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Titre : Le Mouvement social : bulletin trimestriel de l'Institut français d'histoire sociale

Auteur : Le Mouvement social (Paris). Auteur du texte

Auteur : Institut français d'histoire sociale. Auteur du texte

Éditeur : Éditions ouvrières (Paris)

Éditeur : Éditions de l'AtelierÉditions de l'Atelier (Paris)

Éditeur : La DécouverteLa Découverte (Paris)

Éditeur : Presses de Sciences PoPresses de Sciences Po (Paris)

Date d'édition : 1983-01-01

Contributeur : Maitron, Jean (1910-1987). Directeur de publication

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34348914c

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34348914c/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

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Description : 01 janvier 1983

Description : 1983/01/01 (N122)-1983/03/31.

Description : Collection numérique : Littérature de jeunesse

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k56201507

Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 8-R-56817

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 06/12/2010

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janvier-mars 1983, numéro 122

revue trimestrielle publiée avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique et avec la collaboration du Centre de recherches d'Histoire des Mouvements sociaux et du Syndicalisme de l'Université Paris I (Panthéon-Sorbonne)

sommaire Les rapports sociaux et le mouvement syndical dans l'insdustrie lourde japonaise au XIXe siècle, par Andrew Gordon 3

Le Comité d'Action (CGT-PS) et l'origine du réformisme syndical du temps de guerre (1914-1916), par John Horne 33

Une analyse d'implication : l'évolution du groupe des Temps Nouveaux en 1915, par Jean-Louis.Robert 61

Un groupe d'étudiants protestants en 1914-1918, par Rémi Fabre : , 75

La CGT et les syndicats de l'Afrique noire de colonisation française, de la Deuxième Guerre mondiale aux indépendances, par Paul Delanoue 103

Réponse à Paul Delanoue, par Philippe Dewitte 117

notes Jaurès et la classe ouvrière, par M. Rebérioux et alii (G. Candar). La scission syndicale de 1921, par J.-L. Robert 06 lecture (M. Launay). Histoire de la CSN 1921-1981, par J. Rouillard (A. Lacroix-Riz). — NOTES BREVES. Divorcer à Lyon sous la Révolution et l'Empire, par D. Dessertine (F. Riffault-Regourd). Le syndicalisme agricole en France, par C. Delorme et alii (G. Postel-Vinay). L'Alsace, par P. Klein (M. Rebérioux). Un républicain méconnu : Martin Bernard, par C. Latta (id). Le Parti communiste de Belgique (1921-1944), par R. Lewin et alii (M.). Memoria n° 1 (F. Werner). Une Eglise ébranlée, par E. Poulat (M. Launay) 122

Informations et initiatives 138

Résumés 140

Livres reçus 143

A nos lecteurs et à nos lectrices 144

les édition ouvrières

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et publiée par l'Association « Le Mouvement social »

Mlles C. Chambelland, D. Tartakowsky, M.-N. Thibault, R. Trempé, Mmes M. Debouzy, N. Gérôme, A. Kriegel, M. Perrot, M. Rebérioux, F. Thébaud, MM. F. Bédarida, J. Bouvier, P. Broué, P. Caspard, A. Cottereau, M. David, J. Droz, J. Freyssinet, P. Fridenson, R. Gallissot, J. Girault, D. Hémery, J. Julliard, Y. Lequin, J. Ozouf, R. Pech, A. Prost, J.-P. Rioux, J.-L. Robert, J. Rougerie, J.-P. Thuillier, M. Winock.

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Les rapports sociaux et le mouvement syndical dans l'industrie lourde japonaise au XIXe siècle

par Andrew GORDON*

L'image que le public et, jusqu'à un certain point, le spécialiste ont de l'ouvrier japonais est celle d'un travailleur appliqué et loyal envers l'entreprise (1). Il passe en général toute sa vie professionnelle au service d'un même employeur, reçoit à l'ancienneté' des augmentations de salaire régulières et à son tour, apporte son soutien à des syndicats d'entreprise modérés. S'il y a du vrai dans cette définition, il y a aussi beaucoup à critiquer, même quand il s'agit des ouvriers stables avantagés qui travaillent aujourd'hui dans les grandes entreprises. Cette image pose à l'historien également un problème de taille : l'histoire des travailleurs au Japon ne se réduit pas à constater l'apparition de ce type d'ouvriers.

On examinera dans cette étude les rapports sociaux et le mouvement syndical des ouvriers de l'industrie lourde japonaise à la fin du XIXe siècle (2). On se demandera dans quelle mesure, si mesure il y a, les rapports sociaux à cette époque avaient l'apparence ou s'approchaient du style dit japonais des relations de travail, à savoir emploi de longue durée, salaire à l'ancienneté et docilité des syndicats d'entreprise (3). On montrera entre autres que les tâtonnements marquaient plus le comportement des ouvriers, des propriétaires et des dirigeants d'entreprise que l'esprit de système. La politique de direction était inconséquente et fruste, l'autorité exercée sur les ouvriers, faible. La direction éprouvait de grandes difficultés à contraindre l'indépendance d'esprit ouvrière à se plier à la discipline du travail en usine, voire à rester longtemps chez le même employeur.

La formation d'une classe ouvrière japonaise sera le second objet

* Traduction de Michel GAREL.

(1) J. ABEGGLEN, The Japanese Factory, Glencoe (Illinois), The Free Press, 1958 ; R.P. DORE, British Factory-Japanese Factory, Berkeley, University of California Press, 1973.

.(2) Cet article fait partie d'une recherche plus vaste sur les relations industrielles au Japon de 1853 aux années 1950 (voir la note 42). Je tiens à exprimer ma reconnaissance à la Japan Foundation, au Fulbright Dissertation Abroad Fellowship Program ainsi qu'au Social Science Research Council pour l'aide financière et le soutien qu'ils ont apportés à cette recherche ; je remercie également les professeurs Hyodo Tsutomu, Nimura Kazuo et Sheldon Garon pour les critiques qu'ils ont faites d'une version antérieure de cet article. Il va de soi que j'assume seul la responsabilité des opinions exprimées ici.

.(3) Koike Kazuo, Shokuba no rodo kumiai to sanka, Tokyo, Toyo Keizai Shimpo sha, 1977, p. 6, donne un bon aperçu concis de la conception universitaire commune du « style japonais ».


4 A. GORDON

de cette étude. Les ouvriers ressentaient-ils et exprimaient-ils une identité d'intérêts, tant en leur sein propre que face à leur direction ou au patronat (4) ? L'édification d'une conscience d'intérêts de classe et l'aptitude à s'en servir comme base d'action étaient-elles en cours ? Bien des spécialistes occidentaux et certains spécialistes japonais contesteraient le bien-fondé de ces questions. Ils ont tendance à considérer les ouvriers japonais comme historiquement « motivés par des valeurs traditionnelles qui font passer avant tout l'harmonie interne, la fidélité et le paternalisme », ou, en d'autres termes, comme dépendants, pour tout aspect de leur vie, de la direction (5). A partir de cette perspective culturelle, la possibilité de développement d'un mouvement ouvrier se voit contestée par une tradition culturelle qui ne laisse aucune place à l'évolution d'une conscience de classe. Notre enquête considérera la formation d'une classe ouvrière japonaise comme une possibilité historique sérieuse. L'étude du Syndicat des Sidérurgistes et d'autres organisations ouvrières de la fin du XIXe siècle révélera que les organisations fondées par des ouvriers n'étaient pas plus stables ni plus solidement organisées que les usines dirigées par le patronat. Dans le même temps, l'organisation de ce mouvement ouvrier infructueux, les valeurs qui y sont exprimées, et les conflits sociaux connexes indiquent une conscience de la classe ouvrière qui se fait jour et préfigurent les traits du mouvement syndical des années suivantes.

L'industrie lourde occupait, dans le Japon du XIXe siècle, une place insignifiante au sein d'une société et d'une économie agraires dans leur écrasante majorité. En 1886, première année pour laquelle les statistiques existent, seules 124 500 personnes — 0,3 % d'une population de 38,5 millions d'habitants — étaient recensées comme ouvriers d'usine. De plus, le Japon suivit l'Europe dans son type de croissance économique. La révolution industrielle est venue au Japon comme elle était venue en Angleterre et sur le continent, d'abord sous forme de turbines hydrauliques, de machines à vapeur et de filatures textiles. L'industrie légère, et particulièrement l'industrie textile, employait la majorité des travailleurs d'usine pendant les premières années de l'industrialisation, tandis que l'industrie lourde restait longtemps un secteur mineur de l'économie. Celle-ci ne devait rattraper celle-là en nombre de personnes employées que dans les années 1930.

Le chiffre de 0,3 % d'ouvriers en usine en 1886 exagère en fait la place tenue dans l'économie du XIXe siècle par l'industrie lourde, c'est-à-dire les chantiers navals, les usines d'assemblage de matériel ferroviaire, les arsenaux, ou les ateliers de construction de machines. La plupart de ces ouvriers étaient des hommes. En 1894, où l'on dispose pour la première fois d'une répartition par sexe, 0,9 °/o de l'ensemble de la population étaient employés dans des usines, mais 39 %

(4) Cette définition de la classe est empruntée à E.P. THOMPSON, The Making of the English Working Class, New York, Vintage Books, 1963, p. 9.

(5) R. COLE, Japanese Blue Collar, Berkeley, University of California Press, 1971, p. 272 ; S. CRAWCOUR, « The Japanese Employment System », Journal of Japanese Studies, été 1978, p. 225-245 ; Hazama Hiroshi, « Japanese Labor-Management Relations and Uno Riemon », Journal of Japanese Studies, hiver 1979, p. 72.


LES PREMIERS OUVRIERS JAPONAIS L'industrie japonaise vers 1906

mort

Légende

Principales entreprises de l'industrie lourde

1. Chantier naval Mitsubishi à Naga- 10. Arsenal d'Osaka

saki 11. Chantier naval Yokosuka

2. Mine de charbon Takashima 12. Compagnie du Dock d'Uraga

3. Mine de charbon Miike 13. Chantier naval Ishikawajima

4. Aciérie Yahata

5. Chantier naval Kure 14. Constructions mécaniques Shibaura

6. Mine de cuivre Besshi 15. Nippon Kokan (acier, 1912)

7. Chantiers navals Kawasaki et Mit- 16. Compagnie du Dock Yokohama subishi Kobe 17. Arsenal Koishikawa

8. Osaka usine sidérurgique de cons- 18. Raffinerie Kamaishi traction navale 19. Aciérie Muroran

9. Chantier naval Harima

Principaux chemins de fer

a. Japan Railway Company (860 miles) d. Chemins de fer Kyushu (446 miles)

b. Chemins de fer de l'Etat e. Hokkaido Compagnie des mines et

c. Chemins de fer Sanyo (406 miles) du chemin de fer (708 miles)


6 A. GORDON

seulement de ces 396 000 ouvriers étaient des hommes ; de ces 155 000 ouvriers d'usine de sexe masculin seuls 20 à 25 000 — le décompte exact est impossible — étaient occupés par l'industrie lourde, telle que nous l'avons définie ci-dessus (6). L'analyse des rapports sociaux qui suit traite en fait d'une petite poignée d'entreprises de pointe dans la construction navale, le matériel ferroviaire, l'armement et la mécanique au sein d'une société agraire au tout début de son industrialisation. La plus grande d'entre elles employait 5 000 personnes, tandis que les nombreux petits ateliers de constructions mécaniques fournissaient chacun du travail à 5 ou 10 ouvriers seulement.

La place réduite du secteur de l'industrie lourde avait pour conséquence la possibilité pour de nombreux ouvriers de revenir à l'agriculture en cas de licenciement ou de dégoût vis-à-vis du travail en usine (7). Le secteur agricole servait alors de soupape de sûreté, permettant à certains ouvriers mécontents de s'échapper vers d'autres occupations.

Les spécialistes japonais, cependant, ont probablement exagéré l'impact du secteur agraire qui soit aurait maintenu les salaires à un niveau bas, soit aurait retardé le développement du mouvement ouvrier (8). Il est possible que les fermes aient fourni un réservoir d'excédent de main-d'oeuvre, mais on ne transformait pas vite un paysan sans expérience en un tourneur productif. Un excédent de main-d'oeuvre non qualifiée et une pénurie de main-d'oeuvre spécialisée coexistaient. Ces deux caractéristiques finirent par forcer les directions à traiter comme un problème sérieux un taux élevé de rotation de main-d'oeuvre. Les ouvriers étaient loin d'être à leur aise, mais du point de vue de la direction les ouvriers qualifiés ne revenaient pas bon marché. En outre, un mouvement syndical fait son apparition. Les quelques usines de l'époque tendaient à se grouper dans les régions soit d'Osaka, soit de Tokyo. Petites encore au tournant du siècle, les communautés d'ouvriers de l'industrie lourde résidant autour de ces usines à cette époque n'existaient pas cinquante ou même vingt ans plus tôt. Ces communautés ouvrières avaient créé un mouvement syndical et de nombreux conflits. Ce fut en partie la cause des vifs débats que l'idée d'une législation du travail suscita chez les hauts fonctionnaires et les hommes politiques à la fin des années 1890. Le propos de l'élite dirigeante était de

(6) Ces statistiques sont établies pour les années concernées à partir des tableaux se trouvant dans Rodo undo shiryo iinkai (éd.), Nihon rodo undo shiryo, volume 10, p. 64-65, 83, 126-127.

(7) Sur ce point, il n'existe aucune statistique du XIXe siècle. Mais, même en 1923, 34 % des 978 072 ouvriers licenciés ou quittant le travail en usine de leur propre chef revinrent à l'agriculture. 21,4 % seulement continuèrent à travailler dans la même industrie. 12,9 % changèrent d'industrie, 10,6 % trouvèrent un autre type d'emploi, 6,9 % étaient au chômage, 14,2 % n'étant pas recensés. Naikaku Tokei Kyoku, Rodo Tokei Yoran, 1928, p. 318.

(8) La théorie dekazegi d'Okochi Kazuo est la perspective théorique classique qui attribue presque toutes les caractéristiques de la question ouvrière japonaise, depuis les bas salaires jusqu'à la faiblesse du mouvement syndical, à l'existence d'une masse mouvante d'ouvriers agricoles intégrant et quittant la main-d'oeuvre industrielle. Il avança cette théorie pour la première fois dans Reimeiki no nihon rodo undo, Iwanami Shoten, 1951. Cf. Nimura Kazuo, « Rodo undo shi », p. 290291 dans Bunken Kenkyu (éd.), Bunken kenkyu : Nihon no rodo mondai pour un bref aperçu et une critique du travail de pionnier d'Okochi. Depuis, ce dernier a quelque peu changé son point de vue.


LES PREMIERS OUVRIERS JAPONAIS 7

savoir comment éviter les plaies sociales « à la manière européenne » ou la « maladie qui atteignit l'Angleterre » (9).

Nous allons présenter d'abord l'apparition des ouvriers de l'industrie lourde, et décrire ensuite la communauté ouvrière à la fin du XIXe Siècle. Puis on trouvera une analyse de la structure des rapports sociaux qui s'institue vers 1900, y compris les pratiques salariales et les méthodes de contrôle de la main-d'oeuvre. Enfin, nous étudierons le mouvement ouvrier des années 1890 et nous analyserons la situation de la classe ouvrière autour de 1900.

La formation de la classe ouvrière

Les premiers ouvriers de l'industrie lourde japonaise furent formés dans des entreprises publiques, chantiers navals, arsenaux et ateliers ferroviaires, à l'ère bakumatsu (1853-1867) et au début de l'ère Meiji (1867-1912), ainsi que dans une poignée d'entreprises privées à la même époque. Des conseillers européens, britanniques et français principalement, formèrent la première génération d'ouvriers qui, à son tour, en forma d'autres. L'une des entreprises publiques les plus importantes à jouer un tel rôle était, sous les gouvernements Tokugawa et Meiji, l'Arsenal maritime de Yokosuka, qui employa 43 instructeurs techniques français entre 1864 et 1877 et forma plusieurs milliers d'ouvriers. Les Japonais transmirent à leurs camarades ouvriers le métier enseigné par les Français : « Quand A apprit le métier, il l'enseigna à B, et quand B l'eut appris, il l'enseigna à C » (10).

Les ouvriers ainsi formés à Yokosuka ou dans une autre entreprise publique, les constructions mécaniques d'Akabane ou bien dans des entreprises privées telles les chantiers navals d'Ishikawajima ou la société de mécanique Shibaura, apportèrent leur métier à d'autres usines et plus tard apparurent comme des chefs de file du monde ouvrier. Des ouvriers formés à Akabane par des étrangers, « tous devaient plus tard devenir des figures marquantes dans des usines privées » (11). Yokosuka, Ishikawajima, ainsi que deux autres chantiers navals qui avaient embauché eux aussi des instructeurs étrangers, reçurent le nom de « berceau » des ouvriers qualifiés ( 12). En 1910, un mécanicien observait qu'« on trouverait à grand peine aujourd'hui un ouvrier de cinquante ans dans une usine de mécanique ou de métallurgie qui n'ait été ainsi formé » (13).

Cependant que la formation venait des étrangers et que certaines techniques étaient entièrement nouvelles pour le Japon, il est un point crucial, négligé d'ordinaire, qui est que les qualifications exigées par une industrie lourde moderne recouvraient dans une grande

(?) On trouvera le meilleur exemple de ce débat dans Obama Ritoku (éd.), Meiji bunka shiryo sosho, Tokyo, Kazama shobo, 1961. Ce débat s'est poursuivi jusqu'à l'adoption d'une loi sur le travail en usine en 1911, et, à certains égards, les dirigeants des milieux d'affaires et du parti conservateur au pouvoir continuent encore de nos jours à s'exprimer dans ces termes.

(10) Sumiya Mikio (éd.), Nihon shokugyo kunren hattatsu shi, vol. 1, Nihon rodo kyokai, 1970, p. 12.

(11) Nihon kogaku kai (éd.), Meiji kogyo shi : Kikai hen, 1930, p. 84.

(12) Nihon Zosen kyokai (éd.), Nihon kinsei zosen shi, 1911, p. 941-943.

(13) Toyo Keizai Shtmpo, 15 mars 1910, p. 212.


8 A. GORDON

mesure les pratiques locales de l'artisanat du bois et du métal. Les artisans locaux avaient besoin de compléments de formation avant de pouvoir construire des fusils, des machines à vapeur ou des navires de type occidental, mais l'industrie occidentale du milieu et de la fin du XIXe siècle n'était pas assez avancée au point de rendre caduque l'expérience de la main-d'oeuvre nationale de l'artisanat, ce qui fait que la majorité des ouvriers des grandes usines de l'ère Meiji ont pratiqué des techniques qui avaient des racines locales (14). Fait important, cette continuité dans le savoir-faire manuel frayait la voie au transfert de certaines pratiques sociales de la société artisanale locale aux ouvriers de l'industrie lourde.

La relation sociale la plus importante au sein de la société artisanale japonaise était celle entre le maître (ou oyakata) et l'apprenti. Dans un cas de figure idéal, l'apprenti servait de sept à dix ans avant de devenir un artisan libre, de rester avec son maître ou d'aller s'employer chez un autre. Toujours dans le même cas, les jeunes artisans et leurs aînés, les oyakata, étaient organisés en deux associations à structure horizontale comme les guildes qui avaient compétence pour contrôler l'accès à la profession et négocier le salaire de base. Tandis que les artisans étaient libres d'aller de maître en maître, une relation particulière prévalait entre un apprenti et son maître d'origine, qui détenait le droit de « rappeler » son ancien apprenti en période de manque de main-d'oeuvre.

Ce n'était pas la façon dont ce système fonctionnait effectivement pendant les dernières années du gouvernement Tokugawa. En effet l'expansion économique générale accrut le nombre des artisans ruraux sans patente, intensifia la rotation parmi les jeunes artisans et affaiblit la relation maître-apprenti. Les apprentis en vinrent à être employés par les oyakata comme une source de main-d'oeuvre à bon marché, et les ruptures de contrat devinrent plus fréquentes. Les oyakata en place devinrent incapables d'empêcher l'accès des artisans ruraux sans patente à leurs professions (15).

Conséquence naturelle, les ouvriers de l'industrie lourde qui pratiquaient des métiers au contenu traditionnel, et même ceux dont la profession était entièrement nouvelle, gardèrent de nombreux traits de la société artisanale. Certains de ces ouvriers étaient en fait des artisans locaux qui avaient reçu une nouvelle formation (16). Aussi la configuration de la société artisanale, divisée en oyakata, apprentis et ouvriers itinérants (compagnons), fut-elle reproduite dans les ateliers, importants ou non, de machines, de métallurgie et de charpenterie des arsenaux du secteur public, des chantiers navals et des usines de constructions mécaniques du secteur privé.

(14) Yamamoto Kiyoshi, Nihon rodo shijo no kozo, Tokyo, Tokyo University Press, 1967. p. 20-21 examine cinq des plus grands arsenaux et chantiers navals et trouve 17 à 30 % seulement des ouvriers employés à des professions entièrement nouvelles, tandis que plus des deux tiers des ouvriers étaient employés à des occupations artisanales à contenu local comme la fonderie, le forgeage, la charpentene ou le modelage sur bois.

(15) Cette description est empruntée à Kunren shi, p. 76-77 ; Sumiya Mikio, Nihon chinrodo shtron, Tokyo, Tokyo University Press, 1955, p. 36, 41-42 ; Nihon rodo undo shiryo, op. cit., vol. II, p. 257-258. 276 ; Katayama Sen, Nihon no rodo undo, 1901, réimpression Iwanami Bunko, 1952, p. 139.

(16) Cf., par exemple, Nakanishi Yo, « Nihon ni okeru jukogyo daikeiei no seisei katei », Keizai gaku ronshu, n° 35/2, 1969, p. 78-79, 83.


LES PREMIERS OUVRIERS JAPONAIS 9

On trouve un bon exemple d'hybridation entre la société artisanale traditionnelle et la nouvelle communauté des ouvriers travaillant sur machines, dans une enquête sur les conditions d'apprentissage en 1896. Cette étude couvre, aussi bien les professions traditionnelles — ébénisterie, charpenterie et fonderie — que l'emploi entièrement nouveau d'usineur (shiage) (17). Elle décrit le type d'apprentissage dans les nombreux petits ateliers d'usinage de pièces de machines à Tokyo, de manière identique à celui qui se pratiquait pour les autres métiers, à ceci près que les maîtres oyakata de ces ateliers avaient évidemment acquis leur formation auprès des grandes entreprises modernes décrites ci-dessus. Une fois les instructeurs étrangers renvoyés dans leur pays, des rapports maître-apprenti semblables s'établissaient à l'intérieur de ces grandes entreprises. Les contrats d'apprentissage étaient, dans les entreprises modernes, grandes ou petites, virtuellement identiques à ceux des apprentis traditionnels des petits ateliers (18).

On peut en fait classer en plusieurs catégories assez différentes les ouvriers qualifiés plus âgés qui étaient devenus des leaders au sein de la société ouvrière dans les années 1880 et 1890, même s'ils étaient tous désignés par le terme traditionnel d'oyakata. Certains étaient en vérité des patrons indépendants de petits ateliers de mécanique ou de petits chantiers navals, mais d'autres devenaient des chefs de travaux qui recrutaient par contrat les services de leurs subordonnés pour diverses grandes entreprises, d'autres jouaient à peu près le même rôle au service d'une compagnie importante bien déterminée, d'autres enfin étaient seulement de puissants contremaîtres capables, sinon d'intervenir entre la firme et l'ouvrier au point d'établir des contrats de travail, du moins d'exercer beaucoup d'autorité sur les décisions concernant l'embauche et les salaires (19).

Dans tous les cas, les oyakata étaient des personnages importants. La direction ne pouvait pas les ignorer car les oyakata avaient le savoir-faire, l'expérience et le jugement nécessaires pour organiser la marche du travail et faire réellement en sorte que la besogne soit faite, alors que les cadres techniques subalternes placés au-dessus d'eux qui avaient remplacé les conseillers étrangers n'avaient pas ces qualités. Un large fossé était apparu entre les techniciens de surveillance instruits dans des écoles et les oyakata formés sur le tas dans les années 1880 et 1890. Le directeur des Construction mécaniques de Shibaura, Otaguro Jugoro, notait en 1903 :

Il y a bien peu de techniciens riches en savoir-faire et en expérience. Ces soi-disant techniciens n'en ont que le nom, et la vraie responsabilité revient en fait aux ouvriers (20).

Ce large fossé entre des techniciens de haut statut mais de compétence limitée et les ouvriers — surout les oyakata — marqua pro(17)

pro(17) kogyo gakko, Kogyo kyoiku shisetsu shiryo, 1896, p. 32-33.

(18) Chinrodo shiron, op. cit.. p. 222 ; Kogyo kyoiku, op. cit., p. 28.

(19) Ikeda Makoto, Nihon kikai ko kumiai seiritsuron, Ninon hyoronsha, 1970, p. 25.

(20) Toyo Keizai Shimpo, 25 mai 1903, p. 9.


10 A. GORDON

fondement la structure des rapports sociaux que nous examinerons ci-dessous.

Les ouvriers en titre et les apprentis étaient même davantage encore à l'écart du contrôle direct de la direction. Ils suivaient eux aussi les pratiques sociales de la société artisanale locale, allant souvent d'usine en usine, ou de grande usine en petit atelier et réciproquement. On décrivait ainsi ces « ambulants » (watari shokko) en 1902 :

Il en est beaucoup qui surtout en période de prospérité quand il y a un manque de main-d'oeuvre ouvrière changeront facilement d'usine pour une différence insignifiante de salaire [...] ou qui se déplacent sans cesse d'une grande usine à une autre (21).

Les données quantitatives donnent la même image de l'ouvriertype. Considérons la répartition de la main-d'oeuvre du point de vue de la stabilité dans l'emploi aux chantiers navals Ishikawajima et aux Constructions Mécaniques de Shibaura en 1902, qui sont deux des plus anciennes (vingt-sept et vingt-cinq ans) et des plus importantes entreprises privées de Tokyo à l'époque.

Stabilité dans l'emploi

Entreprise 0-6 mois 7 mois- 2 ans 3 ans 4-5 ans 6 ans TOTAL

1 an & +

Shibaura Nbre 113 64 64 66 74 77 458

% 24,7 14,0 14,0 14,4 16,2 16,8 100

Ishikawajima Nbre 79 63 120 148 99 114 623

% 12,7 10,1 19,3 23,8 15,9 18,3 100

Source : Shokko Jijo, vol. II, p. 11 (édition Shinkigensha).

Moins d'un cinquième de la main-d'oeuvre est restée dans l'une des deux usines plus de cinq années consécutives. Les enquêteurs notaient également que la moitié environ des ouvriers passaient, au bout d'un an, de l'une à l'autre de ces deux usines (22).

On trouvait une mobilité semblable parmi les apprentis ou les stagiaires. Yokoyama Gennosuke, observateur fécond et perspicace de la vie industrielle au tournant du siècle, rémarquait en 1898 que :

Bien que la plupart des usines métallurgiques ou des verreries de Tokyo et d'Osaka fixent la durée d'essai pour les stagiaires à

(21) Noshomusho, Shokokyoku, Shokko Jijo, 1903, réimpression Shinkigensha 1976, vol. 2, p. 12.

(22) Shokko Jijo, vol. 2, p. 12.


LES PREMIERS OUVRIERS JAPONAIS 11

cinq ou six ans, très peu d'entre eux vont en fait au bout de cette durée. On apprend que chez un employeur tel que Shibaura où la firme « met en réserve » au profit de l'ouvrier plus de 20 yens sur son salaire qui lui seront rendus une fois révolue la période d'essai, de nombreux stagiaires rompent pourtant leur contrat en cours de route [perdant les 20 yens]. Ce n'est pas uniquement vrai de Shibaura. Seul un tiers environ des stagiaires des usines métallurgiques achèvent leur période (23).

Les ouvriers ne pratiquaient pas le changement d'emploi seulement pour la recherche d'un meilleur salaire. La mobilité était le point cardinal de la carrière du « bon » ouvrier. L'habitude de « voyager » avait des racines remontant aux artisans itinérants de l'ère Tokugawa, et était entretenue par la forte demande de main-d'oeuvre qualifiée à la fin du XIXe siècle. En 1898, les commentaires d'un mécanicien anonyme donnent un juste aperçu de cette attitude envers le passage d'un travail et d'un emploi à un autre :

Un ouvrier est quelqu'un qui entre dans la société avec ses qualifications et qui voyage par monts et par vaux avec elles [...]. Hier comme aujourd'hui, quel que soit le métier, un ouvrier est quelqu'un qui voyage beaucoup, entre çà et là dans des usines, amasse de plus grandes qualifications et, venant à bout de l'adversité, devient finalement un ouvrier digne de ce nom (24).

Inutile de dire que la fidélité à l'entreprise et l'identification aux intérêts de la direction ne faisaient pas partie de l'horizon d'un ouvrier typique. Comme l'indiquent les statistiques de Shibaura et d'Ishikawajima, et comme l'admet ce même mécanicien, c'est une minorité d'ouvriers qui « se cramponnaient à un seul atelier, s'accommodant de toutes sortes d'abus », mais ces ouvriers-là n'étaient en général pas respectés (25).

Convaincre les ouvriers de se plier à la discipline du travail en usine n'était pas une tâche facile. Elle était loin d'être accomplie au tournant du siècle. Le manque résolu d'assiduité de l'ouvrier japonais à cette époque mérite particulièrement d'être noté, parce que les explications courantes de la « modernisation réussie » de l'économie japonaise mettent l'accent sur l'assiduité de l'ouvrier japonais comme l'un de ses facteurs. Des historiens de l'économie de la période Tokugawa ont de même souligné l'importance de l'expansion de l'industrie rurale dans les dernières années de l'ère Tokugawa, qui créait selon eux un réservoir de manoeuvres journaliers prêts a rallier la main-d'oeuvre industrielle moderne. Cette généralisation est, elle aussi, contredite par les nombreux documents disponibles sur les comportements ouvriers à l'ère Meiji.

En 1864, D. de Graeff Von Poelsbrek, conseiller hollandais auprès de l'usine sidérurgique de Nagasaki, exprima sa frustration au sujet du manque de discipline des ouvriers dans un mémorandum adressé aux fonctionnaires du régime Tokugawa. Il demandait que l'on fer(23)

fer(23) Gennosuke, Nihon no kaso shakai, 1898, réimprimé par Iwanami Bunko, 1949, p. 237 ; Rodo Sekai, 1er avril 1898, p. 5.

(24) Ibid. p. 6.

(25) Ibid., p. 6.


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mât les portes de l'usine pour empêcher la libre entrée et sortie des ouvriers, réclamait des sanctions contre les fainéants et exigeait qu'un médecin japonais fût appelé pour vérifier si les absents étaient vraiment malades, comme ils le prétendaient. Un autre conseiller hollandais, Katendyck, se plaignait que les ouvriers manquassent de patience et de prudence et ne fussent pas réceptifs aux règlements ni à la discipline (26).

Von Poelsbrek demandait également l'envoi d'ouvriers réputés plus sûrs en provenance d'Edo (Tokyo). Mais un règlement établi en 1872 à l'Arsenal maritime de Yokosuka près de Tokyo jette un doute sur la justesse de cette réputation. Il fait état de sanctions sévères contre « les ouvriers qui, ayant pointé le matin, sortent à la dérobée de l'usine et profitent de la bousculade aux portes à l'heure du déjeuner pour s'y faufiler et repointer au départ » (27).

Cette attitude relâchée concernant les horaires, le règlement et les jours de congé se poursuivit jusqu'à la fin du siècle pour le moins. Les ouvriers prenaient communément leur journée le lendemain du jour de paie, poussant nombre d'entreprises, comme Shibaura, à fixer le jour de paie les jours précédant les deux jours de congé mensuel (28).

L'artisan de l'ère Tokugawa, selon un dicton populaire, « ne dormait jamais une nuit entière sur son argent ». Ce comportement était aussi celui des ouvriers d'usine au début du XXe siècle. En 1902, un technicien expérimenté le critiquait ainsi :

La volonté ou le désir d'épargner sont scandaleusement faibles chez les ouvriers métallurgistes. Souvent ils prennent un jour de congé après le jour de paie. De plus, leurs épouses, soucieuses de savoir si leurs maris rapporteront vraiment l'argent à la maison le jour même de la paie, se rassemblent aux portes de l'usine, exigeant que les maris leur remettent leur salaire (29).

Il est certain qu'un des aspects de la vie ouvrière était la tendance à dilapider son argent en saké et en femmes (30), mais la résistance à la discipline d'usine et l'usage de prendre un congé après le jour de paie représentaient la persistance de pratiques sociales habituelles et d'un rythme de travail ralenti appartenant à une autre époque. Ces mêmes ouvriers étaient également habitués par un fort désir d'indépendance et d'ascension sociale (rêvant de devenir des petits patrons). Leur sens communautaire se manifestait dans l'usage courant d'une entraide non-institutionnalisée.

Le mécanicien Muramatsu décrit ainsi ce désir d'indépendance et de promotion sociale en 1910 :

On ne trouve guère d'oyakata de plus de cinquante ans chez Shibaura, Ishikawajima ou aux arsenaux. Les plus qualifiés et

(26) Nakanishi, « Nihon ni okeru jukogyo », art. cit., p. 45, 90.

(27) R.P. DORE, British Factory-Japanese Factory, op. cit., p. 38 ; Chinrodo Shiron, op. cit., p. 234-235.

(28) Tokyo Shibaura Denki Kaishi (éd.), Shibaura seisakujo 65 nenshi, Tokyo, 1940, p. 301.

(29) Shokko Jijo, vol. 2, p. 19-20.

(30) Shokko Jijo, vol. 3, p. 172.


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expérimentés d'entre eux, peut-être 80 à 90 %, soit exploitent leurs propres usines, soit ont épargné un capital et se sont lancés dans une affaire agricole ou commerciale (31).

Responsable syndical à l'époque Meiji, Katayama Sen donne en 1899 une description utile de cette communauté :

Si un ouvrier est licencié ou quitte son emploi, les autres essaieront de l'aider et de lui trouver un travail quelque part. S'il va dans une autre région, il y aura un ouvrier pour vouloir l'aider à trouver du travail dans son usine, ou, sinon, pour l'héberger le temps qu'il trouve, avec son concours, un travail quelque part (32).

A propos de l'entraide, il précise :

Même là où il n'existe pas de syndicats, les ouvriers pratiquent l'entraide. Si l'un d'entre eux tombe malade, les autres se rassemblent et réunissent de l'argent pour s'occuper de lui [...]. Ils font circuler un registre de collecte et chacun donne ce qu'il peut (33).

Nous allons maintenant traiter des politiques salariales et des méthodes de contrôle du travail adoptées par les directions pour répondre au caractère propre de cette société ouvrière, puis examiner le destin du mouvement syndical de l'ère Meiji.

Les ouvriers décrits ici posaient des problèmes tant à la direction qu'aux responsables syndicaux. La direction éprouvait des difficultés à combler le fossé existant, pour le statut et l'expérience, entre le personnel technique de surveillance et les ouvriers d'atelier. Les responsables syndicaux, déterminés à mettre sur pied des programmes d'entraide plus systématiques, avaient du mal à convaincre des ouvriers aspirant à s'évader vers le rang plus élevé de petit capitaliste d'apporter leur contribution à une caisse de secours syndicale. On a le sentiment que les liens unissant les ouvriers qualifiés en une communauté spécifique étaient assez lâches, procédant plus d'une conscience floue de la pauvreté et des épreuves partagées que d'une perception clairement énoncée d'intérêts de métier ou de classe partagés.

Les politiques patronales

Que ce soit dans leur politique salariale ou dans celle du contrôle indirect de la main-d'oeuvre et du procès de travail, les patrons étaient, à la fin du XIXe siècle, obligés de réagir à la nature même du monde ouvrier. Ils ne se réjouissaient pas de la forte mobilité des ouvriers qualifiés. Un technicien français de Yokosuka, François L. Verney, déplorait en 1867 que les ouvriers enfin formés, à grand peine, quittaient l'Arsenal maritime pour d'autres places, laissant seulement derrière eux des ouvriers dénués d'expérience, entravant le fonction(31)

fonction(31) Keizai Shimpo, 5 mars 1910, p. 212.

(32) Nihon rodo undo shiryo, op. cit., vol. 1, p. 598.

(33) Nihon rodo undo shiryo, op. cit., vol. 1, p. 597.


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nement régulier du chantier et l'obligeant à se demander ou diable il pourrait bien trouver des ouvriers déjà qualifiés pour les tâches concernées (34). Les pratiques salariales de cette époque reflètent à la fois le désir de ralentir la mobilité ouvrière et la difficulté à y parvenir.

La plupart des entreprises combinaient la paie à la journée et le salaire à la tâche ou au forfait. La paie à la journée était fixée sur la base de la qualification et de l'expérience que l'ouvrier ambulant apportait à la tâche. Chez Shibaura, par exemple, un règlement de 1893 spécifiait que :

Le salaire d'un ouvrier postulant sera fixé selon ses capacités, sur la base d'une semaine d'essai. S'il s'agit de salaire forfaitaire à la tâche effectuée, le niveau du forfait sera fixé sur la base de la difficulté de la tâche (35).

Le déplacement d'une entreprise à l'autre caractérisait le marché du travail de cette époque, et l'ouvrier pouvait s'intégrer dans la hiérarchie des salaires d'une firme au niveau jugé conforme à sa compétence. La plupart des compagnies élaborèrent en même temps uhe échelle des salaires plus ou moins complexe pour encourager les ouvriers à rester en place et les faire aspirer à une hausse de salaire au sein de la firme et à une promotion interne. On trouvait les grilles de salaires les plus complexes dans des entreprises publiques comme l'Arsenal de Yokosuka, et c'est à la demande pressante des cadres, Verney compris, qui se rendaient compte du coût élevé d'une forte rotation de main-d'oeuvre, qu'elles furent créées. Le système qu'on y adopta en 1873 comprenait pour les ouvriers 21 échelons auxquels correspondait pour chacun un salaire journalier différent (36). La hiérarchie des salaires était moins étendue dans les entreprises privées et souvent non-écrite, mais la plupart des firmes se mirent à augmenter une ou deux fois par an le salaire journalier de certains ouvriers, en principe mais pas toujours en pratique, — afin d'inciter les ouvriers qualifiés de valeur à rester (37).

Dans un chapitre de son livre qui est consacré aux origines du prétendu système japonais des salaires à l'ancienneté (nenko joretsu), Robert P. Dore voit dans ces pratiques salariales, surtout celles de l'Arsenal de Yokosuka, le premier signe d'un édifice salarial japonais plus « préoccupé d'organisation » que tourné vers le marché du travail. Il note que « les systèmes de salaires semblent destinés à fournir des stimulants pour rester dans la maison plutôt qu'à donner à la direction une grande liberté de négociation pour attirer les ouvriers qualifiés » (38). Les sources de l'ère Meiji montrent que cette interprétation projette à tort dans le passé des pratiques plus tardives ou même actuelles.

(34) Kunrenshi, p. 13-14.

(35) Shibaura 65 nenshi, op. cit., p. 301 ; An Rui Sei dans Yuai Shimpo, n° 2426, 1914, fournit plusieurs exemples de pratiques similaires dans les entreprises publiques et privées d'Osaka et de Tokyo.

(36) Kunrenshi, p. 20 ; Sumiya Mikio, Nihon chinrodo no shiteki kenkyu, Ochanomizu shobo, 1976, p. 73.

(37) Yokoyama Gennosuke, Naishi zakkyo go no nihon, 1899, p. 4142.

(38) R.P. DORE, British Factory-Japanese Factory, op. cit., p. 384.


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Les politiques salariales du temps étaient sûrement destinées en partie à persuader les ouvriers de rester chez Yokosuka, Shibaura et autres. Elles étaient en même temps conçues avec l'intention bien arrêtée de jouer un rôle sur le marché du travail, en attirant des ouvriers qualifiés qui étaient alors placés aux niveaux de salaire appropriés. Les ouvriers recherchés par Yokosuka étaient affectés à diverses tâches pendant une brève période d'essai, puis étaient intégrés à la hiérarchie complexe des salaires à un échelon correspondant à leurs capacités (39). De plus ces échelles de salaires ne répondaient pas à ces « préoccupations d'organisation » qui consistaient à retenir les ouvriers à Yokosuka. Deux ans après l'adoption de ce système salarial, un mémorandum de 1875 rapporte que Yokosuka avait toujours à faire face au problème de la rotation des ouvriers qualifiés (40). Le tableau reproduit plus haut et reflétant la situation d'autres entreprises quelques décennies plus tard (1902) prouve que les ouvriers n'avaient pas été séduits par les perspectives de promotion que leur offrait cette échelle de salaires et de grades, ni par des augmentations régulières. De fait, ces dernières n'étaient accordées régulièrement qu'en théorie. La pratique montre que seule une partie des ouvriers recevait des augmentations une ou deux fois par an et qu'on les suspendait quand les affaires devenaient mauvaises. D'après Yokoyama, des augmentations arbitraires étaient accordées aux ouvriers subalternes, qui toutes dépendaient de ce que l'on se gagnait ou non le bon vouloir de son chef. Les diminutions de salaire n'étaient pas rares. D'une manière générale, la promotion financière et sociale, pour peu qu'elle existât, était une récompense sujette à caution accessible à une minorité d'ouvriers qualifiés (41).

Le système des paiements de salaire à la journée n'en restait pas moins une innovation de gestion importante. On l'adopta de la manière réduite que nous avons présentée plus haut dans certaines entreprises durant les dernières années du XIXe siècle. Plus tard, pendant la Première Guerre mondiale et dans les années 1920, jusqu'à un certain point, et de manière tout à fait nette au cours de la Deuxième Guerre mondiale, la pratique régulière des « augmentations de salaire à l'ancienneté » devint le fait de presque toutes les grandes entreprises et s'adressa aussi bien aux ouvriers qu'aux employés et aux cadres. Le processus de diffusion de ce système et l'émergence finale d'échelles de salaires répondant à des « préoccupations d'organisation » n'étaient en aucune façon une simple histoire d'innovation dans la gestion du personnel. Ce sont plutôt des pressions exercées plus tard par les ouvriers, puis par les fonctionnaires du gouvernement, qui ont contraint un patronat réticent à développer ce système de salaires (42).

Plusieurs types de salaires fondés sur le rendement étaient également en usage à la fin du XIXe siècle. Les systèmes de primes de Hal(39)

Hal(39) p. 19.

(40) Chinrodo shiron, op. cit., p. 220.

.(41) Naishi zakkyo go, op. cit., p. 41-42 ; Showa dojinkai (éd.), Wa ga kuni chingin kozo no shiteki kosatsu, Toseido, 1960, p. 231-240.

(42) Cf. A. GORDON, Workers, Managers and Bureaucrats in Japon : Labor Relations in Heavy Industry, 1853-1945, thèse de Ph. D., Cambridge (Mass.), Harvard University, 1981, pour plus de détails.


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sey et Rowan qui se développèrent aux Etats-Unis dans les années 1890 furent introduits au Japon avant la fin du siècle, mais ces premières tentatives de mise en place de salaires à primes calculées à la tâche, à la pièce ou en vue d'une stimulation, étaient grossières et instables. Les montants unitaires changeaient souvent. Ces différents systèmes avaient été mis en oeuvre pour réagir au manque de diligence visible des ouvriers. Yokoyama notait que « presque toutes les usines métallurgiques utilisent le salaire contractuel à la tâche pour prévenir la fainéantise des ouvriers et accroître la productivité » (43). L'emploi de ce type de salaires demeura un élément de la stratégie patronale pour des décennies.

Les dirigeants de l'industrie lourde japonaise au XIXe siècle étaient contraints par la nature d'une communauté qualifiée d'ouvriers très mobiles et point trop soucieux de déployer de grands efforts pour le compte de l'entreprise de payer des salaires journaliers fondés sur la compétence, d'instaurer des augmentations régulières afin de garder les ouvriers qualifiés en les avantageant et d'expérimenter un système salarial contractuel et usant de primes pour activer la productivité. Ces innovations du patronat répondaient directement ^ la nature de la société ouvrière.

Les patrons furent également conduits, en raison de la nature de la communauté ouvrière et de la spécificité de leur personnel subalterne de surveillance, à adopter un mode indirect de contrôle de la main-d'oeuvre. Les techniciens (gishi), placés au bas de la hiérarchie des cadres, étaient incapables d'établir des relations de travail effectives avec les travailleurs. Le contrôle direct était entre les mains des oyakata.

Plusieurs écoles fondées au XIXe siècle fournissaient un flux régulier de ces cadres techniques qui remplaçaient les instructeurs étrangers, renvoyés dans leur pays dans les années 1880. Les instituts de formation en liaison avec l'Arsenal maritime de Yokosuka et l'Ecole ouvrière de Tokyo créée en 1881 étaient parmi les plus en vue. Ces écoles étaient en fait destinées à fournir de simples ouvriers d'usine et des contremaîtres. L'enseignement, cependant, se faisait entièrement en classe, et non en atelier, et les diplômés devenaient immanquablement des cadres techniques, et non des ouvriers ni des contremaîtres, emplois remplis par les ouvriers qualifiés et expérimentés, formés sur le tas (44).

Ce personnel de cadres moyens formé dans des écoles manifestait peu de compréhension pratique de la marche du travail et un sens aigu de la distance sociale qui les séparait des ouvriers sans instruction. Ils restaient à l'écart, personnages impopulaires, comme en témoignent les commentaires ouvriers et patronaux du temps (45). En 1902, un ouvrier parle ainsi de leur incapacité à contrôler la marche du travail :

Quand les oyakata supervisent le travail de leurs apprentis, même s'ils sont absents [pendant le temps où le travail se fait],

(43) Wa ga kuni chingin, op. cit., p. 227-239.

(44) Chinrodo shiron, op. cit., p. 223-227 ; Nihon kinsei zosenshi, op. cit., p. 922.

(45) Cf., par exemple, Shokko Jijo, vol. 3, p. 145 ; Naishi zakkyo, op. cit., p. 45.


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ils sont capables de discerner d'après le résultat si l'apprenti a commis une erreur, fait preuve de paresse ou de négligence. L'ouvrier craint, s'il est confondu, que son poste soit menacé et d'être renvoyé par son oyakata, si bien qu'à la différence des techniciens de la compagnie quand ces derniers supervisent les ouvriers, il n'y a pas moyen de tricher. Bien des techniciens aujourd'hui sont incapables de faire leur travail aussi bien qu'un oyakata (46).

En 1910, Muramatsu Mintaro, mécanicien spécialisé, va plus loin :

Les prétendus techniciens d'aujourd'hui ont des bases théoriques, mais quasiment aucune connaissance du fonctionnement pratique de l'usine, qui est en fait assuré entièrement par les ouvriers [...]. Les techniciens en sont mécontents et les deux parties ne font pas bon ménage (47).

Le choix fait par les dirigeants d'entreprise, tout au moins au tournant du siècle, d'adopter une stratégie de surveillance indirecte de la main-d'oeuvre en renonçant au contrôle du poste de travail au profit de la compétence des oyakata était moins un choix qu'une soumission à l'inévitable. La direction manquait de l'expérience ou de la compétence nécessaires à un contrôle direct de la main-d'oeuvre. Dans les années 1890, un technicien des Chantiers navals Mitsubishi, à Nagasaki, avance les raisons suivantes du fait qu'on s'en remettait tant aux oyakata :

D'abord, l'entreprise n'avait pas d'expérience dans les travaux de construction. Il lui était difficile d'établir un contact direct avec les ouvriers. Voilà les raisons premières. Pour pallier ces insuffisances, l'entreprise devait en premier lieu compter sur les gens possédant la compétence technique nécessaire et, en deuxième lieu, rechercher les gens ayant la force de contrôler les ouvriers indisciplinés. Position difficile que de chercher des gens alliant ces deux qualités. Pour le dire simplement, l'entreprise était obligée de transférer la conduite de l'usine aux oyakata (48).

Voici comment le système de gestion indirecte du personnel fonctionnait dans son principe. La compagnie obtenait une commande de machines, de navires ou de réparation de navires, puis proposait tout ou partie du travail à divers oyakata et contremaîtres en les mettant en concurrence par le jeu d'enchères. L'enchérisseur qui l'emportait assumait la responsabilité du travail et payait ses ouvriers en prélevant sur la somme fixée par les enchères, gardant le reste pour lui. Dans un cas décrit dans le rapport Shokko Jijo de 1902, l'enchérisseur gagnant était supposé distribuer une partie de son profit aux membres de son groupe de travail comme pourboire (49).

Les patrons japonais ne recouraient pas à ce contrôle indirect du

(46) Shokko Jijo, vol. 3, p. 170.

(47) Toyo Keizai Shimpo, 15 mars 1910, p. 212.

(48) Hyodo Tsutomu, Nihon ni okeru roshi kankei no tenkai, Tokyo, Tokyo University Press, 1971, p. 80.

(49) Shokko Jijo, vol. 3, p. 144. On comparera évidemment avec les travaux de D. SCHLOSS, Les modes de rémunération du travail, Paris, Giard et Brière, 1902, et B. MOTTEZ, Systèmes de salaires et politiques patronales, Paris, éditions du CNRS, 1966.


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procès de travail parce qu'ils croyaient que c'était là la manière la plus efficace de mener une entreprise. Au contraire, ils devinrent de plus en plus déterminés à passer à un mode plus systématique, plus direct de surveillance de la main-d'oeuvre. Ils n'y réussirent pas avant le début des années 1900 à cause de la nature de la société ouvrière et de la distance qui les en séparait.

Quelques tentatives eurent lieu pour un contrôle direct de la maind'oeuvre même au XIXe siècle. L'instauration des échelles de salaires décrites plus haut en est un exemple, car celles-ci impliquaient que c'était la compagnie, et non les oyakata, qui fixait les échelons de la paie des ouvriers. Dans la pratique évidemment, c'étaient d'ordinaire les oyakata qui jugeaient du nouvel échelon de qualification et de salaire d'un ouvrier et prenaient la vraie décision concernant les augmentations qui en découlaient. Certaines compagnies essayèrent également de faire signer à des ouvriers d'élite des contrats de longue durée sur une base individuelle, avec un succès limité (50). D'autres passèrent des contrats avec des particuliers pour un travail donné, court-circuitant en l'espèce les oyakata. Des rapports indiquent que ces pratiques étaient en hausse en 1902 (51). D'autres entreprises donnaient aux ouvriers bien notés des gratifications semestrielles équivalant à un mois de salaire (52). Une autre stratégie pour un contrôle plus direct des ouvriers était de les frapper d'amendes et d'autres sanctions s'ils manquaient de ponctualité, jouaient ou fumaient au travail, afin d'enlever aux oyakata la responsabilité de la discipline ouvrière (53). Enfin, des plans d'épargne forcée entraînant des retenues sur le salaire avaient pour but de garder tel ou tel ouvrier « en otage » de sa firme (54).

Dans tous ces cas, le patronat essayait d'attacher de manière plus directe l'ouvrier à l'entreprise et de réduire la marge d'autonomie du contremaître ou de Yoyakata. Pourtant la persistance d'une forte mobilité montre que ces initiatives n'intégraient pas davantage les ouvriers à la firme. De même, elles ne posaient que des limites partielles au pouvoir des oyakata, qui restaient seuls à décider à quel niveau chacun était intégré à l'échelle des salaires, et combien tel ou tel recevait d'augmentation, avec qui on signait un contrat à long terme, ou qui on gratifiait d'une prime ou on sanctionnait d'une amende. En dépit d'efforts pour changer cette approche indirecte et malgré certaines limites placées à l'autorité des oyakata, la stratégie de direction indirecte demeura la pratique la plus commune dans l'industrie lourde au XIXe siècle.

L'Arsenal maritime de Yokosuka fournit un exemple d'échec de tentative patronale d'instituer un mode de contrôle direct. Dans les années 1870, les contremaîtres et les cadres subalternes qui formaient et contrôlaient les ouvriers, supervisant aussi les opérations de fonctionnement des ateliers, étaient des hommes d'origine ouvrière. Certains étaient des artisans locaux recyclés, d'autres des hommes d'ori(50)

d'ori(50) efforts sont décrits par An Rui Sei dans Yuai Shimpo, n° 29, 1er juin 1914 et dans Jiji Shimbun, 26 octobre 1897.

(51) Shokko Jijo, vol. 3, p. 169.

(52) Naishi zakkyo go, op. cit., p. 4142.

(53) Shokko Jijo, vol. 3, p. 178.

(54) Shokko Jijo, vol. 2, p. 19.


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gine plus commune recrutés par Yokosuka et formés sur le tas par des instructeurs français (55). C'était là un système de direction indirecte dans lequel le contrôle réel de la marche du travail et du groupe reposait entre des mains ouvrières. Les techniciens étaient peu nombreux et ne contrôlaient les opérations qu'indirectement.

Ce système ne satisfaisait pas la direction de Yokosuka, comme il appert clairement de ce mémorandum de 1882 :

Il y a, dans chaque atelier, tant d'ouvriers qu'il est difficile à un ou deux techniciens seulement d'avoir l'oeil sur la régularité de la présence, l'assiduité au travail, etc. Aussi y a-t-il eu des cas d'absentéisme et de relâchement. Les cadres sont incapables de contrôler par eux-mêmes le gaspillage de matériaux (56).

Le mémorandum, adressé par l'Arsenal au ministère de la Marine, poursuit en posant le problème de la définition vague des responsabilités des techniciens subalternes (koshu). Ces koshu étaient pour la plupart des diplômés de l'Ecole de formation de Yokosuka censés contrôler les ouvriers ordinaires mais rencontraient des difficultés à le faire (57). Aussi des réformes eurent-elles lieu en 1882. On créa de nouveaux groupes de travail composés de 7 à 15 ouvriers et on plaça comme contremaîtres (gocho) à la tête de chaque groupe un de ces techniciens subalternes, d'origine non ouvrière. Ces contremaîtres portaient des casquettes, pour symboliser leur nouveau statut qui les plaçait directement au-dessus des ouvriers.

L'effort pour faire valoir un contrôle plus direct de la direction sur le groupe de travail en donnant des pouvoirs bien définis de surveillance à des techniciens subalternes fut abandonné quelques années plus tard. Les réformes du système de travail de 1889 et 1890 spécifièrent que le contremaître devait être choisi dans chaque groupe de travail au sein même des ouvriers. Dès lors le contrôle réel de la marche du travail revenait aux ouvriers, et à leurs propres chefs. Les techniciens furent déplacés à des postes supérieurs aux contremaîtres (58). Le cas témoigne que la société ouvrière conservait une certaine autonomie. Incapable de violer cette autonomie par l'insertion directe de cadres subalternes comme chefs des groupes de travail, le patronat n'avait d'autre choix que de revenir à un mode indirect de contrôle.

Le Chantier naval d'Ishikawajima se déchargea plus encore sur les oyakata pour conduire la marche du travail et fit peu d'efforts pour changer la situation. En 1895, selon Yokoyama Gennosuke, les oyakata avaient véritablement un ferme contrôle des usines de machines de la région de Tokyo, et « Ishikawajima était un cas extrême » de ce phénomène (59). Le fait qu'en 1895 la compagnie employait seulement 5 surveillants techniciens pour 750 ouvriers renforce les

(55) Kunrenshi, p. 22, 79.

