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Notice complète:

Titre : Le Mouvement social : bulletin trimestriel de l'Institut français d'histoire sociale

Auteur : Le Mouvement social (Paris). Auteur du texte

Auteur : Institut français d'histoire sociale. Auteur du texte

Éditeur : Éditions ouvrières (Paris)

Éditeur : Éditions de l'AtelierÉditions de l'Atelier (Paris)

Éditeur : La DécouverteLa Découverte (Paris)

Éditeur : Presses de Sciences PoPresses de Sciences Po (Paris)

Date d'édition : 1994-04-01

Contributeur : Maitron, Jean (1910-1987). Directeur de publication

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34348914c

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34348914c/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 25638

Description : 01 avril 1994

Description : 1994/04/01 (N167)-1994/06/30.

Description : Collection numérique : Littérature de jeunesse

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5619798n

Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 8-R-56817

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 06/12/2010

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Revue trimestrielle fondée par Jean Maitron

en 1960, publiée

par l'Association « Le Mouvement social »

avec le concours du Centre National

de la Recherche Scientifique

et avec la collaboration du Centre de recherches

d'Histoire des Mouvements sociaux

et du Syndicalisme de l'Université Paris I

(Panthéon-Sorbonne)

et diffusée avec le concours

du Centre National du Livre

COMITE DE RÉDACTION

François Bédarida, Robert Boyer, Philippe Buton, Pierre Caspard, Colette Chambelland, Alain Cottereau, Marianne Debouzy, Jean-Paul Depretto, Jacques Droz, Annie Fourcaut, Jacques Freyssinet, Patrick Fridenson, René Gallissot, Noëlle Gérôme, Jacques Girault, Daniel Hémery, Jacques Julliard, Annie Kriegel, Yves Lequin, Michel Margairaz, Anne Monjaret, Frédéric Moret, Jacques Ozouf, Daniel Pécaut, Michelle Perrot, Christophe Prochasson, Antoine Prost, Anne Rasmussen, Madeleine Rebérioux, Jean-Pierre Rioux, Jean-Louis Robert, Vincent Robert, Jacques Rougerie, Gisèle Sapiro, Nicole Savy, Danielle Tartakowsky, Françoise Thébaud, Marie-Noëlle Thibault, Jean-Paul Thuillier, Rolande Trempé.

SECRÉTARIAT DE RÉDACTION DE LA REVUE

Patrick Fridenson, Anne Monjaret, Noëlle Gérôme, Christophe Prochasson, Anne Rasmussen, Gisèle Sapiro, Danielle Tartakowsky.

ASSISTANTE DE LA RÉDACTION Christine Boucheix.

Une première série a paru de 1951 à 1960 sous le titre L'Actualité de l'Histoire.


AVRIL-JUIN 1994 NUMÉRO 167

AUTRALIE, AUSTRALES

Trente événements qui ont fait l'Australie 3

La remise en cause d'une histoire nationaliste de l'Australie, par Martyn

Lyons 7

Un domaine de controverse : qu'est-ce que l'histoire aborigène ?, par

Ann McGrath 17

Les forçats, par Barrie Dyster 45

Les femmes dans l'histoire australienne du XIXe siècle, par Beverley

Kingston 61

Les origines du socialisme parlementaire en Australie, 1850-1920, par

Terence H. Irving 81

Traiter avec Moscou : le Komintern et les premières années du Parti

communiste d'Australie, par Stuat Macityre 99

« Travail, luttes, loisirs » : l'histoire orale et l'exploration de la culture

ouvrière en Australie, par Lucy Taksa 121

La classe ouvrière australienne vue par un syndicaliste français : le

rapport Thomsen, par Robert Aldrich 149

Australie': un peu d'histoire immédiate, par Jean Chesneaux .... 163

NOTES DE LECTURE 169

AUSTRALASIE. — A People's History of Australia since 1788, sous la direction de V. Burgmann et J. Lee (D. Walker). Labour History, numéro spécial : « Women, Work and the Labour Movement in Australia and Aotearoa/New Zealand » (R. Frances). With the White People : The Crucial Rôle of Aborigines in the Exploration and Development of Australia, par H. Reynolds (B. Scates). Waterloo Creek : The Australia Day Massacre of 1838. George Gipps and the British Conquest of New South Wales, par R. Millis (J. Kociumbas). Australian Readers Remember. An Oral History of Reading 1890-1930, par M. Lyons et L. Taksa (W. Kirsop). LA FRANCE ET LE PACIFIQUE-SUD. — France's Overseas Frontier : départements et territoires d'Outremer, par R. Aldrich et J. Connell (M. Lyons). « France in the Pacific : Past, Présent and Future », Numéro spécial du Journal of Pacific History (M. Lyons). France and the South Pacific : A Contemporary History, par S. Henningham (M. Lyons).

Informations et initiatives 187

Erratum 189

Résumés 191

Livres reçus 195


ABONNEMENT

Effectuer tout versement à :

LES ÉDITIONS OUVRIÈRES C.C.P. : 1360-14 X Paris.

Administration du « Mouvement Social », 12, avenue de la SoeurRosalie, B.P. 50, 75621 Paris Cedex 13. Tél. : (1) 44.08.95.15. Fax : (1) 44.08.95.00.

Abonnement annuel : France et C.E.E. : 200 F, Étranger hors C.E.E. (par avion) : 275 F.

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Les abonnements étrangers doivent être versés par mandat international ou chèque libellés en francs français.

VENTE AU NUMÉRO

Le numéro : France et C.E.E. : 70 F, Étranger hors C.E.E. : 82 F.

Le « Mouvement Social » est en vente

- par courrier (paiement obligatoirement joint en ajoutant 20 F de frais de port) aux Éditions de l'Atelier, 12, avenue de la Soeur-Rosalie, B.P. 50, 75621 Paris Cedex 13 ;

- à la librairie des Éditions de l'Atelier, 9, rue Abel-Hovelacque, 75013 Paris. Métro Place d'Italie ;

- ainsi que dans les grandes librairies des villes universitaires.

CORRESPONDANCE

La correspondance concernant la rédaction doit être adressée à Patrick Fridenson, rédaction du « Mouvement Social », Les Éditions de l'Atelier, 12, avenue de la Soeur-Rosalie, B.P. 50, 75621 Paris Cedex 13.

Les livres et revues, pour compte rendu, doivent être adressés à Danielle Tartakowsky, « Le Mouvement Social », 9, rue Malher, 75004 Paris.

RECHERCHE

• Centre de documentation

de l'Institut français d'histoire sociale

(Archives nationales), 11, rue des Quatre-Fils, 75003 Paris

ouvert les mardis et jeudis de 10 h à 12 h 30 et de 13 h 30 à 18 h, le mercredi de 10 h à 12 h 30.

• Centre de recherches d'histoire des mouvements sociaux

et du syndicalisme de l'Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne)

9, rue Malher, 75004 Paris

ouvert les lundis, mardis, jeudis de 14 h à 19 h et les vendredis de 14h à 17h.

• Le Musée social

5, rue Las Cases, 75007 Paris

ouvert du lundi au vendredi de 9 h à 12 h 30 et de 13 h 30 à 17 h 30.

Le Mouvement Social est imprimé sur papier permanent.


50 000 avant J.-C. Premières traces de la présence des

australiens indigènes.

26 janvier 1788 Arrivée à Botany Bay des premiers

bagnards.

10 juin 1838 Massacre à Myall Creek (NouvelleGalles

(NouvelleGalles Sud) : 28 Aborigènes tués, dont 7 par pendaison, par des transportés.

1851 Découverte de l'or en Nouvelle-Galles

du Sud et dans le Victoria.

3 décembre 1 854 Eurêka Stockade à Ballarat (Victoria) :

rébellion des mineurs d'or, inspirée par une idéologie vaguement républicaine (30 tués par la troupe).

1856 Suffrage universel masculin dans

l'Australie-Méridionale, première colonie de l'Empire britannique à l'introduire.

1860-1861 Lambing Flat riots (Nouvelle-Galles du

Sud) : émeutes et tueries antichinoises dans les placers.

1876 Légalisation des syndicats nationaux.

1880 . Exécution de Ned Kelly, bushranger,

héros populaire d'origine irlandaise.

1885 Fondation de « Broken Hill Proprietary

Limited » (acier, charbon, minéraux, manufactures).

Août-novembre 1890 Échec de la grande grève des marins

et des industries maritimes.

Le Mouvement Social, n° 167, avril-juin 1994, © Les Éditions de l'Atelier/Éditions Ouvrières


CHRONOLOGIE

1891 Fondation de l'Australian Labor Party.

1891 et 1894 Grèves des tondeurs de laine, brisées

par des ouvriers non syndiqués.

1894 Suffrage féminin dans l'AustralieMéridionale,

l'AustralieMéridionale, dans l'Australie entière en 1902, une « première » mondiale.

1899-1902 Guerre contre les Boers en Afrique du

Sud : 16 500 Australiens y participent.

1901 Les six colonies (Nouvelle-Galles du

Sud, Victoria, Australie-Méridionale, Queensland, Tasmanie, AustralieOccidentale) transformées en « Commonwealth of Australia » fédéral et unifié.

1901 Début de la politique d'Australie blanche

blanche limiter l'immigration asiatique.

1904 Premier gouvernement travailliste : une

« première » mondiale.

1904 « Commonwealth Arbitration and Conciliation

Conciliation », loi qui inaugure le « Commonwealth Arbitration Court », mécanisme pour l'arbitrage des conflits du travail.

25 avril 1915 Débarquement des Alliés contre les

positions turques à Gallipoli : 33 000 Australiens et Néo-zélandais (A.N.Z.A.C.) tués.

1916 et 1917 Deux plébiscites sur la conscription;

victoire du « non », scission dans le Parti travailliste.

1946 Début des essais nucléaires angloaustraliens

angloaustraliens Maralinga.

1949-1966 Le Parti libéral au pouvoir (Robert

Menzies).

1951 A.N.Z.U.S. Pact : pacte de sécurité

entre l'Australie, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis.

Septembre 1951 Plébiscite sur la dissolution du Parti

communiste : victoire du « non ».

1963-1972 Guerre du Viêt-nam : 50 000 militaires

australiens y participent.


CHRONOLOGIE

AUSTRALIE

Tiré du Nouveau Larousse Universel, édition 1948.


CHRONOLOGIE

1964 Premiers conflits entre les Aborigènes

et les compagnies minières.

1967 Plébiscite sur l'accès des Aborigènes à

tous les droits civils et politiques : large victoire du « oui ».

1970 100 000 participants au Viêt-nam

Moratorium à Melbourne : la plus importante manifestation de l'histoire australienne.

1972-1975 Gouvernement travailliste de Gough

Whitlam : fin de la politique d'Australie blanche, retrait des troupes du Vietnam, indépendance de la NouvelleGuinée, reconnaissance de la Chine populaire.

1993 Décision (l'État du Queensland contre

Mabo) de la Haute Cour (la plus haute juridiction australienne) : reconnaissance du droit des Aborigènes à des dédommagements pour la perte de leurs terres.


par Martyn LYONS'

n 1917 eut lieu à Sydney le plus grand conflit du travail de toute l'histoire australienne. La grève se déclencha quand le Département des chemins de fer et tramways de Nouvelle-Galles du Sud prit la décision unilatérale d'introduire un système de pointage. Démarrant à Sydney, le mouvement s'étendit aux régions industrielles de Nouvelle-Galles du Sud et des États voisins. En octobre il touchait plus de 95 000 travailleurs, soit 14 % de la population active de la Nouvelle-Galles du Sud et un tiers des syndiqués de cet État (1). Quatre millions de journées de travail furent perdues, alors même que l'état de guerre permettait aux autorités d'assimiler la grève à un acte de trahison. Bien que plus étendue que la grève des marins et des industries maritimes de 1890, la « grève

* Associate Professor of History, Université de Nouvelle-Galles du Sud. Traduction de Tristan Perrier.

(1) L. TAKSA, « "Defence not Defiance : Social Unrest and the N.S.W. General Strike of 1917 », Labour History, mai 1991, p. 16-33.

Le Mouvement Social, n° 167, avril-juin 1994, © Les Éditions de l'Atelier/Éditions Ouvrières

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M. LYONS

générale » de 1917 a été malheureusement négligée par l'historiographie traditionnelle du mouvement ouvrier. De leur côté, les spécialistes d'histoire orale se sont heurtés à des réticences de la part de ceux qui étaient à même de se remémorer les événements de 1917. Mais il ne s'agit là que d'un des multiples silences dont était coutumière l'historiographie australienne avant les années 1960 : silence sur l'histoire des Noirs, sur l'histoire des femmes, sur l'histoire du radicalisme ouvrier, thèmes que ce numéro tente d'éclairer.

Ce silence, d'après une conception répandue au XIXe siècle, se justifiait tout à fait attendu que l'Australie n'avait pas d'histoire digne d'être racontée. Les colons européens prétendaient avoir trouvé un pays vide, terra nullius ne présentant pas d'obstacles juridiques à leur occupation. Cette idée que l'Australie n'avait pas d'histoire était une façon commode de nier 50 000 ans d'occupation du continent par les peuples indigènes. L'histoire, du reste, était essentiellement une chronique de la progression des Européens. Par contraste, la société aborigène apparaissait statique et archaïque, restée en marge du progrès et par conséquent condamnée à disparaître. Si, comme Ann McGrath le note dans son article, la société aborigène présentait un certain intérêt pour les anthropologues, elle fut longtemps ignorée par l'historiographie blanche. Toutefois un changement d'une haute valeur symbolique se produisit en juin 1992, quand la Haute Cour, statuant dans l'affaire « Mabo contre le Queensland », rejeta le concept juridique de terra nullius : étape décisive dans la reconnaissance officielle des droits fonciers aborigènes.

Cependant l'idée que l'Australie est un pays sans histoire persiste toujours, et le bon sens populaire considère encore l'Australie un « pays neuf ». Parce qu'il lui manque l'imposant pedigree culturel de la vieille Europe, on voit à tort l'Australie comme dépourvue de traditions historiques propres. Depuis la Seconde Guerre mondiale, les immigrants et réfugiés arrivant de zones de conflit comme le Viêt-nam, le Liban ou la Croatie ont été priés de laisser à la porte le lourd fardeau d'histoire dont ils sont porteurs. Pour eux, l'Australie est bien un refuge contre l'his-


REMISE EN CAUSE D'UNE HISTOIRE NATIONALISTE DE L'AUSTRALIE

toire. Mais une telle attitude fait bon marché de la spécificité des traditions institutionnelles et du développement social de l'Australie.

Dans l'imaginaire européen, l'Australie, pleine de curiosités naturelles, fut longtemps un musée du bizarre et du merveilleux, un espace fantastique où tout paraissait sens dessus dessous. Jules Verne se la représentait comme « un monde à l'envers », un pays

où les arbres perdent annuellement leur écorce au lieu de perdre leurs feuilles ; où les feuilles se présentent de profil au soleil, non de face, et ne donnent pas d'ombre ; [...] où le kangourou bondit sur ses pattes inégales ; où les moutons ont des têtes de porc ; où les renards voltigent d'arbre en arbre ; où les cygnes sont noirs ; où les rats font des nids [...] ; contrée bizarre, illogique, s'il en fut jamais, terre paradoxale et formée contre nature ! [...] sorte de parodie des lois universelles, ou de défi plutôt, jeté à la face du reste du monde ! (2)

Vue par des yeux européens, l'Australie n'était originale que par référence aux normes européennes, dont elle semblait une inversion contre nature. En attribuant à l'Australie un rôle d'utopie renversée, la conscience européenne s'arrangeait aussi pour ignorer sa trajectoire historique propre.

Cependant, au milieu du XIXe siècle, les colonies australiennes (Nouvelle-Galles du Sud, Queensland, Australieméridionale, Tasmanie, Victoria, Australie-occidentale) obtinrent un certain degré d'autonomie politique. En 1901, un autre jalon fut posé quand les colonies furent « fédérées » en un dominion unique, avec Canberra comme capitale nationale. Puis les troupes australiennes, répondant à l'appel de l'Empire britannique, firent entrer l'Australie sur la scène internationale, d'abord lors de la guerre des Boers, ensuite avec la Première Guerre mondiale. Le débarquement désastreux de Gallipoli, aux Dardanelles, en 1915, où un quart des soldats tués étaient australiens,

(2) J. VERNE, Les Enfants du capitaine Grant, Paris, Livre de poche, 1982, vol. I, p. 412. Voir aussi J. CHESNEAUX, Une Lecture politique de Jules Verne, Paris, F. Maspero, 1970.


M. LYONS

devint un puissant mythe fondateur de la nation. Selon la version la plus répandue, les vertus héroïques et viriles du soldat australien y avaient été trahies par l'arrogance et l'incompétence britanniques. La journée de l'A.N.Z.A.C. (sigle désignant le corps d'armée australien et néo-zélandais), le 25 avril, est aujourd'hui encore fête nationale australienne.

Tout comme les forces armées en question, l'historiographie australienne a été dominée par l'appartenance à l'Empire pendant une bonne partie du XXe siècle. L'histoire de la Grande-Bretagne et de son oeuvre constitutionnelle et impériale constituait la base de l'histoire enseignée à l'école. Alors même qu'elle se professionnalisait peu à peu, l'histoire australienne demeurait profondément influencée par la formation anglaise de ses praticiens et par le contexte impérial. Jusqu'en 1927 aucun cours universitaire d'histoire australienne ne fut dispensé sur une année complète. C'est seulement en 1947 que les universités australiennes décernèrent leur premier doctorat d'histoire nationale. Et si en 1973 les universités australiennes comptaient plus de 400 postes d'historiens à plein temps, beaucoup étaient occupés par des enseignants recrutés en GrandeBretagne au cours des années 1950 (3).

Néanmoins, les principales questions posées par les historiens australiens au XXe siècle ont trait à la recherche d'une identité nationale spécifique. A cet égard les années 1890 ont souvent été perçues comme une période de formation, au cours de laquelle une certaine idée de l'identité australienne était cultivée par les rédacteurs et collaborateurs du Bulletin, périodique fondé en 1880 et qui dix ans après tirait à 80 000 exemplaires (4). C'était

(3) S. MACINTYRE, « The Writing of Australian History », dans Australians : a guide to sources, sous la direction de D.H. BORCHARDT, Sydney, Fairfax, Syme & Watson, 1987, p. 22 (la présente introduction doit beaucoup à cet article). Voir aussi G. SERLE, « The State of the Profession in Australia », Historical Studies, octobre 1973, p. 686-702.

(4) V. PALMER, The Legend of the Nineties, Carlton, Melbourne University Press, 1954 ; A.A. PHILLIPS, The Australian Tradition, Melbourne, Cheshire-Lansdowne, 1958 ; R. WARD, The Australian Legend, Melbourne, Oxford University Press, 1958.

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REMISE EN CAUSE D'UNE HISTOIRE NATIONALISTE DE L'AUSTRALIE

avant tout une identité démocratique et égalitaire, celle des ouvriers agricoles, des tondeurs de moutons et des petits agriculteurs. Le Bulletin exaltait les vertus des pionniers, ainsi que l'habileté, la détermination et la bonne humeur des hommes du bush. Leurs mâles vertus, célébrées par les romanciers et les poètes, étaient définies comme spécifiquement australiennes. On opposait aussi leur radicalisme politique, typiquement australien, à la ploutocratie anglophile et leurs qualités « naturelles » au monde cosmopolite des villes.

C'est dans les années 1890 que la conception d'un nationalisme australien radical semble avoir trouvé sa première expression publique. Elle inspira des efforts pour décoloniser l'historiographie australienne. Le mouvement ouvrier en fut l'un des grands bénéficiaires : renforcé, comme le fut l'historiographie ouvrière, par les traditions antibritanniques perpétuées par les descendants des immigrants catholiques irlandais, il diffusa, tout comme l'a fait cette historiographie, l'image d'une Australie radicale et nationaliste.

Figée en orthodoxie, cette conception est, depuis vingt-cinq ans, de plus en plus critiquée. Les historiens australiens d'aujourd'hui se sont radicalisés sous l'effet de deux importants événements. Le premier fut l'opposition à la guerre du Viêt-nam, qui vit l'engagement de 50 000 Australiens entre 1965 et 1972. Le second fut la crise politique et constitutionnelle de 1975, qui éclata quand le Premier ministre travailliste Whitlam fut démis de ses fonctions par le Gouverneur général (représentant l'autorité de la Couronne) alors qu'il détenait toujours la majorité à la Chambre des Représentants. Whitlam, leader charismatique de son parti, était le premier chef de gouvernement travailliste depuis 1949. Il avait rappelé toutes les troupes australiennes encore au Viêt-nam, et son gouvernement incarnait les espoirs de changement social et de rapports plus positifs avec l'Asie.

La guerre du Viêt-nam et le renvoi de Whitlam contribuèrent à former des historiens plus sensibles aux questions sociales et à l'assujettissement de l'Australie à la Grande-Bretagne et aux États-Unis, plus attentifs au sort

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M. LYONS

des minorités ethniques et des groupes traditionnellement exclus de l'histoire australienne. L'historiographie est devenue plus ouverte, plus sensible aux divisions et aux conflits du passé national, et davantage sceptique face aux interprétations consensuelles, comme celle qui était de mise en 1988 quand on commémora à grand bruit le bicentenaire de la colonisation blanche.

Il est aujourd'hui démontré que le thème d'un nationalisme progressiste et égalitaire ne va pas sans poser de sérieux problèmes. Le nationalisme du Bulletin des années 1890, par exemple, avait des connotations racistes et xénophobes, à l'instar de ses homologues européens à la même époque. En ce qui concerne le mythe du bush, il y a toujours eu quelque chose de paradoxal dans la vision d'une identité rurale élaborée par l'une des sociétés les plus urbanisées du monde.

Qui plus est, ce mythe était porteur d'exclusions à un degré qui nous paraît aujourd'hui inadmissible. Soit il occultait la présence aborigène, en niant la résistance noire à la colonisation blanche, soit il l'étouffait sous une condescendance paternaliste. C'était en outre un mythe spécifiquement masculin, dans lequel les femmes semblaient ne pas avoir de place. Il manquait à l'histoire de l'identité australienne, tout comme à l'histoire des travailleurs australiens, la dimension des rapports masculin-féminin.

Les articles réunis ici reflètent certains des changements qui se sont produits. Ann McGrath expose quelques-uns des problèmes relatifs au thème fondamental de l'histoire aborigène. Dans les années 1960, l'anthropologue Stanner accusait les historiens australiens d'avoir pris part à une conspiration du silence sur l'histoire aborigène. Depuis lors, les omissions de l'historiographie nationaliste ont été en partie comblées. Les péripéties de la résistance aborigène sont devenues plus claires, tout comme celles de la violence blanche. Toutefois, Ann McGrath ne se satisfait pas d'une histoire où les Aborigènes ne figureraient qu'en victimes. Ses travaux soulignent la complexité des relations entre Noirs et Blancs. Dans son livre Born in the Cattle, elle met en relief le rôle important qu'ont joué les travailleurs noirs dans l'éle12

l'éle12


REMISE EN CAUSE D'UNE HISTOIRE NATIONALISTE DE L'AUSTRALIE

vage (5). Ses recherches les plus récentes, qui portent sur les mariages mixtes et l'histoire des rapports sexuels entre Noirs et Blancs, ajouteront une dimension nouvelle au tableau historique de la multiplicité des échanges entre les deux communautés.

Ann McGrath montre aussi à quel point l'histoire aborigène s'est politisée. Il s'agit d'une histoire qui ne peut être séparée de problèmes d'actualité comme les revendications aborigènes sur des terres sacrées et ancestrales et les conflits qui s'ensuivent avec les sociétés minières. L'auteur elle-même, comme d'autres historiens blancs, a participé à l'élaboration de dossiers relatifs aux revendications foncières, tout en servant d'expert au sein de la Commission royale chargée du problème des Aborigènes morts en détention.

Après l'histoire aborigène, celle des bagnards. Barrie Dyster a fait partie d'une équipe d'historiens économistes qui a soumis à une analyse statistique systématique la documentation relative aux premiers temps de la colonie pénitentiaire. En utilisant les techniques de l'histoire démographique, cette équipe a démontré qu'au point de vue de leur origine sociale les bagnards, loin d'appartenir aux bas-fonds et au monde du crime, étaient pleinement représentatifs des artisans qualifiés de GrandeBretagne, voire un peu plus instruits que la moyenne (6). Tout en se référant à l'étude en question, Dyster part du grand succès de librairie qu'a été The Fatal Shore (La rive maudite) de Robert Hughes, pour poser une question fondamentale : comment se fait-il qu'une colonie pénitentiaire, apparemment barbare et inhumaine, se soit transformée en société libérale modèle au XIXe siècle ?

Dans son tableau de la situation des femmes dans la société coloniale jusqu'à la «fédération» de 1901, Beverley Kingston exploite des données démographiques. Elle décrit la place réservée aux femmes dans les stéréotypes nationaux qui ont dominé les interprétations tradition(5)

tradition(5) MCGRATH, « Born in the Cattle » : Aborigines in Cattle Country, Sydney, 1987.

(6) S. NICHOLAS et al., Convict Workers : re-interpreting Australia's Past, Cambridge, Cambridge University Press, 1988.

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nelles du passé australien. Utilisant de récents travaux, elle examine les perspectives de mariage et de mobilité sociale pour les femmes déportées comme pour les immigrantes. Son article montre comment l'historiographie féministe a contribué à réviser les vues qui faisaient jusque-là autorité en la matière.

Viennent ensuite trois articles consacrés à des problèmes d'histoire ouvrière. La contribution de Terence H. Irving est centrée sur la critique du socialisme parlementaire développée par Childe dans son livre How Labour Governs, paru en 1 927. Stuart Macintyre examine l'histoire du Parti communiste australien, dans un article qui annonce une étude plus vaste qu'il a entreprise sur cette organisation, dont il analyse le parcours à la lumière de la fameuse dichotomie entre nécessités nationales et exigences de la situation internationale. Aussi les deux articles traitent-ils de solutions de rechange au Parti travailliste australien (Australian Labor Party), compte tenu de la position dominante de ce dernier, de sa base solide dans la classe ouvrière australienne et de son aptitude à obtenir des avantages matériels en agissant au sein du système centralisé d'arbitrage des salaires.

L'article de Lucy Taksa présente deux dimensions nouvelles de la méthode historique, à savoir d'une part le recours à l'histoire orale comme technique d'enquête sur la culture et les formes de mobilisation de la classe ouvrière, et d'autre part les représentations de l'histoire et de la culture ouvrières en dehors du cadre universitaire, dans des expositions publiques et d'autres manifestations collectives. Ces développements répondent au désir d'étendre l'histoire ouvrière au-delà de ses domaines traditionnels et d'explorer la dynamique de la culture ouvrière d'une manière plus générale que ne le permet une histoire centrée sur les syndicats.

Le rapport Thomsen, présenté et commenté par Robert Aldrich, illustre la perception de l'Australie comme laboratoire social, qui aurait trouvé dans son système d'arbitrage la clé de la prospérité et de l'harmonie sociale. Certes Thomsen n'était pas resté insensible à des conflits comme la grève générale de 1917 qui s'était produite

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REMISE EN CAUSE D'UNE HISTOIRE NATIONALISTE DE L'AUSTRALIE

peu avant son séjour. Mais sa conception de l'Australie comme société harmonieuse et progressiste est implicitement critiquée par les historiens représentés dans ce numéro, comme elle l'était déjà par Childe dans les années 1920(7).

Beaucoup des innovations historiographiques illustrées dans cet ensemble d'articles sont en partie tributaires d'influences internationales. L'approche démographique de Dyster et de Kingston est dans la tradition de Wrigley, de Laslett et du groupe de démographie historique de Cambridge en Angleterre. L'intérêt actuel pour l'histoire noire, l'histoire des femmes et l'histoire orale fait écho à des tendances similaires en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Dans les recherches australiennes sur la culture ouvrière, on discerne l'influence de E.P. Thompson. Toutefois, comme le souligne Kingston, le passé de l'Australie pose des problèmes particuliers, qui rendent nécessaire une adaptation des méthodes importées.

Quant à l'influence des historiens extérieurs au monde anglophone, elle demeure faible en Australie. L'isolement géographique contribue à cet état de fait, tout comme le monolinguisme de la plupart des spécialistes australiens. L'empirisme britannique traditionnel demeure influent. Il faut espérer que l'avenir verra prospérer les échanges intellectuels internationaux et les approches comparatives. On voit à certains indices que des échanges fructueux se développent entre, par exemple, historiens australiens et canadiens : les bases existent désormais pour une coopération entre les deux pays dans le domaine de l'histoire ouvrière et dans celui de l'histoire des peuples indigènes. J'espère que ce numéro spécial contribuera également à mieux faire connaître les travaux des historiens australiens, et ce qui fait leur spécificité.

(7) J. MERRIT, « Labour History », dans New History : studying Australia today, sous la direction de G. OSBORNE et W.F. MANDLE, Sydney, Allen et Unwin, 1982, p. 113-141.

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En janvier 1988, quand fut lancée en présence du Premier ministre Bob Hawke la Penguin Bicentennia} History of Australia (Histoire de l'Australie publiée par les éditions Penguin pour le Bicentenaire), la cérémonie, dans le cadre verdoyant de Sydney Harbour, prit un éclat inattendu. Un membre d'une délégation de protestataires aborigènes se saisit du livre et, sous l'oeil des caméras de télévision, le jeta dans l'eau d'un geste rageur. Le volume détrempé fut récupéré et dédicacé comme prévu. Selon les porte-parole aborigènes, l'ouvrage, fruit de parrainages officiels, passait sous silence leur côté de l'histoire. Pourtant, en prévision d'éventuelles critiques, son auteur blanc avait bien précisé qu'il ne chercherait pas à présenter « l'histoire aborigène », ne pouvant pas parler pour ceux qu'elle concernait (1).

Le 26 janvier 1988, pour la « journée de l'Australie », anniversaire de la colonisation britannique, des Aborigènes convergèrent vers Hyde Park, à Sydney, depuis les endroits les plus reculés de l'Australie, afin de célébrer leur survie physique et culturelle. Les orateurs, Gary Foley et Galarwuy Yunupingu, tournèrent en ridicule l'oeuvre relativement très mince de ces deux cents années, soulignant que puisqu'ils avaient occupé le pays depuis quarante mille ans, les Aborigènes pourraient fêter non leur premier mais leur deux-centième bicentenaire. C'était là un message optimiste, puisqu'aujourd'hui ils connaissent de forts taux de pauvreté, de chômage, d'alcoolisme, d'incarcération, de maladie, de mortalité infantile et de mort prématurée. Le soir de ce même jour, des Aborigènes se rassemblèrent à La Pérouse, qui porte ce nom en mémoire de l'expédition française de 1788, et qui abrite aujourd'hui une importante communauté aborigène urbaine. Ils y partagèrent des dreaming stories (contes du temps des rêves) (2) sacrées,

Senior Lecturer, Université de Nouvelle-Galles du Sud. Traduction de Tristan Perrier.

(1) J. MALONEY, The Penguin Bicentennial History of Australia, Ringwood, 1988. Sur les historiens et le Bicentenaire, voir Making the Bicentenary, sous la direction de S. JANSON et S. MACINTYRE, Melbourne, 1988, en particulier, les articles de P. SPEARRIT, « Célébration of a Nation : The Triumph of Spectacle », et de C. BULBECK, « Aborigines, Memorials and the History of the Frontier ».

(2) Recueil des chants, de contes et de danses, qui porte une explication fondamentale et cosmologique de la création du monde et du rôle qui y est dévoué à l'homme. C'est une philosophie vivante qui renferme les principes des lois aborigènes.

Le Mouvement Social, n° 167, avril-juin 1994, © Les Éditions de l'Atelier/Éditions Ouvrières

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dansèrent et jouèrent une musique élaborée au long des générations sous les lointains horizons australiens.

Ces événements mettent en lumière la question controversée de la place des Aborigènes dans l'histoire australienne, du mode de transmission de leur histoire et des auteurs qui s'en chargent. Au centre du débat, on trouve aussi les problèmes des rapports de force, du colonialisme, du nationalisme et du rôle politique d'une telle historiographie. Le terme d'« histoire aborigène » fait en effet problème. Pour les historiens universitaires, et à présent pour le grand public, il a fini par désigner l'histoire qui prend les Aborigènes comme thème prédominant. Néanmoins des Aborigènes affirment qu'il n'y a d'« histoire aborigène » qu'écrite par eux-mêmes. Certains historiens blancs vont dans ce sens, se définissant comme historiens des relations entre Aborigènes et Blancs, démentant qu'ils aient jamais prétendu faire de l'« histoire aborigène » (3).

Ce terme sous-entend aussi d'autres questions : qui sont les « Aborigènes ? » Dénomination générale pour les peuples indigènes, ce terme a été utilisé par les Européens pour désigner ceux d'Australie. Il est une construction historique, produit du temps et d'une conscience en évolution (4). Avant l'arrivée des Européens, il n'y avait pas de conscience indigène unifiée, et pas de pertinence pour un terme général. Les indigènes australiens s'appliquent à présent eux-mêmes la dénomination d'« Aborigènes », encore que ceux du sud-est préfèrent « Kooris » ou « Murries ». Dans les sociétés d'avant la colonisation, et aujourd'hui encore dans les plus traditionnelles, les Australiens noirs se considèrent avant tout comme membres de leur clan ou de leur groupe, que l'on qualifie parfois de « tribaux ». La diversité régionale est attestée par le nombre des langues (plus de cinq cents) parlées sur le continent en 1788. L'appartenance à un clan variait avec les mariages, les changements de population et l'environnement.

Néanmoins on utilise la plupart du temps l'expression « histoire aborigène » pour désigner l'histoire concernant les Aborigènes et faite par les Aborigènes, que ce soit par l'écriture, le graphisme, l'éloquence ou le chant. L'acception de ce vocable est évolutive et elle prête à débat. A mon avis, elle identifie utilement un genre d'écriture, bien que celui-ci soit très pluraliste, sans délimitation claire ni auteurs attitrés. Cela dit, il est vrai que j'écris en tant qu'historienne — femme — blanche, formée par l'Université selon les traditions humanistes libérales de la pensée et du savoir. Cet article l'atteste par la prééminence qui y est donnée à l'« historiographie » académique classique par rapport aux traditions populaires et aborigènes (5). J'examine d'abord les travaux et manuels d'histoire, presque tous écrits par des auteurs blancs, hommes pour la plupart. Ensuite j'étudierai l'histoire élaborée par les Aborigènes ainsi que les problèmes qui se posent, tant historiographiques que politiques, et les débats qui surgissent à propos du discours qui convient.

(3) H. REYNOLDS, intervention au symposium d'histoire australienne, Maleny Folk Festival, 1988.

(4) B. ArrwoOD, The Making of the Aborigines, Sydney, 1989, p. 150. Cf. B. REECE, Aboriginal History, n° 11, 1987.

(5) Je suis également consciente d'écrire pour une publication de type occidental.

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QU'EST-CE QUE L'HISTOIRE ABORIGÈNE ?

Un examen de l'expression « histoire aborigène » ne saurait être complet sans une interrogation sur le terme « histoire ». Dans le contexte culturel occidental, on l'applique aux formes tant universitaires que populaires de la relation historique, en particulier écrite. Comme le dit Leonore Coltheart, le « moment de l'histoire aborigène » diffère de celui de l'histoire à l'européenne, car « l'histoire est notre mouture familière des idées européennes du temps et du savoir et un produit "naturel" de notre système de pensée. L'histoire est notre seconde nature, le contexte d'expérience dont s'inspirent notre praxis et nos méditations, notre source d'explication en tant qu'agents politiques en public et en privé » (6). Les hommes se sont donné le rôle de vedettes du récit. Même si d'autres conceptions se font jour, l'« histoire » intègre une conception linéaire du temps et le concept d'une vérité absolue, ou le « triomphe du logos sur le mythe ». L'histoire aborigène, qui trouve son origine dans la tradition orale, nous force à réfléchir sur la spécificité culturelle de l'« histoire » telle qu'elle est comprise par les Occidentaux.

Mais avant d'examiner plus en détail des questions aussi problématiques, il convient de rappeler la place faite aux Aborigènes par l'historiographie ancienne. Dans leurs journaux de bord (publiés dans les années 1780 et 1790), les Britanniques de la « Première Flotte » de 1788 racontaient avec force détails ethnographiques passionnants comment ils avaient rencontré les Aborigènes. Si ces écrits étaient des narrations de voyageurs et non des récits d'historiens professionnels, ils attestaient néanmoins un intérêt aigu pour l'originalité et l'exotisme des peuples indigènes de l'Australie, intérêt bien partagé par leurs lecteurs. L'aspect physique des Aborigènes, leurs rituels, leurs parures, leur économie, leurs comportements familiaux, leurs règles de morale et leurs rapports avec les hommes blancs étaient commentés dans l'optique philosophique du concept du « bon sauvage » qui avait cours à l'époque. Le journal du lieutenant David Collins et celui du chirurgien Watkin Tench sont particulièrement intéressants, et les auteurs ultérieurs, parmi lesquels des historiens, y puisèrent largement (7).

Les historiens blancs et les Aborigènes

Au début du XIXe siècle, alors que l'historiographie australienne proprement dite était encore dans l'enfance, elle n'ignorait pas les Aborigènes. First Twenty Years in Australia, de J. Bonwick, raconte l'histoire de certains Aborigènes pris

(6) L. COLTHEART, « The moment of Aboriginal history », dans Past and Présent, sous la direction de J. BECKETT, Canberra, 1988, p. 179-180.

(7) W. TENCH, Sydney's First Four Years, Sydney, 1789, 1793, rééd. 1961 ; D. COLUNS, An Account oj the English Colony in New South Wales, Sydney, rééd. 1975 (première édition 1798). Pour une analyse plus poussée de ces thèmes, voir A. MCGRATH, « Europeans and Aborigines », in Under New Heavens, Melbourne, 1989.

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individuellement, tel Bennelong, qui se montraient capables de « civilisation ». Mais il décrit aussi des tentatives « manquées » de les « relever ». Bonwick écrivait :

La colonisation de l'Australie eut lieu sans aucune considération pour les revendications indigènes, et en reconnaissant à peine leur existence. Ils étaient top faibles pour opposer une résistance, et trop vils pour inspirer la sympathie [italiques d'A. McG.]. L'appropriation juridique absolue du nouveau territoire suivit la colonisation, tout comme s'il n'avait pas eu d'habitants auparavant (8).

L'History of Australia de G.W. Rusden, publiée en 1883, traitait des relations entre Aborigènes et Blancs dans son introduction intitulée « Les phénomènes naturels et les tribus d'Australie. » Rusden reconnaissait que dans un climat de violence la population avait rapidement diminué. Il s'attacha particulièrement au cas de la Tasmanie où fut perpétré un véritable génocide. Les autochtones étaient apparemment voués à une extinction progressive, ce qui confirmait, en montrant les conséquences « inévitables » de la colonisation, l'idéologie alors naissante du « darwinisme social ». Celle de Rusden fut la dernière histoire générale à évoquer la brutalité de la progression des Blancs et les questions morales que posait l'expropriation des indigènes. Il souleva la question de la culpabilité nationale : l'opinion publique, soutenait-il, « a été si dévoyée par près d'un demi-siècle de déni de justice » qu'on ne pense même pas que les Aborigènes ont des droits. Pour Rusden, la collectivité toute entière était responsable du massacre qui, au moment où il écrivait, se poursuivait dans les régions de la « frontière ». Mais, en général, on disait aux Australiens qu'ils n'avaient pas à se soucier de la « disparition » des Aborigènes. H.G. Turner, dans son History of the Colony of Victoria (1904), aboutissait à la conclusion que la manière dont les Aborigènes avaient été traités ne saurait « entacher gravement » l'image de la colonie (9). Par conséquent, dans les premières histoires, les Aborigènes servaient à souligner l'étrangeté de la nouvelle terre et à justifier la venue de la « civilisation ». On insistait sur l'hostilité des peuples indigènes pour montrer les difficultés de la conquête. Le conflit de la « frontière » était ainsi un élément incontournable de la vie des Australiens, tout comme les questions éthiques à propos de la possession des terres.

Au tournant du siècle, les Aborigènes étaient de plus en plus bannis des ouvrages d'histoire et les historiens cherchaient plutôt à expliquer que l'Australie n'avait pas à rougir de son ascendance « bagnarde ». L'exemple typique de cette tendance est l'History of Australia from the earliest times to the présent day (1899), ouvrage à grand succès d'Arthur José, qui s'ouvre sur l'image d'une Australie attendant d'être « découverte » et colonisée. A propos du voyage du Capitaine Cook, José reproche aux « hommes noirs » leur manque de coopération avec une expé(8)

expé(8) BONWICK, First Twenty Years in Australia, Londres, 1882, p. 178.

(9) Voir A. MARKUS et A. McGRATH, « Sources on Europeans and Aborigines », dans Australians : Sources, sous la direction de D. BORCHARDT, Sydney, Fairfax, Syme and Weldon, 1987. H.G. TURNER, A History of the Colony of Victoria, Londres, 1904.

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dition « amicale ». Alors que la partie de l'ouvrage sur la Nouvelle-Zélande nous montre la guerre que se font indigènes et colons, il se borne, s'agissant des Aborigènes, à dire qu'ils étaient « si faibles et dispersés qu'on ne faisait guère attention à ce qu'ils réclamaient ». Même \'History of Australian Land Seulement de S.H. Roberts, très influente, commence avec l'occupation britannique comme s'il n'y avait jamais eu d'occupation aborigène. Les références minimes qui y sont faites accentuent cette image d'insignifiance : « Leurs plaintes [...] étaient en général le résultat de leur tempérament indiscipliné et de leur incapacité à voir un sens quelconque dans les lois des Blancs sur la propriété. » Fifty Years of Progress in Australia 1878-1929, de A. de Brune (1929), fait comme si le continent avait été vide. Ignorant le sang versé lors de la conquête du sol australien, le livre culmine avec la Grande Guerre de 1914-1918, et ces « champs de bataille couverts de sang » d'où serait sortie une nouvelle nation (10). Ainsi ces études historiques australiennes présentent les Européens comme les seuls acteurs : ils découvrent, explorent, s'établissent, combattent.

La fédération des colonies australiennes en un seul pays en 1901 donna aux historiens une nouvelle perspective. Bien évidemment, ils voulurent exprimer les objectifs et les aspirations de l'époque et promouvoir l'image flatteuse que l'Australie se faisait d'elle-même. Les historiens du XXe siècle, y compris les « radicaux » liés au mouvement ouvrier, se devaient de participer à la construction de la Nation et des mythologies unificatrices nécessaires à sa consolidation.

Les politiques d'immigration comme la White Australia Policy (politique d'Australie blanche) destinée à écarter les Asiatiques, jouèrent aussi un rôle idéologique en renforçant l'idée d'une nation exclusivement blanche. Admettant, contrairement à beaucoup d'autres, qu'il y avait eu « invasion de l'Australie », W.K. Hancock, dans Australia (1930), efface la présence aborigène par maintes références aux « terres inhabitées » et aux « plaines vierges ». Il estime certes que l'anéantissement des Aborigènes est inévitable, mais il critique aussi les Britanniques qui ont mené leur « oeuvre de destruction avec l'inutile brutalité d'enfants stupides ». En même temps, il reproche aux bonnes âmes leur incapacité à se mettre d'accord sur une politique de « préservation des Noirs ». Tout en faisant preuve d'une certaine naïveté lorsqu'il laisse entendre qu'une quelconque politique puisse remédier aux ravages exercés par le colonialisme, Hancock est plus convaincant quand il soutient que les Australiens blancs ne sont aucunement prêts à

penser beaucoup et payer cher. La démocratie australienne est sincèrement bien intentionnée, mais elle n'oublie pas ses propres intérêts. De temps en temps, elle pense aux populations primitives qu'elle a dépossédées et verse une larme qui ne lui coûte guère sur leur inévitable disparition (11).

(10) A. JOSE, History o/ Australia front the earliest times to the présent day, Londres, 1899 ; S.H. ROBERTS, History of Australian Land Seulement, Melbourne, 1924 ; A. de BRUNE, Fifty Years of Progress in Australia 1878-1928, 1929.

(11) W.K. HANCOCK, Australia, Londres, 1930, p. 21.

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Jusqu'aux années 1970 la plupart des histoires générales de l'Australie oubliaient de verser jusqu'à cette larme symbolique. Bien que se voulant complet, Gordon Greenwood, dans son influente Ausfralia. A Social and Political History (1955), ne mentionne les Aborigènes qu'en passant. La Short History of Australia de Manning Clark (1964) évoque bien dans son premier chapitre ce que la civilisation britannique a apporté aux Aborigènes, mais ensuite ceux-ci disparaissent du récit. Douglas Pike, auteur d'Australia : the Quiet Continent (1966), reprenant une mythologie ancienne, dépeint l'Australie comme une « terre de solitude », « continent lointain » où rien de dramatique ni de sanglant ne se serait jamais produit. Dans The Story of Australia (1967), A.G.L. Shaw procède par négation. Les Aborigènes n'étaient pas en mesure d'opposer une résistance sérieuse à cause de leur « culture primitive », ils « n'entendaient rien à l'agriculture », ils « n'avaient pas d'établissements sédentaires », « pas d'animaux domestiques à part le chien ». A New Britannia (1970) (12) de Humphrey McQueen constitue un tournant important, car même sans s'engager dans un exposé détaillé sur les Aborigènes, prétextant qu'on avait trop peu écrit à leur sujet, il reconnaît que le racisme tient une place centrale dans l'histoire de l'Australie.

En 1968, c'est l'anthropologue Stanner qui, dans le cadre des prestigieuses conférences Boyer, s'attaqua au « Grand Silence australien », c'est-à-dire à l'histoire des Aborigènes. Son tour d'horizon de l'historiographie révéla un immense vide sur le sujet, ce qui le conduisit à affirmer :

A une telle échelle, le silence ne saurait s'expliquer par la légèreté d'esprit. C'est un problème de structure, une vue depuis une fenêtre soigneusement placée afin d'exclure tout un secteur du paysage. Ce qui a pu commencer par un simple oubli de l'autre est devenu avec l'habitude et le temps quelque chose comme le culte de l'oubli pratiqué à l'échelle nationale (13).

Ainsi que nous l'avons vu, l'histoire australienne comme domaine de recherche spécifique s'est développée dans le cadre d'un nationalisme florissant ; elle fut écrite impudemment comme une histoire du colonialisme victorieux, rendant un hommage plus ou moins déférent aux fondateurs de l'Empire britannique. La manière la plus facile de raconter une telle histoire sans se montrer égoïstement insensible était d'oublier complètement le vaincu, et certainement pas de laisser entrevoir la gênante possibilité que la nation fût fondée sur une souveraineté douteuse. La subjectivité des auteurs a également exercé une influence : blancs et de sexe masculin, ils écrivaient certainement pour un public à leur ressemblance. Étant donné les maigres possibilités offertes aux Aborigènes de s'instruire, on était sûr que peu d'entre eux liraient ces textes, et encore moins en écriraient. Sourds

(12) Australia. A Social and Political History, sous la direction de G. GREENWOOD, Sydney, 1955 ; M. CLARK, A Short History of Australia, Londres, 1964, p. 34, 35 et 65 ; D. PlKE, Australia. The Quiet Continent, Cambridge, 1966 ; A.G.L. SHAW, The Story of Australia, Londres, 1967, p. 17 et 21 ; H. MCQUEEN, A New Britannia, Ringwood, 1970.

(13) W.E.H. STANNER, After the Dreaming. Black and White Australians - An Anthropologist's View, Crows Nest, Boyer Lectures, 1968, p. 25.

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QU'EST-CE QUE L'HISTOIRE ABORIGÈNE ?

aux rares protestations publiquement exprimées par des Aborigènes, les historiens écrivaient dans le confortable cadre intellectuel de la société occidentale dominante.

Les frontières disciplinaires entre histoire et anthropologie étaient également responsables de ce type d'analyses. Avec l'essor de l'anthropologie en Australie au début du siècle apparut une démarcation artificielle entre ceux qui étudiaient les Noirs « primitifs » et ceux qui étudiaient le passé des Blancs. La prééminence en Australie de l'école britannique structuralo-fonctionnaliste d'anthropologie fit qu'on mit l'accent sur la reconstitution des cultures passées, le modèle culturel statique de cette école détournant complètement l'attention des processus de changement. Dans leur quête d'une « société traditionnelle », scientifiques de terrain et théoriciens ignorèrent aussi bien l'environnement économique et social passé que le présent. Bien qu'affichant quelques soucis humanitaires, des anthropologues comme A.P. Elkin cherchèrent à négocier d'avantageuses conditions de recherche avec le gouvernement et avec les éleveurs sur les terres desquels bien des Aborigènes habitaient. Pour ces chercheurs, des questions aussi sensibles que le colonialisme et l'exploitation des indigènes étaient frappées d'anathème (14). Quand Olive Pink (15), comme d'autres femmes ethnographes, essaya d'associer activité scientifique et militantisme, ses travaux furent jugés dangereux pour l'ordre établi et les censeurs en refusèrent la publication. Les « protectrices » par lesquelles Olive Pink soutenait qu'il fallait protéger les femmes aborigènes de l'exploitation sexuelle menaçaient de diminuer l'attrait que pouvait exercer sur des hommes blancs l'idée d'un emploi en zone indigène. Ainsi l'anthropologie officielle renforça l'idée que les Aborigènes, tout en ayant un passé statique à découvrir et à préserver, n'avaient pas d'histoire.

La fondation à Canberra en 1963-1964 de l'Institut australien d'Études aborigènes ne fit pas beaucoup évoluer la situation, parce que son objet n'était pas d'étudier le changement, mais de récupérer ce qui autrement aurait été perdu. Les anthropologues, les linguistes et les spécialistes de la culture matérielle dominaient les milieux scientifiques officiels. Seule la « préhistoire », c'est-à-dire l'histoire d'avant l'arrivée des Blancs, était dotée d'un comité consultatif spécial et parmi les membres de l'Institut ne figuraient qu'un faible nombre d'historiens. Quand un historien paraissait s'intéresser d'un peu trop près à l'« histoire aborigène », on disait qu'il n'avait ni la formation ni l'aptitude nécessaires pour de telles recherches. L'Institut n'attribuait que rarement des bourses d'étude à des historiens et dans les années passées, faute d'une formation anthropologique, les chercheurs en histoire ont eu parfois des difficultés à obtenir le soutien de l'Institut (16).

Des analyses historiques spécialisées des relations Aborigènes-blancs n'apparurent que dans les années 1970, à la suite d'importantes campagnes pour les

(14) Voir R.M. et C.H. BERNDT, End of an Era, Canberra, 1987. Cette analyse montre de manière évidente que le respect des Berndt pour Elkin mit un terme à leur exposé public des conséquences désastreuses de l'exploitation des travailleurs aborigènes par la société Vesteys.

(15) C. CHEATER dans Olive Pink Bulletin, 1990.

(16) Voir YAnnual Report of Austalian Institute of Aboriginal Studies, 1965, sa Newsletter et son Journal.

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droits des Aborigènes à la fin des années 1960, notamment la grève des Gurinji pour l'égalité des salaires et pour les droits sur la terre. Sous l'action efficace de porte-parole aborigènes comme Oodgeroo Noonuccal (auparavant Kath Walker), le gouvernement libéral accepta finalement le principe d'un référendum sur la citoyenneté aborigène, et à partir de 1967 ceux-ci eurent le droit de vote au niveau national. Les Blancs furent sensibilisés par ces campagnes, de même que par les événements de l'époque aux États-Unis et par les mouvements de décolonisation en Afrique. Sous l'influence d'Althusser, de Marcuse et de la Nouvelle Gauche, des universitaires émirent des doutes sur les modèles traditionnels du progrès et optèrent pour une conception engagée de leur profession. Le fait de reconnaître que l'historiographie australienne passait sous silence les Aborigènes aboutit à un enthousiaste mouvement de recherche.

En 1970, le politologue CD. Rowley fit oeuvre de pionnier en publiant la trilogie historique intitulée The Destruction of Aboriginal Society, Outcasts in White Society et The Remote Aborigines. Rowley approuvait pour des raisons humanitaires que l'État s'occupe des affaires aborigènes, au moyen notamment de politiques et de lois. Avec une compréhension aiguë des conséquences de la rupture du silence, il écrivait :

Sans étude de la dimension historique, il ne peut y avoir d'évaluation de la détresse aborigène. C'est par l'absence d'information qu'il a été facile, pour des personnes intelligentes, au fil des générations, d'accepter le stéréotype faisant des Aborigènes un groupe incapable (17).

Frank Stevens, auteur et plus tard avocat, analysa l'histoire du racisme en Australie et la question de l'égalité des salaires, particulièrement pour l'activité pastorale dans le nord. Not Slaves Not Citizens (1973) de Peter Biskup est aussi une excellente étude de l'attitude de l'État vis-à-vis des Aborigènes, et l'ouvrage de Ray Evans sur les Aborigènes du Queensland intitulé Exclusion, Exploitation and Extermination (1975) applique des modèles sociologiques à l'analyse de l'idéologie et de la pratique racistes (18). Cependant la foi de ces auteurs dans l'universalité des paradigmes humanitaires et marxistes les empêchait de se rendre compte de leurs propres préjugés culturels et les conduisait à décrire les Aborigènes comme des victimes passives. Puisant presque exclusivement dans les sources officielles, Rowley et Biskup ignoraient les points de vue aborigènes.

