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Titre : Revue historique / dirigée par MM. G. Monod et G. Fagniez

Auteur : Couderc, Camille (1860-1933). Auteur du texte

Éditeur : Librairie Germer Baillière et Cie (Paris)

Éditeur : Félix AlcanFélix Alcan (Paris)

Éditeur : Presses universitaires de FrancePresses universitaires de France (Paris)

Date d'édition : 1994-01-01

Contributeur : Monod, Gabriel (1844-1912). Directeur de publication

Contributeur : Fagniez, Gustave (1842-1927). Directeur de publication

Contributeur : Bémont, Charles (1848-1939). Directeur de publication

Contributeur : Pfister, Christian (1857-1933). Directeur de publication

Contributeur : Eisenmann, Louis (1869-1937). Directeur de publication

Contributeur : Charléty, Sébastien (1867-1945). Directeur de publication

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34349205q

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34349205q/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

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Description : 01 janvier 1994

Description : 1994/01/01 (A118,N589)-1994/03/31.

Description : Collection numérique : Commun Patrimoine: bibliothèque numérique du réseau des médiathèques de Plaine commune

Description : Collection numérique : La Commune de Paris

Description : Collection numérique : Nutrisco, bibliothèque numérique du Havre

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

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Source : Bibliothèque nationale de France

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 06/12/2010

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Sté F.P.G. 1996






FONDÉE EN 1876 PAR GABRIEL MONOD

publiée avec le concours de la 4e Section de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes et de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

589

JANVIER-MARS 1994

F. MICHAUD : Apprentissage et salariat à Marseille avant la peste noire 3

A. COLLAS : Le père, l'héritier et l'ancêtre. Quelques images de la parenté chez les

notables urbains au XVe siècle : l'exemple de Bourges 37

C. LANCHA : Las Casas protecteur des Indiens, défenseur des droits de l'homme.. 51

M. A. ETAYO-PINOL : Premiers récits publiés à Lyon sur la mission en Asie aux XVIe et XVIIe siècles 71

A. JOBLIN : Le suicide à l'époque moderne. Un exemple dans la France du NordOuest : à Boulogne-sur-Mer 85

L. SUEUR : Les maladies des marins français de la Compagnie des Indes et de la

Marine Royale durant la seconde moitié du XVIIIe siècle 121

M.-H. RENAUT : Les contrats de mariage à Saint-Omar et à Aire-sur-la-Lys

au XVIII» siècle 131

Bulletin historique

Rome, des origines è la fin de la République, par F. HINARD 157

Mélange

Sur un livre de Denis Crouzet : la nuit de la Saint-Barthélémy. Un rêve perdu

de la Renaissance, par J.-L. BOURGEON 189

puf


REVUE HISTORIQUE

DIRECTEURS : JEAN FAVIER RENÉ RÉMOND

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Fondée en 1876 par Gabriel MONOD

Ne quid falsi audeat, ne quid veri non audeat historia CICÉRON, de Orat., II, 15.

118e ANNÉE — TOME CCXCI/1 1994

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE 108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS

1994


TOUS DROITS RÉSERVÉS


Apprentissage et salariat

à Marseille

avant la peste noire

Il n'est guère aisé pour l'historien des XIIIe-début XIVe siècles d'aborder les questions relatives aux conditions de travail individuelles, qu'elles soient consignées dans le cadre de l'apprentissage ou de louage de services. Hormis la péninsule italienne 1, les études les plus éclairantes sur le sujet portent sur le Moyen Age finissant alors que les époques précédant la peste noire demeurent obscures 2. A cet égard cependant, les fonds d'archives marseillais viennent pallier cer1.

cer1. notamment l'article récent de Steven A. Epstein, Labour in Thirteenth-Century Genoa, Mediterranean Cities : Historical Perspectives, numéro spécial de Mediterranean Historical Review, 3 (1988), p. 114-140.

2. Roger Aubenas a affirmé qu'en Provence « les contrats de louage de services sont très fréquents dans les registres notariaux, soit qu'il s'agisse de louage de domestiques, soit qu'il s'agisse de contrats d'apprentissage » : Cours d'histoire du droit privé. Anciens pays de droit écrit. T. V. Contrats et obligations d'après les actes de la pratique, Aix-en-Provence, La Pensée universitaire, 1956, p. 85-86. Malgré cela, la somme des études consacrées aux condidons de travail dans le Midi médiéval s'avère très mince ; miroir de la pauvreté documentaire marquant la période antérieure, celles-ci sont en outre tardives, se situant bien après la grande catastrophe de 1347. En outre, les travaux qui embrassent la période antérieure, fragmentaires et de qualité inégale, ont quelque peu vieilli. Mentionnons de L. Barthélémy, Documents inédits sur les peintres et peintres-verriers de Marseille de 1300 à 1550, Bulletin archéologique du comité des travaux scientifiques (1885), p. 371-459; Mireille Castaing-Sicard, Contrats de travail et louage d'ouvrage dans la vie toulousaine des XIIe et XIIIe siècles, Recueil de mémoires et travaux publiés par la Société d'histoire et des institutions des anciens pays de droit écrit, 4 (1958), p. 83-89 ; Marc Dupanloup, La corporation des cuiratiers à Marseille au début du XIVe siècle vue à travers les registres de maître Raymond Rougier, notaire. Diplôme d'études supérieures d'histoire médiévale, Université d'Aix-en-Provence, 1966 et, sous forme condensée, La corporation des cuiratiers à Marseille dans la première moitié du XIVe siècle, Provence historique, 77 (1969), p. 189-213. Le récent ouvrage de S. Epstein sur le travail salarié de l'Antiquité jusqu'au XIVe siècle, propose davantage une synthèse qu'une analyse poussée de la question :

Wage Labor and Guilds in Medieval Europe, Chapel Hill/London, The University of North Carolina Press, 1991.

Revue historique, CCXCI\1


Francine Michaud

GRAPHIQUE 1 Distribution chronologique des contrats d'apprentissage et de travail, 1278-1347

taines lacunes : ils renferment en effet un corpus d'actes abondant - plus d'une centaine de contrats d'apprentissage et de louage de services 3 - pour une période relativement ancienne, soit entre le début des séries notariales, 12774, et l'arrivée de la peste noire dans la cité phocéenne en 1347. Près de soixante-dix ans se trouvent ainsi éclairés par les sources, mais bien imparfaitement puisqu'une béance documentaire affecte les quinze dernières années du XIIIe siècle (graphique 1). Aussi bien dire que le silence règne avant le XIVe siècle puis3.

puis3. fut possible de repérer 80 contrats d'apprentissage et une quittance de contrat, ainsi que 31 contrats d'embauché. Ces derniers représentent un échantillon fort appréciable si l'on songe que B. Geremek n'en a retracé aucun lors de son enquête sur le salariat parisien du XIIIe au XVe siècle : « On ne possède, en revanche, aucune donnée sur la forme du contrat d'embauchage : le passait-on par écrit ? Ne concluait-on qu'un accord verbal ? Nous l'ignorons », Le salariat dans l'artisanat parisien aux XIIIe-XVe siècles. Etude sur le marché de la main-d'oeuvre au Moyen Age, Paris, Pion (réimp., 1982), p. 37. Pour sa part, Philippe Didier conclut, sans doute un peu rapidement, que « rares sont les maîtres (bourguignons) à employer des ouvriers formés » puisqu'il y a peu de contrats pour l'attester... : Le contrat d'apprentissage en Bourgogne aux XIVe et XVe siècles, Revue historique de droit français et étranger, 95 (1976), p. 54.

4. Témoignage isolé dans le milieu du siècle, le cartulaire du notaire Giraud Amalrici de 1248 mis en lumière par L. Blancard {Documents inédits sur le commerce de Marseille au Moyen Age, Marseille, 1884-1885, T. I et II) et plus récemment par John Pryor (Business Contracts of Médiéval Provence. Selected Notulaefrom the Cartulary of Giraud Amalric of Marseilles, 1248, Toronto, Pontifical Institute of Mediaeval Studies, 1981), ne recèle aucun acte lié de près ou de loin au travail juvénile. Le registre d'Amalrici se trouve aux Archives de la ville de Marseille (1 II 1).


Apprentissage et salariat à Marseille 5

que uniquement six contrats deux d'apprentissage et quatre d'embauché - émergent des registres du siècle antérieur.

Le dépouillement de quelque 200 registres de notaire de la période a tout de même permis d'observer dans la ville portuaire entre 1278 et 1347 les contours du travail juvénile - car c'est de lui qu'il s'agit avant tout 5. Plus précisément, il importe de dissiper tant que faire se peut le brouillard enveloppant l'évolution du statut de travailleur depuis les premières années initiatiques - débutant souvent, mais pas toujours, dès l'enfance - jusqu'à la maturité professionnelle. Car des similitudes frappantes existent entre les conditions faites aux apprentis (discipulus seu scolaris) et aux engagés (généralement privés d'épithètes caractéristiques) 6, deux états aux frontières moins étanches que ne le suggère le vocabulaire ; ainsi en est-il de la rémunération des uns 7, et de la durée d'embauché des autres pouvant s'étendre jusqu'à cinq ans 8. L'ambiguïté de leurs statuts évoque en

5. Le corpus constitué repose sur le dépouillement du fond notarial conservé aux Archives départementales des Bouches-du-Rhône à Marseille ainsi qu'aux Archives communales de la ville : Robert-Henri Bautier et Jeannine Sornay, Les sources de l'histoire économique et sociale du Moyen Age. Provence, Comtat Venaissin, Dauphiné. Etats de la maison de Savoie, T. II, Paris, Editions du Centre de la recherche scientifique, 1971, p. 1213 et s. D'autre part, le fonds Mortreuil conservé à la Bibliothèque nationale à Paris reproduit plusieurs actes de notaires marseillais, au nombre desquels se trouvent cinq contrats d'apprentissage et six de louage de bras répartis entre 1278 et 1345.

6. Seuls deux substantifs évocateurs du rapport hiérarchique entre employeurs et employés ont pu être relevés au cours de l'enquête : d'une part, un homme se met au service d'un pêcheur à titre de messager ou plutôt de coursier (nuncius) : décembre 1285, Arch. dép., 381 E 2, f. 65. D'autre part, un parcheminier qui fit nommément un legs testamentaire à son ouvrier récemment embauché utilisa le terme operarius. Or dans le contrat de location de service que nous avons par ailleurs retracé, le terme n'est point mentionné. La quasi-absence du vocabulaire de la sujétion dans les contrats de travail tient peut-être au fait qu'à Marseille, comme ailleurs en Provence, les rapports hiérarchiques entre patrons et employés ne sont pas encore rigidement pétris dans le moule corporatiste. Ici, nulle étymologie standardisée à l'endroit des manouviers et compagnons comme elle existe à la même époque dans le livre des métiers parisiens (valet, sergent, joindre), ou encore comme celle que l'on retrouve dans certains statuts de confréries de métiers en Provence au XVe siècle (compagnon, valet) au moment où s'instaure l'institutionnalisation progressive des métiers ; ainsi le mot socius surgit-il dans les statuts des tisserands de Marseille seulement en 1455 : Noël Coulet, Les confréries des tisserands de Marseille, Provence hist., 155 (1989), p. 12. Mais l'enquête de Philippe Bernardi sur les métiers des bâtiments au XVe siècle à Aix-en-Provence n'a pas permis d'identifier de termes définis à l'endroit du compagnon dans les contrats d'embauché : Métiers du bâtiment et techniques de construction à Aix-en-Provence à la fin de l'époque gothique (1400-1550), thèse de doctorat, Aix-en-Provence, 1990, p. 31. Il faut aussi savoir qu'à Marseille d'avant la peste les maîtres ne s'affublent guère de l'épithète magister. Ce titre n'est apparu que dans cinq actes seulement, pour désigner deux fustiers, un gipier, un médecin et un pâtissier : 14 août 1324, Arch. comm., 1 II 8, f. 78 v ; 18 sept. 1342, Arch. dép., 391 E 15, f. 157 v ; 15 juin 1332, Arch. dép., 391 E 6, f. 54 ; 1er février 1303, Arch. dép., 381 E 4, f. 88 v ; 7 août 1320, Arch. comm., 1 II 49, f. 51 v. Sur le livre des métiers, se référer à B. Geremek, op. cit., p. 35-36.

7. D'après les 71 contrats d'apprentissage repérés, 26 individus qualifiés d'apprentis reçoivent en effet un salaire annuel. Cette question sera développée dans les pages qui suivent.

8. Le Salonais Guillaume de Nercio s'est engagé à demeurer cinq ans au service du parcheminier Pierre de Antibolo : 20 février 1339, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, 391 E12, f. 109 v- 11 v.


6 Francine Michaud

fait un processus de formation complexe 9 dont le caractère social, mais aussi conjoncturel nous échappe à première vue. D'où la nécessité d'examiner attentivement les contrats d'apprentissage et de louage de services, de manière à dégager les variantes du travail une fois établie la typologie des métiers représentés dans la documentation : la mobilité professionnelle, le rayonnement géographique, l'âge, la rémunération ainsi que les conditions plus ou moins personnalisées convenues entre les parties 10. La recomposition de ce tableau, ne l'oublions pas, a pour toile de fond une période agitée. Ville d'une vingtaine de milliers d'individus au tournant du siècle, Marseille est victime semble-t-il d'une crise démographique importante, aggravée par la récession économique générale 11, et les soubresauts de la politique extérieure des comtes de Provence inlassablement hantés par la reconquête sicilienne 12. Aussi faut-il garder à l'esprit que les événements du siècle ont peut-être affecté le marché de l'emploi, celui de l'offre et de la demande plus ou moins sensible à la qualification de la main-d'oeuvre disponible, au point où, peut-être ici aussi, à l'instar du XVe siècle Orléanais, l'apprentissage deviendrait « une forme déguisée d'embauché pure et simple au taux le plus bas » 13.

Mais la portée de l'étude que nous proposons reste modeste. Les statuts des métiers marseillais nous manquent pour l'époque considérée. Même les statuts des confréries de métiers qui, à la faveur du « renouveau » confraternel en Provence, n'apparaissent qu'au milieu

9. Contrairement aux affirmations de Philippe Didier : « Il n'y a pas de solution de continuité entre louage de services et apprentissage ; celui-ci apparaît comme une simple modalité, la plus générale, du louage de services » : Le critère de la distinction entre louage de services et entreprise, Mémoires de la Société pour l'histoire de droit et des institutions des anciens pays bourguignons, comtois et romands, 29 (1968-1969), p. 209. Il faut au contraire éviter, comme le suggère Philippe Bernardi, de « gommer les différences observables entre les deux situations » malgré le fait qu'à Aix non plus « la terminologie ne distingue pas, avant le XVIe siècle, l'apprenti du compagnon », op. cit., p. 30.

10. Certes, les contrats d'apprentissage et de services en bonne et due forme ne sont pas les seules sources où aller puiser les données relatives au travail juvénile. Les conventions matrimoniales reposent à l'occasion sur des arrangements établis entre futurs gendres et parents de la promise qui s'apparentent nettement aux contrats d'apprentissage. Les testaments révèlent parfois aussi la présence d'un scolaris ou même d'un operarius au sein des bénéficiaires du disposant. On l'a vu plus haut, à la veille d'entreprendre un pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle, le parcheminier Pierre de Antibolo fait rédiger son testament par lequel il lègue une peau (blanquerium) à son nouvel ouvrier embauché, Guillaume de Nercio : 24 février 1339, Arch. dép., 391 E 12, f. 109 v111 v. D'autres exemples précis sont rapportés dans mon livre : Un signe des temps : accroissement des crises familiales autour du patrimoine à Marseille à la fin du XIIIe siècle, Toronto, Pontifical Institute of Mediaeval Studies, 1994, coll. « Studies and Texts, n° 117 ». Toutefois, pour les besoins de la présente étude, nous nous sommes tenus aux contrats d'apprentissage et de travail uniquement.

11. Edouard Baratier, Histoire du commerce de Marseille. II. 1291-1480, 1re partie, 1291-1423, Paris, Plon, 1951, p. 304 et s.

12. Georges Lesage, Marseille angevine. Recherches sur son évolution administrative, économique et urbaine de la victoire de Charles d'Anjou à l'arrivée de Jeanne 1re (1264-1348), Paris, Brocard, 1950.

13. Françoise Michaud-Fréjaville, Bons et loyaux services : les contrats d'apprentissage en Orléanais (1380-1480), Les entrées dans la vie. Initiations et apprentissages, Nancy, Presses de l'Université de Nancy, 1982, p. 205.


Apprentissage et salariat à Marseille 7

du XVe siècle, ne recèlent que très rarement des clauses relatives à l'organisation du travail 14, encore moins à l'apprentissage 15. En outre, le code de lois municipal contemporain à notre période se préoccupe exclusivement de contrôler la qualité des produits par souci de protection du consommateur. Il n'est pas sans intérêt d'ailleurs de noter que les seules références à l'existence d'apprentis dans les statuts de la ville, rédigés à partir de 1257, concernent l'obligation toute particulière impartie aux maîtres apothicaires 16 et orfèvres 17 de faire prêter un serment spécial à leurs recrues (spéciale sacramentum). Cela s'entend : dans ces professions, la négligence d'aucun membre, du plus petit au plus grand (scolares, subditi, nuncii), risque de porter gravement préjudice au consommateur, à sa vie tout autant qu'à sa bourse. La liberté apparente laissée à l'organisation interne des métiers 18, notamment celle des rapports humains, invite donc le chercheur à recourir aux témoignages laissés par la pratique du droit privé qui, très tôt, a imprégné les moeurs provençales. Mais l'exercice exige le dépouillement fastidieux des séries notariales, dans l'espoir d'écumer les traces des conditions de travail, espoir qui risque d'être vite déçu. La centaine de contrats recueillis dans les 38 protocoles issus des officines de six notaires marseillais 19 se révèlent parcellaires et ambigus, et ce - comme nous Talions voir - tant par la forme que le contenu.

14. Noël Coulet, Les confréries de métier en Provence au Moyen Age, Travail et travailleurs en Europe au Moyen Age, p. 35 ; aussi, du même auteur, Les confréries des tisserands de Marseille et de Forcalquier au XVe siècle. Deux statuts inédits de confréries de métier, Provence hist., 39 (1989), p. 316 et Les confréries de métier en Provence au Moyen Age, Travail et travailleurs en Europe au Moyen Age et au début des temps modernes, éd. Cl. Dolan, Toronto, Pontifical Institute of Mediaeval Studies, 1991, p. 21-46 ; voir également Henri Dubled, Les confréries de métier à Carpentras à l'époque pontificale, Provence hist., 25 (1975), p. 435-448.

15. Il en est de même en Languedoc : « Il faut d'ailleurs noter que, jusqu'à la fin du XIVe siècle, rares sont les statuts toulousains qui traitent de l'apprentissage », André Gouron, La réglementation des métiers en Languedoc, Paris, Librairie Minard, 1958, p. 268.

16. « Constitutimus quod omnes apothecarii teneantur speciali sacramento quod confectiones et syrupos et electuaria omnia quecumque facient vel vendent, aut alius vel alii pro eis vel eorum occasione, in domibus vel operatoriis suis vel alicubi in Massilia vel ejus territorio, faciant fideliter pro posse suo, et prout melius poterunt bona fide et sine fraude, vel fieri faciant a scolaribus omnibus vel subditis suis. Et ad idem sacramentum faciendum compellantur similiter omnes eorum scolares, vel nuncii, qui de predictis officiis seu in aliquo intromittent », Livre II, article 36 : Les statuts municipaux de Marseille, éd. Régine Pernoud, Paris, Librairie Auguste Picard, 1949, p. 108.

17. « ... astringantur omnes et singuli et etiam scolares sacramento ab eis corporaliter prestito ne ipsi operentur per se nec alios argento aliquo... », Livre VI, art. 1 : ibid., p. 191.

18. En Provence « l'accès au métier, l'ouverture d'une boutique ou d'un atelier y sont libres et non soumis à des conditions plus ou moins restrictives » : N. Coulet, loc. cit., p. 21. Cette observation s'applique tout à fait au cas marseillais, si l'on admet cependant que des usages et coutumes puissent gouverner les modalités d'embauché propres à certains métiers. En outre, à Paris, le livre des métiers recommande de s'en tenir aux us et aux coutumes là où les statuts se taisent. Citation reprise de B. Geremek, op. cit., p. 37, n. 2.

19. Un acte isolé extrait des notes de J.-B. Mortreuil, est signé de la main de Pierre Quintini dont le ou les registres ont depuis disparu : Bibliothèque nationale, nouvelles acquisitions latines, 1321, p. 295.


Francine Michaud

Un problème sémantique

Un examen attentif des actes plonge le chercheur dans une certaine perplexité devant la caractérisation du contrat qu'il a sous les yeux : rien n'est plus fluide en effet que la formulation du louage de bras qui prend parfois l'allure d'une mise en apprentissage, et vice versa. Le cas de Guillaume de Cavaillon l'illustre bien. Dans un acte passé en 1306 devant le notaire Bernard Blancardi, Guillaume loue sa personne et son travail (loco me et opéras meas) au sieur Jacques de Jérusalem et tout à la fois s'engage à demeurer avec son maître afin d'apprendre l'art du « change » (ad addicendum artem cambii). Le scribe, et en l'occurrence les parties en présence, ont toutefois omis la formule initiale habituellement consacrée à l'apprentissage - posuit et collocavit pro dicipulo seu scolari20- bien que le changeur promet d'instruire (docere) son protégé honnêtement et de bonne foi 21. Encore plus ambivalente est l'entente passée en l'an 1320 entre le Flamand Pierre de Saint-Thomas, qualifié de pastecerius, et Pierre de Salino, maître pâtissier, habitant de Marseille : l'étranger, pourtant exercé au métier, promet de se conduire envers son maître (domini sui) selon l'éthique qui sied à l'élève et au serviteur 22. Il ne semble pas non plus que la formulation s'éclaircisse davantage au cours des ans, malgré le développement - et a priori le raffinement des écritures notariales. Le vocabulaire présidant aux conventions et aux obligations entre employeurs et employés demeure résolument flou 23. Ainsi en jan20.

jan20. nulle allusion au famulus couramment utilisé par les notaires aixois : Ph. Bernardi, op. cit., p. 30 ; ni au massip retrouvé dans les prescriptions statutaires des métiers toulousains à partir du XVe siècle : A. Gouron, op. cit., p. 267.

21. « Et ego Jacobus promitto tibi dicto Guillelmo docere artem meam fideliter et bona fide [...] » : 14 juin 1306, Arch. dép., 381 E 371, f. 7.

22. « Dictus Petrus de Sancto Thome de Flandis pastecerius (sic) [...] se posuit et collocavit et opéras suas [...] cum dicto Petro de Salino pastisserio presenti et recipienti pro dicipulo et servitore suo ad faciendum eius servicium in ministerio pastisserie [...] et se esse bonum, obedientum, humilem et fidelem et servicia dicti domini sui licita in ministerio predicto faciet [...)»: 7 août 1320, Arch. comm., 1 II 49, f. 51 v.

23. On objectera peut-être que l'écriture notariale a résisté au changement surtout là où il s'agit de la même main. En effet, la longévité de carrière étonnante de certains notaires, dont l'estimation somme toute conservatrice repose sur la datation des registres qui nous sont parvenus, donne à le penser. Comme celle de Guillaume Faraudi, oeuvrant entre 1277 et 1324 ; et de Bernard Blancardi qui instrumenta aussi pendant près d'un demi-siècle (1297-1342). Bartholomée de Salinis aurait peut-être atteint cinquante ans de vie active (1300-1347), n'eût été l'irruption de la grande peste, qui happa probablement aussi son fils Jean, dont la carrière s'annonçait plutôt bien (1339-1347). Selon toute vraisemblance, un sort identique attendait son aîné Paul Girardi (13181346), contemporain de Raymond Rogerii (1320-1333) dont les registres s'interrompent assez tôt. Ces trois derniers notaires appartiennent cependant à une génération bien différente des trois premiers ; leur style par conséquent aurait pu se démarquer sensiblement de celui des « anciens ». Or il n'en est rien eu égard à la formulation plus ou moins stéréotypée des contrats d'apprentissage et de louage de services qui s'échelonnent de 1278 à 1347.


Apprentissage et salariat à Marseille 9

vier 1346, Pierre Rossignolo de la ville d'Aix place en apprentissage (in dicipulum et juvenome) son fils Peyret auprès de Jacquette de Affuvello, apparemment tenancière d'auberge, non sans négocier fermement au préalable le salaire annuel qu'il touchera 24. Enfin, retenons le cas sans doute le plus aberrant : le 31 août 1345, Pierre Gau, mercator originaire de Narbonne, est accueilli à titre d'apprenti (suspiciens in discipulum) pour une période de deux ans chez un vieux routier du négoce marseillais, le sieur Pierre Austria senior 25, aux gages annuels de 50 florins d'or 26 !

Si l'on excepte ce dernier témoignage plutôt exceptionnel, tout se passe en fait comme s'il existait une étape intermédiaire permettant au jeune initié de perfectionner, pour une durée déterminée, ses talents tout en contribuant par son labeur à la production de l'employeur. L'absence d'une terminologie claire évoque le passage progressif d'un état à l'autre, passage aux modalités variables suivant les cas. Il semble bien toutefois que l'existence d'une rétribution, si modeste soit-elle, serve d'indicateur de la transformation du statut du jeune apprenti. Mais les gages versés sont souvent fonction de la cherté de la formation initiale dans une profession donnée. Aussi, qu'il s'agisse du coût de l'apprentissage, ou du salaire de l'élève productif, recourir au notaire public devient souvent affaire de nécessité, ce qui explique la sous-représentation de l'ensemble des métiers marseillais dans les sources de l'apprentissage et de la location de services.

Maîtres et alloués chez le notaire

Les activités professionnelles représentées dans les actes d'apprentissage et d'embauché entre 1278 et 1347 demeurent en nombre relativement limité 27 : à peine 34 métiers s'y distinguent-ils (tableau 1). Est-ce le fruit d'un simple hasard documentaire ? ou plutôt le reflet d'un clivage entre métiers « fermés » et métiers « ouverts » sur les

24. Bien qu'aucune épithète professionnelle ne complète l'identité de Jacquette de Affuvello, celle-ci est néanmoins affublée du surnom évocateur de Bonalbergua... : Arch. dép., 391 E 9, f. 133 v-34.

25. Il se qualifie sans doute ainsi depuis que ses fils et successeurs, Gabriel et le cadet Pierre, en particulier, se sont eux-mêmes mis en affaires (cf. acte de procuration : 16 mars 1348, Arch. dép., 355 E 1, f. 56 v) probablement vers la fin des années 1330 - début 1340. La première mention de senior accolé à son nom date en effet du 13 septembre 1341 : Arch. dép., 391 E 15, f. 79 v- 80.

26. Arch. dép., 391 E 17, f. 34 v-35.

27. On est en effet loin du compte puisqu'au-delà d'une cinquantaine de professions sont nettement identifiables dans l'ensemble des actes de la pratique notariale marseillaise de la période : F. Michaud, Un signe des temps.


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Francine Michaud

recrues étrangères au creuset familial et relationnel ? ou encore l'expression juridique de métiers en voie d'organisation qui inciteraient leurs membres à formaliser les rapports de travail ? ou enfin le geste bien naturel de se munir d'une protection juridique lorsque les sommes en jeu le commandent ? A l'examen des témoignages recueillis, l'explication du problème pourrait bien résider dans un agencement varié, selon les cas, des facteurs suggérés.

En tête de liste de la nomenclature des professions marseillaises représentées dans la documentation, figure l'art des affaires, plus préTABLEAU

préTABLEAU

Nomenclature des métiers, d'après les actes d'apprentissage et de louage de services

(1278-1347)

Affaires

- Changeurs (5)*

- Marchands (26)

Santé

- Apothicaires (5)

- Epiciers (4)

- Médecin (1)

Alimentation

- Fabricante de biscuits (1)

Terre

- Nourriguier (1)

Mer

- Pêcheurs (7)

- Marins (3)

- Patrons de navire (2)

Bâtiment

- Calfat (1)

- Fustier (3)

- Gipier (1)

- Peintre (1)

- Serrurier (1)

Métaux

- Broquiers (3)

- Couteliers (2)

- Corailleurs (2)

- Orfèvres (4)

Cuir

- Baudroyeur ( 1 )

- Courroyeur (1)**

- Cuiratiers (4)

- Gainier ( 1 )

- Parcheminier (1)

- Savetiers (7)

Textile

- Cordier (1)

- Drapiers (4)

- Fileuses (2)

- Sartres (5)

- Teinturier (1)

- Tisserandes (2)

Autres

- « Aubergiste » (1) - Arbaletrier (1)

- Chandelier (1)

Inconnu (6)

(*) Nombre d'actes. (**) Quittance de contrat d'apprentissage.


Apprentissage et salariat à Marseille 11

cisément celui de la marchandise et du change 28. Il est cependant remarquable de constater que cette dominance ne se manifeste qu'à partir du deuxième quart du XIVe siècle ; en effet, tous les contrats se rapportant aux artes mercadie et cambie apparaissent après 1320, à l'exception de deux seuls datés de 1306. Se distinguent ensuite les métiers du cuir, du textile, des métaux, de la mer et de la santé. Mais les activités de la terre et de l'alimentation demeurent les grandes absentes du corpus, sans doute en raison du caractère quasi exclusivement familial de leurs structures 29.

Seconde observation d'importance, apprentissage et location de services ne sont pas représentés de la même manière dans les sources. Certes, s'y trouvant en moins grand nombre, les contrats d'embauché ne mettent en lumière que dix métiers. Mais quatre d'entre eux échappent à la masse des contrats d'apprentissage : il s'agit d'un parcheminier, d'un broquier, d'un fabricant de singles et d'un fabricant de teinture. On ne peut guère tirer de conclusions sérieuses à partir de cet échantillon minuscule, d'autant plus que parmi ces dernières occupations, certaines, dont la parcheminerie, requiert une maind'oeuvre qualifiée, préalablement formée dans le cadre d'un apprentissage assidu. En outre, Pierre de Antibolo ne s'associe-t-il pas un professionnel du métier, Guillaume de Nercio dûment qualifié de paragaminerius 30 ? Cet exemple nous amène à souligner que l'établissement des relations de travail qui suscite un acte notarié s'opère souvent dans les secteurs où une main-d'oeuvre spécialisée est recherchée.

Toutefois, la plus grande variété professionnelle qui émane des contrats d'apprentissage s'explique d'une part par le souci légitime de se munir de la protection juridique qu'offre l'acte notarié en raison des risques encourus par les maîtres, mais aussi parce que nombre d'entre eux s'accommodent justement d'une main-d'oeuvre encore mineure, partiellement formée, donc moins coûteuse, et par conséquent jugée plus rentable. Solution d'appoint plutôt séduisante en période de malaise économique. De fait, l'âge avancé des recrues ainsi que la rémunération prévue au contrat dit d'apprentissage, comme nous le verrons plus loin, invitent à considérer le problème

28. L'ara mercadie requiert comme on le voit un apprentissage au même titre que les métiers artisanaux. Sans doute est-ce là un trait caractéristique de la France méridionale, plus fortement urbanisée et mercantile que la France septentrionale. C'est du moins en ce sens qu'il faut comprendre l'affirmation de Ph. Didier, « [...] il n'y a pas d'apprentissage du métier de marchand isolé [...] ; c'est qu'en France, le plus souvent, la qualité de marchand ne désigne pas alors véritablement un métier mais une fonction, mal séparée de la production », Zeitschrift dos Savigny-Stiftung fûr Rechtsgeschichte, Germanisclie Abteilung, 101 (1984), p. 201-202.

29. Pensons notamment aux bouchers Orléanais qui « ne peuvent théoriquement devenir maîtres que s'ils sont fils de boucher ou mariés à la fille d'un boucher » : F. Michaud-Fréjaville, Contrats d'apprentissage en Orléanais. Les enfants au travail 1380-1450, Sénéfiance, 9 (1980), p. 66.

30. Voir supra, p. 5, n. 8.


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sous cet angle, d'autant plus que la pratique se répand à mesure que l'on avance dans le XIVe siècle.

Mobilité professionnelle et rayonnement géographique

Dans une étude récente, nous avons suggéré que si les notaires marseillais ont bien naturellement le souci de transmettre leur savoir à la génération montante, ils ne désignent néanmoins qu'un seul de leurs fils, préférablement l'aîné, pour prendre la relève 31. Les données soumises au présent travail, en raison même de leur nature, ne nous permettent pas d'observer le phénomène avec l'ensemble des professions connues dans la ville portuaire. Il est possible, qu'à l'instar des fils aixois, les garçons marseillais succèdent d'office à leur père au terme d'une formation directement dispensée par ce dernier, en marge de tout recours notarial. En outre, on peut tout aussi bien déduire ce constat de la situation familiale des apprentis qui apparaissent dans la documentation, dont près du tiers 33 se déclarent orphelins de père (tableau 2). Ainsi la formation professionnelle hors du domicile paternel s'avérerait souvent une nécessité imposée par la dislocation du foyer suite à la disparition de son chef.

TABLEAU 2 Situation familiale des apprentis d'après 79 contrats

Autres Par

Ayants droit Père Mère Frère parents Autres lui-même

Garçons 33 14 1 4 4 17 Filles _2 3 1

Total 35 17 1 4 5 17

NB - Huit contrats sont passés en l'absence du père sans toutefois indiquer le décès de ce dernier. Par ailleurs, trois documents font état d'une représentation collective : ici la mère de l'enfant est accompagnée d'un notaire, là du fils aîné, enfin un oncle et un cousin se chargent de mettre en apprentissage leur jeune parent. Il faut également souligner que les épouses ne sont qu'occasionnellement mentionnées aux côtés de leur mari, d'où l'impossibilité d'en comptabiliser statistiquement la présence.

31. Mobilité sociale, patrimoine et endettement chez les notaires marseillais de la fin du XIIIe siècle, Le Comté de Nice, Terre de rencontre du notariat. Provence, Corse, Piémont. Actes du Colloque international. Nice 27-28 mai 1991, Nice, Le Conseil général des Alpes-Maritimes, 1994, p. 19-30.

32. Ph. Bernardi, op. cit., p. 30.

33. Bien entendu cette estimation demeure selon toute vraisemblance inférieure à la réalité, puisque dix-sept apprentis omettent toute référence à leur situation familiale. On peut sans doute déduire qu'il s'agit là non pas de pueri— pour reprendre le terme usité par Gaufrida Castellessa en plaçant son fils chez le sartre Pierre Ruffi (15 décembre 1309, Arch. dép., 381 E 25, f. 5 v) -, mais plutôt de jeunes gens rendus maîtres de leur destinée à la suite du trépas paternel.


Apprentissage et salariat à Marseille 13

Mais pas toujours. On le voit, de nombreux enfants et adolescents mis en apprentissage le sont par leur propre père. En outre, il est loisible de constater que la présence de jeunes orphelins de père diminue avec le temps, surtout après 1320. A partir de cette date en effet, ceux-ci ne constituent plus que le quart des recrues, alors qu'ils formaient près de la moitié dans les années antérieures 34. Ou plutôt estce là l'effet de l'accroissement du nombre des puînés encouragés par leur père à se former sous le patronage d'autrui, la boutique familiale ne suffisant plus à assurer l'avenir de tous ? Mais on aurait tort de conclure à la hâte que cette pratique procède obligatoirement de l'indigence dans laquelle se trouve une famille forcée de se départir de l'un de ses membres 35. Cette observation est aussi à rapprocher des formes d'une politique, voire d'une stratégie de promotion sociale déployée par les pères — ou à défaut leurs représentants — soucieux d'établir les enfants en surnombre chez un concitoyen et même un étranger, occasionnellement chez un proche parent - un frère 36 ou un oncle 37 - mais rarement un confrère.

Dans le préambule du contrat les liant désormais à leurs patrons, gens de métiers ou futurs maîtres révèlent près d'une fois sur trois l'origine professionnelle de leur père ou d'un proche parent agissant comme gardien. Sur la foi de ces quelques références, force est de constater la mobilité professionnelle tant verticale qu'horizontale entre générations, particulièrement à l'étape de l'apprentissage. Certes, le métier du chef de famille 39 - ou son champ profession34.

profession34. pour la tranche chronologique 1278-1319, seize des 29 apprentis s'avèrent orphelins de père, alors que pour la période 1320-1347, 19 des 50 apprentis se disent sans père.

35. Comme le suggère F. Michaud-Fréjaville : « Si la famille ne peut nourrir tout son monde, elle envoie à son tour, en toute logique, un ou plusieurs de ses enfants chez autrui », Contrats d'apprentissage en Orléanais, Sénéfiance, p. 65.

36. Ainsi Jean Johannis prend en apprentissage (suspiciens in discipulum) son propre frère Jacques pour une période de cinq ans, au terme de laquelle il s'oblige à verser à son cadet la somme de 50 livres pour ses services (in fine temporis predistincti, non ante) et contre le versement de tout profit réalisé en son nom (totum lucrum quod facere poterit eidem). Jean s'engage également à lui assurer le gîte, le vivre et le vêtement, mais juxta ordinationem et placitum dicti Johannis : 8 décembre 1337, Arch. dép., 391 E 11, f. 156 v - 7. Le notaire a ici omis d'enregistrer la profession de Jean, mais dans un acte antérieur inscrit au même registre un certain tavernier (boterius) répondant aussi au nom de Jean Johannis apparaît à titre de témoin instrumentaire dans un contrat de vente : 4 décembre 1337, Arch. dép., 391 E 11, f. 145 v. Est-ce pure coïncidence homonymique ?

37. Une quittance de contrat d'apprentissage nous apprend que Richardet Cabrioli eut pour maître pendant plus de neuf ans nul autre que son oncle maternel Richard Concellerii, coutelier : 28 février 1306, Arch. dép., 381 E 371, f. 72 v.

38. 33 actes révèlent leur origine professionnelle. Ce résultat n'est pas négligeable puisqu'ailleurs il s'avère presque nul, comme en Orléanais : F. Michaud-Fréjaville, Contrats d'apprentissage en Orléanais, Sénéfiance, p. 65.

39. Cinq actes l'attestent clairement. Ils mettent en présence les fils de deux marchands, d'un cuiratier, d'un coutelier et d'un pêcheur. D'autre part, deux contrats dévoilent l'origine professionnelle du gardien de jeunes apprentis orphelins de père : il s'agit d'un coutelier et d'un orfèvre.


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nel 40 - conditionne parfois le choix de carrière des enfants formés dans l'arrière-boutique d'un concitoyen. Mais les quelques témoignages qui dévoilent la transmission de l'art paternel dans l'ouvroir d'un collègue présentent néanmoins des caractères particuliers, voire exceptionnels qui tiennent ici à l'éloignement, là au décès paternel prématuré, soit tout simplement au souci de former un fils cadet auprès d'un confrère privé d'une progéniture mâle ou encore lorsque les capacités d'absorption professionnelle de la famille naturelle se révèlent insuffisantes. Hugues Johannis, marchand de Félines, petite bourgade provençale, prend l'initiative d'exposer son fils aux arcannes du métier tel qu'il se pratique dans le port phocéen, chez l'homme d'affaires Etienne Barle 41. Pour sa part, le fils du marchand Pierre Arnulphi poursuit sa formation auprès de Jean de Auto, collègue de son défunt père 42. De même, le coutelier Jacques Barbarini accepte de prendre à son service Jeannot, fils d'un confrère décédé, Pierre d'Ollioules 43.

Ceux donc qui s'initient aux rouages d'un art qui leur est déjà peu ou prou familier, généralement les fils aînés prédestinés à prendre la relève de l'entreprise familiale, ne se présentent pas chez le notaire. La nette majorité des jeunes gens apparaissant dans les actes notariés se dirigent vers un secteur étranger à l'activité paternelle. A ce propos, deux ordres de faits méritent d'être soulignés. D'une part, les métiers « attractifs » ont la caractéristique d'être, du moins en apparence, « ouverts ». D'autre part, s'ils séduisent, c'est qu'ils sont à la fois socialement et économiquement avantageux : se rangent dans cette catégorie le secteur des affaires, celui de la santé et la transformation des métaux précieux. En outre, il est permis de croire que dans la première moitié du XIVe siècle, se profile à travers le choix professionnel des fils de famille, un comportement d'ascension sociale.

Le père de famille semble ainsi disposer de plus d'une corde à son arc lorsqu'il diversifie les « talents » de la maison : sans pour autant nourrir des ambitions démesurées, il poursuit dirait-on une trajectoire d'ascension sociale. Comment expliquer autrement la tendance

40. Un coutelier place ainsi son enfant chez un fabricant de gaines, un forgeron envoie le sien chez un serrurier, un boucher confie son fils à un fabricant de chandelles qui, à l'instar de ses confrères toulousains, allie sans nul doute son art au commerce de viandes salées, fromage, lard et beurre : Ph. Wolff, Commerce et marchands de Toulouse (vers 1350-1450), Paris, Plon, 1954, p. 540. Enfin, un médecin de Draguignan favorise la mise en apprentissage de son jeune beau-frère chez un apothicaire marseillais, Guillaume Arnaudi : 1er février 1313, Arch. dép., 381 E 4, f. 48 v.

41. 24 octobre 1324, Arch. dép., 381 E 23, f. 50 v.

42. 21 juin 1332, Arch. dép., 391 E 6, f. 56.

43. 3 octobre 1311, Arch. dép., 381 E 26, f. 54 v - 5.


Apprentissage et salariat à Marseille 15

qui se dégage de nombreuses ententes conclues entre parents et maîtres, tel par exemple ce fils de laboureur 44 qui, comme ce fils de meunier 45, reçoit une formation de marchand, ou qu'un orfèvre s'engage à inculquer les mystères de son art à l'enfant d'un calfat 46, ou encore qu'une pâtissière puisse légitimement espérer faire de son fils un apothicaire 4

Le travail des étrangers

Il n'est guère surprenant que les métiers « ouverts » aux jeunes gens d'extraction modeste attirent également ceux qui viennent de loin. La santé économique d'une ville s'exprime a priori par sa capacité d'attirer non seulement consommateurs et négociants, mais aussi une main-d'oeuvre en devenir ou expérimentée. La vocation maritime et marchande de Marseille a stimulé depuis longtemps les activités industrielles qui en dérivent. Déjà, au milieu du xiif siècle, les statuts municipaux font allusion à l'organisation d'un nombre impressionnant de métiers. Mais leur réglementation proprement dite ne s'y trouve pas définie. Devoirs et privilèges procurent néanmoins aux travailleurs ainsi organisés une couverture juridique attrayante susceptible de rayonner au-delà des limites du terroir.

Entre 1278 et 1347, 45 « étrangers » (onze maîtres, treize apprentis, neuf apprentis-valets et douze engagés), soit plus d'un individu sur quatre, se distinguent dans la documentation. Ce sont surtout les travailleurs itinérants et apprentis-valets qui, toute proportion gardée, se démarquent ici. Mais on ne les retrouve pas uniformément à l'intérieur des métiers. Les occupations rémunératrices n'absorbent que les éléments productifs ou payants : main-d'oeuvre qualifiée, apprentis initiés et apprentis débutants suffisamment argentés. Ainsi, activité pérégrinante de premier plan, la marchandise accueille tout à la fois maîtres 48, disciples et ouvriers spécialisés nés au-delà des murs de la cité, alors que l'herboristerie, l'orfèvrerie et la draperie s'ouvrent davantage aux jeunes étrangers en quête d'une formation professionnelle.

De fait, l'évolution du mouvement migratoire des métiers donne l'impression d'une méfiance marseillaise croissante à l'égard du tra44.

tra44. décembre 1306, Arch. dép., 381 E 48, f. 45 v.

45. 3 mai 1342, Arch. dép., 381 E 73, f. 212 v-13.

46. 21 mars 1310, Arch. dép., 381 E 25, f. 49.

47. 27 septembre 1338, Arch. dép., 391 E 12, f. 54 v - 5.

48. Six des onze maîtres étrangers à la ville s'avouent marchands de profession.


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vailleur étranger 49 désireux de s'établir sur une base plus permanente que celle qu'offre le travail temporaire 50. Avant d'établir une entente contractuelle, il n'est pas impossible que certains soient même soumis à une sorte de stage probatoire 51. Le nombre réduit de migrants 52 d'outre-Rhône provient essentiellement du Midi (Montpellier 53, Béziers 54, Narbonne et Majorque56), alors que plus aventureux, deux Anglais 57 et un Flamand n'ont pas hésité à traverser tout le territoire français. Il faut dire que ce dernier n'était que de passage dans la cité portuaire, se préparant à entreprendre un pèlerinage en Terre Sainte 58. Mais la majorité de nos « étrangers » sont fils du pays, originaires de Provence, depuis Martigues jusqu'à Olivo 59.

Qu'ils aient ou non entrepris un long périple pour tenter leur chance sous un ciel estimé plus propice à leurs ambitions, les travailleurs étrangers sont très souvent dotés d'une spécialité professionnelle qui facilite leur entrée sur le marché de l'emploi 60. Comme on l'a vu plus haut, le parcheminier Guillaume de Nertio, originaire de Salon, s'était engagé le 8 février 1339 à travailler pendant une période de cinq ans pour le compte d'un collègue marseillais, Pierre de Antibolo. Or il s'agit ici, contre toute attente, d'un véritable contrat de confiance, puisque Pierre remet l'entière responsabilité de son ouvroir à son nouvel employé, s'apprêtant à partir en pèlerinage au sanctuaire de Saint-Jacques de Compos49.

Compos49. qui répond sans doute à la conjoncture économique du milieu du siècle, réaction qui se manifeste paraît-il de nouveau dans la seconde moitié du XVe siècle, au point où certains métiers - notamment la corporation des tailleurs - adoptent des dispositions statutaires défavorables aux étrangers : N. Coulet, Les confréries de métier en Provence au Moyen Age, Travail et travailleurs, 1991, p. 32-33.

50. L'embauche saisonnière ou à la petite semaine, échappe bien évidemment aux sources notariales. Or il est probable qu'à Marseille, ville de transit des marchandises et des hommes, la main-d'oeuvre anonyme qui s'en contente recèle de nombreux étrangers.

51. Voir infra, p. 20, n. 78.

52. Dans la mesure où le terme est attribué à celui qui se déplace au-delà d'une distance de 30 kilomètres : Bernard Chevalier, Le pauvre et l'apprenti. A propos d'un renversement de la conjoncture dans les bonnes villes de France à la fin du XVe siècle, Horizons marins et itinéraires spirituels (VeXVHI" siècles), mentalités et sociétés, vol. 1, éd. H. Dubois, J.-C. Hocquet et A. Vauchez, Paris, Publications de la Sorbonne, 1987, p. 286.

53. Guillaume Susana embauché par un fabricant de teinture, également originaire de Montpellier, Simon de Sumerio : 1er avril 1285, Arch. dép., 381 E 2, f. 90. De même, le négociant Bernard Giraudi : 21 juin 1341, Arch. dép., 391 E 15, f. 33.

54. L'apprenti Laurent Serveriit placé chez un pévrier : 21 novembre 1320, Arch. dép., 381 E 65, f. 36 v ; également Foulques Girona, alloué chez un marchand comme apprenti-valet : 31 janvier 1337, Arch. dép., 391 E 10, f. 169 v.

55. Pierre Gau, mercator de Narbona : 31 août 1345, Arch. dép., 391 E 17, f. 34 v - 5.

56. Le patron de navire Pierre Sinerii : 14 octobre 1302, Arch. dép., 381 E 23, f. 71.

57. Voir infra, note 63.

58. Il s'agit de Pierre de Saint-Thomas de Flandis : 7 août 1320, Arch. corn., 1 II 49, f. 51 v.

59. Lieu-dit situé dans le comté de Nice.

60. Au moins dix des 34 apprentis-valets et ouvriers embauchés signalent leurs qualifications.


Apprentissage et salariat à Marseille 17

telle 61. Certains autres, sans qualification déclarée, trouvent néanmoins refuge chez un compatriote 62, sans doute plus sensible à leurs besoins à l'instar du corailleur Robert, dit l'Anglais (anglicus), prenant à son service John de Manchester, un adolescent de seize ans 63.

On ne saurait par ailleurs passer sous silence un phénomène qui se manifeste clairement au fil des années : parmi les « étrangers » se distinguent les apprentis salariés dont la présence s'accroît significativement à partir des années 1320. Parmi les treize jeunes gens venus au-delà des murs de la cité qui reçoivent une forme quelconque de rémunération, un seul a passé contrat avant 1320. Cette observation, bien évidemment, doit être reportée au problème plus vaste de la crise de l'emploi qui affecte l'économie médiévale dans les décennies précédant la grande peste. Les employeurs marseillais ne semblent point échapper aux fluctuations du marché de l'emploi en temps de crise économique, et par conséquent aux tentations d'embaucher une main-d'oeuvre relativement qualifiée au coût le plus bas.

Si de plus en plus de travailleurs étrangers - notamment ceux qui se qualifient de dicipuli - dotés d'une spécialité professionnelle trouvent preneurs auprès des maîtres marseillais, il en va autrement des apprentis débutants. Les jeunes étrangers forment en effet un réservoir de main-d'oeuvre bien modeste et décroissante : seulement treize des 79 recrues placées en apprentissage ne sont pas originaires du port phocéen, et parmi elles, dix se sont allouées avant 1325. Le facteur économique se trouve ici aussi au coeur du problème. Certes, en général les familles hésitent peut-être à éloigner leurs enfants en raison de leur âge 64, mais elles réagissent surtout à la hausse des frais d'instruction d'environ 25 % qu'imposent les maîtres marseillais aux impétrants étrangers. Parmi les apothicaires, les épiciers, les changeurs et les négociants, la taxe d'apprentissage passe ainsi d'une valeur moyenne de quatre livres et quatorze sous, à six livres et quatre sous. La récession économique qui s'aggrave au cours de la première moitié du XIVe siècle, affecte de toute évidence les finances domestiques, réduisant du coup le nombre des candidats à la maîtrise d'un

61. Voir supra, notes 8 et 10. Plusieurs autres cas de figure émergent des sources, tel Guillaume de Las Auras, fils d'arbalétrier et vraisemblablement initié aux secrets du métier paternel, trouve du travail chez l'arbalétrier marseillais, Raymond Calvini : 10 mai 1324, Arch. com., 1 II 8, f. 30-31. Soulignons aussi le cas de Raymond Broquerii de Forcalquier s'allouant auprès d'un collègue de la ville portuaire, Bonfils de Bocayrano, broquier : 16 février 1345, Bibl. nat., n.a. 1, 1321, p. 134.

62. Pierre Alexii, d'IIe-sur-Sorgues, se place chez Salvador Achardi, du même endroit ; hélas l'idendité professionnelle du maître reste inconnue : 20 août 1337, Arch. dép., 391 E 11, f. 86 v- 7. Pour sa part, Guillaume Susana de Montpellier a trouvé de l'emploi chez un compatriote, Simon de Sumerio, établi comme fabricant de teinture à Marseille : 1er avril 1285, Arch. dép., 381 E 2, f. 90.

63. 10 octobre 1278, Bibl. nat., n.a.l., 1321, p. 234.

64. Comme le suggère Ph. Bernardi, op. cit., p. 79.


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métier dans la ville portuaire. Ce n'est pas un hasard si seulement trois des treize enfants étrangers placés dans les échoppes marseillaises apparaissent dans les contrats après 1324. En outre, les jeunes alloués sont tenus de présenter une solide garantie, le plus souvent sous forme de fidéjussion, sans doute parce que leurs parents ne peuvent être aisément contactés dans l'éventualité d'une fugue, de pertes, de dommages, ou d'un larcin 65. Mais le chef de maison qui se résout à envoyer un fils faire son apprentissage dans une grande ville, s'assure que celle-ci soit à une distance raisonnable ; ce qui explique pourquoi les jeunes qui se mettent en route pour Marseille ne parcourent qu'un territoire familier, celui de la Basse-Provence 66.

Ainsi le pouvoir d'attraction professionnelle qu'exerce Marseille en cette première moitié du XIVe siècle ne brille guère, ce qui n'améliore en rien le déclin démographique qui sévit dans la cité depuis la fin du siècle précédent 67. La prudence conservatrice des employeurs marseillais décourage l'initiative des jeunes étrangers désireux d'acquérir un métier sous leur égide, tout en attisant la concurrence entre semi-professionnels et professionnels, originaire ou non de la cité, comme nous le verrons plus loin. Pour le moment, contentonsnous de noter qu'avec le temps le port de mer semble s'ouvrir plus volontiers à une main-d'oeuvre peu ou prou qualifiée, qu'il s'agisse d'apprentis-valets initiés à un art ou d'ouvriers dûment formés.

Est-ce pour cela que les femmes demeurent absentes au sein de la main-d'oeuvre pérégrinante, et que la présence des travailleuses autochtones disparaît presque entièrement des contrats après 132068 ? Les six témoignages du travail féminin qui émergent de la documentation rappelle ici comme ailleurs la monotonie de ses formes presque invariablement façonnées par la « quenouille » 69. Il suffira ici de noter simplement que les jeunes filles qui s'illustrent dans les contrats d'apprentissage se distinguent aussi des garçons par leur entrée précoce dans la vie active 70 ; trois d'entre elles se disent en effet âgées de moins de onze ans 71 ! Cela tient sans doute à la néces65.

néces65. les treize apprentis, un seul en fut apparemment dispensé : le pévrier Jean Manneti accueille dans sa boutique Laurent, fils de feu Guillaume Serveriit de Béziers, sans exiger de garantie (21 novembre 1320, Arch. dép., 381 E 65, f. 36 v).

66. Ils sont originaires de : Gemenos, Trets (2), Aix (2), Félines, Salon, Matigues (2), Draguignan, Cucuron, Cavaillon et Saint-Maximin.

67. Edouard Baratier, Histoire du commerce de Marseille, p. 314-315.

68. Un seul contrat passé après cette date concerne l'apprentissage d'une jeune corailleuse : 3 septembre 1340, Bibl. nat., n.a.l., 1321, p. 226.

69. Une étude sur la question est en cours de préparation.

70. Phénomène qu'observe également F. Michaud-Fréjaville en Orléanais : Bons et loyaux services, p. 191-192.

71. Les trois autres ne sont guère plus âgées : elles ont onze, treize et quatorze ans.


Apprentissage et salariat à Marseille 19

site de rentabiliser le plus tôt possible la force de travail des jeunes qui sont dispensés de toute formation théorique — comme le sont la majorité des filles exclues d'office des arts libéraux.

Age au travail et statut de l'apprenti

Les historiens du travail médiéval ont bien raison d'hésiter devant l'âge approximatif de l'apprentissage, même à l'intérieur d'une activité professionnelle donnée. Il n'est en effet rien de plus aléatoire que de spéculer sur l'âge auquel les jeunes font leur entrée dans la vie active puisque leur formation n'est nullement limitée à un seul stage, ni à un seul maître 73. C'est à l'âge de quinze ans qu'avec l'assentiment paternel Huguet Mayni, fils de notaire, se mit en apprentissage chez l'homme d'affaires Marc Scrinavi pour une période de quatre ans 74. Or deux ans et demi s'étaient à peine écoulés que père et fils se retrouvèrent de nouveau chez le notaire Paul Giraud pour conclure un arrangement similaire, mais cette fois avec le marchand Hugues d'Affuvello 75. La recherche d'un nouveau maître peut évidemment suggérer le trépas de l'ancien. Mais la mésentente entre les parties, le désir de s'ouvrir à d'autres savoir-faire, ou encore la perspective de meilleures conditions de travail - bien que la débauche d'apprentis soit violemment dénoncée dans nombre de statuts des siècles postérieurs - constituent autant de facteurs favorisant l ' « instabilité » du disciple. Considérons en ce sens, un témoignage fort savoureux qui appelle l'historien à la prudence, tout en évoquant la liberté relative dont pouvaient jouir les jeunes gens sur le marché de l'emploi. Parvenu au terme de ses deux années de formation auprès de Bernard de Favas 76, maître drapier, Raymondet de Nantes fit appel au notaire

72. Affirmer, comme le fait Joseph Billioud, que l'âge moyen de l'apprenti est de 14 à 18 ans [De la confrérie à la corporation : les classes industrielles en Provence aux XIVe, XVe et XVIe siècles, Mémoires de l'Institut historique de Provence, 6 (1929), p. 5], ou avancer plus prudemment, selon A. Gouron, qu'il oscille entre 14 et 25 ans (La réglementation des métiers, p. 269), n'éclaire en rien la question qui déborde largement le cadre juridique de l'acte notarié : voir à ce sujet F. Michaud-Fréjaville, Bons et loyaux services, p. 193.

73. Ainsi les statistiques brutes ne suffisent pas à rendre la complexité humaine du processus d'acquisition d'un métier. A cet égard, les données proposées par F. Michaud-Fréjaville demeurent insatisfaisantes en dépit d'une masse documentaire substantielle, i.e. 645 contrats : ibid., p. 191-192. Il est important en effet de rester très attentif à la nature du métier concerné, aux facteurs contingents telle l'évolution du climat économique, ainsi qu'aux rapports personnels qui se font et se défont au gré des ententes établies entre individus.

74. 8 avril 1334, Arch. dép., 391 E 7, f. 11.

75. 29 octobre 1336, Arch. dép., 391 E 10, f. 108 v.

76. Bernard, originaire du Quercy, est l'ancêtre fondateur d'une vieille famille de drapiers marseillais : voir sur ce point Christine Barnel, Les Favas. Une famille de drapiers dans la Marseille angevine, 1302-1473, Provence hist., 39 (1989), p. 367-383.


20 Francine Michaud

afin de reconduire le contrat pour une durée supplémentaire de trois ans — cette fois à titre d'apprenti salarié —, se déclarant satisfait de l'enseignement prodigué par maître de Favas 77 ! Ainsi, non seulement l'âge du disciple que dévoile l'acte ne coïncide pas obligatoirement avec celui du début de la formation professionnelle, mais la période de temps inscrite au contrat doit être tenue pour hypothétique de la durée totale de l'instruction dispensée à l'apprenti.

D'autant plus que de manière fort subtile, les contrats recèlent les traces d'une pratique peut-être plus répandue qu'il n'y paraît à première vue : celle du travail à l'essai lorsque les parties souhaitent éviter des incompatibilités insurmontables avant de se lier juridiquement par devant notaire. Il est de fait remarquable de constater que certaines ententes, surtout des contrats d'embauché de travailleurs salariés, prennent officiellement effet à partir d'une date antérieure à celle de la rédaction de l'acte. Ainsi le 13 octobre 1302 le drapier Guillaume Egeserii embaucha Guillaume Figieri de la ville d'Hyères, pour une durée de trois ans, jusqu'à la fête de la Saint-Michel. Le décalage enregistré pourrait bien correspondre à une forme de stage probatoire, notamment lorsque l'employeur a affaire à un étranger 78. Si le climat de confiance espéré s'installe entre maître et alloué, faut-il comprendre que les gages de ce dernier sont rétroactivement insérés et ventilés sur la période que devra durer le contrat ?

Quoi qu'il en soit, il n'est pas superflu d'esquisser le tableau de l'entrée dans la vie active sur la foi de 39 contrats d'apprentissage qui en livrent le détail, mais à condition de dissocier les apprentis « débutants » des apprentis « initiés », à savoir ceux dont le labeur a commencé de leur rapporter un pécule (tableau 3). Si ces derniers omettent le plus souvent de mentionner leur âge, contrairement aux premiers 80, c'est sans doute parce qu'ils ont d'ores et déjà largement

77. « Notum sit cunctis cum Raymundetus de Nantibus de Tretis pro dicipulo abolim fuerit collocatus cum Bernardo de Favas draperio ad standum cum eo et eius servicium faciendum in arte et complere debeat usque ad festum Sancti Michaelis completi erunt duo anni nunc anno et die quibus supra in principio huius instrumenti dictus Raymundetus contentus de diclo Bernardo et de eius slagia, doctrina et servicio [souligné par moi] [...] ultra tempus completum dictorum duorum annorum se posuit et collocavit cum dicto Bernardo presenti et recipienti a festo Sancti Michaelis usque très annos loquerio sibi dando undecim libris regalium [...] annis singulis [...] » : 15 novembre 1320, Arch. dép., 381 E 31, f. 90 v.

78. Deux des quatre autres contrats où l'on observe ce décalage, se rapportent aussi à l'embauche de migrants : il s'agit d'une part de l'apprenti-drapier Raymondet de Nantes originaire de Trets : 15 novembre 1320, Arch. dép., 381 E 31, f. 90 v ; d'autre part, d'un pêcheur de Barjols, Guillaume Malasane : 25 septembre 1278, Bibl. nat., n.a.l., 1321, p. 235.

79. Il a fallu bien évidemment exclure du calcul les deux actes émanant deux fois des mêmes individus, comme l'illustrent les exemples précités.

80. Six apprentis avec expérience sur 26 mentionnent leur âge, contre 33 apprentis débutants sur 53.


Apprentissage et salariat à Marseille

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TABLEAU 3

L'âge des apprentis et des apprentis salariés suivant le sexe et l'activité professionnelle

d'après 39 contrats

Age 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20

Garçons 1 3 113 9 6 3 5 1

Filles 3 1 11

Total 1 6 2 1 4 10 6 3 5 1

Apprentis

Apothicaire 1 1

Chandelier 1

Changeur 1

Corailleur 1

Courroyeur 1*

Coutelier 1*

Drapier 1

Epicier 1 1* 1*

Fustier 1 *

Gainier 1

Marchand 1* 1* 2 1*

Orfèvre 2 1 1

Savetier 1 1 1 2**

Tisserand 1 1 2*

Inconnu 1*

Apprentis salariés

Corailleur 1

Cordier 1

Marchand 1*

Marin 1*

Pêcheur 1

Inconnu 1

(*) Mention de l'âge minimum seulement.


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dépassé leur majorité nubile, c'est-à-dire quatorze ans 81. Il faut en outre noter que l'indication de l'âge des recrues décroît à mesure que l'on avance dans la période - observation qui sera commentée ultérieurement. Pour l'instant, contentons-nous de remarquer que le jeune apprenti marseillais appartient généralement au groupe d'âge 14-17 ans, presque jamais au-delà, bien que parfois en deçà 82.

A l'examen attentif des actes, l'âge - présumé - du stage initial de formation technique s'apprécie semble-t-il en regard de la profession choisie. Aux extrêmes de l'échelle des âges de l'apprentissage se dégagent d'une part les métiers exigeant une dextérité manuelle mûrie par le temps : c'est le cas de l'orfèvrerie (10-13 ans) et du travail du cuir (8-14 ans) qui semblent nécessiter une formation précoce. D'autre part, on retrouve les activités mercantiles et libérales telles que le négoce (commerce de gros ou spécialisé : des monnaies, de draps, etc.) et le domaine de la santé (médecine, herboristerie, épicerie). Il est permis d'attribuer l'accession tardive (15-18 ans) à ces spécialités à une préparation intellectuelle préalable indispensable, qu'il s'agisse d'une instruction mathématique 83 ou littéraire rudimentaire.

Le cursus de formation des jeunes remis au savoir et à la protection des maîtres ne figure jamais dans les conventions passées entre les uns et les autres par devant notaire. Le but du contrat est avant tout d'assurer les conditions essentielles, c'est-à-dire celles qui ont trait à la durée de travail et à la rémunération. La période d'apprentissage prévue dans l'ensemble des contrats varie considérablement, soit de huit mois 84 à seize ans 85, bien que les parties ne s'engagent

81. Ce qui milite d'autant plus en faveur de cette hypothèse est le fait que les six jeunes hommes qui font référence à leur âge se situent justement dans la catégorie fluide des 14-18 ans.

82. Au nombre des neuf enfants impubères (moins de douze ans) se trouvent, on l'a précédemment vu, trois fillettes, alors que trois garçons et deux filles appartiennent à la catégorie transitoire des 12-14 ans.

83. Si dans la Florence des années 1336-1338 « les enfants apprenant l'abaque et l'algorisme dans six écoles étaient de mille à douze cent », comme le rapporte le célèbre chroniqueur Giovanni Villani, la formation des négociants marseillais reste beaucoup plus obscure (Cronica, cité par Paul Benoît, infra). Tout au plus disposons-nous pour la fin du siècle suivant d'un traité d'arithmétique très sommaire rédigé par Jean Certain, habitant de Marseille, et intitulé Kadran aux marchons : P. Benoît, La formation mathématique des marchands français à la fin du Moyen Age : l'exemple du Kadran aux marchans (1845), Les entrées dans la vie. Initiations et apprentissages, 1981, p. 209-224. L'historien estime toutefois que « dans le cas du Kadran aux marchans le niveau très élémentaire des connaissances mathématiques correspond à des pratiques commerciales médiocres », p. 223. Du reste, il est possible que le traité reflète la somme des connaissances pratiques en usage au siècle antérieur.

84. Il s'agit de Salvet de Bourgneuf qui recevra son enseignement de Sarah de Saint-Gilles, maîtresse dans l'art médical (ars medicine et phisicae), du 28 août 1326 à la fête de Pâques de l'année suivante : Bibl. nat., n.a.l., 1322, p. 134.

85. Telle est la durée à laquelle conviennent Jacques Fulconis, coutelier, agissant au nom de son pupille et neveu Huguet Blayni - alors âgé de dix ans -, et le gainier Bernard Guigoni : 8 mars 1306, Arch. dép., 381 E 371, f. 81.


Apprentissage et salariat à Marseille 23

guère au-delà de cinq ans : de fait, elle oscille en moyenne entre deux et quatre ans (tableau 4). Mais plus qu'un rapport inversement proportionnel entre durée et difficulté d'exercice du métier 86, le temps alloué à la formation de l'élève est fonction semble-t-il de trois facteurs concurrents : l'âge, le coût d'apprentissage 87 et le niveau d'expérience de l'impétrant.

Prenons à titre d'exemple les apothicaires marseillais. Le 28 avril 1318, Guillaume Arnaudi accueillit dans son officine le jeune Jacques Bourguondionis pendant une période d'un an, moyennant le versement de sept livres 88. Six ans plus tard, le même maître Arnaudi prit un nouvel apprenti, Jean Cavallerii, cette fois pour une durée de trois ans et au coût annuel de trois livres et six deniers 89. En 1338, Pierre de Sarda perçut comme salaire (pro salario) deux livres et cinq sous au terme de chacune des quatre années que devait durer le contrat le liant à son élève Barthélémie Bonaventura 90. Tout se passe ici comme si le temps investi dans l'échoppe du maître accroît la valeur de la force de travail du jeune apprenti, au point de compenser, du moins en partie, les frais d'instruction doublés des pertes et dommages encourus durant le stage de formation. Les coûts d'apprentissage régressifs prévus dans plusieurs ententes militent encore plus fermement en faveur de cette hypothèse. Il fut établi le 15 août 1338 que le bladier Guillaume Stephani s'acquitterait annuellement de trois livres royales pour l'instruction de son fils Jeannot placé chez le négociant Jean Laurentii, mais seulement pendant les deux premières années, la troisième et dernière année du stage devant être gratuite 91. Quelques mois auparavant, le marchand Hugues Melli avait établi des conventions similaires avec le fils du savetier Pierre de Reynacho, exigeant toutefois comme salaire annuel quatre livres et dix sous et ce en trois versements, suivant la coutume qui prévaut dans la cité 92 ; ici aussi, la dernière des trois années d'apprentissage fut dis86.

dis86. Gouron, op. cit., p. 270. Ph. Didier, Le contrat d'apprentissage en Bourgogne, p. 36.

87. A cet égard, le cas des tisserands parisiens du XIIIe siècle est éloquent : l'apprenti s'engageant pour une période de quatre ans doit payer à son maître une annuité de quatre livres, alors que celui qui s'alloue pour sept ans ne lui doit rien : B. Geremek, op. cit., p. 31.

88. Arch. dép., 381 E 29, f. 14.

89. 15 avril 1324, Arch. comm., 1 II 8, f. 44 v - 5.

90. 27 septembre 1338, Arch. dép., 391 E 12, f. 54 v-5.

91. « Notum sit cunctis quod Guillelmus Stephani bladerius civis et habitator Massilie bona fide et sine omni dolo et fraude locavit filium suum Johannetum Stephani in dicipulum et scolarem cum Johanne Laurentii mercatore dicte rivitatis presenti et recipienti hinc ad tres annos continues et completos de quibus videlicet de duobus primis annis dabit dictus Guillelmus de salario sex libras regalium pro anno quolibet dictorum duorum annorum solvendas sibi per modum subscriptum videlicet infra primum annum sex libras et infra secundum annum alias sex libras dicte monete et de tercio anno non tenatur dare salarium aliquod » : Arch. dép., 391 E 12, f. 36 v.

92. « Sicut est consuetum in dicta civitate » : 6 mars 1338, Arch. dép., 391 E 12, f. 113 v. Cette référence se retrouve régulièrement dans les contrats d'apprentissage et de louage de services.


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TABLEAU 4 Durée du contrat des apprentis et apprentis salariés, suivant l'activité professionnelle

d'après 81 actes

Années —1 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 +12 Inc.

Apprentis 129 16 7 5 1 1 3 2 1 1 1 4

App. salariés 2 6 7 3 8 1

Total 3 8 16 19 15 5 2 1 3 2 1 1 1 4

Apprentis Apothicaire 1 1 2 1

Calfat 1

Chandelier 1

Changeur 11 1

Corailleur 1

Courroyeur 1

Coutelier 1

Cuiratier 1

Drapier 1 1

Epicier 12 1

Fustier 1

Gainier 1

Gipier 1

Marchand 2 4 2 1

Médecin 1

Navigateur

Orfèvre 1 1 1 1

Sartre 1 1 2 1

Savetier 1 1 1 1 1

Serrurier 1

Textile (art du) 1 1

Tisserand 1 1

Inconnu 1

Apprentis salariés Changeur 1 1

Cordier 2

Corailleur 1

Drapier 1 1

Marchand 3 4 2 2

Marin 1 1 1

Navigateur 1

Pâtissier 1

Pêcheur 1

Savetier 1

Inconnu 1 1


Apprentissage et salariat à Marseille 25

pensée gratuitement 93. Même Bernard Isnardi, orfèvre de profession, exonéra le père de son protégé du versement annuel de six émines de blé pur passée la troisième année du contrat d'une durée de neuf ans 94.

En revanche, dans les couches de l'artisanat spécialisé, telles l'orfèvrerie et la cordonnerie, les coûts d'instruction s'avèrent modestes. C'est que les rouages du métier s'acquièrent au terme d'une longue période au cours de laquelle les disciples passent progressivement du statut de serviteur à celui d'apprenti-valet, et constituent par conséquent un réservoir de main-d'oeuvre à très bon marché. Aussi les orfèvres de la cité n'exigent-ils que très peu de leurs recrues impubères au moment de les recevoir sous leur toit. On l'a vu, Bernard Isnardi accepta de prendre dans son atelier le fils de Pons Basterii, sous réserve que ce dernier pourvoie au vêtement et à la chaussure de son enfant pendant les deux premières années de l'apprentissage, et contre le règlement de trois émines de blé pur une fois l'an, à la Saint-Michel, et ce pendant trois des neuf années prévues au contrat 95, sans doute pour couvrir les frais d'entretien de l'enfant, le temps qu'il devienne productif. Pour leur part, les orfèvres Raymond Hugonis et Hugues Fulconis passèrent sous silence les rapports pécuniaires avec leurs futurs apprentis, deux enfants de dix ans, contraints de demeurer auprès de leur maître respectivement pendant huit 96 et dix ans 97. Il est vrai qu'un de leurs collègues réussit à obtenir de son élève un paiement annuel de deux livres et demie, mais la durée de l'engagement n'excède pas cinq ans, d'où la nécessité d'imposer une « taxe » d'apprentissage au disciple dont le valeur ne pourra profitablement compenser pour les frais d'enseignement et les coûts divers assurés par le maître 98.

Il appert donc que les tentatives d'évaluation globale de la durée comme de l'âge relatif à l'apprentissage demeurent extrêmement précaires, notamment dans les métiers où les conditions de travail se négocient plus libéralement entre maîtres et élèves jouissant d'une certaine aisance financière. Les jeunes gens qui disposent de ressources importantes ont intérêt à rechercher une profession lucrative

93. D'autres exemples peuvent être cités : le salaire du marchand Rostang Salvatore devait passer, au cours des trois années d'instruction prodiguée à Antoinet Insnardi, de huit à sept livres (3 mai 1334, Arch. dép., 391 E 5, f. 22). Celui de Marc Scrivani, également marchand, fut de huit livres les deux premières années, et de six livres les deux dernières pour l'enseignement dispensé à Huguet, fils du notaire Pierre Mayni (8 avril 1334, Arch. dép., 391 E 7, f. 11).

94. Voir note suivante. Comme salaire, le savetier Durant Rebolla exigea d'Adalacia Porcella qui lui avait confié son fils, huit livres royales, mais à être réglées pendant les deux premières années du contrat qui devait durer huit ans : 5 novembre 1320, Arch. dép., 381 E 31, f. 78 v-9.

95. 30 mars 1303, Arch. dép., 381 E 4, f. 53 v- 4.

96. 24 septembre 1303, Arch. dép., 381 E 370, f. 122.

97. 21 mars 1310, Arch. dép., 381 E 25, f. 49.

98. 3 avril 1320, Arch. dép., 381 E 31, f. 3 v - 4.


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nécessitant un stage de perfectionnement intensif et coûteux qui leur permet d'accéder plus rapidement aux mystères de l'art choisi, et ainsi d'échapper aux corvées domestiques et laborieuses auxquelles sont astreints les enfants placés des années durant dans les métiers manuels. De toute évidence, la nature de l'occupation choisie joue un grand rôle dans les conditions de formation qui attendent le futur travailleur. De même la qualité de la force de travail qu'offre un apprenti initié aux mystères d'un art risque de façonner sensiblement le cours des négociations établies entre les parties. Et comme on l'a vu précédemment, les termes spécifiques que l'historien découvre sous la plume du notaire peuvent fort bien correspondre à seulement l'un des cycles possibles du processus de formation, ce qui explique en toute logique la grande flexibilité observée à l'intérieur d'une même catégorie professionnelle. Ce qui semble assuré cependant, c'est qu'une fois franchie la première étape de formation — pour laquelle une « taxe » d'apprentissage est généralement exigée -, l'initié se trouve en bien meilleure position pour négocier ses conditions de travail avec le maître de l'atelier, dans la mesure où les rapports interpersonnels conjugués à la conjoncture lui sont favorables. C'est alors que l'adolescent accède au statut — encore imprécis dans le vocabulaire notarial de la période considérée — d'apprenti-valet salarié.

Dans les ententes où une rémunération doit être versée au dicipulus, la durée du contrat s'avère plus brève que celle qui prévaut entre maîtres et élèves débutants, c'est-à-dire ceux qui sont soumis à la taxe d'apprentissage. Un plus court terme agit peut-être comme palliatif advenant la détérioration des relations de travail. Mais il est aussi possible que le second ou même troisième terme coïncide avec le passage d'un cycle de formation à un autre. Tel est du moins l'esprit de l'accord passé entre Nicholas de Cadro le 13 septembre 1341 et le négociant Pierre Austria pour une période de deux ans 99, et qui fut renouvelé le 7 mars 1346 pour une durée similaire, mais avec cette fois un traitement annuel nettement amélioré, les gages passant de douze à vingt florins d'or 100. Cette majoration signifie-t-elle la promotion de Nicholas, disciple et jeune homme 101 au titre de maîtrenégociant 102 ? Non pas, car la même année, son employeur consentit pour les services d'un mercartor de plein titre un salaire de 30 % supérieur au sien, soit 30 florins d'or 103. Ce cas, et de nombreux autres

99. Arch. dép., 391 E 15, f. 79 v - 80.

100. Arch. dép., 391 E 9, f. 137 v - 8.

101. « Posuit se in dicipulum et juvenome » : Arch. dép., 391 E 15, f. 79 v.

102. L'expression posuit se in juvenome disparaît dans le second contrat passé cinq ans plus lard : Arch. dép., 391 E 9, f. 137 v - 8.

103. La lecture du nom de l'employé reste ambiguë : il s'agit de Pierre Ennesati (?) : 21 mars 1346, Arch. dép., 391 E 9, f. 141 v.


Apprentissage et salariat à Marseille 27

relevés dans la documentation colligée 104, soulèvent tout le problème des rapports entre les membres productifs de l'échoppe, et plus précisément le passage de l'apprenti-valet à celui de maître.

Le fruit du labeur

Du disciple au maître

La présence d'une clause relative à l'émolument de l'apprenti, ou son absence, constitue semble-t-il le pivot autour duquel s'expriment les rapports de production. Les premières années de formation exigent de la part des parents ou des représentants juridiques des enfants le paiement de frais d'instruction et d'entretien plus ou moins onéreux, suivant le caractère lucratif du métier convoité (tableau 5). Ils devront ainsi débourser annuellement de 70 à 140 sous dans les secteurs du commerce et des services (change, draperie, pharmacie, épicerie) alors que dans les métiers de transformation (cuir, textile, métal), il n'en coûte que de trois à cinquante

TABLEAU 5 Coûts d'apprentissage suivant les métiers

Emolument Nature -1£ 1£ 2£ 3£ 4£ 5£ 6£ 7£ 8£ Inc.* (Moy.)

(en livra marseillaises)

Commerce et services

Apothicaire 1 3 1 1 (4,35)

Changeur 1 1 (7,00)

Drapier 1 2 (3,50)

Epicier 2 2 (4,50)

Marchand 1 3 1 1 1 1 (4,28)

Métiers artisanaux

Corailleur 1 (0,16)

Coutelier 1 (0,75)

Fustier 1 (4,00)

Orfèvre 1 1 (2,50)

Savetier 1 1 1 (1,25)

104. Rappelons qu'au sein du corpus vingt-sept contrats relèvent de la catégorie des apprentis salariés.


28 Francine Michaud

sous 105, certains maîtres se contentant même, on l'a vu, d'annuités en nature 106 (tableau 4). Plusieurs employeurs laissent la dépense de la chaussure et du vêtement aux parents de l'élève.

En revanche, les obligations imparties au maître évoquent le caractère quasi vocationnel de son rôle. A lui d'assurer les besoins essentiels de son protégé : le gîte, le pot et le couvert constituent une préoccupation cardinale dans les négociations entre les parties. D'une manière générale, le maître s'engage à traiter son apprenti comme son propre enfant (ut tuum puerum) 107, à l'entretenir et à le protéger sain ou malade — à moins d'une clause contraire 108 -, à le garder sous son toit et à ne jamais l'en chasser (ne dimittere, ne expellere), à lui enseigner fidèlement son art tout en lui inculquant de bonnes moeurs (bonis moris et currose doctrinis instruere). Il s'agit ni plus ni moins pour lui d'assumer les responsabilités combinées de parent et d'enseignant. En retour, il exige de l'enfant remis à sa bonne garde une obéissance et loyauté absolues (obediens, bonus, fidelis et legalis), une honnêteté sans reproche (furtum et rapinam evitare), la promesse de jamais s'allouer pour le compte d'autrui, si petite que soit la tâche sollicitée (loquerio maiori seu minori), et enfin, sauf exception 109, de le suivre dans ses pérégrinations d'outre-mer comme audelà de la cité 110.

La débauche de l'apprenti par un confrère est particulièrement redoutée, puisqu'elle atteint l'honneur et alimente la concurrence déloyale. D'où le rappel incessant dans les contrats à l'obligation de stabilité imposée à l'impétrant, suivant une formulation notariale stéréotypée soit, mais qui exprime un souci bien réel. Lorsque le coutelier Richard Concellini acquitta de ses obligations son neveu et élève Richardet au terme de neuf années de formation révolues, il le

105. L'exception qui confirme la règle provient d'un contrat d'apprentissage auprès d'un fustier qui exige de son disciple âgé d'au moins 18 ans des frais d'instruction annuels de quatre livres et ce, pour une période de trois ans : 31 octobre 1302, Arch. dép., 381 E 46, f. 24 v.

106. Voir supra, p. 25 et n. 95.

107. Formule retrouvée dans un contrat passé entre Jean de Manchester et son futur maître, le corailleur Robert dit l'Anglais. Elle est suivie de « sicut consuetum ut providere scolariis (sic) ejusdem officii » : 10 octobre 1278, Bibl. nat., n.a.l., 1321, p. 234.

108. Celle-ci est plutôt exceptionnelle ; elle se manifeste uniquement dans deux contrats de mise en apprentissage, d'une part chez un savetier, d'autre part chez un orfèvre : 3 octobre 1320, Arch. dép., 381 E 31, f. 67 v et 3 avril 1320, Arch. dép., 381 E31,f. 3 v-4. Mais il faut se demander dans ce dernier cas si cette clause ne procède pas des parents qui, par sollicitude envers leur enfant, préfèrent lui prodiguer eux-mêmes les soins, le cas échéant : voir note suivante.

109. Bertrand de Troyes refuse en effet que son fils Antoinet accompagne maître Etienne de Manosque, orfèvre, au-delà des murs de la cité : ibid.

110. Le pêcheur Nicholas Ruffi obtint de son futur apprenti Bertrandet Fornerii l'engagement non seulement de le servir dans l'art de la pêche par mer et par terre, mais aussi bien de nuit que de jour : « ad standum cum dicto Nocolao et ejus servicium maritium tam per mare quam per terra de die quam de nocte » : 16 mars 1320, Arch. dép., 381 E 30, f. 80.


Apprentissage et salariat à Marseille 29

libéra de l'interdiction non seulement de lever boutique sans son autorisation, mais également d'employer quiconque à son propre compte 111.

La crainte de la violation des clauses énoncées plus haut pousse par conséquent quantité de maîtres à exiger de l'apprenti — ou ses ayants droit — une caution personnelle, garantie juridique compensatoire destinée à couvrir les frais et les dépenses en cas de désistement. Douze chefs d'atelier ont demandé à inclure cette clause au contrat 112. En règle générale, cette mesure précautionneuse s'observe avant tout chez ceux-là mêmes qui perçoivent les coûts d'instruction les plus élevés, issus essentiellement des professions libérales 113, mais pas exclusivement puisqu'un fustier et deux artisans du cuir - un savetier et un fabricant de gaines — recourent aussi à l'expédient juridique de la fidéjussion. Le commandent également les responsabilités confiées à l'apprenti-valet qui, par la nature de ses tâches - notamment l'acquisition et la manipulation de marchandises onéreuses -, échappe à la supervision du chef d'atelier. Ainsi, même le fils du meunier Hugues Fermini, pourtant engagé comme stagiaire chez le marchand Nicholas Enguerand au salaire annuel de cinq livres royales - émolument relativement modeste 114 —, fut-il contraint de lui fournir caution en la personne de son père 115. Assurément, l'argent investi n'est pas l'unique facteur qui encourage les employeurs à se prémunir contre fugues et larcins ; il semble plutôt que ce soit l'absence ou l'éloignement des parents, comme on l'a vu précédemment, qui appelle le maître à la prudence 116. Est-ce sans doute là la raison

111. « Ecce quod nunc dictus Ricardus bona fide aquitavit predictum Ricardetum de stagia supradicta liberando ipsum Ricardetum presentem et volentem et recipientem ab omnibus pactis et conventionibus quas eidem fecerat dictus Ricardetus occasione stagie sub tali conditione et pacto habito inter partes predictas quod predictus Ricardetus infra tempus contentum (nonem annorum vel circa) in dicta nota scripta manu dicti Johannis de Cavaillono notarii non audeat operare de arte cultellerie in civitate Massilie sine voluntate dicti Ricardi nisi tamen levaret operatorium et per se solus operaretur » : 28 février 1306, Arch. dép., 381 E 371, f. 72 v. Quoi qu'il en soit, ce témoignage évoque une fois de plus la liberté dont jouissent encore les artisans marseillais au début du XIVe siècle : selon toute apparence, nul n'est besoin d'acquitter des coûts d'entrée exorbitants, ni surtout de réaliser un chef-d'oeuvre pour accéder à la maîtrise chez les couteliers de la cité. A moins que ce genre d'exemptions ne soit le privilège des fils - et des neveux ? — des maîtres... La question reste entièrement ouverte.

112. Douze contrats y font explicitement référence : ils procèdent de l'initiative de trois marchands, deux pharmaciens, de deux changeurs, d'un épicier, d'un drapier, mais aussi de deux artisans du cuir, i.e. un savetier et un fabricant de gaines, et enfin d'un fustier.

113. Se reporter au tableau 4.

114. Voir infra.

115. 3 mai 1342, Arch. dép., 381 E 73, f. 212-213. Deux autres adolescents embauchés ici par un drapier, là par un négociant, furent soumis à la même obligation. Il s'agit de Raymond de Nantes, originaire de Trets (15 novembre 1320, Arch. dép., 381 E 31, f. 90 v) d'une part, et d'Antoinet, fils de feu Pierre Bonifilii, de l'autre (20 novembre 1336, Arch. dép., 391 E 10, f. 130 v).

116. Parmi les douze apprentis tenus de fournir une fidéjussion, se trouvent sept étrangers — également orphelins de père —, ainsi que quatre orphelins de père marseillais.


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pour laquelle Guillemet, orphelin du village de Gémenos, obtint de Hugues de Portus, seigneur du lieu, de se porter garant auprès de ses employeurs marseillais, les fustiers Raymond Gitro et Jean de Carrera 117. L'apothicaire Guillaume Arnaudi impose également un fidéjusseur à son élève Jacques, originaire de Draguignan, tout en précisant le montant - équivalent aux coûts de formation — que le garant devra débourser dans l'éventualité d'une fugue de l'apprenti 118.

Est-ce à la faveur du développement de la pratique notariale qu'une nouvelle clause générale fait son apparition vers la fin des années 1310, soit l'obligation faite au disciple de rembourser tout dommage causé ou vol perpétré sous le toit de son maître 119 ? Quoi qu'il en soit, un fustier stipule même qu'en cas de désertion, il se réserve le droit de saisir la personne et les biens de son élève, ainsi que de le contraindre à faire temps double 120.

A l'occasion, des modalités plus personnalisées sont prévues au contrat, mettant ainsi en relief des individus de chair et de sang dont l'humanité disparaît trop souvent derrière le formulaire stéréotypé du contrat notarié. A telle enseigne, la liberté du jeune enfant placé en apprentissage constitue une prérogative que s'autorisent certains parents. Echo bien vivant des contours de l'économie domestique médiévale, même à la ville, l'association des enfants aux travaux agricoles est l'un des motifs invoqués. En confiant sa fille Bertrande âgée de dix ans chez Huguette Gregoneta, fabricante de voiles et d'essuiemains, Adalcie de Mota s'autorise le privilège de la récupérer exceptionnellement aux temps des moissons (exceptis messibus)121. Mais des préoccupations moins économiques que sentimentales se trouvent aussi à l'origine d'ententes particulières. Rappelons qu'en établissant son fils Antoinet, alors âgé de treize ans, chez l'orfèvre Etienne de Manosque 122, Bertrand de Troyes refusa à ce dernier la faculté

117. 31 octobre 1302, Arch. dép., 381 E 46, f. 24 v.

118. «Ad hoc dictus Jacobus Ricardi sororius dicti Jacobi eius partibus et amore se constitua pênes dictum Guillelmum presentem et recipientem [...] Et fuit actum inter dictas partes ex parte quod si Jacobus dicederet a dicto Guillelmo infra dictum tempus absque voluntate dicti Guillelmi quod in eo casu debeat sibi solvere dictas duodecim libras integrum » : 1er février 1303, Arch. dép., 381 E 4, f. 88 v.

119. La clause prend la forme suivante : « Et promittens reddere quitquid esset furatum et omne dampnum et expensas » ; d'après un contrat passé chez le changeur G. Vaydennegtz (17 avril 1320, Arch. dép., 381 E 31, f. 14).

120. « Et sub tali pacto quod si (Jorgius) recederet a dicto domino debeat supplere duplicando tempus quo deffeceret et ubique dictus Bertrandus (calfatus) possit dictum Jorgium convenire capere de persona et res, pecunia et ar(nesia ?) sua tam pro complendo tempore quam pro dampno propterea per dictum Bertrandum complendo » : 25 juin 1320, Arch. dép., 381 E 31, f. 35.

121. 28 août 1313, Arch. dép., 381 E 370, f. 110 v. Il est possible que la requête présentée par le maçon Nicholas Faraudi à Agnès Grogui, fabricante d'étoffes précieuses, à savoir de lui rendre sa fille Jeannette un mois par année, repose sur des motifs similaires : 11 février 1310, Arch. dép., 381 E 25, f. 34 v.

122. Voir supra, p. 28, n. 109.


Apprentissage et salariat à Marseille 31

d'emmener Antoinet hors des murs de la cité, advenant un déplacement domiciliaire ; en outre, suivant les désirs de Bertrand, Etienne s'engagea même à permettre à son élève de reprendre le chemin de la maison paternelle pour les fêtes de la Nativité, de Pâques et de la Pentecôte, ainsi que tous les samedis de l'année 123. Il faut dire que ce dernier témoignage est unique en son genre. Les contrats restent généralement muets sur les liens que les jeunes élèves maintiennent avec leur famille naturelle ; en fait, le ton qui s'en dégage invite plutôt à penser que l'apprenti débutant glisse entièrement sous l'autorité du maître, du moins jusqu'à ce qu'il acquiert une certaine maturité à la fois professionnelle et personnelle. C'est alors seulement que les accords contractuels se renouvellent et prennent l'allure de véritables négociations au cours desquelles l'apprenti parvient enfin à marchander sa force de travail.

Du maître au disciple

La présence dans la documentation de 26 engagés se qualifiant de disciples, parfois même de jeunes hommes — terme évocateur de la classe d'âge à laquelle ils appartiennent 124 — force comme on l'a vu à considérer cette catégorie intermédiaire de travailleurs semi-spécialisés d'apprentis-valets, bien que le vocabulaire des notaires marseillais à la charnière des XHF et XIVe siècles ne rende pas encore compte de leur existence. C'est que du nombre croissant d'apprentis salariés — et de salariés se qualifiant d'apprentis -, émerge précisément une nouvelle réalité sociale sans nom dans l'atmosphère économique de la première moitié du XIVe siècle.

Le passage du statut de l'apprenti à celui de l'apprenti-valet — à l'instar de celui d'apprenti-valet à celui d'ouvrier spécialisé — ne modifie en rien ses rapports de subordination envers le maître 125. Ce qui le distingue d'abord et avant tout du simple apprenti est une relative

123. « Hoc pacto inter partes convento quod dictus Antonietus in diebus Nativitatis, Paschatis et Pentecostis possit festare in domo dicti patris sui et singulis diebus sabbativis venire [...] ad domum paternam » : 28 août 1303, Arch. dép., 381 E 31, f. 4.

124. Le terme est parfois doublé de scolaris, plus rarement de garciferus ou servitor. Mais la référence la plus explicite à la classe d'âge à laquelle appartiennent ces apprentis initiés à un art, est juvenome. Le qualificatif est particulièrement prisé des apprentis-marchands - six références sur sept-, tel Jacquet Rebufati âgé de plus de quinze ans qui trouve à s'allouer auprès de la femme d'affaires Huguette Faussoneria : 7 octobre 1334, Arch. dép., 391 E 5, f. 78 v- 9. De même Pierrot Rossignol de la ville d'Aix, âgé de dix-huit ans, se place comme disciple et jeune homme chez Jacqueline de Affuvello dite « Bonalbergue » : 7 janvier 1346, Arch. dép., 391 E 9, f. 133 v - 4.

125. Le vocabulaire d'assujettissement demeure inchangé : l'apprenti-valet, comme l'engagé, promet obéissance, loyauté et honnêteté envers son employeur. En outre, les travailleurs ordinaires, comme les apprentis-salariés, demeurent sous le toit du maître pour toute la durée du contrat, sauf exception.


32 Francine Michaud

indépendance financière. Mais à l'intérieur de ce groupe d'alloués, se dégage toutefois une hiérarchie de conditions salariales suivant l'âge, le degré d'expérience, et avant tout l'activité professionnelle de l'impétrant. Au bas de l'échelle, se trouvent les adolescents s'exerçant à un métier manuel qui ne leur rapportera en fin de contrat qu'un pécule symbolique. Agé de seize ans au moment d'entrer en octobre 1278 au service du maître corailler Robert dit l'Anglais, John de Manchester se satisfit des vingt sous de salaire promis au terme de six ans de formation et de travail dans l'art délicat de tailler le corail et les perles 126. L'entente repose ici essentiellement sur l'acquisition d'une technique spécialisée moyennant la force de travail de l'apprenti dont la valeur est toutefois reconnue dans la somme symbolique de vingt sous. Cet exemple n'est cependant pas représentatif de l'ensemble des apprentis-valets de notre corpus. Il est d'une part isolé dans la période : il faut en effet attendre 24 ans pour relever un deuxième acte du genre 127 ; d'autre part, la somme concernée se trouve nettement en dessous de la valeur moyenne des salaires indiqués dans les autres contrats

Deux actes ne permettent pas de comptabiliser le salaire annuel moyen de l'alloué puisqu'une rémunération quotidienne est prévue au contrat. Ici, l'expérience que les jeunes gens prendront avec le temps s'exprime par la majoration de leur salaire. Ainsi Bernard Gratiani, âgé de seize ans, fut mis en apprentissage chez un cordier pendant une période de quatre ans, et reçut pour salaire — par jour non férié 130 — dix deniers pendant les deux premières années, auxquels vinrent s'ajouter deux autres deniers à partir de la troisième année 131.

126. 10 octobre 1278, Bibl. nat., n.a. 1, 1321, p. 234.

127. Le 14 octobre 1302, Marc de Narbonne conclut un contrat d'apprentissage salarié d'une durée d'un an avec les patrons du navire Saint-Antoine, Benoît Maynoni et Pierre Sinerii originaire de Majorque : Arch. dép., 381 E 23, f. 71.

128. Lorsqu'exprimé en monnaie marseillaise — seize actes —, le salaire moyen est de six livres et cinq sous (les montants variant de quinze sous à seize livres), lorsque l'étalon de valeur est le florin d'or — six actes -, le salaire moyen est de 24 livres et dix sous (les sommes variant de douze à 50 florins).

129. Un troisième dicipulus, il s'agit du pâtissier flammand Pierre de Saint-Thomas, se contente apparemment pour tout salaire — en sus du couvert et du logis, sanum et egrum — du profit réalisé sur les dix florins d'or remis à son employeur chargé de les faire fructifier en dépôt ou en commande : « Notum sit cunctis quod Petrus de Sancto Thome de Flandis pasticerius [...] dédit, tradidit et concessit in presentia mei notarii et testium infrasciptorum in deposito seu comenda magistro petro de Salino pastisserio (sic) habitatori Massilie moranti Frucharia hic presenti et recipienli decem florinos auri bonos et justis ponderis, tenendos et costodiendos per eum hinc ad festum Carnisprivi proxime venturum : 7 août 1320, Arch. comm., 1 II 49, f. 51 v.

130. Dans l'état actuel des recherches, il est impossible de connaître le nombre exact de jours fériés à Marseille au tournant des XIIIe et XIVe siècles.

