaniques. Si légères qu'elles soient, les pièces ont une masse qui limite leur accélération et donc leur agilité. Pour augmenter les vitesses de calcul, on doit alléger les éléments mobiles, mais au détriment de la robustesse. Plus une machine mécanique est rapide, moins elle est fiable. Déjà, les relais électromécaniques marquèrent le début du déclin de la mécanique : l'état de la machine n'est plus strictement décrit par la position des pièces, mais par des tensions électriques.

16. Le dossier F.B.I. de Mauchly est publié dans Stan Augarten, Bit by Bit, p. 289-293.


78 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

administrateurs du Recensement s'étaient donc adressés au B.N.S., qui était habilité à passer contrat et qui pouvait contrôler sa bonne exécution. Par conséquent, jusqu'à la livraison de l'U.N.I.V.A.C. en 1951, Eckert et Mauchly furent en relation avec le Bureau des Standards.

Le B.N.S. eut une influence décisive — et peu connue — sur la conception des premiers ordinateurs, leur utilisation et sur l'organisation de la nouvelle industrie. Il avait été créé en 1901, en tant qu'agence du ministère du Commerce pour assister «les fabricants de matériels scientifiques, le travail scientifique du gouvernement, des écoles, collèges et universités ». Le travail du Bureau fut assez important jusqu'à la fin des années 1920, lorsque la Grande Dépression restreint sérieusement son budget. La Seconde Guerre mondiale inaugura une période faste pour le Bureau, qui joua un rôle important dans le Projet Manhattan et la mise au point du radar. En 1945, un physicien nucléaire de haute volée, Edward Condon, fut nommé à la direction du B.N.S. Condon avait été l'un des responsables du Projet Manhattan, et il était le premier directeur du B.N.S. qui ne fût pas un homme du sérail : il avait travaillé avant-guerre pour Westinghouse, après avoir été professeur à Princeton. Condon entendait moderniser l'administration du B.N.S. et développer ses activités, en particulier dans des domaines non militaires. Condon voulait également aider les petites entreprises et les jeunes entrepreneurs — à l'instar de ses supérieurs hiérarchiques, les Secrétaires au Commerce Henry Wallace et Averell Harriman. D'où l'intérêt qu'il porta à la petite firme d'ordinateurs de Philadelphie, fondée par Eckert et Mauchly.

La clientèle militaire faisant défaut, il est certain qu'Eckert et Mauchly ne pouvaient que travailler directement avec le B.N.S. Or, de son côté, le B.N.S. souhaitait s'affranchir de la tutelle militaire. Pendant la guerre, le Bureau avait travaillé exclusivement pour l'effort de guerre, mais le nouveau directeur, Condon, entendait bien revenir à ses activités civiles habituelles une fois la guerre achevée. Il cherchait donc en 1945 à investir dans des domaines qui ne fussent pas militaires stricto sensu, pour autonomiser son Bureau par rapport à l'Armée. A cette époque, Condon était la figure de proue des physiciens « anti-militaires ». Il milita notamment pour que le Commissariat à l'Énergie Atomique fût une agence civile en mesure de contrôler toutes les activités nucléaires militaires du pays. Condon était la bête noire des militaires, et notamment du général Groves, responsable du Projet Manhattan pendant la guerre, qui le considérait comme un compagnon de route des communistes — ce qu'il avait d'ailleurs peut-être été au début des années 1920, au moment de la formation du P.C. de Californie.

Aussi une rencontre opportune s'opéra-t-elle entre une agence fédérale ambitieuse et soucieuse d'accroître son indépendance et de renforcer son travail scientifique, et une petite entreprise en quête de capitaux et de contrats absolument indispensables pour sa survie. Pour le B.N.S., cette association avec Eckert-Mauchly était conçue comme la première étape d'un programme qui devait faire de l'agence un centre majeur de recherche-développement en électronique, informatique et mathématiques appliquées.

Cela n'allait pas de soi car les militaires voulaient que le Bureau des Standards travaillât presqu'exclusivement pour eux, et les généraux du Pentagone entendaient se débarrasser de Condon. Pour cela, on exhuma le dossier F.B.I. de Condon, en l'accusant d'être un agent communiste. Condon fut le scientifique le plus attaqué pendant la période maccarthyste, et son nom fit bien souvent la « une » de la presse de l'époque. Sans l'accuser formellement d'espionnage, on disait de lui qu'il était « le ventre mou de la sécurité américaine. » Il fut longtemps protégé par les Secrétaires au Commerce, mais quand les pressions se firent trop fortes, quand les convocations devant la Commission des activités anti-américaines se multiplièrent, Condon dut démissionner du Bureau des Standards, en pleine guerre de Corée, en septembre 1951. A peu près au même moment, une autre figure démocrate libérale, David Lilienthal, était remercié et quittait la direction du C.E.A.

Les difficultés financières d'Eckert-Mauchly devaient avoir raison de l'indépendance de cette firme. Le Bureau du Recencement avait versé 300 000 dollars, mais le développement de l'U.N.I.V.A.C. coûta au moins trois fois plus. Faute de clientèle militaire,


1996 - Nos 1-2 79

l'entreprise était commercialement vouée à l'échec. Aussi, en 1950, Eckert et Mauchly durent-ils vendre leur compagnie à la grande entreprise Remington Rand, qui souhaitait alors se lancer dans l'électronique. Eckert-Mauchly devint ainsi la division U.N.I.V.A.C. de Remington Rand. Mauchly fut écarté en douceur, et les dirigeants de Remington Rang nommèrent un nouveau responsable, qui n'était autre que le général Groves, une figure idéale pour conclure des contrats avec le Pentagone. Mais en 1950, l'ordinateur U.N.I.V.A.C. était pratiquement achevé.

Le fruit de la collaboration entre Eckert-Mauchly et le B.N.S. fut donc U.N.I.V.A.C, un ordinateur qui devait plutôt avoir des tâches de gestion que de calcul ; un ordinateur pour les banquiers et les assurances plutôt que pour les mathématiciens ; un ordinateur pour la grande gestion civile plutôt que pour la détection anti-aérienne ou les projets nucléaires des militaires. La première démonstration publique d'U.N.I.V.A.C se fit du reste à l'occasion des élections présidentielles de 1952, lorsque l'ordinateur, loué par C.B.S., prédit la large victoire d'Eisenhower dès la fermeture des bureaux de vote — ce qui stupéfia les Américains.

Pour l'historien, la dimension civile de l'U.N.I.V.A.C. peut se caractériser d'une double façon : d'abord pour l'analyse de la clientèle d'U.N.I.V.A.C I, en la différenciant de celle des grands ordinateurs scientifiques (I.B.M. 701 et E.R.A. 1101); ensuite dans le détail technique de l'ordinateur. Passons rapidement ses caractéristiques en revue.

1. U.N.I.V.A.C. disposait d'un langage de programmation. La plupart des autres ordinateurs étaient programmés en langage binaire introduit au moyen de cartes perforées (une série de O et de l). Mauchly mit au point un langage de programmation, permettant d'écrire les équations de manière assez simple. Par exemple a = b + c était représenté ainsi : SO 03 SI 07 S2 ; SO = a, SI = b, S2 = c ; 03 = « = » et 07 signifiant +. A l'intérieur de la machine, un programme traduisait cette formule en langage binaire. A partir de 1953, U.N.I.V.A.C fut la première machine à disposer d'un « compilateur », qui évitait de devoir décrire par le menu aux ordinateurs les opérations à accomplir. En 1957, le langage F.O.R.T.R.A.N. fut mis au point, qui permettait à n'importe quel ingénieur de programmer un ordinateur U.N.I.V.A.C Une grande administration ou entreprise civile pouvait avantageusement utiliser U.N.I.V.A.C sans disposer de scientifiques ultra-spécialisés.

2. U.N.I.V.A.C avait une très grande mémoire vive (12 000 caractères) et une grande mémoire de masse (grâce à plusieurs lecteurs à bande), par contraste avec les machines militaires qui privilégiaient le calcul en temps réel, par exemple pour la détection aérienne dans le cadre du programme S.A.G.E. U.N.I.V.A.C convenait donc parfaitement à des usages de gestion, gros consommateurs d'informations stables.

3. U.N.I.V.A.C était conçu moins comme un ordinateur que comme un ensemble de machines permettant au consommateur d'effectuer une série de tâches : il y avait des imprimantes, des mémoires magnétiques, des convertisseurs de fiches à bande magnétique et vice-versa. On pouvait imprimer des factures, trier des contrats, faire toutes sortes d'opérations de gestion. Les organisations qui disposaient déjà de machines électromécaniques pouvaient aisément convertir leurs fiches perforées en bandes magnétiques grâce aux convertisseurs.

Au moment de sa présentation, en 1951, les tensions internationales étaient à leur paroxysme : plus question pour qui que ce soit de s'opposer aux demandes des militaires. Après que Condon fut écarté, le B.N.S. fut plus que jamais une agence para-militaire, tandis qu'U.N.I.V.A.C était dirigée par Groves. La partie est jouée avec la guerre de Corée : désormais, l'essentiel des forces scientifiques et techniques du pays était au service de la défense et de la production massive d'objets de haute technicité. Au sein de l'administration fédérale, les dernières voix dissidentes se sont tues. Dès lors, l'ordre règne, la voie est libre pour le développement du complexe militaro-industriel.

Mais les efforts d'Eckert-Mauchly et du B.N.S. ont tout de même donné naissance à un marché civil de l'informatique, encore balbutiant en 1950, mais qui devait largement se développer par la suite — même si I.B.M. devait plus en profiter que Remington Rand.


80 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

Débat

M. FOHLEN : On m'avait toujours dit que le premier ordinateur avait été construit à Harvard pendant la guerre, alors c'est faux ?

M. N'DIAYE : En effet, l'ordinateur d'Harvard était électro-mécanique, et non électronique.

M. FOHLEN : Le discours d'Eisenhower en 1961 a eu du retentissement dans la mesure où à cette date, c'était une nouveauté pour les Américains que cette notion de complexe militaro-industriel. L'industrie de guerre n'a été mise au point qu'en 1939; durant la Première Guerre mondiale, le matériel américain était essentiellement français. L'armée américaine, c'était moins de 300 000 hommes en 1914 et après la guerre, les Américains vendent leurs usines de guerre parce qu'ils n'en ont pas besoin...

M. N'DIAYE : La seule exception est celle de la marine américaine qui construisait ses bateaux...

M. FOHLEN : L'armée de l'air, de son côté, n'était qu'une fraction de l'armée de terre. Elle n'est devenue autonome qu'à la fin de la guerre.

M. GRUTER : Quand et comment Remington a-t-il pu exporter l'« UNIVAC » à des sociétés civiles, européennes en particulier ?

M. N'DIAYE : Remington récupère UNIVAC en 1950 puis noue des relations avec l'étranger, en particulier la France, la Grande-Bretagne et l'Allemagne. Les UNIVAC 2 et 3 ont été de ce fait exportés à la fin des années 1950. En France, je crois que c'est le Commissariat à l'Énergie Atomique qui fut la première institution à acquérir de l'UNIVAC

M. GRUTER : On en a vendu un à la S.N.C.F. qui était à cette époque sous l'influence de la C.G.T. et l'autorisation a tout de même été donnée...

M. HERVÉ : Une question sur la nouvelle géographie militaro-industrielle : est-elle une création de la Guerre froide ou la simple accélération d'un phénomène né au cours de la Seconde Guerre mondiale ?

M. N'DIAYE : Je plaiderais plutôt pour la seconde analyse. La guerre mondiale n'en demeure pas moins une guerre industrielle, de production de masse : tanks de la région de Détroit, grands chantiers navals s'adonnant alors à des fabrications militaires, etc. On a là un savoir-faire hérité de la révolution industrielle. La Guerre froide marque un nouveau stade de l'évolution industrielle des États-Unis, avec l'émergence de l'électronique et en général de savoir-faire entièrement nouveaux. D'où le fait que les localisations des centres de recherche et de production des armements sophistiqués se soient calquées sur une géographie « universitaire ».

M. HEFFER : A partir de quel moment les centrales nucléaires ont-elles été développées aux États-Unis ? A ce moment, des firmes comme General Electric ou Westhinghouse se sont affranchies de la tutelle militaire...

M. N'DIAYE : Cela commence en 1954, quand Eisenhower signe son programme « Atome for Peace », dans un contexte de relâchement des plus graves tensions internationales, et au moment où le programme thermo-nucléaire américain est mis au point. Le Commissariat à l'énergie atomique américain peut donc s'engager dans la voie civile. Il y a un lien entre centrales nucléaires et technologie militaire : les premières centrales fonctionnent avec les moteurs de propulsion des sous-marins nucléaires comme le « Nautilus » en particulier.

M. HEFFER : Quand l'ordinateur s'est-il, à son tour, libéré de l'emprise militaire ?

M. N'DIAYE : Les militaires ont utilisé l'UNIVAC pour la gestion, par exemple, de leur intendance. Le premier ordinateur civil est l'I.B.M. 360 qui est lancé en 1961 ; son succès est phénoménal parce qu'il n'est pas cher, de petite taille et que sa programmation est aisée. Certes, dans les mêmes années, les I.B.M. 701, 702 et 704 sont destinés aux militaires, mais la rupture avec l'armée n'en est pas moins consommée.


1996 - Nos 1-2

Didier FOUCAULT, Université de Toulouse-le-Mirail

Giulio Cesare Vanini, un libertin martyr à l'âge baroque. Mise au point bio-bibliographique

Inconnu du grand public, Giulio Cesare Vanini demeure — au mieux — méconnu de l'historiographie française de notre siècle. L'arrogance dont ce philosophe martyr a fait preuve, en 1619 sur la place du Salin à Toulouse, lors de son exécution pour athéisme et blasphèmes, a pourtant eu un grand retentissement. Mais une telle fin, ignominieuse selon les uns, glorieuse pour les autres, se prête mal aux investigations sereines.

Très vite, les canards anonymes, François de Rosset en ses Histoires tragiques ou le Mercure françois ' ont colporté des anecdotes sur la vie de ce personnage qui n'a vécu que peu de temps en France. Puis est venu le tour des apologistes chrétiens, le truculent jésuite Garasse 2 et le jeune Mersenne 3 sonnèrent les charges les plus violentes, relayées, au cours du Grand Siècle par une foule d'auteurs catholiques mais aussi réformés4... En contrepoint, c'est tout juste si l'on parvient à percevoir un autre écho, plus discret et

1. François de Rosset, « De l'exécrable docteur Vanini, autrement nommé Luciolo : de ses horribles impietez, et de sa fin enragée », Les histoires mémorables et tragiques de ce temps, Pierre Chevalier, Paris, 1619, p. 185-213. Cette édition rarissime est la seule qui comporte l'histoire de Vanini. Elle vient d'être republiée par le Livre de poche, Bibliothèque classique, Paris, 1994, p. 161-180 (les notes concernant Vanini, dues à Anne de Vaucher Gravili, s'appuient sur des travaux très anciens et ne sont malheureusement pas fiables). Ce texte a également circulé, sous forme de canard anonyme : Histoire véritable de l'exécrable docteur Vanini, autrement nommé Luciolo Bruslé tout vif ce Quaresme dernier par Arrest de la Cour de Parlement, pour ses horribles impietez et blasfemes contre Dieu, et nostre Seign. lesus-Christ, Paris, André Soubron, 1619, 16 p. « Un Atheïste Italien bruslé vif à Thoulouse », Cinquiesme tome du Mercure François, Paris, chez Estienne Richer, 1619, p. 63-65. Ce texte, comme deux autres sources souvent citées (D'Autreville, Inventaire gênerai des Affaires de France, Paris, lan Petit-Pas, 1620, p. 858-860 et Malingre (Claude), continuateur de Mathieu (Pierre), Histoire générale des derniers troubles arrivez en France, Paris, 1622) sont, en fait, des reprises du canard : Histoire véritable de tout ce qui s'est passé depuis le premier janvier 1619 jusqu'à présent, tant en Guyenne, Languedoc, Angouhnois, Rochelle, que Limosin et autres lieux circomvoisins ftdeïlement rapportée par tesmoins qui ont veu et esté sur les lieux où le lecteur verra choses rares et particulières des affaires du temps, Paris, N.Alexandre, 1619, p. 9-11 (autre édition: Poitiers, I. Thoreau, 1619).

2. Garassus (François), La Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps ou prétendus tels, contenant plusieurs maximes pernicieuses à testât, à la religion et aux bonnes moeurs combattues et renversées, Paris, 1623, 16+1 025 + 58 p. Cet ouvrage célèbre n'est pas la seule charge du jésuite contre Vanini. Le philosophe italien est également évoqué dans plusieurs textes : YApologie du père François Garassus (...) pour son Livre contre les Atheistes et Libertins de nostre siècle et response aux censures et calomnies de l'Autheur anonyme, Paris, 1624, 360 p. ; Somme théologique des veritez capitales de la religion chrestienne, Paris 1625, 48 + 884 p. ; lettre du 6 novembre. 1623, publiée par Frédéric Lachèvre, « Un mémoire inédit de François Garassus adressé à Mathieu Mole, procureur général pendant le procès de Théophile », Revue d'histoire littéraire de la France, 1911, p. 900-939...

3. La carrière du futur « secrétaire de l'Europe des savants », ami de Descartes et éditeur de Galilée, a commencé par la publication de violentes attaques contre les libertins où Vanini est directement — ou implicitement — pris à partie : Mersenne (Marin), Quoestiones celeberrimoe in Genesim, Paris, 1623, 1916 col. ; L'impiété des Déistes, Paris, 1624, 896 p. et 1625, 600 p. Lire à ce sujet : Hine (William L.), « Mersenne and Vanini », Renaissance Quarterly, 1976, p. 52-65 et Raimondi (Francesco Paolo), « Vanini e Mersenne », Scuola e cultura nella realtà del Salento, Annuario del Liceo Scientifico « Giulio Cesare Vanini », Carra Editrice, Casarano (Lecce), 1995, p. 9-62.

4. Le Polonais Andrzej Nowicki — auteur de nombreux travaux sur Vanini — a entrepris une recension systématique des textes publiés faisant référence à Vanini : « Vanini nel Seicento e gli strumenti concettuali per studiare la sua presenza nella cultura », Atti dell'Academia di scienze morali e politiche, Naples, 1972, p. 377-441 ; « Vanini nel Settecento », Bolletino di Storia délia filosofia delV Università degli studi di Lecce, Impartie, 1980-1985, p. 40-59 ; 2°partie, 1990-1992, p. 125-184.


82 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

insidieux, mais redoutablement dissonnant, celui des libertins, que Vanini a fréquentés et qui — au grand dam des dévots — ont continué à lire entre les lignes les impiétés contenues dans ses deux livres : l'Amphitheatrum oeternoe providentioe et le De admirandis Naturoe arcanis5...

Les efforts de l'érudition du XIXe siècle — ceux de Victor Cousin et de l'archiviste toulousain Adolphe Baudoin en premier lieu — mériteraient d'être salués si le rétablissement de quelques vérités ne s'était accompagné de nouvelles hypothèses, qu'il faut bien qualifier de fantaisistes et parfois même d'infamantes 6.

Au xxe siècle, c'est surtout en Italie — et en Pologne — qu'ont été entrepris les travaux les plus importants pour éclairer quelques-unes des nombreuses zones d'ombre de la biographie de Vanini, mais aussi rééditer ses textes et dégager le contenu d'une pensée philosophique et scientifique plus complexe que les éternels lieux communs sur son athéisme'. Un seul Français est à citer : le spécialiste de philosophie italienne, Emile Namer. Sa biographie de Vanini, publiée à titre posthume en 1980 et qui synthétise les fruits de quarante ans de recherches, est actuellement la seule référence solide en langue française à laquelle on puisse avoir recours 8. Je considérerai donc, dans le cadre de cette mise au point, ses résultats comme des acquis que je me contenterai de signaler rapidement.

En revanche, j'accorderai une attention plus soutenue aux études à caractère biographique — et notamment les publications de documents nouveaux — qui, pour l'essentiel,

5. Les deux seuls ouvrages conservés de Vanini sont l'Amphitheatrum ceternoe providentioe divinomagicum, christiano-physicum, nec non astrologo-catholicum. Adversus veteres Philosophas, Atheos, Epicureos, Peripateticos et Stoicos, Lyon, Antoine de Harsy, 1615, 370 p. et le De admirandis naturoe reginoe deoeque mortalium arcanis. Libri quatuor, Paris, Adrian Perier, 1616, 512 p. Ils ont été réédités en facsimilé par Congedo Editore, Galatina (Lecce), respectivement en 1979 et 1985.

Il existe deux éditions critiques du texte latin de Vanini : Liugi Corvaglia, Le Opère di Giulio Cesare Vanini et le loro fonti, Milan-Gènes-Rome-Naples, Società éditrice Dante Alighieri, 2 volumes, 1933-1934, 202 et 372 p. Réédition en fac-similé : Galatina, Congedo, 1990, et Giulio Cesare Vanini, Opère, présentées et annotées par Giovani Papuli et Francesco Paolo Raimondi, Galatina, Congedo, 1990, 625 p. La longue introduction de G. Papuli est, à tous points de vue (notamment bibliographique) essentielle.

Une seule traduction française est disponible. Elle est malheureusement très incomplète et souvent peu fiable : OEuvres philosophiques de Vanini, traduites pour la première fois par Xavier Rousselot, Paris, Gosselin, 1842, 321 p.

Il vaut mieux avoir recours aux traductions italiennes : Guido Porzio, Le Opère di Giulio Cesare Vanini, Lecce, Eduardo Bortone, s.d. (1912), 2 volumes, 484 p. et 696 p. et, surtout, les récentes traductions de Luigi Crudo et F.P. Raimondi, assorties d'un appareil critique de grande qualité dû à F.P. Raimondi : Anfiteatro dell'etema provvidenza, Galatina, Congedo, 1990, 338 p. ; / meravigliosi segreti délia natura, regina et dea dei mortali, Galatina, Congedo, 1981, 560 p. Le quatrième livre du De Admirandis — celui qui contient les attaques les plus directes contre la religion — vient d'être publié séparément dans une nouvelle traduction d'Anna Vasta : Vanini (Giulio Cesare), Confutazione dette religioni, préface de Manlio Sgalambro, Catane, De Martinis et C, 1993, 168 p.

Les références aux textes seront données dans la pagination des éditions originales, signalée dans les éditions critiques. Abréviations utilisées : Am : Amphilheatrum... ; DA : De Admirandis...

6. Victor Cousin, « Vanini, ses écrits, sa vie et sa mort », Revue des deux mondes, 1843, p. 673-728. Adolphe Baudoin, « Histoire critique de Jules César Vanini dit Lucilio », Revue des Pyrénées, 1903, p. 105132 ; 280-414 ; 489-518 (seconde version d'une étude publiée dans la Revue philosophique de la France et de l'étranger en 1879).

V. Cousin fut — à son insu — victime d'un faussaire, ce qui rend toute une partie de sa biographie inutilisable. A. Baudoin, qui a révélé la supercherie, s'est malheureusement lancé dans des hypothèses rocambolesques basées sur des allégations sans fondement solide (l'homosexualité du philosophe) et de pures inventions (un meurtre) qui n'ont pas résisté à la mise à jour de nouveaux documents.

7. Parmi les publications — nombreuses en Italie depuis une vingtaine d'années — les plus remarquables, signalons le recueil d'études : G. Papuli, Le interpretazioni di G.C Vanini, Galatina, Congedo, 1975, 328 p. (textes de G. Papuli, G. Spini, A. Corsano, E. Namer, A. Nowicki) et les articles du Bolletino di Storia délia Filosofia dell'Università degli Studi di Lecce. (Abréviation utilisée : B.S.F.U.S. Lecce).

8. Les principales études d'Emile Namer consacrées à Vanini sont : « La vita di Vanini in Inghilterra », Rinascenza salentina, 1933, p. 169-174 ; 1934, p. 113-142, 217-340 ; Documents sur la vie de JulesCésar Vanini de Taurisano, Bari, s. d. (1965), 200 p. ; Emile Namer, La vie et l'oeuvre de J.C. Vanini, Prince des libertins mort à Toulouse sur le bûcher en 1619, Paris, Vrin, 1980, 286 p.


1996 - Nos 1-2 83

n'ont pas donné lieu à des comptes rendus en France. Il s'agit principalement de travaux réalisés sous l'égide du Centro Studi « G.C Vanini » de Taurisano ou de l'Université de Lecce. Je me permettrai également de faire part de résultats provisoires de recherches entreprises pour la préparation d'une thèse consacrée à la vie et à la philosophie de Vanini, ainsi qu'à leur écho dans la culture européenne.

Origines familiales

Vanini est né aux confins du Royaume de Naples, dans la presqu'île du Salente, au Sud-Est des Pouilles. Précisément à Taurisano, bourgade agricole proche de Lecce. Son père Giovan Battista Vanini est intendant du duc de Castro, une citadelle du canal d'Otrante qu'il a vaillamment défendue, en 1573, contre une attaque turque. Sa mère s'appelle Béatrice Lopez de Noguera. Il a un frère — prénommé Alessandro, comme le protagoniste de Giulio Cesare dans les dialogues du De Admirandis...

Les recherches de Giovani Cosi dans les archives notariales conservées à Lecce ont abouti à la publication, en 1979, d'un important dossier de documents sur les Vanini aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles et notamment sur leur implantation dans le Salente 9. Celle-ci date de la seconde moitié du xvie siècle et est liée au difficile contrôle de l'Italie du Sud par les Espagnols à cette époque. L'expédition menée par Lautrec en 1529 déclenche un soulèvement des barons italiens contre le vice-roi de Naples. Vaincus, ils sont contraints à l'exil, tandis que leurs terres et leurs titres sont redistribués aux fidèles de l'empereur. Ainsi le comté de Castro est-il attribué à l'un des proches conseillers de Charles Quint, Mercurino Alborio Gattinara. L'administration de ces régions longtemps insoumises — qu'on pense au complot de Campanella en 1599 — requiert des hommes de confiance. Doutant, à juste raison, de la fidélité des notables locaux, les seigneurs espagnols font appel soit à des compatriotes soit à des Italiens du Nord qui les ont soutenus.

Les parents de Vanini illustrent ces deux cas de figure. Son père n'était pas un méridional. Il est né vers 1515 dans une localité de l'Est de la Ligurie, Tresana. Avec un autre membre de la famille, le mystérieux Lorenzo Vanini, il séjourne probablement à Naples avant d'être envoyé à Taurisano au cours des années 1560, pour s'occuper des affaires du duc de Castro, successeur de Mercurino Alborio Gattinara. Il remplit, semblet-il, ces fonctions pendant un temps assez long, peut-être jusqu'à sa mort en 1603. Dès cette époque — et jusqu'à l'extinction du nom dans le Salente — la famille Vanini jouit d'une notabilité reconnue et appuyée sur un niveau de fortune confortable. On possède ainsi les minutes de divers actes de ventes et transactions financières qui ne laissent pas subsister de doutes à ce sujet.

Sa mère, quant à elle, appartient à une « illustre famille » d'origine espagnole. L'un des plus important de ses membres dans la région, « Magnificus » Geronimo Lopez de Noguera, est fermier des douanes de la Terre d'Otrante, du Basilicate, de Bari et du Capitanate en 1584. On le trouve en relation avec le père de Vanini dans un important transfert de fonds vers Naples.

Outre leur intérêt propre, ces données doivent conduire à une certaine prudence avant d'émettre des hypothèses sur les raisons familiales et strictement économiques qui auraient conduit le cadet Giulio Cesare vers une carrière ecclésiastique. Rien ne permet de juger du degré de vocation personnelle du jeune homme et certains biographes, comme Guido Porzio ou Emile Namer, ont assurément trop brodé en décelant le libertin dans quelques anecdotes douteuses et anodines de son enfance ou en dramatisant la précarité matérielle de sa condition d'étudiant...

Naissance et jeunesse

Avant d'arriver à cette période de la vie de Vanini, quelques remarques sur sa naissance. La question de la date de naissance a donné lieu à beaucoup de débats qui

9. Giovani Cosi, « Nuova série di documenti vaniniani », B.S.F.U.S. Lecce, 1979, p. 197-270.


84 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

n'ont pas vraiment abouti à des résultats concluants. Je voudrais ici tenter un nouvel examen du problème à partir des quatre séries de données que l'on possède et dont le rapprochement n'a jamais été tenté.

1) Dans le De Admirandis, publié en 1616, le philosophe se présente comme « à peine âgé de trente ans », alors que les Annales manuscrites de Toulouse rapportent qu'il avait trente-quatre ans lors de son arrestation en août 161810. On peut donc hésiter entre 1584 ou 1586 et ne pas écarter 1585 — compte tenu du caractère approximatif de ces remarques.

2) Dans un autre passage particulièrement savoureux du même ouvrage, Vanini narre, avec beaucoup d'humour et non moins d'impertinence, dans quelles conditions il fut conçu 11. Alors que sa mère était « une toute jeune épouse », son père, un vieillard septuagénaire et affaibli « s'accouplait pour s'acquitter — comme on dit — d'un devoir » et « ne se jeta pas gaillardement dans la bataille en encourageant son parti avec la vaillance qui convient à quelqu'un qui combat pour l'éternité ». Ces ébats quelques peu laborieux, se déroulaient heureusement, nous dit Vanini, en la période du printemps... Sa date de naissance, se situerait donc en hiver.

3) Dans un texte — à caractère astrologique — Vanini rapporte que Mars se trouvait dans la huitième maison à sa naissance 12. Sans rentrer dans une explication complexe du problème de la domification astrologique, disons simplement qu'il s'agit d'un des calculs fondamentaux servant à l'établissement d'un thème de naissance. La huitième maison n'est pas, comme l'ont cru Moschettini et Di Cagno Politi, il y a un siècle, le huitième signe du zodiaque — le Scorpion — mais d'un secteur du ciel situé à l'Ouest du méridien du lieu, à une distance approximative de 30° à 60° de celui-ci ' 3. Cette seule information n'est pas suffisante pour tirer quelque conclusion que ce soit, puisque, chaque jour, toutes les planètes traversent successivement les douze maisons.

4) Par contre, si l'on rapproche ce texte d'autres données concernant, cette fois, la Lune, il est possible d'en tirer parti. Il n'y a pas lieu de tenir cette démarche en suspicion. Le scepticisme critique de Vanini n'épargne pas les spéculations de l'astrologie judiciaire, mais, lecteur de Cardan, il avait comme beaucoup de ses contemporains, consulté des astrologues. Il avait lui-même réalisé des travaux d'astronomie et était donc tout à fait capable de donner des informations fiables sur la position des planètes à sa naissance 14. A propos de la Lune, il affirme à plusieurs reprises qu'elle était « aphète » et au milieu du ciell'. Contrairement à la leçon des traducteurs de Vanini « apheta luna » ne signifie pas « pleine lune » mais « Lune aphète ». Cette expression est courante chez les astrologues du xviic siècle qui ont écrit en français comme Nicolas Bourdin ou Jean-Baptiste Morin 16. Elle désigne chez Plolémée, des positions particulières de la Lune ou du Soleil,

10. DA, LX, p. 493 ; Nicolas de Saint-Pierre, «. Chronique n° 290 », Sixième livre des Annales (manuscrit), Archives municipales de Toulouse, BB 270, I" 13.

11. DA, XLVIII, p. 321-322.

12. Voir: Am. V, p. 25, ainsi que: L. Moschettini, « Vita di Giulio Cesare Vanini», Rivista Europa, 1879, II, p. 258 et N. Di Cagno Politi, Giulio Cesare Vanini, martire et pensatore del XVII sec, 2nde éd., Rome, 1874, p. 4.