Dans The Black Résistance (1977) (19), les auteurs maoïstes Robinson et York, bien que s'efforçant de présenter les Aborigènes plutôt comme des combattants que comme des victimes, ne tenaient pas compte de leur vision différente du monde. Ils voyaient dans la résistance aborigène une sorte de guérilla.

(17) CD. ROWLEY, The Destruction of Aboriginal Society, Canberra, 1970, p. 69.

(18) F. STEVENS, Racism : the Australian Experience, 3 vol., Sydney, 1971-1972, Aborigines in the Northern Territory Cattle Industry, Canberra, 1974, Black Australia, Sydney, 1981 ; P. BlSKUP, Not Slaves, Not Citizens, Saint Lucia, 1973 ; R. EVANS, K. CRONIN, K. SAUNDERS, Exclusion, Exploitation and Extermination; Sydney, 1975.

(19) F. ROBINSON et B. YORK, The Black Resistance, Melbourne, 1977.

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Ainsi, dans leur récit, appliquant le cliché du guerrier, ils décrivaient une femme meurtrière de son employeur blanc comme un homme. Cela dit, un livre présentant les Aborigènes comme acteurs et non comme victimes sans défense eut un impact dont on peut se féliciter.

D'importants travaux furent publiés dans le prestigieux périodique de référence Australian Historical Studies, à présent réunis dans un volume coordonné par S. Janson et S. Macintyre et intitulé Through White Eyes (1990) (20). On constate que les premiers articles concernant notre sujet — les excellentes descriptions par Mulvaney du changement d'attitude à l'égard des Aborigènes de 1606 à 1929 — ne parurent qu'en 1958. Une longue pause suivit jusqu'en 1973, puis plusieurs articles importants parurent dans les années 1980. Aucun d'entre eux n'était d'auteur aborigène.

Surtout, un périodique spécialisé Aboriginal History se consacre à la question depuis 1978. Fruit des efforts inlassables de son premier rédacteur en chef, la regrettée Diane Barwick, cette revue se distingue dès le début par sa définition pluraliste de l'« histoire aborigène » et par sa façon d'encourager la participation d'auteurs et co-auteurs aborigènes. En examinant les numéros successifs on constate qu'il y a relativement peu d'articles écrits par des Aborigènes, mais que bien plus souvent ces derniers ont collaboré à la rédaction d'articles concernant leurs vies ou leurs perspectives. Cette publication invitait aussi à une approche interdisciplinaire, par les contributions d'anthropologues, de linguistes, d'archéologues, de préhistoriens, d'experts en art rupestre, de musicologues, de géographes, de spécialistes de la pédagogie, d'archivistes et de bibliothécaires.

Enrichi par des aperçus tirés de multiples disciplines, The Other Side of the Frontier (1981) (21) d'Henry Reynolds est une monographie extrêmement importante, parce qu'elle tente de présenter l'histoire des rapports entre les deux communautés du point de vue des Aborigènes, de se mettre à leur place et de saisir la « différence ». Les réactions des Aborigènes à leurs premiers contacts avec les Blancs, leur attitude face aux brutalités de la « frontière » s'inspiraient de leurs impératifs culturels, de leurs croyances et de leurs lois. Cet ouvrage cherche bien à présenter « l'autre perspective », celle que, selon certains historiens, on ne pouvait pas adopter faute d'éléments suffisants. Puisque les Aborigènes n'ont que très peu participé à l'élaboration des textes conservés dans les archives, Reynolds tente de trouver des échos de leurs voix dans les journaux, les documents parlementaires, les rapports de police et les procès. Recueillant et reliant entre eux des indices provenant de toute l'Australie, il obtient un échantillon composite des grands schémas colonialistes. Certains critiques soulignèrent la nécessité d'études régionales plus précises, d'autres exprimèrent des doutes au sujet du modèle élaboré par Reynolds de la résistance et des rapports Blancs-Noirs. Pour Reynolds, le concept de frontière suppose des limites fixes : ceux qui résistaient « de l'autre côté » étaient nobles, ceux qui coopéraient avec les colons étaient des collaborateurs.

(20) S. JANSON et S. MACINTYRE (eds.), Through White Eyes, Sydney, 1990.

(21) H. REYNOLDS, The Other Side of the Frontier, Townsville, 1981.

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Reynolds réussit dans une large mesure à ébranler les manières de voir occidentales, mais il a pu donner à certains l'impression qu'un Blanc était pleinement capable d'exposer l'optique des Aborigènes. Il a bien précisé que loin d'être un universitaire indifférent, il était animé par le désir de changer une société ignorante et raciste.

The Aboriginal Tasmanians (22) de Lyndall Ryan est une étude détaillée portant principalement sur des documents de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle. L'auteur prend en compte avec sensibilité les sentiments des communautés aborigènes avec lesquelles elle a travaillé, et en relate intelligemment la vie des femmes.

Dans mon livre « Born in the Cattle » : Aborigines in Cattle Country (1987) (23), je me suis écartée des manières de procéder précédentes, et on a dit que j'utilisais un modèle culturel dynamique avec une conception plus complexe des rapports de force (24). Je montre que les Aborigènes habitent des deux côtés de la « frontière ». Ils ont accepté de travailler pour les femmes et les hommes blancs et certains excellaient dans l'élevage du bétail et des chevaux, activité de grand prestige, ainsi que dans les tâches domestiques, allant jusqu'à s'occuper des enfants du patron et pratiquement à les élever. Travaillant pour le colon, ils ne trahissaient pas pour autant leur peuple. Ils ne se mettaient pas tout à coup à penser « blanc », mais intégraient simplement le monde du bétail dans leur propre cadre culturel. Ce n'était pas un « travail honteux », et leurs motivations n'étaient pas celles que les Blancs pouvaient croire. N'ayant guère la pratique de l'argent, ils voulaient un approvisionnement régulier pour leur famille, et continuer à vivre sur leurs terres traditionnelles, y avoir libre accès et s'en occuper. Born in the Cattle faisait aussi de la dimension sexuelle un élément capital de l'analyse historique (25), mettant l'accent sur les questions de la division du travail et des rapports sexuels entre colonisateur et colonisé. L'ouvrage montrait que l'interdépendance née de relations aussi intimes jouait un rôle important dans la dynamique de la « frontière », brisant tout stéréotype d'une limite fixe. Vu la prédominance des unions Blancs-Noirs dans les régions de « frontière », il était vraiment difficile de distinguer qui était d'un côté et qui était de l'autre lors des rapports sexuels !

Born in the Cattle a été rédigé en grande partie sur la base de témoignages oraux recueillis auprès d'Aborigènes et de non-Aborigènes travaillant dans les centres d'élevage. C'est ce qui a permis de réunir des détails plus abondants sur la vie quotidienne des Aborigènes et de mieux comprendre, en l'expliquant par des raisons culturelles, leur attitude face au travail. De bien des manières, une telle méthode de recherche a rendu les Aborigènes capables d'enseigner leur propre

(22) L. RYAN, The Aboriginal Tasmanians, Brisbane, 1981.

(23) A. McGRATH, « Born in the Cattle » : Aborigines in Cattle Country, Sydney, 1987.

(24) T. ROWSE, « Tolérance, Fortjtude and Patience : Frontier Pasts to Live With ? », Meanjin, 47, 1, 1988 ; T. ROWSE, « Paternalism's Changing Réputation », Manfa'nd, vol. 18, n° 2 ; B. ATTWOOD, « Understandings of the Aboriginal Past : History or Myth », Australian Journal of Politics and History, vol. 34, n° 2, 1988 ; B. ATTWOOD, « Aborigines and Academie Historians : Some Récent Encounters », Ausfralian Historical Studies, avril 1990.

(25) B. ATTWOOD, The Making of the Aborigines, op. cit., p. 138.

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QU'EST-CE QUE L'HISTOIRE ABORIGÈNE ?

histoire. Cet élément a joué un rôle important dans l'élaboration de questions dont la réponse devait être recherchée dans d'autres sources. Mais il y avait une certaine confusion au sujet de la position de la narratrice : transmettait-elle simplement le point de vue des Aborigènes interviewés ou était-ce l'historienne qui s'exprimait ? Les spécialistes de l'histoire orale éprouvent parfois des difficultés à contester ce qui est dit dans les témoignages qu'ils recueillent, à cause de la relation de confiance établie avec ceux qu'ils interrogent. Tim Rowse m'a reproché d'avoir négligé le poids de la nostalgie dans les récits des anciens travailleurs des centres d'élevage encore en vie (26). B. Attwood se méfiait tout particulièrement de la valeur de l'histoire orale. Rowse puis Attwood ont soutenu que c'était mon engagement en faveur des droits des Aborigènes sur les terres qui m'avait fait insister sur la continuité traditionnelle terre-Aborigènes. De même on contestait mon assertion selon laquelle les Aborigènes des centres d'élevage n'auraient « jamais vraiment été colonisés » (27), affirmation qui aurait exigé une définition terminologique et théorique plus approfondie.

Dans son étude sur la police indigène de Port Philip Good Men and True (1988), Marie Fels a employé des modèles d'histoire culturelle en même temps qu'une lecture serrée des textes. Elle en est venue à attribuer à cette police une plus grande autonomie, soulignant son rôle de médiation entre les cultures. Vint ensuite The Making of the Aborigines, importante étude de Bain Attwood (28). Sur la base de ses recherches sur les missions religieuses dans l'État de Victoria, il soutient que les Aborigènes étaient plus « agis » qu'actifs, plus « déterminés » que déterminants. Selon Attwood, les Aborigènes furent « construits » en tant que peuple par une culture dominante. Tout comme Henry Reynolds, Ann McGrath et Marie Fels, il était influencé par tout un éventail de disciplines et se fondait sur des recherches doctorales poussées, tout en reconnaissant l'importance de l'influence exercée sur lui par l'historiographie. Se considérant différent des autres chercheurs parce qu'il était natif de Nouvelle-Zélande et non pas d'Australie et parce qu'il n'avait pas d'activité politique, il revendiquait une plus grande « objectivité ».

H. Reynolds a aussi publié récemment des travaux importants sur la question du régime des terres et de la violence à la « frontière », en particulier The Law of the Land et Frontier, qui mettent en doute la doctrine de terra nullius (29). Plus récemment, With the White People, qui s'appuie sur une abondance d'ouvrages contemporains, étudie les Aborigènes dans une large gamme de rapports d'employé à employeur avec les colonisateurs. Le livre aborde le paradigme de la « frontière » avec plus de souplesse et reconnaît un peu mieux l'importance des rapports entre hommes et femmes.

(26) T. ROWSE, « Tolérance, Fortitude and Patience », art. cit.

(27) Voir T. ROWSE, « Paternalism's Changing Reputation », art. cit.

(28) M. FELS, Good Men and True : the Aboriginal Police of the Port Philip District 1837-1853, Melbourne, 1988 ; B. ATTWOOD, The Making of the Aborigines, op. cit.

(29) H. REYNOLDS, The Law of the Land, Ringwood, 1987 ; Frontier : Aborigines, Settlers and Land, Sydney, 1987 ; With the White People, Ringwood, 1990 (voir le compte rendu dans ce numéro).

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Les histoires générales n'ont pas encore réussi à intégrer pleinement l'histoire des Aborigènes dans leurs analyses. Celles qui ont été publiées dans les décennies 1970 et 1980 ne mentionnent les Aborigènes que symboliquement, et c'est notamment le cas de la New History of Australia, ouvrage très utilisé rédigé sous la direction de F.K. Crowley. Le projet de la People's History coordonné par J. Lee et V. Burgmann, adoptant une perspective de gauche et proche du mouvement ouvrier, comportait plusieurs articles sur des questions aborigènes. La plus grande des publications collectives, la série Austalians, invitait les Aborigènes à venir discuter et participer, dans l'espoir de produire une histoire pour tous et parlant de tous. Des questions concernant les Aborigènes figuraient dans plusieurs volumes, mais eux-mêmes étaient réticents à apporter leur contribution (30). Le volume portant sur 1938 contenait le célèbre article sur l'activisme aborigène, « Day of Mourning », par M. Langton et J. Horner, fondé sur les témoignages oraux d'Aborigènes (31). L'Oxford History of Australia a consacré un volume spécial à l'histoire d'avant 1788, qui n'est pas encore paru, et les auteurs des autres volumes ont tenté d'intégrer l'histoire aborigène à leurs textes, mais elle ne constitue le thème central que dans le premier de ces volumes, écrit par Jan Kociumbas (32). Dans la vue d'ensemble que donnent les histoires générales d'Australie, les Aborigènes commencent à peine à être aperçus.

L'histoire faite par les Aborigènes

Beaucoup d'Aborigènes ne reconnaissent comme « histoire aborigène » que celle rassemblée par des membres de leur peuple. Jusqu'à présent, les Aborigènes n'ont écrit aucune histoire de l'Australie, et très peu de publications qui puissent prétendre au statut d'histoire régionale globale (33). En général, l'écriture historique aborigène s'exprime par la biographie et l'autobiographie. Celles-ci contiennent un récit inédit, que le lecteur est content d'absorber sans qu'on lui en fasse une interprétation historique. Mais ce type d'oeuvre lui-même peut revêtir de nombreux aspects. Les premières biographies d'« Aborigènes éminents » parurent dans les années 1970 et 1980 : elle racontent l'histoire de militants des droits civiques comme Kath Walker (Stradbroke Dreamtime), Margaret Tucker (If

(30) The Working Party of Aboriginal Historians for the Bicentennial History, 1788-1988, « Preparing Black History », Identity, octobre 1981.

(31) Making the Bicentenary, op. cit. ; M. LANGTON et J. HORNER, « Day of Mourning », dans Australians 1938, sous la direction de B. GAMMAGE et P. SPEARRIT, Sydney, 1987. Une histoire féministe de l'Australie, rédigée conjointement par M. QUARTLY, P. GRIMSHAW, M. L.AKE et A. McGRATH, Creating a Nation, Melbourne, McPhee Gribble, 1994, tente d'intégrer l'histoire des Aborigènes, aussi bien dans trois parties spécialement consacrées aux relations Blancs-Noirs que dans les autres chapitres.

(32) J. KOCIUMBAS, Possessions, Melbourne, 1992.

(33) J. MILLER, Koori : A Will to Win : the Heroic Resistance, Suruiual and Triumph of Black Australia, Sydney, 1985.

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Everyone Cared) et Charles Perkins (A Bastard like Me), de l'artiste Dick Roughsey et de « gens ordinaires » comme Jimmie Barker (raconté par Janet Mathews), Marnie Kennedy, Ella Simon, Elsie Roughsey, Phillip Pepper, Ida West et Ruby Langford (34).

My Place de Sally Morgan (1988), qui a eu beaucoup de succès, n'est pas un ouvrage d'histoire, mais un récit autobiographique saisissant, voyage de découverte et roman policier, avec pour thème principal l'histoire d'une famille. Y figurent de longs morceaux d'histoire orale racontée avec les mots traditionnels de vieux Aborigènes, les proches de l'auteur. Cet ouvrage, maintes fois couronné, a valu à Sally Morgan pratiquement tous les prix littéraires existants. Depuis, le marché de l'histoire aborigène s'est élargi, et il sort régulièrement de nouveaux livres racontant la vie de femmes, d'hommes et de familles aborigènes. Certains ont été écrits avec l'aide de rédacteurs non aborigènes, comme c'est le cas des Two Worlds of Jimmie Barker (35). Pour les historiens proprement dits, ces ouvrages apportent aussi de nouvelles données historiques, toute une gamme d'exemples d'où se dégagent des éléments soit communs soit différents de l'expérience historique. Le critique aborigène Mudrooroo a reproché à Sally Morgan d'avoir emprunté le style narratif des Européens (36), sans doute parce que cela perpétuait leur hégémonie culturelle.

Mais les publications aborigènes présentent des traits particuliers, notamment les thèmes des liens familiaux et de la perte des êtres proches. If Everyone Cared de Margaret Tucker entre dans cette catégorie, tout comme Ruby Dont Take Your Love to Town de Ruby Langford. The Lost Children d'Edwards et Read raconte l'histoire de treize personnes de Nouvelle-Galles du Sud et de leurs efforts pour retrouver leurs parents ou leurs semblables aborigènes. Take This Child traite aussi d'enfants pris à leurs familles dans le Territoire du Nord. A partir des années 1930, plusieurs gouvernements d'États entreprirent d'enlever les enfants aborigènes de leurs familles afin, d'après le discours officiel, de les « améliorer » et de les « civiliser ». On considérait qu'il était bon pour la promotion des Aborigènes de leur procurer de meilleures conditions matérielles et de les couper de leur influence culturelle. En pratique les enfants ainsi éduqués remplaçaient à bon compte les employés de maison blancs qui se faisaient rares. Des Aborigènes du nord de culture plus traditionnelle, comme Ngabidj et Paddy Roe, ont produit des récits de vie par le truchement de Blancs, et dans leurs récits aussi l'accent est mis sur les rapports des gens avec la terre et la nature. Ingelba and the Five Black

(34) K. WALKER, Stradbrolce Dreamtime, 1972 ; M. TUCKER, If Everyone Cared, 1983 ; C. PERKINS, A Bastard Like Me, Sydney, 1975 ; E. SIMON, Through My Eyes, Melbourne, 1987 ; The Two Worlds of Jimmie Barker, Canberra, 1977 ; M. KENNEDY, Born a Half-caste, Canberra, 1985 ; R. LANGFORD, Don't Take Your Love to Town, Ringwood, 1988 ; P. PEPPER, YOU are what you make yourself to be, Melbourne, 1980 ; L.E. ROUGHSEY, An Aboriginal Mother tells of the Old and the New, Ringwood, 1984. Pour un tableau d'ensemble de la littérature aborigène, voir A. SHOEMAKER, Black Words, White Page, Brisbane, 1989.

(35) The Two Worlds..., op. cit.

(36) MUDROOROO, Writing from the Fringe : a Study of Modem Aboriginal Literature, South Yarra, Hyland House, 1990.

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Matriarchs, de P. Cohen et P. Sommerville, saga de plusieurs générations vivant dans le district de Nouvelle-Angleterre en Nouvelle-Galles du Sud, est encore un exemple de récit biographique fondé sur la terre (37).

On peut se demander pourquoi les Aborigènes choisissent pour leurs récits la forme biographique. C'est peut-être en partie l'effet d'une répugnance à parler de ce dont on n'a pas été personnellement témoin. La biographie a pu être adoptée pour sa capacité à émouvoir, à faire passer un message. Comme l'a écrit récemment Sally Morgan, écrivain et artiste célèbre :

En racontant nous affirmons la validité de nos propres expériences et nous dénonçons comme un mensonge un silence de deux cents années. Et ceci est important pour vous, qui écoutez, car que vous le vouliez ou non, nous faisons partie de vous. Nous devons trouver le moyen de vivre ensemble dans ce pays, et ce ne sera possible que quand nos coeurs, nos esprits et nos volontés seront disposés à la réconciliation. Cela ne se fera que quand des milliers d'histoires auront été racontées et écoutées avec compréhension (38).

On peut aussi expliquer la prédominance de l'autobiographie par le nombre relativement réduit des Aborigènes diplômés de l'Université. Les faibles possibilités de s'instruire laissent peu de choix à la majorité des Aborigènes, et d'autres rejettent la formation universitaire comme un bastion du colonialisme, déterminés qu'ils sont à atteindre leur but en échappant à l'hégémonie des institutions occidentales. Les étudiants choisissent de préférence le Droit, l'Anthropologie ou la Médecine. Certains, diplômés depuis peu, et notamment Marcia Langton, Gordon Briscoe, Noël Pearson et Jackie Huggins, de formation interdisciplinaire, ont continué à écrire de l'histoire. Mais souvent les personnes possédant ces compétences sont appelées à des fonctions supérieures de décideurs politiques, ou choisissent de dépenser leur énergie au sein de leur communauté plutôt que d'entamer une carrière universitaire (39). Ainsi les universités subissent une fuite des cerveaux aborigènes doués pour l'histoire.

(37) M. TUCKER, If Everyone..., op. cit. ; R. LANGFORD, Don't take..., op. cit. ; B. CUMMINGS, Talce this Child. From Kahlin Compound to the Retta Dixon Children's Home, Canberra, 1990 ; P. COHEN et P. SOMMERVILLE, Ingelba and the Five Black Matriarchs, Sydney, 1990.

(38) S. MORGAN, introduction à The Lost Children, sous la direction de C. EDWARDS et P. READ, Sydney, Doubleday, 1989, p. VII.

(39) M. LANGTON dirige à présent l'Australian Institute of Aboriginal Studies ; elle occupait auparavant des positions importantes au Central Land Council, à la Royal Commission into Aboriginal Deaths in Custody, au Queensland Ministry for Aboriginal Affaire et au Département d'Anthropologie de l'Université de Macquarie. G. BRISCOE a préparé un diplôme d'études supérieures sur la Royal Commission into Nuclear Testing à Maralinga et travaille à présent pour le gouvernement fédéral. N. PEARSON a obtenu un B.A. Honours à l'Université de Sydney, étudie le Droit et agit en tant que porte-parole du Cape York Land Council, qui proteste contre la construction en cet endroit d'une base spatiale. J. HUGGINS a étudié l'histoire et l'histoire des femmes à l'Université du Queensland ; elle s'attache maintenant à écrire la biographie de sa mère, et elle a écrit notamment « Response » dans Through White Eyes, de S. JANSON et S. MACINTYRE, op. cit., ainsi que (avec T. BLAKE) « Protection or Persécution ? Gender Relations in the Era of Racial Ségrégation » et (avec H. GOODALL) « Aboriginal Women are everywhere : Contemporary Struggles », dans Gender Relations in Austalia, sous la direction de K. SAUNDERS et R. EVANS, Marrickville, 1992.

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Les Aborigènes font de l'histoire surtout hors de la recherche universitaire. Contrairement à l'anthropologie ou à la linguistique l'histoire passe pour une discipline non exclusive, parce que son langage et sa théorie ne sont pas spécialisés, et parce qu'elle se prête à une large perception sociale qui la rend accessible au grand public. Ainsi, dans les articles de journaux il est constamment fait référence à l'« histoire en devenir », à des « moments historiques », et les séries et les films historiques à la télévision connaissent un grand succès. L'histoire peut faire l'objet de récits, de chansons et d'images, elle ne nécessite donc pas une grande culture ou un haut niveau d'éducation et peut être racontée à des gens de tous les âges.

C'est probablement pourquoi, de tous les colloques organisés par l'Institut Australien pour l'Étude des Aborigènes et des Insulaires du Détroit de Torres (A.I.A.T.S.), c'est celui intitulé Aborigines Making History (1988) qui a réuni le plus grand nombre de participants aborigènes. Ils venaient de tous les milieux : enseignants depuis la maternelle jusqu'à l'université, généalogistes, historiens de la famille, cadres, militants. Beaucoup d'entre eux, d'une manière ou d'une autre, avaient une pratique de l'histoire. Un groupe de femmes de Collingwood avait créé une société d'histoire aborigène et publié des brochures historiques. D'autres faisaient de l'histoire par la recherche, l'écriture ou l'enseignement, considérant que ce type de savoir faisait partie intégrante de leur identité aborigène. A leurs yeux, l'histoire était leur bien commun et ils pouvaient y participer en partageant leurs expériences personnelles et leurs connaissances, en poursuivant des recherches sur l'histoire des familles, ou en transcrivant les réminiscences des plus âgés. Certains avaient une formation universitaire, ayant souvent suivi des cours d'« histoire aborigène générale » ou bien des cours de pédagogie, de linguistique, de critique littéraire ou d'anthropologie. La plupart des participants avaient acquis leurs compétences historiques en participant à des activités communautaires ou bien à des travaux, historiques proprement dits. S'ils n'avaient pas été aborigènes, on aurait pu les qualifier d'historiens amateurs, mais vu la valeur particulière et les objectifs de l'histoire faite par les Aborigènes, cette appellation serait non seulement élitiste mais en plus complètement inappropriée.

De nombreux auteurs, dont plusieurs femmes d'un certain âge, se montraient désireux d'écrire l'histoire particulière de leur famille ou de leur clan, attachant plus d'importance à la généalogie qu'à l'aspect social. Ces histoires moins ambitieuses ne portent pas habituellement sur l'impact général des rapports de force, mais elles sensibilisent le lecteur, renforcent un sentiment d'identité distincte, encouragent la bonne opinion de soi-même et préservent un héritage culturel pour les descendants. Beaucoup d'histoires familiales ont été publiées, en particulier par l'A.I.A.T.S. grâce aux subventions de l'État, par des maisons d'édition « alternatives » et, de plus en plus, par des éditeurs commerciaux (40).

(40) M. CLARE, Karobran ; M. NAROG1N (auparavant C. JOHNSON), Doctor Wooreddy's Prescription for Enduring the End of the World, Melbourne, 1983 ; E. WlLLMOT, Pemulwuy, the Rainbow Warrior, Melbourne, 1987.

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Le roman historique est une autre forme que choisissent les auteurs noirs. Monica Gare, dans Karobran, relate l'expérience d'une jeune fille aborigène. Colin Johnson, dans Dr Wooreddy's Prescription for Enduring the End of the World, se fonde sur la brutalité de la « frontière » en Tasmanie, et dans Pemulwuy Eric Willmot raconte de façon dramatique l'histoire d'un guerrier aborigène qui mena la guerre contre les premiers Britanniques établis en Nouvelle-Galles du Sud.

Quand les circonstances historiques les ont coupés davantage de leurs terres et de leurs cultures traditionnelles, les Aborigènes voient plutôt l'« histoire aborigène » comme un moyen de ressusciter le passé disparu, de renouer les fils d'une « culture perdue » souvent romancée. Là, le personnel et le politique se confondent. L'histoire devient un moyen d'expliquer les souffrances endurées par les parents et les proches et la situation d'infériorité méprisable où on les cantonnait. Tout comme l'histoire blanche dont ils étaient exclus, l'« histoire aborigène » peut servir des objets pan-aborigènes et nationalistes puisqu'elle exalte leurs luttes contre la colonisation, pour leur reconnaissance en tant que nation indigène et, d'une manière générale, pour leurs droits sur la terre. On pourrait nommer cela « histoire de l'oppression », mais souvent les récits aborigènes comme Pride Against Préjudice de la mère de famille Ida West et du conducteur de troupeaux Amy Laurie insistent sur des thèmes de survie (41).

L'« histoire aborigène » devient ainsi un instrument de sensibilisation politique, exprimant un sentiment commun d'oppression, et un moyen de résoudre les problèmes identitaires résultant des violences étatiques qui brisèrent les familles et les communautés. Plus besoin de rejeter l'héritage ancestral ; les plus vives blessures infligées par la cruauté des bureaucrates peuvent être exposées au grand jour. Les enfants peuvent apprendre pourquoi leurs parents refusaient de parler de certaines choses. Ouvrir les portes verrouillées est source de tristesse mais aussi de pouvoir. Comme l'ont exprimé d'une manière émouvante Sally Morgan dans My Place et C. Edwards et P. Read dans The Lost Children (42), découvrir la vérité et la souffrance du passé peut soulager. Améliorer la connaissance et l'estime de soi-même signifie parfois davantage de bien-être pour l'individu et la communauté.

Jusqu'à présent, quand nous avons parlé d'histoire faite par les Aborigènes, c'était pour évoquer un produit final rédigé ou publié. Les Aborigènes sont un groupe très divers et envisagent leur histoire dans des perspectives et des styles culturels différents. Comme ils étaient pré-lettrés avant l'arrivée des Britanniques, il n'y avait pas de place chez eux pour l'histoire écrite, ni même pour la relation d'événements, ce que les Occidentaux appellent l'« histoire réelle ». Les milliers qui demeurent dans des régions reculées sont dans une relation qualitative différente avec leur propre histoire. Davantage restés en contact continu avec leur pays,

(41) Voir A. LAURIE et A. McGRATH, « I Once was a Drover myself », dans Fighters and Singers, sous la direction de D. BARWICK, B. MEEHAN et I. WHITE, Canberra, 1985 ; I. WEST, Pride against Préjudice, Canberra, 1984. D. HEADON analyse le thème de la survie dans « Beyond the Years of the Locust : Aboriginal Writing in the 1980s, part 2 », Meridian, octobre 1988.

(42) C. EDWARDS et P. READ (eds.), The Lost Children, op. cit.

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leur langue et leur culture, ils voient dans l'« histoire aborigène » une tradition vivante, dont les versions écrites ou publiées sont des avatars récents. Néanmoins, les anciens se préoccupent beaucoup de voir les jeunes générations perdre leur intérêt pour le droit traditionnel, et considèrent que la persistance du « rêve » et l'éducation en matière de terre et d'histoire sont essentielles à leur survie en tant que peuple.

Une autre manière de considérer l'« histoire aborigène » est d'en faire quelque chose d'ancien, une tradition complexe et diverse remontant à plus de quarante mille ans. C'est l'histoire qui s'est transmise à travers les générations, oralement certes, avec les histoires qu'on racontait, mais aussi par la danse, la musique et le chant. Les cycles de chants liaient les régions, les événements et les hommes à travers le pays. La tradition philosophique et religieuse du « temps des rêves » (dreamtime) fournissait des récits de la création du monde où animaux, plantes et humains étaient liés entre eux dans le même paysage. A présent les Aborigènes du nord et du centre de l'Australie échangent des cassettes des « contes du temps des rêves » (dreaming stories) lors des grands rassemblements où ils se rendent en voiture, en 4 x 4 ou en autocar. Ces « contes du temps des rêves » sont aussi racontés grâce à la peinture et à la gravure traditionnelles sur pierre, aux formes sur le sable, aux « bâtons à histoires » (story sticks) (43) et aux formes modernes de peinture sur écorce, toile et papier. Les histoires traditionnelles pour enfants ont aussi été traduites en anglais et illustrées par des artistes aborigènes. Loin d'être statiques, les formes traditionnelles d'histoire aborigène reflètent et expliquent le contexte contemporain en incessante évolution.

Les Aborigènes du nord comme les Mudburas et les Gurinjis racontent par des histoires l'arrivée des premiers Blancs dans leurs régions, comment ceux-ci les ont explorées et s'y sont installés, et les négociations des Aborigènes avec les nouveaux venus. Ils expliquent comment l'arrivée des Blancs a dramatiquement altéré la relation qu'ils entretenaient avec la terre, les moyens de subsistance et les femmes. Les Aborigènes nomment ces récits « contes d'histoire » ou simplement before (avant). La véracité de certaines de ces sagas est prouvée, qui bénéficient de la compréhension particulière qu'ont les Aborigènes des événements. D'autres, comme les légendes à propos du Capitaine Cook, ont pris une forme plus mythique, faisant des envahisseurs blancs les symboles du désordre et de la violation de la loi. D'autres sagas élaborent des modèles du colonialisme tel que le conçoivent les Aborigènes, des explications de leur situation actuelle dans le monde (44). Bien que très différentes, elles sont souvent issues d'un dialogue avec l'historiographie australienne blanche, souvent transmise par l'école. Par exemple, on apprend aux enfants que le Capitaine Cook fut le premier homme blanc à venir en Australie. On en conclut par extrapolation que chaque fois qu'un pre(43)

pre(43) story sticks sont des bâtons sur lesquels sont gravés des symboles racontant l'histoire d'un clan, parfois une sorte de moiety ou d'identité totémique.

(44) Pour une étude plus approfondie à ce sujet, voir l'introduction, le premier chapitre et les conclusions d'A. McGRATH, « Born in the Cattle », op. cit.

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mier envahisseur blanc apparaît, on l'appellera « Capitaine Cook » (45). Les noms deviennent des symboles, les personnages des archétypes. Les « contes du temps des rêves » à propos de certains sites se sont aussi mélangés avec des traditions chrétiennes, comme celle de l'Arche de Noé (46). Il faudrait analyser de façon bien plus approfondie le style et les principes de ces formes historiques, mais une telle tâche exigerait des travaux bien plus poussés. En s'abstenant d'analyser la pratique historique aborigène traditionnelle, les historiens des universités australiennes ont commis une grave omission. De telles investigations auraient un effet stimulant sur leur discipline.

Positions politiques des Noirs et des Blancs

Divers porte-parole aborigènes ont fait savoir qu'il ne devait plus y avoir d'appropriation de leur histoire. Seuls les Aborigènes ont le droit d'écrire l'histoire aborigène. Que les autres s'abstiennent. Des historiens blancs ont construit leur carrière, obtenu des doctorats, fait fortune grâce à des livres en volant ou pillant les biographies des Aborigènes, leurs témoignages, leur histoire. Seuls les Aborigènes devraient en profiter. Eux seuls connaissent la « bonne » interprétation de leur passé, eux seuls peuvent comprendre la manière de penser et les réactions de leur communauté (47).

Face à de telles attaques, les historiens blancs se sont parfois vivement défendus, en partie parce qu'elles menaçaient de rendre leurs compétences superflues. D'autres en souffrirent parce qu'ils avaient espéré prévenir les effets dommageables d'une histoire australienne qui excluerait les Noirs. Pour eux l'« histoire aborigène » faisait partie de l'histoire de l'humanité. Ils font valoir l'impact que peuvent avoir des historiens blancs : celui de Geoffrey Blainey avec Triumph of the Nomads (48) qui a contribué à sensibiliser l'opinion à l'oeuvre culturelle des Aborigènes, celui de CD. Rowley qui a dénoncé la spoliation et l'oppression, celui de H. Reynolds qui a calculé les taux de mortalité des Aborigènes à la frontière, qui a évoqué leurs réponses créatives et la valeur douteuse du concept de terra nullius. Les historiens devraient peut-être davantage se rendre compte que dans leur zèle missionnaire, ils sont influencés par leur spécificité culturelle (49). D'un

(45) D. BlRD ROSE, « The Saga of Captain Cook : Morality and European Law », Australian Aboriginal Studies, 2, 1984, p. 34-35 ; H. et F. MORPHY, « The "Myths" of Ngalakan History : Ideology and Images of the Past in Northern Australia », Man, 19, 1985, p. 459-478.

(46) E. KOLIG, « Dialectics of Aboriginal Life-space », dans Whitefeller Business, sous la direction de M. HOWARD, Philadelphie, 1978.

(47) Ceci est un résumé des débats ayant eu lieu au cours d'un séminaire spécial sur les Aborigènes et l'histoire à YAustralian Historians Association Conférence, 1984. L'un des principaux intervenants était P. DAYLIGHT, qui dirige à présent une enquête sur les femmes aborigènes.

(48) G. BLAINEY, Triumph of the Nomads, Melbourne, 1975.

(49) L. COLTHEART, «The Moment... », art. cit., p. 180.

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autre côté, il est regrettable que beaucoup d'historiens talentueux, parmi lesquels des étudiants très motivés, se détournent de ce domaine d'étude de peur d'offenser les Aborigènes ou d'être accusés de se mêler des affaires d'autrui.

A cause de la grande diversité de la culture et de l'expérience historique aborigènes, et du nombre relativement réduit d'historiens dans leur communauté, on peut craindre qu'une « histoire aborigène » faite exclusivement par eux reflète seulement l'expérience d'une minorité régionale ou politique. Le mythe dominant de la « voix aborigène authentique » n'arrange pas les choses parce que, comme c'est le cas pour l'histoire féministe, on considère souvent qu'un auteur aborigène est représentatif de tous, ce qui ne laisse pas de place à des positions politiques divergentes. Une histoire aborigène générale écrite par un Aborigène sera certainement publiée bientôt. En attendant, des chercheurs aborigènes comme Michael Williams et Noël Pearson doivent suivre la filière traditionnelle pour ne pas sembler se targuer de connaissances qu'ils n'auraient pas (50).

Il reste encore beaucoup d'occasions de conflits entre les chercheurs aborigènes et les autres. Il s'agit par exemple de l'accès aux archives, car, pour des raisons de confidentialité, les Aborigènes veulent être seuls à octroyer le droit de consulter celles qui concernent leur communauté. Il s'agit d'une position compréhensible après des décennies de contrôle de l'État sur leur vie privée. Les anthropologues et autres chercheurs ont également publié sans égards beaucoup de choses, dont les noms ou des photographies de personnes récemment décédées ou d'objets sacrés. Les Aborigènes ont toutes raisons de se méfier des promesses des Blancs. Pourtant, interdire ces informations aux individus extérieurs à la famille entraîne le risque de boucler encore plus un passé déjà censuré. L'accès à des connaissances essentielles, à la compréhension des rapports de force coloniaux s'en trouve menacé.

Les communautés « traditionnelles » sont davantage préoccupées par la question du droit, à la connaissance tel que l'entend la loi aborigène. La conception européenne d'un savoir universellement accessible, à la base d'institutions telles que les universités et les bibliothèques, n'avait pas cours dans les sociétés aborigènes d'avant la colonisation. Les informations concernant les « contes du temps des rêves », la terre ou les cérémonies étaient communiquées suivant des considérations de sexe, de parenté, de possession de terre et d'âge. Le savoir culturel important était réservé à ceux qui en étaient dignes, et prêts ou aptes à les recevoir. A un certain point de vue, la connaissance était une forme de puissance qui ne devait pas tomber dans n'importe quelles mains. Elle jouait un rôle important en matière de protection des terres, de production et de reproduction. Celui qui recevait une connaissance secrète s'en trouvait plus fort, celui qui la transmettait se mettait en danger.

Comme tous les groupes de population, les Aborigènes ont bien des manières de considérer l'histoire. Certains en donnent des interprétations plus militan(50)

militan(50) recherche universitaire de M. Williams porte sur sa communauté natale, et N. Pearson a refusé d'écrire une histoire générale des Aborigènes du Queensland pour la Royal Commission into Aboriginal Deaths in Custody en partie à cause de cette approche.

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tes que d'autres. Certains ont une attitude extrêmement conciliante, ce qui fait dire aux radicaux blancs que leur conscience politique ne s'est pas encore développée. Certains Aborigènes veulent bien coopérer avec des chercheurs blancs, d'autres non. Certains ont des programmes politiques très clairs, d'autres considèrent que l'éducation et la culture sont à séparer du politique. Certains croient que seuls les Anciens peuvent raconter des « contes d'histoire », alors que pour d'autres quiconque connaît une telle histoire peut la raconter. Le révisionnisme et la critique apparaissent aussi parmi les écrivains aborigènes, par exemple dans les oeuvres de Mudrooroo et de Michael McDaniel.

Des porte-parole aborigènes veulent que ce soit au sein du système scolaire que l'on enseigne à leurs enfants leur passé. D'autres exigent que seuls des Aborigènes puissent évoquer ce passé par l'écrit ou le discours. Il s'agit là d'un dilemme grave pour les enseignants non aborigènes qui croient devoir aussi enseigner l'histoire des Aborigènes. Des techniques d'enseignement en collaboration s'imposent de plus en plus, surtout au niveau universitaire, et les Aborigènes y jouent un rôle croissant. Dans les cours dirigés par les Kooris dans les Universités de Monash, de Nouvelle-Galles du Sud et de Macquarie, on utilise des textes écrits par des auteurs aborigènes et non aborigènes, et on a fait appel à de nombreux intervenants aborigènes. De plus en plus d'historiens blancs invitent des conférenciers aborigènes à venir apporter leur contribution à tous les cours qui les concernent. Des historiens blancs qui veulent dispenser ou coordonner des cours d'histoire Koori se considèrent souvent comme des remplaçants, en attendant l'arrivée d'un candidat aborigène qualifié. Le système a souvent bien fonctionné, même si les étudiants ont dû parfois souffrir de ces changements constants d'enseignants. Certains conférenciers aborigènes, bien qu'appréciés et recherchés, n'ont pas la sécurité d'emploi et doivent travailler loin de chez eux. Ils éprouvent ensuite des difficultés à satisfaire les multiples demandes des étudiants, de leurs communautés locales et du monde universitaire.

Grâce à cette discrimination positive en leur faveur, les Aborigènes ont pu ouvrir d'inestimables perspectives dans certaines universités. Mais cela pose aussi des problèmes : est-il bon que des historiens aborigènes obtiennent des diplômes d'enseignement supérieur ou le statut d'enseignant d'histoire avant d'avoir reçu une formation de base ? Leur fonction de modèle exemplaire prime-t-elle leur compétence ? Une telle situation est-elle justifiable parce qu'elle oblige les Aborigènes à se montrer dignes de cet honneur ou constitue-t-elle pour eux un désavantage, les condamnant à l'échec ou à un douloureux sentiment d'inaptitude ? Ou alors l'histoire qu'ils enseignent est-elle qualitativement différente, impossible à juger selon les mêmes critères ?

De plus en plus, les Aborigènes trouvent à s'exprimer dans le cadre de travaux historiques « canoniques ». Ainsi, des auteurs aborigènes ont apporté leur participation à A People's History of Australia, à Through White Eyes et à Gender Relations in Australia (51). Plus significativement, des groupes aborigènes dis(51)

dis(51) J. LEE et V. BURGMANN (eds.), A People's History of Australia, 3 vol., Melbourne, 1988 ; R. EVANS et K. SAUNDERS (dir.), Gender Relations..., op. cit., en particulier les articles de J. HUGGINS.

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posent d'une souveraineté croissante sur la diffusion du savoir qui les concerne. Le Tranby Collège à Sydney fait circuler une liste de livres approuvés par des enseignants noirs. Des enseignants ou d'autres spécialistes aborigènes ont été affectés à l'Australian Museum, au Powerhouse Museum (Sydney) et au National Museum of Victoria, et des communautés aborigènes ont créé leurs propres musées culturels ou « lieux de conservation » à Adélaïde et en divers endroits ruraux.

En tentant d'adopter une sensibilité nouvelle, les historiens blancs sont menacés par un certain excès, tellement soucieux de ne pas offenser les Aborigènes qu'ils répugnent à contester ce que pourrait dire l'un d'entre eux. Refuser le débat avec des universitaires aborigènes relève à la fois de la condescendance (52) et de la lâcheté. Toutefois c'est à juste titre que certains universitaires blancs ont peur d'avancer des idées qui pourraient aller à l'encontre des campagnes politiques menées par les porte-parole aborigènes les plus en vue. Ils craignent en effet d'être « mis sur la liste noire », d'être maltraités par les critiques, d'être taxés de racisme ou exclus des listes de livres approuvés par les Noirs. Comme dans les universités les commissions de spécialistes consultent de plus en plus fréquemment des représentants aborigènes, il y a là un danger pour les perspectives de carrière. Parfois de telles consultations sanctionnent à juste titre une insensibilité à l'égard des problèmes aborigènes, mais elles peuvent aussi refléter des incompréhensions ou des malentendus résultant d'attitudes différentes face à la connaissance et de niveaux d'éducation différents. Il est difficile de fixer des règles pour de telles nominations. La peur d'aller à l'encontre des positions politiques consensuelles peut freiner les échanges d'idées, car parfois ceux qui n'ont pas peur de heurter leur prochain ont des vues d'esprit fécondes. Personne n'a le monopole de la « vérité », et souvent la seule manière de faire progresser la connaissance est de proposer des interprétations débordant le cadre des vérités ou des certitudes couramment admises. Il est certes nécessaire que les historiens obéissent à des considérations politiques, mais cela ne doit pas aboutir à la censure.

L'histoire est incontournablement politique et les spécialistes de l'histoire aborigène ont dû l'admettre dès le début, mais il n'est pas facile de reconnaître le rôle que l'on joue dans un processus colonial en action. Qu'ils le veuillent ou non, les historiens blancs font partie du groupe des oppresseurs. En être accusé peut être une expérience instructive, faire prendre conscience de l'appartenance à un groupe social, du processus historique et de la façon d'écrire l'histoire.

De nombreux historiens blancs ont travaillé aux côtés d'Aborigènes à des projets de grande importance pour leurs communautés. En effet les spécialistes de l'histoire aborigène participent souvent aux activités historiques publiques ou appliquées. Souvent des historiens blancs ont été employés par des organismes aborigènes ou des services publics ayant un personnel aborigène, et l'on a attendu d'eux qu'ils fassent preuve de sensibilité dans leur travail et qu'ils livrent le produit désiré. Il s'agit là d'un bouleversement des rapports de force puisque les orga(52)

orga(52) LANGTON, au cours des débats du R.C.l.A.D.I.C. (Royal Commission into Aboriginal Deaths in Custody), mai 1990.

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nisations aborigènes se retrouvent dans le rôle d'employeur et l'historien dans celui de fournisseur d'un service, étant entendu que la compétence des historiens est reconnue et on leur accorde jusqu'à un certain point autorité et indépendance.

Peter Read, rédacteur en chef d'Aboriginal History depuis 1990, a commencé ses recherches sur P« histoire aborigène » dans le cadre de son enseignement aux enfants aborigènes dans le Territoire du Nord. Il a recueilli des histoires orales là-bas puis à Cowra (Nouvelle-Galles du Sud), et a publié un livre sur la communauté Wiradjuri. Entre temps, il a travaillé pour Link-up, organisation aborigène créée pour remettre en contact les parents et les familles séparées, victimes la plupart du temps de la politique des États qui jusque dans les années 1960 pratiquaient la séparation des enfants de leurs familles, afin d'en faire des employés de maison bon marché, et de les initier aux bienfaits de la civilisation blanche. En 1990, Read fut appelé à témoigner au procès en Californie de James Savage, Aborigène accusé de meurtre (James Savage avait été enlevé à sa jeune mère à la naissance, puis adopté et enfin abandonné par un couple de missionnaires blancs). Heather Goodall a été conseiller historique auprès de la Commission royale sur les essais nucléaires britanniques à Maralinga en Australie centrale, et a travaillé pour de nombreuses organisations aborigènes, dont le Tranby Aboriginal Co-operative Collège, le Western Aboriginal Légal Service de Nouvelle-Galles du Sud et le Conseil Pitjantjatjara d'Australie occidentale. Depuis 1979, l'auteur de cet article a été consultante et experte du Northern Land Council (Conseil des Terres du Nord) à l'occasion de plusieurs revendications aborigènes sur des terres. Lenore Coltheart, Ray Evans et Kay Saunders ont également joué le rôle de consultants auprès de conseils aborigènes sur les terres. Peggy Brock a travaillé à un registre des sites aborigènes pour le Service de l'héritage aborigène du ministère de l'Environnement et de la planification d'Australie du Sud (53). Rae Frances et Bruce Scates ont collaboré avec la communauté aborigène La Grange à l'érection de Fremantle d'un monument destiné à faire pendant au mémorial voisin consacré aux explorateurs. Ce monument devait honorer « tous les Aborigènes qui avaient péri lors de l'invasion de leur pays » (54). Les spécialistes de l'histoire aborigène furent les premiers à jouer un rôle consultatif majeur auprès d'une Commission royale australienne lorsqu'en 1990-1991 ils fournirent des documents de recherche et des conseils à la Commission royale sur les Aborigènes morts en détention. Pour son Projet d'Histoire nationale, coordonné par l'auteur, cette commission a eu recours aux compétences d'historiens comme Peter Read, Richard Broome, Peggy Brock, Errol West, Henry Reynolds, Heather Goodall et Dawn May.

La participation des historiens à la politique aborigène a eu pour résultat de les faire traiter de « coeurs blessés », de gauchistes ou de missionnaires, mais l'expérience des faits a abouti à une sensibilisation et une prise de conscience crois(53)

crois(53) BROCK, Women, Rites and Sites, Sydney, 1989.

(54) R. FRANCES et B. SCATES, « Honouring the Aboriginal Dead », Arena, 86, 1989. Voir aussi C. BULBECK, « Aborigines, memorials and the history of the frontier », dans Making the Bicentenary, op. cit.

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sante des complexités culturelles. Grâce à elle, les historiens entendent ce que les Aborigènes veulent réellement et non ce que les Occidentaux supposent qu'ils veulent. Certains historiens, comme Marie Fesl et Bain Attwood, ont cherché à rester hors de la politique aborigène, mais ils y sont déjà impliqués par leur pratique de l'histoire. Attwood, par exemple, a participé à Monash à un cours d'études aborigènes dirigé par la linguiste Eve Fels, et des Aborigènes ont sévèrement critiqué ses idées (55). Qu'ils travaillent ou non aux côtés d'Aborigènes, les historiens blancs qui s'intéressent à ce domaine d'étude sont inévitablement pris dans le jeu des rapports de force, des conflits culturels et des nationalismes opposés.

Ces circonstances peuvent mener à des tentatives fructueuses en vue de modifier l'équilibre du pouvoir entre Blancs et Noirs, et c'est ce qu'on voit déjà dans l'enseignement universitaire. Malgré les embûches que rencontrent dans leur carrière ceux qui la pratiquent l'histoire aborigène possède dans le cadre de la discipline traditionnelle une originalité et une vitalité particulières. La raison en tient à ce qu'elle a emprunté les points de vue d'autres disciplines, en particulier l'ethnographie, la linguistique et l'archéologie. Elle ouvre aussi le chemin en direction de l'« histoire culturelle », qui paraît prendre la suite de l'histoire sociale. L'histoire aborigène n'a donc pas été marginalisée comme une obscure spécialisation, mais on lui reconnaît un rôle de locomotive vers des directions nouvelles. La qualité de récents travaux a été reconnue par l'octroi de nombreux prix, dans les domaines des droits de l'homme, de la littérature et de l'histoire (56).

Dans une atmosphère d'engagement politique, les questions historiographiques sont particulièrement d'actualité. Il s'agit de savoir s'il est justifié de constituer ces recherches en un champ d'étude complètement séparé et s'il est méthodologiquement possible d'écrire l'« histoire aborigène » dans une tour d'ivoire. A mon avis, il est impossible d'étudier isolément ce qui s'est produit depuis la colonisation, car il s'agit essentiellement d'une histoire des relations socioculturelles entre Blancs et Noirs. De même que les historiennes féministes reconnaissent la nécessité de comprendre la masculinité et les structures générales du pouvoir social, les spécialistes de l'« histoire aborigène » doivent examiner l'interface entre les cultures, entre colonisateur et colonisé. Mais les opinions peuvent différer selon les positions ou les perspectives. Pour R. Evans et K. Saunders, l'histoire aborigène est un volet de l'histoire des « rapports entre les races » (57). L'emploi du terme « race » choquerait certaines oreilles. D'autres ont parlé de « contact culturel ». Dans le contexte australien, l'importance historique des relations Aborigènes-Blancs exige que l'« histoire aborigène » soit intégrée dans l'histoire générale de l'Australie. Il faut ici un transfert de paradigme, une inclusion de l'« histoire aborigène » dans une « histoire australienne » qui est en vérité celle du colonialisme. Elle doit

(55) B. ATTWOOD, The Making..., op. cit., p. 142-143.

(56) The Law of the Land d'Henry Reynolds a remporté un prix de la paix en 1988, et Frontier et « Born in the Cattle » ont été présélectionnés pour le Phillips Prize for Australian Studies dans les Victorian Premier's Literary Awards en 1988 et 1990. « Born in the Cattle » a remporté le Hancock Award for Young Historians en 1988 et The Making of the Aborigines a été colauréat de ce même prix en 1990. Tous deux ont pour origine des doctorats dirigés par John Hirst.

(57) Voir R. EVANS et K. SAUNDERS, « Gender and Race Relations », art. cit., p. VII-XIV.

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placer le conflit économique, social et culturel entre les indigènes et ceux qui les ont colonisés au centre de la fondation, du développement et du sentiment nationaux.

Discours et dialogue

L'« histoire aborigène » demeure constamment chargée de débats. L'une des questions qui se posent est de savoir si les auteurs blancs doivent cesser de recueillir des récits biographiques aborigènes. Des Aborigènes ont soutenu que cela constituait une intrusion dans leur vie privée. D'autres disent que les récits recueillis sont toujours « orientés » par l'intermédiaire blanc dont le biais culturel détermine les questions et les réponses. Une deuxième question est de savoir si les auteurs blancs doivent cesser d'analyser l'« histoire aborigène », puisqu'en agissant ainsi ils s'emparent de la propriété culturelle d'autrui. Peut-être devraient-ils se borner à raconter ce que les Blancs ont fait aux Aborigènes et non comment ceux-ci ont réagi.

Des auteurs blancs ont signé des livres dans lesquels ils ont simplement présenté des récits aborigènes. Sont-ils dans ce cas « auteurs » ou simplement « porteplume » ou coauteurs ? Quel est et quel devrait être leur statut ? Sont-ils intermédiaires ou créateurs ? Souvent des auteurs blancs ont transmis des histoires orales aborigènes, ce qui a donné lieu à bien des critiques au plan littéraire. A la fin des années 1970 et au début des années 1980, Bruce Shaw a recueilli et présenté les récits de Ngabidj, de Banggaiyerri et d'autres hommes de la région de Kimberley en Australie occidentale. Le récit de Ngabidj, My Country of the Pelican Dreaming, est une source inestimable qui fait pénétrer dans le monde traditionnel d'un homme âgé dans un contexte de « frontière » volatile et changeante. Ngabidj, qui mourut avant la publication du livre, raconta son histoire en anglais et Shaw l'a transcrite et recomposée dans un anglais plus « lisible » à l'intention du « lecteur moyen » qu'on imaginait. Les critiques littéraires conformistes affirmèrent que les tournures familières émaillant le récit de Shaw et de Ngabidj étaient incompréhensibles pour ce « lecteur moyen ». De son côté, le critique aborigène Mudrooroo accusa Shaw d'avoir pris trop de liberté avec le texte et déclara qu'il s'agissait d'un « détournement de discours et de vie ». Selon Mudrooroo, la catégorie du « lecteur moyen » définie par Shaw excluait le lecteur aborigène. Cet argument peut toutefois paraître douteux compte tenu du niveau d'anglais parlé par les Aborigènes à travers le pays.