(56) Chinrodo Shiron, op. cit., p. 235.

(57) Hyodo Tsutomu, Roshi kankei, op. cit., p. 79, note 6.

(58) Hyodo Tsutomu, Roshi kankei, op. cit., p. 77-78 (c'est nous qui soulignons). . (59) Yokoyama Gennosuke, « Panorama », dans Nïhon rodo undo shiryo, op.

cit., vol. 3, p. 12. Ishikawajima faisait de grosses affaires dans la construction de machines et se trouve donc inclus dans ce débat sur les usines de constructions mécaniques.


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assertions de Yokoyama : avec un rapport technicien-ouvrier de 1 à 150, tout contrôle direct est entre les mains des oyakata.

La meilleure description du système d'administration indirecte à Ishikawajima est donnée par Takayama Jiroichi qui était entré dans cette entreprise en 1902, dans l'atelier de chaudronnerie. Il devint, dans les années 1920, un leader du mouvement syndical d'Ishikawajima et, en 1961, donna une interview sur sa vie d'ouvrier :

Je ne fus pas engagé directement par le chantier. En fait, à cette époque, la personne que vous appelleriez aujourd'hui contremaître [shokucho], et qui se nommait alors tomoku détenait toute l'autorité concernant l'embauche et le licenciement. A l'embauche, vous alliez voir le tomoku et lui demandiez : « Pouvez-vous réemployer ?» Il répondait : « D'accord, venez demain ! » ou bien : «Non, revenez dans un mois»; la décision se prenait là [...]. La paie n'était pas non plus distribuée directement par Ishikawajima. Le tomoku distribuait les salaires à l'entrée de chaque atelier. On ne présentait pas ses références, on ne passait pas d'examen. Il n'y avait même personne qui fasse office de garant. Il y eut quelqu'un qui me présenta. Un nommé Hayashi, de la circonscription de Fukugawa, qui travaillait à l'usine ferroviaire de Shimbashi. J'entrai au chantier naval sur sa recommandation. Mon salaire, à l'époque, était de 8 sen par jour (60).

Dans une certaine mesure, l'entreprise intervenait pourtant dans cette relation fomo-ouvrier. Elle établissait pour les ouvriers ordinaires une échelle de salaires journaliers allant de 25 sen à 1,25 yen par jour (100 sen = 1 yen) (61). Elle retenait aussi un jour de paie par mois aux apprentis qu'elle plaçait dans un « compte-épargne » pour le restituer à la fin de la période d'apprentissage. Takayama, comme apprenti, recevait périodiquement de la compagnie 2 sen par jour d'augmentation pendant les sept années que durait l'apprentissage, mais au bout desquelles il n'alla jamais, ayant quitté Ishikawajima pour la première fois en 1904.

Mais l'intervention de l'entreprise était en pratique tout à fait limitée. « L'usine Ishikawajima n'accorde pas la moindre attention à la formation des ouvriers », dit un ouvrier en 1898 (62). Ozama Benzo, oyakata d'Ishikawajima, offrait le cas caractéristique de loger, nourrir et former ses propres apprentis, tous théoriquement employés par la compagnie (63). Son nom reviendra quand nous traiterons plus bas du mouvement syndical.

Les Constructions mécaniques de Shibaura, comme la plupart des usines au xixe siècle, s'appuyaient également sur un contrôle indirect de la main-d'oeuvre. L'histoire de la compagnie, publiée en 1940, rapporte : « Depuis la fondation de l'entreprise, à l'instar des autres usines, nous avons payé les ouvriers sur la base d'un contrat à la tâche. » La firme n'était pas satisfaite de cette situation qui « condui(60)

condui(60) de Tokyo, Shakai kagaku kenkyujo, interview de Takayama Jiroishi, non publié, 1961.

(61) Mainichi Shimbun, 14, 17 et 18 décembre 1895. 100 sen = 1 yen.

(62) Rodo Sekai, 15 janvier 1898, p. 5.

(63) Shokko jijo, vol. 3, p. 168.


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sait à cette plaie que l'oyakata gardait un pourcentage sur les salaires qu'il était censé payer aux ouvriers placés sous son contrôle » (64).

Les dirigeants des premières grandes entreprises d'industrie lourde au Japon disposaient de peu de précédents organisationnels nationaux pour les guider dans le développement d'une stratégie de gestion du personnel. Aussi dirigeants et techniciens répondaient-ils du mieux qu'ils pouvaient à une communauté d'ouvriers sans entraves qui n'était ni accoutumée ni réceptive à la discipline stricte qui fait son apparition au XIXe siècle. Les salaires payés rémunéraient la compétence, mais avec l'intention de retenir les ouvriers expérimentés. Ils n'avaient non plus d'autre choix que celui d'administrer de manière indirecte leurs propres entreprises

Ce ne fut jamais une formule de contrôle solidement établie. Nous avons souligné certains efforts faits pour passer à un mode de gestion plus direct. La critique émise à Shibaura, parlant de la « plaie » qu'était ce système, était le reflet d'un point de vue assez répandu dans le patronat. Au tournant du siècle, la structure de contrôle indirect commençait à s'effriter. Yokoyama observait, par. exemple, en 1905, que si le contrôle des oyakata indépendants s'affirmait avec force à Tokyo vers 1895, on y trouvait rarement en 1905 ce genre d'ouvriers (65). Les initiatives des firmes comme Shibaura pour remplacer les oyakata par des contremaîtres intégrés dans une structure de contrôle-maison ont constitué un moment important de l'étape suivante de l'histoire des rapports sociaux au Japon. La vulnérabilité des oyakata, formés sur le tas et incapables de suivre la technologie plus sophistiquée venue de l'étranger à partir des années 1890, rendit ces efforts possibles. L'affaiblissement de la situation des oyakata eut également un impact sur le mouvement syndical de l'ère Meiji.

Le mouvement syndical

Le mouvement syndical des années 1890 surgit donc dans l'environnement d'une autorité assez flottante face à une société ouvrière relativement autonome. Le Syndicat des Sidérurgistes, qui prospéra puis connut un rapide déclin de fin 1897 au début de 1900, était l'organisation syndicale la plus notoire de l'époque. Outre ce syndicat, on peut étudier avec profit deux organisations ouvrières assez différentes de la même période et analyser la nature de quelques conflits importants chez les cheminots. Le destin du mouvement syndical ainsi que de ces conflits donne un aperçu des caractéristiques de la classe ouvrière des années 1880 et 1890 et des virtualités de son développement futur.

Ozawa Benzo, l'un des principaux oyakata des Chantiers navals Ishikawajima, était aussi « l'un des premiers ouvriers sidérurgistes japonais au sens occidental du terme, ayant commencé sa carrière à l'ère Keio (1865-1867) » (66). Il tenta, avec divers oyakata influents, d'organiser un syndicat d'ouvriers de l'industrie lourde en 1887. Après

(64) Shibaura 65 nenshi. op. cit., p. 38, 307.

(65) Ninon rodo undo shiryo, op. cit., vol. 3, p. 12.

(66) Katayama, Nihon no rodo undo, op. cit., p. 15.


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avoir commencé assez sérieusement par l'allocution d'un journaliste, la première réunion de ces dirigeants virtuels du mouvement syndical dégénéra rapidement en beuverie et en jeux de hasard pour finir par une virée dans le quartier chaud de Tokyo. Les épouses en colère de plusieurs ouvriers empêchèrent le groupe de tenir une deuxième réunion (67).

Ozawa restait déterminé à créer une organisation d'ouvriers. En 1899, ses compagnons et lui fondaient avec succès le Syndicat pour le Progrès industriel (Domei shinko kai). Les premiers membres comprenaient des tourneurs, des sidérurgistes et des modeleurs sur bois : six d'Ishikawajima, cinq de l'Arsenal de l'Armée, treize de l'Arsenal de la Flotte, et vingt-cinq de Shibaura, qui s'appelait alors Société mécanique de Tanaka (68). Le préambule des statuts du Syndicat déclarait :

Unie par l'esprit et la détermination, la société ouvrière a pour tâche urgente de procéder à l'éradication des vieux maux et de montrer le chemin vers un avenir meilleur. Aujourd'hui nos camarades ouvriers, après avoir acquis pourtant pendant de longues et difficiles années leur qualification professionnelle, doivent dépendre des bienfaits de leurs employeurs pour subsister et connaissent une situation d'insécurité [...]. Tournant une page nouvelle, nous devons affirmer nos droits, notre rang et nous renforcer encore. C'est pour cet objectif que nous créons les statuts qui suivent et formons un seul et grand syndicat afin de promouvoir par étapes le progrès et la sécurité de nos camarades ouvriers. Tous ceux qui pensent ainsi sont invités à se joindre à nous.

Quelle était la nature du progrès et de la sécurité voulus par les syndicalistes ? Le syndicat déclarait, dans ses statuts, vouloir l'obtention de contrats avec les patrons, une réglementation des rapports ouvrier-patron, agir en médiateur pour aider les ouvriers licenciés à trouver ailleurs du travail, collecter auprès des syndiqués un fonds d'aide à répartir en cas de maladie ou de décès, et, point capital, recueillir de chacun une cotisation destinée à une « caisse à capital commun » afin de « fonder une usine qui servirait de centre de formation pour les ouvriers postulants et de lieu de travail pour les chômeurs ».

Le syndicat prospéra un temps, mais une fois le bruit répandu qu'un ouvrier avait filé avec des fonds qui appartenaient au syndicat, les autres membres réclamèrent une redistribution de l'argent versé à la caisse, et l'organisation fut dissoute (69). A l'exception des plus déterminés, l'engagement de la majorité des adhérents dans le syndicat était faible. Les perspectives d'une entraide réelle ne furent jamais bien grandes, car c'est seulement après qu'une, maladie, un accident ou un décès s'était produit que les collectes se faisaient. Les règles syndicales concernant le contrôle de l'accès au lieu de travail étaient des plus vagues. On n'y faisait pas mention de l'apprentissage. Un tel contrôle dépassait les capacités des oyakata. Ce syndicat reflé(67)

reflé(67) Nihon no rodo undo, op. cit., p. 15-16.

(68) Katayama, Nihon no rodo undo, op. cit., p. 125.

(69) Les statuts du syndicat et l'aperçu sur son devenir sont empruntés à Katayama, Nihon no rodo undo, op. cit., p. 125-129.


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tait les aspirations de la classe ouvrière, non ses possibilités. Ces ouvriers aspiraient plus à la sécurité que leur donnait la propriété de leur usine qu'à celle d'une solide société d'entraide ou d'un atelier bien contrôlé réservé aux travailleurs syndiqués. Leurs objectifs politiques étaient inexistants. Tenant rigueur aux patrons des « bienfaits » desquels ils étaient contraints de dépendre, ils voulaient les remplacer et exploiter une entreprise plus humaine. Le syndicat d'Ozawa exprimait au sein d'une société ouvrière un esprit d'entrepreneur (noté également par le mécanicien Muramatsu dans la remarque citée ci-dessus), un désir d'acquérir un degré d'indépendance et de maîtrise de leurs propres existences (70). Cet esprit devait continuer de caractériser les éléments de la société ouvrière pendant les années suivantes et d'influencer le destin du mouvement syndical. Bien des syndicalistes des années 1920 devinrent propriétaires de petites usines après leur licenciement de grandes entreprises pour leurs activités syndicales (71).

Les Syndicats des Charpentiers de Navires de Tokyo et de Yokohama offrent un contraste ironique. A la différence du mouvement d'Ozawa dont la plupart des membres exerçaient des professions nouvelles pour le Japon, le métier de charpentier en navires avait assez peu changé au cours de la transition de la construction navale japonaise à celle des navires à l'occidentale. Dans les années 1890, ces charpentiers étaient encore recherchés par les chantiers navals dits modernes. Ils firent la preuve de leur capacité à maintenir ou même à raviver le modèle d'organisation artisanale traditionnelle.

Le Syndicat des Charpentiers en Navires de Tokyo fut créé en mai 1896. Ses statuts montrent un fort désir des oyakata — nommés en l'occurrence toryo — de garder le contrôle de l'accès à la profession. Les conditions d'apprentissage étaient spécifiées avec quelque détail. L'entraide était également plus systématique que celle du syndicat d'Ozawa, du fait que les montants à donner selon les cas — décès, accident, maladie — étaient déterminés à l'avance. Les ouvriers ainsi que le syndicat gardaient aussi un contrôle sur les moyens de production (dans la définition étroite du terme). Les membres avaient le droit de choisir et de vérifier leurs outils, d'en demander l'estimation à leur syndicat si les outils étaient fournis par la compagnie (72). Souvent les ouvriers possédaient leurs propres outils.

Le Syndicat de Tokyo, avec plus de 600 membres en 1898, et celui de Yokohama, fondé en 1897 avec 360 membres, réussirent tous deux à donner vie à ces règles et à affirmer une autorité considérable sur les rapports sociaux au sein de leur profession, se mettant en travers des directives des compagnies (73). Le Syndicat de Yokohama en 1897 et celui de Tokyo en 1898 entreprirent tous deux des grèves cou(70)

cou(70) la déclaration d'Ozawa dans Rodo Sekai du 1er avril 1898 pour plus de détails sur ses objectifs.

(71) Tels Saito Tadatoshi et Takayama Jiroishi d'Ishikawajima ou Uchida Toshichi de Sodomei. Cf. les entrées à ces noms dans Shobei Shiota (éd.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier international : le Japon, 2 vol., Pans, Editions ouvrières, 1978-1979.

(72) Les statuts sont décrits d'après Katayama, Nihon no rodo undo, op cit.,

(73) Nihon rodo undo shiryo, op. cit., vol. 2, p. 6 ; Katayama, Nihon no rodo undo, op. cit., p. 115-116.


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ronnées de succès pour obtenir des augmentations de salaires, avec, en arrière-plan, l'inflation qui suivit la guerre sino-japonaise.

En juin 1897, le Syndicat de Yokohama revendiqua pour ses membres des augmentations de salaires à une vingtaine d'employeurs de la région de Yokohama, allant de la grande et moderne Société du Dock de Yokohama à de multiples petites installations portuaires de réparation tenues par des toryo indépendants. Les patrons rejettèrent en bloc les revendications, mais quand le syndicat annonça alors son intention de faire grève, patrons ou dirigeants de huit petits chantiers consentirent à l'augmentation. Le 17 juin, les charpentiers qui restaient prirent leurs outils et quittèrent leur travail. L'action fut efficace. Seule la Société du Dock de Yokohama continuait de résister. Elle soutenait que les outils étaient propriété de la firme et refusait d'accorder la moindre augmentation. Au mois d'août, néanmoins, la compagnie n'avait pas réussi à embaucher des jaunes, fût-ce à un meilleur prix que les salaires normaux, et bien des grévistes avaient trouvé ailleurs du travail. L'entreprise finit par accepter une nouvelle échelle des salaires et reprit les grévistes qui le désiraient (74).

La grève de Tokyo fut tout autant couronnée de succès. Là encore, les charpentiers prirent leurs outils avec eux et quittèrent les chantiers dès le début de la grève. On transigea sur un compromis d'augmentation de salaire au cours de négociations entre toryo chefs de file du syndicat et toryo indépendants (75).

L'unité et le succès des deux syndicats sont impressionnants. Des ouvriers appartenant à une seule et même profession étaient capables de bâtir et de soutenir une organisation horizontale d'ouvriers dans un grand nombre d'entreprises, et d'imposer leurs revendications. Ils étaient capables d'empêcher la firme d'embaucher des jaunes. Le syndicat de Tokyo continua son action au moins jusqu'à l'ère Taisho (1912-1925). Pourtant l'avenir ne vit pas d'extension à d'autres ouvriers qualifiés de l'industrie lourde de ce type de syndicat professionnel. Le modèle Tokugawa classique de groupes distincts de jeunes artisans et de maîtres (ici les toryo) négociant les salaires n'était plus valide, car un groupe nouveau — les patrons et les dirigeants des grands chantiers navals — était apparu. Même au sein des charpentiers en navires pourtant relativement unis, les maîtres toryo se trouvaient dans une position ambiguë. Certains rallièrent le syndicat, d'autres se rangèrent aux côtés du grand patronat. Les oyakata d'autres professions étaient même plus vulnérables encore. S'ils se rangaient aux côtés des ouvriers, ils risquaient de perdre l'accès aux contrats de travail ainsi que leur situation privilégiée dans l'entreprise, mais s'ils marchaient de pair avec la compagnie, ils sacrifiaient la fidélité de leurs subordonnés. Ils étaient plus éloignés que les charpentiers en navires de la tradition Tokugawa des organisations d'artisans. Plutôt que de travailler à bâtir une association horizontale de maîtres qualifiés ou d!oyakata, ils étaient hommes à agir d'une

(74) Emprunté à Nihon rodo undo shiryo, op. cit., vol. 2, p. 6, 263, 268-270, citant Shakai Zasshi du 15 juillet 1897 et Tokyo Asahi Shimbun des 20 juillet et 1er mai 1897.

(75) La narration est extraite de Tokyo Asahi Shimbun (9 avril 1898, p. 4; 30 avril 1898, p. 4) et de Rodo Sekai (15 mai 1898, p. 7).


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manière indépendante ou à lutter pour s'élever dans telle ou telle entreprise.

Aussi les oyakata avaient-ils du mal, dans les métiers plus récents et les firmes plus importantes, à mener un mouvement syndical, alors que les professions dotées de l'organisation la plus solide étaient celles-là mêmes qui offraient les perspectives d'avenir les plus pauvres. Les gros navires nécessiteraient à l'avenir moins de travaux de charpenterie. Comme le notait avec amertume Yokoyama : « année après année, les importations de machines sont en augmentation, et au chantier naval d'Ishikawajima par exemple, il existe maintenant une machine à couper le bois qui fait en un instant le travail qui prendrait une journée complète à un bon scieur de long » (76). Les charpentiers en navires et les scieurs qui étaient tout aussi bien organisés étaient l'exception confirmant la règle que manquait aux ouvriers de la fin du xixe siècle la capacité de s'organiser de manière soutenue, que ce soit par profession ou type d'industrie. Le destin du Syndicat des Sidérurgistes en offre une preuve supplémentaire.

Le Syndicat des Sidérurgistes (Tekko Kumiai) était en fait une fédération d'ouvriers de tous horizons professionnels, allant des tourneurs et usineurs aux chaudronniers, fondeurs de métaux et forgeurs de fer. Des sections locales s'organisaient au niveau de l'entreprise ou de l'atelier (au sein d'une entreprise) et comprenaient donc des ouvriers exerçant. des métiers divers. L'intention des intellectuels fondateurs du syndicat avait été quelque peu différente. Katayama Sen et Takano Fusataro étaient revenus d'un voyage aux Etats-Unis en 1897 influencés par les idées de Samuel Gompers et résolus à mettre sur pied un syndicat professionnel. Ce dernier devait être modéré, ne faisant valoir le recours au droit de grève qu'en dernier ressort et mettant surtout l'accent sur l'entraide et les activités éducatives (77).

Bien que l'organisation ne se développât point sous forme d'une fédération de syndicats de métiers, elle grandit rapidement. Avec 1 000 membres à ses débuts (fin 1897), le syndicat en revendiquait 3 000 un an plus tard. Beaucoup des adhérents d'origine appartenaient à l'Arsenal de l'Armée de Koishikawa à Tokyo, surtout la section des fusils (78). Au fur et à mesure que le syndicat s'étendait aux chantiers navals privés et aux entreprises de mécanique de la région, y compris la Compagnie privée des Chemins de fer du Japon, l'activité des oyakata qualifiés et de la catégorie des ouvriers « ambulants » se fit décisive. Katayama Sen en décrivit le rôle :

S'organiser à cette [prime] époque était relativement facile. A part la Société du Dock de Yokohama, nous rencontrâmes peu de résistance patronale. Presque tous les contremaîtres ou sous-contremaîtres se syndiquèrent, et prirent habituellement des fonctions syndicales. Les jeunes ouvriers enthousiastes poursuivaient leurs activités syndicales pendant la pause du déjeuner et les adhésions étaient net(76)

net(76) Naichi zakkyo go, op. cit., p. 15.

(77) Katayama, Nihon no rodo undo, op. cit., p. 74-88, 143-153, fait le récit de 1 ascension, de la chute, des buts et des statuts du syndicat.

(78) Miyaké Akimasa, « Kindai nihon ni okeru tekko kumiai no kosei in », Rekishigaku Kenkyu, 1978, 3, n° 454, p. 31 et 35 note 2.


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tement en hausse [...]. [Pour soutenir le syndicat] il se trouvait ce genre d'ouvrier tenace qui prenait plaisir à parcourir l'usine, rencontrer ses connaissances et tenter avec enthousiasme d'accroître le nombre des adhérents. La plupart d'entre eux étaient des ouvriers ambulants à l'expérience considérable (79).

L'un de ces oyakata se trouvait être le très actif Ozawa Benzo, toujours à Ishikawajima. Il rallia le syndicat en mars 1898, entraînant 75 nouveaux membres avec lui. Les mois suivants quatre autres sections furent créées dans les ateliers d'Ishikawàjima, et en novembre 1898, le nombre des adhésions y atteignait probablement 300. L'organe du syndicat attribua grandement à Ozawa le mérite de cet accroissement (80).

Si l'ascension du syndicat se fit grâce à l'influence de ces oyakata et aux initiatives passionnées des jeunes travailleurs ambulants, il doit également largement sa chute aux motivations ambiguës de leur ralliement et à leur manque d'engagement dans le syndicalisme. Au début de 1900, le défaut de paiement des cotisations avait atteint des proportions critiques. Des 5 400 membres nominaux, seul un millier réglait sa cotisation intégralement. De plus, sur un total de 250 syndiqués qui avaient reçu des fonds d'entraide en avril 1900, seuls 21 étaient des adhérents en situation normale. 26 étaient morts, 15 avaient quitté le syndicat, 57 en avaient été exclus, et 82 avaient plusieurs mqis de retard dans le paiement de leurs cotisations (81). Le coup final porté à ce syndicat le fut par la répression menée par divers patrons et par le gouvernement qui, en mars 1900, fit voter une loi sur la sécurité publique (Chian keisatsu ho). Si cette loi ne proscrivait pas les syndicats en tant que tels, elle limitait la liberté d'action des militants en décrétant illégale l'agitation destinée à augmenter les adhésions ou à pousser à des activités de grève (82).

Quelles étaient les motivations qui incitaient ces oyakata et ces jeunes ouvriers à adhérer au syndicat ? Pourquoi n'étaient-elles pas suffisamment fortes pour qu'ils le développent durablement ? L'idéologie syndicale, qui mettait l'accent sur le respect des ouvriers en tant que membres de la société et réclamait la promotion individuelle, en séduisait beaucoup, nous le verrons plus bas. En outre, le Syndicat des Sidérurgistes était pour les oyakata une tentative de protéger leur situation de plus en plus vulnérable de guides de la société ouvrière et d'indispensables chefs d'atelier. Nous avons noté brièvement plus haut les raisons de cet affaiblissement de leur position professionnelle. L'organe du syndicat, Rodo Sekai (le Monde du Travail) écrivait également en 1902 qu'« avec le progrès industriel » les oyakata étaient moins souvent capables de loger et de former leurs subordonnés, et plus dans la situation de « tout juste recevoir des ordres d'un supérieur — technicien ou patron » (83). Les contrats de

(79) Nihon rodo undo shiryo, op. cit., vol. 1, p. 595 ; Katayama Sen, Jiden, 1922, réimpression Iwanami Shoten, 1954, p. 195.

(80) Rodo Sekai, ler avril 1898, p. 10 ; Miyaké, « Tekko kumiai », art. cit., p. 32.

(81) Katayama, Nihon no rodo undo, op. cit., p. 88-89.

(82) Kamii Yoshihiko, « Dai ichiji taisen chokugo no rodo seisaku », Rodo undo shi kenkyu, n° 62, 1979, p. 154.

(83) Rodo Sekai, 3 septembre 1902, cité par Miyaké, « Tekko Kumiai », art. cit., p. 23.


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travail au forfait établis directement entre l'entreprise et l'ouvrier augmentaient peu à peu, et les sommes que touchaient les oyakata comme commission sur les contrats passés avec leur groupe diminuaient, affaiblissant leurs possibilités de former leurs adeptes ou de s'occuper d'eux. Dans ce contexte, le syndicat offrait aux oyakata une chance de relever la tête, tant vis-à-vis de leurs affidés que des entreprises, en institutionnalisant et en soutenant des fonctions qu'ils étaient de moins en moins capables de remplir par eux-mêmes. Aussi les sept nouveaux objectifs énumérés dans Rodo Sekai du 10 août 1898, au plus fort de la puissance syndicale et de l'influence des oyakata, étaient-ils : 1) le secours-maladie, 2) la pension de retraite, 3) l'allocation-chômage, 4) la supervision de l'instruction des ouvriers, 5) le contrôle de l'embauche, 6) la protection des droits de l'ouvrier face au patron, 7) la supervision des mariages ouvriers (84). Ces objectifs étaient l'expression officielle des fonctions officieuses exercées par, ou attendues d'un bon oyakata. C'est à travers le syndicat que de tels oyakata espéraient revivifier leur rôle traditionnel et défendre leur situation d'intermédiaires dans les structures d'administration indirecte du personnel.

Pour les jeunes ouvriers, la promesse d'une entraide et de programmes d'éducation constituait la séduction principale du syndicat (85). Les oyakata étant de moins en moins aptes à fournir une aide officieuse ou une formation professionnelle décente, l'attrait de ces programmes était chose naturelle.

Mais le syndicat ne parvint pas à répondre à l'attente des oyakata ou des jeunes travailleurs ambulants, et en 1899 l'enthousiasme déclina rapidement.

Les jeunes ouvriers avaient été attirés par les promesses d'entraide, mais le fait même de leur mobilité jouait contre le syndicat. Si un ouvrier changeait de travail et entrait dans une usine dépourvue de section syndicale, soit il se trouvait perdant par rapport à ses cotisations précédentes à la caisse du syndicat, soit il se trouvait dans l'embarras d'avoir à organiser une nouvelle section. On ne pouvait pas exiger de beaucoup d'ouvriers un tel enthousiasme. Un ouvrier conscient de son départ prochain n'était pas enthousiaste pour s'acquitter de ses cotisations, et leur paiement variait beaucoup d'un mois à l'autre dans presque toutes les sections (86).

Les oyakata, en tant que dirigeants syndicaux, ne furent pas capables de forger une organisation suffisamment ferme qui puisse mettre en pratique les sept objectifs fixés en 1898. Certains ne pouvaient décider leurs adeptes à payer les cotisations. D'autres étaient impuissants à les empêcher de quitter la firme et la section locale du syndicat. Les effectifs d'adhérents dans les sections le montrent, dans leurs dramatiques variations d'un mois à l'autre (87). Avec une telle instabilité dans les adhésions et l'organisation, des prestations conséquentes d'entraide étaient impossibles. Le contrôle de l'embauche ou

(84) Hyodo, Roshi kankei, op. cit., p. 161.

(85) Katayamat Jiden, op. cit., remarque qu'un des plus importants points de vente du syndicat était sa caisse de secours.

(86) Nihon rodo undo shiryo, op. cit., vol. 1, p. 489-504, 527-530.

(87) Nihon rodo undo shiryo, op. cit., vol. 1, p. 489-504, 527-530, et Rodo Sekai, 1er juillet 1898, 15 juillet 1899.


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de l'accès à la profession dépassait également les aptitudes des délégués de section, car les sections étaient organisées dans le cadre de l'usine ou de l'atelier et comprenaient des ouvriers appartenant à une grande variété de professions (88). Les oyakata délégués syndicaux d'une section donnée n'étaient donc pas unis sur la base d'un métier commun.

La répression gouvernementale de 1900 fut sans conteste un nouveau coup porté au syndicat, mais l'organisation déclinait depuis au moins un an, antérieurement à la promulgation de la loi sur la sécurité publique. Ni les oyakata ni les ouvriers ambulants ne sentaient ou ne formulaient encore une identité cohérente d'intérêts entre eux et face à leurs patrons. Les travailleurs ambulants étaient par trop mobiles pour s'engager dans un syndicat ou dans une entreprise uniques. Les oyakata cherchaient d'abord à assurer leur propre situation, ce qui pouvait les conduire parfois à se ranger du côté des employeurs ou à viser un statut de travailleur indépendant comme, entre autres, la propriété d'un petit atelier. La société ouvrière des années 1890 n'offrait pas aux syndicalistes une base solide sur laquelle bâtir un mouvement syndical permanent.'

Malgré l'échec du Syndicat des Sidérurgistes, apparaissent dans les années 1890 des signes virtuels d'un développement du mouvement ouvrier. Le déroulement de divers conflits au sein de la Compagnie des Chemins de fer du Japon (Japan Railway Company, JRC) donne une idée de la direction que prendra le mouvement syndical plus tard. Une succession de conflits eut lieu dans cette entreprise (la plus grande société japonaise privée de chemins de fer) dans les années 1890, et le Syndicat des Sidérurgistes y fut impliqué une fois. Les premiers conflits se produisirent en 1892 et 1893. Les ouvriers revendiquèrent et obtinrent la prime semestrielle, que seul recevait jusque-là le personnel employé et cadre (89). En 1898, un autre conflit portant sur des questions du même ordre entraîna une grève dont l'issue fut la victoire des ouvriers (90). Le dernier conflit, début 1900, se disloqua du fait de la promulgation récente de la loi sur la sécurité publique (91).

Les meneurs de la grève bien organisée de 1898 étaient les conducteurs des locomotives, relativement bien payés, mais dotés de la même infériorité de statut que l'ensemble des ouvriers de l'époque. La direction voyait dans les conducteurs, et dans les ouvriers en général, un personnel qualitativement différent des agents supérieurs et des techniciens des chemins de fer. Le fossé qui existait entre la compétence technique considérable des conducteurs de locomotives et l'infériorité de leur statut piqua leur mécontentement et lès conduisit à la grève. Leurs revendications de principe portaient sur un statut correspondant à leurs salaires et égal à celui des em(88)

em(88) Jijo, vol. 3, p. 177, où un ouvrier se plaint de l'incapacité des oyakata, malgré leurs efforts, à mettre sur une liste noire les apprentis délinquants, à contrôler l'entrée dans un corps de métier et à l'offre de main-d'oeuvre malgré les tentatives de liste noire.

(89) Aoki Masahisa, « Nittetsu kikankata sogi no kenkyu », Rodo undo shi kenkyu, n° 62, 1979.

(90) Aoki, « Nittetsu », art. cit., p. 11-32.

(91) Ikeda Makoto, « Nihon tetsudo kikaiko no toso », Rodo undo shi kenkyu, n° 62, 1979.


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ployés administratifs, et sur de nouveaux intitulés de leurs fonctions, dotés de connotations positives, afin de remplacer les titres existants qui dénotaient un bas statut et peu de respect (92). Les conducteurs obtinrent satisfaction.

Aiguillonnes par ce succès, des mécaniciens organisèrent dans plusieurs usines d'assemblage et de réparation de matériel ferroviaire appartenant à la JRC un « Mouvement pour un Meilleur Traitement » fin 1899-début 1900. Diverses sections du Syndicat des Sidérurgistes encadrèrent le mouvement. On peut attribuer la réussite organisationnelle du syndicat dans les usines très dispersées de la JRC aux ouvriers ambulants qui pénétraient et quittaient facilement les diverses usines de la JRC ainsi que d'autres entreprises publiques et privées du Kanto et du nord du Japon, portant le message syndical de respect social et de progrès personnel.

Les mécaniciens réclamaient eux aussi des titres dénotant le respect et une meilleure manière d'être traité (comme ce qu'avaient déjà obtenu les conducteurs de locomotives). Ils étaient aussi choqués par la lenteur des promotions, par l'inexistence d'augmentations et de primes semestrielles, et par le plan d'épargne forcée de la compagnie (93). Malgré une forte organisation, la lutte des mécaniciens fut un échec. La direction était résolue à empêcher que les concessions faites aux conducteurs de locomotives ne fassent tache d'huile. Ils licencièrent plusieurs meneurs du mouvement. La loi sur la sécurité publique prenant effet au moment même où ils présentaient leurs revendications, les syndicalistes qui restaient dans l'action abandonnèrent la lutte.

Toutes les revendications soulevées dans des conflits à la JRC dans les années 1890 provenaient directement des ouvriers de la base. Les conflits de 1892-1893 et de 1898 ne furent pas encadrés par le Syndicat des Sidérurgistes, et en 1899, les ouvriers formèrent eux-mêmes dans un premier temps un groupe organisé pour les conflits, et ne firent appel qu'ensuite à Katayama Sen et au soutien officiel du syndicat (94). Aux yeux des ouvriers qualifiés de l'industrie lourde japonaise d'alors, les questions de respect, de traitement discriminatoire et de statut de l'ouvrier étaient, sur le plan social comme sur celui de l'entreprise, décisives. Tous ces conflits nous montrent les ouvriers pressant une direction d'entreprise réticente d'agir concrètement sur ces points, à savoir des titres évoquant un statut plus égal, des primes ou des augmentations de salaires régulières.

On peut reconnaître, dans la structure du Syndicat des Sidérurgistes et les revendications soulevées lors des conflits de la JRC, les signes d'un mode d'organisation ouvrière et d'une conscience de classe spécifiquement japonais. Cette organisation et cette conscience de classe devaient marquer le mouvement ouvrier pendant et après la Première Guerre mondiale où il remporta davantage de succès. Les ouvriers des périodes suivantes s'organisèrent non pas par profession mais par atelier, usine et entreprise, à l'instar de ce qu'avaient fait les syndicalistes de la sidérurgie. Ils tentèrent de mettre sur pied

(92) Aoki, « Nittetsu », art. cit., p. 12, 36, passim.

(93) Ikeda, « Nihon tetsudo », art. cit., p. 60-61, 66-71.

(94) Ikeda, « Nihon tetsudo », art. cit., p. 58-59.


30 A. GORDON

des syndicats industriels organisés sur la base de l'atelier ou de l'usine, d'une manière semblable à la structure de fédération industrielle édifiée par les sidérurgistes sur des sections syndicales situées au niveau de l'usine. La société artisanale de l'ère Tokugawa offrit certes un modèle d'organisation par profession, mais seuls les charpentiers en navires des années 1890 furent capables d'en tirer parti. Ce type d'organisation ne fut jamais caractéristique des ouvriers dans le restant de l'industrie lourde. Ceux-ci, héritant de la vie ambulante et itinérante des ouvriers du temps des Tokugawa et de la structure oyakata-apprenti, improvisèrent sur ces données, mais, une technologie nouvelle venue de l'Occident ne cessant de pénétrer le Japon, les oyakata ne furent jamais capables de contrôler l'acquisition des compétences techniques ni l'accès à la profession. A vrai dire, ils en firent à peine l'effort.

Pourquoi l'organisation en corps de métier joua-t-elle au Japon un rôle tellement mineur, surtout en comparaison de la place importante tenue par les syndicats de métiers aux premiers temps de l'histoire du mouvement ouvrier européen ? Une explication possible réside dans la différence entre les expériences européennes et japonaise de développement économique pré-industriel et d'organisation artisanale (95). Les corporations d'artisans de l'époque Tokugawa et les syndicats de charpentiers en navires décrits plus haut étaient des phénomènes urbains qui ne dépassèrent jamais le cadre d'une seule ville. On ne trouve au Japon aucun parallèle aux réseaux complexes inter-urbains ou nationaux du compagnonnage, des sociétés errantes, ou des « vagabonds » officiellement reconnus, qui tous semblent avoir été des réponses européennes à des problèmes sociaux engendrés par des siècles de croissance pré-industrielle. Les sociétés errantes, par exemple, aidèrent à résoudre en Angleterre les problèmes de rivalité entre les « nobles » artisans des villes et les « grossiers » artisans des campagnes, et unirent les compagnons au sein d'organisations d'envergure nationale qui se développèrent pour former certains des premiers syndicats de métiers. La période moins étendue des débuts du développement économique moderne au Japon aide très probablement à comprendre l'absence d'organisations interurbaines ou nationales comparables. La différence des « préconditions » économiques et sociales peut expliquer celle qu'on constate entre les premiers temps d'une activité ouvrière centrée, en Europe, sur les syndicats de métiers et, au Japon, sur les syndicats d'usines.

Les revendications soulevées pendant les années 1890 furent souvent reprises par les ouvriers plus conscients politiquement des années suivantes, qui avaient hérité des cheminots le souci du « respect dû à l'être humain », même s'ils y ajoutaient celui des droits du travail. De fait, le désir ou la revendication de respect social et humain a été, tout au long du XXe siècle, un thème continu et important de la conscience ouvrière japonaise.

(95) Deux ouvrages récents expliquent bien cette expérience pré-industrielle pour l'Angleterre. C.R. DOBSON, Masters and Journeymen : A Prehistory of Industrial Relations, Londres, Croom Helm, 1980, et R.A. LEESON, Travelling Brothers : The six centuries road from craft jellowship to trade unionism, Londres, George Allen and Unwin, 1979. Pour la France et la Suisse, cf. notre numéro spécial « Naissance de la classe ouvrière », Le Mouvement social, octobre-décembre 1976.


LES PREMIERS OUVRIERS JAPONAIS 31

Alors que le premier mouvement syndical japonais avait été un échec, la société ouvrière restait au tournant du siècle une entité plus ou moins tournée vers elle-même, séparée de la « communauté » de l'entreprise telle qu'elle était, et résistant aux tentatives d'intervention de la direction sur le lieu de travail. A regarder l'avenir, on aurait pu prédire en 1900 la résurgence d'un puissant mouvement syndical de manière tout autant sinon plus justifiée qu'on eût pu prédire l'apparition d'ouvriers s'identifiant étroitement à leur entreprise. Très peu de travailleurs de cette époque étaient étroitement ou harmonieusement intégrés aux firmes qui les employaient. Les décennies suivantes devaient être le témoin de la lutte entre des directions résolues à faire passer les ouvriers sous l'autorité plus affirmée de l'entreprise, et des travailleurs s'efforçant de prendre appui sur le cadre organisationnel de l'atelier ou de l'usine, afin de bâtir un mouvement ouvrier qui dépassât les limites de l'usine ou de la firme.

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Michel HERLAND : En réponse à un commentaire : des divers usages de l'histoire de la pensée économique.

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Le Comité d'Action CCGT-PS)

et l'origine du réformisme syndical

du temps de guerre (1914-1916)

par John HORNE

L'apport de la Première Guerre mondiale au renouveau de l'élan révolutionnaire au sein du mouvement ouvrier français est bien connu. Bien moins connu, mais non moins important pour expliquer les divergences puis les schismes au sein du syndicalisme et du socialisme est le rôle joué par la guerre dans le remodelage et le renforcement des orientations réformistes. C'est là un vaste champ d'investigation, dès lors qu'on commence à examiner les voies spécifiques par lesquelles le développement de la guerre « totale » poussa les mouvements ouvriers à accentuer leurs tendances à utiliser les rapports économiques existants et les institutions de l'Etat à des fins de réformes. Mais, en se limitant aux dirigeants nationaux du syndicalisme et à leurs efforts pour composer avec la guerre en tant que phénomène économique et social, plutôt que militaire, il est possible d'avancer une première réponse.

Quand, fin juillet-début août 1914, la plupart des dirigeants nationaux de la CGT et du PS basculèrent de l'opposition au ralliement à l'Union sacrée, ils répondaient à une urgence momentanée (1). Cette conduite, de toute évidence, s'expliquait d'abord et avant tout par des circonstances exceptionnelles, dans lesquelles la survie de la nation était sentie comme prioritaire et prenait le pas sur les projets et les soucis habituels des dirigeants du mouvement ouvrier. Mais l'urgence nationale n'empêchait pas ces derniers de répondre à la mobilisation à un deuxième titre. Ils y voyaient une urgence économique et sociale qui affectait particulièrement le syndicalisme organisé et la classe ouvrière. Une nouvelle organisation, composite, fut créée pour faire face à cette menace : le Comité d'Action.

(1) La plus grande partie de cet article (traduit par Michel Garel) repose sur les chapitres 3 et 4 de la thèse de l'auteur, Labour Leaders and the Post-War World : A Comparative Study of Wartime Attitudes in the Confédération Générale du Travail and the British Labour Movement, D. PHTL., University of Sussex, 1980. Peu d'études ont été consacrées aux « majoritaires » de la CGT ou du Parti socialiste durant la Grande Guerre, et celles qui existent font peu de cas du Cotaité d'Action. B. GEORGES, D. TINTANT et M.A. RENAULD, Léon Jouhaux, t. I, Des origines à 1921, Paris, PUF, 1962, n'en font pas l'histoire. Les sources principales sont les comptes rendus de l'Humanité et La Bataille syndicaliste/La Bataille, et les documents des Archives Nationales (AN) F7 13074 et F7 13571. Les rapports publiés du Comité (cités ci-dessous) sont tous à l'Institut français d'Histoire sociale, dans le Fonds Picart, 14 AS 213 (5) 386.


34 J. HORNE

Un réformisme pragmatique et défensif

Le Comité fut le résultat d'une initiative prise le 3 septembre par le Comité confédéral de la CGT qui aboutit à une réunion commune le 6 septembre 1914, avec diverses organisations socialistes — la CAP, le Groupe parlementaire socialiste et la Fédération de la Seine. Il y avait peut-être au départ un reste de crainte à l'égard des mesures punitives que le gouvernement, sentait-on, pourrait encore prendre contre les militants syndicalistes et les antimilitaristes (2). Mais la fonction majeure du Comité d'Action était d'assurer la protection économique, plutôt que politique, des ouvriers et du mouvement ouvrier.

La Commission a pour fonction de resserrer les liens entre les militants et les organisations, par là même de leur faire rendre le maximum d'effet utile dans les circonstances présentes et pour le concours à donner [...] aux pouvoirs publics dans toutes les questions qui intéressent la vie de la population ouvrière (ravitaillement, chômage, soupes populaires, allocations, etc.) et pour la défense nationale (3).

La composition du Comité d'Action fut par la suite élargie pour y inclure des membres de la Fédération nationale des Coopératives de Consommation (FNCC). Il fut ainsi constitué largement avec le but délibéré d'établir une coalition des intérêts et organisations ouvrières (4). L'administration quotidienne était entre les mains d'un permanent (5), mais le comité au complet se réunissait souvent, et pour structurer ses activités, il établit bientôt des sous-commissions couvrant tout une série d'objectifs (6).

(2) Rapport sur l'Action générale du comité présenté le 20 novembre 1915 (ci-après Rapport... 1915), p. 1-2 ; l'Humanité, 10 septembre 1914 ; La Bataille syndicaliste, 10 septembre 1914. Lors d'une réunion cependant, le 13 mai 1916, Gaston Lévy en attribue l'initiative originelle à la Fédération socialiste de la Seine (rapport du 16 mai 1916, AN F7 13571). Lévy suggère également, corroborant les écrits du Rapport... 1915, que les origines ultimes du Comité d'Action sont à trouver dans la collaboration défensive du PS et de la CGT à la fin juillet-début août 1914. Voir aussi L. Dubreuilh lors d'une réunion du 4 octobre 1915 (AN F7 13571).

(3) Communiqué du 6 septembre, publié dans l'Humanité et La Bataille syndicaliste le 10 septembre 1914.

(4) Le titre original de Commission d'Action a été modifié en Comité d'Action vers la fin de septembre (l'Humanité, 29 septembre 1914). La FNCC rejoint le comité vers le début octobre (l'Humanité, 3 octobre 1914).

(5) Louis Dubreuilh, secrétaire général de la SFIO de 1905 à 1918. A partir de la mi-1915 la surcharge de travail fut telle qu'on nomma un deuxième socialiste. H. Prêté, secrétaire permanent du Comité.

(6) Le Comité d'Action définit la liste de ses sous-commissions le 1er octobre 1914 : 1. Allocations et secours de chômage ; 2. Loyers et moratoire ; 3. Travail ; 4. Renseignements aux familles des soldats morts ou blessés ; 5. Renseignements aux familles sur les prisonniers ; 6. Vêtements et dons divers aux soldats ; 7. Ambulances et maisons de convalescence ; 8. Mesures d'approvisionnement et de répartition de denrées (l'Humanité, 3 octobre 1914). Dès 1916 le nombre des sous-commissions était passé à onze, et leur nature ainsi que leur équilibre avaient été modifiés, reflétant les changements intervenus dans les activités du comité. Parmi les nouvelles se trouvaient celles qui couvraient « ... les conditions de travail et salaires dans les usines de guerre », les « ouvroirs, ateliers professionnels, travaux pour l'Intendance », les « réfugiés », « dommages de guerre, cités détruites », et la « réorganisation économique » (Rapport du Comité d'Action, 2e année, octobre 1915 à octobre 1916, ci-après Rapport.» 1916, p. 2).


LE COMITÉ D'ACTION 35

Le Comité d'Action réagit à quatre types de déséquilibres causés par l'ouverture des hostilités : les troubles physiques et psychologiques subis par les individus ; l'augmentation rapide des prix ; le dispositif insuffisant de protection sociale ; le chômage.

La rupture des communications entre les civils et le front fut un trait saillant de l'automne 1914. Dans la confusion née de la mobilisation de masse, de l'invasion et d'une guerre de grande envergure, le Comité d'Action tenta avec beaucoup d'autres organisations de fournir des informations sur des soldats présumés morts ou faits prisonniers. Fin octobre, par exemple, Pierre Renaudel et Jean Longuet se rendirent au siège de la Croix Rouge à Genève à cet effet (7). Le Comité essaya aussi de canaliser l'assistance apportée par le mouvement ouvrier aux militants mobilisés — activité qui se poursuivit pendant tout le temps que le Comité exista. En novembre 1916, 3 425 paquets avaient été expédiés aux prisonniers de guerre, 3 870 aux tranchées, ainsi que 250 caisses de livres et de brochures, et plus 1,3 million d'exemplaires de La Bataille (syndicaliste) et l'Humanité (8). Le Comité réagit également à l'afflux des réfugiés fin 1914 (surtout des Belges) en créant trois « asiles » à l'est de Paris (9). Tout ceci nous rappelle que le mouvement ouvrier — au plan national au moins — participa à sa manière d'un sentiment plus général de cohésion nationale entre civils d'une part et soldats ou victimes civiles de l'autre.

Si les responsabilités de l'éclatement de la guerre et des bouleversements de la vie des particuliers étaient attribuées essentiellement à des causes extérieures à la France, il n'en était pas de même pour d'autres aspects du chaos initial. L'augmentation des prix et les difficultés de transport firent que le Comité d'Action exigea du gouvernement une intervention pour qu'il contrôlât les prix et les approvisionnements. Marcel Sembat (socialiste modéré et ministre des Travaux publics) s'attira des éloges rien que pour avoir préservé de maigres stocks de sucre', et des mesures similaires furent réclamées pour le blé, la viande et le charbon (10).

Plus grave encore fut la brèche opérée dans le dispositif de protection sociale — maigre de toute manière dans la France de l'avantguerre. Le Comité d'Action fit campagne pour de meilleures allocations versées aux femmes des soldats et distribuées plus libéralement (c'est-à-dire aux travailleurs indépendants, petits paysans, métayers, et ménagères concubines). Il exigea aussi de fortes augmentations des subventions gouvernementales pour les caisses de secours aux chômeurs gérées par les communes (11). Cependant, malgré les critiques qui se faisaient jour à l'égard du gouvernement, le Comité était prêt à voir le problème de la protection sociale dans l'esprit du volontariat civil de 1914 et du réflexe de solidarité nationale. Il soutint publiquement le Comité de Secours national — la principale organi(7)

organi(7) 28 octobre 1914. (8) L'Humanité, 17 octobre et 19 novembre 1914 ; Rapport... 1915, p. 13-14 ; Rapport... 1916, p. 16-19.

(9) Rapport... 1915, p. 15 ; rapport de G. LÉVY, l'Humanité, 22 novembre 1914 ; divers rapports dans l'Humanité en décembre 1914.

(10) AN F7 13074, rapport du 13 octobre 1914.

(11) Rapport... 1915, p. 5-6 ; rapport de G. LÉVY dans l'Humanité, 22 novembre 1914.


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sation nationale d'aide — et la participation de militants syndicaux à son travail (plus d'un million de « repas populaires » fournis par les socialistes et les syndicalistes du seul département de la Seine en octobre 1914) (12).

Le bouleversement le plus sévère qui toucha la population civile en 1914 fut peut-être le taux presque sans précédent de chômage, quand investissements et fabrications s'effondrèrent lors de la mobilisation militaire. En octobre 1914, le taux de chômage était en moyenne de 35 % ; il était encore de 20 % en janvier 1915 (13). Multipliant les demandes pour que l'aide aux chômeurs soit accrue, le Comité d'Action dans le même temps condamna les tentatives faites par les patrons d'utiliser les surplus massifs et temporaires de main-d'oeuvre pour réduire les salaires, les critiquant dans des termes qui étaient les plus acerbes de ceux qu'il utilisa au début de la guerre.

La question se posa particulièrement à propos des ouvriers du bâtiment, à Paris, et de la construction du camp retranché autour de la capitale. Galliéni, envisageant une mobilisation civile de masse improvisée pour la défense de Paris, autorisa l'emploi de 15 à 20 000 ouvriers syndiqués (après une négociation en règle avec Hubert, le vieux chef révolutionnaire des terrassiers) pour bâtir le camp retranché. Ils seraient rémunérés au tarif syndical (14). Le Comité d'Action approuva entièrement cette manière d'aborder le problème. Mais, début novembre, il était devenu clair pour la commission du travail (et tout particulièrement pour Merrheim, son animateur) que des entrepreneurs privés travaillant également au camp retranché recrutaient au-dessous du tarif syndical de la main-d'oeuvre non syndiquée au moyen « ... d'agences de briseurs de grèves » (15). Cette contradiction flagrante avec l'esprit officiel dans lequel était édifié le camp retranché (qui prolongeait l'Union Sacrée) était le signe d'une attaque beaucoup plus large contre les salaires et les conditions en vigueur dans les industries parisiennes du bâtiment et de la mécanique.

Le Comité d'Action protesta. Sa commission du travail déclara : « [Ces abus] prouvent que les sacrifices immenses, moraux et matériels, consentis actuellement par le prolétariat, tant dans ses foyers que sur les champs de bataille, ne touchent ni n'émeuvent la grande majorité du patronat » (16).

Mais le Comité tenta en outre de trouver des solutions à la crise du chômage, ce qui nous conduit (comme souvent avec le Comité d'Action) à traiter des choix politiques nationaux de la CGT qui y sont étroitement associés. Cette dernière, fin novembre 1914, demanda que le gouvernement établît un système national de commissions mixtes temporaires qui permît aux représentants des syndicats et du

(12) « Déclaration » du Comité d'Action dans l'Humanité, 21 décembre 1914.

(13) G. OLPHE-GAILLARD, Histoire économique et financière pendant la guerre, Paris, Rivière, 1923, p. 39 ; R. CRÉHANGE, Chômage et placement, Paris, 1927, p. 7576 ; B.G. de MONTGOMERY, British and Continental Labour Policy, Londres, 1922, ch. 24 ; L. JOUHAUX, Réception de Gompers à la Confédération générale du Travail 24 et 26 septembre 1918, Paris, CGT, 1918, p. 13-14, pour une description de l'origine du chômage.

(14) GALLIÉNI, Mémoires du général Galliéni : Défense de Paris, Paris, 1920, p. 118-120 ; J. PAUL-BONCOUR, Entre deux guerres. Souvenirs sur la IIIe République, t. I, Les luttes républicaines, 1877-1918, Paris, Pion, 1945, p. 244-246.

(15) Rapport... 1915, p. 9-12 ; l'Humanité, 2 novembre 1914.

(16) Rapport... 1915, p. 12.


LE COMITÉ D'ACTION 37

patronat au niveau départemental, et sous la présidence de délégués du gouvernement, d'explorer les voies d'un redressement de l'activité économique et d'un encouragement à une « renaissance industrielle »

— qui devait aller jusqu'à préparer le terrain à l'économie de paix. En février 1915, Sembat créa des « commissions mixtes pour la reprise du travail » qui fonctionnèrent dans presque tous les départements jusqu'à la fin de la guerre (17).

Par conséquent, aux yeux des dirigeants syndicaux, le moyen le plus efficace de résoudre le problème du chômage était de créer des organismes où les travailleurs syndiqués pourraient apporter leurs idées sur des projets nouveaux de réactivation de l'économie employant (naturellement) une main-d'oeuvre syndiquée à des tarifs syndicaux. Le Comité d'Action, avec la même foi dans la vocation du syndicalisme à gérer et à planifier la production, organisa ses propres ateliers professionnels à Paris qui entreprenaient des travaux à forfait directement avec l'Intendance, exemple qui fut suivi en province (18).

De même, la CGT continua la campagne — apparue avant la guerre

— pour un système de placement exclusif et efficace organisé par l'Etat et accordant encore une fois un rôle privilégié au syndicalisme. Les dirigeants syndicaux (surtout ceux qui siégeaient au Comité mixte de la Seine qui créa un service départemental de placement très réussi) y voyaient une aide apportée à la régulation de l'offre de main-d'oeuvre face aux fluctuations anormalement aiguës du temps de guerre ainsi qu'une intervention permanente, à un niveau nouveau, de l'influence syndicale sur les conditions d'emploi et de salaires (19).

L'expansion rapide de la production industrielle de guerre en 1915 fit passer du chômage à un manque chronique de main-d'oeuvre. Mais les deux postulats formulés par le Comité d'Action et le Comité confédéral de la CGT — que les conditions de travail et les salaires des ouvriers qualifiés ne devaient pas être affectés par la guerre et que les représentants de la main-d'oeuvre spécialisée devaient être consultés sur l'adaptation de l'économie aux contraintes de la guerre — furent tous deux appliqués à la multitude de problèmes soulevés par l'industrialisation de la guerre.

Avec la mobilisation industrielle, les dirigeants syndicaux n'étaient plus les témoins passifs d'une lutte qui les avait relégués sur la touche. Ils étaient bien plutôt les porte-parole d'un groupe qui était devenu vital pour la réussite de la vie nationale. Bien que le mouvement syndical ait été décimé par la mobilisation militaire, les organisations locales furent vivaces dès 1915 et en 1917 le nombre des

(17) Pour le projet originel, voir La Bataille syndicaliste, 25 novembre 1914 et le rapport du 25 janvier 1915, AN F7 13574 ; sur les commissions créées par Sembat, voir Le Bulletin du ministère du Travail et de la Prévoyance sociale, juillet-août 1915, « commissions mixtes pour la reprise du travail », p. 202-215, et ibid., août-octobre 1918, p. 353-360.

(18) Rapport... 1915, p. 14; Rapport... 1916, p. 12-13; AN F7 13571, rapport du 15 février 1915. En mars 1916 les ateliers furent repris par le Magasin de gros des coopératives de France à la demande du Comité (Rapport... 1916, op. cit.).

(19) AN F7 13574, rapport de juillet 1915 ; R. CRÉHANGE, Chômage..., op. cit., P. 4-5 ; B.G. de MONTGOMERY, British and Continental Labour Policy, op. cit., Ch 24; H. BRUGGEMAN, M. POÈTE, et H. SELLIER, Paris pendant la guerre, Paris, PUF, 1925, p. 52-56 ; P. IZARD, Le chômage et le placement en France pendant la guerre, Paris, 1920, p. 46-80.