131. 15 février 1327, Arch. dép., 391 E 3, f. 35 v-6. Le second acte met également en présence l'apprenti d'un cordier, Veranet Calvini, dont le salaire plutôt médiocre est établi suivant une échelle progressive, soit aucun revenu la première année, quatre deniers la deuxième, cinq la troisième, et enfin six la quatrième et dernière année : 25 mars 1338, Arch. dép., 391 E 12, f. 201 v - 2.


Apprentissage et salariat à Marseille 33

Puisque bon nombre d'entre eux paraissent en mesure de gagner leur vie, il est légitime de se demander en quoi les apprentis salariés se distinguent des travailleurs à contrat. Trois facteurs permettent d'établir des différences essentielles entre les uns et les autres : l'activité professionnelle, la durée de l'engagement ainsi que, toute proportion gardée, l'importance de la rémunération. Il est remarquable de constater que dans les décennies qui précèdent la grande peste, le milieu des affaires, plus que tout autre, s'ouvre à la main-d'oeuvre en cours de formation. Plus d'un contrat sur deux (15/27) sont passés par des négociants, changeurs et drapiers entre 1306 et 1346, la majorité (13/15) après 1330. Si l'on ajoute à cela quatre autres conclus par des marins et patrons de navire (deux sont datés de 1347), on pourrait presque croire que le commerce maritime, fleuron traditionnel de l'économie marseillaise, non seulement se maintient, malgré l'insécurité des mers qu'attise la rivalité catalano-provençale en Méditerranée, mais est en pleine effervescence. Pourrait d'ailleurs en témoigner la staque, ce droit perçu sur les navires entrant au port, véritable miroir du cabotage marseillais qui connaît une belle remontée dans les années 1330-1340, avant de pérécliter de nouveau jusqu'au début du XVe siècle 132. Or cette activité frénétique ne procure en fait qu'un répit à la classe marchande dans la perte de vitesse générale que connaît la cité au plan de l'économie maritime de la région. Les ports voisins, ceux d'Arles et de Port-de-Bouc 133, de même que Montpellier 134, prennent aisément le relais du trafic commercial dans la seconde moitié du XIVe siècle. Les enjeux de cette concurrence du reste ne furent pas ignorés de la communauté d'hommes d'affaires marseillais dont certains représentants furent interrogés sur les causes du déclin des revenus fiscaux de la cité lors d'une enquête royale menée en 1341135. Aussi est-il plausible qu'ils aient pris les mesures qui s'imposaient pour s'assurer sinon conserver une certaine marge de profit, en faisant plus volontiers appel à une main-d'oeuvre un peu moins qualifiée mais à bon marché, soit des apprentis du métier, et ce faisant encouragèrent peut-être ainsi les professionnels à la recherche d'emploi à se satisfaire d'un salaire moindre.

Aux côtés d'adolescents s'initiant aux rouages du métier, évoluent des hommes d'expérience coiffés du titre de disciple. En novembre 1337, accompagné de sa mère et d'un notaire lui servant de fidéjusseurs, Antoinet Bonifilii accepta les huit livres de menus marseillais promises par son maître, le sieur Pierre Austria, les deux premières

132. E. Baratier, Histoire du commerce de Marseille, p. 305-306.

133. E. Baratier, Histoire de Marseille, Toulouse, Privat, 1990 (1re éd., 1973), p. 108-109.

134. G. Lesage, Marseille angevine, p. 165.

135. Ibid., p. 164-165.


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années du contrat, et douze livres les deux dernières ; à l'impétrant incomba toutefois la dépense du vêtement et de la chaussure 136. Or quelques mois plus tard, soit le 31 janvier 1337, un étranger, Foulques Girona originaire de Béziers, se mit in dicipulo et juvenome auprès d'Aymericus Vayraci, et prit l'engagement de lui retourner tous les profits (totum lucrum), moyennant 25 florins d'or fin pour une seule année de service 137 ! En 1345, un autre étranger languedocien, Pierre Gau de Narbonne, se qualifiant expressément de mercator, s'alloua tout de même à titre de dicipulus chez Pierre Austria, contre la somme annuelle de 50 florins d'or en sus des nécessités essentielles de la vie — couvert, vêtement et chaussure ; en retour, le Narbonnais promit de lui rendre tous les profits réalisés au terme des deux années de service 138.

Les contrats dont les salaires atteignent 20 florins annuels (ou plus) 139, incluent toujours la clause sur les profits réalisés, ce qui semble indiquer qu'à l'intérieur du groupe des stagiaires à l'emploi chez les hommes d'affaires marseillais se différencie l'apprenti senior de l'apprenti junior. Il est difficile de saisir les conditions du passage d'un état à l'autre. L'expérience est certainement un facteur déterminant. Nicholas de Cadro établit un contrat de deux ans avec Pierre Austria le 13 septembre 1342, s'obligeant à le suivre dans ses pérégrinations terrestres et maritimes, de lui obéir fidèlement, etc., contre le paiement annuel de douze florins redis ponderis 140. Moins de cinq années passèrent avant que Nicholas réapparaisse dans la boutique de son ancien maître, prêt à renouveler le contrat pour la même durée, mais cette fois au salaire annuel de 20 florins, et contre l'assurance de lui retourner les bénéfices attendus 141.

L'émolument accordé à l'apprenti-marchand n'est pas négligeable si on le compare avec le salaire annuel de travailleurs qualifiés contemporains, notamment ceux des arts manuels. Un broquier par exemple touche une livre et demie 142, l'employé d'un fustier trois livres et demie 143, celui d'un arbalétrier six livres 144, un pêcheur quatorze livres 145, un cuiratier quinze livres 146. L'avantage des premiers

136. 20 novembre 1336, Arch. dép., 391 E 10, f. 130 v.

137. Arch. dép., 391 E 10, f. 169 v.

138. 31 août 1345, Arch. dép., 391 E 17, f. 34 v-5.

139. Cinq des onze contrats prévoient un salaire annuel d'au moins 20 florins, mais un seul de plus de 25 : voir l'exemple précité, note précédente.

140. Arch. dép., 391 E 15, f. 79 v- 80.

141. 7 mars 1346, Arch. dép., 391 E 9, f. 137 v - 8.

142. 27 juin 1324, Arch. comm., 1 II 8, f. 41 v - 2.

143. 18 septembre 1342, Arch. dép., 381 E 15, f. 157 v.

144. 10 mai 1324, Arch. comm., 1 II 8, f. 30 v - 1.

145. 16 août 1332, Arch. dép., 381 E 69, f. 42 v-3 v.

146. 22 novembre 1332, Arch. dép., 381 E 69, f. 82 v - 83.


Apprentissage et salariat à Marseille 35

sur les seconds réside aussi dans le fait que les contrats qui lient les travailleurs indépendants à leurs patrons n'excèdent rarement une année, alors que les apprentis-valets jouissent d'une sécurité d'emploi plus longue, leurs contrats ayant une durée de deux à quatre ans. Mais l'écart salarial s'amenuise cependant si l'on considère les autres activités mercantiles : ici l'employé d'un drapier se satisfait de dix livres, là un écrivain-comptable demande quinze livres pour ses services. Or parmi les marchands de plein titre à l'emploi chez un confrère, le salaire annuel varie de 25 à 30 florins d'or 147. La marge est mince entre les gages du disciple et ceux du marchand salarié. Il est sans doute légitime d'y voir un indice supplémentaire de la concurrence serrée qui affecte le marché de l'emploi à la toute veille de la peste noire, poussant des professionnels du métier à adopter le statut d'apprenti, dans l'espoir d'améliorer leurs chances d'embauche auprès des employeurs marseillais.

La complexité des rapports qui se nouent alors entre maîtres et salariés contribue largement au halo de mystère qui entoure le processus d'accession à la maîtrise. Aucun des témoignages soumis à l'analyse ne permet d'en dissiper le mystère, pas même celui du coutelier Richard Concellini qui autorise son neveu à lever boutique au terme de son stage 148. Mais en dépit de la difficulté du langage des contrats d'apprentissage, il s'y trouve, à bien y regarder, une mine de renseignements tout aussi précieux qu'ambivalents concernant les modalités du travail juvénile. S'ils permettent de discerner avec précaution les étapes progressives de l'acquisition d'un métier, du stade initiatique de l'ars auquel est soumis l'enfant à l'échelon intermédiaire où l'adolescent « initié » peut enfin marchander sa force de travail devenue profitable au maître, ils entrouvrent également une fenêtre sur les mécanismes de l'embauche à Marseille dans le climat de la récession économique de la première moitié du XIVe siècle.

Le travail dont il est question est celui qui se trouve en marge de l'atelier ou de la boutique paternelle. Aussi les orphelins et puînés en surnombre dominent sous la plume des notaires publics. Or signe des temps, la présence des fils de famille augmente au fil des ans. Affaire d'ambition ou de nécessité ? Certes, se donner un métier, autre que celui du père, peut être source de promotion sociale, à condition que les trésoreries familiales permettent la dépense d'une formation onéreuse auprès d'un maître qui professe un art libéral. Mais dans

147. C'est la somme que Pierre E (nn?) esati réussit le 21 mars 1346 à négocier avec son employeur Pierre Austria : Arch. dép., 391 E 9, f. 141 v. Une dizaine d'années auparavant, le même employeur avait accordé à un autre marchand, Jean Petri, un salaire annuel de 25 florins d'or pour une durée de deux ans : 18 décembre 1336, Arch. dép., 391 E 10, f. 149.

148. Voir supra, p. 29 et n. 111.


36 Francine Michaud

l'essoufflement général de l'économie marseillaise, les finances domestiques sont aussi en cause, forçant plus d'un cadet de famille à chercher pitance ou fortune, selon le cas, dans l'échoppe d'autrui. De surcroît, il s'avère de moins en moins aisé, pour qui vient de loin, d'absorber les coûts d'instruction surélevés des maîtres marseillais. Aussi les apprentis d'origine étrangère qui franchissent les portes de la cité ont-ils intérêt à se présenter d'ores et déjà munis d'une certaine expérience professionnelle. En vérité, dans les décennies 13201350, les employeurs semblent plus réceptifs à une main-d'oeuvre qualifiée à bon marché. C'est alors que, dans la course aux emplois à contrat, ils se tiennent à égalité non seulement avec leur contrepartie autochtone, mais aussi avec les travailleurs spécialisés. Il se pourrait bien que les années difficiles précédant l'avènement de la peste noire dans la ville portuaire aient engendré une sorte d'âge d'or profitable à cette catégorie de travailleurs innommée, à mi-chemin entre l'apprentissage et la maîtrise d'un art chèrement acquis, sinon longuement mûri.

Francine MICHAUD.


Le père, l'héritier et l'ancêtre. Quelques images de la parenté chez les notables urbains au XVe siècle : l'exemple de Bourges

« Tous parens alliés et amys dudict... » « pour eulx leurs hoirs et aians cause ». Formules trouvées comme un leitmotiv dans de nombreux actes notariés du XVe siècle. Quelques mots que le notaire utilise à la suite d'un patronyme et que le paléographe est habitué à rencontrer. Indications souvent précieuses pour qui veut éclaircir des filiations, reconstituer des lignages. Indications lacunaires et d'une grande sécheresse pour qui souhaite pénétrer plus avant dans une famille du Moyen Age finissant.

Les aspects démographiques de la famille médiévale sont bien connus, révélés par de nombreuses études 1. Le fonctionnement interne des familles, l'idée que s'en font les contemporains sont des domaines encore obscurcis par de larges pans d'ombre 2.

La fréquentation, depuis de nombreuses années, des archives de Bourges et des notables berruyers des XVe-XVIe siècles nous a conduit à nous interroger sur l'image que ces gens avaient de la famille. Comment délimitaient-ils les contours du groupe ? Quelles représentations s'en faisaient-ils ? Quelle fonction lui attribuaient-ils ?

Autant de question sans réponse. La nature des sources à Bourges comme ailleurs ne permettant pas d'aller bien loin hors des sentiers démographiques et économiques. Un rapide recensement des types d'archives sur lesquels nous travaillons permet de constater que les

1. Comme le souligne Jacques Heers, Les temps dits de transition de 1300 à 1520, Milan, 1992, p. 21.

2. Voir Françoise Autrand, Dominique Barthélemy, Philippe Contamine, L'espace français : histoire politique du début du XIe siècle à la fin du XVe siècle, p. 101-125 en particulier p. 106, dans L'histoire en France, bilan et perspectives, Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur, Paris, 1991.

Revue historique, CCXCI/1


38 A. Collas

pièces dans lesquelles trouver des indications sur les familles sont très rares. Elles sont de plus pour l'essentiel de nature juridique. Le notaire étant l'intercesseur entre nous et l'objet étudié, les éléments livrés à notre connaissance ont été moulés dans le cadre formel de l'acte officiel. Testament, contrat de mariage, acte de vente, il s'agit de fixer par écrit un événement pour les contemporains afin d'éviter une contestation, un conflit ou dans le but d'y mettre fin. Point de place pour l'expression de sentiment. C'est le notaire qui écrit et qui parle et, par son intermédiaire, le droit ou la coutume.

Les contrats de mariage semblent a priori le document idéal pour travailler sur ces problèmes. Hélas, comme Bernard Chevalier l'a montré à Tours, nous ne trouvons à Bourges que très peu de contrats de mariage 3. Quelques unités seulement pour une même famille. Ces trop rares parchemins permettent malgré tout de voir qui assiste à la rédaction du contrat et à l'échange des promesses. Mais l'insuffisance du nombre ne permet pas de dépasser l'exemple pour atteindre la généralisation.

Les testaments pourraient aussi être une source de premier ordre pour l'examen des familles 4. Là encore la liste des témoins, mais surtout celle des bénéficiaires des legs ou des dernières volontés du testateur donnent de précieuses indications. Mais à Bourges nos gens testent encore moins devant notaires qu'ils ne concluent de mariage. Quelques documents épars seulement et encore ne s'agit-il le plus souvent que de fixer les donations pieuses. Ces silences des archives sur le mariage et sur la mort nous révèlent seulement la grande conformité, en ces circonstances, des comportements de nos notables berruyers avec les usages réglés par la Coutume. Pourquoi passer devant le notaire lorsqu'il n'y a pas de particularité à mentionner. Au grand dam de notre curiosité les affaires ont dû se régler à l'intérieur des familles 5. Quant aux autres actes, très nombreux, concernant les ventes et achats de toute nature (terres, rentes, maisons...) ils permettent parfois de trouver, tout au plus, une liste de témoins. Restent quelques actes montrant la nécessité dans laquelle s'est trouvée une famille d'avoir recours au Parlement de Paris pour trancher un conflit. Il s'agit le plus souvent d'un problème de succession et là encore nous n'avons que le contenu juridique de l'affaire 6.

3. Bernard Chevalier, Le mariage à Tours à la fin du XVe siècle, dans Mélanges offerts à Georges Duby, vol. I : Le couple, l'ami et le prochain, Aix-en-Provence, 1992, p. 79-80.

4. Voir les belles pages que Jacques Chiffoleau consacre à ce thème à la lueur du dépouillement des testaments comtadins. La comptabilité de l'au-delà. Les hommes, la mort et la religion dans la région d'Avignon à la fin du Moyen Age, Rome, 1980, particulièrement p. 67 et s.

5. Bernard Chevalier, article cité, p. 82.

6. Quelques pièces en XI a et XAc des Archives nationales.


Le père, l'héritier et l'ancêtre 39

Nous ne disposons d'aucune autre source pour examiner l'image que se font de la famille, les notables à Bourges à la fin du Moyen Age. Nous n'avons trouvé pour notre époque aucun livre de raison, ces magnifiques témoins de la vie quotidienne. Toutefois il faut remarquer que ceux-ci, lorsqu'ils existent, permettent de très belles études démographiques 7, mais ne nous informent pas beaucoup plus sur l'image de la famille comme le montre l'analyse de celui du sire de Gouberville 8.

Face à ces documents rares, lacunaires, éparpillés entre de nombreuses familles et d'ordre juridique, seule la prosopographie peut nous aider à trouver quelques pistes, à émettre quelques hypothèses 9. La multiplication des regards sur des dizaines de familles durant les XIVe, XVe et XVIe siècles 10 peut seule permettre de définir les contours de la famille chez les notables à Bourges. La notion qu'ils en ont se précise alors sans pour autant nous conduire à des certitudes.

La famille conjugale ou «famille-large » ?

A Bourges comme ailleurs les familles notables habitent le même quartier, et même le plus souvent la même rue. Leurs maisons, leurs hôtels se jouxtent dans un triangle compris entre la cathédrale, le palais et la maison de ville, la rue des Arennes étant la limite nord, la porte Charles celle de l'ouest. Au XVIe siècle la paroisse Notre-Dame de Fourchaud accueillera l'essentiel des notables 11. Les seigneuries et les maisons « à la campagne » sont parfois dans les mêmes villages. Nous avons des familles qui vivent très largement ensemble dans un espace réduit. Contrairement au sire de Gouberville retiré dans son domaine et ne voyant que sa soeur et son beau-frère, nous pouvons en être certain les Chambellan, les Pelourde, les Bochetel et autres Bouer se côtoient tous les jours, cousins, oncles, frères, gendres, dans la rue, à l'échevinage où ils siègent ensemble, au tribunal où ils officient de concert, dans telle ou telle fabrique qu'ils animent en

7.J.-L. Biget et J. Tricard, Livres de raison et démographie familiale en Limousin au XVe siècle, Annales de démographie historique, 1981, p. 321-363.

8. Madeleine Foisil, Le sire de Gouberville. Un gentilhomme normand au XVIe siècle, Paris, 1986. Très peu de mentions sur la famille. Une soeur et une nièce qui ont les faveurs de sieur de Gouberville ainsi que le mari de cette soeur se voient plusieurs fois mentionner. Sur les autres membres de la famille silence presque complet. Op. cit., p. 48 et s., 187 et s.

9. Voir Prosopographie et genèse, de l'Etat moderne, Actes de la table ronde organisée par le CNRS et I'ENSJF, 22-23 octobre 1984, édités par Françoise Autrand, ENSJF, 1986.

10. L'étude du milieu des officiers de justice du bailliage de Bourges et tout particulièrement de la famille Chambellan et de ses alliés nous conduit à fréquenter 178 familles.

11. Voir plan de Bourges dressé par Nicolaï en 1567, Arch. dép., Cher.


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commun 12. La communauté des noms et des prénoms nécessite même le recours fréquent à des qualificatifs « le jeune », « l'aîné » pour permettre aux contemporains de les distinguer lors de la rédaction d'un acte 13.

Toutefois lors des moments importants de leur vie, mariage, rédaction du testament, achat de terres, lorsque nous les saisissons devant le notaire, une sorte de décantation se produit et nous rencontrons selon toute vraisemblance la famille au sens où ils la vivaient au plus profond d'eux-mêmes. A qui pensent-ils d'abord dans les moments importants ? Quels sont les membres de la famille invoqués en priorité ? Le père, la mère, les enfants, les oncles. Dans quatre vingt pour cent des actes que nous pouvons étudier à Bourges 14, c'est ainsi que se délimite la famille. D'abord les actes à caractère économique, lors des acquisitions, nous ne trouvons jamais d'autres membres. « Les hoirs et aians cause » sont les enfants, l'épouse.

Mais les testaments ne vont pas au-delà. Non seulement l'épouse et les enfants sont les seuls mentionnés dans les articles touchant aux dispositions de transmission de patrimoine, mais ils sont aussi les seuls concernés par les dispositions concernant la constitution du cortège qui accompagnera le défunt à sa dernière demeure, la durée du deuil, tenue à porter durant celui-ci, les messes fondées par le testateur. Les quelques testaments berruyers que nous avons lus nous conduisent au même constat que Jacques Chiffoleau en Avignon 15. Lorsque le notable berruyer songe à la mort et prend ses dispositions ultimes, alors qu'il se sent le plus souvent au bord du grand départ, atteint par la maladie, par la vieillesse, les seuls membres de sa famille auxquels il pense, les seuls pour lesquels il juge utile de fixer les comportements, l'attitude et presque le sentiment 16 ce sont l'épouse si elle vit encore et les enfants. Ni les frères, ni les soeurs, ni les nièces, ni les neveux ne semblent alors faire partie de leur préoccupation. Nous ne signalerons qu'une seule exception à cette attitude : lorsque Jacques Leroy teste en 1561 il évoque sa nièce comme destinatrice

12. Comme Guillaume et Jean Chaumeau animant la fabrique de Saint-Bonnet de Bourges en 1541 (Arch. dép., Cher, E 1230, f. 256 r).

13. Ainsi Martin Chambellan l'aîné et Martin Chambellan le jeune, cousins germains, dans les années charnières des XVe et XVIe siècles. Une bonne vingtaine d'années doit les séparer, même constat dans le Vendômois : D. Barthélemy, La société dans le comté de Vendôme de l'an mil au XIVe siècle, Paris, 1993, p. 980, n. 610.

14. Dépouillement fait des notaires aux Archives départementales du Cher : Du Buat E 556 à E 567 ; Bouer E 985, Chameau E 1716 à E 1719, Guyot et Pierre Beraud E 1319 à E 1321, les Beaujard E 1205 à E 1238 et Bibl. nat., PO 654, dossier 15373, Chambellan en Berry.

15. Jacques Chiffoleau, ouvrage cité, p. 180. En revanche d'autres personnes n'appartenant pas à la famille peuvent figurer dans les testaments (serviteurs, prêtres...).

16. Ainsi Nicole de Ganay qui dans son testament établi le 4 juin 1482 fixe avec autorité l'attitude que doivent avoir son fils et sa fille. Arch. dép., Cher, E 1208, f. 153 r-156 v.


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d'un leg après avoir parlé de son fils et de sa fille 17. Encore faudrait-il vérifier auprès d'autres testaments de la deuxième moitié du XVIe siècle si cette exception ne révèle pas un changement d'attitude.

Faut-il déduire de ce comportement testamentaire qu'au-delà des enfants la conscience d'appartenir à une famille disparaît ? Il faut rester prudent et simplement constater que de 1450 à 1550 à Bourges comme dans le Comtat venaissin la conception limitée d'une famille réduite aux enfants semble dominer.

Son élargissement aux oncles apparaît lors de l'échange des promesses de mariage et de l'établissement du contrat. Soit parce que les parents étant morts les oncles les remplacent, qu'ils aient été ou non les tuteurs des enfants 18, soit lorsque le père et la mère sont présents parce qu'ils ont été invités à participer à l'établissement de cet acte important. Les frères, les soeurs, les beaux-frères y assistent aussi. Il s'agit donc là d'une famille un peu plus large. Il n'est toutefois presque jamais de trace des cousins. Lorsque l'un d'eux est mentionné c'est qu'il a une autre qualité, par exemple comme tuteur d'un orphelin 19. La délimitation du système de parenté apparaît ainsi clairement. Système réduit, formé autour du noyau central qui constitue le foyer conjugal. Les oncles jouent incontestablement un rôle important. Non seulement, nous l'avons dit ils peuvent se substituer si nécessaire aux parents, mais de plus l'examen des transmissions de patrimoine et des transferts de fonction montre que les relations oncle-neveu sont au moins aussi importantes que celles du père et du fils dans ces domaines si importants pour les notables 20. Les oncles paternels sont les plus fréquemment rencontrés mais les oncles maternels sont aussi présents dans les actes, particulièrement lorsque la mère est décédée. Ils sont alors manifestement là pour représenter ce rameau de la famille 21, le noyau conjugal étant le fruit d'une

17. Arch. dép., Cher, E 1320. Elle recevra 500 livres soit un peu plus de 14 % de la somme léguée à sa fille par Jacques Leroy. Le vannetais Yvonnet Flourée avait une conception plus large en testant en 1474, puisqu'il citait épouse, frères, soeurs, belles-soeurs, beau-frère, neveux et nièces. Jean Kerhervé, Testament et histoire sociale : le réseau des relations et des affaires dYvonnet Flourée dit Prioris, officier de finance breton du XVe siècle, Annales de Bretagne et des Pays de l'Ouest, 1979, t. 86, n" 4, p. 525-552.

18. Ainsi en 1483 lors du mariage de Jean Barberin et de Simone de la Loe. Etienne de la Loe et Pierre de la Loe, oncles paternels de Simone font office de parents, la famille Barberin étant représentée par Pierre de Ganay, oncle maternel Jean. Arch. dép., Cher, E 1221, f. 113 v, E 1208, f. 82 v.

19. Ainsi Jean de Corbie, tuteur de Louis de Longueil, assiste en cette qualité et non comme cousin à l'hommage rendu pour des biens tenus de l'oncle Louis le 23 mars 1493 (Arch. nat., PI, n° 391) (les Longueil ont retenu notre attention en raison de leurs alliances berrichonnes).

20. Les sondages effectués dans les registres d'hommage sont pour la transmission des patrimoines particulièrement éclairants. Arch. nat., P 10 à P 13.

21. C'était le cas de Pierre de Ganay lors du mariage de son neveu Jean Barberin nous l'avons vu. Nombreux autres exemples, tel la présence de Pierre Dorléans au mariage de Nicole Pelourde en 1503, la mère de Nicole, Claude Dorléans étant morte (Arch. dép., E 1716, f. 268).


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alliance entre deux familles. Cette alliance est souvent rappelée. Le système de parenté du chef de famille inclut le souvenir de la bellefamille, du beau-père comme le montre le rappel fréquent de la filiation de l'épouse. L'oncle maternel est là pour rappeler cette filiation, et pour donner l'avis, l'accord de cette branche à cette affaire de famille qu'est le mariage. Le rôle des oncles ne s'arrête pas là, le népotisme est une pratique courante. De nombreuses prébendes ou fonctions parlementaires obtenues par résignation proviennent des oncles. Le rôle des oncles n'est pas seulement révélateur de leur « poids » économique et social, il illustre aussi l'importance des liens entre frères. Dans tous les moments importants les frères sont présents, lors de la promesse de mariage de l'un d'entre eux comme lors des achats de seigneuries. Nos gens en Berry acquièrent fréquemment les seigneuries en commun à deux, trois voire quatre frères. La fraternité est ainsi constituée en groupe étroitement associé par les liens indissolubles de l'intérêt financier et social 22.

La communauté familiale semble s'arrêter là. Chaque frère, chaque soeur, constitue sa propre cellule familiale et leurs enfants, les cousins, tout en se côtoyant ne semblent pas s'identifier comme membre d'un même système de parenté. Il n'y a pas fonctionnement complet de la collatérité. Certes ces cousins travaillent ensemble. Ils se rendent service, ils traitent entre eux des affaires. Mais de la même manière qu'ils font avec les alliés ou avec les « amis charnel ». Le lien familial n'est pas mentionné contrairement à ce qui se produit entre frères, oncles et neveux. Cette différence systématique de traitement par les rédacteurs des actes ne peut être le fait du hasard. Elle a une grande signification sur la frontière qui existe, dans leur esprit, à l'intérieur des familles.

Ainsi lorsque Martin Chambellan le jeune ne pouvant plus « faire et ordinairement vacquer au fait et exercice dudit office de procureur » a besoin d'un substitut il fait appel à son cousin Martin Chambellan l'aîné pour lui confier cette tâche. Mais le lien familial entre les deux Martin n'est jamais évoqué dans cet acte dressé en présence de François Chambellan frère de Martin le jeune 23. Au total le cousinage n'est mentionné que dans 5 % des textes étudiés. Rien ne distingue les cousins germains des affins. Quel que soit le degré de parenté, le silence est le même. On peut d'ailleurs se demander s'ils avaient eux-mêmes conscience d'appartenir au même système de parenté ? Rien ne nous permet de le penser, bien au contraire au

22. Parmi d'autr»es le plus bel exemple est certainement fourni par les frères de Perelles Antoine, Robert, Guillaume et Pierre dans les années quatre-vingt du XVe siècle (entre autres pièces, Arch. dép., Cher, E 1716, f. 19, 1483).

23. Bibl. nat., PO 654, dossier 15373, pièce 48 du 3 novembre 1511.


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regard de certains mariages qui nous semblent peu respectueux des prescriptions canoniques 24. Alors que les cousins sont absents, les « amis charnels » sont présents. C'est le cas tout particulièrement lors des promesses de mariage. La formule « tous parens alliés et amys » recouvre les père, mère, frères, soeurs, oncles, les familles alliées (notamment beaux-parents ou les oncles maternels) et les « amis charnels », les amis proches de la famille mais pas les cousins. Il en est de même lorsque des témoins sont nécessaires, lors d'un règlement de conflit au sujet d'une succession ou d'une acquisition.

Une observation similaire peut être faite au sujet des enfants des filles mariées. La soeur est autant associée que les frères aux actes importants. Son mari aussi, tout particulièrement lorsqu'il s'agit de la succession du père. Le gendre appartient au cercle familial. En revanche les enfants et à plus forte raison les petits-enfants de la soeur devenue épouse ne semblent pas eux non plus être considérés comme membres de la famille. Les liens familiaux, le degré de parenté ne sont jamais indiqués lorsqu'ils sont ensemble dans un acte notarié. Ils ne sont jamais présents lors des mariages.

Il ne faut pas pour autant déduire de cet ostracisme des descendants des filles qu'elles ne jouent aucun rôle. Bien au contraire loin d'être absentes de nos sources, les filles y figurent souvent en bonne place. Elles donnent même dans de nombreuses occasions l'image d'un véritable « chef de famille ». Après la mort de l'époux, la femme, la mère prend les choses en main pour défendre ses intérêts et ceux de ses enfants lorsque ceux-ci sont mineurs. Elle veille au respect des engagements pris par le mari lors du contrat de mariage, elle prend garde à recevoir les sommes dues à son époux avant son décès, elle n'hésite pas à porter devant le Parlement de Paris les affaires qui ne trouvent pas règlement localement 25. Nous retrouvons là des attitudes vues ailleurs 26 qui réhabilitent un peu l'image de la femme ou en modifie les contours. Non pas qu'elle sorte du rôle que lui attribue la coutume en vigueur en Berry. Elle applique en oeuvrant ainsi les principes définis lors de la rédaction du contrat de mariage. Mais ce faisant nous la trouvons dans ces mois ou ces quelques années qui

24. Par exemple alliance de Louise Marechal avec Pierre Chambellan III le 2 mars 1558. Louise est la fille de Savary Marechal et de Geneviève Chambellan. Pierre III et Geneviève sont cousins au troisième degré (Arch. dép., Cher, 2 F 249, n° 113, Bibl. nat., PO 654, dossier 15373, pièce 111 ; Arch. dép., Cher, E 1 722, f. 70 r).

25. De très nombreux exemples nous retiendrons entre autres les démarches de Marie Tuillier veuve de Jean Houet en 1486 (Arch. dép., Cher, E 1209, f. 15 et s., E 1222, f. 88 r) et la longue procédure entreprise par Anne Baston veuve d'Etienne Chambellan contre les Le Roy pour la restitution de la dot de sa fille Nicole en 1489 (Arch. nat., Xla 1496, f. 273, 319 v).

26. Noël Coulet, Affaire d'argent et affaires de famille en Haute-Provence au XIVe siècle : le dossier du procès de Sybille de Cabris contre Matteo Villani et la compagnie des Buonaccorsi, Rome, 1992.


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suivent la disparition de l'époux, moins effacée que la tradition l'a laissé longtemps entendre. L'impression que nous retirons de la lecture de nos sources berrichonnes du XVe siècle est conforme à l'idée exprimée pour le XIIe siècle par Georges Duby selon laquelle « la femme devenue mère acquiert un pouvoir très certain [...] qui se déploie lorsqu'elle devient veuve » 27.

Ce pouvoir, elle le doit au rôle qu'elle joue dès lors dans le maintien de la famille, de son rang, de ses droits.

Nous ne quitterons pas ce premier terrain d'observation sans réserver quelques lignes à un autre absent de nos sources : le parrain. Il n'est jamais explicitement mentionné, les filleuls non plus. Néanmoins il est difficile d'imaginer que le lien spirituel ne fasse pas entrer de plain-pied le parrain dans la famille. L'étude des séries de prénoms sur plusieurs familles permet d'ailleurs de penser que dans de nombreux cas l'oncle et le parrain ne font qu'un. D'autres membres de la parenté peuvent l'être 28. L'absence du parrain de nos archives est certainement due en partie à sa mort au moment de la rédaction des documents. Nos personnages apparaissent rarement dans les textes avant l'âge de 35-40 ans, sauf lors des promesses de mariage 29. Le parrain est alors le plus souvent dans les dernières années de sa vie. Pour l'essentiel nous saisissons nos gens à 45 ans passés. En revanche nous ne savons jamais quels sont les filleuls. Le type d'acte sur lequel nous travaillons ne permet pas d'avoir ce renseignement. Plus exactement ce n'est pas un élément que le notaire juge utile de mentionner, ce qui en soit est déjà là encore une indication sur la perception qu'ont les notables du système de parenté. C'est pourquoi il faut aller plus avant et après en avoir cherché les limites en trouver la fonction.

La famille : une solidarité

Les textes qui constituent l'essentiel de notre corpus nous conduisent à privilégier les aspects juridiques. Sans oublier cette influence

27. Georges Duby, Pour une histoire des femmes en France et en Espagne, dans Mâle Moyen Age, de l'Amour et autres essais, Paris, 1988, p. 122.

28. Jean Quetier, marchand tourangeau a tenu un livre d'or de sa famille. Il y fait figurer les noms des parrains et marraines de ses dix-huit enfants. Huit sont des beaux-frères ou belles-soeurs. Sa belle-mère l'est également. Trois sont des cousins par alliance. Le tiers restant étant composé par des alliés de la famille. Spont, Semblançais la bourgeoisie financière au début du XVIe siècle, Paris, 1895, p. 13, n. 1 citant Bibl. nat., PO 2414, dossier 24137, pièces 14-15.

29. Bernard, Guenée, L'âge des personnes authentiques. Ceux qui comptent dans la société médiévale sont-ils jeunes ou vieux ?, dans Prosopographie et genèse de l'Etal moderne, Françoise Autrand, éd., Paris, 1986, p. 249-279.


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des sources sur nos axes de recherche, sans oublier qu'ainsi nous ne voyons qu'une partie de la réalité, il faut écouter ce que disent ces textes. L'immense majorité des actes dressés devant notaire mettant en jeu les membres d'une famille ont pour objet de résoudre un conflit ou de prendre des dispositions pour en éviter un. Ce faisant ils permettent de pénétrer à l'intérieur des familles, des mécanismes profonds de leur fonctionnement, de constater combien l'interpénétration entre le sentiment familial et la préservation des intérêts financiers est grande. Cette famille resserrée, centrée sur la cellule parentale apparaît avant tout comme une structure d'ordre. C'est un groupe qui se reconnaît des intérêts communs et qui peut devenir une arme contre d'autres groupes familiaux. La délimitation que nous avons rencontrée se recoupe très exactement avec celle que fixe le droit, la coutume privée. Quelques exemples permettront d'illustrer notre propos.

En juillet 1475 un conflit interne à la famille Baston trouve solution devant notaire. L'exposé des motifs et la solution trouvée nous permettent de comprendre un peu mieux les bornes du sentiment familial 30. Le conflit suit la mort de Jean Baston le jeune. Guillaume Baston III était l'heureux élu du testament et recevait ainsi la terre de la Berthomière et l'ensemble de ses dépendances 31. En effet Guillaume III « se disait avoir été institué héritier par ledit maistre Jehan Baston son frère paternel par son testament et ordonnance de dernière voulante ». Cet héritage est contesté par les deux nièces de Guillaume, Jeanne et Marguerite Baston, filles de Jean l'aîné. S'appuyant sur la coutume de Sologne elles obtiennent gain de cause. Ce qui nous paraît intéressant c'est l'argument avancé. Guillaume, Jean l'aîné et Jean le jeune sont issus du même père Guillaume II, mais de mère différente. Guillaume III étant le fils d'un premier mariage, les deux Jean d'un second. Les nièces établissent un clivage très net entre les deux oncles. A leurs yeux l'oncle de père et de mère est plus « oncle » que l'autre. La vraie famille qui donne accès au droit de succession se situe parmi les membres issus du même lit. A moins qu'il ne soit plus juste de dire qu'à partir du moment où quelqu'un peut accéder au droit de succession il est reconnu comme appartenant à la parenté.

Ainsi le « demi-oncle » se trouve déshérité malgré les dernières volontés de son frère. Exemple intéressant à bien des titres. Au-delà de la sécheresse des expressions juridiques il est clair que l'intérêt domine de beaucoup le sentiment. On voit d'ici le mari de Marguerite, Pierre Prevost, présent devant le notaire, soupesant la valeur des

30. Arch. dép., Cher, E 1 206, pièce 1, f. 1 r à 2 v, 14 juillet 1475.

31. L'essentiel des biens de la famille Baston se trouve à la périphérie d'Issoudun.


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arpents de la Berthomière. D'autre part ces gens imprégnés de droit définissent la famille en la circonstance par le prisme de la coutume en vigueur quitte à désavouer le défunt. Enfin au-delà de l'événement ponctuel comment ne pas penser que nous touchons là sans doute un peu des sentiments qui devaient agiter les uns et les autres dans ces familles où se côtoient des enfants de mères différentes, de générations différentes. Le frère du premier lit parfois plus âgé que la mère pouvait-il être pleinement vécu comme frère ? Ce conflit a sans doute durablement secoué la famille Baston, mais il trouve solution devant notaire. La solidarité de la famille ne sera pas brisée et l'on fait porter par écrit la solution auparavant négociée en son sein. Des dédommagements sont prévus pour ne pas laisser Guillaume complètement déshérité 32.

Un autre acte nous permet de voir comment un texte peut nous mener près des sentiments profonds des individus et comment la préservation du patrimoine domine le fonctionnement du système de parenté. Nicole de Ganay établit son testament en 148233. Ses dernières dispositions concernent sa fille Jeanne pour laquelle il précise qu'elle ne doit plus participer à la succession, la totalité des biens étant léguée à son fils Pierre, ce qu'il justifie en se référant au contrat établi lors du mariage de Jeanne. Le plus intéressant pour notre propos n'est pas là mais dans la phrase suivante : « mais tant qu'elle se pourra entretenir avecque son mary je lui conseille qu'elle le fasse et fera bien de le faire car il est bon homme et a bien de quoi la nourrir » 34. Le jugement du beau-père sur le gendre perce en quelques mots, mais aussi l'idée qu'un tel notable se fait de la famille. Sa fille appartient maintenant à une cellule et elle doit s'y tenir. Il insistera quelques lignes plus bas en précisant que c'est au fils « d'entretenir l'hôtel paternel et que les filles après le mariage doivent être avec leur mari ». Tout au long du testament le lien fort vertical, père-fils, est affirmé ainsi que l'autre lien fort mari-femme. Belle définition du modèle de fonctionnement conjugal qui affirme la structure patrilinéaire. Le fils porteur du patronyme prend la succession à la tête de la cellule parentale. Il est à noter que Nicole de Ganay mentionne le nom du beau-père de son fils (Adam Rolland) mais fait silence sur le nom de son gendre et du beau-père de sa fille. Ce qui compte aux yeux de Ganay c'est la branche mâle.

32. De fait, l'héritage est partagé en fonction de ce que Guillaume II, le père, avait reçu de l'une et l'autre épouse. A chacun les biens de sa mère.

33. Arch. dép., Cher, E 1208, f. 153 r et s. (copie de 1484). Nicole de Ganay, ancien lieutenant particulier du bailli de Berry avait été l'un des premiers échevins de Bourges désignés en 1474 par Louis XI (Raynal, Histoire du Berry, Bourges, 1844, t. III, p. 109).

34. Arch. dép., Cher, E 1208, f. 156 r.


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Il n'est pas besoin de laisser courir notre imagination pour comprendre que la fille (ou le gendre) a dû émettre des prétentions à un partage. Le père prend ses dispositions pour mettre fin à cette demande justifiée au regard de la coutume mais non en considération de la fortune du gendre 35. La seigneurie et les terres acquises par Nicole de Ganay ne doivent pas être morcelées. C'est une pièce maîtresse d'un patrimoine dont Nicole de Ganay veut qu'il reste intact de génération en génération. Ce qu'il a construit tout au long de sa vie, il l'a fait pour son fils et pour les enfants de celui-ci. Transmettre le patrimoine pour ces familles qui sont en phase d'ascension sociale, c'est transmettre leur oeuvre. Autour de cette oeuvre le noyau dur de la famille fait bloc pour la préserver, pour la continuer.

Les frères s'entendent pour trouver une solution qui évite le partage de la seigneurie paternelle ou la gardent en indivision. Les oncles s'accordent pour la transmettre au même noyau. Voilà ce que nous disent les textes. Les deux exemples analysés ici ont ceci de commun qu'ils nous montrent nos gens de lois essayant d'utiliser le testament pour tourner la coutume. Jean Baston avait institué son frère comme héritier, Nicole de Ganay voulait empêcher la participation de sa fille au partage de ses biens... Le juriste en parfaite connaissance de cause, profite de l'acte passé devant notaire pour tenter de modifier la règle coutumière. Sa préoccupation essentielle alors n'est pas d'ordre familial, il ne s'agit pas de privilégier tel parent au détriment de tel autre, mais d'éviter avant tout le morcellement des biens. D'autres juristes, à la demande des familiers floués font respecter la coutume. Il en est de même pour la transmission des fonctions. Dans ce monde de luttes et de rivalités où il faut non seulement tenir son rang mais encore le garder, voire l'accroître, la famille est la première solidarité. Avec d'autres ils appartiennent à des réseaux, à des confrères, à des fabriques mais avant tout, à l'origine de tout, base sur laquelle ils s'appuient la famille étroite, le cercle étroit autour de la figure centrale du père, de l'aîné, de l'homme, à l'intérieur duquel se traitent les affaires, les successions, les héritages 36. Et ces hommes d'affaires qui sont aussi avant tout des juristes confondent famille et héritiers. Toutefois à cette notion étroite et nous l'avons vu très réductrice s'en ajoute une autre beaucoup plus large.

35. Selon la coutume, la fille dotée pouvait participer à la succession à condition de ramener la dot. Mais de cette possibilité de retour Ganay ne parle pas. Pour ces problèmes, voir P. Ourliac et J.-L. Gazzaniga, Histoire du droit privé français de l'an mil au code civil, Paris, 1985, surtout p. 301 et s.

36. C'est peut-être ce comportement, cette volonté, cette obsession pourrait-on dire, qui explique la longévité de certaines familles notables à Bourges que nous pouvons suivre prospères sur plus de deux siècles. Lorsque l'attitude est différente, la famille disparaît rapidement. Voir l'exemple des Jossard à Lyon. René Fédou, Une famille aux XIVe et XVe siècles. Les Jossard de Lyon, Annales ESC, n° 4, octobre-décembre 1954, p. 461-481, p. 479 notamment.


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La famille c'est aussi les ancêtres

« Aux siens a perpétuel » cette formule marque la continuité qu'il y aura avec les générations à venir. Mais nos gens savent aussi rappeler les générations antérieures. Nicole de Ganay demande que l'on prie « pour les âmes de moy de ma femme de noz successeurs et successeurs et tous les trépassez » 37. La famille pour un notable du XVe siècle s'inscrit dans une histoire et dans une généalogie. Il ne s'agit plus là d'une cellule conjugale étroite mais d'un véritable lignage, famille beaucoup plus large et en grande partie imaginaire 38. Le lien avec les ancêtres se fait par le prénom. Prénom du père mais plus largement du grand-père, ou de l'oncle. Mais surtout par la volonté de construire une histoire de la famille, de se trouver un ancêtre, un fondateur que l'on veut prestigieux. Cette volonté s'affirme dans les dernières années du XVe siècle et dans les premières années du XVIe siècle. Dans les années où les villes cherchent à se trouver une histoire avec un fondateur mythique (au moins romain sinon de la lignée d'Enée), leurs échevins font de même et essayent de se rattacher à une histoire. Cela commence par une falsification. C'est d'abord l'affirmation de l'apparence à un lignage, noble de préférence, portant armoiries. S'il le faut des témoins sont convoqués devant notaire pour en donner l'assurance. Ainsi procèdent les Chambellan en 157439. C'est l'occasion d'écrire l'histoire de la famille comme il est souhaité qu'elle soit connue des autres. On se prétend de noblesse ancienne, et on met cette noblesse à l'origine des hautes fonctions occupées, essayant ainsi de faire oublier que c'est la fonction justement qui a donné le titre nobiliaire. Là encore la famille est le lieu de construction d'une oeuvre qu'on donne en héritage aux descendants. D'une certaine façon un tel passage devant notaire est un acte fondateur de la famille.

La volonté de faire oublier la marchandise d'où est issue montre bien qu'il ne s'agit pas seulement de se donner un ancêtre 40 prestigieux, mais encore de faire oublier le réel état des vrais aïeux. Les notables savent parfaitement d'où ils sortent. La peur du souvenir, de la connaissance de ce qu'étaient les vrais fondateurs conduit au faux

37. Arch. dép., Cher, E 1208, f. 155 r.

38. Nous empruntons l'expression à Jacques Chiffoleau, ouvrage cité, p. 180.

39. Arch. dép., Cher, E 1119, f. 234.

40. Avec succès d'ailleurs puisque les généalogistes du XVIIIe siècle s'y laissent prendre, ou s'y perdent (Bibl. nat., PO 654, dossier 15373, pièce 95 pour les Chambellan), et que les érudits locaux s'en font à partir du XIXe siècle le relais.


Le père, l'héritier et l'ancêtre 49

généalogique 41. Pour la famille Chambellan l'ancêtre auquel l'on veut se rattacher se prénomme Pierre. En fait le premier Chambellan que nous voyons sortir des archives aujourd'hui se prénomme Guillaume, et apparaît à la charnière des XIIIe et XIVe siècles. Sans doute est-il marchand, mais nous ignorons tout de lui. Ses descendants immédiats à coup sûr l'étaient 42. Les Chambellan des XVe-XVIe siècles substitueront Pierre à Guillaume. C'est déjà choisir un saint patron prestigieux. Ils en font le fondateur de la famille et le prétendent chevalier accompagnant le roi Saint-Louis en Egypte 43. Voilà pour la mythologie. La manifestation concrète de cet ancrage à l'ancêtre mythique c'est l'apparition du prénom Pierre dans cette famille à la fin du XVe siècle. Aucun n'avait porté ce prénom des années 1300 aux années 1490. Choisir de donner aux enfants le prénom du « fondateur » marque bien la volonté d'inscrire la cellule familiale dans un ensemble plus vaste. Nous constatons la même chose dans de nombreuses familles berruyères. Le plus souvent c'est la reprise d'un prénom effectivement porté par l'un des premiers membres connus et dont l'usage avait disparu pendant plusieurs générations. Les Baston reprennent ainsi le prénom Guillaume à la fin des années cinquante du XVe siècle, les de Perelles le prénom Jean dans les années quatre-vingt, les Pelourde, Pierre aussi. Nous pourrions multiplier les exemples parmi toutes les familles de notables. Il s'agit de marquer l'attachement aux ancêtres, il s'agit aussi peut-être d'invoquer le fondateur mythique avec le secret espoir de donner au porteur du prénom éponyme les vertus d'audace et de réussite des ancêtres des XIIIe-XIVe siècles à un moment où ces familles établies s'essoufflent dans leur ascension.

Nos archives berrichonnes, comme les autres, nous fournissent bien peu d'informations sur le fonctionnement interne des systèmes de parenté chez les notables. Sources juridiques elles guident nos pas vers les préoccupations procédurières de nos gens au risque de fausser notre approche. Elles sont silencieuses sur les sentiments, des acteurs et sur leurs pensées. Nous ne les entendons jamais parler. Néanmoins le recoupement entre les textes, le nombre de familles étudiées, permettent de poser quelques conclusions. A Bourges au

41. Nous trouvons hors du Berry d'autres attitudes analogues. Voir les efforts des Thomas à Nantes pour imposer un changement de nom. Jean Kerhervé, Une famille d'officiers de finances bretons au XVe siècle : les thomas de Nantes, Annales de Bretagne et des Pays de l'Ouest, t. 83, année 1976, n° l,p. 7-33. Voir p. 26 et 27.

42. Bibl. nat., PO 654, dossier 15373, pièce 111 et Arch. dép., Cher, 2 F 249, n* 113.

43. Le généalogiste chargé au XVIIIe siècle par la famille Chambellan de rechercher les droits de la famille se pose des questions. Ce Pierre, fondateur de la famille meurt en effet sans postérité ! Il s'agit en effet d'un autre personnage n'ayant rien à voir avec le Berry, Bibl. nat., PO 654, dossier 15373, pièce 95. Les Lallemant à la même époque (début XVIe) en Berry essayent aussi par un faux d'appuyer des prétentions à une noblesse ancienne. Voir Jean-Yves Ribault, Notes sur les origines de la famille Lallemant, Cahiers d'archéologie et d'histoire du Berry, n° 29, juin 1972, p. 62-64.


50 A. Collas

XVe siècle les notables ont de leur famille une double image : groupe réduit autour du foyer conjugal, mais aussi vaste ensemble traversant les siècles. La première image concerne le quotidien et les grandes occasions de la vie de chaque notable. Lors des principales affaires marquant l'ascension personnelle, ou devant la mort on pense avant tout à l'épouse, à l'époux, aux enfants.

La seconde image est à l'usage de la communauté. Afficher d'où l'on vient, s'inscrire dans la durée, dans le temps historique comme l'hôtel que l'on possède, les armoiries, et les épithètes d'honneur dont on se flatte reviennent à montrer la réussite de la lignée. C'est une manière de plus de s'agréger à la noblesse 44.

Enfin l'espace familial réduit qui se construit fortement autour du couple et des enfants, éventuellement élargi aux frères et aux oncles, exclut les cousins et les filiations issues des femmes. Sont pensés comme appartenant au système de parenté ceux qui participent aux échanges internes, aux transmissions, aux opérations qui doivent permettre d'éviter ou de limiter la dispersion des biens acquis. En cela parfois nous pourrions avoir l'impression que le sentiment familial et la délimitation que nos gens donnaient à la parenté pouvaient être entachés de juridisme. Effet de nos sources certes ; toutefois chez le notable on mesure sans doute un peu le parent à l'aune de l'héritier.

Telle nous apparaît la famille berruyère. Certains aspects semblent communs aux Avignonnais, aux Bretons, aux Rémois 45. C'est à la faveur d'une mise en commun des images familiales au travers du royaume que nous pourrions parvenir à des généralisations.

A. COLLAS.

44. Attitude très proche de celle des nobles des XIIe et XIIIe siècles, qu'adoptent, avec deux siècles de décalages, les notables. Voir la conclusion de l'article de Georges Duby, Le lignage XeXIIIe siècles, dans Les lieux de mémoire (sous la direction de Pierre Nora), t. II, La Nation ( 1 ), p. 31-56, Paris, 1986.

45. Outre les ouvrages et articles déjà cités, pour Reims, Pierre Desportes, Reims et les Remois aux XIIIe et XIVe siècles, Lille, 1977. Pour la Bretagne, thèse de Kerhervé, L'état breton aux XIVe et XVe siècles. Les ducs, l'argent et les hommes, 2 volumes, Paris, 1987, surtout volume II, p. 775 et s., et Jean-Pierre Leguay, Un réseau urbain au Moyen Age : les villes du duché de Bretagne aux XIVe et XVe siècles, Paris, 1982. Nous renvoyons aussi à l'article Parenté de Dominique Barthélemy, dans Histoire de la vie privée, sous la direction de Philippe Ariès et de Georges Duby, t. II de L'Europe féodale à la Renaissance, Paris, 1986, p. 96 à 163, réflexions surtout consacrées à l'aristocratie des XIIe et XIIIe siècles. Fr. Autrant, Tous parents, amis et enfants : le groupe, familial dans le milieu de robe parisien au XVe siècle, Mélanges offerts à Henri Dubois, Commerce finances et société, 1993, p. 347-357.


Las Casas protecteur des Indiens, défenseur des droits de l'homme

Alors que les clameurs de la commémoration du cinquième centenaire se sont tues, il n'est sans doute pas inutile d'évoquer, dans la sérénité, la vie et l'oeuvre de Bartolomé de Las Casas. En effet, Las Casas est sans nul doute un témoin exceptionnel de la réalité américaine du XVIe siècle. Peu d'Espagnols, aucun même, ont eu une connaissance aussi vaste, aussi approfondie de l'Amérique de son temps. Une connaissance fondée sur un contact direct étant donné que Las Casas a vécu une trentaine d'années au Nouveau Monde, dans différentes régions : les Antilles, l'Amérique centrale, le Venezuela, le Mexique.

Au-delà de tout ce qu'il a vu de ses propres yeux, de son expérience personnelle, immense, le dominicain sévillan s'est attaché à lire tout ce qui était publié sur le Nouveau Monde par les missionnaires, les conquistadores, les chroniqueurs ou les fonctionnaires et il a eu le souci d'étudier avec passion les civilisations amérindiennes.

Bien entendu, ce témoignage considérable est jugé, par certains, partial, car, très vite, Las Casas s'est posé comme un dénonciateur des méthodes des conquistadores et de l'ordre colonial, comme un défenseur intransigeant des Indiens décimés, spoliés, opprimés, méprisés.

Las Casas est considéré, à juste titre, comme le défenseur le plus illustre des Indiens. Ajuste titre car, ainsi que nous allons le constater, il s'est voué très vite, avec passion, à la cause indigéniste sous une double forme : en tant qu'homme d'action et en tant qu'homme de plume, auteur de très nombreux livres consacrés à la situation des Indiens dans l'Amérique au lendemain de la conquête.

Revue historique, CCXCI/1


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Nous allons donc rappeler tout d'abord les grandes étapes de l'action de Las Casas puis nous nous attacherons à ses principaux ouvrages qui, eux aussi, ont été écrits avec un objectif très précis : contribuer au discrédit des conquistadores et de l'ordre colonial et, par là même, contribuer à ce que la Couronne adopte des mesures favorables aux aborigènes, respectueuses de leurs justes droits.

Quelques mots tout d'abord sur la jeunesse de Las Casas. Las Casas naquit à Séville en 1474 ou 1484, on ne sait exactement. Il était fils d'un modeste marchand qui accompagna Christophe Colomb lors de son second voyage. Après avoir étudié le latin et les humanités à Séville et reçu probablement les ordres mineurs, il s'embarqua avec Ovando pour Hispaniola, l'île espagnole, où il arriva en 1502. Ovando venait d'être nommé nouveau gouverneur de l'île — l'actuelle Haïti.

Il participa à diverses expéditions et reçut une encomienda. D'entrée de jeu, nous voici confrontés à un concept fondamental, le concept d'encomienda — difficilement traduisible en français. C'est en 1503 que le système de l' encomienda fut institué sous le nom de repartimiento 1, système qui allait donner pour longtemps son visage propre à la colonisation espagnole en Amérique. En vertu de l' encomienda, les Indiens étaient rassemblés en villages où ils devaient être christianisés et policés, sous l'autorité d'un Espagnol encomendero qui leur assurerait justice et protection. En contrepartie, ils seraient soumis à un service forcé, par roulement et sous les ordres des caciques.

Théoriquement, l' encomienda était une institution favorable aussi bien aux colons qu'aux indigènes. Mais, ainsi que l'observe André Saint-Lu : « Pratiquement, elle donna lieu à de tels abus qu'elle contribua (avec les guerres) à l'extinction quasi totale de la population des îles. Les repartimientos furent faits sans égard aux groupements existants », entraînant une destructuration de la société indigène. Par ailleurs, au début, l'attribution des Indiens se fit pour une durée limitée — un ou deux ans — de telle sorte que les colons n'eurent qu'un souci : exploiter au maximum une main-d'oeuvre qui risquait de leur échapper.

Devenus esclaves des colons, les Indiens ne pouvaient plus cultiver leurs terres. Soumis à un rythme de travail exténuant dans les mines d'or puis les plantations, ils succombaient rapidement.

1. Francis Orhant définit ainsi ces deux termes. Encomienda : « A l'origine, une institution de la reconquête espagnole — sorte de système seigneurial. Les chevaliers recevaient des droits de suzeraineté sur les territoires repris à l'Islam : juridiction sur les terres, villages, et donc habitants qui devenaient des vassaux. Aux Indes, elle consistait à confier aux colons espagnols des villages entiers d'Indiens encadrés de leurs chefs naturels, les caciques... En principe, elle n'était pas héréditaire, elle était concédée pour "deux vies" ou trois tout au plus. » Repartimienlo : « Répartition d'un lot de terres et d'Indiens faite à un conquérant. A lui, à titre de seigneur, de gérer et d'administrer ce butin. » Bartolomé de Las Casas, Paris, Editions Ouvrières, 1991, p. 147-148.


Las Casas protecteur des Indiens 53

En 1502, à son arrivée à l'île espagnole, Las Casas devient encomendero après avoir participé à quelques expéditions. Pendant quelques années, le jeune Las Casas mène une vie facile, gérant avec habileté ses exploitations. Voici le jugement de Marcel Bataillon et André Saint-Lu à propos du clerc à cette époque : « Las Casas fut sans doute, au sein de ce système d'exploitation de la main-d'oeuvre indienne, un maître exceptionnellement avisé et humain » 2.

L'esprit de l'Evangile ne lui est certainement pas étranger puisque, vers 1505 ou 1506, il rentre en Espagne se préparer au sacerdoce. Il est ordonné prêtre à Rome et retourne aux Indes.

Las Casas commence son ministère dans la paroisse la plus misérable de Cuba et, parallèlement, il remplit la fonction d'aumônier militaire. Il est ainsi conduit à participer à une campagne de pacification où il est le témoin horrifié d'un épouvantable carnage que commettent les conquistadores dans le village de Caonao.

L'impitoyable réalité coloniale (guerre et encomienda), émut profondément la conscience du prêtre. Alors, s'opéra en lui ce que l'on appelle généralement la « première conversion » en 1514.

Rappelons les faits. A l'occasion d'un sermon, Las Casas médita longuement sur un texte de l'Ecclésiastique qui condamne l'exploitation des pauvres. Il décida alors d'abandonner son repartimiento et de donner ainsi l'exemple, avant de donner la leçon dans son sermon. Peu après, en octobre 1515, il partit pour l'Espagne afin d'intervenir en faveur des Indiens au niveau du pouvoir central, pour alerter les autorités et empêcher que les naturels de Cuba fussent exterminés comme l'avaient été ceux de l'île espagnole.

Il ne faut pas exagérer l'importance de cette première conversion. Nous allons constater que, pendant une assez longue période, les réformes proposées par Las Casas sont d'une portée limitée et traduisent la persistance d'une mentalité de colon. Le roi Ferdinand le Catholique venant de mourir, c'est au Régent du royaume, le cardinal Cisneros que Las Casas présenta un cahier de doléances - où il dénonçait le travail épuisant et les mauvais traitements infligés aux Indiens — accompagné d'un mémoire de remèdes à apporter, en 1517. Notons qu'il n'est pas excessif de parler de « destruction des îles » — terme employé par Las Casas — si l'on se souvient que, au temps de Colomb, la population de l'île espagnole s'élevait à 1 100 000 Indiens alors que, vers 1516, elle avait chuté à 11 000 selon tous les témoignages. Sur cette question capitale du génocide, Pierre Chaunu apporte d'utiles informations. Selon lui, au Mexique, « la

2. Las Casas et la défense des Indiens, présenté par Marcel Bataillon et André Saint-Lu, Paris, Julliard, 1971, p. 9-10.


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population indienne passe de plus de 25 millions en 1519-1520 à moins d'un million et demi en 1650-1670 pour remonter à 3 700 000 en 1793. La population blanche et assimilée monte de 57 000 en 1570 à 780 000 en 1793 » 3. Retenons aussi cette estimation de Pierre Delabre : « L'Amérique du Sud, à la veille de la conquête, comptait environ 40 millions d'habitants, selon les évaluations du professeur Rivet, confirmées par les chercheurs de Berkeley. En 1800, la population n'était plus que de 18 millions » 4. Le génocide ne peut être imputé seulement à la cruauté des conquistadores, au massacre délibéré des populations. Il faut tenir compte de deux autres causes, tout aussi meurtrières, sinon plus. La première est d'ordre biologique ; j'entends par là les immenses ravages dus aux germes pathogènes que les Européens apportaient à des populations pour lesquelles ces germes, faute d'immunité acquise, étaient mortels. Le simple contact des péninsulaires et des aborigènes a ainsi déclenché de gigantesques épidémies de grippe ou de typhus 0.

La deuxième cause tient au système de travail forcé que les colons instituèrent en Amérique. C'est surtout le travail des mines (la mita au Pérou) qui décima le plus les Indiens. M. Bataillon fait cette remarque capitale : « Le gros des conquistadores traite les Indiens comme un bétail dont la résistance est faible ou comme un outillage qui s'use vite » 6.

Pour imaginer l'ampleur des ravages que causait la mita il faut tenir compte du développement considérable de l'exploitation minière au Nouveau Monde au cours du XVIe siècle. Si, en 1549, il n'y avait à Potosi qu'environ 20 000 Indiens, en 1561 ils étaient 80 000 et en 1572, 120 000.

Potosi était la première agglomération indigène de tout le continent sud-américain. Or, dans les mines, l'Indien était soumis à une exploitation féroce. Marie Helmer, dans une étude sur l' encomienda péruvienne au XVIe siècle écrit : « La Encomienda perdait son caractère d'institution modératrice des prestations, ainsi que le voulait la Couronne. Ni l'Encomendero, ni moins encore l'administration, se préoccupaient de la santé et de la conservation des indigènes. Pour l'Indien, elle signifiait une exploitation à mort ; celui qui l'acquérait voulait sans pitié récupérer le prix élevé ou son argent. » Au Mexique, il en allait exactement de même puisque le président de l'Audiencia de Mexico pouvait écrire au roi en 1532 : « Les Espagnols font si peu

3. L'Amérique et les Amériques de la préhistoire à nos jours, Paris, Armand Colin, 1964, p. 106.

4. De l'ethnocide, ouvrage collectif, Paris, Union générale des Editions, collection 10/18, 1972, p. 338.

5. C'est ce que souligne Marcel Bataillon, De l'ethnocide, p. 293.

6. Ibid., p. 294.


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cas de la personne et de la vie des Indiens qu'à dire vrai cela paraîtra incroyable à ceux qui n'en ont pas été témoins » 7. Pour mesurer la portée de ces jugements, il convient de rappeler l'essor prodigieux de l'exploitation des métaux précieux dans l'Amérique espagnole. Pierre Chaunu évalue à 300 tonnes d'or et à 25 000 tonnes d'argent les exportations de 1503 à 1660 : « L'Amérique a produit 85 000 à 90 000 tonnes d'équivalent argent de 1500 à 1800... soit 80 à 85 % environ de la production totale de métaux précieux dans le monde durant trois siècles » 8.

Pour en revenir au mémoire de Las Casas de 1517, on retiendra la conclusion qu'en dégage M. Bataillon : « C'est sur ce fond de tableau sinistre que les mesures préconisées par Las Casas prennent tout leur sens. » Le prêtre sévillan s'en prenait à l' encomienda et proposait un plan en vue de l'amender pour l'humaniser : le travail resterait forcé mais il serait minutieusement réglementé pour éviter les abus. Il proposait aussi des associations de paysans hispano-indiennes avec partage des revenus. Surtout, il recommandait l'interdiction de l'éclatement des communautés indiennes dont les effets étaient dévastateurs. C'est alors que Las Casas suggéra, dans son mémoire sur les remèdes à apporter, une mesure particulièrement malheureuse qui lui sera par la suite lourdement reprochée par ses détracteurs au long des siècles et qu'il regrettera amèrement : il suggéra, pour soulager la misère des Indiens, l'importation aux Antilles d'esclaves noirs et blancs, en provenance de Castille. L'importance de cette question mérite qu'on s'y arrête. Certains ne sont-ils pas allés jusqu'à faire de Las Casas l'instigateur de la traite des Noirs ?

Que Las Casas, au début de sa carrière, ait succombé à l'esprit esclavagiste, c'est un fait. Mais avant de prononcer une condamnation sans appel, il convient de se souvenir du contexte historique dans lequel se situe le Protecteur des Indiens.

Au début du XVIe siècle, tous les peuples étaient esclavagistes. Partout, l'esclavage des vaincus dans une juste guerre était considéré comme légitime. Les philosophes, s'appuyant sur l'autorité d'Aristote, la justifiaient. Saint Paul, les Pères de l'Eglise, Saint Thomas d'Aquin et tous les docteurs de l'Eglise étaient esclavagistes. L'Eglise n'a jamais cherché à combattre l'esclavage en tant qu'institution sociale même si elle a cherché à l'humaniser. Les papes l'autorisèrent parfois expressément. C'est ainsi que par une bulle, en plein XVe siècle, le pape Nicolas V octroya le droit, au roi de Portugal Alphonse V et à ses successeurs, de faire la guerre aux Sarrasins et aux païens et à réduire les

7. Cité par Silvio Zavala, La encomienda indiana, Madrid, 1935, p. 68.

8. Op. cit., p. 93-95.


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prisonniers à une servitude à perpétuité. Cette bulle servit de fondement juridique au monopole portugais de la traite négrière en Afrique. Les ecclésiastiques et les ordres religieux possédaient des esclaves. En 1488, le pape avait reçu cent maures esclaves, envoyés par le roi d'Espagne : ils furent distribués aux cardinaux.

Dans un tel contexte, on comprend mieux — même si on ne l'excuse pas — l'erreur de Las Casas. Une erreur dictée par l'opportunisme : Las Casas pensait amadouer les colons privés des Indiens à nouveau regroupés dans leurs communautés.

Ajoutons que, contrairement à ce qu'ont prétendu certains de ses ennemis, l'influence de Las Casas sur la traite négrière est pratiquement nulle. En effet, bien avant ses propos malheureux de 1516, la pratique de la traite avait commencé en vertu d'une décision royale, fondement du régime légal de la traite. Dès 1501, des esclaves africains avaient été transportés à l'île espagnole. En 1506, de nouveaux noirs, achetés à Lisbonne, vinrent travailler aux mines. En 1518, Charles Quint accorde à son majordome le droit d'importer 4 000 esclaves en Amérique, traduisant ainsi une organisation officielle de la traite. Les noirs étaient destinés à remplacer les Indiens dans les mines, ces derniers n'étant pas considérés suffisamment robustes pour ce dur travail. En fait, les noirs furent également décimés dans les mines ce qui provoqua le développement de la traite.

Insistons sur le fait que, en 1517-1518, une pression très forte s'exerçait pour le développement de la traite négrière : l'avis de Las Casas ne fut qu'un parmi beaucoup d'autres. On ne saurait donc lui attribuer une importance décisive.

Signalons que, lorsque Las Casas prendra conscience du malheur des esclaves noirs en Amérique, non seulement il confessera son erreur mais dénoncera la traite négrière avec autant de force qu'il dénonçait l'esclavage des Indiens. C'est ce qu'a démontré le grand ethnologue cubain Fernando Ortiz 9. Au terme d'une étude approfondie de la question, Fernand Ortiz concluait :

La minutieuse et éloquente défense de Las Casas en faveur des noirs et contre leur esclavage n'a été dépassée par aucun autre théologien et juriste des XVIe et XVIIe siècles mais elle n'est jamais mentionnée (p. 179)... Nul, comme lui, n'a repoussé radicalement et sans restriction non seulement la traite négrière mais l'esclavage des noirs tel qu'il se pra9.

pra9. « leyenda negra » contra Fray Bartolomé, Cuadernos Americanos, Mexico, sept.-oct. 1952, p. 146-184. De cet important article, on retiendra ce jugement : « Et contre l'infamie de l'esclavage et de la traite des noirs, Las Casas clama avec plus de promptitude, de vigueur et de sûre pénétration qu'aucun autre humaniste, espagnol ou étranger, prêtre ou laïc, avant la période des lumières » (p. 173). Cf. aussi Juha Pekka Helminen, Las Casas, los judios, los moros y los negros, Cuadernos Hispanoamericanos, 512, febrero 1993, p. 23-28.


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tiquait réellement en Afrique. Il ne chercha en aucune façon à incriminer les Portugais ou les roitelets barbares d'Afrique pour trouver des excuses aux Espagnols ; tout au contraire, il fut le seul à établir, avec certitude et sans hésitation, que la cause de la traite des Portugais et des guerres intestines entre Africains était imputable en premier lieu à la cupidité des chrétiens habitants aux Indes 10.

Pour en revenir à la première démarche de Las Casas auprès de la Couronne en 1516-1517, il est à relever qu'elle se traduit par un constat d'échec significatif.

La commission d'enquête de trois moines hiéronymites dépêchée par le cardinal Cisneros aux Antilles, à la demande de Las Casas, se laisse circonvenir par les colons et aboutit à la conclusion que les indigènes n'étaient pas aptes à vivre librement et qu'il fallait les laisser en encomienda, c'est-à-dire sous la férule des colons, en esclavage. Las Casas, qui avait accompagné les hiéronymites, ne se tint pas pour battu et décida de rentrer en Espagne, pour une nouvelle intervention auprès de la Couronne.

Entretemps, le cardinal Cisneros était mort et le jeune roi Charles Ier - le futur Charles Quint, en 1519 — avait accédé au trône. Las Casas fut favorablement accueilli par les conseillers du roi, en particulier par le chancelier Le Sauvage. Il put présenter un nouveau plan qui reprenait, en le développant, le système des associations de paysans hispano-indiennes. Mais, à ce moment, dans l'esprit de Las Casas, les îles passent à l'arrière-plan, au profit du continent. Las Casas se rendit compte que le continent, à peine connu, était appelé à connaître l'essor de la colonisation espagnole en Amérique.

Aussi, dans un nouveau plan présenté à Le Sauvage au printemps 1518, il proposa un système de colonisation pacifique applicable sur une façade continentale de mille lieues. Dix forteresses équidistantes seraient construites pour la défense d'autant de villages peuplés par d'anciens colons des îles. C es points d'appui permettraient aux Espagnols et aux religieux qui vivraient avec eux de s'adonner pacifiquement au troc et à l'évangélisation.

Las Casas vit son plan approuvé et il commença à recruter des paysans. En 1520, il obtient ses capitulations pour 300 lieues de terre ferme, dans la région de Cumaná, au nord-ouest du Venezuela. Dans cette affaire donc, Las Casas redevint colon mais animé de bonnes intentions. Cependant, les circonstances défavorisèrent l'entreprise. Il y avait eu récemment dans le secteur désigné un soulèvement indien suivi d'une expédition de représailles. D'autre part, à Saint

10. Ibid., p. 182.


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Domingue, le prêtre se vit contraint de composer avec l'esprit de lucre des hauts fonctionnaires, sous peine d'abandonner son projet : il accepta un nouveau contrat où les profits licites voisinaient avec des concessions beaucoup plus discutables (possibilité pour les Espagnols de faire des esclaves parmi les Caraïbes, réputés belliqueux).

Au prix de mille difficultés, il parvient enfin à Cumaná où il constate que les colons n'hésitent pas à pratiquer des razzias d'esclaves. Le prêtre-colon-évangélisateur se retrouve isolé. Aucune évangélisation n'est possible. Il se décide à repartir pour l'île espagnole exiger un châtiment exemplaire de ces colons qui ne tiennent aucun compte des décisions royales. Son départ est suivi d'une révolte d'Indiens qui se solde par plusieurs morts.

Las Casas, désespéré, renonce à l'entreprise. Il voit dans ce désastre un châtiment divin : Dieu l'a puni pour avoir transigé avec les colons qui ne pensaient qu'à s'enrichir sans se soucier de l'évangélisation des Indiens.

C'est alors qu'intervient ce que l'on a coutume d'appeler « La deuxième conversion de Las Casas », fin 1522. Celui-ci comprend qu'il lui faut revoir entièrement sa mission, la concevoir de manière plus radicale, cesser toute compromission avec les colons. En 1522, il devient dominicain. Désormais, il dissociera dans ses projets les intérêts temporels et les intérêts spirituels.

Dans sa retraite conventuelle, à l'île espagnole, le dominicain se prépare aux luttes idéologiques qui l'attendent en approfondissant sa culture théologique et juridique, pendant huit ans. A l'école de Saint Thomas et de sa doctrine du droit naturel le clerc-colon, pour reprendre la formule de M. Bataillon, cède la place au moine-théologien qui, armé des principes du thomisme, va prendre la défense de l'Indien sur le plan doctrinal.

Il conçoit et commence à rédiger ses trois grands ouvrages : le De unico vocationis modo —De l'unique façon de convertir tous les hommes à la véritable religion —, l'Histoire générale des Indes et l'Histoire Apologétique dont nous parlerons ultérieurement.

Le premier signe de la reprise de son action est une lettre au Conseil des Indes en 1531. Le contexte colonial avait beaucoup évolué depuis la conquête du Mexique ; le Mexique où Cortès n'avait pas manqué d'implanter l' encomienda. La lettre au Conseil est d'abord une protestation contre la cession du Venezuela à des Allemands, qui se montraient plus inhumains que les Espagnols. Ensuite, la lettre affirme que la conquête n'est justifiable qu'autant qu'elle relève de la responsabilité des religieux.

A partir de 1531, l'activité de Las Casas redevient intense. Elle est marquée par un voyage à Mexico, par l'opposition — à l'île espa-


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gnole — aux sévices infligés aux Indiens et, surtout, par la réduction pacifique, par la persuasion, d'un cacique révolté, Enriquillo.

En 1534, un voyage de Las Casas au Pérou avorte et il se retrouve au Nicaragua. Au Nicaragua, Fray Bartolomé fut intéressé par un secteur resté insoumis où il envisagea d'appliquer ses projets de conquête pacifique. Dans une lettre de 1535, il propose que, la soumission une fois obtenue, les indigènes soient considérés comme des sujets de la Couronne et que toute action hostile des colons soit durement châtiée. A la suite des démêlés avec le gouverneur et avec l'évêque, le dominicain est amené à quitter prématurément le pays.

Nous arrivons alors à l'épisode le plus célèbre de l'activité de Las Casas en Amérique : l'entreprise de la Vera Paz, de la Vraie Paix. Las Casas bénéficie enfin de circonstances favorables. En particulier, en 1537, la bulle Sublimis Deus proclame que les Indiens sont doués de raison et qu'ils sont aptes à recevoir la foi par la prédication. Il s'agit là d'un texte capital auquel Las Casas se référera constamment. C'est cette même année que Fray Bartolomé entreprend d'évangéliser pacifiquement une région rebelle du Guatemala, le Tuzulutlan ou Terre de Guerre.

Pendant plusieurs années, Las Casas, accompagné de quelques dominicains, accomplit un lent travail d'approche. L'entreprise, menée avec prudence, se voit interrompue — mais non abandonnée — en 1540, où Las Casas a l'occasion de revenir en Espagne pour faire entendre sa voix.

Les circonstances sont propices à son action. Tout d'abord, l' encomienda donne lieu à de vives critiques. Ensuite, la bulle Sublimis Deus, de juin 1537, qui condamnait l'esclavage des Indiens, avait eu un grand retentissement 11. Enfin, l'illustre théologien Francisco de Vitoria avait exposé des thèses qui, sur certains points, coïncidaient avec celles de Fray Bartolomé. Dans ses Relecciones sur l'Amérique, de 1539, Vitoria ne dénonçait pas moins de sept titres illégitimes invoqués pour justifier la conquête et il reconnaissait que les Indiens étaient doués de raison 12. Surtout, en se fondant sur la doctrine thomiste, il

11. André Saint-Lu a bien précisé le contenu et la portée de cette bulle : «... La bulle Sublimis Deus rappelait d'abord que toutes les nations sont capables de recevoir les lumières de la foi et, envisageant ensuite le cas des indigènes américains, dénonçait comme diabolique l'opinion qu'ils devaient être traités ainsi que des bêtes et qu'ils étaient inaptes à la religion chrétienne. Les Indiens, proclamait la bulle, sont véritablement des hommes et, en tant que tels, ils ne sauraient se voir privés de leur liberté, ni de leurs biens, pour être réduits à l'état de servitude, et ils doivent être convertis par la prédication et le bon exemple. » La Vera Paz esprit évangélique et colonisation, Paris, Centre de recherches hispaniques, 1968, p. 46-47.

12. Cf. Pierre Chaunu, Francisco de Vitoria, Las Casas et la querelle des justes titres, Bibliothèque d'humanisme et de renaissance (Genève), XXIX, n° 2, 1967, p. 485-494. Cf. également Jaime Concha, Las relecciones sobre los indios de Francisco de Vitoria, Atenea, vol. 43, 413, 1966, p. 101-120.


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considérait qu'on ne pouvait forcer les gens à croire et il s'indignait de l'hypocrisie du requerimiento 13.

Dans ce contexte favorable, le dominicain sévillan obtient tout d'abord, dès 1540, une série de décrets royaux à l'appui de sa conquête pacifique du Tuzulutlan. A l'intention de Charles Quint et de ses conseillers, il rédige toute une série de mémoires en 1542 et 1543 en vue de promouvoir des réformes en Amérique. Las Casas se prononce pour la suppression totale de l' encomienda, pour l'abolition de l'esclavage et la prohibition des conquêtes armées. A propos du rejet de l' encomienda, on retiendra ce jugement de M. Bataillon : «Fray Bartolomé... a dénoncé ' encomienda comme le mal absolu, comme une monstrueuse négation de la dignité humaine, qui sapait les bases mêmes de cette évangélisation qu'elle était censée inaugurer, puisqu'elle détruisait physiquement les Indiens, désagrégeait leur vie sociale et opposait aux moines missionnaires les pires empêchements » 14.

Il y a lieu de noter, enfin, que c'est l'année des Lois Nouvelles, en 1542, que Las Casas rédige son livre le plus fameux, le plus universellement connu, la Très brève relation de la destruction des Indes, publié en 1552.

Nous en venons aux célèbres Lois Nouvelles, un ensemble d'une quarantaine de lois dont la promulgation eut lieu à Barcelone, le 20 novembre 1542. Au-delà de changements administratifs, elles stipulaient une longue série de dispositions en faveur des Indiens. La liberté naturelle de ceux-ci se voyait reconnue. L'extinction progressive des encomiendas était programmée. Tout nouveau repartimiento était frappé d'interdiction. Une réglementation du travail des Indiens visait à le rendre moins pénible. Il était défendu de faire de nouveaux esclaves. Toute nouvelle découverte exigeait une autorisation préalable.

Ces Lois Nouvelles correspondent dans une large mesure aux idées du dominicain et elles lui doivent beaucoup. Tel est le point de vue de M. Bataillon : « que Las Casas ait pesé, agi efficacement à cette heure décisive, nul n'en saurait douter... L'intraitable vieillard a bien mérité, moralement, d'être désigné comme le responsable des Lois

13. Le requerimienlo ou sommation est ainsi défini par Francis Orhant : « Au moment d'entreprendre une action armée, les conquérants devaient "requérir", rassembler d'autorité, les Indiens par devant un notaire, accompagné d'un traducteur. Exiger que les Indiens écoutent les prédicateurs, qu'ils acceptent, dans un délai de trois jours, la suzeraineté du roi d'Espagne et permettent qu'on entre chez eux pour leur enseigner la foi chrétienne. » Op. cit., p. 148. Las Casas n'a pas manqué de dénoncer l'absurdité du requerimienlo et sa monstrueuse hypocrisie.

14. Etudes sur Bartolomé de Las Casas, réunies avec la collaboration de Raymond Marcus, Paris, Centre de recherches de l'Institut d'études hispaniques, 1966, p. XXVII.


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Nouvelles » 15. Pierre Chaunu abonde dans le même sens : « ... autour de 1539-1540... Las Casas... inspire au Conseil des Indes le monument juridique des Nouvelles Lois (1542) » 16.

Le Protecteur des Indiens est alors au sommet de son influence. Il est désigné comme membre du Conseil des Indes. La victoire de Las Casas ne sera qu'éphémère car, à peine connues, les Lois Nouvelles déclenchent en Amérique une véritable tempête chez les colons. La révolte éclate dans les îles ; elle se propage à la Terre Ferme, au Mexique et surtout au Pérou. Au Pérou, Gonzalo Pizarro, frère du conquérant, prend les armes contre les troupes de Charles Quint et se fait proclamer empereur. Sa rébellion sera écrasée avec beaucoup de difficulté.

Pour calmer la fureur des colons et en finir avec l'anarchie, Charles Quint se voit contraint, en 1546, d'adopter de graves dérogations, en particulier sur l' encomienda qui, au lieu de disparaître, se trouve perpétuée.

A cette date, ayant été nommé évêque de Chiapas en 1543 - au sud du Mexique — Fray Bartolomé se trouve en Amérique où le Tuzulutlan fut inclus dans son diocèse. Là, il va devoir se mesurer à l'hostilité des colons.

Las Casas s'était embarqué le 15 juillet 1544. Il parvint à son évêché le 12 mars 1545, accompagné d'une trentaine de dominicains. Dès sa première lettre pastorale, il entre en conflit ouvert avec les colons en exigeant la libération des Indiens réduits en esclavage et la restitution de l'excédent des tributs perçus. Ses exhortations et menaces demeurent sans effet.

Il demande alors à ses prêtres de refuser l'absolution aux propriétaires d'esclaves puis désigne un unique confesseur, le doyen Pereira. L'épreuve de force est engagée et, pour éviter d'être lynché, Las Casas est contraint à la fuite à La Terre de Guerre, auprès des dominicains où il put constater les progrès de l'entreprise.

Las Casas regagna son évêché aux environs de Noël 1545. Les Espagnols se montrèrent de nouveau hostiles et menaçants. Au début de 1546, il se vit contraint de quitter son diocèse. Après avoir participé à un grand débat de prélats et de juristes, à Mexico, il regagne l'Espagne au début de 1547, pour sa quatorzième et dernière traversée, bien décidé à poursuivre la lutte pour la justice. Avant son départ, il transmet à d'autres religieux le soin de poursuivre son oeuvre et, ainsi que l'observe Francis Orhant : « Il laisse surtout à son clergé un redoutable instrument de combat : le Confesionario, le Manuel du

15. Ibid., p. 171.

16. Op. cit., p. 102.


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confesseur, avec ses douze règles qui confondent en une même culpabilité devant le tribunal de la pénitente conquistadors, encomenderos et tous autres profiteurs de la colonisation 17. On relèvera ici un seul point du Manuel du confesseur révélateur de l'intransigeance justicière qui l'inspire : l'extrême-onction ne devait être administrée qu'aux seuls Espagnols qui, après avoir reconnu officiellement leurs torts, s'engageaient à dédommager les Indiens.

En Espagne, Las Casas va engager un combat de grande envergure contre un adversaire à sa taille, Juan Ginés de Sepúlveda, un humaniste érudit, d'un grand prestige, traducteur de La politique d'Aristote, qui se fait l'avocat des conquistadores. Ce combat l'amène à se décharger de ses obligations épiscopales en renonçant à l'évêché de Chiapas (1550). Las Casas avait alors 66 ou 76 ans.

Las Casas s'était attiré l'inimitié de Sepúlveda en 1546 pour s'être opposé efficacement à la publication d'un de ses ouvrages en latin : le Democrates alter, Des justes causes de la guerre. Efficacement, puisque Sepúlveda n'obtint pas l'autorisation de faire paraître son manuscrit.

Dans le Democrates alter, Sepúlveda s'efforçait de démontrer la justice des guerres menées par les Espagnols contre les Indiens. Il s'appuyait pour une large part sur l'autorité d'Aristote selon lequel la guerre est juste lorsqu'elle est ordonnée par l'autorité légitime et faite pour une juste cause et dans une intention pure. Aristote considérait par ailleurs que certains hommes sont esclaves par nature. En se fondant sur de tels points de vue, Sepúlveda visait à légitimer les guerres conduites contre les Indiens.

Une vive polémique s'engagea entre Las Casas et Sepúlveda et, dès le départ, les autorités penchèrent pour les thèses lascasiennes puisqu'un ordre royal, du 29 avril 1549, à l'audience du Pérou, stipulait que les Espagnols ne devaient faire usage de la force qu'en cas de légitime défense.

On peut voir un autre signe du crédit dont jouissait alors Las Casas dans la double recommandation faite par le Conseil des Indes au Roi :

1) d'interdire toute nouvelle expédition qui n'aurait pas reçu, préalablement, l'accord de la Couronne ;

2) de convoquer une commission de théologiens et de juristes chargée d'étudier « la manière propre à ce que ces conquêtes se fassent avec justice et sans entraîner de problèmes de conscience ».

Ces deux recommandations furent retenues par le souverain. C'est ainsi que, le 16 avril 1550, le roi ordonna la suspension de toutes

17. Op. cit., p. 85.


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les conquêtes au Nouveau Mexique jusqu'à ce qu'une junte ait tranché sur ce point. Las Casas avait donc obtenu gain de cause.

Fait plus important : la junte souhaitée par le Conseil des Indes fut réunie et sa première session eut lieu du 5 juillet au 15 septembre 1550.

Cette junte de Valladolid réunit les meilleurs canonistes et juristes de l'époque. Parmi les quatorze membres que comportait la commission il convient de citer les noms de Melchor Cano, Domingo de Soto, Bartolomé de Miranda et Bernardino de Arévalo. La conférence avait pour mission d'établir « le règlement le plus approprié pour que les conquêtes, découvertes et colonisations se fassent conformément à la justice et à la raison ».

En fait, il s'agissait de savoir si la méthode courante de réaliser les conquêtes en Amérique était juste ou injuste et comment il convenait d'envisager l'évangélisation. Pour choisir quelle serait son orientation, la conférence de Valladolid avait à trancher entre les principes soutenus par Sepûlveda et ceux défendus par Las Casas.

L'affrontement entre Las Casas et Sepûlveda domina donc tous les débats. C'est Sepûlveda qui intervint le premier, le 7 juillet 1550. Trois heures lui suffirent pour exposer ses thèses. Par contre, il fallut cinq jours à Las Casas pour exposer les siennes. Pour la circonstance, il avait rédigé un énorme traité en latin de 550 pages qu'il lut devant la commission. Ce fut la première étape des débats.

Notons que, contrairement à ce que l'on a pu voir récemment dans un film à la télévision, consacré à la controverse de Valladolid, les deux adversaires ne se présentèrent à aucun moment face à face devant l'Assemblée.

En se fondant sur les enseignements d'Aristote et de Saint Thomas d'Aquin, Sepûlveda soutint qu'il était licite et nécessaire de faire la guerre aux Amérindiens pour quatre motifs :

1) en raison de la gravité des péchés commis par les Indiens, en particulier l'idolâtrie et les péchés contre nature ;

2) à cause de leur caractère primitif qui leur faisait obligation de se mettre au service d'hommes plus cultivés, comme les Espagnols, représentants de la civilisation, ce qui était d'ailleurs leur intérêt. A leur contact, ils s'éduqueraient ;

3) en vue de répandre la foi, ce qui se réaliserait plus rapidement par la soumission préalable des aborigènes ;

4) pour protéger les indigènes les plus faibles, victimes des sacrifices religieux et du cannibalisme.

Sepûlveda prétendait qu'il y avait un écart entre les Indiens et les Espagnols comparable à celui qui existe entre les enfants et les adultes, ou entre les femmes et les hommes.


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Il affirmait sans sourciller que « non seulement toute science leur est étrangère mais qu'ils ne connaissent même pas d'alphabet et qu'ils ne conservent aucun monument de leur histoire ».

Il concluait : « Comment douter que des gens aussi incultes, aussi barbares, contaminés par tant d'impiétés et de bassesses, aient été conquis en toute justice par un roi aussi parfait, pieux et équitable que Ferdinand le Catholique ou par l'empereur Charles Quint, qui l'est tout autant, et par une nation d'une grande humanité et qui excelle en toute sorte de vertus ? »

Dans sa longue réplique, Las Casas prit le contrepied des thèses de Sepûlveda en prenant appui sur Aristote, également, mais aussi sur sa connaissance du Nouveau Monde. Etant donné l'autorité dont jouissait Aristote, Las Casas se crut obligé de prouver que les Indiens possédaient bien toutes les qualités nécessaires pour mener une vie authentiquement humaine telle que la définissait le stagirite.

Il proposa toute une série de comparaisons avec les Grecs et les Romains pour démontrer, sur certains points, la supériorité des Indiens. Ils étaient ainsi plus religieux, par exemple, étant donné qu'ils offraient à leurs dieux davantage de sacrifices. Ils se montraient supérieurs dans l'éducation de leurs enfants. Les mariages étaient raisonnables et conformes à la loi naturelle. Les femmes étaient pieuses et actives. Las Casas n'hésita pas à affirmer que les pyramides du Yucatan étaient aussi admirables que les pyramides d'Egypte.

La conclusion de Las Casas était que les Indiens étaient tout aussi doués de raison que les Egyptiens, les Grecs et les Romains, et n'étaient pas inférieurs aux Espagnols.

Même si Las Casas concédait que quelques individus pouvaient être considérés comme esclaves par nature — en petit nombre, comme s'il s'agissait d'erreurs de la nature — il affirmait vigoureusement que les Indiens du Nouveau Monde n'entraient pas dans cette catégorie, pas plus qu'aucun peuple du monde : « Tous les peuples du monde sont constitués d'hommes... tous sont doués d'entendement et de volonté... tous prennent plaisir au bien... tous haïssent le mal » 18.

Las Casas considérait que tous les peuples avaient vocation à devenir civilisés, il croyait en la perfectibilité de tout homme, à quelque peuple ou race qu'il appartint. Pour favoriser le progrès des peuples, Las Casas condamnait tout recours à la violence, à l'esclavage. La foi devait être prêchée de façon pacifique. Les Indiens devaient être traités comme des êtres libres.

La deuxième étape de la conférence consista en de longues déli18.

déli18. par Lewis Hanke, Bartolomé de Las Casas Pensador polilico, Historiador, Antropólogo, La Havane, 1949, p. 93.


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bérations qui se prolongèrent durant un mois, de la mi-avril 1551 à la mi-mai, à Valladolid.

Au terme de ces délibérations Domingo de Soto rédigea un sumario (un résumé) en espagnol des deux thèses en présence et les membres de la commission se séparèrent pour approfondir leur connaissance du problème, étant entendu qu'ils se réuniraient ultérieurement pour émettre un vote. Les comptes rendus de cette deuxième session ont disparu.

Or, en dépit d'appels réitérés du Conseil des Indes, ils ne se réunirent jamais plus. C'est dire que, apparemment, la grande controverse de Valladolid se termina, pour reprendre l'expression de Raymond Marcus, en queue de poisson. Certains membres de la commission transmirent leurs points de vue mais ils n'ont jamais été publiés, à l'exception de celui du docteur Anaya qui approuvait la conquête afin de permettre l'évangélisation.

Il ne fait pas de doute cependant que Las Casas emporta la conviction de la majeure partie des membres de la Junte car non seulement la suspension royale de toute nouvelle conquête fut maintenue mais encore, par décision royale du 19 octobre 1550, tous les livres de Sepûlveda relatifs aux Indes furent saisis alors que Las Casas fut autorisé à publier en 1552 et les années suivantes toute une série de traités combatifs y compris la Très brève relation de la destruction des Indes et son Manuel du Confesseur.

Par ailleurs la politique du Conseil des Indes, postérieurement à 1550, est conforme à certaines vues de Las Casas dans sa proscription des conquêtes et de l'esclavage des Indiens. Pour Pierre Chaunu : « Las Casas triomphe de Sepúlveda comme il a triomphé sans peine d'Oviedo. La conquête dogmatique des Conseils est chose faite définitivement au milieu du XVIe siècle » 19. Je ne m'étends pas davantage sur cette retentissante controverse.

J'en viens aux dernières années de la vie de Las Casas et à l'examen de ses principales oeuvres.

Comme nous le disions dans l'introduction, Las Casas a été un homme d'action de premier plan, mais il a aussi soutenu la cause indigéniste par la plume. On lui doit une oeuvre considérable 20. Nous

19. Op. cit., p. 102.

20. OEuvre d'autant plus exceptionnelle que, comme nous l'avons déjà signalé, elle concenue l'essentiel de nos connaissances sur l'Amérique précolombienne et sur les premiers temps de la conquête. A propos de l' Apologética Historia, Lewis Hanke signale que, pour la rédaction de ce volume de 700 pages, Las Casas accumula des archives considérables, notamment des milliers de lettres ou de documents en provenance de religieux du Nouveau Monde ou de fonctionnaires royaux. Il ajoute : « De même, Las Casas était tout à fait au courant des différentes histoires et récits descriptifs de l'Amérique, publiés durant la préparation de son livre ; il les cite dans son texte. » Op. cit., p. 76.


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ne nous attacherons ici qu'à ses trois livres essentiels : la Très brève relation de la destruction des Indes, l'Histoire générale des Indes et l'Histoire Apologétique.

Bien entendu, son texte le plus fameux, qui a atteint une audience universelle, c'est la Très brève relation de la destruction des Indes, écrit en 1542 et publié en 1552. Nous avons affaire à un réquisitoire implacable contre les conquistadores et le système colonial espagnol et il n'est pas étonnant que les ennemis de l'Espagne s'en soient emparés pour nourrir la fameuse « légende noire » anti-espagnole. Ce qui est tout de même exceptionnel c'est que cette dénonciation radicale de la conquête put être publiée sans opposition d'aucune sorte des autorités. Dans le prologue, dédié au prince Philippe, le futur Philippe II, le dominicain fait appel au prince pour mettre un terme à tant de crimes.

En quoi consiste la Très brève relation de la destruction des Indes} Dans cet opuscule, de quelques dizaines de pages 21, l'auteur passe en revue les différents pays ou régions de l'Amérique et évoque comment ils ont été conquis par les Espagnols. Il ne propose pas un exposé détaillé, exhaustif, des différentes étapes de la conquête mais s'en tient aux épisodes les plus marquants, les plus significatifs.

Las Casas brosse un tableau des événements proprement apocalyptique. Partout, les conquistadores se sont imposés par la terreur, partout ils ont massacré les populations pour ériger leur pouvoir, partout ils ont pillé pour s'enrichir.

Le dominicain considère que jamais, dans l'histoire, n'ont été commis des crimes aussi horribles qu'aux Indes. Il implore le prince d'interdire les conquêtes car il juge ces actes : « iniques, tyranniques et condamnés par toute loi naturelle, divine et humaine, détestés et maudits » 22.

Le problème fondamental qui se pose c'est, bien sûr, celui de la fiabilité du témoignage historique de Las Casas. Une double question peut être posée. Les accusations du dominicain sont-elles fondées ? Les chiffres qu'il fournit à propos de l'extermination des Indiens correspondent-ils à la réalité ?

A propos de ces chiffres, un détracteur de Fray Bartolomé, et non des moindres, Menéndez Pidal, a parlé d' « énormisation » pour récu21.

récu21. cette étude, nous aurons recours à l'édition suivante : Très brève relation de la destruction des Indes, Paris, FM/La Découverte, 1979, 155 pages. En Espagnol, on dispose d'une édition récente, excellente, publiée par un spécialiste de Las Casas, André Saint-Lu : Brevisima relación de la destruction de las Indias, Madrid, Cátedra, 1992, 186 pages.