13. Il n'existait pas moins de cinq méthodes différentes de domification à l'époque de Vanini. Elles différaient entre elles selon le grand cercle pris pour base de calcul (horizon, écliptique, équateur) et la détermination des pointes des principales maisons (première, septième et dixième ou Milieu du Ciel). La méthode utilisée par les astrologues contemporains — et qui donne lieu à une littérature aussi abondante que fantaisiste — a été mise au point par Palcidio di Titi au milieu du XVIIe siècle, soit postérieurement à la mort de Vanini. Voir, à ce sujet, l'étude historique et mathématique de H. Selva, La domification ou construction du thème céleste en astrologie, Paris, Vigot, 1917, 138 p.; réédition en fac-similé, Nîmes, Lacourt, 1992.

14. Vanini se prétend l'auteur de Libri astronomici, imprimés « à Strasbourg dans une très élégante typographie » {DA, VII, p. 31 ; XVI, p. 91).

15. DA, XXII, p. 129 ; XXVIII, p. 172 ; LVL p. 426 ; LX, p. 491.

16. Voir, par exemple, la traduction française réalisée en 1640 par N. Bourdin du Manuel d'astrologie, la Tétrabible, de Ptolemée, rééditée aux Belles Lettres, Paris, 1993, III-ll principalement. Ainsi que: N. Bourdin, Le Centilogue de Ptolomée, Paris, 1651 ; réédition en fac-similé par J. Halbron, G. Trédaniel,


1996 - N°s 1-2 85

notamment — comme c'est le cas pour Vanini — le passage au milieu du ciel (approximativement la zone de l'écliptique coupée par le méridien). Comme le signale Vanini (DA, LX, p. 491), la Lune aphète est principalement nocturne ce qui implique que Mars, très proche de la Lune (environ de 30 à 60° à l'Ouest), traverse aussi le ciel de nuit.

Or, les tables astronomiques, permettent de l'établir, Mars n'est visible de nuit qu'au cours d'un des trois hivers envisagés : en 1584-1585 17. C'est donc cette période — qu'il n'est pas possible de préciser plus, en l'absence d'autres informations — que je retiendrai pour situer la date de naissance de Vanini.

Giulio Cesare, le prénom qui figure sur ses livres, doit être retenu comme nom de baptême. Depuis un siècle, la preuve en a été apportée par de nombreux documents que tous les biographes connaissent... Malheureusement, beaucoup de publications françaises et qui font autorité — je cite parmi d'autres : le Robert des noms propres, l'article « Vanini » du thésaurus de ï'Encyclopedia universalis ou l'index de l'Histoire de la France religieuse de Georges Duby... — adoptent Lucilio. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, c'est en effet ce prénom — ou des variantes comme Lucio, Luciolo, Lucile... — qui a la faveur des auteurs. La raison de cette substitution est simple : Vanini a vécu à Toulouse sous le pseudonyme de Pompeo Usciglio et n'a été identifié qu'après sa mort. Pompée, le rival romain de César, a été vite oublié, tandis qu'Usciglio — en fait l'anagramme de Giulio C. déformé en Lucilio — a connu une fortune d'autant plus durable qu'on a cru, avec Garasse, que le philosophe s'était donné le nom du conquérant romain par pure forfanterie...

De la jeunesse de Vanini dans le Salente, on ne sait rien, sinon quelques anecdotes de peu d'intérêt. Accomplit-il une partie de ses études chez les Jésuites ? On peut avancer l'hypothèse, sans la tenir pour sûre. Étudie-t-il à Lecce ou se rend-il très tôt à Naples ? Les lacunes de la documentation ne permettent pas de trancher, même si les travaux de Giovani Papuli permettent de mieux situer dans leur contexte cette période de la vie de Vanini 18. Grâce au serment autographe que conservent les archives de Naples, il est bien attesté qu'il est reçu docteur in utroque jure — en droit civil et en droit canon — en 1606, ce qui permet de penser qu'il se serait inscrit au Studio de la ville vers 1601. En 1603, sous le nom de frère Gabriele, il rentre chez les Carmes et a commencé à prêcher vers 1605. Plusieurs textes le présentant comme un prêtre, on peut supposer qu'il a reçu le dernier ordre majeur peu de temps après.

Séjour à Padoue et Venise

Quitte-t-il Naples sitôt l'obtention du doctorat pour suivre le duc de Castro, lieutenant général du royaume, dans une importante mission diplomatique à Venise ? Francesco de Paola penche pour cette hypothèse 19. Le duc — à qui Vanini dédiera son Amphitheatrum — est alors chargé par Philippe III d'intervenir au nom du roi d'Espagne pour essayer de dénouer la grave crise de l'interdit décrété par le pape Paul V contre la République Sérénissime. On ne possède malheureusement pas de document attestant la présence du jeune clerc auprès de son seigneur. Aussi, l'hypothèse ancienne d'un départ plus tardif vers le Nord — autour de 1608, après la vente de quelques biens dans le Salente — restet-elle très plausible.

Faut-il interpréter cet éloignement comme une prise de distance avec une obédience réputée très stricte ? Giovani Papuli a fait remarquer que Vanini a opté pour la branche de l'ordre qui suit l'antique observance. Plus souple, elle encourage alors ses membres à

Paris, 1993, p. 29, 229-230 et J.B. Morin, Remarques astrologiques, Paris, 1657; réédition Paris, Retz, 1975, p. 88, 148.

17. Résultats établis grâce au logiciel d'éphémérides Astronomy Lab, avec le précieux concours de M. Xavier Suchocki.

18. Opère, 1990, p. 14 et s.

19. F. De Paola, Vanini et il primo '600 anglo-veneto, Cutrofiano, 1977, 400 p. Cet ouvrage, accompagné d'un important dossier de documents inédits, dépasse largement le cas de Vanini et s'intéresse aux milieux italiens — surtout vénitiens — qui vivaient à Londres au début du xvnc siècle.


86 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

parfaire leur formation théologique pour devenir des prédicateurs. Il n'est donc pas à exclure que Vanini se soit rendu à Padoue pour étudier la théologie, comme il le suggère lui-même.

Les années padouannes sont, à n'en pas douter, une période de maturation de la pensée de Vanini. L'Université de Padoue, que fréquente Vanini, est surtout réputée pour la qualité de son enseignement de médecine et pour l'audace de ses philosophes. Dans cette ambiance intellectuelle, Vanini a très certainement trouvé les bases essentielles de sa culture dans ces deux disciplines. Ses ouvrages révèlent de vastes connaissances dans toutes les sciences et, notamment, dans les sciences de la vie. N'est-il pas — les biologistes et les paléontologues le notent parfois — le premier penseur à envisager que l'homme descendrait du singe 20 ? A Toulouse, il se fera même passer pour médecin. Quant à l'influence philosophique de « l'École de Padoue », pour reprendre une expression d'Ernest Renan 21, elle est non moins contestable. De Pietro Pomponazzi — au début du xvie siècle

— à Cesare Cremonini — titulaire de la chaire lors du séjour de Vanini — ce sont quelques-uns des fleurons de la pensée italienne de la Renaissance qui se sont illustrés dans cette université. Aristotéliciens convaincus — face aux platoniciens de Florence — ils rejettent également le thomisme qui, ailleurs, domine l'Université. Depuis Pomponazzi

— auquel Vanini voue dans ses ouvrages une grande admiration — les Padouans ne font plus de la philosophie la servante de la théologie. Ils repoussent cette prétention scolastique et affirment, par la subtile mais ferme théorie de la double vérité, que les vérités de la foi étant inaccessibles à la raison, la théologie n'a nul besoin des philosophes qui, en conséquence, peuvent pousser leurs investigations hors de toute tutelle religieuse. Les oeuvres de Pomponazzi sur l'immortalité de l'âme ou sur les prodiges ont, en leur temps, fait scandale. Quant à Cremonini, que Vanini ne mentionne pas dans ses ouvrages, il semble avoir été un maître dans l'art de la dissimulation et de la duplicité, sachant mesurer ses propos publics alors que ses proches le tiennent pour athée. On ne peut, enfin, manquer de signaler, un autre hôte de marque de l'université de Padoue, au moment ou Vanini la fréquente : Galilée. Vanini, qui l'évoque indirectement à partir de Kepler, ne fait pas état de ses théories astronomiques. Il est vrai que, jusqu'en 1609-1610, le savant pisan reste, dans son enseignement, fidèle aux conceptions ptoléméennes et que le grand affrontement autour des théories coperniciennes n'a pas encore eu lieu.

Fuite en Angleterre

Au bout de quelques années de présence dans la République de Venise, la position de Vanini vis-à-vis de ses supérieurs devient précaire. Le général des Carmes, Henrico Silvio lui intime l'ordre de rentrer à Naples. Une pareille sanction frappe également un carme génois, Gian Maria Ginocchio, très lié à Vanini. Cet épisode, qui fait basculer le destin des deux amis, est interprété par les biographes du philosophe comme la conséquence de prêches de Vanini. Cette hypothèse se trouve renforcée par les documents publiés par Francesco de Paola qui révèlent que Vanini aurait — en 1611 — été « nommé prédicateur à la grande église de Venise par la Seigneurie pour la période de Carême ». Étant donné le caractère tendu des relations entre Venise et la papauté, il est probable que les discours tenus (à Saint-Marc ?) — peut-être trop explicitement favorables aux thèses vénitiennes — soient à l'origine du rappel du jeune moine dans sa patrie.

Par crainte pour sa sécurité en retournant dans son monastère napolitain et, sans doute aussi, par conviction philosophique, Vanini, qui a alors vingt-six ans, décide, d'un commun accord avec Ginocchio, d'abjurer la foi à laquelle il avait voué sa vie. Depuis les découvertes de documents diplomatiques au Public Record Office de Londres au siècle dernier, poursuivies, dans les années 1930, par les publications d'Emile Namer et complétées, plus récemment, par celles de Francesco de Paola, la fuite des deux apostats

20. DA, XXXVIII, « De prima hominis generatione ».

21. E. Renan, Averroès et l'avérroïsme, Paris, 1852 ; réédité dans le t. III des OEuvres complètes, Paris, Calman-Lévy, 1949, p. 248 et s.


1996 - Nos 1-2 87

en Angleterre est un des moment les mieux connus de la vie du philosophe. Je n'en rappelle ici que les épisodes les plus saillants.

Le départ d'Italie est organisé par l'ambassadeur britannique à Venise, Dudley Carleton, que les deux moines ont contacté au début de 1612. En rapport avec l'archevêque de Canterbury Georges Abbot, Carleton s'est assuré de la sincérité et des qualités morales et intellectuelles de ces deux transfuges. En cette période précise des relations anglovénitiennes, il est impérieux d'agir avec doigté. Dans l'Europe traumatisée par la grave fracture religieuse du XVIe siècle, la république des doges et le royaume de Jacques Ier apparaissent, avec la France de l'Édit de Nantes (mais Henri IV vient de mourir), comme des cas de figure atypiques. Le patriciat vénitien sous le coup de la crise de l'interdit, comme certains milieux dirigeants britanniques, sont traversés de courants irénistes. On ne désespère pas de dégager une via média religieuse et politique pouvant servir de modèle au reste du continent. Il convient donc, pour l'ambassadeur Carleton, de ne pas compromettre les relations avec la république, tout en tirant tout le parti possible de la défection des deux Carmes. Sous l'habit de prêtres séculiers, ils sont envoyés à Bologne — donc en territoire pontifical — ce qui permettra, plus tard, au diplomate de contester toute intention malveillante à l'encontre de Venise.

De Bologne à Milan, puis à travers les Grisons, la vallée du Rhin et la Hollande, ils réussissent à gagner Londres en juin 1612, après deux mois de voyage.

Ils sont directement amenés chez l'archevêque de Canterbury qui décide de garder Vanini sous son toit et d'envoyer Ginocchio auprès de l'archevêque d'York. Les deux religieux sont, au préalable, intégrés dans le groupe des réfugiés italiens de Londres, à qui l'Église anglicane a confié la Mercers Chappel. C'est là qu'ils abjurent publiquement le catholicisme et adhèrent solennellement à l'anglicanisme. Dans l'assistance se trouve Sir Francis Bacon.

Emprisonnement londonien et retour au catholicisme

L'accueil britannique, des plus chaleureux tant qu'on peut tirer parti du retentissement de cette conversion, se dégrade vite. Dès le début de 1613, les conditions de vie de Vanini et surtout de son ami, exilé en son « désert » loin de Londres, deviennent mauvaises sur le plan matériel comme intellectuel. Rentrés en contact avec le chapelain de l'ambassadeur vénitien Foscarini, puis avec l'ambassade d'Espagne, les deux apostats entreprennent alors des négociations avec Rome pour obtenir le pardon du Saint Père. Ils demandent toutefois de ne pas revenir dans leur ordre d'origine.

Les tractations durent un an. Le pape en est informé, le Saint-Office s'occupe de l'affaire à plusieurs reprises, le nonce des Flandres Bentivoglio et surtout le nonce à Paris, Ubaldini, sont chargés de mettre au point le retour des deux fugitifs. Malgré le secret de l'entreprise, l'archevêque de Canterbury qui, grâce à des informateurs, surveille de près les contacts des représentants des puissances catholiques, est informé des intentions des deux Italiens. Ils sont arrêtés. Ginocchio réussit rapidement à s'enfuir et à se réfugier, à l'insu des autorités anglaises, à l'ambassade d'Espagne. Il rejoint Bruxelles le 7 mars 1614. De là, il est directement envoyé à Gènes. Vanini reste plus longtemps prisonnier. Interrogé sur les motifs qui l'ont conduit en Angleterre, il invoque seulement la crainte des châtiments que lui réservait le général de son ordre. L'archevêque, qui l'a hébergé pendant un an et demi, est particulièrement outré par ses volte-face. Dans sa correspondance, il révèle quelques informations qui permettent de mieux saisir le comportement de Vanini lors de son séjour londonnien. En faisant la part de la malveillance des témoins — notamment le sicilien Ascanio de la Mercers Chappel — il est considéré comme un débauché et un homme de peu de religion. Abbot souhaite ouvertement qu'il soit « déporté dans quelqu'île où il puisse piocher pour gagner sa vie ». La Commission ecclésiastique le suit et le double apostolat est condamné à la déportation aux Bermudes. Vers la mi-mars, il parvient heureusement à s'enfuir grâce à des complicités. Il gagne ensuite les Flandres et est envoyé, par le nonce Bentivoglio, à Paris, en avril ou mai.


88 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

Paris, Gènes, Lyon : l'Amphitheatrum

Pour Vanini, les premières semaines passées dans l'entourage du nonce Ubaldini sont studieuses. Certainement soucieux de démontrer à son nouveau protecteur quelles sont ses bonnes intentions, il demande, dès la fin juillet, l'autorisation de faire imprimer une Apologie du Concile de Trente qu'il vient de composer. Les documents trouvés aux archives du Vatican et publiés par Francesco Paolo Raimondi, permettent de mieux comprendre dans quel état d'esprit ce prélat a accueilli le zèle de cet hôte encombrant 22. Il est pour le moins perplexe et se garde de donner son imprimatur. Il pense que Vanini devrait se rendre en Italie, considérant que « c'est mieux que semblable personne se retire auparavant dans ces parties où l'on vit avec une plus grande peur de Dieu et avec moins de liberté que ce qui se fait ici ».

En octobre, Vanini se laisse convaincre. Il part pour Rome. Faisant halte à Gènes, il y rejoint son ami Ginocchio. Mais ce dernier ne semble guère avoir trouvé la sécurité dans son pays natal, puisqu'il est arrêté par l'Inquisition. Prudent, Vanini juge préférable de rebrousser chemin vers Lyon.

Du séjour lyonnais de Vanini en 1615, on ne savait qu'une chose : Vanini a publié, en juin, le premier livre que l'on connaisse de lui, l'Amphithéâtre de l'éternelle providence. L'ouvrage n'a ni rencontré la faveur du public ni soulevé de scandale. Il ressemble à une pesante dispute scolastique dirigée contre « les anciens philosophes, athées, épicuriens, péripathéticiens et stoïciens ». En l'examinant de près, les adversaires du christianisme peuvent y puiser nombre d'arguments, souvent détaillés avec complaisance et combattus par des raisons qui manquent de force... Mais le philosophe proteste de temps à autres de son attachement à la foi romaine — avec suffisamment de conviction pour que nul n'envisage de mettre en doute sa sincérité.

Les recherches récentes que j'ai menées dans les dépôts d'archives de Lyon m'incitent cependant à penser que Vanini ne fit pas qu'un bref séjour dans la cité rhodanienne. Il y a en tête de son livre plusieurs épitres rédigées par des personnalités de la région. Un prêtre inconnu, simplement de passage eût-il facilement trouvé de telles cautions pour publier son texte ?

A Lyon est installée depuis le siècle précédent une importante colonie italienne de marchands et de banquiers. Or, il y a, dans les archives de la ville, les traces de plusieurs Vanini liés, semble-t-il, aux Lucquois. En 1594, un certain Alexandre Vanini est administrateur de l'Aumône générale de la ville. En 1610, dame Catherine Vanini épouse Louis de Landry dont le père, Pierre, est échevin en 1615-1616, au moment où le philosophe publie l'Amphithéâtre. Dans les années 1630, deux Vanini obtiennent des lettres de naturalité... D'autres textes encore existent faisant apparaître un ancrage du (ou des) lignage(s) Vanini à Lyon. Lucques n'est guère éloignée de la région de Tresana, patrie du père de Vanini. Une branche de la famille se serait-elle installée à Lyon tandis qu'une autre aurait cherché fortune dans le Royaume de Naples 23 ?

Publication du De admirandis et condamnation de la Sorbonne

Vanini retourne à Paris en août 1615 auprès du nonce. Les détails de sa vie parisienne, entre l'été 1615 et septembre 1616, ne sont pas connus. C'est l'époque de Concini. Les Italiens sont nombreux dans la capitale et tiennent le haut du pavé. Vanini semble avoir noué des liens avec eux et avec quelques hauts personnages de la Cour. Son De admirandis est dédié au maréchal de Bassompierre — proche de Marie de Médicis, libertin notoire

22. F.P. Raimondi, « Documenti vaniniani nell'Archivio segreto vaticano », B.S.F.V.S. Lecce, 1987, p. 187-198.

23. N'ayant pu encore exploiter l'ensemble des documents recueillis, je ne puis, à ce jour, que formuler l'hypothèse mais les indices sont trop nombreux pour qu'il n'y ait qu'une simple coïncidence.


1996 - Nos 1-2 89

et frère de l'abbé de Redon, futur évêque de Marseille, lui-même présenté comme un protecteur du philosophe. Il se dit aussi ami du fils du chancelier Brûlard...

Mêlé à la vie mondaine de la capitale, Vanini n'en continue pas moins de travailler. Au début de l'automne, il publie ses dialogues sur les Arcanes admirables de la Nature, reine et déesse des mortels. L'ouvrage, écrit en latin, comporte quatre livres. Les trois premiers sont dominés par les débats sur des questions scientifiques diverses : cosmologie, météorologie, géologie, physique, botanique, zoologie, médecine, psychologie... si tant est qu'une telle classification puisse rendre compte de préoccupations qui relèvent plutôt de ce vaste ensemble encyclopédique désigné sous le vocable général de « philosophie naturelle ». Vanini s'appuie sur les penseurs italiens de la Renaissance, en puisant beaucoup dans Scaliger, Cardan ou Pomponazzi. Le ton — celui d'un dialogue entre deux protagonistes Iulius Caesar et Alexander — est léger, souvent enjoué. Vanini utilise, avec maestria, tous les ressorts et toutes les ambiguïtés qu'autorise cette dialectique. Sa philosophie tend vers un matérialisme naturaliste affirmant l'éternité du monde, l'unicité de la matière — aussi bien celle des deux que celle du monde sublunaire, aussi bien la matière inerte que la matière vivante. En ce sens, son anticipation évolutionniste — l'homme descendant du singe — si elle ne doit pas faire de lui un anachronique précurseur de Darwin, n'est pas une fantaisie purement fortuite. Elle trouve sa place dans une conception cohérente de l'univers... Mais le scandale éclate surtout à propos du quatrième livre intitulé « la religion des païens ». Les lecteurs libertins — et ils sont nombreux alors — n'ont guère de mal à trouver derrière les allusions aux religions antiques et les attaques contre les miracles, les apparitions, la résurrection des morts, la sorcellerie — bref l'ensemble des phénomènes surnaturels — une remise en question de la religion chrétienne. Comme Pomponazzi, Vanini recherche des causes naturelles aux phénomènes extraordinaires. Certains d'entre eux ont des explications psychologiques et sont le fruit d'imagination échauffées, de délires ou des rêves. Le philosophe — qui lisait Machiavel sous le toit de l'archevêque de Canterbury — n'hésite pas, non plus, à voir dans les prophètes d'habiles politiques cherchant à abuser, par quelques tours de magie, les peuples crédules... Cela lui a valu d'être soupçonné — après beaucoup d'autres — d'être l'auteur du mythique bréviaire de tous les mécréants : le Traité des trois imposteurs... autrement dit : Moïse, Jésus et Mahomet 24.

La Sorbonne a d'abord autorisé la publication de l'ouvrage. Le 16 octobre 1616, un mois à peine après la sortie de ce brûlot en librairie, elle se ravise et le condamne solennellement 25.

Arrestation et exécution à Toulouse

A nouveau, Vanini est contraint de fuir. On a beaucoup spéculé, après Adolphe Baudoin, sur l'itinéraire qui a conduit le proscrit jusqu'à Toulouse. Rien de solide ne permet de penser qu'il se soit d'abord réfugié dans l'abbaye de Redon.

Scipion Dupleix, en revanche, signale son passage pendant deux mois à Condom en 1617. Vanini s'y prétend médecin empirique et serait contraint de quitter la ville gasconne après avoir tenté de forcer une fille.

Toulouse est l'ultime étape de cette vie aventureuse. Vanini trouve vite ses entrées dans plusieurs grandes maisons de la ville. Est-il lié au Premier président du Parlement, Le Mazuyer, ou au président de Bertier ? Cela a été avancé. Les arguments ne sont pas probants. En revanche il faut prendre plus au sérieux la protection qu'il reçoit d'Adrien de Montluc, petit-fils de Biaise, comte de Cramail et gouverneur du Comté de Foix.

24. Voir à ce sujet : F.P. Raimondi, « Vanini e il De tribus impostoribus », in Ethos e cultura, studi in onore di Ezio Riondato, Padoue, 1991, p. 265-290 et F. Charles-Daubert, « Le Traité des trois imposteurs aux XVIIe et XVIIIe siècles », in Filosofia e religione nella letteratura clandestina, secoli XVII e XVIII, sous la direction de G. Canziani, Francoangeli, Milan, 1994, p. 291-336.

25. Archives nationales (Paris), MM 251, P 68. L'essentiel du texte a été édité d'après une copie toulousaine, par E. Namer, Documents..., p. 89-90.


90 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

François de Rosset, Richelieu 26 — qui embastillera cet adversaire pendant huit ans — ou Tallemant des Réaux s'accordent sur ce point. Montluc est lié à Bassompierre. Il est à Toulouse quand Vanini s'y trouve. C'est enfin un écrivain baroque et un libertin qui se comporte en mécène avec quelques-uns des grands noms de la littérature de son temps : Mathurin Régnier, François de Maynard, Charles Sorel et le poète occitan Godolin qui lui a dédié son Ramelet Moundi21...

Cette protection est insuffisante dans une cité aussi farouchement catholique. Les capitouls en exercice en 1618, et notamment le chef du Consistoire Nicolas de SaintPierre sont résolus à lutter contre l'impiété en appliquant le nouvel édit contre les blasphémateurs. Est-ce pour donner l'exemple ? Mais en août deux prostituées sont sévèrement châtiées : enfermées dans une cage de fer, elles sont jetées à plusieurs reprises dans la Garonne avant d'être chassées de la ville à coup de fouet. Au même moment Pompeo Usciglio, dont l'écho des blasphèmes est parvenu jusqu'à eux, est arrêté par les magistrats municipaux 28. Le prévenu est aussitôt déféré devant le Parlement. Incarcéré pendant six mois, interrogé à plusieurs reprises, visité par des docteurs protestants venus spécialement de Castres et par le Père Cotton de passage à Toulouse, il se défend habilement et plonge dans l'embarras ses juges qui ont du mal à constituer contre lui un dossier accablant. Le témoignage d'un jeune noble qui l'a fréquenté, un dénommé Francon, suffit à celer son destin. Le 9 février, il comparaît devant le Parlement, Tournelle et Grand Chambre réunies. Le procès est rapide. Convaincu d'athéisme et de blasphèmes, crimes de lèse-majesté divine, Vanini est condamné à avoir la langue tranchée et à être étranglé avant d'être brûlé.

Vanini, qui jusqu'à ce moment avait protesté de son innocence, accepte le supplice avec courage. Déclarant qu'il va mourir en philosophe, il rejette avec dédain l'assistance du prêtre qui l'accompagne au supplice. L'exécution de la sentence est précédée par la cérémonie de l'amende honorable devant le porche de la cathédrale. « Quand on commença d'exécuter ce iuste Arrest, et qu'on luy voulust faire demander pardon à Dieu, il dit tout haut qu'il ne sçavoit que c'estoit que Dieu, et par conséquent qu'il ne demanderait jamais pardon à une chose imaginaire. Les Ministres de la justice le pressèrent neantmoins de le faire, de sorte qu'en fin il tint ce discours. Et bien, ie demande pardon à Dieu, s'il y en a. Et lors qu'il fallust aussi qu'il demandast pardon au Roy, il dit qu'il luy demandoit puis qu'on le vouloit, et qu'il ne croyoit pas estre coupable envers sa Maiesté, laquelle il avoit tousiours honorée le mieux qu'il avoit peu : mais pour Messieurs de la iustice, qu'il les donnoit à trente mille chartees de diables » 29.

Ainsi périt Vanini, Guillaume de Catel, un des grands historiens du Languedoc, mais aussi auteur du réquisitoire qui emporta la décision du Parlement, écrivait quelques jours après à son correspondant Peiresc : « Si ma lettre n'estoit si longue ie vous feroist le discours d'un insigne et Athée philosophe et médecin fils de Naples lequel a été sur mon raport [devant] les deux chambres condamne et brulle. Il est mort athée, persévérant touiours. Le plus beau et le plus meschant esprit que ie aye cogneu. Son nom estoit Pompée Lucilio » 30.

26. « Puis que cet homme a esté accusé de sattaquer a Dieu révoquant son estre en doubte il est clair que nulle puissance ne se doit tenir exempte de son audace. Le premier président de Thoulouse Mazuyer luy vouloit faire son procez comme compagnon de Lucile ». Mémoire fait par Monsieur le Cardinal de Richelieu sur la détention du Comte de Cramail le XXIII 0 octobre 1635, Bibliothèque nationale (Paris), Mss Fonds ancien français, n° 15644, P 589. Publié par M. Avenel, in Richelieu, Lettres, instructions diplomatiques et papiers d'État, Paris, 1877, tome V, p. 306.

27. La biographie la plus complète sur A. de Monluc est : A. Coron et Illiaz, « Ici sont les dates de la vie d'Adrian de Monluc, 1571-1646 », in La vie intellectuelle à Toulouse au temps de Godolin, Bibliothèque municipale, Toulouse, 1985, p. 95-155.

28. Les deux supplices sont rapportés dans les Annales de la ville (op. cit.). De plus, le 6 décembre 1618, dans le discours traditionnel dressant le bilan du mandat annuel des capitouls, le chef du Consitoire insiste longuement sur l'action menée pour réprimer les blasphèmes et sacrilèges dans la cité. Archives municipales de Toulouse, BB 25, f° 262-263.

29. Rosset, op. cit., p. 207-208.

30. Lettre de Guillaume De Catel à Peyresc, (février?) 1619, Bibliothèque nationale, Mss Collection Dupuy, n° 688, f" 77. Publiée par J. Gerig, Annales du Midi, 1906, p. 357.


1996 - Nos 1-2 91

LIVRES REÇUS. LIVRES REÇUS. LIVRES REÇUS. LIVRES REÇUS.

1. HISTOIRE MODERNE

AUGUSTIN Jean-Marie, Le faux évêque de la Vendée, Paris, Perrin, 1995, 368 p., 130 F.

BASELITZ Georg et alii, The Trench Renaissance in Prints : From the Bibliothèque nationale de France, Seattle, University of Washington Press, 1995, 494 p., $ 40.00.

CLENDINNEN Inga, Aztecs. An Interprétation, Cambridge, Cambridge University Press, 395 p. £ 7.95.

COLLINS James B., The State in Early Modem France, Cambridge, Cambridge University Press, 280 p., 1995, £10.95.

CORVTSIER André, La guerre. Essais historiques, Paris, P.U.F., 1995, 423 p., 198 F.

COUDART Laurence, La Gazette de Paris. Un journal royaliste pendant la Révolution française (1789-1792), Paris, L'Harmattan; 1995, 448 p.

DARNTON Robert, La fin des Lumières. Le mesmérisme et la Révolution, Paris, Odile Jacob, 1995 (réédition) « Opus », 220 p., 60 F.

DARNTON Robert, The Corpus of Clandestine Literature in France, 1769-1789, Londres, W.W. Norton, 1995, 260 p., $ 32.50.

DARNTON Robert, The Forbidden Best-Sellers of Pre-Revolutionary France, Londres, W.W. Norton, 1995, 440 p., £ 19.95. "

DUCHÉNE Jacqueline, Henriette d'Angleterre, duchesse d'Orléans, Paris, Fayard, 1995, 464 p., 150 F.

GALASSO Giuseppe, Alla periferia dell'impero. Il Regno di Napoli nel periodo spagnolo (secoli xvi-xvn), Turin, Einaudi, 438 p.

GARNOT Benoît, La culture matérielle en France aux XVle-XVIIe-XVIIIe siècles, Paris/Gap, Ophrys, 1995, 184 p., 65 F.

GROVE Richard H., Green Imperialism. Colonial Expansion, Tropical Islands Edens and the Origins of Environmentalism, 1600-1800, Cambridge, Cambridge U.P., 1995, 540 p., £ 45.00.

GUNN J.A.W., Queen of the World : Opinion in the Public Life of France from the Renaissance to the Révolution, Oxford, Voltaire foundation, 1995, (Studies on Voltaire and the Eighteenth Century n° 328), 416 p.

HOLTER Achim, Die Invaliden. Die vergessene Geschichte der Kriegskrùppel in der europâischen Literatur bis zum 19. Jahrhundert, Stuttgart, Verlag J.B. Metzler, 1995, 663 p., D.M. 128.

KRUMENACKER Yves dir., Religieux et religieuses pendant la Révolution (1770-1820), tome 1 : Décadence ou ferveur ?, Lyon, Profac, 1995, 312 p.

KRUMENACKER Yves dir., Religieux et religieuses pendant la Révolution (1770-1820), tome 2 : Survie et renouveaux, Lyon, Profac, 1995, 276 p.

LARDY Michèle, L'éducation des filles de la noblesse et de la gentry en Angleteire au XVII'siècle, Berne/Berlin, Peter Lang, «Publications universitaires européennes»,

1994, 265 p., 247 FF.

MAXWELL Kenneth, Pombal. Paradox of the Enlightenment, Cambridge, Cambridge U.P.,

1995, 200 p., £25.00.


92 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

MEYER Jean, Poussou Jean-Pierre, Études sur les villes françaises. Milieu du XVIIe siècle, à la veille de la Révolution française, Paris, S.E.D.E.S., 1995, nouvelle édition augmentée, 388 p.