38 J. HORNE

adhérents dans bien des fédérations et des localités avait dépassé les sommets d'avant-guerre. Mais l'influence des dirigeants syndicaux ne se mesurait pas seulement aux effectifs d'adhérents. Les gouvernements de guerre étaient très sensibles au moral et par conséquent préoccupés par la mobilisation continue d'un soutien politique aux objectifs et à l'organisation de l'effort national de guerre.

Face à la multiplication et à l'hétérogénéité des problèmes qu'affrontaient les dirigeants syndicaux, le Comité d'Action n'avait plus tout à fait l'importance qu'il avait connue en tant que bureau coordinateur d'urgence au début de la guerre. Le retour à Paris de l'activité politique officielle en décembre 1914 redonna vie aux autres organisations centrales du mouvement ouvrier, notamment le Groupe parlementaire socialiste. Les problèmes industriels qui apparurent en 1915-1916 du fait du développement de la production de guerre et de l'effort imposé aux réserves nationales de main-d'oeuvre (retrait du front des ouvriers qualifiés, déqualification et modification du procès de travail, introduction de l'arbitrage obligatoire au sein de la production de guerre en janvier 1917...) préoccupaient directement les diverses organisations de la CGT (surtout le Comité confédéral et la Fédération des Métaux).

Néanmoins le Comité d'Action fit face à quelques-uns des problèmes fondamentaux soulevés par la mobilisation économique et, à travers ceux-ci, fut capable de regarder au-delà de la guerre ellemême. Il serait tout à fait erroné de suivre Jean-Jacques Becker qui trace le portrait d'un comité à l'agonie à partir de 1915 et y voit le symptôme d'une « léthargie des forces politiques ou syndicales » (20). Il demeura au contraire une organisation très importante travaillant en parallèle et en contact étroit (et parfois conflictuel) avec des organisations ouvrières plus établies. Il apporta sa contribution à la réponse du courant majoritaire à la guerre, courant qui n'était en aucune façon tombé en léthargie.

Le Comité d'Action se préoccupa surtout en 1915-1916 du coût de la vie. L'explosion des prix (de juillet 1914 à octobre 1916, 38 % à Paris et 46 % dans les villes de province — d'après les chiffres officiels) s'ajoutait aux restrictions à l'action revendicative pour faire augmenter les salaires dans l'industrie imposées par l'état de guerre. Il incomba alors la charge inhabituelle aux organisations ouvrières nationales de protéger les ouvriers et la famille ouvrière en tant que consommateurs (21). Le Comité d'Action raviva ses demandes — ce qu'il avait déjà esquissé à l'automne 1914 — pour que l'Etat intervienne sur les stocks et les prix. En octobre 1915, en réponse au sentiment de crise dû au coût de la vie, le Comité convint que la souscommission de la vie chère rédigerait une série de rapports sur les

(20) J.-J. BECKER, Les Français dans la Grande Guerre, Paris, R. Laffont, 1980, p. 72-74. Le Comité d'Action avait certainement beaucoup plus à vivre que les « quelques semaines d'existence » que lui attribue J.-J. Becker.

(21) L. MARCH, Le mouvement des prix et des salaires pendant la guerre, Paris, PUF, 1925, p. 244; Bulletin du ministère du Travail..., août-octobre 1918, p. 440441. Les dirigeants ouvriers contestaient les chiffres officiels, prétendant que la situation réelle était bien pire, ainsi A. MERRHETM, « La Vérité sur les salaires fabuleux», L'OEuvre économique, 10 janvier 1917, p. 15-22. Du moins un contemporain digne de confiance confirma que la hausse des salaires restait loin à la traîne derrière la hausse des prix de 1914 à 1917 (R. PICARD, Les grèves et la Guerre, Paris, 1917, p. 45).


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problèmes de ravitaillement — surtout à propos de la viande, du charbon, du sucre, du lait, et de la production de céréales (22).

Deux principes fondamentaux furent définis. Le premier était que le gouvernement devait tenter activement d'augmenter l'approvisionnement, soit par des importations, soit par un accroissement de la production nationale. Les moyens d'y parvenir étaient variés. La souscommission insista pour que l'on importe massivement de la viande congelée (alors pratiquement inconnue en France), destinée à être distribuée par les municipalités et les coopératives. Daudé-Bancel, de la Fédération des coopératives, fut « chargé d'exposer à la classe ouvrière les moyens de préparer cette denrée » (23), et le Comité d'Action ainsi que des journaux comme La Bataille entreprirent une véritable campagne de propagande pour convaincre les consommateurs d'une classe ouvrière sceptique des vertus de la viande congelée. Le Comité contribua également au débat national sur la manière d'augmenter la production céréalière. En décembre 1915, il envoya, avec le Groupe parlementaire socialiste, une délégation commune pour presser Méline, ministre de l'Agriculture, de rendre obligatoire la culture des terres abandonnées, suggérant que celle-ci se réalise sous l'égide d'une commission mixte pour toute commune dans laquelle les syndicats d'ouvriers agricoles participeraient (24).

Le Comité d'Action supposait cependant que, quelles que soient les mesures que le gouvernement prît pour accroître les stocks, le fossé entre l'offre et la demande était condamné à s'élargir (étant donné le manque de main-d'oeuvre, la restriction des importations, la détérioration des instruments de production, etc.). Cela ne pouvait que favoriser la spéculation, et tout comme une bonne partie de l'opinion publique, le Comité tenait l'avarice des marchands et des petits commerçants pour responsable de l'augmentation des prix. En conséquence, le deuxième principe du Comité était que les forces du marché soient domptées au moyen du contrôle des prix (taxation) et de son corollaire essentiel, le pouvoir de réquisition sur les producteurs ou les fournisseurs refusant de vendre au prix fixé.

En cela, le Comité d'Action livrait simplement la version syndicale d'une demande plus générale émanant de la gauche française. Aussi avalisa-t-il la loi du 16 octobre 1915 qui autorisait la réquisition de blé et de farine à usage civil. Il soutint aussi activement le projet de loi avancé par Malvy, ministre de l'Intérieur, qui mettait en oeuvre des pouvoirs drastiques de taxation sur les produits de première néces(22)

néces(22) vint après que l'on eut démontré à l'évidence au Comité que la classe ouvrière s'agitait devant la montée des prix. Merrheim déclara : « ... il règne dans la population ouvrière un mécontentement qui se fait sentir non seulement à Paris, mais dans tout le pays » ; Bled, secrétaire de l'Union des Syndicats de la Seine, menaça de reprendre sa liberté d'action, si le Comité d'Action norganisait pas une véritable campagne contre «la vie chère» (AN F7 13571, rapport du 4 octobre 1915). Les sujets des rapports furent distribués aux membres des sous-commissions le 9 octobre et ceux-ci les rédigèrent au cours des mois suivants (Rapport... 1916, p. 4-5). En tout, il y en eut cinq ; sur le lait (Compère-Morel, novembre 1915) ; sur la viande (Henri Sellier et Gaston Lévy, décembre 1915) ; sur le sucre (Roldès, sans date, mais décembre 1915) ; et un « projet de loi sur l'exécution des travaux agricoles pendant la guerre » (sans date).

(23) Rapport... 1916, p. 4

(24) Rapport... 1916, p. 7 ; La Voix du Peuple, 1er mai 1916, où le Comité confédéral de la CGT soutint le projet. Pour ses développements ultérieurs par la CGT, voir J. HORNE, Labour Leaders..., op. cit., p. 98-100.


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site. Quand la loi sortit émasculée d'une longue bataille avec le Sénat (le 20 avril 1916), le Comité protesta violemment auprès du gouvernement (25).

De la même façon, le Comité d'Action éleva la voix dans le débat extrêmement agité sur le charbon. Les prix du charbon étaient montés en flèche, bien au-dessus du niveau général d'inflation (64 % à Roanne) (26). Les causes étaient multiples. L'occupation allemande du nord-est et la mobilisation des mineurs concoururent à faire chuter une production de charbon déjà insuffisante. La France dépendait de la Grande-Bretagne pour le complément. La pénurie devint aiguë dès le second hiver de la guerre, et elle conduisit à Paris à la taxation municipale de 1916. Les difficultés d'approvisionnement étaient aggravées par le fait que le charbon domestique se vendait moins cher que celui importé de Grande-Bretagne, mais tendait à être monopolisé par les grandes entreprises industrielles, laissant les consommateurs domestiques payer le prix fort de l'importation.

En réponse, la Commission des Mines de la Chambre proposa fin

1915 que les prix soient fixés par le gouvernement à deux tarifs, les consommateurs domestiques payant le charbon au coût inférieur (27). Le Comité d'Action accepta cette proposition et l'accompagna d'un rapport substantiel fait par Luquet. Il n'en réagit que plus violemment lorsque le Sénat vida le projet de loi initial de son principe essentiel (28) ; son hostilité s'exerça aussi envers Sembat et son chef de cabinet Léon Blum, qui étaient responsables de la politique gouvernementale et opposés au système de la double tarification. Lorsqu'ils se présentèrent devant le Comité d'Action en août 1916 pour défendre le plan gouvernemental qui devait obliger les Anglais à diminuer le prix de leur charbon, ils se trouvèrent face à une assemblée qu'ils ne réussirent pas à convaincre, et Jouhaux répondit :

Je sais bien que la question est assez difficile à résoudre, mais ce que je sais aussi, c'est que la population ouvrière, qui a fait tant de sacrifices, commence à murmurer contre la hausse exagérée des prix du charbon (29).

En général, le Comité continua à exiger l'application généralisée du contrôle des prix et la réquisition, à un moment où la pénurie et l'augmentation des prix provoquaient une véritable crise à la fin de

1916 et au début de 1917 (avec l'effet cumulé du déclin de la production intérieure et de la guerre sous-marine). Il continuait de prôner l'augmentation de la production nationale — notamment avec le retour des ouvriers qualifiés à la mine et aux chemins de fer. Il agita

(25) P. PINOT, Le contrôle du ravitaillement de la population, Paris, PUF, 1925, p. 6-8 ; C. MEILHAC et al., L'Effort du ravitaillement français pendant la guerre et pour la paix, 1914-1920, Paris, s.d., p. 22-24 ; Rapport... 1916, p. 8 ; AN F7 13571, rapport du 20 avril 1916 ; minutes du Comité général de l'Union des Syndicats de la Seine (Musée social), 12 avril 1916, p. 13.

(26) A. ROCHE, « Le problème de la vie dans un ménage ouvrier », La Clairière, 15 décembre 1918, p. 1656-1657.

(27) H. BRUGGEMAN et al, Paris..., op. cit., p. 31-32 ; G. SARDIER, Le ravitaillement en charbon pendant la guerre, Paris, 1920, p. 63-79; Journal officiel, Chambre des députés, Débats parlementaires, 1916, p. 3384-3385, pour le projet de loi Durafour.

(28) Rapport... 1916, p. 5 ; AN F7 13571, rapport du 23 octobre 1915 ; La vie chère, Rapport sur la question du Charbon (Comité d'Action, décembre 1915).

(29) AN F7 13571, rapport du 12 août 1916.


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devant le gouvernement le spectre de violents mouvements populaires si ce dernier n'agissait pas dans ce sens (30) ; et ce n'est pas un hasard si c'est à la suite de ce troisième hiver de guerre (qui fut très dur) que les « majoritaires » de la CGT commencèrent à revendiquer une réorganisation complète de l'industrie minière et des chemins de fer, conduisant à la nationalisation de celles-ci (31).

Lentement et avec réticence les gouvernements firent quelques pas dans la direction ainsi indiquée. On retira, par exemple, 50 000 mineurs de l'armée en 1917, en même temps que l'on institua peu à peu des pouvoirs généralisés de « taxation » et de « réquisition », finalement codifiés par la loi du 10 février 1918. La pure nécessité économique poussait les pouvoirs publics dans cette voie. Mais le Comité d'Action et les députés socialistes, principales sources de propositions plus radicales, jouèrent un rôle dans ce processus, qui ne fut pas automatique.

La protection des consommateurs de la classe ouvrière ne fut qu'un des domaines pour lesquels le Comité d'Action proposa des réformes spécifiques au temps de guerre. Non moins importants pour lui étaient les changements intervenus dans la composition de la main-d'oeuvre, avec toutes les implications que cela entraînait pour le syndicalisme. Là le Comité eut tendance à agir comme l'un des instruments utilisés par la CGT pour exercer un contrôle sur la menace potentielle contre le monopole des ouvriers mâles qui provenait de l'emploi de main-d'oeuvre féminine et étrangère.

C'était une idée reçue, parmi les dirigeants de la CGT, que l'incursion féminine dans des emplois traditionnellement masculins était, dans l'ensemble, temporaire et réversible lors du rétablissement de la paix (bien que s'en assurer posât bien des problèmes) (32). La question des immigrés pendant et surtout après la guerre était plus difficile. Près d'un demi-million d'étrangers travaillaient en France avant 1914 (18 % dans la métallurgie et 11 % dans le bâtiment). Ils ne partirent pas tous, loin s'en faut, en 1914, et le gouvernement commença systématiquement dès 1915-1916 à recruter des étrangers et des gens des colonies pour faire face à la pénurie due à la guerre. Il en vint environ 750 000 entre 1915 et 1920, dont au moins 300 000 restèrent (33). A partir de 1915, il devint évident que du fait des morts de la guerre s'ajoutant à la pénurie chronique de l'avant-guerre, les

(30) AN F7 13571, rapports des 10 et 19 février 1917. Lors de la première de ces réunions Jouhaux lança un avertissement à propos de la crise du blé : « il faut dire au gouvernement que, s'il ne se décide pas à agir, nous sommes résolus à reprendre notre complète liberté [...]. Demain, les masses ouvrières, en face d'une situation désespérée, ne nous pardonneraient pas de n'avoir pas dit la vérité et fait l'agitation qui s'imposait pour forcer la main aux dirigeants ». Ce thème fut repris dans la « déclaration » de la CGT du 21 mai 1917.

(31) La Voix du Peuple, 1er mai 1917.

(32) J.-L. ROBERT, « La CGT et la famille ouvrière, 1914-1918. Première approche », Le Mouvement social, juillet-septembre 1981, p. 47-66 ; J. MCMILLAN, Housewife or Harlot : The Place of Women in French Society 1870-1940, Brighton, Harvester Press, 1981, p. 135.

(33) B. NOGARO et L. WEIL, La main-d'oeuvre étrangère et coloniale pendant la guerre, Paris, PUF, 1926 ; J. LUGAND, L'immigration des ouvriers étrangers en France et les enseignements de la guerre, Paris, 1919 ; Journal officiel, Chambre des députés, Documents parlementaires, n° 1632, 28 décembre 1915 (proposition Landry) ; ministère du Travail/Statistique générale de la France, Statistique du mouvement de la population, années 1914-1919, Paris, 1922, p. 16-20


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travailleurs immigrés feraient partie du paysage des forces du travail en France après la guerre.

La CGT l'accepta, mais n'en continua pas moins de critiquer le gouvernement sur sa façon d'utiliser la main-d'oeuvre immigrée et de faire pression sur lui. On craignait réellement, spécialement à la Fédération des Métaux, que les immigrés enlèvent leur travail aux Français et permettent des départs massifs au front (34). La maind'oeuvre étrangère était une menace également pour les ouvriers qualifiés en tant que tels dans le processus de production, d'où l'accent mis par la CGT sur un effort de guerre fondé sur la reconnaissance du rôle vital de l'ouvrier qualifié. Les dirigeants « majoritaires » contrôlèrent l'introduction de la main-d'oeuvre étrangère et obtinrent l'assurance qu'elle ne serait pas utilisée à des fins de remplacement des ouvriers professionnels français (35). De plus, ils essayèrent d'obtenir une partie du contrôle de tout le processus qui leur permettrait, du moins d'un point de vue purement économique, d'intégrer les travailleurs étrangers à la main-d'oeuvre nationale. Au début de 1916, Jouhaux ébaucha un plan pour la régulation internationale des flux migratoires au moyen d'un système de contrat strict entre les Etats, à l'administration duquel les syndicalistes devaient être étroitement associés, et qui garantirait l'égalité de traitement des immigrés et des nationaux — y compris dans le droit à une activité syndicale — pour leur protection mutuelle (36).

Le Comité d'Action débattit de cette question à maintes reprises au cours de l'année 1916. Jouhaux jugeait essentiel de peser sur les plans gouvernementaux (et notamment les négociations directes d'Albert Thomas avec le gouvernement italien) afin d'éviter une menace d'importation permanente et sans précédent de la main-d'oeuvre à bon marché.

C'est de toutes les questions celle qui, incontestablement, intéresse le plus le mouvement ouvrier [...]. (Si) nous ne savons exiger et obtenir des garanties sérieuses en ce qui concerne les conditions d'importation de quantités d'ouvriers d'une culture autre que la nôtre, les intérêts des travailleurs français seront sacrifiés et l'exploitation du haut patronat sera rendue plus facile (37).

Jouhaux ne réussit pas à coordonner sur ce point son action avec celle du Groupe parlementaire socialiste par l'intermédiaire du Comité d'Action. Néanmoins, des ministres, craignant un rejet généralisé de la classe ouvrière vis-à-vis de la main-d'oeuvre étrangère, furent

(34) Par exemple, les rapports sur les craintes de Merrheim datés du 13 mai 1916 dans AN F7 13569 et du 16 mai 1916 dans AN F7 13366 ; voir également L'Union des Métaux, août 1916.

(35) Rapports des 8 avril, 1er mai, 13 mai, 16 septembre et 7 novembre 1916, AN F7 13569. Voir également la correspondance de Métin, ministre du Travail, à Albert Thomas à propos des craintes de Jouhaux et de la CGT, expliquant que ce dernier avait reçu toutes les assurances qu'il serait tenu informé du nombre des immigrés (AN, 94 AP 135).

(36) Rapports du Comité confédéral de la CGT, 31 décembre 1915, AN F7 13569 ; minutes du Comité général de la Seine, op. cit., p. 31-36 ; J. BORDEREL, « La maind'oeuvre étrangère à la commission mixte du département de la Seine », Le Parlement et l'Opinion, novembre 1916, p. 1108-1117. La main-d'oeuvre étrangère était également au centre des préoccupations du programme de réforme international des « majoritaires » de la CGT en 1916, intitulé « les clauses ouvrières ».

(37) AN F7 13571, rapport du 5 juin 1916.


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sensibles aux arguments et aux pressions des syndicats (38). Jouhaux participa à la mise en place d'une commission nationale destinée à examiner cette question parmi d'autres ayant trait à la crise de la main-d'oeuvre, et au moins quelques-unes de ses idées influencèrent la politique gouvernementale (39).

L'ouvrier qualifié n'était pas menacé seulement par la main-d'oeuvre féminine ou étrangère. Les mutations dans le processus de production (mécanisation, travail aux pièces, taylorisme) avaient également menacé son contrôle sur le rythme de travail ; l'abrogation des limites d'avant-guerre à la durée du travail quotidien ainsi que l'éro sion fréquente de la hiérarchie des salaires portaient elles aussi atteinte à son statut. Le Comité d'Action se comporta comme un groupe de pression syndicaliste sur ces points. La phrase mémorable de Millerand « il n'y a plus de lois sociales, la défense nationale prime tout » fut en réalité sa réponse à la venue d'une délégation du Comité qui au début 1915 avait essayé d'obtenir qu'un dimanche sur deux soit un jour de repos (40).

Plus tard au cours de la guerre, les « majoritaires » de la CGT ainsi que l'opposition syndicaliste approuvèrent l'apparition de délégués d'atelier afin d'exercer un contrôle local sur ces questions (41). Mais cette institution fut préfigurée en 1915 par une expérience à laquelle participa activement le Comité d'Action. La loi Dalbiez, qui régla les critères et les procédures selon lesquels des ouvriers indispensables à l'industrie restaient dans leurs usines ou retournaient au front, établit des commissions mixtes régionales qui comprenaient des délégués des travailleurs. Le Comité d'Action servit une fois de plus de groupe de pression au travers duquel les dirigeants de la CGT, et particulièrement Merrheim et Jouhaux, insistaient pour que ces commissions soient fortes, comprennent des syndicalistes comme représentants des travailleurs et aient des pouvoirs véritables pour assurer la réintégration des ouvriers qualifiés à leur place centrale dans la production de guerre. Le Comité d'Action protesta donc lorsque, en dépit du soutien apparent d'Albert Thomas, ces objectifs apparurent hors de portée (en particulier dans le département de la Seine) (42). Au début 1916, les délégués syndicaux de la commission de la Seine démissionnèrent pour protester contre leur impossibilité d'agir, tandis que l'exigence d'une instance permanente de contrôle syndical au niveau de l'atelier commençait à gagner du terrain. Merrheim en fit part au Comité lors du débat sur la loi Dalbiez le 30 novembre 1915 :

(38) J. LUGAND, L'immigration..., op. cit., p. 58 ; Bulletin du ministère du Travail..., « La main-d'oeuvre étrangère en France », janvier-février 1920, p. 19-25 ; sur les craintes des ministres envers une réaction hostile de la classe ouvrière, voir entre autres la note du ministre de la Guerre du 17 décembre 1915, et la réponse du ministre du Travail, le 4 mars 1916, AN 94 AP 135.

(39) La Commission nationale du placement. Pour les « comptes rendus », voir Institut français d'Histoire sociale, Fonds Picart, 14 AS 213a (4).

(40) AN F7 13366, rapports des 12 février et 6 avril 1915.

(41) J. HORNE, Labour Leaders..., op. cit., p. 92-96 et 311-314.

(42) W. OUALID et C. PrcQUENARD, Salaires et tarifs. Conventions collectives et grèves. La Politique du ministère de l'Armement et du ministère du Travail, Pans, PUF, 1928, p. 140-149 ; AN F7 13366, rapports des 21 juin, 26 juillet (sur l' hostilité « patronale » à l'égard de la commission), 18 octobre (la décision de la boycotter prise par Merrheim), 30 novembre, 6 décembre (critiques générales de la CGT) 1915.


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Les militants [de la Cartoucherie de Vincennes] craignant qu'à l'appel des jeunes classes on ne leur enlève les éléments sérieux, les bons producteurs, pour ne laisser que les protégés, ils ont décidé de demander ce qu'elle-même a réclamé la Fédération des métaux : une commission d'atelier (43).

Jusque-là, le Comité d'Action (en rapport étroit avec les dirigeants nationaux de la CGT) répondait à la guerre par un réformisme essentiellement pragmatique et défensif. Cette combinaison d'une pratique de groupe de pression en direction des personnalités-clé de la politique et de la fonction publique, pratique coordonnée avec l'action parlementaire des socialistes, et de critiques de la politique gouvernementale alliées à des contre-propositions sur des problèmes spécifiquement liés à la période de guerre, était évidemment d'un intérêt vital pour la classe ouvrière et plus particulièrement pour les ouvriers qualifiés. Mais les questions économiques et sociales soulevées par l'industrialisation de l'effort de guerre dépassaient la guerre ellemême. Concrètement les dirigeants ouvriers commencèrent à prendre en compte les problèmes éventuels de démobilisation et de reconversion à une économie de paix. Symboliquement, cette transition soulevait une question plus fondamentale, savoir si l'après-guerre serait affectée en permanence par les changements intervenus pendant la guerre, y compris ceux touchant au travail et au mouvement ouvrier. Pour maîtriser une guerre devenue un état semi-permanent beaucoup se jetèrent dans l'interprétation de l'avenir à la lueur du présent. On vit apparaître de nombreux plans, prédictions, projets dans bien des secteurs de l'opinion politique française, ils devinrent des sujets de préoccupation majeure du Comité d'Action (44) ; les dirigeants ouvriers utilisèrent celui-ci comme l'un de leurs moyens principaux (mais pas le seul) pour définir les effets sociaux à long terme de la guerre.

Un réformisme offensif et cohérent

La reconstruction du Nord-Est de la France fut la tête de pont des projets pour l'après-guerre au sein du Comité d'Action. Elle menaçait d'être un problème qui prendrait des proportions majeures après la guerre. La plus grande partie des débats généraux (qui étaient vifs au Parlement et ailleurs) tourna autour des droits et obligations de la propriété privée : l'Etat devrait-il indemniser les dommages de guerre ? Les individus qui les recevraient auraient-ils obligation d'utiliser les fonds à la reconstruction ? La politique gouvernementale fit peu pour préparer le contenu et l'administration de la reconstruction (45).

(43) Rapports du 30 novembre 1915, AN F7 13366 et 13571.

(44) Il n'y a pas encore d'étude historique convenable du phénomène plus vaste de la pensée réformiste de guerre en France. On trouvera des bibliographies utiles dans C. BLOCH, « The literature of Economie Reconstruction in France », The Manchester Guardian Commercial, supplément spécial n° 4, 4 janvier 1923 et H. CARTER, « Enquiry into Economie Regionalism in France », The Sociological Review, 1919, p. 120-135.

(45) W. MacDoNALD, Reconstruction in France, Londres, 1922 ; Journal officiel,


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Le Comité d'Action fut original en examinant la question sous un angle plus large. Dès le départ, il vit dans la reconstruction des zones dévastées le microcosme des changements qu'il espérait voir intervenir sur le plan économique et social, comme conséquence durable de la guerre. En juin 1915, la 8e commission, créée spécialement à cet effet, fournit un rapport exhaustif sur « la reconstruction des cités détruites » qui subordonnait la question des indemnités à la responsabilité sociale de l'Etat vis-à-vis de la région considérée comme un tout (46). Le rapport pressait le gouvernement de profiter de la destruction due à la guerre pour éliminer définitivement les pires fléaux sociaux de l'une des régions les plus industrialisées de la France d'avant-guerre, en instaurant des réformes dans le logement, l'urbanisme et l'hygiène publique. Mais la justification n'était pas seulement la visée d'une plus grande justice sociale. La reconstruction du Nord-Est devait aussi être considérée comme une des façons de résoudre le problème de la reconversion à une économie de paix ; on espérait qu'elle stimulerait l'activité économique d'après-guerre et permettrait la modernisation de la production industrielle française.

Il ne suffit pas de réparer purement et simplement les dégâts causés par les faits de guerre [...]. Il faut profiter de la grande destruction d'un grand nombre de cités et de villages pour reconstruire ces agglomérations conformément aux besoins nouveaux, aux règles modernes de circulation, d'hygiène, d'esthétique [...]. Notre génération serait impardonnable si [...] elle n'élevait pas des cités plus saines, plus belles, plus gaies [...]. (Cette reconstruction) entraînerait bientôt et plus rapidement le pays tout entier [...] vers un développement nouveau et intensif de notre prospérité nationale, vers de nouveaux progrès économiques, générateurs de nouveaux progrès politiques et sociaux (47).

Il incombait à de nouvelles organisations régionales et locales représentant les éléments principaux de l'économie, y compris les travailleurs, de planifier la reconstruction, en constituant des commissions mixtes sur une grande échelle. Le mouvement syndical devrait avoir un rôle puissant dans l'économie (toujours à dominante capitaliste) restaurée, avec un droit syndical incontesté (y compris la reconnaissance obligatoire du syndicalisme par les industriels) et le monopole de la fourniture de main-d'oeuvre, et de ce fait la capacité d'exercer un fort contrôle sur les salaires.

Le Comité d'Action défendit vigoureusement ces idées ; Jouhaux et Picart (secrétaire des Dessinateurs du Bâtiment) les exposèrent devant la commission des Dommages de guerre de la Chambre en mars 1916 avec quelque effet. Mais un rapport du Conseil économique du travail montra en 1921 que le processus réel de reconstruction

Chambre des députés, Documents parlementaires, 1916, n° 2345, p. 1175-1242 ( « RapPort fait au nom de la Commission des dommages de guerre »).

(46) Rapport... 1915, p. 15 ; Rapport... 1916, p. 13-14 ; le rapport était intitulé Reconstruction des Cités Détruites et Dommages de Guerre.

(47) Reconstruction des Cités..., p. 4-5.


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du Nord-Est de la France à partir de 1919 n'en tint pas beaucoup compte (48).

Cependant, en 1916, l'intérêt du Comité d'Action pour les réformes de l'après-guerre déborda largement du cadre des « régions dévastées ». Il essaya de mettre sur pied rien moins qu'un programme d'ensemble qui introduirait quelque cohérence doctrinale et perspective d'avenir dans la réponse à la guerre des travailleurs organisés, et dans les revendications spécifiques à la période de la guerre qui avaient déjà été avancées. D'après le deuxième rapport annuel c'était la question « la plus importante de toutes celles qui se sont présentées à notre examen du fait de la guerre » (49).

En janvier 1916 le Comité discuta de « ... la question de l'organisation du travail au lendemain de la guerre et des moyens qu'il est nécessaire d'envisager dès maintenant sur l'intensification de la production industrielle et du développement commercial du pays » (50).

Les syndicalistes dominèrent les débats consacrés aux différentes questions — distribution du travail, réorganisation de la production industrielle, et menaces potentielles (exprimées par Merrheim) d'une main-d'oeuvre féminine à bon marché pendant la démobilisation. Le Comité décida de tracer les grandes lignes d'un plan général de réformes pour l'après-guerre (51). Il s'en donna les moyens le 17 avril 1916, avec la mise en place d'une sous-commission spéciale sur la « réorganisation économique » de la France de l'après-guerre, chargée de fournir une « vue d'ensemble » pour le compte du Comité d'Action (52).

A ce moment l'évolution du plan du Comité devint inséparablement liée aux rapports entre la CGT et le PS. Tout au long de 1915 et de 1916, le Comité d'Action prit de plus en plus d'importance aux yeux des dirigeants « majoritaires » de la CGT. Mais pour de nombreux socialistes, et en particulier pour les députés socialistes, la réouverture du Parlement offrait une alternative et des moyens plus familiers de se faire entendre. En 1916, le Comité passa sous la domination des syndicalistes, ceux-ci composant désormais plus de la moitié de ses membres actifs. Ils étaient particulièrement influents dans le développement des programmes de réformes pour l'après-guerre. Au cours de la réorganisation d'avril 1916 ils fournirent les secrétaires de six des dix sous-commissions (Doumenq aux « allocations » ; Luquet aux « loyers » ; Merrheim au « travail de guerre » ; Dumas aux « ouvroirs et intendance » ; Jouhaux au « travail et salaires », et Chanvin à la « reconstruction des cités »). Les autres étaient Poisson de la Fédération des coopératives aux « envois aux soldats », Lévy et Braemer, délégués de la CAP du Parti socialiste et chargés respectivement de « la vie chère » et des « réfugiés », et Dejeante, député, responsable des relations avec la Chambre.

(48) Journal officiel..., Rapport fait au nom de la Commission des dommages de guerre, p. 1187 ; AN F7 13571, rapport de la réunion du Comité d'Action, 14 mars 1916 ; A. PICART (secrétaire du Syndicat des Dessinateurs du Bâtiment et figure inspiratrice de ce document) dans La Bataille, 4 et 6 novembre 1916 ; Rapport de la Commission d'Enquête du Conseil Economique du Travail dans les Régions dévastées, Paris, 1921.

(49) Rapport... 1916, p. 15.

(50) La Bataille, 28 janvier 1916.

(51) AN F7 13571, rapport du 21 février 1916.

(52) AN F7 13571, rapport du 17 avril 1916.


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Les syndicalistes fournirent également cinq des sept membres de l'importante nouvelle sous-commission sur la réorganisation économique (Jouhaux, Luquet, Merrheim, Bled et Chanvin, les autres étant Lévy et le député Compère-Morel). En regardant de plus près les membres actifs du Comité, on constate que l'une de ses principales composantes était constituée de personnalités actives à la fois à la CGT et au PS (Luquet secrétaire des Coiffeurs et membre du POF, puis du PS depuis 1896 ; Lévy, des Travailleurs de la Banque, et Dumas, secrétaire de la Fédération de l'Habillement, appartenaient tous deux à la Fédération socialiste de la Seine ; Toulouse à celle des Cheminots). En plus de ce groupe participaient au Comité des socialistes qui avaient des liens étroits avec les cercles syndicaux ou qui venaient de courants du socialisme qui préconisaient le rapprochement avec la CGT : tel était le cas du secrétaire du Comité, L. Dubreuilh, qui avait été blanquiste, ou du député Dejeante, un ouvrier chapelier, qui avait été allemaniste. En d'autres termes, il y avait une fraction importante du Comité qui déjà avant la guerre avait posé les jalons d'une coopération plus étroite entre syndicat et parti ainsi que Jaurès l'avait préconisé, et qui voyait dans la guerre, et plus particulièrement dans les projets de réformes pour l'après-guerre, une chance sans précédent d'aboutir à un rapprochement. Dans le même temps certains parmi les principaux participants syndicalistes étaient des syndicalistes révolutionnaires de l'avant-guerre attachés à l'autonomie de la CGT (Jouhaux, Merrheim, Chanvin et Bled) et se trouvaient maintenant inexorablement poussés dans la voie de la coopération avec des socialistes en vertu de leur orientation du temps de guerre.

Le problème était le même dans tous les cas : comment renforcer la collaboration du Groupe parlementaire socialiste dans son ensemble ? Les bénéfices que pouvaient en tirer les députés n'étaient pas très clairs aux yeux de beaucoup, mais pour les dirigeants syndicaux « majoritaires » qui tentaient d'obtenir ainsi une expression au Parlement par procuration, la coopération paraissait vitale (53). Dès octobre 1915, l'ensemble des députés siégeant au Comité d'Action avait été vigoureusement attaqué pour son manque d'intérêt et d'assiduité. Au printemps 1916, alors que le Comité concentrait toute son attention sur la réforme, la dégradation de ses relations avec le Groupe parlementaire socialiste provoqua une crise. Lors d'une réunion le 13 mai, on se mit d'accord pour que les députés socialistes soient invités à travailler en harmonie avec le Comité d'Action sur ce point (54). Certains des dirigeants socialistes membres du Comité (Lévy, Dumas, Dejeante, Toulouse et Dubreuilh) se trouvèrent pris dans la situation embarrassante de condamner — tout en essayant de les défendre — leurs camarades parlementaires, et admirent que la question de la réforme semblait offrir une possibilité de renforcer la collaboration entre socialistes et syndicalistes obtenue de façon temporaire au début de la guerre. Dubreuilh reconnut qu'« à l'heure actuelle ce sont les délégués de la CGT qui apportent la plus grande part de

(53) La Bataille, 22 mai 1916.

(54) AN F7 13571, rapports du 23 octobre 1915 et du 16 mai 1916 ; La Bataille, 27 mai 1916.


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l'effort du Comité d'Action... », et il fit part des doléances du Comité à la CAP du Parti socialiste ainsi qu'aux députés socialistes.

Le résultat de la crise fut que pendant une période le Groupe socialiste et le Comité d'Action coordonnèrent mieux leurs efforts sur de nombreux points, et en particulier sur les réformes de l'aprèsguerre (que les députés avaient commencé à examiner seuls de leur côté). Une Commission mixte d'études économiques fut mise en place le 20 mai 1916, composée des secrétaires des sous-commissions du Comité d'Action et la commission propre au Groupe socialiste sur les réformes de l'après-guerre (55). Plusieurs socialistes (notamment Compère-Morel et Renaudel) approuvèrent le point de vue de Jouhaux : par ce système le Comité d'Action devait se transformer en comité de coordination pour toutes les questions auxquelles la classe ouvrière se trouvait confrontée, et devait aussi devenir un moyen par lequel la CGT pourrait informer et influencer largement la politique des parlementaires socialistes (56). Jouhaux lui-même convoqua sur ce thème une réunion commune du Comité et de tous les députés socialistes au début juin. Il les pressa d'enterrer leurs dissensions et d'établir de nouveaux modes de collaboration de façon à transformer les problèmes auxquels la guerre avait confronté les ouvriers en un mouvement de masse de la classe ouvrière pour obtenir des réformes ; un tel mouvement finirait par accumuler un pouvoir de transformation.

[Si] nous voulons sortir de l'état d'inorganisation dans lequel nous nous trouvons présentement, arriver à constituer une véritable puissance prolétarienne, nous ne le pouvons qu'à condition de créer des liens sérieux entre les divers organismes groupant les travailleurs. Nous allons rencontrer à chaque instant des problèmes qu'il nous faudra résoudre de deux façons : à côté de l'affirmation socialiste envisageant une transformation radicale de la société, nous devons chercher la formule applicable dans le cadre même de la société actuelle. Solution idéale, solution pratique et immmédiate, voilà la double préoccupation qui doit nous animer (57).

Ce que Jouhaux tentait de formuler, c'était une définition du réformisme. Il distinguait clairement les objectifs minimaux et maximaux ; il espérait dès lors que les efforts jusque-là fragmentaires de la CGT (et du Comité d'Action) pour répondre de façon pragmatique aux problèmes et possibilités de la période de guerre pourraient être rassemblés dans une réorientation générale, comportant des changements de doctrine importants — à la fois sur le fond et sur la forme. Ce nouveau réformisme, né de la guerre et soutenu par un mouvement ouvrier plus fort et plus coordonné, pourrait sortir de l'impasse (du fait de la diminution de ses adhérents, de son isolement par rapport à l'Etat et ses campagnes inefficaces) dans laquelle se trouvait la CGT de l'avant-guerre (du moins sur le plan national), tout en comblant le fossé entre les deux principales organisations du mouvement ouvrier français.

(55) AN F7 13571, rapport du 22 mai 1916 ; Rapport... 1916, p. 15.

(56) AN F7 13571, rapport du 5 juin 1916.

(57) AN F7 13571, rapport du 14 juin 1916.


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Le travail effectué par la Commission mixte n'aboutit pas à ce résultat, du moins dans la forme envisagée. En novembre 1916 son rapport fut enfin publié. Il est difficile d'établir avec précision l'équilibre des influences à l'intérieur même de la Commission mixte, entre les délégués du Comité d'Action et ceux du Groupe parlementaire socialiste, mais il semble évident que le Comité d'Action fut le plus fort des deux partenaires. La Commission du Groupe socialiste sur les réformes de l'après-guerre (sous l'impulsion de Bédouce et Bretin) avait établi une liste des questions avant la mise en place de la Commission mixte, mais les sources indiquent que lé plan du Comité d'Action forma la base des discussions communes. Lévy en conclut par la suite que le programme de novembre constituait un reflet fidèle des propositions du Comité d'Action (58). Le projet d'avril 1917 déposé par les députés socialistes montre que leurs principaux inspirateurs en la matière, Bédouce et Bretin, avaient une interprétation de ce programme plus restrictive que celle du Comité d'Action (59).

Quoi qu'il en soit, il est un fait que le rapport final de la Commission mixte reçut un bien meilleur accueil à la CGT, où il inspira le programme présenté par les dirigeants « majoritaires » lors de la Conférence de décembre 1916, qu'au Parti socialiste. Le Congrès socialiste ne lui accorda qu'une considération superficielle (60). Le rapport reflétait cependant, presque certainement, l'état d'esprit de la tendance « majoritaire » de la CGT et de certains socialistes membres ou sympathisants de la CGT. Le Groupe socialiste continua de faire cavalier seul, et son intérêt pour les réformes après la guerre demeura plus limité que celui de la majorité de la CGT. A partir de 1917, le Parti socialiste fut bien davantage agité par des attitudes divergentes face à la guerre et à une paix négociée. Dès lors l'intérêt porté aux réformes de l'après-guerre se marginalisa. Ce fut la CGT qui continua de développer le mouvement pour des réformes après guerre, sans éliminer le principe de l'action commune avec le Parti socialiste mais en renonçant à l'espoir de sa réalisation immédiate. Ainsi que Jouhaux l'expliqua au Comité confédéral de janvier 1917, la crise du ravitaillement et la montée des grèves donnaient aux critiques de la CGT sur l'effort de guerre et à ses propositions de réformes une urgence nouvelle ; en l'absence d'une réelle collaboration avec les parlementaires socialistes, il fallait trouver une base exclusivement syndicale pour ces campagnes (61).

A partir de la publication du rapport en novembre 1916, la coopération entre socialistes et syndicalistes s'affaissa. De nouveaux conflits éclatèrent à propos du manque d'intérêt des députés pour la collaboration avec les syndicats, et le Comité d'Action, de plus en plus identifié au Comité confédéral de la CGT, diminua d'importance au

(58) Voir La Bataille, 8 juin 1916. qui témoigne que les propositions du Comité d Action servirent de bases aux délibérations de la Commission mixte. Pour ce qui concerne l'opinion de Lévy voir AN F7 13571, rapport du 16 janvier 1917.

(59) Voir les propositions de « réorganisation économique », déposées par le Groupe socialiste à la Chambre des députés le 4 avril 1917 (.Journal officiel, Lhambre des députés, Documents parlementaires, 1917, annexe n° 3253, p. 447-448).

(60) La Voix du Peuple, décembre 1916 ; compte rendu de la conférence de la GGT, AN F7 13583 ; résumé de Jouhaux dans La Bataille, 4 janvier 1917 ; l'Humanité, 28 décembre 1916.

(61) AN F7 13571, rapport du 16 janvier 1917.


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printemps de 1917, tandis que la Commission mixte d'études économiques menait une vie de plus en plus réduite et spasmodique jusqu'à la fin de la guerre.

Néanmoins, le rapport de la Commission mixte représente le point culminant de l'effort fait par le Comité d'Action pour examiner les effets de la guerre sur la société française et pour fournir une trame de réformes pour l'après-guerre. Il rassemble de nombreux éléments pris dans les différentes propositions concernant des problèmes particuliers au temps de guerre. Il fait écho à la formule réformiste de Jouhaux consistant à identifier l'idéal et à tendre progressivement vers cet idéal au travers de réformes immédiatement applicables. La « solution idéale » était l'éventuelle et vague collectivisation de l'économie et l'harmonisation de l'activité économique tant à l'échelle internationale que nationale.

Le désordre causé par le conflit permanent des intérêts privés [...] persistera malgré toutes les organisations tentées avec l'unique souci du profit par les classes ou par les nations, tant que la classe ouvrière n'aura pu faire prévaloir l'harmonie sociale, par la socialisation des moyens de production et d'échange, et l'entente internationale des travailleurs (62).

La « solution pratique et immédiate » reposait sur deux images ou concepts.

La première était la vision d'une industrie française plus moderne et plus efficace dans le contexte d'une économie essentiellement capitaliste. Ici l'expérience de la mobilisation industrielle devenait centrale. Elle avait induit des changements considérables (et plus encore des discours sur les changements) dans le processus de production. La mécanisation de l'industrie métallurgique, des installations de montage plus intégrées et le taylorisme avaient été au centre de bien des discussions au sein des organisations d'ouvriers qualifiés avantguerre ; mais la guerre intensifia sans aucun doute leur développement et en fournit des exemples frappants tout en permettant une meilleure prise de conscience. Les dirigeants syndicaux n'étaient pas nécessairement opposés à la mécanisation ni à une production plus intégrée — mais seulement à leurs modalités d'application. Ils les considéraient comme partie intégrante du développement industriel. Ils estimaient que la guerre pourrait stimuler les innovations et jouer contre la (prétendue) inertie dominante et l'égoïsme des industriels (régulièrement accusés d'être à la fois des conservateurs en matière de technologie et des profiteurs) (63). La mobilisation industrielle donnait également le spectacle de l'intervention de l'Etat pour fixer des objectifs nouveaux, à la production industrielle, donnant donc l'impression que le capitalisme, trop facilement identifié à sa variante libérale d'avant 1914, s'était d'une certaine façon révélé incompétent

(62) Rapport de la Commission mixte d'Etudes économiques, p. 1. Des copies existent dans le Fonds Thomas, AN 94 AP 406, et à l'Institut français d'Histoire sociale. Fonds Picart, 14 AS 213 (5) 386.

(63) A. MERRHEIM, « Le Système Taylor », L'OEuvre économique, 10 juin 1917, p. 342-343. Le thème de la modernisation technologique, bien plus que celui du « taylorisme » en tant que tel, était au centre du concept de « réorganisation économique ».


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et faisait fïguare généralement d'accusé. Une certaine dose de planifi* cation devenait dès lors indispensable à une future expansion écc nomique.

Ce fut alors un petit pas à franchir pour les dirigeants syndicaux que de suggérer que si l'industrie française pouvait être mobilisée pour la guerre elle pouvait l'être également pour la paix — en favorisant la classe ouvrière qui disait avoir des droits sur la nation supérieurs à tous les autres. Ici la revendication morale et l'optimisme économique coïncidaient. En particulier, ils envisageaient le relèvement des salaires ouvriers et l'instauration de réformes sociales comme base d'une demande en expansion. Cette demande réorientée devrait à son tour stimuler la croissance de la production (ainsi que cela avait été suggéré dans le plan de reconstruction du Nord-Est). Ces différents éléments devaient se combiner pour réaliser la « réorganisation économique » ou « industrielle » (le terme variait) de la France après-guerre.

La réorganisation économique immédiate doit avoir pour base le développement ininterrompu de l'outillage national ou industriel et la diffusion illimitée de l'enseignement général et technique; et pour but de permettre l'emploi de tous les talents, de poursuivre l'utilisation de toutes les ressources matérielles et l'application de toutes les inventions et découvertes ; de stimuler les initiatives privées en enlevant toute excuse et toute tranquillité à la routine meurtrière et stérile ; d'empêcher toute restriction volontaire de la production et tout surmenage des producteurs, dont les conséquences sont nuisibles à la production elle-même.

La classe ouvrière doit diriger l'effort national dans ce sens (64).

La façon dont la classe ouvrière réussirait à diriger l'économie dans ce sens dépendait d'une deuxième image : celle de l'engagement progressif dans l'économie d'un nombre croissant d'organisations ouvrières puissantes. Là, l'inspiration syndicaliste (et même proudhonienne) du rapport apparaissait au grand jour. La volonté caractéristique de développer la participation ouvrière (commissions mixtes, délégués ouvriers, etc.) allait jusqu'à préconiser les grandes lignes d'une économie décentralisée, laissant un pouvoir considérable aux mains des syndicalistes. L'Etat aurait le droit d'intervenir dans l'économie de deux façons. Premièrement en imposant une législation sociale et également une planification de base (« ... à titre transitoire [...], simplement dans les cadres sociaux actuels... »), deuxièmement en étendant la propriété collective par la prise de contrôle de certains secteurs (les services publics essentiels, la production des biens absolument nécessaires à l'économie dans son ensemble, et tout secteur dans lequel la concentration économique aurait créé un monopole privé). Mais ces deux types d'interventionnisme étaient destinés beaucoup plus à redonner du pouvoir aux représentants des principales forces de l'économie qu'à développer une gestion « bureaucratique » par l'Etat lui-même. Les délégués des travailleurs et des consommateurs devaient exercer au nom de l'Etat un contrôle sur l'économie et mettre en place une planification de son activité. Les entreprises

(64) Rapport de la Commission mixte..., p. 1.


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dans les secteurs nationalisés devaient se caractériser par une « gestion autonome » (mal définie, qu'elles fussent en coopérative ou sous la responsabilité du département ou de la commune, ou qu'elles fussent des organismes totalement nouveaux). Des représentants des travailleurs et des consommateurs prendraient place dans leurs conseils de direction. Très peu de détails supplémentaires étaient donnés sur le mode de fonctionnement d'un tel système, mais il était clair qu'avec cette approche et sous la conduite d'un mouvement ouvrier puissant l'économie transformerait progressivement à la fois la société et l'Etat.

Le rapport se terminait par une liste de réformes spécifiques, dont la plupart — la régulation de l'immigration, les programmes de travaux publics mis en place pour amortir la démobilisation, un système paritaire de placement de la main-d'oeuvre, une coordination internationale de la législation du travail et des réformes sociales — avaient été développées par le Comité d'Action et la CGT dans les deux années antérieures.

Le plan élaboré par le Comité d'Action et la Commission mixte à la fin de 1916 était moins un programme de réformes qu'un programme réformiste, qui essayait de donner quelque cohérence doctrinale à l'expérience de la guerre et à la multitude de questions particulières qui avaient fait l'objet des critiques et campagnes du Comité d'Action depuis l'automne 1914. Le Comité d'Action prenait ainsi sa pleine signification. Il constituait un élément important de l'émergence graduelle d'un réformisme de guerre original, s'identifiant essentiellement avec les dirigeants « majoritaires » de la CGT. Nous devons préciser qu'il existait de nombreux autres éléments et lieux de ce réformisme, dont l'analyse dépasse le cadre de cet article ; néanmoins le Comité d'Action a joué un rôle tel qu'il permet d'en révéler quelques-uns des aspects principaux.

Une rupture durable

Visiblement, l'éclatement de la guerre avait été ressenti par les dirigeants ouvriers comme une rupture. Cette rupture s'opéra à plusieurs niveaux. La mobilisation avait porté des coups sévères aux structures et à l'organisation à la fois de la CGT et du PS ; elle avait rapidement menacé la population civile en raison des changements radicaux qu'elle imposait à l'économie. Le Comité d'Action fut établi par les dirigeants syndicalistes et socialistes comme force d'autodéfense contre ces deux aspects des désordres du début de la guerre. La rupture cependant se manifestait aussi à un autre niveau. L'univers mental de nombreux socialistes et syndicalistes — souvent soumis à une forte tension avant la guerre — se trouvait confronté à un nouveau paysage où les frontières habituelles s'évanouissaient ou changeaient d'aspect (militarisme, Etat, nation, etc.) et à des problèmes nouveaux ou sans précédent qui nécessitaient une réflexion (intervention de l'Etat dans l'économie, soutien de la classe ouvrière à la défense nationale, etc.).

Dans ce sens, la création du Comité d'Action avait pris dès le début une dimension idéologique. La réaction de la direction de la CGT


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au chômage massif de 1914 est aux origines directes, nous l'avons vu, du Comité. Déjà elle envisageait une « renaissance industrielle » qui devait ouvrir la voie au développement économique d'après-guerre, elle voyait un rôle essentiel dans la planification pour le syndicalisme, que préfiguraient les commissions mixtes départementales. Mais au fur et à mesure que la guerre prit de l'ampleur, elle toucha au vif les rapports économiques et sociaux. Le Comité d'Action ressentit le besoin explicite de donner un sens à l'évolution et de fixer les objectifs de l'après-guerre, en définissant les échéances à long terme. La rupture et l'anormalité de la guerre devaient être réintégrées dans une nouvelle conception de la continuité et de la normalité. Telle était la fonction des plans de réformes pour l'après-guerre.

Inévitablement, cette reconstitution de la « continuité » et de la « normalité » signifiait une nouvelle orientation. La période 1914-1916, en fait, marque une étape décisive dans l'évolution de la CGT. Les idées contenues dans le plan de réformes de 1916 n'étaient pas nécessairement nouvelles en elles-mêmes. Les discussions au sujet d'« organisations paritaires » étaient monnaie courante dans les cercles syndicaux réformistes de l'avant-guerre, ainsi que dans une fédération officiellement révolutionnaire comme la Fédération de l'Alimentation qui avait vigoureusement fait campagne pour un système paritaire de placement, afin d'éliminer l'exploitation forcenée des travailleurs temporaires des boulangeries et charcuteries (65). Le fédéralisme économique (au sens large) qui imprégnait le rapport de la Commission mixte faisait partie de la tradition ininterrompue du syndicalisme français depuis Proudhon et avait connu un renouveau marqué, du moins parmi les intellectuels, dans les années précédant 1914 (66). L'idée d'une forme décentralisée de nationalisation, à la fois comme processus d'évolution graduelle de l'économie vers une société socialiste et comme modèle de l'objectif économique à atteindre, était apparue à la fois dans les programmes broussistes des années 1880 et dans la pensée économique de Jaurès (67). Le concept spécifique d'une représentation tant du consommateur que du producteur dans les nouveaux organismes autonomes chargés de gérer les industries nationalisées avait fait son apparition dans les cercles réformistes autour de la Revue socialiste, syndicaliste et coopérative (animée par Albert Thomas), notamment à l'occasion du débat sur la nationalisation des chemins de fer et lors des Congrès des Mineurs et des Cheminots au cours des trois années qui précédèrent la guerre (68).

(65) P.A. CARCENAGÙES, Sur le mouvement syndicaliste réformiste, Paris, 1913 ; F. CHALLAYE, Syndicalisme révolutionnaire et syndicalisme réformiste, Paris, 1909, P. 119 ; A. SAVOIE, « La répartition de la main-d'oeuvre sera-t-elle assurée dans lavenir ? », La Clairière, 1er novembre 1917, p. 318-324 ; Fédération nationale des Travailleurs de l'Alimentation, Compte rendu des Travaux et Résolutions du 8e Congrès national, 12-13 juillet, Paris 1918, 1918, p. 30-32 (discours de Savoie).

(66) A. KRIEGEL, « Le syndicalisme révolutionnaire et Proudhon » in Le Pain et les Roses, Paris, PUF, 1969, p. 69-104; C BOUGLÉ, Socialisme français, Paris,

1932 P- 139-165 ; G. PIROU, Proudhonisme et syndicalisme révolutionnaire, Paris, thèse 1910 ; M. AUGÉ-LARIBÉ et al., Proudhon et notre temps, Paris, 1920, p. VII-XV.

(67) D. STAFFORD, From Anarchism to Reformism. A study of the political activities of Paul Brousse 1870-1890, Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1971, p. 260274; A. PHILIP, «Jaurès et la gestion ouvrière», Revue d'Histoire économique et sociale, 1960, p. 24-30.

(68) J.-C. DUFOUR, Les Nationalisations dans l'histoire du mouvement ouvrier français, Mémoire, Faculté de Droit et de Sciences politiques, Paris, 1969, p. 79-87.


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Cependant, l'expérience de la guerre apporta à ces idées un sens nouveau. Elle renforça « l'idée paritaire » et la revendication que l'Etat, disposant d'un rôle économique largement accru, soit obligé de consulter les organisations syndicales. Elle fit surgir une multitude de problèmes spécifiques, auxquels pouvait s'appliquer facilement l'idée de participation ouvrière et syndicale : le changement des conditions de travail et des processus de production, la menace de la maind'oeuvre étrangère, le besoin d'influer sur la reconstruction du NordEst, etc. L'organisation de la production de guerre fit naître des espoirs d'expansion soutenue en période de paix, dont la classe ouvrière serait la principale bénéficiaire. Et la guerre semblait fournir un contexte plus favorable que précédemment pour amorcer petit à petit le processus des nationalisations. Tout ceci revenait à impulser un réformisme nouveau et puissant dans le mouvement ouvrier.

La guerre donna également aux idées réformistes un renouveau d'influence en rendant crédibles leurs possibilités d'application réelle. Au Comité d'Action et au Comité confédéral de la CGT, ces idées étaient soutenues non seulement par les réformistes de l'avant-guerre (Bartuel et Bidegaray par exemple, respectivement représentant des Mineurs et Cheminots, Fédérations à majorité modérée) mais également par de nombreux dirigeants ex-révolutionnaires (Jouhaux, Bled, Dumas, Savoie, Chanvin et à la fin Dumoulin et Merrheim). Le réformisme de guerre trouva des appuis parmi bien des dirigeants nationaux de la CGT et influença constamment, de 1915 à 1917, 60 à 65 % du Comité confédéral (69). Il est possible d'imaginer qu'à ce niveau le syndicalisme révolutionnaire classique qui s'était épanoui entre 1904 et 1908 puis s'était trouvé confronté à des tensions croissantes, de la crise de 1908-1909 jusqu'à la guerre, éclata en 1914-1916 et se trouva remplacé par une hégémonie réformiste, formulée en termes neufs (et bien entendu, largement contestée) par une alliance entre des dirigeants qui avant-guerre étaient soit réformistes soit révolutionnaires.