22. Ibid., p. 46.


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ser la véracité de ses affirmations 23. Il est évident qu'il y a une part d'exagération. Lorsque, dans le prologue du pamphlet, il est soutenu qu'un milliard de personnes ont péri au Nouveau Monde, qui songerait à accepter un tel chiffre ? Dans son introduction à la Brevísima relación de la destrucción de las Indias — citée note 21 — André Saint-Lu procède à un examen de cette question capitale p. 55. Tout en relevant certains excès, il observe que toutes les évaluations de Las Casas ne sont pas absurdes et que certaines sacrifient à la rhétorique et qu'il n'y a donc pas lieu de les prendre au pied de la lettre. Nous ajouterons que, au XVIe siècle, la science de la statistique était dans les limbes et qu'on pourrait adresser à la plupart des chroniqueurs le reproche d' « énormisation ». Pour ne citer qu'un exemple significatif, il est frappant de voir Hernán Cortés prétendre qu'une troupe de quelques dizaines d'Espagnols a mis en déroute une armée de plusieurs dizaines de milliers d'Indiens. On notera aussi que, si Las Casas a tendance à amplifier le nombre des victimes de la conquête militaire — huit cent mille victimes en Terre Ferme, cinq cent mille au Nicaragua, quatre millions au Mexique, deux millions au Guatemala et au Honduras, deux millions dans certaines îles des Antilles, quatre millions au Venezuela, quatre millions au Pérou il ne semble pas avoir une conscience précise d'un facteur essentiel de mortalité chez les aborigènes : les épidémies dévastatrices provoquées par le contact des Européens. En tout état de cause, au-delà de ces remarques, il reste que le génocide dénoncé par Las Casas est un fait historique indubitable, nous l'avons indiqué antérieurement.

Peut-on faire foi, par ailleurs, au récit lascasien des événements ? A défaut de pouvoir tout vérifier, on peut procéder à une sorte de sondage : comparer la version de la conquête du Mexique chez Las Casas — la conquête la plus importante — aux versions de trois autres chroniqueurs celle du conquérant lui-même, Hernán Cortés, celle d'un simple soldat, Bernai Díaz del Castillo et celle de López de Gómara. On doit à Cortés les Lettres de relation, à Bernai Díaz del Castillo, Histoire véritable de la conquête de la Nouvelle Espagne et à Lôpez de Gómara des Commentaires aux lettres de relation de Cortés et une Histoire générale des Indes.

23. El Padre Las Casas. Su doble personalidad, Madrid, Espasa Calpe, 1963, 410 pages. Le pamphlet de Menéndez Pidal a donné lieu à de nombreux commentaires ou réfutations. Parmi les principales, on retiendra : M. Giménez Fernández, Sobre Bartolomé de Las Casas, Anales de la Universidad Hispalense, XXIV, Séville, 1964 ; Juan Goytisolo, Menéndez Pidal y el Padre Las Casas, El furgôn de cola, Paris, Ruedo Ibérico, 1967, p. 141-164 ; Marianne Mahn-Lot, Controverses autour de Bartolomé de Las Casas, Annales, Paris, juillet-août 1966, p. 875-885 ; V. Carro, O. P., La obra de Menéndez Pidal sobre Las Casas, La ciencia tomista, Salamanque, janvier-mars 1965, p. 22-35 ; J. Pérez de Tudela, El Padre Las Casas desde nuestra época, Santander, Publicaciones de la Universidad International Menéndez Pelayo, 1966, 37 pages.


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Choisissons un épisode particulièrement représentatif de la conquête du Mexique : l'épisode survenu dans la ville de Cholula. Selon Las Casas, les Espagnols, pour inspirer la terreur aux Aztèques, organisèrent un guet-apens et perpétrèrent un massacre de plusieurs milliers d'Indiens. Ils exécutèrent par le feu une centaine de caciques 24. Si l'on se reporte aux témoignages des trois autres chroniqueurs, on constate un même exposé des faits. La seule différence c'est que tous trois prétendent justifier de telles atrocités en les présentant comme des représailles à une trahison découverte par Cortés. Las Casas ne fait aucune allusion à cette prétendue trahison ; tout au contraire, il affirme que les Espagnols furent accueillis dans la ville avec « respect et dignité ».

Retenons une autre page sanglante de la chute de l'empire aztèque : le carnage réalisé par un des principaux lieutenants de Cortés, Pedro de Alvarado, à Mexico-Tenochtitlan. Toujours dans le but de semer la terreur, celui-ci — un jour où deux mille fils de caciques dansent près du palais pour honorer l'empereur — les attaque à l'improviste et ne fait de quartier à personne. C'est ce que rapporte Las Casas 25 et on retrouve la même version des faits aussi bien chez Bernai Dîaz que chez López de Gómara.

Ces deux tests auxquels nous avons procédé sont probants. Même s'il conviendrait de poursuivre plus avant la comparaison, on est en droit de supposer que le témoignage de Las Casas sur les horreurs de la conquête, même si ses statistiques sont quelquefois exagérées, correspond malheureusement à la réalité.

Toujours au sujet du Mexique, une remarque de Fray Bartolomé mérite d'être rapportée car elle illustre son sens de la justice. La Très brève relation évoque, bien entendu, la fameuse déroute des Espagnols lors de la « Triste Nuit », où de nombreux conquistadores perdirent la vie. Las Casas ne s'apitoie pas sur leur sort 26. Il approuve l'attitude belliqueuse des Aztèques qui étaient dans leur juste droit.

Ajoutons que, dans ce célèbre pamphlet, Las Casas s'en prend aussi avec véhémence aux mauvais traitements infligés partout aux Indiens et en particulier à l'esclavage de l' encomienda et au travail forcé dans les mines. Il dénonce la soif de l'or des conquistadores qui

24. Op. cit., p. 80-81. Cf. Raymond Marcus, La conquête de Cholula : conflit d'interprétations, Ibero-Amerikanisches Archiv., Berlin, 1977, p. 193-213.

25. Op. cit., p. 82-83.

26. On peut lire sous sa plume : « De nombreux habitants de toute la région se rassemblèrent, et quand le capitaine entra dans la ville, ils combattirent si bien et si longtemps que les Espagnols, craignant de mourir, décidèrent une nuit de quitter la ville. Les Indiens l'apprirent et tuèrent de très nombreux chrétiens sur les ponts de la lagune, en une très juste et sainte guerre. Comme je l'ai dit, leur cause était très juste, et tout homme raisonnable et équitable les justifierait. » Op. cit., p. 83-84.


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les pousse à exploiter sans pitié les Indiens. Leur passion du lucre est d'autant plus détestable que, non seulement elle conduit à l'extermination des Indiens, mais elle fait obstacle à l'évangélisation : les indigènes ne peuvent que repousser la religion de leurs bourreaux.

De 1552 à 1560, Las Casas rédige l'Histoire générale des Indes 27. A l'origine il se proposait d'embrasser l'histoire des Indes jusqu'en 1550. En fait, le manuscrit atteignit une telle ampleur que l'auteur dut se limiter à l'épisode de Cumaná. L'oeuvre ne comporta finalement que trois livres. Le même sujet fut exposé dans un autre ouvrage, l'Histoire apologétique, qui présente un double intérêt : tout d'abord, il constitue une défense passionnée des indigènes, de leurs civilisations, de leur aptitude à recevoir la foi et à intégrer les apports culturels de l'Occident. Ensuite, ce maître livre présente une masse de faits sur les cultures pré-colombiennes et, de ce point de vue, il apparaît comme un monument inestimable pour l'ethnographie. On peut considérer Las Casas comme le plus illustre des historiens de l'Amérique préhispanique. Pour Lewis Hanke, « son travail dénote que le thème lui était très familier, il fait preuve d'une autorité singulière supérieure à tout autre » 28. Pérez de Tudela observe dans le même esprit : « Si le schéma de l'argumentation est restreint, le panorama des faits et des commentaires que propose Las Casas est étonnant par son immensité » 29. Il est vrai que la principale orientation historiographique du dominicain est d'une relative simplicité. Il s'agit pour lui de démontrer que les Indiens ont su créer des sociétés qui correspondent en tous points à l'idée aristotélicienne d'une authentique société humaine.

De l'Histoire Apologétique, nous détacherons ce jugement qui exprime l'humanisme de Las Casas :

Tous les hommes sont semblables quant à leur création et à leur nature... La nature humaine est essentiellement sociable et éducable, et en puissance de développement... Il ne peut y avoir nation au monde, si barbare et si inhumaine soit-elle, qui ne puisse produire des fruits abondants d'humanité, si elle est enseignée 30.

27. Obras escogidas de Fray Bartolomé de Las Casas, Biblioteca de Autores Espanoles, 5 vol., n° XCV et XCVI : Historia de las Indias. Cette édition est d'autant plus précieuse qu'elle comporte, comme préambule au tome XCV, une vision d'ensemble de la vie et de l'oeuvre de Las Casas particulièrement dense, due à Pérez de Tudela (p. IX-CLXXXVI). A l'heure qu'il est, une publication des oeuvres complètes du Protecteur des Indiens est en cours, à l'initiative de la fondation « Instituto Bartolomé de Las Casas » des dominicains d'Andalousie. Quatorze volumes sont prévus : les volumes 2, 6, 7, 8, 9, 10, 11-1, 12 et 14 sont parus : Obras Completas, Edición preparada por la Fundación « Instituto Bartolomé de Las Casas », bajo la dirección de Paulino Castaneda Delgado, Junta de Andalucía, Sociedad Estatal V Centenario y Alianza Editorial, Madrid, 1988-1993. Sur cette entreprise monumentale cf. le compte rendu de José Alcina Franch, Las Obras Completas de Las Casas, Cuadcrnos Hispanoamericanos, 520, octubre 1993, p. 93-97.

28. Op. cit., p. 58-59.

29. Biblioteca de Autores Espanoles, t. XCV, p. CXVIII.

30. Cité par Francis Orhant, op. cit., p. 112.


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Dans son livre, Las Casas exalte les qualités éminentes des civilisations amérindiennes : « l'organisation de l'empire inca, la vie vertueuse des pauvres Taïnos, les réussites des indigènes dans les domaines de l'orfèvrerie, du tissage, la talent des Indiens pour la musique » 31. Il approuve même la fidélité des Indiens envers leurs dieux. Il montre comment la société indienne mérite ce nom de société puisque, conformément au modèle aristotélicien, elle se subdivise en paysans, artisans, commerçants, notables, prêtres et juges. Il donne une foule d'informations sur les divinités, les temples, les rites, les sacrifices humains dont il fait l'histoire depuis l'Antiquité.

Bref, l' Histoire Apologétique constitue un véritable monument d'érudition et un hommage aux cultures indiennes.

Quelles conclusions dégager ? Ce qui ne laisse pas d'impressionner c'est l'ampleur de la lutte pour la justice entreprise par Las Casas durant un demi-siècle, inlassablement, sans jamais se décourager, en dépit des nombreux revers enregistrés.

Las Casas a combattu opiniâtrement aussi bien au Nouveau Monde qu'en Espagne pour dénoncer les iniquités du colonialisme et obtenir la pleine reconnaissance des droits des Indiens à la liberté et à la justice.

Un deuxième point à retenir c'est le souci de Fray Bartolomé de donner à son action une assise doctrinale, spirituelle ou juridique. Il a été ainsi amené à élaborer une oeuvre considérable dont il a été rendu compte, ici, schématiquement ; une oeuvre très riche où l'auteur apparaît tour à tour comme un historien, un ethnologue, un penseur politique, un polémiste, un théologien.

Au terme de cette étude, il apparaît que la vie et l'oeuvre de Las Casas nous éclairent d'une façon prodigieuse sur l'Espagne et l'Amérique du XVIe siècle et restent d'une étonnante actualité. Fray Bartolomé, dont l'humanisme évangélique a toujours été salué par les hommes de progrès — comme l'abbé Raynal, Voltaire ou l'abbé Grégoire, comme Simon Bolivar ou José Marti, Gabriela Mistral, Miguel Angel Asturias ou Pablo Neruda — peut légitimement être considéré comme un champion, avant la lettre, des droits de l'homme, comme un héraut de la lutte anti-raciste. Alors que le problème indigéniste n'est toujours pas résolu en Amérique latine, que des dizaines de millions d'Indiens subissent l'exclusion aussi bien au Mexique qu'au Guatemala ou dans les pays andins, il est symbolique au moment où nous écrivons ces lignes — que des milliers d'Indiens mexicains se dressent contre l'ordre injuste qu'ils subissent, à San Cristobal de Las Casas, là même — au Chiapas — où Fray Bartolomé rêva d'un monde véritablement humain, la Vera Paz.

Charles LANCHA.

31. Cité par Francis Orhant, op. cit., p. 112.


Premiers récits publiés à Lyon sur la mission en Asie aux XVIe et XVIIe siècles

La géographie aux XVIe et XVIIe siècles était une science qui comprenait plusieurs concepts et qui allait bien au-delà de ce que ce mot signifie pour nous aujourd'hui. Les nouvelles terres découvertes et à découvrir permettaient de gagner des âmes pour le Christ. Un renouveau s'offrait à une chrétienté qui, en Occident, se heurtait, d'une part, à des luttes intestines entre catholiques et protestants et, d'autre part, à des luttes contre l'Islam qui, tout au long du XVIe siècle, menaçait d'engloutir l'Europe.

Cet élan missionnaire va trouver un écho très positif auprès des Lyonnais, élan qui se manifeste par la publication régulière à partir de 1569 à Lyon, d'ouvrages concernant les missions 1, notamment en

1. Ouvrages se trouvant dans le Fonds espagnol ancien de la Bibliothèque de la ville de Lyon, par ordre chronologique :

— 1569 : Antoine Du Verdier, traducteur, Récit du succez et iournée que le grand Commandeur de Castille a eu, allant avec vingt-cinq galères contre les Maures... (Velez Malaga, 14 juin 1569) ; Avec une autre bataille et victoire du Marquis de Velez... (par lui-même, Veria, 4 juin), à Lyon, par Benoist Rigaud, Baudrier III, 264. Réf. Bibliothèque : Rés. 315.996/7/8 ;

— 1571 : Léonard de La Ville, trad. Fernando de Santa Maria, OP. Lettres envoyées des Indes orientales..., Lyon, par Benoist Rigaud, Baudrier III, 275, Rés. 314.351 ;

— 1571 : Pedro Diaz, SJ, Nouveaux advertissements très certains, venus des partis du pays de Midy contenants la conversion de trois grands Roys infidèles... (par P. Diaz), traduicts d'Italien en François, sur la copie imprimée à Rome... Lyon, par Benoist Rigaud, Baudrier III, 276, Rés. 314.350 ;

— 1578 : Advis de la defaicte de l'armée portugaise en Faez : escrit du destroici de Gibraltar, à un Seigneur principal, le treziesme Aoust 1578, Lyon, B. Rigaud, 325.565 ;

— 1585 : Jacques Gaultier, SJ, trad. Les Actes du consistoire public exhibé par Nostre SP le Pape Grégoire XIII. Aux Ambassadeurs des Rois du Giapon, à Rome le XXXIIJ Mars, MDLXXXV, de Lyon, par Benoist Rigaud, Baudrier III, 389.316.016 ;

— 1594 (?) : Bartolomé de Las Casas, Histoire admirable des horribles insolences, cruautez et tyrannies exercées par les Espagnols es Indes Occidentales, Lyon, 346.316 ;

Revue historique, CCXCI/1


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Asie. En effet, à partir de 1562 la ville de Lyon sera rattachée à la cause catholique tout au moins de manière officielle. Aussi ces lettres envoyées par les missionnaires à leurs supérieurs sont, non seulement des comptes rendus détaillés de leur travail apostolique en terres lointaines, mais également des mises au point géographiques qui, quelquefois, modifient et parachèvent les cartes existant jusqu'alors, des premières expéditions à l'intérieur des terres, la description des habitants, de leurs coutumes et les premiers rapports des démarches qui allaient bloquer ou faciliter par la suite des contacts plus stables, voire même l'installation des religieux dans ces contrées lointaines.

Les premières lettres qui parviennent à Lyon en 15712 témoignent du grand succès du catholicisme à Siam, à Malacca et à Solor, c'est-à—

c'est-à— : Juan Perpinan, SJ, Orationes duodeviginti. Addita sunt acta Legationis Japonicae cum aliquot orationibus..., Lugduni, in officina Hug. a Porta, apud Fratres de Gabiano, 803.724 ;

— 1599 : Francisco Tello, Relation envoyée par Dom Francisque Teillo. Gouverneur et Capitaine généal des Isles Philippines, touchant le martyre de six Religieux Espagnols, de l'ordre de Sainct François de l'Observance, Lyon, J. Pillehotte, 315.906 ;

— 1602 : Luiz Froes, SJ, Relations des Pères Loys Froes et Nicolas Pimenta... Lettres du Iappon de l'an 1596 escrites par le P. Loys Froes, Lettres du Père Nicolas Pimenta... datées de Goa, le 21 décembre 1599, Lyon, par Jean Pillehotte, 323.597 ;

— 1607 : Diego de Pantoja, SJ, Advis du Reverend Père Iagues Pantoie... Envoyé de Paquin Cité de la Chine, au RP Loys de Gusman, à Lyon, chez Pierre Rigaud, en rue Mercière au coing de la rue Ferrandière à l'Horloge (19, II), 800.802 ;

— 1609 : Juan Gonzalez de Mendoza, augustin, Histoire du Grand Royaume de la Chine... plus, trois voyages faits vers iceley en l'an 1577, 1579 et 1581... ensemble un itinéraire du Nouveau Monde, et le desoeuvrement du nouveau Mexique en l'an 1583 (par Juan Gonzalez de Mendoza) ; En ceste nouvelle édition a esté adiouestée une... Description du Royaume de la Chine..., traduite de Latin en François (par Luc de la Porte), à Lyon, par François Arnoullet, Baudrier X, 170, Rés. B 487.568/Rés. 422.227 ;

— 1615 : André Reares, SJ, Lettre, voir p. 27-33 ; Fernando Mendoza, SJ, Advis de ce qu'il-y-a à reformer en la Compagnie de lesuites, presenté au Pape... Ensemble plusieurs Lettres des Indes Orientales, escrites par des Pères lesuites (Gaspard Fernândez, Goa, 18 déc. 1608 ; André Reares, Goa, 18 févr. 1609 ; Lettres du P.Jacques de Sainte Marie, OFM)..., traduictes du Portugais, s.1, s.n. 316.415, Rés. ;

— 1615 : Nicolao Godinho, SJ, De Abassinorum rebus dégume Aethiopiae pariarchis Ioanne Nonio Barreto & Andrez Oviedo, libri tres, P. Nicolao Godigno Societatis Jesu Auctore, Lugduni, sumptibus Horatij Cardon, 308.573 ;

— 1642 : Bartolomé de Las Casas, Histoire des Indes Occidentales où l'on reconnoit la bonté de ces pays et de leurs peuples et les cruautez tyranniques des Espagnols, Lyon, chez Jean Caffin et F. Plaignard, 308.587 ;

— 1651 : Francisco de Rojas, OFM, Catena aurea SS Ecclesiae Doctorum per maris abyssum Evangelicae historiae navigantium, Lugduni, sumpt. Philippi Borde, Laurentii Arnaud et Claudii Rigaud, 20.289 ;

— 1667 : Martino Martini, SJ, Histoire de la guerre des Tartares... avec Histoire universelle de la Chine, par le P. Alvarez Semedo, Lyon, chez Hierosme Prost, 303.005 ;

— 1670 : José de Acosta, De promulgando Evangelio apud Barbaros : sive De procuranda Indorum sainte, libri sex, Authore Iosepho Acosta Presbytero Societatis Iesu, Editio novissima, Lugduni, sumptibus Laurentii Anisson, B 509.914.

— 1672 : Juan de Solorzano-Pereira, De Indiarum Jure..., Lugduni, sumptibus Laurentii Anisson, 22.225 ;

2. Léonard de La Ville, trad. Fernando de Santa Maria, OP, Lettres envoyées des Indes Orientales..., Lyon, 1571, par Benoist Rigaud, Baudrier III, 275, Rés. 314.351. Pedro Diaz, SJ, Nouveaux advertissements très certains, venus des partis du pays de Midy contenants la conversion de trois gfands Roys infidèles... (par P. Diaz), traduicts d'Italien en François, sur la copie imprimée à Rome..., Lyon, 1571, par Benoist Rigaud, Baudrier III, 276, Rés. 314.350.


Récits publiés à Lyon sur la mission en Asie 73

dire en Inde, en Malaisie et en Indonésie. Malgré l'appartenance de certaines de ces terres à l'Islam, les Musulmans ne semblaient pas être en majorité, mais toutefois ces régions « étaient remplies d'idoles », comme c'était le cas au Royaume de Siam qui était alors très puissant, le chemin « obligé » pour aller en Malaisie, en Indonésie et, bien évidemment, au Japon et en Chine.

Le ton de ces lettres est fervent, rempli d'un zèle missionnaire qui voudrait entraîner d'autres. Elles offrent en même temps un panorama éblouissant pour les chrétiens d'Europe. On rapporte, en effet, une grande quantité de conversions et l'impossibilité de faire baptiser ceux qui le désiraient, à cause du nombre réduit des missionnaires. A Manado, par exemple, les Batachiniens vinrent dire eux-mêmes aux prêtres qu'il y avait plus de cent mille personnes qui souhaitaient se faire baptiser, mais les missionnaires durent refuser, puisqu'ils n'étaient pas assez nombreux pour les former. Le récit est très positif. L'on ne peut lire que de bonnes nouvelles, telles que la victoire remportée par les nouveaux convertis de Malacca sur l'armée du Roi d'Achem et d'Ophir ou la défense de la religion chrétienne par les autorités locales, la punition infligée par le Roi de Siam aux assassins d'un frère prêcheur, ou, enfin, le fait que le Roi de Cochin donne des lettres patentes au père Recteur indiquant non seulement qu'on ne priverait pas de leurs biens ceux qui deviendraient chrétiens mais que ceux qui se convertiraient pourraient conserver « leurs honneurs, offices et dignités et en faire testament à leur bon plaisir ». Même les baisses des effectifs missionnaires sont considérées comme des victoires et, celles-ci, définitives.

Le panorama apostolique de l'Asie, si prometteur, ne s'arrête pas à la Malaisie et à l'Indonésie. Très vite et grâce aux Actes du Consistoire des Ambassadeurs du Japon qui se sont tenus le 23 mars 1585, Actes qui ont été publiés le 1er mai 1585, l'on peut constater que la foi chrétienne a atteint le Japon, Le rapprochement de ces dates donne une idée de la diligence avec laquelle Lyon publie ces nouvelles. En effet, pour la première fois en Europe l'on peut voir des Japonais catholiques, nobles, représentant leurs rois 3, ce qui permettait de penser que le peuple suivrait facilement.

Dans un style épistolaire que l'on pourrait qualifier de journalistique, les Lyonnais apprennent le détail de ce qui s'était passé à Rome lors de cette ambassade. Après les révérences prévues par le protocole, on lit, en effet, les lettres des Rois Japonais, d'abord en italien,

3. En fait des Daimyo. Les récits ne tiennent pas compte de la structure politique du Japon et désignent tous les seigneurs de quelque importance sous le titre générique de « Roi ». Ainsi les Shogouns sont appelés Rois, au même titre que les Daimyo.


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puis en latin. La première est de François, Roi de Bungo et date du 11 janvier 1582. Il remercie le Pape d'avoir envoyé les pères de la Compagnie de Jésus depuis trente-quatre ans pour leur transmettre la foi chrétienne. Celle-ci semble être bien implantée car un certain nombre de nobles japonais aurait été converti. Parmi eux, le fils du Roi de Fiunga, Jérôme, neveu du Roi de Bungo et son cousin, Dom Marcius, présent à Rome pour cette occasion. C'est, en effet, le Roi de Bungo qui accueillit lui-même saint François-Xavier lorsqu'il arriva au Japon, mais il ne reçut le baptême qu'en 1578.

La deuxième lettre qui fut lue était envoyée par Protase, Roi des Arimans, qui gouvernait la province de Settsu, située entre Kobe et Osaka. Elle datait du 8 janvier 1582. Aussi, l'Ambassadeur que le Roi envoie à Rome est son cousin, Dom Michel. Le Roi présente également sa soumission au pape et rend grâce d'avoir reçu le baptême, lui et sa maison, depuis deux ans, c'est-à-dire depuis 1580. L'exposition qu'il fait de ses connaissances chrétiennes en si peu de mots et dans une si courte lettre est frappante, voulant par là, sans doute, se faire apprécier du pape. On dirait qu'il est davantage poussé à écrire par obligation que par dévotion : le coeur n'y est pas ! Le ton est bien différent de celui du Roi de Bungo qui, lui, semble avoir assimilé assez bien le christianisme.

La troisième lettre a été écrite le 27 janvier 1582 par le prince des Omurans, Barthélémy, qui envoie à Rome, comme ambassadeur, Dom Michel, son neveu. La lettre est empreinte d'une grande frayeur, puisqu'il s'adresse au représentant de Dieu sur terre. Il craint de ne pas lui plaire et d'attirer ainsi sur lui et les siens toute sorte de malheurs. Cette réaction fait penser qu'il est, lui aussi, un chrétien récemment converti. De plus, faisant partie de la famille du Roi des Arimans, il est très probable qu'il se soit fait baptiser en même temps que lui, c'està-dire, vers 1580. Toutefois, il a reçu la foi chrétienne avec un tel courage qu'il a brisé les idoles et chassé de ses villes la superstition, non sans avoir encouru de grands périls, s'étant vu sur le point de perdre son état et principauté. Malgré cela il a été fidèle.

Une fois ces lettres lues devant le pape, le père Gaspar, SJ, Portugais, poursuit l'acte par une oraison. Dans son discours il explique et confirme, pour ceux qui ne croient pas encore, l'existence du Japon et la qualité de ses habitants, ce que saint François-Xavier avait déjà pu remarquer. En effet, au début, le catholicisme au Japon semble avoir commencé chez les petites gens et très vite il serait parvenu aux princes, aux potentats et aux rois. Dès que cela s'est fait, on a pu envisager pour la première fois un voyage de prestige en Europe, qui prouverait la réalité de l'étendue de la foi. Les ambassadeurs japonais ont mis trois ans à faire le voyage. De l'Inde, ils sont allés au Portugal


Récits publiés à Lyon sur la mission en Asie 75

— à Lisbonne — en bateau, puis en Espagne. De là, ils ont voyagé à Florence et à Rome, parcourant ainsi des pays catholiques aussi bien à l'allée qu'au retour, avec le prestige qui se dégage d'une telle ambassade dans une Europe déchirée par les guerres de religion.

Le récit s'ouvre ensuite sur les questions que le lecteur peut se poser. Une fois prouvée l'existence du Japon, on voudrait connaître la physionomie de ce pays. Le conteur, qui reste anonyme, va satisfaire cette curiosité légitime. Faisant partie du cortège, il affirme avoir entendu dire qu'au Japon il y avait soixante-six royaumes et beaucoup d'îles. Dans tous les domaines les Japonais étaient très avancés, bien que pratiquant l'idolâtrie. Ils avaient également un système de gouvernement très adroit. La foi chrétienne semble s'être beaucoup développée durant les dernières années. Le jour du Consistoire on estime le nombre de chrétiens à deux cent mille, sans compter quelques rois puissants, comme ceux dont nous venons de parler. En effet, la conversion d'un roi était fondamentale pour le succès de la mission car elle entraînait presque automatiquement celle de son peuple.

La preuve du succès missionnaire au Japon de 1548 à 15824 est sans appel. Cette ambassade à Rome se fait au moment idéal car après l'assassinat du célèbre Nobunaga en 1582, son successeur, Hideyoshi, proscrira le christianisme, sans l'abolir tout de même. Ainsi, les missionnaires pourront encore poursuivre leur tâche tout en se cachant. Le roi 5 Odo Nobunaga, né en 1534, avait favorisé les missions, combattant aussi le bouddhisme pendant son règne (1565-1582). A partir de 1582 il y aura un tournant pour la mission. En effet, Hideyoshi fera détruire l'église catholique de Kyoto en 1585 et en 1587 interdira la mission, avec le Décret de bannissement des missionnaires le 25 juillet 1587. La persécution des chrétiens au Japon s'étendra jusqu'en 1844. Le détail de celle de 1597 a été publié à Lyon en 16026.

Ces récits ont été traduits du latin, après avoir été envoyés au général de la Compagnie de Jésus, Acquaviva (1543-1615), par le père Louis Froes (1528-1597). Celui-ci fut l'un des premiers et principaux missionnaires jésuites portugais envoyés au Japon où il vécut trentedeux ans. De son vivant, plusieurs relations de ses missions furent imprimées en Europe. Le père Nicolas Pimenta (1546-1614), portugais, co-auteur, jésuite depuis 1562 ne fut envoyé en Inde qu'en 1592

4. Depuis que Marco Polo (1254-1324) fit connaître le Japon à l'Occident, ce n'est que de 1542 que date la découverte du Japon par l'Ouest.

5. En fait, Shogoun. Cf. note n° 2 ut supra.

6. Cf. note 1, ut supra : Luiz Froez, SJ, Relations des Pères Loys Froes et Nicolas Pimenta..., Lettres du Iappon de l'an 1596 escrites par le P. Loys Froes. Lettres du Père Nicolas Pimenta... datées de Goa, le 21 décembre 1599, Lyon, 1602, par Jean Pillehotte, 323.597.


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et de là, il partit pour le Japon. Nous avons donc un rapport très détaillé sur l'implantation chrétienne au Japon en 1596 qui peut être considéré comme le dernier faisant état de l'extension de la foi au Japon dans ce pays avant qu'il ne se ferme jusqu'au milieu du XIXe siècle.

Quelle est donc la situation de l'Eglise au Japon en 1596 ? L'empereur Taicosanna à ce moment-là avait une attitude plutôt bienveillante et la noblesse japonaise s'approchait de plus en plus du catholicisme. On comptait au Japon cent trente-quatre jésuites : soit quarante-six prêtres et quatre-vingt-huit frères dont quinze nouvelles vocations de l'année précédente. Ils étaient installés dans neuf villes et cette même année de 1596 ils s'étaient implantés dans une dixième ville : Osaka. Ils pensaient ouvrir prochainement une autre résidence à Bungo. Aussi, c'est le 13 août 1596 qu'arriva au Japon le premier évêque de ce pays, le père Martines, SJ.

Malgré la marge étroite de manoeuvre due à la situation politique, le travail des missionnaires au Japon ne semble faire qu'augmenter : de septembre 1595 à septembre 1596 les pères ont baptisé huit mille personnes « sans compter les enfants des chrétiens qu'on baptise d'heure en heure » ; confessé soixante-huit mille huit cent sept personnes parmi elles un grand nombre de nobles dont les noms sont passés sous silence, par peur de représailles. Cet essor apostolique arrive partout où les pères jésuites sont implantés au Japon. Il fournit, pour chaque résidence, le détail du nombre des sacrements donnés. Aussi, pour ce qui concerne la juridiction du père Froes, tous les habitants du royaume de Figen — c'est-à-dire les provinces d'Omura, d'Arima, d'Onocufa, de Somoto, de Cozzura, de Xigosi et d'Ojano — étaient devenus chrétiens. Les perspectives étaient également excellentes. Les Jésuites se proposaient de convertir au catholicisme le commandeur de Firando (Hiradojima) 7. Il était encore païen et allait dans quelque temps remettre son état à son fils encore infidèle, lui aussi, mais qui avait épousé une chrétienne, Mentia, fille du prince des Omurans. Aussi au Japon, les Jésuites appliquaient leurs méthodes pédagogiques et formaient des futurs prêtres, comme eux. En effet, ils pouvaient constater les progrès faits par les novices qui apprenaient à réfuter par des conférences et des disputes les Bonzes et d'autres païens.

Cet écrit est daté du port de Nagasaki le 13 décembre 1596, c'està-dire très peu de temps avant les persécutions. D'autres lettres figurent aussi dans ce recueil. Elles permettent de suivre l'évolution du catholicisme dans d'autres régions asiatiques. Nous retrouvons, en

7. Comptoir commercial portugais.


Récits publiés à Lyon sur la mission en Asie 77

effet, les lettres du père Jérôme Xavier, datées de la Cour de Mogor le 25 juillet 1598, où il aborde souvent les relations avec les Musulmans ; celles du père Emmanuel Carvel, données à Malacca au mois de janvier 1595, qui décrivent aussi les régions de Siam, Malacca, Caufficincine..., et enfin, nous retrouvons les lettres du père Emmanuel de Veyga, datées de Candegrin, le 18 septembre 1599. Quoi qu'il en soit, la qualité du récit de Froes dépasse de loin celle des autres.

La publication à Lyon en 1599 du récit envoyée par Francisco Tello 8 rapporte le martyre de six religieux espagnols franciscains, crucifiés au Japon dans la ville de Lagafague (Nagasaki) le 5 février 1597 et de vingt autres Japonais convertis au catholicisme. L'auteur, Tello, gouverneur et capitaine général des îles Philippines depuis le 25 avril 1595, affirme que les Bonzes, par l'intermédiaire d'un conseiller de l'empereur 9 avaient rapporté à celui-ci que Sa Majesté catholique, Philippe, avait fait la conquête de la Nouvelle Espagne et du Pérou par ce moyen-là : après avoir converti le peuple au Christ, il l'avait rendu tributaire et vassal du roi d'Espagne. Celui-ci pouvait bien faire de même au Japon. Par conséquent, l'empereur fit publier partout qu'on ôterait la vie à ceux qui prêcheraient Jésus-Christ, ce qui n'arrêta nullement le zèle des missionnaires avec les conséquences que nous connaissons. Aussi, après la description des tortures, devant ce spectacle, plus de cinq cents Japonais, tant hommes que femmes et petits-enfants, voulaient mourir pour la foi que prêchaient ces martyrs. Le but pédagogique est clair : Tello propose leur exemple à « nous autres qui sommes descendus et procréés de pères

8. Cf. note 1, ut supra : Francisco Tello, Relation envoyée par Dom Francisque Teillo, gouverneur et capitaine général des Isles Philippines, touchant le martyre de six Religieux Espagnols, de l'ordre de Sainct François de l'Observance, Lyon, 1599, J. Pillehotte, 315.906.

9. A Madrid, au siège des archives des Jésuites, dans le Catdlago de las Documentas Relativos a las Islas Filipinas. Hisloria General de Filipinas, neuf tomes, 1913-1936, Barcelone, Ed. Vda. de Luis Tasso. Dans le tome IV de 1928, p. 590, l'on affirme que ce fut à cause d'une maladresse d'un capitaine espagnol : « El 12-7-1596 partiô de Filipinas para la Nueva Espana el galeón Ilamado "San Felipe" con grandes riquezas. Las tempestades le hicieron perder el viaje y el 19 de Octubre naufragaron en el puerto de la ciudad de Orando en el reino de Tuna en Japon. Se hundió en el mismo puerto y ayudó a sacar lo que se pudo el rey de allí, Ilamado Chosugani. Iban en ese galeín cuatro religiosos agustinos, uno dominico y dos franciscanos. Pidieron ayuda para volverse pero los japoneses decidieron quedarse con el botín. Se quejaron. Los religiosos les acogieron en Nagasaki. Mohino Taycosama tanto por su codicia como por la instigación de Faranda, Faxeva, el Gobernador Yemendono y cl Rey de Tuna, dió rienda suella a su indignación ordenando al gobernador de Osaka pusiese guardas en las casas de los Padres Descalzos y de la Companía de Jesús que había en aquella ciudad, que es el modo de cárcel que usaban en japon. Se pidió una lista de los cristianos que acudían a casa de los religiosos para que los hiciese matar. Esta reacción alegró mucho a los cristianos, ya que recibirían el martirio. Hubo dos ilustres japoneses que vinieron a buscar el martirio con los Jesuítas (dos hijos y un sobrino de Guenifoin, Gobernador de Meaco y Gran Privado de Taycosana). Por eso los jesuítas no fueron martirizados como los Padres Descalzos, porque hablando un día con Taysosana, algunos señores gentiles que tenían amistad y buena voluntad, a los jesuítas les dijeron como estos religiosos en cuarenta afios que Ilevaban en Japon nunca habían dado muestras de traición ni intentado alborotar la ticrra ; antes bien lo contrario. »


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chrétiens... ; nous qui nous contentons d'une foi morte et sommes extrêmement lâches quand il s'agit de faire de bonnes oeuvres. »

Au Japon les difficultés pour les missionnaires ne vont faire que se multiplier en ce début de XVIIe siècle. Hideyoshi mourut en 1598 et en 1614 Yeyaso Tokugawa abolit le christianisme, la persécution devenant alors plus forte. Son successeur, Hidetada, confirma ce décret en 1616 ; les conséquences en furent terribles. Alors, l'on interdit aux Japonais les relations avec les missionnaires et les marchands étrangers... En 1622 eut lieu ce qu'on appela le « grand martyre » à Nagasaki et le raffinement des tortures « dépassa celles employées par les empereurs romains ». La persécution sévit de plus en plus fort jusqu'à ce qu'en 1630 l'entrée des livres étrangers au Japon fut interdite. En 1633-1634 eut lieu le martyre des derniers missionnaires étrangers au Japon. En 1637, dans la province d'Arima — près d'Osaka — trente-sept mille chrétiens furent tués. De 1635 à 1854 le Japon se fermera et se séparera du reste du monde, cette période étant pour les chrétiens celle de la clandestinité. En effet, en 1636, le Japon rompit tous ses rapports avec l'Espagne et le Portugal. En 1639, tous les étrangers sauf les Hollandais, reçurent l'interdiction de fouler le sol japonais et en 1640 on créa à Edo (Tokyo) le tribunal de Shumonarateme-sho, chargé de dénoncer les chrétiens ; cette même année on exécuta également les délégués de Macao, qui réclamaient le droit de commercer librement au Japon. Ceux qui pendant cette période essayèrent d'y pénétrer furent torturés et tués. Malgré tout, lorsque les premiers missionnaires français commencèrent à prêcher dans les îles, en 1844, quinze chrétiens s'étaient présentés qui assurèrent qu'il y en avait cinquante mille dans tout le pays. La persécution au Japon continua jusqu'en 1873.

Ainsi, tous les écrits du XVIe siècle publiés à Lyon sur les missions au Japon sont de la plus haute importance. Leur ton est positif même s'ils rapportent le martyre des missionnaires et des chrétiens. En fait, c'est « une fin heureuse et glorieuse, puisqu'ils sont parvenus à la Patrie du Ciel et sont restés fidèles jusqu'à la fin ». Mais la mauvaise tournure que prennent les affaires religieuses au Japon a pour conséquence l'abandon des éditions des récits sur ce pays et l'intérêt pour la Chine qui, elle, capte l'attention des Lyonnais dès la fin du XVIe siècle.

Diego de Pantoja, SJ, en témoin direct, raconte 10 en 1607, à Lyon, le succès de la religion chrétienne au royaume de la Chine. C'est lui10.

lui10. note 1, ut supra: Diego Pantoja, SJ, Advis du Reverend Père Iagues Pantoie... Envoyé de Paquin Cité de la Chine, au RP Loys de Gusman, à Lyon, 1607, chez Pierre Rigaud, en rue Mercière au coing de la ruë Ferrandière à l'Horloge (19 II), 800.802.


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même, en effet, qui fera le voyage avec une dizaine de missionnaires. Lorsqu'il put, enfin, rentrer en Chine il ne rencontra que cinq Jésuites qui dirigeaient trois maisons ; à Canton, à Quianci et à Nankin. Les étrangers semblaient, en effet, avoir beaucoup de mal à s'introduire dans ce pays et même, une fois rentrés, ils y étaient en grand danger, risquant sans cesse leur vie. Le péril guettait donc toujours, les Jésuites devant faire preuve d'une grande prudence. Néanmoins, ils réussiront tout de même à avancer à l'intérieur du royaume. Le père Pantoja en attribue « le succès à Dieu, les difficultés étant d'une ampleur telle que les hommes seuls n'auraient pas pu les affronter ».

Les premiers essais de pénétration en Chine au XVIe siècle furent à la charge des Jésuites. Saint François-Xavier mourut sur l'île de Sancian, aux portes de l'empire, en 1552, sans pouvoir y pénétrer. Ce ne fut que le fondateur de la mission en Chine, Mateo Ricci (1552-1610), qui obtint la permission de s'installer à Tchao-King le 5 février 1583, mais il fut chassé aussitôt, pouvant revenir malgré tout quelques mois plus tard. C'est alors que le 10 septembre 1583 il fonda la mission avec d'autres religieux dont le père Ruggieri. C'est grâce à une prudence extrême et par le moyen de l'instruction, qu'ils réussirent à se faire accepter. En effet, le père Ricci était un excellent mathématicien, cosmographe et astronome et, en faisant découvrir la culture européenne, les missionnaires purent faire pénétrer le christianisme progressivement. Déjà en 1584 ils composèrent un petit catéchisme en forme de dialogue entre « un gentil et un père de l'Europe », qui fut apprécié.

Le père Ruggieri fut envoyé à Rome et Ricci resta dans sa mission, caché avec un autre religieux assez jeune. En mai 1589 ils furent chassés de Tchao-King ayant déjà établi une petite chrétienté. Le 28 août 1589, le père Ricci partit pour Tchao-Then où il baptisa plusieurs personnes. Quelques années plus tard, le 28 juin 1595, il établit la troisième résidence de sa mission à Nan-Tchang, dans le Kwang-si et en 1598 il essaya de rentrer à Pékin, mais sans succès. En février 1599 il fut accueilli à Nankin, au retour de son deuxième essai pour pénétrer à Pékin, aidé, cette fois, par un Mandarin. Mais au cours de ce voyage qui se déroula du 7 septembre au 7 novembre 1599, le Mandarin les abandonna et cette tentative connut encore l'échec.

C'est justement la première partie de cette expédition et la suite de ces événements — mais seulement à partir de 1600 — qui vont être rapportées aux Lyonnais par la publication de l'ouvrage du père Pantoja. Ainsi, depuis l'arrivée du père Pantoja à Nankin, deux Mandarins — père et fils — avaient reçu le baptême. Par la suite, l'un de ces deux Mandarins fut envoyé en dehors de Nankin — sans qu'on ne connaisse exactement le lieu — et convertit au christianisme toute la


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ville où il se trouvait, ce qui permettait aux Jésuites d'espérer que vingt ou trente ans plus tard jailliraient de nombreuses vocations. Aussi, dès la fin de l'année 1599 au moment précis où le père Pantoja fit son rapport, à la résidence de Canton trois cents personnes avaient reçu le baptême, faisant par la suite preuve d'une grande piété.

Néanmoins, l'avenir de la mission dépendait de l'entrée des Jésuites à Pékin. Aussi, ils n'épargnèrent aucun moyen pour y parvenir. Ils étaient quatre : les pères Ricci, Pantoja, Cata et un Chinois appelé Sébastian Fernández. Le père Cata resta à Nankin pour s'occuper des nouveaux chrétiens et les trois autres religieux décidèrent de reprendre le voyage. Cette fois, le Mandarin tint parole et les y amena le 18 mai 1600. Le père Pantoja entreprit le périple avec deux frères catéchistes chinois. Après mille aventures et deux mois de prison, ils arrivèrent à Pékin où ils furent mis sous surveillance. Au milieu d'une ambiance hostile et pour parvenir à leur but, les Jésuites décidèrent de faire un cadeau au roi par l'intermédiaire d'un grand Mandarin qui devait les introduire auprès de lui. Mais, à Pékin, le Mandarin ne voulut plus les aider. Finalement, ils furent reçus par l'empereur le 24 janvier 1601. Les religieux essayèrent pendant trois mois de faire avancer la situation et, n'ayant pas réussi, ils durent quitter la capitale. A trois cents lieues de Pékin, au retour, ils passèrent par Nankin, ancienne demeure des rois, afin de tenter à nouveau d'aller à Pékin. Leur passage à Nankin s'avérera encore dangereux étant donné le grand nombre de gardes qui s'y trouvaient, mais toutefois, ils réussirent à y séjourner en passant inaperçus.

Connaître la façon d'être des Chinois s'avérait capital pour étudier la meilleure manière de les convertir. Ainsi, le père Pantoja décrit les aspects positifs et négatifs de la personnalité des Chinois. Leur caractère semblait être « vile et servile » mais en même temps ils paraissaient dociles, faciles, intelligents et pourraient assimiler ce qu'on leur enseignait, n'ayant aucune loi ni coutume qui les empêcherait d'observer la religion. Quant aux prêtres du pays, les Bonzes, ils étaient vraiment peu appréciés : « Considérés comme une vraie plaie, étant, en général, de la plus basse lie du vulgaire, ils restaient toujours lourdauds, ignorants, stupides, fainéants et, par conséquent, méprisés... » Les Chinois éprouvaient de la haine et un grand dédain pour les étrangers, protégeant grandement leurs ports afin qu'aucun d'eux ne puisse y accoster. Ils étaient athées et ne croyaient pas à une vie future ayant en même temps une folle présomption accompagnée d'une « fourmilière de vices et d'une grande dureté de coeur ». Ils avaient ou pouvaient avoir plusieurs femmes qui étaient très surveillées. Celles-ci ne sortaient pas de leur maison, ce qui empêchait les chrétiennes d'aller à la messe, par peur des médisances. De même, si


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leurs mots n'étaient que des monosyllabes, ils semblaient apprécier l'écriture qui était composée de quarante mille lettres, écrivant non pas avec la plume, mais avec un pinceau. Chacun avait un maître ; si quelqu'un ne pouvait pas en avoir un, personnellement, faute d'argent, il se joignait à d'autres pour réduire la somme versée. Aussi, tous les trois ans, le roi envoyait des commis aux capitales de province pour faire passer un examen qui se déroulait en trois degrés.

Les descriptions de leurs moeurs sont bien détaillées en ce qui concerne leur façon de manger et de s'habiller, leur argent et leur nourriture, leurs cérémonies funéraires, et un grand nombre d'autres coutumes. Les Chinois s'adonnaient également beaucoup à l'alchimie et s'efforçaient de trouver une boisson qui leur permettrait de ne pas mourir. Aussi, lit-on, « ils se frappent entre eux un peu, puis vont boire, mais jamais ils ne se tuent entre eux comme en Europe — sauf chez les gens où il y a beaucoup de disputes à cause de la polygamie ». De plus, leur philosophie était totalement différente de la philosophie chrétienne : il s'agissait de la culture de soi, basée sur l'autocontrôle. N'ayant pas de logique abstraite, leur connaissance était essentiellement pratique et utilitariste. Ils ne faisaient pas la différence entre la substance et les accidents, entre l'essence et l'existence, entre les vérités éternelles et les phénomènes transitoires.

Outre ces données, nous trouvons dans ce récit aussi bien quelques traits de leur histoire que plusieurs descriptions géographiques signalant des erreurs qui figuraient sur toutes les mappemondes en Europe. En effet, les cartes de l'époque plaçaient Pékin à 50 degrés, alors que les missionnaires, ayant bien mesuré sur place, avec l'astrolabe, ne l'avaient trouvé qu'au quarantième degré. Le père Pantoja conteste aussi une autre donnée géographique qu'on avait en Europe, à savoir « que l'on met plus outre que la Chine, vers l'Orient, un grand royaume continu nommé Catay ». Les missionnaires pensent « qu'il n'y en a point » ; qu'en fait « ce Catay est une province de la Chine et que sa capitale qu'on nomme Cambalu, est en réalité Pékin ».

Si l'on considère que le christianisme pénétra en Chine depuis la fin du XVIIe siècle et que les missionnaires envoyés à plusieurs reprises disparurent - les derniers avant l'époque que nous étudions parvinrent en Chine en 1371 —, d'une part, et d'autre part qu'avec la dynastie Ming — à partir de 1368 — toute trace de mission disparut dans ce pays, il faut apprécier à sa juste valeur la très grande importance de l'arrivée de Jésuites et leurs tentatives d'implantation en Chine au XVIe siècle. Toutefois, Ricci, dans sa correspondance, laissa entrevoir progressivement tout son enthousiasme pour la philosophie chinoise qui trahit un véritable attachement intellectuel de plus en plus fort.


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En fait, il voulut établir un compromis entre le christianisme et le confucianisme. Sous un prétexte intellectuel, Ricci souhaita concilier des philosophies incompatibles. C'est cela qui fait la différence entre un homme comme lui et un saint François-Xavier. Celui-ci s'est adapté dans la mesure où il était possible de le faire mais sans modifier nullement le message religieux qu'il devait transmettre.

Grâce à ces récits, dont l'importance ne saurait pas passer inaperçue, l'attrait de la Chine en France, et plus précisément à Lyon, n'est qu'à ses débuts. Deux ans plus tard, en 1609, est publié, toujours à Lyon, un ouvrage sur l'Histoire du Grand Royaume de la Chine 11 qui donne encore une très grande variété et richesse de détails sur ce pays et ses moeurs, sans toutefois nous apprendre rien de vraiment nouveau par rapport à l'ouvrage précédent. Rouen publiera en 1614 une autre édition de cette oeuvre.

Dans la deuxième partie du XVIIe siècle, en 1667, nous retrouvons un autre ouvrage 12 qui témoigne encore de l'intérêt soutenu de la France pour la Chine. Ce livre est divisé en trois parties. Dans la première, l'auteur, le père Martino Martini 13, SJ, décrit la géographie, les moeurs et le caractère des Chinois : leurs vêtements, leurs jeux et leurs banquets, les examens qu'ils devaient passer, les sciences qu'ils possédaient et même leur appartenance à des sectes, les superstitions, la noblesse et le gouvernement chinois. On y trouve également, le détail

11. Cf. note 1, ut supra : Juan Gonzalez de Mendoza, augustin, Histoire du Grand Royaume de la Chine..., plus, trois voyages faits vers iceley en l'an 1577, 1579 et 1581... ensemble un itinéraire du Nouveau Monde, et le descouvrement du nouveau Mexique en l'an 1583 (parJuan Gonzalez de Mendoza). En ceste nouvelle édition a esté adioustée une... Description du Royaume de la Chine..., traduire de Latin en François (par Luc de la Porte), à Lyon, 1609, par François Arnoullet, Baudrier X, 170, Rés. B 487.658/ Rés. 422.227.

12. Histoire de la guerre des Tartares..., avec Histoire universelle de la Chine, par le P.Alvarez Semedo, Lyon, chez Hierosme Prist, in-4°, 458 p., 1667.

13. Jésuite qui naquit à Trente en 1614 et mourut à Hang-Tcheou en 1661. Il partit en bateau en 1638 et arriva en Chine en 1643. Quelques années plus tard, il fut nommé supérieur de la mission Hang-Tcheou où il demeura jusqu'en 1651. Il revint à Rome pour exposer l'état et les besoins de la mission. Puis, il retourna en Chine après un voyage bien dangereux et mourut quelques années plus tard. Il écrivit quatre oeuvres originales sur la Chine :

1) De bello tartarico historia, Rome, 1654, ouvrage qui a été réédité plusieurs fois en latin et traduit en plusieurs langues ;

2) Brevis relatio de numéro el qualitate christianorum apud Sinas, Rome, 1654. Il s'agit d'un opuscule dans lequel figurent les oeuvres qui ont été écrites en Chine par les Jésuites en faveur de la religion chrétienne ;

3) Novus Atlas Sinensis (1655), traduit en plusieurs langues ;

4) Sinicae Historiae Decas prima, Munich, 1658. Cette première partie, seule publiée, fut traduite en français par l'abbé Peletier sous le titre Histoire de la Chine, éditée à Paris en deux volumes en 1692. Elle fut extraite par le père Martini d'une oeuvre chinoise et a l'intérêt de présenter pour la première fois ce qui se passa en Chine avant l'ère chrétienne. En fait, dans l'ouvrage objet de notre commentaire, la seule partie appartenant au père Martini est celle de la guerre des Tartares, puisque la partie correspondant à l' Histoire Universelle de la Chine a été écrite par le père Alvarez Semedo.


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des funérailles de la reine-mère ! La deuxième partie s'intitule : De l'état spirituel du royaume de la Chine, et reprend le récit du père Pantoja que nous connaissons déjà ainsi que les circonstances dans lesquelles les Chinois donnèrent Macao aux Portugais. On peut aussi lire la suite de l'histoire du christianisme en Chine : la mort du père Mateo Ricci le 11 mai 1610, la grande persécution de Nankin en 1615 qui aboutit au bannissement des pères jésuites du royaume de Chine, avec le récit de la mort du père Pantoja et du père Sébastian des Ours, lorsqu'ils avaient essayé de partir sans être reconnus en 1618. L'on nous rapporte aussi la seconde persécution de Nankin en 1662. Enfin, la troisième partie n'a vraiment pas de rapport avec les deux autres et traite de la guerre des Tartares contre la Chine, contenant aussi « les révolutions étrangères qui sont arrivées dans ce grand royaume depuis quarante ans ».

En ce début du XVIIe siècle, ces ouvrages semblaient monopoliser en quelque sorte l'attention des Français pour la Chine. La diffusion du savoir européen fut l'excuse et la justification de la présence des Jésuites en Chine, mais le résultat fut à l'envers de celui escompté. Ces faits ajoutés aux événements qui suivront expliquent le silence ultérieur des éditeurs sur la Chine.

Ce n'est qu'à partir de 1571 que l'on s'intéresse à Lyon aux récits missionnaires en Asie. Jusqu'à la fin du XVIe siècle, le Japon attirera tous les regards, mais la fermeture du pays alors et la difficulté d'obtenir de ses nouvelles par la suite fera déplacer l'attention des Lyonnais vers la Chine, au début du XVIIe siècle. Cet intérêt se poursuivra surtout pendant la première moitié de ce siècle. Ceci va avoir comme conséquence l'arrivée en France d'un goût prononcé pour tout ce qui se réfère à la Chine, aussi bien du point de vue artistique et culturel qu'intellectuel.

En effet, la connaissance de la civilisation chinoise en Europe à travers les récits missionnaires va passionner les Français, ce qui se traduira au XVIIe siècle par l'invasion en Europe en général et en France plus particulièrement, des modes chinoises, entre autres, l'engouement pour la porcelaine. Le courant intellectuel va aussi séduire certains et nourrira une certaine aversion anti-catholique qui se respire déjà dans certains secteurs ; Voltaire en sera un bon exemple. Par ailleurs, la connaissance de la civilisation chinoise était nécessaire aux missionnaires pour essayer de s'adapter et d'obtenir un maximum de conversions.

En effet, si au début les récits missionnaires sont empreints de ferveur religieuse et de piété et ont la fraîcheur de ce que l'on découvre pour la première fois, au milieu du XVIIe siècle, les ouvrages changent


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de ton. Ils reprennent les premiers récits missionnaires mais d'une manière plus mécanique et plus réduite. La description des habitants et de leurs coutumes obéissent davantage aux exigences d'une curiosité intellectuelle profane qu'à l'intérêt religieux du début. On y ajoute également des parties plus longues sur l'histoire de ces pays qui se perdent souvent en détails qui, pour le moins, n'ont plus l'attrait du vécu. Ceci semble aller de pair avec les changements de mentalité en Europe qui se déroulent à cette époque.

La laïcisation progressive de ces relations vont leur faire perdre du mordant et mettent davantage en relief l'importance des premiers récits missionnaires de la fin du XVIe siècle et du début du XVIIe siècle. Et ceci à cause non seulement de leur intérêt religieux mais aussi, à cause de leur riche contenu en descriptions géographiques, ethnographiques, sociologiques et culturelles — d'une grande qualité littéraire et technique -, rapportées pour la première fois par ceux qui en ont été les protagonistes.

M. A. ETAYO-PIÑOL.


Le suicide à l'époque moderne.

Un exemple dans la France du Nord-Ouest :

à Boulogne-sur-Mer

« Alors Judas, qui l'avait livré, voyant qu'il était condamné, fut pris de remords et rapporta les trente pièces d'argent aux principaux sacrificateurs et aux anciens en disant : J'ai péché, en livrant le sang innocent. Ils répondirent : Que nous importe ? Cela te regarde. Judas jeta les pièces d'argent dans le temple, se retira, et alla se

pendre. »

MATTHIEU, 27

« Or, il est écrit dans le livres des Psaumes : Que sa demeure devienne déserte Et que personne ne l'habite ! »

ACTES 1,16-20

Si de nos jours le suicide apparaît comme un acte navrant relevant du domaine de la vie privée, il n'en fut pas de même à l'époque moderne. Lors de précédentes recherches sur le protestantisme en Boulonnais et Calaisis nous avions en effet appris qu'en dehors des périodes de reconnaissance légale, le corps des Huguenots défunts était traîné dans les rues comme l'était celui des suicidés. C'est le sort qui fut, par exemple, réservé à la dépouille d'une certaine « Madame Vatta » en 1685 à Ardres près de Calais. Le cadavre de Samuel Doye, réformé d'origine calaisienne, fut également traîné sur une claie en septembre 1686 après avoir été exhumé 1. Le cadavre de certains criminels pouvait être aussi traité de la sorte. En 1531 à Saint-Omer, un certain Rasse Caron convaincu d'avoir assassiné pour voler fut ainsi

1. M. Naert, Les Huguenots du Calaisis au XVIIe siècle, DES, Lille, 1913, 150 p. Revue historique, CCXCI/1


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condamné à être traîné « sur une cloie au gibet et illecq pendu et estranglé tant que mort ensieve » 2. Traîner un corps dans la rue fut donc, semble-t-il, une peine sanctionnant des actes illégaux gravissimes. Par ce traitement, le suicidé aurait donc encouru le sort post mortem qui était réservé aux pires criminels et aux hérétiques ? Une telle coïncidence nous sembla pour le moins étrange.

Bien sûr le suicide a de tout temps troublé les esprits en signalant une mort qui dérange et suscite malaise et interrogations. Or, les sociétés humaines eurent à travers l'histoire une approche différente de la question. Acte au contenu hautement religieux en Asie et dans l'Egypte ancienne, le suicide se fit héroïque chez certains romains. Au contraire, le christianisme le marqua du sceau de l'infamie 3. L'étude des dossiers regroupant les procès-verbaux où était consignée la découverte du cadavre d'un suicidé, révèle une certaine originalité de l'Occident chrétien en la matière et ceci surtout à l'époque moderne. A la différence de nos jours, il ne s'agissait pas, en effet, d'établir un simple rapport d'autopsie cherchant à déterminer les causes et les conditions d'une mort « extraordinaire » mais au contraire de dresser précisément les pièces qui allaient servir à faire un procès... au cadavre du suicidé ! Démarche en fait logique car l'époque moderne voit dans tout suicide, un crime. Les hommes de l'époque n'employaient d'ailleurs pas le terme de « suicide » (mot créé en 1734 par l'abbé Prévost), mais utilisaient d'autres expressions telles que : « s'oster la vie », « se défaire », ou encore, plus explicites : « se tuer soimême » ou « s'homicider » 4. Il n'y avait d'ailleurs là rien d'original. Dans l'Inde ancienne, par exemple, le mot sanskrit « âtmahatyâ » signifiait littéralement : « homicide de soi » 5, et le mot utilisé pour la première fois par l'abbé Prévost dans son ouvrage Le pour et le contre, recouvrait à peu près le même sens : « se tuer soi-même » 6. Toutes les expressions servant à désigner le suicide induisaient donc une même idée d'homicide.

La France moderne insista sur cet aspect criminel de l'acte suicidaire. Le suicide étant un crime, il fallait que passe la justice du roi dans toute sa rigueur procédurière. C'est ce que nous révèlent les sources évoquées précédemment. Les archives boulonnaises ont su conserver quelques-unes de ces sources. Ces archives, trop peu nombreuses hélas, ne nous permettent pas de dire si on se suicida à Bou2.J.

Bou2.J. Pas, Exécutions capitales dans la région audomaroise antérieures au XVIIIe siècle, Bullelin de la Société des Antiquaires de la Morinie, Saint-Omer, 1937, p. 717-732.

3. A. Bayet, Le suicide et la morale, Paris, 1922, 823 p.

4. R. Favre, La mort au siècle des Lumières, Lyon, PUL, 1978, 641 p.

5. C. Thomas, Inde : le pays du suicide ?, L'Histoire, n° 30, 1981.

6. R. Favre, ouv. cit.


Le suicide à l'époque moderne 87

logne-sur-Mer plus qu'ailleurs, mais elles sont suffisamment précises pour essayer de comprendre comment une société, en l'occurrence celle de Boulogne-sur-Mer, réagissait à la question du suicide. Elles trahissent aussi, indirectement, le fonctionnement de cette société aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles.

Mais laissons tout d'abord la parole aux hommes chargés d'appliquer la justice à Boulogne-sur-Mer.

ENQUÊTE AUTOUR D'UN SUICIDE

La découverte d'un cadavre

« L'an mil sept cent vingt cinq et vingt septième jour de mars huit heures et demy du matin nous Mc Achille Mutinot Conseiller du Roy Receveur des Consignations de la Sénéchaussée du Boulenois Mayeur de la ville de Boulogne nous sommes transporté accompagné de notre greffier a la clameur publicque en un lieu nommé la Madeleine paroisse de St Martin banlieue de cette ville ou étant le long du marais nous avons trouvé un corps mort pendu par le col à un arbre... »7

Ainsi commence l'enquête sur le suicide d'un soldat : Jean Beaucourt. Avertis par la rumeur publique, les responsables de « police » et de justice se déplacèrent donc pour constater la mort de cet homme. Achille Mutinot commença tout d'abord par faire dresser par son greffier un relevé descriptif de la situation en distinguant trois points :

1) observation précise du corps : « face élevée du costé du ciel » ; une jambe allongée car elle avait glissé vers le marais, l'autre courbée ; on remarqua surtout qu'il n'y avait sur le corps « aucune contusion ni coups » ;

2) on chercha ensuite à comprendre comment le soldat s'était donné la mort en décrivant la corde, sa longueur, sa grosseur ;

3) une description détaillée de l'habillement du suicidé et de ce qui se trouvait dans ses poches termina ce relevé.

Achille Mutinot apposa ensuite sur le front du cadavre, un cachet de cire aux armes de la cité et ordonna le transfert du corps dans la prison de la ville qui se trouvait alors dans l'ancien beffroi de la haute ville de Boulogne-sur-Mer. Les vêtements et biens personnels de

7. AMB (Archives municipales de Boulogne-sur-Mer) : Ms. n° 1493.


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Beaucourt furent déposés au greffe de la mairie. Puis Mutinot décida de l'ouverture d'une « information » pour que soient établies précisément les causes et conditions de cette mort.

Un second personnage important entre alors en scène. C'est un officier municipal : le procureur fiscal. Dans l'affaire Beaucourt, il s'agit de Maître Léonard Griboval, domicilié en la rue des Cuisiniers (actuelle rue de Lille) en haute ville de Boulogne. Griboval commença par désigner deux médecins : Pierre Rimbault et Daniel Dezoteux qui, après avoir prêté serment, furent chargés de « visiter le cadavre ». Précisons que cette « visite » intervint sur le terrain juste avant le transfert du cadavre vers la prison de la ville. Les deux hommes « de l'art » firent une description clinique de ce cadavre : «... face un peu livide... lèvres noires... excrément gluant et visqueux tenant tant de la bouche que du nez... » Ils insistèrent surtout sur la façon dont le corps était pendu : « ... à la première branche d'un arbre aux environs de cinq pieds de terre à une corde de la grosseur d'environ le petit doigt... ayant un noeud coulant ne faisant qu'un simple tour de col... » La description était identique à celle qu'avait faite le greffier d'Achille Mutinot. Elle comportait cependant quelques détails en plus. Rimbault et Dezoteux observèrent ainsi que le noeud de la corde passait « entre le menton et le larynx pardessous les angles de la mâchoire inférieure entre les oreilles... et par derrière sur les parties moyennes et latérales de l'occiput ayant fait une profonde impression à toutes ces parties... » Les deux médecins se penchèrent également sur toutes les parties du corps pour constater enfin que « la seule cause de la mort de cet homme a été celle du licol qu'il s'était luy même préparé selon toutes les apparences... » C'était donc bien un suicide. Parallèlement à cette « visite » médicale du cadavre, Mutinot et Griboval poursuivirent probablement une recherche qui permit l'identification du mort : il s'agissait de Jean Beaucourt, soldat invalide originaire d'Amiens, en garnison à Boulogne.

L'établissement des faits, la désignation de médecins chargés d'autopsier le cadavre et la recherche d'identité du suicidé constituent les premiers éléments d'une démarche qu'on retrouve dans toutes nos affaires relatives au suicide. Cette démarche n'était d'ailleurs pas propre à ces seules affaires. On la retrouve dans les enquêtes relatives à divers accidents comme, par exemple, le 29 mars 1768 lorsqu'on trouva un homme noyé dans un abreuvoir. Les médecins conclurent à une « mort dans l'eau sans autre cause antérieure » 8. Le 29 mars 1770, autre exemple, le mayeur et le procureur fiscal se rendirent chez un

8. AMB, ms. n° 1263.


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certain François Dambon demeurant « hors la porte Royale » pour se trouver en présence du cadavre d'un étranger. Cette mort leur sembla suspecte car « il pouvait y avoir un soupçon qu'il étoit mort de mort violente... » L'enquête révéla en fait que l'individu était mort des effets d'une maladie inflammatoire 9.

Toutes ces démarches étaient donc systématiquement entreprises lorsqu'il y avait quelque doute sur les causes réelles d'un décès. La mort « suspecte » entraînait automatiquement l'ouverture de ce que nous pourrions appeler une enquête de police. La procédure fut précisée par la Déclaration royale de 1670, reprise en 1712. Muyart de Vouglans explique dans un traité publié en 1770, qu'il s'agissait de bien faire la part entre ce qui était suicide, assassinat ou simple accident 10. Aujourd'hui encore, les officiers de police et le médecin légiste cherchent à établir les conditions exactes dans lesquelles est survenue une mort « suspecte ». En matière de suicide par pendaison, on observe ainsi la position générale du corps et on étudie avec attention la place du noeud coulant. Mais la comparaison avec ce que nous pouvons connaître aujourd'hui en ce domaine s'arrête là. A l'époque moderne, la machine judiciaire poursuivait inexorablement son chemin lorsque la thèse du suicide était accréditée.

Des procès faits à des cadavres !

L'après-midi du 27 mars 1725, jour de la découverte du corps de Jean Beaucourt, le procureur fiscal, chargé de l'accusation publique, notifia au Magistrat qu'il convenait de « nommer un curateur pour faire le procès au cadavre ». Ce curateur fut désigné d'office en la personne de Maître Andra Dequehen, procureur en la Sénéchaussée du Boulonnais. Cinq témoins furent ensuite convoqués. Tous se présentèrent à 2 heures de l'après-midi en l'hôtel de ville pour être interrogés individuellement. Se succédèrent :

— Adrien Laisné, laboureur, âgé d'environ 30 ans ;

— André Gibault, dit « Cambrésy », soldat âgé d'environ 45 ans ;

— Antoine Biehaymé, jardinier, demeurant à Brequerecque, quartier situé au sud-ouest de Boulogne ;

— Cosme d'Amyens, soldat âgé de 50 ans ;

— Jean-Jacques Neuville, berger d'Adrien Laisné, demeurant à la Madeleine proche de l'endroit où fut découvert le cadavre de Beaucourt.

9. AMB, ms. n° 1264. 10. P. Muyard de Vouglans, Les lois criminelles de France dans leur ordre naturel, Paris, 1780.


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Tous prêtèrent serment et chacun affirma qu'il n'était « pas parent ou domestique ou allié des parties ». Chaque témoin expliqua ensuite en la présence d'Achille Mutinot, de Léonard Griboval et du greffier de la ville, ce qu'il avait vu ou savait de l'histoire de Jean Beaucourt. Les deux soldats le connaissaient bien, mais ils ne surent dire les raisons qui l'avaient poussé à l'acte fatal. Leurs témoignages différaient sur quelques points. André Gibault présenta Beaucourt comme « un homme assez rangé ni sujet à la boisson » alors que Cosme d'Amyens le vit « quelques fois sujet à la boisson » quoi qu'il « ne luy a pas veu faire de mauvaises actions ». Antoine Bienaymé et Jean-Jacques Neuville allèrent dans le sens de Cosme d'Amyens. Le premier déclara avoir vu, la veille, sur les « 4 ou 5 heures de relevé » un individu vêtu de bleu assis près de sa maison et « tenant en main une canne et une corde ». Cet homme était, semble-t-il, « épris de boisson ». Interrogé, ce particulier lui avoua « qu'il s'estoit trouvé incommodé et s'estoit ainsy reposé ». Le berger Neuville, lui aussi, avait remarqué vers 6-7 heures du matin, le même homme vêtu de bleu « quy luy a paru espris de boisson ».

Après chaque audition, le témoin était invité à signer sa déclaration et recevait 10 sols d'indemnisation. Tous réitérèrent ensuite leurs propos lors du récolement ordonné par le procureur fiscal. Cette audition des témoins, procédure normale et systématique en cas « d'information », se retrouve dans toutes nos affaires. Elle n'était pas sans intérêt car elle permit de préciser l'établissement des faits dans certaines affaires comme, par exemple, le suicide de Gilles Allain.

Gilles Allain se suicida le dimanche 27 juillet 168111. Le mayeur, le procureur fiscal accompagnés des médecins, découvrirent le lendemain le corps enveloppé dans un linceul et allongé sur le plancher de la maison dudit Gilles Allain, sise rue de la Lampe en basse ville de Boulogne. Les « marques au col » permirent rapidement de conclure qu'il s'était « deffaict ». On procéda à un interrogatoire serré des occupants de la maison, à savoir : Jeanne Allain, soeur du défunt, Péronne Gressier, sa tante, Péronne Lamouzy dite « Filiest » et Anthoine Gressier son frère, respectivement nièce et neveu de Péronne Gressier, ainsi que l'autre soeur du suicidé, Anthoinette, veuve de Claude Duflos, qui demeurait tout près de là. Leurs témoignages permirent de préciser l'heure du suicide : Gilles Allain s'était tué le dimanche 27 juillet entre une heure de l'après-midi et dix heures du soir. Ces interrogatoires permirent surtout de constater que le corps avait été déplacé. Lorsqu'elle découvrit, le dimanche soir vers dix heures, le corps de son frère pendu dans un galetas à l'étage,

11. AMB, ms. n° 1504.


Le suicide à l'époque moderne 91

Jeanne Allain envoya quérir sa soeur Anthoinette. Les deux femmes montèrent, seules, dans le grenier vers une heure du matin puis, après avoir coupé la corde et retiré le justaucorps que portait le défunt, elles transportèrent le cadavre dans la chambre qui se trouvait à côté du galetas. L'interrogatoire des témoins, et ici acteurs, permit donc aux enquêteurs de faire apparaître une vérité qui n'était pas évidente au premier abord. Un autre exemple nous montre l'importance de ce procédé.

Le 23 mars 1770 fut découvert le corps d'un certain Jérôme Prédalle, fondeur d'étain, trouvé mort dans le grenier de sa maison, tué « d'un coup d'arme à feu » 12. L'affaire est obscure. Gaspard Le Riche, conseiller de la ville agissant pour le mayeur, et le procureur fiscal ne conclurent pas au suicide, et pourtant, les présomptions en la matière sont fortes pour ne pas dire certaines. Lorsqu'ils entendirent le coup de feu, les voisins et surtout les enfants de Jérôme Prédalle avertirent les autorités.

Le corps fut ainsi trouvé allongé dans un grenier bas et sombre, ayant reçu « un coup de fusil qui luy traversoit le corps et sortoit dans le dos ». Le fusil était posé contre la muraille et la baguette du fusil à l'autre bout du grenier, ce qui intrigua les enquêteurs qui remarquèrent qu'il n'y avait « a la gachette dudit fusil rien qui indique qu'on y ait attaché quelque chose pour faire partir le coup ». L'audition d'un des témoins est alors déterminante. Pierre Lejeune expliqua que les voisins et les enfants du défunt l'avaient envoyé chercher et qu'il fut le premier à voir le corps :

« ... ayant a coté de luy un fusil dont la crosse étoit contre la teste... (et) se souvient [...] d'avoir ramassé le fusil qui était décliqué ou dont le chien étoit sur le bassinet qui n'avoit point de baguette qu'il posa contre le mur... »

Certains témoins, à l'exemple de Pierre Lejeune ou des soeurs Allain, jouèrent donc un rôle actif dans certaines affaires de suicide. La situation se retrouve encore dans l'histoire de la tentative de suicide de Pierre Vaillant, maître écrivain domicilié en basse ville de Boulogne 13. Le 6 juin 1733, François Arnoult, jeune homme à marier, marchait dans la rue lorsque, passant devant la maison du maître d'armes, Guillaume Crouy, il fut interpellé par la femme de ce dernier qui lui demanda de monter dans le grenier où se trouvait, selon elle, un homme ivre. Le jeune homme s'arma d'un marteau et grimpa l'escalier « prudemment » et, là, il découvrit « un homme

12. AMB, ms. n° 1581.

13. AMB, ms. n° 1504.


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pendu » qu'il eut juste le temps de décrocher en coupant la corde, puis il allongea le corps encore vivant sur le plancher. Ainsi commence l'affaire de la tentative de suicide du dénommé Vaillant.

Si l'audition des témoins permettait de faire la lumière sur certains aspects des suicides que nous étudions, elle aidait aussi à mieux connaître l'état d'esprit des suicidés. Nous savons ainsi que Pierre Vaillant était en état d'ivresse, tout comme l'étaient probablement le soldat Beaucourt et Gilles Allain. Ce dernier semble avoir aimé la boisson, plus que de raison. Péronne Lamouzy dite « Filiest » nous révèle qu'il dîna chez sa soeur Anthoinette le dimanche 27 juillet, et qu'il fréquenta avant et après ce repas les tavernes du quartier. Jeanne Podevin, autre témoin interrogé dans cette affaire, reconnut avoir vu Gilles Allain, ce même jour, chez elle dans son cabaret où il but « deux ou trois coups de bière ». Un autre témoin, marchand en la basse ville, se souvint l'avoir rencontré ce dimanche matin en compagnie des nommés Leroux et Prévost. Les trois hommes l'invitèrent à venir boire « ung pinte de vin », ce qu'il refusa. Péronne Gressier dit avoir entendu dans la nuit du samedi 26 au dimanche 27 juillet, veille du drame, du bruit dans le galetas où dormait Gilles Allain. Elle interpréta ce « fracas » comme le résultat d'une chute de son neveu qui, selon elle, « prit de boisson [...] s'était couché sur ung coffre d'où il était tombé ». Péronne Gressier précisa à ce sujet qu'elle l'avait vu « souvente foy prit de ving ».

D'une manière générale, tous les témoignages mettent l'accent sur les dernières heures vécues par le suicidé et peuvent aider à comprendre l'état d'esprit dans lequel il se trouvait au moment de son acte désespéré. C'était d'ailleurs un des buts fixés par la Déclaration royale de 1670 qui imposait aux « Officiers de Justice » en cas de mort « suspecte » :

« ... d'informer et entendre sur le champ ceux qui seront en état de déposer de la cause de la mort, du lieu et des vie et moeurs du défunt, et de tout ce qui pourra contribuer à la connoissance du fait... » 14.

Leur audition terminée, les témoins étaient mis en présence du cadavre. L'enquête arrivait alors à un temps fort : l'interrogatoire du suicidé lui-même ! Cet interrogatoire se faisait par l'intermédiaire d'un curateur désigné qui devait répondre aux questions des enquêteurs à la place du suicidé. Nous connaissons déjà Maître André Dequehen chargé de parler en 1725 au nom du soldat Beaucourt, mais c'est l'intervention de Maître Pierre Noël, désigné en 1681 curateur pour Gilles Allain, qui est la plus riche d'enseignement :

14. L. B. Mer, La procédure criminelle au XVIIIe siècle : l'enseignement des archives bretonnes, Revue historique, n° 555, juillet/septembre 1985, p. 9-42.


Le suicide à l'époque moderne 93

« — Interrogé Maître Pierre Noël, procureur et curateur au cadavre de Gilles Allain [...] pourquoy il s'est defaict luy-mesme, après serment par luy faict de dire vérité ?

— A dict qu'estant dans une mélancoly profonde, il se seroit retiré dans sa chambre et se seroit couché sur un coffre, d'où il seroit tombé et par la suite se seroit blessé.

— Interrogé d'où vient que sur son col on descouvre l'impression d'une corde, ce qui marque qu'il s'est deffaict lui mesme ?

— A dict qu'à la vérité il y a une marque, mais ce que peut estre l'impression de la cravate, qu'il avoif accoustumé de porter et de serrer fort.

— Interrogé d'où vient que sa langue sorte si fortement, marque de la violence avec laquelle il s'est deffaict luy mesme ?

— A dict qu'il ne s'est pas deffaict luy-mesme, mais qu'estant tombé dud coffre qui estoit dans le galletas où il se retiroit et sur lequel coffre il avoit coustume de se coucher, la violence de sa chuste et la pesanteur de son corps l'auroit mis dans cest état.

— Interrogé sy il convient que par loy divine et humaine, il n'est pas permi de se deffaire soy mesme ?

— A convenu deds. loys, mais dict qu'il ne s'est pas deffaict luy-mesme.

— Interrogé quel estoit la cause de son chagrin ?

— A dict qu'à la vérité il avoit du chagrin, mais ne le pouvoit révéler de son honneur et honnesté. »

Ainsi le curateur devait se mettre à la place d'une personne qu'il affirmait, sous serment, ne pas avoir connue de son vivant ! Pierre Noël, tout comme le fit André Dequehen dans l'affaire Beaucourt, développa pour expliquer les causes du suicide, une argumentation pour le moins surprenante. Il expliqua ainsi que le décès de Gilles Allain était survenu à la suite d'une chute. Les marques sur le cou ? C'était la trace laissée par des cravates qu'Allain avait l'habitude de porter trop serrées 10.

André Dequehen affirma de son côté, que Jean Beaucourt étant « homme assez rangé, de bonnes moeurs et faisant son devoir de chrestien, allant à la messe les jours de Dimanche, festes et même jours ouvriers » n'avait pu se donner la mort. D'ailleurs, n'avait-on point trouvé dans les poches de son habit un livre d'heures et un chapelet ? Non. Beaucourt fut, en fait, selon Dequehen, assassiné « par quelqu'un de ses ennemis » qui voulut maquiller son crime « en faisant rejaillir l'homicide sur l'homicide... » Les curateurs « plaidaient »

15. L'explication peut sembler absurde. Or, dans l'affaire de la meurtrière d'enfants, Jeanne Weber - une affaire qui défraya la chronique au début du XXe siècle en France — les experts nommés auprès du tribunal affirmèrent que les traces constatées sur le cou d'un des enfants n'étaient pas obligatoirement le résultat d'une strangulation mais peut-être la marque laissée par un vêtement trop serré...


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donc, et ceci malgré l'évidence de l'acte suicidaire, la thèse de l'accident ou même de l'assassinat.

Toute cette procédure surprenante n'était pas inhabituelle. Un curateur parlant pour quelqu'un d'autre pouvait être, en effet, désigné dans certaines affaires comme, par exemple, lorsqu'un sourdmuet était impliqué dans un procès, ou encore, lorsqu'il fallait juger un criminel par contumace 16. Par contre, il n'y avait pas, à ma connaissance, de curateurs intervenant dans les procès fait aux cadavres de ceux qui s'étaient entretués lors d'un duel, et pourtant, la peine réservée à ces cadavres était tout aussi infamante que celle qui était appliquée aux corps des suicidés. La présence active d'un curateur endossant la personnalité d'un mort semble donc bien avoir été une des particularités propres aux procès faits aux suicidés. Ces curateurs cherchaient toujours à éviter à leur « clients » la peine infamante qui leur était réservée (corps traînés dans la rue) et tentaient d'expliquer la mort par des causes accidentelles ou criminelles. Mais, la plupart du temps, ces plaidoiries n'étaient que de simples formalités sans conséquence.

L'enquête autour d'un suicide arrivait irrémédiablement à son issue : la sentence. Lisons celle qui vient conclure le procès fait au cadavre de Gilles Allain :

« A tous ceux qui ces présentes lettres verront, les Mayeurs et Eschevins de la Ville de Boullongne sur la mer, Salut. Comme procès extraordinaire a esté meu et intenté en ce siège à la requeste du procureur fiscal de la ville de Boullongne, au subject et sur l'advis à luy donné que le nommé Gilles Allain estoit trouvé mort pendant la nuit sans avoir esté malade ; veu la requeste par luy à nous présentée le 28 juillet du dit an, aux fins de faire visiter le corps dudit Allain par les médecins, apothicaires et chirurgiens, rapport affirmé pardevant nous, par où il paroit que le dit Allain s'estoit estranglé et s'estoit deffaict [...]

[...] Les conclusions du procureur fiscal tendant à ce que ledit Gilles Allain soit déclaré atteint et convaincu du crime de s'estre deffaict et estranglé malitieusement, à la porte d'un grenier galetas, et pour réparations il soit condamné à mille cinq cens livres d'amende, applicables aux réparations urgentes de l'hostel de ville, les frais de justice sur ladite somme préalablement pris ; que le cadavre soit mis sur une claye, nud, la face contre terre, pour estre conduit et trainé par tous les carrefours de la haulte et basse ville par l'exécuteur de la haulte justice et, notamment, qu'il passera dans la rue de la Lampe au devant de la maison où le crime a esté faict et commis ; à la suite, estre ramené dans la mesme posture, sur la place du marché de cette ville et, là estant, y estre pendu par les pieds (pendant une heure) et son corps estre jette hors de la ville, à la voiry, comme indigne de sépulture...»

16. P. Muyard de Vouglans, ouv. cit.


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Nous retrouvons à peu près les mêmes dispositions dans la sentence qui vient mettre fin au procès fait au cadavre du soldat Beaucourt en 1725 :

« [...] Nous requérons que deffunt Baucourt soldat invalide soit déclaré deubment atteint et convaincu de s'être desfait et homicide luy même, s'estant pendu à un arbre avec une corde à neux coulant dont il est décédé, pour réparation de ce, il soit ordonné que sa mémoire demeurera condamnée, éteinte et supprimée à perpétuité, son cadavre attaché par l'exécuteur de la haute justice au derrière d'une charrette et trainée sur une claie la teste en bas, et la face contre terre par les rues de cette ville ; jusqu'à la place de cette haute ville, ou il sera pendu par les pieds à une potence et après qu'il y aura demeuré vingt-quatre heures jette à la voirie, que tout et chacun de ses biens soit acquis et confisqués... »

Ainsi, aux XVIIe et XVIIIe siècles, une « information » ouverte sur un suicide donnait lieu à un procès qui se terminait par une condamnadon à mort... celle du suicidé ! Mais avant d'essayer de comprendre la raison d'être de tels procès, il nous faut nous arrêter quelques instants sur l'aspect formel de ces procès.

Les procès dont nous évoquons ici le déroulement ne sont pas dans leur forme exceptionnels. Ils nous renseignent, au contraire, sur le fonctionnement de la justice dite « d'Ancien régime ». Cette justice fut pendant longtemps, et le reste encore, dénigrée et accusée tout à la fois de laxisme et de cruauté sadique. Les écrits philosophiques du XVIIIe siècle sont en partie responsables de cette mauvaise image de marque 17. Sans vouloir nier bien sûr la cruauté de la « question » et l'horreur des exécutions publiques (pensons au supplice de Damiens ou à celui du chevalier de La Barre...), il nous faut toutefois admettre que cette justice agissait avec un grand souci de précision et d'exactitude, les juges étant, sans aucun doute, guidés dans leurs démarches par une procédure minutieusement établie par les ordonnances royales (celle de 1670 surtout). Nous voyons ainsi se dérouler à travers nos exemples de suicide à Boulogne-sur-Mer, des enquêtes au cours desquelles se succèdent l'information, l'audition des témoins, leur confrontation avec le suspect (ici, un cadavre). L'interrogatoire de ce suspect, nécessitant donc dans les cas de suicide, la présence d'un curateur, et la sentence. Cette procédure en matière de suicide, fut légalement établie par le titre XXII de la Grande Ordonnance criminelle de 1670 qui précisait de « la manière de faire le procès au cadavre ». Rien n'était donc laissé au hasard. Nous avons constaté, par ailleurs, avec quelle minutie les « enquêteurs » étudiaient le corps des suicidés

17. Voir à ce sujet les réflexions de L. B. Mer dans son article publié dans la Revue historique, art. cit.


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sur le terrain : posture, mimiques du visage, traces laissées par la mort en insistant bien sur les signes prouvant l'acte suicidaire : « une marque au col de l'impression de la corde » 18. Les vêtements et les objets personnels de la victime étaient également inventoriés. Ces « enquêteurs » s'efforçaient ensuite d'établir les faits exacts de la mort et cherchaient à en découvrir les causes éventuelles en faisant pour cela appel à témoins. Ces témoins étaient, en général, nombreux :

— 5 dans l'affaire Beaucourt ;

— 10 dans l'affaire Gilles Allain (y compris les membres de la famille) ;

— 5 dans la tentative de suicide de Pierre Vaillant en 1733 ;

— 8 dans l'affaire Jérôme Prédalle en 1770.

Louis-Bernard Mer nous explique qu'à la fin du XVIIe siècle, « l' information par témoins » commença à avoir une influence décisive sur l'issue d'un procès criminel 19. Le grand nombre de témoins devait, semble-t-il, réduire les risques de pression et de manipulation. Les questions posées, très précises dans la plupart des cas, permirent d'autre part de déceler des contradictions dans les témoignages pour aider à une meilleure connaissance des faits. Le juge pouvait également, comme nous le constatons dans les minutes de nos procès, passer brusquement d'un sujet à un autre pour tenter de désarçonner le témoin auditionné. C'est grâce à ce procédé qu'il put dans l'affaire Gilles Allain, constater très vite le déplacement du cadavre. Toujours dans cette affaire, un passage de l'interrogatoire de Jeanne Allain attire tout particulièrement notre attention :

« — Interrogée d'où venait que sur le champs elle nalla advertir Anthoinette Allain veuve Duflos sa soeur de lestat et de la posture où elle avait veu deffunct Allain son frère,

— a dict quelle nestoit point sorty du logis may quelle avoit pryé Peronne Gressier d'y aller et de luy donner advis,

— Interrogé sy elle nesté pas héritier présumptif dud Gilles Allain son frère,

— A dict que non et qu'il y (a) un frère cadet qui est l'héritier présomptif. »

La question posée à brûle-pourpoint dans un questionnaire portant sur un tout autre sujet laisse deviner ici le cheminement de la pensée du juge : n'y aurait-il pas derrière cette mort suspecte de Gilles Allain, un assassinat camouflé dont l'intérêt serait le mobile ? Mais en agissant de la sorte, le juge ne faisait que, une fois encore, se conformer aux dispositions du Titre 22 de la Déclaration royale de 1670 qui lui imposait de faire la distinction entre accident, crime et suicide.

18. AMB : ms. n° 1493.

19. L. B. Mer, art. cit.


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La présence d'un curateur chargé de parler au nom du suicidé n'était-elle pas enfin, toute proportion gardée, une certaine reconnaissance du droit à la défense ?...

Toutes ces réflexions sur le fonctionnement de la justice d'Ancien Régime nous sont suggérées par la lecture des minutes des procès faits aux cadavres de suicidés. Des minutes qu'il nous faut maintenant reprendre et analyser en profondeur pour comprendre le pourquoi de ces procès.

Qui se suicide et quelle est l'importance numérique de ces suicides ? Une réponse précise et complète est pratiquement impossible à donner car de nombreux suicides nous échappent. En effet, les familles des suicidés eurent très souvent tendance à cacher un acte fatal qui leur supprimait un être cher. C'est ce que constate la Déclaration royale de septembre 1712 :

« ... [des] personnes qui ont intérêt d'empêcher que les causes et les circonstances de ces morts (= morts suspectes) soient connues, contribuent pas [des] inhumations qu'ils font faire secrètement et précipitamment, à cacher ces événements... » 20.

C'est pour contrecarrer de telles pratiques que fut alors précisée la procédure en matière de suicide. Les sources peuvent aussi faire défaut. De nombreux suicides nous sont en effet connus grâce à la comptabilité échevinale où étaient notées, entre autre, les dépenses qu'occasionnait le procès fait au cadavre or, bon nombre de ces comptes se révèlent être incomplets soit parce que des pièces ont été perdues, ou alors tout simplement parce que le compte fut mal tenu.

Il faut enfin supposer que tous les suicides ne firent pas obligatoirement l'objet d'une enquête de justice aussi infime soit-elle.

Une étude statistique nous est donc interdite. Les sources boulonnaises signalent de façon certaine entre la fin du XVIe siècle et le milieu du XVIIIe siècle, huit cas de suicide dont cinq feront l'objet d'une « information » débouchant sur une condamnation :

— en 1587/1588 : « condamnation a estre trayné sur une claye, le corps d'un particulier qui de lui même s'estoit deffaict, pendu et étrangle»21

étrangle»21

— avril 1641 : procès criminel instruit en la justice de Baincthun (relevant de Boulogne) contre un nommé Jean Bellanger, demeurant à Rebretengues (ou Rebertingue) sur la paroisse de Rety (au nord de Boulogne) pour « s'être tué lui même d'un coup de pistolet »22 ;

20. P. Muyard de Vouglans, ouv. cit.

21. AMB : ms. n° 8.

22. BMB (Bibliothèque municipale de Boulogne-sur-Mer), ms. n° 711 (4).


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— 28 juillet 1681 : enquête « au sujet de la mort arrivée ignominieusement au nommé Gilles Allain » ;

— 28 novembre 1682 : enquête sur la mort de Jeanne Pruvost « laquelle estant sortye de son lit se jetta dans le puits de la maison où elle se noya ». Jeanne Pruvost était servante chez Antoinette Fontaine, veuve de Pierre Meignot, « bourgeois et marchand » demeurant en haute ville de Boulogne 23 ;

— 27 mars 1725 : procès fait au cadavre de Jean Beaucourt, soldat invalide, « convaincu de s'être desfait et homicidé luy même s'estant pendu à un arbre avec une corde a neux coulant dont il est décéddé... » ;

— 6 juin 1733 : information sur le cas de Pierre Vaillant, maître écrivain, qui « s'est mis en devoir [...] de s'oster la vie en se pendant dans le grenier du sieur de Crouy, maître d'armes » ;

— 1er septembre 1750 : enquête sur le fait qu'un anglais nommé Darelle (?) « s'estoit defait et pendu dans la maison Bainfille (?), cabaretier anglois demeurant en la basse ville de Boulogne sur le port » 24 ;

— 1er septembre 1755 : procès-verbal au sujet de l'homicide commis sur sa personne par la demoiselle Marie Buttler [...] irlandaise de nation demeurant en la maison de Dominique Pinart, maître menuisier, size à l'entrée de la Grande rue de la basse ville » 25.

Il est probable, et même certain, que le nombre de Boulonnais qui se suicidèrent ou tentèrent de se suicider durant l'époque étudiée, fut plus important que nous l'indiquent les sources. Quelques indices peuvent nous laisser supposer en effet que, dans certains cas, il y eut suicide. Trois affaires peuvent ainsi être retenues de façon quasiment sûre :

— 23 mars 1770 : Jérôme Prédalle, fondeur d'étain, fut trouvé mort tué d'un coup de feu ;

— 30 décembre 1771 : le sieur Delebarre fut retiré noyé d'un puit 26 ;

— 7 septembre 1773 : une certaine Jeanne Face fut trouvée morte « sur le petit rivage au pont d'Outreau «(banlieue ouest de la ville) 27.

Ces trois « morts suspectes » firent l'objet d'une enquête qui conclura à chaque fois au décès accidentel malgré une forte probabilité de l'acte suicidaire surtout dans les affaires Prédalle et Delebarre. Une certaine imprécision dans le choix des termes relatant une mort accidentelle peut d'autre part attirer l'attention. Nous lisons, par

23. AMB, ms. n° 1437.

24. AMB, ms. n° 1529.

25. AMB, ms. n° 1550.

26. AMB, ms. n° 1264.

27. AMB, ms. n° 1265.


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exemple, dans le Journal de la famille Hibon (des notables boulonnais), que le jeudi 19 mai 1672, Pierre Hibon « se seroit laissé tomber du hault d'une muraille de la ville en bas, lequel se seroit cassé la teste et les reins, aagé de 37 ans et deux mois... » 28

L'hypothèse du suicide peut donc s'imposer fortement dans certains cas, mais rien n'est sûr et c'est pour cela que, prudemment, nous ne retiendrons qu'une dizaine d'affaires : les procès de 1587/1588 et 1641, Gilles Allain, Jeanne Pruvost, Jean Beaucourt, Pierre Vaillant, l'Anglais Darelle, Marie Buttler, Jérôme Prédalle et le sieur Delebarre. Dix cas de suicide pour une période d'un peu plus de 150 ans (fin XVIe-milieu XVIIIe siècle), le chiffre est bien mince. Reflète-t-il la réalité ? On peut essayer de comparer avec d'autres situations. François Lebrun, par exemple, ne relève que trois sépultures de suicides (en 1617, 1680 et 1761) dans les actes de décès des quelque 540 paroisses angevines aux XVIIe et XVIIIe siècles. Il signale par ailleurs, la tenue d'une vingtaine de procès instruits à l'encontre du cadavre de suicidé par le Parlement de Rennes entre 1715 et 1789, et de treize procès identiques entre 1775 et 1786 instruits par le Parlement de Paris dont la juridiction s'étendait sur un bon tiers du royaume de France 29. Des études menées sur les justices échevinales du Nord de la France montrent que là aussi, comme à Boulogne-sur Mer, le suicide échappe à toute investigation statistique 30 :

Lieux Dates Nombre de cas

Ville et bailliage de Saint-Omer XVIe siècle 2

Bailliage Béthune XVIe siècle 1

Lille 1594-1622 2 tentatives

Lille 1704-1720 3 +1 tentatives

Prévôté Maubeuge 1554-1595 3 procès

Le caractère restreint de tous ces exemples nous impose donc une extrême prudence quant aux remarques que nous sommes tentés de faire. Dire que le nombre de suicides à Boulogne-sur-Mer est peu

28. Mémoire de la Société académique de Boulogne-sur-Mer, tome 27, 1912.

29. F. Lebrun, XVIe-XVIIIe siècles : Quand le suicide prend un nom, L'Histoire, n° 27, 1980.

30. Mémoires de Maîtrise, Université de Lille III :

— C. Morell-Sampol et I. Quenée, Crime et société dans la ville et bailliage de Saint-Omer (1493-1598), Lille III, 1983 ;

— B. Meurin, Criminalité et société dans le bailliage de Béthunes au XVIe siècle, Lille III, 1985 ;

— M.-H. Lottin, Délinquance et justice êchevinale à Lille de 1594 à 1622, Lille III, 1992 ;

— M.-E. Prévost et O. Thieullet, La justice échevinale à Lille, 1704-1720, Liile III, 1973 ;

— P. Raux, Société et criminalité à Maubeuge de la fin du Moyen-Age à la conquéete française (1459-1668), Lille III, 1983.


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important est mathématiquement correct, mais n'oublions pas que de tels actes ont pu demeurer secrets et que des familles ont pu, par souci de préserver leur honneur, « maquiller » certains suicides en mort naturelle.