RETAT Pierre, Le dernier règne. Chronique de la France de Louis XVI, 1774-1789, Paris, Fayard, 1995, 373 p., 165 F.

RUFI Enrico, Le rêve laïque de Louis-Sébastien, Mercier entre littérature et politique, Oxford, Voltaire foundation, 1995, (Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, n° 326), 234 p.

SMEDLEY-WEILL Anette, Les intendants de Louis XIV, Paris, Fayard, 1995, 369 p., 150 F.

STURDY David J., Science and Social Status. The Members of the Académie des Sciences, 1666-1750, Woodbridge, Boydell and Brewer, 1995, 461 p., £ 65.00.

VARDI Liana, The Land and the Loom. Peasants and Profit in Northern France, 1680-1800, Durham/Londres, Duke University Press, 1993, 297 p., £ 32.95.

ZENOBI Bandino Giacomo, Le « Ben regolate citta ». Modelli politici nel governo délie periferie pontificie in eta moderna, Rome, Bulzoni editore, 1994, 270 p., Lires 40 000.

2. HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Actes du Colloque international de l'Université de Paris VIII, Les abolitions de l'escalavage de L.F. Sonthonax à V. Schoelcher 1793-1794-1848, Paris, éd. Unesco, 1995, 415 p.

ALBERTONE Manuella, MASOERO Alberto edit, Political Economy and National Realities, Turin, Fondation Einaudi, 1995, « Studi 31 », 415 p.

BIERNACKI Richard, The Fabrication of Labor. Germany and France, 1640-1914, Berkeley, University of California Press, 1995, 569 p.

BODINIER Gilbert et alii (dir.), La France de la Révolution et les États-Unis d'Amérique, Paris, Masson, 1995, 139 p.

BOUQUET Jean-Jacques, Histoire de la Suisse, Paris, P.U.F., 1995, « Que sais-je ? », 128 p.

CHAUNU Pierre dir., Les enjeux de la paix. Nous et les autres, XVIW-XXI' siècles, Paris, P.U.F., 1995, 360 p., 198 F.

CHEVALLIER Dominique, MIQUEL André (dir.), Les Arabes du message à l'histoire, Paris, Fayard, 1995, 647 p., 198 F.

CROSSICK Geoffrey, HAUPT Heinz-Gerhard, The Petite Bourgeoisie in Europe, 1780-1914, Londres, Routledge, 1995, 296 p., £ 25.00.

DELUMEAU Jean, Mille ans de bonheur. Une histoire du paradis (2), Paris, Fayard, 493 p., 150 F.

FRAISSE Geneviève, Muse de la Raison. Démocratie et exclusion des femmes en France, Paris, Folio-Histoire Gallimard, 1995 (lreéd. 1989), 378 p.

GAUCHET Marcel, La Révolution des pouvoirs. La souveraineté, le peuple et la représentation 1789-1799, Paris, Gallimard, N.R.F., 1995, 286 p., 150 F.

INALCIK Halil, QUATAERT dir., An Economie and Social History of the Ottoman Empire, 1300-1914, Cambridge, Cambridge U.P., 1994, 1 026 p.

JOHNSON Christopher H., The Life and Death of Industrial Languedoc, 1700-1920. The Politics of Desindustrialization, Oxford, Oxford University Press, 307 p.

LÉVY Avigdor edit., The Jews of the Ottoman Empire, Princeton, The Darwin Press, 1994, 783 p., $ 49.95.

MARTIN Philippe, Les chemins du sacré. Paroisses, processions, pèlerinages en Lorraine du XVI' au XIX' siècle, Metz, Serpenoise, 1995, 358 p., 180 F.


1996 - N°s 1-2 93

MENDRAS Henri, Les sociétés paysannes, Paris, Folio-Gallimard, 1995 (nouvelle édition refondue, lreéd. 1976), 368 p.

MILLER Daniel edit., Acknowledging Consumption. A Review of New Studies, Londres, Routledge, 1995, 341 p., £ 16.99.

MINOIS Georges, Histoire du suicide. La société occidentale face à la mort volontaire, Paris, Fayard, 1995, 421p., 150 F.

PEYREFITTE Alain, La société de confiance, Paris, Odile Jacob, 1995, 556 p., 160 F.

TEYSSEIRE Daneil (dir.), La médecine du peuple de Tissot à Raspail (1750-1850), Conseil Général du Val-de-Marne, 1995, 137 p., 110 F.

THOMAS Yves, Histoire de l'administration, Paris, La Découverte « Repères », 1995, 122 p.

VALLAUD Dominique, Dictionnaire historique, Paris, Fayard, 1995, 1 016 p., 150 F.

VIAL Jean, Histoire de l'éducation, Paris, P.U.F., 1995, « Que sais-je ? », 128 p.

WILLARD Claude, La France ouvrière. Histoire de la classe ouvrière et du mouvement ouvrier français, Paris, Éditions de l'Atelier, 1995; tome 1 : Des origines à 1920, 493 p., 180 F. ; tome 2 : 1920-1968, 368 p., 180 F. ; tome 3 : De 1968 à nos jours, 267 p., 140 F.

3. HlSTOERE CONTEMPORAINE

ACCAMPO Elinor, FUCHS Rachel et STEWART Mary Lynn, Gender and the Politic of Social Reform in France 1870-1914, Baltimore, Johns Hopkins, 1995, 241 p., $ 20.50.

ALMÉRAS Philippe, Un Français nommé Pétain, Paris, Robert Laffont, 1995, 450 p., 159 F.

AUDOIN-ROUZEAU Stéphane, L'enfant de l'ennemi 1914-1918, Paris, Aubier, coll. Historique, 1995, 222 p., 125 F.

AZEMA Jean-Pierre et BÉDARIDA François, 1938-1948. Les années de tourmente. De Munich à Prague, Paris, Flammarion, 1995, 1 135 p., 385 F.

BALINSKA Maria Aleksandra, Une vie pour l'humanitaire. Ludwik Rajchman 1881-1935, Paris, La Découverte, 1995, 400 p., 165 F.

BERSTEIN Gisèle et Serge, Dictionnaire historique de la France contemporaine, tome 1 : 1870-1945, Bruxelles, Complexe, 1995, 896 p., 170 F.

BERSTEIN Serge, MILZA Pierre, L'Italie contemporaine, du Risorgimento à la chute du fascisme, Paris, Armand Colin, 1995, « U », 368 p., 150 F.

BONIN Hubert, Les groupes financiers français, Paris, P.U.F., Que sais-je ?, 1995, 128 p.

BONNET Marie-Jo, Les relations amoureuses entre les femmes, Paris, Odile Jacob, rééd. 1995, 414 p., 75 F.

BOUKOVSKY Vladimir, Jugement à Moscou. Un dissident dans les archives du Kremlin, Paris, Robert Laffont, 1995, 606 p., 169 F.

BOURDAIS Henri, La J.O.C. sous l'occupation allemande, Paris, éd. de l'Atelier, 1995, 224 p., 130 F.

BRUNEAU Michel coordinateur, Diasporas, Montpellier, G.I.P.-Reclus, 1995, 190 p., 136 F. (Diff. La Documentation Française).

BRUNET Jean-Paul dir., Immigration, vie politique et populisme en banlieue parisienne (fin XIX'-XX' siècles), Paris, L'Harmattan, 1995, 398 p., 190 F.

BYNUM W.F., Science and the Practice of Médecine in the Nineteenth Century, Cambridge, Cambridge U.P., 1995, 283 p., £ 40.

CAROL Anne, Histoire de l'eugénisme en France. Les médecins et la procréation, XIX'- XX'siècles, Paris, Seuil, 382 p., 190 F.


94 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

CARON Jean-Claude, La nation, l'État et la démocratie en France de 1789 à 1914, Paris, Armand Colin, 1995, « U », 368 p., 160 F.

CHALINE Jean-Pierre, Sociabilité et érudition. Les sociétés savantes en France, Paris, éditions du C.T.H.S., 1995, 270 p., 190 F.

CHOLVY Gérard et CHALINE Nadine-Josette (dir.), L'enseignement catholique en France aux XIX' et XX'siècles, Paris, Cerf, 1995, 295 p., 195 F.

Collectif, Nouvelles perspectives de la macroéconomie. Mélanges en l'honneur du Doyen Alain Barrère, Paris, Publications de la Sorbonne, 1995, 430 p., 200 F.

COMPAGNON Béatrice, THÉVENIN Anne, L'école et la société française, Bruxelles, Complexe, 1995, 254 p., 65 F.

CONWAY Martin, Degrelle les années de collaboration. 1940-1944 : le rexisme de guerre, Ottignies (Belgique), Quorum, 1995, 395 p.

DARRIEUS Henri et ESTIVAL Bernard, Gabrile Darrieus et la guerre sur mer, Paris, Service Historique de la Marine, 1995, 365 p.

DE CASTELBAJAC Christian, GASQUET Sébastien et SOUTOU Georges-Henri, Recherches sur la France et le problème des nationalités pendant la première guerre mondiale (Pologne, Lithuanie, Ukraine), Paris, Presses de l'Université Paris-Sorbonne, 1995, 230 p., 99 F.

DENIS Michel et alii (dir.), L'Affaire Dreyfus et l'opinion publique en France et à l'étranger, Rennes, P.U.F., 1995, 255 p., 160 F.

DE ROCHEBRUNE Renaud, HAZERA Jean-Claude, Les Patrons sous l'Occupation, Paris, Odile Jacob, 1995, 871p., 195 F.

DODIER Nicolas, Les hommes et les machines. La conscience collective dans les sociétés technicisées, Paris, Métailié, 1995, 385 p., 180 F.

DOWNS Laura Lee, Manufacturing Inequality. Gender Division in the French and British Metalworking Industries, 1914-1939, Ithaca, Cornell U.P., 1995, 329 p., $43.95.

DREYFUS Michel, Histoire de la C.G.T., Bruxelles, Complexe, 1995, 407 p., 59 F.

ENCREVÉ André et POUJOL Jacques (dir.), Les protestants français pendant la seconde guerre mondiale. Actes du colloque de Paris (19-21 nov. 1992). Supplément au Bulletin de l'Histoire du protestantisme français n° 3, juill.-sept. 1994, Paris, 1995, 730 p., 240 F.

FLANDREAU Marc, L'or du monde. La France et la stabilité du système monétaire international (1848-1873), Paris, L'Harmattan, 1995, 368 p.

FONDATION CHARLES DE GAULLE, De Gaulle enseigné, Cahiers de la F.C.D.G. n° 2, 1995, • 220 p., 70 F.

GAILLARD Jean-Michel, L'E.N.A. miroir de l'État. De 1945 à nos jours, Bruxelles, Complexe, 1995, 239 p.

GARRIGUES Jean, La France de 1848-1870, Paris, Armand Colin, 1995, « Cursus », 192 p., 72 F.

GAUDIN Jean-Pierre, Le milieu du monde, Montpellier, G.I.P.-Reclus, 1995, 105 p., 95 F.

GEORGI Frank, L'invention de la C.F.D.T. (1957-1970), Paris, Éditions de l'Atelier, 1995, 651 p., 200 F.

GROSSER Pierre, Les temps de la guerre froide, Bruxelles, Complexe, « Questions au xxe siècle », 1995, 465 p.

HASS Aaron, The Aftermath. Living with the Holocaust, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, 213 p., £ 19.95.

HOESS Rudolf, Le commandant d'Auchwitz parle, Paris, La Découverte, 1995, 287 p., 125 F.


1996 - N°s 1-2 95

JACQUET-FRANCILLON François, Naissances de l'école du peuple. 1815-1870, Paris, Éditions de l'Atelier, 1995, 320 p., 170 F.

KALIFA Dominique, L'encre et le sang. Récits de crimes et société à la Belle Époque, Paris, Fayard, 1995, 351 p., 150 F.

KERSHAW Ian, Hitler, Essai sur le charisme en politique, Paris, Gallimard, « N.R.F. Essais », 1995, 240 p., 115 F.

KERSHAW Ian, L'opinion allemande sous le nazisme. Bavière 1933-1945, Paris, C.N.R.S. Éditions, 1995 (lreéd. anglaise 1983), 370 p.

LENTZ Thierry, Napoléon III, Paris, P.U.F., Que sais-je ?, 1995, 128 p.

LETAMENDIA Pierre, Le Mouvement Républicain Populaire. Histoire d'un grand parti français, Paris, Beauchesne, 1995, 150 F., 381 p.

MAC PHEE Peter, Le semailles de la République dans les Pyrénées orientales 1846-1852, Perpignan, Publications de l'Olivier, 1995, 509 p., 175 F.

MARR David G., Vietnam 1945. The Quest for Power, Berkeley, University of California Press, 1995, 630 p., 50$.

MATARD-BONUCCI Marie-Anne, Histoire de la Mafia, Bruxelles, Complexe, 1994, 315 p.

MÉNAGER Bernard, SIRINELLI Jean-François et alii, Cent ans de socialisme septentrional. Actes du colloque de Lille, 3-4 déc. 1993, Villeneuve-d'Asq, Centre d'Histoire de la Région du Nord, Université Lille-III, 1995, 425 p., 190 F.

MERGER Michèle (dir.), Les réseaux européens transnationaux XIX'-XX" siècles : quels enjeux ?, Nantes, Ouest éditions, 1995, 431 p., 250 F.

MICHEL Bernard, Nations et nationalismes en Europe centrale. XIX'-XX' siècles, Paris, Aubier, 1995, 321p., 125 F.

MONAQUE Rémi, L'École de guerre navale, Paris, Service Historique de la Marine, 1995, 488 p.

NOUSCHI Marc, Le XX' siècle, Paris, Armand Colin, coll. « U », 1995, 534 p.

PASSELECQ Georges et SUCHECKY Bernard, L'encyclique cachée de Pie XL Une occasion manquée de l'Église face à l'antisémitisme, Paris, La Découverte, 1995, 320 p., 135 F.

REYNAUD PALIGOT Carole, Parcours politique des surréalistes 1919-1969, Paris, C.N.R.S. Éditions, 1995, 339 p.

RUSCONI Gian Enrico (a cura di), Nazione, Etnia, Cittadinanza in Italia e in Europa, Brescia, Editrice La Scuola, 1993, 212 p., L. 30.000.

SCHIRMANN Sylvain, Les relations économiques et financières franco-allemandes, 1932-1939, Paris, Comité pour l'histoire économique et financière de la France, 1995, 304 p., 149 p.

SIRINELLI Jean-François, Deux intellectuels dans le siècle, Sartre et Aron, Paris, Fayard, « Pour une histoire du xxe siècle », 1995, 392 p., 140 F.

SUMMER Anthony, Le plus grand salaud d'Amérique, J.E. Hoover, patron du F.B.I., Paris, Seuil, 1995, 380 p., 140 F.

THÉRY Hervé, Le Brésil, Paris, Masson, 265 p., 140 F.

VAN YPERSELE Laurence, Le roi Albert. Histoire d'un mythe, Ottignies (Belgique), Quorum, 1995, 411p.

WEINDLING Paul, International Health Organisations and Movements (1918-1939), Cambridge, Cambridge University Press, 1995, 340 p., £ 45.

WIEVORKA Annette, Le procès de Nuremberg, Rennes, éd. Ouest-France, 1995, 200 p.


96 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

WIEVORKA Olivier, Une certaine idée de la Résistance. Défense de la France, 1940-1949, Paris, Seuil, 1995, 487 p., 180 F.

WISTRICH Robert S., Terms of Survival. The Jewish world since 1945, Londres, Routledge, 1995, 461p., £50.

4. HISTORIOGRAPHIE, ARCHIVES, ÉDITION DE SOURCES

AGRIPA D'AUBIGNE, Histoire universelle, tome LX : 1594-1602, édité par André Thierry, Genève, Droz, 1995, 434 p.

ANDRIEUX Jean-Yves, ABIGUELE Catherine édit., Moi, François de Boucheron, élève de l'École des Mines. Voyage en Papouasie bretonne au XIX' siècle, Rennes, Éditions Apogée, 1995, 155 p., 115 F.

BONNAUD Robert, Et pourtant elle tourne ! L'histoire et ses revirements, Paris, Kimé, 310 p., 190 F.

CLEMENCEAU (présenté par Jean-Noël JEANNENEY), Le grand Pan, Paris, Imprimerie nationale, 1995, 505 p., 170 F.

DUPORT Anne-Marie, COSSON Armand, Les fêtes révolutionnaires dans le Gard, 1788-1799, Nîmes, Archives du Gard-Service éducatif, 1994, 127 p.

GELLNER Ernest, Pflug, Schwert und Buch. Grundlinien der Menschheitsgeschichte, Munich, D.T.V./Klett-Cotta, 1993.

GEMELLI Giuliana, Femand Braudel, Paris, Odile Jacob, 1995, 376 p., 160 F.

LEDUC Jean, MARCOS-ALVARREZ Violette, LE PELLEC Jacqueline, Construire l'Histoire, Toulouse, C.R.D.P. Midi-Pyrénées, 1994, 173 p., 95 F.

SALY Pierre et alii, Le commentaire de documents en histoire, Paris, Armand Colin, 1995, « Cursus », 178 p., 72 F.

5. REVUES

Jean Jaurès Cahiers Trimestriels, janvier-mars 1995, n° 135, 45 F (Société d'Études Jaurésiennes, 21, boulevard Lefebvre, 75015 Paris).

Affari Sociali Internazionali, XXIII, n° 2, 1995, Milan, Franco Angeli, 25 000 Lires.

Hérodote. Revue de géographie et de géopolitique, « Nation, nations, nationalistes », 1er et 2° trimestres 1994, n° 72/73, Paris, La Découverte, 276 p., 169 F.

Rassegna Storica del Risorgimento, anno LXXXII/III, Luglio-settembre 1995, Rome, Istituto per la storia del Risorgimento.

Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, vol. 327, Oxford, Voltaire Foundation, 1995, 370 p., prix non ind.

Studies on Voltaire on the Eighteenth Century, vol. 329, Oxford, Voltaire Foundation, 1995, 482 p., prix non ind.

Vingtième siècle. Revue d'histoire, n° 47, juillet-septembre 1995, Paris, Presses de Se. Po., 231 p., 110 F.

Vingtième siècle. Revue d'histoire, n°48, octobre-décembre 1995, Paris, Presses de Se. Po., 207 p., 110 F.

Siècles. Cahiers du centre d'histoire des entreprises et des communautés, n° 1, 1995 : « Histoires de migrations », semestriel, Université Blaise-Pascal/Clermont-Ferrand II, 95 p., 50 F.


1996 - N°s 1-2 97

COMPTES-RENDUS. COMPTES-RENDUS. COMPTES-RENDUS.

Histoire économique et sociale

Maurice DAUMAS, Le cheval de César, Paris, Éditions des Archives contemporaines, 1991, 324 p., 150 F.

Le cheval de César est la publication posthume d'un livre de Maurice Daumas écrit peu avant sa disparition en 1984. Il clôt une oeuvre consacrée à l'histoire des sciences et des techniques et marquée par une réflexion sur le progrès technique et ses rythmes. Maurice Daumas a en effet emprunté les voies ouvertes par Marc Bloch et Lucien Febvre et cheminé aux côtés de Fernand Braudel et de Jean Bouvier, tous deux cités dans ce livre.

Cet ouvrage s'inspire des articles les plus célèbres de Maurice Daumas ' et l'on y retrouve sa critique passionnée d'une histoire des techniques trop spectaculaire. L'auteur rappelle la nécessité d'envisager le long terme, de désacraliser l'événement et de démythifier les génies. Il entend, écrit-il, proposer « l'étude des structures des complexes qui ont successivement correspondu à des exigences économiques et sociales, de la dynamique de leur transformation et de la logique de leur succession » (p. 308). Cette thématique parcourt les 21 chapitres, chronologiques, qui retracent les évolutions techniques depuis la Préhistoire.

Le premier chapitre donne au livre son titre et sa raison d'être. Il commence par la critique radicale d'une pensée de Raymond Aron qui ne voyait guère d'évolution entre les déplacements à cheval de César et ceux de»Napoléon et sous-entendait ainsi une révolution technique ultérieure sans précédent. Pour Maurice Daumas, c'est l'ignorance (p. 8) qui induit à penser de tels bouleversements et c'est cette subjugation par l'événement qu'il appellera « l'effet cheval de César ». Et l'auteur de rappeler les progrès de l'attelage depuis l'Antiquité ou ceux de la construction routière, posant ainsi les jalons de sa pensée : l'évolution des techniques est irréversible, définitivement acquise et sans faille.

Le deuxième chapitre déconstruit l'image mythique de James Watt. L'auteur prend le contre-pied d'une révolution industrielle cataclysmique (approche classique des historiens anglais de nos jours) et aborde un autre thème célèbre, celui des relations entre sciences et techniques, pure illusion avant le xrxe siècle, selon l'auteur. C'est dans ce chapitre que sa perception du rythme de l'évolution (accélérations et permanences) se fait la plus originale ; il rejoint la dialectique entre continuité et discontinuité de la novation proposée par Lucien Febvre 2 et approfondie par Judith Schlanger par exemple 3.

La remise en cause des révolutions techniques n'est cependant pas le seul thème du livre. L'auteur tente aussi une histoire de la modernité technologique (chapitres III à XX) et propose aux chercheurs des pistes pour appréhender robotique, bureautique, fibres optiques, antibiotiques..., cette « famille de tiques » (p. 175) comme aurait dit Raymond Queneau, ami de l'auteur qui le cite en exergue.

1. « Le mythe de la révolution technique », Revue d'Histoire des Sciences, 1963, XVI, 4, p. 291-302 ; « Les mécaniciens autodidactes français et l'acquisition des techniques britanniques » in L'acquisition des techniques par les pays non-initiateurs, colloque du C.N.R.S. de 1970, Paris, 1973, p. 301-331.

2. Lucien Febvre, « Réflexions sur l'histoire des techniques » (1935), in History and Technology, 1983, I, p. 19-24.

3. Judith Schlanger, L'invention intellectuelle, Paris, Fayard, 1983 ; Isabelle Stengers et Judith Schlanger, Les concepts scientiques. Invention et pouvoir (1988), Paris, rééd. Gallimard, 1991 ; voir aussi Roy Porter (« The scientific révolution : a spoke in the wheel ? ») et Akos Paulinyi, qui critique Maurice Daumas, (« Révolution and technology ») in Roy Porter et Mikulas Teich éds. Révolution in History (1986), Cambridge, C.U.P., 1987.


98 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

Mais ces chapitres sont assez descriptifs. Ils confèrent une linéarité au progrès technique, ne variant guère l'échelle de l'analyse 4, répétant la notion d'accélération, accordant un rôle moteur aux guerres et balayant les réticences d'une « minorité de contestataires » (p. 259) face à la techno-science (chapitre XXI). On aurait attendu une lecture critique des écrits de Jurgen Habermas, de Gilbert Simondon, de Jacques Ellul, de Franck Tinland, de Jean-Claude Beaune ou d'Yves Deforge. Les interrogations sur l'éthique du progrès, sur les ambiguïtés de la rationalité ou sur les relations entre culture et objet techniques sont ici absentes. De fait, dès 1983, cette sacralisation nouvelle de la machine par des pionniers de l'archéologie industrielle tels que Maurice Daumas, avait été relevée par Peter Mathias dans un livre collectif au titre évocateur, The Trouble with Technology 5.

Liliane HILAIRE-PÉREZ.

Colette MERLIN, Ceux des villages... La société rurale dans la « Petite Montagne » jurassienne à la veille de la Révolution. Cahiers d'Études comtoises, n° 52 (Annales littéraires de l'Université de Besançon), Paris, Belles Lettres, 1994, 297 p.

Derrière un titre de couverture qui risque d'égarer quelque peu le lecteur se dissimule, à peine, un doctorat d'université à la lecture passionnante qui témoigne s'il était encore nécessaire de le faire, du retour en force des études d'histoire rurale.

Nous sommes là dans la partie méridionale de l'actuel département du Jura au pays d'Arinthod. La montagne, formée d'un système de plis failles serrés, de moyenne altitude, culmine à l'Est, au-dessus des gorges de la haute vallée de l'Ain aujourd'hui ennoyées par un barrage. Pays rude, au climat de type semi-continental, moins boisé, sans doute, autrefois qu'aujourd'hui, cultivé à l'extrême, dans la limite des terres arables disponibles, selon un système d'assolement triennal et, pour le reste, surpâturé. Pays surpeuplé, supportant, sans doute, trois fois plus d'habitants que de nos jours et sur lequel, pendant le règne de Louis XVI, la pression démographique ne cesse de croître en dépit des mauvaises conditions de vie qui furent, alors, celles de nombre de régions de montagne. Sur cent paysans, cinquante sont des manouvriers sans attelage et, pour le plus grand nombre, sans troupeau ; trente sont des laboureurs et vingt de bons laboureurs. Ces derniers peuvent posséder 6 à 7 hectares de labours, 1,5 hectare de prés, deux paires de boeufs et une paire de juments, 20 à 25 moutons et paient en moyenne 28 livres d'imposition par an. Ils écrasent les manouvriers qui possèdent cent fois moins de terre, n'ont aucune tête de gros bétail et ne jouissent que d'un à deux moutons, pour une imposition moyenne de 9 sols. C'est là le sort de plus de 95 % de la population. Un petit artisanat et quelques notables locaux (curé, notaire) en constituant le reste.

.Mais, plus encore que ces données liées au milieu, ce qui rend la vie difficile, en dépit d'une communauté paysanne solidement constituée, c'est la lourdeur des prélèvements institutionnels. Or les parties prenantes ont un appétit vorace : la dîme est, pour l'essentiel, ici, de « onze gerbes l'une » pour la grande que complètent menues et novales. Le curé local n'en retient que la plus faible part (entre le sixième et le tiers). La seigneurie, quant à elle, pèse autant par l'importance des domaines (espaces boisés et prés) dont elle jouit que par les prélèvements dont elle dispose. La tenure paysanne est taxée à cens et à tâche, sorte de champart parfois plus lourd que la dîme et, avec le produit des amendes, des droits de mutation et des banalités (moulin), « il faut donner davantage au seigneur

4. Pour une approche différenciée, lire Bruno Jacomy, Une histoire des techniques, Paris, Le Seuil, 1990.

5. Peter Mathias, « The machine : icon of économie growth » in Stuart MacDonald, D. McL. Lamberton et T.D. Mandeville éds. The Trouble with Technology, St. Martin's Press, New York, 1983, p. 11-25.


1996 - Nos 1-2 99

qu'au roi ». Finalement, après paiement de l'impôt et des charges annexes que représentent la corvée royale, la milice, le salpétrier et quelques autres, l'ensemble des prélèvements devaient atteindre 60 à 65 % des revenus villageois, comme dans la Bourgogne voisine.

Il faut donc, en permanence, dans ces campagnes, faire la quête à l'argent frais. Et le propre de la condition paysanne est d'être, de manière chronique, endetté : plus de 8 paysans sur 10 le sont, au bénéfice, pour l'essentiel, des bourgeois de la petite ville voisine (58 %), éventuellement auprès des membres du clergé (34 %). Il s'agit, le plus souvent, de prêts à court terme (6 mois) pouvant mettre en jeu les composantes du petit patrimoine paysan. Tout ceci aboutit à un système de production relativement bloqué. Et ce verrouillage vient, sans doute, moins des difficultés naturelles ou d'une routine mentale que de l'excessive pression que font peser sur ce milieu la pieuvre politico-fiscale de l'Ancien Régime génératrice d'un conservatisme tenace.

Jean BOISSIÈRE.

Natalie PETITEAU, L'horlogerie des Bourgeois conquérants, Histoire des établissements Bourgeois de Damprichard (Doubs) (1780-1939), Besançon, Annales littéraires de l'Université de Besançon, n° 507 (diffusion Les Belles Lettres, Paris), 1994, 224 p., prix non indiqué.

S'il est rare qu'un mémoire de maîtrise soit publié, même longtemps après sa soutenance, et cela seul signale un travail de premier ordre, il est plus rare encore qu'un étudiant ait accès à des archives privées d'entreprise. Comment donc ne pas d'emblée féliciter l'auteur et son tuteur, notre collègue Claude-Isabelle Brelot (alors maître de conférences à l'Université de Franche-Comté), de cette double réussite ?

Dans sa préface, J.L. Mayaud (lui aussi ancien universitaire bisontin, auteur d'une récente exposition sur Besançon horloger) , nous dit l'essentiel : le clin d'ceil de l'auteur au livre phare de Charles Morazé, le « désert » bibliographique sur l'histoire de l'horlogerie française, la volonté de construire une histoire d'entreprise dans la longue durée (« de la proto-industrie à l'industrie » disait le titre initial du mémoire), à l'aide de toutes les sources disponibles : privées (livres de compte, correspondance commerciale et brevets d'invention), publiques (état-civil et listes nominatives, cadastre, enregistrement et minutes notariales), orales (entretiens avec l'ancien P.D.G., décédé en 1991, ou avec d'anciens employés), et même matérielles (étude des bâtiments, de l'outillage et des produits fabriqués), bref l'insertion de cette monographie dans une histoire « de l'économie englobante ». On voit donc sur le plateau de Maîche, dans la dernière décennie de l'Ancien Régime, se développer la fabrication « proto-industrielle » d'éléments de montre pour le compte d etablisseurs neuchâtelois ou bernois, qui profitent de la « tradition provinciale du travail du fer » pour pratiquer à leur profit la division du travail.

Pierre-Baptiste Bourgeois, un cultivateur originaire de Jougne, arrive vers 1775 sur le plateau et acquiert sous la Révolution la ferme de la Combe aux Faivres, désormais dénommée la Combe-Bourgeois. A sa mort, en 1797, le domaine (51 ha) est partagé entre ses deux fils, qui cherchent ensuite à en assurer le maintien en luttant contre un morcellement excessif. A la troisième génération, après un endettement auprès de prêteurs suisses pour rationaliser l'exploitation agricole, la famille laisse vers 1840 certains de ses membres apprendre ailleurs le métier d'horloger. Victor-Marcel (1806-1878), fils cadet du cadet de Pierre-Baptiste, qui a fait son apprentissage sur la commune voisine de Charquemont, est le fondateur de la dynastie horlogère des Bourgeois, même si l'activité horlogère a été introduite à la ferme-atelier de la Combe par ses cousins germains François-Alexis-Auguste (1804-1876) et Jean-Baptiste-Marcel (1807-1872), monteurs de

1. Musée du Temps, Besançon, 1994, catalogue, 124 p.


100 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

boîtes en maillechort 2, d'abord établis pour des raisons douanières sur la commune de Thiéboulans, plus éloignée de la frontière. Après 1851, « la Combe abrite deux ateliers bien différents : celui de la branche aînée fabrique des boîtes, celui de la branche cadette des assortiments cylindriques (...). Le recours à une main-d'oeuvre familiale de plus en plus nombreuse et l'augmentation de la main-d'oeuvre salariée indiquent que la Combe est devenue une véritable ferme-atelier» (p. 43). A la fin des années 1870, dans une conjoncture difficile, les deux fils de Victor-Marcel « quittent la ferme-atelier pour fonder de véritables fabriques » (p. 53). Jules, le cadet (1849-1890), marié en 1875 à la fille d'un marchand de vin de Damprichard, qui lui ouvre de nouvelles facilités de crédit auprès des banques locales, s'installe au village l'année suivante pour y continuer la fabrication d'assortiments cylindriques. Trois ans plus tard, il rachète les parts de son frère et de sa soeur dans le domaine paternel, le revend et implante au village une fabrique de boîtes de montre, afin de « profiter de la prospérité suisse en vendant aux fabricants helvétiques les boîtes bon marché dont ils ont besoin» (p. 57). Mais il meurt en novembre 1890, alors que son fils aîné n'a que douze ans, laissant à sa veuve (et à son jeune beau-frère) le soin de maintenir l'héritage industriel. Dès 1897, à dix-neuf ans, Henri (qui meurt en 1969) participe à la direction de l'entreprise à laquelle il est officiellement associé cinq ans plus tard, et dont il devient progressivement le patron. En septembre 1911, Henri et son cadet Marcel rachètent à leur mère et à leurs soeurs leurs parts dans l'affaire familiale et fondent une S.N.C., pour huit ans, au capital de 108 000 F. L'affaire, mécanisée par leur père à sa création, adopte un moteur électrique dès 1895 et ne cesse ensuite de progresser: nouveaux ateliers de nickelage et polissage en 1903, nouveau bâtiment de deux étages en 1912, adjonction d'une fonderie en 1920, recherche constante du plus bas coût de production (Henri dépose en 1908 un brevet d'invention pour la fabrication des carrures au tour, et s'assure en 1910 l'exclusivité d'un nouvel alliage, le « bronze V.B.F. » ; de même en 1921, Marcel met au point un procédé de placage « révolutionnaire » : le blindé), voire début de diversification (association en 1904 d'Henri avec son cousin Césaire pour la production d'appareils électriques, avec brevets à la clef). « La politique commerciale de la maison Bourgeois témoigne du dynamisme de cette entreprise capable d'innovation et d'audace dans la prospection des marchés » (p. 103). Les crises de l'entredeux-guerres (1919-21, 1927, 1929-32, 1935-37) affectent l'entreprise dont le rayonnement commercial s'étiole, victime de la concurrence internationale. Mais sa survie, aux mains des petits-fils d'Henri, témoigne toujours aujourd'hui du dynamisme de ce type de P.M.E., « de surcroît particulièrement respectueuse de la vie des ouvriers », dont N. Petiteau sait retracer l'origine et les conditions de travail avec tact et intelligence.