Si tel est le cas, il semble peu probable que la genèse du réformisme de guerre de la CGT repose essentiellement sur l'influence de certaines idées et personnalités extérieures comme l'ont suggéré certains historiens. Georges Lefranc, par exemple, le voit comme le résultat des contacts entre Albert Thomas et Léon Jouhaux en 1918. La remarquable thèse de Martin Fine a fait ressortir l'importance des relations établies pendant la période de guerre entre Jouhaux, Albert Thomas et certains industriels engagés dans la production de guerre, décrivant Thomas et Jouhaux, en particulier, comme conjointement et étroitement lancés dans une approche « corporatiste » "de l'Etat et de l'organisation économique (70). Lefranc a tort, à l'évidence, lorsqu'il situe la genèse des plans de réformes en 1918 plutôt qu'en 1914-1916. L'influence précise de Thomas et des réseaux regroupés

(69) J. HORNE, Labour Leaders..., op. cit., p. 133-135.

(70) G. LEFRANC « Les origines de l'idée de nationalisation industrialisée en France de 1919-1920 », in Essais sur tes problèmes socialistes et syndicaux, Paris, Payot, 1970, p. 109-126 ; M. FINE, Towards corporatism : The movement for capitallabor collaboration in France, 1914-1936, Ph. D., Madison, Universiry of Wisconsin, 1971, p. 4-41 ; M. FINE, « Guerre et réformisme en France, 1914-1918 », Recherches, septembre 1978, p. 305-324.


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autour de son ministère pour l'organisation de la production des armements, qui comprenaient des hommes d'affaires, des hauts fonctionnaires, des syndicalistes, sur Jouhaux et les autres dirigeants de la CGT reste encore à prouver. L'abaissement des barrières de l'avantguerre entre les trois mondes des affaires, du travail et de l'Etat républicain a entraîné sans nul doute de nouveaux contacts sociaux et donc ouvert la route à de nouveaux comportements pour les dirigeants syndicalistes. Mais peut-on vraiment y voir la source principale du programme réformiste de la CGT en 1914-1916 ?

Notre étude du Comité d'Action nous conduit à penser que non. Il se peut qu'il y ait eu une influence extérieure. Mais Jouhaux et les autres dirigeants majoritaires de la CGT participèrent à bien des milieux sociaux pendant la guerre et il serait faux de les dépeindre comme isolés dans les antichambres du pouvoir. A leur égard le Comité confédéral maintint une distance critique, comme le montre l'activité du Comité d'Action. La participation de Jouhaux et d'autres dans les comités gouvernementaux resta très limitée comparée à la pratique du syndicalisme anglais ou allemand, et servit généralement à faire avancer la politique de la CGT telle que l'avaient définie le Comité confédéral et le Comité d'Action. Au moins aussi important était le contact constamment maintenu entre les dirigeants majoritaires et les organisations syndicales de province, au travers de tournées innombrables, de réceptions de délégations locales et de conférences périodiques (71).

L'existence même du Comité d'Action confirme que l'impulsion du programme réformiste provint essentiellement de la réponse autonome de la direction majoritaire de la CGT et des militants impliqués à la fois dans la CGT et dans le Parti socialiste qui souhaitaient voir se consolider. étroitement et de façon plus institutionnelle la coopération entre les deux. Rien ne prouve que Thomas ait fait partie du Comité ; de plus cela semble peu probable compte tenu de la pression à laquelle il était constamment soumis par le travail dans son ministère. Du reste deux études récentes ont montré que Thomas, au pouvoir, était relativement peu intéressé par la problématique des réformes pour l'après-guerre (72). Une fois qu'il eut quitté le pouvoir, à partir de septembre 1917, sa position changea. Mais à ce moment-là, il s'était déjà considérablement marginalisé au Parti socialiste, alors que Jouhaux était solidement installé à la tête d'un mouvement syndical en rapide expansion. Il y eut, sans aucun doute, entre les deux hommes, des contacts étroits en 1918-1919, mais on

(71) Les rapports sur l'activité du Comité confédéral de la CGT (AN F7 13569 et 13574-6), sont pleins de détails sur ce contact.

(72) Sur les implications politiques du Comité d'Action, J.-J. BECKER, Les Français..., op. cit., p. 73. Sur les perspectives d'A. Thomas : J.F. GODFREY, Bureaucracy, Industry and Politics in France during the First World War. A Study of Some Interrelationships, thèse de Ph. D., University of Oxford, 1975, p. IV, 224, 348; G. HARDACH, «La mobilisation industrielle en 1914-1918 : production, planification et idéologie », dans P. FRIDENSON (sous la direction de), 1914-1918 : l'Autre Front, Paris, Editions ouvrières, 1977, p. 81-109. Hardach souligne que bien que Thomas ait érigé le rôle économique de l'Etat en temps de guerre en modèle pour l'économie de paix, il recommanda le renvoi à plus tard du type de plan de réformes que les « majoritaires » de la CGT avaient élaboré comme élément central de leur réponse à la guerre.


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peut affirmer que l'influence de Jouhaux sur Thomas était certainement aussi forte que celle de Thomas sur Jouhaux.

Le besoin de rétablir dans le mouvement ouvrier un sens de la continuité idéologique (même au prix de changements) fut l'une des causes importantes du réformisme de guerre. Mais on ne peut pas plus définir le phénomène uniquement par sa fonction idéologique qu'on ne le peut faire pour le syndicalisme révolutionnaire dans sa période classique. Le réajustement de la période de guerre (y compris au niveau des dirigeants nationaux, niveau auquel nous nous bornons ici) doit également être considéré en termes de pratique syndicale. Il met en jeu les structures profondes du mouvement ouvrier et ses rapports avec son environnement.

En premier lieu, parmi les éléments déterminants de la nouvelle pratique réformiste il faut noter la participation des dirigeants de la CGT à la mobilisation politique pour l'effort de guerre. Si cette mobilisation n'est perçue que comme orchestrée unilatéralement par l'Etat, les syndicalistes majoritaires, sont, par définition, réduits au rôle de pantins, naïfs dans le meilleur des cas et dans le pire cyniques et n'ayant d'intérêt que pour eux-mêmes. Telle était, du moins, la vision qu'avaient d'eux les minoritaires du Comité confédéral à leurs débuts. Si, au contraire, la mobilisation politique de la société française en 1914-1916 est envisagée comme ayant englobé une large fraction de la société civile et beaucoup d'organisations non-gouvernementales agissant avec une relative autonomie, malgré toutes les tentatives du gouvernement pour en contrôler la marche (censure, propagande, etc.), alors le caractère spécifique de la participation de de la CGT à cette mobilisation et son rapport avec la version officielle diffusée par le gouvernement apparaissent plus complexes. La participation de la CGT aux organismes d'Etat fut plus limitée que celle du Parti socialiste (grâce à ses ministres et parlementaires). De plus la CGT ne fut pas admise à négocier avec le gouvernement (comme « partenaire social ») la législation sociale du temps de guerre, dont bien des aspects (fonctionnement de la loi Dalbiez, introduction de la conciliation et de l'arbitrage obligatoires en janvier 1917) furent fortement critiqués par elle. La direction majoritaire de la CGT maintint son soutien d'août 1914 aux efforts de guerre, tant national qu'alliés, et à la mobilisation politique de la société française. Mais cela fut fait avec une grande indépendance dans les modalités de ce soutien.

Dès le départ, comme l'indique l'existence même du Comité d'Action, les dirigeants majoritaires firent montre d'esprit critique, proposant des plans alternatifs pour différents aspects de l'économie de guerre, tout en condamnant les injustices sociales de certaines dispositions en vigueur. Bref ces syndicalistes avaient leur propre idée de la mobilisation politique. Les dirigeants de la CGT articulaient politique de réforme sociale et équité dans l'effort de guerre. Ayant embrassé la cause de la nation en 1914, ils demeuraient dans les limites générales du langage de la solidarité nationale (en parlant des droits démocratiques, etc.) tout en cherchant à définir quels étaient les intérêts propres de leurs adhérents et ceux de la classe ouvrière en général. La classe ouvrière était identifiée par eux avec la masse de la société, transformant ainsi le mouvement ouvrier en


LE COMITÉ D'ACTION 57

l'expression réelle de « l'intérêt national », comme l'explique le plan de réformes de la Commission mixte :

Les intérêts généraux du pays se confondant étroitement avec les intérêts ouvriers et paysans, la classe ouvrière doit se préoccuper plus que tout autre d'une réorganisation économique [...] dont la nécessité a été rendue évidente pour tous par la Guerre (73).

Le langage du sacrifice — et du sacrifice particulier subi par la classe ouvrière dans la guerre — était constamment employé dans les discours des majoritaires pour bien souligner la portée morale et politique de la revendication de réformes et son lien indissoluble avec le soutien syndical à la cause de la nation (74).

Dans le cadre même de la participation des dirigeants ouvriers à la mobilisation plus large d'une grande part de la société française, leur relation à l'Etat était vitale pour le développement de la pratique réformiste. L'attitude envers les industriels changeait beaucoup moins ; mais avec l'interdiction formelle des méthodes syndicales usuelles pour faire pression sur les entreprises, et l'extension de l'intervention de l'Etat dans tous les domaines (par exemple avec le système de « contrôleurs de main-d'oeuvre » militaires dans la production d'armements), l'acquisition d'une influence sur l'Etat devenait cruciale. Les dirigeants de la CGT se comportèrent avant tout comme un groupe de pression sur le gouvernement et les hauts fonctionnaires, à la fois pour la défense des individus et la poursuite des réformes.

Cette fonction de « lobby » avait besoin, pour être efficace, de la bonne volonté d'hommes politiques et de fonctionnaires importants. On n'a pas encore une idée complète de la distribution de cette bonne volonté (définie du côté gouvernemental comme la « politique de confiance»), ni de, son fonctionnement. Mais il reposait sur la réceptivité de certains ministres à des demandes provenant des organisations locales du mouvement ouvrier (aide en matière de sursis d'appel, relâche après arrestation, autorisation de tenir des réunions contestées par les autorités militaires, etc.) et sur leur pratique de concertation avec les dirigeants de la CGT sur les questions que ceuxci estimaient cruciales pour les intérêts ouvriers et pour la continuation de la mobilisation du soutien de la classe ouvrière. C'est ce contact qui donnait aux responsables syndicaux le sentiment qu'un type nouveau de rapport avec l'Etat s'était créé, et que cela leur donnait une certaine influence et une chance de voir les réformes aboutir. Le but n'était pas nouveau, il suffit de rappeler les différentes campagnes d'« action directe » de l'avant-guerre pour des réformes spécifiques. Mais la méthode l'était, et l'activité de groupe de pression devint (au moins un temps) une alternative à « l'action directe ».

Il nous faut ici mentionner un autre problème politique ayant

(73) Rapport de la Commission mixte..., p. 1. (74) Jouhaux fit remarquer lors de la Confén

.(74) Jouhaux fit remarquer lors de la Conférence de 1916 : « [C'est] parce que jai le sentiment très net que la classe ouvrière a acquis dans ce pays une autorité morale que Ie veux Que cela se traduise par des réalisations » (résumé dans AN F7 13583).


58 J- HORNE

déterminé la pratique réformiste des dirigeants syndicaux pendant la guerre. Son lien avec le Comité d'Action n'est qu'indirect. Les dirigeants majoritaires de la CGT étaient en fait inquiets depuis le printemps 1915 de l'émergence d'une opposition minoritaire, et de ce fait se trouvèrent engagés dans une lutte d'influence pour la direction d'un mouvement ouvrier qui se réveillait (et parfois se transformait tout à fait) sur le plan local. Les plans de réformes pour l'après-guerre servirent à consolider une nouvelle majorité autour du choix fait en 1914. En fait, les « majoritaires » n'eurent jamais beaucoup de mal à affirmer leur supériorité au Comité national tout au long de la guerre, et s'arrangèrent pour la garder aux Conférences et aux Congrès. Mais le conflit était aigu dans ces deux types d'assemblées, et le Comité d'Action avec sa majorité modérée assurée (grâce à la représentation en son sein du Groupe parlementaire socialiste et de la FNCC) peut se targuer d'avoir été un lieu particulièrement approprié à l'élaboration d'une politique réformiste.

La réponse des « majoritaires » de la CGT à la mobilisation économique (et en particulier à la production de guerre) suivait un cours tout à fait parallèle à leur participation à la mobilisation politique au sens large. Pour les syndicalistes, leur soutien à l'effort de la nation signifiait par-dessus tout, en 1915, leur appui à la réalisation d'une production industrielle maximale tout en protégeant les intérêts des travailleurs, en particulier ceux des ouvriers qualifiés. Mais il n'y avait pas nécessairement accord avec le gouvernement sur les méthodes pour en arriver là. Nous avons déjà vu que beaucoup de critiques des majoritaires portaient précisément sur ce chapitre : emploi de main-d'oeuvre non qualifiée et immigrée, conditions de réalisation des nouveaux procès de production, consultation insuffisante des organisations ouvrières, etc.

Beaucoup des revendications de réformes visaient à présenter une version idéale de l'effort de guerre à la lumière des critiques syndicales avec sa projection dans l'avenir. Du fait que la fonction même de ces revendications était largement d'exprimer la critique (et en cela elles étaient une réponse aux vraies tensions économiques et sociales ressenties par les travailleurs français), l'intérêt que les syndicalistes portaient aux réformes doit être nettement différencié de ce que l'on a appelé « l'idéologie de la mobilisation industrielle », du moins au sens étroit du terme. Il y eut certainement des thèmes d'intérêt commun, mais ceci n'implique pas obligatoirement des points de vue communs. La version syndicale du « productivisme » (le potentiel de transformations qui résiderait dans la prospérité économique prévue après-guerre) reposait, selon les documents qui l'ont précisée, sur un grand développement technologique plus que sur un taylorisme au sens étroit. La « présence » économique renforcée de syndicalistes, préconisée par les dirigeants majoritaires en de multiples cas, impliquait un changement de pouvoir économique qui dépassait probablement celui envisagé par d'autres courants corporatistes pendant la guerre.

Le fait que les plans de réformes des dirigeants majoritaires de la CGT aient inclus de réelles mutations du pouvoir économique et de l'administration est sans doute l'une des raisons pour lesquelles, en l'absence de toute évolution réelle et durable du pouvoir politique


LE COMITÉ D'ACTION 59

en faveur du syndicalisme et du socialisme, ils n'ont pas abouti à grand chose en 1919 et 1920. Mais pour cette même raison ils représentaient plus qu'une simple participation à l'idéologie officielle de la mobilisation industrielle pendant la guerre.

Il reste à dire quelques mots sur la portée plus générale des pratiques et des idées réformistes dont le Comité d'Action était devenu, dès 1916, une des expressions importantes. Après tout, on peut toujours prétendre que ce « réformisme de guerre » avait perdu lors du changement de climat social en 1917-1918 la signification qui avait été la sienne au début de la guerre, ou bien qu'il n'avait jamais représenté beaucoup plus qu'une direction syndicale nationale isolée.

Les tensions croissantes de 1917-1918 (les deux vagues de grèves, la montée de l'opposition à la guerre de syndicalistes et de socialistes, et la « chasse au défaitisme ») sans conteste modifièrent une fois de plus le paysage politique à l'intérieur duquel les dirigeants « majoritaires » opéraient. Mais ce paysage ne devint pas automatiquement hostile aux idées et aux pratiques réformistes — bien qu'en fait la pratique évoluât. Les dirigeants « majoritaires » redoutaient les grèves parce qu'elles engendraient des structures et des directions rivales dans les organisations syndicales, et qu'elles menaçaient l'ensemble de la mobilisation de la société française au service de la guerre, risquant de ce fait d'entraîner un conflit ouvert avec l'Etat. Mais dans la mesure où les grèves cherchaient à améliorer les conditions de travail et les salaires, elles pouvaient également conforter les critiques des « majoritaires », à savoir que le niveau de vie de la classe ouvrière diminuait et que l'économie de guerre était mal gérée (75). Plus important encore, les dirigeants « majoritaires » étaient en droit de se demander (quelle que fût la réalité) si les grèves n'allaient pas leur fournir un moyen de pression sur l'Etat alors que la « confiance » de certains hommes politiques se faisait moindre et que l'action conjuguée avec les députés socialistes n'avait abouti à rien. Les grèves pouvaient conforter l'idée d'un syndicalisme de masse, discipliné que les « majoritaires » proposaient de plus en plus au gouvernement et à l'opinion publique en 1917-1918 comme recours ultime pour soutenir leur programme.

C'est ainsi que l'on vit en 1917 et 1918 se renforcer le réformisme syndical défini au début de la guerre. Le processus fut aiguillonné par le clivage « majoritaires »/« minoritaires » devenu de plus en plus aigu, malgré la trêve apparente intervenue à la Conférence de Clermont-Ferrand en décembre 1917. Les dirigeants majoritaires complétèrent leur programme réformiste (en particulier grâce à leur nouvelle approche des relations industrielles, fondée sur les délégués ouvriers et sur les conventions collectives). Mais le lien direct avec 1914-1916 est clair. Le « programme minimum » de réformes ratifié par le Comité confédéral national des 15 et 16 décembre 1918 est en grande partie la reproduction mot à mot du plan issu du Comité d'Action en 1916 (76).

(75) Voir la Lettre à la représentation nationale (juin 1918), contenant les discours de Merrheim et Jouhaux aux députés de la gauche relatifs aux grèves du printemps ; ou M. LAURENT, « Grèves d'avertissement », La Clairière, 1er novembre 1917, p. 325-330.

(76) L. JOUHAUX, Les travailleurs devant la Paix, Paris, 1918, appendice, pour le «programme minimum».


60 J. HORNE

L'insuccès du Comité d'Action à coordonner les conceptions socialistes et syndicalistes des projets de réformes pour l'après-guerre eut un effet décisif sur le réformisme qui se développa pendant la seconde moitié de la guerre, en renforçant ses orientations spécifiquement syndicalistes. L'adhésion de la CGT au réformisme en 19171918 était beaucoup plus significative que tout ce qui émanait d'un Parti socialiste plus uniment et amèrement divisé. Ce dernier ne présenta aucun programme ni consensus comparable à celui de la fin de 1916 au sein de la majorité de la CGT. Le programme électoral d'avril 1919, rédigé en grande partie par Léon Blum pour jeter un pont entre les courants divergents de l'après-guerre, était le premier plan de réformes socialiste d'importance, et il est possible qu'il ait emprunté aussi aux idées développées au sein de la CGT (77). Le fait que le syndicalisme était l'élément le plus dynamique du réformisme de guerre fut à bien des égards une source de faiblesse, dès lors que les moyens de pression politique demeuraient hautement probléma- , tiques. Il demeura également très différent de la plus grande intégration entre réformismes socialiste et syndicaliste que la guerre avait favorisée en Grande-Bretagne et en Allemagne.

On ne peut traiter dans cet article de la représentativité du réformisme de guerre syndical au-delà du niveau des dirigeants nationaux. Mais on ne devrait peut-être pas affirmer a priori qu'un tel réformisme ait été totalement sans contact avec les sentiments du mouvement ouvrier en général. Le Comité d'Action, lui-même, avait des contacts en province très importants. En quatorze mois, de 1915 à la fin de 1916, les militants ouvriers et les organisations locales envoyèrent plus de 9 300 lettres au Comité. De nombreux « sous-comités d'action » se créèrent au niveau local dont les préoccupations étaient les mêmes que celles du Comité d'Action national (78). Par là même le , Comité d'Action restait en rapports avec au moins une certaine catégorie de militants socialistes et syndicalistes à l'échelon local.

La destinée ultime de l'hégémonie réformiste au sein de la CGT après la guerre est un autre sujet. Maïs l'histoire du Comité d'Action souligne l'importance du rôle qu'a joué la guerre dans le développement du réformisme ouvrier en France, et permet également de poser la question de sa signification bien au-delà des dirigeants nationaux.

(77) L. BLUM, Commentaires sur le Programme d'Action du Parti socialiste (discours prononcé le 21 avril 1919 au Congrès national extraordinaire), 1919. Le programme contenait entre autres «... un plan de réfection de l'outillage national [...], un plan de réorganisation de la main-d'oeuvre nationale» (p. 14).

(78) Rapport... 1916, p. 3 ; rapports des 15 février, 10 avril et 17 avril 1916, AN F7 13571 ; pour une description du Comité d'Action de Rennes, voir J. HoRNE. Labour Leaders..., op. cit., p. 439-441.


Une analyse d'implication :

l'évolution du groupe des Temps Nouveaux

en 1915

par Jean-Louis ROBERT

L'étude de l'opinion publique en France pendant la Grande Guerre a déjà été l'objet, depuis les travaux pionniers de Pierre Renouvin (1), d'importantes publications (2). On notera d'emblée que certaines années comme 1914 et 1917 ont plus attiré l'attention des historiens. Ce n'est que tout récemment, avec les réflexions de Jean-Jacques Becker sur « la banalisation de la guerre », que l'importance des années 1915 et 1916 a été mise en valeur (3). Les Français vont alors s'installer progressivement dans la guerre, mais tous acceptèrent-ils une épreuve dont l'échéance paraissait, avec les années, de plus en plus lointaine ? Pour notre part, nous pensons que les réactions furent souvent fort différenciées. Dans cet article, nous présenterons l'évolution d'un groupe peut-être marginal, mais aussi significatif du basculement d'une partie de l'opinion en 1915. Plus précisément, nous voulons parler des réactions d'un groupe qui reflète en partie une culture et une mentalité originales (4).

Le choix du groupe parisien des Temps Nouveaux, en 1915, relève ainsi de plusieurs facteurs. Jean Maitron a montré en des pages décisives que :

(1) Citons P. RENOUVIN, « L'Opinion publique en France devant la guerre, en 1914 : programme de recherches », Comité des travaux historiques, Bulletin de la section d'histoire moderne et contemporaine, 1964, p. 39-44 ; « L'opinion publique et la guerre en 1917 », Revue d'Histoire moderne et contemporaine, janviermars 1968, p. 4-24 ; « L'opinion publique en France pendant la guerre, 1914-1918 », Revue d'Histoire diplomatique, 1970, p. 289-336.

(2) Avec les deux numéros spéciaux de la Revue d'Histoire moderne et contemporaine de janvier-mars 1968 (L'Année 1917) et de janvier-mars 1969 (L'Europe en novembre 1918), il faut citer J.-J. BECKER, 1914 : Comment les Français sont entrés dans la guerre, Paris, Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques, 1977 ; G. PEDRONCINI, Les mutineries de 1917, Paris, PUF, 1967 ; P. BOUYOUX, L'opinion publique à Toulouse pendant la Première Guerre mondiale, Toulouse, Microfiches Hachette, 1970 ; A. KRIEGEL, « L'opinion publique française et la Révolution russe », in La Révolution d'octobre et le mouvement ouvrier européen, Paris, EDI, 1967 ; P. FRIDENSON (sous la direction de), 1914-1918, l'Autre Front, Cahier du Mouvement social n° 2, Paris, Les Editions ouvrières, 1977; A. LARDEUX, L'opinion en Maine-et-Loire face à la Révolution russe, novembre 1917-novembre 1918, thèse de 3e cycle, Poitiers, 1969. De très nombreux mémoires de maîtrise ont été soutenus que nous ne voulons pas citer ici ; la grande majorité concerne

annés 1917-1918. Aucun ne concerne spécifiquement les années 1915 et 1916...

(3) J-J. BECKER, Les Français dans la Grande Guerre, Paris, R. Laffont, 1980.

(4) Nous empruntons cette distinction essentielle entre histoire de l'opinion et histoire de la mentalité politique à M. AGULHON dans sa préface à la deuxième édition de La République au Village, Paris, Le Seuil, 1979, p. V.


62 J.-L. ROBERT

ranarchîsme en tant que théorie politique, économique et sociale, s'est exprimé par une lutte contre l'autorité et une aspiration à l'intégrale liberté. On peut dire que c'est là l'idéal du siècle. En ce sens le XIXe siècle est le siècle de l'anarchie, qui apparaît diffuse dans tous les domaines (5).

Le groupe des Temps Nouveaux, constitué autour du journal de Jean Grave, à mi-distance de l'anarchisme individualiste de L'Anarchie et de l'anarchisme communiste ou libertaire du Libertaire, est un véritable carrefour, lieu de contact où se retrouvent dès avant 1914 des syndicalistes révolutionnaires comme P. Delesalle et G. Dumoulin, des artistes comme F. Jourdain et Maximilien Luce, des journalistes, de nombreux intellectuels comme Jacques Mesnil, le docteur Pierrot, Francis Delaisi... (6). Par Amédée Dunois et Jacques Mesnil, des liaisons existent avec le socialisme. L'évolution de la grande majorité du groupe pendant la guerre, de la Défense nationale à des positions pacifistes et révolutionnaires, puis l'adhésion — plus ou moins durable — d'une partie de ses membres au communisme représentent un itinéraire assez courant, au moins dans le mouvement ouvrier, pendant la période 1914-1920 (7).

L'itinéraire est, par contre, original par sa chronologie, car c'est dans le courant de 1915 que le groupe bascule. Ici se pose la question essentielle des réseaux relationnels entre le front et l'arrière (8). L'intérêt des civils pour la conduite des affaires militaires, pour le sort des combattants est sans nul doute fort inégal ; mais nous pouvons postuler que dans un pays engagé dans une guerre totale, qui connaît une vie sociale militarisée, l'étude de l'arrière ne peut se dissocier — à un certain niveau de conclusions — de celle de l'avant. Nous avons déjà montré le rôle décisif du va-et-vient des ouvriers mobilisés dans la formation de la conscience ouvrière dans les usines de guerre (9). La correspondance est, ainsi, non seulement un baromètre de l'opinion des civils ou des combattants, mais encore un élément important dans le processus de formation de cette opinion. Dans le cadre d'un groupement quelconque, la correspondance était un moyen privilégié de maintenir un lien entre l'adhérent mobilisé et ses camarades de l'arrière. Elle permettait au groupe de manifester son exis(5)

exis(5) MAITRON, Le mouvement anarchiste en France, I. des origines à 1914, Paris, François Maspero, 1975, p. 479.

(6) Pour la connaissance du groupe et de Grave avant 1914, voir J. MAITRON, Le mouvement..., op. cit. ; J. GRAVE, Quarante ans de propagande anarchiste, Paris, Flammarion, 1973 ; L. PATSOURAS, Jean Grave : French intellectual ani anarchist, 1854-1939, thèse de Ph. D., Akron, The Ohio State University, 1966.

(7) Pour l'évolution du groupe des Temps Nouveaux et plus généralement du mouvement anarchiste pendant la Première Guerre mondiale, voir J. MAITRON, Le mouvement anarchiste en France, H. de 1914 à nos jours, Paris, François Maspero, 1975 ; F. POULET et J.-M. CORDIER, Le mouvement anarchiste français et la guerre de 1914 à 1939, mémoire de maîtrise, Université Paris I, 1971 (très bon travail), D. MERLE, Etude de presse : le journal CQFD, maîtrise, Université Paris I, 1977 ; un des membres du groupe pendant ia guerre a été l'objet d'une biographie : Marie-Noëlle BONNET, Jacques Mesnil, journaliste et critique d'art, 1S12-1940, DES, Université de Paris, 1968. En général, l'année 1915 est fort peu abordée.

(8) Pour les renseignements concernant la situation des fronts, les dates précises des offensives, on a utilisé général GAMBIEZ et colonel SUIRE, Histoire de m Première Guerre mondiale, tome I, Paris, Fayard, 1968.

(9) J.-L. ROBERT, « Les luttes ouvrières pendant la Première Guerre mondiale », Cahiers d'Histoire de l'Institut Maurice Thorez, 4e trimestre 1977, p. 39-40.


LE GROUPE DES TEMPS NOUVEAUX EN 1915 63

tence aux mobilisés, au front ou en province et d'organiser la solidarité. Mais elle était aussi un vecteur d'informations réciproques, tout au moins dans certains cas. Le groupe parisien des Temps Nouveaux, reconstitué en novembre 1914 comme groupe d'entraide, se caractérise par l'abondance de sa correspondance et par une polititique de lecture systématique de celle-ci lors des réunions hebdomadaires du groupe (10). Nous avons trouvé peu de groupes socialistes ou syndicalistes où une telle pratique prenne une si grande ampleur. C'est ce sentiment d'un écart qui nous a amené à vouloir approfondir cette direction de recherche, car c'est souvent l'étude des différences qui permet la compréhension du cas général.

De quels matériaux disposions-nous pour travailler sur cette problématique ? Les archives du groupe ont très vraisemblablement disparu (11), mais les activités du groupe, particulièrement surveillé, ont laissé des traces considérables aux Archives nationales et aux Archives de la préfecture de police (12). Cette documentation a été encore fort peu exploitée. Nous disposons, ainsi, de 52 comptes rendus des réunions hebdomadaires du groupe, du 29 novembre 1914 au 26 décembre 1915, c'est-à-dire de la presque totalité des réunions. La fiabilité de l'information est assurée du fait de l'évidente connaissance — de l'intérieur — du groupe qu'en a l'indicateur (301) de la préfecture de police. Il s'agit d'un militant présent régulièrement aux réunions privées — où aucun « civil » ne saurait être admis à l'occasion — du groupe. Ses rapports ne comportent donc aucune des erreurs parfois monumentales des agents de la Sûreté générale ou de la Police municipale (13). Ils nous informent très précisément sur les discussions du groupe et par là-même nous permettent de retracer son évolution. Pour la correspondance, nos sources sont moins satisfaisantes. Les rapports indiquent — de façon résumée — la teneur du courrier lu par le secrétaire — trésorier du groupe, Charles Benoit. Des extraits des lettres sont parfois cités. Les originaux des lettres semblent malheureusement perdus (14). Seul le dossier Pax (15) nous donne quelques lettres originales que nous avons utilisées. C'est donc

(10) Le dossier Charles Benoit, malheureusement incomplet, aux Archives de la préfecture de police (cote BA 1694), indique que Benoit reçut 692 lettres en 1916 et encore 421 lettres en 1917. Pour l'année 1915, nous avons décompté 315 lettres lues ou résumées lors des réunions du groupe qui annonce 90 correspondants.

(11) Son actif secrétaire pendant les deux premières années de la guerre, Charles Benoit, n'a laissé aucune archive, comme nous l'a indiqué Colette Chambelland à qui nous devons cette information. Le fonds Grave de l'IFHS n'apporte aucune information sur les activités du groupe dans cette période. Il en va de même du fonds Hasfeld déposé au CRHMSS.

(12) Aux Archives nationales, les dossiers du carton F7 13056 (Groupes anarchistes-communistes de Paris 1911-1915) contiennent le plus grand nombre de rapports, mais ce travail n'aurait pu être accompli sans l'heureuse surprise qu'a constitué pour nous le carton BA 1536 des Archives de la préfecture de police. Ce carton. censé contenir, selon l'inventaire, des rapports sur les Congrès socia(13)

socia(13) 1914-1915 (!), nous a permis de compléter la série...

(13) Sur cette question, voir la conclusion de Guy Thuillier et Jean Tulard 2213 et sa Police en France (1789-1914), Genève, Librairie Droz, 1979, p. 207BECKER» 1914..., op. cit., p. 13 et J.-L. ROBERT, « Le radicalisme dans l'appa: deux rapports de police de 1918», Cahiers d'histoire de l'Institut de

marxistes, 3e trimestre 1980, p. 52-64.

(14) Cf. note 11.

de BA 1558 (correspondance pacifiste) aux Archives de la préfecture


64 J.-L. ROBERT

seulement les grandes lignes du contenu de la correspondance que nous pourrons utiliser ici.

Nous faisions l'hypothèse du caractère important, dans la formation de l'opinion d'un groupe, de l'interrelation front/arrière. Nous pensions aussi que ces relations passaient par des médiations que l'on pourrait percevoir au travers de la correspondance. Enfin nous pensions que pour penser pleinement le processus, il nous fallait appréhender trois phénomènes importants :

— le décalage : la perception d'un fait, ses effets ne sont généralement pas immédiats ; il nous fallait cerner ce caractère fondamental dans la construction d'un événement ;

— l'accumulation : il s'agit, dans ce cas, de cerner les effets du répétitif, de rechercher un seuil au-delà duquel la répétition d'un schème amène une rupture des comportements ;

— la contradiction : un même message, même en cas de similitude des conditions de réception, est-il entendu de la même façon?

Pour répondre à cet ensemble d'objectifs, on a utilisé la méthode de l'indice d'implication qui nous a semblé particulièrement adaptée au caractère qualitatif de nos données et à notre tentative de concevoir les interrelations causales aboutissant à une évolution dans le temps.

Le coefficient de corrélation (linéaire ou non) entre deux variables est devenu un instrument usuel des historiens. Ses inconvénients (16) ont déjà été mis en valeur : simultanéité des phénomènes souvent confondue avec action réciproque, danger du corrélat de deux seules variables, nécessité de l'emploi de variables quantifiées, indifférenciation du sens de la relation. Or nos variables sont, toutes, qualitatives, et nous souhaitons rendre compte des effets, des implications de certains phénomènes sur d'autres. C'est à une chaîne, un réseau d'implications qu'il nous faut aboutir (17).

Présentons, donc, brièvement la méthode (18).

(16) Ces critiques n'enlèvent rien à la grande valeur opératoire du coefficient de corrélation.

(17) Les méthodes d'analyse factorielle ou de classification hiérarchique qui permettent de dégager des rapprochements entre les variables nous paraissent dans ce cas également moins intéressantes.

(18) Pour de plus amples développements, voir R. GRAS, Contribution à l'étude expérimentale et à l'analyse de certaines acquisitions cognitives et de certain objets didactiques en mathématiques, thèse d'Etat, Université Rennes I, 1979 H. ROSTAM, Construction automatique et évaluation d'un graphe d'implication, IRISA, rapport n° 150, thèse de 3e cycle, Rennes I, 1981.


LE GROUPE DES TEMPS NOUVEAUX EN 1915

65

Ei : hachures verticales.

Ej : hachures horizontales.

Ei n Ej : hachures verticales et horizontales.

Ei-Ej : hachures verticales seules.

Ej-Ei : hachures horizontales seules.

Soit E l'ensemble des individus ou cas étudiés (ici ce sera l'ensemble des 52 réunions).

Soit Ei l'ensemble des individus ou cas caractérisés par une propriété i commune (par exemple Ei = ensemble des réunions où le groupe reçoit une correspondance à dominante pacifiste).

Soit Ej l'ensemble des individus ou cas caractérisés par une propriété j commune (par exemple Ej = ensemble des réunions qui se tiennent pendant une offensive).

Un simple raisonnement d'honnête homme nous amène à penser :

1. que plus l'ensemble (Ei-Ej) compte d'éléments, plus il y a de chance qu'il y ait relation entre les deux propriétés i et j ;

2. que moins l'ensemble (Ei-Ej) compte d'éléments, plus il y a de chance que la propriété i implique la propriété j (ce qui n'est pas le cas sur la figure, alors que j implique que i).

On étudie donc la variable binomiale Card (Ei-Ej) (19) et l'on utilise le procédé courant consistant à centrer et réduire la valeur de cette variable (20) et à comparer la valeur obtenue à la distribution de l'aire délimitée par la loi normale qui indique alors une probabilité d'implication. La formule qui permet de centrer/réduire la variable Card (Ei-Ej) est :

(19) Card (Ei-Ej) signifie nombre d'éléments de l'ensemble Ei-Ej. (20) Ce qui permet de relativiser la valeur Card (Ei-Ej) à celles de Card (Ei), de Card (Ej) et de Card (E).


66 J--L. ROBERT

où:

Notons que pour chaque couple de variables (i, j), on peut calculer deux indices d'implication, la formule n'étant pas symétrique, ce qui permet de raisonner, éventuellement, en termes de condition nécessaire et/ou suffisante. On pourrait aussi, en l'utilisant avec des précautions que nous n'indiquerons pas ici, user de la règle de la transitivité des implications pour élaborer des chaînes d'implication (21).

Avant d'expliciter la construction des variables utilisées pour les calculs d'indice, il nous faut d'abord éliminer un facteur qui aurait pu être explicatif de l'évolution du groupe : sa composition. Ce qu'il faut souligner — et ce qui rend le problème d'autant plus intéressant —, c'est qu'il n'y a presque aucun changement dans la composition du groupe pendant l'année 1915. Il s'agit d'un petit noyau (22) de fidèles qui évolue vers le pacifisme. Quelques-uns comme les Russes Pupkowicz (dit Tolstoï) ou Paul Fouchs et Marcel Hasfeld (sur lequel nous reviendrons) sont opposés à la guerre dès le début de 1915, mais ils sont alors très minoritaires, d'autres comme Victor Dave ou le Dr Pierrot resteront favorables à Grave et à sa politique donnant priorité à la lutte contre l'envahisseur allemand, mais ils deviendront, à compter d'août 1915, très minoritaires et quitteront le groupe. La grande majorité, autour de Charles Benoit, d'André Girard, de Mereaux, de Delesalle, de Maximilien Luce, de V. Delagarde, de Béranger (23) va évoluer plus ou moins vite, plus ou moins nettement vers le pacifisme, puis l'adhésion à Zimmerwald. D'autre part, au plan quantitatif, il faut souligner la régularité de la présence aux réunions (autour de 10-12 personnes) hebdomadaires ; là encore pas d'afflux brutal permettant d'expliquer un changement de politique du groupe.

La construction des variables est sans doute le travail le plus difficile et le plus décisif, pour l'historien. Ainsi, de premières tentatives où l'on a tenté de prendre en compte les positions du groupe (vue statique) ont échoué. Ce sont bien les évolutions du groupe d'une position à une autre, c'est-à-dire les processus et non les états qu'il nous a fallu chercher à analyser. Nous ne présenterons ici que les seules variables qui se sont avérées pertinentes, c'est-à-dire pouvant

(21) Tous les calculs ont été effectués à l'aide d'une calculatrice programmable TI 59.

(22) On trouvera une très bonne description de « l'ambiance » qui régnait dans ce petit groupe en 1914-1915 dans l'introduction de Jean Prugnot au livre de M.-C. BARDOUILLET, La Librairie du Travail (1917-1939), Paris, François Maspero, 1977, p. 18-21.

(23) Ces militants sont, en sus, de générations fort diverses.


LE GROUPE DES TEMPS NOUVEAUX EN 1915 67

s'insérer dans une chaîne implicative avec une probabilité supérieure à 90 % (24).

Toutes ces variables sont codées en mode binaire (0 non, 1 oui) pour chacune des cinquante-deux réunions. Ce sont :

AG : codée 1 pour chaque réunion où le groupe marque une inflexion remettant en cause de plus en plus nettement sa position initiale (les premières hésitations du début 1915, l'inflexion du début mai, août 1915 où le groupe se rallie à l'action pour la paix, décembre 1915 où il adhère à Zimmerwald).

non AG : c'est exactement la complémentaire de la précédente.

0 : codée 1 pour chaque réunion se tenant pendant une des offensives, codée 0 si non.

D : codée 1 pour chaque réunion où sont lues au moins deux lettres favorables à la Défense nationale.

Pour le reste de la correspondance, on avait d'abord distingué M (correspondance où s'exprime un mécontentement contre les officiers, les conditions matérielles...) de P (correspondance plus politique, pour la paix...). Cette distinction s'est avérée peu fiable — sans doute compte tenu de l'insuffisance de nos sources — et nous avons dû regrouper toute cette correspondance :

G : codée 1 pour chaque réunion pendant laquelle au moins deux lettres type M ou P sont lues.

AC : codée 1 pour chaque réunion où le contenu du courrier lu marque une inflexion « à gauche » du contenu du courrier. On a été amené à régulariser ce différentiel d'évolution de la correspondance à l'aide d'une moyenne mobile sur trois réunions (25).

A partir de toutes ces variables, on peut tenter de mesurer les effets du décalage et de l'accumulation, en construisant des variables du type :

P D

— n, m sera codée 1 pour chaque réunion où le code 1 de la variable D aura été rencontré au moins p fois lors des réunions tenues dans les n semaines antérieures à la réunion et les m semaines postérieures à la réunion.

(24) Les seuils de probabilité retenus comme acceptables varient de 80 % à 95 %. Nous nous rallions à une position médiane.


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Après de nombreux tests, se sont avérées pertinentes :

On, p : sera codée 1 pour chaque réunion tenue entre n et p semaines après la fin d'une offensive (sans en rencontrer une nouvelle...).

O, n : sera codée 1 pour chaque réunion tenue entre le début d'une offensive et n semaines après la fin d'une offensive. S'avéreront les plus pertinentes à l'analyse :

On obtient alors le tableau suivant, pour chaque réunion, codé en binaire :


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Les résultats n'ont pas été tout à fait ceux que nous attendions, car nous avions cru un peu mécaniquement qu'un abondant courrier opposé à la Défense nationale amènerait une évolution du groupe. C'était penser, au départ, l'implication d'une manière bien unilatérale !

Deux chaînes d'implication — que l'on pourrait raccorder, mais avec une perte de clarté — apparaissent :

On constate d'abord, ce que nous n'attendions pas, avec une telle force, l'étroite interdépendance de l'évolution du groupe avec la situation du front. Chacune des grandes offensives crée une situation qui interdit littéralement toute évolution du groupe ; et les effets de l'offensive se prolongent quelques semaines. Voyons les faits. La première grande offensive, celle de Champagne, a lieu du 15 février au 18 mars 1915. Elle met fin aux hésitations que le groupe manifeste depuis quelques semaines. Le 28 février 1915, malgré la venue de Merre, militant libertaire et pacifiste de la Fédération communiste anarchiste, et la lecture de nombreuses lettres de combattants indiquant leur lassitude, l'accord se fait pour dénoncer une possible victoire des Allemands, qui signifierait l'écrasement des libertés, et le peuple allemand lui-même, « imbu de patriotisme », incapable de toute révolution, sauf s'il est vaincu et « poussé par la misère » (26). Encore le 21 mars, le groupe dénonce les atrocités allemandes et le militarisme prussien (27).

Lors de l'offensive d'Artois 1, du 9 mai au 18 juin 1915, le groupe arrête l'évolution amorcée autour des discussions sur la question italienne les semaines précédentes.

Enfin, les offensives (Champagne 2 et Artois 2) du 25 septembre

(26) Rapport 301 du 1" mars 1915, APP BA 1536.

(27) Rapport 301 du 28 mars 1915, APP BA 1536.


LE GROUPE DES TEMPS NOUVEAUX EN 1915 71

au 11 octobre 1915, alors même que le groupe a déjà pris position en faveur de l'action pour la paix, reproduiront des effets proches. Ainsi, le 17 octobre, Mereaux et Delagarde disent encore « craindre une paix bâtarde dont les résultats seraient un surcroît d'armement » (28), reprenant ainsi les arguments souvent développés par Jean Grave. Et, bien que dès le 24 octobre 1915, le groupe prenne connaissance des textes de Zimmerwald grâce à Marcel Hasfeld, il ne les discutera pas avant un mois.

La deuxième chaîne permet de préciser cette synchronie de l'évolution du groupe et de la situation du front : sept ou huit semaines après la fin des combats s'ouvre une phase dans laquelle s'inscrivent toutes les inflexions du groupe des Temps Nouveaux. C'est le cas avec la période qui débute à la fin de décembre 1914 (la bataille des Flandres s'est achevée à la mi-novembre). C'est alors, au début du premier hiver de la guerre, que commencent les premiers doutes. A. Girard s'interroge sur le caractère de la guerre. Le 24 janvier 1915 (29), tous les présents reconnaissent que les officiers français ne valent pas mieux que les officiers allemands et que les peuples français et allemand sont responsables de la guerre. Des critiques plus vives, comme celle de Tolstoï déclarant que si les Français avaient refusé de combattre, les Allemands n'auraient pas marché, ne reçoivent plus de réponse (30).

Fin avril, début mai 1915, une nouvelle évolution se fait dans le groupe qui abandonne formellement sa position favorable à la Défense nationale. L'entrée en guerre de l'Italie ( « véritable marchandage ») (31), les craintes accentuées à propos de la censure constituent alors l'essentiel des discussions, qui ne débouchent pas cependant sur l'adoption d'une position claire, car l'espoir renaît avec la deuxième offensive de 1915.

La rupture décisive a lieu en août 1915. Lors de la réunion du 1er août 1915 (un an de guerre !), la discussion fait ressortir la lassitude, la fatigue des soldats. Des critiques vives sont émises contre les mauvais traitements à l'égard des volontaires russes. Le groupe décide alors d'agir pour la paix et de rédiger un manifeste acceptable où serait mise en avant l'idée que les torts de l'Allemagne « ne sont pas une raison suffisante pour continuer l'extermination » (32). Des contacts sont pris avec Merrheim et Rappoport. Pendant tout ce mois d'août, l'évolution du groupe va aller en s'accélérant. Le 8 août 1915, un exposé de Girard conclut à la responsabilité fondamentale des rivalités économiques dans les origines de la guerre (33). Plusieurs membres du groupe (34) estiment le 22 août que l'Allemagne

(28) Rapport de la préfecture de police du 18 octobre 1915, AN F7 13056 et APP BA 1536.

(29) Rapport 311 du 26 janvier 1915, APP BA 1536.

(30) Réunion du 7 février 1915, rapport 311 du 8 février 1915, APP BA 1536. (31) pierre Renouvin dans son rapport sur l'opinion publique in La France et l' Italie Penadant la Première Guerre mondiale, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1976, p. 13-25 a écrit : « L'opinion française, en mai 1915, a évidemment exprimé sa satisfaction profonde (encore faudrait-il examiner dans quels termes elle l'a fait, et peser les nuances). » Pour le groupe, il s'agit d'une véritable réticence devant l'entrée en guerre de l'Italie.

(32) Rapport 301 du 2 août 1915, APP BA 1536.

(33) Rapport 301 du 9 août 1915, APP BA 1536.

ce sont Charles Benoit, Jacques Mesnil et Mattei, cf. rapport 301 du 23 août 1915, APP BA 1536.


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n'a pas de responsabilités dans le conflit, car elle était maîtresse des marchés en 1914. Les critiques se font vives contre les majoritaires, surtout de la CGT. Grave lui-même sera mis en cause le 12 septembre 1915. Désormais le groupe des Temps Nouveaux se situe clairement dans le camp pacifiste, même si, comme nous l'avons indiqué, à la fin de septembre et au mois d'octobre un temps d'arrêt est manifeste.

Le dernier mois de 1915 est marqué par l'adhésion du groupe aux décisions de la Conférence de Zimmerwald. Il faut souligner la grande importance de l'action de M. Hasfeld, infatigable diffuseur des textes de la conférence et qui a une influence de plus en plus grande sur le groupe. Le 5 décembre, le groupe adhère donc à Zimmerwald ; le 12 décembre, il décide de faire paraître une première lettre aux abonnés des Temps Nouveaux (35). Le groupe passe, de ce fait, des positions et discussions internes à la propagande et à l'action.

Cette dépendance si étroite des évolutions du groupe avec la situation du front mérite qu'on s'y arrête. On ne dispose que de très peu d'études similaires permettant une comparaison. La courbe du moral de la population de l'Yonne (36) atteste, mais moins systématiquement, un même modèle d'évolution : chute du moral en janvierdébut février 1915, en juillet-août-début septembre et en novembredécembre ; remontée de mars à juin 1915 et mi-septembre-début octobre. Mais la courbe montre que le moral est resté toujours satisfaisant. De même à Paris, la confiance semble se maintenir, la guerre se banaliser et la population « accepter la prolongation de l'épreuve » (37). S'il n'en va pas de même pour les adhérents du groupe parisien des Temps Nouveaux, c'est bien qu'il existe une spécificité liée à l'ampleur de la correspondance et, au-delà, des contacts avec la réalité du front. Les membres du groupe eux-mêmes avaient conscience de ce phénomène comme Girard l'écrivit à Jean Grave le 7 mars 1916 (38) :

Encouragé par les correspondances nombreuses reçues des camarades avec qui il [le groupe] était resté en rapport, il fit cette première déclaration... (39).

Mais les effets médiateurs de la correspondance sont difficiles à analyser. Plus que d'un effet direct, l'analyse d'implication nous a montré qu'il y avait presque parfaite simultanéité des évolutions des combattants correspondants et du groupe. Une inflexion à gauche du groupe se produit toujours presque au même moment qu'une évolution de même nature de la correspondance : celle-ci ne précède pas sensiblement, contrairement à ce que nous avions pensé, une évolution du groupe (40). Ici, correspondants et membres du groupe réagis{35}

réagis{35} 301 du 13 décembre 1915, APP BA 1536.

(36) Elle a été publiée par J.-J. BECKER, Les Français..., op. cit., p. 182-183. La chute du moral, par nous relevée, pour le groupe des Temps Nouveaux, de la fin avril-début mai 1915 n'y apparaît pas.

(37) J.-J. BECKER, Les Français..., op. cit., p. 125-132.

(38) Cette lettre est publiée dans la brochure où le groupe exposa le déroulement et les origines de son conflit avec Jean Grave : Groupe des Temps Nouveaux, Deuxième lettre. Un désaccord — nos explications, p. 17-19.

(39) Allusion à la première lettre du Groupe envoyée en janvier 1916, cf. note 42.

(40) Une étude plus fine aurait peut-être pu amener à préciser les rôles respectifs des lettres de mécontentement ou des lettres plus nettement politiques.


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sent en symbiose étroite, les deux processus ne pouvant se penser l'un sans l'autre. C'est donc, pour nous, la révélation de la force d'une réaction culturelle identique, dans des conditions pourtant différentes. L'existence d'un courrier favorable à la Défense nationale s'est révélée plus significative des phénomènes de décalage et d'accumulation que nous avions à analyser. En effet, l'existence d'un tel courrier, sous condition d'une certaine abondance (au moins six lettres) bloque, assurément, le processus évolutif du groupe et ce durablement (près de trois mois). Ces lettres de combattants « jusqu'auboutistes » fonctionnent donc comme un interdit moral très fort. Comment, en effet, envisager d'agir pour la paix si des combattants souhaitent se battre, souhaitent la victoire ? N'est-ce pas les trahir que de simplement se prononcer pour la paix ? Nous ne pouvons encore nous expliquer la singulière chronologie de ce courrier et notamment de son importance en avril-mai 1915, mais nous en percevons au moins l'indéniable influence.

Tirons un bilan de cette étude. En novembre 1914, le groupe des Temps Nouveaux se reconstitue pour assurer

un devoir de solidarité à remplir envers ceux des leurs qui, mobilisés, participent à la lutte en vue de l'écrasement, non du peuple allemand, mais du militarisme prussien et du pangermanisme, menaces perpétuelles pour la paix du monde (41).

En janvier 1916, le Groupe expédie sa première lettre aux abonnés des Temps Nouveaux, où il donne son

entière approbation à l'initiative des camarades qui se sont réunis à Zimmerwald et émet le voeu que cette première entrevue internationale soit le point de départ d'une entente croissante entre les peuples enfin éclairés dans le but de mettre un terme aux massacres et à la dévastation résultant de compétitions inévitables entre rivaux (42).

Nous l'avons vu, cette modification radicale d'opinion du groupe s'articule strictement avec une chronologie des offensives et des longs temps morts. Dans ce cas l'arrière et le front vivent d'un même coeur, ce qui n'est sans doute pas général. La solidarité, la cohérence du groupe paraissent extraordinairement fortes, d'abord par la fréquence des réunions qu'il tient : une réunion hebdomadaire, tous les diman(41)

diman(41) d'un tract-bulletin de souscription expédié en décembre 1914, APP BA 1536.

(42) Cette première lettre n'était jusqu'alors connue qu'au travers des courts extraits publiés par Alfred Rosmer (A. ROSMER, Le mouvement ouvrier pendant La Première Guerre mondiale, tome II, Paris-La Haye, Mouton, 1959, p. 110) ; or ces extraits proviennent de la troisième lettre parue en février 1917 (Groupe des Temps Nouveaux, Troisième lettre, Projets d'avenir, février 1917). La confusion est grave, car la tonalité de la première lettre antérieure d'une année est beaucoup moins brutale. Nous avons retrouvé le texte original de cette courte première tt re dans le Fonds Mauricius à l'Institut français d'Histoire sociale, sous lettres aux abonnés des Temps Nouveaux. Première lettre aux abonnés des T emps Nouveaux, Paris, janvier 1916, 4 p.


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ches matins dans le petit local du journal, rue Broca, mais aussi par l'ampleur déjà évoquée de la correspondance qu'il entretient.

Cette solidarité est sans aucun doute le reflet d'une véritable culture, d'une culture politique où l'éthique de la « paix par les peuples » n'est pas un simple discours creux (43). D'où cette sensibilité qui pousse, ensemble, combattants et civils à demander la paix puis à agir pour celle-ci et ce de plus en plus nettement, lorsque la guerre tend à s'installer.

La longue lettre des membres du groupe à Grave du 20 février 1916 atteste cette horreur de la guerre :

Si comme nous, vous étiez en contact permanent avec les détresses, les misères matérielles et morales que multiplie le voisinage de ce massacre continu [suivent trente lignes de description de ces misères, « boue et pourriture », « épaves mutilées »], le même sentiment intense de révolte qui nous étreint vous étreindrait aussi et la fin prompte, rapide, de cet horrible drame vous apparaîtrait impérieusement nécessaire (44).

Cette aspiration profonde est aussi sensible dans les phases d'offensive perçues, en 1915, comme une voie possible vers la paix, ce qui amène le groupe, souvent de façon implicite, à ne rien faire qui pourrait affaiblir la portée de l'offensive. Le caporal Lepey écrit ainsi au groupe en janvier 1916 :

Je crois que nos grands chefs feront bien d'en mettre au printemps s'ils ne veulent descendre un peu brusquement de leur piédestal (45).

Le groupe ne s'installe donc pas dans la durée. Les seuls éléments perturbateurs de cette tendance ne sont pas dans les lettres où joue l'influence de Grave dont le départ pour l'Angleterre ne peut être perçu que comme la preuve de son extériorité à « la grande famille ». Le 12 septembre 1915, l'unanimité se fait contre Grave « qui est parti en villégiature et se tient à l'écart de tout risque alors qu'il est encore valide et pourrait prendre part à la lutte s'il en est vraiment partisan » (46). C'est la seule correspondance des combattants favorables à combattre jusqu'au bout l'envahisseur allemand qui trouble, et pour plusieurs mois, le groupe.

Groupe original, le Groupe des Temps Nouveaux, sans nul doute! Mais les modèles d'implication, auxquels nous ne prétendons pas donner une quelconque généralité, que cette étude nous a permis de dégager nous confortent dans l'idée d'aller, au-delà de l'étude de l'opinion, vers une histoire des cultures et de leur confrontation à ce vécu terrifiant que fut « la guerre de 1914-1918 ».

(43) « Les amis, les abonnés des Temps Nouveaux et du groupe de propagande par la Brochure formant, il nous semble, de par l'affinité de leurs conceptions une grande famille... » Cet extrait du tract cité ci-dessus (note 41) pour justifier du devoir de solidarité en est une illustration éclatante. Le terme de «grande famille » n'est pas sans rappeler la Fédération du Livre de la CGT.

(44) Cette lettre est parue dans Groupe des Temps Nouveaux, Deuxième lettre..., op. cit., p. 6-11.