La même prudence est nécessaire lorsqu'on aborde l'étude « qualitative » des suicidés. Qui étaient-ils ? Nous remarquons tout d'abord que dans la plupart des cas, tous occupaient une fonction sociale précise : un maître écrivain, un artisan, une servante, un vicaire, un soldat. A Boulogne, comme ailleurs, le suicide ne semble pas toucher les marginaux... Constatons, d'autre part, que sur la dizaine de cas précisément étudiés, sept concernent des hommes et trois des femmes. Les femmes sont moins nombreuses à se suicider. François Lebrun insiste sur ce fait : le suicide des hommes est trois à quatre fois supérieur à celui des femmes 31. Il y a là une permanence qu'on retrouve à travers toute l'histoire du suicide 32.

Pourquoi se suicide-t-on ?

La réponse est difficile à donner. Le suicide reste à notre époque un acte qui engendre la consternation et souvent l'incompréhension. Il touche à la partie la plus intime et la plus secrète de l'individu qu'il ne nous est pas donné d'approcher. De plus, même si nous pouvions transgresser cette limite, le nombre restreint de nos cas de suicide à Boulogne-sur-Mer nous interdirait d'avancer des explications définitives. Bornons-nous donc à faire quelques constatations évidentes à partir de nos exemples sans chercher à conclure. Remarquons tout d'abord que dans la plupart de ces exemples, le suicide fut annoncé par des troubles psychologiques et un comportement inhabituel chez le sujet concerné. Ces signes, perceptibles par tous, furent parfois accompagnés d'une forte agressivité exacerbée dans certains cas par l'alcool. Ainsi, tous les témoins interrogés reconnurent que Jérôme Prédalle « avoit la tête un peu troublée ». Jeanne Pruvost qui se jeta dans un puits, avait « l'esprit ung peu folle », faiblesse qui se seroit aggravée sous l'effet « d'une fièvre quarte dégénérée en double tierce continue par l'inflammation de l'humeur quy lui a causé des rêveries ». Le Père supérieur des Oratoriens qui vint l'entendre en confession, reconnut qu'elle « n'avoit plus raison ny suite ». Dans certains cas, ces troubles psychologiques peuvent revêtir un aspect violent comme ce fut le cas pour l'Anglais nommé Darelle, retrouvé pendu

31. F. Lebrun, art. cit.

32. Richard Cobb relève dans les archives parisiennes entre 1795 et 1801, 274 suicides : 211 hommes, 63 femmes (Richard Cobb, La mort est dans Paris, Ed. Le Chemin vert, Paris, 1978, 184 p.).


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chez le cabaretier Bainfille. La veille du drame, le cabaretier avait été obligé de faire appel au sieur Butor, chirurgien, pour qu'il ausculte son client qui était apparemment très énervé. Butor trouva Daralle « dans une attaque de frénésie des plus terribles sur les 7 heures du soir ». Quelques années plus tard, en 1755, l'Irlandaise nommée Marie Buttler se pendit « par une suite des accès de folie et démence et frénésie dont elle étoit fréquemment attaquée ». Cette violence se retrouve encore chez Pierre Vaillant qui apparut à sa logeuse « en furie », ou, aussi, chez Gilles Allain comme le prouve l'interrogatoire de sa tante :

« — Interrogée sy ledict Allain... ne molestoit pas sa soeur, — A dict avoir entendu sept a huict fois ledict Allain dans ces desportements de desespoir maltraiter sa soeur. »

Violence et troubles psychologiques étaient donc souvent les signes annonciateurs d'une crise suicidaire. Or, cet état psychique était lui aussi le produit d'une situation particulière que nous devinons à travers nos exemples, à commencer par celui de Jeanne Pruvost.

Native de la paroisse de Pernes (près de Boulogne), Jeanne Pruvost se trouvait au service d'Anthoinette Fontaine depuis plus d'une douzaine d'années. Elle fut toujours « cognu pour bonne fille de bieng et fidelle a song service » bien qu'ayant toujours eu, nous le savons, « l'esprit ung peu folle ». Un état d'esprit qui ne fit que s'accentuer sous l'effet de la maladie. Jeanne Pruvost refusa peu à peu de s'alimenter en accusant sa maîtresse de vouloir l'empoisonner. Anthoinette Fontaine décida alors de s'en séparer et demanda au frère de sa servante, demeurant au village de Wacquinghen, de venir la chercher. Ce dernier, ayant loué une charette, s'annonça un lundi, soit quelques jours avant que Jeanne Prévost ne se suicida. La vie de cette femme allait donc changer en ce lundi de novembre 1682. Ne considéra-t-elle pas alors qu'elle devenait inutile ? On pense ici à l'histoire de ces personnes âgées qui, l'âge de la retraite venu, se pose la question de leur devenir social. Brusquement devant eux s'ouvre un « vide ». Pour Jeanne Pruvost, le cadre qui l'avait « tenu socialement » une partie de sa vie, disparaissait d'un seul coup. Or, rappelons que dans la France d'Ancien Régime, plus que de nos jours, l'individu seul et isolé était complètement marginalisé. Il devenait un mort social.

L'histoire du sieur Delebarre, retrouvé noyé dans un puits le 30 décembre 1771, illustre une situation similaire. Nous savons que ce prêtre, vicaire de Saint-Nicolas en basse ville de Boulogne, avait loué une chambre chez le sieur Gressier en mars de la même année. Il devait y vivre avec sa nièce. Or, celle-ci le quitta huit jours avant la fin du mois de décembre « sans qu'il en sache la raison » et, depuis,


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selon les témoins interrogés, « ledit sieur Delebarre (se) trouve indisposé souffrant beaucoup de la poitrine, sans cependant qu'il eut aucune maladie caractérisée... » Tout comme à notre époque, la perte d'un lien affectif pouvait engendrer le suicide. L'isolement pouvait aussi faire naître le désespoir, surtout lorsque l'individu, tels l'Anglais Darelle ou l'Irlandaise Marie Buttler, se trouvait plongé dans un milieu qui lui était étranger.

L'histoire de Jérôme Prédalle est un peu différente des cas évoqués précédemment. Cet artisan, fondeur d'étain, se retrouva dans le déshonneur et l'incapacité matérielle de subvenir aux besoins de sa famille. Sa femme expliqua, en effet, au juge, qu'il avait connu le « mauvais succès d'une entreprise par luy formé pour fondre du plomb en plaque » ce qui plaça toute la famille (sept enfants et un « à venir ») dans une situation extrêmement délicate. Prédalle reconnut lui-même devant des témoins qu'il avait des problèmes d'argent. Une certaine Françoise Hédin, jardinière demeurant rue du Bras d'Or en basse ville de Boulogne, déclara lui avoir entendu dire qu'il était « un homme perdu ». Propos réitérés le lendemain devant Jacques Ledru, couvreur de paille, à qui Prédalle dévoila son projet de s'enfuir à Calais. La fuite était donc la seule issue qu'il avait trouvée pour échapper aux difficultés qui l'assaillaient. Ce ne sera pas une fuite à Calais mais dans la mort.

Tous ces exemples nous renvoient aux théories des sociologues pour expliquer le suicide. Durkheim met ainsi en avant le poids de l'influence familiale, sociale et religieuse qui pèse sur l'individu. Son disciple, Maurice Halbwachs, insiste, lui, sur les conséquences d'une surintégration sociale qui laisserait peu de place à l'épanouissement de l'individualité d'un sujet 33. Cette théorie a le mérite d'orienter notre réflexion sur un aspect essentiel de l'organisation de la société d'Ancien Régime : celui du poids du collectif au détriment de l'individu. « L'Homme moderne » vivait alors en permanence sous le regard et le jugement de « l'Autre ». Plus que de nos jours, l'individu était alors pris dans de multiples « cercles » : famille, métier, quartier, village qui réduisaient d'autant la sphère du privé. Robert Muchembled explique que cet individu était tenu de respecter des règles de conduite précises, d'afficher des attitudes plus ou moins codifiées selon les lieux et les circonstances qui lui permettaient de s'intégrer au groupe 34. Une forte pression sociale pesait donc sur l'homme de cette époque. Pour certains, cette pression semble avoir été trop forte...

33. P. Moron, Le suicide, Paris, PUF, 1975, 127 p.

34. R. Muchembled, L'invention de l'homme moderne, Paris, Fayard, 1988, 513 p. ; La violence au village, XVIe-XVIIe siècles, Paris, Editions Brepols, 1989, 419 p.


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Si la thèse de Maurice Halbwachs est acceptable pour expliquer dans certains cas le suicide à l'époque moderne, elle peut aussi nous aider à comprendre la différence constatée entre le nombre de suicides des hommes et celui des femmes. Les femmes se suicidèrent elles aussi (généralement par noyade) mais en moins grand nombre que les hommes. Juridiquement et socialement mineures, sans doute furent-elles moins soumises à la pression sociale qui pesait sur l'homme de l'époque. Elles auraient ainsi échappé au devoir de « paraître » qui s'imposait à cet homme. Mais peut-être qu'aussi, les femmes se suicidèrent moins parce que plus fortes. Source de la vie et gestionnaire de la quotidienneté nécessaire à cette vie, comme le rappelle Robert Muchembled 35, la femme jouissait d'un pouvoir ancestral qui semble avoir été psychologiquement mieux intégré et donc mieux supporté. Ce pouvoir échappait donc plus aisément à la pression et au contrôle social que celui de l'homme.

Quoi qu'il en soit, de trop fortes pressions sociales ou morales, la peur de se retrouver isolé, des difficultés matérielles ou affectives, telles auraient été les causes de bon nombre de suicides à l'époque moderne. L'alcool vint exacerber ces situations dans bien des cas. Des réactions psychologiques anormales annonçaient alors la crise suicidaire. Or, pour les juges des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles instruisant une affaire relative au suicide, ces signes annonciateurs allaient leur permettre d'obtenir la condamnation la plus rigoureuse du suicidé.

«... QUE SA MÉMOIRE DEMEURE ÉTEINTE ET SUPPRIMÉE À PERPÉTUITÉ... »

Il est temps maintenant d'évoquer l'aspect le plus spectaculaire des enquêtes sur les suicides à l'époque moderne : la condamnation du cadavre du suicidé à la suite de son procès.

Condamner un suicidé : un acte religieux

On trouve dans la condamnation du suicide et la manière de traiter le corps des suicidés, une dimension religieuse évidente. Rappelons, tout d'abord, que dans certaines civilisations le suicide n'était pas nécessairement un acte répréhensible à condition qu'il soit commis dans des circonstances précises. En Inde, par exemple, il fut vécu comme un acte de renoncement 36. Dans les mythologies celte et sur35.

sur35. Muchembled, Culture populaire et culture des élites dans la France moderne (XVe-XVIIIe siècles), Paris, Flammarion, 1978, 398 p.

36. C. Thomas, art. cit.


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tout germanique, il permettait aux vieillards d'accélérer leur accession au Walhalla 37. Mais le suicide fut généralement condamné à travers l'histoire des sociétés humaines. A Athènes, le corps du suicidé, dont la main droite avait été coupée, était privé de sépulture et, dans l'Empire romain, le maître faisait jeter le cadavre de son esclave suicidé au « pourrissoir » 38. D'une manière générale le monde grécoromain condamna le suicide par haine de la mort. Celui qui se suicidait était celui qui osait introduire la mort dans la cité 39. On a là un vieux fond de pensée animiste qui survécut jusqu'à l'époque moderne. A l'image des sorcières et des sorciers qui, en contact avec des forces mystérieuses plus ou moins malfaisantes, permettaient à ces forces de se glisser jusqu'au coeur de la communauté 40, le suicidé ne fut-il pas considéré comme celui qui, lui aussi, entrait en contact avec de telles forces obscures et redoutables pour les introduire au milieu des vivants ? N'oublions pas, en effet, qu'en ces temps anciens, la mort n'était pas reçue comme un phénomène naturel. La rencontre avec le suicide ne pouvait donc faire naître que malaise et crainte. Le christianisme allait hériter de cette pensée gréco-romaine.

La condamnation chrétienne du suicide trouva sa source, bien sûr, dans l'Ecriture : « Tu ne commettras pas de meurtre » (Exode, 20-13). Les Pères de l'Eglise, à commencer par saint Augustin, systématisèrent l'interdiction : « ... personne ne peut se tuer soi-même sans un grand crime [...] : Non occides... » 41.

Plusieurs conciles allaient préciser juridiquement cette condamnation en la graduant dans le sens d'une sévérité de plus en plus grande. En 452, le Concile d'Arles définit le suicide comme une folie diabolique : « furor diabolicus » 42. Le suicide était l'oeuvre du Diable. Cette entreprise diabolique se devinait d'ailleurs bien avant l'issue fatale à travers certains dérèglements psychologiques observables chez le sujet. La mélancolie fut un de ces symptômes révélateurs. Jeanne Pruvost, par exemple, se retrouva plongée quelque temps avant sa mort dans un état de rêverie. Or, la tradition, celle des astrologues en particulier, voulait que la mélancolie fut le signe de l'influence de Saturne, planète démoniaque qui poussait au refus de vivre. Le tableau de Lucas Cranach l'Ancien, exposé au musée Unterlinden de Colmar, illustre parfaitement le lien existant entre l'état de mélancolie et l'influence malfaisante du Diable. Une jeune femme

37. P. Moron, ouv. cit.

38. A. Bayet, ouv. cit.

39. P. Veyne, Rome antique : le suicide n'est pas obscène, L'Histoire, n° 27, 1980.

40. R. Muchembled, Culture populaire..., ouv. cil.

41. J. Pontas, Dictionnaires des cas de conscience, Paris, 1730.

42. A. Bayet, ouv. cil. J. C. Schmitt, Le suicide au Moyen Age, Annales ESC, janvier/février 1976, p. 3-28.


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assise, figure allégorique de « Mélancolie », taillade machinalement un bâton. Des copeaux se détachent et tombent sur le sol. Près d'elle jouent des enfants, symboles de pureté et d'innocence. Ici et là des figures symbolisent la vie : des fruits, un vase... La jeune femme est, de manière évidente, indifférente au temps qui s'écoule et à la vie qui l'entoure. Ses pensées semblent être ailleurs. Dans l'angle supérieur gauche du tableau, au milieu de nuées obscures, un cavalier (existe-til un lien entre la jeune femme et cet homme ?), est entraîné par des créatures démoniaques. Tous chevauchent des montures dont certaines évoquent des forces malfaisantes : sanglier, dragon, bouc. L'ensemble du tableau est traité de manière irréelle et baigne dans des couleurs froides (bleues, vertes). Le message est clair : « Mélancolie » éloigne de la vie et de la réalité et fait naître des idées morbides. Seul le Diable pouvait inspirer un tel état d'esprit qui emmenait inévitablement vers une issue désespérée et fatale. D'autres conciles reprirent la condamnation du suicide, comme celui d'Orléans en 533 qui élargit cette condamnation à ceux qui se suicidaient pour fuir la justice, et les conciles de Braga en 563 et d'Auxerre en 578 qui prononcèrent une condamnation de toutes les formes de suicide. Cette condamnation fut encore réaffirmée au milieu du XVIe siècle par le Concile de Trente :

« ... Il est même deffendu de se tuer soy même, personne n'étant tellement maître de sa vie qu'il puisse se l'ôter à sa volonté. C'est pourquoi il n'est pas dit par ce précepte : vous ne tuerez peint les autres, mais absolument : vous ne tuerez point » 43.

Les protestants eux-mêmes, s'appuyant sur les Epîtres de Paul, dénoncèrent également le suicide : « le chrétien a horreur du suicide, notre vie est à Dieu, non à nous ». Au XVIIIe siècle, alors que le regard sur le suicide était en train d'évoluer sous l'influence des Lumières, l'Eglise réaffirmait encore sa condamnation intransigeante. Jean Pontas illustre en 1730 cette position dans son Dictionnaire des cas de conscience par un exemple éloquent. Il envisage la situation d'une jeune fille « déshonorée et violée » par Hercule, domestique de son père. Que doit-elle faire pour sauver son honneur ? Tuer Hercule ? Non, car l'honneur véritable est d'imiter Jésus-Christ : le pardon est le vrai moyen permettant au chrétien de ressembler au « Divin Maître ». Peutelle alors se « procurer elle-même la mort pour éviter l'infamie ? » Non, car « une personne particulière n'appartient pas à elle-même... La vie est un don de Dieu et elle ne dépend que de lui seul... »44

43. Le catéchisme du Concile de Trente, à Mons, chez Gaspard Meignot, 1685, 2 vol.

44. t. Pontas, ouv. cit.


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La condamnation ecclésiastique du suicide fut donc systématique. Mais, cependant, le droit canon ne semble pas avoir prévu à l'origine de peines particulières applicables à rencontre du cadavre du suicidé. Gratien, dans son décret Concordia discordantium canonum du XIIe siècle, n'envisageait pas stricto sensu l'absence de sépulture, mais seulement le refus des honneurs chrétiens (prières et extrême-onction). C'est seulement à partir du XIIIe siècle qu'allait se mettre en place, semble-t-il, une politique répressive à l'encontre du cadavre des suicidés. A cette époque apparurent en effet : la confiscation des biens du suicidé, le refus de sépulture et les châtiments infligés au cadavre 45. Les juristes semblent alors, selon Muyard de Vouglans, prolonger la législation canonique par la législation romaine 46. Cette rigueur observée par Jean-Claude Schmitt à Paris dès cette époque, s'expliquerait par la volonté de l'Eglise de réagir face à une recrudescence de suicides au XIIe siècle 47. Cette recrudescence aurait été la conséquence, surtout dans certaines régions du Sud de la France, du développement de l'hérésie cathare. Les « Parfaits » étaient, en effet, fortement invités à réaliser le « suicide sacré ». Pour eux, tout ce qui touchait à la vie terrestre, oeuvre du Diable, était souillé. Le fidèle cherchait alors à devenir un « Parfait » grâce au « consolamentum », l'équivalent d'un baptême. Or, après avoir reçu ce « consolamentum », de nombreux « Parfaits » préféraient se laisser mourir en plongeant dans une totale abstinence, « l'endura », plutôt que de retomber en état de souillure. Cette « endura », qui n'est pas sans rappeler l'Inde ancienne, équivalait à un véritable suicide. C'est donc pour enrayer cette vague suicidaire que l'Eglise réagit avec la plus extrême sévérité. Robert Muchembled relève plusieurs exemples de sanctions contre le cadavre des suicidés à Arras dès le début du XIVe siècle. L'exposition infamante de ces cadavres semble avoir lieu dans cette ville pour la première fois vers 1448-145048. De telles mesures semblent avoir été prises à Saint-Omer 49 et à Valenciennes 50 vers le début du XVIe siècle et, selon nos sources, à Boulogne-sur-Mer dans la seconde moitié du XVIe siècle. Ces condamnations se multiplieront, semble-t-il, au XVIIe siècle jusqu'au début du XVIIIe siècle. Ainsi, le mouvement déclenché au XIIIe siècle perdurera donc, même si, à partir du XVIe siècle, certains juristes se demandèrent s'il était possible de tuer

45. A. Bayet, ouv. cit.

46. P. Muyard de Vouglans, ouv. cit.

47. J. C. Schmitt, art. cil.

48. R. Muchembled, Le temps des supplices ; de l'obéissance sous les rois absolus. XVe-XVIIIe siècles, Paris, A. Colin, 1992, 259 p.

49. J. de Pas, Les peines corporelles dans la justice criminelle de Saint-Omer aux XVe et XVIe siècles, Bulletin de la Société des antiquaires de la Morinie, Saint-Omer, 1935, p. 575-611.

50. M. Bauchon, La punition du suicide dans le droit municipal valenciennois au début du XVIe siècle, Revue du Nord, Lille, 1933.


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celui qui était déjà mort. Ayrault précisa ainsi, qu'en se tuant luimême, le suicidé s'infligeait une punition déjà amplement cruelle 51. Or, malgré ces avancées théoriques, l' Ordonnance criminelle de 1670 renforça encore la répression en instaurant la condamnation de la mémoire du suicidé. On comprend alors mieux ce que fut la réaction des soeurs Allain en découvrant le corps de leur frère pendu. Jeanne et Anthoinette, rappelons-le, déplacèrent le corps. Jeanne reconnut avoir brûlé la corde utilisée par Gilles Allain. Interrogées sur les raisons qui les avaient poussées à agir de la sorte, les deux soeurs avouèrent avoir voulu éviter un scandale à leur famille. Elles cherchèrent donc à cacher un acte qui portait atteinte à la réputation familiale.

Il fallut attendre le XVIIIe siècle pour qu'une réflexion et une jurisprudence plus tolérantes apparaissent. Or, il se trouva encore au XIXe siècle des juristes pour réclamer punitions et répression exemplaires à l'encontre des suicidés et de leur famille. Ces juristes réclamaient que soit instaurée la déchéance des dispositions testamentaires prises par quelqu'un qui s'était mis à mort, la condamnation du suicide fut donc totale jusqu'à une époque relativement récente. Cette condamnation était la conséquence d'une vision religieuse de la vie et de la société qui prévalait dans la France ancienne. Le traitement réservé aux cadavres des suicidés revêtit aussi (logiquement ?) un aspect religieux.

Des corps humiliés, salis, abandonnés

L'acte de condamnation du soldat Beaucourt nous apprend que la mémoire du suicidé fut condamnée à être « éteinte et supprimée à perpétuité » et son corps privé de sépulture après avoir été traîné dans les rues et pendu. Il faut, pour comprendre la portée d'une telle condamnation, commencer par rappeler ce qu'était l'attente eschatologique de tout chrétien à l'issue de sa vie. Tous cherchaient à surmonter la peur de la mort et la crainte de l'Au-delà en espérant en la Miséricorde divine qui permettait d'acquérir le bonheur éternel. Tous aspiraient à être sauvés. Prières et sacrements devaient aider et rassurer le fidèle 02. Même les théologiens protestants, qui pourtant condamnèrent les prières pour les morts, durent tolérer ce genre de rites mortuaires et, même si leurs prières étaient dites pour les vivants, on y devine une aspiration profonde du chrétien, réformé ou non, à assurer son Salut 53.

51. A. Bayet, ouv. cit.

52. Ph. Ariès, Essais sur l'histoire de la mort en Occident du Moyen Age à nos jours, Paris, Seuil, 1975, 241 p.

53. M. Vovelle, Mourir autrefois, Paris, Gallimard/Julliard, 1974, 251 p.


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Ce que redoutait donc par-dessus tout le croyant c'était de passer seul sans avoir eu le temps de se préparer. On souhaitait par ailleurs mourir au milieu des siens, avec l'aide de l'Eglise et être enseveli à proximité de l'endroit où l'on avait vécu 04. Philippe Ariès a bien analysé cette « mort au milieu des siens » en en montrant la genèse et l'évolution tout au long du Moyen Age. Si au Ve siècle on se bornait à confier son corps à l'Eglise dans l'attente d'un réveil au sein de la «Jérusalem céleste », le XIVe siècle vit triompher une autre idée : désormais le « Jugement dernier » se déroulait sous les yeux mêmes du moribond dans la chambre mortuaire. Dans tous les cas, « la mort au lit » semble avoir été un rite nécessaire qui solennisait le passage 05. Se suicider c'était donc court-circuiter ce rite de passage et refuser la préparation religieuse qui l'accompagnait. Ce double refus ne pouvait faire naître qu'effroi et incompréhension des vivants envers un suicidé. Il explique par ailleurs la réaction intransigeante de l'Eglise.

Cette intransigeance se matérialisa donc d'abord par le refus d'accorder les sacrements puis par le refus d'inhumer en terre sanctifiée. Franeois-Joseph de Partz de Pressy, XIe évêque de Boulogne, réaffirma avec force en 1780 dans son Rituel, ce refus de donner une sépulture chrétienne « à ceux qui se sont eux-mêmes donnés la mort »° 6. Cet interdit fut parfaitement bien intégré par le simple curé comme l'indique le cas de Gilles Allain. Après avoir découvert le corps de son frère, Jeanne Allain se rendit auprès du curé de Saint-Nicolas (paroisse de la basse ville de Boulogne) pour l'avertir du drame. Le curé refusa de se déplacer après avoir su les circonstances de la mort.

Le corps du suicidé n'était donc pas inhumé mais, selon l'expression employée par les juges : «jetés à la voierie ». Dès le XIIe siècle on parla de corps jetés à la voirie 57. L'expression recouvre en fait des situations différentes. Dans certaines régions, comme à Metz par exemple, le corps du suicidé était enfermé dans un tonneau et jeté à la rivière comme l'était celui de n'importe quel criminel 58. A Paris en 1687, on jeta le corps d'un homme qui s'était tranché la gorge, en l'endroit où l'on mettait les « chevaux morts et autres bêtes mortes »59. A partir du XVIIe siècle, l'habitude sera prise de réserver un endroit dans le cimetière pour y inhumer le corps de ceux qui étaient décédés sans avoir reçu les sacrements et qui donc ne méritaient pas

54. R. Grevet, L'élection de sépulture d'après les testaments audomarrois de la fin du XVe siècle, Revue du Nord, Lille, p. 352-360.

55. Ph. Ariès, ouv. cil.

56. Rituel du diocèse de Boulogne publié par l' autorité de Mgr François-Joseph de Partz de Pressy, évêque de Boulogne, Boulogne-sur-Mer, 1780.

57. P. Moron, ouv. cil.

58. J. C. Schmitt, Moyen Age : le suicide et le confesseur, L'Histoire, n° 27, 1980.

59. J. Bacquet, Traitté des Droits, Lyon, 1658.


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d'être ensevelis dans une terre sanctifiée. Un tel endroit exista probablement dans le cimetière de Boulogne car nous lisons dans nos archives, qu'en 1787 fut payée par la ville « une main de papier timbré à l'usage du greffe (pour la tenue) d'un registre aux inhumations des personnes à qui la sépulture ecclésiastique n'est pas accordée » 60. En Artois, dans le cimetière d'Oisy-le-Verger (près de Cambrai), ce lieu était précisément localisé « dans le coin et angle derrière la maison » d'un certain Charles Coplo. C'est là que fut inhumé en janvier 1765, La Branche, valet de chiens chez le comte d'Oisy, qui était « mort étranglé par soi-même » 61. En Franche-Comté, l'endroit réservé aux cadavres de ceux qui étaient morts sans sacrement, était entièrement fermé par un petit muret sans aucune porte ou ouverture. On était « donc obligé de passer le corps par-dessus le mur ! 62 Cette pratique nous en rappelle une autre : à Lille, le corps des suicidés n'était pas sorti par la porte de la maison où s'était déroulé le drame, mais jeté par la fenêtre ou, encore, sorti par un trou percé spécialement dans le mur de la maison 63. Il s'agissait ainsi d'éviter que le cadavre du suicidé ne franchisse un seuil. On peut trouver dans ces démarches un double sens symbolique. Le seuil était un symbole d'union qui permettait de mettre en relation les personnes vivant à l'intérieur d'une maison et celles de l'extérieur. Or, en se donnant la mort, le suicidé n'avait-il pas décidé de rompre tous liens avec le monde des vivants ? De plus, en interdisant le franchissement d'un seuil au corps du suicidé, on voulait probablement éviter qu'une mort ignominieuse ne sorte d'une maison désormais souillée pour venir s'introduire au sein des vivants. Dans les cimetières, d'autre part, aucune ouverture ne pouvait mettre en relation un espace sanctifié avec l'espace réservé aux corps de ceux qui étaient morts sans avoir reçu les sacrements. Nous touchons donc ici, une fois encore, à des pratiques magiques qui plongent leurs racines dans une humanité très probablement pré-chrétienne. L'Eglise ne fit que s'accommoder de pratiques qui lui apparurent comme un repoussoir efficace à l'égard du suicidé. L'absence de sépulture sembla avoir frappé d'effroi les peuples et ceci de manière ancestrale. Philippe Ariès souligne, en effet, que les cultes funéraires anciens devaient, entre autre, interdire aux âmes des défunts de revenir troubler les vivants 64. L'absence de sépulture sous-entendait donc une damnation éternelle qui condamnait le malheureux à l'absence de repos. Le folklore a su

60. AMB, ms. n° 557.

61. Nord-Généalogie, n° 76, année 1985.

62. A. Van Gennep, Manuel de folklore français contemporain, Paris, 1946, tome 1, vol. 2, 830 p.

63. A. Lottin, Chavatte, ouvrier lillois, Paris, Flammarion, 1979, p. 282.

64. Ph. Ariès, ouv. cit.


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conserver cette idée. Ainsi, dans certaines régions de France (en Berry par exemple), on croit que le bruit que fait l'eau des rivières sur les pierres est en fait le gémissement des suicidés par noyade condamnés éternellement à retourner les grosses pierres qui encombrent le lit des cours d'eau 65.

Mourir sans s'être préparé pour l'Au-delà, en sachant que son corps ne serait pas inhumé en terre sanctifiée, dut marquer les esprits et fut probablement un argument répulsif qui éloigna bon nombre d'individus de toute pulsion suicidaire. La privation de sépulture ne fut cependant pas la seule punition infligée aux suicidés. Leurs cadavres devaient être également traînés puis pendus par les pieds, Nous sommes là encore une fois, en présence d'actes hautement symboliques et chargés d'un sens magique.

Le fait de traîner un corps dans la rue fut, semble-t-il, une peine particulièrement infamante. Les corps de Gilles Allain et du soldat Beaucourt furent ainsi traînés dans les rues de Boulogne, nus, attachés sur une claie, la tête au sol. Tout le monde pense ici au supplice infligé à la reine Brunehaut au VIe siècle. Homère chanta aussi la vengeance d'Achille qui, après avoir vaincu Hector, attacha le cadavre de son ennemi par les pieds à son char et le traîna autour de Priam. Rapidement, le cadavre fut recouvert de poussière et la tête «jadis charmante (fut) entièrement souillée ». Zeus avait voulu l'outrage 66. En traînant un cadavre on voulait, selon Denis Crouzet, traiter le corps d'un condamné ou d'un ennemi comme celui d'une bête morte 67. La victime devait être ramenée à l'état animal, déshumanisée. D'ailleurs, en se suicidant certains individus n'avaient-ils pas fait le choix délibéré de se retrancher de la société ? Cette déshumanisation et ce rabaissement de certains corps à l'état d'animalité marquera les esprits pour longtemps. Ainsi, en 1779, à Lille, des émeutes éclatèrent contre les « nouveautés » introduites par le Magistrat en matière d'inhumation. Il s'agissait de faire transporter les corps de la maison mortuaire au cimetière désormais situé en dehors de la ville, à l'aide d'un corbillard. Or, une foule importante s'opposa aux premiers transports en disant « qu'il était inhumain de traîner des corps ». Cette foule voulait que les corps soient portés et non traînés 68.

Le corps traîné devait être aussi visuellement sali. Rappelons, qu'en général, le corps des suicidés était traîné sur une claie, instrument permettant de transporter le fumier ou les « boues », c'est-à-dire

65. P. Sebillot, Le folklore de France, Paris, 1904-1907, 4 tomes.

66. Homère, Iliade-Odyssée, Paris, Gallimard, 1955.

67. D. Crouzet, Les guerriers de Dieu, Paris, Champ Vallon, 1990, 2 tomes ; tome 1, p. 84.

68. A. Lottin, Les morts chassés de la cité, Revue du Nord, Lille, 1978.


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les ordures. Il s'agissait donc bien de salir matériellement ce corps. L'opération pouvait aussi présenter un sens symbolique. Denis Crouzet nous rappelle que, dans la Bible, « la boue des rues » exprimait l'exécration divine 69. En salissant le corps, on voulait donc également attirer l'attention sur l'état de l'âme qui se trouvait enfermée dans ce corps. Pour le chrétien en effet, le corps était le temple où se trouvait l'âme et donc un corps sali ne pouvait qu'enfermer une âme pervertie par le Démon. Jésus n'enferma-t-il d'ailleurs pas les âmes possédées par le Malin dans le corps des pourceaux ?

Après avoir été sali et humilié, le cadavre traîné et dénudé était ensuite pendu par les pieds en exposition sur la grand'place (actuellement place Dalton en basse ville de Boulogne), la tête en bas. Une fois encore, en plus de l'effet de dissuasion recherché, la mesure revêtait un sens rituel.

Cette exposition qui durait, selon les cas, de une heure à vingtquatre heures, matérialisait une condamnation à mort qui montrait bien que le suicidé était un criminel. Le suicide étant un crime, il devait être légitimement sanctionné par une peine de mort. Une peine ressentie comme particulièrement infamante et mal supportée par les familles qui cherchaient parfois à décrocher le corps pour le faire rapidement inhumer. En 1592, à Arras, le bourreau dut ainsi déterrer un suicidé pour le pendre 70. Le cadavre était pendu la tête en bas, tout comme il avait été traîné face contre terre. Dans les deux cas, la signification était précise : en dirigeant la tête vers le sol on voulait montrer que ce corps était voué aux enfers 71. On trouve là l'image ignominieuse de l'inversion qui révélait des pratiques démoniaques.

Les punitions infligées à la dépouille mortelle d'un suicidé revêtaient donc de multiples aspects symboliques. Pour conclure sur ce symbolisme qui entourait la mort des suicidés, il nous faut porter un regard sur l'ensemble de cette manifestation morbide et punitive. Le corps était donc traîné dans la rue, nu, face contre terre. Le cortège passait dans les rues de la ville et en particulier devant la maison où avait eu lieu le suicide. C'était aussi généralement la maison où le suicidé avait vécu. Puis le cadavre était exhibé, pendu par les pieds, la tête en bas. Il était enfin jeté à. la voirie, c'est-à-dire en général inhumé en dehors du cimetière sanctifié par l'Eglise. La mémoire du suicidé était, par ailleurs, condamnée et vouée à une damnation éternelle. Il y a là tout un enchaînement logique d'actions qui devaient bien sûr marquer les esprits et inciter les individus à rejeter le suicide.

69. D. Crouzet, ouv. cit., p. 256.

70. Bibliothèque municipale d'Arras, ms. 1854 (fiches Guesnon).

71. J. C. Schmitt, Le suicide au Moyen Age, art. cit.


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Or, nous pouvons deviner derrière tout cela, un sens rituel beaucoup plus général. Nous pensons voir là un rite funéraire inversé. Si nous nous arrêtons au rituel d'un enterrement « normal » tel qu'il s'élabora peu à peu au cours du Moyen Age, Philippe Ariès y distingue quatre moments forts 72 :

1) le deuil juste après la mort qui permet à l'assistance de manifester sa peine ;

2) l'intervention du prêtre qui prononce l'absoute ;

3) l'organisation du convoi funéraire : le corps est couché sur une civière qui est portée ; il est entièrement recouvert d'un linceul. Seul le visage est dévoilé, tourné vers le ciel. Le convoi suit un itinéraire précis ;

4) l'inhumation.

Cette organisation des funérailles subira par la suite quelques modifications, mais elle traversera pour l'essentiel les siècles. Et bien, nous pensons pouvoir observer quelques similitudes entre ces funérailles et le rituel entourant le traitement réservé au cadavre des suicidés. Ce cadavre avait la face tournée vers le sol en signe de damnation et non pas tournée vers le ciel (= espérance de Salut). Il était dénudé alors que vers la fin du Moyen Age se développa l'horreur du cadavre. Les corps morts furent masqués et non pas exposés à la vue dans leur nudité. Tout nous renvoie donc dans le traitement de la mort du suicidé, au thème diabolique de l'inversion. Philippe Ariès explique, d'autre part, que les rites funéraires qui se précisèrent au Moyen Age eurent, entre autre, pour but de « proclamer aux vivants la gloire immortelle du défunt ». L'inversion du rite funéraire ne devait-elle pas attirer le mépris sur une mort diabolisée et ainsi faire naître peur et rejet ?

Il existe donc autour du suicide à l'époque moderne, une dimension religieuse profondément imprégnée de christianisme mais qui garde aussi un contenu magique plongeant ses racines dans un fond de coutumes ancestrales. Or, ces affaires de suicide renferment également, nous semble-t-il, un sens juridico-politique qu'il nous faut maintenant présenter.

Le suicide à l'époque moderne : une affaire juridico-politique

Affaire religieuse et judiciaire, le suicide fut aussi une affaire politique. Religion, justice et politique étaient en effet, à l'époque

72. Ph. Ariès, ouv. cit.


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moderne, étroitement liées. Une analyse politique de la répression du suicide peut donc être faite. La législation de 1670, renouvelée en 1712, revêt une dimension toute particulière lorsqu'on la replace dans le lent processus qui amena la monarchie française à l'absolutisme. Dans un livre récemment publié, Robert Muchembled explique que la violence et la cruauté avec lesquelles la justice royale aux XVIe et XVIIe siècles était rendue, exprimaient le renforcement de l'autorité du roi 73. Cette autorité devint de plus en plus « absolue ». Certes, le pouvoir royal n'était pas sans limite, car un certain nombre de coutumes, à commencer par les Loys fondamentales du royaume, venaient précisément encadrer et borner la volonté royale. Au moment de son sacre, le roi s'engageait, par ailleurs, à respecter « les droits naturels » de ses sujets, c'est-à-dire à respecter leurs biens et leur personne. Ainsi donc, comme le souligne vivement François Bluche 74, « absolutisme » ne signifia aucunement « totalitarisme » ou, pour reprendre le concept des juristes de l'époque, « tyrannie ». Il n'empêche que l'Etat monarchique cherchait par l'intimidation et par la peur à façonner les corps et les esprits. Robert Muchembled montre, en rappelant les travaux de Norbert Elias 75, qu'une entreprise de « maîtrise des corps » fut engagée aux XVIe et XVIIe siècles pour provoquer chez l'individu des « mécanismes d'obéissance » beaucoup plus forts qu'auparavant. Il s'agissait, par ailleurs, de mettre fin à une violence anarchique qui affaiblissait le corps social. Cette « maîtrise des corps » s'accompagna inévitablement d'une « maîtrise des esprits » grâce à l'offensive moralisatrice de la Réformation catholique. La possibilité de vivre en dehors des nouvelles normes qui se définissaient semblent avoir été de moins en moins admise par l'autorité politico-religieuse. L'aire privée physique et mentale des individus fut alors très probablement considérablement réduite. Or, le suicide n'était-il pas, en plus d'un appel au secours lancé par une personnalité désespérée, un acte individuel qui transgressait l'interdit religieux et politique de faire couler le sang... Voltaire, pour sa part, verra dans cet acte, le signe de l'autonomie humaine maîtrisant son destin 76. Le suicide était donc en totale contradiction avec l'entreprise de « domestication » des corps et des esprits engagée aux XVIe et XVIIe siècles. C'est d'ailleurs en ce sens que maints juristes et théologiens le dénoncèrent. Jean Pontas, par exemple, condamnait le suicide car :

73. R. Muchembled, Le temps des supplices..., ouv. cit.

74. F. Bluche, Louis XIV, Paris, Fayard, 1986, 1039 p.

75. N. Elias, La civilisation des moeurs, Paris, Calmann-Lévy, 1991, 345 p.

76. R. Favre, ouv. cit.


114 Alain Joblin

« ... Une personne particulière n'appartient pas à elle-même mais à la République des corps de laquelle elle fait partie : et par conséquent elle ne peut se donner la mort sans faire injure à la République...»

Curieusement, cette idée sera reprise par Jean-Jacques Rousseau qui affirma dans la Nouvelle Eloise, que le suicide était « une mort furtive et honteuse, (c'était) un vol fait au genre humain» 78.

En se suicidant, on ne faisait donc pas seulement injure à Dieu mais on commettait un crime de haute trahison envers l'Etat et la société, et les procès faits aux cadavres des suicidés en étaient la preuve spectaculaire. Le roi contrôlait le corps et l'esprit de ses sujets même au-delà de la mort. Se suicider ne permettait donc pas d'échapper à un tel pouvoir qui pouvait poursuivre son oeuvre de justice et de répression sur le cadavre, la mémoire et la famille du suicidé.

Que des procès faits au cadavre des suicidés apparaissent en plus grand nombre à Boulogne-sur-Mer vers la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle, n'est peut-être donc pas le fait d'un hasard dû à la discontinuité de nos sources, mais le signe qu'à cette époque s'imposait le modèle absolutiste du pouvoir jusqu'au fin fond du royaume. A Boulogne, le Magistrat fut un des artisans qui s'efforça de faire triompher ce modèle.

Au coeur de la répression du suicide à Boulogne-sur-Mer, se trouve le Magistrat qui était composé d'un mayeur, d'un vice-mayeur et de quatre échevins élus chaque année par vingt bourgeois cooptés auxquels se joignait le mayeur sortant. Que ce Magistrat ait été amené à rendre la justice ne doit pas nous surprendre car il disposait d'un pouvoir de « haute, moyenne et basse justice et police en laditte ville, bourgaide et banlieue ». Ce pouvoir était reconnu par l'article I des Coutumes du Boulonnais 79. La justice échevinale intervenait donc dans toutes les affaires, y compris celles qui pouvaient se conclure par une peine de mort. Le Magistrat et sa justice furent pendant longtemps les auxiliaires d'une monarchie qui manqua cruellement d'un personnel important qui lui était directement attaché. Pour rendre leur justice, le mayeur et les échevins se faisaient aider par deux officiers gagés : le procureur fiscal et l'avocat fiscal. Tous allaient appliquer rigoureusement la législation anti-suicide. La justice échevinale boulonnaise semble s'être, en effet, distinguée par rapport à d'autres justices voisines dans le Nord-Ouest du royaume, par une rigueur qui semble ne pas avoir eu d'équivalent dans cette région. Ainsi, les juges boulon77.

boulon77. Pontas, Dictionnaire des cas de conscience, ouv. cit.

78. P. Moron, ouv. cit.

79. G. Libersat, La justice criminelle du Magistrat de Boulogne-sur-Mer de 1670 à 1790, Paris, 1910.


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nais auraient appliqué immédiatement et à la lettre la Déclaration royale de 1670 en matière de suicide, ce qui ne fut probablement pas le cas partout car il faudra une nouvelle Déclaration en 1712 pour rappeler cette législation aux différentes justices du royaume. L'enquête sur le suicide de l'Irlandaise Marie Buttler, en septembre 1755, peut nous aider à comprendre ce zèle de la justice échevinale boulonnaise. Le 1er septembre 1755, vers 8 heures du matin, François Cannet, « maire, juge civil, criminel et de police » était averti qu'un cadavre venait d'être découvert pendu, au domicile de Dominique Pinart, maître menuisier. Le suicide était évident. Cannet se rendit sur les lieux en compagnie du procureur fiscal et d'un greffier. Il procéda alors à l'interrogatoire dudit Pinart qui lui apprit que, quelques heures auparavant, « Monsieur Dauphin d'Halinghen, Président lieutenant-général en la Sénéchaussée» s'était déjà présenté. Après avoir procédé à sa propre enquête, le lieutenant-général avait ordonné l'inhumation ecclésiastique sur le champ :

« [...] Le sieur Ballin », précisa Pinart, « prêtre et habitué de laditte (paroisse de Saint-Nicolas) étoit venu [...] accompagné de quelques confrères de la Charité de Saint Pierre enterré le corps de laditte Buttler qui a été à l'instant inhumé dans le cimetière de cette paroisse... »

Les propos de Dominique Pinart scandalisèrent le maire qui dénonce l'attitude du lieutenant-général de la Sénéchaussée comme portant atteinte « aux droits privilèges en juridiction de la [...] ville ». Cannet émit les plus vives protestations « pour la conservation desdits droits » et décida de se pourvoir.

Cette histoire apporte plusieurs informations. Elle nous montre un officier, responsable d'un tribunal royal — la Sénéchaussée — ordonner l'inhumation immédiate du cadavre d'une femme suicidée. Elle laisse deviner, par ailleurs, l'existence d'une sourde opposition entre deux juridictions locales : l'échevinale et la royale.

L'attitude de Dauphin d'Halinghen n'est pas, semble-t-il, exceptionnelle. A Oisy-le-Verger, exemple déjà évoqué, le cadavre du valet la Branche, fut inhumé sur ordre des officiers de justice « contre toutes les règles de l'Eglise romaine » se plaignit le curé de la paroisse. Tout semble indiquer, en effet, que dans la première moitié du XVIIIe siècle, la manière d'aborder le suicide ait changé. La justice royale délaissa peu à peu les peines infamantes en la matière et ceci sous l'effet d'une pression grandissante des familles 80. La monarchie commençait aussi à faire plus de cas de la partie privée des gens. Le pouvoir, en tout cas,

80. F. Lebrun, art. cit.


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apprenait à composer avec une opinion publique naissante qui s'intéressait de près aux oeuvres des philosophes. Le suicide fit, en effet, l'objet de la réflexion philosophique des Lumières81. Nous avons déjà évoqué la réflexion de Voltaire sur cette question, d'autres tels Diderot ou Montesquieu allaient le rejoindre. Montesquieu dénonça ainsi clairement, dans la 86e Lettre persane, le sort qui était réservé aux suicides. Il chercha également à comprendre la cause d'un suicide :

« La société », écrivait-il, « est fondée sur un avantage mutuel. Mais lorsqu'elle me devient onéreuse, qui m'empêche d'y renoncer ? La vie m'a été donnée comme une faveur, je puis la rendre lorsqu'elle ne l'est plus ».

Le suicide était donc, selon lui, la rupture d'un contrat qui liait un individu à la société. Quant à ceux qui parlaient d'une remise en cause de « l'ordre de la Providence », Montesquieu répondait :

« Nous nous imaginons que l'anéantissement d'un être aussi parfait que nous dégraderait toute la nature et nous ne concevons pas qu'un homme de plus ou de moins dans Monde [...] [n'est] qu'un atome subtil et délié que Dieu n'aperçoit qu'à cause de l'immensité de ses connaissances...» 82

L'Eglise, de son côté, continuait à faire preuve de « tolérance » en distinguant l'acte suicidaire commis de volonté délibérée, acte gravissime, de celui qui résultait d'un état de démence ou de maladie 83. Rappelons que Jeanne Pruvost, dont l'état de faiblesse mentale fut reconnue, fut inhumée dans le cimetière de la haute ville de Boulogne et son nom inscrit sur le registre mortuaire par le curé de la paroisse 84. Jean Bacquet admettait dans son Traitté des Droits édité à Lyon en 1658, qu'en cas de circonstances atténuantes, on puisse inhumer le cadavre des suicidés, mais en terre profane 85. Quelques décennies auparavant, au début du XVIIe siècle, le Magistrat de Lille semblait également faire preuve de mansuétude dans certaines affaires relatives au suicide. Ainsi, en septembre 1605, un certain Robert Cornille fut sauvé in extremis : ivre, il avait tenté de se pendre. Le Magistrat jugea qu'il ne s'agissait pas là d'un acte volontaire et la seule peine qu'il infligea à Robert Cornille fut... de lui interdire la fréquentation des tavernes 86.

81. R. Favre, ouv. cit.

82. Montesquieu, Lettres personnes, Paris, Gallimard, 1966.

83. « L'on dit volontairement, parce que ce n'est qu'autant qu'il (= le suicide) est l'effet d'une libre volonté qu'il forme un crime... » (P. Muyart de Vouglans, ouv. cit., p. 183) ; Les manières admirables pour découvrir toutes sortes de crimes et sortilèges, par le sieur Bouvet, Paris, 1649, 342 p.

84. AMB, ms. n° 1807.

85. J. Bacquet, ouv. cit.

86. M.-H. Lottin, mémoire cit.


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Ainsi, au cours du temps, l'attitude face au suicide se fit moins coercitive et le siècle des Lumières voit cette tendance se confirmer. Après avoir prôné une répression des plus rigoureuses, la justice du roi allait rejoindre ce courant, d'où probablement l'attitude de Dauphin d'Halinghen dans l'affaire Marie Buttler qui, nous le savons, se suicida à la suite d'un coup de folie... Apparemment le Magistrat de Boulogne n'aurait pas évolué dans le même sens.

Le Magistrat protesta donc car la décision du lieutenant-général de la Sénéchaussée portait atteinte à « ses droits juridiques ». Faire le procès d'un cadavre, celui d'un suicidé en particulier, permettait à la justice échevinale d'affirmer la réalité de ses droits. C'est d'ailleurs ce qui fut clairement exprimé en 1641, lorsqu'on fit le procès du cadavre de Jean Bellanguer qui s'était « tué lui-même d'un coup de pistolet ». Les juges prirent soin de préciser qu'il fallait bien conserver les minutes de ce procès pour qu'elles puissent permettre de « garder les droits de justice de Baincqthun » (justice relevant du Magistrat de Boulogne).

Juger le cadavre d'un suicidé était aussi source de revenu pour la ville. Si nous reprenons les suicides de Beaucourt et d'Allain, nous savons que la sentence de condamnation infligeait au « condamné » le paiement d'une amende (1 500 livres dans le cas Allain), et prononçant la confiscation de ses biens. La somme payée par la famille Allain servit « aux réparations urgentes de l'hostel de ville, les frais de justice sur laditte somme préalablement pris... » Cette confiscation des biens par le Magistrat dans une affaire de justice n'était pas systématique, mais seulement prononçable, selon l'article 23 (Titre VII) des Coutumes, lorsqu'il y avait « crime de leze majesté divine et humaine ». On peut donc deviner avec quelle attention le Magistrat enquêtait dans les affaires où il y avait mort douteuse... Or, les « droits juridiques » de la justice échevinale boulonnaise furent bientôt remis en cause par l'action du lieutenant-général de la Sénéchaussée.

La Sénéchaussée était un tribunal érigé en justice royale par Louis XI en 1478. A la tête de ce tribunal se trouvait un « président lieutenant-général civil et criminel » qui commandait vers le milieu du XVIIIe siècle à une cinquantaine d'officiers. Il existait donc à Boulogne-sur-Mer, deux juridictions, l'échevinale et la royale, qui risquaient de s'affronter à tout moment. La crise éclata lorsqu'en 1742, Charles-François Dauphin d'Halinghen suggéra que soient réunies à la Sénéchaussée toutes les juridictions qui existaient à Boulogne et en Boulonnais. Il dénia alors tout particulièrement au Magistrat de la ville, en se référent à l' Ordonnance royale de 1670, la possibilité de juger des cas royaux tel le crime de lèse-majesté. Le Magistrat protesta en se référent aux Coutumes, mais aussi à l' Edit de Moulins de 1566.


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L'article 71 de cet édit aurait accordé à quelques justices échevinales, dont celle de Boulogne, prétendit le Magistrat, le privilège de pouvoir traiter toutes les causes civiles et criminelles 87. Le lieutenant-général niait le fait, un arrêt du Parlement avait d'ailleurs exigé, le 21 janvier 1571, que les échevins de Boulogne apportent la preuve de ce privilège, ce qu'ils ne firent jamais. Le statu quo allait demeurer jusqu'au milieu du XVIIIe siècle. Dauphin d'Halinghen essayait donc de profiter au mieux de cet imbroglio institutionnel pour affaiblir la justice échevinale. Le 1er décembre 1761, par exemple, il fit élargir des prisons de la ville la femme Grandjean qui avait été condamnée par cette justice pour attitude scandaleuse. Le Magistrat dénonça violemment cette décision :

« ... La conduite de M. le Lieutenant-général, expliqua-t-il, tend à faire mépriser les officiers de police et à enhardire le vice, l'on se pourvoira pour couper la racine à pareils inconvénients » 88.

L'année suivante, l'affaire fut portée devant le Conseil du roi.

L'affaire Marie Butder, et les affaires relatives au suicide à Boulogne-sur-Mer en général, doivent être, selon nous, replacées dans ce contexte d'opposition entre deux juridictions. Même si dans la plupart des cas qui nous sont connus pour le XVIIIe siècle, des circonstances atténuantes furent accordées, la justice échevinale de Boulogne semble avoir voulu manifester un attachement inébranlable à la législation en cours depuis 1670 (enquête précise et procès), alors que les juges royaux évoluaient, semble-t-il, vers une attitude plus tolérante. Cette intransigeance s'explique sans aucun doute par la volonté d'affirmer des privilèges juridiques menacés. La justice boulonnaise faisait feu de tout bois et les procès faits aux cadavres des suicidés furent un des moyens spectaculaires qui lui permirent d'exister en tant que pouvoir juridique et ceci quitte à prolonger tardivement une pratique qui apparaissait au XVIIIe siècle comme de plus en plus archaïque.

CONCLUSION

Nous voudrions pour terminer, laisser une fois encore, la parole aux juristes qui furent amenés à traiter du suicide à l'époque moderne. Il s'agit ici de Claude Le Brun de Charette qui s'efforça, au XVIIe siècle, d'établir un classement des crimes selon leur degré de gravité :

87. G. Libersat, ouv. cit.

88. AMB, ms. n° 1019.


Le suicide à l'époque moderne 119

« L'homicide de soi-même », écrivait-il, « est sujet à plus (grande) punition que l'homicide d'autruy d'autant que le meurtrier d'autruy ne tue que le corps, n'ayant pouvoir de misère l'aeme : mais celuy qui se tue soimême tue le corps et l'âme et partant comme plus coupable, doit être plus ignominieusement pendu que les autres homicides qui porte que Judas offença plus grièvement en se faisant mourir qu'en vendant et trahissant le Sauveur du Monde... » 89

On retrouve sous la plume de Le Brun de Charette l'idée qui fut, pendant longtemps, celle des hommes de l'Ancien Régime : le suicide est le pire des crimes. A crime exceptionnel fut donc appliquée une justice exceptionnelle, active surtout sous le règne de Louis XIV. Ce n'était pas le fait du hasard : en se suicidant, le suicidé remettait en cause, par ce geste fortement individuel, l'entreprise de normalisation sociale, mentale et physique déclenchée conjointement au XVIIe siècle par les pouvoirs politique et religieux. Localement, cette justice exceptionnelle devait permettre au Magistrat de Boulogne-surMer d'affirmer des privilèges juridiques contestés (et contestables ?).

L'étude du suicide et surtout de sa répression, nous semble donc être un parfait révélateur de l'organisation et du fonctionnement de la société de la France ancienne. Une chose, cependant, nous échappe inexorablement dans cette étude : l'histoire d'un drame humain.

Alain JOBLIN, Université d'Artois-Arras.

89. C. Le Brun de la Rochette, Les procez civils et criminels contenans la méthodique liaison du Droict et de la Pratique judiciaire, civile et criminelle, Rouen, 1661.



Les maladies des marins français,

de la Compagnie des Indes

et de la marine royale,

durant la 2e moitié du XVIIIe siècle

C'est dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle que la marine française se hisse à la deuxième place des marines européennes, loin derrière la marine anglaise cependant. Cette époque voit donc l'augmentation des échanges et plus particulièrement des échanges avec des régions très éloignées alors que les connaissances médicales et hygiéniques de l'époque ne permettent pas encore d'assurer de bonnes conditions de vie pour ces équipages qui entreprennent de longs voyages pour la grandeur militaire et économique de la France métropolitaine. Aussi, j'ai décidé de traiter ici de cet énorme problème qu'était la santé des marins français, ces marins bien souvent malades lorsque les voyages s'éternisaient, afin d'éclairer un épisode de l'histoire de l'hygiène et même de la médecine.

A - LE MARIN : UN ETRE FRAGILISE

Rien ne permet de connaître, même d'une manière vaguement impressionniste, l'état sanitaire du marin avant son embarquement, de savoir si l'on a affaire à des organismes très résistants ou débilités. Cependant, après quelques jours de mer, du fait des conditions spécifiques aux voyages de longue durée, le terrain de ces hommes nous apparaît plus clairement. Quelles sont donc ces conditions spécifiques alors ?

Tout d'abord, il faut insister sur le peu d'hygiène qui règne à bord. L'hygiène corporelle des marins peut être abordée à partir d'un

Revue historique, CCXCI/l


122 Laurent Sueur

curieux document, qui est en fait un projet de règlement provisoire sur l'ordre, la propreté et la salubrité à maintenir à bord des vaisseaux du roi de France, daté du 1er janvier 17861. Ce document, signé notamment par Louis XVI et le maréchal de Castries, alors secrétaire d'Etat à la Marine, fut édité en mai 1817 et réimprimé en septembre 1823 ! Cet étrange acte administratif fut certainement distribué à des commandants de navires et des chirurgiens-majors et, en tout cas, il montre le minimum d'hygiène acceptable par des hommes de la fin du XVIIIe siècle. Disons tout de suite que l'hygiène s'améliore à cette époque : la baignoire réapparaît pour les classes aisées, mais on n'en est certes pas à ce que les personnes se lavent entièrement tous les jours. Quant à la situation des classes populaires elle nous apparaît justement grâce à ce document. Celui-ci nous dit que les marins devront, chaque matin, se rincer la bouche avec de l'eau et du vinaigre, que le chirurgien-major vérifiera la bouche des équipages tous les quinze jours ; de plus, l'équipage devra se faire raser au moins une fois par semaine ; ils se peigneront tous les jours ; ils changeront de chemise au moins une fois par semaine et il est stipulé que les marins voyageant dans les pays chauds pourront se baigner dans des bailles : hélas, la fréquence n'est pas indiquée. Il y a, certes, ici ce que l'on appelle des pré-notions d'hygiène mais on est encore loin de l'hygiène, celle qui est obsédée par les microbes. Cependant, ce manque d'hygiène à peine entrevu ne veut pas dire que les marins aient été très souvent parasités : la gale est, par exemple, un acarien qui s'attaque avant tout aux peaux fragiles ; quant au typhus, les sources ne le mentionnent pas. Quoi qu'il en soit, cette malpropreté corporelle fut un moyen de propagation des maladies véhiculées par l'alimentation : les germes pathogènes passaient d'un individu à l'autre par les nombreuses manipulations effectuées avec des mains souillées. D'ailleurs, ce facteur de propagation des maladies doit être mis en relation avec l'hygiène alimentaire de l'époque. En effet, la conservation des vivres et des liquides est loin d'être satisfaisante 2 : les salaisons se racornissent, mais surtout l'eau se conserve très mal ; au bout d'un mois, dans les pays chauds, elle jaunit, au bout de trois mois elle est noire, des débris animaux et végétaux ont créé cette situation par leur putréfaction. Il est donc évident qu'un tel bouillon de culture va provoquer ce que les médecins de l'époque appelaient des flux de ventre : des diarrhées. Surtout, l'eau et les aliments, de par la manière

1. AN, Marine Al/141.

2. Laurent Sueur, « La conservation des vivres et des boissons sur les vaisseaux au long cours, appartenant au roi de France, et qui se dirigeaient, à la fin du XVIIIe siècle, vers les Indes Orientales », Revue historique, n° 585, p. 131 à 140.


Les maladies des marins français 123

dont ils étaient consommés, étaient les vecteurs de la typhoïde, des dysenteries, du choléra (qui n'a pas été très fréquent). En effet, pour manger, les matelots se réunissent par groupes de sept autour de la gamelle qui est posée à terre et qui contient leur nourriture, tout du moins en ce qui concerne les marins du roi de France ; ils disposent chacun d'une écuelle, d'une cuillère et d'une tasse : s'ils ne mangent pas directement dans la gamelle, ils s'échangent parfois leurs ustensiles, comme le signale Kerguelen 3 qui justement essaie d'exiger que chacun ait son écuelle, sa cuillère et sa tasse. L'échange d'ustensiles mal ou pas nettoyés et contaminés par des mains sales est un des vecteurs de ces maladies. De plus, rien n'indique que l'hygiène des cuisiniers ait été irréprochable. Surtout, l'eau subit également des manipulations où les mains sales des marins risquent, sans cesse, de la contaminer un peu plus par des germes pathogènes : elle est tout d'abord transvasée de sa barrique de stockage dans une demi-barrique pour abreuver l'équipage pendant la journée, ensuite elle est encore mise dans des pots ou des bouteilles et versée dans ces tasses qui circulent de bouches en bouches. Tout est réuni pour faciliter la propagation de ce genre de maladie.

Enfin, la ration alimentaire des marins en mer laisse apparaître une carence en fruits et légumes frais, une carence fondamentale en vitamine C ; et, de ce fait, le scorbut faisait partie des maladies les plus courantes et contribuait à affaiblir considérablement les organismes les plus robustes et donc à faire, lui aussi, du marin un être fragilisé.

La morbidité et la mortalité des marins français de cette époque ne sont pas faciles à établir avec précision, c'est-à-dire en faisant apparaître la cause des décès ou le nom de la maladie dont est atteint le patient. Cependant, sur la masse considérable de journaux de bord et de correspondance des commandants avec le secrétariat d'Etat à la marine, quelques renseignements intéressants émergent. Le premier document concerne les années 1734-1735. Il s'agit du Journal du voyage aux îles Maurice et Bourbon de la frégate Saint-Michel appartenant à la Compagnie des Indes 5. Il est dit que l'équipage est de quatre-vingt hommes et que dix hommes sont morts lors de cette campagne qui a commencé le 12 avril 1734 pour se terminer le 28 avril 1735 (départ et arrivée à Lorient bien sûr) ; il y eut des escales lors de ce voyage. Nous constatons donc que les pertes se sont élevées à 12,5 %. Le

3. De Kerguelen, Relation de deux voyages dans les mers australes et des Indes, faits en 1771, 1772, 1773 et 1774..., Paris, 1782, p. 211.

4. Laurent Sueur, « L'alimentation des marins du roi de France, de 1763 à 1789, sur les vaisseaux au long cours se dirigeant vers les Indes Orientales », Revue historique, n° 568, p. 411 à 427.

5. AN, Marine, JJ/4/76, pièce 21.


124 Laurent Sueur

deuxième document est le journal de bord du vaisseau de la Compagnie des Indes Le Héron 6 qui contenait 166 hommes d'équipage, quinze soldats, vingt passagers, deux enfants ; il n'est pas dit, là non plus, que l'Etat-major du bateau ait été compté avec les hommes d'équipage ; mais le total est tout de même d'environ 203 personnes. Le premier lieutenant de ce vaisseau s'est attaché à compter les morts avec exactitude : il y en eut 96 soit 47,3 % ; il nous fournit même la raison de quarante de ces décès : il y eut un noyé, deux personnes atteintes de mal de terre, cinq de flux de sang, trente-deux de scorbut. Le voyage avait commencé le 9 mai 1741 (départ de France) pour se terminer le 18 mars 1742 avec l'arrivée du navire à la Réunion, après de nombreuses escales. Le troisième document est le journal de bord du vaisseau 7 de la Compagnie des Indes La Paix, qui partit de Bretagne le samedi 30 mars 1754 avec 356 personnes ; il arriva à Gorée le 30 avril et y laissa douze personnes qui ne continuèrent pas le voyage ; il partit de Gorée le 10 mai 1754 et arriva à l'Ile de France le 19 août 1754. Si on ne tient pas compte des débarqués de Gorée, on obtient 344 personnes et 33 morts soit 9,6 %. Ainsi, avec ces trois documents, on comprend déjà que lorsque la traversée s'allongeait la mortalité augmentait. Mais cela ne veut pas dire pour autant que lorsque la traversée était plus courte et donc moins meurtrière il n'y avait pas de malades. Ainsi, le vaisseau de la Compagnie des Indes Le Condé, qui partit de France le 18 février 17688 avec 169 hommes d'équipage environ, comptait cinquante scorbutiques le 31 mai 1768, soit 29,6 %. Enfin, Saint-Georges qui commandait, en 1783-1784, le vaisseau La Fine, nous dit, dans une lettre 9, qu'il partit le 7 décembre 1783 de Trinquemalle pour arriver au Cap le 20 janvier : la traversée avait donc duré 45 jours. Cette petite traversée vit la mort d'une personne sur un total de 185 personnes, ce qui fait peu, mais il y eut trente-trois scorbutiques qui furent envoyés à l'hôpital du Cap de Bonne Espérance, soit 17,8 %. Cela montre, une fois encore que le marin, même lors de courtes traversées, est un homme souvent malade.

B — LA COMPREHENSION DES MALADIES

Les maladies étaient loin d'être toutes comprises mais il faut se garder de croire que l'hippocratisme qui régnait alors interdisait

6. AN, Marine, JJ/4/76, pièce 28.

7. AN, Marine, JJ/4/78, pièce 57.

8. AN, Marine, IJ/4/92, pièce 28.

9. AN, Marine, B/4/268, f. 348 et 350.


Les maladies des marins français 125

toute compréhension de la réalité pathologique. Par exemple, les symptômes du scorbut, du choléra et de la fièvre typhoïde (alors appelée de différents noms) étaient parfaitement connus. Mais analysons donc dans le détail l'attitude des gens de cette époque face au scorbut.

Celui-ci préoccupait tellement les marines européennes qu'il donna lieu à une abondante littérature. Les livres les plus célèbres en traitant sont : le Traité du scorbut de James Lind (traduit en français dès 1756) 10, De morbis navigantium de Ludovic Rouppe 11, l'Essai sur les maladies qui attaquent le plus communément les gens de mer de G. Mauran 12, et surtout le Traité des maladies des gens de mer de PoisonnierDesperrières 13. Ce dernier reconnaît trois facteurs qui, étant réunis, ne manquent jamais de générer cette maladie : il s'agit de la constitution froide et humide de l'air, d'une trop grande inaction de même que des exercices pénibles et forcés, de la mauvaise qualité des aliments. Cet auteur est très représentatif de son époque. En effet, dans son développement, les bourdes et les vérités s'entrecroisent. Force est de constater, par ailleurs, que lorsque les médecins découvrent une vérité, c'est à l'expérimentation clinique qu'ils la doivent, leurs erreurs étant le fruit de la doctrine à la mode. Aussi, lorsque les esprits les moins bornés font des découvertes au sujet de cette maladie, ils s'empressent de la rendre conforme à la doctrine hippocratique afin de rentrer dans la norme et obtenir ainsi du crédit. L'exemple le plus flagrant est fourni par Lafosse, docteur en médecine de l'université de Montpellier alors bastion de l'hippocratisme 14. Celui-ci fait du manque d'air vital la cause essentielle du scorbut, ce qui est très hippocratique, en même temps il fait des végétaux et des fruits frais des antiscorbutiques, ce qui est exact, et il déduit que c'est l'air pur de l'atmosphère, comme fixé dans le corps muqueux de ces végétaux et fruits frais, qui est l'agent thérapeutique du scorbut. C'est dans cet état d'esprit, très révérencieux vis-à-vis de la médecine antique, qu'à force d'observations les médecins, chirurgiens-majors, capitaines de vaisseaux vont découvrir deux vérités : ils vont comprendre que le scorbut n'est pas contagieux et que les végétaux et les fruits frais sont les meilleurs antiscorbutiques.

En 1766, Mauran écrit 15 : «... On ne saurait s'imaginer combien

10. Paris, 1756, 2 vol.

11. Lugduni batavorum, 1767.

12. Marseille, 1766.

13. Paris, 1767.

14. Bibliothèque de l'Académie de médecine, SRM 140, dossier 33, pièce 2 ; cette dissertation date de l'année 1786 environ.

15. Op. cit., chapitre 2.


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cette maladie est contagieuse, et se communique facilement, surtout en buvant dans les mêmes vases que ceux qui en sont atteints... ». Dans les années soixante-dix-quatre-vingt, M. de Kerguelen constate que la maladie « ne se communique pas par l'infection » 16, il ajoute 17 : «... Le scorbut n'est pas une maladie contagieuse. Il est cependant prudent de prendre sur cela des précautions, et d'obliger tous les soldats ou matelots embarqués, d'avoir chacun une écuelle et une cuiller, une tasse particulière pour manger et pour boire... ». Le 26 août 1783, la Société royale de médecine couronne les deux dissertations de Goguelin et Bougourd 18 ; ces dissertations prouvent que le scorbut n'est pas une maladie contagieuse.

En ce qui concerne le fait que les fruits et les légumes frais sont les meilleurs antiscorbutiques, il faut comprendre que dès le début de notre période, les citrus sont regardés, par tous les marins, par tous les chirurgiens et médecins de France et d'Angleterre, comme d'excellents antiscorbutiques, mais, à la même époque, on considère que les fruits et les légumes secs, que les sucs dépurés, que les végétaux en poudre sont également des antiscorbutiques. Et force est de constater que l'on persistera à les considérer comme tels au moins jusqu'à la fin du XVIIIe siècle. Cependant, plus on avance dans le siècle, plus on se rend compte que les meilleurs antiscorbutiques sont effectivement les fruits et les légumes frais. Ainsi, c'est en 1771 que Fournier, médecin de la marine à Brest, découvrit les bienfaits des végétaux dans le traitement du scorbut en traitant soixante-sept scorbutiques de l'hôpital de Brest avec cette nourriture 19 : «... J'exigeay ensuite des soeurs qu'elles fissent une chaudière a part pour cette salle, et que l'on y mit une grande quantité d'herbages... je leur retranchay une partie de la viande qu'on leur donnait, et j'y substituay du ris, du miel, des pruneaux, du cresson, ou d'autres herbes, que je leur faisais manger en guise de salade assaisonnée d'un peu de vinaigre. Cette nourriture... changea cependant absolument et dans très peu de tems l'état de ces misérables... des soixante sept qui y étaient au commencement j'en ay fait sortir vingt neuf, parfaitement queris : et parmy ceux qui restent, il n'y en a aucun, qui n'ait éprouvé un soulagement considérable... ». Poisonnier-Desperrières va déduire des travaux réalisés par Fournier que la soustraction de toute nourriture animale et l'absorption de végétaux frais sont les principaux facteurs de guérison du scorbut. En effet, on peut lire

16. Op. cit., p. 210.

17. Op. cit., p. 210-211.

18. BAMSRM 117 D. 6, pièce 4 et BAMSRM 141 D. 2.

19. AN, Marine, D/3/37, fos 37 à 40, daté de Brest le 8 juillet 1771.


Les maladies des marins français 127

dans son traité 20 : « Voyez ce que j'ai dit ci-devant du succès étonnant qu'a eu M. Fournier, Médecin de la Marine à Brest, et confrère de M. de Courcelles, dans le traitement des scorbutiques les plus désespérés, par les végétaux frais et la soustraction de toute nourriture animale ». L'emploi de ces deux vocables, végétaux frais, est une nouveauté, et cette nouveauté va faire du chemin. M. Goguelin dans sa dissertation sur le scorbut 21, laquelle fut couronnée par la Société royale de médecine dans sa séance publique du 28 août 1781, nous dit: «... Dans tous les temps, les végétaux récens de toute espèce ont guéri seuls le scorbut en général » ; il ajoute que tous les végétaux « en raison des progrès de la fermentation, perdent de leur vertu antiscorbutique ». Le stade suivant est franchi en 1784 par les gens de la Société royale de médecine 22 : «... M. Duhamel conseille de soumettre le verjus à la même préparation... on peut parvenir à en faire un extrait comme celui de citron en emploiant un procédé communiqué récemment à la société par M. Dubuisson, il suffit d'une evaporation très lente pour obtenir le suc du verjus, dans un état de concentration et de pureté assez considérable, pour n'être plus susceptible des altérations que la chaleur et le tems sont capables d'y porter... ». Nous constatons, dès lors, qu'à la fin de notre période les spécialistes ont compris qu'un principe actif contenu dans les végétaux frais et leur suc était détruit par le temps de stockage et par la chaleur.

Ainsi, forts de leur savoir hippocratique, forts de quelques connaissances nouvelles, pourvus de médicaments éprouvés, les chirurgiens vont essayer de combattre les maladies et bien sûr le scorbut.

C - COMBATTRE LES MALADIES

Une fois encore, il convient de dire que les sources concernant ce sujet sont extrêmement rares. Je n'ai rien trouvé, par exemple, en ce qui concerne le traitement de la fièvre typhoïde, du choléra et des dysenteries, et un seul document parle des thérapeutiques des diarrhées sans prouver pour autant que les traitements décrits furent réellement utilisés 23. En revanche, nous sommes mieux renseignés sur le scorbut.

20. Poisonnier-Desperrières, Traité des fièvres de l'Isle de St Domingue, avec un mémoire sur les avantages qu'il y aurait à changer la nourriture des gens de mer, Nouvelle éd., Paris, 1780, p. 206 en note.

21. Histoire et mémoires de la Société royale de médecine, vol. 4, 2e partie, p. 168 à 214.

22. AN, Marine, d/3/37, f. 77 à 144, f. 133.

23. BAMSRM 193 D. 16, Observations sur les maladies les plus communes qui attaquent les navigateurs dans les Indes Orientales..., vers 1788.


128 Laurent Sueur

La thérapeutique de cette maladie commence par l'aération de l'entrepont. En effet, puisque le mauvais air est une des causes du scorbut (et de bien d'autres maladies), on ouvre les sabords pour renouveler l'air, de plus, on parfume 24. Puisque la trop grande inaction et les exercices pénibles sont deux des causes du scorbut, on fait bouger les malades, mais pas de trop, il ne faut pas qu'ils se fatiguent 25. Puisque la mauvaise qualité des aliments est la cause principale du scorbut, il convient de fournir aux malades des aliments de bonne qualité, des aliments frais : les rafraîchissements. Ainsi, on supprime les salaisons car « les substances animales, quoique salées, sont susceptibles d'une dégénérescence visible, qui ne peut qu'accélérer la tendance qu'ont à la décomposition, toutes les liqueurs du corps humain » 26 ; on les remplace alors par des viandes fraîches. Quant au pain, il remplace le biscuit (qui n'est jamais qu'un pain de conserve). Les malades mangent également du riz, de l'oseille confite, du sucre, etc. (voir note 4), des aliments qui sont considérés par les médecins comme de bons antiscorbutiques. Les malades consomment aussi des fruits et des légumes frais, les seuls véritables antiscorbutiques. Il est aussi arrivé que l'on saigne les malades et qu'on les fasse suer afin que les mauvaises humeurs s'échappent de leur corps. Ces deux thérapeutiques furent employées, par exemple, par le chirurgien Depret lors du voyage du vaisseau de la Compagnie des Indes Le Condé ; on lit en effet sur le journal de bord 27: «... Mardi 31 may 1768... 50 hommes scorbutiques connu a bord, dont quelqu'un ont deja passé par la baille sudorifique, par le moyen de la quelle, et des saignées Mr Depret chirurgien major se flate de conduire le plus grand nombre a l'isle de france... ». Certains utilisent aussi des mesures de police sanitaire comme le montre cet extrait écrit par Beniowsky, à la date du 26 au 27 juin 1773, sur le journal de bord du vaisseau du roi La Marquise de Marbeuf : «... L'officier-major... fit enlever le defunt et transporter sur le gaillard devant, pour qu'aucun reste de scorbut, dont il était tout couvert ne produisit l'infection aussitot j'ordonnai à m. Marigny d'apposer le sceau du régiment, tant sur la porte de sa chambre, que sur un coffre et une malle qui lui appartenaient... a la réquisition du capitaine de bord qui craignait pour le reste de l'équipage on chanta promptement la prière et on l'inhuma... » 28. Ce document, très précieux, a le mérite de nous montrer que les per24.

per24. Marine, A/1/141, regl. 6, art. 23 ; aussi JJ/4/85, pièce 118, du 20 au 21 mai 1773.

25. BAMSRM 201 D. 9, pièce 2, f. 24 en note ; et aussi AN, Marine, B/4/150, f. 4 à 11.

26. AN, Marine, D/3/37, f. 2 à 31. Ce document fut aussi imprimé ; Poisonnier-Desperrières, Mémoire sur les avantages qu 'il y aurait à changer absolument la nourriture des gens de mer, Paris, 1771.

27. AN, Marine, JJ/4/92, pièce 28.

28. AN, Marine, JJ/4/85, pièce 118.


Les maladies des marins français 129

sonnes qui ne font partie du corps médical croient profondément à la contagion et laisse supposer qu'il en fut de même après la mise au point de la Société royale de médecine en 1783 (voir plus haut). Mais l'on se rend mieux compte de la lutte menée par les chirurgiensmajors contre le scorbut en lisant ce large extrait de la dissertation de Dupont qui concerne le traitement des scorbutiques de la flotte du roi La Seine lors de son voyage dans les Indes vers 178529 : « ... Les alimens que la circonstance permettait d'employer, étaient le pain frais et le vin un quart à chaque repas ; la soupe de pois ronds au beurre et à l'oseille confite ; la purée de ces mêmes pois asaisonnée de beurre enfin le riz au sucre. Les remèdes étaient la tisane faite avec la dreche et les bayes de genièvre écrasées, et avec la réglisse ; il ne restait alors qu'une très petite quantité de miel réservée pour les gargarismes qui étaient composés de la décoction de kina acidulée d'esprit de vitriol. Pour certains malades j'ajoutais à la boisson vingt cinq gouttes d'élixir vitriolique ; enfin l'opiat anti-scorbutique composé de farine de pomme de terre une once de kina en poudre une demie once ; des poudres de scille et de cannelle de chaque deux gros ; de camphre un gros ; le tout uni avec du syrop de vinaigre et prescrit à la dose d'un gros matin et soir. Je faisais appliquer sur les ulceres des plumaceaux enduits d'essence de térébenthine ; et peu après l'usage de ces remèdes on les pansait avec de la charpie seche... Une contrariété insigne, le besoin absolu de provisions fraiches, et plus que cela encore, le défaut de stabilité du batiment, engagerent le commendant, ..., à relacher à false-Baye le quinze juillet, après cent sept jours de mer... Les scorbutiques avaient à déjeuner une orange non pelée et coupée par tranches soupoudrées de beaucoup de sucre... ils dinaient avec une soupe de viande fraîche et de beaucoup de légumes, tels que choux, carottes, navets et oignons. Ces mêmes légumes hachés et cuits au beurre servaient à souper... ». Ce document qui est tout à fait exceptionnel montre qu'en pleine mer le chirurgien donne des végétaux aux scorbutiques car ils sont supposés être justement antiscorbutiques comme on le croyait à l'époque, mais son action se tourne aussi vers le traitement des symptômes cutanés de la maladie et aussi des désordres bucco-dentaires. Cependant, ce qui sauve les malades c'est son action à terre lorsqu'il leur donne des fruits et des légumes frais. D'ailleurs, le remède le plus efficace pour combattre la maladie était bien l'escale qui procurait ces rafraîchissements. Ainsi, lorsque le nombre des scorbutiques devenait réellement important, le commandant décidait de faire relâche et l'équipage, alors, exultait 30 :

29. BAMSRM, 119 D. 39.

30. AN, Marine, JJ/4/85, pièce 118, du 15 au 16 juillet 1773.


130 Laurent Sueur

« ... J'ai déclaré au capitaine de bord l'etât de nos malades et le desire que j'avais de concourir à leur soulagement par un prompt rélache ; sur quoi il décida... de prendre la roûte de la Baaye-false à l'E. du cap de Bonne-Espérance : je fis alors annoncer ma décision à ma troupe et à l'équipage qui tout joyeux s'armèrent de courage, bravant le mal qui les rongeait, s'appliquèrent vivement au travail journalier... ». Les lieux habituels de relache étaient Gorée, l'Ascension, le Cap de Bonne Espérance, pour les navires allant à l'île de France et à l'île Bourbon. Les navires qui allaient dans les Indes s'arrêtaient obligatoirement à l'île de France avant de continuer leur voyage vers Pondichéry, Trinquemallay et des contrées encore plus éloignées. Quand on arrivait dans un port, on débarquait les scorbutiques, et les autres malades, pour les mettre à l'hôpital mais, hélas, nous ne savons rien des traitements alors mis en oeuvre, à l'exception de l'hôpital de la marine à Brest (voir plus haut).

Ainsi, malgré l'extrême indigence des sources, on peut dégager quelques faits de ce qui vient d'être exposé. Tout d'abord, il convient de remarquer que les gens de cette époque essayent réellement de comprendre les maladies qui attaquent les gens de mer, ces gens si utiles à l'Etat comme il est dit dans un nombre considérable de lettres issues ou arrivant au secrétariat d'Etat à la Marine. De plus, leur lutte pour comprendre l'inconnu amena tout de même à quelques découvertes et confirmations de soupçons. Enfin, et peut-être surtout, on remarque, une fois encore, que les progrès de l'hygiène et de la médecine datent bien de la fin du XVIIIe siècle.

Laurent SUEUR.


Les contrats de mariage

à Saint-Omer et à Aire-sur-la-Lys

au XVIIIe siècle

Saint-Omer et Aire-sur-la-Lys sont des échevinages et chefs-lieux de bailliage appartenant à la zone septentrionale de l'Artois sous la frontière de la Flandre maritime et flamingante. En 1659, par le traité des Pyrénées, ces deux bailliages forment l'Artois Réservé permettant au roi d'Espagne de conserver son titre de comte d'Artois. Cette situation prend fin en 1678, le traité de Nimègue assure à la France la cession de ces deux derniers bastions espagnols en Artois.

Dans la province d'Artois, outre la coutume générale décrétée et homologuée en 1544, existent de nombreuses coutumes locales, ainsi celles de Saint-Omer et d'Aire-sur-la-Lys qui ont connu plusieurs rédactions. Mais, ce n'est qu'en 1739, après une dernière réformation, que ces coutumes furent décrétées par lettres patentes du 26 septembre 1743 et enregistrées par le Conseil d'Artois le 7 mai 1744. Quelques mois plus tard, les usages réformés, homologués, sont imprimés à Paris 1. La géographie coutumière de l'Artois se partage en deux groupes, l'un artésien, l'autre flamand. C'est au second que se rattachent les échevinages et bailliages audomarois et airois. Ils sont les plus flamands de la province tant par le droit coutumier que par le dialecte utilisé.

1. Coutumes locales tant anciennes que nouvelles des bailliages, villes et échevinages de Saint-Omer, d'Audruicq et pays de Brédenarde et d'Aire-sur-la-Lys, ensemble les procès-verbaux de vérification et rédaction de ces mêmes coutumes et lettres patentes portant décret d'icelles, Paris, Simon, 1744. Bourdot de Richebourg, Nouveau coutumier général de France, Paris, 1724. M.-H. Renaul, La réformation des coutumes de Saint-Omer, in Bulletin de la Société des antiquaires de la Morinie, 1992.

Revue historique, CCXCI/1


132 M.-H. Renaut

Le système coutumier, dans son dernier état à Saint-Omer et à Aire-sur-la-Lys 2, définit les rapports patrimoniaux entre époux : il institue la communauté de meubles et d'acquêts, l'usufruit de moitié du survivant à Saint-Omer, la coutume d'Aire prescrit le douaire masculin, la linotte ; il prohibe à Saint-Omer le don entre époux, tandis qu'à Aire, une forme atténuée du ravestissement conventionnel est introduit après 1439, en effet il est réservé aux conjoints sans enfant et limité aux meubles, cateux et acquêts.

Au regard du régime des successions, les règles coutumières audomaroises et airoises sont très nettement d'inspiration flamande 3. Est appliqué le système parfaitement égalitaire du partage par tête entre les enfants des différents lits sans tenir compte de l'âge et du sexe. Comme suite logique, les coutumes interdisent le cumul des qualités d'héritier et de légataire et elles imposent le choix entre le rapport à la succession ou s'en tenir aux dons faits. La représentation en matière successorale est admise contrairement à ce qui se passe en Artois qui ignore ce principe jusqu'en 1775. La pratique de la fente est généralisée.

Les institutions du droit familial ne sauraient se ramener au seul texte de la coutume. Il faut mettre face à face coutume et actes de la pratique 4. Partant du système coutumier, il convient d'examiner si les parties s'en sont détournées au moyen des contrats pour créer des dispositions conventionnelles aboutissant à une recomposition du système coutumier. Apparaît alors le rôle du notaire, intermédiaire obligé dans l'accomplissement des relations sociales. A la demande de ses clients, soit il crée des formules, il invente des expédients pour stériliser, contourner, corriger les règles légales, soit, se faisant toujours l'interprète des parties, il applique les règles coutumières auxquelles les futurs époux sont assujettis. Le notaire, praticien avisé au courant des lois, coutumes et usages, est le conseiller juridique de ses clients5.

2. P. Ourliac, Histoire du droit privé, t. 3, Le droit familial, Thémis, 1957 ; Ph. Godding, Le droit privé aux Pays-Bas méridionaux du XIIe au XVIIIe siècle, Bruxelles, 1987 ; J. Imbert, Une coutume de lisière, la famille à Aire, in Etudes historiques offertes à Jean Yver, Paris, 1976, p. 390 et s. ; M.-H. Renaut, La législation coutumière audomaroise, in Revue du Nord, avril-juin 1992, p. 270-273. Il convient de noter qu'en l'absence d'article particulier au mariage dans les coutumes de Saint-Omer et d'Airesur-la-Lys, le droit matrimonial se dégage de celui des successions.

3. J. Yver, Egalité entre héritiers et exclusion des enfants dotés, essai de géographie coutumière, 1966 ; M.-H. Renaut, op. cit., p. 261 à 270.

4. Ce genre d'étude a été mené dans de nombreuses régions, ainsi par J. Gay dans Les effets pécuniaires du mariage en Nivernais du XIVe au XVIIIe siècle, l'auteur étudie la communauté entre époux en se référant aux contrats de mariage et à l'évolution économique et sociale.

5. C. Ferrière, La science parfaite des notaires ou le parfait notaire, Paris, 1771 ; J. Bart, La pratique des contrats de mariage dans la région dijonnaise à la fin du XVIIIe siècle, in Mémoires de la Société pour l'histoire du droit des anciens pays bourguignons, 1966, p. 285-314 ; J. Lelièvre, La pratique des contrats de mariage chez les notaires du Châtelet de Paris de 1769 à 1804, 1959 ; M. Memin, Les conventions de mariage dans la région mancelle en 1780, in RHD, 1965, p. 247 à 271.


Les contrats de mariage 133

La documentation retenue ici est constituée de contrats de mariage passés devant les notaires royaux d'Artois. Etablis par Charles Quint, ces notaires ont acquis peu à peu au détriment des baillis et des échevins le monopole de la réception des contrats.

En 1550, apparaît, dans le ressort du Conseil provincial d'Artois, l'institution du greffe du Gros où les notaires sont obligés de déposer les minutes de tous les actes passés devant eux. Elles constituent le « Gros des notaires ». Etaient installés à Saint-Omer et à Aire des greffiers dépendant du Gros d'Artois. Ils prêtaient serment devant le Magistrat de la ville et eux seuls pouvaient délivrer des expéditions authentiques des minutes qu'ils conservaient 6. La ville de Saint-Omer possède encore ce fonds du Gros des notaires, n'ayant pas été contrainte de le mettre en dépôt aux archives départementales'.

Pour vérifier l'adéquation de la coutume aux faits, à propos des rapports patrimoniaux entre époux, ont été retenus les contrats de mariage des années 1700, 1750, 1780, pour Saint-Omer. Les documents d'Aire présentent une plus grande variété de dates. Ces sources nous révèlent la structure familiale par le biais de deux éléments étroitement liés d'un même système normatif : le régime matrimonial et celui des successions.

Sachant que la réformation et l'homologation des coutumes de Saint-Omer et d'Aire datent respectivement de 1739 et de 1743, il a semblé utile de recourir aux contrats précédant cet événement et à ceux qui lui sont postérieurs. Il est, toutefois, permis de se demander si le défaut d'homologation d'une coutume l'empêche de régler le sort des biens de ceux qui relèvent de la dite coutume. A cette question, il convient d'y répondre, semble-t-il, par la négative pour une double raison. En effet, la coutume, usage résultant d'une suite d'habitudes concordantes et sûres, d'une répétition d'actes semblables dans des circonstances identiques, a par elle-même force de loi. D'autre part, l'on peut faire remarquer que l'homologation des coutumes d'Artois faite en 1544 par Charles Quint ne peut être regardée comme une abrogation des coutumes locales selon les termes mêmes de la réserve contenue dans l'acte d'homologation des coutumes d'Artois : « sans préjudice des coutumes générales et locales des bailliages... »

Après la présentation des contrats de mariage et des parties contractantes (I), il faudra étudier le contenu des conventions matrimoniales (II).

6. Pagart d'Hermansart, Histoire du bailliage de Saint-Omer, 1898, t. 1.

7. Les documents sont classés par année de 1550 à 1789 et par type d'acte. Pour chaque année, il existe les liasses des contrats de mariage, des testaments et celle de divers rassemblant pêle-mêle tous les actes ne concernant pas directement le droit familial (vente, hypothèque, rente...).


134 M.-H. Renaut

I - LES PARTIES AU CONTRAT DE MARIAGE

Tout mariage constitue une aventure, tout contrat de mariage est l'équivalent d'un billet de loterie. Employé avec une extrême fréquence au XVIIIe siècle 8, le contrat de mariage se rencontre dans toutes les strates sociales : le marchand, le rentier, le laboureur, l'artisan. Même de petites gens, possédant des biens insignifiants, croyaient indispensable de faire établir un contrat de mariage par un notaire, alors qu'ils auraient pu abandonner à la coutume leurs rapports patrimoniaux et le sort de leurs biens.

Le contrat de mariage, prélude du mariage, a l'ambition de régler l'ensemble du régime matrimonial. Souvent considéré comme un traité entre deux familles, un pacte familial, il est d'abord une étape nécessaire qui conduira au sacrement. La rédaction est libre, toutefois les contrats de mariage offrent un plan identique (protocole, dispositif, clauses finales) et exposent les conventions matrimoniales dans un ordre uniforme.

A — Le protocole

Il annonce la nature de l'acte et utilise une formule type : « Par devant nous notaires royaux d'Artois de la résidence d'Aire, soussignez... », « Par devant nous notaires royaux de la province d'Artois à la résidence de Saint-Omer, soussignez... ». Puis, tout contrat de mariage continue par la présentation des futurs époux, en précisant d'abord l'identité du fiancé, sa filiation, la présence des parents venus l'assister, ensuite celle de la fiancée accompagnée de ses proches. Cette présentation n'a rien d'original, elle se retrouve dans tous les contrats de mariage, quelle que soit la région envisagée.

Les parents interviennent toujours au contrat de mariage qu'ils négocient. Le contrat de mariage est un arrangement entre les familles. Le caractère familial est évident, surtout quand le notaire énumère les frères, les soeurs, les oncles, les tantes, le mariage étant un acte familial par excellence.

Par la présence de nombreux membres de la famille, on peut reconstituer le clan familial et on remarque aisément à quel groupe social il appartient. Dans cette société d'ordres où chacun se définit par son rôle, son titre, le notaire ne manque pas de donner à chaque

8. C. Ferrière, Op. cit., t. 1, p. 251 à 255 : « Le contrat de mariage est sans doute l'acte le plus important de tous ceux qui se font entre les hommes puisqu'il sert de fondement à la vie civile, au repos des familles et au bien de l'Etat. »


Les contrats de mariage 135

assistant sa dénomination, sa fonction. La présence des parents à l'établissement du contrat de mariage correspond souvent plus qu'à une assistance passive. Nous les verrons, en effet, intervenir lorsque, sous des formes diverses, ils contribuent par leurs apports personnels à faciliter le départ financier du ménage.

Les contrats de mariage étudiés présentent des roturiers qui sont qualifiés de Maître pour les gens de justice : « Maistre Joseph Gotrand, avocat en parlement, homme à marier, assisté de maistre Jacques Fournier, avocat au conseil provincial d'Artois, son beaufrère » 9. Les autres sont appelés Sieur. Quand un chanoine fait partie de la famille, il figure parmi ceux qui assistent les futurs ; il est cité comme vénérable personne, tel messire Louis Dastions, chanoine à la collégiale de Saint-Pierre d'Aire, cousin de la future épouse 10, telle « discrète personne, messire Pierre Lesage, prêtre chanoine de l'église cathédrale de Saint-Omer, oncle paternel du futur époux »11.

Les mariages se faisant entre familles de niveau social presque analogue sont, cependant, des alliances flatteuses pour une famille, profitables pour une autre. L'indication de la profession n'est pas superflue. Martin Daman, marchand, convole avec Marguerite Legrand, fille et nièce de marchand 12 ; Jean Barbault, médecin des hôpitaux du roy de la ville d'Aire, échevin de la ville, contracte avec Marie-Thérèse Deremet, fille d'un brassier et échevin de la ville, nièce de l'argentier de la ville et cousine du procureur du roi 13. Le mariage unit maître Joseph Gotrand, avocat en parlement, fils d'un rentier, échevin de la ville, à Marguerite Routart, fille du bailli d'Aire 14. Enfin, les unions matrimoniales entre familles de maraîchers, de laboureurs, d'artisans sont courantes : Jean Goghebur, « maresquier » du quartier du Haut Pont de Saint-Omer, épouse une fille de maraîcher 15, Adrien Ducattez, laboureur, va se marier avec la fille d'un laboureur 16.

9. Aire, II 4/1, 4 février 1702.

10. Aire, II 4/1, 21 janvier 1665, mariage Daman-Legrand ; autre exemple, Aire, II/2, 31 janvier 1687, mariage Barbault-Deremet : l'oncle paternel du fiancé est curé doyen de la chrétienté d'Aire.

11. Saint-Omer, n° 175, 20 mars 1780 ; n° 265, 30 juin 1780 : le frère de la future épouse est curé à Saint-Omer.

12. Aire, II 4/1, 21 janvier 1665 ou encore FF 150 : Geneviève Depotter, fille d'un marchand épicier, s'unit en 1750 à Pierre Leleu, maître perruquier. Saint-Omer, n° 281, 12 août 1780 : un fabricant de bas épouse la fille d'un marchand de Saint-Omer qui a également un fils exerçant le même métier que le futur époux.

13. Aire, II/2, 31 janvier 1687.

14. Aire, II 4/1, 4 février 1702 ; autre exemple, Aire, FF 15, 16 octobre 1714 : Charles Baudel, procureur postulant, épouse Marie-Angélique Delattre dotée d'une grande fortune. Saint-Omer, n° 7, 12 septembre 1750 : un avocat en parlement de Flandre, licencié ès lois, va épouser la fille d'un avocat au Conseil d'Artois.

15. Saint-Omer, n° 5, 30 juillet 1750 ; de même n° 141, 2 janvier 1700.

16. Saint-Omer, n° 20, 24 novembre 1750 ; de même n° 175, 20 mars 1780 : un laboureur fils de laboureur propriétaire épouse une fille de laboureur.


136 M.-H. Renaut

On aurait souhaité des informations précises sur l'âge des futurs époux 17. On ne trouve seulement que des évocations vagues concernant la majorité des fiancés. Quatre expressions sont couramment utilisées : «fille majeure de droit» 18 ou «garçon majeur de droit» 19, «jeune fille majeure coutumière » 20, « majeure légale » 21, enfin «jeune fille majeure usant de ses droits» 22. Certains contrats de mariage sont passés entre « un garçon majeur de droit » et une jeune fille « émancipée en la régie et administration de ses biens » 23. Dans certains cas, on peut présumer une différence d'âge sensible : le mari a déjà plusieurs enfants 24. Les veuves avec enfants qui se remarient sont nombreuses 23.

Les actes notariés permettent rarement de déceler les sentiments réels qui existent derrière le consentement des futurs époux. La plupart des actes utilisent des formules sensiblement identiques, soit « pour parvenir au traité de mariage lequel par la grâce de Dieu se fera et se solemnisera en notre mère la sainte église » 26, soit « pour parvenir au traité de mariage lequel au plaisir de Dieu se fera... »2'. Cependant, certains contrats de mariage font entrevoir les sentiments des fiancés. Ainsi peut-on lire « les futurs pour l'amitié qu'ils se portent mutuellement » 28, « pour l'affection particulière qu'ils se portent » 29.