Serge CHASSAGNE.

Nicolas STOSKOPF, Les patrons du Second Empire, Alsace, Paris-Le Mans, Picard-Éditions Cénomane, 1994, 286 p., prix non indiqué.

L'enquête, lancée en 1981 par D. Woronoff et l'Institut d'Histoire Moderne et Contemporaine (C.N.R.S.) sur les élites économiques de la France au milieu du xrxe siècle, progresse dans sa couverture géographique. Après les patrons du Nord (F. Barbier, 1988, chez Droz), de la Normandie (D. Barjot), de la Bourgogne (Ph. Jobert) et de la FrancheComté (J. L. Mayaud, tous trois publiés en 1991 en coédition par Picard et Cénomane), voici, dans la même collection, le volume consacré à une région dotée d'une très forte identité, géographique (issue de son rattachement tardif au royaume, et affirmée ainsi par la création de la Société industrielle mulhousienne en 1825), économique (des indiennes à la construction mécanique et à la chimie, en passant par tous les stades du travail du coton), et historiographique (marquée notamment par les travaux de

2. Alliage de fer et de nickel, imitant l'argent.


1996 - Nos 1-2 101

H. Laufenburger, F. Lhuillier, P. Leuilliot et M. Hau, et riche par ailleurs de divers dictionnaires de « biographies alsaciennes », de la fin du XIXe à nos jours). Le terrain était donc particulièrement propice à une telle enquête prosopographique 1, menée par un disciple confirmé de M. Hau (qui a naturellement préfacé ce volume) : Nicolas Stoskopf nous offre ici 73 notices individuelles de patrons alsaciens du Second Empire (les deux départements de la Haute-Normandie n'en avaient livré que 57), toutes d'industriels (représentant 57 entreprises), « l'Alsace n'ayant produit à cette période ni banquier, ni négociant, ni exploitant agricole présentant une envergure comparable à celle des chefs d'entreprises industrielles » (p. 17) ; 19 sont bas-rhinois et 54 haut-rhinois (dont 25 mulhousiens), « reflet atténué de l'écart d'industrialisation entre les deux départements » (de un à cinq pour le chiffre d'affaires et de un à six pour les effectifs lors de l'enquête industrielle de 1839-45). On ne s'étonnera pas de « la nette prédominance de l'industrie textile avec 48 représentants » (37 cotonniers, 6 lainiers, 3 fabricants de tissus mélangés et 2 de soieries), ni non plus de « la surreprésentation des protestants » (81 % des patrons, 23 % de la population).

On appréciera en revanche le portrait de groupe, confirmé par l'analyse factorielle des correspondances (p. 243-259), que nous livre l'auteur en introduction : un sur six est né hors d'Alsace (un sur trois à la « génération des pères »), et « même pour les autochtones, la création d'une entreprise est souvent précédée d'une migration » : « mobilité des hommes, des patrons comme des ouvriers, importation de techniques ou de capitaux, l'industrie en Alsace est née du mouvement et de l'apport d'autres expériences et d'autres cultures » (p. 20). La carte de la répartition confessionnelle (p. 21) révèle un partage du territoire entre Luthériens dans le Bas-Rhin (12 sur 16), Calvinistes (14 sur 27 à Mulhouse) et Catholiques (8 sur 10) dans le Haut-Rhin, et l'auteur de s'interroger au passage sur le caractère plus entreprenant des catholiques du sud de l'Alsace : effet d'entraînement de l'exemple mulhousien ? « passé Habsbourg plus favorable à la maturation d'une élite que la tutelle d'un évêque ou d'un prince-abbé » ? « concurrence confessionnelle néfaste à l'émergence d'un capitalisme catholique » dans l'ancien évêché de Strasbourg ?

Peu homogène par ses origines et par ses choix confessionnels, le patronat alsacien se singularise en revanche « par son haut niveau d'éducation », avec le rôle des institutions pédagogiques suisses (à Yverdon, Hofwyl ou Lenzbourg) pour les Mulhousiens, ou du Gymnase strasbourgeois pour les Luthériens (Frédéric Engel-Dollfus est le seul à avoir fréquenté le Lycée Henri IV), avec une formation supérieure pour 43 % d'entre eux (un polytechnicien, huit centraliens, quatre ingénieurs des Mines, et autant d'anciens gad'zarts, sans compter ceux qui ont préparé à Paris une licence en droit ou suivi une formation en chimie, au Collège de France ou au Conservatoire), avec enfin, pour un cinquième, un « voyage de fin d'étude » à l'étranger, en Angleterre, en Allemagne, voire aux États-Unis (pour O. de Langenhagen, fabricant de chapeaux de paille). Ce niveau de formation est une condition indispensable pour pouvoir accéder à la direction d'entreprises, en dépit de leur position d'héritiers : 63 % sont en effet fils d'industriels (et 14 % de négociants ou de banquiers). Rares sont parmi eux les fils de leurs oeuvres (A. Herzog, G. Steinbach, E. Trapp, E. Vaucher). « La famille est le lieu où se prépare l'avenir », écrit justement N. Stoskopf : issus de fraties comptant en moyenne 6,8 enfants (égales ou supérieures à 10 pour les mulhousiens), ces patrons ont une descendance moyenne de 4,7 enfants (5,2 pour les patrons mariés ayant eu une descendance, le double de celle des entrepreneurs de la Normandie), car ils se marient jeunes (moyenne : 27,5 ans ; mode 26) et de préférence dans leur milieu professionnel et familial (24 % de mariages consanguins). D'où une très forte continuité dynastique (51 % des patrons du Second Empire représentent la troisième ou la quatrième génération familiale).

1. Preuve que la prosopographie est difficile, ces quelques erreurs factuelles, dues sans doute à l'utilisation de sources de seconde main : p. 192, Charles Naegely est né à Mulhouse et le 12 mai 1827 ; P- 213, le mariage de J.A. Schlumberger, à Mulhouse, est du 25 juin 1834 ; p. 220, le père de G. Steinbach est graveur à Illzach ; p. 230, le mariage d'E. Vaucher, à Mulhouse, est du 31 août 1825.


102 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

Le patronat alsacien se distingue enfin par sa propension à l'amélioration de la condition de ses salariés : création de caisses de secours, de retraite ou de crédit, participation aux bénéfices, ouverture d'écoles (et notamment de salles d'asile), construction de logements ouvriers (dont la S.O.M.C.O. de Jean Dollfus n'est qu'un exemple), demande retirée d'une réglementation législative de travail. « La diversité des réalisations témoigne d'un réel souci d'expérimentations et d'une volonté de réformes sociales dont la S.I.M. a été une sorte de forum permanent » (p. 37). Que cet altruisme puise sa source dans la philanthropie maçonnique, dans les leçons des pédagogues suisses ou dans la foi religieuse (imprégnée de piétisme) des industriels alsaciens, il manifeste le refus d'une société atomisée, et la volonté d'une transformation sociale par l'industrie. « A l'indivudualisme des sociétés où règne la famille nucléaire, » écrit l'auteur, adepte des théories anthropoligiques d'E. Todd, « s'opposerait la solidarité propre aux systèmes familiaux complexes (...), l'hypothèse a le mérite de rendre compte de l'apparente contradiction entre la diversité des influences religieuses, morales et intellectuelles, et la généralité d'un comportement que l'on retrouve du nord au sud de l'Alsace » (p. 40). Dernier trait collectif de ces industriels : leurs « curiosités intellectuelles » (6 s'adonnent à l'histoire, 5 aux Beaux-arts, 4 aux sciences, surtout naturelles), les montrent pas « uniquement préoccupés par les cours du coton et par le niveau de leurs affaires ». On saura gré à l'auteur de cette synthèse en introduction à ses biographies individuelles.

Serge CHASSAGNE.

André GUESLIN (sous la direction de), Michelin, les hommes du pneu, Les ouvriers Michelin à Clermont-Ferrand de 1889 à 1940, Paris, Les éditions de l'Atelier, 1993, 269 p.

Michelin, les hommes du pneu est un livre collectif dirigé par le professeur André Gueslin. L'équipe comprenait Pierre Mazataud (géographe), Christian Lamy (de Peuple et Culture) et Lionel Dumond (historien). L'objet de cet ouvrage d'histoire est de présenter « le système Michelin », du point de vue socio-économique, de la naissance de l'entreprise à la Seconde Guerre mondiale. Les difficultés rencontrées par les chercheurs clermontois tiennent au fait qu'ils n'ont pas eu accès directement aux archives de l'entreprise ; mais, grâce aux sources publiques, aux documents imprimés, aux mémoires écrits, aux témoignages oraux et à l'habileté des auteurs, la recherche paraît extrêmement solide, nuancée et très intéressante. Un bel exemple de paternalisme nous y est présenté à l'échelon d'une ville.

Dès la fin du XIXe siècle, avec le développement du vélo et de l'automobile, la monoindustrie du caoutchouc et plus particulièrement du pneu a régné à Clermont. La pratique du paternalisme des Michelin a en outre largement renforcé cette mono-activité urbaine, en dissuadant d'autres industries de puiser dans le même vivier de travailleurs. Certes, les Michelin n'étaient pas les seuls dans la ville à s'intéresser à l'industrie caoutchoutière ; les frères Bourgougnan y étaient également fabricants de pneumatiques, mais ils n'ont jamais eu les moyens d'octroyer les mêmes avantages sociaux. Leur influence était donc plus limitée et ils servaient, en quelque sorte de faire-valoir, à l'entreprise dominante. D'ailleurs, en 1958, ils passèrent sous le contrôle de Michelin qui eut, désormais, le monopole de la fabrication du pneu. La firme était toutefois concurrencée en France par des marques étrangères (Dunlop, Goodyear, Firestone...).

Bien entendu, de nombreux exemples de politiques paternalistes du XIXe siècle ont été étudiés par des historiens dans diverses régions ou branches industrielles françaises — dans le textile mulhousien, la sidérurgie lorraine, les charbonnages du Nord, la mécanique creusotine... — mais le cas clermontois offre un visage assez original qui justifie le travail présenté. Sans doute est-ce toujours la volonté d'une famille patronale qui est à l'origine du paternalisme clermontois, mais il concerne cette fois la première moitié du xx° siècle et une branche d'activité liée à la deuxième industrialisation. Il est, en outre, à mettre directement en relation avec la volonté d'instaurer une productivité du


1996 - Nos 1-2 103

travail selon le système Taylor. Il concerne, cette fois, toute une ville ancienne qui en sort largement transformée, alors qu'au xixe s., il concernait essentiellement des bourgades créées de toutes pièces par des industries nouvelles. Enfin, toute la panoplie des procédés d'intervention sociale y a été volontairement employée. En plein xxe siècle, le système Michelin a, en somme, quelque chose de totalitaire à Clermont !

C'est un système social dont la finalité est de produire. En 1927, Edouard Michelin note : « Nous sommes persuadés que notre maison prospère à cause de ses oeuvres sociales » (p. 90). Tout est dit. Il s'agit pour la direction de former et de retenir une maind'oeuvre rurale, instable et originaire des Monts-Dome et du Livradois. Les ouvriers caoutchoutiers qui représentent plus de la moitié des salariés sont à 80 % nés dans le Puy-de-Dôme (1911). Ils vieillissent dans les cités qui ont été construites à leur usage dans la banlieue clermontoise. Ces cités ont d'ailleurs servi à décongestionner le centre de la ville où une population pauvre végétait auparavant. Les avantages offerts sont nombreux : logements bon marché (en 1936, 42 % des ouvriers sont logés par l'entreprise), salaires plus élevés qu'ailleurs, service d'économat maison, de couverture maladie, restaurant d'entreprise... Une clinique Michelin est construite ; il s'agit de lutter en particulier contre une maladie professionnelle spécifique aux caoutchoutiers : le benzinisme. Bref, il y a là de quoi attirer de nombreux paysans à la ville.

Les Michelin sont partisans d'une politique familiale et nataliste. Les loyers sont moins 'élevés pour les familles nombreuses. Un système d'allocations familiales, de primes à la naissance et d'aides à l'allaitement est mis en place dès le début des années vingt. L'entreprise construit des crèches et des écoles Michelin (en 1940, la firme dispose de 21 écoles primaires scolarisant 4 700 élèves et de deux internats disposant de 130 places). Elle multiplie les colonies de vacances. Pour les moments de liberté de ses salariés, elle subventionne le sport, la musique, la pêche, la chasse, la philatélie... Elle crée un système de retraites. Du berceau à la tombe, on est Michelin à Clermont.

Les effectifs de l'usine atteignent leur maximum au milieu des années vingt ( 18 000 salariés, pour une population de 100 000 habitants). Naturellement, les avantages acquis ne vont pas sans quelques obligations. Tout un système de sanctions existe pour ceux qui ne respectent pas les règlements et la plénitude des bienfaits octroyés n'est obtenue que par les bons travailleurs qui se plient à l'organisation scientifique du travail. Le système porte ses fruits puisque le calme social règne dans l'entreprise. La syndicalisation ouvrière ne pénètre guère dans les ateliers ; en 1935, les syndicats divisés ne comptent que 75 adhérents et en 1936, avec la réunification syndicale et les événements que l'on connaît, il y a environ 600 adhérents pour 8 000 salariés. La grève de 1920 n'a que touché indirectement l'usine et il faut attendre 1936 pour qu'elle subisse 16 jours d'interruption du travail.

A quoi est due cette absence d'agitation ? Les auteurs avancent que les patrons ont su donner à leurs ouvriers une culture maison, leur faire accepter des relations sociales verticales et les faire adhérer à leur politique paternaliste. Est-ce l'origine paysanne locale qui a rendu le prolétariat clermontois plus docile ? L'influence d'une Église qui a largement maintenu la fidélité des familles ? Ou bien, tout simplement, les réels avantages sociaux obtenus par une population dont la condition antérieure était beaucoup plus misérable ? Il a fallu attendre 1936 pour qu'une contre-culture ouvrière, plus revendicative mais aussi parfois festive, voie le jour.

Les auteurs ont cherché à se défaire d'une histoire sociale engagée ; du coup, ils montrent que le paternalisme dans certaines conditions mérite d'être réapprécié à une plus juste valeur ; qu'il reste une grande utopie dont l'objet était de « fabriquer un travailleur idéal à l'image de la contrainte froide de l'économie » (p. 251). Son échec serait dû, selon le patronat, à la société englobante qui, comme en 1936, aurait mis en avant des objectifs plus politiques que sociaux. Lecture donc intéressante, qui sans totalement renouveler le thème du paternalisme, incite à l'étudier pour le XXe siècle. A quand donc la suite de cette histoire des hommes de Michelin après 1940 ?

Henri MORSEL.


104 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

Madeleine REBÉRIOUX (sous la direction de), Fourmies et les premier mai, Paris, Les Éditions de l'Atelier, 1994, 460 pages, 220 F.

C'est la publication, avec le concours du Centre National du Livre, des actes du colloque organisé sous la présidence de Madeleine Rebérioux par le Conseil scientifique de l'Écomusée de la région de Fourmies-Trélon en collaboration avec l'Institut fédératif de recherches sur les économies des sociétés industrielles (C.N.R.S., Lille), le Greco « Travail et travailleurs en France aux XIXe et XXe siècles » et le centre de recherches sur l'histoire des mouvements sociaux et du syndicalisme (Paris I) les 1-4 mai 1991 à Fourmies.

L'ensemble, particulièrement riche — préface de Madeleine Rebérioux, 28 communications et un cahier iconographique de 16 pages — couvre un panorama très large et s'ordonne autour de cinq thèmes. Au centre, bien sûr, la tragique journée du 1er mai 1891 à Fourmies. C'est l'objet de la première partie consacrée à « La Fusillade ». L'organisation syndicale existe depuis 1882 et des grèves ont été soutenues, en particulier en 1886; mais, en décembre 1890, le socialisme s'est solidement implanté sous la forme d'un cercle d'études, « Le 89 des prolétaires », rattaché au P.O.F. de Jules Guesde et dirigé par Culine qui jouera un rôle essentiel dans les événements. Des conférences, dont celle de Paul Lafargue accompagné de Renard le 12 avril, ont fait monter la pression alors que le patronat est bien décidé à réagir et que les autorités ont fait appel à l'armée. Le 1er mai, l'effervescence est donc très grande dès le matin et la journée est émaillée d'incidents et d'arrestations jusqu'à la fusillade fatale de 18 h 25. On relève 9 morts et 35 blessés, victimes du nouveau fusil Lebel. Le 4 mai, se déroulent des funérailles grandioses et dignes : un cortège qui s'étale sur deux kilomètres et dure deux heures. Le contexte, c'est l'importance du monde de la filature de la laine, apparue en 1825 et qui emploie vers 1890 quelque 25 000 ouvriers répartis dans la région de Fourmies et le Cambrésis, avec un patronat particulièrement dur dont François Boussus, de Wignehies, apparaît comme le parfait prototype. Mais c'est aussi la comparaison des 1er mai 1890 et 1891 sur l'ensemble de la France avec des grèves induites du 1er mai moins nombreuses dans le 2e cas, ce qui conduit Jean-Louis Robert à s'interroger : « et si l'effet premier de Fourmies avait été de rendre impossible des grèves fortes comme celles qui avaient suivi le 1er mai 1890? ». En revanche, les événements de Fourmies ne rencontrent guère d'écho dans l'immédiat dans la Wallonie proche où l'attention de la presse est entièrement retenue par la grève des mineurs et la revendication du suffrage universel.

La 2e partie, « Les lectures » est, elle aussi, essentielle avec pas moins de dix interventions. Tout d'abord les lectures immédiates, puis ultérieures de l'événement ; mais sont aussi abordés : le débat parlementaire intense qui a suivi la journée, le procès (condamnation de Culine et de Lafargue), l'élection de Lafargue à Lille en novembre 1891, l'intervention du curé Margerin, l'attitude de Drumont dont l'antisémitisme se nourrit de la présence d'Isaac à la sous-préfecture d'Avesnes (dont dépend Fourmies), celle de Jean Jaurès dont la réaction ne devient vraiment vigoureuse qu'avec les condamnations de Culine et de Lafargue, l'iconographie aussi consacrée à l'événement, la conception enfin du maintien de l'ordre que va transformer à Paris l'arrivée du préfet Lépine.

Les 3e et 4e parties élargissent le thème central. Ce sont tout d'abord « Les tensions sociales dans l'Europe du Nord-Ouest à la fin du XIXe siècle », quatre interventions consacrées essentiellement à la Belgique et aux grandes grèves minières du Pas-de-Calais, puis « Les premier mai tragique » : la tragédie du Haymarket à Chicago le 4 mai 1886 et ses conséquences, le premier mai 1905 à Varsovie et le 1er mai 1919 à Paris. Les six interventions de la 5e partie s'attardent sur « Les devenirs » : le 1er mai 1890 en Allemagne, les premier mai en Suisse de 1890 aux années 1980, en Italie à l'époque de Giolitti, au Brésil (1891-1930), enfin les « enjeux et dimensions politiques du 1er mai : Internationales et premier mai » et la perception du 1er mai par la C.F.T.C./C.F.D.T. Tout cela permet de bien comprendre l'importance de Fourmies et des premiers « premier mai » dans l'éla-


1996 - N°s 1-2 105

boration de la revendication des huit heures qui a marqué la lutte ouvrière en France jusqu'à sa réalisation en 1919. Ensuite, les premier mai seront différents.

Claude GESLIN.

Jean VERCHERAND, Un siècle de syndicalisme agricole. La vie locale et nationale à travers le cas du département de la Loire, Centre d'études Foréziennes, Publications de l'Université de Saint-Étienne, 1994, 443 pages, 190 F.

Refroidir « l'objet », tel est, dit-on parfois, le rôle de l'historien... Pari apparemment réussi pour Jean Vercherand qui, dans cet ouvrage issu d'une thèse d'histoire contemporaine soutenue en 1989, centre son analyse sur l'origine des différentes tendances syndicales agricoles et ce dans le cadre d'un département qu'il connaît bien, celui de la Loire. L'auteur est en effet un homme du sérail : ingénieur agronome de formation, il a été animateur du C.D.J.A. et de la F.D.S.E.A. de 1974 à 1983. Avoir connu au plus près les enjeux, les tensions et les conflits souvent vifs autour d'un modèle de développement agricole l'a amené à se pencher sur d'autres modèles du passé et sur leurs soutiens sociologiques et institutionnels.

On pourrait lui contester d'emblée le choix du cadre départemental, non qu'il faille réouvrir le procès en départementalisation de l'histoire contemporaine française, mais pour le fait que cet espace de référence était peut-être mal approprié pour l'un des temps de l'étude, celui du syndicalisme aristocratique des débuts de la Troisième République, qui se structure sur les échelons locaux et régionaux, horizons idéologiquement moins détestables à ses yeux que celui du département « révolutionnaire ». Mais, sociologiquement diversifié, offrant des structures agraires contrastées, le cadre du département de la Loire devait permettre à l'auteur de mettre à l'épreuve une démarche originelle visant à privilégier le socio-économique dans la détermination des comportements syndicaux. Par ailleurs, l'implication du département dans les débats nationaux qui ont traversé le syndicalisme agricole (pensons au fameux rapport d'Antoine Richard au congrès de Blois du C.N.J.A. de 1970, première expression collective des Paysans-Travailleurs), engageait à mieux penser le macrocosme à partir du microcosme et à lester d'histoire concrète le vaet-vient revendiqué par l'auteur entre « vie locale et nationale ».

De l'aveu même de Jean Vercherand, l'ambition première de saisir une relation dialectique économique/institutionnel a tourné court et a vite cédé la place, au contact des faits, à un constat... d'indétermination et à une réévaluation de l'autonomie des dynamiques « superstructurelles », idéologiques et politiques. L'un des grands apports de l'ouvrage est de mettre justement en lumière deux apparents paradoxes. Le premier qui voit, à la fin du XIXe siècle, la tendance aristocratique de l'Union du Sud-Est agricole acquérir une position hégémonique dans une région républicaine et modérément pratiquante (à la différence du Finistère étudié par Suzanne Berger). Le second qui voit, dans les années 1960-1970, une tendance progressiste socialisante s'imposer au sein d'une paysannerie votant alors massivement à droite (conformément ici au même Finistère de la fin des années 1970).

L'auteur nous montre très bien dans le premier cas, le poids de la dialectique pouvoir/ contre-pouvoir : élites républicaines socialement et politiquement hétérogènes, libérales et individualistes peuplant mairies, conseils généraux, Parlement ; aristocratie foncière socialement et idéologiquement homogène s'investissant dans l'« oeuvre sociale » de protection et de service du monde agricole. Quant au second paradoxe, l'auteur l'explique par « la rencontre entre une démocratie chrétienne qui recherche une troisième voie de développement entre capitalisme et socialisme d'État et une tradition socialiste qui s éloigne du modèle soviétique » (p. 368). Il souligne à cet égard l'influence du mouvement ouvrier stéphanois dans le renouvellement du progressisme démocrate-chrétien irriguant, à partir du canal C.F.T.C.-C.F.D.T.-P.S.U., la J.A.C., puis le M.R.J.C. et le courant moderniste des jeunes agriculteurs. C'est ici que nous ne suivrons pas totalement Jean


106 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

Vercherand. D'autres C.D.J.A. et F.D.S.E.A. ont connu cette évolution sans qu'apparaisse la fécondation salvatrice d'une « gauche nouvelle » ou d'une « nouvelle classe ouvrière » (nous pensons encore au « modèle » finistérien de Suzanne Berger). La formidable ambiguïté du message jaciste et, partant, du discours des jeunes agriculteurs de 1960 ne suffit-elle pas à rendre compte de cette situation ? Ce discours est, rappelons-le, l'expression d'un compromis ambivalent, celui qui régit la contradiction entre l'aspiration profonde de cette génération à s'extraire d'un milieu étouffant, à « s'intégrer » et l'égale fierté de l'originalité paysanne. La course effrénée vers la modernité ne se dissocie donc pas d'un souci marqué de préserver les racines culturelles de sa liberté professionnelle, de lutter contre la prolétarisation. Le messianisme jaciste, qui vise à transformer les hommes par l'exemple, a déterminé nombre d'orientations contradictoires mais toutes également cohérentes. Fuite en avant dans l'aventure du capitalisme, ou au contraire anticapitalisme, l'essentiel sera de rester, d'abord et avant tout, paysans, c'est-à-dire comme le disait René Colson dans une formulation idéologiquement réversible, maintenir « un mode de vie qui favorise le développement de l'homme ».

Une dynamique de longue durée est par ailleurs bien mise en valeur par l'observatoire forézien, dynamique qui nous amène à nuancer bien des grandes « ruptures » et bien des identifications idéologiques commodément enveloppantes. Il s'agit de cette poussée qui vise à l'appropriation de l'institution syndicale par les paysans « authentiques ». On peut la mesurer lors des « deux accélérations décisives » (p. 199) que sont, en 1941-1942, la désignation du Comité corporatif de la Loire, et en 1945-1946 les élections de la F.D.S.E.A., donnant ainsi unité et cohérence à une période qui l'est souvent moins au plan de la société globale. On peut la percevoir aussi à travers l'analyse de deux mobilisations protestataires, de deux mouvements « d'en bas » qui prirent une ampleur particulière dans le département de la Loire, et qui exprimaient une même volonté paysanne d'assurer de manière plus combative sa propre représentation syndicale : les comités dorgéristes de 1938 visant une direction (trop) modérée et le mouvement des « Libertés paysannes » des années 1960 visant une direction (trop) moderniste.

Comme nous l'avons rappelé, Jean Vercherand, avant d'être historien a été un observateur participant, et engagé, des mutations parfois conflictuelles de l'agriculture récente. Sa conclusion se veut donc prospective à l'usage des acteurs sociaux de 1995. Nourrie d'une fréquentation d'un siècle avec le syndicalisme de son département, elle s'énonce sous forme de constat : « les grandes périodes de création et d'innovation du mouvement professionnel agricole furent celles où les catégories agissantes en son sein étaient ouvertes sur l'extérieur, à l'écoute et en prise avec les débats de société, et fortement imprégnées d'éthique et d'idéologie » (p. 368). Une leçon d'histoire qui se veut salutaire pour un syndicalisme majoritaire en panne de modèle mobilisateur, assourdi par l'écho sans cesse répété du référentiel intouchable de 1960. A ce titre, la « révolution culturelle » qu'appelle Jean Vercherand, c'est-à-dire en d'autres termes, la capacité à répondre de manière positive à la réforme de la P.A.C., passe, et nous sortons du strict champ syndical forézien, par le réaménagement, voire le dépassement d'une médiation néocorporatiste qui, sous la Cinquième République, a sous-tendu bien des choix.

Bernard BRUNETEAU.

Jonathan MORRIS, The Political Economy of Shopkeeping in Milan 1886-1922, Cambridge, Cambridge University Press, 1993, 312 p.

Étudier les commerçants milanais représentait un véritable défi. Peu de chose a en effet été écrit sur une activité pour laquelle la capitale morale de la jeune Italie constitue pourtant un terrain d'investigation très intéressant. Il suffit de penser que c'est le modèle milanais d'association de commerçants qui sera repris un peu partout dans la Péninsule. C'est tout naturellement à Milan que se tient en novembre 1893, le premier congrès de la Confédération Générale des Industriels et des Commerçants. L'analyse du négoce


1996 - Nos 1-2 107

milanais représente toutefois un sujet ardu. De réelles difficultés épistémologiques sont liées en particulier à la rareté des sources et à la difficulté d'établir une problématique cohérente. Pour dépasser de tels obstacles, Jonathan Morris a adopté un choix documentaire marqué, en optant pour l'étude du canal d'expression privilégié qu'a représenté pour les commerçants milanais le journal baptisé l'Esercente. Il s'agit d'ailleurs de beaucoup plus qu'un simple organe de presse. J. Morris montre notamment comment les suppléments de l'Esercente constituent de véritables instruments de suivi du crédit.

L'histoire du groupe social constitué par les commerçants (chapitres I-II-IH) se ressent toutefois un peu de ce choix documentaire initial. Si les lacunes historiographiques étaient innombrables, certains travaux antérieurs comme ceux de M. Dean et E. Grottanelli avaient ouvert des pistes fécondes en traçant une esquisse de la physionomie commerçante milanaise. Les analyses sociales de J. Morris reposent essentiellement sur les recensements ou les sources imprimées comme les guides citadins et cela, avec des résultats contrastés. Il se heurte ainsi aux problèmes posés par les listes nominatives de recensement et en particulier par celles de 1911. On pourrait épiloguer presque à l'infini sur les aléas des classifications proposées alors ou établies par la suite. Les postai sont parfois des food vendors comme l'affirrne J. Morris mais aussi souvent, par exemple dans la documentation anagrafique, des vendeurs de tabac, ce qui diffère bien sûr radicalement. Les cartes proposées sont d'un intérêt inégal, en particulier quand elles aboutissent à des conclusions logiques voire évidentes comme la localisation des activités commerciales à proximité des barrières d'octroi. Des résultats apparaissent pourtant sur les contours du groupe social commerçant. La multiplication du nombre d'échoppes ne coïncide par exemple pas directement avec celle du volume d'activités. D'un côté, se multiplient les magasins d'alimentation ou les débits de boissons comme les osterie ; de l'autre, le secteur qui connaît la plus forte expansion est celui des pharmaciens et des droguistes. J. Morris met également en lumière le rapport particulier qui se tisse entre le commerçant et son client. Il s'agit d'un rapport qui dépasse largement le simple échange économique pour se nourrir d'autres éléments. Pensons à l'attachement des clients aux cadeaux de Noël identifiés à un droit plus qu'à un privilège.