(45) Dossier correspondance pacifiste, APP BA 1558.

(46) PP du 13 septembre 1916, AN F7 13056 et rapport 301, APP BA 1536.


Un groupe d'étudiants protestants en 1914-1918

par Rémi FABRE

La Fédération française des Associations chrétiennes d'étudiants est une organisation qui se fonde à l'extrême fin du XIXe siècle (1). Avant 1914, elle est composée à peu près uniquement de protestants mais, comme l'atteste son étiquette non confessionnelle — elle s'intitule simplement « chrétienne » —, elle n'est pas rattachée directement à une église et cherche à échapper aux divisions du protestantisme français ; elle est également détachée, tout en gardant des liens avec eux, des mouvements de jeunesse plus anciens dont elle est issue, les Unions chrétiennes de Jeunes Gens et de Jeunes Filles (UCJG, UCJF). Elle fait partie d'une « Internationale » d'étudiants chrétiens, la Fédération universelle d'étudiants chrétiens (World Christian Student Movement), créée en 1895 ; c'est en partie sous l'influence du fondateur de ce mouvement, l'Américain John Mott, que les groupes amicaux d'étudiants protestants existant dans plusieurs universités se sont regroupés à la fin de 1898 pour constituer la Fédération.

Après des débuts assez difficiles et timides, la « Fédé » — c'est le nom que lui donnent couramment ses membres, dès cette époque et que nous utiliserons à l'occasion — connaît une assez nette croissance à partir de 1908, pour regrouper en 1914 un peu plus d'un millier de membres, dont environ la moitié dans les universités, l'autre moitié dans les lycées.

Parfois contestée dans son propre milieu religieux, elle commence alors pourtant à jouer le rôle qu'elle tiendra pendant plus d'un demisiècle, celui de lieu de formation et de « reproduction » des intellectuels et des principales personnalités protestantes, son influence et son rayonnement dépassant des effectifs relativement modestes.

C'est peut-être cette caractéristique qui nous autorise à faire d'une « micro-société » au sein même de la « micro-société » protestante l'objet d'une étude particulière. Cette étude s'inscrit dans le cadre d'une recherche sur l'histoire de la jeunesse étudiante protestante au XXe siècle, mais elle voudrait en même temps apporter une modeste contribution à cette « grande histoire de l'opinion publique pendant la guerre de 1914 » que Jean-Jacques Becker appelle de ses voeux dans l'introduction de son livre 1914, comment les Français sont entrés dans la guerre.

L'étude de l'opinion de ce petit groupe nous a posé quelques pro(1)

pro(1) article s'inscrit dans le cadre d'un doctorat de 3' cycle en préparation sur la Fédération des étudiants chrétiens au XXe siècle.


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blèmes de sources et de méthodes. Nous voulions en effet, avant tout, saisir les réactions des membres combattants de la Fédération. Or, pendant cette période, les étudiants protestants ne constituent plus un milieu, ils sont dispersés dans les unités de l'armée et se retrouvent, en général, « seuls de leur espèce » dans leur régiment. On ne peut se contenter pour connaître leurs réactions de l'étude de leur revue, Le Semeur, qui donne bien des nouvelles du front, mais reflète un point de vue de l'arrière.

Fort heureusement, nous avons pu disposer, mais seulement pour une dizaine de combattants, d'un témoignage plus direct, une partie de leur correspondance de guerre. L'étude de ces lettres, écrites pour la plupart du front et qui s'étendent sur la quasi totalité de la guerre, constitue donc le cceur de ce travail. Par là nous avons tenté l'expérience d'une « étude d'opinion », fondée sur les réactions d'un tout petit groupe, uni par des liens de militantisme et d'amitié et qui a vécu la guerre de façon particulièrement intense.

L'avantage d'une telle perspective nous semble être d'espérer approcher non seulement les idées, les opinions des membres du groupe, mais aussi leurs sentiments, leurs réactions affectives, presque leurs sensations, bref ce qu'on n'exprime qu'à des proches mais qui constitue peut-être le plus vrai et le plus profond dans l'expérience d'un combattant. Mais nous n'en méconnaissons pas les risques : nous sommes à la limite de l'étude individuelle et de l'étude d'opinion, et le groupe d'amis n'a rien d'un échantillon statistique. Leur unité de vues ne reflète pas la diversité des opinions de la jeunesse étudiante protestante et, malgré le poids de la personnalité du secrétaire général Charles Grauss, il est possible que certaines réactions décrites ici, à propos de la Révolution russe ou du Traité de Versailles, par exemple, soient « minoritaires » à l'intérieur de la Fédération, disons : un peu plus à gauche que l'opinion moyenne.

On aurait donc tendance à privilégier la spécificité et l'originalité de ce petit noyau, à l'étudier pour lui-même sans le « noyer » dans l'ensemble, déjà bien modeste, de son milieu d'origine.

Pourtant, inversement, il faut bien l'inclure dans un ensemble beaucoup plus vaste, puisque ses membres, qui ne sont même pas réunis, partagent le sort de millions de combattants.

Nous avons même été frappés par la concordance des expériences décrites ici avec ce qu'on connaît de l'esprit combattant, ainsi, par exemple, à propos de la coupure entre l'Avant et l'Arrière, à propos du mythe de « la der des der » ou de l'apparition des protestations contre la haine au début de 1915. Au point qu'on se demande parfois si, « coupés de leur base », ces jeunes protestants n'ont pas perdu une partie de leurs particularités pour partager les espoirs, les réactions et les angoisses de leurs compagnons de tranchées.

Tel était bien un des problèmes posé par l'étude — un peu paradoxale — de l'opinion d'un groupe qui n'existe plus (puisqu'il a été brutalement dispersé par la guerre) : l'unité qui existait entre ses membres a-t-elle pu résister à l'épreuve, ces jeunes gens sont-ils encore des « étudiants fédératifs », que leur reste-t-il de commun entre eux et de différent par rapport à ceux qui les entourent, en quoi leur vision de la guerre est-elle originale ? L'étude qui suit apporte, nous semble-t-il, des éléments de réponse à cette question, en


DES ÉTUDIANTS PROTESTANTS EN 1914-1918 77

montrant à quel point la problématique religieuse et morale a continué à les dominer : si l'expérience de la guerre a peut-être mis en question et modifié leur foi, ils ont continué à la placer au centre de leur vie.

I. L'atmosphère de l'immédiat avant-guerre

De pareilles réunions contribuent à la paix du monde d'une manière indiscutable. Je puis le certifier, lorsque vous devez parler de la France, comme ce fut mon cas, et qu'un Allemand, de toute son âme, ouvre la séance en priant pour votre pays, quelque chose se passe en vous qu'aucun mot ne peut rendre (2).

Telles sont les impressions que rapporte Charles Grauss, le secrétaire général de la Fédération française des Associations chrétiennes d'étudiants, du dernier congrès international de son mouvement tenu en juin 1913 à Lake Mohonk aux Etats-Unis.

Les événements devaient infliger le plus cruel démenti à ces espoirs et faire disparaître, après bien d'autres, Charles Grauss quelques semaines avant le 11 novembre 1918.

Au sortir de la grande épreuve, en 1920, Suzanne de Dietrich, animatrice de la Fédération pendant la guerre et très proche des étudiants fédératifs combattants, évoquera le déclenchement de la guerre :

Qui dira le désarroi moral déclenché en nous par la guerre ? [...] Membres de la Fédération universelle des étudiants chrétiens, disciples des premiers apôtres du christianisme social, nous avions au degré suprême le sens de la solidarité humaine [...]. Pleins d'un rêve magnifique de fraternité internationale et d'unité chrétienne, nous partions jeunes et allègres à la conquête du monde. Nous nous réveillâmes les armes à la main... (3).

Avant d'aborder l'histoire des étudiants protestants de la « Fédé » entre 1914 et 1918, essayons d'évoquer l'atmosphère de l'immédiat avant-guerre. Plus qu'un témoignage rétrospectif comme celui que nous venons de citer, nous interrogerons les textes de l'époque en nous demandant s'ils concordent avec ce que dit Suzanne de Dietrich.

Incontestablement, la Fédération française se situe avant 1914 du côté des forces de paix, fidèle en cela à l'idéal du mouvement universel auquel elle appartient. Voici comment le fondateur de la Fédération universelle, John Mott, formule cet idéal en 1911 au congrès de Constantinople :

La Fédération est devenue une des plus grandes forces qui besognent à établir l'unité dans le monde. Elle lie entre eux les peuples et les nations. L'ambassadeur d'une grande puissance à Paris me disait un jour qu'à son sens, ce mouvement fait plus pour unir les nations que les traités d'arbitrage, les alliances militaires et même les congrès de la Paix comme ceux de La Haye. Il avait raison, car ce mouvement lie par le coeur les futurs meneurs des nations : les

(2) Le Semeur, 20 juillet 1913, p. 358. (3) S. de DIETRICH, « Idéal religieux

igieux», Le Semeur, janvier 1920, p. 98-99.


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étudiants. Vous ne pouvez pas unir les nations par la force militaire, ni par la législation, ni par la diplomatie, pas plus que par l'éducation, mais l'amitié et l'amour, et par-dessus tout l'amour mis au fond des coeurs par l'esprit du Christ, constituent un lien puissant et indestructible (4).

Déjà au moment de la conférence de La Haye la Fédération avait manifesté son soutien aux idées d'arbitrage international, tout en prétendant arriver aux mêmes résultats par une « voie indirecte », la formation d'une « disposition intérieure à la paix dans l'esprit des futurs dirigeants » (5).

Dans le cadre de cette « Internationale » chrétienne les Français n'ont pourtant pas noué des liens très profonds avant 1914 avec les Allemands, beaucoup moins qu'avec les Anglo-Saxons. La situation est à cet égard bien différente de celle qui existera entre les deux guerres ; mais ce peu de contacts avec l'Allemagne s'explique peutêtre en partie par la faible importance de la Fédération allemande qui compte moins de 600 membres en 1911, un effectif plus faible que la Fédération française pour un pays majoritairement protestant. L'Allemagne est donc très peu présente dans Le Semeur avant 1913 (6). Il semble pourtant que les dirigeants de la Fédération française, influencés par le mouvement du Christianisme social (7), étaient favorables dans les années d'avant-guerre à un rapprochement avec les forces de paix en Allemagne.

En témoigne l'attitude de la rédaction du Semeur dans « l'affaire Ruyssen » qui occupe de nombreuses pages de la revue entre avril et novembre 1913 (8). Théodore Ruyssen, protestant, professeur à l'université de Bordeaux et président de l'association « La Paix par le Droit », était allé à l'invitation d'un groupe allemand de « conciliation internationale » faire des conférences à Strasbourg et dans d'autres villes d'Alsace ; il prônait le règlement pacifique du problème alsacien par l'autonomie de l'Alsace-Lorraine. Il fut accusé de trahison dans toute la presse nationaliste et attaqué par les Camelots du roi pour avoir déclaré que « la question d'Alsace-Lorraine était une question allemande ». Le Semeur donne la parole à Ruyssen et à un de ses défenseurs, mais aussi à un adversaire particulièrement virulent, Edgar Lafon. S'efforçant d'apaiser l'affaire, Charles Grauss justifie en novembre 1913 Ruyssen, en se plaçant à un point de vue

(4) Actes du Congrès de Constantinople, p. 10. Publiant ce discours de Mon dans Le Semeur, mai 1911, p. 303, la rédaction de la revue signale dans une note la « profonde vérité » de ce passage.

(5) Le Semeur, novembre 1908, p. 22, article de J. Mon, « La Fédération universelle des étudiants chrétiens dans ses rapports avec le mouvement pour l'arbitrage international». Voir dans le numéro de décembre de la même année, page 50, J. DUMAS, « Les origines chrétiennes de la conférence de La Haye ». Une des causes du peu de solidité en 1914 des liens ainsi créés fut peut-être la méthode prônée par Mott : « intensifier les vérités sur lesquelles les étudiants des différentes nations sont d'accord et éliminer les choses qui les différencient » I

(6) Citons à titre d'exception une « lettre d'Allemagne » de P. ARNAL (Le Semeur, janvier 1912, p. 115), très élogieuse vis-à-vis de la piété allemande.

(7) Voir à propos de ce groupe « pacifiste » protestant, D. ROBERT, « Le protestantisme français 1914-1918 », Francia, 1974, p. 415-430, article auquel nous emprunterons d'autres références.

(8) Quatre articles dans les numéros d'avril, mai, juin et juillet, plus un numéro de novembre 1913 intégralement consacré — fait exceptionnel — à « l'affaire Ruyssen ».


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moral, reprochant aux adversaires de Ruyssen de lui prêter des propos qu'il n'aurait pas tenus. Mais il déclare ne pas porter de jugement sur le fond.

Cette attitude nuancée s'explique sans doute par la volonté de ne pas trop « politiser » un mouvement dont l'unité est religieuse et où existent des appréciations différentes. Elle reflète aussi la sensibilité personnelle de Charles Grauss, qui souffre de voir sa région d'origine servir de prétexte à des règlements de compte et veut concilier son attachement à la paix avec son patriotisme d'Alsacien dont la famille avait choisi la France en 1871.

Mais à côté de l'idéal de paix et d'entente internationale dont nous venons de parler, on est frappé, à lire les textes d'avant 1914, de l'importance du patriotisme dans l'esprit des dirigeants de la Fédération française. Il s'agit là d'une tradition chez les protestants français, qui s'explique par les attaques dont ils ont été l'objet de la part des milieux nationalistes. Ces accusations ont été particulièrement violentes au moment de l'affaire Dreyfus puis à propos de Madagascar (9). Mais il semble qu'il y ait eu une réactivation de ces accusations dans l'immédiat avant-guerre, en particulier au moment du vote de la loi de trois ans. Elles émanaient en général de l'Action française mais étaient parfois reprises dans l'Eglise catholique. On en trouve un écho dans Le Semeur à propos de prédications de carême dirigées en 1913 contre les protestants et contre la Réforme (10). Soucieux de prouver leur patriotisme à ceux qui le mettaient en doute, les étudiants protestants opposent une autre image de la France aux « admirateurs d'Ernest Psichari et des enquêtes complaisantes d'Agathon » (11). Différent de celui de la droite nationaliste, cet idéalisme patriotique n'en est pas moins ardent. Il apparaît de façon très nette et prend une très grande importance à partir de 1910-1911 ; il est réaffirmé chaque année depuis novembre 1910 dans l'éditorial qui ouvre le premier numéro de l'année universitaire du Semeur (12). Cette émergence du sentiment national à ce moment-là n'est certainement pas le fait du hasard. Il tient sans doute en partie à la personnalité de Charles Grauss, secrétaire depuis 1907. Mais il reflète également la tonalité de l'époque (13).

(9) D. ROBERT, « Le protestantisme... », art. cit. ; et, à propos de Madagascar, J. BAUBEROT dans la Revue d'histoire et philosophie de Strasbourg, 1972, p. 449484 et 1973, p. 177-221.

(10) Cf. « Histoire partiale, Histoire vraie. Billet du Semeur par A.K. ». Le semeur, avril 1913. L'auteur de cet article est probablement Armand Kuntz, secrétaire de l'Association de Paris, qui sera lui aussi tué à la guerre.

(11) Ibid. Sur l'isolement réel d'Agathon, cf. G. WEISZ, « Associations et manifestations : les étudiants français de la Belle Epoque », Le Mouvement social, juillet-septembre 1982, p. 32.

(12) Voir en particulier de Ch. GRAUSS, « Bon courage », novembre 1910 ; « Pour la France et pour le Monde », novembre 1911 ; « La Rencontre », novembre 1912. En novembre 1913 cet éditorial est remplacé par le numéro spécial consaçré à l'affaire Ruyssen.

(13) Est-ce à dire qu'on puisse parler chez ces étudiants protestants d'un J J aBLE « renouveau nationaliste » dans l'immédiat avant-guerre ? On sait que BECKER dans son livre déjà cité conteste l'existence d'un tel renouveau à l'echelle de la société française. Il n'y voit, contrairement à ce qui a été souvent «M, quun phénomène assez marginal limité à une partie de la jeunesse parisienne des Ecoles. Si on suit son analyse — mais l'indice de ce qui se produit dans un mouvement peu suspect a priori de fascination pour la guerre ou d'hosaute aux valeurs républicaines pourrait conduire à le nuancer —, on pourrait avancer l'explication suivante : le ton très patriotique qu'on trouve dans Le


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Vis-à-vis de cette patrie qu'ils entendent servir, les étudiants protestants se sentent alors investis d'une mission de défense et même de rénovation. Pour Charles Grauss en effet, la France est « anémiée », « menacée de décadence », « travaillée par des germes mauvais » (14). Un des aspects de cette décadence, à en croire un article du secrétaire de l'Association de Paris, Armand Kuntz, est le mouvement de dépopulation qui la frappe du fait de la baisse de son taux de natalité (15). Parmi les influences malsaines qui contribuent à ce déclin sont cités aussi bien le « matérialisme desséchant » que « l'ultramontanisme catholique refusant toute forme de progrès et d'esprit démocratique » (16).

Face à cette situation, on fait volontiers à ce moment-là dans la Fédé le « rêve d'une France régénérée par ses fils protestants » (17). Il faut dire que le mouvement, même s'il est bien modeste par rapport aux ambitions proclamées, est à partir de 1910 en pleine croissance (18). Il est surtout animé par un noyau particulièrement enthousiaste, le groupe des Volontaires du Christ, formé en 1913, que préside Charles Grauss, et dont les membres font voeu de consacrer toute leur vie à l'évangélisation. Dans cet élan, la Fédération peut donc prétendre jouer un rôle dans la vie française, et parler en son nom propre.

Jusque-là en effet, la stratégie de la Fédé avait surtout été dominée par la recherche d'alliances : avec la Libre Pensée dans le mouvement des Universités populaires et au moment de la séparation de l'Eglise et de l'Etat, avec le Sillon dans la lutte morale, dans l'association faite entre religion et démocratie. Ces alliances s'étant chaque fois soldées par des désillusions, on préfère s'affirmer seuls, comme le dit Charles Grauss dans son rapport au congrès de Lyon en février 1914 :

C'est le moment de jeter dans la mêlée des idées, nos idées, et dans la mêlée des hommes, nos hommes. Il faut qu'on nous connaisse, qu'on sache que nous existons, ce que nous sommes et ce que nous voulons. Nous n'avons plus à compter sur les catholiques, du moins ceux de la stricte observance. Les ordres de Rome sont formels, plus que les athées nous sommes considérés comme dangereux, et si vous en doutez, lisez la littérature catholique actuelle.

Nous n'avons rien à espérer des libres penseurs officiels : te loges et les comités nous honnissent. Nous sommes seuls, voilà le fait, seuls pour lutter, seuls pour défendre les idées de liberté et de foi au sein de notre peuple. Il ne sert à rien de se faire illusion.

Semeur de l'avant-guerre de 1914 proviendrait du fait que les étudiants protestants baignaient dans ce milieu universitaire parisien, même s'ils s'y opposaient aux nationalistes les plus actifs, ceux qu'influençaient l'Eglise catholique o» l'Action Française. Quand ils s'adressaient à la jeunesse des Ecoles, les dirigeants de la Fédération pouvaient chercher, plus ou moins consciemment, à faire contrepoids à l'influence de ce nationalisme en le concurrençant sur son propre tel' rain. Cf. également Y. COHEN, «Avoir vingt ans en 1900 : à la recherche d' un nouveau socialisme », Le Mouvement social, juillet-septembre 1982, p. 28-29.

(14) Le Semeur, novembre 1911, p. 7.

(15) A. KUNTZ, « Pour la Vie », Le Semeur, janvier 1914, p. 95 ; et de dénoncer vigoureusement la propagande néo-malthusienne.

(16) Ch. GRAUSS, Le Semeur, novembre 1910, p. 2. Ce texte est écrit au moment de la condamnation du Sillon. ....

(17) Cf. « L'impérialisme français, par D.E. », Le Semeur, juillet 1912, p. 245-249

(18) 650 membres en 1908-1909, 860 en 1910-1911, 1 086 en 1913-1914. Ces chiffres sont donnés par Charles Grauss au dernier congrès d'avant-guerre, tenu a Lyon du 21 au 25 février 1914.


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Nous n'avons aucune alliance à tenter avec qui que ce soit et nous n'en voulons plus faire, car de ces alliances éphémères nous fûmes toujours les dupes (19).

Mais cette solitude est revendiquée avec un bel optimisme, puisque dès novembre 1910, Charles Grauss n'hésite pas à pronostiquer pêle-mêle le déclin de la libre pensée, du catholicisme, de l'internationalisme, du nationalisme et du socialisme et à voir dans l'idéal des étudiants chrétiens un recours, permettant de réconcilier science et christianisme, foi et liberté, démocratie et religion, patrie et univers, de donner à la France les caractères dont elle a besoin, formés à la fois à la liberté et à l'autorité intérieure (20).

Un autre aspect du patriotisme des étudiants protestants de l'époque, complémentaire de l'idée de régénération interne de la France, c'est la conviction du rôle mondial dévolu à la France, au service de Dieu, de l'esprit et de la liberté, conviction exprimée avec un véritable idéalisme messianique. On retrouve ces idées chez un jeune écrivain protestant, Gaston Riou, dont la lettre aux « Jeune-France » publiée dans le numéro du 1er juillet 1912 de La Revue avait connu un certain retentissement et dont la parution est saluée avec enthousiasme dans Le Semeur (21). « La France, écrit G. Riou, est une chevalerie. Nous ne nous enracinons amoureusement en elle que pour mieux nous épanouir dans la large vie universelle. Pour un Français, le devoir individuel, le devoir national et le devoir universel ne font qu'un » (22). Et ainsi, avec G. Riou, les dirigeants de la Fédé rêventils « de la France éternelle, de la vraie Rome oecuménique qui a toujours eu charge de peuples et qui, maintenant, doit guider l'adolescence du monde nouveau, né d'elle, à la Révolution » (23). Ils n'hésitent pas à parler des conquêtes que la France doit faire « non par la brutalité du glaive mais par le rayonnement de l'esprit » (24) et à justifier la notion d'impérialisme, mais « le seul impérialisme qui convienne à la France, celui de l'esprit » (25). Il faut dire que l'idée missionnaire, par définition même « impérialiste », animait le mouvement français, et aussi la Fédération universelle dont le slogan était « l'Evangélisation du monde dans cette génération ».

Et la pratique des congrès internationaux, le prestige dont y jouissait la France et l'ampleur des tâches qu'on prétendait lui confier dans l'évangélisation du monde (partagé de véritables zones d'influence !) ont pu contribuer à renforcer Charles Grauss dans un idéalisme français, même s'il souligne qu'il est nécessaire d'humilier devant Dieu son orgueil national.

(19) « La FFACE en 1913-1914 », [Rapport au Congrès de Lyon], p. 37-38.

(20) Ch. GRAUSS, « Bon courage ! », Le Semeur, novembre 1910, p. 8 sq.

(21) Voir en particulier : « L'impérialisme français par D.E. », Le Semeur, juillet 1912, p- 245-249- Et Ch- GRAUSS, « La Rencontre », Le Semeur, 20 novembre l912, p. 1 à 5 et « Aux écoutes de la France qui vient », janvier 1913, p. 103-108. Aux écoutes de la France qui vient est, en fait, le titre d'un ouvrage de G. Riou. on y trouve un ton assez proche de celui du Péguy de la même époque. Cela n empêchera pas son auteur d'évoluer, après la guerre et son expérience de captivité en Allemagne, sur des positions proches de celles du parti radical et d'un

tain Pacifisme ancien combattant.

(22) Cité par Ch. GRAUSS, « La Rencontre », art. cit., p. 2.

(23) Cité par D.E., « L'impérialisme français », art. cit., p. 249.

(24) GRAUSS, « Aux écoutes de la France qui vient », art. cit., p. 104.

(o) Voir D.E., « L'impérialisme français », art. cit.


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Ainsi, on voit coexister au cours de l'immédiat avant-guerre dans l'esprit des dirigeants de la Fédération française un idéal de paix et d'entente internationale autour des principes chrétiens, et un patriotisme ardent nourri de la volonté de régénérer leur pays et de la conviction du rôle exceptionnel dévolu à la France dans l'évangélisation du monde. Il n'y avait pas de contradiction entre ces deux sentiments puisque la France était précisément présentée comme une messagère de paix dans le monde. Ce sincère attachement à la paix explique la gravité et l'atmosphère très dramatique dans laquelle les dirigeants de la Fédé vivront, au camp des lycéens de Domino (dans l'île d'Oléron), la mobilisation d'août 1914. De ce point de vue, l'étude de l'avant-guerre confirme en un sens le témoignage rétrospectif de Suzanne de Dietrich que nous citions ci-dessus.

Pourtant il nous semble, en un autre sens, que les esprits étaient déjà, presque inconsciemment, préparés à la guerre et que l'enthousiasme patriotique, jusque-là tourné vers la paix, a pu être transposé facilement dans l'idée de la défense de la patrie. Dans le style même et le vocabulaire, l'abondance des métaphores guerrières utilisées pour évoquer l'évangélisation ou la mission, les nombreuses références à la chevalerie ou aux croisades pour décrire le rôle de la France dans le monde sont comme une préfiguration des thèmes qui seront développés pendant la guerre.

Ajoutons qu'on a l'impression en lisant les derniers numéros du Semeur de 1913 et 1914 d'y sentir comme un pressentiment et une inquiétude face à l'avenir. Comment ne pas être frappé, par exemple, par la singulière résonance que prennent après-coup ces paroles qui concluent le dernier rapport de Ch. Grauss présenté au congrès de Lyon le 21 février 1914 :

...L'heure de l'action intense a sonné pour nous. Il faut sortir de nos groupes, faire notre trouée parmi les difficultés, les apathies et les antagonismes.

Hier, il semblait que l'idéalisme allait triompher, on parlait d'apaisement, de liberté, d'entente et voilà que surgissent de l'ombre les puissances de réaction. C'est la lutte plus que jamais, la lutte âpre, écoeurante et louche. Les nuages qui précèdent les jours de tempête s'amoncellent à nouveau sur le ciel de France [...]. A la veille d'une bataille puisqu'aussi bien c'en est une que nous allons livrer, n'ayons souci de rien, hors du but que nous nous proposons d'atteindre [...]. Fourbissons nos armes et puis tombons à genoux et... prions. Quand nous nous relèverons, nous verrons au ciel le symbole des croyants et, n'en doutons pas, aujourd'hui comme autrefois, par ce signe, nous aussi, quand l'heure sonnera, nous vaincrons ! (26).

Il arrive parfois, ainsi, dans l'Histoire, que les métaphores se changent en réalité... Arrachés à leur groupe, et pendant quatre ans, les étudiants protestants allaient faire l'expérience d'une vraie bataille, d'une mêlée « âpre, écoeurante et louche... ».

(26) Ch. GRAUSS, « La FFACE en 1913-1914 », op. cit., p. 37 à 42.


DES ÉTUDIANTS PROTESTANTS EN 1914-1918 83

[I. La Fédération pendant la guerre : la guerre vue de l'arrière

Au moment où la guerre éclate, les principaux responsables de la Fédé sont donc en train d'animer dans l'île d'Oléron un camp de lycéens qui réunit près de 200 campeurs. Dans les premiers jours d'août ils vont rejoindre leur affectation en laissant à quelques lycéens de dix-huit ans le soin d'encadrer et de terminer le camp.

Les responsables comme Charles Grauss et Charles Kuntz et la grande majorité des membres étudiants sont mobilisés ; très vite vont parvenir les nouvelles des premières disparitions, dont celle de Francis Monod, fondateur et véritable « apôtre » du mouvement des Volontaires du Christ ; pour les survivants sa mort sera un peu comme le symbole du sacrifice de toute une génération...

Malgré ces premières pertes et cette grande dispersion, le mouvement n'en continue pas moins à l'arrière et va assez vite se réorganiser en s'appuyant sur les trois « composantes » qui lui restent : les groupes de lycéens, les groupes d'étudiantes, et enfin les « anciens », personnalités protestantes qui depuis ses origines parrainent et encadrent la Fédération. Si l'importance prise par les étudiantes et les jeunes lycéens ne va cesser de croître pendant la guerre, ce sont les anciens qui prennent la direction et vont se présenter comme les porteparole des combattants, surtout dans Le Semeur, la revue des étudiants, celle des lycéens, Notre Revue, restant beaucoup plus aux mains des jeunes.

Le personnage le plus marquant parmi ces anciens est le président de la Fédération, Raoul Allier, professeur à la faculté de Théologie de Paris. C'est lui qui dirige la rédaction du Semeur et rédige les « Tablettes d'or » qui contiennent les notices biographiques de tous les membres de la Fédération tués à la guerre. Ayant perdu son fils dans des conditions particulièrement dramatiques (27), il va se sentir investi d'une véritable mission, celle de parler au nom des combattants et organisera ainsi plusieurs séries de conférences publiques en hommage aux morts. Il participera aussi à la propagande officielle de dénonciation de l'ennemi, en particulier dans une brochure intitulée Les Allemands à Saint-Dié. Sous sa plume et sous celle d'un certain nombre d'autres personnalités du protestantisme français, on retrouve à quelques nuances près la même attitude face à la guerre (28). On affirme ainsi dans Le Semeur la justesse de la cause défendue par la France, la totale innocence de son gouvernement dans le déclenchement de la guerre et l'absolue culpabilité de l'Allemagne, on identifie la cause patriotique à celle de l'Evangile (29).

(27) Disparu à Saint-Dié le 19 août 1914, le sous-lieutenant Roger Allier sera porté disparu pendant deux ans, avant que son corps ne soit exhumé et identifié te 19 mai 1916. A tort ou à raison, son père sera persuadé que, fait prisonnier « seulement légèrement blessé, il aurait été délibérément assassiné au moment du repli allemand.

(28) Cf. D. ROBERT, « Le protestantisme français... », art. cit.

(29) Voir par exemple : « Butin spirituel », par G.B. (sans doute Georges Boissonnas), Le Semeur, année 1914-1915, p. 298-304. Cet article est intéressant dans la mesure où l'auteur y fait état de lettres privées d'un Allemand chrétien baptisé qui s'ùrterroge et dénonce l'horreur de la guerre. L'auteur y écrit : « En la Patrie, nous défendons l'Evangile [...]. Nous disons que cette guerre est directement, positivement, nécessaire au Royaume divin, parce qu'elle établira


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Cette identification est particulièrement nette chez Raoul Allier. Au lendemain de l'armistice il laissera éclater et exprimera dans un article intitulé « Allégresse et Reconnaissance » (30) cette « joie qui est bien à nous et qui nous remue jusqu'au plus profond de notre être ; la gloire de Dieu est sauve » (31), tout en frémissant rétrospectivement à l'idée qu'« il aurait suffi d'une criminelle défaillance des hommes pour amener, au.moins pour un temps, la défaite de Dieu» (32). Pendant la guerre Raoul Allier s'était fait ainsi le champion de la cause de l'Entente, se montrant vigilant, en particulier à la fin de la guerre, vis-à-vis de ceux qui « au nom de l'universalité du péché sont prêts à la paix sans vouloir rechercher les responsabilités et dénoncer les coupables » (33). Son attitude à l'égard de l'Allemagne est dominée par la « question de la culpabilité » ; ainsi explique-t-il dans son allocution pour le jour de prières de la Fédération universelle du 28 février 1915 que si un chrétien doit prier pour ses ennemis, il doit demander pour eux non pas le pardon mais la défaite, qui seule peut permettre leur « conversion », c'est-à-dire leur faire reconnaître leur culpabilité (34). Beaucoup de protestants français à l'époque subordonnaient ainsi toute reprise de relations après-guerre avec les Allemands à cette « question de la culpabilité ».

La dénonciation de l'ennemi n'atteint sans doute pas dans Le Semeur les sommets de chauvinisme qui ont pu exister à l'époque. Signalons quand même, ici et là, quelques articles assez violents, Ainsi Albert Cadier, qui n'hésite pas à assimiler le sacrifice des soldats français à celui du Christ, condamne-t-il en bloc les Allemands, « peuple égaré par de mauvais bergers — pasteurs, prêtres, professeurs, instituteurs, journalistes, chefs militaires, politiques —, tous d'accord pour exalter la force brutale » (35). Léon Maury va plus loin encore, en dénonçant dans la politique allemande dès l'avant-guerre un gigantesque complot de germanisation du monde par le militarisme mais aussi par l'art et la science allemande (36). De tels articles n'émanent pas de collaborateurs habituels, avant-guerre, de la revue, mais plutôt de personnalités protestantes conservatrices auxquelles il est significatif que soit donnée la parole à ce moment-là.

Les amis de la Fédération avant 1914 étaient plutôt des hommes comme Henri Bois, professeur à la faculté de Théologie de Montauban, ou les pasteurs Wilfred Monod et Elie Gounelle, animateurs du mouvement du christianisme social ; ils étaient animés d'un idéal pacifiste. Ces hommes continuent à écrire dans Le Semeur pendant la guerre. Si leurs articles sont différents de ton de ceux que nous venons de citer, ils n'ont pas, sur le fond, une position très différente de celle de Raoul Allier. Ainsi c'est Henri Bois, l'homme qui incarne un « protestantisme des Lumières », qui s'efforce de répondre au prola

prola durable, respectueuse du droit et de la liberté des peuples. Pour Franfz elle est négativement favorable au règne de Dieu, parce qu'elle provoquera la haine de la guerre et le désir de fraternité universelle. »

(30) « Allégresse et Reconnaissance », Le Semeur, novembre 1918, p. 1 à 12

(31) Ibid., p. 3.

(32) Ibid., p. 6.

(33) R. ALLIER, « Responsabilités », Le Semeur, juillet 1918, p. 697-706.

(34) Le Semeur, avril 1915, p. 239-244.

(35) A. CADIER, « Justice d'abord », Le Semeur, juillet 1916, p. 377-387.

(36) L. MAURY, « La Guerre actuelle et la philosophie sociale », Le Semen décembre 1916, p. 33-48.


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blème de la « non résistance au méchant » posé par le Sermon sur la montagne (37) ; s'il examine avec le maximum d'objectivité les arguments des pacifistes chrétiens, il finit par conclure à la nécessité de la résistance et son article sera repris et cité à plusieurs reprises même par les plus bellicistes, un peu comme une caution. Le même homme, très influencé par la philosophie néo-kantienne, défend pendant la guerre la pensée de Kant (38) face aux attaques de certains milieux catholiques nationalistes qui en faisaient avec Luther un des responsables de « l'actuelle barbarie germanique ».

Peut-être cette peur de voir le protestantisme assimilé à la cause allemande a-t-elle poussé certains protestants français à en faire presque trop pour prouver leur patriotisme. Ils ont en tout cas salué avec enthousiasme la formation de l'Union Sacrée et accueilli avec gratitude les considérations de Maurice Barrés qui les reconnaissait comme une famille spirituelle française et soulignait le courage et le patriotisme des soldats protestants (39).

Ainsi, à lire Le Semeur, a-t-on l'impression d'une unanimité patriotique à l'arrière, chez les anciens. Cette impression est peut-être en partie trompeuse dans la mesure où, bien sûr, des positions différentes n'auraient pu s'exprimer dans la revue. Th. Ruyssen, qui, d'après ce que nous savons, était resté fidèle à ses idées d'avant-guerre (40), garde le silence pendant toute la guerre.

Pourtant cette impression doit comporter une bonne part de vérité, puisque, nous allons le voir, elle est corroborée par ce qu'en disent à l'époque les représentants de la jeune génération. Suzanne de Dietrich évoque ainsi dans son article de 1920 cette « grande partie de l'apologétique chrétienne » qui « s'assignait pour tâche essentielle de blanchir Dieu et l'Entente de toute responsabilité dans la guerre » (41).

Y a-t-il donc, à propos de la signification de la guerre et de l'attitude vis-à-vis des ennemis, une coupure entre l'arrière et l'avant, ou plutôt entre les jeunes et les anciens ?

III. La signification de la guerre pour les jeunes et les combattants

La réponse à une telle question n'est pas évidente. Il n'est en tout cas pas possible de l'apporter en se référant aux seules sources utilisées jusqu'ici, les articles des revues du mouvement. Sans doute Charles Grauss et d'autres combattants envoient-ils pendant la guerre des articles et messages qui paraissent dans Le Semeur, en général signés d'initiales sous lesquelles il est facile de mettre un nom. Mais dans de tels articles une certaine « autocensure » ou en tout cas une certaine prudence verbale pouvaient se manifester. Même si on n'était pas combattant il pouvait en être de même. Dans un article paru dans

(37) H. Bois, « La Non-Résistance au Méchant », Le Semeur, février 1915, p. 121140 et mars 1915, p. 169-199.

(38) H. Bois, « Kant et l'Allemagne », [Conférence prononcée le 4 février 1916], Le sement février 1916, p. 97-176. (39) Voir dans Le Semeur le compte rendu des idées de Barrés au cours de

(40) C'est ce qu'écrit en tout cas S. de DIETRICH qui fait allusion dans un de intimes (inédit) à une entrevue avec lui en mai 1916. (41) Suzanne de DIETRICH, « Idéal religieux », art. cit., p. 99.


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la revue des lycéens, Notre Revue, Robert Pont fait nettement allusion à ce problème (42) : « Ce que nous pouvons et devons dire entre nous, dans un petit cercle d'amis, ne peut être clamé sur les toits, à tort et à travers. Il est très délicat de parler d'amour à des esprits irrités, qui ont vu tout ce qui leur appartenait saccagé, ou à des âmes ulcérées qui ont vu partir, pour ne plus revenir, ceux qu'ils aimaient. »

Fort heureusement, pour connaître les vraies pensées de certains combattants et membres de la jeune génération, pour pénétrer dans un de ces « petits cercles d'amis », nous avons pu consulter une source irremplaçable, toute la correspondance de guerre conservée par Suzanne de Dietrich, qui comporte les lettres qui lui étaient adressées pendant la guerre par un peu plus d'une dizaine de combattants (43), Issue d'une grande famille d'industriels alsaciens, Suzanne de Dietrich avait fait des études d'ingénieur en Suisse, puis s'était mise au printemps de 1914 au service de la Fédération française pour deux ans, après avoir entendu parler Charles Grauss au congrès de Lyon de 1914. Arrivée à Paris au début de l'été 1914, elle n'avait donc que peu connu la Fédération d'avant-guerre ; si on excepte Charles Grauss, la plupart de ses correspondants (44) sont des membres de la jeune génération qu'elle a connus à Paris avant leur départ à l'armée ou au moment de leurs classes à Saint-Cyr. Le groupe d'amis dont elle a conservé les lettres ne saurait donc refléter l'opinion de tous les fédératifs combattants ; mais il n'en est pas moins significatif, d'autant plus que la plupart de ses membres font partie du mouvement des Volontaires du Christ, véritable « noyau » de la Fédération, et qu'ils sont tous fortement influencés par la personnalité de Charles Grauss. Nous ferons donc appel en priorité à leur témoignage tout en sachant que, même dans une correspondance privée, on n'exprime pas forcément tout ce qu'on pense.

A première vue, la position des combattants et des membres de la jeune génération diffère assez peu de celle de leurs aînés en ce qui concerne la signification de la guerre. Ils croient eux aussi à la justesse de la cause qu'ils défendent et sont prêts à donner leur vie pour leur patrie. Nous avons parlé du patriotisme de Charles Grauss avant la guerre ; ce patriotisme se reflète très nettement dans les messages qu'il envoie au Semeur, surtout dans les débuts de la guerre. Dans son message pour la journée universelle de prière du 28 février 1915 par exemple : « La France est attaquée, elle subit l'agression la plus odieuse que l'histoire ait jamais enregistrée ; une partie de son sol est soumise au pillage et à la dévastation [...]. Il faut par la force répondre à la force » (45). S'il partage la même foi patrioti(42)

patrioti(42) « pour l'amour, contre la haine », Notre Revue, janvier 1915, p. 25-27. L'auteur, Robert P., est Robert Pont, secrétaire des lycéens, qui s'apprêtait alors à partir pour le front. Nous avons pu avoir accès aux soixante et une lettres de sa correspondance de combattant avec Suzanne de Dietrich.

(43) Qu'il nous soit permis de remercier Sylvaine Moussât, dépositaire des papiers de Suzanne de Dietrich, qui nous a permis de les consulter et étudier abondamment ; ainsi que les membres des familles des correspondants que nous avons pu retrouver, comme M. Maurice Pont et Mlle Ghislaine Grauss, qui nous ont permis de faire état de ces lettres pour la plupart inédites. ,,

(44) Par exemple Robert Pont, Alexandre de Faye, Charles Westphal, Teddy Kriegk de la classe 15, Jean-Baptiste Couve, Paul Conord, classe 16, Georges Bois, Jean Médard, Emmanuel Haein, classes 17 et 18.

(45) Message paru dans Le Semeur, avril 1915.


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que que les anciens, Charles Grauss insiste pourtant beaucoup plus sur l'idée qu'en se battant contre le militarisme allemand, on fait « la guerre à la guerre » et que c'est cela qui rend la guerre sainte (46). Ce que nous avons pu lire dans les correspondances privées ne contredit en tout cas pas ce patriotisme, même s'il est beaucoup plus affiché dans les premiers mois de la guerre que par la suite.

A mesure que la guerre s'enlise et face au « bourrage de crânes » de la propagande officielle, certains doutes ont pu se faire jour. On peut le comprendre rétrospectivement par l'enthousiasme qui saisit au printemps 1917 des hommes comme Charles Grauss et Alexandre de Faye à l'annonce de la Révolution russe. Voici ce qu'écrit A. de Faye, grand admirateur de Jaurès, assez proche des idées socialistes, à Suzanne de Dietrich le 8 avril 1917 : « Le sens profond des événements commence à apparaître. Le mot le plus juste sur l'heure présente a été dit par Grauss : « La guerre devient vraiment sainte. » Pénible a été cette évolution. Il a été difficile de se défaire du vieux levain impérialiste. Maintenant c'est vraiment une poussée démocratique qui vient déferler sur les murs de la forteresse germanique. » De cet enthousiasme pour la première Révolution russe, on ne trouve pas trace dans Le Semeur où la seule allusion aux événements de Russie est au cours de l'été 1917 une note qui fait l'éloge... de l'attitude des cosaques ! Inversement après octobre 1917, la revue condamne nettement, à plusieurs reprises, l'action des bolcheviks, alors que Charles Grauss, Alexandre de Faye, Suzanne de Dietrich et leurs amis se contentent de ne plus parler dans leurs lettres de la Russie.

Apparemment ces positions politiques différentes ne reflètent pas un conflit de générations. Des hommes comme Elie Gounelle ou d'autres anciens devaient d'ailleurs certainement partager les idées de Grauss sur la Russie. Inversement, certains parmi la jeune génération fédérative de l'époque ont dès le départ ressenti la Révolution russe comme une catastrophe (47). Pourtant Charles Grauss et ses amis ont eu l'impression que la jeunesse partageait leur enthousiasme et leurs espoirs, alors que la vieille génération s'y opposait.

Cette divergence de vues n'empêche en tout cas pas une assez large convergence dans l'appréciation portée sur la guerre autour de l'idée de défense de la patrie.

Une chose pourtant sépare les combattants fédératifs, ceux du moins qui sont proches des idées de Charles Grauss, des positions des aînés : c'est qu'ils n'éprouvent pas de haine vis-à-vis des Allemands et s'indignent au contraire de ce déferlement de haine qu'on trouve jusque dans des églises chrétiennes.

Charles Grauss, Suzanne de Dietrich et leurs amis éprouvent ces sentiments dès le début de la guerre, à un moment où ils étaient vraiment à contre-courant de l'atmosphère dominante : « Pour ce qui est de notre devoir de chrétien, il me paraît de plus en plus, écrit Charles

(46) « Cette guerre abominable est à nos yeux une guerre sainte car nous voyons en elle la "guerre à la guerre". » In « Que ton règne vienne : méditation flans un fort » par ..., article non signé de Charles GRAUSS, Le Semeur, novembre 1914, p. 11.

(47) C'est ce que nous a dit M. Jacques Diény, lycéen et membre actif de la Fédération en 1917, que nous voudrions remercier ici bien vivement d'avoir bien voulu évoquer pour nous ses souvenirs.


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Grauss à S. de Dietrich le 26 octobre 1914, que nous devons « aimer ». Il faut que notre amour soit si grand qu'il fasse contrepoids à la haine grandissante qui se développe autour de nous et même parmi nous... (Et de parler d'« explosions de vengeance qui déchirent le coeur ») (48). Il était sans doute assez difficile d'exprimer officiellement de telles idées fin 1914. Robert Pont, qui, nous l'avons vu, fait allusion à ce problème dans Notre Revue, écrit à Suzanne de Dietrich le 1er décembre 1914 à propos d'un « merveilleux sermon » qu'il venait d'entendre sur le pardon des offenses : « merveilleux mais trop beau. En général, on considère que [le pasteur] est allé beaucoup trop loin pour l'heure et qu'il a fait une grave erreur. Profitons de cette expérience d'un autre pour attendre un moment plus favorable... ».

Mais assez vite, dès les premiers mois de 1915 cette impression d'isolement va disparaître et les protestations contre la haine vont se faire plus assurées. « Vous vous rappelez combien à un moment nous avons souffert de voir qu'aucune voix ne protestait contre les cris de haine qui s'élevaient de toute part. Mais il n'en est plus ainsi, on commence à s'élever contre les pensées de haine et on n'accuse pas ceux qui protestent d'être des antipatriotes, n'en déplaise à M. A... », écrit Robert Pont le 28 mars 1915 (49). Et dans une autre lettre, il envisage l'attitude des Allemands de façon assez différente des articles du Semeur :

Merci de m'avoir dit ce qu'avait déclaré le Président de la Fédération allemande [...]. Je le plains d'être ainsi aveuglé et pourtant, peut-on leur faire grief d'avoir confiance en leur patrie ? Mais quelle situation douloureuse est la sienne ! Etre sûr que le droit est de leur côté, être sûr aussi que la victoire leur serait fatale, c'est terrible, et nous pouvons les entourer de toute notre sympathie malgré l'abîme qui sépare nos deux nations. Dans de telles occasions, la prière pour les ennemis devient singulièrement facile (50).

Cette attitude n'est pas le fait d'un isolé. Un autre des correspondants de S. de Dietrich, Teddy Kriegk, lui écrit aussi : « qu'il m'est doux, Suzanne, de sentir que nous sommes tout un noyau d'amis qui envisageons la guerre comme une calamité qui ne doit plus jamais se reproduire. Il y a encore tant de gens qui pensent différemment. Hier au culte protestant, notre aumônier, M. L..., de Nîmes, a prié Dieu d'écraser l'Allemagne, d'apporter assez d'intelligence à nos savants pour inventer quelque chose de pire que les gaz, etc. Oh, si Jésus avait été là parmi nous, ne se serait-il pas levé pour traiter d'insensé celui qui en Son Nom parle ainsi ?» (51).

Si ces paroles datent de la fin de 1917, de tels sentiments ont été éprouvés, nous l'avons vu, dès le début de la guerre par des hommes comme Charles Grauss, Teddy Kriegk, Robert Pont, Alexandre de Faye, etc., avant même leur contact avec le Feu. Mais on a quand même l'impression que leur expérience des tranchées a contribue

(48) Lettre de Charles Grauss à Suzanne de Dietrich, 26 octobre 1914.

(49) Lettre de Robert Pont à Suzanne de Dietrich, correspondance inédite, lettre 7, du 28 mars 1915.

(50) Lettre de R. Pont à S. de Dietrich, lettre 8, camp de Chibron, 18 avril1915

(51) Lettre de Teddy Kriegk à S. de Dietrich, correspondance inédite, lettre du 5 novembre 1917.


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à les renforcer ; elle a amené un homme comme Charles Grauss à les exprimer publiquement dans le dernier message qu'il envoie au Semeur au mois de février 1916 pour le jour de prières de la Fédération universelle. Ce message contraste nettement par le ton avec celui de l'année précédente, dont nous avons cité un passage très patriotique. En 1916 Ch. Grauss a derrière lui plus de dix mois de tranchées. « Nous serons joyeux enfin, mes chers amis, écrit-il en conclusion de son message, parce qu'en nos coeurs il n'y a point de haine et qu'à cause de cela notre jour de prières pourra être consciencieusement, religieusement, un jour universel de prières [...]. Nous voulons vaincre, nous voulons lutter tant qu'il faudra, mais nous nous sentons paisibles ; dans la mêlée, nous conservons l'âme sereine et pure. La violence de la lutte ne nous fait pas oublier que tous les hommes sont frères malgré les erreurs et malgré les crimes ! » (52). Après 1916, il n'écrira plus dans Le Semeur et ce silence s'explique, nous le verrons, par un sentiment d'incompréhension et des remises en cause plus radicales. En tout cas, les combattants fédératifs ont eu l'impression que leur refus de la haine était partagé par leurs camarades des tranchées : « grâce à Dieu, un an et demi après, écrit Robert Pont, non sans quelque optimisme, la haine ne se trouve que dans les journaux et chez les vieux qui contemplent la guerre du fond de leur fauteuil. Ceux qui souffrent et peinent dans la boue des tranchées ne la connaissent pas... » (53).

Cette boue des tranchées, cette expérience du Feu, essayons de voir maintenant comment l'ont décrite ces étudiants protestants pour qui la guerre représentait au départ une situation si différente de leur idéal chrétien.

IV. La guerre vécue. Le sacrifice

L'idée du sacrifice des combattants, si pleine de connotations religieuses est, nous l'avons vu, un des lieux communs de la littérature et des « prédications » de l'arrière. Hagiographie, culte des morts, on retrouve tout cela dans Le Semeur, parfois exprimé avec une sorte de lyrisme flamboyant (qui peut provoquer aujourd'hui certaines réactions d'allergie...) : « Ceux-là mêmes, parmi eux, qui sont tombés, écrit Wilfred Monod parlant des fédératifs morts à la guerre, n'auraient pas imploré notre pitié. Au surplus, nous les envions trop pour les plaindre ; oui, nous les envions, d'avoir savouré l'inestimable privilège de conférer un sens à leur mort » (54).

Contrairement à ce qu'on pourrait croire, ce genre de littérature ne semble pas avoir provoqué chez les combattants fédératifs, même chez ceux qui ont particulièrement ressenti la rupture entre le Front et l'Arrière, l'irritation ou la colère. Charles Grauss lui-même parle

(52) Ch. GRAUSS, « Message » [article non signé mais la formule « Nous n'avons Pas besoin de dire de qui est ce message » désigne tous les textes de Charles

pendant la guerre], Le Semeur, mars 1916, p. 202-205.

de Robert Pont à S. de Dietrich, lettre 21, Saint-Cyr, 7 mars 1916. (54) W. MONOD, « Le prix du sang », [Prédication prononcée le 22 décembre 1916 dans l'église Saint-Jean au service religieux organisé en mémoire des étudiants morts pour la patrie], Le Semeur, janvier 1916, p. 69-76.


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à diverses reprises avec éloge dans sa correspondance de Wilfred Monod, qu'il range parmi les quelques personnalités protestantes capables de comprendre la génération du Feu.

Sur un ton moins enflammé, une personne aussi proche des combattants que l'était Suzanne de Dietrich n'hésite pas à écrire à ses amis qu'elle voudrait être à leur place, qu'elle rêve du sacrifice et du don intégral de sa vie :

Voyez-vous, j'envie parfois ceux qui sont au front. Toujours regarder souffrir et tomber ceux qu'on aime. Toujours rester à l'abri des coups qui vous frappent...

Il est vrai que les combattants fédératifs étaient particulièrement familiarisés dès avant la guerre avec la notion et l'idéal du sacrifice, Cette idée était par exemple au centre de la « doctrine » du mouvement des Volontaires du Christ qui prononçaient des voeux solennels où ils juraient de faire au Christ le don intégral de soi et de consacrer toute leur vie à l'Evangélisation. On comprend que cet idéal ait pu être transposé pendant la guerre en l'acceptation de la mort, le mot même de volontaire prenant alors une nouvelle résonance.

Quelqu'un comme Alexandre de Faye reflète bien cette attitude. En témoigne par exemple cette lettre à Suzanne de Dietrich, du 20 novembre 1915, écrite de Chaumont, au lendemain de l'offensive de Champagne.

Ma chère amie,

J'ai beaucoup regretté de ne pouvoir causer avec vous lundi dernier. Si vous saviez quelle joie profonde j'ai éprouvée quand vous m'avez dit que le mouvement des Etudiantes Volontaires existait! Et maintenant chaque jour, je pense particulièrement à vous. Je vous unis dans ma prière ardente à nos frères volontaires. Oh! comme je sais que vous avez compris la consécration totale et que votre âme tressaille devant la beauté du sacrifice. Unissons-nous à Jésus dans un suprême effort d'amour rédempteur. Etre des sait veurs. Etre tellement unis avec le Christ que par nous, la folie rédemptrice se répande dans le monde. Pour moi mon âme ne peut que chanter un hymne de reconnaissance au Père qui a été le Dieu des bons et des mauvais jours. Je vous suivrai en pensée pendant tout cet hiver. Tenez ferme ce que vous avez dans l'attente du jour où nous reviendrons. Oui, nous savons profondément que rien ne pourra nous séparer de l'amour de Dieu manifesté en Jésus-Christ notre Seigneur. A Dieu ma bien chère amie et soeur. Que l'esprit de Jésus-Christ soit en vous.

Votre très affectionné Alex de Faye.

La personnalité particulièrement entière et enthousiaste d'Alexandre de Faye, et aussi le niveau encore élevé du moral en 1915 (le mê me homme connaîtra des heures de doute et d'angoisse après Verdun et la Somme) expliquent peut-être le ton assez enflammé de cette

(55) Lettre de S. de Dietrich à Paul Conord, à propos de la mort de Ch. Grau» 28 septembre 1918, correspondance inédite.


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lettre : « Qu'il est beau, écrit-il encore à quelques jours de là, de pouvoir donner sa vie sans phrases et totalement » (56).

Son ami Robert Pont l'envie, au même moment, d'avoir atteint de tels sommets et d'accepter avec joie l'idée du sacrifice. Cette joie, éprouvée à certains moments d'exaltation, apparaît plutôt pour beaucoup de combattants fédératifs comme une sorte d'idéal et de devoir presque inaccessible. Plus sincère peut-être apparaît, à la lecture du Semeur, un Alfred Aeschimann, qui soupire avant le départ, au moment où il s'efforce « d'accomplir le sacrifice dans son coeur » : « c'est si dur de se résigner à la mort à vingt ans » (57).

Devoir ascétique ou idée acceptée avec joie, la notion de sacrifice est au centre de l'univers mental des combattants fédératifs. Leur christianisme les appelait à se charger comme le Christ du fardeau de la souffrance. Ainsi expriment-ils, comme Robert Pont, pendant leur instruction militaire, leur hâte de partir pour le front pour être au contact avec « l'autre France, celle qui se bat, qui se donne » (58).

Cela ne veut pas dire, bien sûr, que tous les comportements aient suivi le modèle idéal proposé : la Fédération a bien dû avoir ses « embusqués », qu'il est plus difficile de retrouver. Mais le nombre élevé de tués par rapport aux effectifs du mouvement semble indiquer qu'ils ont été l'exception (59).