Le contrat de mariage est conclu avant le commencement de la vie conjugale. Le temps du contrat peut être assimilé à celui des fiançailles. L'antériorité de la convention par rapport au mariage transparaît clairement : les actes parlent des « futurs mariants ». La coutume ne précise pas que le contrat de mariage doit être établi avant les noces. Ce sont les contrats eux-mêmes qui insistent sur ce principe

17. L'âge exact n'est jamais donné, sauf dans deux cas : Saint-Omer, n° 120, 26 juin 1700 : la fiancée a 37 ans et va épouser un maître charpentier, veuf; Saint-Omer, n° 121, 17 janvier 1750 : le futur a 23 ans.

18. Saint-Omer, n° 20, 24 novembre 1750.

19. Saint-Omer, n° 91, 1er mai 1780.

20. Saint-Omer, n° 92, 19 novembre 1780.

21. Saint-Omer, n° 154, 4janvier 1780.

22. Saint-Omer, n° 1, 16janvier 1700.

23. Saint-Omer, n° 68, 17 juin 1750. En vertu de la coutume de Saint-Omer de 1739, « pour jouir et administrer des biens meubles et acquêts », la majorité est de 20 ans pour les garçons,

16 ans pour les filles, « pour en disposer » la majorité émancipatrice est fixée à 25 ans.

24. Aire, II 4/1, 1665: mariage Daman-Legrand, un veuf avec trois enfants épousera une orpheline dont le père a été marchand comme le futur époux. Saint-Omer, n° 265, 30 juin 1780 : Jacques Verdevoye, veuf, marchand brasseur à Saint-Omer a eu deux enfants de son premier mariage.

25. Saint-Omer, n° 91, 1er mai 1780 : Marie-Rose Boise a déjà deux enfants quand elle passe un contrat de mariage avec Noël Duhamet ; n° 115, 27 juin 1700.

26. Aire, II 4/1, 1665 : mariage Daman-Legrand.

27. Aire, II/2, 1687 : mariage Barbault-Deremet ; Saint-Omer, n° 20, 24 novembre 1750.

28. Saint-Omer, n° 20, 24 novembre 1750 ; n° 281, 12 août 1780.

29. Saint-Omer, n° 15, 27 février 1750.


Les contrats de mariage 137

d'antériorité, car la coutume s'oppose aux modifications des conventions matrimoniales durant le mariage. Même si l'immutabilité des convenances matrimoniales n'est pas énoncée comme telle dans le texte de la coutume, elle est un principe tout aussi absolu que celui de la liberté des conventions matrimoniales 30.

Parfois, existe une clause selon laquelle la célébration de l'union aura lieu si l'Eglise n'y voit pas d'obstacle, le rappel de l'influence du droit canon en matière de mariage est évident, ou seulement le souhait du mariage qui « se célébrera le plus tôt possible » 31. Quoique élément primordial, l'accord des parties en vue du mariage n'est encore qu'une promesse et non le mariage lui-même. La réalisation de ce mariage promis par les futurs est assez prompte, mais la date n'en est pas précisée.

Après l'énoncé des parties présentes et la clause de style d'engagement au mariage religieux, le notaire en vient à l'essentiel du contrat de mariage : l'objet du dispositif.

B - Le dispositif

Il comprend deux parties. La première décrit les biens que les fiancés apportent en mariage. Il s'agit d'un état des « portements » ou description détaillée des avoirs des futurs époux. La deuxième partie du dispositif est la plus importante sur le plan juridique. En effet, elle comprend les clauses qui règlent les rapports pécuniaires des futurs époux et qui régissent le sort des biens à la dissolution du mariage. C'est la description minutieuse des destinées des portements en envisageant les diverses hypothèses du prédécès de l'homme ou de la femme, en présence ou non d'enfants nés du mariage au moment de sa dissolution.

Ces conventions matrimoniales sont à respecter parce qu'elles ont été la condition sans laquelle le mariage n'aurait pas eu lieu.

La justification du principe de liberté des conventions matrimoniales varie selon les époques. Pierre de Fontaines, dans son Conseil à

30. Ce principe est affirmé par des arrêts du Parlement de Paris de 1584 et 1589. Se reporter à Pothier, Introduction au traité de la communauté; à Merlin, Répertoire de jurisprudence, 1827, p. 825 (conventions matrimoniales). Le principe de la liberté des conventions matrimoniales, formulé dès le xinc siècle, est consacré plus ou moins explicitement dans les coutumes rédigées. Aucune ne contient la règle contraire. Certaines coutumes accordent expressément la faculté de déroger au régime coutumier (Troycs, Orléans, Berry). D'autres ne posent pas le principe, soit son existence est induite, soit la faculté de convenir librement du régime matrimonial est traditionnelle, donc inutile d'en parler. Le cas de la Normandie est à part : le principe de liberté est reconnu mais comporte de nombreuses restrictions.

31. Aire, II 4/1, 4 février 1702 : « se prendre en mariage et s'épouser en face d'Eglise catholique, apostolique et romaine, tous empêchements canoniques cessant. »


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un ami dit seulement que les conventions entre futurs époux sont valables « comme celles entre toutes autres personnes ». Beaumanoir formule son point de vue ainsi : « toutes convenances sont à tenir » qui devient sous la plume de Loysel « Convenances vainquent loi ». Au XVIIe siècle, la raison invoquée est tout autre. Elle est spéciale au contrat de mariage. C'est la faveur due au mariage dans l'intérêt public qui explique cette liberté exceptionnelle. Mais, déjà à la fin du XIVe siècle, Lecoq affirmait que les « conventions matrimoniales doivent être exécutées et conformément à l'intention des parties » 32. Grâce au principe de liberté, on peut valider dans le contrat de mariage des conventions qui nulle part ailleurs ne sont permises, tant que la coutume n'y a pas mis obstacle formel.

C - Les clauses finales

Elles sont toujours de style. Le contrat de mariage s'achève par la promesse d'exécuter les obligations exigibles au décès d'un époux. Les parties « obligent à l'accomplissement tous leurs biens présents et futurs accordant sur eux main assise, mise de fait, hypothèque » 33. Ainsi, les dispositions réglant le sort des biens à la dissolution du mariage sont garanties par un dispositif de protection. Cette obligation générale entraînant droit de suite et droit de préférence est presqu'un accessoire indispensable de tout contrat de mariage.

Le contrat de mariage se clôt par rénumération des différentes ratures faites sur l'acte, par les déclarations des parties et des témoins sur leur capacité ou non à lire, écrire, signer, après la lecture du contrat.

A l'évidence, les notaires transcrivent dans un style routinier les conventions matrimoniales des deux parties. Se ressent très fortement une certaine uniformisation du formulaire du contrat de mariage. Cette impression s'explique sans doute par le fait que les parties s'adressent au notaire, soit pour qu'il traduise juridiquement leurs projets précis, soit pour qu'il donne un conseil directif sur le choix du cadre de leurs conventions matrimoniales.

Si la pratique obéit aux lois, si ses écarts sont sanctionnés par la jurisprudence, elle représente le droit vivant de tous les jours. Les contrats de mariage en sont un bel exemple.

32. Stylus parlamenti, de Joh. Galli, partie 5, Question 83 : recueil de jurisprudence qui place la question 83 avec les arrêts de 1386.

33. Saint-Omer, n° 30, 19 novembre 1750 ; n° 154, 4 janvier 1780. La main assise laisse les biens en possession du débiteur mais l'empêche de les aliéner. La mise de fait est la saisie de l'immeuble qui doit être évacué, un an après intervient la vente publique forcée.


Les contrats de mariage 139

II - LE CONTENU DES ACTES

Le contrat de mariage est l'aboutissement de négociations entre deux familles qui se complaisent à énumérer longuement les biens qu'elles apportent pour contribuer à l'établissement du ménage. Il ne faut jamais séparer les époux de leur famille d'origine, ni au moment où a lieu le mariage, ni au moment où il se dissout. Au début du mariage, c'est de leur famille d'origine que les époux tirent l'essentiel de leur apport. A la fin du mariage, à défaut de descendants communs, chaque famille considère le conjoint comme un étranger. Le conjoint survivant que l'on a traité jusqu'alors presque à l'égal d'un parent est susceptible de se remarier. Ainsi, tout contrat de mariage, après avoir envisagé dans la première partie du dispositif le fonctionnement du régime matrimonial (A), exprime les droits et obligations des deux parties au contrat et organise la dévolution du patrimoine (B).

A - Le fonctionnement du régime matrimonial

Le régime matrimonial se réalise par la conjonction des apports des deux époux (1) et définit le sort des biens pendant la durée du mariage (2).

1) Les portements

Le notaire fait souvent un inventaire exhaustif de l'apport de chaque fiancé, présentant toujours en première position celui du « futur mariant ». Une symétrie parfaite est assurée : à la description de l'apport du fiancé répond celle du portement de la future épouse. Au terme de l'exposé est consigné le consentement des futurs à leurs apports respectifs : «... qui est en tout son portement duquel la demoiselle mariante assistée que dessus s'est tenue et tient contente... », «... qui est tout son portement duquel la demoiselle mariante assistée que dessus s'est tenue et tient contente... », «... qui est tout son portement duquel le mariant s'en tient content » 34.

Les portements consistent en maison, terre (on précise avec minutie s'il s'agit de pré, jardin, terre à labourer...), rente constituée assignée sur des immeubles ou rentes foncières issues d'un bail à rente, argent comptant. La fortune immobilière conserve toujours un grand prestige et la place des meubles est plus réduite. Si cela reflète la

34. Aire, II 4/1, 4 février 1702.


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moindre importance de ces derniers dans un patrimoine composé essentiellement de droits réels immobiliers, il ne faut plus cependant considérer les biens mobiliers comme des « choses viles ». Depuis le Moyen Age, la fortune mobilière a pris une certaine ampleur. La composition des apports indique le niveau de fortune des deux parties. Le plus souvent, le portement du mari est plus important que celui de la femme. Cette disparité n'est sans doute que le reflet de celle du rôle économique que joue l'homme dans la société de l'époque. Ainsi, Antoine Blondel, veuf, bourgeois de Saint-Omer, apporte à son mariage une maison, quatre mesures de terre, 250 livres d'argent comptant, sa future femme seulement 197 livres 35.

La description du portement du mari égrène avec détails (« nature, grandeur, situation, abouts ») tous les immeubles urbains et ruraux. Martin Daman, marchand, apporte deux maisons sises à Aire, dix-huit quartiers de terre à labourer, douze de pré, six de jardin, 1 500 florins de dettes actives et 2 000 florins en marchandises 36. Quant au médecin des hôpitaux du roy de la ville d'Aire, Jean Barbault, il fait figurer dans son portement « vingt mesures tant manoir amaze de maison, granges, estables que de terres à labour »3'. La description du portement d'Antoine Pelet, bourgeois de Saint-Omer, est une avalanche de biens, en tout dix quartiers de bois, 273 mesures de terre, cinq fermes 38.

Parfois, l'apport du futur époux ne fait pas l'objet d'un exposé détaillé, soit le portement se résume aux « droits et actions du futur mariant dans les successions de ses père et mère », soit il est formulé ainsi : « La moitié de tous les biens mobiliers et immobiliers de la succession de son père qui est encore indivis avec son frère dont la mère a le viage » 39. La lecture des contrats de mariage laisse apparaître assez fréquemment une forme d'indivision. Après le décès des père et mère ou de l'un d'eux seulement, il arrive que le patrimoine successoral ne soit pas partagé, les frères et soeurs en jouissant alors en commun, ou bien en laissant le survivant de leurs parents en possession. Parfois, le portement du fiancé n'est pas indiqué : « Le futur déclare ne vouloir faire aucune spécification de son apport », alors que celui de la fiancée est très détaillé 40.

Plus modestement, les artisans apportent les outils de leur métier, tel ce tonnelier dont « le portement est tout en outil à usage du métier

35. Saint-Omer, n° 10, 30 octobre 1700.

36. Aire, II 4/1, 21 janvier 1665 : mariage Daman-Legrand.

37. Aire, II/2, 31 janvier 1687 : mariage Barbault-Deremet.

38. Saint-Omer, n° 1, 16 janvier 1700.

39. Saint-Omer, n° 68, 17juin 1750.

40. Saint-Omer, n° 91, 1er mai 1780.


Les contrats de mariage 141

de tonnelier et de tourneur en bois vert et sec » 41, tel ce fabricant de bas à l'outil qui apporte « deux mestiers achetés à 400 livres » 42, ou ce « maresquier » qui a pour portement « des terres maresques et un bateau nommé baccove de valeur de 75 livres » 43.

Le portement de l'épouse comprend très souvent une somme d'argent comptant à prendre le jour de la consommation du mariage 44, ou des rentes 45. Il compte parfois un trousseau cité sous les expressions « habits afférents à son corps » ou « habits servant à son corps et chef » ; du mobilier domestique faisant l'objet d'une estimation globale, « des petits meubles, le tout prisé à 127 florins » 46, ou « des meubles meublans et mouvans pour 615 livres » 47 ; exceptionnellement des immeubles 48.

Les apports sont souvent « évalués amiablement entre les parties » qui les estiment à une somme d'argent 49. Dans certains contrats de mariage, ce sont les deux parties qui n'estiment pas nécessaire de préciser la consistance de l'apport. Le notaire inscrit, cependant, une formule rapide par laquelle chaque conjoint se déclare content des apports de l'autre partie : « Quant aux portements respectifs des futurs époux, ils ont déclaré n'en vouloir faire aucune déclaration ni stipulation pour s'en tenir content » 50.

Ces apports manifestent souvent la générosité et l'influence d'un oncle décidé à bien doter les futurs époux 51 et mettent en évidence le rôle de donateur des parents des fiancés qui font des donations en avancement d'hoirie. Les donations, faites essentiellement en argent comptant, ne sont jamais adressées conjointement aux futurs époux. Ainsi, les parents de Marie-Thérèse Deremet lui donnent « une somme de 1 000 livres d'Artois en avancement d'hoirie et succes41.

succes41. n° 92, 19 novembre 1780.

42. Saint-Omer, n° 281, 12 août 1780.

43. Saint-Omer, n° 141, 2 janvier 1700. Autre exemple : Saint-Omer, n° 120, 26 juin 1700 : un maître charpentier apporte sa maison sise en la Grand-rue, ses outils et marchandises de bois.

44. Aire, II 4/1, 21 janvier 1665 ; II 4/1, 4 février 1702. Saint-Omer, n° 92, 19 novembre 1780 ; n° 129, 3 février 1780.

45. Aire, II/2, 31 janvier 1687. Saint-Omer, n° 265, 30 juin 1780.

46. Aire, FF 15, 16 octobre 1714.

47. Saint-Omer, n° 1, 16janvier 1700.

48. Saint-Omer, n° 5, 30 juillet 1750 : la fiancée apporte « 11 livres de terres maresques, une demi maison ». Aire, FF 15, 16 octobre 1714 : la fiancée apporte vingt mesures de terre labourable, un tiers de maison et une demi-maison. Saint-Omer, n° 1, 16 janvier 1700 : la description du portement de la fiancée est un catalogue aussi impressionnant que précis de terre, bois, maisons.

49. Saint-Omer, n° 30, 19 novembre 1750 ; n° 129, 3 février 1780 : « apprécié et évalué amiablement entre les parties à 1 000 livres, déduction faite des dettes passives ; n° 175, 20 mars 1780 : « les meubles, les effets, les bestiaux et les grains amiablement évalués à 2 500 livres ».

50. Saint-Omer, n° 15, 27 février 1750 ; n° 20, 24 novembre 1750 ; n° 71, 23 septembre 1780 : ces exemples comportent une donation réciproque.

51. Aire, II/2, 31 janvier 1687 : l'oncle paternel du fiancé lui donne 354 florins. Saint-Omer, n° 92, 1780 : l'oncle de la fiancée lui donne 600 livres.


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sion » 52. Quand l'exécution de la donation n'est pas immédiate, le donateur s'engage, par serment consigné dans le contrat de mariage, à l'accomplir à l'échéance du terme prévu. Les parents de la fiancée promettent de lui donner 100 livres « en dedans un an » 53, ou encore « incessamment le mariage parfait et consommé, une vache estimée à 45 livres et un lit estoffé de 30 livres » 54. Le plus souvent, c'est le jour du mariage que se fait la donation 55.

Il n'est pas rare de voir une donation assortie de conditions diverses ; cinq cas sont à signaler pour être les plus courants. Les parents conservent la jouissance viagère des biens donnés. La stipulation de l'apport précise le sort du donataire dans la succession future du donateur ; le contrat envisage le rapport, l'enfant doté viendra à la succession de l'ascendant donateur à charge de rapporter la valeur des biens donnés 56. La donation d'argent faite par contrat de mariage est souvent destinée à l'acquisition d'un immeuble ; par cet usage recourant à la fiction de l'immobilisation des meubles, l'argent se voit conférer par anticipation le caractère immobilier 57. Est parfois utilisée la clause de retour faute d'enfant ; la mère de la fiancée fait don à son futur gendre d'une maison « à usaige de barbier avec des extensilles servant audit mestier », qui fera retour au plus proche héritier du côté d'où provient le bien, en cas de prédécès du donataire sans descendant légitime 58.

La disposition de vie commune est le dernier type de condition liée à la donation. La formation du lien conjugal débouche parfois sur l'organisation d'une communauté de vie entre le nouveau couple et un parent, le plus souvent le père ou la mère d'un des deux conjoints, un fils ou une fille recueille son vieux père ou sa mère malade. Cette clause de gouvernance est en réalité conçue comme un service rendu à l'ascendant âgé qui fait apport de tous ses biens à celui qui le recueille pendant sa vieillesse. Les exemples de famille élargie sont peu nombreux. En cela, c'est l'illustration de l'adage courant en Artois « Mariage, ménage » qui suppose l'autonomie du couple 59. Deux cas

52. Aire, II/2, 31 janvier 1687. Autres exemples : Saint-Omer, n° 129, 3 février 1780 ; n° 92, 19 novembre 1780 ; n° 281, 12 août 1780.

53. Saint-Omer, n° 129, 3 février 1780.

54. Saint-Omer, n° 141, 2 janvier 1700:

55. Saint-Omer, n° 92, 19 novembre 1780 et le 16 décembre 1780, les époux reconnaissent par devant notaire avoir reçu de l'oncle de la femme la somme de 600 livres de laquelle somme ils font quittance à l'oncle.

56. Saint-Omer, n° 175, 20 mars 1780.

57. Saint-Omer, n° 154, 4janvier 1780.

58. Aire, FF 108 a et b, 1535.

59. R. Jacob, Les époux, le seigneur et la cité, coutume et pratiques matrimoniales des bourgeois et paysans de la France du Nord au Moyen Age, Bruxelles, 1990 : l'auteur insiste sur la rareté du phénomène de la famille élargie.


Les contrats de mariage 143

de famille élargie sont à signaler. Dans le premier, la mère du mari donne « son droit et part dans les meubles, dans la maison où elle demeure par eux (les futurs époux) en jouir à titre de propriété ». En contre-partie, le futur couple s'engage à un devoir d'hébergement et d'assistance, la donatrice sera « nourrie, alimentée à leur table, logée chez eux, entretenue dans ses habits et linges, sa vie durant tant en santé qu'en maladie et infirmité » 60. Le deuxième présente un arrangement plus complet. En effet, il envisage la rupture de la clause de vie commune entre le futur ménage et la personne hébergée. Le notaire accompagne la disposition de vie commune d'une clause déterminant les modalités de séparation et de partage en cas d'incompatibilité éventuelle de caractère 61.

Les portements des futurs, les donations aux époux par des tiers sont des domaines où s'expriment librement la générosité et l'imagination des donateurs, d'autant que les donations faites en vue de mariage échappent aux règles restrictives de l'ordonnance de 1731 fondées sur l'adage « donner et retenir ne vaut ». Le notaire n'a aucune prise sur leurs décisions. Il se contente de donner une forme juridique à leur volonté.

2) Le sort des biens des époux pendant la durée du mariage

Lorsqu'on établit les futurs époux, le sort des biens qui leur sont attribués, celui des biens qu'ils pourraient être amenés à recueillir par la suite, doivent être fixés. Chaque famille a pour souci essentiel d'éviter tout transfert de son patrimoine dans une autre famille. On se méfie des conjoints, des enfants nés d'un premier mariage.

Les contrats de mariage fixent le choix du régime matrimonial 62. Un seul régime est choisi par les contractants : « la communauté de meubles et d'acquêts d'héritages féodaux ou cottiers faits pendant leur conjonction » 63. Tous les traités passés entre les futurs époux indiquent qu'il y aura « communauté entre les époux tant des profits mobiliers que de conquêts immeubles » 64. Parfois, il est précisé : « les acquisitions pendant la communauté seront communes entre eux que

60. Saint-Omer, n° 15, 27 février 1750.

61. Saint-Omer, n° 20, 24 novembre 1750 : en cas de séparation, sera versée une somme de 300 livres en lieu de pension alimentaire à la mère de la fiancée qui a fait donation de quinze mesures de terre à labour, six mesures de terre à marais, trois vaches, deux veaux et divers meubles et vaisselle.

62. Guyot, Répertoire universel de jurisprudence, t. IV, p. 611, mot : contrat de mariage.

63. Aire, II/2, 31 janvier 1687 ; II 4/1, 21 janvier 1665 et 4 février 1702. C'est la reprise de l'article XXX de la coutume de la ville d'Aire-sur-la-Lys (1509) : « toutes acquestes faites par deux conjoinctz durant leur conjonction de mariage sont communes entre le mary et la femme. »

64. Saint-Omer, n° 265, 30 juin 1780 ; n° 1, 16 janvier 1700 : « les futurs mariants seront unis et communs en tous biens meubles et conquêts immeubles. »


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la future épouse comparaisse ou non aux contrats et saisines » 65. Le régime matrimonial repose donc sur la constitution de deux masses propres et d'une masse commune. Aucun acte étudié ne renferme le choix d'un régime prévu par une autre coutume que celles de SaintOmer et d'Aire. Mais les futurs époux ne disent jamais en termes formels qu'ils se soumettent à telle ou telle coutume, comme si ça allait de soi.

Les éléments actifs de la communauté étant déterminés, les contrats de mariage tracent les limites du passif de la société entre les époux. La communauté supporte toutes les dettes mobilières des époux, celles du mari contractées pendant le mariage et celles de la femme à condition qu'elles aient été autorisées par le mari. Souvent, la communauté n'est pas chargée des dettes contractées avant le mariage. Les dettes des conjoints antérieures au mariage leur demeurent propres et ne grèvent pas la communauté 66. Cette clause de séparation de dettes ne connaît aucune variante. Sa validité n'est soumise à la rédaction d'aucun inventaire 67.

Ainsi, sont confirmés très soigneusement par la pratique les principes coutumiers qui définissent le contenu des différentes masses des biens et des dettes entrant dans la communauté conjugale ou demeurant hors d'elle. Cet équilibre peut être perturbé par le retrait lignager qui, pour assurer le maintien des propres dans le patrimoine du lignage, substitue à l'acquéreur étranger un héritier proche ne voulant pas voir entamer le patrimoine familial. Aussi de nombreux contrats de mariage précisent-ils les conditions du retrait lignager : « tout retrait lignager que pourront faire iceux mariants durant leur conjonction seront réputés communs entre eux, sauf la faculté à celui du lez et cotte duquel les biens retraits procéderont sera libre de les retenir en payant et rendant à la partie qui n'en profitera pas la juste moitié des deniers principaux, frais, mises, leaux coûts et débours qui auront été pour ce tirés et déboursés » 68. Par cette clause, souvent répétée dans les conventions matrimoniales, l'immeuble acquis en employant des deniers communs devient conquêt. Mais l'époux lignager peut l'obtenir en payant à l'autre la moitié du prix déboursé. La pratique coutumière fait largement usage du mécanisme du retrait.

65. Saint-Omer, n° 92, 19 novembre 1780.

66. Saint-Omer, n° 91, 1er mai 1780 ; n° 154, 4 janvier 1780 ; n° 281, 12 août 1780 ; n° 1, 16 janvier 1700.

67. Il en va différemment à Paris : la 2e rédaction de la Coutume dans son article 222 exige la rédaction préalable au mariage d'un inventaire des meubles des époux pour que la clause de séparation de dettes soit opposable aux créanciers. P. Ollier, De la liberté pour les futurs époux de fixer leur régime matrimonial, Paris, 1902, p. 68-69.

68. Saint-Omer, n° 1, 16 janvier 1700 ; n° 175, 20 mars 1780. Aire, II 4/1, 4 février 1702 ; II/2, 31 janvier 1687.


Les contrats de mariage 145

Dès lors, il y a parfois concurrence entre différents retraits. La coutume précise l'ordre de priorité : le retrait lignager passe avant le retrait du débirentier 69.

Les contrats de mariage sont peu prolixes en ce qui concerne le fonctionnement de l'association patrimoniale des époux. La gestion des biens communs ou propres pendant le mariage ne fait pas l'objet de dispositions conventuelles. Les parties s'en remettent par conséquent, pour l'administration de la communauté, à la coutume. Le rôle du mari dans la direction du ménage est prépondérante. Il a pouvoir sur les biens de communauté, sur ses biens propres et il administre les propres de sa femme.

De rares contrats de mariage rejettent la communauté de meubles et d'acquêts et stipulent la séparation des biens des conjoints. Les époux conviennent de garder leurs propres, leurs meubles, les biens qui leur échoiront à chacun par succession, donation, legs. Ils prévoient la clause de séparation de dettes et celle de stipulation des propres qui, conjuguées, aboutissent à réduire la communauté aux acquêts .

Séparée de biens, l'épouse Marie-Angélique Delattre est dégagée « sans exception ni réserve » de la puissance maritale. Dans le contrat de mariage, son futur époux, Charles Baudel, procureur postulant à la ville d'Aire, « autorise la future mariante et pour toujours irrévocablement en telle sorte qu'elle ne sera obligée de prendre autre pouvoir ni nouvelle autorisation pour régir librement ses meubles et immeubles, faire acquisition que bon lui semblera, prêter, emprunter, passer contrat devant notaire, intenter et poursuivre toute action en justice, accepter ou renoncer à succession, agir librement de son chef en tout ce qui peut la concerner et pour tout autre personne » 71. Leur contrat de mariage se termine par une description détaillée des biens meubles et immeubles des contractants. Cela ne se justifie que par la volonté des intéressés d'établir un régime matrimonial différent de celui que propose la coutume, d'éviter la confusion des deux patrimoines et de mettre au point la tenue du ménage et la contribution de chacun des époux pour sa bonne marche.

L'autorisation donnée à la femme d'administrer ses biens doit être expresse. Il ne suffit pas que l'on stipule simplement qu'il n'y aura pas de communauté entre les époux. La formule accorde à la future

69. Pour remédier aux inconvénients des rentes perpétuelles qui grèvent les immeubles urbains, le retrait du débirentier permet au débirentier, en cas de vente d'une rente grevant son fonds, de se substituer à l'acheteur ; cf. coutume d'Aire de 1509, art. VI, de 1739, art. XX ; coutume de Saint-Omer de 1739, art. XXIII.

70. Saint-Omer, n° 91, 1er mai 1780.

71. Aire, FF 15, 16 octobre 1714.


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épouse séparée de biens une autorisation générale et une fois pour toutes pour administrer et disposer comme si elle n'est pas mariée, en cela on retrouve les dispositions de la coutume d'Artois 72. L'indépendance de l'épouse n'est pas, dans ce cas, contraire au droit public, aux bonnes moeurs et à la bienséance.

Les intérêts des époux restent séparés pendant la durée du mariage. Cependant, la communauté de vie entraîne une certaine confusion de fait des patrimoines et les difficultés peuvent surgir pour prouver la propriété des biens, soit entre époux, soit à l'égard des créanciers. Si les titres d'acquisition permettent de prouver la propriété des immeubles, la situation est plus délicate quant aux meubles. C'est pourquoi s'impose la clause de présomption de propriété qui place les époux sur un pied d'égalité. En effet, pour constater la propriété des meubles acquis pendant le mariage, les époux devront prendre quittance : « les meubles sont réputés appartenir à celui ou celle des époux à l'usage et service duquel ils se trouveront marqués et dont ils pourront justifier des quittances de marchand » 73.

Enfin, le dernier point sur lequel le contrat de mariage insiste est la prise en charge de l'entretien du ménage. Dans un régime de communauté, les charges du ménage sont assurées par les biens de la communauté et par les revenus propres des époux. Ici, dans le régime de séparation de biens, le notaire a prévu une clause chargeant le mari seulement de faire les dépenses, sans contribution de la femme, mais moyennant qu'elle se charge de sa garde-robe : « le futur est chargé des frais et entretien du ménage pour les vivres, loyer de la maison, entretien et éducation des enfants, gages et nourriture des domestiques, au regard de leur habillement, chaque mariant fera ses respectives dépenses ».

Les contrats de mariage imposant la séparation de biens sont rarissimes. Sans doute sont-ils inspirés par le désir d'indépendance relative de la femme, par la volonté de séparer les intérêts des époux. Ces motifs, qui peuvent expliquer un tel choix, ne sont pas prisés à l'époque. Aussi n'est-il pas étonnant de répertorier dans les archives aussi peu de tel contrat de mariage chez les bourgeois de Saint-Omer et d'Aire-sur-la-Lys.

Les contrats de mariage exposent moins le sort et l'administration des biens pendant le mariage que leur destinée après la rupture du lien matrimonial. C'est dans cette optique que le contrat de mariage

72. De nombreuses coutumes, dont celle de Paris, ne donnent à la femme mariée que des pouvoirs d'administration. Les autorisations générales sont admises en Artois et en Flandre. Elles sont permises en dehors des contrats de mariage. Cf. Guyot, voir Autorisation, p. 827-828.

73. Aire, FF 15, 16 octobre 1714, mariage Baudel-Delattre.


Les contrats de mariage 147

joue un rôle successoral et parfois réduit l'importance du testament sinon le supplante. En effet, les dispositions de dernière volonté n'ont pas pour but premier, à Saint-Omer comme à Aire, ni de liquider le régime matrimonial, ni d'instituer un héritier. Aussi laissentelles s'opérer le plus souvent le partage des biens conformément à la coutume 74.

B — Le rôle successoral du contrat de mariage

L'aspect successoral du contrat de mariage a été maintes fois observé 75. C'est à l'occasion du mariage que la dévolution du patrimoine est organisée par les parents et que les biens et les charges passent d'une génération à l'autre.

Les conventions matrimoniales apparaissent comme des partages successoraux anticipés. Il arrive qu'à un contrat de mariage soit joint « un projet pour dissoudre la communauté entre le survivant et ses enfants ». Il est prévu un partage par moitié des meubles et acquêts entre le survivant et les héritiers du prédécédé, mais les enfants « prendront l'autre moitié quand ils prendront estât honorable par prestrise, mariage ou qu'ils fassent ses voeux ou quand ils auront atteint l'asge compétent » 76.

Tout contrat de mariage répond à un triple souci : sauvegarder le patrimoine, c'est l'essentiel du contrat (1) ; assurer le sort de l'époux survivant (2) ; anticiper ou renforcer le testament (3).

1) Sauvegarder le patrimoine

Cette exigence peut se réaliser de diverses manières. Les contrats de mariage reproduisent la disposition coutumière du retour lignager et insèrent la clause de remploi.

La liquidation de la communauté après la dissolution du mariage se fait selon la clause de côté et ligne qui soumet les biens hors de communauté aux modalités d'application de la règle Paterna paternis, materna maternis poussée à l'extrême. Malgré la protection dont la coutume entoure les biens immeubles et les familles, malgré le mécanisme des retraits, les contractants prennent presque toujours la pré74.

pré74. Renaut, Les testaments à Saint-Omer et à Aire dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Bull, de la Société des antiquaires de la Morinie, 1994 : les testaments égrènent les legs pieux. A SaintOmer on teste au XVIIIe siècle comme au XIIIe siècle, « pro remedio animae ».

75. E. Tellier, Testaments et convenances de mariage passés devant les curés de Warnant (16421792), Le parchemin, XXII, 1975, p. 197-230.

76. Aire, II/2, 31 janvier 1687.


148 M.-H. Renaut

caution d'insérer dans leur contrat de mariage la clause de côté et ligne par laquelle ils prévoient que leurs biens propres, quel que soit leur mode d'acquisition, resteront et retourneront dans la famille d'où ils viennent, écherront au plus proche parent de celui qui a fait entrer le bien dans la famille : « les portements, héritages, successions, donations tiendront réciproquement leur cotte et ligne » 77, ou encore « les portements des futurs mariants tant en meubles qu'immeubles avec ce qui leur écherra pendant le mariage par succession, donation, tiendront respectivement nature de propre à eux, leurs enfants et autres héritiers collatéraux, chacun de leur coste et ligne à l'effet d'être repris et remporté » 78.

En vertu du retour lignager, reconnu en Artois et prescrit par les coutumes de Saint-Omer et d'Aire-sur-la-Lys, un bien revient obligatoirement à la ligne dont il procède 79. Son application débouche sur la distinction des propres du défunt et des meubles et acquêts qui suivent d'autres règles 80. En effet, pour toute succession, on tient compte de la nature et de l'origine des biens du de cujus en vue de protéger le patrimoine des deux familles.

Les contrats de mariage précisent que cette disposition de côté et ligne ne peut « engendrer et induire aucune substitution ni fideicommis» 8. Elle ne retire donc pas aux descendants issus du mariage le droit de disposer des biens qu'ils acquièrent par héritage ou autrement des mariés. Cette clause n'est qu'un règlement ab intestat.

La clause de remploi est un autre moyen utilisé pour sauvegarder le patrimoine. Nombreux sont les contrats de mariage qui inscrivent une clause de remploi des deniers obtenus à la suite de l'aliénation d'un héritage pour éviter que le prix de la vente ne tombe en communauté et enrichisse indûment un des deux conjoints 82. Cette mesure protège les propres, d'une part les immeubles apportés en dot, d'autre part ceux qui, pendant le mariage, adviennent aux époux par succession ou libéralité consentie par un ascendant ou un collatéral dont le donataire est successible.

Cette clause de remploi des propres aliénés est un moyen pour l'époux, dont un propre a été vendu, de ne rien perdre de sa fortune.

77. Aire, II 4/1, 21 janvier 1665 ; II/2, 31 janvier 1687.

78. Saint-Omer, nos 7 et 13 de 1750 ; n° 91 de 1780.

79. Saint-Omer, coutume de 1739, art. 19 ; coutume d'Aire de 1739, art. 23 : cette clause est connue également sous l'expression de clause de tronc et double tronc.

80. La coutume prescrit un partage en deux parts égales, une moitié au survivant, une moitié aux enfants, à charge pour chacun de payer la moitié des dettes.

81. Saint-Omer, n° 5, 1750 ; n° 265, 1780. Les substitutions si importantes dans l'ancien droit français ont été réglées par l'ordonnance d'août 1747 qui vise les substitutions fideicommissaires.

82. Les clauses de remploi sont habituelles dans les pays de la France coutumière à la fin du XVIIIe siècle, se reporter à M. Menin, Les conventions de mariage dans la région mancelle en 1780, RHD, 1965, p. 253


Les contrats de mariage 149

Toutefois, si elle a perdu de son utilisé au XVIIIe siècle où la théorie des récompenses est bien établie, cette clause reste de style et se retrouve dans tous les contrats 83. Par ailleurs, elle empêche l'un des époux d'avantager l'autre en vendant un de ses propres et en n'en réclamant pas les deniers tombés en communauté, étant interdit aux époux de s'avantager pendant le mariage, sauf par don mutuel.

2) Le sort de l'époux survivant, les avantages qui lui sont reconnus

Les clauses qui règlent le destin des biens au décès d'un des époux sont aussi essentielles, si non plus, aux yeux de ceux qui négocient les conventions matrimoniales que le sort des biens des époux pendant la durée du mariage. A la dissolution du mariage, le contrat de mariage envisage deux hypothèses : le prédécès du mari, le prédécès de la femme, « qu'il y ait des enfants vivants ou non ». La survenance ou l'absence d'enfants communs n'a pas d'incidence sur la détermination du régime matrimonial. Dans les contrats de mariage étudiés, la seule réserve intervient en cas de don mutuel entre époux.

Les actes témoignent, chacun à leur manière, de la volonté d'assurer au survivant, outre ses reprises, des éléments qui garantissent sa subsistance. On entre alors dans le domaine d'une casuistique redoutable. Chaque contrat de mariage se révèle être un cas d'espèce. Cependant, dans toutes les situations rencontrées, les prescriptions qui ont un impact sur les rapports patrimoniaux entre époux sont la reprise du portement, la constitution d'un douaire et le don mutuel.

En cas de décès du mari, la veuve a droit « d'emporter tout son portement, habits, linge et une amendise de mariage à prendre sur les biens clairs et apparens que délaissera le futur mariant » 84. C'est la clause de reprise d'apport et d'amendement de mariage. Le mari apportant, le plus souvent, davantage de biens au moment du mariage, il convient de se préoccuper de la survie de la veuve qui est toujours exempte des frais funéraires. Ainsi, Marguerite Legrand qui apporte en mariage une somme de 4 000 florins récupérera, à la dissolution du mariage, son portement plus la somme de 1 000 florins à titre de gain de survie ou amendement de mariage. Dans ce cas, l'amendement est fixé au quart du portement 85. Le plus souvent, il est évalué au tiers de l'apport et est donné en pleine propriété 86.

83. L'article 232 de la nouvelle coutume de Paris prescrit cette clause de retour et s'impose comme règle de droit commun à toutes les coutumes qui n'ont pas de dispositions contraires.

84. Saint-Omer, n° 1, 1750.

85. Aire, II 4/1, 1665.

86. Aire, II/2, 31 janvier 1687 : le portement de la femme est de 3 000 livres, l'amendement de 1 000 livres ; Aire, II 4/1, 4 février 1702 : le portement de la femme est de 6 000 livres, l'amendement de 2 000 livres.


150 M.-H. Renaut

Les conventions matrimoniales donnent toujours le choix à la veuve entre le douaire conventionnel et le douaire coutumier. Ce dernier est fixé au « tiers des terres cotières et à la moitié des fiefs » à Saint-Omer, à « la moitié des fiefs et cottières » à Aire-sur-la-Lys. Quelle que soit la décision prise, la femme récupère son portement mais ne peut cumuler les deux types de douaire. Se pose alors une question : l'exécution de la reprise est-elle pour la veuve une obligation ou une simple faculté ? La réponse est donnée dans les contrats de mariage.

La femme a le choix, en cas de prédécès du mari, entre deux attitudes : ou bien se tenir à son douaire conventionnel en reprenant son portement et son amendement de mariage et l'exiger au besoin par l'exécution de l'hypothèque 87, ou bien « appréhender la moitié des biens meubles, dettes, acquêts, en payant la moitié des dettes passives » 88, c'est-à-dire assumer la gestion des biens du ménage dans le cadre de son douaire coutumier en se chargeant du passif de l'époux. Ainsi, la veuve qui appréhende les biens du ménage s'engage à apurer les dettes de son époux.

Il apparaît que la décision de la veuve dépend de la situation financière du ménage. Choisir la reprise semble être la meilleure solution quand l'état financier est malsain. En réalité, l'objectif du douaire conventionnel ou amendement de mariage, est de préserver l'épouse des revers de fortune de l'époux en lui établissant un gain de survie indépendant du sort des dettes.

La portée de cette disposition conventionnelle se laisse parfois découvrir à travers la liquidation de la succession et les conflits qu'elle engendre, livrés par le procès. Les archives judiciaires de l'échevinage d'Aire témoignent des tensions et discordes au sein de la famille Fournier. L'affaire est la suivante. Jacques Fournier, veuf, lieutenant général à Aire, et Anne-Catherine Leduc passent un contrat de mariage qui prévoit le droit de renoncer à la communauté 89. Quand meurt l'époux en 1731, « ses affaires étant en mauvais estat, sa veuve effrayée de la quantité de dettes, n'hésita pas à renoncer à la communauté et veut jouir du droit qui lui est acquis par son traité antenuptial et se faire rembellir des aliénations de ses immeubles faites constant son mariage ». Aussi agit-elle en justice contre le tuteur de son fils mineur. La déclaration de renonciation n'est que le prélude à une longue procédure judiciaire. L'échevinage d'Aire décide « la vente des

87. L'hypothèque générale de la femme sur les biens du mari et de la communauté est de droit au XVIIIe siècle ; il n'est pas nécessaire de la stipuler expressément. De création récente, l'hypothèque générale n'est pas inscrite dans la coutume réformée de Paris (1580).

88. Aire, II 4/1, 21 janvier 1665.

89. Aire, II 4/2, 18 janvier 1726.


Les contrats de mariage 151

meubles en la maison mortuaire, de l'office de lieutenant général et des immeubles de feu Fournier » et condamne le tuteur du fils à verser « une somme d'argent pour la reprise du portement, les propres aliénés, le douaire et les vestements de deuil » 90.

Renoncer à la communauté ne prive pas la femme du portement et du douaire préfix et c'est un moyen de protection des droits de l'épouse, faisant contrepoids à l'autorité maritale et à l'omnipotence juridique du mari. La veuve renonçante est déchargée complètement des dettes de communauté contractées. La femme jouit d'un sort privilégié en ce sens qu'elle peut renoncer à la communauté lors de sa dissolution. Ce privilège légal, dont on ne peut priver la femme par contrat de mariage, est une contrepartie de son impossibilité de gestion au cours de la communauté. Il est, en effet, une règle de droit naturel et public qui impose la sujétion de la femme au mari. Ce dernier administre les propres de sa femme et doit autoriser son épouse pour tout acte judiciaire et extrajudiciaire.

Symétriquement, à l'amendement de mariage accordé à la veuve venant s'ajouter à la reprise du portement, est prévu celui du mari. Il y a douaire conventionnel réciproque. Aussi, après avoir restitué aux plus proches parents et hoirs de sa femme « tous ses habits, joyaux et linges ayant servi à son corps et chef, ses portement, hoiries, successions, donations et la valeur de ce qui a été vendu, chargé ou aliéné », il doit régler les frais des funérailles et « il retiendra pour amendement de mariage la somme de 500 livres » 91.

Les notaires de Saint-Omer parlent de gain de survie pour le mari accordé « en une fois, en propriété, sans retour ». Il y a parallélisme entre le douaire conventionnel du veuf et celui de la veuve. Tous deux sont constitués des mêmes éléments ; la différence réside dans la valeur plus élevée de la somme d'argent accordée à la veuve.

Ce douaire conventionnel n'est pas à proprement parler un douaire comprenant la jouissance en usufruit d'une partie des propres. Il s'agit en fait d'un préciput, d'un avantage en meuble et argent accordé au survivant à titre personnel, à prendre avant partage. Le contenu du préciput variant selon la fortune des époux est très détaillé. Les exemples sont fort divers. Au gain de survie du mari composé de 100 livres, un lit garni, sa garde-robe, correspond le douaire préfix de la femme comprenant 150 livres, un lit garni et sa garde-robe 92. A titre

90. Aire, II 4/2, 1752.

91. Aire, II/2, 31 janvier 1687. Tous les contrats de mariage des bourgeois d'Aire prévoient de façon identique une somme de 500 livres pour amendement du veuf.

92. Saint-Omer, n° 129, 1780 ; n° 154, 1780 ; le mari a pour amendement 50 livres, le meilleur lit, le meilleur bateau, la meilleure vache estimée à 75 livres, la femme a la même chose sauf qu'elle récupère 100 livres.


152 M.-H. Renaut

de préciput, le mari, avocat, licencié ès lois, a son linge, ses armes, sa bibliothèque et 4 000 livres ; l'épouse récupère 6 000 livres, ses habits et ses bijoux 93. Les effets personnels, inséparables de l'individu auquel ils appartiennent, ne font pas partie, à vrai dire, de la communauté. Aussi la femme peut-elle reprendre, comme le mari, ses vêtements, ses bijoux, un lit garni. Le survivant obtient la propriété des biens meubles qui lui sont d'un usage personnel.

Tous les contrats de mariage comportent cette clause de douaire conventionnel réciproque. Ce fait mérite d'être signalé. En effet, si la coutume d'Aire applique les habitudes flamandes en prévoyant un douaire au profit du veuf 94, la coutume audomaroise s'écarte de ces normes et reprend pour son compte les usages artésiens qui n'autorisent que le douaire français réservé à la veuve seulement. Faut-il voir dans cette clause de douaire conventionnel au bénéfice du veuf, insérée dans les contrats de mariage établis à Saint-Omer, la volonté de corriger la coutume ?

La plus répandue des dispositions conventionnelles est le don mutuel, que se fait chacun des conjoints, de tous leurs biens, au profit du dernier vivant d'entre eux, pour éviter le partage des biens du ménage entre le survivant et les parents du décédé. Cette donation mutuelle, générale et sans réserve, est l'oeuvre des mariés eux seuls 95. Elle suppose l'égalité des époux et elle fait de chacun d'eux le réservataire de l'autre. La conséquence juridique est de conférer à chaque époux « tous les biens présents et futurs pour en jouir en toute propriété que délaissera le premier mourant » 96. Mais c'est le hasard de la vie qui désignera le bénéficiaire de la donation réciproque. Aussi estelle acceptable pour les familles.

Les nombreux contrats de mariage, en insérant cette clause de donation réciproque, vont à l'encontre de la coutume audomaroise. En effet, elle impose la prohibition du don entre époux parce qu'elle veut protéger scrupuleusement la vocation successorale des enfants. Les usages d'Aire autorisent depuis 1440 un entravestissement conventionnel réservé aux conjoints sans enfants et limité aux meubles,

93. Saint-Omer, n° 7, 1750. La coutume de Paris fait entrer en communauté tous les biens meubles, même les biens personnels : les bijoux de la femme, les armes du mari. Pour réserver au survivant ces objets qui lui sont chers, le contrat de mariage stipule que le survivant les prendra par préciput. D'après Memin (op. cit.), il suffit que le contrat de mariage établi au Mans qualifie de propres les vêtements personnels pour qu'ils échappent à la communauté. Si non, leur nature mobilière étant si évidente, ils sont compris dans l'estimation mobilière d'ensemble et entrent dans la communauté.

94. Coutume d'Aire (1509), art. 28 : la linote ou douaire masculin accorde la jouissance de la moitié des héritages cottiers de la femme défunte.

95. R. Besnier, La donation entre époux, RHD, 1936, p. 701-727.

96. Saint-Omer, n° 15 et n° 68 de 1750 ; n° 279, 1780.


Les contrats de mariage 153

acquêts, cateux. Cette disposition de la coutume airoise est souvent reprise dans les contrats de mariage établis à Saint-Omer : les futurs époux se font « donation réciproque, mutuelle et viagère qui cessera si au jour du décès du premier mourant il y a enfant vivant ou à naître » 97. Le don mutuel est inutile lorsque le contrat de mariage attribue au mari survivant les biens de la femme 98 et il est inconciliable avec un contrat de mariage qui prévoit un partage entre le veuf et les parents de la femme ou qui impose une clause de retour des immeubles. Dans tous les cas, la « donation viagère, mutuelle, égale, réciproque, se fait au survivant sans caution juratoire et sans être tenu d'en donner aucune autre »99.

Les donations entre époux pendant le mariage sont tenues pour suspectes, car elles sont considérées comme dangereuses pour la famille. A partir du XVIe siècle s'impose la rigueur et est interdite toute libéralité même testamentaire. Cette règle de la coutume de Paris est justifiée par la nécessité de maintenir les biens dans la famille, et les ordonnances de Villers-Cotterêts (1539) et de Moulins (1566) imposent l'insinuation au greffe de toutes les donations. En revanche, les dons mutuels, seul moyen de droit offert aux conjoints pour s'avantager pendant le mariage, sont vus favorablement. Les époux peuvent « s'entredonner à titre universel ou particulier, en propriété ou en usufruit, mais l'engagement doit être symétrique ».

3) Le contrat de mariage, substitut du testament

Certains contrats de mariage renferment des clauses habituellement inscrites dans les testaments. Ces dispositions rappellent le principe fondamental du droit successoral coutumier à Saint-Omer et à Aire-sur-la-Lys : à degré égal, partage égal. Cette égalité entre cohéritiers appelés au même titre à la succession peut paraître illusoire quand l'un des enfants du défunt a reçu de ce dernier un don important, le plus souvent lors de son mariage.

Quelques contrats de mariage imposent le rapport des dons reçus en avancement d'hoirie 100, alors que la coutume donne le choix entre rapporter ou garder son don et. renoncer à la succession 101. Ces contrats de mariage excluent donc l'option qu'offre la coutume et obligent l'enfant doté à venir à la succession de l'ascendant donateur à charge de rapporter la valeur des biens donnés.

97. Saint-Omer, n° 281, 1780.

98. Saint-Omer, n° 15, 27 février 1750.

99. Saint-Omer, n° 281, 1780.

100. Aire, II/2, 1687 ; Il 4/1, 1702. Saint-Omer, n° 175, 20 mars 1780.

101. Coutume de Saint-Omer, 1739, bailliage, art. 26, ville, art. 17. Coutume d'Aire, art. 25.


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Divers contrats de mariage associent rapport et représentation. Inconnue en Artois jusqu'en 1775, la représentation, conçue comme une exception au principe selon lequel, pour hériter, il faut être en vie au décès du de cujus, est de droit commun à Saint-Omer et à Airesur-la-Lys 102. Dans un contrat de mariage de 1702, les parents de la fiancée accordent « représentation en leur succession aux enfants qui procéderont du futur mariage qui feront une tête à l'encontre de leur oncle et tante en rapportant par eux le portement de leur père et mère comme ils seront tenus de faire si lors ils étaient vivans pour venir auxdites successions » 103.

Au-delà de la diversité inévitable des projets des parties, les contrats expriment par les quelques modifications apportées à la coutume, d'une part la volonté des parents et, dans une moindre mesure, celle des futurs époux, d'autre part leur situation de fortune. Ainsi, ces actes de la pratique nous offrent un tableau de la société où la terre est considérée comme un bon investissement pour tous, le marchand, les gens de justice, les bourgeois aisés détenteur d'office et même les modestes artisans. Les parties font preuve d'imagination dans la constitution des portements, les donations et les conditions qui sont assorties. Le notaire intervient pour mettre en forme les clauses de remploi, de reprise, de préciput.

Les époux airois inscrivent dans leur contrat de mariage leurs rapports patrimoniaux dans le moule de droit commun, tout en se bornant à y déroger sur tel ou tel point. Il semble que le notaire hésite à faire figurer dans les actes qu'il rédige des stipulations contraires à la coutume. Si les contrats de mariage traduisent la liberté des conventions matrimoniales, ils enfreignent, cependant, rarement les impératifs du droit.

Les époux audomarois, tout en rappelant les normes coutumières qu'ils confirment, insèrent dans leurs conventions matrimoniales des dispositions qui tournent le dos au régime coutumier, tel le douaire conventionnel du mari, tel le don mutuel. Ils corrigent la coutume qui apparaît défavorable au survivant en voulant assurer à ce dernier un émolument. La principale voie d'extension des prérogatives du survivant réside dans le don mutuel entre époux qui est devenu une clause très courante dans les contrats de mariage.

Est-ce que les dispositions conventionnelles inscrites dans les contrats de mariage s'articulent pour former des régimes matrimo102.

matrimo102. de Saint-Omer, 1739, bailliage, art. 24, ville art. 16. Coutume d'Aire, art. 15: représentation à l'infini en ligne directe, représentation restreinte aux nièces et neveux en ligne collatérale.

103. Aire, II 4/1, 1702 ; II/2, 1687.


Les contrats de mariage 155

niaux spécifiques ? L'on peut tout juste relever deux formules : les gens mariés sous un régime qui consacre le gain de survie en pleine propriété du conjoint survivant en l'assortissant de la reprise d'apport, et les conjoints qui combinent une clause de reprise d'apport et l'usufruit du conjoint survivant.

L'impression finale qui se dégage des contrats de mariage établis à Saint-Omer et à Aire-sur-la-Lys au cours du XVIIIe siècle, est l'absence de défiance à l'égard de l'organisation coutumière, puisque la coutume consacre la conservation du patrimoine dans la famille et que la pratique, tout en s'accommodant du droit coutumier, peut le corriger en augmentant les droits du survivant.

Les contrats de mariage du XVIIIe siècle à Saint-Omer et à Aire sont peu différents de ceux qu'on rencontre ailleurs. Ils font entrevoir les mêmes éléments : d'une part deux catégories d'arrangements matrimoniaux : les clauses ordinaires (stipulation de communauté ; détermination des éléments actifs et passifs imposant la vie commune ; le préciput au profit du survivant ; les privilèges de la femme telle la faculté de renoncer à la communauté) et les clauses extraordinaires d'une grande variété modifiant quelque peu le régime de droit commun ; d'autre part, la limitation au principe de liberté exceptionnelle des conventions matrimoniales, soit par des clauses absolument interdites telle la donation entre vifs en cas de remariage, soit par des restrictions imposées aux clauses permises, restrictions à la faculté de s'avantager par les conventions matrimoniales. C'est l'objet de l'édit de secondes noces.

M.-H. RENAUT.



BULLETIN HISTORIQUE

Rome

Des origines à la fin de la République

Comme dans la précédente chronique, je me suis donné pour règle de parler de tout ce qui a orienté la production récente (en l'occurrence dans la période 1987-1991) : cela signifie que je ne rends pas seulement compte des ouvrages que j'ai reçus, mais que j'évoque aussi, à l'occasion, des articles importants ou que je signale des titres de livres auxquels je n'ai pas eu accès (indiqués avec la mention n(on) u(idi)) ; mais cela veut dire aussi que le classement que je fais n'est pas systématique en ce que, pour des raisons de cohérence intellectuelle, je regroupe de façon thématique des travaux qui peut-être auraient dû être éparpillés dans des rubriques différentes. Les chiffres entre crochets droits qui terminent les indications bibliographiques propres à chaque ouvrage représentent le numéro d' ISBN (que je privilégie par rapport à I'ISSN lorsqu'il s'agit de séries).

Sources

Sources littéraires

En commençant par les historiens, je voudrais signaler que les deux responsables de la « Collection des Universités de France » (CUF, alias « Collection Budé ») accentuent leurs efforts pour nous donner un outil complet et que, donc, l'essentiel des ouvrages signalés dans cette rubrique appartiennent à cette collection dont la qualité est,

Revue historique, CCXCI/1


158 François Hinard

pour l'essentiel, constante. Premier exemple, CATON, Les Origines, texte établi et traduit par Martine Chassignet, Paris, Belles-Lettres, 1986, LXVII, 122 p. dont 1-56 sont doubles) [2-251-01332-6] : il s'agit de fragments d'une oeuvre (le premier exemple d'historiographie en prose écrite en latin et composée entre 170 et 150 av. J.-C.) qui racontait la période royale de Rome, puis l'origine des cités italiennes et descendait jusqu'au lendemain de la deuxième Guerre Punique, essentiellement pour insister sur la geste du peuple conquérant et pour exalter sa grandeur culturelle en face d'une Grèce souvent méprisante. Malheureusement les renseignements qu'on peut y puiser sont très parcellaires. Voici maintenant, dans la même collection POLYBE (Histoires, livres X (texte établi et traduit par Eric Foulon) & XI (texte établi et traduit par Raymond Weil), Paris, Belles-Lettres, 1990, 194 pages dont 47-122 & 147-185 sont doubles) [2-251-00401-0]. Les fragments des livres X & XI ici réunis auraient dû, pour des raisons de cohérence chronologique, être rattachés le premier au livre IX (142e olympiade) le second au livre XII (143e olympiade). Mais cette restriction préalable formulée, nous ne bouderons pas notre plaisir, même si les imperfections matérielles sont plus nombreuses que de coutume : ces deux livres, qui sont marqués par l'apparition de deux hommes d'exception, Scipion à Rome et Philopoemen en Grèce, et traitent donc des événements 210-208 & 208-206 ne nous ont été transmis que sous forme de fragments recueillis dans des florilèges (Extraits antiques et Extraits constantiniens) auxquels il convient d'ajouter quelques testimonia dans la Souda ou dans Etienne de Byzance. Le plan en est le suivant : livre X, deux parties correspondant aux deux années et subdivisées chacune selon les événements d'Italie, d'Espagne, de Grèce et d'Asie ; quant au livre XI il présente l'histoire d'Italie puis de Grèce pour 208-207 et, pour l'année suivante, l'histoire d'Italie, d'Espagne et d'Asie. La notice préalable à chacun des deux livres analyse soigneusement les contenus conservés et en éclaire la démarche au moyen de ce qu'on sait maintenant assez bien sur l'auteur grâce à Paul Pédech et à F. W. Walbank. On profitera de cette édition pour rappeler le travail de Michel Dubuisson, Le Latin de Polybe. Les implications historiques d'un cas de bilinguisme, Paris, Klincksieck, 1985, 400 p. (« Etudes & commentaires », 96) [2-86563111-7] essentiel pour comprendre l'emploi du vocabulaire politique et institutionnel, mais aussi pour appréhender les problèmes propres au bilinguisme : il en ressort que Polybe privilégie l'emploi de catégories purement grecques et donc résiste aux emprunts et transcriptions, mais que, par moments, son imprégnation latine le trahit et ce sont ces « latinismes » et leurs conséquences inconscientes sur la mentalité de l'historien qui forment la part essentielle d'un livre indis-


Rome 159

pensable à tout utilisateur des sources grecques de l'histoire de Rome. SALLUSTE a été moins bien traité (il est vrai que nous disposons de l'édition « Budé » depuis longtemps par A. Ernout en 1941 et il ne serait d'ailleurs sans doute pas inutile de la faire refaire) : Sallust's Bellum Catilinae, edited with Introduction and Commentary by John T. Ramsey, Chico, Scholars Press, 1984, 262 p. (American Philological Association, Textbook Series, 9) [0-89130-560-2] n'ajoute rien au texte d'A. Ernout et le commentaire historique n'est pas au-dessus de tout reproche. Deux études sont parues sur cet historien : Thomas F. Scalon, Spes frustrata. A Reading of Sallust, Heidelberg, Cari Winter,

1987, 120 p. [3-533-03958-7] & Giovanni Cipriani, Sallustio e l' immaginario. Per una biografia eroica di Giurgurta, Bari, Adriatica editrice,

1988, 124 p., « Studi e commenti », 6. Toutes deux peuvent être utiles pour l'utilisateur de Salluste : la première s'intéresse essentiellement aux publics auxquels s'adressait l'historien et pour lesquels la spes joue un rôle central, mais une spes toujours trompeuse parce que le mal réside dans la nature humaine et qu'il n'y a donc pas d'espoir de guérison ; la seconde tente de rendre compte, à partir des méthodes de la sémiologie, de la structure profonde du « roman » de Jugurtha construit sur trois types de personnages. On notera enfin la parution d'une Concordantia in Corpus Sallustianum, cur. Jürgen Rapsch et Dietmar Najock, adiuuante Adam Nowosas (I : A-L ; II : M-V), AlphaOmega, RA n° 9, Hildesheim, Olms-Weidmann, 1991, XII & 682 p., p. 683-1472 [3-487-09384-7].

Sur l'oeuvre littéraire de César et sur le corpus Caesarianum, dont les traductions françaises, anciennes et de surcroît incomplètes, mériteraient d'être reprises, on notera d'abord la parution d'une Concordantia et index Caesaris, ed. by Cordelia Margaret Birch (I : A-I ; II : K-Z), Alpha-Omega, RA, n° 100, Hildesheim, Olms-Weidmann, 1989, XI & 814 p. ; p. 815-1877 [3-487-07992-5]. Une édition regroupant en un seul volume le récit de la guerre d'Alexandrie, partagé entre deux textes de ce corpus, est désormais disponible : Caesar's War in Alexandria : Bellum Civile III, 102-112, Bellum Alexandrinum 1-33, ed. by Gavin Townsend with introd., notes and vocabulary, Bristol & Wauconda, Illinois, Bristol Classical Press & Bolchazy-Carducci, 1988, VI & 66 p. carte [1-85399044-2]. Il faut enfin saluer une belle édition bilingue (latin-italien) et commentée du corpus Caesarianum au complet : Gaio Giulio Cesare, Opera Omnia, a cura di Adriano Pennacini, traduzioni di Antonio La Penna e Adriano Pennacini, commenti di Michele Faraguna, Albino Garzetti e Dionigi Vottero, Torino, Einaudi-Gallimard, « Biblioteca della Pleiade », n°6, 1993, 1662 p., chron. bibl. ind. [88-446-0010-2]. Ce volume ne propose pas de leçons inédites des textes césariens : pour les textes latins du Bellum Gallicum et du Bellum


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Ciuile, les éditeurs ont suivi l'édition Klotz (Teubner 1921-1952), pour le Bellum Alexandrinum l'édition Andrieu (CUF, 1953), pour le Bellum Africum l'édition Bouvet (CUF, 1949) et pour le Bellum Hispaniense le texte de Giovanni Pascucci (Florence, Le Monnier, 1965). La traduction du Bellum Ciuile par A. La Penna qui figure dans ce volume est celle qu'il avait déjà publiée en 1954. Les notes très abondantes, rejetées en fin de volume conformément aux normes éditoriales de la collection, proposent un ensemble de définitions, d'identifications prosopographiques et géographiques établies à partir de la bibliographie fondamentale. Le parti pris d'érudition sans exhaustivité, dû à la nature même de la Bibliothèque de la Pléiade, implique naturellement que quelques notices déçoivent : par exemple, la bibliographie sur M. Caelius Rufus, p. 1177-1178, est réduite à la traduction italienne, récente il est vrai (1988), de l'antique Cicéron et ses amis de G. Boissier (1865) — on se référera maintenant à V. Rosivach, dans CW74,1980-1981, p. 202212, à J. J. Clauss, dans Athenaeum, n.s. 68, 1990, p. 531-540 et à M. H. Dettenhofer, Perdita Iuuentus, Munich, G H. Beck, 1993, passim; sur la topographie d'Alexandrie, p. 1359-1360, la note ne renvoie pratiquement qu'à la somme de P. M. Fraser — on pourra voir entre autres W. Hoepfner dans Akten des XIII internationalen Kongresses fur klass. Archäologie, Berlin, 1988, Mayence, Ph. von Zabern, 1988, p. 275-285 ; à propos de Salone, on ne trouve, dans les notes des pages 1281 et 13911993, que la référence générale qu'est la Dalmatia de J. J. Wilkes — sur le conuentus de Salone et les problèmes de topographie posés par le siège de la ville par M. Octavius, on se reportera à D. Rendic-Miosevic, Disputationes Salonitanae, 1970, Split, 1975, p. 23-30. Les personnages et divinités, tout comme les noms de peuple et de lieux ne sont indexés que dans le texte du Corpus, alors qu'on trouve un indice, au demeurant fort utile, des auteurs antiques cités dans les notes. Enfin, si les cartes, pages 1548-1558, fournissent d'utiles plans de batailles et de sièges (Gergovie, Alésia, Ilerda, Marseille, Oricum, Pharsale), on pourra regretter de ne trouver aucun plan localisant l'ensemble des sites mentionnés dans le texte du Corpus. On observera enfin que cette édition des opera omnia n'a pas retenu ce qu'il nous reste de la correspondance de César (cinq lettres citées dans les Lettres à Atticus et une dans les lettres de Cicéron à Quintus, et éventuellement les fragments de tradition indirecte, qu'on trouve rassemblés dans Paolo Cugusi, Epistolographi Latini Minores, II-l, Turin, Paravia, 1979, p. 72-91). En somme, les travaux coordonnés par A. Pennacini fournissent un accès commode, en un seul volume, à César, avec un texte et des références qui ne cherchent pas à innover : un bilan plus qu'une synthèse de prospection. Je reviendrai sur César, plus loin, dans une partie consacrée aux ouvrages sur « le Passage » (de la République au Principat).


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La place de de DIODORE DE SICILE, dont la Bibliothèque fut publiée aux environs de 30 av. J.-C, dans l'historiographie tardo-républicaine a fait l'objet d'une étude importante : K. S. Sacks, Diodorus Siculus and the First Century, Princeton, Princeton UP, 1990, XII & 242 p., index [0-691-03600-4] y montre que ce grec, loin de suivre aveuglément ses sources (cf. en particulier pages 142-154 pour ses rapports avec Posidonius), développe une pensée personnelle sur l'Histoire pour laquelle il revendique la capacité d'instruire moralement (chap. 2) et qu'il structure autour de quelques grands thèmes : la , la philanthropie, I'universalisme, le progrès humain. Le chapitre 6, qui examine les traces laissées par César et Octavien dans la Bibliothèque, aurait pu donner du dictateur selon Diodore une image moins schématique. Mais dans l'ensemble, la réhabilitation historiographique de cet auteur emporte l'adhésion. On pourra également se reporter à Mito, Storia, tradizione : Diodoro Siculo e la storiografia classica : Atti del convegno internazionale Catania-Agira, 7-8 dicembre 1984, a cura di Galvagno E. & Mole Ventura C., Catania, Prisma, « Testi e studi di storia antica », n° 1, 1991, XXV & 396 p. index.

Pour des raisons de contenu je range ici au nombre des textes historiques les Res Gestae Diui Augusti (dont personne n'ignore qu'elles sont connues par des sources épigraphiques) qui viennent de faire l'objet d'une nouvelle édition et d'une étude détaillée. Pour ce qui est de l'édition (commentée) elle est due à Gian Guido Belloni : Le « Res Gestae Diui Augusti ». Augusto : il nuovo regime e la nuova urbe, Milan, Vita e Pensiero, 1987, 131 p. [88-343-7590-4]. Le texte latin et le texte grec sont donnés face à face ; y sont indiqués sommairement les passages restitués (mais l'édition ne signale pas les sauts de ligne). La partie la plus importante (p. 41-148) est constituée par une série de mises au point sur certains problèmes posés par ce texte précieux : il y a des choses utiles, mais le commentaire reste trop souvent à un niveau élémentaire. Deux exemples : tout d'abord à propos de la couronne civique qu'Auguste se glorifie d'avoir obtenue (32, 2), G. G. B. n'explique pas pourquoi Auguste ne dit rien sur la couronne obsidionale qu'il avait obtenue au lendemain d'Actium (Pline, 22, 13) ; ce silence est pourtant éloquent sur le désir qu'avait Auguste, à la fin de sa vie, de faire disparaître tout ce qui pouvait rappeler les origines révolutionnaires de son pouvoir. Ensuite concernant l'oeuvre urbaine que le Princeps évoque aux chapitres 19-21 de sa Geste : on a remarqué depuis longtemps d'une part que l'ordre adopté dans cette énumération de travaux ne correspondait ni à une séquence chronologique ni à une répartition topographique cohérentes et, d'autre part, que tout n'y est pas dit alors que des opérations apparemment très secondaires y figurent. Une très belle explication par la valeur symbolique de


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l'ordre adopté a été trouvée par Robert Sablayrolles (« Espace urbain et propagande politique : l'organisation du centre de Rome par Auguste (Res Gestae, 19 à 21) », Pallas 17, 1981, 59-77) et on ne peut guère se dispenser désormais de s'y référer. En tout état de cause l'édition de référence de ce texte reste celle de Jean Gagé (nouv. éd., Paris, Belles lettres, 1977). Pour ce qui est de l'étude détaillée dont il a fait l'objet, il s'agit de celle d'Edwin S. Ramage, The Nature and Purpose of Augustus', « Res Gestae », Stuttgart, Steiner, 1987, 168 p., « Historia Einzelschriften 34 » [3-515-04892-8]. Ce travail qui confronte le texte à toute une série d'autres sources numismatiques, épigraphiques et littéraires (mais où manque encore une fois ce qu'Auguste ne dit pas, entre autres sur la couronne obsidionale) insiste sur le fait que les Res Gestoe ont un caractère d'instrument de pérennisation du pouvoir créé par Auguste au moyen de sa propre justification et en suggérant, de façon insistante, que Rome était entrée dans une nouvelle ère et que le processus était irréversible. Auguste montrait comment le système avait fonctionné sous lui et, ce faisant, il indiquait comment il devait désormais fonctionner. En somme il a exposé sa philosophie politique par le moyen concentré et raccourci de l'énumération d'événements, d'actions et d'honneurs d'où se dégageait le sentiment de la profonde unité entre le sénat, le peuple et le Princeps. Je profite de l'occasion que m'offrent ces deux livres pour évoquer l'historiographie du passage de la République à l'Empire : d'une part avec l'édition de la vieille dissertation d'Emilio Betti (qui date de 1913 et qui n'avait jamais été publiée intégralement : La crisi della Repubblica e la genesi del principato in Roma, a cura di Giuliano Crifò, Rome, 1982) et, d'autre part avec les actes d'un colloque organisé précisément autour de l'oeuvre de ce grand juriste (Costituzione romana e crisi della repubblica, a cura di Giuliano Crifò, Naples, Edizioni Scientifiche Italiane, 1986, 256 p.) : l'objet du débat étant cette très vigoureuse et très cohérente histoire institutionnelle de la République tardive (entre les Gracques et Auguste) dans laquelle E. Betti rendait compte du processus révolutionnaire qui consistait, selon lui, en une sorte d'émancipation nouvelle du magistrat par rapport au sénat et au peuple. Je serais d'ailleurs tenté de parler ici d'un ouvrage paru dans la collection « Histoire et décadence » : Rome. Grandeur et déclin de la République, par Marcel Le Glay, avec une préface de Pierre Chaunu, Paris, Perrin, 1990, VII, 401 p. [2262-00751-9] ; mais le livre vaut sans doute plus par son caractère de manuel d'histoire républicaine que par la pertinence du concept de décadence appliqué au passage de la République à l'Empire : il est assez significatif, de ce point de vue, qu'on ne trouve presque aucune allusion à cette période dans les douze pages d'introduction qui rappellent l'histoire


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dudit concept dans l'historiographie de Rome. J'y reviendrai donc dans une section consacrée aux synthèses et aux manuels.

TITE-LIVE continue de paraître dans la « Collection des Universités de France », et le fait que cette parution se fasse en ordre dispersé ne diminue en rien la satisfaction des historiens qui finiront ainsi par disposer d'une édition de référence, complète, et donc en mesure de remplacer l'inévitable Weissenborn & Müller. Je signalerai les trois nouveaux volumes que j'ai reçus : Histoire romaine, livre VIII, texte établi traduit & commenté par Raymond Bloch et Charles Guittard, Paris, Belles-Lettres, 1987, CXXX, 138 p. dont 2-91 sont doubles, 8 pl. & 3 cartes [2-251-01334-2] ; Histoire romaine, livre XXV, texte établi & traduit par Fabienne Nicolet-Croizat, Paris, Belles-Lettres, 1992, LXXXTV, 129 p. dont 1-87 sont doubles, 3 cartes [2-251-01361-X] et Histoire romaine, livre XXVI texte établi & traduit par Paul Jal, Paris, BellesLettres, 1991, LVI, 153 p. dont 2-103 sont doubles [2-251-01355-5]. Le livre VIII, qui couvre la période 341-322, est un des documents les plus importants pour l'histoire militaire de la Rome archaïque : c'est là qu'on lit le fameux épisode de l'exécution, par son père le consul, du jeune Titus Manlius, vainqueur en combat singulier mais qui avait transgressé l'interdiction de livrer combat (sur la signification de ce geste on lira avec intérêt Giovanni Brizzi, Manliana imperia e la riforma manipolare : l'esercito romano tra ferocia e disciplina, Sileno, 16, 1-2, 1990, 185-206, qui voit dans l'attitude du jeune Manlius l'expression d'une aspiration à une réforme qui rende aux soldats l'initiative dont ils étaient privés dans le combat en phalange et que devait leur donner l'organisation manipulaire) ; mais c'est aussi là qu'on trouve les indications les plus précises sur la « dévotion » de Décius, cette opération de caractère religieux qui fait qu'un chef appelle sur lui-même et sur les armes ennemies, au milieu desquelles il s'apprête à se jeter pour y trouver la mort, la malédiction des dieux afin de garantir la victoire aux soldats romains ; c'est là, encore, qu'on a une description de l'armée manipulaire, description qui fait difficulté puisqu'elle ne correspond pas à celle qu'en donne Polybe (VI, 21, 6-25). Tous ces textes font l'objet de mises au point très détaillées dans la volumineuse introduction : tous les témoignages sont rassemblés (y compris les données archéologiques pour la deuotio, avec, notamment, la reproduction, en fin de volume, du « Guerrier de Capestrano » qui représente peut-être le signum defossum consacré par un soldat deuotus qui aurait échappé à la mort, ou pour l'armement légionnaire) — sur la deuotio et sur les questions religieuses, on pourra maintenant consulter aussi D. S. Levene, Religion in Livy (Mnemosyne, Bibl. Class. Batava, Suppl. 127), Leiden-New York-Cologne, E.J. Brill, 1993 [90-04-09617-5], p. 217-226. C'est donc bien plus qu'une édition


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commentée qui nous est donnée ici : c'est un instrument indispensable pour la connaissance des faits religieux et militaires de la Rome du IVe siècle. Pour ce qui est des livres XXV-XXVI, ils sont moins spectaculaires mais non moins importants puisqu'ils portent sur les années fin 213-209, en gros de la défection de Tarente à la prise de Carthagène, en passant bien évidemment par la punition de Capoue. La philosophie des éditeurs est ici différente de celle des responsables du livre VIII : l'introduction évoque les principaux problèmes chronologiques, géographiques et littéraires (et, notamment de sources) posés par le texte et les notes complémentaires sont sobres et renvoient, le plus souvent, aux testimonia, à l'exclusion donc de la bibliographie moderne. Le tout est complété — comme dans tous les volumes, par un index des noms propres et des noms géographiques. Je voudrais enfin rappeler l'édition du livre 40 dont je n'avais pas pu parler dans ma précédente chronique (Histoire romaine, livre XL, texte établi et traduit par Christian Gouillart, Paris, Belles-Lettres, 1986, CXXXV, 143 p. dont 2-89 sont doubles, 2 cartes [2-251-01333-4] : il s'agit d'un livre important, une fois encore, puisqu'il couvre les années 182-179, c'est-à-dire une période où Rome était engagée en Macédoine et en Espagne, un moment où l'espace urbain s'est modifié profondément, une ère de réformes institutionnelles d'ampleur (mais pas toujours très claires, notamment pour ce qui touche aux comices) : l'introduction et les notes font le point utilement sur tous ces problèmes.

A propos de TITE-LIVE toujours, je voudrais signaler la trouvaille de quelques lignes du livre XI entièrement perdu : on trouve trop rarement un texte nouveau, même de quelques mots, pour passer sous silence cette découverte ! Il s'agit de fragments de parchemin, mis au jour, avec des papyrus et de la céramique, dans une fouille polonaise au Fayoum, en 1986. Il provenait d'un manuscrit latin en onciale probablement antérieur au VIe siècle et de provenance douteuse (Italie ou Afrique). Le texte, d'évidence un texte historique, très mutilé, est réparti, en deux colonnes d'une douzaine de lignes, sur le recto et le verso. Il y est question d'un Fabius et M. Griffin a vite repéré que les événements relatés renvoyaient à l'année 291, et a démontré qu'il ne pouvait s'agir que d'un texte de Tite-Live : il y est question de L Postumius Megellus, consul III, qui employa les soldats sous ses ordres à travailler sur ses propriétés dans la région de Gabies (ce pour quoi il fut condamné) et qui eut affaire à son prédécesseur qui ne voulait pas se démettre de son pouvoir proconsulaire. Deux articles de la revue Athenaeum présentent bien le texte et exploitent les renseignements d'histoire institutionnelle et d'histoire sociale que donne ce petit fragment : Un frammento del libro XI di Tito Livio de


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B. Bravo & M. Griffin (66, 1988, 447-521) et A New Fragment of Livy throws Light on the Roman Postumii and Latin Gabii par R. E. A. Palmer (68, 1, 1990, 5-18). Un article récent de Gauthier Liberman, Un fragment présumé de Tite-Live, livre XI, Caesarodunum, XXVII bis, 1994, p. 21-25, confirme définitivement l'attribution livienne du fragment.

A propos de TITE-LIVE enfin, je voudrais signaler deux ouvrages que j'ai reçus tardivement : d'abord celui de Giovanni Cipriani, L'epifania di Annibale. Saggio introduttivo a Livio, Annales, XXI, Bari, Adriatica, 1984, 131 p., qui, à travers une analyse de la technique narrative de trois événements particuliers de la deuxième Guerre Punique (le serment d'Hannibal, la prise de Sagonte, le songe d'Hannibal) tente de montrer comment l'historien a construit la légende de l'ennemi du peuple romain ; et puis la thèse de Dagmar Gutberlet, Die erste Dehade des Livius als Quelle zur gracchischen und sullanischen Zeit, Hildesheim, Olms, 1985, VIII, 153 p., « Beiträge zur Altertumswissenschaft », 4 [3-487-077140], qui, comme son titre l'indique bien, tente de démêler dans les premiers livres (dont il souligne l'« Ahistorizität») ce qui relève de l'anachronisme, c'est-à-dire de la transposition à l'époque archaïque de questions ou d'attitudes caractéristiques de la fin de la République (essentiellement, bien sûr, les lois agraires et l'attitude des tribuns de la plèbe).

Les études couramment accessibles consacrées jusqu'à présent à VALÈRE-MAXIME ne concernaient guère que ses sources, ses apports anecdotiques ou sa place dans la littérature des exempta. Un ouvrage éclectique de W. Martin Bloomer, Valerius Maximus and the Rhetoric of the New Nobility, Chapel Hill-Londres, The University of North Carolina Pr., 1992, 287 p. index [0-8078-20474] cherche à définir les propriétés rhétoriques et historiographiques de sa compilation : élaborée sous le règne de Tibère, elle condense des données empruntées à vingt et un auteurs nommément cités et à quelques autres, parmi lesquels Valerius Antias, Salluste, une épitomè de Tite-Live et Diodore de Sicile (un tableau les répertorie page 63 et les acquis de la Quellenforschung sont discutés source par source dans le chapitre 3). Le texte n'étant pas fait pour une lecture suivie mais pour consultation, les sections, les préfaces y constituent des repères commodes : l'oeuvre veut être une somme de motifs à insérer dans des déclamations. C'est pourquoi 1' « historiographie » de Valère-Maxime réduit les grandes figures des guerres civiles, Marius, Caton, Cicéron à des stéréotypes abstraits et à des paradoxes à l'usage des déclamateurs. Si l'explication de cette tendance aux exempla par la destination utilitaire de l'oeuvre est pertinente et utilement étayée par des références à Sénèque le rhéteur — on s'étonne néanmoins que M. B. ne fasse aucune référence au Dialogue des orateurs de Tacite -, il paraît moins


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bien établi, sinon franchement contestable, qu'un tel bréviaire d'exemples, justement qualifié de « substitution for wide reading, a form of ersatz culture » (p. 258), vise un public désireux de s'approprier un passé et une culture dont l'héritage était indisponible, à plus forte raison un public d' « arrivistes ». La section consacrée à l'image d'Octavien et de Tibère, trop allusive et rapide, est confuse. L'ouvrage de M. B., en somme, fournit une utile et solide introduction à la méthode de Valère-Maxime, mais ne se montre pas convaincant quand il quitte la philologie pour l'Histoire.

On sait que les Vies de PLUTARQUE sont toutes parues dans la « Collection des Universités de France » et que nous disposons déjà avec ces quinze volumes (plus un volume d'index que je mets tout historien au défi d'utiliser) d'un texte et d'une traduction « de référence ». Chez les Italiens, la « Fondation Lorenzo Valla », qui s'est donné pour tâche de donner une édition complète des classiques, a déjà patronné quatre volumes de vies parallèles plus un cinquième paru en 1990 : Plutarco. Le vite di Cimone e di Lucullo, a cura di Carlo Carena, Mario Manfredini & Luigi Piccirilli, Arnaldo Mondadori ed., 1990, LXXIV, 371 p. [88-04-33671-4]. On trouve dans ce volume, comme dans les précédents, une introduction substantielle complétée d'une bibliographie, de tableaux généalogiques et de cartes (p. IXLXXIV), puis le texte et la traduction (sous laquelle, correspondant donc à l'apparat critique placé sous le texte grec, sont accumulées les références aux testimonia propres à chaque passage, ce qui constitue un très utile instrument de recherche). Suit un commentaire abondant (p. 205-345) qui permet, en effet, d'apporter des éclaircissements sur des questions historiques ou géographiques d'autant plus utiles qu'ils sont appuyés sur une bibliographie bien à jour. L'ouvrage se termine par un « Lexique géographique » et un « Index des noms propres ». Cette collection se révèle un instrument de recherche indispensable. Moins évidemment utile est Plutarch. The Life of Cicero, with an Introduction, Translation and Commentary by J. L. Moles, Warminster, Aris & Phillips, 1988, 210 p. [0-85668-360-4 cloth] dont le seul intérêt est sans doute l'aspect littéraire du commentaire qui s'applique à mettre en valeur la démarche de Plutarque ou la structure des ensembles de textes qu'il isole et dont les observations s'articulent parfois sur des références à la Vie « parallèle », celle de Démosthène (qu'il faut aller consulter ailleurs !). Pour ce qui est des Moralia, le travail se poursuit à la CUF : OEuvres morales, tome V, lre partie : La Fortune des Romains. La Fortune ou la vertu d'Alexandre. La Gloire des Athéniens, texte établi et traduit par Françoise Frazier & Christian Froidefond, Paris, Les Belles-Lettres, 1990, 281 pages dont doubles 42-66, 116-129,132-156 & 186-199 [2-251-00359-2]. De l'examen de la


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composition du De Fortuna Romanorum il ressort qu'il s'agit vraisemblablement du brouillon d'une conférence préparée par le jeune Plutarque encore tout pénétré des principes de la rhétorique : il s'agit d'un agôn tout à fait traditionnel entre Tychè et Arétè et dont le texte est manifestement incomplet. L'historien aurait aimé que le commentaire soit un peu plus complet, ne néglige pas l'important débat entre Virtus et Fortuna à la fin de la République et qu'il soit plus précis sur l'identification et la localisation des temples à Fortuna. Même caractère inachevé et rhétorique pour le De Gloria Atheniensium dans lequel Plutarque souligne la supériorité des hommes d'Etat sur les artistes, puisque ceux-ci (historiens, tragiques, orateurs, mais aussi peintres, sculpteurs, poètes) sont en quelque sorte suscités par ceuxlà. Les deux discours De Alexandri fortuna aut uirtute (impossibles à dater) font l'objet d'assez longs développements sur leur nature, leur authenticité, leurs sources et leur chronologie (notamment par rapport à la Vie d'Alexandre), d'où il ressort que, pour des raisons de genre, le portrait est ici bien différent de celui qui se trouve dans la Vie, beaucoup plus nuancé. On signalera, au passage, un commentaire aux Propos de Table qui n'est guère qu'un développement de celui qu'avait donné François Fuhrmann en 1978 : Teodorsson (SvenTage), A Commentary on Plutarch 's Table Talks, vol. II (books 4-6), Acta Universitatis Gothoburgensis, 1990, 302 p. (« Studia Graeca & Latina Gothoburgensia LIII » ) [91-7346-277-6] (le premier volume date de 1989).

La parution du premier volume de DION CASSIUS, dans la CUF est un événement important dans la mesure où elle en annonce d'autres : l'édition la plus récente était celle de la collection « Loeb » qui date des années 1914-1927, le texte de référence demeurant celui de Boissevain (Berlin, 1895-1901), Histoire romaine, livres 50 & 51, texte établi, traduit et annoté par Marie-Laure Freyburger & JeanMichel Roddaz, Paris, Belles-Lettres, 1991, XCIX, 176 p. dont 1-35 & 87-118 sont doubles, 2 cartes [2-251-00416-5]. La période couverte par ces deux livres est un moment crucial dans l'histoire de Rome puisque le livre 50 commence par l'hostilité déclarée des deux consuls antoniens de l'année 32 à l'égard d'Octavien et que le 51 s'achève sur les campagnes de Crassus en Thrace et sur le Danube. Entre les deux, il y avait eu Actium — qui occupe les deux tiers du livre 50 — la campagne d'Egypte, la mort d'Antoine et de Cléopâtre, le règlement de la question d'Egypte et le triomphe d'Octavien. L'introduction fait très clairement le point sur la situation politique en 32 (avec notamment la question épineuse de la fin du Triumvirat et de la nature des pouvoirs d'Octavien — question sur laquelle je reviendrai dans une rubrique ultérieure à propos d'un ouvrage


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récent de Jochen Bleicken), la bataille d'Actium et les démobilisations qui ont suivi. Et le commentaire complète point par point les grandes lignes de l'exposé préliminaire. Ce travail est un événement important parce qu'il est le premier qui soit réalisé en français depuis plus d'un siècle, mais aussi parce qu'à la suite de cette publication a été constitué, avec le CNRS et diverses institutions universitaires, un groupement de recherche (GDR) qui établit une collaboration entre hellénistes et historiens afin de poursuivre l'oeuvre ainsi commencée et j'ai personnellement accepté de diriger plusieurs jeunes chercheurs qui ont manifesté le désir d'y être associés. Trois commentaires, de nature différente, sont parus récemment. Tout d'abord, de Meyer Reinhold, From Republic to Principale. An Historical Commentary on Cassius Dio's Roman History Books, 49-52 (36-29 BC), Atlanta, Scholars Press, 1988, XXII, 261 p., 5 cartes [1-55540-246-1 pbk] qui embrasse les deux livres traduits et commentés dans l'ouvrage précédent : l'introduction esquisse trop rapidement les solutions aux problèmes de sources, de méthode historique et de date de composition que pose le texte ; en revanche, le commentaire qui suit est utile même si, bien souvent, il fait double emploi avec celui de J.-M. Roddaz ou si ce dernier s'avère plus précis dans certains domaines (notamment pour ce qui est de toutes les références à l'espace urbain de Rome ou pour ce qui concerne les questions fiscales) ; en revanche il est plus complet sur certains points comme, par exemple, le mémorial érigé par Octavien sur l'emplacement de son camp à Actium. Sur ce monument on consultera l'ouvrage très complet de William M. Murray & Photios M. Petsas, Octavian 's Campsite Memorial for the Actian War, The Amer. Philos. Soc, 1989, XI, 172 p., 66 ill., « Transactions of the APS, 79/4 » [ISSN 0065-9746] : tous les problèmes sont passés en revue, depuis la structure du monument jusqu'à sa signification, en passant par une étude détaillée des « rostres » (taille et poids en fonction de la nature des vaisseaux qu'ils armaient), d'où ressort clairement la volonté d'Octavien de présenter, de la bataille d'Actium, une version qui accentue délibérément, voire qui invente, une disproportion dans la nature des forces en présence (les énormes navires d'Antoine battus par les petites unités octaviennes). Et puis, de Giuseppe Zecchini, Cassio Dione e la guerra gallica di Cesare, Milan, Vita e Pensiero, 1978, 241 p., « Scienze storiche 19 », qui cherche, dans les passages consacrés à la Guerre des Gaules (aux livres 38, 39 & 40), quelle a pu être la source de Dion : ni César lui-même, ni TiteLive, mais un auteur résolument anti-césarien qui pourrait bien être Q. AElius Tubero, fils d'un pompéien et qui combattit lui-même contre César à Pharsale, qui se retira de la vie publique et devint un historien et un juriste de renom. Selon un article plus récent de


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I. Mc Dougall, Dio and his sources for Caesar's campaigns in Gaul, Latomus, 50, 1991, 616-638, Dion combinerait des éléments empruntés à César avec d'autres transmis par des compilations. Enfin Nadia Berti, avec La guerra di Cesare contro Pompeo. Commento storico a Cassio Dione, libri XLI-XLII, 1-2, Ricerche dell'Istituto di Storia Antica dell'Università Cattolica del Sacro Cuore, Ser. Commenti III, Milan, Jaca Book, 1988, 170 p. index [ISSN 093-1412], s'attache elle aussi à expliquer la provenance des informations rapportées par l'auteur et distingue entre une tendance anticésarienne et philosénatoriale, une tendance philocésarienne et des apports originaux de Dion. Les commentaires de G. Zecchini et N. Berti sont essentiellement du domaine de la Quellenforschung, qui draine encore de nos jours l'essentiel de la recherche consacrée à un tel auteur. Ils montrent tout l'intérêt qu'a cette généalogie historiographique si elle s'accompagne d'une étude de la méthode mise en oeuvre par l'auteur.

Il est possible qu'APPIEN D'ALEXANDRE reçoive enfin, lui aussi, une édition traduite et commentée digne de l'intérêt que lui portent les historiens puisque l'éminent helléniste qui s'est chargé de cette tâche voici plusieurs années, Paul Goukowsky, annonce qu'il a pratiquement terminé établissement du texte et traduction. Une traduction complète de l'Histoire romaine (avec des notes très succinctes mais utiles parce qu'elles renvoient aux testimonia ou aux grands instruments) vient de paraître en Allemagne, mais ne remplace pas l'édition White (Loeb, 4 vol.) dont elle est, pour l'interprétation du texte grec, largement tributaire : Appian von Alexandria, Römische Geschichte, erster Teil, Die römische Reichsbildung, überstzt von Otto Veh, durchgesehen, eingeleitet und erläutert von Kai Brodersen, Stuttgart, 1987, 506 p. & zweiter Teil, Die Bürgerkriege, ü. von Otto Veh, durchg. von Wolfgang Will, ibid. 1989, 512 p., « Bibliothek der griechischen Literatur 23 & 27 » [3-7772-8723-7] & [3-77728915-9]. L'intérêt principal de cette édition réside dans la maniabilité d'un petit format et dans l'index très complet qui se trouve à la fin de chaque volume. On trouvera un instrument de référence indispensable dans la Concordantia in Appianum-Concordance d'Appien, éditée par Etienne Famerie avec la collaboration du Cetedoc (Université Catholique de Louvain) et du Département des Sciences de l'Antiquité (Université de Liège), AlphaOmega, RA n°133, Hildesheim, Olms-Weidmann, 1993 (I : index des lemmes, concordance ; II ; III : indices) [3-487-096617 ; 3-487-09662-5 & 3-487-09663-3]. Quelques parutions récentes en italien prennent le relai de l'édition des livres I et V par E. Gabba, sans fournir un outil comparable. On mentionnera ainsi, pour le livre IV, Appiano di Alessandria. Storie di proscritti [trad. e note] a cura di Amerio Maria Luisa, con una nota di Luciano Can-


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fora, testo greco a fronte, trad. Iatina di Sigismundus Gelenius, La città antica n° 1, Palerme, Selerio, 1990, 165 p. Cette petite édition, malgré une introduction approximative (on aimerait plus de précision quant aux sources « qui concordent »), a l'avantage de doter un texte peu accessible d'une traduction lisible et d'identifier rapidement les personnages en note. Cet ouvrage en somme convient à l'usage d'un public cultivé, comme la récente traduction du livre I en français, parue dans la collection « la Roue à Livres » (Appien, Les Guerres civiles à Rome, livre I, traduction J.-I. Combes-Dounoux, revue et annotée par C. Voisin, introduction et bibliographie Ph. Torrens, Paris, les Belles-Lettres, 1993, 217 p. index [2-251-33921-3]), qui n'est pas destinée à combler l'attente des spécialistes, qu'ils soient historiens ou hellénistes. Une étude systématique sur l'homogénéité et l'originalité de l'oeuvre de cet historien a aussi été publiée en allemagne récemment : Bernhard Goldmann, Einheitlichkeit und Eigenständigkeit der « Historia romana » des Appian, Hildesheim, Olms, 1988, 148 p. (d'une typographie très serrée!), « Beiträge zur Altertumswissenschaft 6 » [3-487-09007-4]. Cette étude littéraire qui examine si les thèmes de la préface se retrouvent bien dans le corps du récit, rend compte des rapports de l'irrationnel et de la tychè comme système d'explication des événements, puis établit un catalogue des maximes tactiques par lesquelles l'historien alexandrin explique succès et revers militaires, me paraît surtout valoir par l'analyse des traductions et transpositions en grec des choses latines.

OROSE est entré à la CUF, et de façon relativement rapide : Histoires (contre les païens), texte établi et traduit par Marie-Pierre ArnaudLindet, Paris, Belles-Lettres, tome I (livres I-III), 1990, CIII, 299 p. dont 7-189 sont doubles [2251-01347-0], tome II (livres IV-VI), 1991, 281 p. dont 8-237 sont doubles [2-25101352-0], tome III (livre VII), 1991, 217 p. dont 14-132 sont doubles [2-251-01353-9]. La période qui nous concerne ici est couverte par les livres 2 à 6, autant dire que l'essentiel de l'oeuvre que ce prêtre espagnol (ou breton) écrivit en 416 sur les injonctions d'Augustin est de « notre ressort », d'autant plus que nous savons qu'il a puisé à d'excellentes sources, notamment Tite-Live. Nous sommes d'autant plus reconnaissants à M.-P. ArnaudLindet que le texte est parfois très difficile, qu'elle a su lui donner une traduction souvent convaincante et que le dernier volume comporte un très utile index.

Dernier représentant ici de la catégorie des « historiens », JEAN D'ANTIOCHE : Luigi Zusi, L'età mariano-sillana in Giovanni Antiocheno, Rome, l'Erma, 1989, 148 p. [88-7062-657-7] : on ne sait pas grand chose de ce « moine » qui dut écrire une chronique dans la première moitié du VIIe siècle, en prenant pour guide le Breuiarium d'Eutrope


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(qu'il a parfois mal lu !), mais en citant souvent comme ses sources Tite-Live, Diodore, les Mémoires de Sylla, Plutarque...). Le fragment qui est ici édité (et qui s'étend sur 19 pages) porte sur une période qui va à peu près, des années 111 à 83 : il pose certainement plus de problèmes qu'il n'en résout, mais il y a quelques informations à glaner dans le texte lui-même ou dans l'abondant commentaire synthétique qui l'accompagne. Sur cet auteur en général on peut citer (n.u.) P. Sotiroudis, Untersuchungen zum Geschichtswerk desjohannes von Antiochea, Thessalonique, 1989, XVI, 226 p.