L'intérêt principal de l'ouvrage de J. Morris se situe toutefois ailleurs, dans une analyse particulièrement convaincante de la construction politique d'un groupe social. Un premier enjeu politique est la question de la barrière d'octroi, du dazio, sur laquelle J. Morris écrit des pages tout à fait intéressantes. Alors qu'aucun conflit ne surgit, ni ne surgira quant à la taille des établissements — aucun rejet des grands magasins n'est ainsi à relever —, l'octroi sépare deux mondes de commerçants : ceux du centre contre ceux de la périphérie citadine. Ce sont les faubouriens qui seront à l'origine du mouvement commerçant milanais. Cette hostilité centre/périphérie déchire le groupe des commerçants jusqu'à l'extrême fin du xixe siècle quand l'élargissement définitif de la commune annule la division représentée par l'octroi. D'autres querelles intestines s'ajoutent à cette scission fondamentale. Contre le groupe constitué autour de l'Esercente, surgit ainsi une Fédération des commerçants qui rassemble plusieurs milliers d'adhérents si l'on envisage toutes les associations qui lui sont liées. Cette division traduit un clivage stratégique, en particulier sur le rôle à tenir par rapport aux municipalités socialistes. La Fédération est favorable à un soutien à de telles Giunte alors que l'Esercente se proclame résolument contre.

Mais le positionnement politique est aussi et avant tout le ferment du renforcement du groupe commerçant. L'opposition à des règles d'hygiène qui ont tendance à étrangler le commerce, en lui imposant des contraintes exagérément drastiques, entraîne une action solidaire des organisations représentatives, action souvent couronnée de succès. Un autre conflit politique révélateur est celui de la lutte contre la concurrence représentée par les coopératives de consommateurs qui bénéficient d'une exemption des taxes afférentes à l'octroi. Ces coopératives connaissent à l'époque une extension généralisée puisque certaines rapprochent les ouvriers, d'autres les cols blancs. Une conséquence profonde de la lutte qu'engagent les commerçants contre les privilèges des coopératives est précisément de renforcer à terme leur union, en particulier à travers le ralliement des commerçants du centre de la cité, qui partagent sur cette question les mêmes intérêts que leurs


108 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

collègues faubouriens. Une conséquence inévitable en découle : l'accroissement de la séparation entre commerçants et travailleurs urbains. Les intérêts de ces derniers se concentrent de plus en plus sur les modalités d'embauché. Le projet d'imposer un droit de regard sur la distribution des postes de travail, en particulier à travers l'action de la Chambre du travail, tend alors à radicaliser l'hostilité des commerçants qui assument de plus en plus l'attitude de patrons à part entière.

La fondation de l'Esercente par Rusca date de 1886. En 1905, s'achève une période de gestion municipale de gauche. Pendant cette période de vingt ans, l'unification du groupe des commerçants s'est considérablement renforcée. Quand J. Morris promène son regard sur le début du XXe siècle, il peut mettre en valeur la consolidation d'une telle identité sociale. Les commerçants se sont en dernier ressort dotés d'une structure d'action relativement efficace au nom d'un credo politique plus défensif qu'offensif : lutter contre toute forme d'intervention pour imposer une liberté par-dessus tout, celle de vendre et d'acheter.

Olivier FARON.

Michel HAU, Histoire économique de l'Allemagne, Paris, Economica, 1994, 364 p., 198 F.

L'ambition de Michel Hau est de peindre une vaste fresque qui couvre la période du xrxe siècle à nos jours. Pour ce faire, la bibliographie mise en oeuvre est solide. L'ouvrage est volontairement présenté en deux parties successives : une première partie qui est didactique, destinée à fournir des informations aux étudiants, qui mesure les performances de l'économie allemande. Chaque chapitre de cette première partie se clôt par une bibliographie sommaire thématique. La deuxième partie est davantage centrée sur les problèmes historiographiques et s'adresse aux étudiants plus avancés. Disons tout de suite que cette présentation est parfois gênante. Par exemple, Le Verlgassytem est présenté page 23 mais il faut attendre la page 260 pour que l'auteur s'interroge sur sa longévité en Allemagne. Un simple système de renvoi paginé aurait pu effacer ce petit défaut de présentation.

Les deux premiers chapitres sont consacrés au « décollage allemand ». La problématique est totalement rostowienne. Même si l'auteur explique que le schéma de croissance de W.W. Rostow correspond assez bien au cas allemand (p. 23), il aurait été souhaitable d'introduire une discussion sur un « modèle » largement remis en question aujourd'hui. De même la notion de « seconde révolution industrielle » est-elle admise sans discussion (Chapitre III). De très bons développements sont présents dans ces trois premiers chapitres : Le rôle du capital humain, du système éducatif et notamment de sa place par rapport à une finalité professionnelle, sont très bien cernés. La tradition de libreéchangisme du fait de la moindre présence de l'État avant même la mutation industrielle constitue également un très bon passage.

La partie sur la première guerre mondiale et l'économie de guerre est sérieuse et classique. Un tout petit reproche pourtant. Le blocus est présenté comme très efficace dès sa mise en place alors que jusqu'en 1916, les Anglais continuent leurs affaires avec l'Allemagne au nom du « Business as usual » en commerçant avec les neutres — les Pays Bas notamment — dont on sait qu'ils sont de simples réexportateurs vers l'Allemagne.

Sur l'entre-deux-guerres, le problème de l'hyper-inflation aurait pu être davantage replacé dans un contexte politique international. En ce qui concerne la politique de contrôle des changes de Brûning ainsi que l'ensemble de la politique nazie, on aurait pu souhaiter que soit posé le problème d'un fonctionnement social consensuel que ces politiques supposaient. Il y a dans l'attitude des industriels allemands acceptant de fait de ne pas réescompter immédiatement les effets mefo un soutien actif au régime (p. 136).

Le relèvement économique de l'après-Seconde Guerre mondiale est bien vu ainsi que le « miracle allemand », même si ce miracle est tout à fait rationnellement explicable. La renonciation précoce à une politique de relance lors de la crise de 1974-1989 (p. 194) est


1996 - Nos 1-2 109

présentée, à juste titre, comme une des raisons d'une bonne résistance de l'Allemagne face à la crise. Les problèmes économiques de la R.D.A. et de la réunification sont abordés à la fin de la première partie.

La seconde partie intitulée « Questions et controverses » donne d'abord des outils de travail et se pose des questions tout à fait intéressantes. Le chapitre XIII : « Rôle de l'agriculture dans le décollage de l'économie allemande » vient d'ailleurs nuancer les modélisations de la première partie. Le chapitre XVII « Questions sur le présent » aborde les thèmes de l'évolution des performances économiques ainsi que les problèmes démographiques.

Au total, une synthèse tout à fait solide et pertinente, même si parfois, le lecteur aurait pu souhaiter l'approfondissement de certaines pistes.

François COCHET.

Jean-Paul POISSON, Notaires et Société. Travaux d'Histoire et de Sociologie notariales (tome II), Paris, Economica, 1990, X-597p.

Infatigable, Jean-Paul Poisson réunit en un volume pratique une nouvelle série d'« études notariales », sans jeu de mots. A la soixantaine d'études déjà publiées (cf. R.H.M.C, 1987/3, p. 509) s'ajoutent ainsi près d'une quarantaine de textes d'importance variée : articles de fond, réflexions à propos d'un compte-rendu d'ouvrage, notes. On y retrouve les qualités du chercheur doublé d'un praticien, de l'érudit et du savant désireux de dégager des « lois ». Mais le regard, par rapport au premier volume est quelque peu différent. Là, c'était l'activité notariale, son contenu, son rythme qui étaient au premier plan, ainsi que l'utilisation pratique des minutes pour des études thématiques. Ici, les notaires et le milieu social qu'ils forment sont au coeur de l'ouvrage (384 pages sur près de 600). De même notera-t-on l'élargissement géographique du propos vers le Canada, avec de solides études sur l'histoire du notariat en Nouvelle-France, sur les relations intercontinentales à travers les liasses de contrats, sur l'activité des 39 études du Québec analysée sur l'année 1749.

Chacun, dans cette gerbe, retiendra ce qui l'intéresse le plus et il est difficile de rendre compte de la richesse du volume, de la variété des ouvertures et des suggestions. On passe d'une grosse étude parisienne à un modeste tabellion de province, on visite l'appartement et la bibliothèque de Nicolas Boileau, on vogue du xve au xxe siècle, on scrute les dernières volontés des Savoyards en matière religieuse, on célèbre les noces d'or des Paulmier chez leur fils, notaire à Paris près de la place Maubert. C'est dire, audelà des pistes ouvertes qu'on ne s'ennuie pas à lire J.P. Poisson, tout en s'instruisant. Je réitérerais le voeu formulé in fine du premier compte-rendu : « A quand un manuel d'histoire et de sociologie notariales » ?

Jean JACQUART.

Histoire des femmes

Mona OZOUF, Les mots des femmes, Essai sur la singularité française, L'esprit de la cité, Paris, Fayard, 1995, 397 p.

On connaissait Mona Ozouf pour ses études sur la Révolution, l'École de la France et l'Idée républicaine. Munie de cet impressionnant bagage, elle présente ici un Essai sur la singularité française, analysée au travers des rapports hommes-femmes. D'emblée, elle annonce la couleur. Pour elle, les rapports entre les sexes sont, en France, plus faciles que dans bien des pays étrangers. Cela expliquerait la modération du combat féministe qui a pris dans notre pays une tournure beaucoup moins combative que dans les pays anglais ou américains. Là, sous l'impulsion d'un féminisme militant et exclusif, s'est


110 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

développée une nouvelle histoire, la « gender history » qui veut, non pas compléter, nuancer et enrichir mais révolutionner le regard et l'intelligibilité d'un processus historique, où le mouvement de la démocratie vers l'universalisme, ne serait plus que la façade honorable de l'impérialisme masculin de l'Occident.

Écrit en toute liberté, cet essai présente dix portraits ciselés de femmes de lettres, dont « les mots » sont interrogés et scrutés, pour tenter de comprendre ce que cela veut dire d'être femme en France du XVIIIe au XXe siècle. Ainsi Madame du Deffand et Madame de Charrière nous parlent-elles de l'Ancien Régime et Madame Roland et Madame de Staël de la Révolution ; Madame de Rémusat et George Sand nous disent-elles leur passion de l'éducation. Avec Hubertine Auclert et Colette, nous revivons l'âpreté des combats pour l'égalité, que l'une cherche dans le droit de vote et l'autre dans le mode de vie. Et enfin, au XXe siècle, ce sont Simone Weil et Simone de Beauvoir qui nous font entrer dans les raisons de leur « engagement » pour la liberté : la première, ascétique, saura résister aux séductions de la communion affective du groupe, tandis que la seconde, dotée d'un moindre jugement politique et moral, sera l'auteur d'un « Deuxième Sexe », qui fera d'elle une autorité dans le féminisme. Elle n'en exprimera pas moins des réserves à l'égard du différentialisme sexiste, qui heurtait au plus profond l'universalisme d'une pensée, plus familière de l'absolutisme des concepts philosophiques que des détours et arcanes de la sororité.

En conclusion, Mona Ozouf expose son hypothèse sur la société française : société de « moeurs », longtemps modelée par la hiérarchie des rangs et de la Cour, comme par le retrait politique des hommes, dès lors tournés vers la République des Lettres, où aristocrates et gens d'esprit commerçaient à égalité dans un art de la conversation et de la brigue où l'aide des femmes devenait indispensable. Et de citer, bien avant Hélias, David Hume, l'anglais qui se laissa éblouir par l'ordonnance de ce « pays de femmes », « monarchie civilisée », entièrement réglée par des « lois », qui signent les arabesques de « rangs » multiples, où rien n'est laissé à l'arbitraire. Ou Montesquieu qui, faisant parler ses Persans, s'étonne de la liberté des moeurs et de la gaieté des conversations d'un siècle qui, faisant de la galanterie un art national, laissera comme un regret lorsque, après la Révolution, les salons seront devenus un souvenir, un rien nostalgique puisque l'art de l'esprit et de l'éloquence avait fait mouvement vers la tribune parlementaire.

Arrivée à ce point, l'historienne de la Révolution ne peut échapper à la mise en accusation d'une Révolution qui a guillotiné Madame Roland et Olympe de Gouges, avant de séquestrer les femmes, désormais exclues de l'espace public et même du gouvernement de leurs enfants, de leur argent ou de leur corps. Telle est la thèse si souvent entendue au moment du Bicentenaire et sur laquelle Mona Ozouf apporte non seulement des nuances mais aussi des distinguo afin de ne pas confondre la Révolution et la Terreur, la Constituante et le Consulat, la promesse de liberté et d'égalité avec les dérapages politiques ou les remises en ordre qui relèvent de problématiques beaucoup plus larges que celle des rapports entre les sexes ; et d'évoquer les affranchissements que furent la relève des voeux perpétuels pour les conventuelles, ou la possibilité de divorce pour les mal mariées. La Révolution, écrit-elle, a légué trois types de modèles pour les femmes : celui de « métissage mondain », dont Proust dira qu'il a un tel prestige que bien des socialistes seraient prêts à s'incliner devant cette « royauté des femmes cultivées » ; celui de l'inclusion domestique qui trouvera sa noblesse non seulement dans l'éducation de futurs citoyens mais dans toute une sociabilité religieuse et charitable ; enfin il y a le plus neuf, où les Françaises s'engouffreront avec d'autant plus d'allégresse que les carrières politiques leur resteront longtemps fermées, et qui est celui de l'égalité professionnelle ; l'archétype reste, et qui s'en étonnera, le couple d'instituteurs et d'institutrices de l'enseignement public, entièrement dévoué à la diffusion du message d'émancipation par l'éducation qui est le leitmotiv de ces pages.

Mais il y a mieux, ou plutôt plus ambitieux, dans cet Essai qui est aussi une recherche sur la singularité, non pas française, mais féminine. Après avoir insisté sur l'originalité de chacune de ses héroïnes, sur la variété de leurs itinéraires et de leur choix même si toutes ont peiné, souffert et finalement trouvé une forme de salut dans l'écriture, Mona


1996 - Nos 1-2 111

Ozouf ne peut résister au désir de chercher le point commun de ces destins. Elle le trouve dans une aptitude à s'accommoder du temps, à l'apprivoiser s'il a été douleur, à le transformer en richesse s'il est source de vie. « La femme est un être lié », écrit-elle à la fin des fins, ce qui est une autre façon de dire que les femmes sont responsables du lien social et de la mémoire, qui nouent les groupes humains et les générations, qui assurent la transmission des valeurs et éduquent les enfants, dont elles savent pourtant que l'avenir est de partir.

« Être lié », par le temps qui lui impose des « limites » qui l'obligent plus que l'homme, la femme ne peut, sans mutilation, borner son horizon à des communautés homogènes ou exclusives, où son art de l'observation et du langage devient sans emploi. L'Essai se termine alors sur une courageuse prise de position contre un retour d'utopies qui, comme leurs devancières, procéderaient par le refus ou l'ignorance des processus évolutifs, en raison de la fascination, toujours exercée par l'image des recommencements absolus. La force de cet avertissement vient des travaux antérieurs de Mona Ozouf sur le calendrier révolutionnaire qui fut comme la pointe extrême de l'illusion de la « table rase » et de la puissance d'une volonté toute de raison. Ce qui devait magnifiquement réussir dans l'ordre des poids et mesures, ne pouvait être transposé dans le cycle du temps, où l'échec fut au rendez-vous.

C'est à ce refus des usages les mieux ancrés que les femmes s'étaient montrées hostiles. C'est à ce refus politique de la prise en compte des moeurs et des croyances qu'elles ont opposé leur résistance, passive d'abord, active ensuite. Et non aux promesses d'égalité et de liberté dont elles savaient à quel point, pour prendre corps, il faudrait se faire un allié du temps. C'est donc sur une profession de foi très personnelle que se conclut ce livre courageux : l'espoir et la fécondité d'un échange entre les sexes, mené dans la « certitude d'un langage commun et d'une conscience », qui n'est autre que celle de l'humanité civilisée.

Odile RUDELLE.

Michèle RIOT-SARCEY, La démocratie à l'épreuve des femmes. Trois figures critiques du pouvoir (1830-1848), Paris, 1994, A. Michel, 365 p., 150 F.

L'auteur se propose de rompre avec une histoire politique longtemps écrite au masculin et présentée comme asexuée. Elle défend une histoire des rapports entre les sexes mais sans se limiter aux représentations féminines. En effet, note-t-elle, si l'on oublie les tensions sociales et les fonctions du discours, l'étude des représentations risque d'identifier le sujet « femme » aux valeurs qui lui sont imposées. Elle prône également une histoire singulière, une histoire des expériences individuelles afin de souligner la diversité des dires et des aires féminins selon l'époque et le milieu. Elle choisit pour étayer sa démonstration la période qui va de 1830 à 1848, ces années-clés de la maturation et de l'acculturation politiques. Elle prend comme fil conducteur trois destins, ceux d'Eugénie Niboyet, de Désirée Gay et de Jeanne Deroin, « filles du peuple », du moins pour les deux dernières, mais se hissant par l'instruction et le militantisme au-dessus des ouvrières, républicaines et saint-simoniennes mais que Michèle Riot-Sarcey refuse d'enfermer dans ce seul carcan.

L'auteur nous les présente comme proches des hommes, partageant leurs aspirations, utilisant les mêmes mots, désireuses comme eux de servir et d'éduquer le peuple en 1830, exigeant en 1848 la pleine réalisation de la devise « Liberté, Égalité, Fraternité ». Pourtant, dès 1831, elles buttent contre leur exclusion de la sphère publique. Lors même qu'Eugénie Niboyet et Désirée Gay souhaitent se vouer à la « cause » et se rendre « utiles » chez les saint-simoniens, le Père Enfantin place l'égalité des sexes au premier plan de ses préoccupations mais la renvoie au futur et, en attendant sa réalisation, exclut les femmes des organismes dirigeants de la « secte », car la conquête de l'égalité des sexes n'exige pas leur mobilisation. Les Républicains, certes peu nombreux, ne sont pas plus réceptifs.


112 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

L'école sociétaire seule, en proposant la libération des passions, semble plus accueillante. Déçues, ces femmes s'émancipent alors des modèles, pensent et écrivent par elles mêmes. Le journal — de petites feuilles à l'existence fugitive — semble tout au long de la période le principal vecteur de leur réflexion.

Ces militantes y analysent la sujétion exercée par la famille sur les femmes, opposent la liberté masculine — celle des droits publics — et la liberté féminine à la fois publique et privée. Elles mettent l'accent sur l'égalité dans l'éducation, un enjeu politique central qui conditionne, pour les femmes comme pour le peuple, l'accès à la citoyenneté. L'égalité dans le mariage et la nécessaire indépendance matérielle sont également revendiquées pour le deuxième sexe. Jeanne Deroin va jusqu'à dénoncer « l'humiliante servitude » du Code Civil et assimile à l'esclavage le nom marital. Cette pensée d'une très grande modernité sait débusquer les racines politiques, sociales et surtout familiales des inégalités entre sexes. Lorsqu'avec la répression de 1834-1835, retombe l'effervescence politique, la prise de parole féminine semble oubliée. Les hommes développent alors un discours qui, pour renforcer leur pouvoir, vise à exclure les femmes de la sphère publique et valorise l'utilité et le destin masculins. Niées en tant qu'êtres doués de Raison susceptibles d'accéder à la citoyenneté, certaines, comme Eugénie Niboyet, renoncent, pour être entendues, à leurs pétitions de principes sur l'égalité, en viennent à louer les qualités dites féminines et se rabattent sur la complémentarité des sexes. Les hommes ont réussi à transformer l'inégalité politique en fait de nature. Michèle Riot-Sarcey va même plus loin. Elle pense, en effet, que seule l'inégalité sexuelle a permis l'épanouissement du citoyen libre. Non propriétaire, le prolétaire ne pouvait devenir citoyen qu'en trouvant un statut dans le travail, désormais valorisé, et en étant libéré par le mariage des tâches ménagères, abandonnées à son épouse. L'homme peut prétendre assumer seul l'entretien de sa famille et donc la représenter seul dans le champ public. L'effacement des femmes, évincées à la fois du marché du travail et de la vie publique, conditionne la citoyenneté des hommes. Leur exclusion politique qui se joue entre 1830 et 1848 n'est donc, selon l'auteur, ni un accident ni un archaïsme. Elle est consubstantielle au projet républicain, voire socialiste. Les échecs des femmes en 1848 le confirment.

Certes, la mémoire a retenu leurs pétitions, leurs clubs, leurs journaux mais leurs interventions déconcertent. Les militantes pourtant ont de solides arguments, arguent de l'universelle liberté et de l'abolition des privilèges pour exiger leur place, la même que celle des prolétaires. La République et la démocratie leur offrent des arguments imparables et pourtant balayés par leurs contradicteurs. A un moment où beaucoup, à droite comme à gauche, se réclament de la famille et de la propriété, réformer la place de la femme dans la vie privée et dans la société remet en question l'ordre. Ces femmes sont donc niées : le silence de la presse, le refus de les nommer, que partagent même George Sand et Daniel Stern, en témoignent. Pis, elles sont ridiculisées, charivarisées. Faute de solidarité sociale et féminine, ces militantes, ni femmes du peuple, ni bourgeoises, républicaines et socialistes critiques, sont renvoyées à leur sort puis oubliées une nouvelle fois. Il y a donc eu des femmes, dans ce premier XIXe siècle où se construit la démocratie, pour analyser leur situation, discuter de ses présupposés politiques et juridiques, récuser le passé. Leur discours était donc possible mais il n'a pas été entendu.

Michèle Riot-Sarcey a placé au coeur de son travail la tension entre être humain et être sexué. Elle montre que les acteurs politiques oscillent entre trois pôles : la classe, le sexe, l'appartenance politique, qu'il faut prendre en compte simultanément sauf à fausser le réel. Son histoire des « individues » reste, cependant, une histoire des avant-gardes, car Jeanne Deroin et Désirée Gay sont sorties de la nuit des prolétaires. On aurait aimé connaître, fût-ce fugitivement (mais est-ce possible ?), les réactions d'ouvrières moins engagées. Reste que M. Riot-Sarcey ouvre la voie à une relecture de l'histoire officielle qui prend pour acquis les « faits » politiques qu'elle a construits en fonction de « choix », si ce n'est de préjugés, inavoués et indiscutés. Il serait intéressant, en particulier, de prolonger ce travail en débusquant le masculin sous l'universel et en démontant son utilisation sexuée.

Anne-Marie SOHN.


1996 - N°s 1-2 113

Olive BANKS, The Politics of British Feminism, 1918-1970, Aldershot, Edward Edgar, 1993, 149 p.

Professeur émérite à l'université de Leicester et auteur de plusieurs ouvrages sur le féminisme, Olive Banks présente, dans ce nouveau livre, une synthèse utile de l'action politique des femmes britanniques. En un nombre restreint de pages, elle tire profit d'une très riche bibliographie pour montrer la richesse et les limites du mouvement féministe, entre le moment où les femmes obtiennent le droit de vote (en 1918, pour celles qui ont atteint 30 ans ; en 1928, pour toutes les autres) et l'apparition de nouvelles conceptions et de formes de luttes renouvelées.

La méthode d'exposition est très — trop — classique : après avoir retracé les actes des organisations féministes, des femmes dans le mouvement ouvrier et au parlement, Olive Banks dresse ensuite le tableau des contextes, idéologique, politique puis économique. Cette présentation entraîne nombre de répétitions et, surtout, morcelle l'analyse du mouvement global. Néanmoins, son livre nous permet de comprendre la richesse du féminisme britannique ; il met en valeur des figures de militantes, telles Eleanor Rathbone ou Nancy Astor — et des organisations comme La National Union for Equal Citizenship (N.U.S.E.C).

Mais le mérite principal du livre est de montrer clairement les véritables enjeux des luttes des femmes, l'influence décisive des rapports de « genre » dans l'évolution sociale et politique des régimes représentatifs. Une première constatation s'impose en effet : l'obtention du droit de vote, pour importante qu'elle ait été, n'a pas porté d'atteinte fondamentale à l'inégalité sociale entre les sexes. Même après 1918, on a considéré que la différence entre les hommes et les femmes est fondée sur la « nature » : la femme, passive et faiblement productive dans le travail, est vouée au rôle d'épouse et de mère ; elle est donc « normalement » dépendante de l'homme, notamment dans le domaine économique (elle n'a pas un véritable droit au travail puisque sa place « naturelle » est au foyer). Olive Banks montre bien comment des intellectuels de renom (D.H. Laurence, Edward Carpenter, Havelock Ellis entre autres) ont contribué à cet enfermement dans le ghetto de la famille (p. 73 sq.)

Et c'est toute la structure sociale du Royaume Uni qui est organisée autour de cette partition des rôles. Rappelant les critiques féministes de l'historique « rapport Beveridge » qui, pendant la Seconde Guerre mondiale, jette les bases du « Welfare State » qui va servir de modèle international, l'auteur écrit : « Pour le mouvement ouvrier (...) dans le cadre du concept de Welfare State, spécialement tel qu'il fut développé par Beveridge, les femmes n'étaient pas des individus de plein droit, mais une part, et de fait une part subordonnée d'un système familial. A bien des égards, l'idéologie du Welfare State était une version économique du système légal qui, au dix-neuvième siècle, déniait aux femmes mariées l'exercice de quelque droit que ce soit » (p. 103-104).

Tout ceci pose évidemment la question du rôle des partis politiques, plus particulièrement du rôle du Labour Party, cette grande organisation ouvrière qui, à un certain moment, s'est affirmé « parti des femmes ». La démonstration d'Olive Banks est sans ambiguïté : conservateurs, libéraux et travaillistes se sont souciés des femmes dans la stricte mesure où elles étaient des électrices, auxquelles il était bon de faire des promesses avant le vote ; jamais ils n'ont collectivement remis en cause la division familialiste du travail qui plaçait les femmes en position subordonnée. C'est bien pourquoi des mesures aussi importantes que le salaire égal ou la levée des obstacles au travail des femmes mariées n'ont été adoptées que très tardivement. Et on ne peut que suivre l'auteur lorsqu'elle écrit : « Certains aspects du mouvement ouvrier le rendaient extrêmement hostile à toute tentative de promouvoir une attitude radicale sur la question du genre. Une des principales raisons de cette hostilité était l'acceptation au sein du mouvement d'un concept entièrement masculin de la classe, qui implique que le bien-être des femmes était inclus dans celui des hommes » (p. 135).

De tels développements montrent bien que, malgré son originalité, le féminisme britannique s'est heurté aux mêmes obstacles que ceux dressés dans les autres pays, y


114 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

compris en France, souvent considérée comme exception, en raison du retard apporté à l'exercice du droit de vote des femmes. Le tableau précis et sans complaisance que trace Olive Banks (elle souligne le trop grand optimisme des féministes qui n'ont pas assez tenu compte du poids des valeurs traditionnelles sur nombre de femmes, y compris les tenantes du « nouveau féminisme », obnubilées par la défense des mères) est une invitation à une réflexion générale sur l'Histoire dont les rapports de domination de sexe constituent un moteur essentiel.

Michèle RIOT-SARCEY.

Histoire culturelle (XVIe-XXe)

Robert MUCHEMBLED, Cultures et société en France du début du xvr siècle au milieu du XVII'siècle, Paris, S.E.D.E.S., 1995, 517 p.

L'inscription au C.A.P.E.S. et à l'Agrégation d'histoire de la question « Société, cultures et vie religieuse du XVIe siècle au milieu du XVIIe siècle » a offert à R. M. l'occasion de proposer une synthèse de ses recherches, élargie à des travaux récents ou à la mise en perspective d'études plus anciennes, toutes dûment répertoriées à la fin de chaque chapitre.

Le livre s'ouvre sur une définition de la notion de culture, écartelée entre deux pôles, l'un intellectuel, l'autre ethnologique. Le premier, décliné au singulier et avec une majuscule, recouvre le domaine de l'art, de la littérature, des idées, des sciences et techniques. Le second veut saisir les pratiques culturelles des différents groupes sociaux. La culture est alors définie comme un « liant collectif » (p. 8), traduisant la vision du monde propre à des catégories et produisant du sens intelligible à l'ensemble des hommes.

Vingt chapitres suivent, introduits par une analyse de la culture monarchique des premiers Valois à Louis XIV qui se retrouve dans l'ultime développement, une vue cavalière très suggestive de la dynamique culturelle de l'absolutisme, projet politique conquérant et sans réel équivalent dans l'Europe du XVIIe siècle.

Fermement encadré par cette réflexion sur ce que l'auteur, en un probable clin d'oeil au dernier livre de Fernand Braudel, qualifie d'identitié française, l'ouvrage est charpenté ainsi. Six chapitres traitent de la Renaissance et de l'humanisme, quatre de la ville et de ses cultures, soit autant que pour les villages, trop méconnus au gré de R. M. Deux chapitres analysent le rôle de la justice criminelle investie d'une tâche de contrôle social à l'égard des sorcières et des marginaux de toute sorte, pauvres errants, délinquants, soldats en rupture de régiment, prostituées, la clientèle désignée des hôpitaux généraux ou/et gibier de potence en puissance. Enfin, un tour de France des provinces, opéré au milieu du XVIIe siècle, indique combien l'unité politique poursuivie par les souverains Valois et Bourbons doit composer avec la diversité des situations locales.

Avec une telle question, les périodisations ne pouvaient qu'être variées. La courte durée, comprise entre une à trois générations s'imposait pour l'étude de l'humanisme, de 1 evangélisme ou de la première Renaissance. Des séquences plus longues sont développées pour analyser le processus de curialisâtion des élites, l'apport et la place des femmes dans la vie intellectuelle au xvie siècle ou les options contrastées des « générations tourmentées » du XVIIe siècle (p. 133).

Le temps se dilate au-delà des bornes chronologiques de la période lors du tableau de la culture au village. Les conclusions relatives aux aires démographiques et matrimoniales, à la sociabilité masculine (le cabaret), féminine (la veillée) ou mixte (la place, le cimetière, l'église), à la violence juvénile ritualisée, à la gestuelle codée et codifiée peuvent être transférées aux siècles suivants. Elles valent jusqu'à la dévitalisation des campagnes lors des années 1880-1920, voire jusqu'au milieu du xxe siècle.

Ces rapports au temps changeants, entretenus par les faits de culture peuvent être une entrée dans l'abondant matériau rassemblé par R. M. En prolongeant des pistes suggérées par l'auteur et en usant de la notion de génération, le temps des premiers


1996 - Nos 1-2 115

humanistes, optimistes en l'homme, caractériserait les années 1480-1530. Viendrait après l'échec quasi-complet de l'expérience de Meaux et la répression entreprise par François 1er, le temps des nostalgies et des angoisses devant les différends religieux (1530-1560). Les hommes des années 1560-1600 devraient cultiver le stoïcisme, le repli sur soi, les exercices poétiques pour faire face aux déchirements religieux, avant que leurs successeurs ne trouvent dans le libertinage érudit, le jansénisme, les séductions du cartésianisme de quoi supporter le tragique du siècle.

A cette succession d'attitudes culturelles mouvantes, il conviendrait d'opposer le village, engoncé dans une civilisation matérielle immuable et à l'immobilité culturelle très marquée, quoique un peu fallacieuse, en raison des interventions de l'État et de l'Église lors de la chasse aux sorcières (principalement de 1580 à 1630) et de l'acculturation catholique à partir du milieu du xvne siècle.

L'immixtion des hommes de la ville, qu'ils soient d'État ou d'Église, dans le territoire des « idolâtres baptisés », croise l'une des thématiques maîtresses de l'ouvrage, à savoir les relations entre le centre et les périphéries.