Si l'acceptation du danger et de la mort demande du courage, elle ne pose pas à un combattant chrétien de problème de conscience. Il n'en est pas de même quand il s'agit de donner la mort et d'enfreindre donc un des commandements les plus sacrés. Nous touchons là, comme l'a montré Antoine Prost à propos des souvenirs des anciens combattants, à un des points les plus secrets de la Grande Guerre. Comme les autres combattants, les fédératifs ne racontent jamais avoir rué un ennemi mais cela leur a posé un problème de conscience. Ainsi Teddy Kriegk avoue-t-il à Suzanne de Dietrich avoir été « au début de la guerre troublé par ce grave problème » (60) (celui de concilier le devoir du chrétien et celui du combattant).

Certains fédératifs comme Robert Casalis préféreront servir comme brancardiers pour « être attaché surtout à un ministère de pitié » (61). Son cas est cependant une exception. Plus fréquemment dans leur souci d'être au premier rang, certains fédératifs comme Ch. Grauss ou A. de Faye seront volontaires pour servir dans une compagnie de mitrailleuses, armes que Charles Grauss décrit comme des « ouvrières de mort ». Il n'y aura pendant la guerre aucun cas d'objection de conscience, à la différence de ce qui se produit alors dans la fédération britannique. Un tel acte était même inconcevable et ce n'est qu'après-coup que l'idée de l'objection naîtra chez des anciens combattants comme Henri Roser.

(56) Lettre d'Alexandre de Faye à S. de Dietrich, 30 novembre 1915, de Chaumont.

(57) Voir notice dans « Les Tablettes d'Or du Semeur », Le Semeur, août 1915, P. 433442.

(58) Lettre à S. de Dietrich du 21 février 1915.

(59) « 143 membres, soit un cinquième de notre chiffre d'étudiants et lycéens 1920 » p. Maury en 1920 au Congrès de Montpellier (Le Semeur, mars-avril

(60) Extrait d'une lettre du 12 avril 19l5.

(61) Voir notice dans les « Tablettes d'Or » du Semeur, 1915-1916, p. 409-421.


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Mais cette guerre dont les souffrances sont acceptées « comme une consécration » (62), qu'on veut faire en première ligne, comment est-elle vue et décrite par les combattants ? On rencontre ici un problème habituel à propos de la guerre de 1914 : beaucoup de combattants considèrent leur expérience comme inexprimable, impossible à décrire à quelqu'un de l'arrière, à plus forte raison peut-être à une femme. C'est ce que dit Charles Grauss à Suzanne de Dietrich à propos de Verdun : « Notre imagination à nous qui avons vu évoque des choses bien plus effroyables que tout ce que vous pouvez supposer, car personne n'a jamais pu et ne pourra jamais décrire l'incroyable et infernale réalité » (63). Dans la plupart des lettres que nous avons consultées, les combattants font preuve d'un très grand mutisme sur les choses de la guerre. L'exemple le plus frappant en est Alexandre de Faye. Sous-lieutenant puis lieutenant, il a été de toutes lés batailles à la tête d'un peloton de mitrailleuses : offensive de Champagne en 1915, Verdun et la Somme en 1916, le Chemin des Dames en 1917, tué en Champagne le 1er octobre 1918. Dans ses six citations et l'intitulé de sa légion d'honneur il est présenté comme « un officier d'un sangfroid et d'une bravoure hors du commun », « plein d'audace et d'un mépris absolu du danger ». Or jamais, dans son abondante correspondance avec Suzanne de Dietrich, Alexandre de Faye n'a un mot sur la guerre sinon pour se plaindre de son aspect abrutissant qui l'empêche de pouvoir lire et travailler comme il le souhaiterait. Il se passionne au contraire pour tout ce qui est culture, discussions religieuses, philosophiques et politiques, manifestant une soif de savoir qu'il compare à celle de ses héros favoris Pantagruel et Gargantua,.,

On trouve pourtant dans les différentes sources que nous avons consultées des descriptions de la guerre faites par les combattants. Elles sont bien sûr différentes selon leur destination : on n'écrit pas la même chose sur la guerre pour une revue ou dans une lettre personnelle ; mais on ne présentera pas non plus les choses de la même façon selon qu'on s'adresse à des parents, à une fiancée, à des amis. Il est donc bien difficile, si on peut relever les « différences de niveau » entre ces textes, de retrouver une expérience « brute », « originaire ».

Les récits qui paraissent dans Le Semeur insistent en général, à quelques exceptions près (64), sur l'aspect horrible de la guerre, avec des mots qui restent pourtant abstraits et un peu conventionnels. Plus frappante est la façon dont Robert Pont raconte à Suzanne de Dietrich ce qu'il a éprouvé sur le champ de bataille de Verdun, où, blessé, il réussit à regagner ses positions en se traînant seul pendant deux heures « sous un véritable déluge de marmites ».

Jamais je ne pourrai oublier ces deux heures-là, pas plus que je n'oublierai la vision d'horreur, de feu et de sang, que j'ai eue làbas [...]. Peut-on oublier jamais tous ces cadavres jonchant la pente du Mort-Homme, cadavres sur lesquels il m'a fallu parfois passer

(62) Lettre de R. Pont n° 11, 13 juillet 1915, 1re lettre du front.

(63) Lettre de Ch. Grauss du 11 mars 1916. ,

(64) Ainsi Henri Gounelle décrit-il la tranchée en insistant sur son côteé pitto resque et esthétique. Voir la notice qui lui est consacrée dans les « Tablettes d'Or » (Le Semeur, juillet 1915).


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pour revenir ou m'aplatir même pour ne pas être blessé ? Mais on ne peut pas dire tant d'horreur et j'aime mieux m'arrêter... (65).

Un tel récit, tout frappant qu'il soit, reste encore une description faite après-coup et « rationalisée » d'une expérience qu'on juge indicible. L'impact du Feu, en profondeur sur certaines personnalités, c'est moins dans la façon dont ils racontent la guerre qu'il faut le chercher qu'ailleurs, peut-être dans un ton plus grave qu'on trouve dans les lettres après les premières semaines passées sur le Front. Voici un témoignage qui nous permettra de saisir ce qu'éprouvait sur le moment un combattant et aussi de mesurer le décalage entre ce qu'on écrivait même à un ami et ce qu'on ressentait : dans une lettre du 14 octobre 1915, Robert Pont, alors dans un secteur calme et sans danger, écrit à S. de Dietrich : « j'ai reçu une carte de Westphal ; très bien ; plein de confiance et de courage ; il est en pleine fournaise [au moment de l'offensive de Champagne] ; et je comprends qu'il n'y ait pas dans sa lettre ce quelque chose de triste que je trouvais dans toutes ses autres missives. J'imagine en effet que tous ceux qui étaient en Champagne n'ont pas pu ne pas être entraînés dans un immense élan d'enthousiasme et de joie. Surtout quand, comme Westphal, on sait d'une façon précise pourquoi on est là et que, par conséquent, c'est un coin du voile qui cache l'idéal qui se soulève et s'en va en lambeau par un beau jour de victoire » (66). Nous n'avons pu retrouver cette carte écrite par Charles Westphal. Mais voici ce qu'au même moment celui-ci écrivait dans ses carnets intimes, le 29 septembre 1915 : « Je viens de passer par une journée terrible et j'étais prêt à marcher à une mort certaine, j'étais dans la fournaise. Est-ce un miracle, me voici tout de même encore en vie, les oreilles sifflantes du fracas à peine apaisé de la mitraille, l'âme comme hébétée. Oh ! cette mort qui m'environne et ces cadavres ! J'irai à la mort d'une manière digne, mort, mort, mort, hantise tout cela est terrible, j'ai froid. Dans un semblant de tranchée près de Borles » (67). On a l'impression d'être le plus près possible de la guerre vécue, d'une expérience « nue », dépouillée de tous les masques qu'on prend visà-vis d'autrui ou de soi-même. Non qu'il faille conclure devant le décalage de ton entre la carte dont parle R. Pont et ces impressions à chaud, murmurées (ou criées ?) pour soi-même au fond d'une tranchée à un manque de sincérité dans le premier texte. Charles Westphal était vraiment convaincu de la nécessité de faire la guerre, comme il l'écrit ailleurs dans son journal : « Ici c'est ma place, je le fais avec joie, c'est pour ceux que j'aime que je souffre et en même temps pour mon pays » ; il ressent même « l'orgueil et la joie de sa misère... ». Mais, simplement, à la guerre « il est des heures où le stoïcisme est un vain mot devant le déchirement de la souffrance », et ce témoignage rappelle que ce qui habite les combattants, quelles que soient leurs motivations et leur foi, c'est d'abord l'angoisse et la hantise

(65),Lettre de R. Pont à S. de Dietrich, 24 juin 1916, écrite à Meaux à l'hôpital militaire.

(66) Lettre de Robert pont. (67) Qui suivent sont extraites des carnets de Charles Westphal. Tous nos remerciements vont ici à Madame Denise Westphal qui nous a pe rmis de .faire état de ces lignes qui lui sont particulièrement chères et qu'elle a eu la gentillesse de nous communiquer et de recopier pour nous.


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de la mort : « 6 avril 1916 près de Verdun : dans quelques instants je ne serai plus peut-être qu'un froid cadavre, étendu dans la boue ensanglantée, la face tordue qui sait par quel rictus [...], mais c'est malsain de se laisser aller ainsi. D'ailleurs qu'importe, quoi qu'il arrive nos âmes ne sont-elles pas dans l'infini... ».

Charles Westphal, qui s'était engagé volontairement à dix-huit ans en 1914, sera blessé en 1918 ; il deviendra par la suite secrétaire général de la Fédération et une des personnalités les plus importantes du protestantisme français. Plus encore que d'autres, il a ressenti la souffrance et l'horreur d'une expérience qu'il s'efforçait de transcrire, peut-être pour ne pas se laisser aller et pour surmonter l'angoisse ; passionné de poésie, il a écrit au front quelques poèmes où on retrouve le même ton que dans son journal, comme ici dans ce sonnet :

Agonies

«... martyrs désespérés

d'une rédemption illusoire du monde»

L'ombre a l'air de vouloir voiler d'obscurs trépas Ignorés, où se noient les coeurs qu'ils désemparent, Coeurs lamentables qui, de leurs songes avares, Pleurent le rêve seul qu'ils ne rêveront pas.

L'obscurité grandit dans un lointain fracas Doucement déchirant de cruelles guitares, Où les pauvres lèvres inquiètes préparent Les mots essentiels qu'elles ne diront pas.

La ténèbre s'emplit de rumeurs où s'égarent Les sens extasiés de visions barbares Cependant qu'au loin sonne un implacable glas

De funèbres, de surnaturelles fanfares,

Dans la nuit oppressante et perverse où s'effarent

Les yeux lourds des sommeils qu'ils ne dormiront pas.

(Poème publié dans une petite plaquette : 3° cahier des Boute-feu, 25 septembre 1921, Images 1915-1918.)

Ce contact direct avec la mort amène à remettre en cause bien des choses. A commencer pour des étudiants chrétiens par leur foi. C'est un des problèmes que l'on peut poser : l'expérience de la guerre a-t-elle transformé les convictions chrétiennes des combattants de la Fédération, ont-ils pu concilier leur idéal avec la réalité tragique qu'ils rencontraient ? Il est possible que pour certains — mais il est bien difficile de les dénombrer — la guerre ait entraîné le doute ou la perte de la foi. On peut donner comme exemple Jean Leybrai, classe 1915, mort à Verdun le 3 juillet 1916. « Le déclenchement de la guerre», nous est-il dit dans la notice qui lui est consacrée (68), « fait basculer sa foi ».

Comment Dieu a-t-il pu permettre la guerre, comment des nations

(68) Les « Tablettes d'Or » du Semeur, août-septembre 1916, p. 459470.


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dites chrétiennes peuvent-elles s'entretuer, chacune prétendant avoir Dieu à son côté, telles sont les questions que se posaient les combattants chrétiens et que devaient leur poser leurs camarades...

Mais la guerre a certainement suscité autant de conversions que de pertes de la foi. Dans le groupe d'étudiants — combattants que nous avons particulièrement étudié on a plutôt l'impression d'un renforcement et d'un approfondissement de la foi, qui s'accompagne d'un point de vue très critique vis-à-vis des Eglises. C'est ce qu'écrivait depuis Verdun un jeune membre de la Fédération, Robert Casalis : « Il y a de quoi devenir fou. Ceux qui n'y ont pas été ne pourront jamais se faire une idée de ce qui se passe ici [...]. Et j'entendais encore un jeune aspirant que j'avais connu au Mans me dire : « Cette guerre est la faillite du christianisme. » Et bien, non, elle n'est pas la faillite du Christ ; elle est la faillite du chrétien. Il y a des siècles que les hommes prêchent l'Evangile, et ces disciples du Christ n'ont pas encore assez eu d'influence pour que de pareilles atrocités deviennent impossibles... » (69). Telle devait être aussi la position de Charles Grauss qui, nous a dit sa fille, aurait pendant la guerre tout remis en cause sauf sa foi (70). Sans doute l'espoir de l'existence d'une autre réalité idéale par-delà les misères et l'horreur des tranchées a-t-elle été pour ces combattants un ferme soutien. Charles Grauss en voyait le symbole dans les beautés de la nature aperçues même depuis la tranchée, dans le passage au-dessus de sa tête de combattant d'un vol « de ses oiseaux d'Alsace » : « Mes chers oiseaux d'Alsace sont passés l'autre jour au-dessus de nous, malgré le canon. Eux non plus n'avaient pas peur et j'ai songé à la parole de l'Evangile : « Regardez les oiseaux du ciel. » Je les ai regardé avec plus d'attention et dans leur vol il m'a semblé qu'il y avait une infinie confiance » (71).

Si par-delà les longues heures de cafard et de doute, certains combattants ont puisé dans leur idéal les raisons d'espérer, leur vision du christianisme s'est souvent modifiée. Au Christ conquérant de l'Evangélisation du monde s'est substitué pour eux le Christ de souffrance du Calvaire. C'est ainsi en tout cas que Suzanne de Dietrich analyse après-coup au nom des combattants leur expérience religieuse dans un article-bilan que nous avons déjà cité : « Ce fut comme un écroulement atroce ; comme une faille infranchissable creusée entre le monde de notre foi et le monde de la réalité. C'est alors que dans l'universel reniement, nous eûmes la vision du Christ : debout ef seul. Cette vision devait ne nous quitter jamais plus... » Elle parle ensuite de ceux qui, à l'arrière, s'efforçaient de blanchir Dieu et l'Entente de toute responsabilité dans la guerre : « Nos pensées à nous étaient ailleurs [...]. Les lettres du front parlaient d'amour plus fort que de la haine ; de confiance au jour le jour ; et, beaucoup, de Jésus. Quand nous revoyions ceux qui les écrivaient, ils nous disaient l'horreur amère du métier qu'ils faisaient, leur volonté de justice, leur douleur de chrétiens. Un sens nouveau de l'expiation se faisait jour

(69) voir la notice de R. Casalis déjà citée dans les « Tablettes d'Or ». (70) Ghislaine Grauss d'avoir évoqué pour nous la mémoire de son à laquelle nous espérons apporter un témoignage fidèle. (7l) Extrait d'une lettre à S. de Dietrich du 11 mars 1916.


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dans leur âme et dans la nôtre : « il est bon, il est juste que beaucoup de chrétiens meurent ; peut-être que les autres comprendront » (72),

V. L'expérience de la guerre : le contact avec le peuple; les rapports avec les catholiques

L'expérience de la guerre ne se compose pas que de ces moments de paroxysme où on est en contact avec la mort. Elle est aussi, plus prosaïquement, un dépaysement, la vie dans un milieu inconnu et, pour beaucoup de fédératifs, une véritable découverte du peuple, Dans leur immense majorité, malgré les origines populaires d'un homme comme Charles Grauss, les membres de la Fédération sont d'origine bourgeoise. Sans doute, les appels à l'évangélisation, à l'action dans les milieux les plus défavorisés étaient-ils importants avantguerre, mais les « sorties » à l'extérieur des groupes qui en résultaient étaient parfois plus timides. De toute façon, de telles actions n'avaient rien à voir avec la situation du régiment où on se retrouve sur un pied d'égalité.

Cette découverte du peuple n'est pas sans poser quelques problèmes aux étudiants protestants, en particulier à cause de leurs stricts principes moraux ; dans la Fédération d'avant 1914, la lutte contre l'immoralité, pour la pureté et la chasteté, était un des thèmes de bataille essentiels. Beaucoup de jeunes fédératifs souffrent de se trouver brutalement plongés dans l'univers de la caserne. C'est ce qu'écrit H. Gounelle non sans quelque morgue aristocratique, exprimant « sa peur de se laisser pénétrer par l'état d'esprit qui l'environne, non seulement pour des travers moraux graves, mais encore à l'égard de la façon de parler grossière mais si générale qu'il faut fournir un grand effort pour y échapper. Je vis donc assez à l'écart...» (73). Pourtant, dans la plupart des cas, au bout d'un certain temps, le contact avec le peuple est vu sous un angle bien différent. Il faut dire que la plupart des fédératifs, même jeunes mobilisés ou volontaires devançant l'appel, cherchaient à suivre une instruction d'officiers. Ils voyaient cette charge comme une façon d'exercer leurs responsabilités et aussi une influence positive, un rayonnement sur leurs hommes. C'était aussi peut-être une façon d'échapper à la condition de simple soldat.

Quel genre d'officiers ont été ces étudiants protestants ? A lire leurs lettres, on a l'impression d'un bon contact avec leurs hommes. Bien entendu, toute personne qui évoque sa propre expérience a tendance à valoriser son rôle. Mais on sent un intérêt et pour certains comme Teddy Kriegk, Alexandre de Faye ou Charles Grauss une grande proximité avec leurs soldats. Leur souci primordial, et leur principale fierté quand ils y réussissaient étaient de n'avoir aucune perte.

On n'a pas l'impression, à l'inverse que les contacts avec les nulieux de l'état-major, avec les officiers de carrière aient été ùnp°r'

(72) S. de DIETRICH, « Idéal religieux », art. cit., p. 89 à 104. La citation finale est extraite d'une lettre de Charles Grauss à S. de Dietrich du 12 mai 1916.

(73) Extrait de la notice déjà citée qui lui est consacrée dans Le Semeur juillet 1915, p. 398-408.


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tants (74). Pour certains fédératifs leurs idées démocratiques devaient leur rendre difficile l'identification à l'idéologie de l'état-major. C'est le cas pour Charles Grauss ou pour Alexandre de Faye — grand pourfendeur des idées de l'Action Française, ce dernier voit la vraie tradition française dans une famille de pensée qui va de Rabelais à Jaurès en passant par les lumières et la Révolution française (75).

Mais les difficultés du premier contact disparaissent par la suite. C'est en général l'expérience du Feu, d'une attaque ou d'un moment particulièrement dur qui révèle aux jeunes officiers protestants la vraie nature de leurs hommes. Ainsi R. Pont écrit-il après Verdun : «J'ai été heureux de voir mon régiment, dont j'avais souvent douté devant vous, capable de faire ce qu'il a fait. Les vieux ont été admirables. Et je ne peux que leur demander pardon d'avoir douté d'eux » (76). Teddy Kriegk fait, lui aussi, un éloge particulièrement vibrant de ses hommes. « Combien j'aime nos hommes et combien je les admire » ; « Amie, ce sont eux, les obscurs, les pauvres, les malheureux qui sont la vraie France... » écrit-il, parlant ensuite du « trésor de valeur morale en eux » et évoquant le régime de confiance mutuelle qui règne entre eux et lui (77).

Ainsi, par les contacts qu'elle apporte, la guerre peut-elle apporter une compréhension plus profonde des hommes, faire disparaître des préjugés qui réduisaient la morale à des comportements purement extérieurs. On trouve là en germe l'évolution de quelques intellectuels protestants qui feront la critique après-guerre de formes de moralisme trop rigides et parfois hypocrites.

Mais certains fédératifs n'ont-ils pas fini par adopter les comportements et la « morale » de leurs camarades d'armée ? (78). Cela ne semble pas le cas dans le noyau d'amis, particulièrement convaincus, que nous avons étudié.

Sur un autre plan aussi, le passage sur le Front a modifié des attitudes et détruit des illusions : beaucoup de fédératifs vont ainsi comprendre le caractère illusoire de leur ambition de « christianiser la France ». Dans leur régiment, ils se retrouvent en général « seuls de leur espèce » et éprouvent le sentiment que les idées chrétiennes sont pour la grande majorité soit complètement inconnues soit réduites à des cérémonies purement extérieures qui n'influent nullement sur le comportement quotidien. Dure leçon de réalisme qu'apporte ici la guerre. Et de poser la question : << Dieu est-il un étranger dans notre civilisation ? ». C'est dans ce contexte qu'il faut placer les rapports et les liens nouveaux qui se nouent au front mais aussi à l'arrière entre les fédératifs protestants et les catholiques. Avantguerre, les rapports, nous l'avons dit, étaient assez tendus, surtout depuis la condamnation du Sillon. Isolés à l'armée, beaucoup de

, .(74) On ne parle, même dans Le Semeur, pratiquement jamais des généraux

Pétain, etc.)-

(75) Ce sont ces idées qu'il expose dans une grande lettre à S. de Dietrich du 9 novembre 1916.

76 Lettre 31 du 24 juin 1916.

Longue lettre du 5 novembre 1917 déjà citée, est contre ces « tentations » que L. Viguier, secrétaire de la Fédération étudiante et très proche des combattants, : s'efforçait de lutter en apportant aux poilus infection et la tendresse dont il sont privés. Voir ce qu'elle écrit ladessus a Suzanne de Dietrich (cprrèspondance privée).


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fédératifs vont, comme R. Pont, trouver dans des catholiques les seuls êtres religieux qui leur ressemblent un peu. Cela ne les empêchera pas de connaître avec leurs amis quelques désillusions, mais ils comprendront qu'« il faut une rénovation de la France catholique si nous voulons une rénovation de la France religieuse, car de conversion radicale, il n'en faut point espérer » (79). L'idéal exprimé avant-guerre d'une France protestante se révèle impossible. Au même moment la déclaration commune publiée par les aumôniers catholiques et protestants venait concrétiser ce rapprochement.

Même si, en ce qui concerne la Fédération, c'est peut-être surtout à l'arrière que des liens se nouaient entre jeunes filles protestantes et catholiques autour de personnalités comme Suzanne de Dietrich ou Suzanne Bidgrain, d'autres rapprochements étaient sans doute possibles. Charles Grauss le pensait, évoquant à plusieurs reprises dans ses lettres ses discussions avec ses deux sergents syndicalistes, animés, à leur manière, d'une autre foi. Alexandre de Faye, pour sa part, formule l'espoir pour l'après-guerre de la naissance d'une nouvelle forme de religion, « laïque », détachée des Eglises, protestantes aussi bien que catholiques, uniquement fondée sur l'Evangile et débarrassée de tout cléricalisme.

Conclusion

Quand la guerre se termine, des vides très lourds se sont creusés dans la Fédération. Elle a perdu en Charles Grauss son animateur enthousiaste et son chef incontesté, en Francis Monod, en Alexandre de Faye ou en bien d'autres des éléments remplis de flamme et de promesses.

De tels hommes avaient à diverses reprises envisagé l'après-guerre. Charles Grauss, dans un grand élan d'espoir et même d'enthousiasme à la fin de l'année 1916 et au début du printemps de 1917, quand il a l'impression qu'on commence à dire enfin la vérité aux Français et qu'il vibre de joie aux nouvelles de Russie et à l'entrée en guerre des USA, entrevoit avec une grande confiance l'avenir. Il espère pour le monde et pour le christianisme une véritable régénération apportée par les hommes qui ont connu l'épreuve du Feu. C'est bien sûr l'espoir que l'atrocité même de la Grande Guerre fera prendre enfin conscience aux hommes de l'horreur et de l'inutilité de toute guerre et permettra de fonder une paix définitive. « La guerre, écrit-il à Alexandre de Faye, m'a plus que jamais confirmé dans notre foi et dans notre idéal. Elle est la preuve sanglante de la nécessité de Dieu. Cette impuissance tragique de la force à régler quoi que ce soit obligera l'homme à regarder ailleurs » (80). Une des grandes leçons de la guerre, Charles Grauss la voit dans la volonté qu'auront ceux qui ont connu cette épreuve d'aller jusqu'au fond des choses et de ne plus accepter de compromis :

(79) Lettre de R. Pont à S. de Dietrich (lettre 14 du 22 septembre 1915).

(80) Extrait d'une lettre du 11 décembre 1916, dont la copie de la main « Madame Elisabeth Grauss figure dans les papiers de Suzanne de Dietncn.


Ms ÉTUDIANTS PROTESTANTS EN 1914-1918 99

Notre grand privilège aura été, à la guerre, d'avoir appris en peu d'années ce que les hommes mettent généralement une vie ordinaire à atteindre. [...]. Je suis sûr que ceux qui reviendront feront tout ce qu'il faudra en dépit des vides de notre phalange. Nous irons au coeur des problèmes, au fond des choses, nous marcherons jusqu'au bout de nos destinées et rien ne nous fera reculer. Nous ne serons pas de ceux pour qui les problèmes d'argent, de retraite, de sécurité de la vie matérielle sont autant de voiles qui grisaillent et ternissent la vocation [...]. Les bouleversements apportés à la vie collective dans tous les domaines (société, politique, religion, droits de l'homme, droits de la femme, droits de tous) seront formidables, c'est sûr ; mais tant mieux ! Il y avait trop de moisissures au vieil habit du monde. Ce sera le renouveau de tout. Saluons-le sans crainte. Les bourgeois auront peur ; tant pis pour eux. Il faudra des hommes nouveaux : le front les fournira. L'épreuve du feu n'aura pas été vaine. Qui donc pourra faire reculer ceux qui n'ont pas reculé devant la mort ! Qu'elle sera belle la France de demain ! (81).

Ainsi la guerre, qui par certains côtés, nous l'avons vu, est une école de réalisme et contribue à dissiper quelques illusions, semble en même temps en créer de nouvelles. C'est ainsi, hélas, qu'apparaissent rétrospectivement beaucoup des espoirs de Charles Grauss, au moins sur l'avenir de la France. La régénération des hommes par l'épreuve du Feu, même si elle a pu exister pour certaines personnalités, aura pesé beaucoup moins lourd que les pertes, irréparables, des forces vives du pays. Il ne suffisait peut-être pas du courage montré à la guerre pour affronter les « combats » de la paix. Charles Grauss lui-même a entrevu à d'autres moments de la guerre que le retour à la paix et l'action à y mener ne seraient pas si simples : « Il y aura certainement après la guerre du bien et du mal, un réveil d'ègoïsme et un sursaut d'idéal. Il faut s'attendre au pire dans tous les sens. L'essentiel est qu'à ce moment nous soyons prêts » (82).

Parmi les espoirs formulés par lui en 1917, c'est bien sûr celui d'une véritable et juste paix que les amis qui lui survivront verront s'écrouler le plus vite. Ils avaient cru pourtant, à la fin de la guerre, trouver en Wilson le champion de la cause qu'ils défendaient. « C'est extraordinaire d'entendre la voix d'une conscience dominer toute la diplomatie mondiale et la plier à ses exigences. N'est-ce pas l'exaucement de nos prières depuis quatre ans ? » écrit Suzanne de Dietrich à Paul Conord le 18 octobre 1918. « Wilson », écrit-elle quelques jours après l'armistice à Charles Westphal, « a avec lui notre génération pour autant qu'elle est chrétienne. Il a avec lui l'âme collective de la France qui spontanément adhère à ce qui est juste, généreux et grand » (83). Dès l'armistice pourtant Suzanne de Dietrich et ses amis ont ressenti une angoisse pour l'avenir : « Paris avec ses foules joyeuses et bruyantes me fait l'effet de danser sur des cadavres et des ruines [...]. Je ne sais pourquoi j'ai tant d'angoisse au coeur. Maintenant que la guerre est passée, j'en saisis encore plus la monstrueuse folie... » (84). Très vite la déception vis-à-vis du Traité de Versailles va être

(81) Lettre à Alexandre de Faye du 6 février 1917, ibid.

(82) Lettre ttre à Suzanne de Dietrich du 30 mars 1915. (83) lettre de Suzanne de Dietrich à Charles Westphal, 17 novembre 1918, dans les Papiers de Charles Westphal.

(84) Lettre à Paul Conord, 17 novembre 1918.


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à la mesure des espérances : « La brutalité du traité de paix, sous son masque épais de pharisaïsme, me laboure la conscience tous ces jours-ci » (85), écrit Suzanne de Dietrich au mois de juillet 1919. La Société des Nations ne la satisfait pas : « Le terrible, me disait une amie, c'est qu'il n'y aura peut-être rien de changé [...]. J'ai eu ce sentiment en lisant le pacte de la Société des Nations ; il me fait l'effet d'un compromis. On ne peut faire acte de pure justice quand on travaille contre quelqu'un. Il me semble que Wilson sort vaincu de la lutte » (86).

Tirant les conclusions de cet échec, Suzanne de Dietrich et ses amis vont pourtant envisager des moyens d'agir, à leur niveau, en particulier en s'efforçant de reprendre le plus vite possible les relations avec les Allemands :

Les rejeter à l'heure où ils se débattent dans une crise atroce [...] serait un crime pour des chrétiens — une faute politique si nous étions dans le domaine profane [...]. Que voulez-vous ? Qu'ils nous demandent pardon ? Il y a dix-huit mois l'Entente avait le beau rôle ; aujourd'hui elle ne l'a plus [...]. Voyez-vous, je crois que la justice et le droit n'ont été pour tous les gouvernements qu'un mot, l'hommage que l'hypocrisie des dirigeants rend à ce qui reste de vertu chez les dirigés. Les Allemands, plus imbéciles et plus brutes, ont cru à tout ce qu'on leur disait. J'en sais de nature pacifique qui se sont crus jusqu'au bout du côté du bon droit. Il ne s'agit plus de se lancer le passé à la tête; mais de construire l'Internationale chrétienne avec prudence et sur des bases solides... (87).

Tout le monde dans la Fédération ne partageait pas ces analyses de Suzanne de Dietrich. Pourtant assez vite, à partir de 1920, l'accord se fera sur une reprise de contacts, d'abord prudente mais assez vite normale, avec les Allemands. Au même moment, Raoul Allier sera remplacé à la présidence de la Fédération à la suite d'un vote majoritaire (88). Dans l'entre-deux-guerres de véritables liens se créeront avec la Fédération allemande et aussi les personnalités qui refuseront l'hitlérisme après 1933 (89).

Ainsi si par rapport au programme tracé par Charles Grauss en 1917, l'après-guerre apportera bien des déceptions, on ne peut pas conclure au niveau de la Fédération à un échec complet. Bien sûr, la rénovation que Grauss espérait du christianisme et des Eglises protestantes ne sera que très partiellement réalisée dans l'entre-deuxguerres. On arrivera à une unification de la plupart des Eglises protestantes mais sur le plan de la promotion de la femme, du détachement par rapport à la société bourgeoise et de l'action en milieu populaire (Charles Grauss avait envisagé la création de sortes de « pasteurs ouvriers ») peu de choses seront réalisées avant 1939. On a quand même l'impression que ses idées étaient porteuses d'avenir; plusieurs d'entre elles ne se réaliseront que beaucoup plus tard. En

(85) Lettre à Charles Westphal du 1er juillet 1919.

(86) Lettre à Charles Westphal du 16 décembre 1919.

(87) Lettre à Paul Conord du 8 décembre 1919. „ ..

(88) Décision du Congrès de Montpellier, 16e congrès national et 1er Congre d'après-guerre, tenu du 15 au 18 février 1920.

(89) En particulier le pasteur Niemôller et l'Eglise confessante.


DES ÉTUDIANTS PROTESTANTS EN 1914-1918 101

tout cas, en ce qui concerne la Fédération, la guerre de 1914-1918 n'a pas empêché le développement du mouvement qui, dès 1919, compte davantage d'adhérents qu'avant 1914. Parmi les personnalités qui ont fait la guerre et chez qui elle a laissé des traces importantes figurent les deux principaux secrétaires généraux de l'entre-deux-guerres, Pierre Maury et Charles Westphal. Nous avons vu comment ce dernier avait ressenti l'expérience du Front. Voici comment Suzanne de Dietrich analyse les conséquences de la guerre sur la personnalité du premier : « Il est de ceux dont la guerre a élargi l'horizon, auxquels le contact des âmes venues de tout bord a révélé soudain l'étroitesse de la zone dans laquelle leur pensée avait coutume de se mouvoir [...]. Poussant cette expérience jusqu'à ses plus extrêmes conséquences, il exalte la nature humaine, anathémise notre rigorisme pharisaïque, nos doctrines du « renoncement » qui mutilent l'âme » (90). L'expérience de la guerre, à côté de pertes irréparables et de nouvelles illusions, aura pu conduire dans la Fédération à une plus grande ouverture d'esprit, à une meilleure connaissance du peuple, à l'abandon de certains préjugés, au développement du mouvement oecuménique, à un rôle nouveau donné aux femmes, à une transformation du sentiment religieux. Elle marquera le mouvement, comme toute la société française entre les deux guerres, mais sans en figer le développement. Chez les nouvelles générations d'étudiants en effet, le souvenir de la génération du Feu s'estompera assez vite mais ils reprendront à leur compte et développeront, parfois sans le savoir, des idées et des espoirs entrevus par les combattants.

(90) Extrait d'une lettre de Suzanne de Dietrich à Charles Westphal du 16 dé-



Débat

La CGT et les syndicats

de l'Afrique noire de colonisation française,

de la Deuxième Guerre mondiale

aux indépendances

par Paul DELANOUE

Philippe Dewitte ( « La CGT et les syndicats d'Afrique occidentale française (1945-1957) », Le Mouvement social, octobre-décembre 1981) n'a pas hésité à s'attaquer au problème complexe des relations entre la CGT et les syndicats de l'AOF dans la période 1945-1957. Il faut l'en remercier. C'est dans cette période que s'affirmèrent les syndicats africains, qu'ils prirent conscience de leur rôle spécifique dans le développement de l'Afrique se libérant de l'emprise coloniale. J'ai à cette époque participé à de nombreuses réunions ou rencontres avec nos camarades syndicalistes africains, tant en Afrique noire qu'en France ou même en d'autres pays ; mes remarques reposeront plus sur une expérience directe que sur l'analyse de documents de l'époque.

Certaines des conclusions de Philippe Dewitte soulignent ce qu'il y eut alors de novateur dans l'apport du syndicalisme africain : « Le dépassement du marxisme le plus dogmatique, en particulier le refus de considérer le prolétariat industriel comme le moteur de toutes les révolutions. » Et aussi et, à mon avis, seulement dans la dernière phase de cette période, après 1953-1954, le besoin de l'élaboration d'un socialisme original opérant la synthèse entre l'ambition universaliste du marxisme d'une part et l'apport fécond du panafricanisme, de la lutte nationale, de la tradition communautaire et anti-individualiste du monde paysan d'autre part. Encore que sur ce dernier point il faille nuancer.

Si je parle du syndicalisme africain (d'Afrique noire) en général, c'est qu'il n'y a pas de différence de nature entre les syndicats de l'AOF et ceux de l'AEF, si ce n'est que les syndicats de l'AEF sont en général plus jeunes, plus faibles, moins structurés, que ceux de l'AOF qui ont l'expérience de luttes antérieures (exception faite du Cameroun, syndicalement rattaché à l'AEF).

En revanche d'autres appréciations de Philippe Dewitte posent des problèmes et méritent au moins discussion. Le syndicalisme africain aurait-il ignoré ou sous-estimé le monde rural et fait figure de « force d'appoint dans le mouvement d'émancipation nationale »... « en face d'un mouvement bourgeois puissant et populaire » ?

La CGT française aurait-elle considéré les syndicats africains comme une sorte de prolongement de ceux de la métropole ? Et surtout,


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y aurait-il eu un « manque de vigueur anticoloniale de la CGT » ? Ou cette dernière critique n'est pas juste ou elle passe à côté du véritable problème : à savoir l'appréciation, correcte ou non, par la CGT, à partir des années 1953-1954, de la force, de l'originalité, des buts spécifiques d'un mouvement syndical africain en pleine évolution.

I. De 1945 à la Conférence de Dakar (octobre 1952)

Rapports CGT-Syndicats africains

Dans la période d'après-guerre, les syndicats africains appartiennent à la CGT, participent à ses congrès, écrivent dans sa presse. C'est là un phénomène unique au monde. En Grande-Bretagne, les syndicats des pays colonisés d'Afrique, quand ils existent, ne peuvent appartenir au TUC. Tout au plus délèguent-ils des observateurs lors des congrès. La FGTB de Belgique ignore pratiquement les travailleurs du Congo.

Conséquence de « l'humanisme colonial » français ou bien conscience que les travailleurs africains et français ont les mêmes adversaires, se heurtent aux mêmes forces et doivent se sentir solidaires ? Il ne me semble guère possible d'hésiter quant à la réponse.

Les succès des travailleurs français eurent leurs prolongements en Afrique. Le droit syndical fut reconnu en AOF en 1937 (sous une forme restrictive, il est vrai) après la victoire du Front populaire, En revanche fin septembre 1938, lorsque la réaction marquait des points en France, la grève des cheminots du Dakar-Niger se heurta à une vive répression. L'administration coloniale fit appel à la troupe pour tirer sur les grévistes (1). En Afrique on n'a pas oublié les réquisitions, « l'effort de guerre », le travail forcé, les persécutions de la période 1939-1944. La libération de la France eut d'heureuses répercussions en Afrique (constitution du RDA, suppression du travail forcé en 1946) et éveilla beaucoup d'espoirs.

Certes en 1946 comme maintenant, la CGT est bien loin de constituer une force homogène. Qu'il y ait dans ses rangs, notamment au sein des syndicats de fonctionnaires, d'enseignants, et particulièrement des détachés dans « les territoires d'outre-mer », des partisans de l'assimilation favorisant, consciemment ou par suite d'illusions, la politique colonialiste, cela n'est pas niable. Ce n'est cependant pas — et de beaucoup s'en faut — le caractère dominant. Après la scission ils rejoindront « Force ouvrière » avec Bouzanquet ou bien se retrouveront dans les syndicats de la FEN (notamment les syndicats extra-métropolitains ).

La CGT continue les traditions internationalistes et anticolonialistes du mouvement ouvrier français, de la conférence d'Essen de 1923, de la lutte contre la guerre du Maroc, de la guerre d'Espagne,

(1) Il y eut six morts et au moins une trentaine de blessés. La grève s étant généralisée après cet affrontement, un accord fut signé entre les représentants des cheminots et le gouvernement général. Cf. J. SURET-CANALE, L'Ere coloniaUi Paris, Editions sociales, 1964. N. BERNARD-DUQUENET, « Les débuts du syndicalisme au Sénégal au temps du Front populaire », Le Mouvement social, octobredécembre 1977, p. 54-58 ; Y. PERSON « Le Front populaire au Sénégal (mai l936 octobre 1938) », Le Mouvement social, avril-juin 1979, p. 98.


LA CGT ET LES SYNDICATS D'AFRIQUE NOIRE 105

de la Résistance ; mais avec la tendance, pour les communistes français, à toujours s'aligner sur les positions de la politique extérieure soviétique.

Nous n'avons pas à être des assimilateurs : tous les peuples de l'Union française sont en pleine évolution. Il faut respecter leur originalité, leurs croyances, et soutenir leur droit à la vie, contre tous les impérialismes, écrit Tollet (2).

L'Union française n'est pas la simple continuation de l'empire colonial. Si le cadre est le même, si les fondements économiques n'ont pas changé, les principes diffèrent profondément, comme le souligne la Constitution. Certes les principes ne sont rien quand n'existent pas les forces pour les faire passer dans la vie. Dans l'Union française de l'immédiate après-guerre, ces forces existent. Il n'est pas utopique de penser que la libération des pays colonisés pouvait être favorisée, de manière peut-être décisive, par la lutte et les victoires des travailleurs français. Cette analyse n'est pas seulement celle de militants français, c'est aussi l'espoir de militants, de syndicalistes africains :

Jusqu'à un certain temps, les travailleurs africains pensaient que seule une modification historique qualitative, intervenant à l'intérieur des peuples des nations au nom desquelles leurs pays étaient colonisés, pouvait favoriser leur propre émancipation. Ce qui se traduisait par leur affiliation aux syndicats des pays « métropoles » (3).

On peut reprocher à la CGT de n'avoir pas tiré à temps les conclusions de la modification des rapports de force intervenus à partir des années 1948-1949, avec l'expulsion de France de la FSM et la guerre froide. Il s'agit moins d'un « manque de rigueur anticoloniale » que d'une orientation politique. Au surplus l'aide de la CGT à la lutte des syndicats africains et la participation de ceux-ci à la vie de la centrale syndicale française se sont renforcées et précisées dans les années qui ont suivi.

La CGT préconisa effectivement la formation de syndicats uniques en Afrique, comme le souligne Ph. Dewitte. En principe, les travailleurs d'une même entreprise, sans distinction de catégories, de qualification, de races, doivent se retrouver dans la même section syndicale. Etait-ce vrai alors pour l'Afrique ? Les travailleurs africains et français d'Afrique avaient-ils les mêmes revendications ?

En fait les syndicats uniques éclatèrent très tôt.

En 1947, j'étais secrétaire à l'organisation de la FEN, qui avait un an. Je reçus cette année-là la visite de Kouassi Kouadio, militant de la Côte-d' Ivoire dont parle Ph. Dewitte. Il était, ou avait été, l'un

(2) Action syndicaliste universitaire, n° 1, 1er mai 1948. On remarquera la de Tollet : « tous les impérialismes ». Pour les communistes franadversaire principal est l'impérialisme américain, mais pour les Africains,

Ahmed Sekou Touré, dans son discours d'ouverture de la Conférence internationale des enseignants de Conakry, 27 juillet 1960. En privé, il ajoutait que, peut être mouvement anti-impérialiste des pays colonisés pourrait aider la on des travailleurs français... Ce qui ne s'est pas révélé plus exact que la thèse précédente.


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des deux secrétaires du syndicat unique des enseignants africains et métropolitains. Les Africains avaient de nombreuses revendications s'inspirant pour la plupart du principe « à travail égal, salaire égal». Ils réclamaient la réduction du nombre des multiples catégories qui divisaient le personnel enseignant africain (instituteurs principaux, instituteurs, instituteurs-adjoints, moniteurs, moniteurs-adjoints, etc.), le droit pour les Africains et les possibilités matérielles d'accéder aux mêmes diplômes et qualifications que les Français, la suppression des « chefs de secteur », sorte de sous-inspecteurs, d'origine métropolitaine en général...

Ces revendications me semblèrent justifiées et j'en référai au bureau fédéral. Après une rencontre très fructueuse avec les enseignants africains du RDA élus au Parlement français (notamment Coulibaly Ouezzin de Côte-d'Ivoire (puis Haute-Volta), Boubou Hama du Niger...), la FEN accepta l'existence de deux syndicats, l'un africain, l'autre métropolitain, sur le même territoire (4).

Les syndicats uniques ne furent qu'un épisode.

Après de nombreux tâtonnements, de nombreuses prises de contact réciproques, après aussi l'expulsion de France de la FSM, la conférence de Bamako (1951) détermina ainsi les relations CGT-Syndicats africains :

1) les syndicats africains appartiennent à la CGT, participent à ses congrès. La CGT prend en outre le relais de la FSM dans l'organisation de la solidarité internationale envers les luttes des travailleurs africains ;

2) les syndicats africains sont directement représentés aux congrès de la FSM. Abdulaye Diallo, du Soudan « français », est l'un des viceprésidents de la FSM au même titre qu'Alain Le Léap, pour la CGT,

3) Deux comités de coordination sont organisés :

AOF-Togo et AEF-Cameroun. La CGT participe à leurs réunions (en général Marcel Dufriche), mais ce sont les Africains qui décident. Il me sera permis de dire que certaines de leurs décisions ne coïncidèrent pas toujours avec les voeux de la direction de la CGT.

Ces rapports CGT-Syndicats africains respectent l'autonomie des Africains, organisent la coopération syndicale franco-africaine, permettent la libre expression africaine sur le plan international.

Ajouterai-je que les rapports personnels sont en général fraternels et amicaux ? Plus d'une fois j'ai rencontré des délégués africains enchantés de leur accueil lors des congrès de la CGT ou de leur séjour dans des familles françaises.

Ces formes d'organisation ont été valables un temps, mais un temps seulement, jusqu'à l'année 1956, de nouvelles perspectives africaines s'esquissant dès 1954, ce qui n'a pas toujours été compris par des militants de la CGT et de la FSM.

(4) Les Fédérations de la CGT pouvaient prendre de telles décisions sans en référer à la Confédération. Benoît Frachon veillait scrupuleusement au respect de l'autonomie des Fédérations, telles en particulier celles du Livre, des Officiers de marine marchande, de l'Education nationale...


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l'action syndicale sur le terrain

Elle se heurte à d'énormes difficultés. En premier lieu l'appareil colonial très structuré, du Haut-Commissaire aux chefs de village («chefs traditionnels » plus ou moins récupérés) en passant par les gouverneurs, cercles, subdivisions, cantons. Il y a la police, la gendarmerie, l'armée, les Africains « intégrés » dans le système. Des partis politiques sont créés, subventionnés, contrôlés de manière plus ou moins directe par certains services français pour faire pièce aux forces progressistes africaines ; par exemple aux partis du RDA quand ceux-ci n'ont pas suivi Houphouët-Boigny dans ses compromis avec la colonisation française. C'est le cas en Guinée ou au Soudan. Parfois on essaie (et quelquefois on réussit) de corrompre certains militants syndicalistes.

Pour organiser « la traite » des cultures d'exportation (qui ont en partie remplacé les cultures vivrières), pour faire parvenir (à haut prix) les produits de la métropole importés par les compagnies françaises, toute une administration et une infrastructure ont été implantées : installations portuaires, voies de communication, routes, PTT, édifices publics, aéroports. Partout les directions sont françaises, les Africains ayant des postes subalternes. La scolarisation était nécessaire, mais elle est uniquement en langue française, ignorant langues et cultures africaines, et est limitée au strict minimum : d'environ 2 % au Niger à environ 20 % au Dahomey, « le quartier latin » de l'AOF (5).

Le résultat a été la naissance d'une classe ouvrière africaine numériquement très faible par rapport à la paysannerie, mais occupant des positions stratégiques : dockers, cheminots, inscrits maritimes, ouvriers du bâtiment, employés (PTT, banques, bureaux des compagnies...), enseignants... Les distances entre les centres urbains sont très grandes. Dakar-Bamako dépasse la distance Dunkerque-Perpignan : environ 27 heures de chemin de fer par le Dakar-Niger quand tout va bien ! Pour Dakar-Niamey il faudrait sans doute comparer à Paris-Varsovie...

Coordonner un mouvement ouvrier face à l'ordre colonial et à de telles distances n'est pas une mince affaire. Que d'efforts, de collectes pour organiser une rencontre ou un congrès (souvent à Bamako, dont la position est relativement centrale dans l'ensemble AOF-Togo) !

Dans cette période, jusqu'en 1952, les luttes syndicales sont généralement limitées à des entreprises (bâtiment, huileries, dockers...) ou touchent parfois des branches professionnelles, telles les cheminots (grève du Dakar-Niger) ou l'enseignement. Deux fédérations professionnelles existent : les cheminots (Sénégal, Guinée, Côte-d'Ivoire) qui sont autonomes, les enseignants, intégrés en général aux organisations CGT.

Dans une même ville les syndicats éprouvent parfois de grandes difficultés. Prenons l'exemple de Bamako, ville moins importante que Dakar ou Abidjan. La municipalité interdit l'utilisation des salles

A noter que si la scolarisation est très faible dans les territoires islamisés, celle-ci est nettement plus élevée dans les territoires « animistes ». Les missions, catholiques, protestantes, s'y sont implantées et ont organisé des écoles privées. « Longo, le Gabon, sont nettement plus scolarisés que le Niger ou le Sénégal.


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publiques aux syndicats. Pour leurs réunions, sous l'impulsion de Lazare Coulibaly, travailleur du bâtiment et organisateur des syndicats, les ouvriers, avec leurs forces et ressources, construisirent une Bourse du Travail sur un terrain libre. Evidemment la Bourse du Travail était trop petite lors des meetings, qui se tenaient à l'extérieur. La municipalité décréta que les rassemblements ne pouvaient se tenir qu'en terrain clos. Les travailleurs édifièrent alors une vaste clôture. Plus tard, après 1952, quand le mouvement se développa, les interdictions furent vaines.

Dans ces conditions on peut comprendre l'importance de l'aide de la CGT au développement des syndicats africains : solidarité à l'occasion des mouvements revendicatifs, dénonciation dans la métropole, par la plus grande organisation syndicale française, des brimades ou persécutions à rencontre des militants syndicalistes, aide pour la participation de l'Afrique aux congrès de la CGT ou de la FSM. Les représentants de la CGT se rendant en Afrique sont euxmêmes soumis à une stricte surveillance et à des filatures (6).

Il faut aussi noter la participation de quelques Européens, essentiellement des enseignants communistes, au développement du mouvement syndical et progressiste africain. En 1949 les plus connus, sept ou huit je crois, furent « rapatriés » d'office, notamment Jean Suret-Canale du Sénégal, Pierre Morlet de Bamako, Renée Jung du Tchad (7). Les Africains ne les oublièrent pas, et j'ai bien souvent entendu parler de Pierre Morlet à Bamako avec respect et amitié, A Dakar les enseignants africains firent une grève de vingt-quatre heures pour protester contre l'expulsion de Suret-Canale. Malgré boys ou gardiens, la plupart des Européens syndiqués à des organisations métropolitaines ignoraient la société africaine et réciproquement, même sans qu'il y ait forcément hostilité.

Les liens familiaux sont très développés en Afrique. Le salarié de la ville n'oublie pas son village d'origine. Souvent son salaire aide à la vie de dix-huit ou vingt personnes. Il est aussi des paysans qui vont travailler à la ville et retournent au village dès qu'ils ont quelque argent. Les syndicats dans leurs réunions, leurs motions, évoquent toujours les revendications de la paysannerie. Ce fut le cas lors de l'importante conférence de Dakar en 1952. A Bamako il se constitua même un « syndicat de paysans » (8). En règle générale cependant les syndicats sont constitués par les salariés des agglomérations importantes. Ce sont surtout les partis qui se préoccupent des paysans, tels

(6) Plus d'une fois des camarades africains m'ont signalé la présence de pouciers venant « attendre » les délégués de la CGT dans les aéroports. Un rapport de filature me concernant fut même publié, vers 1950, sous le titre « Delanoue l'Africain », dans une petite revue anti-communiste éphémère dirigée par un exrédacteur du Peuple, L'Ecole et la Démocratie. Rapport exact pour l'emploi du temps, absolument erroné pour le reste.

(7) Renée Jung a publié, sous le pseudonyme « Andrée Clair », des livres destinés aux enfants et faisant connaître l'Afrique, le Niger en particulier. ,

(8) Au Congrès mondial organisé par la FSM à Vienne en 1953, Birama Traore parla au nom du Syndicat des agriculteurs du Soudan français. Voici un extrait de son intervention : « A la récolte de 1951, les paysans soudanais présentèrent plus d'arachides que le commerce n'en cherchait. Devant la surproduction, les compagnies coloniales firent baisser les prix. De la sorte les paysans soudanais ne purent vendre que le quart de leur production d'arachides et ne la vendirent qu'à des prix dérisoires. En outre l'arachide ayant été plus cultivée que les céréales, plusieurs régions du Soudan ont connu la famine. »


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quelques partis qui appartinrent au RDA : « l'Union soudanaise » avec Modiko Keita, le PDG de Guinée avec Sekou Touré. Au Sénégal, Léopold Senghor réussit, en s'appuyant notamment sur les chefs religieux islamiques, les marabouts, à organiser un parti ayant une base sociale importante dans la paysannerie : le Bloc démocratique sénégalais (BDS), qui assura son avenir politique.

Peut-on à cette époque, parler de « bourgeoisies nationales » en AOF ? Ce sont des sociétés françaises qui dirigent et contrôlent l'ensemble de la production et du commerce, avec le concours de l'administration coloniale. Les Africains ont seulement des postes de cadres subalternes ou bien sont des intermédiaires dans la collecte, les transports, la distribution.

Il existe bien de petites entreprises, de caractère artisanal, spécifiquement africaines, dans le bâtiment, la menuiserie, les transports, avec quelques dizaines de salariés au maximum. Les plantations bananières de Guinée sont en général familiales, une main-d'oeuvre salariée étant occasionnellement employée. En revanche la Côte-d'Ivoire avec les plantations de cacao et de café pose un cas d'espèce (9). Pour l'essentiel les bourgeoisies africaines naîtront et se développeront avec les indépendances politiques.

En AOF et AEF la situation à ce point de vue n'est pas comparable à celles de la Tunisie ou du Maroc. Là, les bourgeoisies tunisienne ou marocaine ont leurs partis, le Néo-Destour et l'Istiqlal, en tête de la lutte pour l'indépendance politique contre le colonialisme français.

Peut-on même, en Afrique noire de colonisation française, parler à cette époque de perspectives d'indépendance nationale ? Quelles nations ? Le Traité de Berlin a vu le découpage de l'Afrique « au cordeau » entre les pays capitalistes d'Europe occidentale. Ethnies et tribus sont arbitrairement coupées, séparées. Le paysan haoussa du Niger ne se différencie pas de celui de la Nigeria « britannique » qui utilise, à l'encontre du colonialisme français, les langues maternelles. Toutefois les cadres africains, y compris les cadres politiques et syndicalistes, subissent l'influence de la culture et des formes de pensée du pays colonisateur (10). On pourrait donc prévoir que le

(9) Après la Première Guerre mondiale, des planteurs ivoiriens se mirent à la culture du cacao, puis du café, cultures d'importation qui prirent un essor considérable. Les colons français s'intéressèrent alors à ces cultures, en prirent la direction, les étendirent au détriment de la zone forestière ; avec cette différence qu'ils employèrent une main-d'oeuvre soumise à un travail forcé exténuant, tant en ce qui concerne les plantations elles-mêmes que les infrastructures (routes, ponts, etc.). Les planteurs ivoiriens ne pouvaient trouver de main-d'oeuvre a appoint salariée. Et la commercialisation des produits était en général dirigée Par les colons français.

En 1944, un certain nombre de planteurs africains, ayant des exploitations de Et de 25 hectares, s'organisèrent en syndicat agricole pour se libérer de la tutelle colonisatrice française, et réclamèrent la suppression du travail forcé, si mouvement, dirigé par Houphouët-Boigny, fut à l'origine de la création du RDA et obtint le vote de la loi de 1946 supprimant le travail forcé (en principe). La formation du RDA et la suppression du travail forcé eurent un écho considérable dans toute l'Afrique noire. Dans ce cas précis (et pour une période limitée)

syndi cat des planteurs ivoiriens joua un rôle révolutionnaire. D' après J. ANOMA, « Le combat du syndicalisme agricole africain », Bulletin de la Fondation Houphouët-Boigny, juillet 1977.)