Reading the Country adoptait une méthode différente : les paroles de Paddy Roe y sont présentées comme de la poésie, et les pauses marquées par des renvois à la ligne, et non par la ponctuation, avec très peu de corrections apparentes du rédacteur. Mudrooroo a cependant soutenu que les mots restent prisonniers et soumis à la mise en pages de Krim Benterrak et aux considérations phi40

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losophiques de Muecke qui a étudié à Paris et se réfère aux idées de G. Deleuze et F. Guattari sur la nomadologie, et à l'influence de théoriciens français comme Foucault, Barthes et Derrida (58). En présentant les paroles de Roe (en Aboriginal English, une sorte de créole) Muecke tente de ne pas intervenir avec ses propres mots. Toutefois la forme qu'il donne au livre, avec ses instructions sur comment le lire, ses introductions et ses conclusions, laisse inévitablement une place privilégiée à l'auteur — homme blanc cultivé — qui, à la différence de Paddy Roe, a l'anglais raffiné comme première langue.

Quand il recueille une histoire orale, l'historien, qu'il soit blanc ou noir, se trouve dans une situation d'intense confrontation personnelle avec le passé, ou plus précisément avec les différents passés des interlocuteurs. Le rapport de force entre le chercheur et celui qui raconte est toujours présent à l'esprit. Des chercheurs aborigènes recueillent désormais des histoires orales de valeur, ce qui fait que les Aborigènes dominent davantage le processus, mais les problèmes des rapports inégaux de force subsistent (59). Dans Dreamtime Nightmares (60), l'auteur aborigène Bill Rosser a interrogé d'anciens conducteurs de troupeaux et autres travailleurs de l'élevage. Les questions qu'il posait faisaient ressortir de nettes différences de perspective entre lui et ceux qu'il interrogeait, dont un au moins le considéra comme un homme blanc. Il était perçu comme tel à cause de son attitude et de sa couleur de peau, ce qui souligne la multiplicité des définitions que l'on peut donner de l'« aboriginalité ».

Les rapports de force posent encore plus problème quand le chercheur n'est pas aborigène, et fait donc obligatoirement partie de la classe colonisatrice. Pour Heather Goodall, le meilleur moyen d'éviter l'exploitation intéressée des témoignages aborigènes est qu'enquêteur et enquêté collaborent à l'analyse historique, l'historien communiquant ses compétences particulières à la personne interrogée, éventuellement dans un but de formation (61). La manière de procéder d'Heather Goodall est certes digne d'éloge, mais elle ne peut s'appliquer que s'il n'y a pas de disparité excessive de culture, de niveau d'éducation et d'âge. Et le problème de savoir qui s'exprimera dans la présentation finale n'est toujours pas résolu.

L'anthropologue Diane Bell a soulevé une tempête en signant avec l'Aborigène Topsy Napurrula Nelson un article du Women's Studies International Forum (W.S.I.F., Forum international des Études féminines). Le sujet lui-même était fort délicat, s'agissant du viol à l'intérieur des communautés aborigènes. Des femmes aborigènes, dont Marcia Langton et Jackie Huggins, ont été scandalisées par cet article, qui fut aussi critiqué par plusieurs intervenants dans l'émission The Corning Out Show de la radio nationale A.B.C. le 18 mai 1990. Le débat s'envenima

(58) MUDROOROO, Writing from the Fringe, op. cit. ; K. BENTERRAK, S. MUECKE, P. ROE, Reading the Country. Introduction to Nomadology, Fremantle, 1984.

(59) L'Australian Institute of Aboriginal Studies a formé de nombreuses femmes aux techniques de l'histoire orale, comme l'ont d'ailleurs fait plusieurs programmes du gouvernement. D'autres ont acquis leur compétence par l'expérience.

(60) B. ROSSER, Dreamtime Nightmares, Canberra, 1985, surtout la p. 22.

(61) H. GOODALL, « Aboriginal History and the Politics of Information Control », Oral History of Australia Journal, n° 9, 1987.

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davantage quand le rédacteur en chef de W.S.I.F. refusa de publier une lettre de protestation signée par douze femmes aborigènes. Dans son commentaire sur cette affaire, Jan Larbalestier soutint que bien que Diane Bell ait affirmé sa recherche d'une collaboration transculturelle, c'est elle, universitaire blanche privilégiée, qui avait disposé à son gré les paroles de Topsy Napurrula Nelson dans le texte. Sa voix était la voix blanche faisant autorité, la voix active qu'elle faisait aussi valoir par opposition au silence qu'elle reprochait à d'autres femmes aborigènes « qui n'en pensaient pas moins ». En présentant sa collaboratrice T. Nelson comme un prototype de femme aborigène traditionnelle, en en faisant une « voix aborigène authentique », elle s'attira la colère des femmes noires. En insistant sur une oppression partagée par toutes les femmes, Diane Bell n'a pas accordé suffisamment d'importance à la différence, à la nécessité d'analyser les rapports de force qu'implique une telle collaboration, aux moyens dont sont expliqués les résultats et aux besoins des femmes aborigènes de s'exprimer de manière séparée (62). Diane Bell s'est défendue en répliquant que ses détractrices aborigènes, tout comme sa collaboratrice, avaient des voix puissantes, et exprima la crainte que les assertions de Jan Larbalestier n'aboutissent qu'à un retour du silence (63).

Jusqu'à quel point les auteurs blancs seront-ils réellement prêts à collaborer sur un pied d'égalité avec les historiens aborigènes ? Les thèmes « aborigènes » provoquent chez certains auteurs blancs une nervosité qui peut les pousser à s'assurer la collaboration de coauteurs aborigènes, pratique qui peut devenir un simple moyen pour l'écrivain blanc de renforcer sa crédibilité politique. Il faut énoncer plus clairement les rapports de force implicites à une telle association, ainsi que la véritable nature de la collaboration. Il peut y avoir diverses formes de coopération sans que l'on se préoccupe de l'importance respective des parties, mais le lecteur a le droit de savoir quel est celui dont on entend la voix. Il est important que la collaboration se poursuive, mais aussi qu'elle soit réelle et que le collaborateur ne soit pas qu'un prête-nom.

A force de débats sur la forme, il ne faut pas en oublier le contenu. De nombreux thèmes demandent encore une exploration plus poussée. L'évolution et la signification de l'identité aborigène attirent un nombre croissant d'universitaires comme Beckett et Attwood, et les résultats ne manqueront pas d'intérêt. Dans l'étude du colonialisme, on a largement ignoré les rapports entre hommes et femmes, et beaucoup reste à faire en ce qui concerne la manière dont, à diverses périodes charnières de l'histoire, les auteurs blancs décrivaient les Aborigènes des deux sexes et les rapports qu'ils entretenaient. Les relations transculturelles entre hommes et femmes doivent aussi être davantage étudiées : rapports entre les femmes blanches et noires, entre les hommes blancs et noirs, et entre hommes et

(62) D. BELL, « Speaking about Rape is Everyone's Business », Women's Studies International Forum, vol. 12, n° 4, p. 403-416 ; J. LARBALESTIER, « The Politics of Representation : Australian Aboriginal Women and Feminism », Anthropological Forum, vol. 6, n° 2, 1990, p. 143-157.

(63) D. BELL, « A Reply from Diane Bell », Anthropological Forum, vol. 6, n° 2, 1990, p. 158-165.

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femmes des deux sociétés. Quand il y eut union sexuelle, qu'advint-il des enfants et à quel genre de culture familiale cela aboutit-il (64) ?

L'« histoire aborigène » peut être entendue ou lue de nombreuses manières — comme une forme supplémentaire d'appropriation et d'exploitation colonialistes, ou comme un moyen de décolonisation, de construction d'un nationalisme aborigène, comme une histoire de lutte pour les droits de l'homme, comme une manière de maîtriser le passé et le présent, comme un moyen de conserver ses droits sur la terre. Certains persistent peut-être à la considérer comme « objective », comme un champ de recherche libre d'enjeux politiques (65). Mais on peut y voir aussi un moyen de parvenir à un équilibre, l'échange culturel et le partage du pouvoir entrant à part entière dans l'écriture de l'histoire. En conséquence, le processus est par beaucoup d'aspects aussi important que le produit. L'histoire des Aborigènes d'Australie est interactive, c'est une partie de l'histoire du cosmos. Le colonialisme n'a pas pu s'appliquer exclusivement à un « monde aborigène » ou à un « monde blanc », car l'évolution culturelle signifie que les points de vue ont été perpétuellement changeants. Une multiplicité de perspectives est donc indispensable.

Comme nous l'avons vu, l'histoire aborigène remet en cause tous les paramètres de l'histoire en tant que discipline ; elle souligne son enracinement culturel et soulève de nombreuses questions concernant la nature et l'universalité du savoir : l'importance de la perspective et du cadre d'interprétation, les modes de possession, de fabrication et de propagation des connaissances. La nature controversée de l'« histoire aborigène » pour ses praticiens, tant aborigènes que non aborigènes, lui confère un dynamisme certain : une saine introspection se combine chez eux avec l'application de leurs compétences au domaine public, ce qui requiert une interaction avec les communautés aborigènes contemporaines (66).

Comme le terme « aborigène », l'« histoire aborigène » est un champ conflictuel. Ce peut être un lieu d'exploitation, de privilège, d'hégémonie, un point de rencontre, un lieu de séparation, de retrouvailles, de maintien des traditions, de résurgence culturelle. Comme toute historiographie, elle peut être datée, encombrée de paradigmes dépassés et culturellement bornée, mais elle peut être aussi une occasion d'échange et d'apprentissage culturels, ouvrant sur une expérience de changement, de compréhension, d'expression — verbale, chorégraphique ou dramatique — en se dépassant ainsi elle-même. Le colonialisme, tel qu'il se manifeste dans les conflits à propos des terres, des personnes et des esprits, a donné naissance à l'« histoire aborigène » dans sa conception plurielle d'aujourd'hui. Tra(64)

Tra(64) a reçu une subvention substantielle de l'Australian Research Council pour un projet, Gender and Colonialism, visant à éclairer les attitudes des États et les réactions des Aborigènes face aux rapports sexuels, familiaux et à l'éducation des enfants entre Blancs et Noirs.

(65) Pour une étude plus précise à ce sujet, voir A. McGRATH, « "Stories for Country" : Oral History and Aboriginal Land Claims », Journal of the Oral History Association of Australia, 1988.

(66) Depuis la rédaction du présent article est paru le texte de G. BRISCOE, « Aboriginal Australian - Identiry : the Historiography of Relations between indigenous ethnie Groups and other Australians », History Workshop Journal, Autumn 1993, p. 133 sqq.

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ditionnellement enracinée dans le sol, l'« histoire aborigène », tout comme la terre d'Australie, est devenue et demeurera un domaine de controverse. Une controverse qui fait apparaître les perceptions différentes de ce qu'est l'histoire, de ce que sont les questions historiques. Mais elle peut impliquer des collaborations visant à remettre en cause des rapports de pouvoir sur un plan plus général. Il faut espérer que le grand silence australien ne replongera pas dans l'ombre l'îlecontinent. Le terrain d'étude habituel de l'« histoire aborigène » doit être un lieu de parole, de coexistence et de dialogue : un lieu où l'on découvre des récits autant qu'on en apporte.

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Bien que Robert Hughes interdise à ses éditeurs de révéler combien d'exemplaires de son livre The Fatal Shore (1987) ont été vendus, on peut estimer à un demi-million le nombre de volumes, en anglais ou en traduction, achetés tant dans les aéroports que dans les universités ou par tous ceux qui, stimulés par l'enthousiasme de leurs amis, sont allés chercher ce livre dans les librairies les plus diverses. Les Australiens ont été étonnés et flattés que le monde entier puisse porter tant d'intérêt à une « Histoire de la déportation des forçats en Australie, 1787-1868 », comme l'annonce le sous-titre. Parmi les raisons du succès remporté par ce livre, dont l'auteur est depuis de nombreuses années critique d'art à l'hebdomadaire Time, il y a sa prose tout à la fois aisée et brillante, familière et érudite. Il y a aussi son choix de donner un tour sensationnel à son récit : « C'est en Australie, écrit-il, que l'Angleterre a esquissé ce qui, en notre siècle, allait constituer cette fresque plus vaste et plus terrible encore de la répression : le Goulag » (1). La richesse des détails et la solidité des interprétations reposant sur une recherche exhaustive ont aussi contribué à la diffusion du livre.

Toutefois, alors que Hughes poursuivait ses recherches, parut une étude de J.B. Hirst, Convict Society and its Enemies (1983) (2), plus pointue mais fort claire, qui fit sur lui grande impression. Selon Hughes, Hirst a démontré que « l'Australie coloniale était un endroit plus "normal" que le laissait supposer l'image folklorique d'une société soumise à la loi du fouet et du triangle, composée d'esclaves blancs gémissants à la merci de maîtres tyranniques » (3). En conséquence The Fatal Shore s'ouvre sur des images de terreur et d'oppression, mais se referme sur la vision d'une société parmi les plus respectueuses de la loi et les plus satisfaites de soi-même. Peut-être ce dénouement tranquille de situations empreintes

* Senior Lecturer, Université de Nouvelle-Galles du Sud. Traduction de Tristan Perrier.

(1) R. HUGHES, The Fatal Shore, Londres, Pan, 1988, p. 2 ; en français : La Rive maudite : naissance de l'Australie, Paris, Flammarion, 1988. Le succès de ce livre s'explique sans doute aussi en grande partie par une intense campagne de promotion du livre, oeuvre d'un des intellectuels les plus célèbres et les plus actifs de New York.

(2) J.B. HlRST, Convict Society and its Enemies, Sydney, Allen and Unwin, 1983.

(3) R. HUGHES, The Fatal Shore, op. cit., p. XIV ; le triangle était un tripode auquel on attachait les prisonniers pour les fouetter.

Le Mouvement Social, n° 167, avril-juin 1994, © Les Éditions de l'Atelier/Éditions Ouvrières

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B. DYSTER

de violence constitue-t-il l'un des attraits du livre, tout en reflétant les paradoxes et les contradictions des écrits savants. Mais, en tout état de cause, il élude cette question fondamentale : comment une communauté de prisonniers a-t-elle pu accoucher d'une société capitaliste avancée ?

C'est en 1974 que Hughes reçut le choc qui le plongea dans ses recherches, alors qu'il conduisait une équipe de télévision dans les ruines aussi spectaculaires que sinistres de la prison de Port Arthur, située en Tasmanie sur une péninsule battue par les eaux glacées de l'océan Antarctique. Là se dressait la forteresse de pierre, avec ses cellules sans fenêtre, où était enfermé tout détenu de sexe masculin dont la conduite à Van Diemen's Land (nom officiel de la colonie insulaire de Tasmanie jusqu'en 1856) était jugée répréhensible. La seule sortie possible de Port Arthur par voie de terre traversait un isthme de 100 mètres de large gardé par des sentinelles et des chiens, entre deux bras de mer qu'on disait infestés de requins. Hughes avait quitté l'Australie au début des années 1960 pour aller vivre à l'autre bout du monde. Rien dans ses années d'écolier ou d'étudiant, ni dans l'air australien qu'il respira jeune homme, ne l'avait préparé à la rencontre avec ces ruines d'un système pénitentiaire qui, quelques générations avant la sienne, jetait encore son ombre sur sa patrie.

Entre l'amnésie et la partialité

L'amnésie nationale ne pouvait être que volontaire. En effet, de 1788 à 1840, 80 000 bagnards (dont 13 000 femmes) débarquèrent à Sydney en Nouvelle-Galles du Sud. De 1818 à 1853, 53000 hommes et 13 000 femmes arrivèrent à Hobart en Tasmanie, se mêlant à une petite population déjà existante de forçats et d'anciens forçats venus du continent à partir de 1803 ; enfin, de 1850 à 1868, près de 10 000 hommes débarquèrent à Fremantle en Australie-Occidentale (4). Ce n'est qu'à partir de la fin des années 1830 que le nombre d'immigrants libres dépassa annuellement celui des bagnards. Ainsi les forçats dominèrent-ils démographiquement le premier demi-siècle de la colonie britannique.

Ils en dominèrent également l'économie. L'Australie était ce que J.B. Hirst appelle une « prison ouverte ». La plupart des forçats étaient « assignés » dès leur arrivée, c'est-à-dire qu'ils étaient attribués à des employeurs privés, dont certains avaient autrefois été bagnards eux-mêmes. Des lieux comme Port Arthur n'existaient en fait que pour punir les forçats qui refusaient de coopérer ou qui, une fois en Australie, récidivaient. Il est indéniable que ces forçats fournirent aux colonies la main-d'oeuvre dont elles avaient besoin. Mais dans quelles conditions et

(4) A.G.L. SHAW, Convicts and the Colonies : A Study of Penal Transportation from Great Britain and Ireland to Australia and other Parts of the British Empire, Londres, Faber and Faber, 1966, p. 363-368.

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avec quel résultat? Cela reste, comme nous le verrons, une question très controversée.

Le système d'assignation permettait aux deux sexes de se rencontrer assez facilement. Le mariage et la naissance d'enfants donnaient d'habitude droit à davantage de liberté, de manière à ce que le couple puisse et doive subvenir à ses besoins. Beaucoup de femmes « ne se mariaient que pour être libres » (5). En conséquence, et malgré la proportion très inégale d'hommes et de femmes, les forçats eurent une descendance nombreuse. Dans les années 1820 et 1830, les questions politiques d'importance dressèrent en général les Emancipists, appellation adoptée par les anciens forçats, contre les Exclusives, c'est-à-dire ceux qui avaient émigré de leur plein gré. Leurs enfants héritèrent de ces appellations (6). Mais parce que les rejetons des deux groupes se côtoyaient sur les bancs de l'école, les lieux de travail et la place du marché - et souvent dans le lit conjugal - les Australiens ont manifesté un manque délibéré de curiosité quant à leurs ancêtres. Cela était d'autant plus facile qu'avec la migration aux antipodes les liens familiaux se brisaient ou devenaient beaucoup trop ténus et trop coûteux à entretenir. Les réserves observées habituellement dans les colonies de peuplement visà-vis de la mère patrie se trouvaient cependant accentuées par les allusions malveillantes qu'on faisait là-bas à une sorte de virus australien du crime ; mais ce sentiment disparut presque totalement à la suite des sacrifices consentis par loyauté envers la Grande-Bretagne lors du carnage de la Première Guerre mondiale. En Tasmanie le malaise persista plus longtemps, car l'origine pénitentiaire de la population y restait un point sensible, peu d'immigrés de plein gré étant venus augmenter la population. A Hobart, au XXe siècle, un archiviste proposa à des habitants effrayés de leur vendre les dossiers de bagnards dont ils portaient le nom.

Cependant les forçats allaient trouver une place honorable dans la société australienne grâce à l'émergence d'une puissante tradition politique, faite de contestation irrévérencieuse et d'affirmation nationale. La Première Guerre mondiale renforça certains Australiens dans leur dévouement à l'Empire britannique, mais pour d'autres elle annonçait l'accession de la nation à la maturité et à l'autonomie. Ce dernier point de vue était celui de Mary Gilmore, poète populaire de gauche, qui pendant la guerre écrivit Old Botany Bay (Botany Bay, qui fait aujourd'hui partie de Sydney, fut la destination des premiers bagnards et devint le surnom de la colonie pénitentiaire) :

Botany Bay d'autrefois, c'est moi ; Aux articulations raides Sans grand chose à dire.

(5) Australians : 1838, sous la direction de A. ATK1NS0N et M. AVEUNG, Sydney, Fairfax, Syme and Weldon, 1987, chap. 3 ; B. SMITH, A Cargo of Women : Susannah Watson and the Convicts of the Princess Royal, Sydney, New South Wales University Press, 1988, chap. 9, 10, 13, 14, 15.

(6) S. BLAIR, « The Felonry and the Free ? Divisions in Colonial Society in the Pénal Era », Labour History, 45, 1983 ; P. ROBlNSON, The Hatch and Brood of Time : A Study of the First Génération of Native-Bom White Australians, 1788-1828, Melbourne, Oxford University Press, 1985.

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C'est moi

Qui fit la route

Pour que vous puissiez marcher

A votre aise aujourd'hui ;

Je fus ce bagnard

Envoyé en enfer

Pour vous faire dans le désert

Une vie facile.

J'ai souffert la chaleur

J'ai frayé le chemin

Le dos labouré

Le dos en sang

J'ai fendu le rocher ;

J'ai abattu l'arbre ;

Et la nation fut —

Par moi.

Botany Bay d'autrefois

Sous le soleil

Jour après jour...

Honte aux lèvres

Qui renieraient

Les mains noueuses

Qui nous ont faits grands (7).

Selon G. Arnold Wood, la Première Guerre mondiale dévoila une Australie robuste et démocratique, en regard d'une Europe en proie à l'autocratie et la haine destructrice. Immigrant anglais que son éducation bourgeoise de gauche avait rendu méprisant envers l'Establishment anglais, Wood était professeur d'histoire à l'Université de Sydney. En 1922 il tint à propos des forçats ces propos volontairement excessifs : « N'est-ce pas plutôt que les vrais bandits sont restés en Angleterre tandis que leurs victimes, innocentes et rudes, créaient la démocratie australienne ? » (8). Les héros de Wood apparaissaient ainsi sous les traits de prisonniers politiques venus d'Angleterre, d'Ecosse et d'Irlande, ou bien des gens que des lois injustes et une injuste répartition des biens avaient forcés à devenir voleurs.

Parallèlement, un courant de pensée spécifiquement irlandais et catholique voyait dans les bagnards irlandais les victimes désignées des lois oppressives et d'une distribution inique du pouvoir et des terres sous la domination anglaise. Au centre de cette tradition se trouvait la rébellion irlandaise de 1798, qui avait valu la déportation à plusieurs centaines d'Irlandais (dont trois prêtres), parmi les premiers à être envoyés en Australie. Certains de ces prisonniers se lancèrent dans les affaires ou réussirent dans l'agriculture, accordant leur protection à l'Église catholique qui, méprisée, cherchait alors à renforcer sa position dans la colonie. La

(7) M. GlLMORE, The Passionate Heart, Sydney, Angus & Robertson, 1918, p. 124-125.

(8) G.A. WOOD, « Convicts », Journal of the Royal Australian Historical Society, VIII, 1922, p. 187.

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légende des « patriotes de 1798 » prit de l'importance au fur et à mesure que le temps passait. En 1905 à Sydney le Cardinal Moran déclara que « la grande majorité de ces gens étaient d'authentiques martyrs ». « C'est la haine de la Foi, ajouta-t-il, qui animait ceux qui les acculèrent à la rébellion, et c'est pour la Foi qu'ils choisirent de mourir » (9).

Futur évêque catholique, Eris O'Brien fit converger les griefs des Irlandais et des Anglais dans The Foundation of Australia, 1786-1800 (1937). Pour lui, « le "crime" irlandais était souvent une révolte contre l'oppression, et par conséquent avait un sens davantage politique qu'authentiquement criminel ». Et le « petit peuple d'Angleterre » souffrait des clôtures des terres, de la dureté du travail en usine et de la pauvreté générale sous un régime dominé par des hommes politiques et des magistrats issus d'une classe dominante intéressée et lointaine (10). Mais les lecteurs retenaient aussi du livre de O'Brien la vision de réformes généreuses, à la fois en Grande-Bretagne et en Australie, qui allaient redresser pour les générations futures l'injustice qui prévalait à la fin du XVIIIe siècle. La dernière page s'ouvrait ainsi : « Le plus grand gage d'espoir réside dans les enfants nés en Australie. Honnêtes et durs à la tâche, les enfants des forçats sont une espèce bien différente de leurs parents — eux-mêmes rebelles à ce système qui tentait de les réduire en esclavage, ce sont des enfants aux gestes mesurés à cause de la démesure même de ceux de leurs parents » (11). Cette vision des choses était à ce point rassurante qu'en 1950 un professeur d'histoire de l'Université de Sydney, aussi conservateur que son prédécesseur Wood avait été progressiste, écrivit dans l'avant-propos de la seconde édition augmentée du livre de O'Brien : « Les auteurs qui sont venus ensuite ont confirmé l'exactitude de ses appréciations et ont été heureux d'adapter son cadre général d'interprétation. Il ne fait aucun doute que The Foundation of Australia restera l'oeuvre de référence sur cette période pendant très longtemps. » Cette manière de voir, commune aux conservateurs en 1950, indiquait l'aptitude de la Grande-Bretagne et de son Empire à se réformer. C'est précisément parce qu'une telle transformation s'était produite plus d'un siècle auparavant que les forçats pouvaient être acceptés, et oubliés.

Au même moment (1950) Robert Hughes, futur auteur de The Fatal Shore, entrait au lycée à Sydney. Sa famille était d'ascendance irlandaise et ouvertement catholique, mais aucune velléité de révolte ne troublait sa riche demeure. Sir Thomas Hughes, le grand-père de Robert, fut fait Chevalier par le Roi d'Angleterre en 1915, l'année même où le Pape l'adouba Commandeur de l'Ordre de Saint Grégoire. C'était une année de guerre, faite au nom de l'Empire Britannique. Lady Hughes militait pour la conscription des femmes à l'instar des hommes. Geoffrey Hughes, le père de Robert, fut médaillé pour sa bravoure dans l'armée de l'air

(9) P. O'FARRELL, The Irish in Australia, Sydney, New South Wales University Press, 1986, p. 52 et chap. 2, « Prisoners ».

(10) E. O'BRIEN, The Fondations of Australia, 1786-1800 : A Study in English Criminal Practice and Pénal ColonizaUon in the Eighteenth Century, Londres, Sheed and Ward, 1937 ; 2e édition, 1950, p. 20, et chap. 1, « Political, Social and Economie Conditions », p. 17-46.

(11) Ibid., p. 272.

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avant d'assumer la direction de l'entreprise paternelle dont il hérita peu après. De Sydney, Sir Thomas avait été envoyé au collège des Jésuites de Stonyhurst en Angleterre. Ses fils et petits-fils furent aussi éduqués par des Jésuites, mais au collège Saint Ignace à Sydney (12). Que ce soit sous l'angle de la foi ou dans le domaine de la raison, l'histoire de l'Australie, sans parler même de l'histoire des forçats, semblait de peu d'importance. Les jeunes gens qui entrèrent à l'université en même temps que Robert n'avaient peut-être pas suivi le même parcours scolaire, mais l'histoire australienne leur était tout aussi étrangère. Au milieu des années 1950 il n'y avait à Sydney que 11 000 étudiants pour une population totale de 1 900 000 habitants (13). Cette élite fréquentait un nombre limité d'établissements pour lesquels Culture était synonyme d'Europe, pas d'Australie. Mais en dehors de ce milieu on se souvenait des bagnards. Une certaine admiration persistait, que ce soit dans la tradition nationaliste, la tradition ouvrière ou la tradition catholique irlandaise, ou encore les trois à la fois. Le temps des forçats inspirait des récits hauts en couleur, aux ambiances et aux costumes exotiques : source abondante où puisaient les auteurs et les lecteurs avides de récits d'infamie, de tragédie et de sensationnel. Et pendant les années d'absence de Hughes, avant qu'il ne revienne en Australie avec son équipe de télévision, le voile pudique jeté sur cette époque fondit comme neige au soleil. On remarque que sur vingt-neuf ouvrages cités comme sources imprimées dans sa bibliographie et réédités au XXe siècle, dix-huit furent publiés (fréquemment accompagnés de notes savantes) durant les douze années d'absence de Hughes. La reconstitution du Vieux Sydney (Old Sydney Town) à des fins commerciales en 1975 est un exemple encore plus manifeste de ce nouvel état d'esprit : l'ancienne ville devint le sujet d'un parc à thème comportant jusqu'à une scène de flagellation. Situé à l'écart de la zone métropolitaine dont il est censé représenter les débuts historiques, il attire toujours cars de touristes et groupes scolaires.

Le renouvellement des problématiques

Selon Frank Broeze (1985), la mémoire aurait retrouvé ses droits à partir des années 1960 parce que six conditions ont été remplies (14). Au fur et à mesure que l'époque des forçats reculait, elle semblait moins menaçante. Au fur et à mesure que la Grande-Bretagne perdait de son ascendant sur les Australiens, ceux-ci accordaient moins d'importance à l'opinion britannique, qu'il s'agisse du jugement porté sur les forçats d'autrefois ou du regard condescendant porté

(12) P. SPEARRITT, « John Francis and Sir Thomas Hughes », in Australian Dictionary oj Biography, vol. 9, Melbourne, 1983, p. 393 ; P. SPEARRITT, « Geoffrey Forrest Hughes », ibid., p. 391-393.

(13) The Officiai Year Book of New South Wales, n° 55, Sydney, 1957, p. 732, 747, 756.

(14) F. BROEZE, « Introduction : The Convict Experience and Australian Society », Westerly, septembre 1985, p. 31-35.

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sur la population australienne d'aujourd'hui. Au fur et à mesure que l'Australie se cherchait de nouveaux rôles dans un monde complexe et se mettait à accueillir des immigrants d'origine tout autre que britannique, la définition de l'identité nationale devenait plus imaginative et pouvait envisager de faire place aux anciens bagnards. Au fur et à mesure que les revenus et le niveau d'éducation s'élevaient et que les médias se faisaient plus nombreux et divers, la demande et l'offre d'une histoire de vulgarisation augmentaient. Au fur et à mesure que l'histoire locale et familiale devenait pratique courante, beaucoup de ses adeptes se retrouvaient inévitablement au contact des forçats. Sixième condition et découlant pour partie des cinq autres, les historiens élargirent leur champ d'investigation, explorèrent des domaines jusqu'alors négligés et renouvelèrent leurs problématiques.

Nous avons vu que si, après la Seconde Guerre mondiale, les historiens conservateurs ont pu enfin admettre l'existence d'une époque des forçats, c'est qu'à leurs yeux les erreurs alors commises avaient été rectifiées sans la moindre amorce de révolution, ni en Grande-Bretagne, ni en Australie. Quant aux historiens de gauche à qui les bagnards avaient tout d'abord semblé la preuve des déséquilibres de la société, ils modifièrent aussi leur vision des choses. Le plus célèbre historien australien de l'après-guerre demeure certainement Manning Clark (1915-1991), qui consacra sa vie à la découverte et à l'affirmation d'une histoire de l'Australie dont la valeur spirituelle n'ait rien à envier à celle de l'Europe. Ses recherches s'orientèrent tout d'abord en direction des forçats, dans lesquels il plaçait beaucoup d'espoirs. Il éplucha les Indents, fiches officielles qui accompagnaient chaque cargaison de bagnards et en décrivaient le contenu. Ces fiches révélèrent que très peu d'entre eux avaient été accusés de crimes politiques. Pratiquement tous avaient été condamnés pour vol et beaucoup n'en étaient pas à leur première infraction. Clark établit que ce qu'ils volaient n'était que très rarement approprié aux besoins d'une famille affamée, non plus qu'à une révolte ostentatoire contre l'oppression de propriétaires terriens ou de patrons. Ainsi il rejeta l'hypothèse selon laquelle ils avaient commis des crimes motivés par le désespoir ou par la révolte sociale. Dans un rapport présenté au congrès national annuel des historiens en 1951 et publié en 1956, Clark déclara que les bagnards étaient des professionnels du crime (15). Il faisait référence à l'autorité dans ce domaine d'Henry Mayhew, journaliste et brillant enquêteur, dont l'ouvrage London Labour and the London Poor parut au milieu du siècle dernier (16). Mayhew soutenait que presque tous les crimes commis en Angleterre étaient le fait d'une classe criminelle spécifique, socialement et même génétiquement différente de la classe ouvrière. Cette classe était oisive, sans qualification, inculte, endogame et composée d'individus profondément égoïstes. A vrai dire cela correspondait à une opinion largement partagée à l'époque, qu'on retrouve dans de nombreux documents

(15) M. CLARK, « The Origins of the Convicts Transported to Eastern Australia, 1787-1852 », Historicd Studies, Australia and New Zealand, mai 1956 et novembre 1956 ; R.M. CRAWFORD, M. CLARK, G. BLAINEY, Making History, Melbourne, McPhee Gribble/Penguin, 1985.

(16) H. MAYHEW, London Labour and the London Poor, 4 volumes, Londres, 1851-1852, B. DYSTER, « Transported Workers : The Case of Mayhew versus Mayhew », Labour History, mai 1991.

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parlementaires et rapports de police, et que Charles Dickens a immortalisée dans Oliver Twist. Contrairement à celle des rapports officiels, mais comme celle de Dickens, la prose de Mayhew était à la fois énergique, vivante et pleine de sympathie et de respect pour les travailleurs et les pauvres non criminalisés. Mayhew et Dickens convainquirent les historiens progressistes, dont Clark, qui avaient foi dans les intuitions de la bonne littérature, que les forçats constituaient une caste particulière, en dehors du système de classes traditionnel.

Les conclusions de Clark retiraient aux forçats tout rôle actif dans l'épopée australienne. Le premier des six volumes de son History of Australia (1962-1987) traitait en fait d'un sujet bien plus noble : la lutte entre le catholicisme, le protestantisme et les Lumières. Les forçats n'y apparaissaient qu'en figurants (17). Son collègue marxiste Russel Ward, lui, se proposait de retrouver les origines d'un code moral spécifiquement australien qu'il pensait être d'essence égalitaire, la « camaraderie » (mateship), et qui, méprisant les prétentions sociales, préconisait l'entraide active parmi les travailleurs. Si Clark disait vrai, si dans leur pays d'origine les forçats n'avaient pas l'habitude, socialement ni mentalement, de pratiquer une solidarité de classe dont en fait ils étaient incapables, alors le code moral australien n'avait pas pu arriver par les mêmes bateaux. The Ausfralian Legend (1958), comme la définissait Ward, trouvait sa source dans l'expérience du travail forcé, accompli dans la rude solitude du bush australien où la survie exigeait l'interdépendance en même temps qu'un stoïcisme rancunier face à l'autorité (18). Cette éthique était donc autochtone, produite par les conditions de vie des détenus en Australie. Ken Macnab et Russel Ward (1962) appliquèrent ce même raisonnement aux enfants des forçats, apparemment aptes à réussir et respectueux de la loi, imputant leurs qualités au triomphe du milieu social sur l'hérédité — la pénurie de main-d'oeuvre au sein d'une économie prospère assurant plein emploi et salaires élevés (19). Cependant un marxiste de la génération suivante, Humphrey McQueen (1968, 1970), prit le contre-pied du nationalisme confiant de Ward : les forçats, n'ayant aucune conscience de classe à leur arrivée, formèrent en majorité un lumpenprolétariat, exploité par une minorité d'ex-forçats qui accumulèrent les propriétés et devinrent des petits bourgeois. Ainsi, d'après McQueen, une structure de classe déformée se développa en Australie, dont une des conséquences fut un Parti travailliste raciste, carriériste et contre-révolutionnaire (20).

Les deux principales études produites dans les années 1960, l'une par L.L. Robson (1965) et l'autre par A.G.L. Shaw (1966), reprennent l'idée d'une caste spécifique de criminels invétérés. Robson utilise les Indents pour tracer un portrait global des bagnards au moment de leur déportation en Australie orien(17)

orien(17) CLARK, A History of Australia, vol. I : From the Earliest Times to the Age of Macquarie, Melbourne, Melbourne University Press, 1962, chap. 6, « Convicts and the Faith of the Founders ».

(18) R. WARD, The Australian Legend, Melbourne, Oxford University Press, 1958.

(19) K. MACNAB et R. WARD, « The Nature and Nurture of the First Generation of Native-Born Australiens », Historical Studies, Australia and New Zealand, novembre 1962.

(20) H. MCQUEEN, « Convicts and Rebels », Labour History, novembre 1968 ; H. McQUEEN, A New Britannia, Melbourne, Penguin, 1970.

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taie (21). Il releva systématiquement une fiche sur vingt et transcrivit sur carte perforée toutes les données concernant 5 131 hommes et 1 248 femmes, tâche herculéenne pour l'auteur d'une thèse avant l'ordinateur et la photocopie. Robson put confirmer que la plupart des bagnards avaient été convaincus de vol et que beaucoup (la grande majorité, pensait-il) avaient fait l'objet de condamnations antérieures. Il consulta les archives judiciaires et s'efforça de suivre l'itinéraire en Australie des individus qu'il étudiait ; comme les rapports de justice, les journaux et les registres coloniaux s'attachaient aux dossiers sensationnels et dramatiques et passaient sur les affaires banales ou ayant abouti à des acquittements, ces données qualitatives corroborèrent les conclusions qui voyaient dans les forçats des criminels confirmés. Le travail diligent de Robson donna lieu à un livre aussi accessible que lu.

L'enquête fort claire menée par A.G.L. Shaw explore la façon dont fonctionnait le système du travail forcé, avec une minutie qui n'a rien à envier à la méthode de Robson (22). Les étapes sont considérées une par une. La Guerre d'Indépendance des États-Unis mit un terme au bagne américain pour les criminels britanniques. L'Australie orientale fut choisie comme solution de remplacement en 1786, et le premier convoi prit la mer en 1787 pour entrer dans le port de Sydney en janvier 1788. Jusqu'en 1815, le gouvernement britannique ayant fort à faire avec les guerres européennes, la colonie pénitentiaire se développa sous un contrôle seulement épisodique de Londres. Après la guerre, le chômage et la misère frappèrent le Royaume-Uni. Davantage de personnes furent traînées en justice, et davantage de navires se trouvèrent disponibles pour les déporter en Australie. Le gouvernement britannique révisa sa politique, pour rendre des peines plus sévères et dissuasives, pour agir au moindre coût et pour voir l'Australie rapporter à l'économie de l'Empire. On encouragea donc la production de laine à large échelle. Les forçats allaient ainsi être dispersés à travers le territoire et fournir un travail continu pour les grands capitalistes produisant de la laine pour l'exportation. Ceci développa encore le système d'assignation, l'affectation des forçats à des maîtres privés, et confirma les colonies dans leurs fonctions de « prisons sans barreaux », pour citer le titre d'un des chapitres de Shaw. Toutefois, à la fin des années 1830, le gouvernement britannique en était arrivé à la conclusion que le système d'assignation n'était pas efficace, car il signifiait liberté pour certains forçats et oppression pour les autres, selon le caprice du maître et la nature du travail. Il fut décidé de mettre fin à la déportation sur le continent, mesure qui devint effective en 1840, mais de continuer à envoyer des prisonniers en Tasmanie et de les faire travailler en équipe pendant les premières années de leur peine, avant de permettre à ceux qui faisaient preuve d'un bon comportement d'exercer un emploi rémunéré en liberté surveillée. Mais comme le nombre annuel d'arrivants en Tasmanie doubla, le marché du travail s'en trouva

(21) L.L. ROBSON, The Convict Settlers of Australia : An Enquiry into the Origin and Character of the Convicts Transported to New South Violes and Van Diemen's Land 1787-1852, Melbourne, Melbourne University Press, 1965.

(22) A.G.L. SHAW, Convicts and the Colonies..., op. cit.

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saturé. De plus, le système de travail en équipe et de liberté surveillée était boiteux. Et lorsqu'en 1851 on découvrit de l'or sur le continent tout proche, la menace de déportation en Tasmanie cessa d'être dissuasive. On venait, en Angleterre, de construire de grandes prisons comme celle du Dartmoor ; elles pouvaient remplacer le bagne. Si l'on continua d'envoyer des forçats de sexe masculin dans la colonie lointaine et précaire d'Australie Occidentale entre 1850 et 1867, la déportation en Tasmanie cessa dès 1852.

Les ouvrages de Robson et de Shaw ayant été salués comme décisifs, et de surcroît complémentaires, aucune étude importante ne parut pendant près de vingt ans. Pourtant, la question de l'évolution de la société australienne à partir de ses origines exceptionnelles demeurait sans réponse. Y répondre incomba à la génération suivante d'historiens, dont les plus importants sont J.B. Hirst (1983), Michael Sturma (1983), Portia Robinson (1985, 1988), l'équipe à qui on doit Convict Workers (1988) et David Neal (1991).

Des forçats aux origines d'une société marchande et libre

Le livre de Hirst, on l'a vu, fit grande impression sur Robert Hughes. Au début Hirst avait, comme Hughes, souscrit au jugement de ces hommes politiques britanniques qui, dans les années 1830, voyaient dans le système des travaux forcés et particulièrement dans la pratique de l'assignation une sorte d'esclavage, alors même que celui-ci venait d'être aboli dans l'Empire britannique après une longue campagne. Cependant, au fur et à mesure qu'il progressait dans ses recherches, cette analogie lui apparut comme fausse. L'Australie avait toujours été une prison sans barreaux. Comme les soldats de la garnison, n'entendant accomplir que des devoirs militaires, avaient refusé de surveiller les forçats au travail ou au repos, et comme peu de civils avaient alors émigré de leur plein gré, les tâches de surveillance et d'administration subalterne furent confiées à d'anciens forçats et même à des forçats. Et parce qu'ils avaient besoin de la coopération des forçats dont le nombre dépassait le leur, les employeurs et les administrateurs furent amenés à faire d'énormes concessions. « Loin d'avoir à conquérir la liberté, cette société avait institué ses libertés dès les origines » (23).

Le sous-titre du livre de Portia Robinson, A Study of the First Generation of Native-Born White Ausfralians, 1788-1828, inscrit cette étude dans la lignée du travail de Hirst (24). Pourquoi les enfants des forçats se montrèrent-ils si entreprenants et si respectueux de la loi ? Réponse de l'auteur : à cause des hauts salaires, conséquence de la pénurie de main-d'oeuvre, qui rémunéraient le tra(23)

tra(23) HIRST, Convict Society..., op. cit., p. 7.

(24) P. ROBINSON, The Hatch and Brood of Time..., op. cit.

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vail. Autre question : où donc ceux qui étaient nés en Australie avaient-ils appris les savoir-faire professionnels et sociaux nécessaires ? Ils les avaient appris de leurs parents et des amis et voisins de leurs parents. Cependant P. Robinson, tout comme Hirst, défendait fermement l'idée que les forçats appartenaient à la classe sociale identifiée par Clark et Robson : des gens doués pour le crime et pas grand chose d'autre. Alors où donc avaient-ils acquis les pratiques industrielles et sociales indispensables pour créer une économie moderne performante, et comment purent-ils les transmettre à leurs enfants ? D'après Michael Sturma, « les affirmations concernant une classe de criminels [...] sont au total des concepts réducteurs : ils embrouillent plus qu'ils n'éclairent [...] » (25). Ce sont des concepts réducteurs car, en dressant des cloisons étanches entre le social et le pathologique, ils rendent le comportement social incompréhensible. Ainsi l'explication de Portia Robinson n'explique rien, et cela pas uniquement parce qu'elle ne dit pas comment les forçats acquirent leur compétence sociale. Elle n'explique rien parce que de hauts salaires nécessitent une forte productivité, donc une main-d'oeuvre capable à la fois sur le plan du travail et sur le plan social est une condition nécessaire autant qu'une conséquence.

Le titre de l'ouvrage de Sturma, Vice in a Vicious Society, est plein d'ironie. Lors d'une étude statistique des affaires jugées en Nouvelle-Galles du Sud, il discerna trois brèves « vagues criminelles », et remarqua qu'elles coïncidaient avec des années de crise politique ou économique. Il en conclut que l'augmentation des poursuites judiciaires durant ces années-là tenait à l'angoisse des propriétaires, en proie à la panique plutôt que poussés par quelque modification notable dans le comportement des accusés. Les propriétaires trouvaient un bouc émissaire en stigmatisant et en punissant ceux que leur indiscipline démarquait de la « respectabilité » de classe et de manières censées caractériser les plaignants. En effet l'ivresse et diverses formes d'insubordination sont à l'époque des chefs d'accusation les plus fréquents. Sturma décrit la catégorie de « classe criminelle » spécifique, que ce soit en Grande-Bretagne ou en Australie, comme une invention des plaignants du XIXe siècle et des historiens du XXe.

Lorsque Sturma commença ses recherches, les historiens de la GrandeBretagne, de leur côté, commençaient à peine à rejeter le stéréotype de la classe criminelle (26). Mais ce rejet était déjà bien partagé en 1988, quand parut Convict Workers (27). Peter Shergold et Stephen Nicholas, instigateurs et principaux auteurs de cet ouvrage collectif, se penchèrent d'abord sur les Indents (qui, on

(25) M. STURMA, Vice in a Vicious Society : Crime and Convicts in Mid-Nineteenth Century New South Wales, Saint Lucia, University of Queensland Press, 1983, p. 6.

(26) D. PHILIPS, Crime and Authority in Victorian England : The Black Country, 1835-1860, Londres, Croom Helm, 1977 ; D. JONES, Crime, Protest, Community and Police in Nineteenth Century Britain, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1982 ; G. RUDE, Criminal and Victim : Crime and Society in Early Nineteenth Century England, Oxford, Oxford University Press, 1985 ; C. EMSLEY, Crime and Society in England, 1750-1900, Londres, Longman, 1987.

(27) Convict Worlcers : Reinterpreting Australia's Past, sous la direction de S. NlCHOLAS, Cambridge, Cambridge University Press, 1988 ; B. DYSTER, « A Series of Reversais : Male Convicts in New South Wales, 1821-1831 », The Push from the Bush, octobre 1987.

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s'en souvient, accompagnaient et décrivaient chaque cargaison de prisonniers), car ils représentaient une riche source d'informations sur l'histoire économique et sociale de la Grande-Bretagne grâce aux nombreux détails biographiques qu'ils comportaient. Ces auteurs en perçurent la portée pour l'histoire australienne et amenèrent à se joindre à leur entreprise cinq de leurs collègues de l'Université des Nouvelle-Galles du Sud, dont l'auteur de cet article. A cette date les ressources de l'informatique étaient d'autre part devenues plus accessibles. Elles ont permis des études quantitatives tout à fait inconcevables pour des doctorants isolés comme Robson et Sturma. L'équipe de Convict Workers manipula les données disponibles pour 19 711 hommes et femmes.

Dans cette enquête on considère comme central le métier antérieur à l'emprisonnement, dont mention est toujours faite dans les Indents (du moins à partir de 1815, quand le système fut appliqué méthodiquement). Personne n'y est désigné comme « criminel » ou « voleur ». Plus de mille métiers différents sont répertoriés. Si l'on tient compte de la prépondérance masculine dans la population des forçats et du fait que les travailleurs ruraux d'Angleterre (pour des raisons qui mériteraient d'être étudiées) étaient moins exposés à la déportation que les travailleurs des zones urbaines, le profil professionnel qui ressort des Indents ressemble dans ses grandes lignes à celui que font apparaître les recensements de 1841 en Angleterre et en Irlande. Le niveau d'instruction de chaque forçat figure dans une des colonnes. Savait-il lire, lire et écrire, ou ni l'un ni l'autre ? On trouve une forte corrélation entre le degré d'alphabétisation et la qualification exigée dans les métiers répertoriés.

Les autorités de Sydney prenaient ces informations assez au sérieux pour les recopier quand les forçats débarquaient et pour s'y référer souvent lors de leur assignation, en fonction de la demande des employeurs pour des types définis de main-d'oeuvre. Les formulaires individuels de réponse lors du recensement de 1828 en Nouvelle-Galles du Sud ont été conservés et comportent suffisamment de détails pour permettre d'identifier 1389 des hommes arrivés entre 1817 et 1827 et échantillonnés dans Convict Workers. Un tiers de ceux qui étaient toujours en assignation au moment du recensement et qui revendiquaient une expérience professionnelle en ville avant leur déportation exercèrent le même métier une fois en Australie. Près de la moitié de ceux qui invoquaient une expérience rurale furent assignés à un emploi similaire. Parmi ceux qui à ce moment-là avaient été relaxés et qui par conséquent purent dans une certaine mesure choisir, un peu plus des 3/5, villes et campagnes confondues, exercèrent les professions indiquées dans les Indents. Une des raisons pour lesquelles ces pourcentages n'étaient pas plus élevés était que l'offre dans certains corps de métiers, tels que tisserands, peintres en bâtiment et métallurgistes, excédait de beaucoup la demande australienne. Après tout, une économie coloniale nouvelle devait forcément être différente de celle de la Grande-Bretagne et de l'Irlande.

L'équipe de Convict Workers put affirmer avec certitude que tous les forçats ou presque appartenaient aux classes laborieuses de leur pays d'origine et non à une couche criminelle spécifique et autoperpétuée. Mais cela ne répondait

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pas à la question : pourquoi ces gens étaient-ils des voleurs ? (Peut-être vaudrait-il mieux dire : pourquoi ces gens-là plutôt que d'autres furent-ils traînés en justice et déportés ?). Affirmer que les forçats étaient d'origine laborieuse étayait cependant l'assertion suivante, à savoir qu'ils avaient pour destin en Australie les métiers manuels. Une grande partie du livre traite, de manière à la fois théorique et empirique, de la façon dont on faisait travailler les forçats, et révèle des pratiques plus conventionnelles qu'on ne le pense souvent. Dans le cadre de l'assignation, nombreux furent les hommes et les femmes qui accomplirent des tâches auxquelles ils étaient accoutumés. Le travail collectif en équipe était par ailleurs pratique courante pour toutes sortes de travaux quotidiens, et non pas uniquement un dur moyen disciplinaire comme on le croit souvent. Allant au bout de leur argumentation, les principaux auteurs de contributions conclurent que le forçat moyen bénéficiait d'une meilleure nourriture, de meilleures conditions de logement et de travail, et de meilleurs soins médicaux que s'il était resté dans l'Angleterre des villes industrielles. Si le système en place en Nouvelle-Galles du Sud put exploiter assez efficacement la force de travail des hommes et des femmes en son pouvoir, c'est parce qu'il reconnaissait leurs compétences et en reconnaissait la valeur.

Convict Workers, de surcroît, rendit possible la comparaison du cas australien avec d'autres pays. L'esclavage, le système de servitude sous contrat (indentured labour), le bannissement pratiqué par différents pays (Espagne, Russie, France) vers des territoires lointains (les Britanniques utilisèrent aussi à cette fin l'Amérique du Nord, la Malaisie, Singapour, les Bermudes, Gibraltar, Sumatra et les Iles Andaman), tout cela faisait partie d'un « système global de migration forcée ». Robert Hughes aurait certainement pu trouver d'autres pays que l'Australie comme « prototypes du Goulag ». D'un autre côté, les forçats ressemblaient aux émigrants conventionnels du XIXe siècle. Plus de 80 % avaient entre 16 et 35 ans lorsqu'ils firent le voyage, leurs années de dépendance juvénile achevées et des décennies de travail productif devant eux. Ils fournissaient un large éventail de compétences. Nicholas et Shergold comparèrent, dans les Indents, les colonnes indiquant les lieux de naissance et ceux des procès. La moitié des bagnards avaient été jugés dans des comtés différents de ceux de leur naissance, un quart à plus de 100 kilomètres, ces derniers tendant d'ailleurs à être davantage instruits et qualifiés. On peut en conclure que pour beaucoup d'entre eux la déportation n'était pas le premier voyage, même si à n'en pas douter ce fut le moins apprécié.

On a reproché à Convict Workers, d'un côté, de passer sous silence la composante criminelle dans l'histoire des forçats et, de l'autre, d'insister avec complaisance sur leur expérience de classe avant et après leur déportation. Ainsi, selon David Neal, le livre répète les erreurs de J.B. Hirst, en faisant du travail forcé en Australie un système relativement doux, reposant sur un contrat implicite entre maîtres et subordonnés (28). Pour Hirst, le contrat émanait de la peur et de la prudence de ceux qui exerçaient l'autorité, et qui avaient besoin du travail de

(28) D. NEAL, The Rule of Law in a Penal Colony : Law and Power in Early New South Wales, Cambridge, Cambridge University Press, 1991.

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criminels qui les dépassaient en nombre. Selon Convict Workers le contrat émanait de la reconnaissance par les maîtres des compétences des forçats. Neal, lui, pense que la peine était au coeur du système, avec son cortège d'instruments de terreur comme la potence, le fouet et le rude isolement des bagnes comme Port Arthur.

Reste la vieille question, toujours sans réponse : comment une société libre avait-elle pu naître de tout cela ? Dans son livre Neal soutient que, paradoxalement, ce furent d'abord et avant tout les cours de justice qui la façonnèrent. Son argumentation commence par la remarque d'un célèbre juriste et parlementaire australien, le docteur H.V. Evatt, selon laquelle les premiers combats politiques prirent la forme de joutes verbales devant les tribunaux (29), étant donné qu'avant 1840 il n'existait pas en Australie de mécanismes électoraux. Neal, en accord avec l'hypothèse présentée par E.P. Thompson et Douglas Hay, pense que la défense du droit coutumier anglais — the rule of law — constituait à la fois l'intérêt fondamental et l'idéologie des grands et des petits propriétaires anglais du XVIIIe siècle (30). A cause de la rareté des autres immigrants, nombreux étaient, dans les premières décennies des colonies australiennes, les propriétaires, les employeurs, les ouvriers qualifiés et les petits fonctionnaires à avoir été forçats, quand ils ne l'étaient pas toujours. Le droit coutumier anglais régissait précisément le type de contrat que ces gens négociaient en Australie, où les litiges étaient aussi fréquents que dans les autres colonies britanniques. Aussi fut-il établi que les forçats ne pouvaient plus être jetés en prison ou fouettés par leurs maîtres ; il fut fait obligation à ces derniers d'aller en justice pour les faire punir. De même des forçats exaspérés ou téméraires pouvaient porter plainte pour mauvais traitement. Au fil du temps le groupe toujours plus nombreux des anciens forçats (Emancipists) devenus propriétaires fit campagne pour obtenir le jugement devant jury, instance fondamentale du rule of law à l'anglaise, invoquant pour se justifier à la fois la tradition nationale et le maintien de l'ordre parmi tous les propriétaires. L'obtention du jugement devant jury dans les années 1830 fut le pas décisif qui transforma cette société pénale en une société libre. Ce fut le résultat d'une lutte, lutte au sein du tribunal et pour le tribunal.