Un centre à l'assiette géographique comprise entre le val de Loire et la Seine, un centre politique dominé par le souverain qui, sous les Valois, enrichit son héritage symbolique, démultiplie le cérémonial par l'introduction de l'étiquette (1587), et la généralisation du Te Deum sous Louis XIII, et dont l'imperium théorisé par Jean Bodin (Les Six Livres de la République, 1576) en réponse aux théories des Monarchomaques veut être porté jusqu'aux frontières du royaume.

La promotion du français comme langue administrative officielle (1539), les voyages royaux, la réduction des révoltes urbaines et paysannes, les élites nobles attirées à la Cour et insérées nolens volens dans un apprentissage de civilité, concourent à la progressive disposition de l'aristocratie autour du trône et à l'agrégation des marges au vieux domaine capétien.

L'intériorisation de nouvelles normes-comportementales, la « civilisation des moeurs » (N. Elias), constituent un autre axe majeur de l'ouvrage. R. M. oppose le village figé, extérieur à la « galaxie Gutenberg », à la ville ou à la Cour, deux territoires d'apprentissages culturels différents, mais porteurs de multiples distanciations sociales.

Sous l'impact des deux Réformes et de leurs politiques scolaires conduites à la ville, le XVIIe siècle vit l'invention de l'adolescence, l'enfermement des jeunes garçons de l'élite dans un monde clos, réglé sur le modèle d'un monastère, le façonnement d'hommes d'ordre, d'autorité, de sujets obéissants envers Dieu et le Roi, et devant exécrer le populaire discrédité et redouté. Celui-ci n'avait connu d'autres lieux d'apprentissage de la vie que la rue, la place publique, la médiation des abbayes de jeunesse et des plaisirs partagés par tous les citadins au temps de Rabelais, refusés par l'« honnête homme » au temps de Descartes.

Outre ces grands thèmes qui constituent des arêtes vives du livre, celui-ci contient des pages bienvenues sur Rabelais, la société des conteurs du XVIe siècle évoquée avec gourmandise, Lyon et son École de poésie au XVIe siècle, ou bien encore les traces de la Renaissance dans le milieu des secrétaires du roi.

En 500 pages, assorties de quelques documents surtout consacrés à la capitale qui a également droit à un chapitre, R. M. brasse une documentation impressionnante qu'il lie en gerbe de façon à faire surgir des lignes de fuite, des articulations suggestives. L'exercice comportait le risque de répétitions tant l'imbrication des données et des faits est patent. Celui-ci n'a pas toujours été dominé, mais il reste contenu dans des bornes étroites et peut, à la limite, être vu comme une marque de cohérence de l'ensemble. En revanche, les scories orthographiques sont relativement abondantes, et seraient à corriger en cas de réédition d'un livre qui atteint les objectifs de la collection et offre aux étudiants des concours et aux autres, une abondante moisson d'idées et de connaissances sous un format maniable.

Michel CASSAN.


116 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

Augustin REDONDO (SOUS la direction de), La Peur de la mort en Espagne au Siècle d'Or. Littérature et iconographie, Paris, Publications de la Sorbonne nouvelle, 1993, 133 p.

Cet ouvrage rassemble les communications présentées lors d'une table ronde organisée par le Centre de Recherches sur l'Espagne des xvre et XVIIe siècles qui a déjà présenté des travaux sur l'exclusion ou les rapports de parenté dans l'Espagne moderne. Il vient pour partie combler une lacune puisque les travaux sur la mort vécue dans l'Espagne moderne font paradoxalement défaut.

Plus que la nature de peur de la mort, les communications interrogent les manifestations textuelles et iconographiques de ce sentiment. Ainsi, dans son étude sur les Artes moriendi, A. Milhou sonde la « pédagogie de la mort » développée par ces textes. Les angoisses et plus encore les souffrances de l'agonie ne sont que les souffrances engendrées par le péché. A l'inverse, le bon chrétien connaît une mort sereine. La mort est à l'image de la vie. Ainsi, plus que préparation à la mort, ces textes sont des écoles de vie vertueuse. Pour obtenir la mort sereine des justes, il faut s'y préparer dès l'enfance, comme l'explique L'oratorio de los enfermos publié en 1580 par Juan Lorenzo Palminero et étudié par A. Gallego. Ce traité fournit les règles de conduite et les pratiques de dévotion à apprendre dès l'enfance et à approfondir tout au long de la vie et ainsi obtenir une « bonne mort », ultime étape qui ouvre au salut éternel.

L'obsession de la mort conduit bien évidemment à des représentations iconographiques qu'analyse P. Civil qui a étudié aussi bien les emblèmes que la peinture. Si l'Espagne n'ignore pas les tibias entrecroisés ni les têtes de mort qui n'envahissent l'iconographie qu'à partir du début du XVIIe siècle, le squelette n'est le plus souvent placé qu'en contrepoint de la représentation des Vanités, et le crâne est le compagnon obligé de la méditation du saint.

Pédagogie par l'image, enseignement par le théâtre. I. Darves-Bornoz étudie la Comedia de los santos de Lope de Vega (1610). Le personnage de Saint Jérôme méditant dans le désert force le spectateur à prendre conscience des illusions du monde terrestre et de la nécessité de la pénitence. Accompagnant la tête de mort, le sablier marque l'irrémédiable fuite du temps. Surtout, c'est après avoir rêvé les horreurs de l'agonie et les terreurs du jugement divin, qu'il gagne une mort exemplaire par une vie ascétique.

L'expérience physique de la mort est aussi au coeur des destinées individuelles. D. de Courcelles montre que la vocation de Sainte Thérèse d'Avila découle en partie de son expérience de la mort physique et spirituelle qu'elle transmit par l'écriture et qui détermina sa décision de fonder des couvents réformés.

La littérature du Siècle d'or intègre aussi, dans une perspective catholique, des croyances anciennes ; revenants fantômes et spectres qui ont une fonction ambivalente, annoncer la mort et éventuellement les châtiments mais aussi soulager la crainte des vivants. C'est l'objet de la contribution de J.-E. Laplana Gil sur la présence des spectres dans la littérature du Siècle d'or et de F. Cazal sur deux farces écrites au xvre siècle par Diego Sanchez de Badajoz.

. La question de la mort ne pouvait échapper au grand moraliste Gracian. R. Jammes et M. Vitse montrent que, si le thème de la fugacité de la vie et la crainte de la mort sont présentes dans son oeuvre, Gracian valorise la bonne vie au détriment de la bonne mort : inversion majeure de la perspective puisque le moraliste est conduit à estimer que le châtiment du vice est immédiat dans le monde d'ici-bas. C'est là une exception. L'Espagne obéit largement au modèle de la mort imposé par la Réforme catholique avec une vigueur particulière qui ne saurait étonner.

Philippe GOUJARD.

Jack R. CENSER, The French Press in the Age of Enlightenment, Londres, Routledge, 1994, 1 vol. 263 p.

Les études sur la presse périodique surmontent difficilement plusieurs obstacles qui tiennent à leur objet : variété, dispersion, multiplicité des journaux, volume considérable


1996 - N°s 1-2 117

de collections qui s'étendent parfois sur plus d'un siècle. Entre l'histoire descriptive complète, qui brasse une extrême diversité, et l'étude plus ou moins exhaustive d'un journal avec tous les risques de la minutie et de l'étroitesse du point de vue, une juste mesure est difficile à trouver, qui allierait la précision des analyses et l'essai d'une large interprétation historique. C'est dans cette voie difficile que s'est engagé J. Censer, déjà connu dans ce domaine par son ouvrage sur la presse radicale à Paris de 1789 à 1791, et par plusieurs enquêtes sur le journal d'Ancien Régime, dont on retrouve la matière dans le présent ouvrage.

Les limites chronologiques qu'il se fixe (1745-1788) définissent un Siècle des Lumières déjà mûr, dont le centre de gravité correspondrait à peu près à la publication de l'Encyclopédie et à la crise politique des années 1770-1774. Ce parti est heureux, il permet de dominer l'ensemble de la presse dans l'unité d'une vision culturelle (la « philosophie » et les forces qui lui résistent, l'Ancien Régime finissant et sa politique de l'information). En outre J. Censer divise son étude en deux grandes parties, le « contenu », le « milieu », c'est-à-dire d'abord les grandes catégories entre lesquelles se répartissent les périodiques (journaux politiques, affiches, journaux littéraires), puis les conditions de production et de diffusion (journalistes, censure, lectorat) : les perspectives qu'il ouvre ainsi en quelques chapitres denses rendent compte des phénomènes majeurs, des principales tendances, elles permettent de voir clair dans une réalité infiniment complexe.

Il traite chacun de ces aspects de façon nécessairement sélective, en prenant appui sur des enquêtes personnelles précises et poussées (par exemple sur les gazettes, les prospectus de journaux ou la correspondance diplomatique de Hollande au Ministère des affaires étrangères), ou sur des travaux importants de chercheurs tels que J. Balcou, G. Feyel, N. Gelbart, J. Popkin. La documentation est riche, habilement utilisée. L'ouvrage concentre utilement tout un savoir récent sur le sujet.

Mais il sait aussi aller à l'essentiel, et poser de vraies questions. On apprécie tout particulièrement la façon dont il traite la- presse politique, à la fois dans sa forme et dans les conditions de sa diffusion. Ouvrir un livre sur la presse ancienne par une étude des gazettes, du type d'information qu'elles véhiculent, de l'évolution de ce secteur à la fin de l'Ancien Régime (les journaux de Panckoucke, les Annales de Linguet) constitue, me semble-t-il, une démarche neuve, et contribue à la prise en compte et à la réhabilitation, qui ne tarde que trop, du journalisme politique d'Ancien Régime. Même parfois contestables dans le détail, les chapitres qu'y consacre J. Censer seront une référence.

Il faut également saluer les tentatives pour réunir et exploiter les données et statistiques disponibles sur le personnel, la diffusion, la lecture de la presse. L'ouvrage est à cet égard une mise au point claire et solide. En revanche, J. Censer est moins à l'aise lorsqu'il traite de la « presse littéraire et philosophique ». La soumettre à l'unique question de savoir si l'on y admettait ou non les idéaux des lumières, c'est la considérer sous un point de vue réducteur, qui mutile une réalité culturellement complexe, qu'il faudrait saisir dans sa continuité sur le long terme, dans sa diversité et ses lentes évolutions. Cette vue globale n'est sans doute pas encore à notre portée. Du moins doiton se méfier de concepts qui forment écran devant la réalité : ainsi en va-t-il du « High Enlightenment » (catégorie justifiée dans une immense note, p. 237), qui joue dans ce chapitre un rôle quasi mythique, et dans une moindre mesure de l'inévitable « public sphère », qui apparaît dans la conclusion. Et pourtant, c'est dans cette conclusion que J. Censer tire de son enquête quelques leçons suggestives, sur deux points importants : la capacité retrouvée et inattendue qu'a le régime royal, dans les dernières années de l'Ancien Régime, de diriger l'opinion, et la capacité, trop peu reconnue, qu'a la presse ancienne d'exprimer une véritable culture politique digne de la considération des historiens. L'ouvrage de J. Censer a le grand mérite de poser à cet égard des questions, d'ouvrir des voies où d'autres devront le suivre.

Pierre RÉTAT.


118 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

François-Timoléon DE CHOISY, Journal du voyage du Siam, présenté et annoté par Dirk Van der Cruysse, Paris, Fayard, 1995, 1 vol. 464 p. dont un index, et 16 pi. couleurs, 180 F.

Dirk Van der CRUYSSE, L'abbé de Choisy. Androgyne et mandarin, Paris, Fayard, 1995, lvol. 494 p., 150 F.

Heureux abbé de Choisy — mais ne faudrait-il pas dire heureuse ? —, aujourd'hui comme hier, ses jubilations de travesti triomphant, de voyageur émerveillé et d'académicien prolifique continuent à fasciner chercheurs, éditeurs et lecteurs.

Deux nouveaux livres viennent de paraître sous l'égide de Dirk Van der Cruysse, succédant à beaucoup d'autres. Avant cette double parution, les derniers ouvrages à offrir une approche globale du personnage étaient l'intelligente biographie de Geneviève Reynes (L'abbé de Choisy ou l'Ingénu libertin, Paris, Presses de la Renaissance, 1983) et l'étude universitaire de Richard Parish (The Abbé de Choisy (1644-1724). A historical and Critical Study, Oxford, 1973, dactyl.). Mais on pouvait y ajouter, outre les articles de quelques médecins érotomanes et de divers psychanalystes, l'indispensable réédition au Mercure de France par Georges Mongrédien des Mémoires pour servir à l'histoire de Louis XIV, suivis des Mémoires de l'abbé de Choisy habillé en femme (lre édition en 1966, réimpression en 1983). La lecture de ces mémoires est encore source de pure délectation et, même si elle est trompeuse, elle attise toujours la curiosité des amateurs de moeurs hors normes, de voyages lointains, de littérature pieuse et de « belle langue ».

Aujourd'hui c'est un historien des lettres françaises au xvne, spécialiste de la Cour et des relations entre la France et l'Asie au Grand Siècle, qui publie et le Journal du voyage de Siam fait en 1685 et 1686 par M.L.D.C, et une biographie renouvelée où les multiples facettes de l'étonnant personnage que fut Choisy peuvent chatoyer à loisir. Grâce à Van der Cruysse, ce ne sont pas seulement les frasques amoureuses d'un éternel porteur de robes, féminines et ecclésiastiques, qui nous sont contées (bien connues, elles n'appartiennent qu'à une petite moitié de sa longue vie), mais contrairement à tous ses prédécesseurs, l'auteur ne néglige pas de décrire les déboires financiers du joueur impénitent, les heurs et malheurs du coureur de bénéfices et les tactiques du courtisan éperdu d'amour pour son souverain ; enfin il n'oublie pas non plus la difficile « conversion » à l'austérité chrétienne de cet abbé devenu sur le tard fin connaisseur du bouddhisme theravâda et de la grammaire française.

Faut-il rappeler que Choisy aimait se parer en femme (avec les bijoux d'une mère qui lui en avait donné le goût dès son plus jeune âge) quand il conquérait de très jeunes filles et les vêtait en hommes, avant de leur faire littéralement l'amour, sous les yeux de ses visiteurs et visiteuses ? Faut-il préciser que ces étonnantes scènes de ruelle (comment comprendre l'étrange complaisance des mères de famille et du curé de Saint-Médard ?) se transformèrent avec l'âge et que Choisy, toujours amoureux de lui-même, ne porta plus cotillon que dans son cabinet de travail ? C'est en cette tenue que furent notamment écrits les onze volumes de l'Histoire de l'Église et divers ouvrages pieux dont le plus célèbre est aujourd'hui une Vie de madame de Miramion, sa très pieuse cousine. Faut-il mentionner que ses amis eurent noms Monsieur frère du roi, Bussy-Rabutin, les Dangeau, Bossuet, le cardinal de Bouillon, Charles Perrault et, sur le tard, le marquis d'Argenson et la marquise de Lambert et que, grâce à Choisy, tous les travers de ces Illustres nous deviennent familiers sans être jamais stigmatisés ? Aimable personne que cet abbé qui jargonne thaïlandais et latin et n'ignore rien des termes de pilotage et des superstitions des gens de mer ! Étrange androgyne qui cache si bien sa part d'ombre en étalant ses « petites faiblesses » !

Il faut savoir gré à Dirk Van der Cruysse de nous avoir donné cette biographie exhaustive et les moyens d'approcher, par nous-mêmes et à travers les mots du journal de Siam, la « vie remplie par de si étranges disparates » d'un « talapoin » (bonze) chrétien. Il faut seulement regretter que, désireux de rivaliser avec l'allégresse de la langue de Choisy, Fauteur-éditeur ait cédé à des vulgarités inattendues : emballements du récit au


1996 - Nos 1-2 119

détriment de la compréhension des faits (le transvestisme, les avatars de l'exotisme oriental, l'écriture intime méritaient de vrais développements), combats inutiles contre des vulgates psychanalytiques inexistantes, recours à des formules étranges : pourquoi ces « pomper l'air », ces « gagner des sous », et autres affaires de « zizi » qui entachent le texte de Dirk Van der Cruysse ?

Choisy préfère écrire : « Une dame qui a tout l'esprit du monde a dit que j'avais vécu trois ou quatre vies différentes : homme, femme, toujours dans les extrémités ; abîmé ou dans l'étude ou dans les bagatelles ; estimable par un courage qui mène au bout du monde, méprisable par une coquetterie de petite fille ; et, dans tous ces états différents, toujours gouverné par le plaisir ». Nuées d'encens et écrans de fumée, les « vies » de Choisy attendraient-elles encore d'autres scribes ?

Nicole PELLEGRIN.

Hélène DESMET-GREGOIRE, Le Divan magique. L'Orient turc en France au XVIII' siècle, Paris, L'Harmattan, coll. « Comprendre le Moyen-Orient », 1994, 260 p., 150 F.

Publié d'abord aux éditions du Sycomore en 1980, Le Divan magique a été réédité par L'Harmattan dans la collection « Comprendre le Moyen-Orient ». Il s'agit d'un travail qui soulève quelques questions sur lesquelles nous reviendrons, mais qui est bien documenté et original par la perspective de recherche consistant à prendre en compte la pénétration de la « matière orientale » (p. 11) dans la culture populaire de la France du xvnf siècle. Ce choix conduit H. Desmet-Grégoire à refuser de privilégier les sources écrites, pour s'interroger également sur d'autres modes de transmission du savoir. L'auteur étudie ainsi la diffusion de produits d'origine orientale comme certaines drogues, les épices, le café, etc., qui se répandent peu à peu dans les classes populaires au cours du XVIIIe siècle. En revanche, l'enquête d'H. Desmet-Grégoire dans les catalogues de cabinets et dans les inventaires de mobiliers lui semble décevante : elle aboutit au constat d'un relatif désintérêt pour la connaissance des objets « ethnographiques » de la société turque, connaissance qui ne va pas au-delà de la simple collection (en particulier des armes et des tapis), et qui pèse peu face à la masse considérable des médailles, monnaies, etc., renvoyant au goût prédominant de l'époque pour l'antiquité.

La deuxième partie de l'ouvrage, consacrée aux sources écrites, nous semble plus problématique, à la fois sur le plan méthodologique et quant au choix du corpus. L'étude de La Gazette, hebdomadaire qui représente un point de vue officiel, est limitée aux années 1700-1709. Le constat qu'en tire H. Desmet-Grégoire de la « rareté » des dépêches consacrées à Constantinople aurait certainement été différent si elle avait pris en compte une périodicité plus longue, quitte à ce que le dépouillement ne soit pas exhaustif. Par ailleurs, les « erreurs dans l'information » (p. 143) qu'elle relève n'ont pas de quoi surprendre ; il aurait été intéressant, à cet égard, de relever systématiquement les images, les stéréotypes, les modèles qui sont à l'oeuvre dans la presse de l'époque, — toutes notions dont il est difficile de faire l'économie, nous semble-t-il, dès lors qu'on a affaire à des sources écrites 1. De la même façon, des termes comme peur, désir, imaginaire, etc., sont largement étrangers au vocabulaire de l'auteur du Divan magique — malgré ce titre qui, lui, trahit bien la fascination (faite d'un mélange d'attirance et de répulsion) qu'exerce l'Orient turc sur le public français du XVIIIe siècle.

C'est seulement dans le dernier chapitre, consacré à la littérature « populaire », que la persistance de certains clichés est prise en compte (notamment la diabolisation de

1. Ainsi on regrettera que la question du « despotisme oriental » (qui est le plus souvent celle du « despotisme ottoman », puisqu'il s'agit d'une représentation du pouvoir), traversant tout le XVIII'siècle, ne soit pas une seule fois évoquée dans Le Divan magique.


120 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

l'Islam dans le cycle de Charlemagne diffusé par la pieuse Bibliothèque Bleue), — cela malgré un mouvement général vers la rationalité et un intérêt croissant pour l'actualité (mis en évidence par une intéressante analyse des almanachs) dans l'appréhension de l'Empire ottoman au cours du XVIIIe siècle. De ces deux tendances contradictoires, H. Desmet-Grégoire tire une synthèse nuancée : « en regroupant tous ces thèmes donnant une image fluctuante du monde turc, on est mis face à un vaste ensemble que l'on ne peut ignorer : le Turc est présent partout, et sa place, aussi changeante, étrange ou discriminatoire soit-elle, est effectivement remplie. Il fait donc partie intégrante de l'univers mental de l'époque des gens les moins informés... » (p. 213). Notons toutefois que la conclusion à laquelle parvient H. Desmet-Grégoire de la « grande absence des récits de voyage » (p. 211), explicable par sa décision de se limiter au seul corpus de la Bibliothèque Bleue, pourrait être différente si l'on envisageait un corpus plus large, conformément au développement du genre au XVIIIe siècle 2.

Il reste que Le Divan magique comble une lacune dans le domaine des recherches orientalistes : celle de l'étude des sources non écrites, en particulier des objets comme mode de contacts interculturels. Enfin, H. Desmet-Grégoire montre que l'intérêt du xvnf siècle pour l'Orient turc touche toutes les couches de la société française et favorise un certain nivellement social.

Sarga MOUSSA.

Hippolyte TAINE, Essai sur Tite-Live, présentation de Jérôme GRONDEUX, Paris, Economica, 1994, 236 p.

C'est un concours organisé par l'Académie française qui a amené le jeune Taine à consacrer, en 1853, à Tite-Live, un travail qui, présenté une première fois en 1854, allait être couronné en 1855 après quelques retouches, avant de paraître l'année suivante chez Hachette. La réédition de cette oeuvre oubliée n'offrirait qu'un intérêt anecdotique si le philosophe, refusé à l'agrégation en 1851 pour spinozisme, n'avait pas développé là sa conception de la discipline qui allait, en définitive, assurer sa célébrité, l'histoire. En traitant un sujet imposé, l'ancien normalien, après avoir dû, à vingt-cinq ans, renoncer à toute ambition universitaire, recherchait un succès susceptible de faciliter les débuts d'une carrière de publiciste. Mais les quarante pages de la présentation de Jérôme Grondeux ne se bornent pas à retracer la genèse de l'ouvrage. Elles analysent l'attitude de Taine à l'égard d'un historien qu'il n'aime guère et en qui il voit, en fait, un orateur. La première des deux grandes parties de l'Essai sur Tite-Live définit les conditions d'une histoire scientifique pour démontrer que le Romain ne les remplit pas. Elle révèle que Taine, qui a soutenu en 1853 sa thèse sur La Fontaine, a défini dès cette date sa conception du travail historique. Moins critique, mais sans indulgence à l'égard du grand ancêtre, la seconde, qui envisage l'histoire comme un art, ne présente pas le même intérêt pour qui s'attache aujourd'hui à comprendre l'évolution de l'historiographie au siècle dernier. C'est pour ce lecteur là, et non bien sûr pour celui qui chercherait à mieux connaître Tite-Live que J. Grondeux a procuré cette utile réédition où quelques fantaisies informatiques dans la transcription des mots grecs sont largement rachetées par la rigueur du travail du présentateur.

Roland ANDRÊANI.

2. Ce dont témoigne la naissance de plusieurs grandes analogies de récits de voyage : Le Voyageur français (dès 1765), par l'abbé de La Porte ; l'Histoire générale des voyages (dès 1746), par l'abbé Prévost, suivie de l'Abrégé de l'Histoire générale des voyages (dès 1780), par La Harpe.


1996 - Nos 1-2 121

Jean-François SIRINELLI (sous la direction), École normale supérieure. Le livre du Bicentenaire, Paris, P.U.F., 1994, 456 p.

En réunissant les diverses contributions qui composent cet ouvrage, Jean-François Sirinelli souhaitait relever un défi : éviter le piège de la commémoration autosatisfaite d'un établissement universitaire et bâtir l'histoire d'une grande École qui accueillit en deux siècles des bataillons d'intellectuels. L'entreprise n'était pas facile à conduire d'autant plus qu'elle devait faire leur place, comme il se doit, à des textes officiels, à commencer par une postface du directeur actuel, Etienne Guyon. Il fallait passer un compromis entre la légitime affection que des anciens ou des responsables actuels éprouvent pour leur école et la sérénité de l'analyse scientifique. Le livre est composé en trois volets. Le premier relève de l'histoire des institutions et définit les contours juridiques et sociaux de l'École normale. Le second traite des rapports de l'E.N.S. à la vie politique. Le troisième analyse le rayonnement intellectuel de l'École.

L'ensemble forme un riche panorama de la vie intellectuelle et politique du XXe siècle français. De ce point de vue, l'ouvrage dépasse largement le sujet, somme toute un peu mince, de l'histoire d'un établissement qui tient une place importante dans les hiérarchies universitaires et dans l'imaginaire scolaire français. Il n'est pourtant pas certain que tous les auteurs aient eu suffisamment de distance par rapport à leur objet et soient toujours parvenus à se détacher de valeurs symboliques que deux siècles d'existence et un passé mythique ont attachées à l'E.N.S. Tous n'ont pas adopté ni le ton ni la rigueur d'analyse de l'excellent article de Christian Baudelot et Frédérique Matonti qui met fin à la légende sociale d'une École n'ayant jamais assuré la promotion que de ceux qui se trouvaient en état d'être promus. Le style-maison, fait de tics de langage (le « brio normalien »), et la conviction que l'appartenance à la famille normalienne, qui s'honore de compter parmi ses anciens membres de très notables esprits, confère une espèce de génie à qui y entre, affaiblissent parfois les problématiques. La contribution de Françoise Mayeur consacrée à Sèvres relève même davantage du bulletin de l'Association des anciens élèves que d'un livre qui tente de proposer une histoire non hagiographique. Au-delà de l'Odyssée des normaliennes, subissant des déménagements successifs de Sèvres au boulevard Jourdan en passant par la rue de Chevreuse, ou du portrait en pied du Père Daniélou, aumônier de l'École pendant la Seconde Guerre mondiale — « homme vêtu d'une soutane parfois un peu négligée » —, on eût aimé en savoir un peu plus sur les rapports de genre dans l'univers normalien. Comment expliquer, par exemple, l'extrême faiblesse du recrutement des femmes scientifiques depuis la fusion des deux écoles (Ulm et Sèvres) alors même que l'École normale supérieure de jeunes filles fournissait d'excellentes mathématiciennes ? Les perspectives ouvertes par la nouvelle histoire des femmes eussent peut-être été en mesure d'éclairer le statut si particulier qui fut réservé aux normaliennes.

Les termes d'« identité normalienne » ou d'« esprit normalien », qui parsèment certains textes, souffrent d'une obscurité qu'une bonne anthropologie aurait sans doute été en état de dissiper. Ni l'un ni l'autre ne s'imposent d'emblée. S'il s'agit d'un pur folklore, la singularité normalienne se réduit alors à la manifestation d'un esprit de corps assimilable à bien d'autres. Les corporations d'Ancien Régime eurent aussi leur langage, leurs codes, leurs fêtes ou leurs rites d'initiation. Jean-François Sirinelli, Rémy Rieffel, Stéphane Israël et Jean-Philippe Mochon réduisent aussi la part de singularité dans l'engagement politique des normaliens. Ceux-ci ne font, ni plus ni moins, que s'inscrire dans le décor des grands débats politiques de leur temps. Des considérations semblables peuvent être faites pour la vie intellectuelle et diminuent sensiblement le rôle de l'École normale en tant que telle dans celle-ci. Michel Collot ou Bernard Bourgeois, l'un pour la critique et l'histoire littéraires, l'autre pour la philosophie, mettent ouvertement en cause, sans le dire aussi abruptement, que l'École normale supérieure — à quelques exceptions près il est vrai — ait été vraiment un foyer intellectuel d'où émaneraient, comme on l'imagine, une tradition intellectuelle et encore moins des innovations. Il faut savoir sortir de l'École pour faire reconnaître le « brio normalien ». Il y a peu de pertinence,


122 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

remarquent ces deux auteurs, à parler d'une « philosophie normalienne » ou d'une « critique littéraire » de même type. Il en va très différemment dans l'univers des sciences exactes. Dominique Pestre le montre fort bien en faisant l'histoire du laboratoire de physique d'Yves Rocard. Pour les mathématiques, Martin Andler, en revanche, est plus nuancé. Refusant de s'en tenir à la constitution du traditionnel panthéon, il pose justement le problème de la politique scientifique de l'École. Le rôle de l'institution, selon lui, n'est pas à négliger mais tout le crédit de la réussite des mathématiciens normaliens n'est pas à porter au compte de l'E.N.S. Il convient de souligner la place faite dans cet ouvrage à l'histoire des sections scientifiques et la qualité des contributions. L'histoire culturelle des sciences, aujourd'hui en plein renouveau, trouve ici d'excellentes illustrations. La forte différence entre les deux mondes que constituent les lettres et les sciences tient naturellement aux différentes formes prises par le travail intellectuel. Les sections littéraires sont plus individualistes et surtout tournées vers la préparation à l'agrégation qui n'encourage guère les audaces intellectuelles. Par son type de recrutement, l'École vient surtout sanctionner des qualités personnelles et des appartenances sociales qui se situent naturellement en amont. Elle put être longtemps un milieu pour une vie étudiante, auquel d'ailleurs tous les normaliens furent bien loin de souscrire et toujours sous des formes très diverses (on usa probablement de l'École très différemment) ; elle fut plus exceptionnellement un vrai milieu intellectuel. L'essentialisation du normalien — sa mise en génie — est un effet normal du système, d'ailleurs très efficace, que plusieurs contributions de ce livre mettent clairement en évidence. Les sociologues ou les historiens ayant eu recours à des méthodes sociologiques ont été les mieux à même de déjouer les chausse-trappes de la représentation sociale. Ils ont su ne pas se bercer des canulars, des anecdotes et des bons mots « normaliens », aussi séduisants fussent-ils, pour se livrer à la compréhension d'un système de sélection des élites et des valeurs que celui-ci met en oeuvre. Pour ce travail de démystification et pour l'abondance des informations que cet ouvrage recèle, ce Livre du Bicentenaire n'attendra pas la commémoration suivante pour être plus qu'utile.

Christophe PROCHASSON.

Bernard VOGLER, Histoire culturelle de l'Alsace. Du Moyen Age à nos jours, les très riches heures d'une région frontière, Strasbourg, Éd. La Nuée bleue, 1993, 583 p., 88 F.

L'Alsace, plus que toute autre province française défend son identité. Et d'autant plus que celle-ci résulte d'une histoire difficile, souvent tragique, toujours conflictuelle. Y-a-t-il une culture alsacienne ? C'est la question à laquelle B. Vogler se propose de répondre dans cet ouvrage dense, bien informé, nourri de la lucidité méthodique de l'historien et de la passion du régionaliste, puisque l'auteur est à la fois universitaire et impliqué, par le réseau des sociétés savantes, dans la vie culturelle régionale. Voici donc un ouvrage de synthèse, qui n'exclut pas les prises de position. On part du Moyen Age, et d'une Alsace toute entière germanique. Mais très tôt, avec les temps glorieux de l'Humanisme, se dessine la vocation de carrefour de la région. Les deux chapitres que le spécialiste du xvie siècle rhénan consacre à la période sont particulièrement riches.