(10) souvent les militants africains retournèrent, contre la colonisation, certains principes du pays colonisateur : par exemple la Déclaration des Droits de l' Homme et du Citoyen. Dans les années 1950 le secrétaire du Syndicat des Insteurs

Insteurs Gabon, Edouard E..., se vit mentionner sur un rapport d'inspection


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mouvement anticolonialiste se développera de manière différenciée selon les cadres de la colonisation. Mais au-delà ? En 1950 Sekou Touré, Bakary Djibo, Abdulaye Diallo, qu'ils soient de Guinée, du Niger, du Soudan, mènent le même combat dans l'ensemble de l'AOF colonisée. Plus tard certains militants passeront même d'un territoire à l'autre. Quant aux intellectuels africains, ils sont encore très peu nombreux, même au Sénégal, le plus européanisé des territoires de l'AOF. Dans le premier numéro de Présence africaine, publié à Paris en décembre 1947, Alioune Diop écrit :

Ni Blancs, ni Jaunes, ni Noirs, incapables de revenir entièrement à nos traditions d'origine ou de nous assimiler à l'Europe, nous avions le sentiment de constituer une race nouvelle mentalement métissée, mais qui ne s'était pas fait connaître dans son originalité et n'avait guère pris conscience de celle-ci... (11).

Dix ans plus tard il en sera bien autrement et l'on pourra parler du rôle (considérable) des syndicats et de l'apport des intellectuels dans le mouvement d'émancipation de l'Afrique noire de colonisation française.

II. La Conférence de Dakar (6-8 octobre 1952) et ses répercussions

Sachant que je devais aller à un congrès fédéral des enseignants, Benoît Frachon m'avait demandé d'avancer mon départ pour représenter la CGT et la FSM à une conférence syndicale des travaillleurs de l'AOF qui se tiendrait à Dakar les 6, 7, 8 octobre 1952.

J'avais déjà participé à diverses réunions, je fus néanmoins surpris par la parfaite organisation de la Conférence, sa représentativité, la qualité des documents préparatoires, la tenue des discussions.

Matériellement les camarades de Dakar avaient bien fait les choses, avec leurs seules forces. La Conférence se tenait dans la grande salle de la Bourse du Travail, rue de Thiong, au coeur de la ville. Les repas étaient pris collectivement, dans la cour.

Il y avait 71 délégués, venus de tous les territoires de l'AOF et du Togo (12). L'initiative venait de la Guinée, qui avait constitué un Comité CGT-cheminots autonomes — CFTC et lancé un appel aux autres territoires. Tous les principaux responsables syndicaux étaient là, les cheminots autonomes avec leur secrétaire Sarr Ibrahima et la CFTC avec David Soumah. Seuls les syndicats FO étaient absents.

Bien qu'ayant apporté le salut et l'expression de la solidarité de la CGT et de la FSM, je fus surtout un observateur suivant les travaux avec un intérêt passionné.

La question centrale était l'adoption d'un Code du Travail satisfaisant. La titularisation des auxiliaires menacés de licenciements aux

(en substance) : plutôt que de discourir sur les Droits de l'Homme. Monsieur E... ferait beaucoup mieux d'insister sur la nécessité de payer les impots...

(11) Cité dans Histoire du Sénégal et de l'Afrique par Iba DER THIAM et Nadiour N'DIAYE (Nouvelles éditions africaines, Dakar-Abidjan).

(12) 50 CGT, 11 CFTC, 10 autonomes : 85 % des travailleurs organisés étaient à la CGT.


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chemins de fer et, chez les fonctionnaires, les accidents du travail étaient également à l'ordre du jour. Une résolution spéciale, par-là même importante, était consacrée aux moyens et formes de lutte.

Depuis cinq ans on discutait du Code du Travail pour l'Afrique dans les Assemblées françaises ; non seulement les travaux n'avançaient guère mais le Conseil de la République (Sénat) avait modifié dans un sens réactionnaire le texte de l'Assemblée, allant jusqu'à certaines formes de rétablissement du travail forcé pour les paysans. Ces modifications risquaient d'être adoptées.

La résolution principale de la Conférence de Dakar était claire et énergique : disparition de toutes formes de travail forcé dans les zones rurales ; reconnaissance des libertés syndicales, semaine de quarante heures, indépendance de l'Inspection du Travail, délégués du personnel, extension de la législation relative aux accidents du travail.

Le 8 octobre, les représentants de la presse furent invités à la séance pleinière de clôture. Puis se tint un immense meeting où David Soumah, Sarr Ibrahima, Sekou Touré, firent connaître les décisions de la Conférence et les moyens qui seraient mis en oeuvre. Fait caractéristique, Dakar et le Sénégal étant très majoritairement islamisés, il y eut une interruption à l'heure de la prière.

Les moyens mis en oeuvre seraient les suivants :

1) dimanche 26 octobre grande journée de manifestations publiques au cours desquelles serait donné le compte rendu de la Conférence ;

2) le 3 novembre grève générale de vingt-quatre heures aussi bien dans le secteur privé que dans le secteur public ;

3) si au 5 janvier un Code du Travail satisfaisant n'est pas promulgué, grève générale de soixante-douze heures les 12, 13, 14 janvier

1953.

Ce que furent ces moyens d'action ? Je laisse parler Abdulaye Diallo :

La journée du 26 octobre fut un succès dans tous les territoires, car après les comptes rendus effectués par les délégués à leur retour de Dakar, aucun territoire ne voulut se laisser dépasser. L'émulation joua à plein. Les meetings et les conférences d'explication se multiplièrent. Des prières eurent lieu dans les mosquées.

L'affaire du Code du Travail devenait l'affaire de tout le monde et soulevait toute la population.

Le 3 novembre, dans toute l'Afrique occidentale, au Sénégal, au Soudan, en Guinée, au Dahomey, en Côte-d' Ivoire et en Haute-Volta, les travailleurs de toutes les catégories cessèrent le travail : fonctionnaires, ouvriers, garçons de café et de restaurant, tous restèrent chez eux. Dans plusieurs centres, tels Bamako, Abidjan, Conakry, bouchers et propriétaires de taxis se joignirent au mouvement (13).

Simultanément, à l'initiative de la CGT et du PCF, la pression se renforçait au Parlement français, la presse répercutait les manifestations africaines : le 22 novembre le Code était voté.

(13) Compte rendu sténographique du 3e Congrès syndical mondial (FSM),


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Si la synchronisation fut parfaite entre les initiatives africaines et l'action de la CGT française, un fait nouveau, d'une très grande importance politique, s'était produit : pour la première fois l'action syndicale des Africains avait été déterminante, les travailleurs et démocrates français ayant apporté un appui qui, si important fût-il, était une force d'appoint.

Le syndicalisme africain prit conscience de sa force, de son autonomie et aussi de ses responsabilités dans le développement et l'émancipation de l'Afrique, tout en maintenant les liens d'amitié et de coopération avec le mouvement ouvrier français.

Comme en France en 1936, un vote ne suffisait pas pour l'application des mesures prévues dans le Code, l'exercice du droit syndical, les congés payés, les quarante heures, etc. Il fallut de nombreux mouvements de grève dans toute l'Afrique noire pour les mettre en oeuvre au cours de l'année 1953 : grèves des postiers de l'AOF les 22 juin, 6 et 7 juillet ; au Niger en diverses professions les 27 juillet et 3 août; au Cameroun les 10 et 11 août. Dans l'ensemble du Soudan français une grève générale les 3, 4, 5 août, etc.

Le gouverneur du Soudan, Mourrague, furieux de l'ampleur de ce dernier mouvement, fit suspendre 22 militants de syndicats de fonctionnaires dont Lamine Sow, secrétaire de l'Union locale de Bamako. Les travailleurs se remirent en grève jusqu'à la levée des sanctions. Le 10 août les syndicats décidèrent la reprise du travail. La provocation fut alors employée : gendarmes et soldats occupèrent les rues de la ville de Bamako. Des perquisitions furent ordonnées, deux militants arrêtés : Lazare Coulibaly et Sidibé Mamadou, secrétaires des syndicats du bâtiment et des cheminots. Les protestations vinrent de toute l'Afrique, de France et d'autres pays. Les militants furent libérés.

En octobre, d'autres mouvements eurent lieu au Sénégal, au Dahomey, en Côte-d'Ivoire, pour l'application du Code du Travail. De nouveaux militants se formèrent dans l'action.

Avec l'ampleur du mouvement pour le Code du Travail, la CGT avait organisé, en France, une session spéciale pour les Africains, à son école de formation des cadres. Des camarades africains m'ont dit, mais ce serait à eux de le préciser, que cette école ne correspondait pas exactement à leurs aspirations.

Plus tard deux écoles CGT-FSM furent organisées, en Afrique même, à Bamako et Conakry, « sur le terrain », avec le concours de camarades français compétents et dévoués.

Dans toute cette période, les syndicats africains prenaient conscience de leurs forces et apprenaient à voler avec leurs propres ailes. Leur lutte eut des prolongements juridiques au Soudan en 1954. Le journal ronéoté des syndicats Barakela ( « Le Travailleur » en langue bambara) avait publié un article du secrétaire du syndicat des petits commerçants de la ville de Kayes décrivant le processus de «vol», sous l'égide de la Chambre de Commerce, des petits producteurs et commerçants de la région, du fait du monopole des grandes maisons fixant arbitrairement le prix des produits agricoles. Le même numéro accusait Mourrague de violer les libertés syndicales. La Chambre de Commerce et le gouverneur déposèrent une plainte en justice contre


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Abdulaye Diallo, responsable du journal. Si Diallo était condamné, il ne pourrait plus exercer de mandat syndical.

La CGT organisa la solidarité : Maître Amblard, du barreau de Paris, comme avocat de Diallo et moi comme « témoin de moralité » allâmes assister Diallo avec Sekou Touré au nom des syndicats africains.

Le premier jour, la séance du tribunal fut houleuse. Maître Amblard défendit avec talent Diallo et le mouvement syndical africain. Le soir même eut heu un immense meeting dont nous fûmes les orateurs et où Sekou Touré analysa le processus de « vol » des paysans africains.

Le lendemain, les gendarmes étaient beaucoup moins provocants à l'entrée de la salle. Le Tribunal fit droit aux demandes de l'avocat et les poursuites étaient abandonnées.

C'était l'échec du représentant de l'administration colonialiste française, une victoire de la cohésion des travailleurs africains dont les syndicats CGT constituèrent la force principale. Les répercussions en furent grandes, au Soudan notamment.

III. De la Conférence de Dakar aux indépendances

Avec la lutte pour le Code du Travail et son application, il s'est développé dans les différents territoires, et pas seulement chez les salariés, une certaine conscience de la communauté d'intérêts dans le cadre du découpage colonial : Sénégal, Guinée, Soudan, etc. Et aussi, et surtout, parmi les syndicalistes, le sentiment de la solidarité africaine face à l'administration coloniale et à ses auxiliaires. Le mouvement syndical est devenu la force principale au sein du peuple, les partis politiques issus du RDA ayant suivi des voies divergentes et s'étant affaiblis, la situation étant très variable d'un territoire à l'autre.

Philippe Dewitte a décrit avec exactitude cette période 1954-1955 où les militants s'affrontent avant la formation de la CGTA en novembre 1955. Les uns, avec Thiaw Abdulaye, secrétaire des syndicats de Dakar, ancien élève de l'école de la CGT, Gueye Bassirou, secrétaire de l'Union Sénégal-Mauritanie, Sekou Touré, secrétaire des syndicats de Guinée et ancien secrétaire du Comité de coordination AOF-Togo, pensent que le moment est venu de fonder une centrale syndicale indépendante de la CGT. L'autre courant, avec Cissé Alioune, également secrétaire des syndicats du Sénégal, Diallo Abdulaye, vice-président de la FSM, Bakary Djibo, secrétaire des syndicats du Niger, devenu secrétaire du Comité AOF-Togo, estime qu'il ne serait ni juste, ni opportun, de rompre avec la CGT. Comme toujours en Afrique, les affrontements sont vifs (et souvent suivis de réconciliations spectaculaires).

Si les deux courants sont de forces à peu près équivalentes, des influences nouvelles se font jour. Des syndicalistes de l'AOF prennent contact avec les territoires sous colonisation britannique, où les idées nouvelles proviennent en général d'intellectuels, tel N'Krumah, ayant étudié dans les universités anglaises. Il m'est arrivé aussi d'accomPagner Julien Boukambou, secrétaire des syndicats du Congo, de l'au-


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tre côté du fleuve, pour rendre visite à un militant de la poste centrale de Léopoldville (Kinshasa) (14). Les idées de Libération, d'Indépendance, de solidarité anti-impérialiste progressent dans les syndicats et favorisent le courant Sekou Touré. La conférence de Bandoeng (avril 1955), où la Gold-Coast (Ghana) a participé, a des répercussions en Afrique de colonisation française.

La prise de position des cheminots autonomes aidant, toutes ces influences et évolutions aboutissent à la formation de la grande centrale africaine au congrès de Cotonou (16, 17, 18, 19 janvier 1957). Au préalable, tous les syndicats se sont désaffiliés de la CGT ou de la FSM (15). L'UGTAN, c'est à la fois la consécration des luttes antérieures du mouvement ouvrier africain et l'affirmation d'un syndicalisme original s'intégrant dans le mouvement de libération des pays du « Tiers Monde ». L'UGTAN affirme son caractère anti-impérialiste et son désir de coopérer avec toutes les organisations oeuvrant dans le même sens.

Aura-t-elle les moyens de réaliser ses objectifs ?

Entre-temps le colonialisme n'est pas resté inactif. Ne pouvant s'opposer de front à un mouvement puissant et uni, il essaie de l'endiguer et de le fractionner par la loi-cadre Defferre.

Mon opinion quant au contenu, aux objectifs et aux conséquences de cette loi-cadre diffère profondément de celle de Ph. Dewitte. Pour lui — et c'est une opinion assez généralement admise — elle implique à terme l'indépendance de l'Afrique noire. Pour d'autres elle signifie la « balkanisation » de l'Afrique noire en sauvegardant l'essentiel des structures coloniales (16). Si la loi fut votée le 23 janvier 1956, les décrets d'application en Afrique noire ne virent le jour qu'en mars 1957 et les élections aux Conseils de gouvernement et aux Assemblées eurent lieu aussitôt. Entre-temps, le Ghana a célébré le premier anniversaire de son indépendance.

Certes la loi-cadre marque des progrès : suffrage universel et collège unique, mise en place de Conseils de gouvernement à côté des Assemblées territoriales. Il y a deux fois plus d'électeurs qu'en janvier 1956, vingt fois plus qu'en 1946. Mais les Conseils de gouvernement n'auront que des attributions très limitées : les secteurs les plus importants sont des « services d'Etat » dirigés de Paris. Les

(14) De chaque côté du fleuve les formes du colonialisme étaient bien différentes. A Brazzaville les vendeuses noires du magasin « Printania » avaient des salaires inférieurs à ceux des vendeuses « blanches », mais les syndicalistes africains pouvaient prendre l'apéritif en ma compagnie aux terrasses des principaux cafés. A Léopoldville les Africains ne pouvaient entrer dans le hall des grands hôtels. Boukambou ne put m'accompagner lorsque je dus changer des francs français en francs congolais. Passée une certaine heure, les Africains devaient quitter le quartier « européen ».

(15) Par exemple Gueye Abdulaye, vice-président de la Fédération internationale syndicale de l'Enseignement (FISE), département professionnel de la FsM. Il devmt l'un des secrétaires de l'UGTAN. Dans ce cas, la désaffiliation fut essentiellement formelle, la Fédération des enseignants d'Afrique noire (FEAN) etant « invitée » aux réunions au lieu d'être affiliée.

A noter que les instituteurs et professeurs africains appartenant à la fisc n'étaient pas à la CGT. Après la décision du bureau politique du PCF prescrivant aux enseignants communistes de militer dans les syndicats autonomes exclusivement (à l'exception de l'enseignement technique), la FEN-CGT se désintégra.

(16) On peut consulter la brochure Considérations sur la loi-cadre dans les territoires d'Outre-Mer de Ray AUTRA, inspirée par les journées d'étude de 1 Union démocratique dahoméenne (RDA) les 7 et 8 juillet 1956 (Porto-Novo, Dahomey) bien avant les décrets d'application.


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gouverneurs restent en place. Au sein du gouvernement Guy Mollet, Houphouët-Boigny est l'un de ceux qui s'opposent à l'institution d'un exécutif fédéral à Dakar, et, à plus forte raison, d'une Assemblée fédérale! Que deviendra la solidarité africaine ?

Une conférence de l'UGTAN se tient à Bamako les 8, 9, 10 mars 1958, groupant les membres du Comité directeur, les délégués des organisations territoriales et ceux des Fédérations professionnelles.

L'objectif : « dépasser rapidement les limites restreintes de la loi-cadre et ses décrets d'application » pour aller rapidement vers l'indépendance africaine.

Les moyens : « voir dans les exécutifs locaux non des organismes à combattre systématiquement, mais des organismes élus par les populations, et dont ils doivent se servir pour faire avancer la marche historique de l'Afrique noire vers son unité et son développement » ; les militants sont invités, en vue de « la conquête du pouvoir », à participer « à toute action politique, économique, administrative et sociale » conforme à l'orientation définie. L'UGTAN avait l'ambition d'être un trait d'union en quelque sorte entre toutes les forces, partis ou syndicats, désirant l'indépendance et l'unité africaines. A Dakar, l'hebdomadaire Afrique nouvelle du 21 mars 1958 titrait : « L'UGTAN se fixe comme objectif la conquête du pouvoir politique. »

Enfin la résolution demandait, dans cette perspective, l'institution d'un exécutif fédéral à Dakar et se proposait la tenue de congrès territoriaux et d'un grand congrès fédéral à Conakry en septembre 1958.

On peut considérer que cette orientation de l'UGTAN était à la fois audacieuse et réaliste. Aurait-elle les moyens d'en assurer le succès ?

On connaît la suite. Certes Sekou Touré devient président en Guinée, Bakary Djibo au Niger, Modibo Keita au Mali. Les militants de l'UGTAN furent pris par les luttes politiques en face de partis que suscitait l'administration coloniale française. Dans certains territoires, tel le Dahomey, il était très difficile, pour un observateur extérieur, de s'y reconnaître... Au Sénégal le rapport de force était différent de celui de la Guinée ou du Mali, etc. La balkanisation de l'Afrique combattue par l'UGTAN se répercutait au sein de l'UGTAN.

La venue de de Gaulle au pouvoir accéléra le processus avec le référendum ; les avis furent différents selon les territoires. Deux présidents se prononcèrent pour le « non » : Sekou Touré et Bakary Djibo. Avec le PDG Sekou Touré avait eu le temps de remplacer le pouvoir des « chefs traditionnels » par des organismes élus, ce qui lui assura la majorité. Bakary Djibo au Niger suivit la même voie et constitua un parti, la Sawaba oeuvrant dans le même sens ; il fut battu au référundum car il n'avait pas eu le temps d'assurer l'indispensable relève dans les villages. Le colonialisme français employa tous les moyens de pression et de corruption et réussit à morceler l'Afrique de colonisation française. Une Afrique unie pouvait vaincre, pas une Afrique divisée. Il y eut bien l'éphémère Fédération du Mali, la « grande », avec quatre territoires, qui ne dura qu'un mois par suite des pressions françaises ; la « petite », Sénégal et Mali, dura un peu plus. La Guinée fut isolée.

Les nouveaux Etats se dotèrent de Parlements, d'ambassadeurs, voire de Compagnies aériennes, avec une armée de fonctionnaires


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dont les traitements correspondaient à ceux des Européens, et plus parfois. Des bourgeoisies politico-administratives naissaient; cependant que l'éventail des échanges continuait la tradition coloniale, la seule différence étant que l'ex-AOF et l'ex-AEF n'étaient plus entièrement « chasses gardées » du colonialisme français (17).

Que devinrent les militants de l'UGTAN ? L'un chef d'Etat : Sekou Touré. D'autres ministres, ambassadeurs, hauts fonctionnaires, car il n'y avait guère de cadres. D'autres aussi connurent la prison (18), Un certain nombre d'Etats de la nouvelle Afrique ont une situation économique plus difficile, plus dramatique même, que dans la période coloniale, alors qu'une Afrique unie et indépendante — fût-ce à la seule échelle de l'AOF — aurait pu connaître un grand développement et avoir une réelle autorité sur le plan international. Utilisant les néobourgeois comme relais, le néo-colonialisme a succédé à l'ex-colonialisme.

Conclusion

Philippe Dewitte a eu le mérite d'attirer l'attention sur l'intérêt et l'originalité du syndicalisme africain d'après la Deuxième Guerre mondiale. Il en a décrit les principales phases dans ses relations avec la CGT. Je ne crois pas que celle-ci ait manqué de vigueur anti-coloniale ; mais certaines analyses politiques du PCF, son retard dans l'appréciation du développement du mouvement anti-impérialiste, se sont répercutés dans les rapports syndicaux franco-africains. Pas seulement d'Afrique noire ; ce fut aussi le cas en Afrique du Nord : Tunisie, Maroc, Algérie, notamment dans le mouvement syndical.

Les bourgeoisies d'Afrique noire n'ont pas été la cause de l'échec du mouvement ouvrier, elles sont nées de cet échec. En revanche les forces colonialistes françaises, administration et compagnies d'importexport notamment, sont arrivées à diviser et réduire un mouvement qui devenait puissant, en des régions qu'elles connaissaient bien et dont elles surent utiliser les particularismes et les hommes avec intelligence. Peut-être les camarades africains ont-ils sous-estimé les capacités de manoeuvre de l'adversaire à un moment donné.

Il n'en reste pas moins que la CGT fut la seule centrale syndicale d'un pays capitaliste industrialisé à nouer des liens véritablement fraternels avec les travailleurs des pays colonisés, leur apportant aide et appui. Et cela mérite, je crois, d'être historiquement souligné.

(17) Dès la conférence de Dakar, la CIA s'intéressait à l'Afrique. Plusieurs militants (Sénégal, Cameroun, Kenya) furent en relation avec elle, comme lom établi les archives du Ghana après 1 accession de N'Krumah au pouvoir.

(18) Il m'est arrivé de rencontrer Cissé Alioune et Diallo Seydou en 1965 » Alger. Ils étaient ambassadeurs, l'un du Sénégal, l'autre de Guinée. Plus tara encore, après la chute de Modibo Keita, Diallo Seydou devient président ces syndicats du Mali. Quant à Diallo Abdulaye, du Mali, il devient « ambassadeur itinérant » de la Guinée de Sekou Touré, etc. ,.

Bakary Djibo et Keita Koumandian connurent la prison. Keita Koumanoian, secrétaire des enseignants de Guinée et de l'AOF, avait un grand prestige » Afrique du fait de ses qualités et de son intégrité. Cependant il était adversaire personnel de Sekou Touré, ce qui l'amena a certaines erreurs. Sekou lourc l'impliqua dans le « complot des enseignants ». Il fit cinq ans de prison.


REPONSE A PAUL DELANOUE

par Philippe DEWITTE

Paul Delanoue, militant CGT de l'enseignement dans les années cinquante, apporte un témoignage qui peut, pour la première fois, susciter un débat non polémique sur un pan de l'histoire africaine récente, jusqu'ici peu étudié. Je vais donc revenir sur quelques points controversés, la plupart encore à l'état d'hypothèses.

La discussion tourne autour de deux axes principaux : d'une part, l'appréciation par la CGT de la situation africaine et son action sur le terrain, d'autre part les conséquences de cette action sur les formes organisationnelles, sur les revendications des syndicats africains, sur la place qu'ils occupent au sein des luttes nationales, et à terme, sur la nature même des indépendances.

L'appréciation par la CGT de la situation en Afrique, tout d'abord. En 1945, à la lecture régulière du Peuple, il est clair que la CGT n'envisage pas l'indépendance avant longtemps. A ce sujet, Racamond, exunitaire, n'est pas plus indépendantiste que Caussy, futur Force Ouvrière, lorsqu'il dit :

Elles [les masses musulmanes] réagissent, à l'appel des organisations syndicales et républicaines, contre les propagandes intéressées qui, sous couvert de nationalisme, cherchent à les entraîner dans des voies dangereuses pour elles et pour la métropole.

[...] Les colonies doivent faire place à des pays unis à la nation civilisatrice par des liens d'amitié et d'égalité (1).

Sans même parler de la tonalité paternaliste des propos de Racamond, on peut dire que la CGT, dans son ensemble, est alors partie prenante dans le projet de réforme de l'Union française. Elle luttera donc désormais, et jusque vers le début des années cinquante, pour « une véritable Union française » réalisable grâce à « l'union avec le peuple de France », l'impérialisme à combattre étant avant tout celui des Etats-Unis. C'est ce que Paul Delanoue a justement souligné en citant Tollet, qui dénonce « tous les impérialismes ». Dans une certaine mesure, la CGT dédouane la colonisation française, qui va devenir juste et fraternelle grâce aux réformes en cours ; nous sommes alors dans le contexte de la Libération et la gauche, PCF compris, participe au pouvoir.

Par la suite, il est intéressant de montrer l'évolution de la centrale, face à la syndicalisation en masse des travailleurs africains, face à la nouvelle situation sociale et politique (constitution du RDA, lutte pour le Code du Travail d'Outre-Mer, etc.), et surtout face aux revendications d'autonomie syndicale des militants africains.

Au regard de cette situation nouvelle, la CGT constitue tout d'abord ses unions en Afrique. Quand je disais qu'elle les conçoit comme des

(1) Le Peuple, 23 décembre 1944.


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excroissances outre-mer de l'organisation métropolitaine, j'entendais ; qu'elle ne tient pas compte des particularités africaines, rappelées par Paul Delanoue : immensité du territoire et difficultés de liaisons, faiblesse financière des militants et donc des unions, importance du monde rural et toute-puissance de l'administration coloniale. Celle-ci cherche à tout prix, par la répression et l'intimidation, à limiter la portée de l'Union française, déjà passablement édulcorée par les parlementaires de la deuxième constituante de 1946.

Dans cette optique, la CGT lance donc toutes ses forces dans des luttes telles que celle pour le Code du Travail qui, pour juste et généreuse qu'elle soit, ne vise qu'à « humaniser » la colonisation, sans la remettre en question fondamentalement. La CGT n'a pas, à ce moment du moins, mené de front la lutte sociale et la lutte indépendantiste.

De même, les « aspirations nationales des Africains » — litote couramment employée plutôt que l'abrupte « indépendance » — sont bien qualifiées de « légitimes » par la CGT, mais l'indépendance n'est que la dernière étape d'une longue lutte sociale. Dans Le Peuple jusque vers 1952, une mesure quantitative de la place dévolue aux « aspirations nationales » et de celle réservée à « l'union avec le peuple de France » est à cet égard édifiante.

L'emploi d'une formulation ambiguë permet une adaptation souple de la lutte anti-coloniale : « rejeter le système révolu du colonialisme » (2) peut vouloir dire dans certains cas l'indépendance pure et simple (pour le Viet-Nam par exemple), dans d'autres, le rejet des formes les plus archaïques de la domination coloniale.

Ce que la CGT combat avant tout, c'est l'exploitation forcenée, raciste et réactionnaire des gros colons, c'est l'absence de démocratie, c'est le système capitaliste transposé dans les colonies, c'est l'impérialisme américain. Dans cette mesure la lutte anti-capitaliste outremer ne peut être véritablement efficace que grâce à l'action commune avec le prolétariat français et mondial, l'union dans la CGT est plus que jamais indispensable, l'autonomie serait fatale au mouvement syndical africain :

L'ennemi le sait et tente de nous diviser, de nous isoler. Vous avez repoussé ses appels à l'isolement mortel, comme vous avez repoussé avec mépris ses agents de la CISL, l'internationale colonialiste (3).

Or, dès 1951 en Afrique, c'est bien l'indépendance qui est à l'ordre du jour, et aussi l'autonomie des unions CGT, corollaire syndical à l'indépendance politique, et préalable nécessaire. Il faut noter à ce sujet que les partisans de l'autonomie n'ont jamais l'intention de rompre totalement avec la CGT, ils réclament tous (ou presque) l'affiliation directe à la FSM, ils ne sont pas des « traîtres scissionnistes de la CISL ».

Dès lors, la Conférence de Bamako et la création des Comités de Coordination n'ont pas longtemps suffi à satisfaire les aspirations

(2) Le Peuple, 1er juin 1951.

(3) Ibid.


RÉPONSE A PAUL DELANOUE 119

autonomistes. Ce sont précisément les trois secrétaires généraux du Comité de Coordination AOF-Togo qui seront à la tête de l'autonomie quatre ans plus tard : Sekou Touré, Bassirou Gueye et Seydou Diallo.

Ainsi la CGT accuse toujours un certain retard par rapport à l'évolution des positions en Afrique, elle passe son temps à « raccrocher les wagons » pour finalement rallier en catastrophe la création de l'UGTAN en 1957. C'est pourquoi j'avais, dans mon article, adopté un plan strictement chronologique, afin de montrer ce constant décalage entre les positions de la centrale et les aspirations africaines. C'est pourquoi je parlais aussi de « manque de vigueur anti-coloniale » ou, à tout le moins, d'une erreur d'analyse de la CGT concernant le mouvement national africain. Mais le plus important, c'est encore l'incapacité, ou le refus, de la centrale, de « faire le ménage devant sa propre porte », en clair d'accepter l'autonomie de ses unions d'Afrique. Ouezzin Coulibaly déclarait alors :

Une pernicieuse assimilation a envahi l'esprit de nos dirigeants syndicaux [:] ils sont d'accord pour refuser l'assimilation et ils ne veulent pas se détacher des formes syndicales importées d'Europe (4).

Le débat en fait n'est pas nouveau, il est frappant de mettre en parallèle les déclarations de Ouezzin Coulibaly avec celles de la CGTU en... 1925 :

Il faut absolument oeuvrer pour la disparition de cette forme d'impérialisme syndicaliste et aider les travailleurs des colonies à créer leur propre appareil syndical, auquel, dès sa constitution, adhéreront les ouvriers européens travaillant sur le territoire de la colonie. Alors que l'impérialisme prétend annexer, sous un même gouvernement, les peuples conquis par la violence, le mouvement syndical, au contraire, doit les aider à conquérir le droit de s'administrer eux-mêmes. La solidarité internationale, qui doit unir tous les travailleurs, ne doit pas se transformer en une tutelle des organisations ouvrières des pays colonisateurs sur les syndicats des colonies (5).

Vers 1950, on chercherait en vain de telles préoccupations « antiassimilationnistes » dans la CGT.

D'autre part, la comparaison avec les TUC britanniques, dont parle Paul Delanoue, est instructive, elle mérite qu'on y revienne un peu. Il est vrai que le TUC a manifesté une belle indifférence à l'égard du mouvement syndical africain. Mais cette absence de liens étroits entre syndicats métropolitains et syndicats d'Outre-Mer a permis, a contrano, l'éclosion rapide et sans entraves des revendications nationales et panafricaines dans les syndicats au Nigéria, au Kenya, en Gold Coast. le partage l'avis de Jean Meynaud et Anisse Salah-Bey lorsqu'ils disent :

Le type de liens établis entre le syndicalisme africain et les centrales métropolitaines influe sur l'évolution du phénomène. Le cas

(£) La Liberté, 25 octobre 1955.

(5) CGTU, Congrès de Bordeaux, 1925.


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le plus simple est celui des rapports entre le TUC britannique et les syndicats d'Afrique. Si l'attitude très souple du TUC — souplesse ressemblant parfois à une relative indifférence — n'a pas directement encouragé l'intégration dans l'activité nationaliste des mouvements syndicaux, elle a cependant facilité une telle opération. L'étape de la rupture entre le syndicalisme local et celui de la métropole a été évitée.

[...] Au contraire, l'existence de rapports hiérarchiques entre le syndicalisme métropolitain et celui des territoires coloniaux a conduit ces derniers à passer par la phase de contestation et de rejet de tels liens (6).

Ne peut-on dire que l'attitude britannique — en dehors de tout jugement de valeur à son égard — a permis une plus rapide prise en charge des mots d'ordre nationalistes et panafricains par les syndicats, tandis que la « sollicitude » de la CGT les a freinés ? Sans doute s'agit-il là d'une hypothèse à vérifier, mais en tout état de cause, les syndicalistes d'AOF, délégués aux congrès de la CGT restent dépendants, sous « tutelle bienveillante », mais sous tutelle quand même.

Il ne faut pas avoir peur de dire qu'il subsiste dans la CGT de nombreuses séquelles du paternalisme d'antan, alors que les Africains ne veulent plus des rapports « filiaux » avec la centrale métropolitaine, qu'ils aspirent à des relations véritablement fraternelles. Cela dit, je sais bien que les rapports individuels entre militants de France et d'Afrique étaient, eux, on ne peut plus fraternels, je ne parle ici que des relations entre organisations.

Quelles sont les conséquences de cet assimilationnisme de la CGT — le terme est peut-être un peu fort — sur la force, l'impact, la place du mouvement syndical dans le processus des indépendances ? C'est là un autre point controversé. Je pense toujours que les réticences de la CGT — cette fois le mot est faible — à l'égard de l'autonomie ont reculé d'autant la création de l'UGTAN et que, partant, cette création est arrivée trop tardivement pour que le syndicalisme panafricain apporte au mouvement national l'originalité de son combat, disons de classe. C'est pourquoi cette création tardive de l'UGTAN m'a amené à dire que le syndicalisme, autonome et uni, créé dans la tourmente de 1957, ne pouvait plus que faire figure de force d'appoint dans le concert indépendantiste ; on aurait évidemment pu souhaiter qu'il en soit le fer de lance, mais il n'en avait plus le temps.

Car de son côté, le pouvoir colonial ne reste pas inactif, il cherche à battre de vitesse une prévisible radicalisation du « mouvement d'émancipation ». C'est dans ce sens que j'ai qualifié — peut-être un peu hâtivement — la « loi-cadre Defferre » de « prémisse d'une future indépendance », je n'ai en effet pas précisé la nature de l'indépendance contenue dans cette loi. Pour moi, comme pour Paul Delanoue, comme pour les Africains de gauche de l'époque, il s'agit bien en effet d'un projet de type néo-colonial, instaurant la catastrophique balkanisation de l'Afrique, et destiné à mettre en place à la tête des futurs Etats les leaders les plus conciliants envers les intérêts français. Et c'est bien ce qui s'est passé. Mais un mouvement syndical fortement

(6) J. MEYNAUD et A. SALAH-BEY, Le syndicalisme africain, Paris, Payot, 1963-


RÉPONSE A PAUL DELANOUE 121

implanté, autonome et panafricain depuis longtemps, aurait peut-être infléchi, voire stoppé, une telle évolution.

Or, en 1956, le syndicalisme est affaibli par la désunion, en 1957 il reconstitue péniblement l'unité, un an avant le projet de Communauté française de de Gaulle ; n'est-il pas trop tard pour s'opposer efficacement au RDA ou au BDS, promus au rang d'interlocuteurs privilégiés du gouvernement français et qui jouissent encore, on l'oublie trop, d'un prestige certain en Afrique même ?

Je ne peux terminer sans tempérer ces observations critiques : sans souligner une fois encore l'admirable action des militants africains et français de la CGT, et parmi eux Paul Delanoue ; sans perdre de vue l'âpreté des luttes qu'ils ont dû mener pour arracher les droits les plus élémentaires de justice sociale, de démocratie, d'égalité. Car les grandes compagnies, les banques, l'administration coloniale n'ont pas vu sans réagir l'érosion de leurs privilèges exorbitants, archaïques, elles ont fait payer très cher la légalisation des syndicats, les luttes politiques, le vote et l'application du Code du Travail d'OutreMer. Toutes ces luttes devaient être menées, elles ne le furent pas sans répression, emprisonnements, morts d'hommes même. On ne peut esquiver non plus le contexte de guerre froide, qui fit craindre le pire à la CGT et qui l'a conduite à subordonner toute son action à la lutte contre la guerre, jusqu'à lui faire confondre de justes revendications autonomistes avec des manoeuvres de désunion. De même, il est certain que l'union avec le peuple de France n'était pas, en soi, un mot d'ordre vide de sens : les travailleurs de part et d'autre de la Méditerranée avaient bien des adversaires communs, même si leurs objectifs prioritaires ne furent pas toujours concordants... Ils allèrent même parfois jusqu'à devenir contradictoires. Il ne faut pas sousestimer enfin, les difficultés d'appréhension d'une réalité complexe, totalement neuve, qui plus est perpétuellement en mouvement.

Mon propos visait modestement à tenter de retracer l'histoire de la CGT en Afrique, sans occulter ses faiblesses, sans minimiser la difficulté de la tâche qui l'attendait, peut-être même à comprendre ce qui a bien pu se passer pour qu'en 1960, une Afrique désunie, ou plutôt non-unie, affronte l'avenir avec l'hypothèque non levée de la dépendance économique vis-à-vis de la France. L'histoire du syndicalisme africain permet au moins d'indiquer quelques directions de recherche, d'apporter un début de réponse quant au silence persistant du mouvement syndical dans l'Afrique d'aujourd'hui. La puissance de la répression, le « consensus national » des premières années de l'indépendance, la férocité de certaines dictatures actuelles n'expliquent Pas tout.


Notes de lecture

Madeleine REBERIOUX (Ed.). — Jaurès et la classe ouvrière. Paris, Les Editions ouvrières, 1981, 239 pages, collection Mouvement social.

Voici donc les actes du colloque Jaurès et la classe ouvrière, tenu en novembre 1976 dans les locaux de l'Assemblée nationale.

Ce colloque, organisé par la Société d'études jaurésiennes avec l'aide du Centre d'Histoire du Syndicalisme. (Paris I) et de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, a permis à un grand nombre de chercheurs français et étrangers de confronter leurs points de vue. Citons simplement les auteurs de rapports : Madeleine Rebérioux, Georges Haupt, Michelle Perrot, Rolande Trempé, Jacques Julliard, Jean Rabaut, Raymond Guillaneuf, Robert Estivals et Maurice Agulhon.

Rappelons qu'un colloque consacré à Jaurès et la nation s'était tenu en 1964 à Toulouse. Un autre est d'ores et déjà envisagé sur Jaurès et h intellectuels, signe de la vitalité des recherches jaurésiennes. Ces dernières, assez actives, en effet, depuis une vingtaine d'années, permettent de compléter le portrait traditionnel de l'apôtre de la paix et du grand orateur que fut Jaurès, mais aussi du militant, qui sut être le « fédérateur», pour reprendre l'expression d'Ernest Labrousse, non seulement du Parti socialiste, mais de tout le mouvement ouvrier de son temps.

C'est que, comme le rapelle Madeleine Rebérioux, dans sa première contribution au colloque, Jaurès, philosophe, historien et universitaire, passionnément républicain et passionnément voué à son idéal de réconciliation de l'humanité, reconnaît en la classe ouvrière « l'agent de transformation d'un monde intolérable, créé par le capitalisme, où domine l'impitoyable lutte des classes et où chaque individu est en lui-même divisé», Mais cette oeuvre de transformation, de réunification déchirée, exige une classe ouvrière elle-même unifiée. Aussi Jaurès, hanté toute sa vie par cette idée de la nécessaire unité du monde ouvrier, va combattre tout ce qui pourrait le diviser ou l'isoler, les corporatismes, le syndicalisme jaune certes, mais aussi l'alcoolisme ou les conditions modernes de travail et de logement qui aliènent l'ouvrier et l'empêchent de participer à cette oeuvre d'unification.

De grandes évolutions apparaissent certes dans les écrits ou discours de Jaurès : le dirigeant de luttes et de grèves des années 1893-1900 ne correspond pas tout à fait au « Ministre de la Parole » du Cabinet Combes, mais ces évolutions ne doivent pas cacher l'appui apporté par Jaurès à tout ce qui peut organiser et unifier la classe ouvrière, au syndicalisme notamment, qui éduque et anime les luttes et qui doit évoluer vers un syndicalisme de masse, organisateur de la démocratie ouvrière. Là se trouve la raison profonde du dialogue et de l'entente que Jaurès rechercha toujours avec la CGT, recherche qui ne s'accompagne d'aucune de ces complaisances ouvriéristes chères à certains intellectuels. Pour Jaurès, le syndicat, comme la classe ouvrière, ne saurait se suffire à lui-même. La démocratie, le « socialisme », cette « nouvelle humanité», nécessitent des alliances de classes qui permettent au parti de jouer tout son rôle. Parti et syndicat ont donc chacun une tâche spécifique, qui ne saurait admettre ni subordination, ni vaine sacralisation. Les moyens importants ne sont que des moyens : ce qui compte, c'est le nouveau monde que l'on va construire.

Georges Haupt s'attache, pour sa part, aux rapports entre partis


NOTES DE LECTURE 123

et syndicats au plan européen, avec la culture internationale et la hauteur de vue que nous lui connaissions. Pour lui, la coupure entre politique et économie introduite par la IIe Internationale est un moment fondamental et il importe d'en rechercher les causes et les modalités. Son intervention dégage ainsi une évolution lente et décalée dans le temps et selon les pays, s'intéressant particulièrement à l'exemple belge qui constitue sans doute davantage un modèle que la situation allemande. Dans une première phase, qui peut correspondre à la période de dépression 1873-1896, s'affirme la primauté de l'action politique. La croissance retrouvée des années 1896-1905 semble plus propice à l'essor des syndicats ; après les années charnières 1905-1907, dont G. Haupt note à son tour l'importance, la situation paraît plus complexe. Ainsi, en Allemagne, les directions syndicales sont remises en question par une nouvelle génération de militants ; les ouvriers d'industrie, de plus en plus nombreux, restent sous-représentés dans l'organisation syndicale ; le SPD se montre incapable de dominer la question de ses rapports avec les syndicats. Au même moment, Jaurès fonde toute sa stratégie de défense de la paix sur l'unité d'action du mouvement ouvrier, parti et syndicat devant oeuvrer de concert.

Cette très riche contribution ouvre la voie à une large discussion avec une intervention remarquée de René Gallissot qui propose une typologie des rapports parti/syndicat et se montre réservé sur le rôle attribué à la conjoncture économique, privilégiant plutôt les changements internes à la classe ouvrière. Il insiste sur le caractère national des syndicats, qui se révèle par leurs difficultés à intégrer la main-d'oeuvre immigrée et qui explique sans doute pour une large part les Unions sacrées de 1914.

Michelle Perrot présente la classe ouvrière au temps de Jaurès, marquée par cette « deuxième révolution industrielle » de 1905-1910 qui se manifeste, il est vrai, de manière assez tempérée en France. Cette classe ouvrière connaît alors d'importants changements. Les femmes et les étrangers y sont plus nombreux, la banlieue se développe, les « loisirs » apparaissent, le pouvoir d'achat augmente — au moins jusqu'en 1910, les dernières années de l'avant-guerre sont plus difficiles — mais ce sont aussi les débuts de la réorganisation et de la « rationalisation » du travail, avec ses cadences et ses maladies nerveuses... Cette classe ouvrière, très consciente de son identité, se reconnaît plus volontiers dans la grève et le syndicalisme que dans le socialisme.

La discussion porte essentiellement sur les problèmes de la conscience de classe, des rapports éventuels entre la conscience d'identité et la conscience politique, ainsi que sur les « stratégies d'évasion » de la classe ouvrière, par la boutique ou la fonction publique.

Il appartenait à Madeleine Rebérioux de traiter le sujet difficile de la conception du parti chez Jaurès, puisqu'en apparence, nul n'est moins homme de parti que cet extraordinaire militant : il faut attendre le début du siècle pour le voir appartenir à un premier parti vraiment organisé, le PSF. Jaurès ne semble guère mener de réflexion systématique sur ce sujet et ne fit jamais partie de la CAP de la SFIO, interdite aux parlementaires. Madeleine Rebérioux dégage cependant chez lui, au moment de l'affaire Dreyfus, la formation d'une conception du parti, pensé comme le lieu où se forgent les alliances de classe. Cette conception, d'abord très large puisqu'elle englobe syndicats et coopératives aux côtés de fédérations assez autonomes, doit accepter, après 1904, le partage des tâches devenu classique entre parti, syndicat et coopérative.

Jaurès fait tout pour que la SFIO ne perde pas contact avec les masses

ouvrières : il impose un dialogue difficile avec la CGT et cherche, à la

fin de sa vie, à orienter le parti vers un rôle d'organisateur de luttes

e masse qui saurait en même temps maîtriser les nouvelles réalités


124 NOTES DE LECTURE

économiques et sociales. Quoi qu'aient pu en penser certains de ses amis dreyfusards, Jaurès paraît peu « brimé » par son appartenance au parti ; unifié, il en maîtrise assez bien les difficultés internes, mais n'attache sans doute pas une attention extrême à son organisation, dont il connaît cependant l'importance. Mais peut-être s'agit-il là d'une des constances de la tradition socialiste française.

Il convient en tout cas de souligner, avec Victor Fay, que la conception du parti chez Jaurès est celle d'un parti souple, ouvert, qui se bat avec les ouvriers, non pour eux, et qui, en tout état de cause, « n'apporte» pas de l'extérieur la conscience de classe à la classe ouvrière.

Les rapports entre Jaurès et les syndicalistes révolutionnaires furent directement abordés par deux exposés jumeaux de Rolande Trempé sur « Jaurès et les grèves » et de Jacques Julliard sur « Jaurès et les syndicalistes révolutionnaires ». Les deux rapporteurs insistèrent, eux aussi, sur le caractère évolutif de la pensée de Jaurès. Cette évolution n'exclut pas la permanence de quelques grands principes : solidarité, toujours, avec la classe ouvrière en lutte accompagnée de la conscience aiguë que la grève est davantage une épreuve douloureuse pour les ouvriers qu'une fête libératrice, mais qu'elle constitue toutefois un révélateur, un moyen d'éducation, de groupement et de défense particulièrement important.

Les divergences sont cependant nombreuses entre Jaurès et les dirigeants syndicalistes révolutionnaires de la CGT. Si Jaurès approuve la grève générale d'une corporation, celle-ci est combattue par la CGT, Quant à la grève générale révolutionnaire que les dirigeants syndicalistes souhaitent imposer comme moyen de passage au socialisme, surtout en raison de son caractère à la fois strictement ouvrier et fédéraliste, Jaurès, lui, y croit peu. Cette conception est trop contraire à son socialisme républicain et à sa certitude que le socialisme ne saurait être réalisé que par une majorité immense, donc interclassiste, et en toute conscience. Il admet seulement cette conception dans des cas bien définis, comme en Russie ou pour la défense des libertés, avec le soutien des classes moyennes et la neutralité de l'armée. Pour la suite, les rapporteurs relatent le rapprochement bien connu de la CGT et de Jaurès après 1905, motivé par les menaces qui pèsent sur les libertés en France (gouvernements Clemenceau et Briand) et sur la paix en Europe, et sans doute facilité par le demi-échec de la grève du 1er mai 1906 qui a pu faire évoluer la CGT.

La deuxième partie du colloque, consacrée à la mémoire collective et Jean Jaurès, s'organise autour de quatre rapports.

Raymond Guillaneuf évoque le « véritable culte » voué à Jaurès dans la SFIO de l'entre-deux-guerres. Jaurès est évidemment sollicité dans les affrontements de tendances. « Minoritaires » et « majoritaires » s'opposent dès 1915 : qu'aurait-il fait s'il avait vécu ? et le congrès de Tours oppose : ceux qui veulent concilier Jaurès et Lénine à ceux pour qui Jaurès et bolchévisme sont antinomiques. Mais après 1920, les responsables socialistes se contentent plus souvent d'invoquer le souvenir de Jaurès que de se référer avec précision à ses enseignements. Dans quelle mesure peut-on considérer comme jauressiste la SFIO de l'après 1920 ? Importante question, peu traitée jusqu'à présent. Raymond Guillaneuf pose de premiers jalons : souhaitons que d'autres suivent bientôt.

L'étude des rapports entre le PCF et le souvenir de Jaurès présentée par Jean Rabaut est assez complexe. Si les fondateurs du PCF revendiquent aisément l'héritage de Jaurès, il n'est pas surprenant de voir celui-ci récusé au moment de la bolchevisation (1925-1926) et plus encore de la «Troisième Période» (1928-1934), avant de le voir réhabilité quand viennent les temps unitaires du Front populaire. Tout cela est fort bien montré par Jean Rabaut ; on peut simplement se demander, au-delà des articles de revues ou des déclarations de dirigeants, ce que pensaient


NOTES DE LECTURE 125

les militants, surtout dans le Midi républicain, du grand socialiste. Cela permettrait sans doute de comprendre l'aisance du tournant unitaire de 1934-1936.

D'une manière plus générale, Robert Estivals, spécialiste des sciences de la communication, note le passage, dans l'iconographie consacrée à Jaurès, d'une schématisation dyonisiaque et largement négative du vivant du grand tribun, à une représentation idéalisée et apollonique après 1914.

Maurice Agulhon étudie les monuments en places publiques dédiés à Jaurès, largement représentatifs de la France politique du Cartel des gauches et du Midi républicain. Dans ces conditions, il n'est pas surprenant que ce soit surtout l'apôtre de la paix, plus que le leader ouvrier, qui soit statufié, le plus souvent dans une attitude d'orateur. Maurice Agulhon conclut alors en se demandant si le Jaurès qui suscite le plus de passions, dans l'entre-deux-guerres, et aujourd'hui encore, n'est pas plutôt l'humaniste, défenseur de la paix et des grandes valeurs universelles.

Le prochain Colloque consacré à Jaurès et les intellectuels, dont la préparation est actuellement envisagée, permettra certainement de reprendre cet important et sans doute inépuisable débat. En attendant, et pour tromper son impatience, le lecteur pourra tirer un grand profit du complément bibliographique établi par Madeleine Rebérioux qui termine le volume et dresse un bilan très complet des études jaurésiennes de 1966 à 1978. En tout état de cause, les actes de ce colloque illustrent la belle formule de Jean-Pierre Rioux : « Décidément, il ne suffit plus d'aimer Jaurès : il faut, enfin, le lire. »

Gilles CANDAR.

Jean-Louis ROBERT. — La Scission syndicale de 1921. Essai de reconnaissance des formes. Paris, Publications de la Sorbonne, 1980, 235 pages.

Les scissions, qu'elles soient syndicales ou politiques, marquent l'histoire du mouvement ouvrier en France d'une empreinte indélébile. Successivement à Tours, en 1920, et à Lille, en 1921, les forces groupées au sein du Parti socialiste, d'une part, au sein de la CGT, d'autre part, se sont brisées en deux. Même si la scission de la CGT et de la CGTU en 1921 dure moins longtemps que celle de la SFIO et surtout que celle de 19471948 (naissance de la CGT-FO), il n'en demeure pas moins évident qu'elle pose des problèmes et demande des explications.

Ces problèmes, cette explication, J.-L. Robert les aborde à l'aide d'une méthode nouvelle, venue des scientifiques et de l'informatique : l'analyse factorielle des correspondances. Déjà utilisée par certains historiens tels Antoine Prost ou François Furet (1), cette méthode est bien présentée par l'auteur qui a, sur nombre de ses collègues, l'avantage de maîtriser le langage mathématique et de faire montre d'une culture scientifique enviable. Avec le préambule d'A. Prost dans son ouvrage sur le vocabulaire des proclamations électorales, la deuxième partie de l'étude J.L. Robert (P- 75 à 83 surtout) est le seul exposé qui permette au néophyte d'être quelque peu initié à l'analyse factorielle (2). Ensuite vient

(1) Etudes rappelées par J.-L. Robert, p. 75. Nous avons nous-même eu retours a cette méthode dans notre thèse sur le syndicalisme chrétien dans une

linsuistique.

(2) Notons que J.-L. Robert a depuis, écrit, en collaboration avec Jean Heffer etpierre, Saly. un manuel intitulé Outils statistiques pour les historiens, publié Par les Publications de la Sorbonne en 1981.


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le traitement des données où l'on suit pas à pas l'auteur dans sa démarche.

Mais les données, quid de leur choix ? Quid de la problématique qui sous-tend leur recherche ? J.-L. Robert n'a pas démérité dans ce domaine, bien au contraire. Suivant en cela le processus scientifique le plus classique, il décrit, dans une première partie, les sources qu'il emploie et les problèmes qu'il se propose d'aborder, sinon de résoudre.

Ce devrait être le plan obligatoire de toute thèse : d'où l'on part ; quel matériel on utilise; quels concepts on retient; quelle méthode on suit; quels résultats on atteint. A cet égard, l'étude de J.-L. Robert est un vrai modèle.

L'analyse des sources démographiques est sans doute la plus intéressante. Il s'agit des résultats du recensement de 1921. Us sont détaillés et « critiqués » de façon quasiment pédagogique. Les comparaisons avec les recensements de 1911 et de 1906 permettent de décrire la courbe de l'évolution de la population générale puis de la population active. Un graphique, page 13, présente une répartition de la population industrielle en 1906 et en 1921. Le nuage de points représentant les différentes professions montre que la stabilité de la répartition est remarquable. Pour 10 000 actifs dans l'industrie, la position de chaque profession est presque la même en 1906 et en 1921. Toutes les sources — elles ne sont pas seulement démographiques — sont analysées avec la même minutie. Les sources syndicales, par exemple, occupent bien sûr dans le livre une place de choix. Les pages 68 à 71 permettent d'établir une correspondance entre le champ d'action des principales fédérations de la CGT et les catégories socio-professionnelles définies dans le cadre du recensement de 1921. Il en sort d'utiles résultats. Le taux de syndicalisation à la CGT est d'autant plus élevé que la concentration de main-d'oeuvre est plus forte, sauf dans le Spectacle. Le taux de syndicalisation cégétiste est d'autant plus faible que la concentration de la main-d'oeuvre par entreprise est moins forte. Dans cette catégorie il n'y a pas d'exception symétrique du Spectacle. J.-L. Robert ne se voile pas les problèmes inhérents aux sources syndicales et notamment le nombre des adhérents, problème très grave et quasiment impossible à résoudre. En effet, les données sont peu fiables dans ce domaine. Néanmoins, quelque erronées que soient les données chiffrées fournies par les syndicats, une comparaison est possible entre elles selon le clivage sectoriel. Au niveau confé déral, il y a du moins un fait difficilement contestable, c'est la progression du nombre des adhérents de la CGT. De 360 000 en 1914, ils se retrouvent 1500 000 en 1920. Il n'empêche que J.-L. Robert a raison de ne pas se contenter d'une comptabilité nationale et d'opérer une projection sectorielle de ces effectifs. S'agissant d'un problème de tendance — inévitablement lié au problème posé par une scission —, il ^w faut tenir le plus grand compte des métiers, de leurs conditions de travail et, par-dessus tout, de leurs traditions de travail.

Les données statistiques sont donc exploitées de manière fort scientifique par J.-L. Robert. Il expose, comme nous avons déjà eu l'occasion de le signaler, la méthode de l'analyse factorielle des correspondances, fournissant des exemples d'application de cette méthode, et enregistre les résultats qu'elle apporte.

Six analyses ont été pratiquées. Trois au niveau des fédérations, trois au niveau des unions départementales. La première étude utilise 1« données syndicales fournies par les congrès de la CGT de 1918 à 192' et par le congrès de scission (décembre 1921). L'objectif est ici de comprendre l'organisation des tendances au sein de la CGT et d'analyser la scission. La deuxième analyse utilise les mêmes données mais dans un but différent de celui que nous avons décrit précédemment : il s'agit à posent d'analyser les tendances qui existent au sein de la CGTU et de


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tenter d'établir le lien qu'elles entretiennent avec les tendances entre lesquelles se partagent les adhérents de la CGT. La troisième analyse utilise des données sociologiques qui intéressent le taux de syndicalisation des branches d'activité. La cible est ici, bien sûr, d'établir une relation entre les données sociologiques et les données syndicales. Les trois dernières analyses sont fort techniques et ne changent pas sensiblement les résultats atteints par l'auteur.