Les ouvrages des années 1980 tenaient compte des travaux récents (internationaux, mais principalement anglais) sur la criminalité, la peine judiciaire, le travail forcé et les migrations, mais Neal propose un cadre théorique élargi en examinant aussi attentivement le châtiment que la liberté et en se référant à Bentham, Marx et Weber, Barthes, Bettelheim et Foucault. Cependant la théorie de haute volée n'est que rarement intervenue dans le débat. Il pouvait difficilement en être autrement, car l'hypothèse retenue depuis la Seconde Guerre mondiale, à savoir que les forçats étaient issus d'une caste particulière de criminels, en dehors des structures de classe traditionnelles, a paralysé la recherche théorique et a par

(29) H.V. EVATT, Rum Rebellion, Sydney, Angus and Robertson, 1938.

(30) E.P. THOMPSON, Whigs and Huniers : The Origin of the Black Act, New York, Pantheon Books, 1975 ; D. HAY et alii (eds.), Albion's Fatal Tree : Crime and Society in Eighteenth Century England, New York, Pantheon Books, 1975.

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LES FORÇATS

là-même rendu incompréhensible l'émergence en Australie d'une société capitaliste conventionnelle. C'est la publication de Convict Workers qui permit de considérer les forçats non comme des aberrations sociales ou des déviants, mais comme des travailleurs qui avaient été des voleurs. Ce n'est cependant qu'en 1991 que The Australian and New Zealand Journal of Criminology commença à prendre au sérieux les nombreux travaux de criminologie menés en divers endroits de l'Australie depuis quatre-vingts ans ; auparavant, l'entreprise n'avait pas semblé apte à produire d'utiles catégories d'analyse (31).

Le stéréotype du criminel dévalorisait les femmes encore plus que les hommes. Elles étaient perçues comme avilies, dépravées même, comme des simulacres de leur propre sexe (32). Michael Sturma (1978) a démontré que ce point de vue révélait une condescendance sexiste, s'ajoutant à l'ignorance et au dégoût des classes moyennes pour les usages de la classe ouvrière (33). La réhabilitation des femmes s'est révélée une tâche aussi ardue dans le cas des forçats que partout ailleurs. Une des difficultés ici était l'épithète de « prostituée » dont se trouvaient affublées avec un égal mépris une femme en proie à la misère au RoyaumeUni et l'élément féminin d'un ménage ouvrier dans les colonies. Un des traits marquants de l'étude consacrée par Babette Smith à une cargaison de 100 femmes vouées aux travaux forcés (1988) est la description de leur utilisation de ce qui touchait au sexe (y compris le mariage) pour leur propre sauvegarde et celle de leurs enfants (34). De son côté Portia Robinson (1985, 1988) a rendu hommage, avec de nombreux détails, à la réussite des épouses et des mères australiennes, réussite qui lui paraît d'autant plus étonnante qu'elle-même adhère à l'ancienne thèse de la caste criminelle (35).

Un autre problème particulier est le statut des métiers féminins, considérés comme insignifiants ou même illusoires au XIXe comme au XXe siècle. Deborah Oxley (1988, 1991) a fait une étude quantitative et qualitative des professions féminines répertoriées dans les Indents, ainsi que des délits qui avaient envoyé leurs auteurs en Australie (36). De même que pour les hommes, à côté de chaque nom de femme figure une occupation traditionnelle ; aucune n'est étiquetée comme prostituée ou voleuse, alors que de toute évidence certaines avaient vendu leurs charmes (ou avaient fait semblant) et que cela faisait partie du délit qui leur avait valu la déportation. Quoique moins nombreux que ceux des hommes, tous les métiers féminins répertoriés sont salariés, et il s'agit en général d'emplois de

(31) Australian and New Zealand Journal..., juillet 1991 (voir en particulier S. GARTON, « The Convict Origins Debate : Historians and the Problem of the Criminal Class »).

(32) Par exemple, L.L. ROBSON, The Convict Settlers..., op. cit., chap. 4.

(33) M. STURMA, « Eye of the Beholder : The Stereotype of Women Convicts, 1788-1852 », Labour History, mai 1978.

(34) B. SMITH, A Cargo of Women, op. cit.

(35) P. ROBINSON, The Hatch and Brood of Time..., op. cit. ; P. ROBINSON, The Women of Botany Bay, Sydney, Macquarie University, 1988.

(36) D. OXLEY, « Female Convicts », dans Convict Workers, sous la direction de S. NlCHOLAS, op. cit. ; « Women Transported : Gendered Images and Realities », Australian and New Zealand Journal of Criminology, juillet 1991 ; Convict Maids, thèse de Ph. D., University of New South Wales, 1991.

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domestiques. D. Oxley en tire la conclusion que les femmes étaient des salariées démunies.

Marian Aveling (1987, 1992) a poussé plus loin l'analyse de la construction du masculin et du féminin dans les années de formation des colonies australiennes (37). Elle rattache la catégorie de sexe à celle de classe. Il ressort de son analyse que les autorités de Londres et de Sydney ont incité les femmes à fonder des ménages, pour encourager la reproduction de la force de travail, suivant un schéma parfaitement adapté à la structure de propriété, fondée sur une relation de type salarial et des mécanismes d'échange, qui s'était développée en Grande-Bretagne même. Que leur but ultime ait été d'économiser de l'argent en obligeant les habitants des colonies à pourvoir à leurs propres besoins, ou d'apporter des ressources à l'Empire en encourageant des activités lucratives, ou encore d'enrichir l'élite coloniale, les autorités visèrent à instituer un ensemble de mécanismes sociaux et économiques aussi conventionnels que possible tant qu'ils restaient compatibles avec le rôle pénal originel de ces colonies.

Convict Workers, de même que l'ouvrage encore plus récent de David Neal, permet de comprendre comment des forçats et d'anciens forçats ont pu participer de manière active à l'élaboration d'une société marchande au sein de laquelle, dès les origines, à l'instar des biens et services ou de la propriété foncière, le travail était l'objet de négoce (38). Comme dans d'autres domaines, l'histoire féministe montre la voie à suivre. L'un des principaux objectifs des années à venir, pour les historiens de l'Australie, est d'intégrer les femmes dans cette histoire. Le stade où il s'agissait simplement de les y insérer est maintenant dépassé ; l'intégration, elle, implique une refonte totale de la recherche. Alors le « ménage » devient un élément central, comme tous les autres aspects de la reproduction du travail, de la production au sens le plus large (salariée ou non) et de la consommation des biens et des services. Tout au moins en a-t-on fini avec l'hypothèse réductrice d'une classe de criminels à part.

Une analyse qui réunirait comme thèmes les représentations du masculin et du féminin, de la classe sociale, de la criminalité nous aiderait à résoudre l'énigme où se perdit Robert Hughes : comment un lieu de châtiment a-t-il pu engendrer une société capitaliste dynamique ?

(37) A. ATKINSON et M. AVELING (eds.), Australians : 1838, op. cit. ; M. AVELING, « Gender in Early New South Wales Society », The Push from the Bush, n° 24, 1987 ; « Imagining New South Wales as a Gendered Society, 1783-1821 », Australian Historical Studies, n° 98, avril 1992 ; « Convict Women and the State in New South Wales », dans Gender Relations in Australia : Domination and Negotiation, sous la direction de K. SAUNDERS et R. EVANS, Marrickville, Harcourt Brace Jovanovich, 1992.

(38) Takao Matsumura (Université Keio, à Tokyo) effectue des recherches sur les biographies des forçats.

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En 1898 la Revue Politique et Parlementaire de Paris demanda à Maybanke S. Wolstenholme, qui était à l'époque l'une des principales militantes des droits des femmes en Nouvelle-Galles du Sud, de lui donner un article sur « Le Mouvement féministe en Australie ». En Nouvelle-Zélande et en Australie méridionale les femmes avaient déjà acquis le droit de vote et une loi en ce sens était sur le point d'être votée en Australie orientale. Et Maybanke Wolstenholme elle-même était en train d'élaborer la stratégie qui aboutirait à ce que le droit de vote des femmes soit inscrit dans la Constitution australienne qui devait voir le jour en 1901. Après avoir fait le point sur le mouvement en faveur du suffrage féminin dans chacune des sept colonies (la Nouvelle-Zélande était comprise dans son étude), Wolstenholme se penche brièvement sur la situation générale des femmes, en formant l'hypothèse que parmi tous les facteurs qui contribuent à expliquer les différences entre les colonies, les plus importants sont l'influence du climat et l'héritage du système pénitentiaire. D'après elle, à partir d'une population fondamentalement britannique, avaient déjà pris forme un individu typiquement australien ainsi qu'une version australienne des institutions britanniques, institutions démocratiques ou habitudes familiales. Elle concluait ainsi :

Partout, les femmes sont peut-être un peu plus alertes, un peu plus avancées, que le plus grand nombre de leurs soeurs du vieux monde. Mais nous sommes toujours attachées, nous femmes d'Australie, aux saines traditions chères à toute mère de famille, aussi aimantes, aussi fidèles, aussi dévouées, et hélas ! aussi folles peut-être que les épouses et les mères de l'ancien continent (1).

* Associate Professor, Université de Nouvelle-Galles du Sud. Traduction de Martyn Lyons, Christiane Marvillet et Tristan Perrier.

(1) Maybanke Susannah Wolstenholme (1845-1927), née en Angleterre, émigra en Nouvelle-Galles du Sud dans son enfance et devint institutrice. Son mariage avec Edmund Wolstenholme se termina en 1892 par l'un des premiers divorces permis par une nouvelle législation en Nouvelle-Galles du Sud. Elle transforma sa maison en école pour gagner sa vie et celle de ses enfants et épousa par la suite Francis Anderson, professeur de philosophie à l'Université de Sydney. Elle écrivit la plupart de ses oeuvres sous le nom de Maybanke Anderson. La citation est tirée de la page 545.

Le Mouvement Social, n° 167, avril-juin 1994, © Les Éditions de l'Atelier/Éditions Ouvrières

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Si les conclusions de Maybanke Wolstenholme sur l'attitude des femmes australiennes vis-à-vis de la maternité paraissent aujourd'hui quelque peu sentimentales, en revanche les historiens considèrent toujours comme significatifs les facteurs historiques qu'elle cite, tels l'héritage du bagne, les différences régionales et la transmission des valeurs britanniques. Les changements considérables survenus, au cours des décennies qui suivirent, dans le contenu et dans les démarches de l'histoire australienne au XIXe siècle, occultèrent la femme dans le discours des historiens. Et l'hypothèse simpliste que la femme australienne devait être moralement supérieure en raison de son rôle d'épouse et de mère est restée dominante dans l'histoire australienne durant une bonne partie de notre siècle. L'héroïne australienne par excellence était la très catholique Caroline Chisholm qui consacra sa vie au bien-être des immigrantes sans abri et au regroupement familial des anciens bagnards et des nouveaux immigrants (2). Dans un registre plus anonyme, aucun éloge n'était assez flatteur pour les pionnières, pour celles qui avaient apporté la civilisation, la religion et la moralité au fond du bush et qui étaient devenues avec leurs enfants, dixit Caroline Chisholm, la police de Dieu de la société australienne (3).

La marginalisation des femmes

Tandis que les femmes étaient ainsi révérées (et méprisées) en tant que gardiennes de la moralité, les thèmes qui dominaient de plus en plus l'historiographie australienne étaient ceux qui soulignaient et expliquaient l'affirmation de caractéristiques et d'institutions nationales. Parmi ces dernières, les plus importantes étaient les syndicats et le Parti travailliste australien, à propos desquels on pouvait démontrer, entre autres choses, les progrès du self-government, de l'esprit égalitaire et du sentiment national. Dans le livre de Russel Ward, The Australian Legend, dont l'influence a été immense, le paysage, l'environnement, le travail et l'expérience sociale constituent un ensemble de thèmes d'où se dégage l'archétype australien, à savoir le broussard itinérant, égalitariste, loyal envers ses camarades (mates), bon syndicaliste et socialiste né (4). Le mythe du broussard connut son apothéose dans l'interprétation historique au moment même où l'Australie urbaine moderne prenait conscience d'elle-même et où la tradition socialiste australienne (qu'Albert Métin avait immortalisée en 1901 sous le nom de « socialisme sans doctrines » (5)) se voyait menacée par le climat de suspicion empoisonnée de la guerre froide.

(2) M. KIDDLE, Caroline Chisholm, Melbourne, 1957 ; M. HOBAN, Fifty-one Pieces of Wedding Cake, Kilmore, 1973.

(3) E. POWNALL, Mary of Maranoa, Melbourne, 1959 ; L. FR0ST (dir.), No Place for a Nervous Lady : Voices from the Australian Bush, Melbourne, 1984 ; J. HlRST, « The Pioneer Legend », Historical Studies, vol. 18, 1978, p. 316-337.

(4) R. WARD, The Australian Legend, Melbourne, 1958.

(5) A. MÉTIN, Le Socialisme sans Doctrines, Paris, 1901. Cf. l'article de R. ALDRICH dans ce même numéro du Mouvement Social.

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A bien des égards l'importance accordée à l'émergence d'un type australien, égalitariste et rebelle à l'oppression du système colonial britannique, annonçait nombre des questions que la nouvelle histoire sociale commença à soulever dans les années 1960. C'est à ce moment que la recherche de nouveaux cadres d'interprétation provoqua ce qu'on a appelé la « contre-révolution » de l'histoire australienne, avec ses incursions dans l'histoire intellectuelle et dans la nouvelle histoire économique découvrant l'urbanisation et l'accumulation du capital, et avec sa recherche, influencée par la sociologie, de nouvelles manières d'aborder les deux expériences de masse de l'histoire australienne sur lesquelles on possède le plus de sources, à savoir le système pénitentiaire et la Première Guerre mondiale (6). Par ailleurs l'entrée controversée de l'Australie dans la Guerre du Viêt-nam, qui coïncidait précisément avec le 50e anniversaire du débarquement de Gallipoli en 1915, fixa l'attention des historiens sur la légende de l'A.N.Z.A.C. (7).

Tandis que l'historiographie australienne se penchait sur le thème de la « camaraderie » (mateship) (8) et sur les stéréotypes nationaux, elle n'octroyait aucune place à la femme, sans toutefois vraiment l'exclure. Si l'interprétation de Maybanke Wolstenholme, pour qui la femme était avant tout une mère, était totalement dédaignée, aussi bien Caroline Chisholm que les pionnières de la colonisation avaient leur place dans ces stéréotypes. Cependant, plus l'histoire australienne se préoccupait d'objectivité et plus elle s'harmonisait avec l'évolution universelle de la manière universitaire et professionnelle d'écrire l'histoire, plus la douceur et l'émotion éveillées chez les hommes au seul fait de mentionner les femmes devinrent suspectes.

En même temps la femme en tant que force morale était considérée par les « radicaux » des années 1960 comme conservatrice et par conséquent sans utilité pour eux, tandis que ses devoirs envers le foyer et la famille la confinaient dans un rôle traditionnel qui n'intéressait pas les historiens nationalistes. Si bien qu'à la fin des années 1960 les femmes commençaient à se sentir exclues par l'évolution de l'historiographie australienne. Celle-ci était tellement centrée sur les hommes, et s'en trouvait si limitée, qu'on peut dire que si l'offensive féministe n'avait pas eu lieu, il aurait fallu l'inventer.

Vinrent les années 1975-1976 et la parution d'un grand nombre d'études à la faveur de l'« Année de la Femme » des Nations unies. Il en ressort quatre importantes réinterprétations féministes de l'histoire australienne. Deux d'entre elles sont des mises en question explicites de la version dominante de l'histoire australienne. D'une part, dans Damned Whores and God's Police, Anne Summers s'attaque à la relégation de longue date des bagnardes au rang de « sales putains » et au soupçon que le reste des femmes constituait une encombrante « police de Dieu ». Elle conteste également l'idée que c'est grâce à la générosité des hommes que les femmes australiennes ont été parmi les premières à obtenir le droit

(6) P. COLEMAN (dir.), Australian Civilisation, Melbourne, Cheshire, 1962.

(7) K. INGLIS, « The A.N.Z.A.C. Tradition », Meanjin, vol. 24, 1965, p. 25-44 ; L.L. ROBSON, The First A.l.F. : A Study of ifs Recruitment 1914-1918, Melbourne, 1970.

(8) Mateship = camaraderie, loyauté entre hommes.

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de vote (9). D'autre part, dans The Real Matilda (en référence au broussard itinérant et à son balluchon, également connu sous le nom de matilda), Miriam Dixson soumet à un examen systématique les catégories utilisées par Russel Ward dans The Ausfralian Legend pour conclure qu'il pourrait bien y avoir une version féminine des stéréotypes nationaux (10).

Les deux autres importants ouvrages d'histoire féministe parus en 1975 sortaient du moule de l'histoire ouvrière. The Gentle Invaders, d'Anne Conlon et Edna Ryan, décrit les luttes que les femmes australiennes ont dû mener avant d'obtenir des salaires équitables (11) et My Wife, My Daughter, and Poor Mary Ann, de Beverley Kingston, explore les diverses formes du travail, en général non rémunéré et non reconnu socialement, fourni depuis toujours par les femmes australiennes (12). En montrant l'exploitation des femmes et leur exclusion de la culture ouvrière, ces deux ouvrages remettent en cause la notion que la société australienne aurait été fondamentalement égalitaire.

Ces premières études sur la place des femmes dans l'histoire australienne, où l'on peut voir des réponses féministes aux tendances alors en vogue de la recherche et de l'interprétation historiques, montrèrent que l'historiographie australienne souffrait de graves limites en ce qui concerne non seulement ses cadres d'interprétation, mais aussi ses idées dominantes sur les problèmes de sources et de méthodes. Dans le climat tendu de la Guerre froide, l'histoire professionnelle était devenue extrêmement prudente et conservatrice, ce qui faisait obstacle à l'acceptation de nouvelles interprétations féministes, autant à cause de leurs présupposés politiques radicaux ou réformistes démodés qu'à cause de leur féminisme. Ces interprétations ont pourtant démontré les possibilités qu'offraient des sources historiques jusque-là ignorées mais parfaitement valables. On redécouvrit par exemple une foule de femmes écrivains et commentatrices, ce qui relança les recherches dans certains domaines de l'histoire australienne, touchant principalement à la vie dans les villes, les banlieues et au foyer. En effet ces auteurs suggéraient des manières pratiques d'utiliser les travaux entrepris dans des disciplines comme la sociologie et rouvraient également à la recherche de nombreux domaines de l'histoire sociale depuis longtemps abandonnés aux seuls amateurs.

Vingt-cinq ans ont passé, et les questions qui sous-tendent l'histoire australienne portent toujours sur l'identité nationale ou sur ce qui fait de l'Australie un pays original. La tendance est toujours soit de considérer l'histoire australienne comme un tout, tendance renforcée dernièrement par la célébration (ou le refus de célébration) de deux cents ans de peuplement blanc, soit de centrer les recherches sur les origines et les accomplissements des pionniers. Or le programme des historiennes féministes des années 1970 était d'arriver à comprendre pourquoi l'histoire australienne dominante avait une telle tendance à marginaliser les femmes et en quoi les valeurs et les attitudes australiennes aboutissaient à les reléguer ainsi à une place inférieure.

(9) A. SUMMERS, Damned Whores and God's Police, Melbourne, 1975.

(10) M. DIXSON, The Real Matilda, Melbourne, 1976.

(11) A. CONLON et E. RYAN, The Gentle Invaders, Melbourne, 1975.

(12) B. KINGSTON, My Wife, My Daughter and Poor Mary Ann, Melbourne, 1975.

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La place des femmes dans la société australienne

A n'en pas douter un des éléments qui faisaient l'originalité de l'Australie était la contradiction caractérisant la place des femmes qui avaient été parmi les premières à obtenir le droit de vote, tout en restant, pour employer l'expression de Miriam Dixson, « le paillasson du monde occidental ». La solution du problème était-elle cachée dans les origines de la nation ? Dès lors les bagnardes sont devenues un thème central d'étude. Non seulement ce thème répondait à nombre des exigences idéologiques des féministes des années 1970, mais il mettait également à rude et salutaire épreuve les méthodes des historiens professionnels. D'une part il permettait d'explorer la signification des crimes imputés aux femmes et celle de termes comme prostituée ou putain ; d'autre part les sources relatives au système pénitentiaire étaient parfaitement adaptées à l'analyse statistique moderne et informatisée.

Parmi les questions qui ont hanté l'historiographie australienne, se trouve celle de savoir comment des femmes apparemment aussi méprisables que les bagnardes ont pu donner une progéniture aussi admirable que les premières générations d'enfants nés en Australie. Une première réponse était que les déportées n'étaient pas à ce point mauvaises, qu'elles se voyaient majoritairement condamnées du fait de la mauvaise réputation d'une poignée d'entre elles. Une autre réponse était que seule une faible proportion des enfants nés après la première génération était née de bagnardes.

Les auteurs de recherches quantitatives sur le système pénitentiaire, quand celles-ci virent le jour dans les années 1950, acceptèrent sans hésiter les jugements moraux prononcés par les générations antérieures d'administrateurs et de commentateurs masculins, sur des sujets comme l'ampleur de la prostitution et les taux de mariage parmi les déportées et ex-déportées (13). Depuis lors on a eu recours à des techniques statistiques plus sophistiquées ainsi qu'à une approche critique de l'imposante documentation officielle disponible sur la vie de certaines bagnardes. Ainsi Portia Robinson (14) et Phillip Tardif (15) ont montré comment il était possible de constituer des dossiers individuels sur la majorité des femmes prises dans les rets du système pénitentiaire, même si l'ensemble formé par tant de cas à la fois semblables et différents n'est pas facile à traiter, ni même forcément très révélateur. Plus convaincants sont, d'une part, l'étude statistique minutieuse entreprise par Deborah Oxley (16), qui utilise des méthodes de codage

(13) L.L. ROBSON, The Convict Settlers of Australia : an Enquiry into the Origin and Character of the Convicts transported to New South Wales and Van Diemen's Land, 1787-1852, Melbourne, 1965, chap. 6.

(14) P. ROBINSON, The Hatch and Brood of Time. A Study of the first Generation of native-born white Australians, Melbourne, 1986.

(15) P. TARDIF, Notorious Strumpets and dangerous Girls : Convict Women in Van Diemen's Land, 1803-1829, Sydney, 1990.

(16) D. OXLEY, « Who were the female Convicts, 1825-1840 ? », Journal of the Australian Population Association, vol. 4, 1987, p. 56-71 ; D. OXLEY, « Female Convicts », dans S. NlCHOLAS (dir.), Convict Workers : re-interpreting Australia's Past, Melbourne, 1988, chap. 6.

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précises et se livre à une analyse rigoureuse des catégories, et, d'autre part, l'étude minutieuse de Babette Smith, qui dans Cargo of Women (17) se penche sur la diversité des femmes arrivées sur un même bateau. Cette dernière a pu, grâce à la découverte inattendue de documents de famille qui sont venus compléter les archives officielles, reconstituer en détail la vie d'une déportée. Elle a également réussi, par une habile utilisation des archives, à recréer les expériences de ses compagnes de voyage, avant qu'elles soient l'objet de poursuites et après leur arrivée en Nouvelle-Galles du Sud. On constate sans surprise qu'un grand nombre de femmes se sont apparemment réfugiées dans la vie domestique après avoir été amnistiées ou libérées. Le contexte ainsi recréé est à la fois détaillé et fonctionnel, tandis que la description du fonctionnement du système pénitentiaire et de la manière dont les femmes y étaient traitées, ainsi que la fécondité de la technique d'utilisation des archives, sont exemplaires. Babette Smith estime pour conclure que les bagnardes étaient effectivement des voleuses, des putains et des pochardes, comme s'en plaignaient leurs contemporains, mais qu'elles étaient également victimes des effroyables conditions de vie de leur classe sociale. « L'Australie, écrit-elle, offrait aux Anglaises une chance qu'elles n'auraient jamais eue dans leur pays d'origine » (p. 173). Comme toute bureaucratie, le système pénitentiaire commettait parfois des injustices envers les individus, mais il était plus efficace que tout ce que ceux-ci avaient pu connaître auparavant. De même le mariage était une loterie, mais également un moyen de s'extraire du bagne. Il y avait de l'espace, l'air était sain, et les enfants des déportées grandissaient libres et forts. « Elles ont donné naissance à une génération qui manquait en général d'instruction et de culture, mais qui par contre était en bonne santé, capable, pleine d'assurance et de plus en plus fière d'elle-même » (p. 173).

En comparaison de l'attention accordée aux bagnardes, on a très peu étudié les générations suivantes, qu'il s'agisse des filles de déportées ou des immigrantes. Un des buts de Portia Robinson a été de montrer qu'il fallait relativiser la place occupée par les bagnardes en les situant dans une perspective d'ensemble, à côté de toutes les autres femmes présentes au début de la colonisation, c'est-à-dire non seulement des épouses des officiers et des administrateurs, mais aussi de celles des bagnards, qui ont rejoint leur mari dès qu'elles ont pu, ainsi que des femmes de souche anglo-saxonne nées en Australie et des immigrantes libres (18). Vues dans cette compagnie, les bagnardes n'avaient pas tenu une si grande place.

Mais le travail de P. Robinson ne va guère au-delà de la première génération. Or les filles nées en Australie, de même que les immigrantes (on comparait d'ailleurs sans cesse ces deux groupes), ont pris de l'importance avec la fin des déportations (en 1840 en Nouvelle-Galles du Sud et en 1852 à Van Diemen's Land, c'est-à-dire en Tasmanie). On pensait alors, de façon assez simpliste, qu'une proportion suffisante de femmes dans la population suffirait à garantir des épou(17)

épou(17) SMITH, A Cargo of Women. Susannah Watson and the Convicts of the « Princess Royal », Sydney, 1988.

(18) P. ROBINSON, The Women of Botany Bay, Sydney, 1988.

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ses au nombre croissant d'immigrants, tant colons que travailleurs, et que les femmes pourraient de surcroît travailler comme domestiques avant de se marier. Les choses étaient néanmoins plus délicates, car ni les filles nées en Australie ni les célibataires qui avaient couru le risque d'immigrer n'étaient attirées par des tâches aussi basses que les travaux domestiques. Tout comme leurs homologues masculins, les femmes immigraient avec l'idée d'améliorer leur condition de vie, ce qui la plupart du temps signifiait pour elles le mariage, si possible avec quelqu'un ayant déjà une situation ou en voie d'en acquérir une. Si une expérience de domestique en Angleterre ou un niveau d'instruction permettant d'être gouvernante garantissaient à certaines immigrantes un emploi en Australie, les colons méprisaient, tout en les exploitant, les qualifications des immigrants (les « nouveaux ») qu'ils considéraient de toute façon comme inférieurs. Le mariage était aussi le moyen de promotion préféré des femmes nées en Australie, qui étaient toutefois critiquées pour leur manque de formation en matière de travaux domestiques, ainsi que pour leur manque d'instruction, de culture ou de manières, et dont l'esprit d'indépendance et de supériorité — qu'elles partageaient avec leurs frères — était perçu comme un véritable handicap, en ce qui concernait le travail et peut-être même le mariage. On en voulait à ces Australiennes pour le degré de liberté qu'elles s'octroyaient. Elles allaient à cheval, et plus tard à bicyclette, avec témérité et assurance, pratiquaient la natation et le tennis et ne faisaient guère attention à leur teint. Vers la fin du siècle dernier, l'Australienne trouvait difficilement à se marier. La chute du taux de nuptialité, notoire également aux ÉtatsUnis et en Angleterre, était exacerbée en Australie par plusieurs facteurs : baisse de l'immigration, crise économique et sécheresse aiguë, qui avaient pour effet de remettre les mariages à plus tard. Lorsque des conditions meilleures permirent aux hommes de se remettre à chercher des épouses, ils avaient désormais affaire à une nouvelle génération de femmes, plus jeune que la leur.

Certes, bien avant cette époque la différence d'âge entre les époux tenait déjà une place importante dans ce que les Australiennes attendaient du mariage. Dès 1841 le Révérend Raph Mansfield, faisant référence au recensement de cette année-là (qui marque le début de la période post-pénitentiaire en Nouvelle-Galles du Sud), soulignait « le manque de femmes qui constituait une anomalie très regrettable dans la population de Nouvelle-Galles du Sud », ainsi que la différence d'âge entre les femmes et les hommes qui cherchaient à se marier (19). Chacun des grands développements sociaux qui suivirent, les ruées vers l'or du milieu du siècle, l'immigration de masse, l'expansion de la colonisation blanche et le développement économique des années 1870 et 1880, tout comme la dépression des années 1890, ne fit qu'augmenter le déséquilibre entre les sexes, que ce soit en chiffres absolus ou au point de vue de leur répartition. Le déséquilibre statistique était en effet accentué par la différence globale d'âge entre les hommes et les femmes et par une distribution inégale des sexes entre les milieux urbains

(19) Rév. R. MANSFIELD, « Analyrical View of the Census of New South Wales for the Year 1841 », cité par B. KINGSTON (dir.), The World Moves Slowly : a documentary History of Australian Women, Sydney, 1977, p. 158-162.

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et ruraux, ou entre les régions occupées de longue date et celles de peuplement récent. L'âge moyen de la population masculine était constamment et anormalement plus élevé, en grande partie à cause de l'immigration ininterrompue d'adultes célibataires, alors que l'augmentation de la population féminine provenait uniquement de la croissance naturelle. Les femmes avaient en général quatre ou cinq ans de moins que leurs époux et elles passaient simplement de l'autorité paternelle à celle du mari. Dans les zones rurales ou de « frontière », les jeunes hommes en âge de se marier étaient toujours plus nombreux que les jeunes filles. Par contre, dans les villes de plus grande taille, particulièrement dans le Sud-Est peuplé depuis plus longtemps, les femmes célibataires, filles vivant chez leurs parents ainsi que leurs servantes, étaient en majorité. Vu le manque notoire de femmes nubiles dans le reste du pays, un tel excédent, ou « gaspillage », n'était guère apprécié, ce qui s'exprimait souvent par des critiques portant soit sur la qualité et la valeur des Australiennes de souche, soit sur les espoirs illusoires des immigrantes venues aux colonies principalement dans le but de se trouver un mari. La pénurie de femmes disponibles suscita une explosion démesurée et multiforme de misogynie et, inévitablement, le mariage lui-même devint l'objet d'amertume et de crainte, non seulement en raison de sa place élevée dans la société britannique du XIXe siècle, mais aussi afin de parer à la probabilité que dans les colonies australiennes nombre d'hommes ne trouvent pas d'épouses (20).

Dans une étude de 1974 sur l'âge au moment du premier mariage et sur le taux de nuptialité en Australie de 1788 à 1971, Peter Macdonald a montré combien la question du mariage était devenue complexe et primordiale dans l'Australie du XIXe siècle (21). Si des considérations d'ordre pratique, comme la disponibilité de conjoints adaptés, étaient très importantes, il en allait de même de facteurs tels que les changements de la politique officielle ou de la position de l'Église quant au mariage. Depuis l'arrivée de la première flotte anglaise, la politique officielle avait été d'encourager le mariage parmi les bagnards comme moyen de stabiliser ou de réformer la société. Qu'on ait dans l'ensemble infligé aux bagnardes des peines démesurément lourdes et injustes dans le seul but d'amener quelques femmes aux colonies, cela ne fait plus l'ombre d'un doute. (Seule une proportion minime des déportées était coupable de crimes plus importants que ceux d'avoir commis un petit larcin, trempé dans une mauvaise affaire ou insulté un employeur. Il se peut que la nature relativement bénigne de ces délits ait conduit les générations suivantes à penser que la prostitution, qui n'était pas passible de poursuites, était la véritable raison de la déportation). En compensation les déportées bénéficiaient d'un pardon effectif pour peu qu'elles parviennent à se marier et à demeurer mariées en Nouvelle-Galles du Sud (22). C'est par conséquent sur

(20) S. FITZGERALD, Rising Damp : Sydney, 1870-90, Melbourne, 1987, chap. 6 ; P. GRIMSHAW, C. McCONVlLLE, et E. McEWAN (dir.), Familles in Colonial Australia, Sydney, 1985 ; B. KINGSTON, Glad Confident Morning, The Oxford History of Australia, vol. 3, Melbourne, 1988, chap. 3.

(21) P.F. MACDONALD, Marriage in Australia : Age at first Marriage and Proportions marrying, 1860-1971, Canberra, 1971.

(22) A. ATKINSON et M. AVELING (dir.), Australians 1838, Sydney, 1987, « Families ».

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elles que reposait la responsabilité du bon fonctionnement et de la moralité d'une société fondée sur le foyer et la famille. Par conséquent, le mariage revêtit pour elles une signification particulière et explicite : il devait faire l'objet d'un calcul attentif, vu que le déséquilibre de la population rendait les termes du marché favorables au groupe qui offrait les services sexuels. L'idée que le mariage était à la base de l'ordre moral et social persista dans la politique officielle et dans la pratique générale, bien après la fin de son utilité comme moyen de contrôler une population de bagnards, à tel point qu'au milieu du siècle elle donna naissance, par l'introduction du mariage civil, à l'une des institutions fondamentales de l'administration sociale, qui empiétait ainsi sur l'autorité religieuse (23). Cette mesure s'imposait si l'on voulait lutter contre les tensions religieuses et raciales lors des mariages mixtes entre immigrants catholiques et protestants, mariages indispensables si l'on voulait voir un type australien original résulter de l'amalgame entre immigrants anglais, écossais, irlandais et gallois. La conséquence d'une telle politique, ainsi que du taux élevé de mariages, fut de valoriser la famille sur le plan administratif, ainsi qu'une tendance à identifier la femme à la famille, tandis que l'homme était de plus en plus associé à son travail, c'est-à-dire au rôle de soutien de famille (24).

La situation créée par le manque de femmes, ainsi que par le jeune âge de nombreuses épouses et l'âge plus avancé de nombreux maris, était vouée à produire un certain ressentiment contre le pouvoir dont disposaient de simples jeunes filles. En même temps la maternité et l'éducation des enfants imposaient des restrictions à la liberté des femmes mariées, les épouses australiennes étant tenues de s'occuper de leurs propres enfants avec l'aide occasionnelle d'une jeune employée. De plus, comme on l'a souvent remarqué, la pénurie de femmes avait pour conséquence que le choix de conjointes acceptables pouvait dans bien des cas être extrêmement limité. Pour dire les choses crûment, certaines femmes qui dans d'autres-circonstances n'auraient jamais pu se marier trouvèrent des maris d'une manière ou d'une autre. Il est néanmoins probable que l'ignorance et l'incompétence qui valaient tant de critiques aux épouses étaient dues soit à leur jeune âge, soit au fait qu'elles étaient, plus souvent que leurs maris, nées en Australie. Ce n'est pas seulement au point de vue économique que les immigrants espéraient améliorer leur condition dans les colonies. On plaisantait sur les servantes qui immigraient avec l'illusion de devenir des dames, mais bien évidemment les nombreux immigrants célibataires ne souhaitaient pas épouser des domestiques. Ils espéraient un mariage qui les élèverait dans la hiérarchie sociale et embellirait leur réussite aux colonies. Pour les hommes, le manque d'épouses convenables faisait donc du mariage une double loterie, la première fois pour

(23) P.F. MACDONALD, Marriage in Australia, op. cit., p. 114-122.

(24) D. DEACON, Managing Gender : the State, the new middle Class and Women Workers 1830-1930, Melbourne, 1989 ; K. ALFORD, Production or Reproduction ? An economie History of Women in Australia 1788-1850, Melbourne, 1983 ; K. ALFORD, « Colonial Women's Employment as seen by 19th century Statisticians and 20th century economie Historians », Labour History, vol. 51, 1986, p. 1-10.

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pour au moins s'assurer une femme, la deuxième fois pour s'en assurer une de bonne qualité (25).

Judith Allen a montré que de nombreux crimes furent commis contre des femmes durant la dernière partie du siècle, ce qui laisse imaginer à quel point certains mariages pouvaient être malheureux (26). Mais on peut se demander également si les préoccupations d'honneur et de statut social, mises en évidence par John Hirst, n'étaient pas une sorte de récompense pour les épouses, partenaires invisibles et patientes dans la réussite d'une entreprise fondée sur le mariage (27). Peut-être aussi est-ce parce qu'on était conscient du manque de femmes qu'il fut aussi difficile de faire voter des lois autorisant le divorce, particulièrement en Nouvelle-Galles du Sud et au Queensland, encore qu'en Nouvelle-Galles du Sud on ait aussi affirmé que l'un des avantages du divorce serait de rendre nombre de femmes abandonnées disponibles pour le mariage (28). Par ailleurs, la prostitution était tolérée, et même officiellement contrôlée au Queensland (et en Tasmanie), où le fort excédent d'hommes la rendait inévitable et où par conséquent, comme en temps de guerre, il était préférable qu'elle soit surveillée (29).

Un des paradoxes qui inquiétaient au plus haut point les législateurs australiens de la fin du siècle était que le nombre des familles de taille réduite avait tendance à augmenter, alors que semblaient réunies toutes les conditions requises pour l'existence de familles nombreuses, qui demeuraient d'ailleurs la norme dans certaines régions (30). En choisissant de limiter leur famille, les femmes australiennes suivaient une tendance générale de la société occidentale, mais les observateurs de l'époque ne pouvaient en comprendre la raison. L'Australie ne manquait ni de terre ni de nourriture ni de possibilités ; tout au plus était-il possible d'admettre qu'il y avait pénurie de domestiques en Australie et que le travail nécessaire pour élever une grande famille selon les exigences modernes dépassait les capacités de la plupart des femmes. Les historiennes féministes de notre époque ont découvert ce qui ressemble à un complot des statisticiens du XIXe siècle : en manipulant les statistiques du travail, ils ont évité de montrer les femmes occupées à des activités qui viendraient contredire leur image essentielle d'épouses et de mères (31). Ceci a eu, semble-t-il, l'effet malencontreux de rendre suspectes toutes les statistiques de la fin du XIXe siècle, bien que l'ensemble des données concernées soit trop vaste et trop important pour être rejeté à tout jamais. Une enquête royale de 1904 en Nouvelle-Galles du Sud sur le taux de natalité tenta,

(25) B. KINGSTON, Glad Confident Morning, op. cit., p. 114-121 ; B. KINGSTON, « The Lady and the Australian Girl : some Thoughts on Nationalism and Class », dans N. GREVE et A. BURNS (dir.), Australian Women : new feminist Perspectives, Melbourne, 1986, p. 27-41.

(26) J. ALLEN, Sex and Secrets : Crimes involving Australian Women since 1880, Melbourne, 1990.

(27) J. HIRST , « Egalitarianism », dans SL. GOLDBERG et F.B. SMITH (dir.), Australian Cultural History, Cambridge, 1988, p. 58-77.

(28) H. GOLDER, Divorce in 19th century New South Wales, Kensington (N.S.W.), 1985.

(29) K. DANIELS (dir.), So Much Hard Work : Women and Prostitution in Australian History, Sydney, 1984.

(30) T.A. COGHLAN, Childbirth in New South Wales : a Study in Statistics, Sydney, 1903.

(31) D. DEACON, « Political Arithmetic : the 19th Century Australian Census and the Construction of the dependent Woman », Signs, Autumn 1985, p. 27-47.

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en faisant honte aux femmes, de les forcer à faire leur devoir, c'est-à-dire de contribuer autant que possible à l'augmentation naturelle de la population (32). Ce problème, qui s'est aggravé au XXe siècle quand s'est accusé le contraste entre les espaces vides de l'Australie et les zones densément peuplées de l'Asie, existait déjà au XIXe où l'on considérait que la première responsabilité sociale de la femme était de produire une forte population blanche. Les lois sur le divorce, qui facilitaient le remariage, permettaient également aux femmes fécondes de se reproduire. Et même si les naissances illégitimes étaient condamnées par une morale rigoureuse, en pratique l'usage était de sauver tout « enfant viable ».

Certaines des recherches australiennes les plus intéressantes au point de vue technique dérivent de l'histoire de la famille et des études de reconstitution familiale. Vu la façon dont la Nouvelle-Galles du Sud s'est peuplée, les archives répertoriant les naissances, les mariages et les décès aux premiers temps de la colonisation sont pour ainsi dire complètes. Aussi, dans les années 1970, P.H. Curson adapta les travaux commencés par Peter Laslett et Tony Wrigley à Cambridge, son objectif étant de reconstituer des familles de la paroisse Saint-Philippe à Sydney entre 1788 et 1888 (33). Par ailleurs l'étude complémentaire de Margaret Grellier (Anderson) sur les familles de York, en Australie occidentale, au milieu du XIXe siècle, a été grandement facilitée par l'existence de registres officiels. Le plus souvent, les responsables, consciencieux et très bien informés, ont annoté leurs archives, fournissant de précieuses informations supplémentaires, par exemple sur les naissances illégitimes. Dans cette étude, qui couvre la période qui va de 1851 à 1881, soit celle de la première colonisation dans cette partie de l'Australie, Margaret Anderson est parvenue à démontrer que, dans cette région de frontière qu'était l'Australie occidentale, la première génération de colons avait formé des familles très nombreuses — parmi les plus nombreuses qu'on connaisse grâce aux études de ce type —, soit 8,9 naissances par femme, avec des intervalles de 2 ans à 2 ans et demi entre les naissances. La vie de la plupart des femmes et de leurs filles était donc entièrement dominée par les grossesses et l'éducation des enfants (34).

Les études sur la famille qui ont suivi ont, entre autres choses, mis en évidence deux des plus grandes difficultés que rencontre toute recherche sur l'histoire de l'Australie au XIXe siècle, à savoir que des variations considérables existent, d'une part en matière de répartition démographique d'une période et d'un endroit à l'autre, et d'autre part en ce qui concerne les types d'archives qui ont survécu et la mesure dans laquelle ils sont accessibles aux chercheurs (35). Néanmoins, un travail suffisant a désormais été accompli, dans différentes directions,

(32) N. HlCKS, « This Sin and Scandal» : Australia's Population Debate, 1891-1911, Canberra, 1978.

(33) P.H. CURSON, « The "St. Philip's Project" : the historical Demography of inner Sydney 1788-1888 », dans M. KELLY (dir.), Nineteenth Century Sydney : Essays in urban History, Sydney, 1978, p. 106-117.

(34) M. GRELUER, S The Family : some Aspects of its Demography and Ideology in mid-19th Century Western Australia », dans C.T. STANNAGE (dir.), A New History of Western Australia, Nedlands (W.A.), 1981, p. 473-510.

(35) P. GRIMSHAW, C. McCONVlLLE et E. MCEWAN, Familles in Colonial Australia, op. cit.

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pour qu'il soit possible de tracer un schéma du taux de mariage, conditionné principalement par le degré de proximité temporelle et spatiale de la frontière qui se déplaçait sans cesse (36). Un nombre croissant de données est en train de modifier l'hypothèse initiale, selon laquelle la famille australienne était « née moderne », c'est-à-dire nucléaire (37). Les histoires familiales, aujourd'hui très nombreuses à cause principalement des recherches menées par les généalogistes et les amateurs, révèlent une remarquable diversité ainsi qu'un nombre surprenant de regroupements familiaux rendus possibles par une habile exploitation des nombreux et divers mécanismes de l'immigration au XIXe siècle. L'image classique du jeune couple qui immigre et établit sa famille loin des grands-parents, tantes, oncles et cousins, est simpliste. Des familles extrêmement complexes étaient constituées et reconstituées par le biais de l'immigration et du mariage, les liens étant conservés grâce à la correspondance et aux visites « au pays » effectuées par ceux qui pouvaient se le permettre (38). Parallèlement, la relative jeunesse d'une majorité d'épouses australiennes produisait de jeunes veuves et de jeunes grand-mères. Malheureusement, très peu étaient fortunées. La plus grosse partie de la richesse produite en Australie au cours du XIXe siècle fut réinvestie en Angleterre.

La société australienne du XIXe siècle était remarquablement jeune et vigoureuse, occupée à développer un vaste continent tout en essayant de sauvegarder ce qu'elle considérait alors comme les meilleurs aspects de la civilisation et de la culture anglaises. Le rôle attribué à la femme dans ce processus était avant tout de se reproduire et de recréer ordre et stabilité au moyen du mariage et de la famille. Ce rôle, en même temps, la transformait en vecteur des valeurs, us et coutumes traditionnels de l'Australie, en force conservatrice qui s'est retrouvée méprisée et condamnée à l'heure du modernisme triomphant et de la marée montante du nationalisme australien. On comprend mieux à présent pourquoi les femmes devinrent invisibles aux yeux d'une tradition historique qui célébrait la réussite sous ses formes les plus vigoureuses et les plus nationalistes.

La redécouverte récente des ouvrages de fiction écrits par des Australiennes au XIXe siècle a mis au jour une oeuvre collective substantielle qui, à l'opposé de la littérature typiquement australienne, littérature d'action et conforme aux canons nationalistes, se penche principalement sur des thèmes sociaux, romantiques et domestiques (39). A l'époque ces thèmes étaient facilement accessibles aux lecteurs anglais et américains, d'autant plus que le récit d'une aventure amoureuse peu vraisemblable ou d'un mariage malheureux était souvent enjolivé par le contexte colonial exotique ou lointain. Par contraste, une grande partie de la littérature masculine était profondément imprégnée d'histoires du bush, de la vie et du parler de l'arrière-pays et, bien que très populaire auprès des lecteurs australiens,

(36) K. SPEARRITT, « The Market for Marriage in Colonial Queensland », Hecate, vol. XVI, 1990, p. 23-41.

(37) A.P. ELKIN (dir.), Marriage and the Family in Australia, Sydney, 1957, p. 2 ; P. GRIMSHAW, « Women and the Family in Australian History », dans E. WlNDSCHUTTLE (dir.), Women, Class and History : feminist Perspectives on Australia 1788-1978, Melbourne 1980, p. 41.

(38) P. O'FARRELL (dir.), Letters from lrish Australia 1825-1929, Kensington (N.S.W.), 1984.

(39) L. SPENDER (dir.), Her Selection : Writings by 19th Century Australian Women, Melbourne, 1988.

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n'avait qu'une audience limitée à l'étranger. Ces oeuvres de femmes, certaines biographies de ces femmes ont favorisé la reconstitution des rituels sociaux du milieu colonial (40). On s'intéresse aussi à des écrits de femmes restés manuscrits, tels que lettres et journaux intimes.

Aux colonies, de nombreuses femmes se sont trouvé confrontées à la mort dans des circonstances inhabituelles et inattendues, souvent éloignées des sources traditionnelles de soutien et de consolation que sont la famille et la religion. En Australie, la femme a non seulement assumé sa responsabilité traditionnelle et fourni la plus grande partie des services, mais elle est d'une certaine façon également devenue le dépositaire principal des émotions de la société. Le travail des pionniers était dangereux et le taux de blessures graves et de morts accidentelles était particulièrement élevé parmi les jeunes hommes dans les zones de frontière. En l'absence de soins médicaux professionnels, il incombait aux femmes de soigner les maris blessés ou les enfants malades, tandis que les fréquentes références faites dans les lettres et journaux intimes aux enfants décédés à la naissance ou peu après confirment de façon poignante les statistiques indiquant un taux partout élevé de mortalité infantile (41).

La femme, réceptrice et interprète des formes traditionnelles de la culture britannique, et gardienne des fonctions ressortissant à la classe et au statut social au sein de la société australienne, était perçue comme une source de valeurs conservatrices. Les écoles de filles enseignaient les techniques traditionnelles en matière de dessin, peinture, musique, chant, danse, etc., même si la qualité des cours laissait parfois à désirer. Les illustrations de l'époque montrent la place prédominante des femmes dans le public de toutes sortes de spectacles. Le fait que comme praticiennes elles aient rarement pu dépasser le statut d'amateur donne à penser que leur contribution souffrait des limites imposées par les circonstances et par l'expérience. Pourtant les femmes ont peut-être exercé une influence disproportionnée par rapport à leur rôle de consommatrices de culture. Il se peut que les valeurs et les goûts de la société australienne moyenne, à cette époque et plus tard, aient été liées à l'habitude d'assigner les tâches culturelles aux femmes, tout en leur refusant les ressources et l'expérience nécessaires pour les mener à bien (42).

(40) A. TATE, Ada Cambridge, her Life and Work, Melbourne, 1991 ; M. BRADSTOCK et L. WAKELING, Rattling the Orthodoxies : a Life of Ada Cambridge, Ringwood (Victoria), 1991 ; S. MAGAREY, Unbridling the longues of Women : Biography of Catherine Helen Spence, Sydney, 1985 ; D. ADELAÏDE (dir.), A Bright and Fiery Troop : Australian Women Writers of the 19th Century, Melbourne, 1988.

(41) B. MlTCHELL, Blanche, an Australian Diary, Sydney, 1980 ; N. BONNIN (dir.), Katie Hume on the Darling Downs : a colonial Marriage. Letters of a colonial Lady 1866-71, Toowoomba (Quensland), 1985 ; R. TEALE (dir.), Colonial Eve : Sources on Women in Australia, 1788-1914, Melbourne, 1978 ; « Families », dans A. ATKINSON et M. AVELING (dir.), Australians 1838, op. cit. ; P. GRIMSHAW, « Marriages and Families », dans G. DAVISON, J.W. McCARTY et A. McLEARY (dir.), Australians 1888, Sydney, 1987, p. 297-322 ; M. LAKE, « Intimate Strangers » dans V. BURGMANN et J. LEE (dir.), A People's History of Australia since 1788 : Making a Life, Melbourne, 1988, p. 152-165 ; J. BEER et al, Colonial Frontiers and Family Fortunes : two Studies of rural and urban Victoria, Melbourne, 1989.

(42) B. KINGSTON, Glad Confident Morning, op. cit., chap. 4.

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Il est plus difficile de démontrer le rôle de la femme en tant que principal arbitre des questions de classe ou de statut social. L'histoire du travail féminin peut néanmoins servir de point de départ. Le rapport entre les travaux domestiques et l'idéologie égalitariste australienne est paradoxal. Il y avait entre les métiers féminins des différences de statut, lequel s'élevait nettement quand on passait des services domestiques au travail en usine, puis aux emplois de vendeuse, d'infirmière et enfin d'enseignante, mais le travail des femmes n'était de toute façon jamais bien rémunéré au XIXe siècle. La servante la moins bien payée s'en tirait probablement aussi bien, une fois comptée la valeur de sa nourriture et de son logement, que l'enseignante du plus haut niveau. Il est également délicat de dire si les contraintes imposées à une servante par une maîtresse difficile étaient pires que les exigences de la hiérarchie du système scolaire national. La réelle ambiguïté du statut de la femme était cependant flagrante chez l'épouse qui faisait un travail de domestique et chez la fille célibataire qui, parce que son rang social lui interdisait de prendre un emploi rémunéré, était réduite à la condition de bonne-à-tout-faire (43).

Les activités publiques des femmes

L'idée que les femmes représentaient une force conservatrice n'est guère appréciée des historiennes féministes. Mais le sens même du mot conservatisme a changé. Ainsi à la fin du XIXe siècle le mouvement des ligues antialcooliques (Temperance Movement) était considéré comme réformateur et progressiste. Et les premiers travaux consacrés au mouvement pour le suffrage féminin soulignaient sans gêne aucune le rôle des ligues antialcooliques, particulièrement celui du Women's Christian Temperance Union, la plus grande organisation visible et la plus active à faire campagne pour le suffrage des femmes (44). Aux générations suivantes, le Temperance Movement apparut comme puritain et de nature à discréditer le mouvement suffragiste. L'héritage laissé par le Temperance Movement a été néanmoins plus facilement intégré par le féminisme moderne qui est devenu davantage bourgeois et moralisant. Les beuveries entre hommes, habituelles à la fin du XIXe siècle, sont à présent perçues comme l'un des aspects principaux du culte du mateship, cette camaraderie masculine qui excluait les femmes d'un large faisceau d'activités sociales (45).

Outre le mouvement antialcoolique, un vaste réseau d'organisations féminines a été mis en évidence quand on a examiné les activités publiques très variées

(43) B. KINGSTON, My Wife, My Daughter and Poor Mary Ann, op. cit.

(44) W.P. REEVES, State Experimente in Australia and New Zealand, Londres, Grant Richards, 1902, chap. 3 ; A. HYSLOP, « Temperance, Christianity and Feminism : the Women's Christian Temperance Union of Victoria, 1887-97 », Historical Studies, vol. 17, 1976, p. 2749.

(45) M. LAKE, « The Politics of Respectability : identifying the masculine Context », Historical Studies, vol. 22, 1986, p. 116-131.

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auxquelles participaient les femmes durant les dernières décennies du XIXe siècle. Toutes ces organisations exerçaient une pression multiforme pour modifier le traitement réservé aux femmes. Cela allait des efforts, tout en finesse, pour abattre les barrières qui interdisaient aux femmes de manger en public, de prendre la parole dans des réunions publiques et de voyager seules dans les transports en commun, à des actes plus symboliques de participation, par exemple présenter sa candidature et voter aux élections nationales. Pour la plupart des femmes le simple fait de se rendre à une réunion dans une église ou dans un salon de thé afin d'organiser une vente de bienfaisance était un acte d'auto-affirmation. La « question de la femme » surgissait de toute part. « La question du suffrage des femmes fut discutée dans des meetings, dans les boutiques et dans des salons » (46). On avait déjà persuadé de nombreuses femmes de participer aux élections avant qu'elles n'aient obtenu le droit de vote. L'obtention de ce droit en Australie Méridionale en 1894 (suivie par l'Australie Occidentale en 1898 et par le Commonwealth australien en 1901) est à l'heure actuelle considérée comme l'aboutissement d'un débat de grande ampleur mené en privé comme en public sur une période de cinquante à soixante ans (47). Tous les aspects du système politique furent alors passés en revue, depuis la composition des listes électorales jusqu'au langage et au comportement des hommes politiques. L'exclusion de la femme mettait en question tant la théorie de la représentation que les droits et responsabilités de l'État.