Après la tragédie de la Guerre de Trente ans, l'Alsace devient, politiquement, française. Un choix imposé qui devient peu à peu rattachement des esprits et des coeurs. Mais la province demeure largement germanique : la moitié des étudiants de l'Université au XVIIIe siècle sont allemands ou suisses. Et les idées de l'Aufklârung y sont mieux reçues que celles de la « philosophie » des Lumières. Après la coupure révolutionnaire, le xrxe siècle est particulièrement brillant. Même si un fossé semble se creuser entre culture savante et culture populaire, l'Alsace joue alors pleinement son rôle d'intermédiaire entre monde germanique et monde latin. Un rôle que remet en cause la germanisation, après


1996 - N°s 1-2 123

1871, mais qui perdure. Le retour à la France en 1918 se fait dans lequivoque. Les gens de l'« intérieur », dans la joie de la « revanche » veulent effacer toute trace de germanisation, trop vite, trop loin. C'est peut-être ce qui provoque le repli, un peu chagrin, un peu étriqué d'une vie culturelle qui alors moins faite d'emprunts divers et d'influences multiples que de la défense, parfois agressive, d'une identité qui se cherche. La montée du nazisme puis sa victoire, provisoire, de 40 à 45 n'arrange rien, qui multiplie les équivoques entre le légitime régionalisme et l'inacceptable. 1945 ramène les erreurs d'après 1918. C'est la construction de l'Europe et la réconciliation de la France et de l'Allemagne qui rendent à l'Alsace son rôle historique, mais un rôle transformé. B. Vogler présente en une centaine de pages, la richesse actuelle de la vie intellectuelle et artistique d'une province qui a su préserver l'essentiel de son patrimoine. Le danger, que l'auteur souligne dans sa conclusion serait la « fossilisation » de cette identité régionale, le repli frileux sur un coin de terre, le refus de l'Autre. Tant il est vrai qu'il n'est de culture, qu'ouverte et accueillante.

Jean JACQUART.

Armando PETRUCCI, Jeux de lettres. Formes et usages de l'inscription en Italie. XIe-XXe siècles, Paris, Éditions de l'École des Hautes Études en Sciences sociales, 1993, 272 p., 240 F.

Publié dans sa version originale italienne en 1980 comme premier tome du volume IX de la Storia dell'arte italiana, cet ouvrage a été révisé et complété pour la version française. Il s'agit d'une étude originale et neuve qui part d'un certain nombre de définitions comme « fonction sociale de l'écriture », « usage social de l'écriture », « écriture d'apparat », « écriture exposée », « espace d'écriture », « maîtrise de l'espace graphique », « programme d'exposition graphique » ou « rapports graphique et monumental » pour analyser les inscriptions gravées ou sculptées du Moyen Age à l'époque contemporaine. L'auteur note qu'après la période faste de l'Empire romain, les inscriptions extérieures ne vont reparaître qu'avec la redécouverte par Italie de la fonction civile et politique des espaces ouverts dans la ville. Puis vint, au tournant des XVe et XVIe siècles, la reconstitution d'une hiérarchie rigide des formes graphiques avec l'exhumation des capitales épigraphiques classiques comme écriture d'apparat. A cette époque, l'art funéraire qui allie souvent un buste à une inscription est une pratique emblématique où le commentaire jouxte l'objet. A. Petrucci met à juste titre en relation la pratique épigraphique avec les techniques naissantes du livre et de son illustration. Si l'on peut remarquer la résistance de Michel-Ange à cette pédagogie un peu trop dirigée, l'influence de l'école des copistes de la Vaticane sur l'épigraphie de la fin du xvf siècle n'est pas à négliger : la cursivité plus grande, la fluidité en sont les caractéristiques majeures. Le monument funéraire de Pie IV (1582) témoigne de cette influence. Mais le XVIIe siècle alla plus loin que les litterce sixtince dans l'expérimentation, par le recours à la fiction de matériaux simulés, la mise en courbe de l'inscription, la polychromie des compartiments écrits et la décomposition du texte en compartiments. La recherche du mouvement s'exprime par des effets de pathos où se mêle le somptueux et le macabre comme dans le monument funéraire d'Urbain VIII par le Bernin. L'occasion n'est pas inutile d'étudier en parallèle les frontispices gravés des ouvrages imprimés pour mettre en évidence la valeur signifiante autonome de l'écriture dans cet art « épigraphique » des « monuments de papier ». Le retour à l'ordre va venir avec la révolution industrielle. Piranèse l'annonce en donnant à l'écriture épigraphique dans la gravure une valeur monumentale en soi par des effets de relief ou de creux. Bodoni, sans doute le typographe le plus sublimement simple avec Didot, fait de ses pages de titre des leçons d'harmonie graphique et d'efficacité symbolique. Le xrxe siècle, si mal à l'aise dans l'architecture d'apparat, pratique l'éclectisme en oscillant entre un néoclassicisme archaïsant et une uniformisation des modèles due à la reproduc-


124 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

tion mécanique. Ce que l'auteur appelle des « phénomènes déviants » dont il trouve la trace dès le Moyen Age et auxquels il consacre un chapitre n'a sans doute aucun rapport avec la mise en question du modèle « bodonien » qu'il analyse à travers William Morris et l'école de Kelmscott Press en Angleterre : le rapport direct entretenu entre l'écriture et la décoration du livre amène la redécouverte des écritures humanistes italiennes et la pratique d'une écriture « lithographique », sinueuse et cursive. Dans l'Italie fasciste, le refus de calligraphisme Arts Déco est à l'ordre du jour, on s'en doute ; on revient à un caractère carré et anguleux, à l'écriture majuscule d'apparat. A la Libération, l'influence soviétique conduit à une autre forme de sobriété militante : le caractère bâton, mais produit un artiste génial Albe Steiner, à la fois créatif et politique. Sa notion de « graphie pure », de « signes merveilleux qui vivent pour eux-mêmes » inspire des productions où les effets d'équilibre dominent. Puis vint 1968 ... Le dernier chapitre est consacré au graffitisme triomphant de cette époque un peu oubliée encore par l'histoire des formes. Même si l'ouvrage se limite au domaine italien, très riche certes, mais dont le parcours historique n'est peut-être pas celui de tous les pays d'Europe, il s'agit là d'un livre important, qui nous conduira désormais à considérer d'un oeil soupçonneux et interrogateur les inscriptions que l'on oppose à notre regard.

François MOUREAU.

Religion et société

Jean DELUMEAU (SOUS la direction de), La religion de ma mère. Le rôle des femmes dans la transmission de la foi, Paris, Éd. du Cerf, 1992, 387 p., 200 F.

Ce livre intelligent, probe et chaleureux est le fruit du travail commun et de la réflexion des participants au séminaire de Jean Delumeau au Collège de France sur un thème jusqu'ici négligé : la transmission, au cours des âges, de la foi chrétienne par les femmes. Il succède à plusieurs ouvrages engendrés par ce séminaire fécond, comme La Première Communion, Paris, Desclée de Brouwer, 1987 ou Histoire des Pères et de la paternité (codir. de Daniel Roche et de Jean Delumeau), Paris, Larousse, 1992. Les participants à ce séminaire ont certes été conscients des limites imposées à leur entreprise par les lacunes des sources, du moins jusqu'au XVIIe siècle, lacunes liées à la faible perception, sinon au dénigrement, que l'on avait du rôle des femmes dans la formation religieuse des générations. Pour une longue période, en effet, les informations sont ponctuelles, fragmentaires, isolées voire souterraines ; rares sont les documents comme le « Manuel » de Dhuoda, rédigé au rxe siècle par une patricienne de l'époque carolingienne et magnifiquement analysé par Pierre Riche (L'éducation religieuse par les femmes dans le ha'ul Moyen Age, p. 37-49), qui nous informe sur la catéchèse féminine. Les auteurs de cet ouvrage se sont pourtant livrés à une moisson impressionnante d'indications dispersées qui permettent d'apprécier la part essentielle tenue par les femmes, des mères aux membres de confréries, aux missionnaires féminines et aux congrégations enseignantes, dans l'éclosion de la sensibilité religieuse des enfants et dans l'instruction chrétienne des filles. L'entreprise des auteurs s'est inscrite dans la longue durée et déployée sur un large espace géographique. La France demeure le champ privilégié d'investigation mais l'Italie, l'Espagne, l'Allemagne, l'Autriche, le Québec et la Russie font aussi l'objet d'analyses bien venues : il est clair, à lire certaines contributions, que les femmes ont joué un rôle essentiel dans la pastorale médiévale (Nicole Bériou, Femmes et prédicateurs : la transmission de la foi aux xir et XIII' siècles, p. 51-70), dans la vitalité de la religion domestique (Danièle Alexandre-Bidon, Des femmes de bonne foi ; La religion des mères au Moyen Age, p. 91-122 et Gérard Chaix, De la piété à la dévolution. Le conseiller de Cologne Hermann Weinsberg entre mère et belle-soeur (1518-1597), p. 157-172) ou dans la diffusion de la Réforme protestante (Patrice Veit, Les « Nouvelles » Sara, Marthe et Marie. La femme et


1996 - Nos 1-2 125

sa religion à travers les Leichenpredigten protestants, p. 193-208) ; que les Ursulines et les Hospitalières de Nouvelle-France sont largement fondatrices de la chrétienté canadienne (Dominique Deslandres, Femmes missionnaires en Nouvelle-France. Les débuts des Ursulines et des Hospitalières à Québec, p. 209-224) et que les mères et les grands-mères soviétiques ont sauvé calices, icônes et ornements de l'iconoclasme bolchevique et maintenu allumé la flamme de la foi par leur catéchèse domestique (Véronique et Nicolas Lossky, Transmission de la foi par les femmes en Russie soviétique, p. 373-384). Ces femmes soviétiques sont le dernier maillon d'une chaîne qui, depuis les chrétiennes des premiers siècles subissant le martyre (Francine Culdaut, Entre terre et ciel. Chrétiennes aux premiers siècles, p. 15-35), en passant par les Réformées dont on tranchait la langue au xvie siècle (Marianne Carbonnier-Burkard, La Réforme en langue de femmes, p. 173192) et par ces anonymes qui manifestèrent leur opiniâtreté face à la déchristianisation révolutionnaire, délivrèrent envers et contre tous un message de foi. C'est là l'intérêt majeur de cet ouvrage : la transmission de la foi a été souvent, malgré les réticences masculines, affaire de femmes : dans les persécutions, on vient de le suggérer, comme dans les périodes plus paisibles qui, pourtant, répugnaient elles aussi à laisser à la femme sa juste place aussi bien à l'intérieur des Églises qu'à l'intérieur des sociétés elles-mêmes. « Le conflit permanent entre institution et inspiration, écrit Jean Delumeau dans sa préface, a conduit à la marginalisation, aussi bien des montanistes des IIe et 111e siècles que des bergères qui prêchèrent dans les Cévennes, le Vivarais et le Dauphiné au cours des années 1689-1710 (...). Plus généralement, un pouvoir ecclésiastique masculin a durablement redouté une prise de parole religieuse par les femmes ». On a parfois le sentiment que seule l'iconographie, qui n'hésite pas à exalter le rôle pédagogique, enseignant et apostolique de la Vierge Marie, de sainte Marthe, de sainte Anne, de sainte Marie-Madeleine ou de sainte Catherine de Sienne, fut à même d'exprimer par l'image le rôle religieux de la femme, comme s'il existait, sinon une sensibilité commune, du moins une sorte de solidarité entre les artistes „(qui étaient aussi des acteurs et des pédagogues essentiels de la transmission de la foi) et les femmes dont ils représentaient et saluaient les plus vertueuses et les plus apostoliques représentantes (Dominique Rigaux, Dire la foi avec des images : une histoire de femmes ?, p. 71-90 et Estrella Ruiz-Calvez, Religion de la Mère, religion des mères. Sainte Anne éducatrice : les images de la mère selon l'iconographie de sainte Anne, p. 123-155). Les réserves masculines et institutionnelles s'expriment encore dans les Conseils épiscopaux aux dames catéchistes des xrxe et XXe siècles (Sylviane Grésillon, Catéchiste volontaire : une vocation féminine, p. 327-342). Que l'on songe également aux débats passionnés qu'alimente aujourd'hui la question de l'ordination des femmes ! Pour autant, la catéchèse féminine n'a pas suscité que des réticences et, entre autres contributions, celles de Jeanne-Paule Henry (Les filles de la Croix de Roye, p. 225243), d'Odile Robert (De la dentelle et des âmes : les « demoiselles de l'Instruction » du Puy (xvii'-xviw siècles), p. 245-267), de Marcel Bernos (La catéchèse des filles par les femmes aux xvii' et XVIIIe siècles, p. 269-285) ou d'Annick et Louis Châtellier (Les premières catéchistes des Temps Modernes. Confrères et consoeurs de la doctrine chrétienne aux XVI'- XVlii'siècles, p. 287-299), pour nous en tenir aux seuls Temps Modernes, décrivent une intervention féminine qui a l'aval (contrôlé !) de la hiérarchie masculine et cléricale. A la dénonciation révolutionnaire : « la religion est l'affaire des femmes », l'Institution réplique et rassure celles-ci : vous êtes « la seule consolation de l'Église », « la pierre fondamentale » ! (Geneviève Gadbois, La foi des femmes face à la déchristianisation de 1789 à 1880, p. 301-325). Au vrai, héritière de ces premières prises de conscience, notre époque secoue les barrières qui avaient été dressées devant les femmes pour les empêcher de proclamer la foi : Martine Millet, femme pasteur, exprime sa confiance dans les changements qui sont en train de s'opérer (Le ministère pastoral des femmes dans le protestantisme français, p. 343-361) et 80% de l'enseignement du catéchisme est actuellement assuré par des femmes qui occupent aussi les facultés de théologie et les services diocésains de catéchèse (Anne-Marie Aitken, La catéchèse par les femmes dans la France d'aujourd'hui, p. 363-371). Pour convaincu que l'on soit par la plupart des démonstrations, on est fondé à se


126 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

demander s'il ne persiste pas dans les propos des auteurs une certaine perspective « féministe », même s'ils s'en défendent (p. 13 de la préface de Jean Delumeau). Soyonsle davantage encore : les auteurs de ce beau livre sont parmi les plus avertis des réalités de l'histoire religieuse et ils admettront sans peine que l'essentiel de la transmission de la foi et de l'éducation chrétienne (tout comme celle de tous les rôles sociaux) a été avant tout le fait des hommes, des clercs et des institutions régies et contrôlées par les hommes et les clercs. Mais il y a plus : cette « religion » transmise par les mères et les femmes est celle, à quelques exceptions près, qui est définie par les élites masculines et cléricales des époques et des confessions considérées. Les femmes, quoique tenues en suspicion, n'en sont pas moins des instruments forgés par l'Institution et véhiculent en général les modèles culturels dominants. D'autres historiens ont démontré le rôle des femmes, au cours des siècles et sous les cieux les plus divers, dans la transmission d'une autre culture, plus « populaire », plus orale, et systématiquement suspecte sinon condamnée. En milieu rural en particulier, les femmes véhiculent des savoirs et des pouvoirs dont les spécificités sont en partie à l'origine de l'antiféminisme et de la suspicion des élites. Mais ce rappel est vain : nul plus que Jean Delumeau et ceux qui travaillent sous son autorité n'est averti de cette réalité historique.

Gilles DEREGNAUCOURT.

John WALSH, Colin HAYDON et Stephen TAYLOR (éd.), The Church of England (c. 1689 - c. 1833) — From Toleration to Tractarianism, Cambridge, Cambridge University Press 1993, 342 p., 40 £.

La période couverte par l'ouvrage collectif publié sous la direction de John Walsh, Colin Haydon et Stephen Taylor, et le sujet qu'il aborde, sont, de façon quelque peu paradoxale, relativement mal connus. Précédé par l'époque de la Réforme et des luttes politico-religieuses qu'elle suscite, et suivi du xrxe siècle victorien qui voit ressurgir ces mêmes luttes à partir des années 1830, le «long» xvme siècle (de 1689 à 1833) est longtemps apparu comme une période de stagnation, voire de déclin, pour l'Église anglicane. En dépit de travaux précurseurs, en premier lieu ceux de Norman Sykes, dans les années 1930, le siècle et demi qui précède le « renouveau tractarien » a souffert d'un certain désintérêt, tout en faisant l'objet depuis l'époque victorienne de jugements sévères, de la part des adversaires de l'Église d'Angleterre comme des milieux anglicans euxmêmes. Si cette image négative perdure, encore aujourd'hui, un intérêt nouveau se manifeste pourtant depuis une dizaine d'années pour cette période, alimenté par la multiplication des études locales depuis vingt-cinq ans. Des données précises sont désormais disponibles en grand nombre, et invitent à une relecture de cette époque mal aimée de l'historiographie. C'est à cette tâche que se sont attelés les auteurs, qui ont réuni ici quinze essais, issus d'une conférence sur l'Église d'Angleterre de 1662 à 1833, qui s'est tenue au King Alfred's Collège de Winchester en juillet 1990.

Couvrant la période qui s'ouvre avec la « Glorieuse Révolution » et l'instauration de la tolérance religieuse, et se clôt avec le mouvement « tractarien » qui voit renaître les querelles, The Church of England brosse à travers l'analyse de quelques situations un tableau de l'évolution de l'Anglicanisme, autour de trois thèmes : la pastorale, les crises et l'affirmation des sensibilités dans l'Église d'Angleterre. Si son hégémonie est remise en cause par la tolérance religieuse partiellement acquise en 1689, l'idée d'un déclin général est à nuancer fortement. Le clergé (27 évêques, entre 10 et 15 000 ministres) s'adapte mieux qu'on ne l'a dit aux mutations économiques et sociales du xvnf siècle. Beaucoup de progrès ont été accomplis dans la connaissance de la condition cléricale, et notamment dans celle du bas-clergé, mais toute généralisation s'avère impossible. Des différences considérables opposent le Nord et l'Ouest de l'Angleterre et du Pays de Galles aux régions plus riches du Sud et de l'Est, où les revenus sont en moyenne plus élevés, mais qui connaissent également les plus forts taux de non-résidence. De plus, les villes sont en


1996 - Nos 1-2 127

général mieux desservies que les campagnes. Trois aspects de la vie religieuse ont particulièrement été mis en relief par l'historiographie traditionnelle : le cumul et la nonrésidence des desservants, la gestion du patrimoine de l'Église, et la fréquentation ainsi que la fréquence des services religieux. Les conclusions tirées de ces études allaient la plupart du temps dans le sens de la confirmation de l'affaiblissement du système paroissial, et du recul de l'influence de l'Église anglicane de l'ère hanovrienne. Cependant, les travaux les plus récents permettent, pour le moins, de contraster la noirceur de cette vision, en nuançant l'interprétation des effets de l'absence d'un ministre à demeure dans une paroisse, comme le montre l'essai de Mark Smith pour Saddleworth, ou en précisant la portée des enseignements à tirer de la faiblesse de l'assistance aux offices. Beaucoup de sources restent à explorer, mais il est clair que la problématique sous-tendue par l'étude de l'Église d'Angleterre au XVIIIe siècle ne peut plus être posée en termes de déclin, ou de décadence.

Récemment, l'intérêt des chercheurs s'est porté vers des aspects moins quantifiables de l'histoire religieuse. C'est ainsi que la vision de l'action pastorale du clergé a été considérablement renouvelée, et que le stéréotype du ministre paresseux, bien davantage préoccupé des questions matérielles que du salut des âmes de ses paroissiens, est maintenant fortement remis en cause. Bien loin de l'image d'un clergé apathique et somnolent, celui du XVIIIe siècle renvoie l'image d'un clergé menacé et inquiet. Conscients de l'ignorance et de l'indifférence de leurs paroissiens, les pasteurs se considèrent comme des guides, ou des éducateurs, et multiplient les efforts de catéchèse, les sermons et les visites. L'action des ministres est menée dans un nouveau contexte. L'Acte de Tolérance de 1689 modifie en effet la situation de l'Église d'Angleterre, dans la mesure où l'assistance à l'office devient désormais un acte volontaire. La crainte de la concurrence des nonconformistes, et de celle des tavernes, où se retrouvent ceux de leurs fidèles qui désertent le service divin, stimule les initiatives des ministres anglicans. En cela, il existe peu de différences entre les courants qui parcourent le clergé : toutes les tendances s'associent dans la lutte contre l'irréligion et l'immoralité qui semblent menacer le pays dans les décennies qui suivent la « Glorieuse Révolution ». Les laïques, dont l'importance dans la vie de l'Église a longtemps été sous-estimée, et dont la place commence seulement à être mieux connue, prennent dans ce combat une part active. Issues des milieux dévots, des sociétés religieuses se créent, dans le but de combattre le vice et d eduquer les couches les plus modestes de la population dans la foi protestante. Si ces efforts perdent de leur intensité à partir des années 1740, alors que les dangers semblent s'éloigner, la fin du siècle connaît un renouveau de l'action pastorale, stimulée par les risques politiques et sociaux que représentent les révolutions américaine et française, ainsi que l'industrialisation et l'urbanisation galopantes, favorisant la diffusion du déisme dans toutes les couches de la société. Désormais, le Parlement, jusque-là méfiant vis-à-vis de l'influence de l'Église, est enrôlé dans cette lutte, et voit dans le soutien aux tentatives de reconquête pastorale un moyen de renforcer l'ordre social, fragilisé par le radicalisme politique et religieux de certains milieux. Pourtant, cette alliance entre l'Église et les autorités dans la défense de l'ordre établi, qui se traduit au niveau local par un engagement massif du clergé dans l'administration (notamment comme juges de paix), et une certaine forme de « laïcisation » des comportements (beaucoup de pasteurs abandonnent alors leurs vêtements distinctifs, et vivent comme des membres de la gentry, dont ils sont souvent issus), si elle renforce l'influence sociale de l'Église établie, creuse un fossé entre les ministres et la majorité de leurs paroissiens. De ce point de vue, le clergé de la fin du xvnf siècle est de moins en moins capable d'assurer la direction morale et spirituelle de la communauté.

Au cours de ce « long » XVIIIe siècle, l'Église d'Angleterre est loin d'être monolithique : sensible aux conflits politiques, elle est aussi agitée de soubresauts trouvant leur origine dans des querelles théologiques ou pastorales. Dans toute Église nationale coexistent plusieurs sensibilités religieuses ; à plus forte raison dans l'Église anglicane, issue d'un mélange d'éléments hérités du catholicisme, et d'apports du protestantisme. Ainsi qu'en témoignent plusieurs essais, dans cet ouvrage, les différents courants qui traversent l'Église d'Angleterre ont fait depuis quelques années l'objet d'un intérêt renouvelé. Trois


128 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

peuvent être identifiés, et rattachés à une tradition particulière : les « Latidunariens », les « Évangéliques » et la « Haute Église ». Cependant, la définition du sens exact de ces appellations est moins aisée à établir qu'il n'y paraît. Elles sont en effet souvent utilisées par leurs adversaires dans un sens péjoratif, mais surtout, ces termes relevant également du champ politique, leur usage ne correspond pas forcément à leur acception religieuse. Ainsi, la notion de « Haute Église » désigne aussi bien une dévotion ou une théologie particulière que la facette religieuse du parti tory. De plus, certains personnages peuvent se trouver politiquement d'un bord opposé à celui qui correspondrait à leur sensibilité religieuse. Ces trois courants traversent le XVIIIe siècle, connaissant tour à tour des périodes heureuses et des revers de fortune, portant en germe les grandes divisions du XIXe siècle : les Tractariens succèdent à la Haute Église et mettent l'accent sur l'héritage catholique de l'Église ; les Libéraux perpétuent la tradition d'ouverture des Latidunariens ; les Évangéliques continuent l'action des Puritains, se réclamant d'un protestantisme plus « pur ». Pourtant, à la veille des grands bouleversements du XIXe siècle, l'Église reste plus forte que ce que suggérerait la valorisation du modèle conflictuel. La majorité du clergé n'appartient à aucun courant, et, durant toute la période, les forces consensuelles l'emportent sur les forces centrifuges. Il n'existe pas de « partis religieux » comme en connaîtra le XIXe siècle, et, même lors des périodes de crise, le clergé fait front face aux menaces extérieures, toutes tendances confondues. L'idéal de modération, renforcé par le constant rappel de la conception de l'Anglicanisme comme voie médiane entre Catholicisme et Protestantisme, apparaît à beaucoup comme une composante fondamentale de l'Église géorgienne. C'est ce consensus qui est remis en cause par les mesures prises à partir de 1828, supprimant les fondements légaux de l'hégémonie anglicane.

Ces remarques ne sont certes par définitives, l'ouvrage ici décrit ne prétendant qu'à faire le point sur les résultats des recherches récentes, en attendant de nouvelles études. Certains domaines sont en effet encore méconnus (ainsi le champ peu exploré des querelles théologiques). Pourtant, à travers les approches d'historiens d'origines diverses, il veut renouveler la vision trop dépréciative de cette période.

Christian LIPPOLD.

Viviane BARRIE-CURIEN, Clergé et pastorale en Angleterre au xvni'siècle. Le diocèse de Londres, Paris, Éditions du C.N.R.S., 1992, 442 p., 280 F.

L'histoire ecclésiastique de l'Angleterre du XVIIIe siècle a été jusqu'à présent peu explorée, surtout pour la première partie de la période. La recherche française ignore ou presque cette question. En Angleterre, l'ouvrage récent de Gordon Rupp (Religion in England, 1688-1748, Oxford, 1986) opère des choix que le titre ne laisse pas forcément deviner et s'intéresse finalement peu aux fidèles eux-mêmes et aux clergés de toutes dénominations. D'autres études existent, qui s'embarrassent faiblement de considérations statistiques ou ne voient guère la spécificité d'un xvnf siècle souvent considéré comme l'aboutissement de la période précédente ou comme un prélude sans grand intérêt au xrxe siècle. En définitive, l'historiographie religieuse et ecclésiastique anglaise est riche d'ouvrages relatifs à deux périodes : celle qui court de la Réforme à la fin du règne de Jacques 1er, et surtout celle de l'ère dite victorienne dont les historiens considèrent que les structures, en place vers 1830-1850, résulteraient d'une évolution qui se serait dessinée entre 1760 et 1815. C'est dire à quel point la publication de la thèse de Viviane BarrieCurien, dont on connaît les beaux articles, arrive à point pour mieux nous faire connaître l'Église d'Angleterre au cours des années qui séparent la mort de la reine Anne des guerres contre la France révolutionnaire, et pour nous permettre de dépasser les problématiques traditionnellement admises d'un clergé s'identifiant précocement (dès le règne d'Elisabeth) aux classes sociales dominantes, améliorant sa formation, son éducation et ses revenus, réalisant son alliance avec la gentry et même avec la noblesse, gagnant en respectabilité, mais payant cette intégration ou cette identification à l'élite du prix fort


1996 - Nos 1-2 129

d'un échec pastoral qui deviendra patent auprès des masses urbaines et ouvrières du xixe siècle. Cette recherche sur le diocèse de Londres, fondée sur d'abondantes sources manuscrites (en particulier une remarquable série de visites épiscopales), est donc plus qu'une monographie régionale : l'auteur décrit certes les particularisme du sud-est de l'Angleterre, mais ses démonstrations révèlent en même temps les structures essentielles de l'Église d'Angleterre à la veille des réformes du xrxe siècle. Une belle prosopographie du clergé, attentive au recrutement social et géographique ainsi qu'aux divers facteurs déterminant les carrières ecclésiastiques, nous fait découvrir une Église moins élitiste qu'on ne le suppose habituellement : véritable classe moyenne avant la lettre, le clergé est issu surtout du monde des notables urbains plus que de l'élite foncière traditionnellement associée aux pouvoirs politiques et sociaux de l'époque ; par le jeu du patronnage et des bourses d'études, ce clergé parvient même à intégrer nombre d'individus de modeste extraction ; par la succession très fréquente des fils à leur père (52,6 % des clergymen en 1701-1710, un quart à un tiers ensuite), se forge finalement un esprit de corps et une vive identité sociale et professionnelle. Dans ce clergé paroissial, on découvre des pasteurs souvent consciencieux mais, dans l'ensemble, l'activité pastorale demeure grevée par la non-résidence et le cumul des bénéfices. On sera en droit de trouver Viviane Barrie-Curien un peu indulgente dans ses analyses au demeurant très pertinentes : la non-résidence et le cumul des bénéfices s'expliquent souvent par la détresse matérielle des paroisses, la configuration de l'habitat, les densités démographiques, la géographie ecclésiastique ; aussi, loin de dénoncer le manque de zèle ou un éventuel esprit de lucre chez les clergymen, l'auteur insiste sur l'ingéniosité du déploiement clérical et des méthodes pastorales («jumelage » de paroisses, répartition de paroissiens...) qui n'étaient cependant possibles que dans la mesure où la pastorale elle-même était peu exigente : pour l'essentiel, les offices assortis de la prédication (deux offices par semaine) et l'administration de la communion (environ trois fois par an). Le livre de Viviane BarrieCurien est intéressant de bout en bout ; les démonstrations sont toujours d'une grande clarté ; la volonté de fournir un maximum de données chiffrées est permanente (en témoignent plus de 70 pages de tableaux de statistiques en fin de volume). Certes, la vie religieuse n'est pas étudiée dans tous ses aspects, le Dissent et la spiritualité des laïcs comme des pasteurs ne sont pas envisagés, mais il s'agit là de choix de l'auteur et, en définitive, il faut savoir gré à Viviane Barrie-Curien d'avoir enrichi de belle façon notre connaissance bien sommaire de cette Église d'Angleterre si délaissée par la recherche française.

Gilles DEREGNAUCOURT.

Philippe LEFEBVRE, Les pouvoirs de la parole. L'Église et Rousseau (1762-1848), Paris, Éditions du Cerf, 491 p., 195 F.

Le titre de l'ouvrage, assez énigmatique, ne permet guère d'en deviner le contenu. Le sous-titre est plus explicite, mais trop restrictif. P. L. examine la condamnation de Rousseau par l'Église catholique (et le Parlement), et surtout le discours apologétique sur Rousseau ; mais il va beaucoup plus loin, et c'est un des grands mérites de ce livre : s'appuyant sur 450 ouvrages d'apologétique parus, pour la plupart, entre 1762 et 1789, et sur 74 traités de rhétorique sacrée de la même période, il offre une étude désormais irremplaçable sur l'apologétique de la fin du 18e siècle. Plutôt que de condamner ces textes ou, très classiquement, de déclarer leur faiblesse face aux Lumières, P. L. prend la peine de les lire, d'entrer en eux, de comprendre leur logique. Il nous permet ainsi de connaître une littérature qui, de son propre aveu, refuse de séduire, se veut besogneuse, voire ennuyeuse, car la vérité ne supporte pas l'artifice. Remercions l'auteur de nous en donner la substance en nous en épargnant la lecture !

P. L. commence par préciser le statut du discours apologétique. Alors que le langage chrétien, fondé sur la Parole de Dieu reconnue dans l'Écriture, transmis par la catéchèse


130 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

et la liturgie, adressé à Dieu dans la prière, fonctionne comme un système clos, avec ses références, ses certitudes, sa stabilité, l'apologétique est forcée de s'ouvrir vers l'extérieur, de pénétrer au coeur de l'incroyance.

Après cet intéressant début qui situe bien les différents genres littéraires en christianisme, deux chapitres plus historiques étudient la condamnation de l'Emile. L'analyse est bien menée et montre de manière convaincante que l'enjeu est moins Rousseau qu'un problème de pouvoir. Pour le Parlement, en pleine lutte contre les jésuites, il s'agit de montrer son zèle religieux en empiétant sur le pouvoir de l'Église ; celle-ci revendique son pouvoir spirituel en condamnant les livres irréligieux (mais plus Helvetius que Rousseau), mais, par souci d'indépendance, est très réservée face au contrôle civil. Une querelle de juridiction se développe, au point que le roi impose silence sur la question, en 1766. Les évêques en sortent vaincus : ils n'ont d'autorité que dans leurs diocèses. Les interdits religieux n'ayant pas d'effets réels, il faut persuader. L'apologétique trouve ainsi sa justification, les évêques se confrontent avec Rousseau dans leurs instructions pastorales et, sous la Restauration, réagissent à la réédition des oeuvres des Lumières.