Pour aborder les textes qu'on ne peut pas ranger dans la catégorie des textes historiques, j'évoquerai rapidement d'abord les deux récents travaux qui concernent un auteur qui sort de notre aire, mais dont l'oeuvre y a connu une grande renommée, ENÉE LE TACTICIEN : Aineas the Tactician. How to survive under siege, translated with introduction and commentary by David Whitehead, Oxford, Clarendon Press, 1990, IX, 214 p. [019-814878-X] ; Enea Tattico, La difesa di una città assediata (Poliorketika), introd., trad. e comment, a cura di Marco Bettalli, Pise, ETS Editrice, 1990, XVI, 366 p., [88-7741-534-7]. Le premier livre ne présente qu'une traduction, d'un texte qu'il faut aller chercher ailleurs (dans la CUF, par A. Dain & A.-M. Bon, 1967), suivie d'un commentaire qui s'étend sur près de 150 pages mais qui n'est pas d'une très grande utilité. Le second, en revanche constitue une véritable édition (très redevable, il est vrai à celle d'A. Dain) commentée, instrument indispensable à qui doit avoir recours à ces textes techniques : l'auteur montre comment ce type d'ouvrage se constituait par accumulation (parfois au-delà même de la mort de leur auteur) et il insiste, à juste titre, sur les données sociopolitiques qu'il y a à tirer de ce traité pour la connaissance du fonctionnement des poids grecques dont le siège par des ennemis révèle bien les aspects dominants, ne serait-ce que par la préoccupation constante qui y est manifestée pour le maintien d'une certaine cohésion. Et puis, très récemment, la « CUF » nous a enfin donné l'édition plusieurs fois retardée du Traité de tactique d'ASCLÉPlODOTE qui n'avait jamais été traduit en français (texte établi & traduit par L. Poznanski, Paris, Belles-Lettres, 1992, XXVLI, 62 p. dont 1-36 sont doubles [2-251-00394-3]) : l'éditeur rend hommage, dans son avant-propos, à Alphonse Dain dont les « travaux sont à la source de toute recherche dans ce domaine » ; il explique d'ailleurs que son propos est d'éditer aussi les traités d'Elien et d'Arrien et de proposer une étude sur cette littérature qui va jusqu'aux stratégistes byzantins ; mais il précise que, pour l'heure, il s'est modestement limité à un strict commentaire du texte, sans établir de liens avec les autres ouvrages. Il nous donne donc une introduction dans laquelle il résume la question difficile de l'auteur


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et de l'oeuvre, Asclépiodote le philosophe, dans la première moitié du Ier siècle av. J.-C. qui reprenait sans doute un traité antérieur et qui nous a laissé non pas un traité de tactique mais une desciption épurée de la phalange idéale. Puis il examine très attentivement la tradition manuscrite qui se compose de douze manuscrits dont un qui est perdu. Un texte plus utile, comme le dit son éditeur, pour l'histoire du vocabulaire grec de la phalange que pour l'histoire de la tactique ; en tout cas une entreprise à laquelle on souhaite une suite rapide.

LUCILIUS ne fait sans doute pas partie des livres de chevet des historiens de Rome. Il y a pourtant dans les fragments qui nous sont parvenus de ses satires, comme dans les bribes que nous connaissons de la vie (qui correspond aux deux derniers tiers du ne siècle) de ce chevalier d'origine latine, bien des choses à apprendre. Pour ce qui est de l'homme et de son milieu, on se reportera à l'excellente notice qu'a faite sur lui C. Nicolet (L'Ordre équestre à l'époque républicaine (31243 av. J.-C.). II : Prosopographie des chevaliers romains, Paris, 1974, n° 204, p. 926-929). En revanche, pour son oeuvre, la CUF vient de nous donner le troisième et dernier tome : Satires. Livres XXIX, XXX & fragments, texte établi et traduit par F. Charpin, Paris, Les Belles-Lettres, 1991, 342 p. (dont 15-36, 46-69, 78-80, 86-92, 98-151, 158-170 sont doubles) [2-25101357-7]. Il y a beaucoup à glaner dans ces très courts fragments déjà lourdement chargés de commentaires érudits. A titre d'exemple on citera la lex Tappula, loi parodique réglementant les banquets (cf. infra, à la rubrique épigraphie, les inscriptions de Verceil), mais aussi les lois somptuaires lex Fannia & lex Licinia pour lesquelles le commentaire rassemble les testimonia pour en préciser le contenu (on aurait pu, d'ailleurs, renvoyer simplement à G. Rotondi, Leges publicae populi romani, Milan, 1915, dont je signale, au passage qu'une équipe de romanistes dirigée par Jean-Louis Ferrary et Philippe Moreau a commencé la réfection complète) ; on peut sans doute regretter, ici ou là, que le commentaire historique ne soit pas toujours aussi complet qu'on le souhaiterait (je ne suis pas certain du tout que la cinquième classe censitaire romaine était « celle où étaient regroupés les citoyens disposant, après la réforme de 241, d'une fortune comprise entre 4 000 et 1 1000 as ») ou même qu'une réflexion historique un peu plus approfondie n'ait pas été appliquée à des fragments difficiles (je ne pense pas qu'on soit fondé à transformer le texte de XXX, 41 (= 1078 M), publica lege ut mereas proesto est tibi qucestor en publico equo lege ut mereas proesto est tibi quaestor, comme le faisait Cichorius, et qu'il aurait mieux valu, avant de « bricoler » le texte, lire les pages que C. Nicolet a consacrées à Vas equestre et à l'as hordearium — ouvrage cité supra, I : Définitions juridiques et structures sociales, Paris,


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1966, 36-45) ; mais l'historien dispose avec l'oeuvre complète de Lucilius d'une bonne édition avec traduction française à laquelle se reporter.

Rhétorique à Herennius, texte établi & traduit par Guy Achard, Paris, Belles-Lettres, 1989, LXXXIV, 259 p dont 1-227 sont doubles [2-251-01346-6]. Ce recueil de préceptes très généraux sur l'art de la parole, qui probablement est un des premiers du genre à avoir vu le jour à Rome, date de la période troublée des années 86-83, mais il a vraisemblablement été « censuré » à l'occasion de la restauration syllanienne de 82, et c'est la raison pour laquelle il semble avoir disparu pendant longtemps (plusieurs siècles dit Guy Achard) : il se situait dans la querelle des rhetores latini immédiatement antérieure à la Guerre Sociale et il distille, en effet, le mépris pour une certaine forme de culture grecque. Il aurait été intéressant, à ce propos de donner à ces questions toute leur signification politique et sociologique (l'ouverture des quaestiones à l'accusation populaire et le développement des récompenses en cas d'accusation victorieuse avaient créé une formidable aspiration vers l'art oratoire et une modification profonde de ses pratiques que voulait absolument contrôler l'aristocratie) : on se reportera toujours, sur ces problèmes à Jean-Michel David, « Promotion civique et droit à la parole : Licinius Crassus, les accusateurs et les rhéteurs latins », MEFRA, 91,1979, 135-181. En tout cas la Rhétorique à Herennius aurait été « bannie » comme avaient été chassés de Rome les rhetores dix ans plus tôt ; son auteur, dans lequel il faut renoncer à voir Cornificius, était un « populaire » qui avait un lien de parenté avec le dédicataire de son ouvrage, C. Herennius, dignitaire marianiste, proscrit et mort en Espagne sous Sertorius. Et l'oeuvre offre à l'historien une multitude de renseignements sur cette période mal connue des années qui ont suivi la Guerre Sociale.

Pour ce qui est de CICÉRON, la Correspondance continue de paraître dans la CUF : les tomes IX & X (couvrant respectivement les lettres de septembre 45 au 6 août 44 et du 19 août 44 au 25 avril 43) sont sortis ces dernières années : Correspondance, tome IX, texte établi, traduit et annoté par Jean Beaujeu, Paris, Belles-Lettres, 1988, 319 p. (dont 2434, 85-144, 173-203 & 227-267 sont doubles) [2-251-01339-3] et Correspondance, tome X, texte établi, traduit et annoté par Jean Beaujeu, Paris, Belles-Lettres, 1991, 286 p. (dont 36-59, 83-106, 126-148, 171193 & 219-242 sont doubles) [2-251-01360-1]. La Correspondance, tome VI, lettres CCCXC-CCCCLXXVII (25 mars 49-milieu d'avril 46 av. J.-C), éd. et trad. Jean Beaujeu, Paris, les Belles-Lettres, CUF, 1993, 315 p. index [2-251-01372-5] est venu fin 1993 compléter la correspondance des guerres civiles : on sait le parti qu'ont pris les éditeurs français de regrouper les lettres non plus par recueil, mais dans l'ordre chronologique (comme déjà l'édition de Nisard, au milieu du


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XIXe siècle) ; en l'occurrence, Jean Beaujeu a délimité des petits ensembles chronologiques cohérents qu'il fait précéder d'une notice détaillée qui donne le récit des événements ; cette méthode complique évidemment la recherche lorsqu'on dispose d'une simple référence à tel ou tel recueil sans indication chronologique (même si chacun des volumes de cette collection comporte une table de concordance classement traditionnel/nouveau classement), mais elle a l'avantage d'éclairer bien des points obscurs d'une correspondance qui, sans être nécessairement « cryptée », est toujours allusive ; c'est la raison pour laquelle ces notices détaillées dont le récit est émaillé de citations des lettres qui ont précisément permis de l'établir, sont d'une très grande utilité — et c'est pourquoi aussi les notes occupent une place très modeste : les obscurités ont été élucidées dans le cours de la notice ; quelques points particulièrement controversés ou débordant le cadre chronologique de ces notices sont traités en appendice ; au total, donc un instrument indispensable qu'il convient d'utiliser moins pour des recherches ponctuelles que pour éclaircir les faits de courtes périodes d'une histoire particulièrement chargée. Par ailleurs, D. R. Shackleton-Bailey, l'auteur de l'édition de référence de cette Correspondance (édition classée par recueils et commentée très utilement pour un historien et parue dans les « Cambridge Classical Texts and Commentaries » entre 1965 et 1980) vient de donner, avec une version révisée de l' Onomasticon to Cicero's Speeches (second revised edition), Stuttgart, Teubner, 1990 [3-519-07416-2], une deuxième édition des recherches d'onomastique cicéronienne qu'il avait menées au cours de ses travaux sur la correspondance : Two Studies in Roman Nomenclature, American Philological Association, 2e éd., 1991 (1976), «American Classical Studies 03», 100 p. [1-5540-66-1]. Il s'agit d'abord de la liste des noms propres qui font difficulté dans le corpus cicéronien (ce que l'auteur appelle l' onomasticon Pseudotullianum) avec des dicussions sur les meilleures leçons à retenir puis de celle des noms de personnages adoptés dans la période tardo-républicaine (« Adoptive Nomenclature in the Late Roman Republic ») rangés par leur nom d'adoption. Joint aux indices que l'auteur a donnés à chacune de ses éditions de la Correspondance, cela constitue un instrument indispensable pour la connaissance du personnel politique de la République tardive. Pour ce qui est de Cicéron lui-même dans son environnement politique, on pourra se reporter au livre de Christian Habicht, Cicero the Politician, Baltimore-Londres, The Johns Hopkins University Press, 1990, 148 p. [0-8018-3872-X] : il s'agit d'un exposé clair et sans complaisance, destiné à des non-spécialistes, du fonctionnement de la vie politique au Ier siècle av. J.-C. et de la position — des positions — de l'orateur dans cet environnement. Enfin, sur la philo-


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sophie cicéronienne, deux synthèses méritent d'être mentionnées : P. Mackendrick, The Philosophical Books of Cicero, Londres, Duckworth, 1989, IX & 429 p. [0-7156-2214-5] propose une introduction à la pensée de Cicéron accessible, mais parfois contestable : il paraît difficile de réduire dans le de Officiis la notion d'honestum le devoir moral, à un lieu commun, alors que Cicéron s'ingénie (Att., XVI, 4, 3) à faire admettre par Atticus l'application du terme aux charges institutionnelles, élaborant un système où « le monde du devoir est indissociable du monde de la cité », selon l'expression de Carlos Lévy, qui propose au chapitre IV de sa thèse Cicero Academicus : recherches sur les « Académiques » et sur la philosophie cicéronienne, Rome, coll. EFR n°162, 1992, X & 697 p. index [2-7283-0254-5], un exposé serré de cette question. Carlos Lévy livre avec cet ouvrage dense, qui déborde largement la question des Academica, une véritable somme qui embrasse la doxographie, la théorie de la connaissance, l'éthique et la physique cicéroniennes dans l'ensemble de l'oeuvre, un outil indispensable à l'histoire de la pensée politique dans l'Antiquité. En passant, il fournit à l'historien de la République quantité d'éléments pour l'interprétation contextuelle d'un texte composé entre mars et mai 45 (on se reportera en particulier aux pages 130-137 sur les relations entre Cicéron et Varron). Malheureusement l'absence d'un index des notions rend l'ouvrage bien difficile à utiliser.

CATULLE et les poètes de la fin de la République ont encore fait l'objet de travaux intéressant l'historien. On signalera d'abord un retirage de l'ouvrage de T. P. Wiseman, Catullus and his World. A Reappraisal, Cambridge, Cambridge University Press, 1988 [1985], X, 287 p. [0-521-31968-4 paperback]. Il s'agit d'un excellent ouvrage, écrit d'une plume alerte, et qui décrit par le menu les relations politiques et les pratiques sociales de ces hommes et femmes qui ont fait l'histoire des dernières décennies républicaines ; il est indispensable à qui veut comprendre la question égyptienne ou le pro Ccelio, et il donne des aperçus très éclairants sur le théâtre et le mime aussi bien que sur le déroulement d'un procès ou sur les pratiques sexuelles de ces milieux et leurs conséquences sur la démographie. Si on ajoute à cela que l'auteur témoigne d'une grande sensibilité à Catulle et maîtrise parfaitement tout ce qui a été écrit sur son inspiration, on comprendra qu'il est urgent de faire traduire ce très joli livre pour nos étudiants en histoire et en lettres. De moindre portée est l'ouvrage de Maija Väisänen, La musa dalle moite voci. Studio suite dimensioni storiche dell'arte di Catullo, Helsinki, Societas Historica Finlandiae, 1988, 199 p., [951-8915-15-6] : après avoir essayé d'établir que la poésie de Catulle était faite pour des lectures à haute voix (dans lesquelles le récitant pouvait orienter l'interprétation), l'auteur analyse une douzaine de


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pièces pour lesquelles une interprétation au deuxième — voire au troisième — degré lui semble possible. C'est ainsi que, tout en reconnaissant dans Lesbia, la maîtresse de Catulle, la soeur de P. Clodius, veuve de Metellus Celer, Clodia Metelli (comme le font aussi T. P. Wiseman et quelques autres), elle suggère que, dans certaines pièces, cette Lesbia peut être César lui-même et que, lorsque Catulle invite sa maîtresse à une tendre nuit (« Vivons, ma Lesbie, aimons-nous et que tous les murmures des vieillards moroses aient pour nous la valeur d'un as [...] Donne-moi mille baisers, puis cent, puis mille autres, puis une seconde fois cent [...] Et puis, après en avoir additionné beaucoup de milliers, nous embrouillerons le compte si bien... qu'un envieux ne puisse nous porter malheur en apprenant qu'il s'est donné tant de baisers », carmen 5), c'est en réalité une accusation portée contre César pour des actes de banditisme (prise et pillage de villes) en Espagne, lors de son proconsulat (et non pas propréture comme l'écrit l'auteur) en 61-60. Cette exégèse ingénieuse de textes apparemment innocents présente au moins l'intérêt de rappeler un moment particulier dans la carrière de César et de préciser le portrait de quelques uns de ses amis d'alors. Toujours à propos de Catulle, je voudrais simplement signaler ici un très important article de JeanPaul Brisson (« Rome et l'âge d'or : Dionysos ou Saturne ? », MEFRA 100, 2, 1988, 917-982) sur lequel je reviendrai dans une autre section, parce qu'il part d'une interrogation sur le mythe d'Ariane inséré dans l'évocation des noces de Thétis et de Pélée (carmen 64 de Catulle), qui l'amène à confirmer l'identification à Dionysos du puer de la IVe Eglogue de Virgile et à réexaminer la seizième Epode d'Horace, analyses qui rattachent ces poètes à Antoine plutôt qu'à Octavien (et analyses que j'ai prolongées, à propos d'Horace : « Les partis pris politiques du jeune Horace », Kentron 6, 5, 1990, 103-113). Dernier titre à propos de poésie, Latin Poets and Roman Life, de Jasper Griffïn, Londres, Duckworth, 1985, XIV, 226 p. [0-71561970-5], qui tente de démêler, dans la poésie augustéenne, ce qui est réalité vécue et ce qui est fabrication poétique : Catulle, adressant à deux de ses ennemis, une épigramme qui commence et qui finit par Pedicabo ego uos et irrumabo (que le traducteur de la « Collection des Universités de France » a refusé de traduire, indiquant seulement, entre crochets, «Je vous donnerai des preuves de ma virilité » — mais il est vrai que c'était en 1922 !) témoigne-t-il du fait qu'il était homosexuel ?

VARRON, simplement pour signaler que l'entreprise d'édition des Satires Ménippées (éditées, traduites & commentées par Jean-Pierre Cèbe, Rome, Ecole française) se poursuit avec constance : le tome 8 (1987, p. 1281-1428 [2-72830057-7]) : cinq satires, en fragments, commentées avec beaucoup de science, mais aussi beaucoup de pru-


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dence, et où l'historien a toujours quelque chose d'utile à glaner, sur le repas funèbre (p. 1326-1328) ou sur le temple de la Concorde (p. 1421-1422). Le tome 9 est sorti aussi (1990, p. 1429-1611) [27283-0207-X] et comporte, lui aussi, cinq satires dans lesquelles les allusions au contexte politique de la fin de la République est toujours lumineusement dégagé par le commentateur (notamment OEdiothyestes, 1464-1468). Et pour ces deux volumes, comme pour les précédents, des indices très complets qui seront cumulés lorsque l'entreprise sera terminée.

Les Punica de SILIUS ITALICUS suivent sur la guerre d'Hannibal une tradition livienne, que le traitement particulier infligé par l'épopée à sa matière événementielle, mais aussi l'usage simultané d'autres sources rendent souvent méconnaissable. Il est regrettable que François Spaltenstein, dans un Commentaire des Punica de Silius Italicus, livres I-VIII et IX-XVII, Univ. de Lausanne, Publ. de la Faculté des Lettres n°28 et 28 b, Genève, Droz, 1986 et 1990, XXX & 559 p. et 527 p., ait choisi d'écarter brutalement la question des sources et de l'intérêt historiographique (p. XIV-XIX), en mettant de fait toutes les particularités susceptibles d'un traitement historique sur le compte de l'épopée : la nature de cette dernière n'étant pas informative, l'auteur exclut comme non pertinente toute question historique. Pour la question des sources et de la place de Silius Italicus dans la tradition romaine relative aux guerres puniques, on pourra se reporter à Jakob Seibert, Forschungen zu Hannibal, Darmstadt, Wissenschafdiche Buchgesellschaft, 1993, 437 p. index [3-534-12091-4], particulièrement p. 30-40. Une Concordantia in Silii Italici Punica, cur. Manfred Wacht (I: A-K; II: L-Z), Alpha-Omega, RA, n° 102, Hildesheim, OlmsWeidmann, 1989, 600 p., p. 601-1297 [3-487-09175-5] est désormais disponible.

Pour ce qui est de la littérature technique, on signalera, dans la «Collection des Universités de France»), VITRUVE, De l'Architecture, livre I, texte établi, traduit & commenté par Philippe Fleury, Paris, Belles-Lettres, 1990, CXVIII, 205 p., dont 2-42 sont doubles, 4 planches [2-251-01349-0]. Avec le sérieux et la précision qu'on lui connaît (cf. ma Chronique ici même, 1988, p. 142, à propos de son commentaire du livre X qui avait fait l'objet de sa thèse de troisième cycle), Ph. Fleury donne une introduction générale détaillée qui traite de l'auteur lui-même (sur lequel les seuls renseignements sérieux dont nous disposons sont à tirer de son propre texte), de son oeuvre et de l'architecture romaine avant de consacrer un important développement à la tradition manuscrite et à ses illustrations. Suit une introduction au livre I dont on sait que le sujet est la formation de l'architecte, la division de l'architecture en catégories et des consi-


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dérations générales sur l'urbanisme (implantation des villes en fonction d'impératifs de salubrité, construction des remparts et des tours, orientation des rues en fonction des vents, implantation du Forum et des édifices sacrés — qui fera l'objet d'un exposé détaillé dans les livres suivants). Le commentaire, très détaillé (p. 51-193) tente d'éclaircir les difficultés d'interprétation en se référant, la plupart du temps, aux traditions anciennes et en essayant de donner une cohérence interne à l'interprétation. Un index nominum & rerum complète l'ouvrage.

Pour terminer cette rubrique, un des « antiquaires » les plus précieux parce qu'il cite bien souvent des sources républicaines que nous avons perdues, AULU-GELLE : l'édition se poursuit, dans la « Collection des Universités de France » : Nuits Attiques, livres XI-XV, texte établi & traduit par René Marache, Paris, Belles-Lettres, 1989, XV, 232 dont 1-178 sont doubles [2-251-01348-2]. On sait que ce texte est une mine de renseignements essentiels à l'historien puisque son auteur y a rassemblé des « fiches » sur un peu tous les sujets : cela va de l'édit du préteur (XI, 17) et de la loi des XII Tables (XI, 18) au droit de convocation d'un magistrat (XIII, 12) et à la définition du pomerium (XIII, 14) en passant par les attitudes sexuelles de l'aristocratie (et une condamnation de l'avortement : XII, 1). Il y a peu de notes — il y faudrait, en effet, un commentaire immense — et toutes ne sont pas directement utilisables par l'historien : il est peu vraisemblable que le Cn. (ou P. ?) Cornelius Dolabella évoqué en XII, 7 soit un magistrat de 66-67 ap. J.-C, puisque son histoire est déjà dans Valère-Maxime. On signalera, toujours sur AULU-GELLE, l'ouvrage de Leofranc Holford-Stevens, Aulus Gellius, Londres, Duckworth, 1988, XVII, 284 p., [0-7156-1971-3]. Il s'agit d'une étude sur l'auteur et l'oeuvre où sont analysées sa méthode, sa formation et sa culture. Ce travail renvoie donc essentiellement à la période antonine ; pourtant, grâce à l'index, on trouve ici et là des discussions sur des détails qui font difficulté - et notamment sur le Cn. (ou P.) Cornelius Dolabella que je viens d'évoquer — et on regrette que cet index ne soit pas complété par un index des sources qui aurait permis de trouver immédiatement les références aux textes pour lesquels on cherche une explication.

Sources épigraphiques

Peu de choses à signaler, sous cette rubrique (puisque j'ai traité plus haut des Res Gestae Diui Augusti). On rappellera simplement qu'avec une très heureuse régularité, l'Année épigraphique, qui doit beaucoup au regretté Marcel Leglay, co-rédacteur avec André Chastagnol et Patrick Le Roux (PUF éd.), apporte la moisson des trouvailles


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épigraphiques d'une année, rangées par région, en commençant par Rome ; viennent ensuite l'Italie et les « provinces ». Le tout est complété par quatorze très utiles indices, permettant de vérifier les provenances, les noms et surnoms, les divinités, les dates, les lieux géographiques, etc. Au total un instrument indispensable à tout historien, mais aussi sans doute à quiconque s'intéresse à l'antiquité (linguiste ou juriste par exemple), même si on doit reconnaître qu'il est rare qu'un document nouveau apparaisse pour notre période.

Je compléterai cette toute petite rubrique en signalant simplement deux ouvrages que j'ai reçus mais qui n'entrent pas directement dans ma sphère d'intérêt : d'une part Epigrafia di Bolsena etrusca, d'Alessandro Morandi (Rome, l'Erma di Bretschneider, 1990, 126 p., 49 phot. [88-7062-680-6]), qui rassemble les inscriptions en langue étrusque mises au jour sur le site de Bolsena, qu'on ne saurait plus douter avoir été la Volsinii des anciens, et dont certaines, de façon trop récentes pour avoir été intégrées au C(orpus) I(inscriptionum) E(truscarum). D'autre part, de l'excellent Sergio Roda, de Turin, Iscrizioni latine di Vercelli, Turin, Cassa di Risparmio di Vercelli, 1985, 192 p., nombreuses ill.). Il s'agit d'un modèle du genre : les inscriptions du musée de Verceil et de la région sont classées en grande catégories et chacune fait l'objet d'une fiche détaillée (mise en page de façon à éviter la monotonie) qui commence par une photographie (en général de bonne qualité) et comporte les rubriques traditionnelles de description, d'origine et de commentaire (très bien documenté), le tout complété par une restitution dans un encadré. On rappellera que parmi ces inscriptions figure la lex Tappula, très belle gravure sur lame de bronze fin IIe-début Ier siècle av. J.-C.) d'une parodie de loi que Festus évoque (496 L) après Lucilius et qui devait être une sorte de règlement des banquets (cf. supra, à propos de Lucilius).

On signalera, enfin, un petit livre qui sort de la période ici couverte : Francesco Paolo Rizzo, La menzione del lavoro nelle epigrafi della Sicilia antica (per una storia della mentalità), Università degli studi di Palermo, 1989, 167 p., « Seia, Quaderni dell'Istituto di storia antica, 6 », qui, plutôt que comme une étude sur le travail, se présente comme un catalogue de 114 inscriptions — grecques et latines — pour lesquelles on regrette simplement qu'il n'y ait pas de traduction et que le commentaire soit souvent réduit.


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Numismatique

Deux excellents articles, pour commencer : celui d'H. Zehnacker, tout d'abord, Rome : une société archaïque au contact de la monnaie (VIe-IVe siècles), Crises et transformation des sociétés archaïques de l'Italie antique au Ve siècle av. J.-C, Rome, 1990, 307-326. L'auteur commence par dénoncer comme évidemment anachroniques les interprétations de l'aes rude ou formatum en termes monétaristes, interprétations qui reposent sur une vision mercantile des rapports. En réalité, au cours de ces trois siècles la mentalité romaine ne pouvait assimiler le concept de monnaie (ce qu'en effet démontre l'absence de toute monnaie) et, par conséquent, on ne saurait raisonner sur ces lingots comme s'ils en étaient une. En revanche ils constituent des objets paléomonétaires dont H. Zehnacker, critiquant et utilisant très finement les traditions antiques, esquisse les fonctions principales. Voici les principaux résultats : l'adoption d'une unité de mesure, l'as date du règne de Servius Tullius, c'est-à-dire précisément du moment où une nouvelle organisation civique, fondée sur le cens, exigeait qu'on pût mesurer les richesses individuelles en les réduisant à un dénominateur commun. L'examen du problème de l'aes alienum, qu'il ne faut évidemment pas traduire par « dette » dans ce contexte, témoigne du fait que ce « bronze d'autrui » correspondait à l'intervention d'un étranger pour permettre, par prêt d'une certaine quantité de métal, à un citoyen de conserver son statut social, étant entendu qu'au cas où le bénéficiaire se trouvait dans l'impossibilité de rendre ce métal, il était réduit en esclavage non point pour « rembourser », mais à titre de vengeance personnelle. Le système des amendes infligées par l'Etat ou des récompenses distribuées par lui confirme que ce qui est en jeu, à chaque fois, ce n'est pas l'appauvrissement ou l'enrichissement, mais le changement de statut, le passage d'une classe à l'autre : très éclairante, est, de ce point de vue, l'analyse de la récompense donnée aux esclaves en 419 : la liberté et dix mille as, c'est-à-dire un tout petit peu moins que le cens de la cinquième classe (onze mille as) parce qu'il eût paru scandaleux qu'on pût parvenir directement du statut d'esclave à celui d'adsiduus. Pour ce qui est du stipendium, il est clair qu'il ne peut s'agir d'une solde, mais qu'il a un caractère honorifique marqué (et j'ajouterais volontiers d'une part que le fait est évidemment confirmé par le stipendium triplex des cavaliers et d'autre part qu'on doit mettre l'invention de ce stipendium en rapport avec le butin puisqu'il avait été créé dans un contexte troublé en raison de l'absence de butin) et, surtout, que le tributum qui lui correspond semble consister en une cérémonie au cours de laquelle « les détenteurs principaux du bronze procèdent à l'oblation solennelle


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d'une partie de leurs réserves ». Une mise au point très convaincante et qui rend compte, de facon définitive, du fonctionnement d'une société qui ne connaît pas la monnaie. Le second article, se situe à un stade ultérieur de l'évolution. C'est celui de CJ. Howgego, Why did the Ancient States strike Coins ?, The Numismatic Chronicle, 150, 1990, 1-25, qui reprend systématiquement toutes les raisons qu'une cité (comme Rome) pouvait avoir d'émettre certaines quantités de monnaie, raisons qui ne tenaient pas, tant s'en fallait, au simple besoin de couvrir les dépenses de l'Etat, comme l'avait affirmé précédemment M. Crawford pour qui les fonctions monétaire et économique ne constituaient qu'une conséquence accidentelle de l'existence de la monnaie et n'étaient donc pas à l'origine de sa création (Money and Exchange in the Roman World, JRS, 60, 1970, 40-48). C. J. H. s'intéresse d'abord aux réserves métalliques nécessaires aux émissions, puis observe que, pour la République, on ne peut pas prouver une corrélation systématique entre l'émission monétaire et les dépenses militaires (ce à quoi M. Crawford limitait la production) : il y avait d'autres dépenses, comme l'achat de blé, l'organisation des jeux, les travaux publics, la colonisation... ; et surtout rien ne prouve qu'il fût nécessaire d'émettre des monnaies nouvelles pour couvrir la totalité des dépenses d'une année ; on sait d'ailleurs que certains paiements (en or, notamment) ont pu se faire, jusqu'à l'époque de César, sous forme de métal. Et puis on constate qu'il y a des émissions qui sont indépendantes de toute dépense, notamment lorsqu'il s'agit de réorganiser un système monétaire : l'auteur rappelle d'ailleurs à ce propos qu'il faut probablement admettre (à partir de Cicéron — ad Att., VIII, 7, 3, lettre datée de 49) que dans certains cas, ce qu'on sait pour la période tardive, mais qu'il serait donc possible de faire remonter à l'époque tardo-républicaine, des particuliers pouvaient faire frapper monnaie pour leurs besoins (à moins qu'il ne s'agît, plus vraisemblablement, de porter du métal à la Moneta pour en recevoir, en échange, des pièces]. Enfin C. J. H. insiste, ajuste titre, sur les raisons psychologiques qui influencent l'émission de monnaies — et leur détention. En tout cas, deux mises au point fondamentales pour l'histoire de la monnaie.

Une question importante a été abordée dans un colloque tenu au British Museum en 1985 : il s'agissait d'étudier, région par région, les conséquences de la conquête romaine (depuis la fin de la guerre d'Hannibal jusqu'à la fin de la République) sur les monnayages locaux. Les conclusions sont contrastées puisque cela va de la démonétisation de l'or et de l'argent puniques, en 146, à l'influence nulle dans un premier temps en Asie Mineure ou en Egypte, nulle à plus longue échéance en Egypte ou en Afrique (quand la monnaie n'avait


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pas disparu de certaines zones — les populations celtiques des Alpes — avant même la présence romaine). Cela implique qu'on parvient à distinguer, dans les monnayages locaux, qui ont perduré, ce qui ressortissait à des modèles romains (les pièces de valeurs les plus élevées) et ce qui continuait à fonctionner dans un système purement local. Mais en même temps l'importance du denier devenait croissante et s'élargissait à toutes les zones. Au total l'histoire de ces monnaies confirme que la romanisation a été progressive et qu'il n'y a pas eu de politique concertée pour installer un système unique dans toutes les provinces (The Coinage of the Roman World in the Late Republic, ed. A. M. Burnette & M. H. Crawford, Oxford, 1987, 183 p. in 4°, « BAR International Series 326 » [0-86054-420-6]).

Michel Amandry, Le Monnayage des Duovirs corinthiens, Athènes, Ecole française, 1988, 269 p in 4°, XLVIII, pl., « BCH, supplément XV » [2-86958-0134] : étude systématique, pour la période qui va de la fondation de la Colonia Laus Iulia Corinthiensis par César au principat de Galba sous lequel Corinthe perdit son droit de frappe. 4 500 pièces constituent ce corpus de datation délicate : c'est un problème dont l'auteur se tire habilement en articulant ses calculs sur la seule référence fixe dont il dispose, l'arrivée de Néron en Grèce et sa proclamation de Corinthe (pour laquelle il opte pour l'année 66) qui permet de dater un des duovirats quinquennaux. La répartition se fait alors et a notamment pour conséquence que la date de la fondation de la colonie doit être 44. Avant le catalogue proprement dit, un dernier chapitre examine les conditions de fonctionnement de l'atelier et la circulation de ces monnaies — essentiellement la province d'Achaïe elle-même.

Deux petits livres, de valeur très inégale, pour clore cette courte rubrique. J. Casey : Understanding Ancient Coins. An Introduction for Archaeologists and Historians, Londres, Batsford, 1986, 160 p., 9 pl. [0-7134-27434]. Comme l'indique son titre, ce petit ouvrage est destiné à familiariser historiens et archéologues avec tous les problèmes (archéologiques, iconographiques, historiques, économiques) que pose la numismatique et en fournissant les données élémentaires pour y avoir un premier accès. Un petit manuel bien utile. Plus contestable est La Monnaie de Rome à la fin de la République. Un discours en images, de C. Perez, Paris, Editions Errance, 1989, 132 p., nombr. photographies [2-903442-97-5] : la première partie (5-65) est constituée par une présentation de la monnaie tardo-républicaine comme un « discours figuratif » dans lequel les symboles traditionnels de l'Etat romain « frappés en abondance aux IIIe-IIe siècles, au moment de l'expansion impérialiste qui conduit à la constitution de l'Empire romain » sont remplacés par « des types gentilices (familiaux) puis


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personnels ». On le voit, le propos n'est pas nouveau et il n'est pas certain que la comparaison avec les « images publicitaires, fixes ou télévisuelles » soit de nature à éclairer le débat sur l'interprétation de la symbolique monétaire. J'aurais même tendance à croire le contraire. Certes, on peut lire sans trop sourciller que « les images monétaires, dans leur globalité, véhiculent la culture ambiante [!] romaine, la renforcent et la justifient en la diffusant de manière répétitive », mais, pour un ensemble de raisons évidentes, et qui tiennent d'abord à la différence dans la perception symbolique du monde, pour ne rien dire des conditions de la diffusion monétaire, on ne peut admettre l'assimilation avec la publicité : « On peut imaginer la puissance d'un tel discours en images, nous qui, quotidiennement sommes "agressés" par les images de notre culture ambiante, de notre société de consommation, sur les murs de nos villes, dans les journaux, à la télévision et au cinéma. » Le reste est de la même eau. S'y ajoutent un nombre considérable de bévues et de sottises (sur la nature des pouvoirs du magistrat 10 & 74, sur la titulature impériale 5-6 & 10...) qui recommandent d'éviter de faire figurer cet ouvrage dans une bibliothèque (ou de le mettre à l'enfer s'il y figurait déjà).

Archéologie

Il est évidemment hors de question de rendre compte de toute la production dans ce domaine. Je me contenterai donc de m'arrêter sur quelques ouvrages remarquables. Pour commencer, un très beau volume « grand public » dont on n'est pas certain qu'il ait connu la diffusion qui était prévue pour lui : L'Archéologie française à l'étranger. Recherches et découvertes, Paris, ERC, 1985, 418 p. in-4°, nombr. photos n & b et coul. [2 86538-145-5]. Il s'agit, sous l'égide du ministère des Relations extérieures, d'un rapport de synthèse sur la présence française dans les grands sites et on trouve donc, dans cet ouvrage, présentés par les meilleurs spécialistes, une description des grands chantiers auxquels participe la recherche française : Vallée du Nil, Arabie, Afrique par Jean Leclant, Asie continentale et du sud-est par JeanClaude Gardin, Méditerranée orientale par Ernest Will, Méditerranée occidentale par Georges Vallet, Amérique par Danielle Lavallée & Pierre Becquelin. Les notices sont évidemment réduites, mais d'une part celles de Georges Vallet, pour notre période, donnent une idée très claire des orientations actuelles de la recherche et fournissent des indications essentielles (sur Carthage, par exemple) et d'autre part elles sont admirablement illustrées. Chaque site est repris dans un index où sont très brièvement résumées les données historiques de la


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fouille et ses responsables successifs. Un très beau livre dont on aurait dû parler dans la grande presse. Plus pointue, évidemment, et très utile est la chronique publiée annuellement dans les Mélanges de l'Ecole française de Rome concernant les activités archéologiques. Ainsi MEFRA 98, 1, 1986, 387-425 pour les activités de l'année 1985, 99, 1, 481-526 pour les activités de l'année 1986... Il s'agit aussi bien de sites romains (le Palatin, la cosidetta Maison de Lucullus sur le Pincio ou même la Magliana), que des fouilles effectuées sur tout le territoire italien.

Avant de passer en revue quelques-unes des monographies qui peuvent retenir l'attention, je voudrais insister sur la collaboration fructueuse qui s'est établie (ou rétablie) depuis plusieurs années entre géomorphologues et archéologues. Je commencerai par évoquer la publication d'un colloque du CNRS qui est, du point de vue de la problématique, nouveau et important : Déplacements des lignes de rivage en Méditerranée d'après les données de l'archéologie, Paris, CNRS, 1987, 225 p. in-8°, nombreuses illustrations [2-222-04074-4] : il s'agit d'une rencontre organisée à l'initiative de Maurice Euzennat qui dit, dans son avant-propos, s'être souvent interrogé, lors de certains chantiers, notamment celui de la Bourse, à Marseille, sur les différences du niveau marin entre l'Antiquité et l'époque contemporaine. Cette question l'a amené à prendre contact avec des géomorphologues auxquels il a paru plus utile, pour cette rencontre, d'insister sur les modifications du trait de côte dans le sens horizontal que de mettre en évidence les variations du niveau marin dans le sens vertical, même si ces dernières ont évidemment eu des conséquences sur les déplacements des rivages (mais les interventions de l'homme ont joué aussi un grand rôle dans ces processus). Et le travail s'est fait par confrontation des données en fonction de grandes aires géographiques : Méditerranée occidentale, Italie, Méd. orientale & mers annexes ou voisines. Un dossier très utile, notamment pour l'embouchure du Tibre et les ports d'Ostie (mais aussi pour les deltas du Danube ou de l'Ebre). Dans le même esprit de collaboration entre sciences de la terre et archéologie, on signalera deux ouvrages consacrés à la sismologie. Le plus général est I terremoti prima del mille in Italia e nell'area mediterranea, a cura di E. Guidoboni, Bologne, SGA, 1990, 765 p. in-4°, 354 fig. (n &b et coul.) [88-85213-02-2] : ce magnifique volume (les illustrations sont superbes, les cartes excellentes) commence par des considérations générales sur le temps terrestre et le temps historique, puis sur la zone considérée (l'Italie, au centre de l'étude, constituant un territoire très diversifié du point de vue sismique, indissociable culturellement des autres zones méditerranéennes, l'ensemble ayant malgré tout une certaine cohérence sismique, même si la fréquence et


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l'amplitude varie considérablement entre l'est et l'ouest, le nord et le sud). Vient une partie comportant quatre contributions qui portent sur la « paleosismicità » (moyens d'évaluation et de datation) ; puis deux parties chronologiques, « Monde antique, tardo-antique et byzantin » et « Le haut Moyen Age italien », avec, dans chacun de ces ensembles, une section consacrée à la « valutazione degli effetti » ; les deux dernières parties sont consacrées à l'archéologie (avec une soussection consacrée à des exemples de fouilles précises en Italie) et à l'activité sismique. Un important instrumentum de près de deux cents pages achève de faire de ce livre un instrument indispensable : catalogue des tremblements de terre antérieurs à l'an mil (avec indication et discussion des sources et, bien sûr, cartographie) d'abord pour les « paleoterremoti », puis les 84 occurrences pour l'Italie et les 261 occurrences pour la zone méditerranéene ; les indices, des toponymes antiques et de leur correspondant moderne, des auteurs anciens & médiévaux, des noms géographiques, des noms modernes ; et, naturellement, des bibliographies qui sont directement attachées aux contributions, y compris celles du catalogue. On le voit, il s'agit d'un instrument tout à fait remarquable qui unit toutes les disciplines (architecture, restauration, archéologie, sismologie, histoire des religions...) et qui fournit de façon systématique tous les renseignements dont on peut avoir besoin : on trouvera ainsi (p. 135-168) un catalogue des inscriptions latines ayant rapport avec des tremblements de terre (catalogue accompagné d'une carte superbe des lieux mentionnés dans ces inscriptions), aussi bien que des exposés concernant les théories anciennes sur le tremblement de terre et des notices sur l'ébauche d'une géographie et d'une topographie sismiques de l'antiquité (l'Artemision d'Ephèse sur des zones marécageuses abritées, la Gaule et l'Egypte réputées asismiques) ; on trouve même un commentaire de bas-reliefs de Pompéi représentant une secousse sismique. La démarche est de même nature pour le second des deux ouvrages que je voudrais simplement évoquer ici (n.u.), mais le propos est évidemment plus limité: il s'agit des actes d'une rencontre intitulée Tremblements de terre, éruptions volcaniques et vie des hommes dans la Campanie antique, éd. C. Albore-Livadi, avec un avant-propos de H. Tazieff & G. Vallet, Naples, Centre Jean-Bérard, 1986, 232 p. in-4°, XCIX pl.

Le Latium a fait l'objet d'un certain nombre de publications de niveau et d'intérêt divers. D'abord une monographie sur Antium : Anzio archeologica de P. Chiarucci, Anzio, Acienda Autonoma di Soggiorno e Turismo di Anzio, (sans date ni ISBN) , 99 p. in-4° : ouvrage de vulgarisation patriotique, mais utile et assez bien fait, qui donne des indications succinctes sur les différents sites et les oeuvres d'art


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célèbres d'Antium (l'Hermès Ludovisi, l'Apollon du Belvédère, le Gladiateur Borghese). A cela j'ajouterai que la ville d'Anzio a publié une Storia della Communità di Anzio attraverso inediti documenti d'Archivio dal 1685 al 1793, Anzio, 1990, et que le maire de cette commune jumelée avec Bayeux a annoncé la création d'un centre d'études sur la seconde Guerre Mondiale. Sur le Latium dans son ensemble, on retiendra surtout Il Lazio antico dalla protostoria all'età medio-repubblicana, a cura di Pino Chiarucci, Rome, Paleani, 1986, 135 p. in-4°, nombr. ill. dont quelques-unes en couleurs. Il s'agit, en fait, du texte de « cours » professés au Museo Civico Albano, et édités assez luxueusement. L'ensemble constitue un instrument utile pour une initiation à la culture latiale et pour une brève présentation d'un certain nombre de sites : Satricum, Aricia, Tusculum, Gabii, Bovillae, Lanuvium. Mais les perspectives les plus fécondes de ces dernières années ont été celles qui concernent les échanges entre l'Etrurie et le Latium. L'exemple le plus spectaculaire est le catalogue de l'exposition La grande Roma dei Tarquini, Rome, L'Erma di Bretschneider, 1990, 294 p. in-4°, nombr. ill. & XVI pl. coul. [88-7062-684-9]. Deux parties : Rome, le Latium. Pour chacune d'elles, des textes signés des meilleurs spécialistes et, bien entendu, un catalogue proprement dit des objets avec, pour un grand nombre d'entre eux, une reproduction photographique et quelques photographies en couleur d'acrotères, d'antéfixes et de bijoux. Ce catalogue est en quelque sorte prolongé (il avait été plutôt préparé) par les dix contributions à Etruria e Lazio Arcaico. Incontro di studio, Rome, CNR, 1987,196 p. in-4°. Les sept premières d'entre elles concernent l'archéologie et l'histoire jusqu'aux origines de la République, les trois dernières portent sur les traditions littéraires et les langues. Un complément indispensable.

Pour en terminer avec l'Etrurie, on signalera d'abord le catalogue de l'exposition organisée par Mireille Cébeillac-Gervasoni, sur « le peintre de Micali » : Les Etrusques à Vulci, Le peintre de Micali et son monde, Clermont, conseil général du Puy-de-Dôme, 1989, 72 p., nombr. ill. & 8 pl. coul. Il s'agissait d'une exposition qui avait eu lieu à Villa Giulia et que M. Cébeillac-Gervasoni avait décidé de faire venir en France parce que ce peintre de la fin du VIe siècle avait une oeuvre très originale — et l'exposition avait d'ailleurs eu un grand succès à Rome. Le catalogue proprement dit est précédé de deux textes importants, l'un de J. Heurgon sur « Stéphane Gsell et le peintre de Micali », le second de N. J. Spivey sur le peintre lui-même qui avait un style si particulier. Le catalogue est composé de deux parties : les oeuvres du peintre ; Vulci. Un petit ouvrage très important pour connaître un peu mieux les conditions d'élaboration de cet art. Mais on se reportera aussi désormais au superbe catalogue de l'exposition


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de Paris : Les Etrusques et l'Europe publié par les Musées nationaux (Paris, 1992, 516 p. in-4° [2-7718-2576-0]) : le projet était intéressant puisqu'il consistait à voir non seulement les Etrusques en Etrurie (et on trouve, dans ce catalogue, tous les plus beaux objets éparpillés dans plusieurs musées), mais aussi un peu partout en Europe à la fois par des productions propres, mais aussi comme diffuseurs de la culture grecque.

Deux ouvrages thématiques, enfin, qui sont en fait deux catalogues d'exposition : Antiche vie. La formazione umana dell'Emilia-Romagna, Expo 92, Palazzo Italia, Siviglia, 15-29 giugno 1992, Venise, Marsilio Editori, 1992, 94 p. in-4°, nombr. ill. couleur et n. & b. Il s'agissait d'exposer des objets (peu nombreux mais superbes) appartenant à des sites installés le long du parcours italien de la via AEmilia, autrement dit entre Ariminum et Placentia ; et, bien sûr, le catalogue est précédé de courtes études, rédigées par de très bons spécialistes, qui constituent des mises au point commodes pour la connaissance de cette région (« Dal mare alla Padania » par G. Susini & A. Donati ; « L'espansione tirrenica » par G. Susini ; « Dall'Europa al Mediterraneo » par A. Donati ; « I coloni dei romani » par V. Cicala & G. Susini ; « La Cispadana alla scoperta del mondo » par V. Cicala). De propos plus général et, donc beaucoup plus important en volume est le catalogue Cirques et courses de chars. Rome-Byzance, édité par Christian Landes, Lattes, Editions Imago, 1990, 391 p. in-4°, nombr ill. dont 8 planches couleurs [2-9501-586-5-X]. Les cinq premières parties sont constituées d'études (illustrées de photographies de documents non présentés à l'exposition) portant sur tous les aspects de la question, de l'architecture du cirque aux images données de ce spectacle dans le cinéma et la bande dessinée, en passant par les origines des courses ou leur développement dans le monde romain et par des considérations sur la construction des chars. Vient ensuite le catalogue proprement dit, subdivisé en quinze sections à l'intérieur desquelles chaque objet bénéficie d'une notice détaillée (et signée de son auteur). Un instrument très utile. Je signalerai, sur le même thème, de J. H. Humphrey, Roman cireuses. Areasfor Chariot Racing, Londres, Batsford, 1986, XIV, 692 p. (n.u.).

Deux mots encore avant de clore cette petite rubrique (je réserve pour d'autres rubriques des ouvrages écrits à partir d'une documentation archéologique, mais qui sont d'un propos plus général). Ces deux mots seront pour signaler un débat organisé à l'Ecole française de Rome (et dont des extraits ont été publiés dans les MEFRA 98, 1, 1986, 359-386) sur le thème : « La publication en archéologie »). On retiendra surtout les quelques pages de Jean-Claude Gardin (365-372) qui explique que l'inflation des publications est telle, dans sa spécia-


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lité qui est celle de l'archéologie de l'Asie centrale (mais je peux témoigner qu'il en est de même dans les domaines qui constituent ceux de la présente chronique !), que « si nous devions lire, au sens usuel du terme, l'ensemble des articles et des livres qui apportent des données ou des idées nouvelles dans ce domaine, nous serions hors d'état de contribuer nous-mêmes à cette production » ; quant à l'écriture, il montre, de façon très convaincante, que les formes traditionnelles de la publication archéologique ne sont absolument pas adéquates et qu'il serait urgent d'y remédier. Une bouffée d'air frais qui, si on en croit ce qu'on peut deviner par les notes de bas de page du ton des débats, a risqué d'en suffoquer plus d'un...

(sera continué) François HlNARD

avec la collaboration de Pierre CORDIER.


MÉLANGE

Denis Crouzet, La nuit de la Saint-Barthélemy. Un rêve perdu de la Renaissance, Paris, Fayard (« Chroniques »), 1994, 657 p., 180 F.

Denis Crouzet avait déjà abordé la Saint-Barthélemy par le biais d'une thèse soutenue en 1989, peu après publiée sous le titre Les guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion, vers 1525-vers 1610 (Champ Vallon, 1990). Autant la première partie de sa thèse apportait à la connaissance des mentalités catholiques au XVIe siècle, autant son interprétation de la Saint-Barthélemy pouvait prêter à discussion. Le voici, cinq ans après, qui revient à la charge avec tout un ouvrage cette fois uniquement consacré à la Saint-Barthélemy. Saurat-il mieux convaincre ?

Dans un livre I, Denis Crouzet entend souligner les difficultés d'une histoire de la Saint-Barthélemy. C'est ainsi qu'aux pages 50-95, il nous promène d'un récit à un autre, son but avoué (et il y parvient très bien) étant de montrer quelle vision lacunaire et décousue les rares survivants nous ont léguée de l'événement : ce n'est jamais qu' « une chronique sans histoire » (p. 73). Le fait d'aborder la SaintBarthélemy par le témoignage de ceux qui l'ont vécue pourrait paraître anodin au lecteur de 1994 : il atteste pourtant à lui seul de la petite révolution qui s'est opérée récemment dans l'esprit des historiens et ce, il faut bien le dire, depuis le salutaire avertissement lancé de Londres voilà vingt ans par Nicola Mary Sutherland (que l'on eut en France quelque peine à entendre). Par sa démarche, Denis Crouzet confirme l'élimination pure et simple de certaines pseudo-sources jugées jusque-là incontournables. Philippe Erlanger en 1960, et encore Janine Garrisson en 1987, étaient prisonniers de tout un lot de récits tardivement forgés (style Discours du Roy Henri IIP) ou de

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Mémoires apocryphes : leurs fausses confidences brouillaient complètement les pistes. Il n'est plus question, désormais, de se laisser fasciner par ces miroirs aux alouettes auxquels se laissèrent prendre des générations d'historiens (Denis Crouzet s'en débarrasse rapidement, p. 106-111). Même Marc Vénard délaisse aujourd'hui ces écrits trompeurs et préfère s'appuyer sur les dépêches du nonce A. M. Salviati — qui sont loin d'être aussi fiables qu'il le croit, mais constituent indiscutablement une source historique (RHMC, oct.-déc. 1992, p. 645661). Autrement dit, quelles que soient les divergences (et elles sont nombreuses) qui peuvent encore exister entre historiens, un tournant décisif a été pris, disons entre 1987 et 1994, dans la façon d'aborder la Saint-Barthélemy. On peut tout au plus s'étonner que Denis Crouzet, qui accepte de remettre en cause l'authenticité des Mémoires de Marguerite de Valois, se laisse aller, page 344, à s'appuyer sur les très posthumes et plus que douteux Mémoires de Tavannes pour reprendre à son compte l'une de ces scènes hautes en couleurs, entre la mère et le fils, qui ont fait les délices de l'historiographie romantique : simple bavure, qui reste exceptionnelle.

Est-ce à dire, aussi, qu'il n'y a rien à tirer du témoignage incertain des rescapés de la Saint-Barthélemy ? On me permettra d'en douter. Quitte à citer Sully, pourquoi ne rien dire d'un passage capital, qui occupe quatre pages de l'édition originale des OEconomies royales et nous révèle, entre autres, le rôle sans doute décisif de l'ambassadeur d'Espagne dans le déclenchement de la Saint-Barthélemy ? Quitte à évoquer le sort de la famille Caumont, autant aurait valu citer la lettre de l'oncle Geoffroy, miraculeusement réchappé du massacre, qui, sitôt rentré dans son château des bords de la Dordogne, écrivit à Catherine de Médicis pour lui faire acte de parfaite allégeance (Bibl. nat, ms. fr. 15553, f. 199). Quant à Duplessis-Mornay, c'est faire un peu trop bon marché de son témoignage que de renvoyer en note (p. 84, n. 2) ce qu'il nous confie du maréchal de Montmorency, alors prudemment retiré à Chantilly : « espérant que le Roy n'advoueroit le meurtre de monsieur l'Admirai, et rézolu en ce cas d'en poursuivre la vengeance. Mais sur la nouvelle qu'il eut du contraire, il se résolut de ployer du tout soubz la volonté du Roy ». Est-ce là le langage de qui croit en la responsabilité initiale de Charles IX ? Ne nous laisse-t-il pas entendre que le meurtre de Coligny s'est effectué indépendamment de la volonté du roi, même si celui-ci finit par « l'advouer » ?

Denis Crouzet se croit ensuite obligé, page 112-179, de passer en revue les pamphlets les plus connus pour évoquer la légende noire que les huguenots ont bâtie autour de la préméditation du massacre, jusqu'à faire de Charles IX un « tyran » assoiffé du sang de ses sujets, et de la reine-mère un véritable suppôt du Diable. Mais était-ce bien


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la peine de consacrer, par exemple, quatorze pages à résumer l'outrancier Discours merveilleux de la vie, actions et deportemens de la reyne Catherine de Medicis, imprimé en 1575 ? Qu'elle soit de justification gouvernementale ou de dénonciation protestante, la vaste littérature polémique autour de la Saint-Barthélemy ne nous renseigne guère que sur les arguments de propagande ultérieure mis en avant par chacun des deux camps. A l'heure où le papier est cher, et le temps du lecteur précieux, on ne voit pas la nécessité d'y revenir en détail. Que nous importe (p. 146-148) de connaître avec précision le contexte qui, en juillet-août 1574, préside à l'élaboration de l'un des plus virulents libelles huguenots, puisque de toute façon Denis Crouzet nous dit et redit qu'il ne s'agit là que de reconstruction a posteriori ? Au surplus, il existe déjà tout un livre sur le sujet (Robert M. Kingdon, Myths about the St. Bartholomew's Day Massacres, 1572-1576, 1988). De même, à quoi sert de se plonger dans l'imaginaire huguenot des années 1560 sq. (cf. tout le long chapitre X) ? Si cet imaginaire permet de comprendre comment, après coup, les calvinistes se sont retrempés dans le dolorisme issu de la Saint-Barthélemy, on ne voit pas qu'il nous apprenne quoi que ce soit sur l'événement lui-même (sauf à suivre l'auteur, décidément bien déconcertant, dans ses paradoxales interrogations de la page 178). Il est légitime de rechercher les fantasmes qui pouvaient hanter l'esprit des tueurs de la Saint-Barthélemy, mais que viennent faire ici ceux des victimes ? Ce n'est tout de même pas parce que les huguenots étaient régulièrement hantés par la crainte d'un massacre général qu'ils ont nécessairement tout fait pour en arriver là ! Très sagement, l'auteur conclut, page 179, qu'il faut faire table rase de tous les discours rétrospectifs. A qui voudrait donc prendre rapidement connaissance du volumineux ouvrage de Denis Crouzet, la lecture de ses 180 premières pages n'est pas indispensable. Tous ces tours et détours risquent même de décourager le néophyte, à qui la Saint-Barthélemy apparaîtrait comme un tissu d'incertitudes et de contradictions. La tâche de l'historien est précisément de mettre un peu d'ordre dans ce chaos.

Abordons le coeur de l'ouvrage. Avec d'abord cette déclaration d'intention : « C'est hors du champ des récits, dans l'imaginaire même des actions politiques, qu'une structure peut se découvrir, une structure grâce à laquelle une lisibilité historique peut être rétablie. Car les événements se développent spontanément en fonction d'un environnement culturel qui leur donne, dans des temps particuliers, leurs rythmes et leurs configurations propres [...]. Les pages qui suivent partiront du présupposé selon lequel la politique, à l'époque de la monarchie des derniers Valois, procède d'un fonctionnement particulier, de l'idéal unique d'un rêve d'Amour qui tente de projeter, à


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partir de la pacification de 1570, le royaume dans la durée d'un âge d'or de bonheur, un idéal néo-platonicien... » (p. 183).

Commence un rappel, telle qu'on la lit sous la plume, début XVIe siècle, des juristes, poètes et apologistes de la royauté, de la perfection du régime monarchique à la française. Mais ce discours emphatique cesse d'être opérant, une fois venues la défaite de 1557, la scission religieuse, la mort d'Henri II et la succession sur le trône de princes trop jeunes (sans parler de la permanente crise financière, dont Denis Crouzet ne dit rien). Le pouvoir royal est surtout en butte aux attaques des ultra-catholiques, partisans de l'éradication des « hérétiques » : faute de quoi, tous les malheurs s'abattront sur le peuple et son roi, objets de la colère du terrible Dieu de la Bible. Depuis 1550 se répètent les appels à la royauté pour qu'elle rétablisse l'unité religieuse par le fer et par le feu. On retrouve aux pages 191205 le meilleur de la thèse de Denis Crouzet, naguère consacrée à ces auteurs et prédicateurs sommant le prince d'accomplir son devoir d'obéissance à Dieu et sa mission de purification religieuse (les écrits d'Artus Désiré, vers 1550-1560, relayés par ceux de Melchior de Flavyn, de François de Belleforest, d'Antoine de Mouchy, de Claude de Sainctes fournissent tout un lot de citations éloquentes). Nul mieux que Denis Crouzet ne connaît cette littérature et prédication militantes où la haine le dispute au fanatisme, et l'on ne peut que le suivre sur ce terrain des mentalités cléricales et populaires, toutes deux systématiquement orientées vers la violence — une violence que l'on réclame impérativement du roi. « Est ainsi fondée l'image d'un monarque de violence qui va se révéler enfin [...]. Est ainsi créée une tension d'attente et de désir, doublement susceptible de s'ouvrir sur un mouvement d'agression. D'une part, parce qu'elle prédispose les militants du Dieu de vengeance à s'engager dans une geste qui s'accomplirait au nom du roi. D'autre part, parce qu'elle pourrait, à un moment ou un autre, se retourner contre un souverain qui tarderait trop à lutter contre les forces du Mal » (p. 203). D'où cette conclusion du chapitre XII : « L'événement du massacre de la Saint-Barthélemy, tel qu'il advint en un grand rituel de violence collective, semble se préexister à lui-même dans l'imaginaire des décennies 1550-1560 » (p. 205). On ne peut mieux dire.

Après une parenthèse consacrée à la politique de tolérance et de paix civile menée par la monarchie, sous l'égide de Michel de L'Hospital, vers 1560-1568, en vient une autre, consacrée à l'astrologie ; certaines pages frisent l'obscurité (p. 216-217). Il en résulte, selon Denis Crouzet, que Charles IX doit à sa mère et à Jacques Amyot d'être devenu un « souverain platonicien », « un roi philosophe » qui « vient répandre parmi ses sujets sa science de l'harmonie et de la vérité ».


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Pourquoi pas ? Tout ce chapitre intitulé Charles IX ou le roi initié, ne paraît pourtant pas très probant, pas plus que celui qui suit sur La royauté de l'harmonie, où il est beaucoup question de l'harmonie des contraires entre 1521 et 1571. J'avoue ne pas avoir bien saisi la nécessité de toutes ces considérations abstraites, ni leur lien avec la SaintBarthélemy (malgré la page 238). Suit un chapitre où Denis Crouzet se livre au laborieux décryptage de quelques tableaux allégoriques du peintre Antoine Caron, tableaux réalisés dans les années 1560. Mais dans la mesure où il s'agit là de rêves avortés, où la Saint-Barthélemy est venue tout bouleverser (l'auteur l'admet), à quoi sert de s'étendre autant sur l'imaginaire poético-métaphysique des années 1560-1570 ? Ou alors, c'est un autre livre qu'il aurait fallu écrire, intitulé Charles IX, prince néo-platonicien : l'impatience gagne le lecteur, qui attend désespérément qu'on lui parle enfin de la Saint-Barthélemy.

On n'en reste pas moins d'accord avec Denis Crouzet que le règne de Charles IX baigne dans toute une culture renaissante à son apogée, et que le pouvoir politique n'est nullement étranger à tout ce qu'échafaudent au même moment poètes, artistes et philosophes : il se nourrit lui aussi d'une part de rêve et d'idéal ; mais de là à penser que « Catherine de Médicis est bien l'utopie platonicienne au pouvoir » (p. 259)... Tout en saluant la hauteur de vue de Denis Crouzet, on se demande si l'essentiel ne pouvait pas être dit plus simplement. En tout cas, pour Denis Crouzet, le désir de paix civile et de concorde affiché par la royauté depuis l'édit de Saint-Germain (août 1570) était sincère, il n'y eut jamais la moindre préméditation d'un quelconque attentat contre les huguenots et leur chef. Reste à savoir comment a pu se produire, au petit matin du 24 août, « un dérapage inattendu de l'histoire ».

A la page 267, on se rapproche enfin de la Saint-Barthélemy. Cette nouvelle partie s'intitule La quête de l'Age d'or. Après un retour sur la fragile paix de Saint-Germain, paix naturellement honnie par les prédicateurs catholiques, Denis Crouzet expédie en vrac l'année 1571, évoquant tour à tour : les rapports de plus en plus grinçants que la France entretient avec l'Espagne ; l'éventualité d'une aide française aux Pays-Bas révoltés contre Philippe II ; l'émeute rouennaise de mars 1571 ; enfin, les longues négociations du mariage navarrais. Ces chapitres XIX-XXI sont assez décousus : on sent que Denis Crouzet, intarissable sur l'imaginaire de Charles IX, a du mal à redescendre sur terre et à s'intéresser à ces vulgaires intrigues diplomatiques qui s'enchevêtrent à partir de 1571. Il y avait pourtant là de quoi meubler plusieurs chapitres, mais l'auteur préfère tout traiter de front, dans un entremêlement purement chronologique qui sacrifie à la pire histoire événementielle, sans idée directrice. On y relève de curieux déséquilibres : l'accueil à Blois de Coligny occupe cinq pages, le trans-


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fert de la Croix de Gastine quatre lignes (p. 294), alors qu'il s'agit là d'une sorte de prélude à la Saint-Barthélemy qui mériterait en soi une longue étude (il y reviendra p. 502-505). S'ajoutent certaines affirmations lancées à la légère, comme de vouloir créditer alors la royauté d'un « grand dessein à double volet, guerrier et matrimonial » : or, si le mariage navarrais est un objectif clairement défini et résolument poursuivi, en revanche, pas plus en 1571 qu'en 1572, il n'a jamais été sérieusement question de faire la guerre à Philippe II ; la France n'en a les moyens ni financiers, ni militaires, ni moraux (ne serait-ce que parce que l'opinion est divisée). La défaite de 1557 est encore trop cuisante pour qu'on songe à courir pareil risque. Au vrai, la politique étrangère française est infiniment plus trouble et ambiguë ; toutes les manoeuvres obliques de la royauté se résument à pousser les autres (les Turcs, les « Gueux » de Flandre) à faire la guerre à l'Espagne, mais en évitant soigneusement pour elle-même une rupture ouverte avec Philippe II. Charles IX ne veut pas plus d'une guerre étrangère que d'une guerre civile ; il veut seulement essayer d'obtenir par des alliances et par la diplomatie, autrement dit par la guerre froide, ce que les armes ne lui procureront jamais. Il est donc faux de créditer Charles IX en 1571 d'un « rêve guerrier », et à plus forte raison de prétendre qu'en janvier 1572, au lendemain de Lépante, « le roi continue à tenir pour actuel le projet de guerre contre la puissance de Philippe II » (p. 310) ; d'autant que quelques pages plus loin, sans qu'on saisisse le pourquoi de ce retournement, Denis Crouzet est obligé de convenir que Charles IX ne songe pas, en fait, à entrer en guerre contre l'Espagne. Il faut attendre les pages 317-318 pour qu'il donne enfin la note juste : la politique royale « renvoie plus à une volonté d'empêcher l'Espagne d'agir en toute liberté contre les Gueux qu'à une décision d'intervention militaire ». Et si, dans son hypocrite lettre du 27 avril 1572, Charles IX encourage les Gueux dans leur révolte, c'est pour leur promettre son soutien « autant que les occasions et la disposition de [s] es affaires le permettent » : autant dire qu'il attend que les autres tirent pour lui les marrons du feu. Bien sûr, dans le même temps, le roi désapprouve officiellement cette révolte qu'il encourage en sous-main ; sa lettre du 29 mai 1572 au duc de Savoie (allié de Philippe II) est un petit joyau de duplicité diplomatique qui mériterait tout un commentaire (p. 321). Le double jeu de Charles IX est évident, d'ailleurs Philippe II le lui rend bien : « Cette pratique de la feinte est européenne, et chaque gouvernement cultive l'art du double » (p. 330). Dès lors est-il besoin de relier cette constante ambiguïté d'une diplomatie voulant jouer au plus fin avec ses différents partenaires à « un mystère, un art magico-religieux consistant à laisser la Providence décider du cours des choses selon le


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cours même de l'ordre éternel du monde » (p. 321) ? J'avoue être désarçonné par cette fréquente imbrication, chez Denis Crouzet, de notations justes et de considérations fumeuses. Surtout si c'est pour conclure : « Le mysticisme monarchique du roi initié est en pleine représentation de soi dans le cours de l'histoire qui précède le massacre de la Saint-Barthélemy. Maître du Temps et donc de la connaissance, Charles IX place savamment l'autorité dans une sphère d'indéfinition qui est la condition même de l'ordre de l'Amour. » Je ne suis pas sûr de comprendre et je crains que d'autres lecteurs éprouvent des difficultés à suivre l'auteur dans ses pages 321-324.

Même malaise à propos du chapitre XX, présenté comme « une digression » sur Charles IX ; il s'agit d'un portrait d'abord assez bien venu du jeune roi en chasseur forcené — la chasse étant pour lui un substitut de la guerre qui lui est interdite. Mais il n'est pas le seul roi de France à s'être passionné pour la chasse, ce n'est là qu'un aspect somme toute marginal de sa personnalité, et on laisse à Denis Crouzet, manifestement repris par ses démons, la responsabilité d'interprétations de ce genre : « La chasse veut insérer Charles IX dans un espace mystique : sous la débauche même d'énergie physique qu'elle active, elle est une lutte contre le Mal, les forces d'agression charnelles, les passions. Elle est une autre métaphore de la royauté christique, sacrificielle, de la Renaissance néo-platonicienne, dans laquelle le souverain livre un combat de tous les instants contre Satan pour le salut de son peuple» (p. 301). Ou encore: «La chasse est l'expérience ontologique du roi-philosophe, du souverain initié aux mystères de la connaissance. Le cerf est le double du roi et, face à lui, le souverain affirme détenir rituellement une puissance qui surpasse toute puissance humaine, une puissance d'aller seul vers le plus mystérieux de la Création qu'est cette bête sauvage dont la ramure incarne, en muant et en se renouvelant annuellement, l'univers cyclique de la Création. Alors la chasse rejoint le cycle des triomphes des saisons, le redouble. Le cerf est la figure de l'éternité, il porte en lui la loi de la vie» (p. 304). Je doute qu'en continuant sur ce ton pendant cinq pages, on se prépare à mieux comprendre la Saint-Barthélemy.

Enfin est-il de bonne méthode de se fier à quelques « ragots de cour » tirés d'un Pierre de L'Estoile — à supposer que ce ne soit pas plutôt des ragots du Parlement, compte tenu du milieu professionnel auquel appartenait leur auteur ? S'appuyer sur une longue citation de L'Estoile (bas de la page 323), sans souligner tout ce qu'elle a de grossièrement caricatural, ne peut qu'égarer le lecteur ; le hargneux mémorialiste étant l'un de ceux qui ont le plus contribué à accréditer la légende noire des derniers Valois, on ne saurait trop se méfier des invraisemblables propos qu'il prête à Charles IX.


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Arrivé au chapitre XXIII, l'exposé de Denis Crouzet paraît avoir trouvé enfin son équilibre. On est en juin-juillet 1572, et l'on saisit très bien ce que veulent, ou ne veulent pas, Charles IX et son gouvernement. Les pages 329-335 sont excellentes ; elles révèlent qu'entre les pressions des uns et des autres, la politique ambiguë de Charles IX est de plus en plus difficile à soutenir, sa marge de manoeuvre de plus en plus étroite. L'expédition de Genlis garde tout son mystère. A-t-elle été autorisée en secret et bien imprudemment par le roi ? Lui force-t-on au contraire la main ? Est-elle une provocation de Coligny pour pousser l'Espagne à la guerre et l'Angleterre à se ranger à nos côtés en vertu d'un récent traité d'alliance ? Est-ce le type même de la « bavure » à l'état pur qui échappe à tout le monde et vient tout compliquer ? On ne sait. Le chapitre XXIV est également bien venu. Denis Crouzet ne tombe pas dans l'erreur de ceux qui font de la Saint-Barthélemy l'ultime moyen d'empêcher Coligny d'entraîner la France dans la guerre : dès les 9 et 10 août, deux réunions successives du Conseil conclurent une fois de plus au refus d'un engagement officiel en Flandre. On souligne, page 349, que Catherine de Médicis ellemême s'est assurée de la bonne conduite de Coligny. Autre mérite de Denis Crouzet: il ne parle jamais de la «jalousie maternelle» de Catherine de Médicis, cette vieille lune dont N. M. Sutherland avait fait justice en 1973, mais qui hante encore le subconscient de certains historiens. Logiquement, page 351-352, Denis Crouzet rejette donc toute préméditation, chez la reine-mère, d'un quelconque attentat contre Coligny. Espérons que sur ce point, où la convergence de vue est entière entre N. M. Sutherland, Barbara Diefendorf, Denis Crouzet et moi-même, on ne répétera plus les inepties du passé. Denis Crouzet n'hésite pas plus que moi à se séparer des conceptions plus ou moins aventureuses émanant d'un Junko Shimizu, d'un Ivan Cloulas, d'une Janine Garrisson, d'un Pierre Chevallier. En quelques années, une page a donc été définitivement tournée, dont le mérite revient à N. M. Sutherland qui fut la première à juger sainement de notre histoire. Libre ensuite à Denis Crouzet de ne pas me suivre quand je propose de chercher les instigateurs de l'attentat du 22 août contre Coligny du côté de Bruxelles, de Madrid ou de Rome : il en a parfaitement le droit et, de mon côté, je maintiens mon hypothèse.

On pourra lire chez Denis Crouzet, contée plus ou moins en détail, la cérémonie du mariage d'Henri de Navarre et de Marguerite de Valois, le lundi 18 août (p. 356-361). Malheureusement, il emboîte le pas aux chroniqueurs officiels qui insistent sur la « pompe vraiment royale » de ces festivités. J'avais jadis préféré mettre l'accent sur toutes les fausses notes qui marquèrent cette solennité décidément peu banale, source de scandale pour le public parisien. Il me semble


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navrant de toujours raconter cette journée symbolique sans faire la moindre mention de l'absentéisme, à ces noces, tant du corps diplomatique que du Parlement (et pas la moindre allusion à ce que j'ai appelé « la Fronde parlementaire à la veille de la Saint-Barthélemy », ni au conflictuel lit de justice du samedi précédent). On fausse totalement le sens de ce qui se passe à Notre-Dame de Paris, si l'on se borne à mentionner la sortie remarquée du roi de Navarre et de ses amis huguenots, sans dire que la cathédrale était surtout quasi vide du fait du boycott de cette « union exécrable » par tous les « vrais » catholiques. Une autre lacune est non moins surprenante : alors que des pages et des pages (p. 359-370) sont consacrées aux fêtes, aux jeux et aux poèmes de circonstance, il n'est pratiquement jamais question de la grave tension développée tout au long de 1572 entre Paris et Rome à propos de ce mariage : ni Pie V, ni son successeur Grégoire XIII, malgré lettres et démarches de plus en plus pressantes, n'ont voulu accorder la moindre dispense de consanguinité en faveur d'un mariage mixte qu'ils réprouvent ouvertement. Quand on sait que tout Paris est tenu au courant du refus pontifical, et que les prédicateurs ne cessent de vomir en chaire une alliance aussi satanique, il me paraît difficile de ne pas en tenir compte. Une dernière lacune saute aux yeux : rien n'est dit de l'entrée imprévue à Paris, le 20 août, d'un Régiment des Gardes

— dont on peut se demander s'il ne s'est pas invité lui-même, en plein milieu des fêtes, pour mieux exiger du roi d'être enfin payé de sa solde.

L'attentat perpétré le 22 août contre Coligny est relaté aux pages 378-383. Denis Crouzet souligne une fois de plus les incertitudes et les contradictions des témoignages contemporains, mais sans pouvoir apporter au débat aucun élément nouveau. Jusque-là, et malgré les réserves faites, on peut suivre dans l'ensemble l'argumentation de Denis Crouzet. Mais viennent les pages 390-392, où subitement tout bascule dans l'improbable. Evoquant un hypothétique conseil tenu aux Tuileries, le samedi 23 au soir, par Catherine de Médicis, conseil imaginaire dont on ne sait strictement rien, Denis Crouzet retombe dans l'ornière habituelle : ce conseil informel aurait brusquement décidé de recourir à la violence préventive contre le petit noyau de huguenots désarmés dont on se serait exagéré le danger. Deux choses sont à noter :

— et d'abord que Denis Crouzet revient apparemment sur ce qu'il avançait naguère dans sa thèse (il est plus que discret sur ce changement d'orientation) : en 1990, si dans la tête de Charles IX s'opérait un subit retournement de toute sa politique, c'était par crainte des potentialités « révolutionnaires » contenues en germes dans l'idéologie calviniste. Cette argumentation n'ayant à l'évidence convaincu personne, il l'abandonne ici purement et simplement (quitte à y revenir en son chapitre XXXIII) ;


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— est-ce du moins pour proposer quelque explication plus crédible ? Pas du tout. Il ne fait que reprendre la vieille fable (empruntée à Tavannes fils et autres auteurs aussi douteux) qui met en scène, au coeur de la nuit de la Saint-Barthélemy, la tortueuse reine-mère, censée tramer dans l'ombre, avec quelques fidèles, la perte des huguenots : et ce, pour couper court à une quatrième guerre civile, jugée sans cela inévitable de leur part. Toujours la phobie du péril huguenot ! Il ne resterait plus que le massacre pour sauver la paix : « Décapiter préventivement le parti réformé [...], loin d'être antithétique de l'oeuvre royale de paix [...], n'aurait été qu'un moyen de sauver la concorde. » Etait-ce bien la peine d'écrire 390 pages pour en arriver à un tel exercice de corde raide ?

En 1973, N. M. Sutherland concluait que le revirement du gouvernement royal, dans la nuit du 23 au 24 août, échappait à toute logique : elle avait dès lors, la sagesse de conclure au « mystère » de la décision royale. Avec Denis Crouzet, on est paradoxalement ramené plus de vingt ans en arrière. Encore n'est-il pas trop sûr de son fait : « La seule évidence relative est qu'une décision fut prise, au Louvre ou quelque part dans Paris, par le pouvoir royal ou par des hommes de l'ombre, de tuer les huguenots de guerre» (p. 394). Et page 395, il continue à osciller entre deux hypothèses :

— le gouvernement se prémunit contre une quelconque menace militaire (imminente ou à plus long terme) des huguenots ;

— il redoute tout au contraire « que les catholiques élisent un capitaine général pour mettre un terme définitif à la guerre, faisant "ligue offensive et défensive contre les huguenots" [...] ». D'autant que le roi d'Espagne « sçauroit bien à tout temps se venger sur la France du mal qu'il avoit receu, par son moyen et support, en ses estats du Pays bas ».

Autrement dit, la menace provient-elle de Coligny ? Ou des Guises, tout prêts, avec l'appui de leur « ligue » et de Philippe II à déposséder Charles IX de son autorité ? On ne peut pas dire, comme Denis Crouzet le fait, que ces deux dangers « s'ajoutent » : ils s'excluent ! On nage donc en pleine contradiction ou, pour parler comme lui, en pleine « confusion des contraires ».

Suit, pages 396-406, l'évocation très hypothétique, vu l'obscurité des sources, de cette fameuse nuit de la Saint-Barthélemy. Denis Crouzet émet çà et là quelques sérieuses réserves sur mes propres hypothèses, comme je pourrais en émettre sur les siennes, mais son récit vaut bien le mien, et y ajoute même des compléments utiles. Le chapitre XXVIII déroule la suite des tueries du 24 août : par contagion,


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l'ardeur massacrante échapperait au roi et aux Guises pour gagner successivement la soldatesque royale, puis la milice bourgeoise, et enfin le petit peuple. Tout en les citant (p. 409-410), Denis Crouzet minimise systématiquement les mots d'ordre de tout tuer lancés soit par les Guises eux-mêmes, soit par d'autres meneurs catholiques. Il va de soi, pour l'auteur, que tout ce qui s'est passé à Paris à partir de six heures du matin (heure où le tocsin du Palais de justice, sous contrôle du Parlement, appelle sans relâche les Parisiens à se jeter sur les huguenots) n'est qu'un dérapage imprévu, que personne n'a voulu... L'idée d'une programmation du massacre par les bourgeois catholiques parisiens lui répugne manifestement. Et il faudrait peut-être aussi s'interroger sur la transgression systématique, plusieurs jours de suite, de toute discipline militaire par autant de soldats et de gardes du roi.

Ce que présente Denis Crouzet n'est finalement qu'une interprétation parmi d'autres. Elle n'a pas, de surcroît, le mérite de la nouveauté — sauf à émailler son récit de rappels pour le moins incongrus, comme de prétendre qu'en plein coeur d'une tuerie qu'il est censé avoir déclenchée, Charles IX reste « le roi philosophe » d'antan. Bien malin, aussi, qui peut comprendre, à la lecture des pages 411-417, ce qui détermine ce roi à changer de discours entre le 24 et le 28 août. Ni pourquoi la solennelle séance royale au Parlement du 26 août a, contre toute attente, laissé si peu de traces. Alors qu'à partir du 24 août toute la politique royale, placée dans des conditions dramatiques, se fait au jour le jour et prend un tour passablement cahotant, Denis Crouzet en donne une vision trop lénifiante. Il passe aussi trop rapidement (p. 422-429) sur toute la période qui s'étend du 29 août au 6 novembre.

Les pages 430-436 s'appliquent à réfuter ma propre conception de la Saint-Barthélemy. Mais on lira surtout les pages 436-451, où Denis Crouzet résume l'essentiel de sa pensée. Il y soutient la spécificité du second XVIe siècle français — alors que je replace la Saint-Barthélemy dans le cadre d'une opiniâtre lutte entre la France et l'Espagne, qui va de 1519 à 1659. Pour lui, l'événement de la Saint-Barthélemy « se détermine dans un système politique qui, depuis des mois et des mois ne se développe que dans l'incertitude, par l'incertitude, vers peutêtre l'incertitude [...]. L'incertitude est la marque de la majesté d'une puissance souveraine absolue » (p. 436-437). Autrement dit, là où je ne vois que faiblesse et impuissance d'un petit roi à la politique hasardeuse et à la bourse plate, réduit à des solutions désespérées pour sauver la face, Denis Crouzet discerne l'un des ressorts essentiels de « l'absolutisme » royal au temps de la Renaissance. Paradoxalement, cette « puissance souveraine absolue » se ramène à peu de chose : elle « se donne pour fonction de perpétuellement adapter le présent aux fluctuations et incertitudes d'un devenir qui n'appartient


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qu'à Dieu » (p. 439). Même « l'initiative royale contre une conjuration des nobles réformés est illusoire. Dieu est au commencement et à la fin de tout» (p. 438). On hésite à comprendre. Pour Denis Crouzet, est-ce la Providence divine qui est responsable de la Saint-Barthélemy ? Le roi n'est-il qu'un jouet entre les mains de Dieu ? Mais alors pourquoi Charles IX n'a-t-il jamais franchement adopté la politique radicale des ultra-catholiques ? J'avoue être un peu perdu, et ne plus bien voir la différence entre ce que le roi décide, et ce qu'il subit. Reste que « tout aurait été affaire d'Amour, même le meurtre de l'Amiral et de ses compagnons d'armes» (p. 443). Au total, Denis Crouzet se situe délibérément « hors d'un causalisme autant anachronique que positiviste », préférant enraciner l'événement de la Saint-Barthélemy « dans les strates culturelles d'un passé plus ou moins proche » (p. 461).

On lira si l'on veut le livre VI et dernier, à mon sens beaucoup moins utile. Le chapitre XXXII revient sur l'attentat du 22 août et sur « l'homme qui voulut tuer Gaspard de Coligny » : sans doute Charles de Louviers, sieur de Maurevert, auquel Denis Crouzet consacre une notice érudite (p. 462-468), complément à celle établie jadis par Pierre de Vaissière. Dommage qu'il termine ce chapitre sur un étonnement qui, à lui seul, révèle sa méconnaissance de la Saint-Barthélemy : il s'étonne en effet, que tous les indices de l'attentat du 22 août aient convergé pour en accuser les Guises ; ceux-ci auraient dû, selon lui, chercher à mieux se dissimuler ! C'est faire un contresens sur l'objectif de cet attentat, qui relève d'un complot particulièrement bien calculé et dépassant largement la simple vendetta des Lorrains ; le but visé est, certes, la mort de Coligny, mais ce meurtre doit également servir de détonateur à une explosion générale ; tout désignant — volontairement — les Guises comme les instigateurs de l'attentat, on s'attend à une riposte violente des gentilshommes huguenots, qui ne peuvent tous que disparaître dans un combat trop inégal, les soldats nouvellement entrés et le « peuple » armé de Paris volant massivement à la rescousse des Guises, eux-mêmes entourés de tous leurs « serviteurs et amis » : le piège tendu est d'autant plus machiavélique que ses victime: feraient figure d'agresseurs justement punis. Je n'invente rien : on a plusieurs traces, dans les correspondances catholiques, de la préméditation d'un tel plan. C'est le semi-échec de l'attentat, et la maîtrise d'eux-mêmes conservée par les huguenots (grâce à la spectaculaire démarche du roi au chevet du blessé), qui nécessitèrent d'improviser, plus ou moins sur les ruines du premier scénario, un second coup monté avec plus de brutalité et moins de faux-semblant, mais qui, lui, réussit parfaitement.

Autre appendice, le chapitre XXXIII est curieux : reprenant les libelles royalistes ou justifications diplomatiques qui, après coup,


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accusèrent gratuitement les huguenots, et particulièrement leur chef, des plus noirs desseins, Denis Crouzet veut voir dans ces mensonges de circonstance le reflet des préoccupations réelles de la royauté à la veille de la Saint-Barthélemy. Et d'en profiter pour sauter cinq ans en arrière, allant chercher des textes huguenots de 1567-1568, qui étaient alors autant de menaces à l'adresse du roi et de sa souveraineté. On comprend que Denis Crouzet tienne à cet amalgame, car on le trouvait déjà dans sa thèse, mais il reste ici aussi peu convaincant : sauf à nier toute chronologie (ce à quoi tend Denis Crouzet de propos délibéré), on ne peut ramener la conjoncture d'août 1572 à celle des deuxième et troisième guerres de religion, et il est toujours aussi gratuit d'attribuer la Saint-Barthélemy à « la prise de conscience royale du danger d'explosion d'une guerre révolutionnaire » (p. 483).

Ambigu, le chapitre XXXIV oscille entre des explications contradictoires : à lire Denis Crouzet, on ne sait jamais si le gouvernement royal a plus peur des protestants que des catholiques. A tel point qu'il donne parfois l'impression de rejoindre mon propre raisonnement, ainsi en bas de page 484, ou encore quand il déclare : « Le premier massacre de la Saint-Barthélemy aurait été conçu comme un moindre mal, un mal pour un plus grand bien » (p. 487). C'est là pour moi une évidence : seul contre tous, Charles IX s'est vu contraint et forcé de permettre la Saint-Barthélemy pour éviter, et la guerre étrangère, et la guerre civile. Mais est-il pour autant indiqué de parler à ce propos d'un « crime humaniste », ou d'un « crime d'Amour » ? Restons simples.

On peut s'étonner que le chapitre XXXV, traitant du fanatisme catholique parisien à la veille de la Saint-Barthélemy, soit séparé du chapitre XII qu'il prolonge directement, et traité en simple annexe : d'autant qu'il s'agit du domaine de prédilection de l'auteur, domaine où il est passé maître. On retrouve là, en quelques pages fort bien venues (p. 489-502), l'essentiel de l'apport de sa thèse : climat de panique entretenu par les prédicateurs et les astrologues, perspective affolante de la fin du monde présentée comme toute proche, imminence de la vengeance divine, angoisse de chacun pour son salut, perpétuelles incitations au meurtre de l' « hérétique ». « Chaque fidèle pouvait alors rêver d'une réconciliation avec Dieu à travers une geste massacrante à laquelle il participerait de ses propres mains » (p. 493). D'où à partir de 1562, dans une population entièrement conditionnée, le libre cours donné aux massacres de huguenots, conçus comme rites de purification collective et individuelle : « Tuer pour être sauvé, massacrer pour être élu. » Après 1570, « le règne d'Amour que veulent construire Catherine de Médicis et Charles IX apparaît en total décalage avec cette contention de haine et d'agression qui vise les réformés, partout dans le royaume » (p. 502). Dès décembre 1571, les


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émeutes relatives au transfert de la Croix de Gastine laissent mal augurer de l'acceptation parisienne d'une politique de tolérance imposée d'en haut. Le chapitre XXXVI élargit à la France entière l'enquête sur les prodiges, monstruosités, dérangements météorologiques et autres signes annonciateurs de la colère de Dieu. « La paix du roi n'était pas la paix de Dieu » et des foules angoissées attendaient l'instant où cette paix de Dieu serait enfin restaurée par une plénitude de violence (p. 510). «Un rêve de destruction sanglante hantait les livres comme il hantait la parole inspirée des prédicateurs » (p. 514). Ce qui n'empêche nullement Denis Crouzet, peu conséquent avec lui-même, d'imaginer que, du jour au lendemain, c'est le roi qui, de son propre mouvement, inaugure le massacre des huguenots par « l'exécution » de Coligny. Il y a beau temps que j'ai dénoncé ce paradoxe logé au coeur d'une thèse jusque-là remarquable. Car voilà un historien qui intitule sa thèse Les guerriers de Dieu, qui prétend réintroduire le fanatisme au départ des guerres de religion, mais qui marginalise ce même facteur religieux et panique dès lors qu'il aborde la Saint-Barthélemy — ou, du moins, qui le subordonne à une initiative royale et, pour comble de paradoxe, d'un Charles IX qu'il nous peint comme un roi d'Amour, de tolérance et d'harmonie universelle ! Ce subit retournement royal contre les huguenots ne présente aucune vraisemblance ; en revanche, le déchaînement de violence d'août 1572 se déduit facilement de tout ce que Denis Crouzet nous dit du fanatisme et de l'activisme catholiques à l'oeuvre depuis dix ans. Je n'arrive pas à comprendre — sinon par la force du mythe — comment Denis Crouzet, si bien parti dans sa démonstration, a pu dévier in extremis de sa propre trajectoire, et veuille à tout prix rendre la royauté responsable d'un pogrom qu'elle a au contraire tout fait pour éviter. De là, en tout cas, la place tardive et subalterne que l'auteur assigne dans son livre à ces deux chapitres pourtant essentiels : il n'y a pas là vice de composition, comme on pourrait le croire, mais volonté délibérée de reléguer au second plan les incidences des mentalités collectives.

Le chapitre XXXVII revient sur le surgissement dans « la SaintBarthélemy populaire » d'une « violence collective » d'essence sacrale. Certes, « la violence est sainte » et se donne libre cours avec la bénédiction d'un clergé hystérique : « Chaque homme est possédé de la justice de Dieu » (p. 519), chaque tueur d'hérétique devient l'exécuteur de la vengeance divine. Mais peut-être fait-on un peu trop d'honneur à ces fous de Dieu que de voir en leur fanatisme un « don de soi », voire « un sacrifice de soi dans la violence contre l'Autre » (p. 516-517) : se jeter à dix contre un sur l'adversaire désarmé, éventrer des femmes, s'acharner sur des vieillards et des enfants, toute cette


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horrible fête macabre témoigne aussi d'une barbarie à visage chrétien que le processus de civilisation des moeurs n'a encore guère entamée.

Le chapitre XXXVIII est consacré au « miracle » d'une aubépine jusque-là desséchée, spectaculairement refleurie, au matin du 24 août, en plein cimetière des Saints-Innocents et vers laquelle le clergé draine des foules enthousiastes. « Miracle » évidemment monté de toutes pièces (le nonce fut le premier à se moquer des trop crédules Parisiens), mais qui renforce l'élan de violence massacrante et paraît justifier «la sédition catholique» (dixit le curé Claude Haton). Denis Crouzet reconstitue fort bien la disposition mentale des naïfs croyants, persuadés de vivre des heures miraculeuses et d'oeuvrer au retour de Dieu sur terre. Mais on aimerait aussi qu'il s'interroge sur la participation active du clergé à un massacre auquel appellent toutes les cloches de Paris : or, de cet aspect non moins fondamental, il n'est pas dit un mot ; l'étude privilégiée des mentalités collectives occulte complètement celle des responsabilités politiques. C'est tomber dans un spontanéisme à la Porchnev que de croire que les masses sont alors capables de se soulever sans l'exemple initiateur d'un duc de Guise et sans les appels au meurtre répétés de leurs curés. Malgré sa manière apparemment neuve de placer la religion et le mental collectif au coeur du « temps des troubles », la démarche de Denis Crouzet est en fait passablement réductionniste et hautement anachronique : oubliant les meneurs féodaux, cléricaux et parlementaires, elle renoue paradoxalement avec les illusions du marxisme historique.

Denis Crouzet n'est pourtant pas loin de me rejoindre quand il écrit, page 530 : « Le régicide n'est-il pas à l'horizon même de la Saint-Barthélemy, dans ce parcours collectif qui, malgré la fiction qui l'avait déterminé, était indépendant de celui voulu par l'ordre royal ? Ainsi, la crise idéologique déclenchée par la Réforme calviniste en vint-elle à sous-tendre, dans le jeu complexe de sa répression même, la prise d'élan d'une seconde crise à laquelle, une quinzaine d'années plus tard, la royauté allait s'avérer impuissante à résister. » Depuis des années, je vais répétant que la Ligue commence avec la Saint-Barthélemy, dès l'assassinat de Coligny par le duc de Guise avec la bénédiction de l'Eglise. Nul besoin d'imaginer une « déprogrammation du massacre royal », de repousser à plus tard l'indiscipline massive du peuple parisien : c'est avant, et non après cet assassinat symbolique que se situe la rupture entre une monarchie de concorde et un peuple de fanatiques.

Nul ne s'étonnera que les lendemains de la Saint-Barthélemy soient des lendemains qui déchantent. Le rêve d'extirper l'hérésie à la faveur du massacre s'avère bientôt un échec. Et pas seulement, comme le note Denis Crouzet, parce que les huguenots survivants n'ont pas tous


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abjuré et vont reprendre les armes — mais d'abord et avant tout (ce qu'il passe complètement sous silence) parce que Charles IX tente immédiatement de reprendre d'une main ce qu'il a dû concéder de l'autre. Faute d'avoir poursuivi au-delà de la Saint-Barthélemy, dans les semaines et les mois qui suivirent, l'étude de la politique royale, Denis Crouzet s'est privé d'un observatoire de choix. Accordons-lui pourtant que « l'échec du rêve de la Saint-Barthélemy produit le rêve ligueur », lequel révèle enfin au grand jour « le conflit caché de la nuit du 24 août, le conflit entre la [non-] violence d'Amour de la royauté et le désir catholique d'éradication absolue de l'hérésie » (p. 541) : ce petit « non », en plus ou en moins, fait toute la différence entre l'explication de Denis Crouzet (finalement très proche de toutes celles qui ont vu le jour depuis 400 ans) et celle que je propose depuis 1987.

Il y a évidemment disproportion entre la taille de cet ouvrage et le résultat atteint. Avec 650 pages sur la Saint-Barthélemy, le lecteur pouvait s'attendre à une somme couvrant tous les aspects du sujet. Ce n'est pas le cas : rien sur la détresse des finances publiques et les problèmes fiscaux, rien sur l'état d'esprit de l'armée, rien sur les griefs du Parlement, rien sur les clientèles des Guises ni l'implantation de leur « ligue » à Paris, rien sur la rupture morale avec Rome, peu de choses sur la tension diplomatique avec l'Espagne. Certes, à l'inverse de trop d'auteurs qui ne font que se copier et se répéter l'un l'autre, Denis Crouzet sort courageusement des sentiers battus : c'est bien là un travail de chercheur, non de compilateur. Mais peut-être sa tentative estelle encore prématurée : ce dont nous avons le plus besoin, pour renouveler l'histoire de la Saint-Barthélemy, ce ne sont pas de grandes et ambitieuses synthèses, mais plus modestement de travaux portant sur des points de détail ou des aspects jusque-là négligés de la question.

Tout cet énorme essai souffre d'ailleurs d'une lacune que la bibliographie finale révèle au premier coup d'oeil : quatorze pages de « sources», mais uniquement de sources imprimées. Pas un seul recours aux manuscrits. Un seiziémiste digne de ce nom est-il en droit de limiter aussi arbitrairement le champ de son enquête ? Ce parti pris me semble lourd de menaces pour l'avenir de la recherche française ; à l'heure où nos étudiants rechignent à se colleter avec la paléographie, est-ce à un universitaire de donner l'exemple du renoncement? J'admire que ce soit des étrangers, anglais (N. M. Sutherland, Mark Greengrass) ou américains (Barbara Diefendorf, Philip Benedict, Alfred Soman), qui viennent actuellement défricher nos poussiéreuses archives du XVIe siècle, et que Denis Crouzet en soit réduit à les remercier pour leurs trouvailles : et si nous commencions par cultiver notre jardin ?

Jean-Louis BOURGEON.


COMPTES RENDUS

Jean Favier, Les grandes découvertes d'Alexandre à Magellan, Paris, Arthème Fayard, 1991, 619 p.

Ce livre enjambe un nombre impressionnant de siècles et en donne un récit très substantiel : faits collectifs et esquisses biographiques y alternent et soutiennent sans cesse l'intérêt.

Quelle en est l'idée directrice ? Celle d'une continuité du flot humain, faisant route vers l'avenir à travers mille détours. « Le rythme de ce livre veut donner à la découverte ses dimensions véritables. C'est à la fois l'histoire d'une construction intellectuelle plus que millénaire et d'une conjoncture séculaire. La logique d'Aristote est à un bout, l'oeuf de Christophe Colomb à l'autre. Les métaux précieux deviennent à la fois étalon des valeurs et moyen de paiements. Il est un autre besoin : celui d'une compréhension du monde. Elle pousse les hommes à affronter l'inconnu. Trois interrogations : chercher des terres où porter l'Evangile ; contourner l'Afrique ; traverser l'Océan. » En un autre endroit, Jean Favier écrit, à propos de Pline, chez lequel on va chercher avec gourmandise les récits de Mirabilis, que les commentateurs ajoutent, comme pour s'excuser : « Tout cela n'est rien. L'important pour l'homme, c'est de comprendre. » Il y aurait à creuser ce phénomène très notable de la curiosité — intéressée ou pas — qui semble être le propre des sociétés chrétiennes. En effet, seul l'Occident eut assez la bougeotte pour utiliser les inventions techniques telle la boussole au service de ses intérêts et de son imaginaire.

Il est impossible de suivre le détail de ces quatre parties : aux origines de l'aventure ; les forces profondes ; les moyens ; la découverte du monde.

Donnons-en seulement quelques spécimens. Certains n'ont pas le mérite de la nouveauté mais sont nécessaires pour assurer la cohérence du récit. La mesure du temps, par exemple : c'est seulement au XIIIe siècle que l'on met au point la clepsydre à eau. Auparavant, le légionnaire par exemple mesurait le temps par l'ombre portée sur un point fixe : sa lance.