On peut dire que le principal bénéficiaire de ce grand débat fut l'ouvrier australien. En effet, le Parti travailliste se développa rapidement après l'échec d'une série de grèves désespérées au début des années 1890, et il était devenu suffisamment fort en 1911 pour former un gouvernement national. On n'a jamais reconnu l'ampleur de la contribution du féminisme à l'essor du Parti travailliste, particulièrement après l'affaiblissement des syndicats à cause de l'échec des grèves et du chômage et après que les femmes eurent acquis une influence certaine au sein des Ligues électorales travaillistes en s'occupant de l'organisation et de la collecte de fonds. Dès que le Parti travailliste eut connu le succès, les femmes furent renvoyées à leur sphère traditionnelle.

L'Australie des années 1890 connut trois grands mouvements politiques, agissant les uns sur les autres et se stimulant les uns les autres. Deux d'entre eux, la campagne pour la fédération des colonies et la transformation du mouvement syndical en parti politique à part entière et avec des ambitions parlementaires, ont déjà reçu l'attention qui leur est due. Mais ni l'un ni l'autre ne peuvent être pleinement compris sans le troisième, le mouvement des femmes. Celui-ci ne se limitait pas à la campagne étroite et limitée à elle-même, dont on plaçait autrefois les débuts à l'époque coloniale, avec l'introduction des premières lois sur le vote des femmes et l'essor sous l'égide de la Women's Christian Temperance

(46) M. WOLSTENHOLME, « Le mouvement féministe... », art. cit., p. 528.

(47) H. JONES, In Her Own Name : Women in South Australian History, Adelaide, 1986 ; M. SAWER et M. SlMMS, A Woman's Place : Women and Politics in Australia, Sydney, 1984 ; A. OLDFIELD, Woman Suffrage in Australia : a Gift or a Struggle ?, Melbourne, 1992.

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Union. Au contraire, il existe à présent de plus en plus de preuves que les gardiennes, dans la sphère privée, du statut social et de la moralité furent graduellement mais inexorablement attirées vers les débats publics, la législation et l'administration. Un exemple frappant en est l'histoire des oeuvres de charité où les femmes ont joué un rôle important depuis le début, non seulement en tant que gardiennes des valeurs morales, mais aussi comme participantes actives. Même les comités d'hommes, particulièrement les organisations de services sociaux pour les femmes et les enfants, furent progressivement remplacés par des comités mixtes ou même exclusivement féminins. Et de plus en plus, c'étaient des femmes que l'on demandait dans les secteurs de la gestion, de la surveillance et du contrôle des institutions et des services qui s'occupaient des femmes et des enfants (48). Il s'agit là d'un domaine trouble de l'histoire de l'Australie et du féminisme, car l'histoire des oeuvres charitables et des services sociaux oblige à reconnaître qu'au pays de cocagne tout le monde ne réussissait pas, que certains n'arrivaient à s'en sortir ni seuls ni collectivement. On peut toujours se consoler en constatant qu'un grand nombre des nécessiteux étaient des femmes et des enfants, mais cela laisse planer un doute sur la réputation faite à l'homme australien d'avoir su pourvoir aux besoins de sa famille, et un doute aussi sur la réputation des femmes abandonnées.

Un autre exemple de la politisation lente mais répandue des femmes s'observe dans l'enseignement. Il était entendu, du moins en ce qui concerne la première génération d'enfants nés en Australie, que l'éducation des filles devait être aussi bonne que celle des garçons, afin de contrôler ou d'éliminer les pires effets de l'héritage des bagnardes. Puis, au fur et à mesure qu'augmentait l'importance de l'alphabétisation et de l'éducation, le manque d'enseignants se fit sentir. On encouragea les jeunes femmes à devenir enseignantes, peut-être parce que l'on ne leur verserait qu'un faible salaire, mais aussi parce que c'était une occupation qui leur était traditionnelle. Mais comme l'État contrôlait leurs capacités, la majorité des enseignantes acquirent un niveau d'instruction et de formation qu'elles n'auraient jamais pu espérer atteindre autrement, pour triste que cela puisse sembler aujourd'hui. Le manque d'étudiants dans les universités coloniales apportait également du renfort aux arguments plus idéalistes en faveur de l'ouverture aux femmes de certains cours appropriés. Même dans les nombreuses écoles où les filles n'apprenaient guère que les compétences réputées nécessaires à une jeune femme « accomplie », ou que les quelques rudiments indispensables à l'exécution des tâches domestiques., la lecture et l'écriture s'introduisirent par la bande. Il est de mode aujourd'hui d'accuser les valeurs dispensées par l'éducation féminine au XIXe siècle d'avoir emprisonné la femme dans des stéréotypes féminins, ou encore renforcé les stéréotypes existants (49). Or, aussi limitées furent-elles, les possibili(48)

possibili(48) ALLEN, « Breaking into the Public Sphere : the Struggle for Women's Citizenship in New South Wales, 1890-1920 », dans J. MACKINOLTY et H. RADI (dir.), In Pursuit of Justice : Australian Women and the Law 1788-1979, Sydney, 1979, p. 107-117.

(49) H. JONES, Nothing Seemed Impossible : Women's Education and social Change in South Australia, 1875-1915, St. Lucia (Queensland), 1985 ; A. MACKINNON, « Educating the Mothers of the Nation :

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tés d'instruction contribuèrent à augmenter le niveau d'alphabétisme parmi les filles, fournissant ainsi un terrain propice au débat sur les droits des femmes (50). Le fait que ce débat ait souvent eu lieu devant une tasse de thé ou dans les pages des romans et des revues illustrées a eu tendance à l'occulter ou à en diminuer l'importance.

Dans une société où les richesses étaient plus équitablement distribuées que dans le vieux monde et où les familles devenaient moins nombreuses, le rôle des femmes dans la création des richesses et dans leur transmission à la génération suivante est devenu très intéressant. De plus en plus, il y avait de modestes héritages à partager. De plus en plus, il était nécessaire que les épouses et les filles puissent acquérir de la terre ou des actions au nom de la famille. Il était devenu impossible de lever un impôt sur le revenu sans traiter les femmes en sujets financiers indépendants, ce qui fit immédiatement resurgir le spectre de l'imposition sans représentation (51). Dans l'Australie rurale la contribution des épouses au bien-être financier et général de la famille était pleinement reconnue et nombre de maris considéraient que le droit de vote en était la juste récompense, en même temps qu'une forme d'assurance pour leur propre statut de petits propriétaires terriens (52). Dans son hypersensibilité aux effets avilissants que peuvent avoir les travaux ménagers, le féminisme moderne a eu tendance à sous-estimer les connaissances et les talents de la ménagère et de la mère au XIXe siècle, avant que les experts ne s'en mêlent (53). Néanmoins, comme le montre Janet McCalman dans son étude sur Richmond, c'est seulement grâce à l'efficacité du travail domestique et de la gestion financière que certaines familles ont pu accéder au confort et au bien-être (54). Si l'on en croit les nombreux manuels locaux ou populaires traitant de la gestion du foyer, les Australiennes avaient une façon enthousiaste et intelligente d'aborder les aspects économiques des travaux domestiques et la question de l'efficacité (55). Elles furent par la suite fréquemment invitées à donner leur avis lors d'enquêtes sur le coût de la vie, domaine où leur compétence était largement reconnue (56).

the Advanced School for Girls, Adelaide », in M. BEVEGE, M. JAMES et C. SHUTE (dir.), Worth Her Sait : Women at Work in Australia, Sydney, 1982, p. 62-71 ; A. MACKINNON, One Foot on the Ladder : Origins and Outcomes of Girls' secondary Schooling in South Australia, St. Lucia (Queensland), 1984 ; N. KYLE, Her Natural Destiny : the Education of Women in New South Wales, Kensington (N.S.W.), 1986.

(50) Voir les notes sur « Male and female Literacy, 1851-61 », The Push - a Journal of early Australian social History, vol. 28, 1990, p. 12-14.

(51) S. MAGAREY, Unbridling the Tongues of Women, op. cit., p. 175.

(52) L. DALE, The Rural Context of Masculinity and the « Woman Question », Melbourne, Monash Publications in History, 1991.

(53) K.M. REIGER, The Disenchantment of the Home : modernizing the Australian Family 1880-1940, Melbourne, 1985.

(54) J. McCALMAN, Struggletown : public and private Life in Richmond, 1900-1965, Melbourne, 1965.

(55) L. RAWSON, Australian Enquiry Book of Household and General Information : a practical Guide for the Cottage, Villa and bush Home, Melbourne, 1984.

(56) R. WALKER, « Aspects of working-class Life in industrial Sydney in 1913 », Labour History, n° 58, mai 1990, p. 36-47.

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Maybanke Wolstenholme fit la prédiction qu'une fois les femmes devenues électrices, on éprouverait un nouvel intérêt pour les questions relatives à la femme, à l'enfant et à la famille dans le domaine politique. De fait, durant la décennie qui suivit l'admission des femmes au suffrage, des réformes législatives et administratives importantes eurent lieu dans les domaines touchant au bien-être de la femme et de l'enfant. Mais M. Wolstenholme ne pouvait pas prévoir la Première Guerre mondiale, ni ses conséquences catastrophiques pour les femmes australiennes. La guerre engendra des formes nouvelles et puissantes d'autorité morale, fondées sur l'immensité des souffrances et des sacrifices masculins, qui remplacèrent facilement ce qui restait de l'ancienne autorité morale, désormais méprisée, de « la police de Dieu ». De nouvelles hiérarchies inspirées du système militaire supplantèrent les anciennes et subtiles distinctions féminines relatives au comportement et à la façon de s'exprimer. En regard des services sociaux publics, généreusement financés par l'État, offerts aux soldats rapatriés, la charité organisée par les femmes faisait piètre figure. L'émotion envahissant la sphère publique, la femme se retrouva alors en spectatrice marginalisée des rites officiels du deuil. La guerre parvint même à propager au-delà des frontières l'éthique masculine australienne, puisque le mateship se transforma en camaraderie du champ de bataille. Et le droit de vote devint pour un grand nombre d'Australiennes un fardeau insupportable quand elles durent faire face à deux référendums nationaux sur l'introduction de la conscription. A la fin de la guerre, leur participation politique avait nettement décliné (57).

Depuis les années 1960, les études consacrées aux femmes dans l'Australie du XIXe siècle ont revitalisé l'historiographie australienne. De nouvelles techniques et de nouvelles méthodes ont porté leurs fruits. En revanche, l'influence de la théorie féministe devient problématique, dans la mesure où les préoccupations propres au contexte américain ont envahi le discours féministe. En effet le débat sur les droits, tel qu'il se manifeste à l'occasion des discussions théoriques sur l'avortement, les mères-porteuses et la discrimination sexuelle, est fortement influencé par des cas de figure ressortissant au système légal des États-Unis. Une grande partie de l'intérêt accordé aujourd'hui au thème de la socialisation provient d'une tradition psychanalytique américaine qui, jusqu'à présent, était restée extérieure à la pratique australienne. De même, l'histoire du travail des femmes a tendance à se fonder sur un modèle américain, puisque c'est des États-Unis que proviennent le plus grand nombre d'études comparatives accessibles. Il y a là un danger : que faute d'une tradition historique féministe australienne plus forte, l'expérience américaine soit adoptée comme nôtre. Les questions théoriques sont

(57) J. ROE, « Chivalry and social Policy in the Antipodes », Historical Studies, vol. 22, 1987, p. 395-410.

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de plus en plus traitées sans tenir compte des faits historiques, et pas uniquement à cause de la lenteur qu'exige la recherche en histoire ou du fait que les informations sont introuvables.

Par ailleurs la difficulté à se faire entendre, tant dans le champ de l'histoire australienne que dans celui des études féministes internationales, a parfois conduit à utiliser des ressources insuffisantes. L'essor des études interdisciplinaires sur la culture australienne, s'ajoutant à celui des études sur les femmes, a eu pour effet de fragmenter aussi bien les ressources que les approches de l'histoire du XIXe siècle. Il est possible qu'à l'approche d'un nouveau centenaire, en 2001, celui de la Constitution fédérale australienne (et celui du suffrage féminin à l'échelle nationale), l'époque coloniale de l'histoire australienne se réduise à l'état de spécialité obscure. Ce serait dommage. Bien qu'une grande partie de l'expérience des femmes blanches durant cette période n'ait rien de commun avec celle du XXe siècle, il n'est pas certain que nos connaissances soient encore suffisantes, particulièrement en ce qui concerne les valeurs sociales et les façons de penser (deux facteurs qui affectent profondément la situation des femmes), pour pouvoir comprendre pleinement la société dont nous avons hérité.

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Le Parti travailliste australien fut fondé en 1891 en tant qu'aile politique d'un mouvement ouvrier qui visait à prendre la défense des travailleurs face au pouvoir du capital. En 1905 il reconnut timidement la composante socialiste de ses conceptions. En 1910 le Parti travailliste australien constitua le premier gouvernement majoritaire au monde formé de représentants de la classe ouvrière. En 1921, comme les gouvernements travaillistes, au niveau tant national que des États, ne parvenaient pas à faire avancer ou même à protéger les intérêts de la classe ouvrière, les syndicats irrités imposèrent au parti un objectif résolument socialiste.

Le récit des événements ici proposé repose sur une distinction entre deux visions du socialisme parlementaire en Australie. La première met l'accent sur le terme « parlementaire ». Dans cette optique la dérive parlementaire du parti fait obstacle au socialisme tel que le veulent les militants ouvriers. Le socialisme parlementaire n'est rien de plus qu'un travaillisme, une réponse pragmatique aux besoins immédiats des salariés. On ne fera pas avancer le socialisme en agissant dans le cadre des institutions capitalistes. Mais on peut s'essayer à une seconde interprétation. L'accent alors est mis sur le terme « socialisme » et sur les résistances qu'il suscite de la part de la classe dirigeante. Le problème du mouvement ouvrier est de faire la synthèse de ses composantes parlementaire et syndicale afin que le combat socialiste puisse être mené tant au parlement qu'au sein des organisations de travailleurs. Un gouvernement travailliste peut protéger et protège en effet travailleurs et consommateurs vis-à-vis des employeurs ; les travailleurs organisés en vue d'accroître la démocratie sur les lieux de travail et de résidence renforcent la détermination du parti parlementaire à demeurer fidèle à son programme socialiste. Le socialisme parlementaire est le bras législatif du mouvement de démocratisation de la société. Les institutions, ni capitalistes ou ni socialistes en elles-mêmes, deviennent des lieux de lutte politique.

Ces deux visions des choses montrent que l'histoire du socialisme parlemenAssociate

parlemenAssociate Université de Sydney. Traduction de Tristan Perrier.

Le Mouvement Social, n° 167, avril-juin 1994, © Les Éditions de l'Atelier/Éditions Ouvrières

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taire doit avoir une base théorique. En fait l'unique histoire du socialisme parlementaire en Australie qui ait jamais été écrite est How Labour Governs de V. Gordon Childe, parue en 1923. Dans le présent article on ne cherchera pas à prolonger jusqu'à nos jours l'analyse de classe que fait Childe. On cherchera au contraire à l'extrapoler dans le passé, pour l'appliquer à la fin du XIXe siècle, afin d'élargir la discussion sur les origines du socialisme parlementaire. On visera deux autres objectifs, également inspirés par Childe, l'un et l'autre développant la théorie du socialisme parlementaire au-delà des modèles exposés dans les deux interprétations contradictoires décrites plus haut (1).

Le premier de ces objectifs peut s'exprimer dans l'idée que le socialisme parlementaire peut être adopté à juste titre non seulement par la classe ouvrière mais aussi par les petits producteurs ruraux et urbains, par les petits commerçants, les artisans indépendants et les membres des professions libérales. « Depuis sa fondation, dit Childe, le Parti travailliste a dû se chercher des alliés en dehors de la classe ouvrière et des quelques éléments des classes moyennes prenant position pour la révolte prolétarienne » (p. 74). Il explique comment des sentiments démocratiques et nationalistes partagés aussi bien que l'intérêt économique attirèrent la petite bourgeoisie vers le parti. Les travaillistes créèrent plusieurs agences et entreprises d'État afin d'aider les petits producteurs à échapper à l'emprise des monopoles, ce qui était censé entraîner toute la société vers le socialisme. Adoptant une perspective plus large que celle de Childe, nous dirons que le socialisme parlementaire en Australie résultait de compromis interclassistes régis par les rapports entre les forces politiques au sein de l'État, compromis dont les origines étaient antérieures à la fondation du Parti travailliste.

La seconde idée est que le socialisme parlementaire joue un rôle dans la formation de la classe ouvrière. Aussi bien la critique qui fait du socialisme parlementaire un simple travaillisme que sa défense en tant qu'élément nécessaire d'une lutte plus large pour le socialisme suppose que le parti agit par réaction. La source de son dynamisme est extérieure, située dans les horizons limités des syndicalistes ou dans les rêves des socialistes de la base. Childe corrige à merveille un réductionnisme aussi unilatéral. Sa première réaction est d'imputer les échecs du socialisme parlementaire à la passivité des masses. Mais à mesure qu'il avance dans la compréhension de la vie politique du mouvement ouvrier et qu'il réfléchit sur la nature des liens entre parti et classe ouvrière, il distingue davantage le rôle déterminant joué par le parti. Celui-ci peut soit désorganiser la classe ouvrière en l'incitant à lutter pour des « améliorations tangibles » qu'un parlementarisme étroit permettrait d'espérer, soit élargir son horizon en encourageant démocratie et coopération comme devrait le faire tout véritable gouvernement travailliste. Le parti n'est pas un élément inerte, mais un protagoniste actif, pour le meilleur et pour le pire, dans la vie politique de la classe ouvrière. D'après Childe,

(1) V.G. CHILDE, HOW Labour Governs — A Study of Workers' Representation in Australia, Londres, 1923. Une seconde édition fut publiée en 1964 par Melbourne University Press, avec une introduction de F.B. SMITH. Les numéros de pages utilisés dans ce texte sont ceux de la première édition, qui sera bientôt republiée en fac-similé par University of Queensland Press.

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une théorie et une pratique inadéquates du socialisme parlementaire de la part du parti avaient déçu les travailleurs australiens et brisé leur solidarité (2).

Nous allons, en tenant compte de ces thèses, rechercher les origines du socialisme parlementaire dans trois domaines. Tout d'abord nous remonterons au milieu du XIXe siècle afin d'observer l'avènement de la démocratie parlementaire et d'éclairer les rapports entre modifications au sein de l'Etat et rapports de classe. Il s'agit par là de combattre l'idée que le socialisme parlementaire n'est qu'un épiphénomène du rôle particulièrement important de l'État en Australie, rôle qui a fini par dépouiller la souveraineté populaire de toute signification réelle. Ensuite, nous examinerons les processus de mobilisation de la classe ouvrière vers la fin du siècle. Cette réflexion est nécessaire pour combattre l'idée que le caractère antisocialiste du socialisme parlementaire en Australie s'expliquerait par la docilité et l'intégration de la classe ouvrière. Enfin nous verrons comment le Parti travailliste a produit le type de socialisme parlementaire que Childe a qualifié de « politicien ». D'où la nécessité d'exposer les interactions du Parti travailliste et de la classe ouvrière d'une façon plus détaillée qu'on ne le trouve habituellement dans les histoires du Parti. Nous obtiendrons aussi une interprétation différente de la célèbre attaque de Childe contre le Parti travailliste, « une imposante machine à s'emparer du pouvoir politique, qui, une fois le pouvoir en sa possession, ne savait s'en servir si ce n'est au profit d'individus » (p. 209). Cette analyse, selon l'interprétation habituelle, provenait de la profonde déception de Childe devant la politique de la classe ouvrière.

L'avènement de la démocratie parlementaire au milieu du XIXe siècle

Le socialisme parlementaire est bien sûr un thème qui attire particulièrement sociologues et historiens de gauche. Aussi convient-il de rappeler quelles étaient, en matière d'historiographie et de théorie sociale, les tendances dominantes chez les intellectuels de gauche. Dans les années 1960 ont vit se profiler une histoire révisionniste de l'Australie. Jusqu'à cette époque historiens et sociologues s'étaient contentés d'une version de l'histoire du pays qui mettait l'accent sur ses composantes progressistes, nationalistes et ouvrières. Le programme des « nouveaux historiens » était de dépasser ces préoccupations. Ils accusèrent leurs prédécesseurs d'avoir écrit une « histoire whig », selon laquelle le mouvement ouvrier était un vecteur de l'identité nationale et des valeurs historiques collectivistes du pays. Ils attirèrent notre attention sur le rôle de la classe moyenne, sur l'individualisme,

(2) T.H. IRVING, « New Light on How Labour Governs : Re-Discovered Political Writings by V. Gordon Childe », Politics, mai 1988, p. 70-77.

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sur la coopération entre classes, sur le conservatisme, la religion et l'attachement aux coutumes du « bon vieux pays » (3).

Cette rupture intellectuelle — un commentateur a parlé à ce propos de contrerévolution dans l'historiographie australienne (4) — a coïncidé avec l'éclosion au sein du Parti travailliste d'une tendance technocratique et néolibérale et avec la radicalisation du mouvement étudiant. On a vu alors apparaître simultanément les bases intellectuelles et politiques d'une nouvelle vision de gauche du rôle du mouvement ouvrier dans la société australienne aussi bien dans le passé qu'à l'époque. On tirait argument à ce propos du contraste entre les échecs politiques du mouvement ouvrier classique et les espoirs révolutionnaires mis dans la « Nouvelle Gauche » par des éléments radicalisés des classes moyennes. Au triomphalisme d'une certaine histoire traditionnelle du mouvement travailliste les historiens de la nouvelle gauche substituèrent des refrains plaintifs où il était question d'un parti travailliste petit-bourgeois et d'une classe ouvrière soumise. Tel était le contexte des nouveaux travaux sur la formation de l'État, la formation de la classe ouvrière et les premières années du Parti.

Quel rôle joua dans les rapports de classe la première apparition de la démocratie parlementaire dans les colonies australiennes ? Fut-elle la cause d'une inclination parlementariste au sein de la classe ouvrière ? Plus généralement, fut-elle seulement un masque, l'expression extérieure d'un « État invisible » au pouvoir et à l'autorité légale despotiques et oppressifs (5) ?

L'avènement de la démocratie parlementaire dans les colonies australiennes fut l'une des étapes du transfert des pouvoirs de la Grande-Bretagne au cours des décennies 1840 et 1850. Un Corps législatif, partiellement élu par un suffrage très restreint, fut accordé à la Nouvelle-Galles du Sud en 1842. Cet avantage fut étendu aux autres colonies d'Australie orientale en 1850. Puis en 1852, après une décennie d'agitation, le gouvernement britannique étendit de façon significative cette autonomie en permettant aux colonies d'élaborer des politiques foncières (la terre étant la richesse principale dans ces colonies et la première source de revenus pour le gouvernement) et d'élaborer leurs propres Constitutions (sous réserve, bien entendu, d'approbation par le gouvernement britannique). Ces Constitutions, nées dans le bouillonnement politique qui accompagna les ruées vers l'or, étaient bicamérales, avec pour la chambre basse un suffrage masculin étendu. Elles prévoyaient, ce qui était essentiel, que les ministres seraient choisis parmi la majorité à la chambre basse et responsables devant cette majorité. La GrandeBretagne accepta cette forme de gouvernement (même s'il faut noter qu'elle ne l'avait pas suggéré), et le nouveau système fut inauguré en 1856. A la fin des années 1850 les colonies nouvellement autonomes avaient introduit le suffrage universel masculin, l'égalité des circonscriptions électorales et le scrutin secret. Les

(3) P. COLEMAN, Australian Civilisation, Melbourne, 1962.

(4) ld., p. 6.

(5) Je pense ici à l'argument que l'on trouve dans A. DAVIDSON, The Invisible State : The Formation of the Australian State, 1788-1901, Cambridge, 1991.

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rêves démocratiques des Chartistes britanniques semblaient s'être réalisés dans ce pays neuf (6).

En faisant de l'introduction de la démocratie parlementaire le résultat d'un transfert des pouvoirs étatiques, nous commençons déjà à démythifier ces pouvoirs. Cessant d'être une sorte de force intangible, tapie au coeur de l'État, imposant une discipline impartiale à des sujets inégaux, ils deviennent plutôt la prérogative de faire ou de ne pas faire certaines choses, attribuée à certaines forces sociales plutôt qu'à d'autres. En outre ils ne sont pas absolus, mais toujours négociés, limités, arrangés, reflets de l'équilibre des forces sociales qu'ils sont censés légitimer. Ainsi va notre histoire. La démocratie parlementaire n'a été ni arrachée à une mère patrie réticente, ni accordée dans un geste de générosité maternelle. Ce fut au contraire le résultat de calculs, d'essais, de changements d'alliances et de définitions du problème.

La diversité des appuis dont bénéficièrent les gouvernements constitutionnels donne une idée de la complexité de la situation. Dans les années 1840, alors qu'ils cherchaient à obtenir des titres sûrs de possession de leurs vastes domaines, les éleveurs apportèrent leur soutien à ce type de gouvernement tandis que la bourgeoisie marchande urbaine s'y opposait parce que le système aurait permis aux squatters (gros éleveurs), par la maîtrise totale des terres, d'exclure tout développement économique différent. A ce moment-là la Grande-Bretagne refusait aussi d'accorder aux colonies australiennes une forme de gouvernement qu'elle était en train d'autoriser au Canada. Mais la situation changea après les ruées vers l'or du début des années 1850. On était en plein développement économique. Pour la Grande-Bretagne ces colonies avaient maintenant gagné le statut de partenaires économiques responsables dans le nouvel empire fondé sur le libreéchange et la civilisation britannique. Elles absorberaient la production manufacturière et les excédents de population de la Grande-Bretagne et produiraient les matières premières dont avait besoin l'économie impériale. Un gouvernement constitutionnel était donc maintenant permis. Dans les colonies l'essor de deux forces politiques nouvelles, la bourgeoisie libérale et la classe ouvrière révolutionnaire, rendait possible une alliance anti-squatters apte à dominer les nouveaux parlements. Dès lors, les colonies pouvaient à nouveau exiger un gouvernement constitutionnel, auquel s'opposaient cette fois les éleveurs. Bien entendu les jusqu'auboutistes exigeaient une forme plus démocratique de régime parlementaire. Comme les ruées vers l'or n'avaient ni interrompu l'accumulation de capital ni désorganisé le tissu social, les élites libérales de Grande-Bretagne et des colonies consentirent à accepter la démocratie.

Le but d'une telle version des événements est de s'affranchir de l'idée selon laquelle les colons, ou certaines classes de colons, étaient en quelque sorte fondamentalement partisans du parlementarisme. La démocratie parlementaire était une nouvelle série d'arrangements au sein des organisations étatiques, sur la base

(6) T.H. IRVING, « The Idea of Responsible Government in New South Wales before 1856 », Historical Studies, vol. 11, 1964, p. 190 et suiv. ; R.W. CONNELL et T.H. IRVING, Class Structure in Austral/an History, 2e édition, Melbourne, 1992, p. 87-90.

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d'un équilibre particulier des forces sociales. Elle eut en fait des conséquences culturelles, encourageant les travailleurs à croire que leur citoyenneté politique était plus importante que le déclin des possibilités d'indépendance économique par la production agricole et aurifère, mais elle ne créa en aucun cas une citoyenneté passive. La bourgeoisie libérale avait fort à faire pour rendre la stratégie parlementaire plausible aux yeux des travailleurs, car à l'ère pré-industrielle les valeurs des travailleurs et des marchands des villes ne s'accordaient guère. Bien des symptômes — alcoolisme, absentéisme, désordre politique, presse grivoise — indiquaient à quel point l'hégémonie culturelle de la bourgeoisie était relative dans l'Australie du milieu du XIXe siècle.

Un danger encore plus grand pour la bourgeoisie était celui de voir les travailleurs adopter une forme d'action politique où l'« assemblée générale » créerait une situation de double pouvoir. Les craintes à cet égard étaient justifiées par les mobilisations à l'instigation d'organisations démocratiques radicales dans les petites villes et les champs aurifères, les mouvements pour les droits des mineurs qui culminèrent dans la rébellion Eureka de 1854, les campagnes à thème unique pour la réforme agraire et pour mettre un terme à la déportation des forçats et, ce qui fit la plus grande impression, les « conventions » de masse qui ébranlèrent la politique victorienne à la fin des années 1850. Autrement dit, il y avait querelle sur la forme que devait prendre la citoyenneté politique. Comme les radicaux ne s'opposaient pas à la démocratie parlementaire, cette querelle n'était pas de celles qui pouvaient se résoudre par le triomphe total d'un parti sur l'autre ; il s'agissait de l'équilibre changeant entre deux formes de souveraineté populaire. Les assemblées extraparlementaires se dissolvaient, mais les organisations populaires subsistaient. Au cours des années 1860 et 1870 les syndicats, non contents d'agir comme un lobby respectable au service des intérêts d'un groupe, ne cessèrent de surveiller les parlements, faisant preuve au nom du peuple d'une volonté radicale de contrôle. Cela devait conduire, à la fin des années 1880, à la formation du Parti travailliste.

On trouve là l'une des racines du socialisme parlementaire : un arrangement entre classes qui permettait à la fois à la bourgeoisie libérale et à une classe ouvrière en essor de calculer les avantages de la démocratie parlementaire. On a ainsi une vue différente de la question suivante : comment comprendre le rôle central de l'État dans l'histoire de l'Australie ? Le conflit même au sujet de la citoyenneté montre que ce rôle central ne résulte pas de l'existence d'un super-État, exerçant de façon invisible son autorité sur une société civile soumise. Les travailleurs radicalisés et la bourgeoisie libérale n'étaient pas « soumis aux forces hégémoniques par une éducation dispensée dans le cadre d'une organisation sociale globale visant à discipliner la population ». C'est précisément parce que la forme de l'État avait évolué à cause des luttes politiques et parce que la lutte pour définir la souveraineté populaire continuait que les classes sociales en présence furent à même d'élaborer une logique utilitaire privilégiant l'organisation dans le cadre des institutions étatiques. Cette situation reflétait d'autre part l'incapacité où se trouvaient les capitalistes (éleveurs et marchands) de s'unir sur un programme d'exploitation économique des travailleurs. Il y avait donc une occasion pour la

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classe ouvrière naissante de tirer parti de la démocratie parlementaire et une possibilité de voir la bourgeoisie libérale adopter une attitude favorable à de telles ambitions (7).

Les processus de mobilisation ouvrière à la fin du XIXe siècle

Une analyse semblable est de mise quand nous cherchons à déterminer si les origines du socialisme parlementaire peuvent être décelées dans les stratégies de mobilisation de la classe ouvrière entre la fin des années 1880 et le début de la décennie 1920. Négligeant la réalité du pouvoir, les études effectuées depuis vingt ans nous présentent une sorte de « méta-histoire » totalitaire dans laquelle les classes ont des caractères qui leur sont attribués par construction. Ainsi Humphrey McQueen écrit :

Le procès fait aux travaillistes ne repose pas sur les abus de tel ou tel leader du parti mais sur le caractère social du travaillisme en tant que manifestation historique d'une classe ouvrière intégrée et soumise. Le Parti travailliste ne saurait générer le socialisme parce qu'il fait partie d'une classe qui est fondamentalement liée au capitalisme (8).

Selon l'interprétation « nouvelle gauche » de McQueen, la classe ouvrière australienne aurait par nature un esprit « petit-bourgeois » et le mouvement travailliste partagerait le système de valeurs consensuel de la société coloniale. Toutefois l'histoire traditionnelle du mouvement ouvrier insiste elle aussi tout autant sur la continuité et le consensus. D'après Bede Nairn, auteur de Civilising Capitalism (dont le titre est utilisé par la droite des intellectuels travaillistes pour décrire leur vision du rôle historique et actuel du parti), la Fédération de métiers et de travail (Trades and Labour Council) qui fonda le Parti travailliste « s'insérait dans une société britannique transplantée en Nouvelle-Galles du Sud qui, en résumé, était monarchiste, démocrate et libérale, et fondée sur le respect de la loi » (9). Il montre ensuite ce que cette situation implique pour les rapports entre classes : les syndicats recherchent « une entente équitable » entre employeurs et employés, que rend possible la montée du niveau de vie (10). Mais à quel point pouvait-il y avoir

(7) Pour les citations qui traitent du rôle hégémonique de l'État, voir A. DAVIDSON, The Invisible State..., op. cit., p. 89.

(8) H. McQUEEN, « Labourism and Socialism », dans The Australian New Left. Critical Essays and Strategy, sous la direction de R. GORDON, Melbourne, 1970, 59.

(9) B. NAIRN, « A Special Night at the Labor Council », dans The Foundation of Labour, sous la direction de M. EASSON, Sydney, 1990, p. 13. Voir son oeuvre Civilising Capitalism. The Labor Movement in New South Wales, 1870-1900, Canberra, 1973.

(10) J. HAGAN, The History of the A.C.T.U., Melbourne, 1981, p. 14 ; R. MARKEY, The Making of the Labor Party in New South Wales 1880-1900, Kensington (N.S.W.), 1988, p. 197.

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consensus dans cette société ? Pouvait-il y avoir coopération substantielle entre classes ? Et surtout, comment un mouvement syndical libéral pouvait-il produire un Parti travailliste qui ne le serait pas ?

Il est parfaitement possible d'écrire une histoire de l'action politique de la classe ouvrière conduisant à la fondation du Parti travailliste qui mettrait l'accent sur ses aspects ingouvernables et antihégémoniques. J'ai moi-même mis en évidence des éléments prouvant que la formation des structures représentatives du mouvement ouvrier visait à domestiquer les sujets indisciplinés et leurs syndicats. Il serait également possible de présenter en contrepartie un portrait de travailleurs « respectueux » s'érigeant en régulateurs de syndicats. Mais dans une telle histoire, ce serait l'étape suivante qui importerait le plus : il faudrait montrer que si les travailleurs « sauvages » (pour utiliser une terminologie contemporaine) adressaient un message de résistance aux employeurs et à l'État, leurs luttes désordonnées avaient des limites bien définies, et que si les organisateurs respectables étaient des agents d'intégration sociale, leur expérience du marché du travail et leur éducation politique ouvraient aussi des voies menaçant de déborder ces limites. Ce serait une histoire toute d'inégalités et de contradictions, d'expériences diverses, et non celle d'une force sociale unique.

On peut raconter en ces termes l'histoire du mouvement pour la journée de huit heures, qui à partir des années 1850 fut un levier permanent de mobilisation. Il y eut des grèves très dures, avec une pointe d'agressivité. On obtint dans certains cas des réductions du temps de travail, mais ces gains furent perdus lors des phases de récession. Il y eut des manifestations annuelles associant l'esprit subversif des carnavals du Moyen Age, l'affirmation rassurante de la qualité de citoyen et, sous une forme ou sous une autre, un élan de solidarité. Les libéraux des classes moyennes apportèrent leur concours, en soutenant que plus de temps libre offrait aux philanthropes tels qu'eux-mêmes la possibilité de former les travailleurs au rôle de citoyen. Ils apportèrent au mouvement leur conception libérale de l'équité, selon laquelle des horaires de travail réduits impliquaient aussi des salaires réduits ; mais lorsque certains travailleurs s'avisèrent d'exiger un salaire de dix heures pour une journée de huit heures il devint clair que l'équité posait problème. Le mouvement devint en fait un creuset où se mêlaient tous les aspects de la politique ouvrière. Pour bien des travailleurs ce fut la fin de l'habitude d'accepter passivement les prérogatives du patronat. Si pour certains il s'agissait d'une affirmation de leur citoyenneté, pour d'autres c'était la révélation des tensions entre libéralisme bourgeois et radicalisme ouvrier dans les affaires publiques. La classe ouvrière s'en trouva sans aucun doute poussée encore plus loin dans la voie de la politique parlementaire et le mouvement pour les huit heures contribua de façon décisive à faire reconnaître qu'un mouvement ouvrier indépendant était nécessaire (11).

(11) R.W. C0NNELL et T.H. IRVING, Class Structure in Australian History, op. cit., p. 113 pour les travailleurs « sauvages » et p. 114 pour le mouvement pour les huit heures ; mon interprétation de la « respectabilité » et de l'esprit « agressif » se fonde sur A. METCALFE, For Freedom and Dignity. Historical Agency and Class Structures in the Coalfields of N.S.W., Sydney, 1988 ; j'exprime ma reconnaissance à Bob James, de l'Université de Newcastle (Nouvelle-Galles du Sud), dont les travaux non publiés m'ont fourni des aperçus sur les manifestations pour les huit heures.

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C'est encore la diversité qui caractérise le processus de formation du Parti travailliste en 1890-1891. Les récits habituels lient la naissance du parti à la maturité des syndicats et aux leçons tirées des échecs subis lors d'une série de grèves difficiles ; ils font la part belle à l'aspect d'organisation et de continuité avec le passé et négligent le type de mobilisation qui rendit possible l'apparition d'un parti distinct et capable. En Australie, il nous reste encore à étudier les intéressantes particularités de la culture ouvrière durant la période de forte mobilisation qui va des années 1880 aux années 1920, mais certains aspects généraux en sont connus. La mobilisation se faisait sur une base régionale, avec des stratégies et des résultats divers : la situation culturelle et politique dans un faubourg urbain, où les travailleurs pouvaient amener le parti à contrôler leurs quartiers, différait de celle d'un centre minier ou lainier isolé, où plus probablement les ouvriers itinérants auraient placé le syndicat au coeur du parti. La formation du parti fut aussi l'occasion d'un basculement idéologique, et sur ce point la diversité a été mieux repérée par les historiens, qui nous ont montré l'ampleur et l'effet de l'agitation socialiste, les contributions des anarchistes, des partisans de l'impôt unique et des syndicalistes révolutionnaires, l'influence du populisme agraire dans le syndicalisme rural et le courageux combat mené par des hommes et des femmes radicalisés pour imposer des idées féministes au sein d'un mouvement massivement masculin. L'ordre dans lequel nous venons de présenter les divers protagonistes n'a pas pour objectif de diminuer l'importance des luttes sur les lieux de travail. Mais si dans ce domaine les historiens nous ont dépeint des groupes particuliers de travailleurs développant leurs organisations à travers les luttes, ils ont mis du temps à adopter une échelle plus large pour clarifier la portée de situations organisationnelles qui donnaient naissance à des syndicats différents par leurs structures, leurs attitudes vis-à-vis des employeurs et leurs dispositions à la grève (12).

Le rôle des socialistes fut de donner une unité à cette diversité, d'interpréter en termes de classe l'expérience acquise en matière d'organisation de syndicats et de développement d'une présence culturelle, et, en réaction à la violente contreattaque du gouvernement et des employeurs pendant les grèves de 1890-1891, d'orienter le parlementarisme présent au sein du mouvement travailliste vers l'idée d'un parti spécifique de la classe ouvrière. Cette idée a rencontré une forte résistance de la part d'historiens obstinés à faire de cette période celle d'un consensus et d'une collaboration entre classes (13).

(12) Pour l'interprétation usuelle, voir les livres de R. MARKEY et B. NAEN mentionnés plus haut, ainsi que Labor in Politics : the State Labor Parties in Australia, 1880-1920, sous la direction de D.J. MURPHY, Brisbane, 1975, et J. MOSS, Sound of Trumpets : History of the Labour Movement in South Australia, Adelaïde, 1985. Pour les idées du mouvement, voir V. BURGMANN, In Our Time : Socialism and the Rise of Labor, Sydney, 1985 ; B. SCATES, « Wobblers : Single Taxers in the Labour Movement, Melbourne, 1889-1899 », Historical Studies, vol. 21 (83), 1984, p. 174-196 ; M. LAKE, « The Politics of Respectability : Identifying the Masculinist Context », Historical Studies, vol. 22 (86), 1986, p. 116-131 ; P. LOVE, Labor and the Money Power : Australian Labor Populism, 1890-1950, Melbourne, 1984.

(13) Au sujet des socialistes, voir R.W. CONNELL et T.H. IRVING, Class Structure..., op. cit., p. 134-136 ; et T.H. IRVNG, « Socialism, Working Class Mobilisation and the Origins of the Labor Party », in The Socialist Objective, sous la direction de B. O'MEAGHER, Sydney, 1963, p. 32-43.

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Le terme de « travaillisme » est peut-être le plus grand obstacle quand il s'agit de percevoir la nouveauté d'une politique inspirée par la diversité de la mobilisation ouvrière. Comme l'indique le passage de McQueen cité plus haut, ce terme a été introduit dans les écrits portant sur l'histoire et sur la politique ouvrières par la Nouvelle Gauche ; mais il a été récemment repris par les intellectuels de l'aile droite du parti. Le programme politique des uns et des autres était le même : il s'agissait de décrire comme non-socialistes l'idéologie et l'action du Parti travailliste. C'est ce qui fut fait au moyen de deux attaques théoriques préventives : on déclara la classe ouvrière complètement intégrée et soumise, et le socialisme fut défini comme une idéologie anti-libérale, marxiste, de lutte de classes révolutionnaire conduisant à l'abolition totale du capitalisme. Puisqu'il est clair que le Parti travailliste n'a jamais fait sienne une telle idéologie, il en résulterait ipso facto qu'il n'est pas socialiste. Quelques raisons de mettre en doute l'évolution des rapports de classe auxquels croient les tenants de la vision « travailliste » ont été énumérées plus haut. Ici il convient d'insister sur l'authenticité du socialisme nonmarxiste en Australie. Celui-ci a indubitablement existé, comme le reconnaissent les études de Burgmann, Markey et Macintyre, mais il est rejeté par ces auteurs comme moraliste, étatiste ou utopique, ou comme enclin aux excès populistes. En 1978 Graham Maddox s'en est pris à juste titre aux historiens tant marxistes que non marxistes pour avoir qualifié le parti de libéral, et par conséquent de non-socialiste ; dans des études ultérieures il a préconisé une interprétation plus éclectique du socialisme. En adoptant sa manière de voir, les historiens pourraient fort bien retrouver les significations historiques du socialisme en Australie. Cela pourrait commencer par Gordon Childe, que les marxistes tenants de la lutte des classes se sont souvent approprié à tort. Childe, critique socialiste du Parti travailliste, pensait que c'était le rôle des intellectuels de jouer les médiateurs et de réconcilier les classes (14).

C'est donc dans le domaine de la mobilisation des travailleurs en tant que classe au cours de cette période que l'on doit dégager une deuxième racine du socialisme parlementaire. Comme tout bon terrain, cette mobilisation a établi un équilibre entre une gamme d'éléments essentiels, qui toutefois n'étaient pas également répartis. Comme tout bon terrain encore, celui-ci était aéré, ouvert à tout vent par les agitateurs socialistes dont les idées justifiaient la création d'un parti à part entière, de préférence à une aile gauche du libéralisme. Ce fut peut-être une mobilisation multiforme, inégale, mais son existence même réfute l'accusation de « travaillisme » lancée contre le Parti travailliste ainsi que l'idée d'une respectabilité et d'un conservatisme bourgeois qui auraient prévalu au sein de la classe ouvrière. Il faut donc rechercher quel fut l'aspect socialiste du socialisme parlementaire.

(14) Pour les ouvrages de V. BURGMANN et R. MARKEY, voir plus haut ; S. MACINTYRE, « Early Socialism and Labor », Intervention, 8, 1977, p. 79-88 ; G. MADDOX, « The Australian Labor Party », dans G. STARR et al, Political Parties in Australia, Richmond (Vic), 1978, p. 220-244 ; G. MADDOX, The Hawke Government and Labor Tradition, Melbourne, 1989, ch. 7 ; T.H. IRVING, « On the Work of Labour Governments : Childe's Plans for Volume Two of How Labour Governs », dans Childe and Australia, sous la direction de P. GATHERCOLE, T.H. IRVING et G. MELLEUISH, Brisbane, 1993.

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Le parti travailliste et le socialisme « politicien »

Une faiblesse historique de la bourgeoisie menant à des rapports de forces entre les classes permettant à la classe ouvrière d'accéder à l'État via le parlement ; une mobilisation de la classe ouvrière qui tire encore parti de cette faiblesse pour créer un Parti travailliste : ce sont là les principaux aspects du cadre structurel du socialisme parlementaire. Voyons maintenant comment le Parti luimême s'est accommodé des limites et des possibilités qu'il trouvait dans cette situation. Pour cela, examinons How Labour Governs, de Childe, étude classique qui nous procure d'une part une critique du « socialisme parlementaire réel », et d'autre part, si on la lit avec les autres écrits politiques de Childe, une théorie des moyens de l'améliorer.

Une première lecture de How Labour Governs en fait une histoire des organisations politiques et professionnelles de 1890 à 1921. Mais son sous-titre, A Study of Workers' Representation in Ausfralia, et les titres de ses chapitres par thèmes (le second, par exemple, s'intitule The Theory and Practice of Caucus Control) montrent que Childe procède aussi par une démarche analytique et philosophique. On peut le voir en partie par la façon dont il organise le plan de son livre. Après une introduction qui porte sur l'environnement économique viennent cinq chapitres sur le mouvement politique ouvrier, c'est-à-dire le Parti travailliste, mettant l'accent sur l'échec des méthodes d'organisation (le serment d'engagement, le comité électoral, le rôle prépondérant du congrès annuel du parti) conçues pour que les hommes politiques servent le mouvement. Le chapitre six est une introduction générale à l'histoire du mouvement ouvrier sur le terrain social, c'est-à-dire des syndicats. On a ensuite six chapitres sur la vanité des efforts faits pour consolider le pouvoir syndical soit comme substitut à l'action parlementaire soit comme moyen de placer les hommes politiques sous contrôle des syndicats. On a déjà là un aperçu de l'analyse plus approfondie de Childe, qui devient à ce stade une contribution au débat de la Seconde Internationale sur les rapports entre classe et parti.

Childe était bien qualifié pour apporter une telle contribution (15). Entre 1915 et 1917, étudiant à Oxford, il avait été le disciple politique de G.D.H. Cole, dont l'ouvrage World of Labour (1913) servit de modèle à son livre. C'est dans le cours de Cole au Département de Recherche Ouvrière que Childe découvrit les idées du socialisme corporatif dont il devait par la suite se faire le promoteur en Australie. En Angleterre Childe fut aussi un opposant à la Première Guerre mondiale, devenant le porte-parole actif des objecteurs de conscience et attaquant la manière dont la Grande-Bretagne faisait la guerre, par le biais de la section

(15) Childe naquit en 1892 à Sydney. Il fréquenta les universités de Sydney et d'Oxford. Au milieu des années 1920, il reprit en Angleterre sa carrière universitaire en archéologie, devenant le plus grand préhistorien de son temps dans le monde anglophone. Il mourut en 1957. Ses vulgarisations matérialistes de la préhistoire, Man Makes Himself (1936) et What Happened in History (1942), n'ont cessé d'être rééditées jusque dans les années 1980.

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d'Oxford de l'Union pour le Contrôle démocratique. En 1917 il assista à la Conférence de Leeds rassemblant des révolutionnaires qui adoptèrent une résolution pour l'établissement de soviets en Grande-Bretagne.

De retour en Australie en 1917, Childe dut constater que ses projets de carrière universitaire se heurtaient au double barrage des professeurs conservateurs et des tout nouveaux services de renseignements militaires. Alors, forcé de se tourner vers la politique, il devint un éducateur renommé du mouvement ouvrier, écrivant pour la presse ouvrière, conseillant les syndicats, faisant des conférences devant les membres d'organisations pacifistes et socialistes. Il connut l'apogée de son influence politique en tant que conseiller idéologique du Premier ministre travailliste de la Nouvelle-Galles du Sud, qui lui confia la tâche de veiller à ce que le gouvernement reste au fait des développements de la démocratie sociale à l'étranger. C'est dans la poursuite de ces activités qu'il comprit la nécessité d'inverser le sens de la diffusion des idées politiques, décidant d'écrire How Labour Governs pour dispenser aux socialistes britanniques les leçons qui pouvaient être tirées des succès électoraux du mouvement ouvrier en Australie.

Ce n'est qu'après sa deuxième édition, en 1964, que How Labour Governs eut un retentissement notable en Australie. La communauté intellectuelle était désormais suffisamment étendue pour comporter deux groupes qui se firent immédiatement les chauds partisans de l'ouvrage : les sociaux-démocrates déçus et la Nouvelle Gauche. Pour les premiers, l'ouvrage de Childe montrait comment le parti avait perdu son innocence socialiste en s'accommodant de l'apathie et de la désunion bien réelles parmi les ouvriers, de la corruption de certains individus et de la nécessité de rechercher des alliances électorales hors de la classe ouvrière. Ils citaient à l'appui de leurs idées la conclusion du livre où il était dit que le Parti travailliste « créé par une équipe de socialistes inspirés » avait « dégénéré en une vaste machine à s'emparer du pouvoir politique » ; et encore : « Telle est l'Histoire de toutes les organisations travaillistes australiennes et cela non parce qu'elles sont australiennes, mais parce qu'elles sont travaillistes » (16). Quant à la Nouvelle Gauche, elle appréciait la façon dont Childe, dans son livre, n'abandonnait pas la classe ouvrière mais rejetait le parlementarisme, et rappelait avec approbation ses commentaires favorables aux Industrial Workers of the World et ses remarques acerbes sur la corruption de travailleurs honnêtes par la mentalité bourgeoise qui dominait le parlement (17).

On pourrait croire, à la lumière de ces lectures, que le livre de Childe constitue une mise en accusation du socialisme parlementaire, mais cela ne correspond ni à l'intention de l'auteur ni au message de How Labour Governs. La lecture nouvelle présentée ici bénéficie de recherches nouvelles sur la vie de Childe et des récentes réflexions sur le socialisme rendues possibles par l'effondrement du communisme. Ayant découvert l'ampleur de la participation active de Childe au mouvement ouvrier et de ses autres écrits sur la politique de l'époque, nous sommes à même de distinguer clairement ses objectifs et son argumentation. On

(16) How Labour Governs, op. cit., p. 209-210.

(17) How Labour Governs, op. cit., p. 17, 23. Sur les I.W.W., voir le ch. X.

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a redécouvert en même temps d'autres traditions socialistes comme le socialisme corporatif. Mieux encore, il y a maintenant place pour des sujets et des modes de pensée socialiste qui avaient été discrédités par le marxisme politique, par exemple l'idée que l'identité politique de la classe ouvrière est liée à l'interdépendance des classes, comme le fait apparaître l'idée de « gouverner ensemble ». La remise à l'honneur d'une conception davantage moralisante et libérale du socialisme nous fait discerner la répugnance qu'éprouve Childe pour la violence, son approche conciliante de la lutte des classes et son intérêt pour le rôle des intellectuels (18).

Selon Childe « l'objectif du mouvement ouvrier » était de modifier la structure sociale afin de mettre un terme « à l'exploitation et à l'esclavage des travailleurs ». Comment cela se ferait-il ? Il y avait deux points à considérer. Tout d'abord, le parti travailliste avait une « nouvelle théorie de la démocratie » qui, contrairement à l'ancienne théorie de la démocratie parlementaire axée sur l'élection de représentants, habilitait les ouvriers à se gouverner eux-mêmes par l'intermédiaire du parti, c'est-à-dire à fixer leur programme politique et à choisir les hommes qui l'exécuteraient. En second lieu, il y avait la théorie de l'« État dans l'État », la classe ouvrière s'emparant de l'appareil étatique capitaliste. La « théorie du mouvement politique ouvrier en Australie » était d'utiliser « les rouages législatifs et administratifs de l'État » pour protéger les travailleurs sur les lieux de travail et promouvoir la création pacifique d'une Australie socialiste en étendant le contrôle étatique sur l'appareil productif. Le « système tout entier glisserait pacifiquement vers le secteur public par un lent processus d'expropriations dûment indemnisées ». Ce n'était pas là l'opinion de Childe, mais celle du Parti, et pour le souligner il exprima dans sa préface l'espoir que son livre serait « considéré comme la critique la plus sérieuse d'un tel programme » (19).

Cette critique s'exerce à deux niveaux. Sur le plan pratique il était clair que la théorie travailliste était défectueuse. Du point de vue organisationnel, le mouvement ne pouvait contrôler le groupe parlementaire, et le groupe parlementaire travailliste ne pouvait contrôler un gouvernement issu de lui. Inévitablement cela entraînait la distorsion que Childe qualifie de « politicienne », c'est-à-dire une concentration de forces réunies dans l'unique but de s'emparer du parlement. Examinant le programme du gouvernement travailliste de la Nouvelle-Galles du Sud, Childe montre les limites de sa confiance en une action de l'État exercée dans un esprit politicien. Les travailleurs, amadoués par les palliatifs que leur accorde le gouvernement, en viennent à compter sur l'État et les gouvernements travaillistes, qui créent des entreprises publiques uniquement pour en obtenir des revenus, se retrouvent également à aider les capitalistes à résoudre leurs problèmes

(18) T.H. IRVING, « Society and the Language of Class », in Under New Heavens : Cultural Transmission and the Making of Australia, sous la direction de N. MEANEY, Melbourne, 1989, p. 53-82 ; T. BLACKWELL et J. SEABR00K, A World Still to Win. The Reconstruction of the Post-War Working Class, Londres, 1985 ; A.W. METCALFE, « The Myths of Class Struggle : The Metaphor of War and the Misunderstanding of Class », article inédit ; T.H. IRVING, « New Light on How Labour Governs », art. cit.