A partir du chapitre 5, P. L. tourne résolument le dos à l'analyse historique, pour lire les traités d'apologétique. En dépit des réserves que l'on émettra plus loin, cette partie est tout à fait passionnante. On commence par voir comment est présenté Rousseau. A vrai dire, ses portraits sont divers. Il est tantôt homme de guerre, étranger, monstre voulant détruire l'Église ; on use alors contre lui (mais les apologistes s'adressent en réalité à un public de chrétiens) d'injures, d'accusations peu précises ; il s'agit d'une littérature de combat, contre un adversaire mal défini. Tantôt, Rousseau est un séducteur : son style risque d'attirer les chrétiens, de masquer ses raisonnements trop subtils et ses erreurs. Heureusement, l'apologiste sait démasquer l'imposture et, connaissant la vérité, s'ennuie à lire Jean-Jacques, comme à le réfuter.

Ceci est pourtant nécessaire, en raison des visages contradictoires de Rousseau. P. L. montre bien comment la logique chrétienne est désarmée devant une pensée qui doute, qui hésite, une pensée dialogante, et dont les idées sont contredites par les actes, comme le fait voir une comparaison entre l'Émile et les Confessions. Le type dénonciation choisi par Rousseau empêche de savoir quelles idées on peut réellement lui attribuer. On le taxe alors d'hypocrisie, d'inconsistance. Il ne peut qu'être de mauvaise foi. Il n'est pas sincère, mais cherche l'originalité à tout prix : sa folie, son « délire d'orgueil », lui font rechercher les idées les plus bizarres. Pourtant, la science des apologistes constate que Rousseau ne fait que répéter les hérésies anciennes ; on peut donc lui opposer les arguments de la patristique et de la théologie ancienne, exposés à longueur de manuels, répertoires et autres recueils de textes.

Ce que l'on reproche en fait à Rousseau, c'est d'usurper le droit d'enseigner, d'occuper la chaire, de se situer (comme le Parlement) sur le terrain de l'Église. Il a un public chrétien ; il faut réfuter son texte pour faire revenir les fidèles dans le droit chemin. Mais Rousseau est également utilisé, en particulier quand il attaque les philosophes ; on se sert de recueils de ses pensées édifiantes, on reprend sa démonstration de la nécessité de la croyance en Dieu et en l'immortalité de l'âme. Il n'est donc pas si loin de l'Église.

En fait, la position de Rousseau ne peut être comprise. L'apologiste discute, mais ne doute pas ; l'évidence est avec lui, la raison ne peut contredire la foi, qui se fonde sur des faits avérés. Or ces faits établissent une révélation incontestable ; comment peut-on la refuser et préférer une parole immédiate de Dieu à sa conscience ? Sans la révélation, l'essentiel demeure caché. Aussi tout domaine de la pensée doit être informé par elle ; il y a une solidarité entre tous les domaines, et qui refuse la révélation ne peut qu'avoir de fausses idées sur l'homme, sur l'éducation, sur la politique. L'incompréhension de Rousseau par l'apologétique provient d'une conception différente des rapports entre nature et surnature, et entre foi et dogme. Rousseau, ni croyant orthodoxe, ni athée, se situe dans un entre-deux impensable.

En revanche, sa foi peut toucher. Ce n'est pas le rationalisme philosophique réfuté par l'apologétique, mais la sensibilité, le discours du moi qui convainquent les lecteurs.


1996 - Nos 1-2 131

Des rencontres véritables avec Rousseau peuvent avoir lieu quand on se situe dans ce registre ; c'est le cas dans les récits de conversion, ou dans un roman à succès comme Le Comte de Valmont (171 A) de l'abbé Gérard. Quand on quitte le terrain du dogme, les idées de Rousseau peuvent être reprises. C'est le cas, à partir de la fin du 18e s., quand on célèbre le bonheur comme objet du désir de l'homme, et la nature qui, pour Lamourette, se confond avec la religion. La volonté de revenir aux vertus naturelles primitives explique la fortune de Rousseau auprès du clergé révolutionnaire.

Ce trop bref compte rendu espère avoir montré tout ce que l'analyse rhétorique et stylistique des textes peut apporter. P. L., qui enseigne ces disciplines à l'université NancyII, n'est pas historien. Mais, s'étant lui-même placé sur le terrain historique au début de son livre, il permettra de dire l'impression de malaise que donne celui-ci à un historien, malgré toute la richesse qu'il y trouve. Tout d'abord, l'érudition de l'auteur n'est pas à l'abri de tout soupçon : la bibliographie est très courte, et oublie des livres cités en notes, de manière souvent incomplète, voire inexacte. Les renvois aux sources sont quelquefois inexacts, ou inexistants (p. 25, p. 387-411). J. L. Quantin, dans sa recension (Revue d'Histoire Ecclésiastique, 1993, p. 265-271), a montré que nombre de citations sont inexactes. Il y a plus grave : les références n'apparaissent en note qu'avec des numéros, qui renvoient à la bibliographie. Le lecteur a le plus grand mal à s'y retrouver. Cela trahit une indifférence de P. L. à la chronologie et aux auteurs ; on est en présence d'une accumulation de textes qui se répètent, sans que la singularité n'apparaisse. P. L. a choisi de traiter du « discours collectif » du catholicisme, considéré comme un langage stable ; il montre ainsi avec pertinence que la montée de l'incrédulité est un lieu commun, que la figure de l'impie est identique à travers toute l'histoire, que le discours anti-philosophique de la Restauration est déjà fixé avant la Révolution. Mais, presque jamais il n'envisage une évolution du discours, comme si le catholicisme de 1848 était le même que celui de 1762. D'autre part, toutes les oeuvres sont mises sur le même plan : il n'y a aucune étude de leur diffusion, l'originalité de certaines n'apparaît pas ; Bergier est traité exactement comme les apologistes de second ordre.

On a ainsi quelquefois l'impression d'un montage assez artificiel de textes, au point que la contradiction éclate : l'apologétique, qui a un rôle très limité p. 356, envahit tous les terrains p. 357 ; la science, qui s'oppose à la théologie p. 353, est incluse en elle p. 361... C'est que le discours chrétien n'est pas si homogène, et que les apologistes n'ont pas la même opinion sur tout — ce que P. L. reconnaît, à propos, par exemple, du Salut et de la grâce ; mais il aurait fallu marquer davantage cette diversité. Si les portraits de Rousseau sont aussi variés, cela tient autant au nombre des apologistes qu'à la richesse de leurs discours...

Ces remarques critiques n'enlèvent rien, cependant, à l'importance de ce livre, qui comble une lacune et permet de mieux pénétrer dans la pensée catholique de la fin du xviif siècle.

Yves KRUMENACKER.

Louis PÉROUAS, Jean-Marie ALLARD, Histoire religieuse des Creusois, Guéret, Société des sciences naturelles et archéologiques de la Creuse, 1994, 165 p.

La Creuse est l'un des rares départements français sans évêché. Après la Seconde Guerre mondiale, il est devenu un cas d'école, le modèle des pays détachés du christianisme romain. Pour autant, et en dépit des apparences, les Creusois ont eu une vie religieuse. Il a fallu du temps et une approche pluridisciplinaire pour saisir les spécificités à la fois historiques et mentales de la religion creusoise. Il a fallu surtout interroger les comportements sur le temps très long. C'est la synthèse de ces quêtes qui nous est ici livrée dans un texte dont la modestie de présentation et de ton cache une redoutable


132 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

ambition : rendre compte des mentalités religieuses sur quinze siècles dans un pays où les historiens ne sont pas gâtés par les sources.

Nul n'était plus qualifié pour le faire que les auteurs, qui oeuvrent depuis longtemps sur ce chantier. Dans Refus d'une religion, religion d'un refus (1985), le père Pérouas avait déjà tenté une explication du non-conformisme limousin. La Creuse lui permet ici d'affiner et de clarifier son analyse, de faire comprendre comment peut évoluer une région sans autonomie religieuse administrative, sous-urbanisée, sous-viabilisée ; un pays de marges, une Marche comme le dit si bien le nom de l'ancienne province, d'où divergent les eaux, les routes et les hommes.

Si l'irréligion des Creusois est célèbre, est-elle déchristianisation ou non-christianisation ? L'interrogation des historiens est ancienne. Les auteurs y répondent ici avec netteté. La christianisation s'est faite en deux vagues, aux ve et IXe siècles, le long des axes de communication, par l'intermédiaire des ermites et de leurs bonnes fontaines, mais aussi par le dynamisme des paroisses. Au XIIIe comme au XVe siècle, le christianisme creusois arrivé à son zénith est à la fois solide et original, comme en témoignent les cuves baptismales et les bâtiments susbistants. Si Louis Pérouas, dans un élan de lyrisme, parle peut-être de façon excessive du XVe siècle comme d'un « temps de ferveur, de convivialité, de liberté », il est vrai que la fin du Moyen Age est un âge d'or de la religion limousine. Jamais les saints n'ont été autant honorés et les prêtres aussi actifs. Mais pas n'importe quels saints ni n'importe quels prêtres : des saints protecteurs et guérisseurs du terroir, des prêtres filleuls de paroisse, dont la densité est proprement stupéfiante au milieu du XVIe siècle (voir la carte des communautés de prêtres filleuls, p. 54).

La réforme catholique, initiée par l'évêque de Limoges Raymond de la Marthonie (1618-1627) provoque sans le vouloir une première fissure. Elle modifie le rapport des populations à ses cadres de croyance en réglant le genre de vie des prêtres selon les nouveaux canons ; en cléricalisant les confréries et les représentations, en recentrant le christianisme marchois sur la figure du Christ. Elle marginalise donc des aspects essentiels de la vie religieuse des Creusois : la familiarité avec les prêtres et les saints. C'est au temps des Lumières, entre 1740 et 1905 que se produit l'irréparable : un double détachement des prêtres, avec la modernité et avec les pratiques traditionnelles. La réforme catholique s'arrête alors et fixe un christianisme en porte à faux avec le vécu des populations jusqu'au milieu du xxe siècle. Les instances religieuses sont trop lointaines pour comprendre qu'elles sont responsables du processus de détachement, qui voit, en dépit des contraintes, les hommes abandonner le confessionnal et les familles allonger les délais de baptême de leurs enfants avant de choisir la sépulture civile. A cette détérioration des rapports avec les fidèles, le clergé ne trouve de réponses idoines qu'au xxe siècle : six générations ont alors passé.

Mais on n'arrête pas le temps. La Creuse devient au milieu du XXe siècle un laboratoire de la mission rurale, avec ses heures de gloire, marquées par exemple en 1970 par le succès national du livre d'Henri de Bellefon, Pourquoi ris-tu Sara ? qui montre que la mission est efficace. Il n'en demeure pas moins qu'aux yeux du montfortin-historien, l'âge d'or de ce type de mission semble achevé : fondé sur la civilisation des villages, il meurt avec elle. Que sera le christianisme creusois dans dix ans, quand il n'y aura plus que quinze prêtres pour tout le diocèse ? Il se pourrait que les Creusois, avant-garde d'une situation qui préfigure celle de toute l'Europe occidentale, soient en train de trouver des solutions inédites, appropriées à leur apporche culturelle originale des gestes religieux. Mais ici, l'historien préfère se taire pour ne pas devenir devin. Il ne fait que remarquer combien la connaissance des racines anciennes d'une situation d'échec peut libérer les imaginations. Cette petite synthèse sans prétention, qui s'apparente plus à la microhistoire concrète qu'à l'analyse systématique et universaliste, aide donc à penser la sécularisation européenne, tout simplement.

Nicole LEMAITRE.


1996 - Nos 1-2 133

Guerres mondiales

Les Carnets du Cardinal Alfred Baudrillart, 1er août 1914-31 décembre 1918, texte présenté, établi et annoté par Paul Christophe, Cerf, Paris, 1994, 1047 p., 8 photographies, index, 210 F.

On sort de la lecture des mille pages des Carnets d'Alfred Baudrillart empli d'une reconnaissance immense pour Paul Christophe, qui a transcrit et annoté ce journal quotidien. On s'attend à trouver des renseignements importants sur la vie de l'Église sous la plume du recteur de l'Institut catholique de Paris. Et Baudrillart nous mène en effet dans les arcanes de la diplomatie pontificale, depuis le conclave qui élit Benoît XV en septembre 1914 jusqu'aux efforts du Pape pour retrouver la paix. Baudrillart offre même un élément nouveau non négligeable, un échange de lettres datant de 1915, jalons pour la célèbre note sur la paix de 1917, qui fut dans l'ensemble bien mal acceptée par les Français. Baudrillart suit bien le drame du Père ayant des fils dans les deux camps mais, comme ses compatriotes, ne saurait voir d'autres responsables à la guerre et à ses atrocités que l'Allemagne.

Mais le journal de cet envoyé officieux de la République française à Rome devenu le président du Comité de propagande française à l'étranger dépasse de beaucoup cet aspect de politique ecclésiastique. L'ancien normalien agrégé d'histoire, issu d'une grande famille intellectuelle, connaît tout le monde, c'est-à-dire le monde entier, se déplace de Paris en province, de la portion d'Alsace reconquise à Lourdes, d'Espagne à Rome et aux ÉtatsUnis où il vit les délires de joie et de l'armistice le 11 novembre 1918 ; il rencontre, outre Benoît XV, le roi d'Espagne, Wilson — son grand espoir pour le monde nouveau — Poincaré, Clemenceau... Les dizaines de lettres qu'il reçoit quotidiennement et dont il retranscrit des extraits commentés dans «es carnets l'informent de tout, de l'horreur du front, des espoirs polonais, des révolutions russes, de la prise de Jérusalem, des réactions du Japon, de la germanophilie brésilienne, des déportations depuis le Nord de la France occupé...

Partisan de l'Union Sacrée qui lui paraît la garante du patriotisme français, il en suit cependant les aléas avec humeur. Il fréquente les pasteurs et les rabbins tout en montrant bien la frontière qui sépare son mode du leur. Antisémite à l'occasion, il parle avec sensibilité du sionisme. Il mêle son dégoût pour les femmes, les anticléricaux et les ouvriers socialistes avec celui pour les embusqués. Malgré son horreur des parlementaires, il a une telle religion pour la France qu'il finit par apprécier Clemenceau qui partage cet enthousiasme. Car, de bout en bout, c'est ce souffle pour la France en guerre qui parcourt ses carnets. Il sait dès août 1914 que le conflit sera long et atroce. Il le vit avec douleur pour les combattants dont il s'occupe personnellement à l'hôpital Thiers. Sa compassion n'a d'égale que son ironie, qu'il sait à l'occasion tourner contre lui-même. Commentant une rencontre avec un Archevêque qui ne lui plaît guère, Alfred Baudrillart exerce son humour: «certaines grandeurs ignorent la grandeur». Son front personnel, c'est son élection à l'Académie française, qu'il enlève de haute lutte en 1917 ; aucune des escarmouches n'est épargnée au lecteur ravi. Il est un seul domaine où l'on est surpris de ne pas beaucoup voir Baudrillart écrire, celui de la spiritualité. L'homme est avant tout un politique, il néglige dans ses carnets cette introspection qu'il réserve probablement à Dieu, par la prière. Mais on eût aimé par moments trouver plus d'intériorité à côté des rumeurs et des points internationaux et des brillantes analyses intellectuelles.

Il ne reste qu'à espérer que Paul Christophe pourra mener à bien la tâche d'éditer tous les carnets du Cardinal Baudrillart, rédigés jusqu'à la veille de sa mort en 1942. On pourrait continuer à y suivre l'admiration pour le Général Pétain, née en 1916 et jamais démentie, jusqu'à la fin.

Annette BECKER.


134 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

Joël CLESSE et Sylvie ZAIDMAN, La Résistance en Seine Saint-Denis, 1940-1944, Paris, Syros, 1994, 480 p., 180 F.

Les nombreux ouvrages, scientifiques ou non, sur la Résistance traitent peu ou prou de Paris, mais aucun ne traite en tant que tel de la banlieue parisienne, il faut donc saluer la sortie de cet ouvrage. Résultat d'une commande de l'A.N.A.C.R., c'est un travail scientifique réalisé par deux jeunes historiens. Cette étude s'appuie sur les sources écrites classiques pour le sujet et sur des témoignages, on peut regretter l'absence de recours aux archives étrangères, allemandes en particulier.

L'ouvrage en trois parties s'attache successivement à présenter le département pendant la guerre, puis traite des mouvements et des groupes locaux et enfin des Résistants et des Résistances, non sans certaines redites (p. 106 et 130 par exemple). S'affirmant comme une étude proche des individus, de la situation locale, les auteurs y réussissent pleinement. La Résistance vue « d'en bas » donne lieu à de bonnes descriptions sur la vie des Résistants, sur le fonctionnement des complicités locales. Cependant, la présentation du département est presque idyllique. Tous les éléments concourraient à favoriser les Résistants et leur action ; si le P.P.F. est cité, il faut attendre la page 166 pour que Doriot soit évoqué et pour deviner implicitement les répercussions sur la Résistance à SaintDenis !

Le parti-pris d'étude strictement locale ne justifie pas des comparaisons inexactes, ni la méconnaissance des débats historiographiques en cours, entraînant des imprécisions, voire des erreurs quand il s'agit de souligner l'antériorité de faits ou d'organisation. Des imprécisions ? La confusion quasi permanente entre réseaux et mouvements dont l'organisation, les buts, les modes de fonctionnement divergent totalement ; signaler la création du B.C.R.A. en 1942 (p. 237) en omettant les organismes antérieurs fausse l'interprétation de la Résistance et peut abuser sur la précocité de telle ou telle forme d'organisation résistante. Des erreurs ? Les filières d'évasion d'aviateurs en Bretagne sont bien antérieures à 1944 (p. 126). Ce serait péché véniel si les auteurs ne semblaient pas ignorer l'historiographie et les débats récents ; un exemple : évoquer « l'appel du 10 juillet 1940 » (p. 62) comme si sa date et son interprétation ne posaient aucun problème, est pour le moins surprenant. Cela n'enlève rien au caractère novateur de ce travail par son projet, mais à lire avec prudence dès qu'il sort du point de vue local.

Jacqueline SAINCLIVIER.

Dominique VEILLON, Vivre et survivre en France 1939-1947, Paris, Payot, 1995, 371 p., 145 F.

• L'ouvrage est ambitieux puisqu'il tente de fournir un panorama des conditions de vie et, par là, de montrer que le quotidien est en histoire un champ d'études aussi légitime et aussi « noble » qu'un autre. Dominique Veillon en profite pour signaler que, s'il y a bien un continent secret dans l'univers en tous sens sillonné des années quarante, c'est bien celui-ci, qui fournit pourtant un éclairage indispensable à tout l'ensemble. Écrit avec sympathie pour les hommes et femmes ordinaires qu'il évoque, cet essai de synthèse va au-delà des anecdotes habituelles en proposant un cadre rigoureux d'analyse. Il est évidemment fondé sur un découpage chronologique qui met particulièrement en évidence la période de la « drôle de guerre » comme phase préparatoire d'entrée en restriction, le grand trauma de juin 40 qui enclenche la spirale de la régression morale et matérielle sur laquelle l'insistance est mise à juste titre, le terrible été 44 qui est celui du retour à la vraie guerre sur l'ensemble du territoire et la phase post-Libération qui est celle des désillusions puisque, sur ce plan de la vie ordinaire, il n'y a pas — il ne peut y avoir — la rupture que l'on connaît ailleurs. Prise en compte des évolutions et prise en compte de l'atomisation du pays permettent de caractériser des situations qui, pour être d'une extrême diversité, n'en sont pas pour autant figées. L'analyse est donc étayée par des


1996 - N°s 1-2 135

études de cas parmi lesquelles on retiendra celles du Calvados et de Paris dans les combats de la Libération.

Appuyé sur des sources souvent inédites, notamment des journaux de guerre (publiés en annexes), et sur les travaux de l'Institut d'histoire du temps présent, illustré par de nombreux recours à la presse, l'ouvrage insiste sur l'organisation du « quotidien matriarcal » et le rôle des femmes, les ripostes qui, très rapidement, se mettent en place (récupérations, ersatz, etc.), les clivages ville/campagne et les problèmes que les paysans connaissent et qui sont traités avec une compréhension rare. Il s'attache à l'étude des comportements que groupes et individus adoptent en s'adaptant au bond dans le passé et à « la dictature du quotidien » qui leur sont imposés et qui joignent leurs effets aux contraintes d'autre nature qu'ils subissent également. Les relations entre groupes sociaux, mais aussi entre régions et villes, en sont affectées. Les incidences sur l'opinion sont évidentes quoique difficiles à mesurer précisément. Partout s'opposent finalement ceux qui savent de quoi leur lendemain sera fait et ceux qui sont à la recherche des assurances élémentaires. Partout aussi et simultanément se forgent des solidarités nouvelles, une sociabilité de temps de guerre dont la queue ou les diverses déclinaisons du « marché noir » sont les signes les plus évidents par les liens et les dépendances qu'ils illustrent.

Dominique Veillon indique également les pistes à suivre dans ce qu'elle définit justement comme « un champ d'investigation inestimable ». L'analyse des mentalités, des rites, des représentations est à prolonger. Prix, salaires et revenus attendent leurs historiens, tout comme les adminstrations, à commencer par celle, toute neuve, du Ravitaillement général qui régit la pénurie. Des questions sont ouvertes, par exemple sur les relations du mécontentement ordinaire et de la Résistance, sur les attitudes de contournement de la loi et l'engagement clandestin, en somme sur la naissance d'une culture hors-la-loi, mais aussi sur la signification du travail pour l'occupant (et ses diverses modalités) ou sur les effets des énormes déplacements de population que le pays connaît jusqu'au début de la Reconstruction. Tout ceci sur fond d'une diversité locale dont l'examen attentif commence à être entrepris ici, parallèlement à l'enquête départementale, menée, précisément sous la houlette de l'auteur, par les correspondants de l'I.H.T.P. et qui doit être prochainement publiée.

Jean-Marie GUILLON.

Jean-Louis PANICACCI, Les Alpes-Maritimes de 1939 à 1945. Un département dans la tourmente, Nice, Serre, 1989, 400 p.

De ses multiples travaux sur les Alpes-Maritimes pendant la guerre, J.L. Panicacci a présenté en 1986, pour le doctorat es lettres une synthèse dont voici un copieux résumé. Abondamment illustré de croquis, de tableaux, de documents, et aussi de photographies hors-texte, l'ouvrage retrace avec minutie l'histoire d'un département qui, couvert par la «ligne Maginot des Alpes», a vu contenir l'invasion de juin 1940; après l'armistice l'adhésion manifestée au nouveau régime exprime surtout l'attachement de la population à la France face aux revendications italiennes. En novembre 1942, les Alpes-Maritimes font partie de la zone d'occupation italienne, ce qui assure un répit aux nombreux réfugiés juifs. Mais après la chute de Mussolini, les troupes italiennes se replient, dès le mois d'août 1943, sur la rive gauche du Var, avant de céder la place aux Allemands en septembre après la conclusion de l'armistice avec les Alliés. Les nouveaux occupants procèdent immédiatement à l'arrestation et à la déportation des juifs. Ils entreprennent de fortifier le littoral, mais c'est plus à l'ouest, dans le département du Var, que débarquent le 15 août 1944 les troupes qui vont libérer les Alpes-Maritimes. Si les Allemands doivent évacuer Menton moins d'un mois plus tard, les opérations militaires se poursuivent dans 1 intérieur jusqu'aux derniers jours d'avril 1945.


136 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

C'est donc une histoire particulièrement mouvementée et dramatique qu'a connue ce département frontalier et que J.L. Panicacci raconte avec précision grâce à une riche documentation constituée par l'exploitation des fonds d'archives, mais aussi par le rassemblement de nombreux témoignages. Ne négligeant pas d'évoquer la vie politique à la veille de la guerre ou après la libération, de décrire les difficultés du ravitaillement dans un espace fortement urbanisé et pourvu d'un arrière-pays montagnard aux ressources limitées, l'ouvrage doit retenir l'attention, au-delà des curieux d'histoire locale, de tous ceux qui cherchent à saisir, de façon concrète, ce qu'a été l'existence des populations françaises pendant la guerre.

Roland ANDRÉANI.

SUR VOTRE AGENDA

Prochaines réunions de la S.H.M.C. :

— Samedi 16 mars : journée d'étude franco-hongroise, à Paris.

— Du 17 au 25 mai : un voyage en Hongrie est en préparation.

Les personnes intéressées doivent se renseigner et se faire connaître rapidement auprès d'Elisabeth du Réau, 32, rue La Fontaine, 75016 PARIS, Tél. : (1) 42 24 05 58.


INFORMATIONS. INFORMATIONS. INFORMATIONS.

COLLOQUE

28-31 mars 1996, Lille-III

« L'éducation des femmes en Europe et en Amérique du Nord, de la Renaissance à 1848 »

Présentation du colloque

Ce colloque n'est nullement « féministe », au sens dépréciatif du terme. La démarche est détachée de lout esprit partisan, gynophile ou gynophobe. L'intérêt croissant des universitaires et du public pour la question des femmes n'est plus à démontrer ; à preuve, la publication de L'Histoire des femmes en Occident, sous la direction de Georges Duby et de Michelle Perrot, ou la création récente d'une revue érudite, Clio. Histoire des femmes.

« L'Éducation des femmes » est un sujet pérenne et primordial, toujours d'actualité aux plans de l'individu et de la société. Dans son traité, De l'Éducation des filles (1687), Fénelon dénonçait la différence de traitement pédagogique entre filles et garçons : « Rien n'est plus négligé que l'éducation des filles... Il est constant que la mauvaise éducation des femmes fait plus de mal que celle des hommes, puisque les désordres des hommes viennent souvent de la mauvaise éducation qu'ils ont reçue de leurs mères ». Fénelon attira, l'un des premiers, l'attention sur cette évidence : pour être une éducatrice de qualité, mieux vaut être soi-même éduquée.

En concevant le thème de ce colloque, ainsi que ses bornes géographiques et chronologiques, on a souhaité réunir des spécialistes français et étrangers venus d'horizons différents, des littéraires et des civilisationnistes, des linguistes et des francisants, des historiens et des philosophes, dans une perspective diachronique, synchronique et comparatiste. Ainsi diversité et richesse naîtront-elles de la confrontation des points de vue.

Responsable : Guyonne LEDUC - U.F.R. Angellier.

Contact : Brigitte VANYPER - U.F.R. Angellier - Université Charles-de-Gaulle - Lille-III - BP 149 - 59653 Villeneuve-d'Ascq Cedex - Tél. : 20.41.60.93 - Fax : 20.05.44.08.

MIGNET : Appel à contributions

Cher(e) collègue,

Madame Knibiehler, qui a consacré sa thèse d'État à Mignet, et moi-même, qui l'ai beaucoup fréquenté comme secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences morales et politiques, envisageons de consacrer une ou deux journées d'étude à cet historien, à Aix, à l'automne 1996, à l'occasion du bicentenaire de sa naissance.

Le personnage de Mignet peut être considéré sous plusieurs angles, dont les suivants nous ont paru particulièrement dignes d'intérêt :

- le provençal,

- l'alter ego de Thiers,

- l'historien de la Révolution française,

- le chef de file de l'école de « l'histoire philosophique »,

- un représentant de la génération libérale dans les sciences morales.

Il n'est pas exclu d'étendre la journée d'étude à d'autres provençaux, en relation directe avec Mignet, ou à d'autres historiens de sa génération, ou encore à des questions d'historiographie générales.

La rencontre aurait lieu à Aix, et pourrait être accueillie dans deux lieux : la célèbre bibliothèque Méjane, ou le musée Arbaud (siège de l'académie d'Aix), à condition que la date et le nombre des participants soient précisés assez tôt. Dans l'état actuel des choses, dans la mesure où cette proposition repose sur une initiative individuelle et non institutionnelle, nous ne pouvons envisager aucun dédommagement pour les participants.

Dans un premier temps, nous avons besoin de savoir qui ce projet de rencontre intéresse et sur quels thèmes les personnes concernées se proposeraient d'intervenir. Dans ce but, nous vous demandons de vous faire connaître au plus vite, en écrivant soit à Mme Knibiehler, parc Mozart, 7, avenue Claude-Debussy, 13100 Aix-en-Provence, soit à moi-même, 4, rue Maertens, 59000 Lille.

J'espère que ce projet vous intéressera et vous salue cordialement.

Sophie-Anne Leterrier

Toute correspondance concernant le Bulletin, ainsi que les abonnements, doit être adressée à : S.H.M.C. - Secrétariat, c/o C.H.E.V.S., 44, rue du Four, 75006 Paris.

Les cotisations peuvent être réglées au C.C.P. de la S.H.M.C, mais il est demandé aux sociétaires de bien vouloir indiquer au secrétariat leur numéro, qui figure sur la bande adresse des courriers qui leur sont adressés.

S.H.M.C, C.C.P. Paris 418-29 X.


QÇIETE D1 ISTOIRE ODERNE ET, ONTEMPORAINE

Présidents d'honneur : MM. BERSTEIN, de BERTIER DE SAUVIGNY, CASTELLAN, CHEVALIER, DROZ, DUBIEF, DUROSELLE, GENÊT, GIRARD, GIRAULT, JOUTARD, MILZA, PORTAL, RÉMOND, SURATTEAU, VOVELLE. Secrétaires généraux honoraires : MM. GRUTER, GUT, MILZA. Trésorier honoraire : M. J.-P. COINTET.

La S.H.M.C, fondée en 1901, se réunit en séances bimestrielles, dont le compte-rendu est publié dans son Bulletin, édité avec le concours de la Ville de Paris.

Les sociétaires et les institutions reçoivent la Revue d'Histoire Moderne et Contemporaine, et le Bulletin de la S.H.M.C, publiés conjointement. Pour adhérer, recopier le formulaire ci-dessous.

BUREAU

Président : Jacques BOUILLON.

Vice-présidents : Elisabeth DU RÉAU,

32, rue La Fontaine, 75016 Paris ; Daniel ROCHE.

Secrétaire général : Guy BOQUET, 47, Bd. Bessières, 75017 Paris.

Trésorier : Philippe HAMON.

Trésorier adjoint : Vincent MILLIOT.

Secrétaire général adjoint : Philippe MINARD.

Première adhésion (particuliers)

Nom, Prénom :

Fonctions professionnelles :

Adresse :

Désire adhérer à la S.H.M.C, et présente comme parrains (indiquer si possible le

nom de deux membres de la Société) :

Recopier ce bulletin et l'adresser au secrétaire général de la S.H.M.C,

Guy Boquet, 47, Bd. Bessières, 75017 Paris.

Renouvellement d'adhésion (1996)

Cotisation annuelle : 360 F.

Membres résidant à l'étranger : 390 F.

Règlement par chèque bancaire ou postal à l'ordre de : S.H.M.C.

À envoyer au trésorier, c/o C.H.E.V.S., 44, rue du Four, 75006 Paris.

CCP Paris 418-29 X.

Abonnements Institutions (1996)

Abonnement pour 2 numéros, couplé avec la R.H.M.C : voir à l'intérieur de la R.H.M.C.

Directeur de la publication : Guy Boquet.

Rédaction du Bulletin : Philippe Minard, c/o C.H.E.V.S., 44, rue du Four, 75006 Paris.

Imprimerie Chirat, dépôt légal, n° 1889 : Février 1996, CPPAP N° 52558, ISSN N° 1243 - 8804