Le rappel des preuves de la sphéricité de la terre était nécessaire tant est tenace, chez le très grand public, l'idée que cette idée ne s'implanta qu'à 1 époque de Colomb. Le plus spectaculaire des « grandes découvertes » étant la

Revue

historique, CCXCI/1


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traversée de l'Océan (un seul Okeanos, puisque, pense-t-on, « toute la terre est une île »). A ce propos, J. Favier rappelle qu'Eratosthène, à la fin du IIIe siècle avant Jésus-Christ, a écrit que les terres émergées couvraient les deux septièmes du globe (en fait 30 %), que Strabon écrivait : « Il n'est pas impossible de traverser l'océan. Des navigateurs l'ont entrepris. Mais la solitude de l'Okeanos les a effrayés. »

A l'époque de l'empire romain apparaissent les cartes : d'abord terrestres, car il s'agit de connaître les lieux imposables et leur situation sur les routes. D'où, par exemple, l'Itinéraire d'Antonin. A l'occasion des connaissances « géographiques », il est rappelé que Strabon juge impossible l'existence des Amazones, « car un peuple de femmes ne peut subsister sans l'appui des hommes ». Le mythe perdura néanmoins.

La partie « Forces profondes » se rapporte surtout à la vie religieuse : pèlerinage, ordres monastiques. Intéressant ce qui est dit de l'apport des croisades à l'imaginaire : Godefroy de Bouillon devient le type du parfait chevalier. Apparition de la geste d'Alexandre le Grand ; succès de la Chanson d'Antioche.

Apparaît alors le genre littéraire : Itinéraires, Guides de pèlerin (le célèbre Guide du pèlerin pour Saint-Jacques de Compostelle, du XIIIe siècle). Les récits abondent en détails savoureux : par exemple mauvaise qualité des eaux (Frédéric Barberousse mourut de s'être baigné dans l'Oronte). Apparition de la xénophobie : les Navarrais sont gens sauvages, pas meilleurs que des Sarrasins. Même avant les croisades, l'Orient avait, par la vente de ses riches étoffes, peuplé l'Occident de ses monstres, de ses chimères, sirènes, dragons (l'un fut « Satan ») que l'art roman se plut à utiliser surtout dans ses chapiteaux.

Une remarque très intéressante : « L'Occident doit à l'Orient l'Immanence, qui le débarrasse de la luxuriance païenne des généalogies de dieux, de l'exaltation des forces de la nature ». Il est vrai — peut-on ajouter — que le christianisme a eu moins que l'Islam l'adoration de la Transcendance.

Il était très important — et cela est particulièrement bien fait en ce livre, de rappeler l'impact du nestorianisme comme précédent aux grandes découvertes, en particulier aux rêves de Colomb. Un personnage très curieux sort de l'ombre : Rabbi Cauma, moine qui appartenait à cette confession religieuse. Il se rendit même auprès de Philippe le Bel et lui parla du Grand Khan. Mais l'influence du nestorianisme est très ancienne, puisque dès le IIIe siècle la côte de l'Inde fut visitée par des moines qui y propagèrent la légende de l'apôtre Thomas. Le grand succès du nestorianisme est due à son expansion à l'Est, chez les fameux Mongols : Tamerlan, Gengis Khan, pas si barbares qu'on l'a dit et surtout intéressés à trouver chez les chrétiens un appui contre l'Islam. Aux XIIIe et XIVe siècles, la route caravanière, qui traverse l'Arménie et va audelà de Samarkande, voit progresser une foule de marchands et de missionnaires, surtout quelques remarquables franciscains que les papes dépêchent au Grand Khan. La réponse de ce dernier à Innocent IV n'est pas très aimable : « Toute la terre est à moi et vous me devez le respect. » Il y eut néanmoins pas mal de baptisés. A la fin du XIIIe siècle, Giovanni da Monte Corvino devint même archevêque de Pékin (l'Evangile fut alors traduit en chinois). Il coexistait avec un évêque nestorien. Cette hiérarchie disparut au XIVe siècle, avec l'Avènement des Ming.

La fable du prêtre Jean est rappelée avec pas mal de détails : ce grand roi, descendant des mages, suzerain au-dessus de « 72 rois », que l'on situa un peu partout jusqu'à ce qu'on l'ait identifié à Tassez peu fastueux négus d'Abyssinie. Cela fut. fait dès 1335, par Jacopo da Verona. Mais les Portugais — et d'autres —


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continuèrent à le chercher en Asie ou en Afrique orientale, jusqu'au milieu du XVe siècle.

Jean Favier inscrit la recherche du prêtre Jean dans la quête, plus générale, des sources de l'or. L'Europe avait de riches mines d'argent. L'Orient (Arménie, Caucase, Soudan, Nubie) produisait l'or. « On achetait l'argent à prix d'or » et inversement. Mais, au XVe siècle, le système bancaire se met bien en place. Les lettres de change remplacent les espèces monnayées que l'on n'a plus à transporter en lourds convois.

Parmi les grands mythes qui anticipent les découvertes est rappelé celui de l'Atlantide, tiré du Timée de Platon, cette « quatrième partie du monde ». En Espagne, on croyait souvent que les îles atlantiques étaient des vestiges de cette terre ferme. Charles Quint écrit en 1553 : « Depuis 3 091 années, ces terres appartiennent à l'Espagne ». Le chroniqueur Fernandez de Oviedo identifie les Antilles aux Hespérides, îles plus ou moins imaginaires qui auraient été conquises par le roi Hesper en 1658 avant J.-C.

Evocation de la vie sur les navires (chaque homme a droit à deux litres de vin par jour). Les marins sont bien rémunérés, à l'égal d'un artisan à terre. Rôle des entrepreneurs maritimes. Parmi les marchandises, celle qui est réservée au négoce qu'en fera le marin s'appelle « pacotille ».

Colomb, Cabrai, Vespucci, Vasco de Gama, Magellan : récit bien mené, d'après les derniers travaux. N'est pas mentionné que, dans les Capitulations signées par Colomb avec « les rois », il est dit que le Génois part vers des terres « qui ont été découvertes » — termes inexplicables si l'on ne suppose pas une prédécouverte : pourquoi ne pas accepter l'histoire du « pilote inconnu » parce qu'elle semble légendaire ? On aurait aimé aussi que la personnalité à forte connotation « mystique » de l'Amiral fût un peu évoquée.

Le livre s'achève sur le tour du monde : « Le soleil ne se couchera plus sur l'empire de Charles-Quint ». On regrette l'absence d'une véritable conclusion qui lie un peu en faisceau tant de notions et leur donne une homogénéité.

Marianne MAHN-LOT.

Monachisme et technologie dans la société médiévale du Xe au XIIIe siècle, dir. Ch. Hetzlen et R. de Vos, Ecole Nationale Supérieure d'Arts et Métiers, Cluny, 1994, 469 p.

C'est une très heureuse idée qu'ont eue le Centre de conférences internationales de Cluny (dont les activités sont d'abord liées à l'histoire monastique) et le Centre d'enseignement et de recherche de l'Ecole Nationale Supérieure des Arts et Métiers (dont les activités sont liées à la formation d'ingénieurs) de s'associer pour organiser, en septembre 1991, un colloque qui réponde aux préoccupations de l'un et de l'autre en consacrant ses travaux au rôle des moines dans l'évolution des technologies (c'est-à-dire des moyens scientifiques et techniques que créent les hommes afin de fournir des produits et des services). L'idée était d'autant plus intéressante qu'une certaine tradition historiographique s'employait à maintenir que les moines avaient été de grands inventeurs et des pionniers du progrès particulièrement méritants. Il y avait donc là une question fondamentale, à laquelle les spécialistes réunis à Cluny ont clairement répondu : les moines n'ont guère été des inventeurs et des


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pionniers ; parfois même, ils se sont très peu souciés de ces problèmes ; souvent, en revanche, ils ont su utiliser de la meilleure façon et pour leur plus grand profit ce que d'autres avaient trouvé. C'est dire que ce volume, qui contient les communications présentées en ces assises, constitue un apport important à la connaissance de ce domaine de l'histoire.

On peut regretter cependant, quant à la forme, que sa présentation matérielle laisse à désirer (impression maladroite avec des points-virgules en début de ligne, légende au haut de la page qui suit le tableau auquel elle correspond, illustrations qui ne s'appliquent pas à l'exposé dans lequel elles sont placées, etc.). Quant au fond, on peut déplorer qu'une bonne part des communications ne concerne pas directement le sujet (la technologie, les techniques), alors que d'autres, qui ont été données au colloque et qui en traitent (comme le travail de la vigne par les Cisterciens ou la métallurgie des Chartreux), ont été exclues du recueil. Cela ne signifie pas toutefois que la première série soit médiocre et la seconde excellente, mais seulement que l'on se trouve parfois, dans la lecture, en porte-à-faux par rapport au titre de l'ouvrage.

Peut-on dire, par exemple, que l'article très fourni et fort nuancé de J.-Cl. Hocquet sur Les moines producteurs ou rentiers du sel, qui cherche à apprécier la place de ce produit dans l'économie monastique, aborde véritablement les questions techniques ? Ou que la communication de Denyse Riche, au demeurant très solide, qui fait excellemment la synthèse du « rayonnement et de l'adaptation » de l'ordre de Cluny dans la société médiévale et insiste sur la constitution du patrimoine foncier du monastère, apporte quelque chose sur les pratiques technologiques ? Il en est de même de celle de A. H. Bredero, qui s'attache une fois de plus à la crise clunisienne de 1122 pour mettre en lumière les difficultés d'approvisionnement de l'abbaye, elles-mêmes provoquées par le mode de gestion, ainsi que la réflexion sur la signification religieuse du travail ; de celle de D. Lecoq sur la connaissance du monde grâce aux cartes et aux mappemondes, qui expose que ces dernières peuvent servir de fondement à « un exercice spirituel » (Honorius Augustodunensis) sans indiquer clairement si et de quelle façon les moines les fabriquaient. De celle, très intéressante aussi, de J.-L. Lemaître, sur Les livres de médecine dans les monastères clunisiens, qui dresse un inventaire fort précieux des ouvrages acquis par ces couvents. De celle, enfin, de L. Moulin sur « les origines des techniques électorales et délibératives modernes », qui étudie, de manière d'ailleurs un peu trop systématique et parfois quelque peu superficielle, des aménagements juridiques que l'on peut difficilement intégrer à la technologie.

Les autres exposés tendent, en revanche, de répondre par des voies diverses à la question. Certains le font de manière encore obvie, comme J.-Cl. Hélas avec les Hospitaliers du Gévaudan du XIIe au XVIIIe siècles, qui analyse « la technique de leur emprise sur le monde rural » en jouant sur les mots, mais en s'arrêtant néanmoins à quelques techniques rurales (forges, moulins, hydraulique) et, comme R. Locatelli qui s'attache à la fois à l'économie du sel et aux techniques de sa production dans les abbayes du comté de Bourgogne ; ou, dans un autre secteur, comme Chr. Frachette qui éclaire avec perspicacité la place des moines médecins dans le monde monastique et dans la société sans examiner cependant de manière délibérée ce qu'ont été les soins, les remèdes, les instruments. D'autres, plus heureusement, interviennent très directement avec des exposés fort enrichissants qui concernent avant tout la métallurgie-sidérurgie et l'hydraulique : P. Benoît sur L'industrie cistercienne, D. Lohrmann sur Le monachisme et les techniques hydrauliques, G. Rollier sur les systèmes de drainage de l'abbaye de Cluny (Exisle-t-il une hydraulique monastique


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à Cluny ?), Gh. Brunel, moins fermement peut-être, sur L'agriculture et l'équipement agricole à Prémontré. D. Arnoux, pour sa part, étudie au tout début de l'ouvrage (les articles étant classés suivant l'ordre alphabétique) Le monachisme normand et la technique: les raisons d'une indifférence et montre, en faisant le bilan des fabriques du XIe au XIVe siècles, qu'ici les moines ont très peu participé au perfectionnement des techniques, ce qui est une autre façon d'illustrer le sujet.

Marcel PACAUT.

Paul Magdalino, The Empire of Manuel I Kommenos, 1143-1180, Cambridge, Cambridge University Press, 1993, XXVI, 557 p.

Pendant plus de quatre-vingts ans les livres de Chalandon, modèle d'érudition chartiste en leur temps (1912), sont restés la référence incontournable et unique sur l'époque des Comnènes, en l'occurrence les règnes du fondateur de la dynastie, Alexis Ier (1081-1118) et de ses successeurs directs, Jean II (11181143) et Manuel Ier (1143-1180). Sous la forme d'une biographie de celui-ci qui est aussi une étude de son époque, P. Magdalino donne pour la première fois en fait une synthèse majeure qui touche à bien des aspects de l'histoire du XIIe siècle byzantin, jusqu'ici trop souvent considéré comme une sorte de rémission dans un déclin irrémédiable entre la pénétration turque en Asie mineure (Mantzikert, 1071) et la conquête de Constantinople par les Latins (1204). Il remet en question le jugement généralement porté sur Manuel Ier - de même que sur Justinien, lui aussi condamné par les historiens modernes à la suite de Procope — accusé d'avoir mené une politique ambitieuse et irréaliste, au-dessus des moyens de l'empire. L'ouvrage renouvelle en fait de fond en comble cette vision traditionnelle trop inspirée, comme l'A. l'analyse avec minutie (p. 1-25) par la perspective critique du grand historien byzantin Nicétas Chonitès dont le pessimisme s'explique aisément par le fait qu'il écrit après 1204. Si P. Magdalino a mis à profit, comme il le reconnaît lui-même, les progrès de l'historiographie récente (Cheynet et d'autres sur la sociologie et l'organisation du pouvoir, Hendy sur l'économie, Lilie sur les rapports avec les Etats croisés, etc.), il a surtout été capable de maîtriser la totalité de la production littéraire, Dieu sait, prolixe et d'accès difficile à tous points de vue (publications dispersées, voire encore inédites, langue souvent obscure et recherchée), pour en offrir une interprétation d'une perspicacité et d'une finesse remarquables, confrontant les discours des sources rhétoriques à euxmêmes comme aux autres textes et faisant livrer aux topoi convenus comme aux silences mêmes des auteurs leur part de vérité cachée.

Aussi est-ce sur tous les aspects les plus concernés par cette production littéraire (discours, correspondances, traités théologiques, oeuvres philosophiques) : vie intellectuelle et religieuse, mécanismes du pouvoir et fonctionnement de la cour, image de l'empereur, que l'on trouvera les chapitres les plus neufs et les plus séduisants, le chapitre « économique » sur « les provinces » se laissant souvent entraîner par la rhétorique des sources (ainsi sur la pression fiscale ou sur la cherté des livres), en négligeant les discussions techniques ou les données factuelles disponibles (cf. ici respectivement la discussion de J. Lefort dans Iviron, II, p. 27-33 ou l'étude de V. Kravari dans Hommes et richesses, II). Mais en ces temps de spécialisation excessive que nous vivons on ne saurait faire reproche d'imperfections minimes de l'information à un


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auteur qui a eu le courage et surtout la capacité de se faire l'historien d'une politique et d'une époque parmi les plus brillantes que Byzance ait connues.

Il est difficile dans le cadre d'un compte rendu de résumer toutes les conclusions et de rendre la finesse — si adaptée en outre à son objet — et l'équilibre de jugement de ce grand livre à tous les sens du terme, dont on regrettera seulement que le plan thématique, par ailleurs approprié, n'ait pas fait place à un rappel événementiel à l'usage des non-spécialistes. Le chapitre 1, sur l'Empire entre Orient et Occident, en tient toutefois lieu en ce qui concerne la politique extérieure. Celle-ci est parfaitement remise en perspective : ainsi le « désastre » de Myrioképhalon ne fut pas aussi catastrophique qu'on le croit pour la frontière d'Asie mineure, la diplomatie des dernières années du règne était encore pleine de ressources, la mort de Manuel fut douloureusement ressentie en Occident, son « oecuménisme » était sincère et sa latinophilie n'était qu'un exemple parmi d'autres d'un cosmopolitisme pratiqué aussi bien à Palerme qu'à Konya.

Au service de cette puissance extérieure, un système de pouvoir où, comme l'écrivait Paul Lemerle, la grande nouveauté de l'époque des Comnènes est que « par une véritable déviation de l'institution, l'empire est devenu une affaire de famille, administrée en famille ». Ce système, analysé ici en détail, est en quelque sorte légalisé par l'élévation de tout le groupe familial à un statut distinct au sommet de la hiérarchie (les sébastes) ; à l'inverse de celui, instable, du XIe siècle, avec ses révolutions de palais et ses tentatives d'usurpation réussies ou non, il assurera la relative stabilité du pouvoir jusqu'en 1453, mais l'affaiblira aussi en le liant trop étroitement à une parentèle parfois incompétente ou dangereuse, ou les deux à la fois comme le montre l'exemple du futur Andronic Ier.

L'administration byzantine est alors l'une des plus sophistiquées du monde, ni plus ni moins inefficace que par le passé comme vient de le montrer J.-Cl. Cheynet (Byz. Forschungen, 1993, p. 7-16), et la justice connaît un développement particulier « in response to an increasing volume of litigation » dont il faudrait se demander s'il n'était pas lié lui-même à un développement des affaires et des transactions. L'armée emploie un nombre de mercenaires étrangers encore plus grand qu'au XIe siècle : en majorité des chrétiens, latins pour la plupart, mais aussi des Turcs ou des groupes appartenant aux peuples de la steppe. On a souvent attribué à ce recrutement externe, ainsi qu'à la rémunération d'une partie de ces mercenaires par le système de la pronoia, la responsabilité de l'échec militaire de Byzance à la fin du XIIe siècle. P. Magdalino en doute avec raison et souligne l'efficacité de cette armée de professionnels par rapport à celle de l'ancienne armée des thèmes. Il y voit — nouveau parallèle avec l'époque de Justinien — « a part and parcel of the empire's slow return to late antique levels of civilisation and urbanisation » et, ajouterais-je volontiers, « of monetisation ». P. Magdalino se demande même si les Byzantins auraient réhabilité l'hellénisme comme ils l'ont fait plus tard — mais la tendance est perceptible en ce sens dès 1150 — s'ils n'avaient pas eu besoin de contrer ainsi la « barbarie latine ».

Si l'on peut attribuer à Paul Lemerle le mérite d'avoir réhabilité le XIe siècle dans tous ses aspects ou à Michael Hendy un mérite analogue à propos de l'activité économique du XIIe siècle, c'est à P. Magdalino que revient celui d'avoir rétabli une image équilibrée du règne de Manuel Comnène dans tous les domaines. Aucun médiéviste ne pourra se dispenser d'avoir recours à ce livre pour mieux saisir non seulement l'évolution interne de l'empire et la synthèse réalisée entre la société civile du XIe siècle et le militarisme nécessaire à la


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défense de l'Etat, mais aussi les relations de Byzance avec un Occident en expansion. Manuel s'était adapté à cette nouvelle situation en cherchant un modus vivendi avec Barberousse et en s'efforçant de placer l'empire au centre d'une hiérarchie féodale d'états clients ou vassaux ; pourtant sa diplomatie, du besant pourrait-on dire, ne fut pas étrangère au mépris réciproque (pour le Grec couard et menteur à l'Ouest, pour le Latin courageux sans doute mais assoiffé d'or et de sang à Byzance). Comme l'empereur chevaleresque et généreux qui avait contribué à les susciter n'était plus là pour les satisfaire, les attentes de l'Occident en un empire sauveur et soutien de l'Orient latin n'en demeuraient pas moins, d'où le malentendu meurtrier de la IVe Croisade.

Cécile MORRISSON.

L. K. Little, Benedictine maledictions. Liturgical cursing in romanesque France, Cornell Univ. Press, Ithaca et Londres, 1993, XX, 296 p.

Ce livre à la fois extrêmement savant et exceptionnellement scrupuleux, n'est pas d'une approche très facile, le lecteur étant parfois gêné, faute d'une érudition adéquate, pour saisir ce qui est indiqué en des expressions extrêmement concises ou ce à quoi il est seulement fait allusion, ou ne parvenant guère, en d'autres passages, à suivre les nuances qui interviennent pour aborder l'exposé sous un angle nouveau et en recoudre les diverses pièces de diverses manières. Il est en revanche d'un intérêt passionnant par l'originalité même de sa recherche ainsi que par la finesse de ses analyses.

Celles-ci visent, en effet, à relever et à expliquer la démarche des moines qui maudissent leurs ennemis et supplient Dieu, non pas de leur pardonner, mais « de faire de leurs enfants des orphelins et de leurs épouses des veuves » (selon les formules du Psaume 108), démarche qui se concrétise en une liturgie particulière lorsque, aux alentours de l'an 1000, trois usages commencent à se fondre en un cérémonial singulier : d'une part, la « clameur » (clamor), c'est-à-dire l'appel à la justice de Dieu pour punir les méchants, transmise à la société carolingienne à partir d'inconscientes traditions païennes et de procédures romaines (l'appel au tribunal en faveur des enfants et des pauvres) ; d'autre part, l'utilisation des saints, plus spécialement de leurs reliques et de leurs images, que l'on associe à cette réquisition parce que l'on considère qu'ils sont faits pour protéger contre les malheurs, selon des modalités originellement celtiques (pour la défense des chrétientés celtes contre les AngloSaxons) , introduites sur le continent par les colombaniens, qui donnent forme à l'humiliation des saints (on étend sur le sol dans le choeur au bas de l'autel reliquaires, icônes et statues qui participent à la prosternation suppliante des religieux) ; l'anathème enfin, qui voue les coupables à de terribles punitions ici-bas et au châtiment éternel dans l'au-delà (sauf pénitences, réparation et réintégration). Ainsi façonné, le rite de la malédiction, pratiqué par les moines bénédictins et, à un degré moindre, par d'autres communautés (chapitres), se déroule parfois sous une forme relativement courte, parfois selon une procédure assez longue avec récitation des psaumes les plus vindicatifs. Il s'affine et se diffuse avec les désordres et les violences provoqués par l'affaiblissement de la puissance publique et l'incapacité des institutions judiciaires, dont sont victimes des populations sans défense — en même temps que s'élaborent les mouvements de paix. Les moines, assaillis plus que d'autres par ces malheurs, en


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sont les principaux promoteurs, soit qu'ils attirent les convoitises par leur relative richesse, soit qu'ils n'aient aucun moyen de se défendre (ils sont inermes), soit qu'ils gênent (par les relations de leur monastère avec les lignages qui le soutiennent contre d'autres), soit même en certains cas qu'ils provoquent les offenses (en sollicitant un peu abusivement des dons que les héritiers des donateurs remettent en cause).

L. K. Little analyse l'histoire et les modalités de ces malédictions à travers les manuscrits qui les contiennent et les chroniques et autres documents qui en rapportent l'usage. Il relève à partir de là que cette histoire est plus particulièrement confinée dans les pays français situés entre la Charente et le Rhin ainsi que, de façon apparemment plus disséminée, en Italie, en Angleterre et en certaines régions germaniques (Autriche). Ce faisant, il ne souligne pas assez fortement, semble-t-il, combien une telle constatation pose problème, car la crise des pouvoirs publics ne frappe pas avec la même acuité ces diverses contrées. Il n'explique guère non plus l'absence de ces rites en d'autres (Provence)... Si bien que l'on est en droit de se demander si la diffusion de ces pratiques n'a pas été due tout autant aux relations institutionnelles (à l'intérieur d'un réseau organisé) et spirituelles nouées entre des monastères, à l'instar de la propagation des rouleaux de morts.

Quoi qu'il en soit, l'auteur apporte avec ce livre une réflexion très stimulante sur l'histoire religieuse de ces siècles et, en même temps, sur l'histoire institutionnelle (celle de la justice) et donc sur l'histoire politique et sociale. Il éclaire avec perspicacité le comportement religieux des hommes du XIe et de la première moitié du XIIe siècles, pour lesquels Dieu est d'abord celui qui récompense ou punit — qui doit récompenser ou punir, les saints étant en quelque sorte chargés de le lui rappeler et étant eux-mêmes rappelés à l'ordre dans leur humiliation lorsqu'ils n'ont pas fait leur devoir. A la fin du XIIe siècle, en revanche, plus encore après 1250, la malédiction disparaît, parce que les justices, et au premier chef l'ecclésiastique, se réimposent et parce que le droit romain retrouvé fournit l'arsenal juridique nécessaire, sans doute aussi parce que le rapport de l'homme à Dieu s'est profondément modifié (le 2e Concile de Lyon, en 1274, interdit l'humiliation des saints). Ne pourrait-on pas ajouter que, si la société s'est alors munie des moyens de condamner ceux qui portent préjudice aux moines, l'Eglise a, quant à elle, mis en place, avec l'Inquisition, les instruments qui lui permettent d'éliminer ses ennemis. Lorsque la malédiction, c'est-à-dire l'anathème lié à la prière, est évacuée des rites, la force répressive pour la défense de la religion entre dans le droit.

Marcel PACAUT.

J. C.-Schmitt, Les revenants. Les vivants et les morts dans la société médiévale, Bibliothèque des histoires, NRF, Gallimard, 1994, 306 p.

Jean Gobi, Dialogue avec un fantôme, dossier établi, traduit et annoté par Marie-Anne Polo de Beaulieu, La roue à livres/Documents, Les Belles-Lettres, 1994, XXXI, 187 p.

L'idée fondamentale de l'ouvrage de J.-Cl. Schmitt, plusieurs fois exprimée par l'auteur, est que « les morts n'ont d'autre existence que celle que les vivants leur donnent ». Pour un grand nombre de nos contemporains ils n'en


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ont aucune. Pour ceux qui, parmi eux, sont croyants, ils en ont une, mais d'essence spirituelle (l'âme), la résurrection des corps ne devant survenir qu'à la fin des temps selon le dessein insondable de Dieu, et ils n'entrent jamais en relation avec leurs survivants. Seul un petit nombre, adeptes du spiritisme, le plus souvent considérés comme des fantaisistes, prétendent communiquer avec eux. Au Moyen Age, au contraire, il était accepté qu'en certaines circonstances les défunts revenaient à leur initiative pour parler à ceux qu'ils avaient abandonnés, en quelque sorte avec l'accord de Dieu, ce qui conduisait à redouter que ces retours fussent l'oeuvre subreptice du démon (et obligeait donc les « visionnaires » à être « couverts » par les clercs et par l'autorité ecclésiastique). A l'origine cependant, saint Augustin s'était refusé à admettre de telles relations (en avançant que, lorsqu'on voit un mort en rêve, celui-ci l'ignore, qu'aucune vision ne se produit de par la volonté du disparu, que l'on voit seulement des ombres, etc.). Mais, dès l'époque de Grégoire le Grand (Dialogues), puis avec le développement du culte pour les morts, ce type de phénomène s'intègre au domaine « du croire ». Aux XIIe et XIIIe siècles, les revenants envahissent la littérature avec les miracula (apparitions de saints), les mirabilia (interventions du surnaturel) et surtout les exempta (récits d'événements qui ont un côté prodigieux, dont on tire des leçons religieuses et morales), toute cette documentation, qui informe l'historien, étant généralement l'oeuvre de clercs savants qui rapportent ce qui leur est dit et ce que les rumeurs leur font entendre.

C'est à partir de ces données qu'a été conçu et rédigé ce livre foisonnant d'idées, qui, en éclairant d'abord un secteur très particulier de l'histoire religieuse, en dépasse de beaucoup le champ.

Dans ces revenances J.-Cl. Schmitt distingue les rêves des visions éveillées. Les premiers, le plus souvent racontés dans des écrits ou des témoignages autobiographiques (de clercs et de moines, plus tard de laïcs), sont d'une façon ou d'une autre conséquence d'un traumatisme et donc susceptibles d'être expliqués par la psychanalyse (Guibert de Nogent mentionnant les rêves de sa mère troublée par la découverte que son mari avait eu un enfant adultérin, qui plus est un enfant mort-né ; Joinville dépité de ne pas avoir été consulté pour la canonisation de saint Louis ; au XVe siècle Giovanni Morelli profondément affecté par la perte d'un enfant dont la présence le consolait de sa propre enfance très malheureuse). Les visions éveillées, en revanche, concernent des hommes et des femmes qui les décrivent et qui répètent les conversations qui les ont accompagnées, ce qui permet à des auteurs de les mettre en forme. En analysant au plus près ces récits, on constate qu'assez tôt (dès le XIe siècle, plus encore au XIIe), ces auteurs, qui en ont reçu une version sans avoir forcément recueilli un témoignage direct (avant tout des moines : Thietmar de Mersebourg, Pierre Damien, Pierre le Vénérable, etc.) prennent essentiellement en considération, pour les rapporter, les visions qui confortent leurs objectifs idéologiques (la réforme grégorienne, l'excellence des moines, le mariage chrétien). A côté, peut-être un peu plus tard, d'autres auteurs reproduisent, dans des mirabilia, des exempta, des chroniques et autres ouvrages, ce que leur disent les visionnaires ou des témoins proches d'eux en intervenant de manière encore plus délibérée afin d'organiser les faits et les paroles. Il en résulte que la vision, d'abord objectivisée par le visionnaire qui en fait une réalité extérieure a lui, donne lieu à un « récit socialisé », c'est-à-dire pleinement adapté aux préoccupations de la société chrétienne du temps et constituant donc un fait social utilisable et utilisé par l'Eglise à des fins idéologiques. Ainsi en est-il du récit que fournit Gervais de Tilbury de l'apparition, à Beaucaire en 1211, d'un jeune


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enfant défunt à sa cousine âgée de onze ans, qui reproduit le dialogue engagé avec l'au-delà en insistant sur ce qui y est dit du Purgatoire, de même que des très nombreuses visions racontées par des Cisterciens et surtout par des Mendiants au cours des XIIIe, XIVe et XVe siècles : les âmes errantes de Montaillou, les revenants du Yorkshire, le boulanger breton qui revient la nuit aider sa femme, plus tard en 1437-1438, sur un mode plus élaboré, l'apparition d'Heinrich Bushmann à son petit-fils Arndt, un paysan rhénan devenu prémontré.

A un niveau supérieur, le pouvoir ecclésiastique ne se contente plus de s'introduire dans le récit afin de l'orienter. Il agit aussi en contrôlant lui-même la vision et en participant au dialogue par l'interrogatoire du revenant. L'oeuvre la plus significative de ce point de vue est le Traité de l'esprit de Guy que nous apporte en traduction, accompagné d'autres documents, le petit ouvrage fort clair de M. A. Polo de Beaulieu, dont on peut regretter toutefois que les commentaires qui y sont joints ne soient pas davantage étoffés. Le traité concerne un événement survenu à Aies en 1323 ou 1324, à savoir un dialogue tenu pendant une semaine entre une femme et son mari défunt Guy de Corvo, dont la voix est en outre entendue par d'autres personnes au point de faire naître une rumeur telle que les autorités locales (et peut-être aussi la veuve) prient le prieur du couvent des Prêcheurs de la ville, Jean Gobi, d'intervenir. Ce dernier se rend dans la maison de Guy, en compagnie de trois clercs et de plusieurs dizaines d'habitants de la cité, après avoir pris soin de mettre sous ses vêtements une hostie afin de déjouer, le cas échéant, une entreprise diabolique. Il questionne l'esprit qui répond être l'âme du disparu, encore en Purgatoire pour n'avoir pas accompli, ainsi que son épouse, la pénitence qui leur avait été imposée en confession après l'aveu d'un très grave péché commis avec elle. Gobi rédige presque aussitôt un procès verbal, puis, par la suite, un traité beaucoup plus long (auquel collabore un clerc italien). Mais l'un et l'autre sont, selon la formule de M. A. Polo, des « fictions littéraires », par lesquelles est diffusée parmi les laïcs la doctrine de la communion des saints et grâce auxquelles ceux-ci sont instruits des pratiques à observer de façon contraignante à l'égard des défunts, pratiques qui en entretiennent la memoria jusqu'au jour où, ayant été accomplies, le « travail du deuil » achevé, il n'est ni indécent ni interdit d'oublier.

Si le pouvoir intervient pour récupérer les revenants, d'autres considérations agissent parfois aussi qui, sans se fonder uniquement sur des témoignages et des rumeurs, transforment ces récits édifiants en des légendes épiques ou en des romans satiriques. C'est ce qu'illustre l'histoire de la Mesnie Hellequin, à laquelle, au coeur de son livre, J.-Cl. Schmitt s'arrête assez longuement. La Mesnie apparaît pour la première fois dans l'Histoire ecclésiastique d'Orderic Vital (1075-1142), qui écrit que le prêtre Walchelin, desservant de l'église de Bonneval en Normandie, lui a raconté qu'il avait eu dans la nuit du 1er janvier 1091 la vision d'un immense défilé des damnés (pas forcément déjà en enfer pour l'éternité) répartis en trois troupes, les gens de condition moyenne, les clercs et les moines, les chevaliers, selon la perception trifonctionnelle de la société qu'ébauche naturellement un auteur savant. De ces trois groupes, celui des chevaliers, punis pour avoir abusé de la violence, est le plus appréhensif, parce qu'il renvoie aux excès des bandes féodales (comme, en Normandie, celles du sire de Bellême) et parce que l'un d'eux, frère du visionnaire, demande des messes pour sa libération en reconnaissant la justice du châtiment qui le frappe. La vision, ainsi objectivisée et socialisée à des fins morales et politiques, est reprise dans d'autres récits en Angleterre, puis en Allemagne et enfin en France, où elle se mêle à de vieilles légendes (le chef breton Herla — Herle —


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quin — , qui pactise avec le « roi des nains » et donc avec le diable, et est avec sa mesnie, condamné à l'errance), à des propos de propagande (Hellequin, le roi des morts du Roman de Fauvel, qui mène un fantastique charivari dont le destinataires est Philippe le Bel) ou, plus tard, à la satire politique et mondaine (Herlequin, devenu Arlequin, le roi des bouffons). Tout cela tend à marginaliser l'aspect prodigieux de la vision en faisant intervenir un autre imaginaire — car la vision, qui est d'abord fait subjectif, relève aussi de l'imaginaire — , ce que J.-Cl. Schmitt suggère plus qu'il ne le dit. En revanche, en analysant à la fin de son étude, le temps et l'espace des morts ainsi que la représentation concrète (iconographique) que l'on s'en donne et qui conduit, fin du XIIIe siècle, à la naissance du fantôme, il enrichit considérablement l'histoire de l'imaginaire qui, à partir du point de vue où il s'est placé pour l'observer, s'achève au XVIe siècle lorsque les autorités se mettent à assimiler les visionnaires aux sorciers et à en faire des suppôts du démon, lorsque la réforme protestante conteste le fondement religieux de ces phénomènes, lorsque prend fin aussi l'époque de la « mort apprivoisée ».

La lecture terminée, le lecteur, subjugué, rassasié au-delà de ses appétences, parfois désorienté par le cheminement complexe de l'analyse, peutêtre insatisfait aussi de ne pas comprendre pourquoi la Normandie et l'Angleterre semblent avoir davantage que d'autres régions attiré les revenants, accepte plus aisément encore qu'au départ le principe rationnel de l'auteur, selon lequel les revenants n'ont jamais existé parce que les morts ne peuvent en aucune façon renouer ici-bas des relations avec les vivants. En relevant qu'au Moyen Age tout le monde croyait à ces résurgences des disparus, J.-Cl. Schmitt enrichit nos connaissances sur la culture de cette période et nous apporte un moyen de mieux comprendre les modalités originales du « croire » de ce temps, en éclairant au mieux l'attitude des visionnaires, des gens de leur entourage, des témoins du prodige et de tous ceux qui font naître et diffusent la rumeur. Sans doute aussi celle des clercs qui, en reprenant les récits, transmettent, en les amplifiant et codifiant, un message qui leur convient, de la valeur irréfutable duquel les revenants et les visionnaires sont les garants. En se demandant toutefois où s'est située pour eux la démarcation entre leur « croire » (lorsqu'ils apprennent ou constatent la vision) et leur « faire croire » (lorsqu'ils en ajoutent ou lorsqu'ils composent eux-mêmes le dialogue dans une opération fictive, comme Jean Gobi qui le dirige afin de recevoir les réponses qu'il désire).

Marcel PACAUT.

Marc Venard, Réforme protestante, réforme catholique dans la province d'Avignon — XVIe siècle, Paris, Editions du Cerf, 1993, 1 280 p. 340 F.

Entreprise périlleuse que de rendre compte de l'ouvrage essentiel — puisqu'il s'agit de l'édition allégée de sa thèse — du vice-président de la Société d'histoire religieuse de la France, directeur de la Revue d'histoire de l'Eglise de France ; pourtant, comment ne pas dire à l'historien, au public, ce qu'apporte l'ouvrage de Marc Venard ? Enorme volume dont la lecture n'est pourtant jamais fastidieuse, tant il est nourri de réalités perceptibles à chaque page. On connaissait déjà les recherches de l'auteur, menées depuis 1960, sur l'histoire religieuse. De sa thèse, soutenue en 1977, sur les aspects religieux dans la province d'Avignon au XVIe siècle, sont issues près de 1 300 pages, avec une préface


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d'Alphonse Dupront, en vérité majeure partie de son rapport de thèse. Que reste-t-il donc à dire à l'auteur de ces lignes, après les propos savants et pénétrants d'un tel connaisseur ? Demeurent, sans doute, les réflexions du lecteur familier du passé provençal et de ses archives, particulièrement intéressé par les questions religieuses et ce XVIe siècle où se noue le drame que l'on sait, et d'où est issue la société moderne.

Le chercheur pointilleux ne trouvera rien à redire à tous ces à-côtés indispensables, qui n'alourdissent pas le texte (sources, bibliographie, index des noms de personnes et de lieux), pas plus qu'aux riches éléments groupés sous le titre d' « annexes » : cartes, tableaux, graphiques et illustrations, dont la publication, outre les renseignements qu'ils apportent, permet de mesurer quelque peu la précision des investigations de l'auteur ; l'ancien conservateur des archives garde le souvenir de questions toujours pertinentes posées par son correspondant, questions qui apportaient un enrichissement intellectuel par la recherche qu'elles suscitaient. Sous-tendue par des années de patient labeur -les documents ne se livrent qu'à ceux qui les scrutent avec persévérance, remarque particulièrement vraie pour une période où latin, français, provençal, sont bien rarement calligraphiés -, la réflexion de l'auteur se nourrit d'innombrables faits ou notations, de portraits aussi, tout à fait bien venus.

Son propos initial : vérifier dans quelle mesure la réforme tridentine s'était d'abord implantée à Avignon et dans sa région pour, de là, rayonner en France, s'est largement étendu, d'abord à l'étude de la réforme protestante, puis à « l'émergence, dans le milieu avignonnais, de ce qui a constitué le catholicisme moderne ». L'ouvrage s'ordonne en périodes chronologiques, après une première partie que nous dirions de géographie humaine. Le cadre est dressé, avec un tableau évocateur de la ville d'Avignon et de sa province religieuse (les quatre diocèses d'Avignon, Carpentras, Cavaillon et Vaison, auxquels l'auteur a joint celui d'Orange, dépendant d'Arles), où apparaît, nonobstant la domination économique de la grande ville, la diversité politique entre le comtat venaissin, la principauté d'Orange, et la partie française (fractions de Languedoc, Provence, Dauphiné). Unité et contrastes, donc que vont illustrer les trois phases successives de l'évolution religieuse : mise en question (1520-1545), recherche d'un nouveau modèle (1545-1574), avènement du catholicisme moderne (1575-1610). La cinquième partie est consacrée à l'étude sociologique, tandis que la dernière, intitulée « conclusions et ouvertures », indique, par ce titre même, à quelle projection dans l'avenir procède l'auteur à partir des constats du XVIe siècle.

J'ai dit plus haut l'intérêt soutenu que suscite la lecture du texte ; sa caractéristique essentielle me paraît être, quelle que soit par ailleurs la rigueur de l'exposé, le foisonnement ; rien n'est avancé sans l'appui, exprimé ou évoqué, de sources multiples, à partir desquelles s'élaborent tant l'établissement d'un fait que celui d'une explication, toujours subtile et nuancée. Dirai-je avoir pris un intérêt particulier à ce qui touche les Vaudois du Luberon, dont l'histoire tragique fait figure de sanglant prologue aux luttes religieuses ? Leur ralliement à la Réforme aurait, pense Marc Venard, plutôt que favorisé la diffusion des idées nouvelles, précipité le processus de répression, et le massacre de 1545 serait une sorte de dragonnade avant la lettre ; il en a, en effet, bien des aspects, sans oublier celui non négligeable de la semence du sang des martyrs. En fait, l'étude, très poussée, de ce que l'on peut saisir de l'histoire des communautés protestantes de la région — l'une des premières touchées par la Réforme, et qui aurait bien pu y adhérer massivement — tient assez peu de place au regard du tableau à la fois si vaste et si détaillé du monde catholique,


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sur le devant de la scène duquel se voient les prélats romains, les Jésuites, et d'où se détachent de grandes figures comme celles de Sadolet ou de César de Bus.

Cent cinquante pages sont nécessaires pour amener le lecteur du Concile de Trente à l'introduction effective du modèle qu'il va imposer. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, Avignon n'était pas, a priori, une citadelle romaine, mais se trouvait très vulnérable, le mécontentement populaire — social ou économique — pouvant, à tout moment, se traduire par un penchant vers le parti français ou vers la réforme protestante.

Le combat contre les protestants une fois gagné, on assiste, dans le dernier quart de siècle, à une vague de procès de sorcellerie, aux détails assez effarants — mais les procès politiques du XXe siècle sont-ils très différents ? — , le diable, ennemi permanent peut revêtir bien des formes et susciter bien des répressions.

Il faudra l'action persévérante des évêques réformateurs pour opérer une véritable reprise en main du clergé séculier : concours pour la collation des cures, par exemple, et surtout rappel et mise en vigueur de la nécessité pour le clergé d'une vie à part, manifestée à la fois par le vêtement, le comportement, le logement, la culture. A cette vie exemplaire, le clerc devra être préparé par une éducation spéciale, celle des séminaires — dont, pourtant, on voit que l'établissement et le maintien ne vont pas de soi, même en terre papale. Quant aux réguliers, outre les réformes de divers ordres, se marque surtout la place essentielle prise par les Jésuites, formateurs de l'élite sociale et des futurs prêtres. Le peuple catholique, regroupé dans les confréries dont l'essor ou la naissance s'affirment (pénitents, CorpusDomini, Rosaire), fait l'objet d'une attention particulière grâce au développement du catéchisme, des prédications, de l'enseignement. Son idéal religieux s'incarne assez bien dans Antoinette Reveillade, de Cavaillon, modèle de dévotion exaltée mais aussi de simplicité, tandis que se développe la notion de direction spirituelle, et que César de Bus représente une foi plus intellectualisée. La dévotion contrôlée, non dépourvue cependant de mortifications et d'oraison mystique, caractérise le fondateur de la congrégation des pères de la doctrine chrétienne.

Déjà largement esquissée dans les chapitres précédents, la sociologie, objet de la cinquième partie de l'ouvrage, évoque les diverses couches de la population, où une noblesse ouverte, souvent cultivée, côtoie le monde des juristes aussi bien que celui des négociants, formant l'élite sociale qui pousse ses enfants vers les dignités ecclésiastiques, et, malgré des manifestations religieuses mondaines, est souvent animée d'une piété profonde et agissante ; élite qui a paru, dans les années 1559-1560, encline à glisser vers le protestantisme, mais dont, finalement, ont persisté dans leur adhésion à la Réformation les docteurs et les notaires plutôt que les gentilshommes et les marchands, sur qui, il est vrai, pèse davantage la menace de la confiscation. Particulièrement bien venue apparaît l'évocation, très vivante, de cette élite dans le protestantisme et dans la catholicisme. L'exemple des notables de Courthézon, perceptible grâce aux textes notariés, indique la cohésion de la communauté réformée qu'ils encadrent avec générosité ; l'usage de prénoms bibliques ne saurait surprendre qui a connu, dans sa propre enfance, après tout pas si lointaine, tant de Rachel, d'Elisée, de Samuel, dans ses Cévennes natales ! Quant à l'élite catholique, qui a pu être d'abord tentée par la Réformation, elle va défendre vigoureusement la religion établie et adopter la réforme tridentine. Dans les masses populaires (artisans, paysans, pauvres, souvent illettrés), si les Vaudois du Lubéron se sont ralliés massivement au protestantisme, l'adhésion person-


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nelle des gens simples à la nouvelle religion procède du message réformé luimême, et de son expression française accessible à tous — au pays d'Avignon, tout le monde comprend le français — , et touche surtout les alphabétisés, davantage attirés par le contact direct avec l'Ecriture. En fait, mis à part, toujours, le phénomène vaudois, étranger, le pays comtadin provençal, dans son ensemble, et surtout chez les ruraux, a rejeté le protestantisme, alors même qu'il tentait les élites. « Cardeurs huguenots et laboureurs papistes », cette maxime simplificatrice d'E. Le Roy Ladurie énonce une dualité réelle entre le peuple des métiers et celui de la terre. Rejet spontané, répression, persécution, reprise en main et application de la réforme catholique, autant de cause de l'échec de la réforme protestante, qui ont permis aux autorités religieuses d'Avignon de proposer leur province comme modèle à la France ; la comparaison avec l'application de la réforme tridentine dans d'autres diocèses confirme cette réussite.

En guise de conclusions, Marc Venard prolonge ses investigations dans le temps. Au XVIIe siècle, se voit l'implantation solide de la réforme du clergé, mais aussi une certaine inertie touchant l'instruction chrétienne, à laquelle essaient de remédier prédications et missions, la fin du siècle marquant l'apogée de la piété baroque, manifestée à la fois dans l'art religieux et dans les dévotions ; mais l'auteur, au-delà de cet aspect, discerne les signes d'un catholicisme posttridentin reçu de Milan, ultramontain, tandis que s'achève l'écrasement du protestantisme devenu clandestin après 1685. Les données fournies, un siècle plus tard, par les cahiers de doléances, montrent la persistance des préoccupations religieuses ; mais l'on est en 1790, déjà a pénétré le langage nouveau et pointe l'idéal des Lumières. Encore un siècle, et l'auteur peut souligner le contraste politico-religieux entre les villages de Mazan, où le vote à droite rejoint la pratique religieuse, et de Velleron, exemple contraire ; contraste qui se mue en indifférence à Roussillon au milieu du XXe siècle. Quant à la Vendée provençale, il ne semble pas que l'on puisse en trouver l'origine avant la première moitié du XIXe siècle. La déchristianisation, enfin, étape la plus récente de l'évolution mentale, apparaît comme plus précoce et plus complète là même où la réforme catholique avait le mieux pénétré : paradoxe que l'auteur explique par le tri opéré à la fois parmi les objets sacrés (images, reliques), et les gestes sacralisant, tout en soulignant les points faibles du catholicisme dévot, aboutissant à la féminisation de la pratique religieuse. Les toutes dernières pages rappellent le difficile départ, pour l'historien, entre le for intérieur des fidèles et les manifestations extérieures des églises organisées, ainsi que l'adaptation, au XVIe siècle, pour les chrétiens des deux confessions, à un modèle idéal, faisant appel à la conscience personnelle et à l'action individuelle.

« Grand livre », disait, de l'ouvrage de Marc Venard, le critique du quotidien Le Monde (19 mars 1994). J'ai, au cours de ces lignes, parlé de foisonnement; si j'ai réussi à faire sentir à la fois la richesse de la documentation et l'acuité d'une réflexion aussi sensible qu'objective, j'aurai sans doute pu convaincre le lecteur que, si l'auteur déclare, dans son avant-propos, avoir renoncé à écrire une « histoire totale », il a cependant dressé un tableau extraordinairement complet et vivant de la province d'Avignon dans ses diverses composantes, en ces temps où foi et religion ont déterminé tant de comportements et d'événements. Au sola fides, sola scriptura font face processions, pèlerinages et chapelets, mais aussi mysticisme et rigueur de vie ; ne s'agit-il pas de diverses manières d'honorer Dieu ? Et Marc Venard ne nous les fait-il pas percevoir ?

Madeleine VILLARD.


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Jean-Pierre Tardieu, L'Eglise et les Noirs au Pérou, XVIe et XVIIe siècles, publications du Centre de recherches littéraires et historiques de l'Université de La Réunion, L'Harmattan, Paris, 1993, 2 tomes, 1 033 p.

C'est à partir du livre de Frederick P. Bowser, The African Slave in Colonial Peru, 1524-1650, et de son propre séjour dans cette Afrique de l'Ouest d'où furent arrachées tant de « cargaisons » tragiquement hémorragiques et dommageables à l'avenir du continent noir, que Jean-Pierre Tardieu, déjà en longue familiarité avec Noirs et Indiens au Pérou (cf. notre compte rendu, RH, n° 57, 1991, p. 166-168), nous offre cette nouvelle étude érudite, exhaustive et passionnante sur l'Eglise et les Noirs dans le même pays aux deux premiers siècles coloniaux.

Pour couper court aux polémique que l'on devine et qui ont marqué le XIXe siècle, Jean-Pierre Tardieu rappelle d'emblée, pages 21-35, et par référence à l'Ecriture et à la Patrologie gréco-latine, que l'esclavage n'est pas une invention du christianisme, mais une survivance de l'Antiquité, l'héritage aménagé d'une longue tradition orientale, romaine et méditerranéenne.

Pour saint Jean Chrysostome, saint Augustin, saint Ambroise ou saint Thomas, l'esclavage n'est pas incompatible avec la Révélation ; mais par la redéfinition des valeurs et l'affirmation d'une égale dignité à l'accession au Royaume, le christianisme confère à la relation maîtres-esclaves une signification entièrement nouvelle. Reposant désormais sur la hiérarchie naturelle de la création et sur des rapports quasi familiaux entre maîtres et esclaves, la servitude n'exclut aucunement le « véritable affranchissement », celui de l'Esprit, dans la fidélité à la Parole du Christ.

Héritière donc d'une longue tradition servile — le rappeler n'était pas inutile -, l'Eglise se voit toutefois confrontée en Amérique au phénomène de la traite qui confère à cette institution une ampleur jusqu'alors inconnue, source de préoccupations nouvelles constituant la problématique essentielle des relations à entretenir avec les victimes de la société si complexe mise en place par la Conquête.

Des scrupules, l'Eglise, certes, en éprouve, au moins dans l'immédiat, à preuve le malaise noté par Zurara (p. 39) lors de la fourniture aux navigateurs portugais des premiers esclaves échangés contre des marchandises. Mais ce nouveau commerce, désormais le fait de tous car très vite «justifié », Rome l'officialise par la bulle d'Eugène IV dès 1446 et au bénéfice exclusif des Portugais (cf. p. 41-42) — sans préjudice de réserves ultérieures et timides (Paul III en 1537, Urbain VIII un siècle plus tard) qui n'auront d'ailleurs pas valeur de condamnation, le Saint-Siège ne souhaitant pas porter atteinte à l'économie du Nouveau Monde ni se priver du seul moyen apparent d'arracher les Noirs au paganisme ou à l'Islam conquérant.

Le long chapitre III de la première partie (qui évoque le temps des commencements et l'établissement de la traite lors du bref monopole portugais) détermine avec précision les responsabilités ecclésiastiques dans le processus d'extension de l'esclavage aux Indes de Castille.

Mais Jean-Pierre Tardieu a bien délimité son sujet ; vous ne trouverez pas ici recensées les disputes espagnoles, type controverse de Valladolid, en matière de politiques indigènes, de constructions juridiques ou d'évangélisation sur la base des Nouvelles Lois de 1542. C'est sur la réaction, beaucoup moins connue, des principaux penseurs religieux traitant de l'attitude à adop-


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ter à l'égard des populations de couleur aliénées que porte l'examen. Ainsi l'archevêque dominicain de Mexico, Fray Alonso de Montûcar conteste-t-il, en théologien, les fondements juridiques de la traite, tout en repoussant pareillement l'habituelle argumentation humanitaire et spirituelle qui tente d'en légitimer la pratique ordinaire.

La revue des principales thèses espagnoles — Vitoria, de Soto, Mercado, Albornoz, Molina, Ledesma, Rebello, Tómas Sánchez — exposées ici à l'aide d'éclairantes citations, trouve un écho sur place, au Pérou, chez Pedro de la Reina Maldonado, Diego de Avendano et surtout Alonso de Sândoval, en réaction à ce que P. Chaunu a appelé « l'irrépressible enchaînement des abus ». Remarquable est toutefois pour l'auteur la faiblesse de l'impact obtenu par ces disputes locales sur le déroulement « normal » de la traite avec l'établissement des asientos, contrats réguliers entre la Couronne et les entrepreneurs spécialisés dans l'approvisionnement des Indes en main-d'oeuvre de substitution.

Dès lors, « le principe étant admis au niveau le plus élevé (cf. p. 105), il n'y avait plus de scrupules à avoir ». Ces débats théologiques nécessairement rappelés, « l'Eglise, puissance négrière » fait l'objet de la seconde et longue partie de l'ouvrage, pages 113-286. Au-delà des données démographiques et des évaluations numériques (parfois difficiles à établir eu égard aux désignations parfois imprécises malgré une apparente minutie comptable) et après l'étude très attachante des problèmes soulevés par la présence des Noirs dans les couvents féminins (p. 193 sq.), l'examen des rapports entre maîtres et esclaves nous fait entrer de plain-pied dans la vie ordinaire et quotidienne de la servitude dans les haciendas jésuites : rythmes de travail, vêtement, logement et santé, alimentation, marronnage et châtiments (limités par la charité et le paternalisme), instruction religieuse, baptême, dévotion, confession, communion, parrainage et patronage visant à l'exemplarité par une habile justification spirituelle de l'esclavage combinée à la bonne rentabilité des unités de production de l'ordre...

Le contrôle des Noirs et des Mulâtres que l'auteur examine ensuite et qui constitue la partie la plus riche de l'ouvrage, pages 297-716, approfondit en quelque sorte ce qui vient d'être dit. Il concerne avec l'éducation religieuse — communication, catéchèse par catéchisme « bref» de 1584 pour rudos y ocupados, administration des sacrements -, la pastorale à dispenser aux intéressés en vertu des leyes de Indias et des devoirs des maîtres selon les cédules de 1537 et 1596. Sur la base essentielle des archives épiscopales de Lima et par le recours aux écrits et à l'action de quelques grandes figures des operarios de negros — Luis López, Diego de Torres Bollo, Gabriel Perlín, Francisco del Castillo, Alonso Messia parmi d'autres — , l'auteur insiste sur le rejet par les Pères de toute « conceptualisation inopérante » au profit d'une pédagogie adaptée concernant la confession, la communion, les derniers sacrements, le mariage et la délicate question de l'accès des Noirs à l'ordination sacerdotale après les désillusions, rappelons-le, de l'ouverture du sacerdoce aux Indiens.

C'est encore le ministère des Jésuites, pastores extraordinarios des Noirs, présents à Lima dès 1568, qui fait l'objet ici des développements les plus riches d'enseignements grâce surtout aux « Lettres annuelles » de la Compagnie et aux archives locales comme à celles des conciles liméniens qui retracent ainsi par le menu les procès en béatification. L'étude s'achève donc logiquement par une réflexion « vers le haut » sur « le Noir et le surnaturel », pages 419-686 et « le Noir et la sainteté », pages 687-716, nourrie d'exemples de procès en sorcellerie faits aux Mulâtres, quarterons et Zambos ou, à l'inverse, de manifestations miraculeuses conduisant à l'exaltation des « Saints hommes noirs ». Le


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lecteur à qui le Pérou n'est pas inconnu goûtera particulièrement l'étude des origines du culte du « Seigneur des miracles », ce symbole de la capacité des Noirs à mettre à profit le surnaturel chrétien, dit très bien Jean-Pierre Tardieu, page 673, ainsi que la vie édifiante de Fray Martin de Porras, objet aujourd'hui encore de la dévotion liménienne. Voyez aussi son homologue, Fray Juan de la Cruz, des Augustins, également charitable et humble.

Que les esclaves fussent traités avec humanité était l'intérêt de tous, souligne l'auteur. Pour les raisons exposées plus haut, l'Eglise et en particulier les Jésuites ne se sont jamais lassés de combattre négligences et excès des maîtres tout en ne remettant jamais en question l'institution même de l'esclavage comme une donnée fondamentale de la société de l'époque. Et JeanPierre Tardieu de s'attacher à récapituler dans la dernière partie de son étude les diverses formes de la protection dont les responsables ecclésiastiques entouraient alors les esclaves : assistance sanitaire et oeuvres de bienfaisance, défense de la famille — en particulier contre l'exploitation sexuelle des femmes et pour l'assainissement des moeurs — , préparation aux responsabilités sociales et initiation prudente à la liberté couronnée par l'accession suprême à la prêtrise...

C'est sur le caractère « réaliste » de la politique des autorités religieuses que conclut Jean-Pierre Tardieu. Comme aux premiers temps de l'Eglise, celles-ci acceptaient l'esclavage pour ne pas saper les fondements de la société qui leur faisait une si grande place. Mieux, en ne remettant pas en cause les structures sociales sur lesquelles elle s'appuyait, l'Eglise augmentait elle-même sa puissance, prêchant la fraternité au maître, la résignation à l'esclave. « Le réalisme, observe l'auteur, n'était en aucune manière en contradiction avec l'enseignement des Ecritures dont la finalité n'est pas le bonheur terrestre, mais la félicité dans l'au-delà ».

Ainsi la conclusion du livre nous ramène-t-elle à son propos initial. Mais derrière un apostolat souvent exemplaire pour légitimer une exploitation éhontée, il faut bien reconnaître l'ambiguïté fondamentale de l'attitude religieuse dont la casuistique d'un Sándoval est une parfaite illustration. D'où l'interrogation finale de l'auteur : « L'Eglise du Pérou face au Noir, n'était-elle pas prise au piège de ses contradictions ? »

Par sa richesse, sa clarté, sa précision, cette analyse est une somme qui fourmille de « cas concrets » et de citations bienvenues derrière l'apparente redondance des grands thèmes ; elle est d'un intérêt palpitant parce qu'elle restitue en fait la société coloniale péruvienne en gestation dans toute sa diversité et, malgré l'oeuvre de charité, son impitoyable vérité. Elle est à mettre au rang des grandes études citées sur l'esclavage et le métissage dans le monde et les Amériques ibériques, celles de Magnus Môrner, Paul Ricard, Charles Verlinden, Frederick P. Bowser, Roger Bastide, Rolando Mellafe, sans omettre la vision des vaincus indiens de Nathan Wachtel. Bref, un ouvrage dense et dru, évocateur et étincelant d'érudition, un ouvrage qui eût certainement mérité une édition plus soignée... et peut-être un compendium qui en ramasserait et vulgariserait les enseignements essentiels.

Jean-Pierre BLANCPAIN.


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François Chevalier, L'Amérique Latine de l'Indépendance à nos jours, PUF, Paris, 1993, XIV, 723 p.

La première édition de cet ouvrage, dans la Nouvelle Clio, en 1977, s'était fait remarquer par son format inhabituel — 550 pages au lieu des 375 ou 400 traditionnellement admises — et par l'importance donnée à la troisième partie, sous un titre : « Les problèmes » qui se substituait aux « Débats et combats » antérieurs et qui intervenait dès la 125e page. L'auteur se préoccupait aussi

— plus que d'autres — de présenter les différents aspects d'une histoire qu'il voulait totale. Si la deuxième partie était toute de définitions et de précisions

— définition des Etats issus de l'indépendance, chronologie de leur histoire, statistiques essentielles de leur démographie et de leur économie -, la troisième partie, elle, après trois chapitres méthodologiques, abordait l'économie, la société, le psychique (idéologie, éducation, mentalités, acculturation, religion et spiritualité) enfin le politique, « entre l'économie et la psyché ».

La seconde édition frappe d'abord par sa taille — 740 pages et d'une dimension légèrement supérieure à celle de la première édition — ce qui en fait une sorte d'ouvrage hors série dans la collection Nouvelle Clio. Le plan, en gros, reste le même sauf pour les derniers chapitres qui ont été remaniés de façon à mieux séparer l'histoire culturelle et religieuse de l'histoire politique toute regroupée à la fin. Les chapitres VI et VII, classés comme « sociaux » dans la première édition, apparaissent mieux comme ce qu'ils sont, c'est-à-dire de l'ethnohistoire et de l'histoire agraire. Les chapitres IX et X forment l'histoire culturelle ; et l'histoire politique, sous le titre « Les déséquilibres politiques et sociaux », occupe les deux cents dernières pages du livre. On peut attribuer cette importance du politique au progrès fait pour l'Amérique Latine par ce domaine de l'histoire, par exemple avec la thèse d'Etat de FrançoisXavier Guerra sur le Mexique de 1880 à 1912, où l'auteur, grâce à l'informatique, a réuni plus de 100 000 informations sur 8 000 hommes politiques mexicains et a su ainsi montrer que, derrière la façade d'une constitution démocratique, existait en fait un pouvoir fondé sur des relations de famille et sur des accords de fidélité entre caciques locaux (Ed. de L'Harmattan et Publications de la Sorbonne, 2 vol., Paris, 1985).

Cette importance donnée au politique ne fait pas négliger par François Chevalier les autres domaines de l'histoire ni les progrès faits par les historiens dans ces domaines depuis la première édition de son livre. Nous pouvons prendre le cas de la révision à laquelle a été soumise la fameuse théorie de la dépendance (p. 251 et 252). Après avoir rappelé le problème classique des termes de l'échange jouant au détriment des fournisseurs de produits primaires, Chevalier ajoute : « Un révisionnisme récent montre pourtant que les termes de l'échange ne sont pas toujours "structurellement défavorables" aux pays pauvres, contrairement aux chiffres avancés auparavant par l' ECLA depuis Prebisch. Pour les prix des produits primaires, au-delà des fluctuations à court terme (forte hausse en 1950-1954, Corée, suivie de détérioration en 1954-1962, puis hausse année 1970..., baisse année 1980, etc.), on constate au contraire une réelle stabilité sur le long terme... »

Au lieu de rendre les pays riches responsables du sous-développement l'historiographie récente met l'accent sur la responsabilité des pays pauvres et lie le développement plus au rôle des hommes qu'à celui des ressources naturelles. Enfin les historiens anglais ont montré ce qu'avait d'excessif le tableau que faisaient leurs prédécesseurs de la domination financière anglaise en Amérique du Sud.


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Globalement, Chevalier montre comment ces deux siècles d'Amérique Latine se situent entre deux ruptures : celle de l'indépendance dont elle ne s'est jamais bien remise et celle d'aujourd'hui où l'histoire semble subitement s'accélérer et où la modernité, le maître mot de l'auteur semble triompher de façon éclatante.

Finalement nous sommes frappés par la richesse d'un livre auquel les apports de Leslie Manigat et d'Yves Saint-Geours donnent le caractère d'un véritable travail d'équipe et où la préoccupation méthodologique amène de nombreuses réflexions sur ce qui s'est fait en histoire de l'Europe et du reste du monde et qui pourrait se faire pour l'histoire des Amériques. A tel point que non seulement l'ouvrage de Chevalier est maintenant le guide normal de l'historien américaniste mais encore il peut servir à la formation de tout historien, même non américaniste.

Frédéric MAURO.

Alberto Marcos Martin, De esclavos a senores. Estudios de Historia moderna, Valladolid, Universidad de Valladolid, Secretariado de Publicaciones, collection Estudios y documentos (n° 49), 1992, 397 p.

L'auteur, professeur d'histoire moderne à l'Université de Valladolid, nous présente ici un recueil de dix articles, inédits ou publiés dans des revues peu accessibles. Comme son titre l'indique, cet ouvrage permet de parcourir tout l'éventail social du royaume de Castille à l'époque moderne : il s'ouvre sur une étude de l'esclavage à La Laguna (Canaries) au XVIe siècle, magnifiquement illustré en couverture par le portrait de Juan de Pareja par son maître Diego de Velázquez. L'auteur y montre l'importance de cette institution, puisqu'il recense, durant la seule deuxième moitié du siècle, le baptême de plus de 1 400 esclaves, dans une ville qui ne compte guère plus de 5 000 hommes. Esclavage domestique en sa majorité, plus de 80 % des maîtres faisant partie du secteur tertiaire : membres de l'administration ou du commerce principalement.

Cette étude originale, fruit d'un séjour de l'auteur dans l'archipel pour cause de service militaire, est suivie par plusieurs travaux de synthèse ou de réflexion portant sur la démographie et l'économie de l'ancien royaume de Castille.

C'est d'abord aux enfants trouvés qu'il s'intéresse à travers une mise au point pour le congrès d'histoire économique de Louvain (1990) dans laquelle il passe en revue les principales maisons d'accueil d'enfants « exposés » (selon le terme castillan) des plus importantes, celles de Madrid ou de Séville qui reçoivent de 300 à 500 bébés par an aux plus petites qui n'en accueillent que quelques dizaines. Il y montre la massivité du phénomène (125 000 enfants à Séville en trois siècles, 50 000 à Madrid entre 1750 et 1806, par exemple) la sensibilité du nombre d'entrées à la conjoncture courte, mais aussi la forte augmentation du nombre des enfants trouvés à la fin du XVIIIe et au XIXe siècles, que traduit, entre autres indicateurs, la multiplication du nombre des maisons d'accueil.

Deux études strictement démographiques permettent à l'auteur de revenir sur quelques problèmes « classiques » de l'historiographie péninsulaire : la crise du XVIIe siècle (ruralisation de la population, dépeuplement du centre au profit de la périphérie) et l'expansion démographique du XVIIIe siècle vue à partir du recensement dit de Floridablanca (1787) pour les prorinces de


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Castille et Léon (date de la reprise de la croissance et modalités de celle-ci) ; il faut détacher ici, en relation avec l'article antérieur, le fait que les campagnes croissent plus vite que les villes, plutôt endormies à cette époque, face à l'animation qui les caractérisait au XVIe siècle. Cet article est accompagné de nombreux tableaux résumant pour les dix provinces de la zone tous les enseignements statistiques du recensement.

L'auteur revient ensuite sur ces problèmes sous un angle strictement économique : une étude sur la croissance agricole du XVIIIe siècle lui permet de prendre le problème dans la longue durée (depuis le milieu du XVIe siècle) grâce aux séries de dîme apportées naguère par A. Garcia Sanz (Ségovie) et B. Yun (Tierra de Campos) auxquelles il ajoute celles de l'Université de Valladolid ; il peut alors s'interroger sur les changements dus à la crise du XVIIe siècle (poussée des céréales secondaires au détriment du blé) et montre aussi que la hausse quantitative du XVIIIe (qui voit un certain retour en faveur du blé) n'est guère plus qu'une récupération, les niveaux du XVIe siècle n'étant pas atteints partout ou l'étant très tardivement ; cependant, il est possible que l'élevage et la viticulture améliorent un peu ce pauvre bilan, même si ici la source décimale n'est pas si bavarde. A l'heure de trouver les causes de cette évolution, l'auteur suggère que l'évolution sociale vers une plus grande rigidité et une plus grande inégalité n'est pas étrangère à cet état de fait.

Quatre études portant sur la zone de prédilection de l'auteur, la province de Palencia, terminent l'ouvrage. La première s'attache au problème des rentes constituées (censos) à partir de la documentation de l'hôpital San Antolin de cette ville ; mais, auparavant l'auteur donne une statistique globale pour l'ensemble du royaume pour 1752 d'où il tire deux conclusions : l'importance du phénomène (les principales de ces rentes ont un montant six fois supérieur aux revenus de la Couronne) et le fait que 73 % de ces rentes appartiennent à l'Eglise. Grâce aux rentes de l'hôpital, il ajoute la dimension chronologique, les premières rentes de cet établissement datant de 1560 ; des nombreuses conclusions qu'il en tire, retenons simplement celle-ci que le censo n'a que rarement servi à investir, notamment au XVIIIe siècle, époque à laquelle les paysans y ont volontiers recours, mais qu'il s'agit plutôt d'un crédit à la consommation.

Après un bref article sur la première desamortización, l'auteur présente, pour terminer deux importants travaux sur les seigneuries de la province, à partir du Cadastre de 1752. Après avoir montré la généralité du phénomène (90 % des communautés dépendent d'un seigneur), l'auteur retrace, dans son premier article, la genèse de ce processus de « seigneurialisation » : il montre, sans surprise, l'importance de deux époques, celle de la dynastie Trastamara (XIVe-XVe siècles) où se constituent de grands états seigneuriaux (Manrique, Velasco, Enríquez, par exemple) et les années 1550-1650 avec les aliénations de seigneuries ecclésiastiques par Philippe II et les ventes de villes et villages par ses successeurs au profit notamment, dans cette région, du duc de Lerme.

Dans son deuxième article, A. Marcos détaille les résultats de ce processus en étudiant les rentes des seigneuries de la province à partir de ce même document ; il ressort de ses calculs que leur première source de revenus sont les rentes aliénées de la Couronne (50 % environ), suivis des rentes tirées de la terre (31 %), les droits seigneuriaux et les autres revenus venant loin derrière. Ces deux travaux sont accompagnés par de nombreux appendices statistiques.

En somme, un très intéressant mélange de travaux de première main et d'articles de synthèse.

Francis BRUMONT.


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René Favier, Les villes du Dauphiné aux XVIIe et XVIIIe siècles, Presses Universitaires de Grenoble, 1993, 512 p.

Cette version allégée d'une thèse soutenue en 1991 est préfacée par Maurice Garden. L'auteur replace, comme lui, son projet dans une historiographie urbaine actuellement en plein développement. Appuyé sur une documentation considérable et sur une bibliographie exhaustive, accompagnant son travail de nombreuses annexes ou cartes, il a subdivisé son étude en six grandes parties.

La première s'attache à situer le fameux semis urbain des dix villes du Dauphiné et à en apprécier, d'après les statistiques du XVIIIe siècle, le bilan démographique. Il conclut à une urbanisation relativement faible et en croissance inégale. Suivent alors près de cent pages consacrées aux « principes organisateurs de l'armature urbaine », c'est-à-dire aux fonctions administratives, religieuses et culturelles qui l'ordonnent. Quatre chapitres passent tour à tour en revue l'administration et la justice (au rôle si important dans la province), le renforcement de l'implantation du clergé régulier, le développement de l'équipement hospitalier, l'évolution du patrimoine scolaire et universitaire.

Une troisième partie est plus particulièrement consacrée aux liens entre les problèmes militaires et le développement urbain. Elle rappelle la place des villes dauphinoises, au cours de ces deux siècles, dans un dispositif stratégique au sein duquel elles montent en « première ligne ». Elle décrit successivement le rôle des villes d'étapes au XVIIe siècle et celui des villes de garnison au suivant.

C'est seulement au terme de ces analyses préalables, dont on voit tout l'intérêt et la nouveauté, que René Favier étudie les conditions économiques du développement urbain en rappelant l'importance des liens entretenus alors entre les villes et la terre, les problèmes que pose aux premières le développement industriel, leur aptitude, enfin, à contrôler les échanges. Ce dernier point est l'occasion, notamment, d'une reconstitution très minutieuse et très neuve des rapports entre villes et moyens de transport.

Les sociétés urbaines sont l'objet, ensuite, d'une centaine de pages qui mettent d'abord en place les différents groupes citadins en ébauchant, in fine, une typologie sociale des villes dauphinoises. Suivent l'analyse des fortunes et celle de la culture avec, sur ce point, une remarquable reconstitution de l'alphabétisation, du monopole grenoblois des spectacles et enfin des nouvelles pratiques intervenues, autour de la lecture, des académies et des loges, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.

C'est au terme de l'ensemble de ces développements qu'une ultime partie pose le problème, si à la mode aujourd'hui, de l'existence d'un réseau urbain dans le Dauphiné du temps. L'auteur rappelle, pour tenter de résoudre la question, l'état exact des espaces migratoires, celui des espaces économiques (dominés par les rapports de difficile indépendance à l'égard de Lyon et par un authentique morcellement, typique de la province). Il décrit un morcellement analogue en ce qui concerne l'espace scolaire et culturel.

Son dernier chapitre, consacré naturellement au rôle des villes dauphinoises dans la représentation politique de la prorince, évoque tour à tour leurs liens traditionnels (et tumultueux) avec ses assemblées aux XVIe et XVIIe siècles puis leur place dans les événements prérévolutionnaires et le découpage départemental qui suivit. Réaliste, comme tant de points de l'oeuvre de la Constituante, il arbitra les conflits interurbains et redistribua le pouvoir administratif en se plaçant du point de vue des rapports les plus concrets entre les


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hommes. Dans un Dauphiné fragmenté, celui-ci ne pouvait nullement pérenniser un hypothétique monopole grenoblois.

On voit l'intérêt de ce grand travail, oeuvre pionnière, tout à fait achevée et maîtrisée ; renouvelant en grande partie notre connaissance des villes dauphinoises à la fin de l'Ancien Régime, elle constitue aussi un modèle et un point de départ pour d'autres études urbaines du même type.

Jacques SOLE.

Francis Ley, Madame de Krüdener (1764-1824). Romantisme et SainteAlliance, Paris, 1994, 463 p.

Il faut du courage pour consacrer à Madame de Krüdener un ouvrage que l'on peut considérer comme définitif. Elle a suscité tant d'études de qualité. Et son monde, non moins qu'elle : Madame de Stael, Chateaubriand, le tsar Alexandre, la reine de Prusse, la Saint-Alliance à l'élaboration de laquelle Madame de Krüdener a tant aidé. Le premier mérite de Francis Ley est de s'appuyer sur cette littérature énorme et parfaitement dominée. Au surplus, nul n'était mieux préparé que lui pour évoquer la figure à la fois amoureuse et mystique de la baronne. Il lui a déjà consacré de nombreuses études ; il connaît parfaitement ce milieu touché par le romantisme avec ses effusions, sa bonne conscience vite rassurée, sa religiosité à fleur de peau. Enfin, comme le rappelle M. Gaulmier, dans son excellente préface, lui-même, descendant en ligne directe de son héroïne, a ajouté à ses lectures le trésor d'archives familiales d'une exceptionnelle richesse. Enfin, tout en ne dissimulant pas les faiblesses de la baronne, il éprouve une vive sympathie pour cette nature généreuse, ce qui est une garantie de compréhension.

Il reconstitue de la sorte une vie pleine de tendresse qui conduit Madame de Krùdener à travers toute l'Europe : Riga, Saint-Pétersbourg, la France qu'elle considère comme sa vraie patrie, sa patrie intellectuelle, Paris, Montpellier, capitale de la médecine, Berlin, Genève, Coppet où elle rencontre Madame de Stael. Que d'hommes, en dehors de son mari, comblent plus ou moins sa solitude inquiète : Bernardin de Saint-Pierre, Lezay-Marnesia, Chateaubriand, quelque peu sceptique, Ducis, Camille Jordan, les grands Allemands et surtout Jean-Paul Richter et, plus encore, Alexandre Ier, l'homme de Dieu, l'instrument de la Providence. Francis Ley réussit une évocation parfaite de cette Europe qui a été sans doute la plus européenne des Europe comme le regrettait Contamine.

L'ouvrage n'intéresse pas moins la littérature du temps puisque Madame de Krùdener a écrit Pensées el Maximes (1802) et surtout Valérie (1803) et ainsi retenu l'attention de Sainte-Beuve.

En sous-titre, Francis Ley écrit Romantisme el Sainte-Alliance. C'est évidemment l'effort de paix qui suit 1815, comme il a suivi 1919, qui retiendra surtout l'historien. Même en ses mouvements de passion, Madame de Krüdener restait chrétienne ; elle était luthérienne, elle ne cherchait pas à justifier par la raison la puissance de Dieu, elle croyait en un Dieu amour. Là-dessus une série d'événements la détermine. Et d'abord ses contacts avec les Frères moraves. Nous jugeons trop le XVIIIe siècle finissant d'après l'histoire de France seule ; dès que nous avons une vue générale de l'Europe, l'Allemagne comme l'Angleterre paraissent secouées par un frisson religieux. S'ajoutent d'autres contacts avec


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le Pasteur Oberlin, autre homme de Dieu, rayonnant en son monastère phalanstère du Ban de la Roche. Enfin c'est le choc de la bataille d'Eylau, une bataille un peu gagnée, comme disaient les esprits critiques, une atroce boucherie, un « noir enfer » qu'il ne faut pas imaginer à travers le tableau de Gros. « Quel affreux spectacle ! la plus grande partie des morts est non enterrée ; il faut pour entrer dans la ville passer sur des monceaux de cadavres. La ville est déserte, les villages abandonnés. » Madame de Krüdener soigne les blessés de toutes nationalités et a plus que jamais horreur de la guerre. Il faut conduire les chrétiens à une paix véritable en rappelant les principes du christianisme. Alexandre en aura la mission. « Alexandre est l'Elu du Seigneur. Il marche dans les voies du renoncement. Je connais chaque détail, je dirais, presque chaque pensée de sa vie. Il vient toujours régulièrement ici, et de plus en plus ce lien spirituel formé par Dieu se fortifie. » De son côté, le duc de Doudeauville écrit: « L'empereur Alexandre... c'est un prince généreux qui aime à bercer son esprit dans les nobles rêves de la paix et du bonheur général. Sa pensée fondamentale est la constitution d'un droit public européen fondé sur le christianisme et la réunion dans une foi commune des églises dissidentes. » Esprit de paix et oecuménisme.

La fin de la vie de Madame de Krüdener fut attristée par une incompréhension qui n'a plus cessé. Metternich se méfia d'elle. Elle fut reconduite par la police jusqu'en Russie, mais à son tour le gouvernement russe se détourna d'elle. C'est en vain qu'elle prêcha à Saint-Pétersbourg la croisade contre les Turcs. Mais l'oeuvre de la baronne n'était pas médiocre. Son souvenir sera cher à certains historiens tant que l'Europe n'aura pas trouvé son unité qui n'a rien à voir avec l'uniformité des technocrates.

Pierre GUIRAL.

Lamartine, La politique et l'histoire, présentation et notes de Renée David, collection « Acteurs de l'Histoire », 503 p., 1993, Imprimerie Nationale.

Avec la publication des principaux écrits et discours politiques de Lamartine, l'excellente collection « Acteurs de l'Histoire » vient de s'enrichir d'un nouveau volume qui confirme avec éclat tout le bien que l'on pensait de cette entreprise éditoriale animée par Georges Duby et placée sous les auspices de l'Imprimerie Nationale. Présentés et commentés par Renée David qui a accompli en la circonstance un travail exemplaire de rigueur et d'intelligence, ces écrits et discours avaient été rassemblés jadis du rivant du poète ; mais, faute de réédition, ils étaient devenus, au fil du temps, d'un accès de plus en plus difficile : tous ceux qui s'intéressent à l'action et à l'oeuvre politiques d'un homme ayant réussi un moment à incarner à lui seul l'esprit de la République et qui, au-delà, s'intéressent à ces années-charnières que constituèrent les deux décennies séparant la Restauration du Second Empire ne pourront donc que se réjouir de voir enfin tirés de l'oubli des textes dont la valeur fondatrice tout comme la persistante modernité n'échapperont à personne.

Si l'on voulait résumer en quelques mots le parcours politique de Lamartine, on pourrait dire que ce parcours fut tout entier placé sous le signe de la défense et de la promotion d'une seule idée, idée dont l'accomplissement répondait pleinement, selon lui, aux besoins à la fois des hommes et du temps, a savoir l'idée de démocratie. Que l'on perde de vue un instant ce qui forme


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la principale ligne de force de la pensée et de l'action politiques du célèbre poète et le parcours de celui-ci pourra alors apparaître quelque peu cahotant et contradictoire, voire irresponsable. Critique-t-il en 1834 la loi contre les associations au motif qu'il ne lui semble pas que la répression systématique constitue une bonne politique (p. 73-78) ? Il la vote néanmoins. Proclame-t-il la même année que « ce qu'il faut au peuple, ce qu'il faut au gouvernement, ce qu'il faut aux oppositions, c'est l'amour du peuple, c'est le zèle du bonheur des masses, c'est la charité dans nos lois » (p. 89-90) ? Il n'hésite pas cependant à voter des crédits additionnels pour permettre à l'armée de réduire l'agitation consécutive aux émeutes d'avril. Ne croit-il plus, dans les années quarante, aux possibilités de réforme d'un régime qui consacre un écart de plus en plus considérable entre le « pays légal » et le « pays réel » et se range-t-il dès lors résolument dans la « grande opposition » en affirmant dans une de ces formules lumineuses dont il a le secret que « quand les déviations deviennent un système, l'opposition doit devenir un parti » (p. 176) ? Il continue cependant de cautionner le « système » qu'il vilipende en acceptant d'être continûment élu comme parlementaire tout en s'abstenant de prendre une part active et motrice dans la fameuse campagne des banquets. Pressent-il en 1848 le risque de pouvoir personnel que fait courir l'élection du Président de la République au suffrage universel ? Il ne manque pas de rallier à cette solution une Assemblée indécise, ouvrant ainsi la voie in fine au coup d'état bonapartiste : autant de positions ou d'attitudes dont il serait aisé, si tant est que cela soit utile, d'allonger sensiblement la liste et qui, partant, valurent à Lamartine d'être attaqué tout au long de sa vie par nombre de ses contemporains, de droite comme de gauche...

Mais que l'on garde en mémoire ce qui, dès son fameux manifeste de 1831 intitulé Sur la politique rationnelle, résume et synthétise la totalité de son combat -en l'occurrence le développement de ce qu'il appelait le « pouvoir social », c'est-à-dire, finalement, le développement de la souveraineté du peuple et donc de l'idée de démocratie — et le parcours de Lamartine prend une toute autre dimension : il est alors possible non seulement de mieux comprendre le caractère à la fois fondateur et toujours moderne de sa pensée, mais encore de mieux saisir — par-delà les erreurs et inconséquences réelles ou apparentes de son action et par-delà, aussi, certains aspects de sa réflexion par trop historiquement datés — l'étonnante continuité et logique de celles-ci.

« Aider la démocratie à s'organiser pour vivre » car « elle seule est tout l'avenir du monde » (p. 17) : cette conviction exprimée dans le manifeste de 1831 structure en effet l'ensemble de l'oeuvre politique du député de Mâcon. Organiser la démocratie pour vivre, qu'est-ce que cela signifie ? Cela signifie tout d'abord militer pour l'élargissement à la généralité du peuple du droit de suffrage. Sans doute, Lamartine s'accommodera-t-il longtemps — convaincu qu'il était que si « le temps des masses approche », il faut cependant « que leur avènement soit régulier pour être durable » (p. 199) — du caractère progressif d'un tel élargissement : c'est ainsi par exemple qu'en 1834 il se borne à ne demander qu'un « système d'élection plus vaste qui, en élargissant la base politique de la société, lui donne plus d'aplomb sur elle-même, et permette à toutes les classes de faire représenter leurs besoins et leurs intérêts » (p. 89) ; c'est ainsi encore qu'en 1844 il se plaint de ce que le régime ait refusé « l'adjonction des capacités [...] à l'électorat » (p. 228), adjonction qui lui semblait constituer à tout le moins un premier pas vers l'universalisation du suffrage. Mais en procédant de la sorte, il ne s'agissait pas tant, pour Lamartine, de transiger sur le principe que de transiger sur les modalités ; pour lui, il était


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clair que l'idée démocratique postulait pour son accomplissement l'extension du droit de vote à tous, extension qu'il fallait impérativement consacrer ou en tout cas vers laquelle il fallait impérativement tendre sauf à renier du même coup ladite idée : conviction qui, exprimée très tôt et à de multiples reprises (p. 188, 295, 299) avant d'être érigée en 1847 au rang de principe absolu (p. 312), allait trouver son aboutissement dans le fameux discours du 25 février 1848 dans lequel fut annoncée l'instauration d'une république enfin « égalitaire » car ne comprenant « qu'un seul peuple composé de l'universalité des citoyens » (p. 325-326).

Aider la démocratie à s'organiser pour vivre, cela signifie ensuite « mettre la charité dans nos lois » (p. 78) en adoptant, sur le plan politique et civil comme sur le plan social, une attitude d'union et de réconciliation, de tolérance et de paix, de fraternité et de solidarité, de dignité pour chacun et de bonheur pour tous. De là, sur le plan politique et civil, les prises de position de Lamartine tendant à ce qu'un terme soit mis à une situation heurtant à la fois « le sens de la raison, de la justice et de l'humanité » (p. 98), à savoir l'esclavage dans les colonies : situation qu'il dénonce violemment dès 1835 et qui ne prendra fin, on le sait, que sous la Seconde République ; tendant encore à ce que soient amnistiés, après la Révolution de 1830, les actes commis non pas seulement par les maîtres d'hier — les royalistes et les ministres déchus de la Restauration — mais aussi par les opposants d'aujourd'hui — les républicains : attitude de clémence et de réconciliation qui apparaît sans nul doute sinon comme une application forcément nécessaire et exclusive de l'idée de démocratie (voir à cet égard l'opportune distinction que Renée David [p. 439-443] établit, après avoir relevé l'usage fréquent de cette pratique par des régimes fort différents, entre cette attitude et celle pouvant prévaloir en cette fin de XXe siècle vis-à-vis des crimes contre l'humanité), du moins comme l'une de ses applications directes et logiques ; tendant aussi à ce que soit abolie la peine de mort au motif que celle-ci à la fois est « une inconséquence » pour qui fait sien « le principe de la régénération de l'homme », « ne réprime ou ne prévient pas le meurtre » et « accroît les dangers de la société en entretenant la férocité des moeurs » (p. 124-125) : mesure qui sera en partie consacrée par la seconde République laquelle, soucieuse de marquer symboliquement une rupture avec sa devancière de 1793 et surtout de calmer les appréhensions des conservateurs et des monarchies européennes, adoptera dès février 1848 un décret dont Lamartine ne cessera à juste titre de se réjouir et de se glorifier : l'abolition de la peine de mort en matière politique (p. 328). Mais de là également, sur le plan social, les positions très nettes prises par le poète, dès ses tout premiers écrits et discours, en faveur des plus défavorisés. Certes, Lamartine se montra toujours fort éloigné, il est vrai, de tout ce qui pouvait de près ou de loin ressembler au socialisme ; partisan farouche du droit de propriété qu'il considérait comme étant un «droit de nature » (p. 89), un «sentiment» (p. 248), une « fibre constitutive de l'homme » ou « un instinct primordial » (p. 381) bénéfique à tous, il n'eut de cesse de récuser aussi bien des solutions telles que l'organisation du travail (p. 243-244, 374), l'intervention de l'Etat dans la fixation des salaires (p. 238) ou, bien sûr, la communauté des biens (p. 245-252, 369-371) proposées par les théories socialistes — théories qu'il connaissait au demeurant assez mal et qui, mise à part peut-être celle de Fourier, lui répugnaient profondément — que l'action politique même menée par les défenseurs de ces dernières : action qu'il jugeait sous le régime de Juillet comme contraires et néfastes au progrès de la démocratie et sous la Seconde République, lorsqu'il céda un temps, selon l'expression de Renée David, à une


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« dérive droitière » (p. 51), à la fois comme responsable de l'échec des promesses de février et comme dangereuse pour le devenir du régime (p. 422)... Pour autant il n'hésita jamais — et en ce sens son message qui aboutissait à faire d'un minimum de démocratie sociale le corollaire obligé et une conséquence logique et indissociable de la démocratie politique se révéla décisif — à poser en termes vigoureux le problème du sort devant être réservé aux victimes du « système industriel » ; fustigeant « l'économie politique anglaise du laisser faire et du laisser passer» (p. 381) qu'il accusait de traiter les «hommes comme des quantités inertes », de faire de la société « une espèce d'arithmétique impassible et de mécanisme sans coeur » (p. 238) et surtout d'enlever à l'Etat « le plus essentiel et le plus beau de ses titres, le titre de Providence du peuple » (p. 240), il demanda sans relâche aux pouvoirs publics d'intervenir non seulement pour améliorer la condition des plus démunis mais aussi et surtout pour que disparaisse peu à peu de la langue et de la société le « mot immonde, injurieux, païen » (p. 237) de prolétaire : « La Providence ne se contente pas de voir, elle pourvoit ; de laisser faire, elle agit. L'Etat, dans certains cas, doit donc agir avec sa tutelle active et bienfaisante » (p. 240). Conformément à cette pétition de principe, Lamartine se fera l'ardent défenseur de quantité de mesures qui seront sinon consacrées en totalité par la Constitution de 1848, du moins au coeur du débat constitutionnel : maintien des tours concernant les enfants trouvés (p. 272-279), réforme de la fiscalité, encouragement donné au principe de l'association, octroi plus facile du crédit et surtout reconnaissance limitée du «droit au travail» (p. 89, 252). Etant cependant entendu que pour Lamartine — lequel se tint alors à mi-chemin entre les conservateurs et les socialistes — il fallait comprendre par cette formule « le droit pour tout individu vivant sur le territoire [...] de ne pas mourir de faim, non pas le droit à tout travail, mais le droit à l'existence », c'est-à-dire, en clair, « la garantie des moyens d'existence alimentaire par le travail fourni au travailleur, dans le cas de nécessité absolue, de chômage forcé, aux conditions déterminées par l'administration, et dans la limite de ses forces » (p. 375) : formule qui, si elle avait pour mérite de poser le principe du droit et non celui du devoir, n'était pas sans renfermer, il faut le reconnaître, un certain nombre de limites qui en restreignaient sensiblement la portée et qui, en tout état de cause, empêchent de l'assimiler au « droit au travail » tel qu'il est conçu de nos jours...

Aider la démocratie à s'organiser pour vivre, cela signifie encore, dans le prolongement direct de ce qui précède, militer pour un Etat puissant, c'est-àdire pour un Etat placé au-dessus des intérêts privés, capable de les arbitrer voire de les combattre et remplissant pleinement, dans le respect des libertés et notamment de la liberté religieuse et de la liberté d'enseignement, sa mission d'éducation et de formation du citoyen. Lamartine, en effet, établit très tôt une distinction entre ce qu'il appelait, selon une terminologie il est vrai assez peu rigoureuse sur le plan juridique, la « décentralisation politique » - laquelle donne le pouvoir aux citoyens, leur permet de dire « l'Etat, c'est moi, l'Etat, c'est mon droit, ma pensée, ma volonté » et qu'il faut donc renforcer — et la « décentralisation executive » — laquelle empêche l'Etat d'incarner et de maintenir l'unité de la Nation, consacre son « incapacité pour les grandes choses » car « renvoyant tout à l'intérêt individuel » et qu'il faut donc combattre. Conception «jacobine » (Renée David, p. 452) du pouvoir qui, défendue dès 1834 par le célèbre poète (p. 81-82), apparaît avec éclat en 1838 lorsque, exhortant l'Etat à prendre lui-même en charge plutôt que de la confier à des compagnies privées la construction des chemins de fer, il dénonça le caractère potentiellement liberticide des « grands monopoles »


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financiers et industriels («je vous le prophétise avec certitude, elles seront maîtresses du gouvernement et des Chambres avant dix ans ») et affirma non seulement le droit mais encore le « devoir » pour l'Etat d'opter pour un système de « bénéfice social » et non de « bénéfice individuel » (p. 129-132). C'est ce même souci de promouvoir un pouvoir fort, protégeant chacun de sa puissance tutélaire et arbitrale et faisant toujours rimer l'intérêt général sur l'intérêt particulier qui conduira Lamartine à se prononcer à plusieurs reprises en faveur d'une séparation nette et sans ambiguïté de l'Eglise et de l'Etat. Sans doute — et l'on touche là l'un des aspects de la pensée politique lamartinienne qui a probablement le moins résisté au temps — l'auteur des Méditations ne manqua-t-il jamais l'occasion d'exalter les vertus de la religion (« il n'y a qu'une politique antipopulaire qui puisse être irréligieuse », p. 231) et en particulier de la religion chrétienne au point d'aller jusqu'à proclamer que « toute lumière vient de Dieu et mène à Dieu » (p. 82), que seules les religions peuvent enfanter « ces prodiges de civilisation que ni les philosophies, ni les législations ne peuvent accomplir » (p. 112) et que « Dieu est dans le siècle parce que ce siècle a de grandes choses à accomplir pour lui dans l'humanité » (p. 174) : attitude et proclamations qui permettent seules, en l'espèce, de comprendre comment et pourquoi Lamartine en vint à poser la Révolution française — laquelle fut d'abord et avant tout, selon lui, « une idée » (p. 378), c'està-dire fut d'abord et avant tout « spiritualiste » (p. 309) — comme le produit direct du christianisme (p. 266), à rattacher toute la politique à « un principe spiritualiste, moral, religieux, divin » (p. 373) et à résumer l'ensemble de son oeuvre par cette conviction que « le sentiment religieux est tout l'horizon de l'humanité» (p. 231). Mais si sa foi ou sa croyance en firent un défenseur intransigeant de la liberté des cultes et de la liberté de l'enseignement, elles ne l'empêchèrent cependant nullement, bien au contraire, de défendre vigoureusement le rôle primordial de l'Etat dans l'éducation et l'instruction de la jeunesse et par là même de s'opposer avec constance aux risées « hégémoniques » de l'Eglise en la matière : tant parce que cela aboutirait, s'il en allait autrement, à violer le principe même de la liberté que surtout — et Lamartine renoue ici avec la grande tradition révolutionnaire incarnée notamment par Rousseau et Condorcet — parce que l'enseignement a pour objet non seulement d'instruire des hommes mais aussi de former des citoyens (p. 109-119). C'est dire que loin d'empiéter sur la sphère des libertés, l'Etat est en réalité parfaitement dans son droit et dans son devoir lorsqu'il met en place un système éducatif en position de concurrence avec le système privé (« si l'Etat asservit son enseignement à l'Eglise, il disparaît, il s'anéantit, il lui livre entièrement le siècle et les générations, il trahit à la fois sa dignité et sa mission », p. 211) : d'autant plus dans son droit et dans son devoir que lui seul disposant des moyens de décréter l'enseignement gratuit et obligatoire, lui seul est de la sorte en mesure de favoriser l'égalité de tous (p. 114).