(19) How Labour Governs, op. cit., p. V ; et V.G. CHILDE, « Political Action and the Newer Unionism », Labor News, 15 février 1919, p. 6 ; et « When Labour Ruled — in Australia », Labour Monthly, September 1922, p. 171-180.

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fiscaux et d'infrastructure. C'est là le capitalisme d'État, ou « prussianisme australien », résultat inévitable d'un « fabianisme servile ». L'obsession de la victoire parlementaire s'accompagnait de sérieuses contradictions politiques, créant en particulier la nécessité de s'allier à la petite bourgeoisie. Les valeurs et les intérêts de cette dernière ne correspondaient pas à ceux des ouvriers, aussi les programmes du parti devenaient-ils « des mosaïques de pots-de-vin incohérentes et contradictoires ». Également, la nécessité de maintenir l'alliance renforçait l'influence des politiciens professionnels dans le parti, freinant celle des syndicats. En effet le souci de s'assurer les voix des agriculteurs, des nationalistes et des démocrates devait bientôt mener les hommes politiques à s'abstenir dans leurs discours de toute référence au socialisme. Quand les syndicats s'avisèrent de réagir, le mouvement tout entier fut affaibli par des scissions et par des intrigues et des cabales qui n'avaient rien à voir avec la démocratie (20).

Il y avait ensuite les contradictions économiques découlant de la confusion que faisait le parti entre les notions, différentes dans une société capitaliste, d'être au gouvernement et de détenir le pouvoir. Childe nous montre que les efforts des travaillistes pour améliorer salaires et conditions de travail ne portaient leurs fruits que tant que le secteur privé continuait à faire des profits ; avec la récession de l'après-guerre les capitalistes firent appel à « leur arme secrète », c'est-àdire aux moyens que leur conférait la propriété privée du capital. Les augmentations de salaires étaient répercutées sur les consommateurs, les usines étaient fermées ou délocalisées. Pis encore, les projets ambitieux d'entreprises et de services publics étaient réduits à néant chaque fois que les capitalistes se sentaient menacés dans leur intérêt de classe, à savoir le maintien de leur système. L'absurdité qu'il y avait à voir un gouvernement socialiste emprunter de l'argent à un capitaliste pour en désintéresser un autre apparut au grand jour lorsque le gouvernement travailliste du Queensland fut l'objet d'un boycott financier sur le marché monétaire de Londres au début des années 1920 (21).

Childe poursuivit aussi au niveau des principes sa critique de la politique politicienne. Il y avait des « défauts inhérents au programme travailliste », et comme pour souligner son intérêt à cet égard il mit en relief la manière dont les contradictions politiques du Parti travailliste incitaient souvent les travailleurs à rechercher à tort la source des difficultés du parti dans « la mauvaise foi manifeste des politiciens » et à s'organiser clandestinement contre ceux-ci. Une telle attitude n'était pas seulement contre-productive, elle était empreinte d'« inconscience ». Par l'utilisation de ce terme Childe montre combien il avait le souci d'une profonde analyse fondée sur des principes. Sous-jacente aux théories travaillistes de la démocratie et de l'État, il y avait l'acceptation mécanique de l'idée, rejetée par Childe, que l'intérêt économique de la classe ouvrière était le moteur de la démocratie et du

(20) How Labour Governs, op. cit., ch. V sur l'alliance ; aussi « Some Questions for a Politician », Daily Standard, 7 mars 1919 ; « When Labour Ruled — in Australia », art. cit., p. 174-176.

(21) «When Labour Ruled... », art. cit., p. 177-180. Childe avait l'intention de parler des défauts de la théorie travailliste en matière d'économie dans le second volume de son livre, qui ne fut jamais rédigé ; voir T.H. IRVING, « On the Work of Labour Governments... », art. cit.

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socialisme. La politique de la classe ouvrière au sein des syndicats, observait Childe, était à courte vue, particulariste et matérialiste. Même si les travaillistes avaient fait la preuve que des travailleurs animés par de tels intérêts pouvaient être mobilisés pour la démocratie et le socialisme, pour Childe il était clair que de tels idéaux ne sauraient être réduits aux intérêts de la classe ouvrière (22).

Telle était la principale raison pour laquelle Childe refusait de voir dans l'anarcho-syndicalisme une solution de rechange à la politique politicienne du Parti travailliste. Il est vrai qu'il admirait certains aspects de l'action des I.W.W., leur vaillance, leur hostilité à la guerre, leur prise de position pour un Grand Syndicat Unique et leur propagande mordante contre les politiciens travaillistes et les dirigeants syndicaux corrompus. Mais ils étaient aussi politiquement contre-productifs, spécialement quand ils portaient préjudice aux entreprises publiques. Cependant le principal chef d'accusation de Childe contre les syndicalistes révolutionnaires était que ceux-ci assimilaient le socialisme et la démocratie à la classe ouvrière. Leur action visait peut-être à éveiller une conscience de classe, mais elle n'allait pas plus loin : « ils attachaient plus d'importance à leur conscience de classe qu'à des plans pour construire l'avenir ». Leur théorie justifiait l'égoïsme de groupes privilégiés de travailleurs indépendants. Leur conception de la démocratie était fautive car dans son modèle de gouvernement industriel elle reproduisait « l'organisation fortement centralisée de la société » de l'époque. Selon Childe, si les I.W.W. étaient aussi indifférents aux considérations d'équité, de souveraineté et d'organisation pour l'avenir, c'était parce qu'ils n'étaient pas capables de penser au-delà du « dogme du déterminisme économique » (23).

Dans sa recherche d'une approche différente du socialisme parlementaire, Childe disposait de trois références : son socialisme corporatif, son expérience au sein du mouvement ouvrier (en particulier au Queensland) et la conscience de son rôle en tant qu'intellectuel. Il donna des conférences sur le socialisme corporatif (une combinaison de démocratie parlementaire et industrielle, avec propriété publique des moyens de production) qu'il considérait avec sympathie, mais non sans le critiquer : il pensait que les partisans de ce type de socialisme en GrandeBretagne s'étaient trop rapprochés de l'anarcho-syndicalisme, une trajectoire qu'il attribuait à leur aversion pour un État britannique qu'ils voyaient dominé par une caste bureaucratique. Nous avons ici un indice important quant aux opinions de Childe sur le socialisme parlementaire en Australie. Il déclara clairement qu'il n'y avait pas besoin d'une telle solution en Australie, où « le fonctionnaire de l'État n'est pas aussi éloigné du citoyen ordinaire que l'est la bureaucratie européenne ». En Australie les socialistes corporatistes pourraient donc agir dans le cadre de l'État, tout comme les syndicalistes militants pouvaient agir à leur aise au plan politique et administratif au Queensland, sous un gouvernement travailliste. En fait il était nécessaire que les socialistes agissent dans le cadre de l'État, car celui-ci avait

(22) How Labour Governs, op. cit., p. 181 pour l'organisation « inconsciente » ; voir aussi les articles de Childe dans Daily Standard, 4 janvier 1919, Labour Monthly, septembre 1922 et juin 1924.

(23) How Labour Governs, op. cit., ch. X ; et V.G. CHILDE, Daily Standard, 17 janvier 1919 et 3 mars 1919.

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besoin d'une « dimension ouvrière » pour guider et coordonner le rôle des ouvriers dans l'industrie. On peut trouver la même idée dans la formule plus abstraite définissant le socialisme corporatif ; « Sur le plan économique l'État politique doit représenter les consommateurs [...], car même si nous sommes tous des producteurs l'intérêt du consommateur en tant que tel diffère de celui du producteur. » Ainsi par ce débat Childe mit ses principes à l'épreuve des réalités politiques australiennes, aboutissant à la conclusion que le socialisme parlementaire était viable (24).

C'est un point sur lequel il convient d'insister si l'on recherche les origines du socialisme parlementaire. Childe voyait bien que les batailles pour la démocratie et le socialisme ne seraient pas gagnées par une propagande agitant « des idéaux lointains », et qu'un « militantisme sans but précis » serait tout aussi stérile. De la politique il avait une approche très pragmatique : « l'exemple concret d'une entreprise — ne serait-ce que les carrières de Bombo — dirigée avec succès par ses employés sous la direction de l'État frapperait bien davantage les imaginations australiennes que d'incessantes invectives abstraites contre le Capitalisme ». C'est ce qui le poussa vers le gouvernement travailliste du Queensland élu en 1915 : son programme concernant les entreprises publiques montrait qu'une production fondée sur l'utilité davantage que sur le profit était possible ; par ailleurs il défendait les intérêts des grévistes et résistait autant qu'il le pouvait aux pressions du capital. En outre Childe concluait que l'exemple positif du Queensland n'était pas dû à des forces indépendantes mais à l'unité d'action des ailes syndicale et politique du mouvement. D'autres avancées étaient imminentes. Les ouvriers prendraient rapidement le contrôle des entreprises d'État, à condition que le Parti travailliste et les syndicats agissent dans une entente étroite et par inspiration mutuelle. L'idéal de la démocratie ouvrière dont s'inspirait le « nouveau syndicalisme » (tel que Childe le trouva défini dans le programme pour un Grand Syndicat Unique en Australie) tiendrait en échec le fabianisme du parti, alors qu'en même temps la possibilité d'utiliser l'État à des fins populaires, comme l'exemple en avait été donné au Queensland, permettrait de dépasser l'anarcho-syndicalisme étroit et l'âpre militantisme ouvrier. Telle était la recette pour établir un « véritable gouvernement travailliste » qui tout en représentant les ouvriers se dégagerait d'une étroite politique de classe (25).

De retour en 1917 dans une Australie où la vie intellectuelle restait faible, Childe, rejeté sans ménagement par les conservateurs qui dominaient les universités et les professions libérales, réfléchit alors au rôle des intellectuels en politique, et parvint à la conclusion qu'en matière de politique socialiste les penseurs libéraux détenaient une position clé. Ouvriers et capitalistes n'étaient pas capables de transcender seuls la lutte qu'ils se livraient. Dès lors les intellectuels étaient appelés à remplir deux fonctions. Ils pouvaient freiner l'élan révolutionnaire en prônant « la réconciliation et le compromis entre classes ». Et surtout, en se réfé(24)

réfé(24) à Childe, 21 février 1919, Australian Archives, MP 95/1 - Department of Defence, Directorate of Military Intelligence, 167/85-91 ; V.G. CHILDE, « Some Questions for a Politician », art. cit. ; T.C. WITHERBY, Who Should Control Industry ?, Brisbane, 1919.

(25) V.G. CHILDE, « Political Action and the Newer Unionism », Labor News, 22 février 1919.

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LES ORIGINES DU SOCIALISME PARLEMENTAIRE EN AUSTRALIE

rant aux Webb et aux Cole en Grande-Bretagne, Childe expliqua comment un compromis entre classes, réalisé par des intellectuels exposant les idées de la bourgeoisie au prolétariat et inversement, autoriserait une vision plus large de la politique. Les forces sociales progressistes, tant du côté de la production que de la consommation, reconnaîtraient démocratie et socialisme à leur juste valeur, ces idéaux une fois libérés de la gangue des intérêts égoïstes du capital et du travail. Tandis qu'il développait ses théories en participant au mouvement ouvrier, Childe rencontra des écrivains, des organisateurs, des fonctionnaires, des universitaires, des ecclésiastiques et des avocats qui partageaient ses vues sur le rôle des intellectuels (26).

Le parti démocratique de masse, les syndicats attachés à la production et à la gestion des industries, l'intelligentsia libérale : voilà la triade de forces interactives qui, selon Childe, mènerait la société vers le socialisme. Il faut souligner que c'était là une vue pragmatique : Childe, comme les autres intellectuels de son bord, n'avait d'aucune façon une foi absolue dans ce mouvement. En fait il n'éprouvait que mépris pour les « idéalistes rêveurs ». Nous trouvons donc ici, dans les luttes politiques concrètes de la deuxième décennie du XXe siècle, une autre origine du socialisme parlementaire. Ce fut un moment réellement fécond qui nous a laissé en héritage une conception positive, dynamique de ce type de socialisme.

Mais ce moment prit fin : la triade se défit. La conjoncture économique internationale défavorable du début des années 1920, la contre-offensive politique conservatrice, la victoire des forces bureaucratiques dans les syndicats et la corruption de certains leaders travaillistes contribuèrent déclin du Parti. Childe, comme tant d'intellectuels de gauche dans le monde adopta une attitude plus pessimiste vis-à-vis du socialisme parlementaire. Mais contrairement à d'autres, cette évolution ne l'entraîna pas vers le communisme. Il n'était pas enclin à donner au prolétariat le rôle romantique d'une source naturelle mais immature du socialisme, ni à exalter le parti révolutionnaire qui en prendrait nécessairement la tête. Par son analyse de la « politique politicienne » il voyait, plus nettement que la plupart, qu'une stratégie de parti de masse, fondée sur la mobilisation d'une classe, affecterait cette dernière. Et, comme nous pouvons le voir, cela eut des conséquences pour le socialisme parlementaire.

Si le parti adoptait une conception élargie de la démocratie, participant aux efforts, dont il tirerait lui-même des forces, pour démocratiser le travail et maintenir une mobilisation démocratique de la collectivité, si en bref il résistait à la tentation de la « politique politicienne », il se retrouverait à la tête d'un socialisme parlementaire puissant et vivace. Telle fut l'attente déçue de Childe en 1919-1920, tel fut l'espoir qu'il conçut pour la suite. Si d'un autre côté le parti, suivant une démarche politicienne, limitait la démocratie à la sphère parlementaire comme il l'avait fait après 1920, on aurait une trajectoire différente, mais le socialisme parlementaire ne disparaîtrait pas pour autant. Au contraire, la poli(26)

poli(26) à Murray, 8 juin 1918 ; V.G. CHILDE, Daily Standard, 25 mars 1919 ; V.G. CHILDE, The Plebs, janvier 1924.

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tique politicienne consolida l'identité politique particulière de la classe ouvrière. D'un côté, par l'intermédiaire des syndicats, les travailleurs en vinrent à développer une méfiance collective à l'égard des politiciens travaillistes et tournèrent leurs efforts vers la conquête d'un plus grand pouvoir sur le marché du travail, ne pouvant pas compter sur le parti pour obtenir justice sociale ou égalité. Ils acquirent ainsi une identité de groupe, autant définie par le besoin d'exercer un certain contrôle que par celui d'obtenir des gains matériels. D'autre part, bien que le parti eût renoncé à son action transformatrice, le pouvoir syndical dépendait toujours de l'arrangement politique avec le capital industriel qui avait été conclu au début du siècle, et qui s'articulait depuis lors sur le système de l'arbitrage centralisé. Champion de cette conception des rapports entre capital et travail, qui faisait une large place à l'action de l'État, le Parti travailliste demeurait le symbole politique de la protection de la classe ouvrière et l'instrument, de temps à autre, d'améliorations tangibles des conditions de vie et de travail. C'est là l'origine du second aspect de l'identité politique de la classe ouvrière : celui d'un appui passif et régulier à l'action du Parti travailliste. C'est ce que fait apparaître la stabilité du vote travailliste (oscillant entre 40 et 50 %), et la popularité traditionnelle de la section locale du Parti dans les milieux ouvriers. Ainsi après 1920 le socialisme parlementaire devint un curieux mélange de mobilisation systématique d'une classe et de soutien individuel passif de la part des travailleurs (27).

(27) Le concept sartrien de la sérialité en politique de classes a été appliqué de manière inventive par A. METCALFE dans son oeuvre For Freedom and Dignity, op. cit.

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Malgré leur grande diversité de points de vue et d'objectifs, les travaux consacrés à l'histoire du communisme australien présentent des caractères homogènes. Tout d'abord ils insistent sur la doctrine, pour la présenter, suivant l'inclination de l'auteur, comme une source soit d'illusion, soit de sagesse. Des membres du Parti communiste, de Lance Sharkey et E.W. Campbell à Ralph Gibson, ont tenté de démontrer qu'à travers les soubresauts et les retournements de l'histoire, tant australienne que mondiale, le Parti avait su maintenir une ligne générale conforme aux principes du marxisme-léninisme (1). Des dissidents d'obédiences diverses, trotskystes, maoïstes, fidèles de Moscou, ont vu dans les erreurs du Parti le signe qu'il s'était éloigné d'une application correcte de cette ligne (2). D'autres critiques et transfuges ont insisté sur les conséquences pernicieuses du zèle idéologique du Parti (3). Les historiens universitaires ont imputé la montée et le déclin de l'activité communiste à des stratégies telles que classe contre classe, front populaire et front unique, conséquences d'une forme d'activité politique nettement doctrinaire (4).

Un autre trait commun de ces descriptions du communisme australien est qu'elles admettent le postulat, fondamentalement léniniste, de l'efficacité de l'action

Professor, Université de Melbourne. Traduction de Tristan Perrier.

(1) L.L. SHARKEY, An Outline History of the Australien Communist Party, Sydney, Australian Communist Party, 1944 ; E.W. CAMPBELL, History of the Australian Labor Movement : A Marxist Interprétation, Sydney, Current Book Distributors, 1945 ; R. GlBSON, The People Stand Up, Ascot Vale, Red Rooster Press, 1983.

(2) T. O'LlNCOLN, lnto the Mainstream : The Decline of Australian Communism, Sydney, Stained Wattle Press, 1985 ; E.F. HlLL, Communism and Australia : Reflections and Reminiscences, Fitzroy, Vic, Communist Party of Australia (M.-L.), 1989 ; W.J. BROWN, The Communist Movement and Australia : An Historical Outline, Haymarket, N.S.W., Australian Labor Movement History Publications, 1986.

(3) M.H. ELUS, The Garden Path : The Story of the Saturation of the Australian Labour Movement by Communism, Sydney, The Land, 1949 ; C.H. SHARPLEY, The Great Delusion : The Autobiography oj an Ex-Communist Leader, Melbourne, Heinemann, 1952.

(4) A. DAVIDSON, The Communist Party of Australia : A Short History, Stanford, Hoover Institution Press, 1969.

Le Mouvement Social, n° 167, avril-juin 1994, © Les Éditions de l'Atelier/Éditions Ouvrières

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politique. Pour ceux qui après 1917 réagirent favorablement à la monopolisation de l'élan révolutionnaire par les Bolcheviks, les conditions objectives du renversement du capitalisme mondial étaient réunies, de sorte qu'une direction politique se dotant de formes d'organisation appropriées pouvait guider et conduire les opprimés dans l'accomplissement de leur mission historique. Le fait que pendant plus de dix ans la section australienne de l'Internationale communiste demeura limitée à quelques centaines de membres ne faisait qu'augmenter la valeur du rôle qu'ils s'attribuaient, et quand ces enthousiastes s'interrogèrent sur leur propre histoire, ils analysèrent leur incapacité à réaliser leurs objectifs en termes d'erreurs et d'insuffisances dans l'application d'un modèle politique qu'il n'était pas question de mettre en cause. Puisque les effectifs demeuraient restreints, il était d'autant plus important d'appeler à plus de sacrifices, de renforcer la discipline du parti et de s'assurer que les membres se conformaient entièrement à la tâche qu'on leur confiait. Leurs ennemis, quant à eux, faisaient de ces vertus des vices et attribuaient au parti une remarquable cohésion dans un complot visant à provoquer agitation et sédition au sein d'une population par ailleurs inerte. Même les études les plus scientifiques de l'activité communiste en Australie pendant les années 1920 et 1930 traitent de son impact sur un public diversement réceptif ou inflexible (5).

Un troisième caractère commun dérive des deux premiers : le communisme australien est perçu comme quelque chose d'extrinsèque, sinon exotique, quelque chose que ses propres partisans devaient apprendre ou accepter avant de pouvoir assumer leurs responsabilités politiques. Si les auteurs communistes, tout comme les divers adaptateurs de la doctrine, insistent sur la pertinence de celleci dans le contexte australien et lui tracent des antécédents dans l'histoire nationale, ils admettent tous comme un axiome l'idée que le marxisme-léninisme dissipe les ténèbres et la confusion nationales. Ainsi la diffusion de textes canoniques, la juste appréciation de leur contenu et l'adoption de formes et de méthodes d'organisation spécifiques sont des préalables indispensables du communisme en Australie. De leur côté, les adversaires du communisme mettent l'accent sur le caractère étranger de la doctrine et sur la subordination totale du Parti communiste à une direction étrangère. Et l'étude universitaire la plus substantielle du Parti communiste d'Australie (plus loin, C.P.A.) voit dans son histoire « une rupture avec les traditions australiennes et une inféodation à une tradition étrangère », le Parti ayant perdu son élan originel pour tomber dans « une soumission totale à la ligne politique du Komintern et au système organisationnel du centralisme démocratique » (6).

Tous ces traits de l'histoire du communisme s'accentuèrent sous l'effet de

(5) R. GOLLAN, Revolutionaries and Reformists : Communism and the Australian Labour Movement 1920-1950, Canberra, Australian National University Press, 1975 ; F. FARRELL, international Socialism and Australian Labour : The Left in Australia 1919-1939, Sydney, Hale and Iremonger, 1981.

(6) A. DAVIDSON, The Communist Party..., op. cit., p. XI, 65. Cette interprétation largement acceptée fut contestée par P. MORRISON, The Communist Party of Australia and the Australian Radical-Socialist Tradition, 1920-1939, thèse de Ph.D., 1975, et aussi par un cadre dirigeant du parti, J.D. BLAKE, « The Australian Communist Party and the Komintern in the Early 1930s », Labour History, novembre 1972, p. 38-47.

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la guerre froide. Les fidèles du Parti, sur le pied de guerre, eurent d'autant plus le sentiment de prendre part à un mouvement qui avait transformé l'histoire du monde. La guerre froide donna également un public à la littérature anticommuniste, tout aussi manichéenne. Et elle imposa ses exigences à la vie intellectuelle, de telle sorte que les historiens du communisme, soumis aux intenses pressions d'un conflit bipolaire, eurent du mal à étudier leur sujet en dehors de ce cadre géopolitique.

Ce n'est qu'avec la fin de la guerre froide qu'une autre sorte de mémoire a pu se révéler, qui trouve son expression dans les récits et souvenirs de ceux qui à présent se rendent compte qu'il n'y a plus de Parti communiste. C'est une littérature qui s'attache à l'expérience individuelle, et qui par là dissout l'enveloppe dure et impersonnelle de l'historiographie traditionnelle pour la remplacer par la fragile subjectivité de l'individu. Mais elle n'en est pas moins l'expérience partagée d'une génération et d'une époque, de circonstances et d'espoirs irrémédiablement disparus. Elle se construit par une double rétrospective : la rétrospective autobiographique dans laquelle l'innocence cède à l'expérience, et la rétrospective historique dans laquelle l'anticipation cède à la résignation (7). Elle répond donc à l'appel d'Eric Hobsbawm en faveur d'une histoire du communisme qui puisse capter l'« humeur du bolchevisme » ; mais elle commence à peine à démêler la relation cruciale qu'il avait identifiée en décrivant le Parti communiste national comme « l'enfant de deux partenaires mal assortis, une gauche nationale et la Révolution d'Octobre ». La métaphore de Hobsbawm est rendue problématique par la sensibilité très marquée de la littérature récente à l'attitude du communisme vis-à-vis des rapports de sexes (8), mais il l'utilise pour montrer que cette relation cruciale était maintenue par une combinaison d'amour et d'intérêt. D'amour, parce que la Révolution russe prouvait qu'une révolution socialiste était possible et même certaine, et que d'autres formes d'organisation, de stratégie et de tactique étaient vouées à l'échec. De nécessité, parce qu'il n'y avait pas d'activité révolutionnaire viable en dehors de l'Internationale communiste, et que, si cela signifiait accepter le leadership de Moscou, il y avait au moins là un garde-fou nécessaire contre la tentation du nationalisme (9).

L'intérêt d'une telle formulation est qu'elle reconnaît la nature paradoxale d'une relation à la fois volontaire et involontaire, imposée et acceptée. Perry Anderson a observé que « le Komintern demeure jusqu'à aujourd'hui un phénomène sociologique sans équivalent, en tant qu'organisation exigeant fidélité disciplinée et loyauté absolue des sections nationales qui la constituent ». Les sections nationales acceptèrent une discipline de fer, étrangère à leur culture politique indigène

(7) Cette littérature est examinée par D. CARTER, « "History Was On Our Side" : Memoirs of the Australian Left », Meanjin, vol. 46, n° 1, 1987, p. 108-121, et P. BEILHARZ, « Elegies of Australian Communism », Australian Historical Studies, avril 1989, p. 292-306.

(8) J. STEVENS, Taking the Revolution Home : Work Among Women in the Communist Party of Australia : 1920-1945, Melbourne, Sybylla, 1987 ; J. DAMOUSI, « Modernism, Socialism and Communism : a Gender Critique », Journal of Australian Studies, mars 1992.

(9) E.J. HOBSBAWM, Revolutionanes : Contemporary Essays, Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1973, p. 3-10.

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et qui les soumettait à la mainmise stalinienne. Mais cette mainmise s'exerçait en l'absence de sa sanction caractéristique, la terreur. D'où la question d'Anderson : « quelle est la nature d'un parti stalinien dans une société où ce parti ne dispose ni de moyens de coercition politique, ni de pouvoir administratif, ni d'aucun autre type de contrainte physique à exercer sur ses membres ? » (10). Le but de cet article est de chercher une réponse à cette question, en examinant la relation que le parti communiste d'Australie, dans ses premières années, entretenait avec l'Internationale communiste.

Des visions très différentes dans un parti loin de Moscou

La création du Parti communiste australien fut de toute évidence un écho au succès des communistes russes, mais un écho différé et atténué d'événements dont la portée n'avait pas été bien comprise au premier abord. Si la Grande Guerre avait radicalisé le mouvement ouvrier australien, celui-ci restait obstinément attaché aux méthodes établies de réforme politique et d'arbitrage des conflits du travail. L'impatience des militants devant cette politique trop limitée se traduisait par l'agitation ouvrière et par le projet d'un grand syndicat unique (One Big Union) ; la répression par l'État des Industrial Workers of the World (I.W.W.) en 1917 et les grèves de l'après-guerre ne firent que renforcer la méfiance à l'égard de la politique. Il n'y eut pas de schisme dans les rangs de la principale organisation ouvrière comme en Europe occidentale, mais le Parti communiste d'Australie fut constitué par un amalgame d'éléments dissidents mal assortis. En outre ces derniers ne s'assemblèrent pas spontanément autour des principes de la Troisième Internationale, chacun d'eux voyant dans la Révolution russe la confirmation de la validité de sa propre position et répugnant à céder du terrain à ses rivaux.

Soutenir les Bolcheviks ne se traduisit pas forcément par l'acceptation de leurs méthodes : Bob Ross exprimait le point de vue de la majorité du Parti socialiste victorien, le plus important des groupements socialistes, quand il fit la distinction entre les contextes russe et australien (11). Ceux qui prenaient effectivement la Révolution d'Octobre en exemple se trouvaient handicapés par la rareté des informations au sujet de ses chefs et de leur doctrine, rareté encore renforcée par la censure, car le gouvernement continua longtemps après la fin des hostilités à utiliser ses pouvoirs draconiens du temps de guerre pour interdire la publication d'opinions qui lui déplaisaient. Au début, l'idée la plus répandue était que le bolchevisme privilégiait l'action politique par rapport à l'action syndicale, ce qui con(10)

con(10) ANDERSON, « Communist Party History », dans People's History and Socialist Theory, sous la direction de R. SAMUEL, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1981, p. 145-156.

(11) R.S. ROSS, Revolution in Russia and Australia, Melbourne, Ross's Book Service, 1920.

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tribua à une nette réorientation du mouvement ouvrier, à une époque où l'élan du syndicalisme révolutionnaire, associé aux Industrial Workers of the World, s'épuisait dans une dernière tentative infructueuse de créer un grand syndicat unique (12). Que le bolchevisme rompait aussi avec les méthodes et l'esprit traditionnels de l'action politique, cela apparaissait moins nettement.

Le Parti communiste d'Australie fut fondé officiellement par un congrès réuni le 30 octobre 1920 à Sydney, qui élut un exécutif provisoire. Moins de deux mois après, celui-ci se déchira dans un concert d'accusations et de contreaccusations de trahison. Pendant les dix-huit mois qui suivirent, il y eut deux partis communistes, l'un issu de l'ex-Parti socialiste australien (A.S.P.), groupement peu nombreux mais solide de propagandistes marxistes qui se firent connaître sous le nom des Communistes de Liverpool Street, à cause de l'adresse de leur permanence à Sydney, et l'autre surtout formé de syndicalistes de gauche du Conseil ouvrier de la Nouvelle-Galles du Sud, que l'on appelait les « Rouges de Trades Hall », établis dans le voisinage, à Sussex Street. Sussex Street accusait Liverpool Street de s'accrocher à des méthodes surannées de propagandistes sectaires ; pour Liverpool Street, Sussex Street était une alliance malsaine de « Rouges de Trades Hall » opportunistes et d'aventuriers parvenus, de surcroît contaminés par le côté « vagabonds » des anciens « Wobblies » (I.W.W.) (13).

Dans la lutte pour la suprématie, se faire reconnaître par l'Internationale communiste devint rapidement un objectif essentiel. Les deux factions rivales déclarèrent accepter les 21 conditions d'admission imposées par le deuxième congrès de l'Internationale en août 1920, et l'une et l'autre arboraient la faucille et le marteau. La grande difficulté était de faire valoir directement leurs prétentions, à une époque où la communication entre l'Australie et Moscou était extrêmement difficile, et où la connaissance qu'avaient les Soviétiques des affaires australiennes était très fragmentaire. Tout d'abord, le groupe de Sussex Street parut mieux placé, en raison de ses rapports avec Peter Simonoff. Simonoff faisait partie de l'importante communauté d'exilés russes en Australie, et en 1917 il avait amené la section de Broken Hill du Syndicat des travailleurs russes à rejoindre l'A.S.P. A la suite de la Révolution d'Octobre le nouveau pouvoir le désigna comme son représentant en Australie. Que le gouvernement australien refusât de reconnaître le statut diplomatique de Simonoff, l'inculpant et l'incarcérant pour avoir transgressé le « War Precautions Act » (loi limitant les libertés en temps de guerre), ne faisait que renforcer son prestige (14). Rejetant l'A.S.P. pour son incapacité à utiliser

(12) Cette conception fut exposée plus en détail par AT. Brodney qui rédigea une série d'articles dans International Socialist, débutant par « The Basis of Communist Activity » le 17 avril 1920. Elle reçut un soutien important quand l'un des dirigeants des I.W.W., Tom Glynn, approuva l'appel de l'Internationale communiste aux I.W.W. dans le pamphlet To the I.W.W. : A Special Message from the Communist International. Foreword by Tom Glynn, Melbourne, Proletarian Publishing Association, 1920.

(13) Le terme « vagabondage » (bummery) était utilisé pour décrire le ton clairement provocateur adopté par les I.W.W. ; elle fait référence à leur chanson subversive « Hallelujah, I'm a Bum » (je suis un vagabond).

(14) E. FRIED, « The First Consul : Peter Simonoff and the Formation of the Australian Communist Party » dans Russia and the Fijth Continent : Aspects of Russian-Australian Relations, sous la direction de J. MCNAIR et T. POOLE, St. Lucia, University of Queensland Press, 1992, p. 110-125.

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les tactiques de masse, il lança un appel pour un Parti communiste neuf et unifié (15), et se rapprocha du groupe qui allait devenir celui de Sussex Street. D'ailleurs, avant d'ouvrir leur permanence en cet endroit, ils avaient agi à partir d'un « consulat » officieux animé par Simonoff à Sydney. Au cours de l'année 1920, Simonoff travailla à la mise sur pied du nouveau parti, en collaboration étroite avec W.P. Earsman, secrétaire du groupe, Christian Jollie Smith, jeune avocat révolutionnaire, et Jock Garden, chef des « Rouges de Trades Hall » au sein du Conseil ouvrier (16).

Mais Simonoff était handicapé par son propre éloignement de Moscou (il tenta à plusieurs reprises de rentrer, mais il en fut empêché jusqu'au milieu de l'année 1921, moment où il était là-bas tombé en disgrâce (17) et fut bientôt supplanté par un autre envoyé, Paul Freeman. Américain d'origine allemande arrivé en Australie en 1911, Freeman en avait été expulsé d'Australie en 1919 pour s'être compromis avec les I.W.W. Il finit par se retrouver en Russie, où il se présenta comme délégué des I.W.W. d'Australie au Deuxième Congrès de l'Internationale communiste. Puis au début de 1921 il retourna secrètement en Australie, en apparence pour organiser la délégation australienne à la première réunion de l'Internationale syndicale rouge (plus loin I.S.R.) (18). Rejoignant le parti de Liverpool Street, il fit à ses hôtes tant de promesses que ceux-ci, en demandant le renouvellement de leur affiliation à l'Internationale communiste, sollicitèrent en même temps 3 000 livres de subvention (19). Le prestige de Freeman ne se limitait pas à Liverpool Street. Il invita les représentants de Sussex Street à venir parler d'unité, avant de partir pour Moscou via l'Asie début avril afin d'assister au prochain Congrès de l'Internationale communiste, en tant que représentant accrédité du parti de Liverpool Street. Trop confiant peut-être dans la solidité de sa position, ce parti rejeta alors immédiatement les ouvertures de Sussex Street (20).

Sur l'assurance de Freeman que l'Internationale communiste les rembourserait de leurs frais, un groupe hétéroclite d'Australiens se mit à mendier, à emprunter, et courut s'embarquer pour aller participer au congrès. Le seul délégué de Sussex Street était son secrétaire, Earsman, mais un destin favorable lui fournit des atouts dont il tira pleinement avantage. Tout d'abord, il gagna la confiance de Tom Bell, le membre britannique du comité exécutif de l'Internationale, qu'il

(15) Publié sous le pseudonyme de Peter Finn dans The Proletarian, magazine dont le rédacteur en chef était Guido Baracchi, l'un des deux délégués de Melbourne à la conférence fondatrice.

(16) Il s'assura aussi de l'adhésion du groupement communiste de Brisbane ; voir la lettre de J.B. Miles à A.T. Brodney, 21 mai 1921, Rawling Papers, Australian National University Archives of Business and Labour, N57/270.

(17) Earsman à Simonoff, 11 août 1921, Hancock Papers, Mitchell Library, ms 772/9.

(18) « Moscou/ Calls to Australia's Trade Unions », International Communist, 12 mars 1921.

(19) Le Parti communiste au comité exécutif de la Troisième Internationale, 22 mars 1921, Archives de l'Internationale communiste 495/94/6 (un microfilm de ces archives se trouve à la Mitchell Library à Sydney), plus loin abrégées en CI.

(20) Lettres du secrétaire général du parti de Liverpool Street au secrétaire général par intérim du parti de Sussex Street, 5, 8 avril 1921 (Hancock Papers ms 772/9). La direction de Liverpool Street expliqua son action à l'Internationale communiste par lettre le 15 avril 1921 ; 495/94/6.

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mit dans des dispositions favorables. Ensuite, comme Freeman avait été retardé et que le second délégué à part entière de Liverpool Street s'était vu arrêter par la police en cours de trajet, il ne restait qu'un suppléant incapable pour défendre la cause de Liverpool Street lors de la période cruciale de l'ouverture. Quand Freeman et un autre camarade de ce dernier Parti arrivèrent, Earsman fut à même de présenter son accréditation à un dirigeant du syndicat des chemins de fer de Victoria, Bill Smith, venu à Moscou pour la réunion de l'I.S.R. Et finalement le destin se manifesta encore dans l'accident de chemin de fer du 24 juillet, qui coûta la vie à Freeman et à six autres délégués étrangers. Le résultat en fut que quand un bureau restreint de l'exécutif commença, début août, à examiner le contentieux australien, les deux délégations étaient à égalité par le nombre. Earsman fit fonction de rapporteur au cours des discussions qui se déroulèrent sous la présidence de Borodine, le compagnon de Lénine, et rédigea la décision finale, au terme de laquelle les deux partis devaient s'unir par une conférence conjointe qui aurait lieu au plus tard en janvier 1922. En outre, Earsman, rentrant par l'Allemagne, y agit en émissaire de l'Internationale, et aussi imagina le moyen par lequel Moscou enverrait des messages et de l'argent aux camarades australiens. Quoi de plus innocent que l'adresse du père de Christian Jollie Smith, qui était celle d'une église du quartier le plus respectable de Melbourne (21) ?

Quand leurs rivaux de Sussex Street leur présentèrent une copie de la résolution du bureau restreint, les infortunés dirigeants du parti de Liverpool Street firent savoir qu'ils en contesteraient la validité en en appelant à Moscou. Mais leur protestation eut peu d'effet. Le secrétaire du comité exécutif se borna à répéter qu'il fallait que les deux partis s'unissent, et exigea qu'on lui rende compte, par retour du courrier, des congrès accomplis en ce sens (22). En avril 1922, la section anglo-américaine du comité exécutif reçut un rapport des camarades de Sussex Street sur leurs efforts répétés pour convoquer une conférence d'unité ; elle écouta un délégué de Sussex Street dénoncer l'obstination de Liverpool Street ; en juin elle le renvoya avec l'injonction rigoureuse de concrétiser l'union au plus tard en septembre (23). L'exaspération de l'Internationale était compréhensible ; ainsi Rakosi observait : « les camarades qui sont venus ici l'année dernière ont spontanément exposé toutes leurs divergences et promis de réaliser leur unité, mais une fois rentrés chez eux ils n'en ont rien fait » (24). D'autant plus remarquable est la réticence de Moscou à trancher entre les deux rivaux. La direction de Sussex Street avait beau soutenir qu'elle s'était conformée au programme fixé, et que ses ouver(21)

ouver(21) au bureau restreint, 5 août 1921, et à M. Rakosi, 4 septembre 1921, CI. 495/94/6. Son rapport au comité central exécutif du C.P.A. sur ce congrès fut présenté à la conférence du parti des 27-29 décembre 1921 (Hancock papers ms 772/9) et publié dans l'Australian Left Review, octobrenovembre 1970 p. 2-19.

(22) Le secrétaire général du parti de Liverpool Street au parti de Sussex Street, 27 décembre 1921 (Hancock papers ms 772/9). Kuusinen aux secrétaires des deux partis australiens, 10 avril 1922 (C.I. 495/94/11).

(23) Le secrétaire général du parti de Sussex Street au C.E.I.C, février 1922 (CI. 495/94/6), et procès-verbaux de la section coloniale du C.E.I.C, 6, 14 avril, 6 juillet 1922 (CI. 495/72/2).

(24) Procès-verbaux de la section anglo-américaine, 15 juin 1922.

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tures répétées vers Liverpool Street en vue d'une conférence sur l'unité avaient été rejetées ; elle eut beau assurer qu'elle avait été « trompée, humiliée et sabotée » par des séparatistes opiniâtres (25), Moscou maintenait que la question devait être réglée par les partis eux-mêmes. Et c'est ce qui se passa. En juin 1922 les partisans de l'unité s'établirent aux commandes de la section de Sydney du parti de Liverpool Street, section d'importance vitale. Ils s'emparèrent de son matériel et prirent immédiatement des dispositions pour une conférence d'unité avec Sussex Street, laissant l'ex-secrétaire général de Liverpool Street se lamenter ainsi : « On ne veut pas d'hommes honnêtes dans le mouvement. Les esclaves n'en veulent pas. Je n'ai aucune envie de faire obstacle aux désirs des esclaves » (26).

Earsman annonça le succès du congrès d'unification lors d'une réunion de la section anglo-américaine du Comité Exécutif de l'Internationale Communiste (plus loin C.E.I.C), qui décida de reconnaître le parti unifié en août 1922 (27). Le Parti communiste d'Australie fut donc constitué conformément aux désirs de l'Internationale communiste, et par référence à ses principes et à son autorité, mais ce fut le résultat de l'action de militants locaux enthousiastes utilisant leurs propres moyens. Le prestige des liens ainsi noués était considérable ; les délégués australiens qui revenaient de l'État des prolétaires considéraient l'expérience qu'ils avaient vécue comme une quasi-révélation. Ainsi, le journal australien Communist rapporta que Jack Howie, président de la Fédération syndicale de NouvelleGalles du Sud et délégué à la réunion de l'I.S.R., « était à son retour un autre homme, plus capable, plus direct, et avec une vision plus profonde du mouvement révolutionnaire » (28). Néanmoins les moyens étaient modestes, les enthousiasmes intermittents. Une partie des effectifs initiaux du communisme australien provenait de groupes socialistes préexistants, mais il y avait une forte tendance à la défection chez de tels propagandistes sincères qui agissaient dans les grandes villes aux marges du mouvement ouvrier organisé. Le Parti trouvait dans les syndicats son autre terrain de recrutement, particulièrement dans les zones industrielles plus éloignées, et les militants qui y étaient recrutés eurent une influence plus durable, mais la nature saisonnière et itinérante de leurs emplois condamnait leur activité à demeurer épisodique. Ainsi, si le groupe central de Sydney subsista, les petits groupements communistes de capitales d'État comme Melbourne, Adelaïde et Perth se désagrégèrent rapidement, tandis que les charbonnages de Nouvelle-Galles du Sud et les sucreries et les conserveries de viande du nord du Queensland se révélaient des sites plus fertiles. Pendant son premier quart de siècle, le Parti communiste d'Australie allait garder une composition sociale fortement prolétaire.

Parce qu'ils n'avaient pas de pratique directe de l'Australie, les cadres supérieurs de l'Internationale communiste devaient se fier aux avis du Parti commu(25)

commu(25) secrétaire général du parti de Sussex Street au C.E.I.C, février 1922.

(26) Arthur Reardon à AT. Brodney, 18 juin 1922 (Rawling Papers N57/222). Les minutes de la section de Sydney sont à la Mitchell Library, mx 2389/1. Les minutes relatives au succès de la conférence d'unité en juillet 1922 sont dans les Hancock Papers, ms 772/9.

(27) Procès-verbaux de la section anglo-américaine, 8 août 1922 (C.I. 495/72/2).

(28) Communist, 25 août 1922.

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niste britannique, et ils avaient du mal à interpréter les rapports qu'ils recevaient du pays. D'un côté, lors du quatrième congrès de l'Internationale en novembre 1922, Jock Garden annonçait à grand bruit que le Parti australien contrôlait 400 000 ouvriers ; de l'autre, Earsman dans un rapport au comité exécutif affirmait que l'effectif réel du Parti ne dépassait pas 250 membres (29). Les prétentions outrancières de Garden tiraient quelque vraisemblance du fait qu'il était secrétaire de la Fédération syndicale de Nouvelle-Galles du Sud, à laquelle adhéraient des syndicats totalisant quelque 240 000 membres. Mais quand il en rajoutait en affirmant qu'il y avait dans chaque syndicat un noyau communiste, de telle sorte que le parti « était à même de diriger la politique du mouvement syndical » (30), il était sciemment de mauvaise foi. Loin de s'engager dans une « activité communiste systématique et continue dans les syndicats, les conseils ouvriers et les comités d'usines » comme le stipulaient les statuts de l'Internationale communiste, Garden et son groupe de cadres syndicaux constituant les « Rouges de Trades Hall » s'abstenaient de toute action de grève et ne faisaient aucun effort pour mobiliser leurs militants. L'arbitrage des conflits du travail et l'opportunisme politique étaient leurs modes d'action favoris. Ils étaient les produits d'un mouvement ouvrier sensiblement différent de celui que connaissaient les cadres de l'Internationale communiste, mouvement qui avait créé le Parti travailliste comme bras politique des syndicats, et leur adhésion au Parti communiste était un résultat de leur incapacité à mettre la main sur le Parti travailliste — voire une tactique pour continuer une action décidément non-révolutionnaire (31). Toutefois, à Moscou en novembre 1922 il n'y eut personne pour contester les assertions de Garden, et le congrès l'élut au Comité exécutif de l'Internationale communiste. Quand, à son retour en Australie, on lui demanda : « Jock, pourquoi as-tu fait ça ? », il répondit en souriant avec un grand clin d'oeil : « c'est ce qu'ils voulaient » (32).

Aussi est-il difficile de croire au succès du Parti communiste avant son affiliation à l'Internationale communiste, alors qu'il « suivait encore la ligne socialiste traditionnelle » (33). Le fait que la fondation du Parti communiste australien (ou des Partis communistes australiens) ait eu lieu pendant une phase de déclin du militantisme ouvrier incitait ses fondateurs à voir dans le communisme une solution de rechange au syndicalisme révolutionnaire. L'ardent dynamisme révolutionnaire de l'Internationale communiste dans sa période initiale plaisait aux sympathisants australiens sans que leurs méthodes en soient tout de suite affectées. Mais une fois qu'un Parti communiste unique fut bien en place et reconnu, il y avait

(29) lnprecor, n° 116, 1922, p. 5959 ; Earsman à Kuusinen, 4 février 1923 (CI. 495/94/17). Les chiffres tirés des publications communistes par A. DAVIDSON, The Communist Party..., op. cit., p. 33 et F. FARRELL, International Socialism..., op. cit., p. 59, qui situent les effectifs entre 750 et 1 500 membres, sont largement surévalués.

(30) J. GARDEN, « Report of Trade Union Movement in Australia », novembre 1922 (C.I. 534/7/1).

(31) Voir M. DIXON, Reformists and Revolutionaries : An Interpretation of the Relations between the Socialists and the Mass Labor Organisations in New South Wales, 1919-27..., thèse de Ph.D., Australian National University, 1965, ch. 1, 3.

(32) Cité dans l'histoire manuscrite du C.P.A. par J.N. Rawling (Rawling ms N57/1, p. 118).

(33) A. DAVIDSON, The Communist Party of Australia, op. cit., p. 39.

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déjà à l'Internationale le sentiment que la période des crises révolutionnaires était passée, et que dans les pays capitalistes prospères les communistes devraient s'engager dans des stratégies nouvelles.

La difficile assimilation des stratégies de la IIIe Internationale

La période de stabilisation capitaliste que l'Internationale communiste entrevoyait en 1921 eut pour résultat l'adoption d'une stratégie de front unique, suivant laquelle des sections nationales comme le Parti communiste d'Australie devaient constituer des alliances à l'intérieur des organisations ouvrières et les gagner au communisme. Modulée suivant les circonstances, cette tactique resta en vigueur jusqu'au terme de la décennie. Puisqu'il n'y avait pas d'obstacle à l'activité communiste dans les syndicats, la question centrale était celle des rapports du Parti communiste avec le Parti travailliste. En effet, comme la grande majorité des syndicats étaient affiliés en bloc au Parti travailliste australien (Australian Labour Party ou A.L.P.), les communistes pouvaient exercer une influence importante sur la politique de l'A.L.P. Pour commencer, ils luttèrent pour le droit d'adhérer aux sections locales de l'A.L.P. en tant que communistes, et d'y être élus à des positions dirigeantes ; quand finalement les Travaillistes mirent un terme à cette possibilité, fermant la porte à Garden et à ses camarades, ceux-ci quittèrent le Parti communiste tout en demeurant influents à l'I.S.R., au Congrès syndical pan-Pacifique et à d'autres organisations de la mouvance communiste. Le Parti riposta en appelant à un « front uni à la base », sans grand effet cependant vu la faiblesse de son organisation et de ses effectifs, qui par ailleurs rendit vain ses efforts pour affirmer une identité distincte.

Si le Parti communiste n'avait guère besoin qu'on l'encourage pour adopter une stratégie de front unique, conforme aux dispositions de ses membres en 1922, il mit un certain temps à assimiler toutes les implications de son adhésion à l'Internationale. Les statuts de celle-ci attribuaient une souveraineté complète au congrès, qui à son tour déléguait une autorité illimitée au Comité exécutif. Cet organe adressait des « directives impératives à tous les partis et à toutes les organisations », qui devaient le tenir entièrement informé en retour, et il pouvait aussi déléguer des représentants pour contrôler l'action des partis nationaux. Il dirigeait à son tour un ensemble complexe d'organismes qui avaient également pleins pouvoirs pour le représenter. Le résultat en était une structure hiérarchique centralisée dont chaque échelon « avait toute puissance sur les niveaux inférieurs mais était complètement soumis aux niveaux supérieurs » (34).

(34) F. CLAUDIN, La crise du mouvement communiste : du Komintern au Kominform, Paris, F. Maspero, 1972, 1.1. Les principaux statuts figurent dans The Communist International 1919-1943 : Documents, sous la direction de J. DEGRAS, Londres, 1956, vol. 1, p. 161-166, 436-442, vol. 2, p. 117-122, 464-471.

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En 1923, l'exécutif central du Parti australien rendait compte de ses activités aux sections du secrétariat du C.E.I.C. responsables des questions d'organisation, d'agitation et de propagande. Mais le contact restait difficile, tant à cause des problèmes de communication (les messages transitaient habituellement par Londres) que de la négligence de Sydney ; en août 1924, le C.E.I.C. avertit les Australiens que leur envoi d'informations était « très insuffisant », ajoutant : « tant que vous ne nous en direz pas plus, nous ne pourrons espérer établir une section efficace de l'Internationale communiste en Australie ». De leur côté les Australiens ne cessaient de se plaindre d'être négligés, voire victimes d'une « indifférence totale » (35). Il y avait un flux d'argent dans les deux sens, cotisations venant d'Australie et versements de Moscou, et si l'on ne possède pas de détails sur ces échanges, on sait que la balance des paiements était nettement favorable à l'Australie. Les Australiens avaient avant tout affaire à la section anglo-américaine de Moscou, un temps rebaptisée secrétariat britannique, composée de communistes de premier plan, britanniques et autres. En outre le Parti britannique avait officiellement la responsabilité d'orienter l'action dans les dominions du Commonwealth. Cette subordination du Parti australien à celui de Grande-Bretagne était à l'origine d'un certain mécontentement, car on avait l'impression que les Britanniques ne connaissaient pas et ne cherchaient pas à connaître la conjoncture australienne. Les premiers émissaires dépêchés auprès du Parti australien venaient de Grande-Bretagne. Dora Montefiore se rendit à Sydney en 1923 avant d'aller représenter le C.P.A. au cinquième congrès de l'Internationale la même année. Elle en vit « assez à Sydney pour comprendre la gravité de la situation confuse » qui y prévalait et préconisa l'envoi urgent d'un organisateur par Moscou, avis dont elle fit part à un cadre du Parti britannique pour qu'il le transmette au C.E.I.C. (36). On y répondit en 1926 par l'envoi en Australie de R.W. Robson, qui revint en 1927. D'autres émissaires envoyés en Australie y limitèrent leur activité à l'organisation syndicale pan-Pacifique.

Dans sa recherche d'un modus vivendi avec l'Internationale communiste, le Parti australien subissait l'influence dominante des membres qui ramenaient d'Union soviétique une idée plus claire de ce qu'impliquait l'adhésion. Ceux qui avaient assisté aux premiers congrès n'avaient eu que des contacts fugitifs avec l'organisation, à l'exception d'Earsman qui ne retourna pas en Australie après 1922 et devint fonctionnaire soviétique. Cependant, en 1924, deux de ses camarades de jeunesse du Victorian Labor College, pré-communiste, regagnèrent le pays après de longs séjours à l'étranger. Tous deux étaient des intellectuels révolutionnaires issus de la bourgeoisie. Le premier, Guido Baracchi, expulsé de l'Université de Melbourne pour activités hostiles à la guerre, avait été l'un des deux délégués de cette ville au congrès fondateur du parti en 1920. Parti pour l'Europe à la fin de 1921, il assista l'année suivante au congrès du Parti britannique (où il remar(35)

remar(35) C.E.I.C au comité central du C.P.A., 18 août 1924 (C.I. 495/18/229) ; le secrétaire du C.P.A. à JT. Murphy et au C.E.I.C, n.d. mais 1927 (C.I. 495/94/43).

(36) Montefiore à Inkpin, 1er février 1925 (C.I. 495/94/26).

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qua « la très nette survivance de tendances impérialistes ») (37) et travailla ensuite à Berlin comme rédacteur en chef de l'édition anglaise d'Inprecor, le bulletin du Komintern. Arrivé à Sydney en avril 1924, il se vit confier la rédaction du périodique théorique du parti ainsi que le contrôle de la formation politique. Trois mois après, Baracchi fut rejoint par son ex-condisciple Esmonde Higgins, passé de l'Université de Melbourne à celle d'Oxford, et qui avait séjourné à Moscou pendant une grande partie de 1920. Expulsé d'Oxford pour activité communiste, il avait travaillé à Londres au Département de recherches ouvrières, entretenant des rapports très étroits avec Harry Pollitt et Rajani Palme Dutt, figures montantes du Parti britannique. Higgins avait été attiré à Sydney par la perspective d'établir en Australie l'équivalent du Département de recherches ouvrières, et fut plus tard promu responsable de la formation des militants et de la rédaction de l'hebdomadaire du Parti. A son avis, aussi, la situation n'était guère encourageante : « le bluff, l'intrigue, l'esprit de faction, l'indiscipline, l'hypocrisie, la parlote, l'incompétence — voilà ce que sont à présent les atouts de notre pauvre vieux parti » (38). La correspondance substantielle de Higgins avec Pollitt devait fournir au Parti britannique un moyen de plus de surveiller son homologue australien.