Ces diverses analyses factorielles des correspondances autorisent les deux conclusions suivantes.

Les fédérations appartenant à la tendance qui, au sein de la CGT, peut être identifiée à l'anarcho-syndicalisme (tendance qui se retrouve à la CGTU) s'appuient sur les bases sociologiques les moins favorables à la majorité cégétiste des années 1920-1921. Ainsi, aucune des grandes fédérations majoritaires (Bâtiment, Alimentation, Bois, Coiffure, Verrerie, Cuirs et Peaux, etc.) n'y figure.

Les bases fédérales de la CGTU — dans les années 1921-1925 — restent très proches de celles de la minorité du congrès de Lille. Ni le congrès de scission, ni les trois premiers congrès de la CGTU n'expriment une structure tendancielle sensiblement différente de celle de la minorité qui s'est exprimée en 1921. Les analyses factorielles montrent avec netteté que les trois courants de la CGTU se distinguent par des bases fédérales singulièrement différenciées. Ainsi les fédérations à forte influence syndicaliste révolutionnaire ont connu le plus souvent une forte influence majoritaire cégétiste. Mais ce sont des fédérations où l'analyse factorielle n° 3 nous montre que la faiblesse du taux de syndicalisation est considérable.

Autre exemple : le courant anarcho-syndicaliste de la CGTU s'appuie sur des bases fédérales à forte influence minoritaire cégétiste et à faible taux de syndicalisation (ce taux va même s'amenuisant de 1921 à 1925). Quant au courant majoritaire de la CGTU, il s'appuie sur des bases fédérales qui étaient celles de la minorité cégétiste, mais ses bases syndicales sont étroitement liées à la présence syndicale aux congrès de 1918 et de 1919.

On le voit, l'étude scientifique de J.-L. Robert administre la preuve que la syndicalisation et les données sociologiques sont étroitement corrélées. Les analyses qui se fondent sur ces données sont d'une bien plus grande pertinence que les analyses qui font références aux données idéologiques. La tradition du comportement syndical est un fait historique infiniment puissant et déterminant dans les cas de coupure, de séparation, de scission.

J.-L. Robert montre en définitive — et c'est là un apport précieux de son travail — que la syndicalisation des travailleurs en France est un fait de structure. Ce qui est surtout frappant, c'est la stabilité remarquable de la hiérarchie entre fédérations au sein de la CGT, malgré les crues et les décrues des effectifs d'ensemble de la confédération. Pourquoi cette stabilité ? Parce que la hiérarchie des fédérations (en nombre d'adhérents) est corrélée avec la hiérarchie des entreprises, en fonction de leur plus ou moins grande concentration du travail. Entre les secteurs où le taux de syndicalisation est de 60 % et où le nombre des salariés par établissement tourne autour de 560 et les ouvriers agricoles où le taux de syndicalisation est de 0,3 % et le nombre de salariés par établissement au voisinage de 1, s'ordonnent avec un beau dégradé les autres fédérations de métier. Leurs positions sont ne varietur, de 1906 à 1921 (et au-delà!), comme souvent en histoire, la continuité l'emporte sur la rupture.

Une exception confirme la règle : la répartition des syndiqués en 1918 semble fort différente des structures de syndicalisation, en amont et en aval. Cela est le fait des unions départementales qui ont été fortement secouées par la guerre. Le cadre départemental est plus déterminant en 1918 que le cadre fédéral.


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Quant à la minorité révolutionnaire qui est à l'origine de la CGTU, ! eUe constitue, avant tout, un fait de la guerre. On quitte ici la structure i pour la conjoncture, pour l'événement historique. A la fin de la guerre, cette minorité révolutionnaire se développe surtout dans les UD (en somme dans les Bourses du Travail), tandis que la majorité reste puissante avant tout au sein des fédérations nationales. Au reste, on voit bien que le fait « UD » et le fait « minorité » sont très corrélés à travers le 13e congrès confédéral de Paris (15-18 juillet 1918). Les UD où la vie syndicale a été intense pendant les dernières années de la guerre (1917-1918) et où ont sans doute eu lieu les discussions les plus passionnées à propos de la Révolution russe d'octobre 1917 donnent un appui important à la minorité cégétiste qui, deux ans plus tard, fonde la CGTU.

Résumons : la scission de 1921 exprime la césure de la guerre et de la révolution d'octobre, mais ce séisme fait jouer des fractures anciennes dont l'existence renvoie à un passé souvent lointain et à une structure socio-économique particulière, propre à la France. Les analyses facto rielles conduites par J.-L. Robert apportent une caution scientifique indispensable à ces conclusions.

Qu'il nous soit permis cependant de faire deux reproches à ce livre, D'une part il suppose connus trop d'éléments de caractère idéologique concernant les différentes tendances. Un exposé, même sommaire, de leur caractères originaux semblait nécessaire. D'autre part, il y a parfois quelques broutilles telles que des membres de phrases qui manquent Ainsi en est-il p. 15 (ce n'est qu'un exemple) : aux lignes 1 et 2 il est écrit « effondrement de l'activité au lendemain de la guerre ». C'est, de toute évidence, « au lendemain du déclenchement de la guerre » qu'ï faut lire, comme le suggère le contexte du paragraphe. Ce ne sont il que vétilles sans grande conséquence. Le travail de J.-L. Robert, par son sérieux et sa clarté, rend déjà les plus grands services aux historiens du mouvement ouvrier.

Michel LAUNAY.

Jacques ROUILLARD. — Histoire de la CSN 1921-1981. Montréal, éditions du Boréal-Express et CSN, 1981, 335 pages.

L'ouvrage de J. Rouillard sur la Confédération des Syndicats nationaux fournit, malgré ses imperfections — la description accurnulative l'emporte à l'excès sur une explication souvent lacunaire —, d'utiles renseignements sur le syndicalisme québécois et autorise certaines conu» raisons, parfois tentées par l'auteur, avec le syndicalisme chrétien français.

La périodisation choisie, tout en faisant la part belle à l'histoire canadienne, sort — pas toujours volontairement — de ce cadre spécifique et met l'accent sur les tendances communes du mouvement syndical dans le moyen terme, soumises aux cycles de l'économie, à l'alternance prospérité — dépression. Dans la phase préparatoire à la création du syndicalisme catholique — 1900-1920 —, les « syndicats internationaux » en net développement au Canada comme aux Etats-Unis, se réclamant de la lutte des classes, provoquent au Québec un double rejet, nationaliste et idéologique. Face à des syndicats considérés ici comme trop liés aia provinces anglophones s'affirme une volonté de retour « au syndicahalisme national » (p. 24), particulièrement nette dans certaines industries de consommation dès le début du XXe siècle (chaussure et textile). C'est» « ce nationalisme » que le clergé tente, avec succès, « d'associer [...] l'idée de confessionnalité » (p. 27).


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L'Eglise s'inquiète en effet à plusieurs titres du progrès des syndicats «internationaux». La lutte de ceux-ci en faveur de l'instruction gratuite et obligatoire — synonyme d'une intervention systématique de l'Etat — menace ses propres institutions scolaires, garantes de son influence; d'autre part, les progrès du socialisme et la multiplication des grèves dans les premières années du XXe siècle contraignent la hiérarchie à une intervention directe dans l'esprit de l'encyclique Rerum novarum : la formation des premiers syndicats catholiques est « recommandée » lors d'une réunion de prêtres venus de tous les diocèses du Québec organisée par la Fédération des Ligues du Sacré-Coeur, en janvier 1911 (p. 29).

Les premières créations demeurent précaires. Le premier syndicat catholique du Québec, celui des mineurs de Thedford-Mines, fondé en 1915 par Mgr Roy, chargé des oeuvres sociales du diocèse, souffre, devant les réalités et la concurrence des « internationaux », de son adhésion trop marquée à la collaboration des classes — « vouloir le bien de l'ouvrier, sans vouloir du mal au patron qui l'emploie » (p. 33). Vite et légitimement doté de l'étiquette de « syndicat jaune », il s'effrite au profit de la Western Fédération of Miners. Constituées avec l'aide directe de l'épiscopat, les cinq fédérations catholiques connurent « après un départ rapide » la stagnation, voire le déclin pendant la guerre.

La leçon n'est pas perdue : en 1918, les prêtres associent des laïcs à leurs réunions (avril et juin) et les débats attestent de réelles divergences entre les premiers, et les seconds sur la grève et la lutte de classes (cf. texte p. 56-58). Le souci de la défense des travailleurs désormais affirmé — « évolution capitale » (p. 41) selon l'auteur — donne au syndicalisme catholique, officiellement établi en septembre 1921 par la création de la CTCC (Confédération des travailleurs catholiques du Canada), «un second souffle» (p. 43) : les syndicats catholiques, qui comptaient 4000 membres en 1916, en regroupent 17 600 en 1922.

La période 1921-1934, marquée par les deux grandes récessions de 1921 et 1929, met la « CTCC en difficulté ». Ici — comme ailleurs — le syndicalisme, catholique ou non, va de stagnation en effondrement. Les syndicats qui représentaient 14 % des salariés en 1921 tombent à l'étiage de 1,3 % en 1931. L'Eglise — qui dispose d'un droit de veto sur les résolutions des Congrès — impose sa doctrine sociale en faveur d'une collaboration des classes fondée sur le corporatisme, mais se heurte à d'insurmontables contradictions, discernables dans les pratiques syndicales. Entre 1920 et 1930 et malgré les condamnations de la hiérarchie — les statuts des syndicats catholiques ne prévoient même pas la grève — ceux-ci auraient conduit 32 des 242 grèves recensées au Québec, soit 13 %, s'étant ralliés au principe de l'« atelier syndical» (contre «l'atelier ouvert») naguère condamné et au combat pour les conventions collectives, sur des positions que ne désavouaient pas les « internationaux » (salaires, durée du travail, etc.). Cette évolution est induite par un patronat dont l'hostilité aux syndicats n'épargne pas toujours les organisations catholiques qui rêvent pourtant de sa « conversion » (p. 86). En résumé, se creuse alors, sur fond de difficultés — telle la grève des ouvriers de la chaussure en 1926, contre une baisse de salaire de 33 %, conclue, après quatre mois, sur un échec total (p. 99-101) — «un fossé [...] entre l'idéologie articulée par la CTCC et les pratiques de ses syndicats affiliés » (p, 86) — idée majeure de ce livre.

La phase suivante — 1934-1945 — est caractérisée par l'« expansion» que connaissent également, et même bien davantage, les « internationaux » en flèche chez le puissant voisin. La loi de 1934 relative à l'« extension Juridique» des conventions collectives, comparable à la célèbre loi Wagner (1935) votée aux Etats-Unis, contribue à un réel afflux syndical. En bénéficie, dans un premier temps, le syndicalisme catholique, pour des


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raisons que l'auteur impute, de façon inégalement convaincante, à plusieurs facteurs : «structures moins rigides», meilleure implantation provinciale, bénéfice tiré du vote de la loi de 1934 réclamée par la centrale depuis 1931. Pendant la guerre, les « internationaux » mettent les bouchées doubles et supplantent — on comprend mal comment les avantages des années 1930 se sont transformés en inconvénients pour la CTCC - largement leurs rivaux. Le phénomène aurait été favorisé par l'intervention étatique dans l'industrie (les industries de guerre représentent alors les trois quarts du secteur), les fonctionnaires fédéraux (et non québécois) affichant leur préférence pour «le mouvement d'où ils étaient sortis » (p. 118).

Quoi qu'il en soit, les années de guerre consacrent, après la «montée triomphante » (A. Charpentier), le déclin du syndicalisme catholique, accéléré par la loi sur les relations ouvrières de 1944, inspirée de la législation américaine adoptée « dans le sillage de la loi Wagner ». Le patronat, y compris au Québec, négocie davantage avec des syndicats «internationaux» plus représentatifs que les catholiques, et la CTCC est poussée à entamer sa déconfessionnalisation par la menace inscrite dans le principe de liberté syndicale : le monopole de la représentation est accordé au syndicat majoritaire.

La période suivante — celle des « mutations » de 1946-1960 — accentue le processus engagé. La centrale, devenue CSN au Congrès de 1960, hésite entre la — prudente — nouveauté : abandon d'un corporatisme trop contaminé par le fascisme européen, au profit d'une « réforme de l'entreprise » ou « cogestion » vite condamnée par le veto patronal, mise à l'écart relative des aumôniers, et une pesante tradition qui contribue à éloigner ses fidèles : malgré l'entrée massive des femmes dans la vie active, se maintient intacte jusqu'aux années 1960 l'idéologie chrétienne sur leur rôle social, en particulier le refus fondamental du travail féminin (autre trait commun avec la CFTC). Dans les années 1950, le syndicalisme de guerre froide, officialisé par la loi de 1948 (fort proche de la loi Taft-Hartley) oeuvre dans un contexte connu ailleurs : un net anticommunisme ne masque guère des échecs répétés infligés par le patronat — grève de l'amiante de plus de quatre mois en 1949, grève du textile en 1952-1953 (p. 198-205) — et par le gouvernement Duplessis, violemment anti-syndical.

La période contemporaine, « 1961-1981 », facilite les comparaisons avec le cas français. L'« évolution idéologique » postérieure à 1966 s'incarne dans un « projet de société » qui remet en cause « la propriété privée des moyens de production» ou la domination économique et politique des Etats-Unis, sans oublier de condamner «un socialisme bureaucratique de type soviétique » (p. 230). La centrale, séduite par des idées particulièrement chères aux salariés du tertiaire en forte expansion numérique (secteur public et parapublic en tête), encourage les groupes locaux de locataires ou de consommateurs, se prononce non pour l'indépendance mais « contre l'oppression nationale » et s'intéresse davantage à la condition féminine. Mais le « schisme » de 1972 qui fonde la Centrale des syndicats démocratiques (CSD) consacre l'affaiblissement régulier des années 1970.

On retiendra également de l'ouvrage une abondante iconographie et un choix de documents clôturant les chapitres. Tenant souvent d'un descriptif trop schématisé pour être éclairant (liste des fédérations, des dirigeants, des grèves, etc.) et très répétitif, qui tend à « noyer » les hypothèses intéressantes de l'auteur, l'Histoire de la CSN éclaire cependant un pan du syndicalisme canadien, moins bien connu du lecteur français que : celui des Etats-Unis.

Annie LACROIX-RIZ.


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NOTES BREVES

Dominique DESSERTINE. — Divorcer à Lyon sous la Révolution et l'Empire. Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1981, 394 pages.

Située dans le champ de la démographie historique autant que dans celui de la sociologie, l'étude des 1133 divorces prononcés à Lyon entre 1792 et 1816 fournit à D. Dessertine l'occasion de saisir les « mutations des sensibilités » en matière de conception de la famille, se plaçant ainsi dans le sillage des recherches menées sur l'évolution des mentalités et des sentiments.

Au-delà de l'analyse du processus législatif, préparé par tout un mouvement d'opinion et de presse, la référence à des modèles (les Etats protestants) ou des initiateurs (Voltaire, Diderot, Condorcet) et traduit dès la fin du xvnr siècle par des modifications sémantiques, le divorce, phénomène urbain, n'est pas seulement un « traumatisme conjoncturel » (p. 4), mais un des reflets de la crise des structures familiales d'Ancien Régime. Telle est l'argumentation de ce travail rigoureux qui ne se contente pas de confronter les statistiques tirées dés registres d'état civil ou des contrats de mariage, mais qui cherche aussi à déceler la vie intime du couple, sa psychologie, à partir de l'exposé des motifs de divorce, recensés par les tribunaux civils.

Le mouvement des divorces, à Lyon, suit deux phases bien distinctes. De 1792 à l'an XII, l'auteur constate la « corrélation entre la pratique juridique et le comportement collectif » (p. 95), une sorte d'empressement malgré un net décalage entre la province et Paris. De l'an XIII à 1816, une certaine apathie domine, en liaison avec les restrictions apportées par le Code civil. Des nombreuses pistes ouvertes par D. Dessertine, je retiendrai trois axes de réflexion :

— la diffusion du divorce dans le monde du travail et surtout de la boutique, artisans (soierie exclue, la cohésion de la famille-unité de production y demeure intacte), petits commerçants, marchands et négociants, sans toutefois remettre eh cause la solidité de l'institution maritale ;

— le divorce considéré comme une revendication d'autonomie féminine et donc instrument de libération, non pas d'intellectuelles à la Sophie de Grouchy, ni d'activistes à la Olympe de Gouges, mais de femmes du peuple (pas du petit peuple) bénéficiant, dans le cas spécifiquement lyonnais, d'un réel pouvoir économique ;

■— l'analyse des « agents de déséquilibre du foyer », parmi lesquels D. Dessertine ne privilégie pas l'explication économique mais l'inclut au même titre que la conjoncture politique (l'impact du siège de 1793 sur léclatement des familles), l'âge au mariage et les écarts entre époux, les disparités sociales et les mésalliances, enfin, cette attention portée à la «mésentente des corps » (p. 253), cette exigence nouvelle du mariage d'amour.

La conception du mariage, passant du respect d'un sacrement intouchable que la chanson populaire d'août 1792 taxait « d'indissolubricité » (un mot-valise avant l'heure !), à la notion de contrat, permit une autre coception du divorce, de l'accusation au constat. Dans ce cadre, ni 1789, 011792 ne sont des ruptures, mais s'insèrent dans le « raz-de-marée senti-


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mental » décrit par E. Shorter et dont D. Dessertine aurait tendance à situer l'origine dans la petite bourgeoisie, dès 1770.

Florence RIFFAULT-REGOURD,

Le Syndicalisme agricole en France. Numéro spécial du Bulletin du Centre d'histoire économique et social de la région lyonnaise. Lyon,

1981, n° 1-2, 94 pages.

Le Centre d'histoire économique et sociale de la région lyonnaise consacre un bulletin entier au syndicalisme agricole en France depuis un siècle. S'y trouvent regroupés de brefs articles, les uns monographiques, d'autres plus généraux et un long entretien avec C. Delorme, l'un des vétérans du syndicalisme agricole de la région Rhône-Alpes. Cet aspect de l'initiative des historiens lyonnais nous vaut un document précieux d'histoire immédiate. Juste avant sa mort, ce notable agricole décrit minutieusement son activité et répond aux questions sur sa carrière, commencée dans les années trente : catholicisme social, JAC, Union du Sud-Est, Corporation, Sénat (groupe paysan)...

L'intérêt de cette partie a conduit à resserrer les autres contributions qui sont ici très résumées (voir, par exemple, une version plus fournie de l'article d'Yves Rinaudo sur le syndicalisme agricole varois dans Le Moit vement social, n° 112). Les articles généraux, plus encore que les monographies, en souffrent. Ainsi, celui de P. Barrai sur « L'agrarisme en France depuis 1945 » se réduit-il à une présentation politique des organisations agricoles. Le survol ici opéré fait apparaître plus nettement les limites d'une telle démarche. Qu'a-t-on appris, par exemple, après avoir caractérisé les Paysans Travailleurs des années 1970 comme « contestataires » et le MODEF comme « extrême gauche » sans s'être interrogé sur les couches d'agriculteurs concernées par ces mouvements, leur situation, leurs analyses, leurs objectifs, leurs succès et leurs échecs ? Il est vrai que le présupposé premier est que le monde agricole est homogène.

L'originalité consiste en effet à enrôler l'ensemble des organisations recensées sous la notion d'« agrarisme », regroupement qui va jusqu'à l'incongru quand il annexe le syndicalisme ouvrier du secteur agricole, Ce dernier semble d'ailleurs mal connu (le syndicalisme ouvrier agricole CGT, en régression, ne se limite pas, pendant les années examinées, au Midi viticole ; la Fédération générale de l'Agriculture CFDT ne s'est pas « développée en recrutant dans le personnel des services para-agricoles, administratif et technicien », mais d'abord en regroupant dans une même fédération ouvriers agricoles et salariés des coopératives) (p. 51).

La diversité des sept contributions rassemblées ici témoigne de la vitalité des recherches entreprises dans ce secteur. Faisons deux remarques qui, sans doute, sont liées.

Il n'est pas stimulant de présenter les différentes études locales comme des illustrations d'un modèle national (Avant-propos, p. 7) qui serait bien connu et dont l'analyse serait acquise. Les études présentées ellesmêmes s'inscrivent en faux contre ce projet. Ainsi les unes se servent-elles de la notion d'agrarisme, d'autres n'y ont pas recours. En raison des problèmes posés, une confrontation aurait, au contraire, été fructueuse.

Ceci d'autant plus qu'un réexamen paraît bien nécessaire. Il y a o* quinzaine d'années, les historiens avaient l'initiative en ce domaine qu'ils étaient les premiers à aborder et qu'ils ont une première fois balise. Depuis, les recherches, venant surtout d'autres disciplines se sont mulo-


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pliées, renouvelant les problèmes ; citons, dans leur diversité, les travaux de S. Berger, A. Guillemin, Y. Lambert, S. Maresca, P. Muller. Un superbe isolement ne peut avoir que des inconvénients.

Gilles POSTEL-VINAY.

Pierre KLEIN. — L'Alsace. Paris, Les Editions d'organisation, 1981, 620 pages, « Peuples et Pays de France ».

A ce gros volume collectif dont Pierre Klein, qui l'a dirigé, a aussi rédigé les pages consacrées à la situation linguistique de l'Alsace, ont collaboré une quinzaine d'auteurs de tendances et de professions diverses, unis par la volonté de mettre en évidence ce qu'ils nomment l'alsacianité de l'Alsace dans l'appartenance, clairement affirmée, à la France. Les arts et les traditions populaires, la littérature, y compris sous ses aspects avant-gardistes — René Schickelé, Yvan Goll — y tiennent heureusement une large place : la problématique européenne est à l'arrière-plan de la synthèse esquissée et espérée entre culture allemande et culture française. Le chapitre consacré à l'économie, rejeté à la fin, aurait pu s'insérer dans un ancrage historique plus étoffé.

L'histoire occupe pourtant une grande place : quelque 250 pages dont une cinquantaine nous intéressent plus directement ; rédigées par Léon Strauss, parfaitement bien informé, elles concernent l'évolution du mouvement ouvrier, du XVIIIe siècle à la Seconde Guerre mondiale, davantage encore, surtout pour la fin du XIXe et le XXe siècle, que celle du monde ouvrier. Sans qu'il soit question de résumer ce qui se présente déjà comme le résumé de longues études, je voudrais souligner deux ou trois points qui m'ont frappée : sur la longue durée, le poids des ouvriers-paysans, si nombreux encore au début du XXe siècle dans les usines dispersées de la plaine et des vallées et, par contraste, le rôle des ouvriers du Livre, des ouvriers à plein temps, eux, dans l'implantation du syndicalisme; entre 1870 et 1914, le retard et la modestie de l'implantation du parti social-démocrate allemand, malgré les importants succès électoraux remportés au début du siècle : le vote de la classe ouvrière alsacienne reste longtemps marqué par la protestation nationale, et quand il évolue, les structures du parti n'en bénéficient pas vraiment ; enfin, au moment des grèves de 1920, leur caractère fortement régionalisé : le maintien des avantages acquis au temps de la législation sociale allemande a joué un grand rôle, ainsi que le mécontentement devant l'attribution à un certain nombre de « Français de l'intérieur » des bonnes places réservées jusque-là aux Prussiens ; le Parti communiste en tirera des conséquences auxquelles il aura grand mal à échapper à partir de 1935-1936.

Madeleine REBÉRIOUX.

Claude LATTA. — Un Républicain méconnu : Martin Bernard, 1808-1883.

Saint-Etienne, Centre d'études foréziennes, 1980, 317 pages.

Martin Bernard est-il un républicain méconnu ? Mal connu plutôt, Puisque, à la différence de Barbes, dont il fut le confident, aucun livre ne lui a jamais été consacré, même s'il est présent non seulement, bien sûr, dans les grands dictionnaires, mais dans les histoires, anciennes ou ré-


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centes> consacrées au parti républicain sous la Monarchie de Juillet et la IIe République. On se réjouira donc de ce que Claude Latta ait pu mener à bien cette solide biographie et la faire publier par le Centre d'études foréziennes.

Ce choix régional était tout à fait fondé. Certes, c'est à Paris que le jeune Martin Bernard s'installe en 1826 — il a alors 18 ans — et c'est là qu'il va participer à l'activité fiévreuse des années 1830 et animer notamment, le 12 mai 1839, la prise d'armes de la Société des Saisons. C'est à Paris aussi qu'il s'installe en 1860 au retour de l'exil, et c'est la capitale qu'il va représenter à l'Assemblée nationale élue en février 1871, Mais c'est à Montbrison, berceau de sa famille, préfecture du département de la Loire, qu'il est né ; et, lorsque son ami Ledru-Rollin le nomme, le 17 mars 1848, commissaire de la République, il lui confie non seulement le département du Rhône — un poste clé — mais ceux de l'Ardèche, de la Haute-Loire et de la Loire, et c'est du département de la Loire qu'il tient, le 24 avril 1848, son premier mandat de représentant du peuple. Aussi bien est-ce la Bibliothèque municipale de Saint-Etienne qui a recueilli les vingt-six volumes de lettres reliées, échangées entre Martin et ses frères : toutes inédites, sauf celles qui concernent les années 1848-1849, elles constituent une des sources originales de ce travail,

L'intérêt qui s'attache au personnage de Martin Bernard lui vient pour une bonne part de ce qui le distingue de Barbes et de Ledru-Rollin, Ce républicain lié aux sociétés secrètes est un ouvrier. Pas n'importe quel ouvrier assurément : un compositeur d'imprimerie, issu d'une dynastie d'imprimeurs, formé par son père, mais qui, comme le David Séchart des Illusions perdues, monte à Paris pour s'y perfectionner dans son métier. Il y fait en même temps son apprentissage politique et social : le void ébloui par «l'idée d'association» que les ouvriers du Livre, justement, travaillent, sous la Monarchie de Juillet, à ancrer dans les solidarités ouvrières. Mais — et sur ce point mon interprétation diffère de celle de Claude Latta — ce n'est nullement un hasard ou une insuffisante maturité qui font que, dans le Livre, la coopérative de production n'emporte pas alors la faveur de la majorité ouvrière : décisif est le rôle des pratiques et des objectifs d'atelier. Ce qui manquera à Martin Bernard, ce sera justement l'insertion dans ces pratiques : en faisant le choix des sociétés secrètes, il s'éloigne de sa base ouvrière, sans pourtant rompre avec elle. Et cet éloignement est sans doute pour quelque chose dans la responsabilité qu'il prendra en 1848 de maintenir l'ordre à Lyon : Lyon où s'affrontaient conservateurs et socialistes ou encore, comme il l'écrit lui-même « une bourgeoisie stupidement réactionnaire et un peuple plein de bons sentiments, mais exagéré, brute à ne pas comprendre les choses les plus élémentaires ».

Désormais, et quelle que soit sa fermeté lors du coup d'Etat, c'est du côté des conciliateurs qu'il se situera vingt ans plus tard, au moment de la Commune. Les dernières années de cet «homme de caractère», admirateur passionné de Robespierre, témoigneront de l'extrême difficulté des républicains de 1848, brisés en outre par le long exil des années 1850, à s'adapter aux problèmes nouveaux, aux modes d'organisation et aux idéologies qui apparaissent à partir de 1860 chez les porte-parole des « idées avancées ». L'histoire court vite. Combien de Communards - pensons à Charles Longuet et à tant d'autres — ne se reconnaîtront pas davantage dans la République des années 1880 et dans les nouveaux miroirs que leur tendra le socialisme ?

Madeleine REBÉRIOUX.


NOTES DE LECTURE 135

Le Parti communiste de Belgique (1921-1944). Bruxelles, Fondation Joseph Jacquemotte, numéro hors série des Cahiers marxistes, 1980, 152 pages.

Le Collectif d'histoire et d'études marxistes, « groupe indépendant d'historiens engagés », a organisé à Bruxelles, le 28 avril 1979, une journée d'étude sur l'histoire du Parti communiste de Belgique, dont ce volume publie le compte rendu, apparemment exhaustif. Communistes de différentes générations, compagnons de route, historiens marxistes indépendants ont, non sans âpreté parfois, confronté leurs analyses et aussi leurs souvenirs. Rosine Lewin, en présentant les actes de ce colloque, indique qu'il s'agit d'une première en Belgique : on la croit sans peine et on apprécie d'autant plus la vivacité des heurts que nulle politesse ne vient brouiller.

Une problématique centrale : pourquoi le Parti communiste n'a t-il pas acquis en Belgique les dimensions du PCI ou du PCF ? La discussion s'engagea autour des trois rapports : les origines du PCB, évoquées par Marcel Liebman ; le PCB dans l'entre-deux-guerres, dont Rudi Van Doorslaer présenta l'évolution ; la guerre et la Libération, au sujet desquelles l'exposé de José Gotovitch souleva une véritable tempête : indice de la sacralisation de cette période dans la geste communiste ? Ceux qui s'intéressent à l'histoire du mouvement communiste apprendront beaucoup au fil de ces pages qu'illumine un grand désir d'honnêteté. Dans son exposé introductif, M. Liebman s'en est félicité, tout en soulignant que le PCB n'avait pas eu, dans le mouvement ouvrier belge, le monopole des attitudes hagiographiques. L'analyse n'occulta ni la période d'alliance trotskiste de 1934, ni le problème des liens avec l'Internationale communiste et de ses conséquences pendant la dure année 1940, ni le poids du nationalisme belge aux origines de la faiblesse communiste.

Trois réserves pourtant, ou plutôt trois regrets, dont deux furent au reste formulés au cours de la journée d'étude : cette histoire reste à l'évidence étroitement politique en ce sens que son rapport à la société belge n'est guère examiné ; pourtant la dimension politique fondamentale de la bolchevisation est passée sous silence : le mot même fait défaut ; enfin, comme le remarqua un participant italien, on ne s'est guère interrogé sur le problème des fonctions du Parti ouvrier belge et des exigences de la classe ouvrière auxquelles le parti de Vandervelde sut apparemment répondre, tout au moins jusqu'à la Deuxième Guerre mondiale.

Une histoire à suivre. La Fondation Jacquemotte a déjà pris d'intéressantes initiatives, celle-ci ne sera sans doute pas la dernière.

Madeleine REBÉRIOUX.

Ragione e setimenti. Numéro spécial de Memoria. Rivista di storla délie donne. Turin et Rome, Rosenberg & Sellier, numéro 1, mars 1981.

Le premier numéro de cette revue, qui se consacre à l'histoire des femmes, est rédigé par une équipe d'historiennes féministes. Le thème en est « Raison et sentiments », ce qui pourrait aussi s'appliquer à l'esprit avec lequel est conçue cette revue : pas de déclarations fracassantes mais, au contraire, des articles solides et un discours tout en nuances. On appréciera particulièrement l'article de Margherita Pelaja sur l'ins-


136 NOTES DE LECTURE

tinct de vie et l'amour maternel, à propos d'un infanticide commis en' 1882 dans les Abruzzes. Très intéressant aussi l'article de Ginevra Bom piani sur les versions différentes de Cendrillon, de Basile à Grimm. Enfin, cette revue, comme l'annonce son éditorial, compte bien faire une place importante à la mémoire orale et la présence de Luisa Passerini dans son comité de rédaction est une promesse de qualité.

Une revue d'un esprit nouveau sans féminisme agressif, d'une présentation élégante, ce qui est une qualité supplémentaire, et dont on peut attendre avec intérêt les prochains numéros.

Françoise WERNER.

Emile POULAT. — Une Eglise ébranlée. Changement, conflit et continuité de Pie XII à Jean-Paul II. Paris, Casterman, 1980, 303 pages, « Religion et société ».

Emile Poulat rassemble dans ce volume les articles de revues et les chapitres d'ouvrages collectifs qu'il a rédigés depuis les années 1950 jusqu'à aujourd'hui (un des « points de départs » ici évoqués figure même dans un livre à paraître). On le sait, la spécialité de l'auteur est la crise moderniste. Ses développements sur les origines du catholicisme social et de la Démocratie chrétienne sont d'une portée sociologique et historique tout à fait remarquable. Son étude Eglise contre Bourgeoisie, publiée chez Casterman en 1977, est une des meilleures analyses des raisons profondes qui ont opposé l'Eglise au monde libéral issu de la Révolution française. Dans le présent recueil, trois parties sont distinguées, autour desquelles se polarisent les études antérieurement dispersées : la guerre; la ville ; le Concile.

La guerre, ce n'est pas seulement l'attitude de Pie XII en face du nazisme ou la position des chrétiens en Allemagne, c'est aussi la vie catholique française au temps de la guerre froide ; c'est, enfin, le rôle de la guerre d'Algérie dans la conduite des catholiques en France, notamment dans leur comportement politique. La contribution si courageuse d'E. Poulat au n° 6 de Voies nouvelles, paru en 1959, est heureusement reprise ici.

La villes, ce sont les usines, l'éclatement des paroisses et le problème des prêtres ouvriers, si douloureusement vécu par E. Poulat lui-même, Je recommande spécialement la lecture des chapitres 7 et 8 («Le Fond du problème», tout particulièrement).

Le Concile, c'est, en réalité, surtout l'après-concile dont traite à juste titre E. Poulat. La figure de Paul VI s'y trouve éclairée ou, mieux, précisée (chapitre 13 : « un pape déchiré, un archevêque tranquille »). L'auteur montre fort bien que les bouleversements considérables vécus par l'Eglise des années soixante ne sont, en réalité, que fort partiels (pages 271-272). Les analyses et les jugements contenus dans les pages 270 à 280 sont frappants mais équilibrés, voire équitables.

C'est toute l'expérience de la sociologie des religions et d'une pratique intérieure du catholicisme que l'on retrouve dans le livre d'E. Poulat. Il constitue un précieux recours pour tout historien qui veut prendre une vue à la fois large et précise de « l'ébranlement des Eglises dans un monde ébranlé ».

Michel LAUNAY.


Économies Sociétés Civilisations

Revue bimestrielle fondée en 1929 par

Lucien FEBVRE et Marc BLOCH

publiée avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique et de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

Comité de Direction :

Fernand BRAUDEL - Charles MORAZE

André BURGUIERE - Marc FERRO - Jacques LE GOFF

Emmanuel LE ROY LADURIE - Jacques REVEL

Secrétaire de ta Rédaction : Lucette VALENSI

37« ANNEE - N° 4 JUILLET-AOUT 1982

LE TEMPS PRESENT

Louis PUISEUX, Les bifurcations de la politique énergétique française depuis la guerre.

L'INDE

Gérard FUSSMAN, Pouvoir central et régions dans l'Inde ancienne : le problème de l'empire maurya.

Claude MARKOVITS, L'Inde coloniale : nationalisme et histoire.

POLEMIQUES ET CONTROVERSES

Bernard SERGENT, Penser — et mal penser — les Indo-Européens (Note critique).

LES DOMAINES DE L'HISTOIRE

Alain BOUREAU, Placido Tramite. La légende d'Eustache, empreinte fossile d'un mythe carolingien.

Claude LECOUTEUX, Paganisme, christianisme et merveilleux. Jean-Marie CONSTANT, Les idées politiques paysannes : étude comparées des cahiers de doléances (1576-1789).

Christian ROMON, Le monde des pauvres à Paris au XVIIIe siècle.

LE CHAMP RELIGIEUX : NOUVELLES APPROCHES

Christian DÉCOBERT, Le conseil des anciens. Islamisation et arabisation dans le Bassin tchadien.

Etienne FRANÇOIS, De l'uniformité à la tolérance : confession et société urbaine en Allemagne, 1650-1800.

Daniel VIDAL, La secte contre le prophétisme : les Multipliants de

Montpellier (1719-1723). L'Islam et ses bordures (Comptes rendus et notes brèves).

Rédaction : 54, boulevard Raspail, 75006 Paris

Abonnements 1983 : France : 200 F - Etudiants France : 150 F Etranger : 275 F

Le numéro : 50 F - le numéro spécial (double) : 100 F

Les abonnements doivent être souscrits à la Librairie Armand Colin, 103, boulevard Saint-Michel, 75240 Paris Cedex 5 (Comptes chèques postaux : Paris n° 21335-25).


Informations et initiatives

Où l'on parle du « Mouvement social »

Le premier numéro de Passato e Présente, revue d'histoire contemporaine publiée à Florence, consacre une vingtaine de pages à présenter notre revue et son histoire. Dirigé par Franco Andreucci et Gabriele Turi, Passato e Présente annonce, parmi ses collaborateurs non italiens, Josep Fontana, Eric Hobsbawm, Madeleine Rebérioux, Raphaël Samuel et Jutta Scherrer. La revue entend se situer dans le débat historiographique selon une perspective gramscienne.

Colloques

— Deux colloques viennent de se tenir sur la recherche relative aux femmes : à Montréal, du 26 juillet au 4 août 1982, un colloque international organisé par l'Institut Simone de Beauvoir de l'Université Concordia ; à Toulouse, du 17 au 18 décembre 1982, un colloque français sur « Femmes, féminisme et recherches ». Le ministère de la Recherche et celui des Droits de la Femme ont aidé à la réalisation de ces deux rencontres.

— Au printemps 1983, l'Université de Provence et la revue Chemin de ronde organisent à Aix un colloque sur « Les années trente » (Anne Roche, Jean-Marie Gleize, Université de Provence I, 29, avenue RobertSchuman, 13100 Aix).

Pour le centenaire de la mort de Karl Marx

— Trois colloques à Paris :

• « L'oeuvre de Marx un siècle après », UER de Philosophie, Université de Paris X (Georges Labica) : 17-20 mars 1983.

• « Marx et les marxismes. Problématique d'histoire des marxismes», Centre de recherche de Paris VIII et Laboratoire de connaissance du Tiers-Monde de Paris VII, avec le concours du Centre d'études des relations internationales de la FNSP (René Gallissot) : 23-28 mai 1983.

• « Bilan de l'oeuvre intellectuelle de Marx », Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (B. Chavance, EHESS) : 6-9 décembre 1983.

— Un colloque à Trêves, organisé par la Fondation Friedrich Ebert en mars 1983.

— Une conférence à Vienne, en janvier 1983.

— Une exposition à Bologne, organisée en mars 1983 par la Fondation Feltrinelli.

Revues et Bulletins

• — Avons-nous assez signalé l'intérêt de la jeune revue Milieux, publiée par l'Ecomusée du Creusot-Montceau-les-Mines, et qui a pour objet la civilisation industrielle ? Elle en est déjà à son douzième numéro et nous


INFORMATIONS ET INITIATIVES 139

lui souhaitons longue vie (Ecomusée du Creusot, Château de la Verrerie, 71202 Le Creusot Cedex).

— Histoire sociale et histoire de l'art : un grand problème. Il est abordé sous l'angle pédagogique dans un dossier, « Comment enseigner l'histoire de l'art ? », publié dans le numéro de septembre-octobre 1982 de Historiens et Géographes, revue de l'Association des professeurs d'histoire et de géographie de l'Enseignement public.

— Parmi les récents Bulletins édités par les Centres de recherches universitaires, signalons en particulier :

• le n° 1 (1982) du Bulletin du Centre d'histoire économique et sociale de la région lyonnaise (Lyon II), avec des études sur « La consécration d'une oeuvre littéraire par le régime de Vichy » et la maison Prelle, une des firmes de la Fabrique lyonnaise, de 1866 à 1914.

• Le n° 3 (1982) du Bulletin du Centre d'histoire de la France contemporaine (Paris X), avec une étude sur les débuts du Petit Journal, et une autre sur la mentalité des paysans au front en 1916.

Deux publications à tirage limité

— Le Centre interuniversitaire d'études européennes de Montréal (Case postale 8892, Montréal H3C 3P3) vient de publier un cahier offset de 70 pages sur Les mencheviks en exil, face à l'Union soviétique. Ce travail d'André Liebich, rédigé pour la Storia del Marxismo en cours de publication chez Einaudi, est ainsi mis à la disposition des lecteurs francophones pour qui il est d'une grande nouveauté.

— La Fédération audoise des OEuvres laïques publie dans sa série «La mémoire de 14-18 en Languedoc» les Carnets d'Antoine Bieisse (Castelnaudary) et de Paul Garbisson (Ouveillan). C'est une réussite nouvelle de cette grande collecte de mémoire populaire régionale (FAOL, B.P. 24,11001 Carcassonne Cedex).

Et un séminaire extra-universitaire

Le tout jeune CRMSI (Centre de recherche sur les mutations des sociétés industrielles) organise entre autres cette année un séminaire destiné à étudier les tendances de la qualification dans leurs rapports aux mutations technologiques et à l'évolution de la composition de la classe ouvrière (26, boulevard Richard-Lenoir, 75011 Paris).

Jean-Pierre RIOUX

LA FRANCE DE LA QUATRIEME REPUBLIQUE

Tome 2. L'expansion et l'impuissance, 1952-1958 Editions du Seuil (collection Points-Histoire)


Résumés

A. GORDON. — Les rapports sociaux et le mouvement syndical dam l'industrie lourde japonaise au XIXe siècle.

Cet article présente l'évolution des relations industrielles et du mouvement syndical au début de l'industrialisation du Japon à partir du cas de l'industrie lourde. Beaucoup des premiers ouvriers de cette industrie ont été formés par des instructeurs étrangers.. Ils n'en ont pas moins conservé des pratiques sociales nationales. Le rôle du maître ouvrier, l'oyakata, est resté important, et la mobilité des compagnons aussi bien que des apprentis élevée. Les ouvriers n'étaient pas réceptifs à la discipline d'usine, et il y avait une grande distance sociale entre eux et les cadres moyens. La politique salariale menée par les entreprises a cherché en vain à freiner la mobilité ouvrière; alors le patronat a été obligé de recourir à un contrôle indirect sur le procès de travail en usine. Le mouvement syndical de cette époque n'a pas réussi à bâtir des institutions ouvrières permanentes, mais il a mis en évidence un type d'organisation ouvrière et de conscience de classe propre au Japon qui devait réapparaître quelques années plus tard.

A. GORDON. — Labor relations and the labor movement in nineteenth century Japanese heavy industry.

This article assesses the state of labor relations and the expérience of the labor movement in Japanese heavy industry in the early stages of industrialization. While many of the first workers in heavy industry were trained by foreigners, they followed indigenous social practices, The rôle of the oyakata master was important, and the mobility of skilled journeymen and unskilled apprentices was high. The workers were unreceptive to factory discipline and socially distant from factory supervisors. The wage structure sought unsuccessfully to slow worker mobility, and managers developped a style of indirect control of the factory, of necessity. The labor movement of this period failed to leave behind permanent institutions, but it revealed a Japanese style of working-class organization and a working-class consciousness which reappeared in later years.

J. HORNE. — Le Comité d'Action (CGT-PS) et l'origine du réformisme syndical du temps de guerre (1914-1916).

Le Comité d'Action a été fondé en septembre 1914. Il a d'abord répondu au déclenchement de la guerre par un réformisme essentiellement pragmatique et défensif. Celui-ci alliait une pratique de groupe de pression envers des personnalités politiques à la critique de la politique gouvernementale et à des contre-propositions sur des problèmes spécifiquement


RÉSUMÉS 141

liés à la période de guerre. En 1916, le Comité élargit sa compétence à l'examen des réformes nécessaires pour l'après-guerre. Il se décida à élaborer un programme économique et social global susceptible d'aboutir à un nouveau partage du pouvoir économique et de l'autorité au bénéfice du syndicalisme et du socialisme. Cependant, le Comité ne parvint pas à coordonner les vues des syndicalistes sur l'après-guerre avec celles des socialistes, ce qui renforça la tonalité nettement syndicale du réformisme qui se développa durant la seconde moitié de la guerre. La situation était fort différente en Grande-Bretagne et en Allemagne, où la guerre permit une meilleure intégration des réformismes syndicaux et socialistes.

J. HORNE. — The Comité d'Action (CGT-PS) and the genesis of a wartime syndicalist reformism, 1914-1916.

Founded in September 1914, the Comité d'Action responded to the war with a purely pragmatic and défensive reformism. This combined lobbying key political figures with criticisms of government policies and counter-proposals on spécifie wartime issues. In 1916, the Comité's imterest in post-war reform rapidly developed beyond alternative, plans for the war economy. It attempted to produce nothing less than an overall programme which would introduce real shifts in économie power and authority in favour of syndicalism and socialism. However, the failure of the Comité d'Action to achieve a coordinated syndicalist-socialist approach to post-war reform projects had a décisive effect on the reformism which developed in the second half of the war by reinforcing its distinctively syndicalist orientation. Therefore it stood in marked contrast to the greater intégration between reformist socialism and syndicalism which the war stimulated in Britain and Germany.

J.-L. ROBERT. — Une analyse d'implication : l'évolution du groupe des Temps Nouveaux en 1915.

En 1915, le groupe parisien des Temps Nouveaux évolue d'une position favorable à la Défense nationale à l'adhésion aux thèses de Zimmerwald. Cette évolution, précoce, connaît des alternances de pauses et d'avancées. L'utilisation de la nouvelle méthode des indices d'implication permet de dégager les articulations de ce processus avec le déroulement des opérations militaires. A chaque offensive correspond un arrêt de l'évolution du groupe, à chaque longue interruption des combats correspond une nouvelle avancée. Le groupe ne s'installe donc pas dans la guerre. Les sources ne permettent qu'une étude partielle de l'impact de l'abondant courrier venu du front et lu lors des réunions. Médiation entre le front et lanière, la correspondance soude l'unité du groupe dont les adhérents, combattants ou non, évoluent simultanément. Cependant, l'existence d'un courrier de mobilisés favorables à la guerre jusqu'à l'écrasement du militarisme prussien freine, et d'une manière durable, l'inflexion à gauche du groupe.


142 RÉSUMÉS

J.-L. ROBERT. — A study in implication : the évolution of the group of «Temps Nouveaux» in 1945.

In 1915, the Parisian group of « Temps Nouveaux» changed from a stance in favour of national defence to a support of the proposais of the Zimmerwald Conférence. This early move underwent alternately pauses and advances. We used the new method of the index of implication to establish the connections between this process and the development of military opérations. Each offensive squares with a break in the évolution of the group, each long interruption of the battle squares with a new advance. The group thus does not settle in the war. The available évidence allows only for a partial study of the impact of the numerous letters which came from the front and were read during the meetings of the group. Thèse letters created a médiation between the home front and the battle line. They welded the unity of the group : its members, whether fighting men or civilians, evolved simultaneously. However, the présence of letters favouring war till the defeat of Prussian militarism slowed down the move of the group toward the left for a long period.

R. FABRE. — Un groupe d'étudiants protestants en 1914-1918.

Etudiants-combattants, les jeunes membres de la Fédération des éto diants chrétiens ont vécu la Première Guerre mondiale de -façon particit lièrement intense. A l'épreuve du Feu, beaucoup d'entre eux ont remis en cause l'attitude cocardière et les déferlements de haine existant jusque dans leurs Eglises. Le contact avec la mort, la fraternité avec le peuple, la découverte du peu de poids des idées chrétiennes dans la société ont bouleversé leur univers mental, les amenant à repenser et à approfondit leur foi.

Certains d'entre eux ont espéré, pour l'après-guerre, une transforma tion et une régénération complète du christianisme.

R. FABRE. — A group of Protestant students in 1914-1918.

The young members of the Fédération of Christian Students who ; were sent to the front experienced a strenuous life during the First s World War. Having gone under fire, many of them called in question the ; jingoistic attitudes and the breaking of hatred which prevailed even m | their Churches. The contact with death, the fraternity with the people, the realization of the small impact of Christian ideas in society upset theur mentalities, and led to rethink and elaborate their faith. Some of them hoped that postwar times would bring about a transformation and even a complète régénération of Christianity.


Livres reçus

S. ABERDAM, Aux origines du Code rural (1789-1900). Un siècle de débat, Nantes, INRA, 1982, 122 p.

A. AYACHE, Le Mouvement syndical au Maroc, t. I, 1919-1942, Paris, L'Harmattan,

L'Harmattan, 326 p., « Racines du présent ».

B. BACZKO (Ed.), Une éducation pour la démocratie. Textes et projets de

l'époque révolutionnaire, Paris, Garnier, 1982, 526 p., «Les Classiques de la politique ».

M. BAKOUNINE, L'Empire knouto-germanique et la révolution sociale 18701871, Leyde, EJ. Brill, 1981, 580 p.

R. BEIXET (Ed.), Femmes de lettres au XIX° siècle : autour de Louise Colet, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1982, 318 p.

A. BERGOUNIOUX, M.-F. LAUNAY, R. MOURIAUX, J.-P. SUEUR, M. TOURNIER, La

Parole syndicale, Paris, PUF, 1982, 270 p., « Politique d'aujourd'hui ».

L. BOLTANSKI, Les Cadres. La formation d'un groupe social, Paris, Editions de Minuit, 1982, 524 p., « Le Sens commun ».

R. BOURDERON, G. WIIAARD, La France dans la tourmente, 1939-1944, Paris, Editions sociales, 1982, 530 p., « Essentiel ».

RA. DE ANGELIS, Blue-Coïlar Workers and Politics. A French Paradox, Londres et Canberra, Croom Helm, 1982, 286 p.

K. Dm, Industrialisierung, Arbeiterschaft und Arbeiterbewegung in Bielefeld, 1850-1914, Dortmund, Ardey-Verlag, 1982, 322 p.

B. GEORGES, D. TINTANT, M.-A. RENAULD, Léon Jouhaux dans le mouvement

syndical français, Paris, Presses universitaires de France, 1979, 486 p.

G. HORRAS, Die Entwicklung des deutschen Automobilmarktes bis 1914, Munich, Verlag V. Florentz, 1982, IX-379 p., « Hochschulschriften zur Betriebswirtschaftslehre ».

A.E. IMHOF, Le Vieillissement. Implications et conséquences de l'allongement de ta vie humaine depuis le XVIIIe siècle, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1982, 224 p.

G. JAEGER, Artisanat et capitalisme : l'envers de la roue de l'histoire, Paris, Payot, 1982, 314 p., « Aux origines de notre temps ».

G.S. KEALEY, B.D. PALMER, Dreaming of what might be. The Knights of Labor in Ontario, 1880-1900, Cambridge, Cambridge University Press, 1982, 487 p.

K. KLOTZBACH, Der Weg zur Staatspartei. Programmatik Politik und Organisation der deutschen SozMdemokratie von 1945 bis 1965, Berlin, Bonn, J.H.W. Dietz, 1982, 656 p.

J.-N. Luc, A. BARBÉ, Des Normaliens. Histoire de l'Ecole normale supérieure de Saint-Cloud, Paris, Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques, 1982, 323 p.

C NATOLI, La Terza internazionale e il fascismo, Rome, Editori Riuniti, 1982, 412 p.

R. PANZIERI, L'Alternativa socialista. Scritti scelti, 1944-1956, Turin, Einaudi, 1982, 200 p.

C PBNNETIER, Le Socialisme dans le Cher, 1851-1921, La Charité-sur-Loire, Editions Delayance ; Paris, Editions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1982, 306 p.

n. PLATELLB (Ed.), Histoire de Valenciennes, Lille, Presses universitaires de Lille, 1982, 334 p.

R. REITH, Der Aprilaufstand in Konstanz. Zur biographischen Dimension von « Aufruhr», Sigmaringen, Jan Therbecke Verlag,


A NOS LECTEURS ET A NOS LECTRICES

Au cours de sa réunion du 6 novembre 1982, le Comité de rédaction du Mouvement social, comme il l'a toujours fait périodiquement, a coopté de nouveaux membres, pour s'ouvrir sur d'autres disciplines (Noëlle Gérôme, ethnologue) et pour diversifier ses approches de l'histoire (Daniel Hémery, Françoise Thébaud, Jean-Paul Thuillier),

Madeleine Rebérioux a demandé à quitter les fonctions de directeur-gérant en raison des lourdes tâches qu'elle assume actuellement au Musée d'Orsay. Le Comité de rédaction a désigné pour prendre sa relève Patrick Fridenson, et a renouvelé le secrétariat de rédaction, qui est ainsi composé pour trois ans : N. Gérôme, P. Caspard, P. Fridenson, J.-L. Robert.

Ce renouvellement se fait dans la continuité. Le rôle de la revue reste défini par le n° 100 (juillet-septembre 1977) et les priorités de son travail restent celles qu'a précisées l'éditorial paru dans le n° 112 (juillet-septembre 1980).

Le Comité de rédaction remercie Madeleine Rebérioux non seulement de son inépuisable activité passée, mais encore de celle qu'elle continuera à déployer dans la revue, notamment dans là rubrique Informations et initiatives, à laquelle coopéra Michel Dreyfus.

Le gérant : Patrick FRIMHS» 1

Imprimerie REPROTYP, 14110 Condé-sur-Noireau Dépôt légal : 1er trimestre 1983. N° 642 Commission Paritaire de Presse n" 38412


Sont disponibles les numéros spéciaux suivants :

Aspects régionaux de l'agrarisme français avant 1930, n° 67, sous la

direction de P. Barrai 20,80 F

Historiens américains et histoire ouvrière française, n° 76, présentation de G. Haupt (en voie d'épuisement) 20,80 F

Le Monde de l'Automobile, n° 81, sous la direction de P. Fridenson .. 20,80 F

Réformismes et réformistes français, n° 87, présentation de J. Julliard 20,80 F

Culture et militantisme en France : de la Belle Epoque au Front populaire, n" 91, sous la direction de M. Rebérioux 41,60 F

Aspects du socialisme allemand, n° 95, sous la direction de Jacques

Droz 20,80 F

Au pays de Schneider, n° 99, colloque du Creusot 20,80 F

N° 100, présentation d'Y. Lequin (en voie d'épuisement) 20,80 F

Travaux de femmes dans la France du XIXe siècle, n° 105, présentation

de M. Perrot 20,80 F

L'atelier et la boutique, n° 108, sous la direction de H.-G. Haupt et

Ph. Vigier 20,80 F

Georges Haupt parmi nous, n° 111, présentation de M. Rebérioux 55,80 F

Petite entreprise et politique, n° 114, sous la direction de H.-G. Haupt

et Ph. Vigier 31,30 F

Ouvriers dans la ville, n° 118, sous la direction de Y. Lequin 40,00 F

Les CAHIERS DU MOUVEMENT SOCIAL

Christianisme et monde ouvrier, études coordonnées par F. Bédarida

et J. Maitron 98,00 F

La Commune de 1871. Colloque universitaire pour la commémoration

du Centenaire de la Commune, Paris, 21-22-23 mai 1971 98,00 F

Langage et Idéologies. Le discours comme objet de l'Histoire, présentation de R. Robin 66,00 F

Mélanges d'Histoire sociale offerts à Jean Maitron 90,00 F

1914-1918. L'autre front, études coordonnées et rassemblées par P. Fridenson 86,00 F

Mouvement ouvrier, communisme et nationalisme dans le monde arabe, études coordonnées par R. Gallissot 98,00 F

Le patronat de la seconde industrialisation, études rassemblées par

M. Lévy-Leboyer 102,00 F

•Jaurès et la classe ouvrière, études rassemblées par M. Rebérioux 90,00 F