Aider la démocratie à s'organiser pour vivre, cela signifie enfin n'accepter des institutions politiques que si elles laissent au peuple suffisamment de place pour qu'à la fois ses intérêts soient représentés, sa dignité consacrée et sa liberté préservée : exigence qui, si elle pouvait sans doute s'accommoder, chez Lamartine, de certaines concessions sur la forme, en particulier sur la forme même revêtue par le gouvernement, n'autorisait cependant guère de compromis sur le fond. Pour lui, en effet, les choses étaient claires ; faisant siennes à cet égard les conclusions de Rousseau, il voyait dans la démocratie d'abord et avant tout un fond : un fond en l'occurrence largement indifférent à la forme puisqu'il définissait cette même démocratie comme « l'organisation toujours


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plus complète et plus développée de la souveraineté du peuple, en entendant par peuple non une seule classe, mais toutes les classes de la nation, sans privilège comme sans dégradation pour aucune » (p. 287). En d'autres termes -et ceci explique l'attitude faite à la fois d'attentisme et d'espoirs, de mises en garde et d'exhortations à la réforme qu'il adopta sous le régime de juillet-, la démocratie n'impliquait ou ne se réduisait nullement à la forme républicaine du gouvernement, forme sur le devenir de. laquelle, d'ailleurs, il se montra toujours dubitatif (en 1834, par exemple, il n'hésitera pas à proclamer ceci : « Qu'est-ce donc que le républicanisme aujourd'hui ? C'est une erreur de date », p. 94). Elle pouvait au contraire fort bien se concilier, ainsi qu'il n'eut de cesse de le répéter pendant près de vingt ans, avec la monarchie dès lors, naturellement, que celle-ci n'instituait pas le siège de la souveraineté dans la personne du roi mais bien plutôt dans la généralité du peuple (voir notamment sur ce point l'important article qu'il publia en novembre 1845 dans Le Bien public : « La démocratie, c'est-à-dire le gouvernement du peuple tout entier comporte, dans son acception rigoureuse la forme républicaine, c'est-à-dire le gouvernement électif et temporaire partout. Mais les théories en matière d'institutions ne sont pas absolues ; elles contrebalancent l'idée par la prudence. Soyons logiques en créant les institutions démocratiques, électives, républicaines dans tout le mécanisme de notre charte. Soyons prudents en laissant subsister la forme, l'unité et la perpétuité monarchique au premier degré de ces institutions. Conservons un chef national qui s'appellera roi, qui aura certaines prérogatives du pouvoir réel et tous ses respects, mais qui ne sera au fond que le peuple couronné et qui ne pourra se mouvoir, penser, agir, régner que pour l'idée et pour l'intérêt du peuple. Ce sera la meilleure des républiques », p. 288).

Mais si le fond n'emportait pas forcément la forme, l'inverse en revanche, s'agissant en tout cas de la République, n'était pas vrai : pour lui, la forme emportait le fond ou, plus exactement, la République devait dans son esprit être telle qu'elle soit le plus fidèle possible à la démocratie, son plus sûr garant et parvienne ainsi à l'accomplir pleinement. De là les positions prises en 1848 par Lamartine — positions que beaucoup n'ont pas manqué de lui reprocher — en faveur d'abord d'un parlement composé d'une seule chambre, ensuite de l'élection du Président de la République au suffrage universel : le poète ayant justifié la première solution en faisant valoir d'une part que le système bicaméral n'avait d'autre origine et raison d'être que de permettre à l'aristocratie de contrôler l'action du peuple et donc de maintenir son pouvoir, d'autre part qu'une chambre unique était seule en mesure d'incarner l'unité de la Nation et de répondre avec rapidité à des situations de crise (p. 388-395) ; et ayant justifié la seconde — laquelle résultait très largement de la précédente — en mettant en avant aussi bien la nécessité d'empêcher, en contrebalançant le pouvoir de l'Assemblée, un retour à une dictature de type conventionnel que la conformité de l'élection du Président par le peuple aux principes mêmes de la démocratie (p. 396-405) ; position qui, si elle fut sans doute, compte tenu de la configuration des pouvoirs et des circonstances du moment, à la fois une faute politique et une erreur historique, présente du moins, nous semble-t-il, un grand mérite : le mérite non pas tant d'avoir anticipé de plus d'un siècle sur nos institutions actuelles que d'avoir voulu rendre effectivement au peuple tous les attributs de sa souveraineté...

En refermant le beau livre que nous ont donné ensemble Lamartine et Renée David, on ne pourra que regretter que, eu égard sans doute à son volume conséquent et, au-delà, aux contraintes éditoriales, n'ait pu être reproduit ce texte introuvable qu'est depuis longtemps devenu le manifeste de 1831


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intitulé Sur la politique rationnelle : mais il s'agit là, on l'aura compris, d'un regret qui ne doit se saisir que comme le signe de la totale réussite du présent ouvrage. Grâce à lui, on dispose en effet à nouveau d'un corpus remarquable qui permettra de redécouvrir non seulement la place éminente qu'occupe Lamartine, en tant qu' « acteur de l'histoire », dans l'évolution de nos institutions et de nos idées politiques mais encore l'étonnante modernité et actualité d'une grande partie de sa pensée. Pour qui douterait encore de cette modernité et de cette actualité, il ne sera que d'évoquer, pour terminer, cette réflexion émise dès 1843 par le poète, réflexion qui à elle seule résume et donne sens à l'ensemble de son engagement : « organiser la démocratie en gouvernement, voilà l'oeuvre d'un pouvoir constituant qui aurait compris son époque. Organiser la nation en démocratie, voilà le problème qui poursuit tous les gouvernements et qui renversera tous ceux qui refuseront de le résoudre » (p. 195-196).

Michel BORGETTO.

D. Amson, Gambetta ou le rêve brisé, Paris, Tallandier, 1994, 417 p.

L'auteur, avocat à la Cour d'appel, a déjà publié les biographies pénétrantes d'Adolphe Crémieux et de Lazare Carnot. Tout naturellement, il s'intéresse maintenant à Gambetta, qui fut le collaborateur du premier et qui se voulut l'émule du second. L'ouvrage, écrit d'une plume vivante, est fondé sur une connaissance sûre des sources et de la bibliographie. Il évoque avec exactitude le climat familial comme les passions de la vie privée et il suit fidèlement les péripéties d'un destin public bref mais spectaculaire, en concluant que « la disparition prématurée de Léon Gambetta lui donna, dans la mémoire collective de la nation, une place qu'il n'aurait peut-être pas tenue s'il avait occupé le devant de la scène politique pendant trente ans encore ». S'il a raison de souligner le caractère impulsif et négligent du personnage, le jugement critique qu'il porte globalement sur son action provoque à la discussion. Sur plusieurs points importants, on se sent porté à corriger l'éclairage.

« Le dictateur » du Gouvernement de la Défense nationale est ainsi présenté comme « souvent plus soucieux — à l'époque — de l'apparence des choses que de leur réalité », comme « tumultueux, brouillon, désordonné », « avant tout un homme de discours, plus ostentatoire que vigoureux ». Il est bien certain que la Délégation de Tours a dû improviser dans la confusion et que sa levée en masse a échoué à arrêter l'invasion. Mais de quelles ressources humaines et matérielles disposait-elle face à un ennemi puissant et efficace ? Il n'est guère équitable d'exiger de Gambetta, avec Daniel Amson, les succès de Carnot ou de De Gaulle. Il ne pouvait compter, ni comme le premier, sur les failles d'une coalition hésitante, ni comme le second, sur le soutien d'un allié extérieur prêt à l'abriter. A la condamnation facile de George Sand (« dictature d'écolier » !), on préférera l'éloge équilibré de l'expert de La France et son armée, deux ans avant « le 18 juin » : « Il a levé des troupes, constitué des moyens, trouvé des chefs, imposé des plans. Certes, il ne l'a point fait sans àcoups ni gaspillages, car rien ne remplace la méthode ni le savoir. Mais... c'est d'abord à lui que la France est redevable du bénéfice moral qu'elle recueillit de cette lutte prolongée. »

Pour les temps de la paix, Daniel Amson voit en Gambetta « un politicien que son verbe fulgurant fait passer pour un symbole ». Il s'interroge : « Comment expliquer la popularité d'un homme dont la plupart des analyses poli-


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tiques sont dénuées de pertinence ? » Cette appréciation sévère me paraît trop catégorique. Le duc de Broglie reconnaissait à son grand adversaire un « sens politique qui l'a souvent distingué, toutes les fois que des deux qualités du tempérament méridional, la finesse et la fougue, ce n'était pas la seconde qui l'emportait sur la première ». Dans la longue bataille constitutionnelle qui dura dix ans, Gambetta sut combiner avec une remarquable continuité la fermeté du projet et la souplesse de la tactique. C'est lui qui entraîna et orienta le parti républicain vers la victoire par la chaîne de ses discours, à Bordeaux, à Grenoble, à Belleville, à Romans... Cette action de fond par la parole est ici sousestimée et il en est de même pour l'appui donné à l'intervention en Tunisie. En revanche, il n'est pas douteux que le passage au pouvoir en 1881 est une éclatante déception. L'homme de gouvernement dans l'équipe opportuniste, ce n'est pas lui, c'est Jules Ferry, qui longtemps n'était apparu que comme « son premier lieutenant ». Comme ce sera le cas plus tard pour Jean Jaurès et pour Pierre Mendès-France, Léon Gambetta s'impose dans l'histoire de la République plus comme un guide que comme un réalisateur.

Pierre BARRAL.

S. Bensidoun, Alexandre III, 1881-1894, Paris, Sedes, 1990, 338 p.

Au moment où fut écrit l'Alexandre III de Sylvain Bensidoun l'idée même que Leningrad puisse redevenir Saint-Pétersbourg et que le drapeau tricolore de l'Empire de Russie redevienne l'emblème national aurait semblé pure folie ! Les événements actuels, consécutifs à la ruine de I'URSS, permettent de redécouvrir dans le livre de S. Bensidoun bien des données permanentes de l'histoire de la Russie qui avaient pu être oubliées un certain temps.

L' Alexandre III de S. Bensidoun est un manuel historique complet et commode, traitant à fond une période de treize années, jusqu'à présent hâtivement évoquée dans les grandes synthèses historiques disponibles en langue française. Mais ce manuel qui se veut simple et direct, s'interdisant les affirmations tranchantes et laissant le lecteur juger par lui-même, résulte cependant d'une connaissance directe des archives russes visitées sur place. Ainsi, même en russe, il pourrait ne pas avoir son égal.

L'empereur lui-même est présenté, comme homme et comme autocrate. Grand travailleur, comme son aïeul Nicolas I, et comme lui colosse fragile mort prématurément. D'allure militaire et toujours en uniforme, mais dont le règne fut le seul de l'histoire de la Russie à être entièrement pacifique. Pas toujours bien inspiré dans le choix de ses conseillers et collaborateurs, sauf évidemment dans le cas de l'illustre Witte, qui rendit par la suite justice à la figure de l'empereur dans ses Mémoires. Dans l'ensemble, une certaine indulgence à l'égard d'Alexandre III pourrait être remarquée chez S. Bensidoun. Certes, on doit écarter bien des clichés hostiles qui ont couru au sujet de l'empereur, mais on peut maintenir qu'il ne fut ni intelligent, ni cultivé, ni surtout clairvoyant.

Son obsession à maintenir et renforcer le contrôle de la noblesse dans la société et l'administration en serait le meilleur exemple. La réforme des Zemstvos de 1890 n'empêcha nullement ceux-ci de persister dans leur rôle de structure d'accueil de l'opposition libérale en Russie (l'ouvrage postérieur de R. Philippot, Société civile et état bureaucratique en Russie : les Zemstvos, l'a bien confirmé). Quand Nicolas II fut renversé en 1917, le premier chef du gouvernement provisoire fut le président de l'Union des Zemstvos, le prince rurikide


Comptes rendus 235

G. E. L'vov, d'une noblesse plus ancienne et plus authentique que la famille impériale elle-même ! Le régime persistait à vouloir s'appuyer sur une classe dont une bonne partie n'entendait pas le soutenir.

L'incurable faiblesse de la monarchie russe fut de n'avoir jamais, malgré les apparences, suscité dans le pays un consensus partant certes d'une base de classe telle que l'aristocratie, mais susceptible de s'étendre à la bourgeoisie et aux milieux d'affaires et allant jusqu'à englober une partie des classes populaires. C'est en réussissant ce pari que le Japon, la Grande-Bretagne (et jusqu'à un certain moment l'Allemagne) ont pu évoluer d'une monarchie nobiliaire vers une sorte de démocratie bourgeoise couronnée. On croyait, en Russie, ancrer solidement le régime dans la trinité bureaucratie-église-armée, alors qu'aucune de ces trois institutions n'était entièrement sûre.

Encore s'il ne s'agissait que de gouverner un pays confit dans l'immobilisme ! Mais le mot d'ordre était au contraire d'assurer son essor économique, de le mener sur la voie de la transformation, et accélérée même ! Cela, la Grande-Bretagne, le Japon et l'Allemagne ont pu le faire. Mais la Russie devait y ajouter les problèmes supplémentaires de son immensité et de son climat, sans parler de l'irritante question des minorités nationales. Les Etats-Unis ont pu, certes, surmonter le problème du développement d'un pays à l'échelle continentale, mais ils ne devaient supporter à l'époque presqu'aucun fardeau pour leur défense nationale, n'ayant d'ennemi ni extérieur, ni intérieur. On était loin du compte, en Russie !

Le livre de S. Bensidoun est particulièrement bien informé sur les questions militaires. Quelle était l'idée présente au coeur même de l'alliance franco-russe, grande pensée du règne d'Alexandre III ? Une protection mutuelle contre l'Allemagne ? Ou contre l'Angleterre, où sévissait une acerbe russophobie dans les années quatre-vingt ?

Quoi qu'il en soit, S. Bensidoun montre par de nombreux extraits inédits des archives que l'armée russe était beaucoup moins forte qu'on ne voulait le croire en France. L'empereur, lui, connaissait cette faiblesse, d'où sa résolution de ne se laisser entraîner dans aucune guerre, spécialement dans les Balkans. Il alla jusqu'à abandonner les Bulgares, le « peuple-frère » des Russes, à l'influence autrichienne, ce qui était une révision déchirante de son prétendu « panslavisme ».

Et pourtant, l'image d'un empereur brutalement « russo-orthodoxe » est encore celle qui s'impose à l'histoire. Elle est fondée sur la persécution dont a été victime la communauté juive, politique stupide dans ses principes, brutale dans ses procédés, et durablement désastreuse pour l'image de la Russie à l'étranger, spécialement dans les pays anglo-saxons. A peine moins absurde et brutale, la politique anti-ukrainienne. Dans un cas comme dans l'autre une partie du clergé orthodoxe, obsédé par le « danger » de l'activisme juif ou catholique, porte une certaine responsabilité dans une politique qui n'a rien donné de bon. Car, dans d'autres secteurs, la gestion des affaires des nationalités de l'Empire n'était pas toujours forcément mauvaise. Dans le Caucase, ou en Asie Centrale, les autorités russes se montraient souvent habiles et patientes, sachant se faire respecter et même apprécier dans des régions où le problème n'était pas le heurt des Russes avec les nationalités locales, mais les querelles entre ces nationalités elles-mêmes, dont les Russes étaient parfois les arbitres et les pacificateurs. Les événements actuels le montrent.

Querelles nationales et développement économique sont liés, à une époque où se développe l'extraction du pétrole à Bakou et où se constitue un noyau d'industries lourdes basées sur le charbon du Donbass situé aux limites indécises de la Russie et de l'Ukraine.


236 Comptes rendus

Le développement économique est également lié à la question paysanne. L'industrie ne peut être développée que par des investissements réalisés par ponction sur le revenu de base du pays, qui ne peut être que celui de la paysannerie. C'est l'inévitable dilemme de l'accumulation primitive du capital, qui s'est posé plus ou moins à tous les pays qui se sont industrialisés. C'est encore la paysannerie seule qui peut fournir l'excédent de céréales indispensable à l'équilibre de la balance commerciale du pays, à une époque où triomphe l'étalon-or, auquel la Russie se rallie.

Devant cette étroitesse du capitalisme local, la Russie doit compter avec l'appoint des capitaux français, mais pour mettre en confiance la France elle doit se donner l'apparence d'une grande puissance militaire, mais pour les besoins de son économie elle a besoin de la paix ! Les questions nationales, sociales, religieuses, économiques et politiques sont donc inextricablement enchevêtrées, dans un pays aux conditions géographiques et climatiques éprouvantes, dont l'immensité est une faiblesse alors qu'elle effraie pourtant ses voisins, mais dont les débouchés maritimes sont exigus et presqu'à la merci de ses ennemis potentiels ! La Russie ne serait-elle pas à cette époque (comme aujourd'hui) le pays le plus difficile à gouverner du monde ? L'actualité donne ainsi un vif intérêt à i'ouvrage de S. Bensidoun dont le sujet, quoique centenaire, semble toujours actuel.

On remarquera enfin une liste impressionnante d'écrivains, artistes, musiciens, contemporains d'Alexandre III, qui rappelle que la Russie, pays arriéré aux yeux de certains Européens qui aiment même le qualifier de « semi-asiatique », participe de façon brillante, et cela malgré un régime considéré « étouffant », à la civilisation européenne. La Russie est européenne, et cela aussi ne doit pas être oublié aujourd'hui.

André de MOURA.

Michelin, les hommes du pneu. Les ouvriers Michelin, à Clermont-Ferrand, de 1889 à 1940, dir. A. Gueslin, Paris, Ed. Atelier, 1993, 270 p.

L'introduction de ce volume définit bien son sujet : « Devenue la première firme mondiale du pneumatique, l'entreprise Michelin fascine par sa réussite industrielle, mais aussi par le système social qu'elle a promu au cours de son histoire. » Toutefois, depuis un siècle, la maison a toujours aussi soigneusement fermé ses archives privées qu'elle protégeait ses secrets techniques. C'était là certes une attitude générale en France, les capitaines d'industrie comme chez les financiers de la banque. Depuis quelques décennies, à l'exemple des Etats-Unis, des grands patrons ont accepté, et même encouragé, le développement d'une recherche qui a commencé de rendre aux entreprises la place importante qu'elles méritent comme acteurs de l'histoire générale. Un rôle pionnier a été joué à cet égard par la Société des fonderies de Pont-àMousson, à laquelle la corporation des historiens doit une vive reconnaissance. Si, à Clermont-Ferrand, la réserve de principe règne encore, une équipe universitaire, animée par André Gueslin, y a recueilli « les matériaux qui pouvaient être rassemblés à la périphérie — publications de la maison ; archives publiques surtout : journaux, témoignages ». C'est par cette méthode qu'a débuté l'histoire de la sidérurgie lorraine et l'approfondissement ultérieur a montré la valeur des premiers résultats ainsi acquis. Ce premier volume, qui s'arrête à 1940, mérite donc l'attention d'un large public, pour son intérêt d'ensemble comme pour sa portée régionale.


Comptes rendus 237

On ne peut, faute de sources internes, saisir toutes les données de la fabrication et du financement, qu'il faudrait prendre en compte dans une histoire industrielle complète. Cependant la contribution fouillée de Lionel Dumond collecte les éléments disponibles sous le titre volontairement modeste « l'arrière-plan technique et commercial ». Les frères Michelin, Edouard et André, aux dons complémentaires, reprennent en 1889 une ancienne manufacture de caoutchouc et la spécialisent dans le pneumatique. Ils savent adopter des innovations et suivre la croissance rapide de l'automobile. Après 1907, surviennent des difficultés, dont la cause principale est la conquête de l'hégémonie par les concurrents américains. « Les positions de Michelin sont battues en brèche. La part du marché mondial détenue par l'entreprise décline. Et surtout la supériorité technique sur laquelle elle a bâti son développement lui échappe. » La crise de 1929 est ainsi durement ressentie. La manufacture toutefois survit à l'épreuve, en différenciant sa gamme d'articles et en délocalisant la production. En 1939, Michelin est le leader français de la branche et l'une des principales entreprises privées.

André Gueslin analyse ensuite « le système social Michelin », « une ville dans la ville » « par sa puissance économique, démographique, spatiale » et davantage encore par le système global d'encadrement de la main-d'oeuvre à un point tel qu'on a parlé de « Michelinville ». Les effectifs (qu'on peut seulement « estimer ») atteignent 5 000 salariés en 1914, culminent à 18 000 en 1927, se fixent à 11 000 en 1939. Le « patron » a « une conception toute militaire de sa fonction », nuancée d'une « culture catholique traditionnelle ». Il se préoccupe méthodiquement d'attirer et de maintenir le personnel nécessaire par des salaires substantiels et par des logements avec jardin, de promouvoir « une main-d'oeuvre en pleine santé, donc productive », d'entretenir une « culture maison » par ses écoles, ses oeuvres et ses allocations familiales. « Paternalisme » ? Assurément, et une des réalisations les plus poussées, avec celles des de Wendel. Cette action a suscité le panégyrique des uns (« la famille solidaire ») et le réquisitoire des autres (« le bagne du caoutchouc »). L'historien, se gardant des accents passionnels, y voit « un système entrepreneurial qui correspond à une étape du développement des sociétés industrielles » : « Il existe une culture patronale fortement vécue, mais la réussite de la stratégie patronale est d'avoir su aller à la rencontre des cultures ouvrières, au moins certaines, pour maximiser l'efficacité économique. »

Pierre Mazataud s'attache en géographe aux caractéristiques du personnel Michelin, tel qu'il apparaît dans les recensements de population. Il fait ressortir combien l'entreprise constitue « une force organisatrice » au sein d'un monde rural où dominait « le tempérament familial ». Si, de 1911 à 1936, la sphère de recrutement s'élargit, le coeur en demeure l'espace régional. Christian Lamy examine quant à lui « la mémoire » qui prolonge et interprète le passé vécu. Il rapproche avec finesse l'image officielle des brochures commémoratives et du musée d'entreprise, qui se distingue par « une cohérence technique, publicitaire », les souvenirs d'anciens ouvriers, qui « expriment le quotidien, les rapports aux autres salariés, aux chefs, le rythme de la journée », et enfin le témoignage d'un prêtre retraité, qui permet d'approfondir la question complexe du climat religieux.

Une chronologie d'ensemble jalonne l'histoire de l'entreprise jusqu'à nos jours. Souhaitons la parution prochaine de la suite et espérons que dans les années à venir l'enquête scientifique pourra s'étendre aux aspects de ce riche sujet qui lui sont encore inaccessibles.

Pierre BARRAL.



NOTES BIBLIOGRAPHIQUES

— Les princes et le pouvoir au Moyen Age, XXIIIe Congrès de la SHMES, Brest, mai 1992, Paris, Publications de la Sorbonne, 334 p.— Pour 1992 le Congrès des historiens médiévistes avait choisi pour thème d'étude l'histoire politique, dont on sait l'essor nouveau qu'elle connaît dans les recherches d'aujourd'hui. Aussi revenait-il à B. Guenée, qui en a été l'un des pionniers, d'en rassembler l'enseignement en fin de volume. Les deux traits essentiels qui se dégagent de la confrontation savante est que le pouvoir, surtout à la fin du Moyen Age, période préférée des intervenants (11 sur 17 !) est un amalgame de la légitimité, de la force armée, de l'argent et d'un corps d'officiers du prince ; mais qu'il faut bien distinguer alors entre les princes qui ont « des » pouvoirs et « du » pouvoir, et le monarque qui, seul, a « le » pouvoir.

Il est relativement aisé de rassembler les apports des dix-sept communicants. Onze, majorité attendue, se sont attachés à décrire la nature et les instruments du pouvoir princier dans un cadre chronologique ou géographique restreints. Mais on ne s'en est pas tenu au domaine français puisque W. Paravicini, pour les XIIe-XIIIe siècles, et J. M. Moeglin, pour la fin du Moyen Age, ont scruté dans l'Empire les vertus attachées au prince et au roi, bravoure, honneur, piété, amour et les bases patrimoniales et dynastiques qui justifient la domination d'un lignage. J. M. Cauchies a, par ailleurs, dressé l'état de l'historiographie belge récente sur ce sujet. Outre Pyrénées, l'infant Juan Manuel de Castille a laissé un manuel de gouvernement pour son fils (B. Leroy), et une étude sur Louis d'Anjou en Dalmatie éclaire le rôle des suivants du prince (N. Féjic).A l'intérieur du royaume deux études seulement concernent les siècles antérieurs à 1300, l'une de M. Parisse sur Henri le Lion et ses appuis français, l'autre de G. Frachette sur Guy, comte de Forez. On trouvera ensuite deux études sur les ducs de Bourbon (A. Leguai, R.Germain), une sur le rôle capital d'Isabelle de Portugal durant les absences de Philippe le Bon (M. Sommé), une autre sur le gouvernement de l'Auvergne par Jean de Berry (J. Teyssot).

Quelque nouveauté que présentent ces cas divers il m'a semblé que six autres articles sortaient du cadre de la monographie. L'étude des fondements

Revue historique, CCXCI/1


240 Notes bibliographiques

architecturaux du pouvoir princier aux Xe-XIIe siècles (A. Renoux) ouvre des aperçus sur les assises concrètes du pouvoir dont C. de Mérindol détaille l'expression esthétique et la théâtralisation dans les cortèges, les costumes, les emblèmes. Ce pouvoir est bâtisseur, bâtisseur de forteresses sur lesquelles s'appuie François Sforza (P. Boucheron), bâtisseur de villes économiquement liées au roi comme en Andalousie (C. Picard). D'ailleurs ce contrôle de l'économie, donc du commerce, du crédit, de la monnaie, avec ou sans un corps de doctrine théorique comme aux XIIIe et XIVe siècles, est une dimension capitale de l'ordre princier (H. Dubois). Et le prince est un homme, dont l'autorité vient beaucoup de la séduction et des qualités qu'on lui prête, comme on le fait pour Alexandre (C. Raynaud). Au total un ensemble intéressant, forcément inégal comme tout colloque livré à l'édition.

Robert FOSSIER.

— A réveiller les morts. La mort au quotidien dans l'Occident médiéval, sous la direction de Danièle Alexandre-Bidon et Cécile Treffort, préface de Jean Delumeau, Lyon, Presses universitaires, 1993, 334 p. — Nous savons tous que la mort, ce début pour les uns, cette fin pour les autres, hante nos pensées, et qu'aujourd'hui nous la taisons dans la crainte. Plus familière aux siècles médiévaux, elle était plus souvent évoquée, décrite ou représentée. Pourtant son étude n'a pas été poussée aussi loin que celle d'autres « âges de la vie ». L'exposition de la Part-Dieu de 1993, dont le catalogue accompagne un recueil d'articles, a eu le mérite sinon de « réveiller les morts », car la Résurrection n'est pas abordée, du moins d'éclairer avec émotion et intelligence, le « passage » et ses suites, dont Jean Delumeau, en introduction, montre ce qu'il comportait alors d'espérance et d'excès. Vingt et une contributions, toutes de très bonne qualité, traitent ainsi de la mort pensée, de la mort visible, de la mort organisée et des morts au cimetière. Les maîtres d'oeuvre sont lyonnaises, D. Alexandre-Bidon ayant donné huit articles à elle seule. Dégageons quelques idées maîtresses.

Tout d'abord, et même si, à cet égard, les siècles finaux du Moyen Age en sont plus largement pourvus, les témoignages d'une « pastorale de la mort » sont évidents ; ils comportent, plus amplement qu'on ne s'y attendrait dans une société convaincue qu'il y a une vie après la mort, une connotation de crainte, voire au XIVe siècle de morbidité. Dans la prédication, dans les exempta (J. Berlioz, C. Ribaucourt), dans la littérature romancée (M.-T. Lorcin), dans les livres d'heures du XIIe (D. Alexandre-Bidon) ou l'iconographie du haut Moyen Age (C. Treffort), la mort est objet de récits ou d'images à la fois moralement édifiants et foncièrement pessimistes, même lorsque l'on s'adresse aux enfants (D. Alexandre-Bidon). Et en rire, comme on le fait parfois dans les fabliaux, n'est peut-être qu'une parade sans espérance.

Le deuil, comme on peut l'attendre d'une société restée fidèle au geste, est occasion de spectacle, d'agitation, pour extérioriser la douleur (D. AlexandreBidon). La couleur, si chère aux hommes de ces temps, peut se donner libre cours, mais assez tardivement et rarement le noir, signe de néant (M. Pastoureau, F. Piponnier). Le rituel qui accompagne ou suit l'ensevelissement est sans doute l'aspect le plus accessible, grâce notamment aux testaments : les messes obituaires, les legs mortuaires, cette projection de la mort sur le futur, qui, après 1200, s'enflent parfois démesurément, sont finalement des signes d'espérance en l'Au-delà (F. Piponnier, M.-T. Lorcin) ; et le rôle des « confréries de la bonne mort » ou la dévotion à l'intercesseur qu'est saint Jacques (D. Alexandre-Bidon) y ajoutent l'idée d'un passeport pour cet Au-delà.


Notes bibliographiques 241

Une petite moitié du recueil est consacrée au cimetière, ce village des morts, que l'archéologie comme l'iconographie éclairent autant que les textes. Plaisant village, en vérité, accueillant même au passant, avec ses ombrages, son décor monumental, ses rencontres possibles, et même s'il prend l'aspect plus austère de l'ossuaire (D.Alexandre-Bidon, C. Treffort). Occupés durant des siècles, ou plus récemment ouverts, ils sont pour le fouilleur une inépuisable source de connaissances sur les rites d'inhumation, la disposition des corps, les objets ensevelis (J. Tardieu), sur les tombes et sur l'apparat donné au corps défunt (D.Alexandre-Bidon, C. Treffort). Dans le cimetière se manifeste l'esprit des morts : il faut les apaiser par tout un arsenal d'offices (R. Amiet) car la « mauvaise mort » peut en faire des revenants, voire des fantômes auxquels on croit fermement dès le XIIIe siècle (J. C. Schmitt), et qui tourmentent les vivants (M. A. Polo).

Dire de ce livre qu'il a rendu la mort vivante serait un jeu de mots déplacé. Pourtant c'est l'impression qui s'en dégage. Les conditions mentales, morales, matérielles de la mort et de ses suites sont baignées de cette lumière dont étaient si avides tous ces siècles. C'est ici un travail très remarquable.

Robert FOSSIER.

— D. Catherine Brown, Pastor and Laity in the Theology of Jean Gerson, Cambridge University Press, 1987, X-358 p. — Sans rien apporter de vraiment révolutionnaire, le livre de D. C. Brown est une solide mise au point sur les conceptions de Gerson en matière de pastorale et de vie religieuse des laïcs. Fondé sur une bonne connaissance de l'oeuvre de Gerson, en particulier de sa prédication et de ses traités de spiritualité et de morale à l'usage des « simples gens », ce travail rappelle que Gerson, quoique chancelier de l'université de Paris de 1395 à 1419, ne s'est jamais contenté de la théologie scolastique élaborée au sein de l'université. Se situant dans la tradition augustinienne, sinon « nominaliste », il était sensible aux limites d'une théologie purement spéculative et considérait l'accès des simples fidèles à une vie religieuse plus approfondie comme une des conditions de la réforme même de l'Eglise. Dans la religion qu'il propose à travers sermons et exhortations pieuses, la hantise du péché et la pénitence occupent une place centrale. Gerson est prudent, il redoute l'hérésie, et sa confiance dans les capacités des laïcs, notamment des femmes, à accéder à une vie religieuse autonome est limitée : il se garde donc de tout anti-intellectualisme, souligne le rôle irremplaçable de la hiérarchie cléricale, seule véritable détentrice de la parole autorisée et du pouvoir sacramentaire ; et s'il pense que les fidèles les plus dévots peuvent accéder à une sorte de vision mystique, il érige autour de celle-ci de solides garde-fous pour éviter toute dérive panthéiste ou quiétiste.

L'auteur présente clairement ces divers thèmes ; elle a constamment le souci de replacer la pensée de Gerson dans l'évolution d'ensemble des conceptions et pratiques religieuses à la fin du Moyen Age. Des notes abondantes et une bonne bibliographie attestent de la solidité de son information. A partir d'un auteur qui n'est certes plus, aujourd'hui, totalement inconnu, elle nous livre une intéressante et très utile contribution à l'histoire de la vie religieuse à la fin du Moyen Age (précisons, de la vie religieuse des élites dévotes, surtout urbaines, qui formaient le public habituel de Gerson).

Jacques VERGER.


242 Notes bibliographiques

— Architecture et vie sociale. L'organisation intérieure des demeures à la fin du Moyen Age et à la Renaissance, Paris, Picard, 1994, 280 p. — Le professeur Jean Guillaume et ses collègues de diverses universités s'attachent à étudier ici la genèse de la répartition de l'espace dans les demeures royales et princières telle qu'elle sera appliquée systématiquement à la Renaissance. Ce système durera jusqu'au milieu du XVIIe siècle où les hôtels parisiens inaugureront une nouvelle manière d'habiter.

Le Louvre de Charles V, le palais des papes d'Avignon, le palais royal de Palma de Majorque présentent au XIVe siècle des pièces très différenciées : « chambre de parement », appelée plus tard salle, ouverte à tous, « chambre de retrait » où le maître donne audience, chambre où il se repose et où il peut recevoir pour un entretien plus secret, avec plusieurs petites pièces, groupées près de cette dernière chambre : « étude, oratoire, bain, trésor ». Le logis s'organise entre deux pôles, public et privé, auxquels correspondent deux escaliers, le grand qui mène à la salle et le petit qui permet au maître de descendre dans la cour ou de faire monter un visiteur sans traverser les pièces publiques. Pour se mettre à l'écart des visiteurs, officiers et domestiques, une galerie pourvue d'une cheminée offre au pape, à Avignon, un espace propre à la promenade, à la méditation, à la conversation où nul ne peut l'importuner : c'est l'amorce de la galerie française. De même apparaît dès le XIVe siècle la duplication des logis destinés au mari et à la femme qui habitent chacun dans des suites semblables au même étage ou à des étages superposés.

L'époque de la Renaissance perfectionne ce système en mettant les pièces en enfilade et en améliorant la circulation. Cette évolution se produit en même temps en Italie et au nord des Alpes. Mais l'Italie innove en plaçant à l'avant de la chambre de maître une pièce succédant à la salle publique : c'est l'antichambre qui hiérarchise encore le parcours des visiteurs. La localisation du logis royal ou princier dépend du climat : vers le haut de l'édifice en Angleterre, au rez-de-chaussée en Espagne. En France, l'accès aux pièces privées reste, malgré l'introduction de l'antichambre, beaucoup plus largement ouvert qu'ailleurs.

Ces précisions et bien d'autres sont fournies dans la remarquable série des dix-neuf communications de ce colloque. Les textes sont accompagnés d'illustrations et d'un abondant apparat critique.

Parmi les monuments qui servent de base aux exposés on retrouve les résidences royales de France, Angleterre, Pays-Bas, les palais des papes à Avignon, Viterbe, Orvieto, les demeures des nobles espagnols et anglais, les hôtels parisiens. C'est à un véritable tour d'Europe qu'est convié le lecteur qui trouve ainsi les preuves de l'extraordinaire correspondance existant entre les diverses nations en ce qui concerne les règles et idéaux de la civilisation occidentale.

Ivan CLOULAS.

— R. J. Knecht, Renaissance Warrior and Patron : The Reign of Francis I, Cambridge University Press, 1994, XXV, 612 p. — Douze ans après la parution de son ouvrage remarqué sur François Ier, R. J. Knecht en donne une édition augmentée et revue à la lumière de plusieurs dizaines d'études anglo-saxonnes et françaises, notamment celles d'Anne-Marie Lecoq et de Monique Chatenet sur les allégories, le symbolisme et l'organisation de la vie quotidienne à la cour. Ont également été intégrés à cet ouvrage les apports de Gabriel Audisio, Denis Crouzet, Robert Descimon, Jean Guillaume, Philippe Hamon, Nicole Lemaître


Notes bibliographiques 243

et, bien entendu, ceux de Jean Jacquart dont la biographie de François I" est en cours de réédition.

L'opinion que l'auteur porte sur son personnage n'a pas changé. Tout en soulignant ses faiblesses et son manque de cohérence en matière de politique intérieure et internationale, il estime positif le résultat du règne sur les plans de l'art, de la culture et de l'expansion outre-mer. Mais les ombres du règne sont présentes : croissance de la pauvreté parmi les humbles, montée de l'absolutisme royal, intolérance.

Par rapport à l'ouvrage précédent, l'iconographie est très abondante. Le cadre est celui d'une biographie plutôt que d'une histoire du royaume. La présentation suit la chronologie, ce qui permet d'exposer clairement l'évolution de la société et des institutions. En contrepoint de la vie du roi, le lecteur voit s'élaborer un système de gouvernement promis à un grand avenir. Le rôle de l'entourage royal, celui de la mère du roi, du cardinal Duprat, du connétable de Montmorency et des grands serviteurs de l'Etat sont très efficacement évoqués, bien que la volonté de sobriété, à laquelle s'astreint l'auteur, donne parfois à son récit une certaine sécheresse. Mais le but recherché est atteint : cette histoire globale constitue un bon ouvrage de référence qui pourra donner aux étudiants le point de départ de pistes de recherches nouvelles.

Ivan CLOULAS.

— Jacques Flournoy, Journal 1675-1692, édité et annoté par Olivier Fatio avec la collaboration de Michel Grandjean et Louise Martin-van Berchem, Publications de l'Association suisse pour l'histoire du refuge huguenot, Droz, Genève, 1994, XLII, 448 p. — L'auteur de ce document, né en 1645 dans le pays de Gex où son père était pasteur, provenait d'une famille bourgeoise de Genève d'origine française. Lui-même, étudiant en théologie, consacré en 1668, enrichi, deux ans plus tard, par la mort de son père, obtint, en 1676, dans des conditions difficiles, le poste de pasteur de Jussy, à une dizaine de kilomètres au nord-est de Genève. Cet intellectuel distingué, passionné d'histoire, y fut un ministre consciencieux jusqu'à sa mort survenue au début de 1693. Il tint, pendant la durée de ses fonctions, un journal qui est une chronique des événements de son temps, c'est-à-dire une histoire, principalement politique, de Genève et de sa région.

Olivier Fatio, à qui nous devons cette présentation, signale l'intérêt de ce document, inédit jusque-là, en raison de l'exactitude des renseignements qu'il contient. Elle est confirmée par l'abondante et remarquable annotation qui accompagne cette publication à laquelle sont joints un index, une carte et la table établie, au XVIIIe siècle, par un des héritiers de Flournoy.

Celui-ci décrit bien, au temps de la Révocation de l'Edit de Nantes, les relations délicates ou difficiles entretenues par Genève avec les cantons suisses, la Savoie ou la France. Il y suit de près les démarches des représentants diplomatiques de celle-ci comme les ambassades qui lui sont adressées. Il enregistre la persécution antiprotestante sévissant dans le pays de Gex, l'afflux progressif des réfugiés huguenots comme l'accueil qui leur est accordé. Les tribulations des Vaudois, avant et pendant l'intervention militaire française en Savoie, ne sont pas oubliées en compagnie des détails de la vie quotidienne du temps (problèmes de ravitaillement et de sécurité notamment). On relèvera, par exemple (p. 183), l'intéressant passage relatif à une panique des villageois savoyards devant une rumeur lié à une « invasion » vaudoise et huguenote.


244 Notes bibliographiques

Sur tous ces points, les centaines de notes de cette édition, extrêmement riches et bien informées au point de vue bibliographique, constituent un apport et un éclairage remarquable précieux. Elles achèvent de faire de ce Journal un document irremplaçable pour restituer la sensibilité politique et les inquiétudes conjoncturelles telles qu'elles furent vécues et s'exprimèrent dans la région genevoise à la fin du XVIIe siècle.

Jacques SOLÉ.


CHRONIQUE

Soutenance de thèse

M. Martin Aurell, de l'Université de Paris IV, L'Etat et l'aristocratie en Catalogne et en Provence, IXe-XIVe siècles, Université de Provence, le 15 janvier 1994.

Le jury, présidé par Philippe Contamine, membre de l'Institut, professeur à l'Université de Paris IV, se compose de : Noël Coulet, rapporteur, Université de Provence, Gérard Gouiran, Université de Montpellier, Pierre Bonassie, Université de Toulouse-Le Mirail, Michel Fixot, Université de Provence.

Dans un exposé fourni, le candidat dresse une vaste fresque d'un « monde hétéroclite » et dans les avancées de la recherche de ces vingt dernières années dégage le succès récent d'une « nouvelle histoire politique », genre longtemps décrié et abusivement confondu avec le retour d'une histoire positiviste, alors que remise au goût du jour, nantie du bagage de l'histoire des structures, elle s'enrichit de tous les rapprochements pluridisciplinaires venus d'horizons différents : la littérature, la prosopographie des personnels politiques, l'anthropologie historique, etc.

Dans un tableau tracé à grands traits, il présente ensuite en trois parties le déroulement chronologique des structures de parenté :

— aux IXe et Xe siècles, cette période obscure qui est « l'enfant pauvre de l'historiographie », les liens du cousinage ;

— après l'An Mil, la mise en place du lignage où s'exercent à plein la violence des nobles et le pouvoir des mâles, l'hypergamie combinée avec le goût des princesses lointaines.

Au XIIe siècle, c'est avec le « retour du prince », la mise au pas d'une « noblesse domptée », l'éclatement des lignages en branches collatérales, en même temps que l'abandon forcé d'une politique de prestige sur fond de « seconde révolution castrale » qui pousse à la multiplication de manoirs et de bastides qui sont entre 1180 et 1230 autant de lambeaux dérisoires d'une symbolique du pouvoir à laquelle les familles nobles renoncent difficilement. La noblesse devient alors affaire de dignité personnelle plus que de maisonnée et inaugure de nouvelles formes de sociabilité contre « l'Etat broyeur des solidarités lignagères ». S'y ajoute la versatilité des familles autochtones ombrageuses qui passent avec le comte catalan des « alliances de circonstance » ; dans un

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pays où couve toujours l'esprit de rébellion, manifeste dans les « révoltes alpines », le pouvoir comtal trouve ses plus sûrs appuis dans la chevalerie urbaine bien illustrée par les travaux de Jean-Pierre Poly sur la Provence dite « féodale » et ceux du candidat lui-même qui a consacré une importante monographie à la famille des Porcellet d'Arles. C'est dans ce milieu où le pouvoir de l'argent s'allie à la bravoure militaire et au savoir des juristes qu'un appareil d'Etat déjà solide prend racine, servi par la propagande politique des « sirventès » qui amorcent une longue tradition de littérature politique à la solde du prince, entre « chansonnier et chartrier ».

Le candidat conclut en avouant sa dette envers les programmes de recherche, les colloques et les séminaires où à travers les inévitables « contraintes du groupe », chacun doit réussir à dégager un enrichissement personnel.

Prenant alors la parole, le rapporteur Noël Coulet voit dans ce travail le reflet de toute « une histoire intellectuelle » et l'acuité d'un « double regard » porté sur deux cultures, l'une originelle, l'autre parfaitement assimilée, où historiens catalans et provençaux qui se tournaient le dos de part et d'autre d'une fausse frontière pyrénéenne se trouvent rassemblés. Il souligne l'importance de l'oeuvre déjà accomplie : une quarantaine d'articles, près de soixante-dix comptes rendus (!), un doctorat de 3e cycle très remarquable, deux gros volumes sur les « noces du comte » prêts pour la publication. Il tient cependant à mettre en valeur le tout premier travail, le mémoire de maîtrise sur les contours de l'entourage du comte catalan, car « tout, dit-il, part de là ». Il déplore pourtant qu'avec l'abandon de la thèse d'Etat traditionnelle, le candidat renonce à un grand travail sur la noblesse provençale, sujet « emmasqué » puisque deux chercheurs avant lui avaient déjà dû déclarer forfait ! Enfin dans un patient travail d' « échenillage », Noël Coulet s'attarde à une longue partie critique sur des erreurs de langue qui ne sont pas toutes des « catalanismes » : la « morosité » d'un tel officier angevin est plutôt à mettre sur le compte de ses retards d'exécution, « mora » en latin ; le style fleuri un peu « agaçant » : « la houlette princière », mais qui côtoie un sens très vif de la formule ; sur les jugements trop péremptoires et trop sévères sur l'historiographie ancienne : le caractère « délirant » des récits et des analyses de Nostradamus qui n'était sans doute pas dans son caractère ; le danger de la « surinterprétation » qui guette toujours le chercheur, même le plus exercé, et la tentation toujours grande de franchir trop facilement le pas qui sépare l'hypothèse de la certitude ; le goût enfin du folklore qui dans l'héraldique des Porcellet trouve trop souvent à s'exercer au péril de l'Histoire.

A sa suite, Gérard Gouiran justifie aisément l'intrusion « d'un littéraire parmi les historiens » compte tenu du fort et beau dossier littéraire que comporte l'oeuvre de Martin Aurell ; les « approches langagières » de la société politique médiévale s'en trouvent facilitées dans l'échange habituel des questions et des réponses, forçant l'obscurité souvent délibérée de textes difficiles qui aiment le jeu de mots et l'ambiguïté de vocabulaire presque toujours perdus pour nous. G. Gouiran se réjouit de voir le texte littéraire promu à la dignité de « source historique », mais note que cet apport neuf est largement payé de retour par l'enrichissement de connaissances « précises » à l'édition des textes littéraires ; il se plaît enfin à reconnaître dans le travail du candidat « un caractère pédagogique ».

Prenant ensuite la parole, Pierre Bonassie consent à la loi critique du genre en relevant erreurs et interprétations contestables : dans les pratiques féodales, l'hommage n'est pas ressenti, malgré ce qui est écrit trop souvent, comme une humiliation, mais a valeur « simplement probatoire » ; une indemnité de


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11 000 onces d'or donnée à Ermessende pour qu'elle renonce à son douaire ne peut guère passer pour « une aumône » ; les erreurs d'identification des personnages féminins sont parfois gênantes, un plan d'ensemble bien construit n'est pas pour autant exempt d'un certain désordre dans le détail ; l'omission du dernier numéro spécial des Annales du Midi consacré aux « généalogies méridionales », et notamment aux généalogies narbonnaises et toulousaines ne peut passer pour un oubli, la publication ayant été trop tardive pour pouvoir être incluse dans le dossier.

Pierre Bonassie, après ces points de détail, en arrive vite à l'essentiel avec les pratiques matrimoniales qui sont au coeur même du sujet, en offrant à son auditoire une belle leçon magistrale d' « histoire des structures » sur la forte distinction qu'il y a lieu de faire entre le système de l'alleu et celui du fief, le premier partagé équitablement entre tous les enfants héritiers, garçons et filles, le second indivisible et contractuel et dont le caractère militaire en réserve tout naturellement la jouissance aux mâles de la famille, avec une plus ou moins nette préférence pour l'aîné ; pratique qui donne progressivement naissance à un droit particulier à la féodalité : l'exclusion des filles dotées, que le droit romain, sans le créer, consacre après coup.

Tout en rendant hommage à la diversité des sources utilisées et à la valeur de plusieurs articles critiques des positions traditionnelles, Pierre Bonassie rallume — avec quel brio ! — les feux mal éteints de la controverse entre les mutationnistes et leurs détracteurs ; qu'est-ce qui l'emporte dans l'évolution des structures de parenté que chacun reconnaît autour de l'An Mil entre la féodalité et la Paix de Dieu ? Transformations brutales ou évolutions douces dans le long fleuve tranquille de l'Histoire ? Il critique l'influence, à ses yeux, exagérée par l'auteur de l'Eglise sur le mariage chrétien, la « sacralisation » supposée de la cérémonie, alors même que les actes montrent que les pratiques ancestrales demeurent qui veulent que le père de famille unisse les époux ; de même, le rapt des filles qui concurrence victorieusement le consentement mutuel à la mode grégorienne exige l'apport de fortes nuances au consensualisme. D'une manière plus générale, il trouve enfin que la crise féodale l'emporte très largement sur tous les effets de la réforme grégorienne et regrette que cet aspect des choses ait été minoré dans un travail par ailleurs excellent. Eternel débat entre le poids du spirituel et du matériel dans le cours de l'Histoire ? Sans doute, mais les préférences de l'auteur lui paraissent procéder de choix idéologiques préétablis.

Michel Fixot qui déclare au candidat que c'est pour lui « un honneur de siéger dans votre jury », souligne le caractère provisoire des conclusions de cette « thèse sur dossier », pour dire aussitôt sa préférence pour « les pierres d'attente » et leur supériorité sur les ouvrages plus achevés mais trop repliés par là sur eux-mêmes. Dans une « écriture commune de l'Histoire » ouverte aux archéologues comme aux historiens, il rend hommage à l'utilisation par le candidat des matériaux archéologiques, tout en regrettant les limites de leur usage, imposées par son manque de familiarité avec les résultats auxquels sont parvenus les archéologues. Il met en garde l'auteur contre les fausses certitudes de formules trop belles pour correspondre à des réalités historiques plutôt moyennes ; il n'est pas sûr que « le château sauve les apparences d'un pouvoir seigneurial au rabais », dans « la seconde révolution castrale » par ailleurs peu mise en valeur dans la bibliographie où la thèse de Gabrielle Demians d'Archimbaud sur le village de Rougiers n'est même pas citée, pas plus que celle d'Yves Esquieu pourtant soutenue depuis 1986. Michel Fixot regrette en somme que les acquis récents de l'archéologie médiévale en Provence soient tenus à distance comme de simples références pas autrement exploitées. Pour


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conclure sur une impression plus large qui dépasse les limites strictes de sa spécialité, il relève la tonalité plus féminine de la société provençale des années 1180 à 1230 et la beauté de quelques portraits de femmes bien campés, à commencer par celui d'Ermessende, vicomtesse de Narbonne au XIe siècle.

Le président du jury, Philippe Contamine, après avoir dit qu'il appréciait beaucoup l'enseignement dispensé à ses côtés par Martin Aurell à l'université, se plaît à relever les grandes qualités de son travail de recherche, son goût pour l'Histoire en train de se faire, sa « sensibilité à l'air du temps », une ardente curiosité qu'il sait concilier avec une bonne utilisation du temps de la recherche.

Lorsque l'auteur fait remonter au XIIe siècle la stabilité nouvelle d'une « noblesse domptée » par le « retour du prince » et la montée en puissance de l'appareil d'Etat, une noblesse de fonction, héréditaire dans cette sorte de « crépuscule des sires » où le prince serait le seul maître du jeu, Philippe Contamine s'étonne de la précocité du phénomène, alors même qu'un tel encadrement par l'Etat est loin d'être achevé vers 1500 dans le royaume de France, et il lui paraît que cette genèse de l'Etat moderne, thème à la mode, est bien trop précoce dans la Provence de l'auteur. De plus, peut-on dans une formule abstraite autant qu'artificielle, dresser l'Etat contre le lignage alors que l'Etat au Moyen Age n'est rien d'autre qu'une maisonnée ? Les lignages ont la vie dure et il est sans doute hasardeux de les faire disparaître trop vite de la scène politique. De même, si l'on parle aussitôt du « déclin de la féodalité », qu'en sera-t-il de la féodalité de la fin du Moyen Age pourtant bien vivante et faudra-t-il inventer à son propos le terme de « post-féodalité »? A son sens, les échelles chronologiques demanderaient à être revues. Il se dit pourtant séduit par le traitement historique des textes littéraires qui lui paraît bien être l'apport le plus neuf et le plus indiscutable de ce travail, et conclut en se félicitant du renouveau illustré par cette soutenance de l'histoire politique, encore récemment mise à l'honneur par les recherches de Jacques Le Goff et de Georges Duby, ainsi que par le tout dernier livre de Bernard Guenée sur le meurtre du duc d'Orléans.

Au terme d'uns soutenance longue et passionnante où chacun a pu vérifier à nouveau que la valeur des travaux historiques est toujours à la hauteur de la qualité des débats qu'ils soulèvent, le jury, à l'issue d'une courte délibération, déclare Martin Aurell admis au grade de docteur d'Etat, à l'unanimité, avec la mention très honorable et les félicitations du jury. Juste récompense d'un travail accompli et simple reconnaissance d'un historien qui selon les propres termes des examinateurs, employés au cours du débat, fait preuve, malgré sa jeunesse, d'une grande maturité et d'une belle énergie créatrice doublée d'un remarquable savoir-faire.

Yves GRAVA

Colloque annoncé

Association Charles Gide pour l'étude de la pensée économique. Journée d'étude sur : Les grandes revues économiques en France (1751-1994), IUT de Toulouse III, vendredi 2 juin 1995.

S'adresser à Luc Marco, secrétaire général de I'ACGEPE, 12, place du Panthéon, 75005 Paris ; tél. (1) 42 52 05 35.


RECUEILS PERIODIQUES ET SOCIÉTÉS SAVANTES 1

Généralités

PROBLÈMES GÉNÉRAUX. MÉTHODOLOGIE. HISTORIOGRAPHIE. — L. Borgia, Note per le conoscenze delle fonti araldiche italiane. Le fonti negli archivi di famiglia : un « priorista » fiorentino [ASI, 1993, n° 557]. — H. Medick, Die sogenannte « Laichinger Hunger-chronik » [RSH, 1994, n° 2]. — K. Modzelewski, La storia economica e l'immaginario politico contemporaneo [RSI, 1993, fasc. II]. — D. W. Treadgold, Christianity's encounters with non-western cultures [JRH, 1993, décembre].

BIBLIOGRAPHIES. — M. Ascheri, Il repertorio degli statuti umbri [ASI, 1993, n° 557]. — A. Tintro, Un diario di Giovanni Battista Raimondi (22 giugno 1592 - 12 dicembre 1596) [ASI, 1993, n° 557].— R. Vivarelli, Tre lettere di Federico Chabod a Gaetano Salvemini [RSI, 1993, fasc. II].

BIOGRAPHIES. — P. Masini, Il maestro Giovanni Beleth : ipotesi di una traccia biografica [SM, 1993, fasc. I, juin].

1. Liste des périodiques dépouillés. — Annales (Histoire, Sciences sociales) (An. HSS), 1994, n° 2. — Archives des sciences sociales des religions (ASSR), 1994, n° 85. — Archivio storico italiano (ASI), 1993, n° 557. — Bibliothèque de l'Ecole des Chartes (BEC), 1993, n° 151, fasc. 2. — Bulletin de la Société d'histoire du protestantisme français (BSHPF), 1993, juillet-septembre. — Cahiers d'archéologie et d'histoire du Berry (CAHB), 1994, n° 118.— Cahiers de civilisation médiévale (CCM), 1994, n° 1/2. — The English Historical Review (EHR), 1994, avril. — Historical Research (HR), 1994, nos 162, 163. — Information historique (IH), 1994, n° 1. — The Journal of religions history (JRH), 1993, décembre. — Mémoires de la Société pour l' histoire du droit et des institutions des anciens pays bourguignons, comtois et romands (MSHDI), 1993, 50e fasc. — Le mouvement social (MS), 1993, n° 165. — Le Moyen Age (MA), 1994, n° 2. — Recherches régionales (Alpes-Maritimes et contrées limitrophes) (RR), 1993, n° 2. — Revue d'Allemagne et des pays de langue allemande (RAPLA), 1994, n° 1. — Revue archéologique (RA), 1993, fasc. 2. — Revue de l'histoire des religions (RHR), 1993, fasc. 3. — Revue d'histoire de l'Amérique française (RHAF), 1994, vol. 47, n° 3. — Revue d'histoire et de philosophie religieuse (RHPR), 1993, n° 4. — Revue française d'histoire d'Outre-Mer (RFHOM), 1994, n° 302. — Revue suisse d'histoire (RSH), 1994, n° 2. — Rivista storica italiana (RSI), 1993, fasc. II. — Studi medieval) (SM), 1993, fasc. I, juin.

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250 Recueils périodiques

Antiquité

P. Borgeaud, La cité grecque au féminin [RHR 1993, fasc. 3].— J.-L. Durand, J. Scheid, « Rites » et « religion ». Remarques sur certains préjugés des historiens de la religion des Grecs et des Romains [ASSR, 1994, janvier-mars]. — Ch. Grappe, Baptême de Jésus et baptême des premiers chrétiens [RHPR 1993, n° 4].— C. Grottanelli, Le rituel et les prophètes bibliques [ASSR, 1994, janvier-mars].— K. J. Hartswick, The Gorgoneion on the aigis of Athena : genesis, suppression and survival [RA, 1993, fasc. 2]. — C. Herrenschmidt, J. Kellens, La question du rituel : le mazdéisme ancien et achémenide [ASSR, 1994, janvier-mars].— A. I. Ivancik, Les guerriers-chiens. Loups-garous et invasions scythes en Asie mineure [RHR 1993, fasc. 3].— Ch. Jacob, Le savoir des mythographes [An. HSS, 1994, n° 2]. — M.-M. Mactoux, Phobos à Sparte [RHR 1993, fasc. 3]. — P. A. Marx, The introduction of the Gorgoneion to the Shield and aegis of Athena and the question of Endoios [RA, 1993, fasc. 2]. —J.-M. Moret, Les départs des Enfers dans l'imagerie apulienne [RA, 1993, fasc. 2].— M. Philonenko, Le sang du Juste [RHPR, 1993, n° 4]. — M. Philonenko, Son soleil éternel brillera (4 QT est Lévic-d (?) ii 9) [RHPR 1993, n° 4]. — M. Philonenko, Un arbre se courbera et se redressera (4Q 385 2 9-10) [RHPR, 1993, n° 4].— G. Picard, La romanisation de la Gaule : problèmes et perspectives [RA, 1993, fasc. 2]. — C. Rolley, Les bronzes grecs et romains : recherches récentes [RA, 1993, fasc. 2]. — A. Zakai, A. Mali, Time, history and eschatology : ecclesiastical history from Eusebius to Augustine [JHR 1993, décembre].

Moyen Age et Renaissance

HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE. DROIT. —J. Beauroy, Centralisation et histoire sociale: remarques sur l' Inquisitio Vicecomitum de 1170 [CCM, 1994, n° 1/2].— G. W. Bernard, P. W. Hoyle, The instructions for the levyng of the Amicable Grant, March 1525 [HR, 1994, n° 163]. — N. Chareyron, De chronique en roman: l'étrange épopée amoureuse de la «jolie fille de Kent » [MA, 1994, n° 2]. — A. A. Chibi, Henri VIII and his marriage to his brothers' wife : the sermon of bishop John Stokesley of 11 July 1535 [HR 1994, n°162].— M.Chibnall, L'avènement au pouvoir d'Henri II [CCM, 1994, n° 1/2].— S. D. Church, The earliest english muster roll, 18 december 1215 [HR 1994, n° 162]. — T. Freemann, Notes on a source for John Foxe's account of the marian persecution in Kent and Sussex [HR 1994, n° 163]. — R. Fubini, Lega italica e « politica dell'equilibrio » all'awento di Lorenzo de' Medici al potere [RSI, 1993, fasc. II]. — M. Gally, Les enjeux de l'Histoire : Dante, penseur de la monarchie universelle [MA, 1994, n° 2]. — N. Gonthier, La violence judiciaire à Dijon à la fin du Moyen Age [MSHDI, 1993, 50e fasc.]. — N. Gorochon, Crise et conflits de pouvoir dans les collèges parisiens au XIVe siècle, l'exemple du collège Mignon (1353-1420) [BEC, 1993, n° 151, fasc. 2].— P. Guyard, La fondation du collège Mignon [BEC, 1993, n° 151, fasc. 2].— P. Hyams, Henri II comme juriste eut-il une politique de réforme ? [CCM, 1994, n° 1/2].— G. Marc'hadour, La confrontation Becket-Henri II comme paradigme historique [CCM, 1994, n° 1/2].—J.-L. Narbonne, Découvreurs génois


Recueils périodiques 251

au XVe siècle [IH, 1994, n° 1]. — S. O'Connor, Finance, diplomacy and politics : royal service by two London merchants in the reign of Edward III [HR, 1994, n° 162].— O.Poncet, Une utilisation nouvelle de la rente constituée au XVIe siècle, les membres du Conseil au secours des finances d'Henri III [BEC, 1993, n° 151, fasc. 2]. — J.-F. Poudret, L'enlèvement des filles de Villaz près Romont (1517), rapt de violences ou séduction ? [MSHDI, 1993, 50e fasc.]. — W. R. B. Robinson, A letter from Sir Richard Groft to Sir Gilbert Talbot in 1486 concerning Sir James Tyrell's offices in Wales [HR, 1994, n° 163]. — P. Verger, Schede di archeologia longobarda in Italia - Veneto [SM, 1993, fasc. I, juin]. — C. T. Wood, La mort et les funérailles d'Henri II [CCM, 1994, n° 1/2].— G. Xhayet, Autour des solidarités privées au Moyen Age : partie et réseaux de pouvoirs à Liège du XIIIe au XVe siècle [MA, 1994, n° 2].

HISTOIRE RELIGIEUSE. — G. Basetti Sani, Antropologia teologica in Giovanni Duns Scoto [SM, 1993, fasc. I, juin]. —J. M. Bienvenu, Henri II Plantagenêt et Fontevraud [CCM, 1994, n° 1/2]. — H. E. J. Cowdrey, Pope Gregory VII and the bishoprics of Central Italy [SM, 1993, fasc. I, juin]. — A. M. Fagnoni, I « Dialogi » di Desiderio nella « Chronica monasterii Casinensis » [SM, 1993, fasc. I, juin]. — M. Firpo, Alcune considerazioni sull'esperienza religiosa di Sigismondo Arquer [RSI, 1993, fasc. II]. — Ph. Goldmann, 2e additif à la Note sur l'origine des paroisses de Bourges [CAHB, 1994, n° 118]. — M. Hillebrandt, Les cartulaires de l'abbaye de Cluny [MSHDI, 1993, 50e fasc.]. — Madame la Comtesse de Paris, Saint-Laurent O'Toole et Henri II [CCM, 1994, n° 1/2]. — C. H. Parker, Public church and household of faith : competing visions of the Church in post-reformation Delft, 1572-1617 [JHR 1993, décembre]. — E. Patlagean, La double Terre sainte de Byzance, autour du XIIe siècle [An. HSS, 1994, n°2]. — B. Roussel, « Faire la Cène » dans les églises réformées du Royaume de France au XVIe siècle [ASSR, 1994, janvier-mars]. — B.J. Spruyt, «En bruit d'estre bonne luteriene » : Mary of Hungary (15051558) and religions reform [EHR 1994, avril].

MENTALITÉS. LITTÉRATURE. ARTS. — M. Accame Lanzillota, « Dictata » nella scuola di Pomponio Leto [SM, 1993, fasc. I, juin]. — L. C. Brook, The « Demandes d'Amour » of Wolfenbûttel Herzog August [SM, 1993, fasc. I, juin]. — E. Burgio, Il sale nella culla. Una practica folklorica nella narrativa antico-francese [SM, 1993, fasc. I, juin]. — C. W. Carroll, Quelques réflexions sur les reflets de la cour d'Henri II dans les oeuvres de Chrétien de Troyes [CCM, 1994, n° 1/2]. — C. Chedeau, Note sur l'organisation des métiers artistiques à Dijon pendant la première moitié du XVIe siècle [IH, 19994, n° 1]. — S. M. Cingolani, Carlomagno e Guglielmo d'Orange-Vecchiaia, giovinezza e morte all'origini della litteratura in francese [SM, 1993, fasc. I, juin]. — A. Crépin, Mentalités anglaises au temps d'Henri II Plantagenêt d'après les Proverbes of Alfred [CCM, 1994, n° 1/2]. — G. Cropp, La « Ballade des seigneurs de François Villon et les chroniques [MA, 1994, n° 2]. —J. Dor, Langues française et anglaise et multilinguisme à l'époque d'Henri II Plantegenêt [CCM, 1994, n° 1/2]. — L. M. Eldredge, The textual tradition of Benvenutus Grassus « De arte probatissima oculorum » [SM, 1993, fasc. I, juin]. — Ch. Förstel, Jean Cuno et la grammaire grecque [BEC, 1993, n° 151, fasc. 2]. — L. Grant, Le patronage architectural d'Henri II et de son entourage [CCM, 1994, n° 1/2]. — F. Lachaud, An aristocratie Ward-robe of the late thirteenth century : the confis-


252 Recueils périodiques

cation of the goods of Osbert de Spaldington in 1298 [HR 1994, n° 162]. — R. Lambrech, Charlemagne after the Middle Ages : Forgotten hero or propaganda images? [SM, 1993, fasc. I, juin]. —J. L. Lozinski, Henri II, Aliénor d'Aquitaine et la cathédrale de Poitiers [CCM, 1994, n° 1/2]. — F. Mossetti Casaretto, L'immaginario di Prudenzio e la cornice « introduttiva » dell' « Ecloga Theoduli » [SM, 1993, fasc. I, juin]. — F. Rucklin, La copie et son original : pièges et règles de l'analyse iconologique [IH, 1994, n°l], —F. L. Schiavetto, Un'opera sconosciuta di Boncompagno [SM, 1993, fasc. I, juin]. — E. M. C. Van Houts, Le roi et son historien : Henri II Plantagenêt et Robert de Torigni, abbé du Mont-Saint-Michel [CCM, 1994, n° 1/2]. — M. Zaggia, La traduzione latina da Appiano di Pier Candido Decembrio : per la storia della tradizione [SM, 1993, fasc. I, juin].

Histoire moderne et contemporaine

AFRIQUE NOIRE. — R Gervais, La politique cotonnière de la France dans le Mosi colonial (Haute-Volta) (1919-1940) [RFHOM, 1994, n° 302]. — Y. Marguerat, La naissance d'une capitale africaine : Lomé [RFOM, 19994, n° 302]. — U. Schürkens, La pratique « administrative-anthropologique » de la France au Togo. Les activités du gouverneur Bonnecarrère (1992-1931) [RFHOM, 1994, n° 302].

ALLEMAGNE. — E. David, Trêves : de la capitale d'empire à la ville moderne. Une ville moyenne frontalière dans la perspective des occupations françaises successives [RAPLA, 1994, n° 1]. — A. M. Dees de Sterio, Le Hambourg de Wolfgang Boschert : les quartiers de l' « AuBenalster » Eppendorf, Winterhude, Alsterdorf [RAPLA, 1994, n° 1].— P. Jardin, Quand Wuppertal n'existait pas encore, Barmen-Elberfeld, villes pionnières de l'industrialisation de l'Allemagne [RAPLA, 1994, n° 1].— G. Munro, The Holy Roman Empire in german roman catholic thought, 1929-1933 : Georg Moenius' revival of Reichsideologie [JRH, 1993, décembre]. —J. B. Neveux, Gnesen et/ou Gniezno : une ville de Poznanie prussienne 1871-1918 [RAPLA, 1994, n° 1].— A. Puygrenier, Portrait d'une ville: Fribourg-en-Brisgan, ou quand une cité s'éveille, 1871-1890 [RAPLA, 1994, n° 1]. —J. Sturm, Die Mittelstädte im GroBherzogtum Baden 1880-1918 [RAPLA, 1994, n° 1]. — G. Wackermann, La problématique spatiale des villes moyennes allemandes [RAPLA, 1994, n° 1].

AUSTRALIE. — M. Perkins, « An era of great doubt to some in Sydney » : almanacs and astrological belief in colonial Australia [JRH, 1993, décembre]. —J. Stenhouse, The Rev. James Copland and the mind of New Zealand « Fundamentalism » [JRH, 1993, décembre].

AUTRICHE. — S. Nasko, St Pölten (1945-1993) : Vom Trümmerfeld zur jüngsten Landeshauptstadt Österreichs [RAPLA, 1994, n° 163].


Recueils périodiques 253

CANADA. — G. Bouchard, Sur les structures et les stratégies de l'alliance dans le Québec rural (XVIIe-XXe siècles); Plaidoyer pour un champ de recherche (RHAF, 1994, vol. 47, n° 3].— A. Charles, N. Fahmy-Heid, La diététique et la physiothérapie face au problème des frontières interprofessionnelles (1950-1980) [RHAF, 1994, vol. 47, n° 3].— G. Desrosiers, B. Gaumer, O. Keel, Contribution de l'Ecole d'hygiène de l'Université de Montréal à un enseignement francophone de santé publique 1946-1970 [RHAF, 1994, vol. 47, n°3].

FRANCE. — G. Bailly, Pierres lithographiques et carte du Cher (18731881-1988) [CAHB, 1994, n° 118].— P. Bodineau, En marge de l'exposition universelle : l'Exposition de Dijon de 1858. Un grand moment d'ambition régionale [MSHDI, 1993, 50e fasc.]. —J. F. Cera, Notes sur les prémices de la presse toulonnaise du Consulat à la fin du Second Empire (17991870) [RR, 1993, n° 2].— J. Charbonnier, Denis Gavini (1819-1916). Le préfet de Nice sous le Second Empire [RR 1993, n° 2]. —J. J. Clere, La vaine pâture en France sous l'Ancien Régime. Essai de géographie coutumière [MSHDI, 1993, 50e fasc.]. — Ch. Dauvergne, La terreur blanche à Dijon : le procès Veaux, Lejeas, Hernoux et Royer (août 1816) [MSHDI, 1993, 50e fasc.]. — B. Dumons, G. Pollet, 1956 : « la retraite des vieux ». Vieillesse et Etat-Providence dans la France d'après-guerre [IH, 1994, n° 1]. —J. Dumoulin, La procédure électorale en Provence au XVIIe siècle [MSHDI, 1993, 50e fasc.]. —J. Gay, La capacité de la femme mariée en France en droit intermédiaire. Projets de codification, pratique, jurisprudence [MSHDI, 1993, 50e fasc.].— J.Jenny, L'imprimerie à Bourges à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle : Les Levez, imprimeurs ; les Lauverjat, libraires seulement [CAHB, 1994, n° 118]. — M. Petitjean, Un conflit au sein de la communauté des notaires dijonnais à propos d'un projet d'association générale de travail [MSHDI, 1993, 50e fasc.].

GRANDE-BRETAGNE. — R M. Ball, After Edgehill fight [HR 1994, n° 162].— K. Boyd, Examplars and ingrates: imperialism and the boys' story paper, 1880-1930 [HR, 1994, n° 163]. — P. Carter, Clerical taxation during the Civil War and interregnum [HR 1994, n° 163].— J.Fulcher, Gender, politics and class in the early nineteenth-century english reform movement [HR 1994, n° 162].— E. Garrett, A. Reid, « Satanic mills, pleasant land's » : spatial variation in women's work, fertility and infant mortality as viewed from the 1911 census [HR 1994, n° 163]. — L. Jefferson, MS Arundel 48 and the earliest statutes of the Order of the Garter [EHR 1994, avril].— R D. Storch, Whigs and coppers : the Grey ministry's national police scheme, 1832 [HR 1994, n° 162]. — A. Summers, Philanthropy and the state in the thinking of Elizabeth Fry [HR, 1994, n° 163]. — B. W. Young, William Law and the Christian economy of salvation [EHR 1993, avril].

INDE. — G. Heuzé, L'émergence d'un système de conventions collectives dans le secteur charbonnier en Inde : un avènement résistible ? [MS, 1993, n° 165].

SUISSE. — C. Hauser, Aux origines du « Büro Ha » : l'action de la Société suisse des officiers dans la campagne pour la révision de la


254 Recueils périodiques

loi militaire fédérale (24 février 1935) [RSH, 1994, n° 163].— B. Ziegler, Schweizerinnen Wandern aus [RSH, 1994, n° 2].

HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE. — B. Barbiche, De la commission à l'office de la couronne, les gardes des sceaux de France du XVIe au XVIIIe siècles [BEC, 1993, n° 151, fasc. 2].— Ch. Bard, L'apôtre social et l'ange du foyer : les femmes et la CFTC à travers le Nord-Social (1920-1936) [MS, 1993, n° 165]. — N. Bourguinat, Le développement de l'électrométallurgie en Maurienne : recomposition et nouvelles régulations d'un milieu rural en crise (1897-1921) [MS, 1993, n° 165]. — J. Chabot, Les syndicats féminins chrétiens et la formation militante de 1913 à 1936 : « propagandistes idéales » et «héroïne identitielle » [MS, 1993, n° 165].— Ch. Chevandier, Vie privée et engagement dans une organisation syndicale : une tentative d'approche quantitative de populations d'adhérents et de militants aux ateliers de réparation ferroviaires d'Oullins [MS, 1993, n° 165]. — D. Cooper-Richet, Les étapes syndicales des ETAM de la mine des origines à nos jours [MS, 1993, n° 165].— S. O'Phelan Godoy, L'Utopie andine. Discours parallèles à la fin de l'époque coloniale [An. HSS, 1994, n° 2].— R. Pasta, L'Accademia dei Georgofili e la riforma dell'agricoltura [RSI, 1993, fasc. II].

RELATIONS INTERNATIONALES. — J. C. Appleby, Thomas Mun's West Indies venture, 1602-1605 [HR 1994, n° 162].— M. Gemignani, Le operazioni aeronavali a Malta nel marzo del 1942 e i contrasti dell'Asse [ASI, 1993, n° 557]. — R. Ladous, Les Protocoles des Sages de Sion [IH, 1994, n° 1]. — V. Laureys, The belgian government in exile in London and the jewish question during the Second World War [HR 1994, n° 163]. — L. Post, Sarrelouis (Saarlouis), ville frontière et capitale cachée de la Sarre [RAPLA, 1994, n° 1].— F. Venturi, Lorenesi e Toscani [RSI, 1993, fasc. II].

HISTOIRE RELIGIEUSE. — M. Bordes, Un prélat du « dernier printemps de l'Eglise »: Joseph Moussaron (1877-1956) [IH, 1994, n° 1].— M. Caffiero, « Le insidie de' perfidi giudei ». Antiebraismo e riconquista cattolica alla fine del Settecento [RSI, 1993, fasc. II]. — N. M. Dawson, Catéchisme et contagion. La production catéchistique grassoise dans la première moitié du XVIIIe siècle [RR 1993, n° 2]. — M. Gaborieau, Le culte des saints musulmans en tant que rituel: controverses juridiques [ASSR, 1994, janvier-mars].— C. Guerard, Mana et pouvoir dans les sociétés à hiérarchies de grades [ASSR, 1994, janvier-mars]. — E. D. R Harrison, The nazi dissolution of the monasteries : a case-study [EHR 1994, avril]. — F. Heran, Rite et méconnaissance. Notes sur la théorie religieuse de l'action chez Pareto et Weber [ASSR, 1994, janvier-mars]. — F. Lestringant, Genève et l'Amérique : le rêve du refuge huguenot au temps des guerres de religion (1555-1600) [RHR 1993, fasc. 3].— R Mehl, Réflexions sur le mystère de la Rédemption [RHPR 1993, n° 4]. — D. Müller, Ethique des valeurs et éthique théologique [RHPR 1993, n° 4]. —J. Perrier, Les difficultés des pasteurs du Gard pendant la Révolution [BSHPF, 1993, juillet-septembre]. — S. Pinton, A propos de deux pèlerinages dans la Creuse [ASSR, 1994, janviermars]. — J. Poujol, Documents et pistes de recherche sur les protestants de la zone occupée pendant la seconde guerre mondiale [BSHPF, 1993, juilletseptembre].— F. Schmidt, Des inepties tolérables. La raison des rites de John


Recueils périodiques 255

Spencer à W. Robertson Smith [ASSR, 1994, janvier-mars].— E. Wenzel, Les prêtres « criminels » en Bourgogne à la fin de l'Ancien Régime (1675-1790) [MSHDI, 1993, 50e fasc.]. — P. Wilcox, L'envoi de pasteurs aux églises de France (1561-1562) [BSHPF, 1993,juillet-septembre].

ARTS. LITTÉRATURE. MENTALITÉS. — D. Baggiani, Tecnologia e riforme nella Toscana di Pietro Leopoldo : la traduzione del « The advancement of arts, manufactures and commerce » di William Bailey [RSI, 1993, fasc. II]. — F. Caudwell, Un prêtre huguenot au début du XVIIe siècle, Nicolas Campion [BSHPF, 1993, juillet-septembre].—J.-P. Cavaillé, «Le plus éloquent philosophe des derniers temps ». Les stratégies d'auteur de René Descartes [An. HSS, 1994, n° 2]. — R Charlier, George Dandin ou le social en représentation [An. HSS, 1994, n° 2]. — R Charlier, Pouvoirs et limites de la représentation. Sur l'oeuvre de Louis Marin [An. HSS, 1994, n° 2]. — E. Cinnella, Lenin e la rivoluzione russa secondo Richard Pipes [RSI, 1993, fasc. II]. — G. DufourKowalska, Une étude sur Michel Henry [RHPR 1993, n° 4]. — E. Gabba, L'edizione pavese della Russiade di Carlo Denina [RSI, 1993, fasc. II]. — J.Jenny, Quelques notes sur Jean Boucher [CAHB, 1994, n° 118]. — Ch. Jouhaud, Sur le statut d'homme de lettres au XVIIe siècle. La correspondance de Jean Chapelain [An. HSS, 1994, n° 2].— H.Merlin, Langue et souveraineté en France au XVIIe siècle. La production autonome d'un corps de langage [An. HSS, 1994, n° 2]. —D. Saint-Jacq<ues, A. Viala, A propos du champ littéraire. Histoire, géographie, histoire littéraire [An. HSS, 1994, n° 2].



LISTE DES LIVRES REÇUS

AU BUREAU DE LA RÉDACTION

Acta nunuaturae Polonae. Tomus IX. Nincentius Lauro (1572-1578). Vol. I (25 VII 1572 - 30 IX 1574). Institutum historicum polonicum Romae, 1994, 448 p.

After the Victorians. Private conscience and public duty in modem Britain. Essays in memory of John Clive. Londres, New York, Roudedge, 1994, 265 p., mil-, s.p.

Aguirre Gandarias (S.), Lope Garcia de Salazar. El primer historiador de Bizkaia (13991476). Diputaciôn Forai de Bizkaia, 1994, 460 p., ill., s.p.

Alle origini dell'europeismo in Piemonte. La Crisi del primo dopoguerra. La cultura politica piemontese e il problema dell' unità europea. Turin, L. Einaudi, 1993, 148 p.

American policy and the reconstruction of West Germany, 1945-1955. Cambridge Univ. Press, 1993, 537 p., £ 45,00.

Angers (D.), Le terrier de la famille d'Orbec à Cideville (Haute-Normandie), XIVe-XVIe siècles. Presses de l'Université de Montréal, Canada, Société de l'Histoire de Normandie, 299 p.

Architecture et vie sociale. L'organisation intérieure des grandes demeures à la fin du Moyen Age et à la Renaissance. Paris, Picard, 1994, 279 p., ill., 320 F.

Bachrach (B. S.), Fulk Nerra, the neo-roman consul, 987-1040. Univ. of California Press, 1993, 392 p., cartes, ill., s.p.

Beaucamp (J.), Le statut de la femme à Byzance (IVe-VIIe siècles). 1. Le droit impérial. 2. Les pratiques sociales, Paris, De Boccard, 1990, 374 p.

Bergère (M. C), Sun-Yat-Sen. Fayard, 1994, 543 p., 160 F.

Bernand (A.), Leçon de civilisation. Paris, Fayard, 1994, 492 p., 180 F.

Black (J.), British foreign policy in an age of revolutions 1783-1793. Cambridge Univ. Press, 1994, 559 p., carte, £ 60,00.

Briffaud (S.), Naissance d'un paysage. La montagne pyrénéenne à la croisée des regards XVIe-XIXe siècles. Univ. de Toulouse II, 1994, 622 p., ill.

Castelnuovo (G.), Seigneurs et lignages dans le Pays de Vaud. Du royaume de Bourgogne à l'arrivée des Savoie. Lausanne, Cahiers lausannois d'histoire médiévale, 1994, 236 p.

Cavaliero (R.), Admirai Satan. The life and campaigns of Suffren. Londres, New York, I. B. Tauris, 1994, 312 p., cartes, £ 29,95.

Chronique du religieux de Saint-Denys, contenant le règne de Charles VI de 1380 à 1422, 3 vol. Présent. B. Guenée, Paris, CTHS, 1994, 791 p., 781 p., 806 p.

La circulation des nouvelles au Moyen Age. XXIVe congrès de la SHMES (Avignon, juin 1993), Publ. de la Sorbonne, 1994, 254 p., 150 F.

Ciriacono (S.), Acqua e agricoltura Venezia, l'Olanda e la bonifica europea in età moderna. Milan, F. Angeli, 1994, 322 p., L. 45 000.

Collins (J. B.), Classes, estates and order in early modem Britanny. Cambridge Univ. Press, 1994, 312 p. £ 35,00.

Crouzet (D.), La nuit de la Saint-Barthélemy. Un rêve perdu de la Renaissance. Paris, Fayard, 1994, 656 p., 180 F.

Revue historique, CCXCI/1


258

Liste des livres reçus

The Debate on the Constitution. Federalist and antifederalist speeches, articles and letters during the struggle over ratification, 2 vol. The Library of America, 1993, 1214 p., 1175 p.

Deregnaucourt (G.), Poton (D.), La vie religieuse en France aux XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles. Paris, Gap, Ophrys, 1994, 309 p., graph.

La dimensione europea dei Farnese. Bulletin de l'Institut historique belge de Rome,

1993, 464 p., cartes, ill. Diplomatarium danicum. 4. Raekke. 4. Bind.

1389-1392. Copenhague, C. A. Reitzel, 1994,

618 p. Drews (R.), The end of the Bronze Age. Changes

in warfare and the catastrophe ca. 1200

B.C. Princeton Univ. Press, 1993, 252 p.,

cartes, ill., £ 30,00. Duchen (C), Women's right and women's lives

in France 1744-1968. Londres, Roudedge,

1994, 253 p., £ 12,99.

Duclert (V.), L'affaire Dreyfus. Paris, La Découverte, 1994, 125 p., s.p.

Duvignacq-Glessgen (M.-A.), L'ordre de la Visitation à Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles. Paris, Le Cerf, 1994, 350 p., graph., 225 F.

The early medieval bible. Its production, decoration and use. Cambridge Univ. Press, 1994, 242 p., ill., £ 40,00.

Epstein (R. M.), Napoleon's last victory and the emergence of modem war. Univ. Press of Kansas, 1994, 215 p., cartes, % 29.95.

L'Espagne et la France à l'époque de la Révolution française (1793-1807). Presses Univ. de Perpignan, 1993, 421 p., 150 F.

Europa unterm Hakenkreuz. Okkupation und Kollaboration (1938-1945). Beiträge zu Konzepten und Praxis der Kollaboration in der deutschen Okkupationspolitik. Heidelberg, Müthig Verlag, 1994, 632 p., cartes, s.p.

Favier (R.), Les villes du Dauphiné aux XVIIe et XVIIIe siècles. La pierre et l'écrit. Presses Univ. de Grenoble, 1993, 512 p., cartes, graph., ill, 170 F.

Flournoy (J.), Journal, 1675-1692. Genève, Droz, 1994, 448 p.

Formica (M.), La città e la rivoluzione. Roma 1798-1799. Rome, Istituto per la storia del Risorgimento italiano, 1994, 524 p.

Gaffield (C.), Aux origines de l'identité francoontarienne. Education, culture et économie. Presses de l'Université d'Ottawa, 1993, 284 p., 150 F.

Galasso (G.), Italia, nazione difficile. Contributo alla storia politica c culturale dell'Italia unita. Florence, Le Monnier, 1994, 342 p., L. 45 000.

Gellinek (Ch.), Philipp Scheidemann. Eine biographische Skizze. Cologne, Weimar, Vienne, Bôhlau, 1994, 124 p., cartes, DM 28,40.

Genet (L.), Révolution-Empire, 1789-1815. Paris, Masson, 1994, 217 p.

Gobi (J.), Dialogue avec un fantôme. Trad. el présent. M. A. Polo de Beaulieu, J.-C. Schmitt. Paris, Belles-Lettres, 1994, 185 p., 120 F.

Gray (W. D.), Interpreting american democracy in France. The career of Edouard Labonlaye, 1811-1883. Univ. of Delaware Press, 1994, 178 p., $33.50.

Gutman (L), Resistance. The Warsaw ghetto uprising. Boston, New York, Houghton Mifflin Company, 1994, 277 p., ill., $ 24.95.

Heidemeyer (H.), Flucht und Zuwanderung ans der SBZ/DDR 1945/1949-1951. Die Flüchtlingspolitik der Bundesrepublik Deutschland bis zum Bau der Berliner Mauer. Düsseldorf, Droste, 1994, 359 p., graph., ill.

Hilaire (J.), La rie du droit. Coutumes et droit écrit. Paris, PUF, 1994, 308 p., 199 F, cartes.

Hirschfelder (G.), Die Kölner Handelsbeziehungen im Spättmittelalter. Cologne, Freunde des Kölnischen Stadtmuseums e.v., 1994. 661 p., cartes.

Hochmann (M.), Peintres et commanditaires à Venise (1540-1628). Ecole française de Rome, 1992, 411 p., ill., s.p.

Hoeges (D.), Kontroverse am Abgrund : Ernst Robert Curtius und Karl Mannheim. Intellektuelle und « freischwebende » Intelligenz in der Weimarer Republik. Francfort, Fisher, 1994, 270 p.

Les imprimés limousins, 1788-1799. Presses de l'Université de Limoges, 1994, 134 p., cartes, graph., 250 F.

Israel (M.), Communications and power. Propaganda and the press in the indian nationalist struggle, 1920-1947. Cambridge Univ. Press, 1994, 336 p. £ 40,00.

Jean (M.), La Chambre des comptes de Lille (1477-1667). L'institution et les hommes. Paris, Ecole des Chartes, 1992, 441 p., cartes, ill., s.p.

Jeux, sports et divertissements au Moyen Age et à l'époque classique. Actes du 116e congrès national des sociétés savantes, 1991. Paris, CTHS, 1993, 296 p., 220 F.

Kamínski (A. S.), Republic vs. autocracy Poland, Lithuania and Russia, 1686-1697. Harvard Press Univ., 1994, 312 p., $ 17.00.

Klinhhammer (L.), Zwischen Bündnis und Besatzung. Das nationalsozialpolitische Deutschland und die Republik von Saló 19431945. Tübingen, M. Niemeyer, 1993, 615 p.


Liste des livres reçus

259

Knecht (R.J.), Renaissance warrior and patron : The reign of Francis I. Cambridge Univ. Press, 1994, 612 p., ill., £ 45,00.

langage et vérité. Etudes offertes à JeanClaude Margolin. Genève, Droz, 1993, 308 p.

Lejeune (D.), La France des débuts de la IIIe République, 1870-1896. Paris, A. Colin, 1994, 191 p., s.p.

Lemaitre (N.), Saint-Pie V. Paris, Fayard, 1994, 432 p., ill., 150 F.

Leuchtenbourg (W. E.), The perils of prosperity 1914-1932. The Univ. of Chicago Press,

1993, 321 p., s.p.

Lordship and landscape in Norfolk 1250-1350.

The early records of Holkham. Ed. W. Hassall,

Hassall, Beauroy. Oxford Univ. Press, 1993,

660 p. Lucinge (R. de), Lettres de 1587, l'année des

reîtres. Présent. J. J. Supple. Genève, Droz,

1994, 412 p., s.p.

Maria in der Welt. Marienverehrung im Kontext

Kontext Sozialgeschichte 10-18. Jahrundert.

Zurich, Chronos, 1993, 340 p., ill., s.p. Martin (J. H.), Italies normandes, XIe-XIIe siècles.

Paris, Hachette, 1994, 407 p., ill. Menant (F.), Compagnies lombardes du Moyen

Age. L'économie et la société rurales dans

la région de Bergame, de Crémone et de

Brescia du Xe au XIIIe siècles. Ecole française

de Rome, 1993, 1 003 p. Merlin (C.), Ceux des villages. La société rurale

dans « la Petite Montagne «jurassienne à la

veille de la Révolution. Paris, Belles-Lettres,

1994, 296 p., cartes, ill. Michelet (J.), Correspondance générale. Tome 1 :

1820-1832. Paris, Champion, 1994, 977 p.,

400 F. Minois (G.), L'église et la guerre. De la Bible à

l'ère atomique. Paris, Fayard, 1994, 531 p.,

160 F.

Naasner (W.), Neue Machtzentren in der deutschen Kriegswirtschaft 1942-1945. Boppard am Rhein, Harald Boit, 1994, 534 p.

Nazione e nazionalità in Italia dall'alba del .secolo ai nostri giorni. Rome-Bari, Laterza, 1994, 269 p., L. 30 000.

Nnneskürty (I.), Nous, les Hongrois. Histoire de Hongrie. Budapest, Akademiai Kiadó, 1994, 382 p., s.p.

Nicoló Carandini. Il liberale e la nuova Italia (1943-1953). Con documenti inediti. Florence, Le Monnier, 1993, 171 p., s.p.

Les Normands en Méditerranée. Dans le sillage des Tancrède. Université de Caen, 1994, 272 p., cartes, ill., 150 F.

Ortalli (G.), Scuole, maestri e istruzione di base tra Medioevo e Rinascimento. Il caso veneziano. Venise, Neri Pozza, 1993, 151 p., s.p.

The Oxford illustrated prehistory of Europe. Oxford Univ. Press, 1994, 532, cartes, ill., £ 30,00.

Paul Diacre, Histoire des Lombards. Trad. F. Bougard. Brepols, 1994, 206 p., cartes, ill.

Petry (C. F.), Twilight of Majesty. The reigns of the Mamlük sultans al-Ashraf Qàytbày alGhawri in Egypt. Univ. of Washington Press, 1993, 261 p., cartes, s.p.

Il potere e la gloria. La gloriosa rivoluzione del 1688. Pise, Nistri-Lischi, 1993, 108 p., L. 25 000.

Les prélats, l'église et la société XIe-XVe siècles. Hommage à B. Guillemain. Univ. de Bordeaux III, Michel de Montaigne, 1994, 357 p., 200 F.

Rechtsextremismus in Deutschland. Voraussetzungen,

Voraussetzungen, Wirkungen.

Francfort, Fischer, 1994, 331 p., DM 18.90. Reichard (I.), Die Frage des Drittschadensersatzes

Drittschadensersatzes klassischen römischen Recht.

Vienne, Böhlau, 1993, 308 p., DM 94. Renzi (P.), I libri del mestiere. La Biblioteca

Mureti del Collegio Romano. Université de

Sienne, 1993, 325 p., £ 35,000. Rothman-Le Dret (C.), L'Amérique déportée.

Virginia d'Albert-Lake. De la Résistance à

Ravensbrück. Presses Univ. de Nancy, 1994,

1879 p., ill., 98 F. Rouquet (F.), L'épuration dans l'administration

française. Agents de l'Etat et collaboration

ordinaire. Paris, CNRS, 1993, 300 p., cartes,

graph., 155 F. Roux (S.), Le monde des villes au Moyen Age,

XIe-XVe siècles. Paris, Hachette, 1994, 190 p.,

82 F.

Sainclivier (J.), La Bretagne dans la guerre 1939-1945. Rennes, Ouest-France, 1994, 218 p., ill.

Saliou (C.), Les lois des bâtiments. Voisinage et habitat urbain dans l'empire romain. Recherches sur les rapports entre le droit et la construction privée du siècle d'Auguste au siècle de Justinien. Beyrouth, Institut français d'archéologie du ProcheOrient, 1994, 340 p., cartes, fig.

Salbnann (J.-M), Naples et ses saints à l'âge baroque (1540-1750). Paris, PUF, 1994, 423 p., ill., 296 F.

Schmitt (J.-C.), Les revenants. Les rivants et les morts dans la société médiévale. Paris, Gallimard, 1994, 306 p., ill., 170 F.

Il secolo XI : una svolta ? Bologne, Il Mulino, 1993, 256 p., L. 30 000.


260

Liste des livres reçus

Spadolini (G.), L'oppozisione cattolica da Porta

Pia al'98. Milan, Mondadori, 1994, 551 p.,

L. 19 000. Szabo (A.-J.), Kaunitz and enlightened absolutism,

absolutism, Cambridge Univ. Press,

1994, 380 p., £ 50,000.

Thuillier (G.), La réforme monétaire de l'an XI. La création du franc germinal. Comité pour l'histoire économique et financière de la France, 1993, 890 p., 390 F.

Van Caenegem (R.-C.), Law, history. The Low Countries and Europe. Londres, The Hambledon Press, 1994, 200 p., £ 35,00.

Van Tiggelen (B.), Le Duché de Luxembourg à la fin de l'Ancien Régime. Atlas de géographie historique. Fasc. VII : Le quartier de Houffalize. Louvain-la-Neuve, 1993, 118 p.

Veyrassat (B.), Réseaux d'affaires internationaux, émigrations et exportations en Amérique latine au XIXe siècle. Le commerce suisse aux Amériques. Genève, Droz, 1993, cartes, graph.

Villes et sociétés urbaines au Moyen Age. Hommage à M. le professeur Jacques Heers. Presses de l'Université de Paris-Sorbonnc, 1994, 316 p., carte, 175 F.

Visions sur le développement des états européens. Théories et historiographies de l'état moderne. Ecole française de Rome,

1993, 336 p., s.p.

Weibull (J.), Sveriges Historia. Forlags A. B. Wiken, 1993, 152 p., cartes, ill., s.p.

Wernham (R.-B.), The return of Armadas. The lats years of the elizabethan war against Spain, 1595-1603. Oxford, Clarendon, 1994, 452 p., £ 45,00.

Wittaker (C. R.), Frontiers of the Roman Empire. A social and economie study. John Hopkins Univ. Press, 1994, 341 p., cartes, ill., $ 48.00.

Die Zentrumsfraktion in der verfassunggeben den PreuBischen Landesversammlung 19191921 Sitzungsprotokolle. Dûsseldorf, Droste,

1994, 331 p., ill., DM 148.

Le Directeur de la Publication : J. FAVIER.


Imprimé en France, à Vendôme

Imprimerie des Presses Universitaires de France

ISBN 2 13 046566 8 — CPPAP n° 59 360 — Imp. n° 40 925

Dépôt légal : Avril 1995

© Presses Universitaires de France

108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris





OUVRAGES ANALYSÉS DANS LES COMPTES RENDUS DE LA PRÉSENTE LIVRAISON

J. FAVIER. Les grandes découvertes d'Alexandre à Magellan (M. Mahn-Lot) 205

Monachisme et technologie dans la société médiévale du Xe au XIIIe siècle (M. Pacaut) ... 207

P. MAGDALINO. The empire of Manuel I Komnenos, 1143-1180 (C. Morrisson) 209

L. K. LITTLE. Benedictine maledictions. Lilurgical cursing in romanesque France (M. Pacaut) 211

J.-C. SCHMITT. Les revenants. Les vivants et les morts dans la société médiévale (M. Pacaut).. 212

J. GOBI. Dialogue avec un fantôme (M. Pacaut) 212

M. VENARD. Réforme protestante, réforme catholique dans la province d'Avignon, XVIe siècle

(M. Villard) 215

J.-P. TARDIEU. L'Eglise et les Noirs au Pérou, XVIe et XVIIe siècles (J.-P. Blancpain).. 219

F. CHEVALIER. L'Amérique latine de l'Indépendance à nos jours (F. Mauro) 222

A.-M. MARTIN. De esclavos a senores. Esludios de historia moderna (F. Brumont) 223

R. FAVIER. Les villes du Dauphiné aux XVIIe et XVIIIe siècles (J. Solé) 225

F. LEY. Madame de Krüdener (1764-1824). Romantisme et Sainte-Alliance (P. Gulral) ... 226

LAMARTINE. La politique et l'histoire (M. Borgetto) 227

D. AMSON. Gambetta ou le rêve brisé (P. Barrai) 233

S. BENSIDOUN. Alexandre III, 1881-1894 (A. de Moura) 234

Michelin, les hommes du pneu. Les ouvriers Michelin à Clermont-Ferrand de 1889 à 1940

(P. Barrai) 236


Les fondements de la paix

Des origines au début du XVIIIe siècle

sous la direction de Pierre CHAUNU

Le droit hospitalier de l'Ancien Régime

par Jean IMBERT

L'institution du Prince au début du XVIIe siècle

par Isabelle FLANDROIS

La formation

de l'Europe urbaine, 1000-1950

par Paul M. HOHENBERG et Lynn HOLLEN LEES

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des Presses Universitaires de France Vendôme (France)

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