Après l'échec des efforts visant à constituer un front unique, il y eut à l'intérieur du C.P.A. d'âpres débats. Les membres devaient-ils dissimuler leur obédience communiste pour rester dans le Parti travailliste ? Devaient-ils contracter des alliances avec les factions de ce Parti ? Le Parti communiste devait-il présenter des candidats au Parlement contre le Parti travailliste ? Devaient-ils y encourager une scission ? Tous ces thèmes firent l'objet de débats et de votes lors de congrès du Parti tenus vers le milieu des années 1920, pratiquement sans que l'on évoque la position de l'Internationale communiste, qui de ce fait en était réduite après coup à solliciter des explications sur les erreurs commises aux antipodes (39). La distance et le problème de la sécurité des communications, plus que jamais présent alors que le gouvernement Bruce-Page intensifiait surveillance et harcèlement, limitaient une fois de plus la capacité du C.E.I.C. à diriger le Parti australien. Ce n'est qu'en 1926 qu'on inaugura la pratique de convoquer à Moscou une personnalité australienne, pour qu'elle vienne fournir des éclaircissements avant le congrès du parti, en fin d'année. On avait tendance à voir dans les difficultés que celui-ci rencontrait dans la mise en oeuvre de la stratégie du front unique — irrésolution, confusion, défections — les effets de défauts d'organisation qui devaient être éliminés par un mode d'action plus strict, plus déterminé, plus bolchevique. Mais les projets en ce sens échouèrent, tout simplement à cause de la pauvreté des ressources d'un parti qui en 1925 ne dépassait toujours pas les 250 membres (dont moins de la moitié cotisait), qui ne pouvait toujours pas

(37) The Twenties, mémoires holographiques dans les Baracchi Papers, p. 18 (National Library of Australia ms 5241, dossier 44).

(38) Lettre à Pollitt, n.d. (septembre 1924), Higgins Papers (Mitchell ms 740/4).

(39) Voir par exemple l'explication envoyée par le secrétaire général du C.P.A. au C.E.I.C, 1er novembre 1923, 26 janvier 1924 (C.I. 495/94/19,26).

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s'offrir sa propre presse et qui n'avait toujours qu'un seul permanent (40). Le résultat des élections de 1925 en Nouvelle-Galles du Sud, où six candidats communistes n'obtinrent ensemble que moins d'un millier de voix, eut un effet dévastateur sur le moral et les effectifs. Baracchi fut l'un des quatre membres influents de la direction (les autres, Baker, Denford et Garden avaient chacun occupé les fonctions de secrétaire du parti et de rédacteur en chef) à quitter le Parti dans les remous qui suivirent cette débâcle. Dans sa lettre de démission, il déclara que les militants étaient « les meilleurs camarades que comptait le mouvement », mais en ajoutant : « le parti lui-même en tant qu'organisation est une comédie tellement sinistre que je ne supporte pas d'en faire partie plus longtemps » (41). Higgins posa le diagnostic inverse dans une lettre découragée à Pollitt. L'effectif du Parti, disait-il, consistait en « quelques poignées de personnes à Sydney, quelques noyaux instables à Brisbane, Newcastle, Melbourne, dans le Queensland du Nord et sur les trois gisements de charbon de Nouvelle-Galles du Sud — et rien de plus ». « Tous ce que nous pouvons faire », disait-il encore, « c'est continuer à nous gargariser du nom de Parti communiste » (42).

La façon dont ces deux visions des choses établissent une distinction entre la notion de Parti et celle de la somme de ses membres et de leurs activités appelle l'attention sur un autre aspect de l'histoire du communisme. L'Internationale communiste eut sur le langage, l'état d'esprit et les cadres de référence des communistes australiens une influence plus immédiate, et peut-être aussi plus à long terme, que celle qu'elle exerça sur la structure et la politique du Parti. On pourrait décrire cela comme l'effet discursif du communisme. Les membres du Parti australien furent tout de suite amenés à adopter un nouveau vocabulaire politique. Les termes euxmêmes qu'adoptaient la littérature et la rhétorique du Parti, mélange de marxisme traditionnel, de métaphores guerrières et de descriptions sociales hyperboliques — bourgeoisie et prolétariat, avant-garde et masses laborieuses, aventurisme de gauche et suivisme, etc. — constituaient un jargon ésotérique qui, tout en faisant peu de concessions à l'usage populaire, renforçait chez les communistes la conviction de la validité de leur cause. Certains de ces termes, tel bien sûr celui de dictature du prolétariat, avaient des résonances qui pouvaient être, et étaient en effet, exploitées par ceux qui voulaient discréditer le communisme en en faisant une tyrannie étrangère. D'autres n'avaient guère de signification dans le contexte local : l'expression social-fasciste, introduite en 1929, nécessitait une notion de référence, celle de social-démocratie, que ceux qui ne connaissaient que le Parti travailliste ne pouvaient pas avoir (43). D'autres encore se prêtaient à de déplorables malentendus. Guido Baracchi a raconté à ce propos l'histoire de la femme d'un camarade, qui, entendant dire que son mari pouvait s'enorgueillir de la classe

(40) Rapport financier et organisationnel, cinquième conférence du C.P.A., Communist Party Archives (ces archives, pour l'instant non répertoriées, se trouvent à la Mitchell Library) ; voir aussi le rapport du parti au C.E.I.C, 14 avril 1926 (C.I. 495/94/26).

(41) Baracchi à T. Wright, 9 décembre 1925 (C.I. 495/94/26).

(42) Higgins à Pollitt, 22 mars 1925 (Mitchell ms 740/7).

(43) Tel que le rappelle Edna Ryan dans J. STEVENS, Taking the Revolution Home, op. cit., p. 130-1.

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supérieure de son travail, se leva pour s'exclamer avec indignation : « C'est vousmême qui avez un orgueil de classe ! » (44).

Puis ce fut la rupture avec les usages quant à la nomenclature organisationnelle : plus de sections, mais des groupes, des cellules et des noyaux, plus de discours en plein air, mais de l'Agit-prop, sans parler des nouveaux principes de centralisme démocratique dans les affaires intérieures du Parti, et la formation et la manipulation systématiques d'organisations de front aux noms exotiques tels que l'Internationale syndicale rouge, le Secours rouge international, etc. Outre l'iconographie spécifique du communisme, la faucille et le marteau, les rangs serrés de travailleurs et de paysans, les mâles héros brisant les chaînes capitalistes, il y avait le ton farouchement polémique de l'argumentation politique. Les groupes socialistes plus anciens menaient leurs propres épurations et n'étaient pas en retard pour accabler les « fakirs du travail » et les « vendus politiques », mais ces échanges polémiques avaient un aspect rituel qui les ramenait toujours aux questions de pureté doctrinale. Pour les communistes, le Parti était un objet de vénération, et derrière lui, il y avait l'Internationale communiste, dont il était membre, et la Révolution russe, illustration de son héroïsme. Il y avait enfin les qualités du bon militant, évoquées peut-être de la façon la plus frappante par le communiste d'origine bourgeoise Esmonde Higgins qui, faisant route vers l'Australie en 1924, compara sa propre faiblesse avec les vertus prolétariennes de son ami Harry Pollitt. Il avait sans aucun doute assimilé l'habitude communiste de la franche autocritique. Lui-même était paresseux, pédant, entêté, techniquement inapte et enclin au vice (« clopes, plumard, bringues ») ; Harry était sûr de lui, énergique, fiable et « éclatant de santé physique » (45). Dans son rapport politique pour l'année 1927 au secrétariat britannique de la C.E.I.C, le Parti australien, parlant de ses 296 membres, soulignait : « mis à part trois agriculteurs, tous sont des ouvriers » (46).

Les divisions du P.C. australien

Vers la fin des années 1920, l'Internationale communiste commença à surveiller de plus près les affaires de sa section australienne, en partie parce qu'elle parvenait alors à recevoir des informations plus régulières et à transmettre plus efficacement ses desiderata, et en partie à cause de tensions au sein du Parti communiste d'Australie, dont les activités étaient davantage exposées aux investigations du C.E.I.C

C'est la venue d'Hector Ross à Moscou en 1926 qui marqua la début de cette phase. Il était muni d'un assez long rapport, qu'il compléta à l'intention du

(44) The Twenties, op. cit., p. 86.

(45) Higgins, « Moralisings while on SS Baradine, June-July 1924» (Rawling ms N57/174).

(46) CI. 495/3/30.

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secrétariat britannique, et fut longuement interrogé (47). Ensuite les membres du secrétariat, Pepper (Pogany, le représentant du Komintern aux États-Unis), Ercoli (Togliatti, le leader italien), Dutt, Hugo Rathbone, M.N. Roy et Ross lui-même, formulèrent pour la première fois un jugement sur la « question australienne ». Fondé sur des informations reçues d'Australie mais déchiffrées en fonction d'une perspective internationale particulière, ce document mérite d'être examiné comme une illustration précoce et instructive de la manière dont les dirigeants du Komintern envisageaient la situation australienne.

L'Australie qu'ils décrivent est un continent vaste, à la population clairsemée, « couvert de fermes d'élevage bovin et ovin à grande échelle ». Tandis que « la petite paysannerie y est presque totalement absente », les travailleurs semi-agricoles et semi-industriels représentent « l'un des éléments les plus importants de la population laborieuse ». (On avait manifesté au secrétariat un certain intérêt pour la situation des « indigènes », mais Ross avait exprimé son opinion : « Les aborigènes australiens n'ont aucunement à être pris en compte »). La majeure partie de la population est concentrée dans « cinq ou six villes ». L'Australie possède un mouvement syndical exceptionnellement fort et prospère, et fut le premier pays à avoir un gouvernement travailliste. Toutefois, en partie à cause de ces « circonstances », et en partie à cause des efforts délibérés de la bourgeoisie et de leaders ouvriers réformistes, le prolétariat australien demeure « presque complètement coupé du prolétariat des autres continents ». L'isolement permet à des « éléments d'esprit petitbourgeois et corporatiste » qui dominent le Parti travailliste de maintenir leur emprise. « Le slogan "Australie blanche" sert de cri de ralliement à tous les éléments réactionnaires du mouvement ouvrier, qui croupissent dans une idéologie nationaliste et cherchent, avec une arrogance aristocratique à s'isoler des travailleurs de couleur et de manière générale des prolétariats étrangers. » Dans ce contexte, le Parti communiste d'Australie doit mener une lutte acharnée ne serait-ce que pour son existence. Il tient sa force des syndicats. « Une patience obstinée dans l'action syndicale de détail compte parmi les principales vertus des communistes australiens. » Mais ils ne doivent pas renoncer à leur droit d'appartenir au Parti travailliste simplement parce que les leaders réformistes les en ont expulsés. Leur tâche est donc de redoubler d'efforts pour fournir une direction combative aux travailleurs organisés, pour lutter contre le réformisme, mener campagne contre l'idéologie de l'Australie blanche, prendre pied parmi les immigrants de langue étrangère, et, ce qui est nouveau, combattre l'impérialisme britannique. « Le Parti communiste d'Australie peut devenir et deviendra un parti communiste au vrai sens léniniste du terme quand il aura appris à mener de front la lutte pour les revendications des travailleurs au jour le jour et celle contre l'esprit corporatiste de l'aristocratie travailliste, l'idéologie de "l'Australie blanche" et l'impérialisme britannique » (48).

(47) Le rapport fut présenté le 14 avril 1926 avec son supplément, la discussion occupa le jour suivant (C.I. 495/94/26 ; 495/72/114).

(48) Minutes du secrétariat britannique, 22 avril, 20 mai 1926 (C.I. 495/72/114) ; le texte de la « résolution sur la question australienne » (C.I. 495/2/57) figure dans le rapport de la sixième conférence annuelle du C.P.A., décembre 1926 (Communist Party Archives).

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Le parti australien fit de son mieux pour appliquer ces directives. Quand son congrès se réunit à la fin de 1926 pour adopter la résolution du C.E.I.C, des délégués des sections russe, grecque et italienne y assistaient. L'ébauche d'un mouvement ouvrier des minorités se précisait. Ross rapporta aussi avec lui des instructions de la section d'Agit-prop du C.E.I.C qui furent mises en vigueur. C'est le problème de l'attitude à adopter vis-à-vis du Parti travailliste qui fut à l'origine d'un débat animé, car dans une question telle que celle-là les Australiens estimaient qu'ils étaient seuls qualifiés pour apprécier les nuances locales. A ce moment comme plus tard, les délégués appelèrent l'attention sur les différences significatives entre le Parti travailliste britannique et son homologue australien, insistant notamment sur le succès paradoxal du réformisme aux antipodes (le Parti australien avait exercé le pouvoir sur de longues périodes bien avant que le Parti britannique ne forme son premier gouvernement minoritaire en 1924) malgré son manque de maturité (les effectifs étaient maigres, la conscience politique faible). Trois projets de résolutions différents furent présentés, certains considérant la situation avec optimisme d'autres avec pessimisme et celui de l'exécutif central affirmant la nécessité d'agir autant que possible au sein du Parti travailliste fut amendé avant adoption. L'élection du nouvel exécutif fit aussi clairement apparaître la division entre les partisans de la stratégie du front unique alors en vigueur et ceux qui appelaient à une ligne plus dure face au Parti travailliste.

Ces divergences furent portées devant l'Internationale communiste par les minoritaires. En août 1927 Tom Wright, secrétaire général du C.P.A., rencontra ce qui s'appelait désormais le secrétariat britanno-américain du C.E.I.C pour parler de son rapport sur la politique du parti. Étaient présents Perrovsky (qui sous le nom de Bennett avait représenté le Komintern auprès du Parti communiste de Grande-Bretagne), Pepper et trois membres du Parti britannique (49). Avant de rédiger sa réponse, le secrétariat reçut copie d'un rapport de Bert Moxon, principal adversaire de la stratégie du front unique, rendant compte de son travail d'organisation au Queensland et présentant un tableau fort optimiste des possibilités à venir (50). La « résolution australienne » qui fut en définitive présentée au secrétariat en octobre tranchait dans le vif. Elle ne tenait guère compte des circonstances particulières du pays (Wright y releva des erreurs de fait, et avec raison, vu qu'une ville comme Lithgow se voyait transformée par le C.E.I.C en Lithka), sauf pour reconnaître que rien ne permettait d'y présager l'imminence d'une révolution, ajoutant toutefois qu'un parti révolutionnaire digne de ce nom « cherche et trouve en TOUTES circonstances des formes et des méthodes d'action appropriées ». Aussi les communistes australiens devaient-ils lancer parmi les travailleurs une « grande campagne de masse » sur la base d'un programme révolutionnaire, et bien expliquer que le Parti travailliste ne pouvait pas appliquer un tel programme et ne le ferait pas. Le C.P.A. reçut instruction d'engager plus nettement « un combat idéologique contre le social-chauvinisme », lequel trouvait son expression dans « l'Australie blanche » et dans les appels à restreindre l'immigra(49)

l'immigra(49) du secrétariat britanno-américain, 3 août 1927 (C.I. 495/72/27).

(50) CI. 495/94/42.

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tion. Wright s'éleva contre l'affirmation implicite contenue dans cette directive que le Parti australien aurait eu une attitude erronée en matière d'immigration, mais il ne parvint pas à convaincre son auditoire. La résolution fut ensuite portée au secrétariat politique du C.E.I.C où le leader japonais Katayama se montra sceptique quant à la disposition des travailleurs australiens à accepter « l'immigration libre de gens de couleur ». Roy affirma que l'Australie n'était pas un pays colonial, ni semi-colonial, mais un État bourgeois indépendant ; il observa aussi avec justesse que pour déterminer quelle était la tactique communiste appropriée face au Parti travailliste, il fallait en savoir plus sur le pays que n'en savait le secrétariat (51).

Pour remédier à ces insuffisances et résoudre les divisions du Parti australien, le C.E.I.C envoya sur place un communiste britannique, R.W. Robson. Celuici quitta Moscou juste quand l'Internationale communiste allait adopter une ligne nouvelle, connue sous le nom de « classe contre classe » ; le discours de Staline au congrès du P.C.U.S., en décembre 1927, annonçait la fin de la phase de stabilisation capitaliste et le début d'une troisième période d'agitation révolutionnaire (52). Robson expliqua bien aux camarades australiens présents au congrès du Parti en décembre 1927 qu'ils devaient s'attendre à « entrer dans une période de crise générale de l'impérialisme mondial » (53), mais sans préciser comment ; selon lui, ce changement entraînerait l'abandon de la stratégie du front unique. Il n'encourageait pas ceux qui se montraient les plus insatisfaits des limites de cette stratégie, et d'ailleurs avait ses rapports les plus étroits avec ceux qui, comme Higgins, souhaitaient maintenir la ligne existante. Cette attitude déplut à Jack Kavanagh, le président du Parti, qui à cette époque partageait la position de Moxon. Le premier jour du congrès, Kavanagh fit délibérément remarquer la présence de Robson, le forçant ainsi à partir précipitamment de peur de se voir repérer par les autorités, méthode originale de résistance à l'emprise du Komintern ! Robson s'inquiétait tout autant de la faiblesse de la direction que de ses divisions internes : il trouvait que le niveau politique des cadres du parti était « vraiment très bas », mais qu'après tout le niveau politique de toute la classe ouvrière était « très très bas ». Reprochant particulièrement à l'exécutif australien de ne pas avoir renseigné le congrès sur la question du Parti travailliste, il s'étonna aussi de voir les délégués s'imaginer libres de déterminer la politique du Parti à ce sujet « alors que l'Internationale y avait son mot à dire » (54).

La résolution au sujet du Parti travalliste proposée par le groupe de Kavanagh s'écartait sensiblement de la stratégie du front unique en affirmant : « Pour gagner de l'influence sur les masses, le Parti travailliste constitue maintenant un

(51) Procès-verbaux du secrétariat britanno-américain, 4 octobre 1927 (C.I. 495/72/27) et du secrétariat politique, 10, 14 octobre 1927 (495/3/39, 40). La résolution figure dans le rapport de la septième conférence annuelle du C.P.A., décembre 1927, p. 12-15 (Communist Party Archives).

(52) E.H. CARR, Foundations of a Planned Economy 1926-1929, vol. 3, 1re partie, Londres, Macmillan, 1976, p. 152-156.

(53) Rapport de la septième conférence annuelle, p. 17.

(54) Robson, « Report on the Situation of the Australian CP. », 18, 19 avril 1928 (C.I. 495/94/41, 495/3/63).

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instrument [...] nettement inférieur aux syndicats. » Kavanagh annonçait alors une période d'activité communiste davantage orientée vers le monde ouvrier, alors que les difficultés économiques du pays s'accumulaient et que les syndicats s'apprêtaient à repousser un assaut contre les salaires et les conditions de travail (55). L'amendement de Higgins, proposant que les communistes accordent une attention égale au Parti travailliste et aux syndicats, fut nettement repoussé (56). Le débat était ardent et se répercuta sur l'élection de la nouvelle direction, au cours de laquelle, afin d'évincer plusieurs des alliés de Higgins, Moxon exhiba un paquet rempli de votes par procuration émanant des groupes qu'il avait organisés au Queensland.

Moxon lui-même raccompagna Robson à Moscou, critiqua son rôle dans la controverse et contesta son rapport au C.E.I.C Il retraça l'histoire des conflits au sein du C.P.A., en apparence pour dénoncer le groupe minoritaire des « opportunistes de droite » de Higgins, mais par contrecoup pour appeler l'attention sur les échecs du groupe majoritaire de Kavanagh, lequel vit bien là une nette mise en cause de sa direction. Évoquant la situation particulière de son propre État du Queensland, où le travaillisme gouvernait depuis plus d'une décennie et était en conflit ouvert avec les syndicats militants, Moxon réclama une franche rupture avec le Parti travailliste : continuer de soutenir les réformistes, déclara-t-il, serait « quasi-criminel », et il incombait à la direction du secrétariat anglo-américain de décider si la section australienne de l'Internationale communiste devait aller de l'avant pour devenir un « parti bolchevique de masse » ou dégénérer en un « parti réformiste bâtard ». Le bureau politique du C.E.I.C accepta sa proposition concernant l'organisation par le Parti communiste d'affrontements électoraux avec les travaillistes au Queensland, mais prit également la précaution d'inviter Higgins au sixième congrès de l'Internationale à la fin de l'année (57). Il semble qu'à ce stade les membres britanniques du secrétariat anglo-américain, sans doute influencés par leur camarade Robson, et aussi par le récit qu'avait fait Higgins des récentes attaques contre Pollitt et Dutt, tenaient à ne pas prendre de risques (58).

Ces décisions du secrétariat piquèrent au vif l'exécutif central du C.P.A. Le groupe majoritaire de Kavanagh n'avait pas prévu l'appel à un affrontement électoral avec les travaillistes, tâche qui lui semblait au-delà de ses forces et qui le détournerait de son action principale dans les syndicats. Sans contester les instructions de l'Internationale, on demanda des éclaircissements. Fallait-il chercher à encourager une opposition de gauche à la direction travailliste, ou cela ne ferait-il que raviver des illusions réformistes ? Quels devraient être les fondements du programme électoral d'une telle gauche ? Le Parti communiste, avec ses 350 mem(55)

mem(55) S. MACINTYRE, The Succeeding Age : The Oxford History of Australia, vol. 4, 1901-1942, Melbourne, Oxford University Press, 1986, ch. 10.

(56) Rapport de la septième conférence annuelle, p. 74-78.

(57) Le « rapport du représentant du comité central du C.P.A. sur les "fractions du parti" » de Moxon fut présenté le 7 avril 1928 (C.I. 495/94/42) et fut contesté par Jeffrey et Ryan, qui se trouvaient à Moscou pour le congrès de l'I.R.S.O. La décision du secrétariat fut approuvée par le bureau politique du C.E.I.C le 27 avril 1928 (C.I. 495/3/64).

(58) Dutt à Pollitt, 6 janvier, 13 février 1928, Dutt Papers (Communist Party of Great Britain Archives).

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bres, serait-il assez fort pour la contrôler (59) ? Aux yeux désabusés des Australiens, le Parti britannique était un bouc émissaire commode : « Il n'y a pas eu de véritables contacts avec l'Internationale. Il faut trois mois pour obtenir une réponse à nos lettres ; à Moscou personne n'est chargé de veiller à ce qu'on s'occupe des affaires australiennes ; nos communications avec le parti britannique n'ont rien donné de bon » (60). Telle était en effet la situation, et même Higgins allait jusqu'à reprocher à Robson, son « ami à la cour », les échecs du comité colonial du Parti communiste de Grande-Bretagne, qui était censé faciliter les liaisons entre l'Australie et Moscou (61). Higgins était déçu par ce qu'il avait vu au sixième congrès. Il était arrivé la veille de la dernière séance, et dans chaque département du C.E.I.C il avait eu du mal à faire valoir les besoins de sa section nationale ; il avait vu « plusieurs camarades importants lassés des difficultés du parti australien ». Les efforts pour installer à Moscou un représentant permanent du pays furent sans effet, tout comme la demande que l'Australie quitte le secrétariat anglo-américain pour rejoindre un nouveau groupe de pays du Pacifique (62).

Il est certain que Higgins ne parvint pas à assouplir la nouvelle ligne. Forcé de rapporter au Parti communiste d'Australie, réuni en congrès à la fin de 1928, la nouvelle d'une crise mondiale qui s'aggravait, et d'admettre que le Parti travailliste n'était désormais « rien de plus qu'un rouage du capitalisme », il crut nécessaire d'opposer un démenti à ceux qui parlaient d'« ordres de Moscou ». Le Komintern était une internationale de travailleurs unis par la lutte révolutionnaire et une organisation internationale n'aurait pas de raison d'être si elle n'intervenait pas dans l'activité de ses sections locales. « Il est vrai, et nous en tirons gloire, que nous écoutons avec une attention particulière l'avis des leaders du parti russe », mais uniquement à cause de la richesse de son expérience révolutionnaire (63). Le congrès adopta effectivement « la résolution du Queensland », un terme qui flattait les délégués de cet État et permettait à Kavanagh et à ses partisans de faire du Queensland un cas spécial. En cette occasion les Australiens profitèrent du manque de connaissances du Komintern sur l'Australie pour mettre en relief le caractère fédéral du Parti travailliste et les grandes différences entre les branches des divers États.

Le résultat des élections au Queensland en mai 1929 fut assez encourageant — 3000 voix pour les trois candidats communistes, sans parler de la défaite du gouvernement travailliste — pour que Moxon pût réclamer l'application de la nouvelle stratégie dans toute l'Australie (64). A une époque de difficultés économi(59)

économi(59) direction du C.P.A. au secrétaire politique du C.E.I.C, 20 septembre 1928 (CI. 495/94/44). Il n'y a pas de preuves permettant de justifier l'affirmation de J. BLAKE, « The Australian Communist Party... », art. cit., p. 41, selon laquelle Kavanagh aurait joué « le rôle principal » dans la rédaction de la résolution que Moxon présenta au secrétariat.

(60) La direction du C.P.A. au secrétaire du C.E.I.C, 2 octobre 1928 (CI. 495/6/16).

(61) Higgins à Robson, 21 février 1929 (C.I. 495/94/52).

(62) Higgins à la direction du C.P.A., 20 décembre 1928 (Executive Minutes).

(63) Rapport de la huitième conférence annuelle, p. 3-10 (Rawling ms. N57/370).

(64) Workers Weekly, 9 août 1929.

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ques croissantes, de grands conflits du travail et de querelles de plus en plus intenses entre d'une part les leaders syndicaux et travaillistes, et d'autre part leurs critiques communistes, cet appel reçut un accueil favorable de la part des membres du Parti dans d'autres États. Les élections fédérales annoncées pour septembre 1929 tournèrent à l'épreuve de force. Le 15 septembre le comité exécutif central décida de ne pas présenter de candidats. Le 16 septembre Moxon fit connaître son désaccord, et le 18 septembre, lui-même et Lance Sharkey exprimèrent par télégramme leur protestation contre cette « dérive droitière » à Tom Bell, secrétaire du secrétariat anglo-américain (65). Une dissension aussi manifeste, qui suscita des accusations immédiates d'« intrigue » et de « triche », ne manquait pas d'audace : un tel défi au principe du centralisme démocratique laissait penser que Moxon avait confiance dans sa position. Et à juste titre : la réponse du secrétariat fut inspirée par Ted Tripp, du Queensland, élève à l'École léniniste de Moscou, qui brossait un tableau peu flatteur des affaires australiennes (66).

Ainsi le C.E.I.C envoya au secrétaire général du C.P.A. un télégramme invitant le Parti australien à présenter des candidats contre les travaillistes. Le 27 septembre, également par télégramme, le comité exécutif central répliqua que des « problèmes d'organisation » empêchaient de présenter des candidats à une élection qui allait avoir lieu dans moins d'une quinzaine de jours. Le 28, le Komintern réitéra son injonction. Comme s'ils se rendaient compte pour la première fois de toutes les conséquences que pourrait avoir leur résistance, les Australiens envoyèrent à Moscou une explication détaillée de leur position. Combinant principe et pragmatisme, celui-ci faisait une distinction entre la situation particulière du Queensland et celle du reste de l'Australie, affirmant qu'il n'était pas opportun de s'attaquer au Parti travailliste à un moment où celui-ci « avait, au plan fédéral gagné énormément de prestige parmi les travailleurs », et cela même si le Parti était en situation de le faire (67). Cet argument fut développé dans le débat qui s'ouvrit dans la presse du Parti après l'élection, Kavanagh contestant même que la troisième période d'agitation révolutionnaire soit perceptible en Australie (68).

A l'origine du débat se trouvait un autre télégramme du secrétariat politique du C.E.I.C, en date du 18 octobre, qui regrettait l'élection d'un gouvernement travailliste en Australie, fustigeait le Parti communiste pour son échec, réclamait une large discussion des décisions du sixième congrès de l'Internationale et du dixième plénum qui le suivit, et annonçait l'arrivée d'une lettre ouverte aux camarades australiens, qui devaient l'examiner de manière exhaustive et s'en servir comme base pour modifier profondément le travail du Parti (69). Même alors, l'exécutif central australien répugnait à faire circuler les résolutions du dixième plénum, qui éliminaient tout doute à propos de la nouvelle tactique de la troisième

(65) Minutes du comité central, 15, 19, 23 septembre, et correspondance à cette occasion (Communist Party Archives).

(66) Rapport du camarade Clayton (Tripp), 24 septembre 1929 (C.I. 495/94/52).

(67) Minutes du comité central, 30 septembre, et correspondance ; C.I. 495/94/53.

(68) Notes de discussion à Sydney District, dans les minutes du comité central.

(69) CI. 495/94/52.

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période (on doit toutefois noter que les Australiens ne possédaient pas le texte complet de ces résolutions, parce que Inprecor était interdit par les autorités) (70). La lettre ouverte elle-même ne suscita pas de réponse avant que Moxon et Sharkley l'aient diffusée (71). Si alors l'exécutif central dut lui faire bon accueil « comme une correction nécessaire à de graves erreurs commises par le comité central et le parti tout entier », il attira tout de même l'attention sur « certains défauts » dans l'interprétation qu'elle présentait des événements australiens passés et des circonstances présentes (72).

Si ces arguments étaient adressés au C.E.I.C, ils visaient en fait les membres australiens, qui se préparaient au congrès annuel du parti prévu pour la dernière semaine de 1929. Pendant plus de deux mois, il y eut dans la presse du Parti un large débat, dénonçant une multitude de déficiences, mais dont le thème central était l'applicabilité à l'Australie de la stratégie de la troisième période. Toutes les critiques de la direction du parti formulées par Moxon et ses partisans avaient trait à son échec à rompre avec le passé pour appliquer résolument la ligne révolutionnaire classe contre classe, en accord avec le programme proclamé de l'Internationale communiste. Kavanagh et les autres défenseurs de l'exécutif avaient soutenu que le programme devait être tempéré eu égard à la conjoncture australienne : une fois que cet argument en faveur d'une « exception » locale eut été rejeté par Moscou, ils eurent du mal à justifier leur résistance à des instructions explicites, car ils se trouvaient contester une organisation qu'ils avaient eux-mêmes déclarée souveraine. Le C.E.I.C précisa sa position sans équivoque possible dans un nouveau télégramme qui arriva le deuxième jour de la conférence : « L'objet du congrès du parti est de soumettre la politique de celui-ci aux reproches les plus sévères. [...] L'attitude critique et protestataire adoptée par la minorité du comité central et certaines organisations locales est parfaitement saine et nécessaire » (73).

Le congrès approuva. Il adopta, à la place du rapport du comité central sortant, un rapport minoritaire hautement critique, accepta la politique de classe contre classe et évinça du nouvel exécutif toute la vieille garde à trois exceptions près. A la fin des travaux, Moxon, Sharkey, Miles et deux autres camarades de la fraction victorieuse envoyèrent, au nom du nouveau comité central, le télégramme suivant au secrétariat de l'Internationale communiste : « CONGRÈS ANNUEL SALUE KOMINTERN PROCLAME FIDÉLITÉ INÉBRANLABLE LIGNE NOUVELLE [...]» (74).

(70) L'explication donnée par Higgins à Pollitt de cette difficulté fut relayée auprès du C.E.I.C le 21 mars 1930 (C.I. 495/94/61).

(71) Minutes du comité central, 21 octobre 1929.

(72) Le secrétaire général du C.P.A. au secrétariat anglo-américain, 16 décembre 1929 (C.I. 495/94/52).

(73) Workers Weekly, 10 janvier 1930.

(74) CI. 495/94/53.

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L'avènement de la nouvelle direction eut pour effet incontestable d'imposer à la section australienne de l'Internationale communiste une discipline plus rigide, plus étroite et plus exigeante. Les anciens chefs durent reconnaître publiquement leurs erreurs ou être chassés du Parti. Les dissidents collèrent à la ligne ou furent épurés. Un représentant de l'Internationale, Harry Wicks, s'installa en Australie en 1930 ; qualifié par Higgins de « premier Gauleiter », il exerçait des pouvoirs discrétionnaires, et quand par la suite on découvrit qu'il avait été un agent secret de la police, cela ne fit que confirmer les soupçons de certains communistes australiens (75). Moxon lui-même tomba en disgrâce, et Sharkey et Miles furent les chefs incontestés du Parti pendant le quart de siècle qui suivit. Ce n'est qu'après leur départ que le Parti australien connut à nouveau la liberté de discussion qui avait prévalu au cours des années 1920.

Ces errements de la gauche australienne allaient de pair avec la dégénérescence de la vie politique en U.R.S.S. et avec la soumission de l'Internationale communiste aux besoins soviétiques. Mais le présent article n'a pas pour objet de mettre en évidence la mainmise de Moscou sur le Parti communiste d'Australie. Au contraire, il a démontré que la capacité de Moscou à contrôler les événements du pays, et a fortiori d'y réagir à propos et efficacement, était tout au plus intermittente. Les Australiens se plaignaient d'être négligés tout en en tirant avantage. Quand l'Internationale communiste réclamait une modification conséquente de la politique du C.P.A., ce sont des Australiens qui l'effectuaient. Parfois ils le firent avec réticence, parfois l'appel à Moscou fut utilisé comme une arme dans les conflits internes. Rien ne forçait à obéir, sinon le désir de profiter des avantages qu'il y avait à appartenir à l'Internationale communiste, et notamment l'assistance financière, le prestige et les conseils. Vu qu'avant la fin de la décennie le Parti communiste n'eut pas les moyens d'imprimer sa propre presse, ni pendant de longues périodes d'entretenir un seul permanent, on ne peut guère dire que l'assistance financière ait joué un rôle déterminant. Le prestige d'être associé à une révolution victorieuse était certainement un facteur de premier plan ; pour ses membres australiens, l'Internationale communiste était l'expression tangible de la solidarité entre prolétaires, et la possibilité qu'elle offrait d'entretenir des liens avec des pays autres que les deux puissants alliés, la Grande-Bretagne et les ÉtatsUnis, n'était pas le moindre de ses attraits. Mais finalement ce qui comptait le plus était l'attrait du communisme comme forme d'activité politique, comme pratique fondée sur une théorie. L'auto-discipline, la libre acceptation d'une autorité par l'intériorisation de ses postulats, sont bien sûr des modes de contrôle plus efficaces que la simple contrainte. S'il est aujourd'hui difficile de comprendre qu'un régime tel que le communisme ait pu être ainsi accepté, nous ne devons pas sous-estimer l'attrait qu'il exerçait sur les militants résolus qu'étaient les premiers communistes australiens.

(75) B.K. JOHNPOLL and H. KLEHR, Biographical Dictionary of the American Left, Westport, Greenwood Press, 1986, fondé sur des archives du F.B.I.

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Mon article porte sur les rapports entre l'essence et les manifestations de la culture ouvrière dans trois contextes. Tout d'abord j'examinerai la manière dont ces rapports ont été envisagés par l'historiographie ouvrière australienne. En second lieu je considérerai — et, implicitement, j'opposerai — certains aspects de la culture ouvrière en Australie au cours de deux périodes différentes : les premières décennies du XXe siècle et les années 1970 et 1980. Un leitmotiv relie ces deux champs d'investigation, à savoir l'histoire orale, comme méthode et comme mémoire.

Les historiens du mouvement ouvrier et socialiste ont trop souvent pris comme allant de soi les liens entre travail, culture et classe ouvrière. Ces liens sont aujourd'hui très sérieusement étudiés par les historiens des antipodes. Ainsi une récente manifestation d'« histoire ouvrière » organisée par le New Zealand Trade Union History Project (Groupe d'étude d'histoire du syndicalisme néo-zélandais) et intitulée « La culture et le mouvement ouvrier » (1) avait pour thème

les nombreuses manières dont le mouvement ouvrier reproduit et communique ses idées, ses valeurs et ses expériences dans le temps, notamment les formes d'expressions orales, visuelles et imprimées, les fêtes et les manifestations, ainsi que l'expérience de travail et les formes culturelles et les modes d'association et de sociabilité qui l'accompagnent (2).

A cet égard, Alun Howkins a proposé un modèle d'interprétation des différentes traditions de l'histoire ouvrière, en distinguant deux approches, qu'il dénomme respectivement « apologétique » et « théorique », des rapports entre travail, classe ouvrière et culture. Howkins souligne cependant que les deux catégoLecturer,

catégoLecturer, de Nouvelle-Galles du Sud. Traduction de Tristan Perrier.

(1) De telles idées ont été exprimées lors d'un colloque d'histoire ouvrière qui s'est tenu à Wellington en octobre 1990 dans le cadre de ladite semaine d'« histoire des travailleurs ».

(2) « Introduction », dans Culture and the Labour Movement, sous la direction de J.E. MARTIN et K. TAYLOR, Palmerston North, Dunmore Press, 1991, p. 11.

Le Mouvement Social, n° 167, avril-juin 1994, © Les Éditions de l'Atelier/Éditions Ouvrières

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L. TAKSA

ries ne s'excluent nullement l'une l'autre, que « des éléments des deux peuvent coexister dans les mêmes textes au même moment », mais qu'elles sont néanmoins différentes et correspondent à des démarches distinctes, parce qu'elles ont évolué indépendamment l'une de l'autre, même si c'est « côte à côte » (3).

Howkins situe les origines de l'approche « apologétique » dans le travail entrepris par de fervents folkloristes en Grande-Bretagne durant les années 1940 et 1950. Cette approche témoignait généralement d'une passion pour la contreculture, en réaction contre le contrôle de plus en plus étroit qui s'exerçait sur les moyens de communication de masse après la guerre. Initialement centrée sur la redécouverte de la culture musicale des classes laborieuses britanniques, cette démarche inspira « de jeunes travailleurs et travailleuses membres de mouvements socialistes et ouvriers » et fut ensuite illustrée par l'intérêt croissant porté aux banderoles syndicales et autres artefacts et souvenirs.

Howkins établit une distinction entre une telle passion d'identifier, de collectionner et l'approche « théorique » apparue plus tard, dont les adeptes se mirent à analyser les artefacts et les traditions et rituels de la classe ouvrière. Généralement entreprise par des universitaires enthousiastes, cette démarche commença à remettre en question la théorie selon laquelle « il avait existé et existait peutêtre encore une culture autonome ou semi-autonome de la classe ouvrière », idée qui sous-tendait l'approche « apologétique ». De fait, les théoriciens déplacèrent l'attention du passé au présent et remplacèrent une attitude de sympathie inconditionnelle par une perception plus critique des formes culturelles comme lieux de conflit et de négociation.

Utile pour comprendre les rapports entre l'histoire orale et l'histoire ouvrière ainsi que les plus récents développements de la culture ouvrière en Australie, le modèle de Howkins éclaire aussi le cadre théorique dans lequel se situe mon étude. Car tout en voulant montrer l'influence de l'approche « apologétique » en Australie, j'entends explorer les relations entre travail, luttes et loisirs dans l'histoire de la culture ouvrière nationale. En d'autres termes, les trois parties de l'article sont centrées sur les différentes manifestations culturelles produites à différentes époques dans le contexte des luttes menées par les ouvriers pour défendre ou améliorer leurs conditions de travail et leurs salaires ainsi que pour jouir des fruits de leur labeur durant leurs moments — certes brefs — de loisir.

Quels artefacts et quelles coutumes reflètent le rapport entre travail et culture en Australie ? Comme dans le « Vieux Monde », les travailleurs australiens ont inventé et produit des chansons, des poèmes, des journaux, des livres, des banderoles et des rituels, qu'ils ont utilisés pour célébrer leur identité et leurs valeurs propres et pour soutenir leur action dans un contexte de conflit social. C'est le rôle joué par ces formes culturelles, tant aujourd'hui que par le passé, qui illustre le mieux les rapports entre le travail, les luttes et les loisirs des travailleurs.

(3) A. HOWKINS, « Labour and Culture, Mapping the Field », in J.E. MARTIN et K. TAYLOR (eds.), Culture..., op. cit., p. 15.

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HISTOIRE ORALE ET EXPLORATION DE LA CULTURE OUVRIÈRE EN AUSTRALIE

L'étude du travail et de la culture ouvrière en Australie

L'étude de la culture de la classe ouvrière par les historiens du mouvement social australien a été influencée d'une manière fondamentale, encore qu'indirecte, par l'utilisation de l'histoire orale. Le but de cette première partie est d'identifier avec précision la façon dont les historiens ont abordé et utilisé cette méthode, et cela principalement en examinant leur revue officielle, Labour History, même s'il sera question aussi d'autres publications.

A l'origine, les historiens de la classe ouvrière en vinrent à reconnaître la valeur des récits personnels sous l'effet de la prééminence croissante de l'approche « apologétique ». Ils se mirent alors à s'intéresser à la mémoire collective, souvent riche en contenu de classe, comme source d'information sur l'expérience sociale, ce qui modifia peu à peu leurs centres d'intérêt, qui se déplacèrent de l'histoire ouvrière traditionnelle et institutionnelle vers l'histoire sociale des travailleurs. L'histoire orale, en particulier celle qui s'effectue dans une perspective radicale-populiste, fournit un outil important à l'analyse des pratiques et des rituels ouvriers, que ce soit sur les lieux de travail ou en dehors d'eux. Une telle orientation a inspiré et permis l'étude de la base ouvrière, des femmes et même des chômeurs. Elle a eu aussi pour résultat logique qu'on s'intéresse moins aux « grands hommes » du mouvement ouvrier, ceux qui, opérant dans un milieu très consciemment instruit et cultivé, ont laissé derrière eux des montagnes de documentation.

En outre la fluidité même des souvenirs relatifs au travail et aux loisirs a eu pour résultat qu'on s'est mis à lire les témoignages de plus en plus en détail afin d'explorer les implications politiques des loisirs des travailleurs. On peut dire qu'en conséquence l'histoire orale a largement contribué à accroître l'intérêt porté à la culture ouvrière et à la nature changeante de ses manifestations matérielles.

On peut dater la naissance de l'histoire ouvrière en Australie de l'année 1888, quand un syndicaliste écrivit quelques chapitres sur l'État du Victoria dans un ouvrage intitulé The History of Capital and Labour in all Lands and Ages (Histoire universelle du capital et du travail). Cela créa un important précédent, de telle sorte que dans son enfance l'histoire ouvrière se caractérisa par la publication d'un certain nombre d'histoires institutionnelles de syndicats, généralement écrites par des syndicalistes « participants-observateurs » et dont John Merritt a noté la « nature quelque peu apologétique ». Il fallut attendre les années 1940, quand l'histoire ouvrière australienne fit son entrée à l'université, pour que se produise une extension du champ des études. Des universitaires se mirent alors à écrire, outre des monographies consacrées à divers syndicats, des biographies de personnalités politiques ouvrières importantes et des études portant sur les partis politiques (4).

(4) J. MERRITT, « Labour History », dans New History, Studying Australia Today, sous la direction de G. OSBORNE et W.F. MANDLE, Sydney, Allen and Unwin, 1982, p. 113-118.

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Durant les vingt années suivantes l'histoire ouvrière acquit un certain degré de maturité. L'entrée en lice d'universitaires de gauche adoptant une perspective nationaliste engendra des travaux sous-tendus par

le désir d'affirmer une identité culturelle nationale qui, à l'encontre d'une élite économique et culturelle orientée vers la Grande-Bretagne, proclamait les valeurs égalitaires et anti-impériales du « peuple australien » et aspirait à une Australie démocratique et radicale (5).

Par la suite les spécialistes ont décrit l'adhésion de cette première génération d'historiens au marxisme, du point de vue tant idéologique que méthodologique, comme ressortissant à la Old Left (gauche traditionnelle).

Des historiens comme R.A. Gollan, Eric Fry, Ian Turner, Russel Ward et Brian Fitzpatrick contribuèrent activement à l'entrée et au développement de l'histoire ouvrière à l'université. Ils institutionnalisèrent son étude au début des années 1960 en fondant en mai 1960 \'Australian Society for the Study of Labor History (Société australienne pour l'étude de l'histoire ouvrière). La Old Left, malgré son nationalisme, s'inspirait à cet égard du précédent britannique.

Le nouveau cadre institutionnel fourni par la Société légitima les recherches d'historiens et de politologues professionnels dans ce domaine. Il donna également aux historiens de la classe ouvrière confiance en eux-mêmes (6). Gollan écrivit dans le premier Bulletin de la Société, en janvier 1962, que même si l'histoire ouvrière produite jusque-là en Australie avait été d'un bon niveau général, elle était restée enfermée « dans des limites étroites », celles principalement « des biographies et de l'histoire politique » (7).

En remettant en question l'approche institutionnelle traditionnelle, ces historiens devaient pour finir élargir la conception même de l'histoire ouvrière, même s'il fallut quelques temps pour que cette évolution devienne évidente. Selon R. Pascoe la confiance accordée par ces historiens au marxisme comme outil d'analyse, jointe à leur intérêt pour la classe ouvrière organisée et pour la culture, donna naissance durant les années 1940 et 1950 à l'hypothèse qu'il existait un tissu de relations « entre les idées radicales, le nationalisme et la "culture" australienne ». Cela devait avoir une influernce décisive non seulement sur l'évolution de l'histoire ouvrière, mais aussi sur l'histoire orale en Australie.

D'après Pascoe, avant 1968 la Old Left donnait au terme de culture une interprétation étroite renvoyant à

(5) ibid., p. 117.

(6) G. PATMORE, Australian Labour History, Melbourne, Longman Cheshire, 1991, p. 4-8 ; R. PASCOE, The Manufacture of Australian History, Melbourne, Oxford University Press, 1979, p. 42-48 ; J. MERRITT, « Labour History », art. cit., p. 118-119.

(7) R.A. GOLLAN, « Labour History », Bulletin of the Australian Society for the Study of Labour History (A.S.S.L.H.), n° 1, janvier 1962, p. 3. Sur l'histoire ouvrière australienne avant 1962, voir M. DIXSON, « Books Published in Australia from 1957 to 1960 dealing with the Labour Movement », ibid., janvier 1962, p. 35-41.

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ces chansons populaires, romans, poèmes et autres formes culturelles qui exprimaient d'une manière plus ou moins claire et élaborée le contexte australien ou des idées, valeurs et aspirations propres au pays (8).

A vrai dire les années 1950 virent un mûrissement non seulement de l'histoire ouvrière, mais aussi de l'intérêt porté à la collecte des chansons populaires de la part notamment de ceux qui, comme leurs homologues anglais, attribuaient à cette activité une valeur militante. Des sociétés de chanson populaire virent alors le jour en Nouvelle-Galles du Sud et dans le Victoria, cependant que la collecte des chansons était dynamisée par l'arrivée des magnétophones portatifs. Wendy Lowenstein, l'une des plus actives collectionneuses, voit dans l'activité consistant à redécouvrir et à populariser l'héritage musical australien « une contribution à l'indépendance nationale de l'Australie » (9).

Dans une semblable veine, Russel Ward utilisa des chansons de l'arrière-pays, en même temps que des histoires originaires du bush, comme matériaux documentaires pour son opus magnum. Publié en 1958, The Ausfralian Legend affirmait la particularité du sentiment d'identité australien, intrinsèquement liée à la « mystique » prolétarienne des travailleurs du bush (10). En 1964, Waters écrivit de ce livre qu'il avait eu « sur la pensée des historiens australiens une influence suffisamment grande pour qu'on n'ait plus à démontrer que l'historien social des classes laborieuses peut tirer bénéfice de l'étude du folklore [...] » (11).

D'après Eric Fry, les convergences politiques entre certains collectionneurs de chansons populaires (comme Lowenstein) et les historiens de la Old Left amenèrent ces derniers à reconnaître la valeur des mémoires et de l'histoire orale (12). Les chansons populaires et les témoignages oraux stimulèrent l'intérêt pour la culture ouvrière car ces sources, comme l'a écrit Ward, « constituent le meilleur témoignage [...] sur la nature des attitudes, croyances et pratiques populaires du passé » (13). .

Cette attention accordée à la classe ouvrière organisée et à sa culture rendit la Old Left particulièrement réceptive aux nouvelles directions de recherche prônées par les historiens britanniques vers la fin des années 1950. Dans le premier Bulletin de la Société australienne, Gollan posa la question : « pourquoi s'en tenir à la tradition établie » ? et il invoqua Asa Briggs qui, dans son discours inaugural devant la société britannique, avait recommandé « l'étude de la "situation" de la classe ouvrière » et « une histoire sociale au plein sens du terme ».

(8) R. PASCOE, The Manufacture..., op. cit., p. 48-50.

(9) A. ROBERTS, « The Development of Australian Oral History, 1798-1984 », Oral History Assotiation of Australie Journal (O.H.A.A.J.), n° 7, 1985, p. 11.

(10) R. WARD, The Australian Legend, Melbourne, Oxford University Press, 1966. Voir aussi R. PASCOE, The Manufacture..., op. cit., p. 51-53.

(11) E. WATERS, « Industrial Folk Song », Labour History, n° 7, novembre 1964, p. 59.

(12) Mes remerciements à Eric Fry, qui a bien voulu, le 22 avril 1992, faire appel à ses souvenirs personnels pour expliquer les raisons de son choix de publier des mémoires dans les premiers bulletins de l'A.S.S.L.H.

(13) R. WARD, « The Australian Legend Re-Visited », Historien! Studies, vol. 18, 1978, p. 180. Cité par A. ROBERTS, « The Development... », art. cit., p. 12.

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Dans ce contexte, l'histoire orale, considérée comme mémoire collective, fit sa première apparition consciente dans les annales de l'histoire ouvrière australienne. Selon Gollan la Société avait été « formée dans l'espoir d'encourager l'étude de ces [nouveaux] domaines ». Et, ajoutait-il, « les souvenirs, écrits ou oraux, peuvent avoir une valeur en ce qu'ils enregistrent des événements, des opinions et des interprétations non disponibles par ailleurs » (14). De telles exhortations influencèrent les activités sociales des historiens de la classe ouvrière. Lors des réunions de leur Société ils discutèrent à maintes reprises du besoin d'enregistrer sur magnétophone les souvenirs des vieux militants ouvriers ainsi que de ceux qui participaient à des luttes en cours (15).

Certes, l'intérêt présenté par la mémoire n'était pas chose largement reconnue dans les écrits des années 1960, période où les histoires institutionnelles de syndicats parurent en plus grand nombre que jamais (16). Néanmoins la revue Labour History, fondée en 1963, témoigna de plus en plus qu'il existait au sein de la Old Left un intérêt pour la vie et l'activité sociales et politiques des travailleurs. A côté d'études institutionnelles traditionnelles, la revue publia aussi des articles sur les Premier Mai australiens, sur les formes de la tactique politique socialiste (17), sur le Club anarchiste de Melbourne (18) et sur les activités politiques de la Ligue ouvrière de la jeunesse du Victoria (19).

Tant et si bien qu'en novembre 1964 Edgar Waters, dans un article intitulé « Industrial Folk Song », se félicita des « signes que les historiens du mouvement ouvrier australien commencent à s'intéresser [...] à l'histoire sociale des classes laborieuses » (20). Rétrospectivement, l'optimisme de l'auteur paraît exagéré parce qu'il fallut encore beaucoup de temps pour qu'un tel intérêt se traduise dans la pratique et dans l'écriture de l'histoire. Néanmoins la publication de récits personnels dans les premiers numéros du Bulletin, en vue d'étendre son lectorat audelà du monde universitaire, joua un rôle dans la progressive mise en question

(14) R.A. GOLLAN, « Labour History », art. cit., p. 4.

(15) « Society News, Report of the First Annual General Meeting », Bulletin A.S.S.L.H., n° 3, novembre 1963, p. 79.

(16) Par exemple, R. GOLLAN, The Coalminers of New South Wales, Melbourne, Melbourne University Press, 1963 et J. HAGAN, Printers and Politics, Canberra, A.N.U. Press, 1966. J.A. MERRITT, « Labour History », art. cit., p. 120-121, donne la liste complète des travaux de ce genre.

(17) L. FOX, « Early Australian May Days », et I. TURNER, « Socialist Political Tactics, 1900-1920 », Bulletin A.S.S.L.H., n° 2, mai 1962.

(18) S. MERRIFIELD, « The Melbourne Anarchist Club 1886-1891 », Bulletin A.S.S.L.H., n° 3, novembre 1962, p. 32-43.

(19) N.W. SAFFIN, « The Victorian Labour Guild of Youth 1926-1928 », Bulletin A.S.S.L.H., n° 6, mai 1964.

(20) E. WATERS, « Industrial Folk Song », art. cit., p. 59. Il s'agit du seul article sur la chanson populaire jamais publié par Labour History, chose curieuse compte tenu de l'influence initialement exercée par les collectionneurs de folk songs sur l'histoire ouvrière. Celle-ci, à son insu peut-être, a accordé moins d'importance aux folk songs, en tant que produits de la mémoire collective, qu'aux souvenirs individuels lorsque ces derniers mettaient au jour certains « faits » relatifs à la classe ouvrière, au militantisme et à l'activité organisationnelle. Après tout, à cette époque, en dépit de la percée des folkloristes de gauche, c'est la tradition empirique et positiviste qui continuait à prédominer. Voir J.A. MERRITT, « Labour History», art. cit., p. 118 et 124.

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de l'orthodoxie institutionnelle qui se manifestait dans la tradition historiographique.

Dès 1962 le rédacteur en chef du Bulletin, dans sa préface à un article de Fred Wells, invita « les acteurs de l'histoire ouvrière », tel Wells, « à apporter leur témoignage personnel ». En fait, l'article en question, intitulé « The King Street Riot » (L'émeute de King Street), n'était ni un article d'histoire ouvrière traditionnelle institutionnelle, ni un témoignage « oral » singulier. Il décrivait plutôt comment, durant la grève des charbonnages de 1949, une manifestation de dockers tourna à l'émeute, en explorant les rapports entre activité ouvrière institutionnelle et non-institutionnelle et en utilisant un mélange de sources documentaires et orales en liaison avec sa propre expérience personnelle (21).

L'intérêt manifesté pour les mémoires personnels ne se limitait pas à l'écrit. Dans certains cas les récits de militants furent présentés oralement devant les différentes sections de la Société avant d'être enregistrés. L'article de M. Brodney consacré aux « militants-propagandistes du mouvement ouvrier » fut exposé devant la section de Melbourne en novembre 1962 avant d'être publié un an après dans le cinquième Bulletin (22). De plus, en 1963 parut le premier article d'un nonparticipant utilisant un entretien comme source ; en l'occurrence, concernant le rôle de J.T. Lang, le Premier ministre travailliste de Nouvelle-Galles du Sud durant la Grande Dépression (23). L'intérêt porté aux Industrial Workers of the World amena aussi la Société à publier une monographie sur Tom Barker, militant de premier plan des I.W.W. qui avait été interrogé au magnétophone par Eric Fry, le premier responsable de la Société, durant son année sabbatique en Angleterre en 1963. En outre la Société annonça en novembre 1965, dans son neuvième Bulletin, son intention « d'enregistrer les récits de vie des personnes qui ont fait l'histoire ouvrière » (24).

On voit que durant la première décennie de la Société, la publication de souvenirs personnels ne cessa de faire partie de la politique éditoriale de la revue, cependant que les auteurs d'articles plus savants se mettaient, fût-ce d'une manière sporadique, à utiliser des entretiens à l'appui de leur corpus documentaire (25). Entre-temps, en 1969, la publication du livre de Patsy Adam-Smith sur la culture des cheminots australiens annonça les fiançailles des approches « apologétique » et « théorique » de l'histoire ouvrière (26).

(21) F. WELLS, « The King Street Riot », Bulletin A.S.S.L.H., n° 3, novembre 1962, p. 23-31.

(22) M. BRODNEY, «Militant Propagandists of the Labor Movement», Bulletin A.S.S.L.H., n° 5, novembre 1963.

(23) I. Y0UNG, « J.T. Lang and the Depression », Bulletin A.S.S.L.H., n° 5, novembre 1963, p. 6.

(24) Entretien avec E. FRY, cité supra ; « Society News », Labour History, n° 9, novembre 1965, p. 48-49.

(25) Exemples de l'utilisation d'entretiens : E. ANDREWS, « Australian Labour and Foreign Policy 1935-1939 », p. 22-32 (voir p. 27) ; F.G. CLARKE, « The Argonauts Civic and Political Club : An Early Attempt at Industrial Group Organisation in Western Australia, 1925-1930 », p. 32-39 (voir p. 39), Labour History, n° 18, mai 1970 ; J.A. MERRITT, « The Federated Ironworkers Association in the Depression », p. 48-61 (voir p. 55).

(26) P. ADAM-SMITH, Folklore of the Australian Railwayrnen, Adelaide, Rigby, 1979.

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A cette époque, l'utilisation régulière de récits de militants ouvriers commença à produire des résultats. En 1972 la revue, qui avait alors dix ans, publia le premier article à employer systématiquement et délibérément l'histoire orale comme méthode de recherche. Margaret Bridson Cribb y étudiait le syndicat national des cheminots (A.R.U.) au Queensland en faisant très largement appel à des entretiens avec trois anciens permanents syndicalistes. De sorte que même si l'article présentait l'apparence d'une monographie syndicale, ces sources orales l'éloignaient de l'approche institutionnelle traditionnelle. Au lieu de privilégier les structures organisationnelles du mouvement ouvrier, l'auteur mettait l'accent sur le militantisme et sur « ce qu'avaient enduré ceux qui construisirent le réseau ferré australien » (27), en s'employant de surcroît à identifier et à analyser la culture de travail et ses rapports avec l'organisation et l'action syndicales.

Peut-être le changement d'orientation que manifestait la démarche de M. Cribb est-il imputable au militantisme politique et social qui se répandit dans la société australienne au début des années 1970. Vraisemblablement aussi, l'adoption d'une perspective « gauchiste » (New Left) par une nouvelle génération d'historiens du mouvement ouvrier joua le rôle de catalyseur dans la réorientation de la culture ouvrière en stimulant l'intérêt pour l'étude de « l'histoire sociale de la classe ouvrière ».

Malheureusement l'article de M. Cribb ne marqua pas un tournant en ce qui concerne la place faite à l'histoire orale dans Labour History. En dehors de récits personnels, une poignée seulement d'articles publiés au cours des années 1970 et 1980 font référence à plus de deux entretiens et leur utilisation se cantonne en général à l'éclairage de quelques détails contextuels (28). Encore moins nombreux sont les articles reconnaissant la valeur de l'histoire orale comme moyen d'interpréter les attitudes, croyances et actions ouvrières.

Une exception : Susan Eade, qui, en novembre 1976, se pencha sur l'histoire orale dans ses rapports avec le développement de l'histoire sociale en GrandeBretagne et avec la fondation d'une Société d'Histoire orale à l'Université d'Essex. L'auteur établit un rapport entre cette méthode et la tradition radicale-populiste de « l'histoire vue d'en bas » et la tentative de fonder une nouvelle histoire initialement associée à Lucien Febvre et à l'école des Annales (29). Dans un tel contexte, l'accent mis sur « l'expérience sociale totale » commença à modifier l'équilibre entre les approches « apologétique » et « théorique » des rapports entre le travail, la classe ouvrière et la culture. Au fur et à mesure que la recherche de nouveaux matériaux et de nouvelles méthodes validait l'utilisation de la mémoire

(27) M.B. CRIBB, « The A.R.U. in Queensland : Some Oral History », Labour History, n° 22, mai 1972, p. 13-22.

(28) Par exemple D. MENGETTI, « North Queensland Anti-Fascism and the Spanish Civil War », Labour History, n° 42, mai 1982, p. 68, 71 ; M. HESS, « Doing Something for the Workers... ? : The Establishment of Port Moresby's Central District Waterside Workers' Union », Labour History, n° 54, mai 1988, p. 86, 90 ; M. SAUNDERS, « Never Favoured and Now Forgotten : A Tribute to a "Good Labor Man" », Labour History, n° 59, novembre 1990, p. 1-4, 6, 8-12, 14.

(29) S. EADE, « Social History in Britain in 1976 — a Survey », Labour History, n° 31, novembre 1976, p. 38-42.

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orale, on se mettait à accorder une plus grande valeur à la théorie et à l'analyse des processus sociaux.

En Australie ces nouvelles manières de voir eurent un impact qui, sans être profond, fut tout de suite évident. Dans un autre article paru la même année, le récit fait par un participant des émeutes de Kalgoorlie en 1934 est accompagné du commentaire critique d'un historien qui a fait appel à l'histoire orale pour étudier cet événement. L'histoire orale y est présentée comme un excellent moyen d'étudier les attitudes, les perceptions et les croyances (30). Néanmoins une telle approche critique de l'histoire orale n'eut guère de suite. Comme l'indique J.A. Merritt, ni les critiques de la New Left ni celles de la nouvelle histoire sociale « ne produisirent d'alternative viable à la méthodologie qu'elles condamnaient ». Sa conclusion, à savoir que l'histoire ouvrière ne connut pas d'évolution spectaculaire au cours des années 1970, est assurément confirmée par le peu d'intérêt manifesté pour la méthodologie de l'histoire orale dans les articles ultérieurement publiés dans Labour History (31).

Seulement douze ans après, en 1988, parut un article faisant référence à « un impressionnant folklore » local découvert au cours d'entretiens. Cependant l'approche « apologétique » est clairement perceptible dans la manière de l'auteur, qui utilise le folklore pour valider ses conclusions sur l'existence d'une « vivante culture ouvrière » qui aurait « servi de base à un radicalisme social florissant » dans la partie ouest du Victoria avant les années 1950 (32).

Puis l'histoire orale entra de nouveau en sommeil, jusqu'à ce que paraisse en 1991 un article de John Leckie sur le rôle des femmes dans une grève de protestation contre des licenciements économiques dans les conserveries de viande de Vestey en Nouvelle-Zélande en 1988, article publié dans un numéro spécial de Labour History sur les femmes et le travail. La boucle était ici bouclée en matière d'histoire ouvrière, car Leckie avait participé à la grève en tant que secrétaire de la section de Westfield du Syndicat des travailleurs des conserveries d'Auckland entre 1983 et 1988. Néanmoins il ne s'agit ni d'un récit personnel ni d'histoire institutionnelle traditionnelle. Au contraire l'auteur utilise l'histoire orale sous forme d'entretiens afin d'explorer la place tenue par les femmes dans une industrie dominée par les hommes et, plus particulièrement, le rôle joué par les épouses de grévistes.

Leckie, dans cet article, révèle la conscience qu'il a des problèmes posés par l'utilisation comme matériau documentaire de sa propre participation à la grève :

Malgré mon engagement actif dans l'un des camps en présence à ce moment-là [...] mon expérience d'observateur-participant m'a permis de combler nombre de lacu(30)

lacu(30) DOCKER et R.' GERRITSON, « The 1934 Kalgoorlie Riots », Labour History, n° 31, novembre 1976, p. 79-82.

(31) J.A. MERRITT, « Labour History», art. cit., p. 137.

(32) P.R. HAY, « Labor Vacates the Bush : The Eclipse of Working Class Values in Victoria's Western District », Labour History, n° 54, mai 1988, p. 64-74.

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nes dans les sources [...] et de contribuer à la création d'une documentation sous la forme de témoignages oraux (33).

C'est ainsi qu'en élaborant son récit rétrospectif, Leckie non seulement entreprit une recherche documentaire, mais aussi procéda, deux ans après les événements, à des entretiens avec d'autres participants « des deux camps ». Sur la base à la fois de sa propre expérience et de ses recherches, il se rendit compte « de l'importance de certains facteurs ayant laissé peu de traces », notamment le rôle joué par deux femmes au cours d'une réunion syndicale dont il ne fut pas rédigé de compte rendu. Aussi eut-il des entretiens avec ces femmes afin de reconstruire leur contribution à la lutte.

Cependant, plus intéressant encore est le témoignage fourni par les sources orales sur les rapports entre capital et travail et les comportements respectifs, en l'occurrence l'idée patronale d'utiliser l'attitude des épouses de grévistes pour faire prévaloir une stratégie de négociation et, simultanément, la reconnaissance par les syndicats de l'importance des femmes pour soutenir le moral des grévistes. La meilleure appréciation de l'article de Leckie et de la méthodologie qu'il utilise se trouve dans l'exposé qu'il fait lui-même de son objectif, à savoir « non seulement rendre visibles les femmes dans une industrie musculine, mais aussi identifier leur comportement dans toute sa diversité » parce que, malgré leur absence des sources documentaires, « elles ont contribué au déroulement et à la solution de la grève » (34). Ici l'histoire orale a bien mis en lumière les rapports entre les aspects institutionnels du travail et les facteurs culturels qui y contribuent. Qui plus est, la manière dont Leckie utilise l'histoire orale montre comment elle peut servir non seulement à rétablir les faits, à les exalter ou même à les analyser, mais aussi à donner du pouvoir à certains acteurs en leur rendant ce qui leur revient.

Du tableau que je viens de brosser de Labour History, cet organe officiel de l'histoire ouvrière australienne, on pourrait conclure que depuis une génération seul un petit nombre d'historiens ont utilisé l'histoire orale ou reconnu sa valeur comme moyen d'étudier la culture ouvrière. Or une telle conclusion serait erronée, vu le rôle joué par les militants de gauche et les historiens de la classe ouvrière dans l'évolution de l'histoire orale en Australie et, plus particulièrement, dans les débats sur son intérêt.

Au cours des années qui suivirent l'article d'Eade (1976), les témoignages oraux publiés par Wendy Lowenstein permirent d'entendre la voix de toutes sortes d'ouvriers australiens. Son livre The Immigrants, écrit avec Morag Loh et publié en 1977, est centré sur « l'expérience du travail et du fait d'avoir à gagner son pain » et reposait sur des récits de vie « transcrits dans les mots mêmes des gens concernés » (35). W. Lowenstein publia l'année suivante, dans une veine proche,

(33) J. LECKIE, « Women in Industrial Action : Some Female Profiles in a Redundancy Strike in Vestey's New Zealand Meat Works, 1988 », Labour History, n° 61, novembre 1991, p. 88-90 (compte rendu dans le présent numéro).

(34) Ibid., p. 99-100.

(35) H. MAYER, « Foreword », dans W. LOWENSTEIN et M. LOH, The Immigrants, Ringwood, Penguin, 1977, p. V-IX.

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une anthologie de témoignages oraux sur l'expérience ouvrière durant la dépression des années 1930, puis en 1982 un recueil (cosigné par Tom Hills, un docker communiste) de souvenirs de travailleurs du port de Melbourne.

Intitulé Under the Hook. Melbourne Waterside Workers Remember : 1900-1980 (Souvenirs des travailleurs du Port de Melbourne), ce recueil reçut le soutien de la Société australienne pour l'étude de l'histoire ouvrière et de la Section de Melbourne de la Fédération des travailleurs des ports. Dans son avantpropos, Robin Gollan — figure marquante de la Old Left — affirme que « cette très importante contribution » aidera à compenser l'omission, dans l'histoire ouvrière institutionnelle traditionnelle, de l'expérience personnelle des travailleurs et de leur « lutte pour la survie dans de terribles conditions économiques », même si l'histoire des travailleurs du port de Melbourne reste à écrire (36).

Dans les premières années 1980 les livres de W. Lowenstein déclenchèrent un important débat sur les mérites de l'histoire orale, auquel différents chercheurs associés d'une manière ou d'une autre à l'histoire ouvrière prirent une part éminente. A vrai dire ce débat se déroula surtout dans les colonnes de l'Oral History Association of Ausfralia Journal, la relativement jeune revue de l'Association australienne d'histoire orale (O.H.A.A.), et n'eut pas d'influence vsible sur Labour History. Il fut pourtant à l'origine de la parution, au cours des années 1980, d'un grand nombre de travaux importants qui, utilisant des témoignages oraux, à côté d'autres sources, afin d'explorer les rapports entre travail et culture, étaient dus en général à des universitaires utilisant une approche « théorique » (37).

Ainsi fut relancé l'intérêt pour l'histoire orale parmi les membres de la Société australienne pour l'étude de l'histoire ouvrière, dont les sections se remirent à souligner le besoin d'enregistrer les souvenirs de ceux qui prenaient la parole dans les réunions ou qui « seraient prêts à livrer à la postérité leurs souvenirs des luttes passées » (38).

Mais c'est dans le Journal de I'O.H.A.A. que fut examinée la question des rapports entre travail et culture. Dans ce contexte, un nouvel élan fut donné à l'étude de l'histoire aborigène et, en particulier, de l'histoire des travailleurs aborigènes de l'élevage (39). Lenore Layman a récemment affirmé que pour les Aborigènes la valeur de l'histoire ouvrière ne résidait pas seulement dans son aptitude à démocratiser l'histoire en donnant une mémoire à leur expérience, idée

(36) W. LOWENSTEIN et T. HILLS, Under the Hook. Melbourne Waterside Workers Remember Working Dues and Class War : 1900-1980, Melbourne, Melbourne Bookworkers, en association avec l'A.S.S.L.H., 1982, p. 3.

(37) P. ADAM-SMITH, The Shearers, Melbourne, Nelson, 1982 ; J. McCALMAN, Struggletown. Public and Prioate Life in Richmond 1900-1965, Carlton, Melbourne University Press, 1984, J. MERRITT, The Making of the A.W.U., Melbourne, Oxford University Press, 1986.

(38) « Oral History : Our Contribution », The Hummer. Publication of the Sydney Branch of the A.S.S.L.H., n° 7, octobre-novembre 1984, p. 10.

(39) B. SHAW, « Wrirjng Aboriginal History for the East Kimberley : Methodology and Themes, O.H.A.A.J., n° 5, 1982-1983, p. 75-83 ; A. MCGRATH, « Stories for Country : oral History and Aboriginal Land Claims », O.H.A.A.J., n° 9, 1987, p. 34-46 ; B. SHAW, Countrymen : the Life Histories offour Aboriginal Men as told to Bruce Shaw, Canberra, Australian Institute of Aboriginal Studies, 1986 ; A. McGRATH, « Bom in the Cattle », Sydney, Allen and Unwin, 1987.

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proclamée à haute voix par les militants de gauche durant les années 1960 et 1970. « Quand ces récits sont publiés par écrit », explique-t-elle, ils offrent aussi « un moyen de communiquer cette expérience au reste de l'Australie ». Et de souligner à juste titre que si « la plupart des histoires orales racontent des vies individuelles », elles « peuvent aussi révéler le sens donné par les travailleurs à leur expérience commune » (40).

Les syndicats australiens et le programme « L'art et la vie des travailleurs »

L'aptitude de l'histoire orale à donner du pouvoir et à politiser a été reconnue non seulement par les historiens de la classe ouvrière et par les membres de la communauté aborigène, mais aussi par les" responsables de divers syndicats, par certains milieux artistiques, par les instances gouvernementales chargées de la politique culturelle et, de plus en plus, par les travailleurs eux-mêmes. Aussi la méthode a-t-elle joué un rôle dans divers projets culturels lancés par des syndicats et des artistes avec le soutien financier du gouvernement australien.

Ce genre d'activité culturelle tend à prouver la justesse de l'affirmation de Lenore Layman selon laquelle la « vitalité » de l'histoire ouvrière australienne « réside dans son intérêt pour le contemporain » et sa préférence pour un « cadre présentiste », renforcée par ses liens avec les mouvements ouvrier et « progressiste » (41).

Dans cette seconde partie je développe le lien entre histoire ouvrière, travail et culture en examinant divers programmes non universitaires de recherche ayant employé l'histoire orale, entre autres méthodes, pour stimuler l'activité culturelle des travailleurs. Ces programmes illustrent le renouveau de l'approche « apologétique », en ce qu'ils impliquent un effort concerté de certains secteurs de l'État et du mouvement syndical pour renforcer et dynamiser la culture ouvrière en exaltant ses formes traditionnelles. Ils n'en sont pas moins affranchis des tendances passéistes qu'on trouvait dans les premières entreprises de célébration parce qu'ils ne visent pas simplement à restaurer et à glorifier les créations de la classe ouvrière. En vérité ils semblent répondre à l'appel de Howkins pour une convergence entre les approches « apologétique » et « théorique » parce que, tout en identifiant des aspects de l'expérience vécue, ils sont nourris et, dans une certaine mesure, structurés par certaines idées en matière de relations sociales et de contestation.

Ces projets ont l'effet de souligner les contrastes entre la culture ouvrière traditionnelle, qu'on est en train actuellement de reconstruire, et la culture très différente des ouvriers formée par la société postindustrielle. Dans ma troisième

(40) L. LAYMAN, « Labour History in the Making. The Australian Scene in the 1980s and Directions for the 1990s », in J.E. MARTIN et K. TAYLOR (eds.), Culture..., op. cit., p. 39.

(41) Ibid., p. 36.

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partie je montrerai comment, autrefois, les besoins d'affiliation des travailleurs étaient satisfaits en quelque sorte organiquement par des liens de travail, de famille et de communauté qui engendraient une culture ouvrière sinon homogène, du moins collective, sur laquelle reposaient les institutions et les rituels de travail qui leur fournissaient orientations et légitimité. Par contraste, dans la société australienne postindustrielle la culture ouvrière ne présente plus un degré élevé d'interaction communautaire fondée sur des rituels sociaux de tous les jours.

Cela fait certes quelque temps que de telles formes culturelles n'alimentent ni ne soutiennent plus la cohésion idéologique entre travailleurs. Pourtant, récemment encore, des vestiges de cette culture ouvrière traditionnelle se manifestaient dans l'universelle reconnaissance du caractère conflictuel des relations professionnelles en Australie. Mais cela aussi a été sapé au cours des dix dernières années par l'application des plus récentes stratégies patronales qui visent à empêcher tant la formation spontanée de solidarités de travail que la syndicalisation (42).

Une telle évolution a réduit les possibilités de développement d'une démarche ouvrière spontanément collective. Mais elle a aussi obligé les dirigeants syndicaux à encourager des activités à la fois sociales et artistiques visant à réveiller la conscience d'intérêts et d'impératifs communs. Conséquence paradoxale : les travailleurs australiens dépendent maintenant du soutien et des subventions du gouvernement ou des syndicats, des unions locales ouvrières, de la Confédération nationale des syndicats (A.C.T.U., Australian Council of Trade Unions) et du Parti travailliste australien pour donner une expression culturelle à leur expérience de travail organique et collective.

Par le passé les plus visibles des moyens par lesquels les syndicats fournissaient légitimité et orientation à la culture ouvrière étaient la publication de journaux et la fabrication de banderoles à l'occasion des grèves et d'autres activités rituelles. Mais leur rôle culturel, tout comme celui des organisations socialistes et communistes, était en fait plus étendu. De 1930 à 1960 il s'agissait de rien de moins que de « fournir une alternative à la culture de la classe dominante » (43). Dans les années 1930, par exemple, les institutions en question contribuèrent à la création d'un théâtre ouvrier qui, vingt ans plus tard, joua un rôle important dans la renaissance de la musique populaire australienne. Au cours de la décennie suivante, des syndicats de musiciens et d'acteurs encouragèrent la pratique des arts non seulement chez leurs adhérents mais au sein du Parti travailliste australien. A la même époque, des Comités du Premier Mai organisaient des expositions dans différentes parties du pays et des concours de poésie, de nouvelles

(42) L. TAKSA, « Scientific Management : Technique or Culturel Ideology », Journal of Industrial Relations, septembre 1992 ; D.E. GUEST, « Human Resource Management and Industrial Relations », Journal of Management Studies, vol. 24, n° 5, septembre 1987, p. 504-519 ; H. GUILLE, D. SAPPEY et M. WlNTER, « Can Industrial Relations Survive Without Unions ? », dans Issues and Trends in Australasian Industrial Relations, Wollongong, 1989, sous la direction de M. BRAY et D. KELLY, p. 3143 ; B. DABSCHEK, « New Right Or Old Wrong ? Ideology and Industrial Relations », Journal of Industrial Relations, vol. 29, n° 4, décembre 1987, p. 425-429.

(43) S. KlRBY, Artists and Unions : A Critical Tradition, Report On the Art and Working Life Program, Sydney, Australia Council, 1992, p. 12.

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et de romans parmi leurs membres. Et dans les années 1950 la Fédération des travailleurs des ports créa sa propre équipe de cinéastes (44).

En fait l'intensification de la Guerre froide, illustrée par la tentative du gouvernement central d'interdire le Parti communiste en 1950 et par le recul du mouvement ouvrier sur les deux fronts syndical et politique, provoqua un essor de l'activité syndicale dans le domaine culturel. A cette époque, note A. Reeves, « l'art et la politique étaient étroitement imbriqués ». En 1953 des membres du groupe artistique des Travailleurs des ports commencèrent à peindre dans les bureaux du syndicat un mural représentant l'histoire du travail des dockers, afin de représenter l'esprit de solidarité créé par le mouvement socialiste.

Voici comment l'un d'entre eux, Tom Nelson, explique cette initiative :

Nous avons décidé de peindre notre histoire sur les murs parce que dans nos activités de tous les jours, luttes pour les salaires et tout le reste, nous avions constamment besoin d'une mémoire. Le mural, nous l'avons utilisé comme une sorte de dictionnaire [...] pour servir à la formation des délégués dans les réunions.

Ce genre d'activité culturelle offrit non seulement une source d'expérience collective et de mémoire, mais aussi une manière de prolonger la participation à la lutte syndicale « au-delà des heures officielles de travail et dans le domaine des loisirs et de la détente » (45).

Selon S. Kirby, un nouvel intérêt pour le rôle politique des activités culturelles apparut « en liaison avec la contestation sociale et politique des années 1960 et 1970 ». L'intervention culturelle concernait désormais des catégories d'artistes (musiciens, auteurs dramatiques, troupes de théâtre, peintres, etc.) sans liens traditionnels avec la culture ouvrière ou le mouvement ouvrier. Pourtant leur apport ne suffit pas à transformer en profondeur la culture ouvrière, parce qu'ils se conformèrent aux directives du mouvement syndical. Ce qui à cette époque modifia radicalement les activités culturelles, c'est le soutien financier sans précédent reçu de l'État (46).

Il reste que l'implication croissante des professionnels de l'art dans les activités des diverses organisations contribua à dynamiser et à structurer la culture ouvrière. Dans les années 1970 la Fédération des métallurgistes organisa un ensemble de représentations par des troupes théâtrales locales, et d'autres syndicats se dotèrent de responsables des questions culturelles. En 1977 l'A.C.T.U., par un vote unanime, décida d'accroître ses efforts en vue de l'éducation artistique des

(44) « The Arts at the Workplace », Caper, sous la direction de R. BOWER, n° 5, avril 1980, p. 1 ; S. KlRBY, Artists..., op. cit., p. 10-11 ; D. MlLLS, « All Those in Favour », Industrial Issues and Cultural Tools, Sydney, Australia Council, 1991, p. 5 ; A. REEVES, A Tapestry of Australia : The Sydney Wharfies Mural, Sydney Port, Waterside Workers Federation, 1992, p. 9-10.

(45) A. REEVES, A Tapestry..., op. cit., p. 6-12.

(46) S. KlRBY, Artists..., op. cit., p. 12. Le Festival artistique de la jeunesse, inauguré en 1969 par le Syndicat des employés des usines de viande (Victoria) et qui se maintint pendant plusieurs années, fut l'un des premiers à être soutenus financièrement non seulement par le mouvement syndical mais aussi par le gouvernement.

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adhérents. Deux ans plus tard, la même organisation alla jusqu'à fonder une souscommission artistique nationale et, en 1980, elle affirmait que les initiatives syndicales visant à « faire entrer l'art dans les entreprises » touchaient effectivement plus de 50 000 travailleurs (47).

Finalement, c'est un grand tournant qui fut pris quand en 1982 le Conseil australien (Ausfralia Council, l'instance gouvernementale chargée d'évaluer et de financer les projets artistiques) lança le programme « L'art et la vie des travailleurs » (Art and Working Life Program), avec les objectifs suivants :

encourager les pratiques et les politiques artistiques portant témoignage des problèmes et des préoccupations propres à la vie des travailleurs ; rendre leur dû aux traditions ouvrières, [...] favoriser les occasions pour les travailleurs et leurs familles d'avoir accès aux arts et de développer leurs moyens d'expression et de participation, renforcer la communication au sein du mouvement syndical [...] en matière de politique et de pratique culturelles et en ce qui concerne les liens entre culture et travail, et encourager les recherches à ce sujet (48).

Deux ans après, Stephen Cassidy procédait à un bilan des activités syndicales en matière artistique et des mesures prises par le Conseil australien en faveur du pluralisme culturel. Dans son rapport, il décrit de récentes initiatives syndicales, les réactions qu'elles ont suscitées parmi les membres et les structures, les processus et les groupes concernés (49). Il recommande que le mouvement syndical « soit placé au centre du programme "L'Art et la vie des travailleurs" », au motif que ce mouvement « est né de la vie des travailleurs » et qu'il est « la seule organisation à grande échelle qui puisse exprimer et satisfaire leurs besoins et leurs intérêts ». Il note que les syndicats ont une activité artistique puisqu'ils organisent des rencontres et des fêtes et qu'ils produisent presse, affiches et autres publications. « Il s'agit bien », précise-t-il, « de formes d'expression culturelle », même si ce ne sont pas celles auxquelles s'attache normalement le Conseil australien, du fait de leur « visée pratique au sein du large ensemble des activités syndicales ».

Selon S. Cassidy les traditions culturelles des syndicats et des syndiqués ont tiré leur force historique de leur orientation fonctionnelle, ce qui explique pourquoi elles ont pu exister aussi longtemps sans aide financière extérieure. Par conséquent, la participation des institutions ouvrières au programme « L'art et la vie des travailleurs » est motivée par le désir d'influencer ce que j'ai qualifié plus haut d'« essence » de la culture. Mais, d'un autre côté, les projets eux-mêmes ont visé à renforcer les « manifestations » de cette culture. C'est pourquoi ils reposent en général sur une collaboration entre des artistes et d'autres professionnels, en liaison avec des responsables et des militants syndicaux, pour des activités qui soit « retrouvent » les formes d'expression de la culture ouvrière, soit en produisent de nouvelles.

Ainsi on a rénové de vieilles banderoles syndicales et on en a fabriqué

(47) R. BOWER, Caper, op. cit., p. 2.

(48) « Art and Working Life Program », Arts Facts, juin 1989.

(49) S. CASSIDY, Art and Working Life in Australia, Sydney, Australia Council, 1984.

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d'autres, on a découvert des photos et des documents historiques qu'on a montrés dans des expositions et on a entrepris des travaux d'histoire orale. On a également tenté, sous les auspices du Programme en question, de donner un nouvel élan à des rituels ouvriers comme le Premier Mai et la Fête du Travail (50).

Lors du second congrès national sur « L'art et la vie des travailleurs », de nombreux orateurs ont affirmé que de telles activités avaient renforcé les liens entre le mouvement syndical et la société (51). L'un d'eux, Tom Barton, a fait remarquer que l'exaltation des traditions ouvrières qui est au coeur de différents projets visait à encourager les syndiqués à participer à leur propre culture. D'après lui ces projets contribuent puissamment à « rendre le mouvement syndical opératoire » en augmentant son importance et son influence. Ils permettent d'établir des liens potentiellement aptes à abolir les frontières entre problèmes industriels et autres aspects de la société et entre travail et loisirs.

Une telle perspective éclaire la convergence entre les approches « apologétique » et « théorique » des activités sociales du monde ouvrier. Les initiatives en question échappent à une vision simpliste de la culture qui réduirait celle-ci à des « choses » ou même à des symboles. Comme le dit Barton au sujet des activités culturelles de la Fédération syndicale du Queensland :

notre programme ne se limite pas à une série de projets ; les projets sont destinés à mettre en oeuvre une philosophie. Tels qu'ils sont, ils correspondent à une étape transitoire destinée à être dépassée (52).

L'éventail des sujets couverts par les projets culturels lancés en NouvelleGalles du Sud au cours des années 1980 illustre clairement cette orientation philosophique, également soucieuse de célébrer des traditions et de faire face aux problèmes actuels. Par exemple le Centre de soins ouvriers de la banlieue ouest de Sydney est à l'origine d'un programme de photos sur le thème de l'hygiène et de la sécurité, le syndicat des infirmières a financé un film sur le travail en équipes et le syndicat des cheminots et des pompiers, avec d'autres, a lancé un projet de mural dans un quartier ouvrier dans le cadre d'une campagne pour sauver des logements bon marché dans le centre de Sydney.

Mais c'est l'initiative dite des ateliers ferroviaires de Chullora qui mérite la plus grande attention pour la manière dont elle éclaire le lien entre les efforts d'une part pour revitaliser les cultures du travail et d'autre part pour célébrer l'histoire ouvrière. Il s'agissait à l'origine, suite à l'accord passé entre un délégué syndical de Chullora, la Compagnie théâtrale Sidetrack et des responsables du Programme

(50) Ibid., p. 7-17 ; Comité d'action culturelle ouvrière de Newcastle, « Working Class Working Culture », Caper, vol. 19, p. 2-29.

(51) J.K. LESSES, « Strengthening Links with the broader Community », p. 10-12 ; J. ROBERTSON, « Engaging the broader Community in Labour Day Celebrations as Part of an Advocacy Strategy for the Trade Union Movement », p. 12-13 ; T. BARTON, « Community Development as the Basis for a Trade Union Arts Program — and its Implications for Recruitment », dans Industrial Issues, Cultural Tools, op. cit.

(52) T. BARTON, « Community Development... », art. cit., p. 15-16.

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« L'art et la vie des travailleurs », d'un projet de pièce de théâtre visant à exprimer les préoccupations des travailleurs à propos de leur industrie. Mais quand les syndicats de cheminots s'intéressèrent aux activités associant artistes et travailleurs, le projet s'élargit à d'autres activités culturelles, notamment la composition et l'enregistrement de chansons et une « Exposition culturelle des syndicats du rail » comprenant des enregistrements de chansons et de récits de vie et les éléments d'une exposition photographique (53).

En 1983, lors d'entretiens portant sur leur attitude à l'égard de telles initiatives, des syndicalistes ont souligné « la nécessité de faire appel à l'activité artistique pour renforcer et diffuser la culture syndicale existante » et pour remédier à l'amnésie frappant l'Australie à ce sujet. Pour beaucoup d'entre eux, cela ne manquerait pas d'influencer « l'image que les syndicats ont d'eux-mêmes ainsi que leur image générale dans la société » (54).

L'exposition culturelle de Chullora fournit aussi un exemple de la façon dont les syndicats se sont mis à faire appel à leurs retraités pour représenter la culture ouvrière traditionnelle par divers moyens artistiques. Autre importante contribution à cet égard, celle de la Fédération australienne des syndicats du rail, qui, à l'occasion de son centenaire et avec l'aide du gouvernement central et de ceux des États, a entrepris une enquête d'histoire orale d'où sont sortis une bande magnétique en 1987 et un livre de Mark Hearn, Working Lives (Vies de travail), en 1990. L'enregistrement de plus de cent entretiens avec des militants des syndicats de cheminots a effectivement donné la parole à leurs souvenirs de travail et de luttes pour améliorer leur condition (55).

Si, à première vue, des projets tels que celui-là ne font que renouer avec l'approche « apologétique » d'autrefois, ils sont en fait, comme je l'ai déjà suggéré, influencés par l'approche « théorique ». Ainsi M. Hearn exprime-t-il l'espoir que Working Lives transmette le message de ceux dont il a enregistré les récits : « un message d'endurance, d'insatisfaction, de fierté et d'esprit de résistance, ces émotions puissantes qui donnent forme à l'action humaine » (56).

De surcroît, selon S. Cassidy, attendu que le Programme « L'art et la vie des travailleurs » visait à « développer les compétences des travailleurs et à traiter les problèmes de la vie de travail », il a été impossible d'éviter des questions comme « qui prend les décisions qui affectent la vie des travailleurs ? ». Il ajoute qu'il faut placer la récupération et/ou la production d'artefacts de la culture ouvrière (affiches, publications, films) et le moyen de communication qu'ils constituent « dans un contexte caractérisé par la présence de mass média fortement monopolisés et très peu ouverts aux catégories de population qui sont représentés par les syndicats ».

(53) L. TAKSA, « The Promotion of Working Class Culture : Arts and Working Life in the N.S.W. Railways », The Hummer, n° 17, juillet-août 1987, p. 2-6.

(54) S. CASSIDY, Art..., op. cit., p. 20.

(55) M. HEARN, Working Lines: A History of the Australian Railways Union (N.S.W. Branch), Sydney, Hale & Iremonger, 1990, p. 9-14.

(56) Ibid., p. 14.

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Vues sous cet angle, les activités culturelles que je décris ici ne sont pas simplement orientées vers la célébration. Elles cherchent plutôt à redéfinir l'essence de la culture ouvrière d'aujourd'hui et à utiliser ses manifestations pour permettre aux travailleurs de contrôler « les forces qui affectent leur vie » (57).

La convergence du travail, des luttes et des loisirs les meetings politiques en plein air et la culture ouvrière traditionnelle

J'utiliserai ici l'histoire orale pour montrer comment les meetings politiques en plein air, qui furent longtemps un trait distinctif de la culture ouvrière en Australie, étaient pour les travailleurs un carrefour entre leur travail, leurs activités de loisir et leur mobilisation politique, industrielle et sociale. Mais peut-être convientil, pour retrouver le fil théorique de ma première partie, que je commence par me situer moi-même par rapport au paradigme de Howkins.

Mon intérêt pour la culture ouvrière remonte à ma thèse, soutenue en 1983 et consacrée à la grève générale de 1917 en Nouvelle-Galles du Sud, grève qui commença dans les ateliers ferroviaires du Département des Trains et des Tramways de cet État quand la direction adopta une nouvelle forme de « taylorisme » (58). J'avais entrepris cette étude au moment où les historiens universitaires s'intéressaient de près aux précédents théoriques et méthodologiques introduits par l'histoire sociale britannique et par les Annales. Or cela coïncidait avec l'émergence de nouvelles politiques culturelles pour les travailleurs, conséquence d'une part de l'intérêt croissant qu'on portait à la classe ouvrière en dehors des universités et d'autre part du nouvel engagement culturel des militants ouvriers, des artistes professionnels et des décideurs dont il a été longuement question dans ma seconde partie.

Ces influences guidèrent mon étude de la grève générale. D'un côté, l'historiographie fournissait un cadre théorique et une incitation à adopter de nouvelles méthodes, telle l'histoire orale. De l'autre, ma participation au « Projet d'histoire visuelle de Sydney-Sud », qui obtint le soutien financier du Conseil australien en 1982-1983, me donna accès à la mémoire culturelle d'une communauté ouvrière ainsi qu'un moyen d'influencer la culture ouvrière ainsi engendrée.

Ce projet fut lancé par un groupe d'artistes locaux à la recherche de représentations visuelles des changements survenus dans l'expérience des milieux aborigènes et ouvriers des faubourgs sud de l'agglomération de Sydney. A leurs yeux, exaltation et volonté de donner du pouvoir allaient de pair. Le projet aboutit

(57) S. CASSIDY, Art..., op. cit., p. 6.

(58) L. TAKSA, Social Protest and the N.S.W. General Strike of 1917, mémoire de B.A. Honours, Université de Nouvelle-Galles du Sud, 1983.

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en 1984 à une exposition intitulée « Images de villes. Une histoire aborigène et ouvrière » qui fut inaugurée dans une des écoles locales et qui fut source de fierté pour les habitants de tout âge, les Aborigènes comme les ouvriers d'origine européenne.

C'est sur le sujet de la grève générale que mon entreprise coïncidait avec celle des artistes engagés dans le projet, qui étaient vivement intéressés par cet événement parce qu'il avait laissé à Sydney-Sud des traces profondes. Le fait que les principaux ateliers ferroviaires d'État aient été, jusqu'à quelques années auparavant, situés au centre du quartier avait assuré un emploi à plusieurs générations de familles ouvrières dont toute l'existence tournait autour des ateliers. De plus cette partie de la ville était (et est encore dans une certaine mesure) une zone industrielle de logements à bon marché.

Dans de telles conditions, les habitants avaient conservé une identité de classe et des pratiques et traditions ouvrières communes. Au surplus, du fait de la présence ancienne des mêmes travailleurs et de leurs familles, employés dans les entreprises locales, beaucoup se souvenaient de la grève générale et se prêtaient donc à mon projet d'histoire orale.

Plus j'avançais dans l'exécution de ce projet, et mieux je comprenais les effets qu'avait eus la grève sur la vie des gens concernés. En fait les témoignages recueillis mettaient bien en lumière l'importance des pratiques traditionnelles qui se trouvaient au coeur de la communauté ouvrière, surtout pendant les moments de tension sociale et politique. Il était clair que certains rituels, en étayant certaines croyances ou mentalités, renforçaient chez les travailleurs la conscience d'intérêts communs. En particulier, ressortait des entretiens l'importance des meetings politiques en plein air et leur rôle social essentiel dans la perpétuation d'une identité de classe.

La mémoire collective montre que de tels rituels consolidaient la communauté d'orientation qui caractérisait la vie ouvrière dans les premières décennies de notre siècle. En outre les témoignages font apparaître que ces rituels étaient associés à des lieux donnés auxquels une fréquentation régulière avait conféré une signification particulière pour les ouvriers. Ces lieux fournissaient un pivot autour duquel pouvaient converger les sociabilités de travail, de famille et d'affiliation socio-politique et, par le jeu des activités rituelles, ils renforçaient efficacement la communauté d'orientation qui, à son tour, permettait d'unifier des souscultures ouvrières différentes.

Évoquant sa tournée de conférences en Angleterre en 1895, Emma Goldman fait grand cas de « l'habitude britannique » d'organiser des meetings politiques en plein air. Dans ce pays, écrit-elle, le « droit de se rassembler sans cesse à l'extérieur est une institution [...] au même titre que le bacon au petit déjeuner ». Et de décrire ces meetings « dans les parcs et sur les places des villes anglaises » comme étant « le coeur de la vie sociale des masses » où peuvent s'exprimer les idées et les doctrines les plus contradictoires.

Par contraste avec les États-Unis, où, continue Emma Goldman, ces meetings sont rares à cause de l'ambiance toujours « lourde de la menace de bagar139

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res entre le public et la police », la liberté politique octroyée par le gouvernement britannique est une « soupape de sûreté » qui « permet à ses sujets de se défouler en s'exprimant sans entraves ». Le fait, conclut-elle, qu'en Angleterre, « la foule, parfois des milliers de gens, déambule d'un podium à l'autre comme elle ferait dans une foire campagnarde, moins pour écouter et apprendre que pour s'amuser » sert à diminuer le danger de révolte contre « la misère épouvantable » (59).

Or c'est dans les mêmes termes que deux hommes politiques australiens décrivent l'habitude qu'avaient les ouvriers de se rendre le dimanche après-midi au « Domaine » (Sydney Domain : jardin public qui est l'équivalent de Hyde Park à Londres). En 1919 un député conservateur au Parlement de Nouvelle-Galles du Sud, du nom de Fuller, en parle comme d'une « soupape de sûreté » (60). Et en 1983 Sir William McKell, député travailliste à l'époque de la grève générale et Premier ministre de l'État durant la Seconde Guerre mondiale, le décrit comme « une sorte d'institution des travailleurs » : non seulement c'était pour eux « une vraie sortie » d'aller là-bas le dimanche après-midi, mais il s'agissait aussi de « leur lieu de réunion » (61). Les métaphores employées par ces personnalités éloquentes suggèrent l'importance sociale de la pratique et de l'endroit. Mais c'est surtout des témoignages ouvriers que ressort l'importance culturelle de ce rituel, tant ils mettent d'enthousiasme et de chaleur à évoquer le Domaine.

C'est, par exemple, le ton d'Alice Doyle quand elle se revoit allant au « Dom » avec une amie, son « frère et toute une bande », parce que « c'était un endroit très intéressant » où, plus tard, son mari et elle-même n'auraient « jamais manqué d'aller un dimanche » (62). John Mongan lui aussi commença à s'y rendre dès son jeune âge avec d'autres gens de son quartier et, après son mariage, il y « emmenait régulièrement les enfants » (63). De même, d'après Nick Edwards, « c'était un endroit qui servait à toutes sortes de manifestations » et « dans ce temps-là il y avait plein de vrais toqués du Domaine et c'était leur forme de divertissement » (64). Mais c'est Keith McLelland qui décrit le plus succinctement le rapport entre classe et culture qu'engendrait le forum en question :

Pour les ouvriers c'était, si vous voulez, [...] l'endroit de la balade du dimanche. [...] C'est drôle, tout ce que le Domaine voulait dire : « Qu'est-ce que tu fais dimanche ? » « Oh, eh bien je te verrai au Dom », ou des choses du genre. Ça faisait partie, oui, vraiment partie, de la vie de l'ouvrier de Sydney (65).

L'endroit prit le nom de Domaine peu après l'installation des Européens parce que le premier Gouverneur de la Nouvelle-Galles du Sud y établit sa résidence

(59) E. GOLDMAN, Living My Life, vol. 1, 1re éd. 1931, 2e éd. Londres, Pluto Press, 1987, p. 163-166.

(60) Sydney Morning Herald, 28 mars 1919.

(61) Entretien avec Sir William McKell, 25 juillet 1983.

(62) Entretien avec Alice Doyle, 25 mai 1987, pour le projet d'histoire orale du Bicentenaire de Nouvelle-Galles du Sud [H.O.B.N.G.S.].

(63) Entretien avec John Mongan, 19 mars 1987 [H.O.B.N.G.S.].

(64) Entretien avec Nick Edwards, 20 août 1987 [H.O.B.N.G.S.].

(65) Entretien avec Keith McClelland, 7 septembre 1987 [H.O.B.N.G.S.].

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et ses terres (66). D'autres Gouverneurs jugèrent le site approprié à l'érection d'autres bâtiments officiels importants, tels la Bibliothèque d'État, le Musée de peinture et les Archives de l'état civil.

Toutefois, dès les années 1850, le Domaine était devenu un lieu de détente populaire, où la foule venait assister à des parties de cricket, à des défilés ou à des lâchers de ballons. A partir de 1860, le ministère concerné autorisa son ouverture aux piétons la nuit, ce qui lui valut d'être surnommé « Le parc dont les portes ne ferment jamais », avant de devenir, à cause de sa fréquentation toujours croissante, « le parc du peuple », lieu de grandes réunions publiques et autres activités sociales le dimanche après-midi (67).

Lieu de loisir traditionnel de la classe ouvrière de Sydney, le Domaine offre un bon exemple des rapports entre certains lieux et les formes d'expression culturelles d'une classe sociale. Il était, pour des ouvriers d'origine différente, un moyen de se rencontrer régulièrement et de discuter de leurs préoccupations respectives. Il contribuait, par conséquent, à relier entre eux divers réseaux familiaux, de quartier et de travail.

Qu'on ne voie pas dans mon argumentation une manière d'idéaliser l'homogénéité ou la cohésion de la classe ouvrière. Je ne dis pas que les ouvriers « s'aimaient tous bien », qu'ils « ne se faisaient jamais de sales coups » ou qu'ils « ne se disputaient pas entre eux » (68). Ce que je veux dire, c'est que lorsque les gens se rappellent avec émotion comment « tout le monde se connaissait » ou comment « il était impensable, dans ce temps-là, que les voisins vous laissent tomber quand vous étiez dans le besoin » (69), ils soulignent simplement la manière dont les attaches et réseaux de voisinage, de famille, de travail et de culte créaient des liens sociaux authentiques, et non pas abstraits.

A cette époque les limites des moyens de transport privés ou publics se conjuguaient avec la concentration des industries dans certains faubourgs pour faire que les familles vivaient à proximité les unes des autres et des entreprises, lesquelles employaient souvent de nombreux membres d'une même maisonnée. On trouve un exemple de ce phénomène dans l'expérience de Stan Jones, qui trouva de l'embauche aux ateliers ferroviaires Eveleigh, où son grand-père, son père et un cousin travaillaient déjà et qui étaient situés dans le quartier ouvrier de Redfern où toutes les branches de la famille vivaient dans des rues voisines (70).

Le témoignage d'Alice Doyle éclaire le lien entre les relations de famille et de voisinage et la conviction qui en résultait que les travailleurs avaient des intérêts communs. Elle raconte comment, dans son faubourg de Darlington, « tous les soirs les gens sortaient devant leur porte pour se rencontrer et parler de leur condition commune ». Elle ajoute : « la façon dont la famille voyait les choses ?

(66) Discovering the Domain, sous la direction d'E. WlLSON, Sydney, Hale & Iremonger, 1986, p. 22.

(67) Ibid., p. 24-25.

(68) Raymond Williams : Resources of Hope, Culture, Democracy, Socialism, sous la direction de R. GAYLE, Londres, Verso, 1989, p. 114.

(69) Entretien avec Stan Jones, 8 septembre 1983.

(70) Idem.

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Eh bien, on était tous pour améliorer notre condition, toujours. On était tous pour les syndicats et les travaillistes » (71).

De telles relations sociales les familles ouvrières retiraient des idées de solidarité et de devoirs mutuels et une impression de cohésion sociale que décrivent leurs témoignages. Lors d'événements importants comme les guerres et les grèves ces relations deviennent plus explicites, pour ceux qui en font l'expérience comme pour ceux qui, plus tard, les étudient.

La raison en est peut-être que les réseaux de solidarité deviennent indispensables pour faire face aux conditions matérielles et sociales souvent éprouvantes que produisent de telles situations. C'est peut-être aussi pour cette raison que, dans les témoignages, les anecdotes ayant trait à la participation et au soutien du milieu.sont en général si fortement associés à des contextes de lutte et de souffrance. Il y a donc un rapport entre l'évocation émue des solidarités d'autrefois et l'expérience d'authentiques relations et situations sociales. Dans les moments difficiles comme la conscription durant la Première Guerre mondiale et la grève générale, l'identification et la cohésion de milieu et de classe ont été renforcées par divers rituels. Parmi ceux-ci, le rituel de la grève elle-même qui en août 1917 inspira de tels sentiments de solidarité qu'on compta environ 97 000 participants ; les attaques collectives contre les « jaunes » ; et la participation à des meetings en plein air.

Lieu privilégié de détente en temps normal, le Domaine joua aussi un rôle essentiel en temps de crise. Des manifestations s'y déroulèrent, entre autres, à l'occasion des grèves des années 1890, lors des conflits provoqués par la conscription pendant la Guerre mondiale et pendant la grève générale de 1917 (72). Tout d'abord il offrait aux travailleurs un lieu où exprimer et embrasser leurs intérêts communs. Selon l' Australian Worker (un organe syndical de premier plan), il n'y avait qu'au Domaine, ce « lieu de réunion des pauvres », ce « Parlement des meurt-de-faim », que les effets « sordides et honteux » du « système social sous lequel vivent la majorité des gens convenables » étaient dénoncés avec autant de « constance » et de « persévérance » (73). En second lieu, il permettait de mettre liens et réseaux préexistants au service de la lutte ouvrière.

En fait, durant les six semaines de grève générale les défilés quotidiens des grévistes et de leurs familles, qui tous aboutissaient au Domaine, mobilisèrent d'après la presse entre quarante et quatre-vingt mille personnes. Le premier dimanche suivant le début de la grève, un journal parle de « scènes qui rappellent le référendum sur la conscription » et « du plus grand rassemblement qu'on ait sans doute jamais vu au Domaine ». Ce dimanche-là et ceux qui suivirent, le nombre

(71) Entretien avec Alice Doyle, déjà cité.

(72) C. HAMILTON, « Irish Catholics of New South Wales and the Labor Party 1890-1910 », Historical Studies, vol. 8, n° 31, novembre 1958, p. 254-267 (voir p. 257) ; D. C0WARD, The Impact of War on New South Wales. Some Aspects of Social and Political History, thèse de doctorat, A.N.U., 1974, p. 324 ; L. TAKSA, Social Protest..., op. cit., chap. 1.

(73) Australian Worker, 15 mars 1917.

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HISTOIRE ORALE ET EXPLORATION DE LA CULTURE OUVRIERE EN AUSTRALIE

des gens impliqués dans la grève augmenta jusqu'à atteindre, selon certaines estimations, le chiffre de 150 000 (74).

Le témoignage d'Edna Ryan va dans le même sens. Évoquant le Domaine, elle déclare que c'était « là qu'on allait » quand on habitait les quartiers ouvriers de Sydney comme le sien, Woolloomooloo, en précisant :

c'est là qu'on allait le dimanche après-midi, surtout pendant la guerre [...] parce qu'il y a eu une immense vague de militantisme [...] contre la guerre et pour le socialisme (75).

On voit bien, par conséquent, quelle importance a eu ce lieu dans la genèse d'un sentiment de solidarité, indispensable pour assurer la convergence des divers réseaux de solidarité.

Toutefois le Domaine n'était pas le seul endroit à Sydney à fournir un espace propice au croisement et à la convergence des différents réseaux de travail, de voisinage, de famille et d'opinion politique. Il faut également citer d'autres lieux fréquentés par les travailleurs et leurs familles, notamment certains carrefours et lieux remarquables, comme Newtown Bridge et Cooks River, et les célèbres boutiques de barbier.

Nombreux sont les témoignages au sujet des meetings politiques en plein air. D'après l'un d'eux ils se tenaient généralement

au coin de rue le plus favorable, là où l'éclairage était bon et où il y avait assez de place pour rassembler les gens et très souvent c'était près des chemins de fer ou des centres commerciaux ou bien dans un coin du faubourg où on annonçait qu'il y aurait un meeting à huit heures, et c'était en général un endroit où il y aurait assez de place pour que les gens puissent tenir debout et pour qu'un orateur puisse se percher quelque part (76).

C'est dans une veine semblable qu'Alice Doyle témoigne : « ils passaient en voiture en sonnant leur cloche, vous savez, "un tel va parler ce soir, à tel endroit". Et c'est comme ça qu'on allait écouter l'orateur ». Elle ajoute : « Oh, on les attendait, ces meetings. On y allait et on s'assemblait, et on écoutait [...] depuis le balcon de quelqu'un, vous savez. Et on agaçait les gens qui passaient» (77).

Quand on demande à ceux qui, comme Nicholas Edwards, avaient monté dans l'échelle sociale pourquoi ils assistaient à de tels meetings, ils répondent que ce n'était pas « pour des motifs d'agitation ». Tout le monde y allait « dans ce temps-là parce que c'était le seul moyen d'information ». Et nous, explique-t-il, « on y allait pour avoir des lumières, pas comme participants » (78). Par contre

(74) L. TAKSA, « The 1917 Strike : a Case Study in Working Class Community Networks », O.H.A.A. Journal, n° 10, 1988, p. 22-38 ; L. TAKSA, « Defence Not Defiance : Social Protest and the N.S.W. General Strike of 1917 », Labour History, n° 60, mai 1991, p. 16-33.

(75) Entretien avec Edna Ryan, 19 octobre 1987 [H.O.B.N.G.S.].

(76) Entretien avec Nick Edwards, déjà cité.

(77) Entretien avec Alice Doyle, déjà cité.

(78) Entretien avec Nicholas Edwards, déjà cité.

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L. TAKSA

ceux qui étaient des militants ouvriers et socialistes expliquent leur présence en utilisant un langage de classe, peut-être parce qu'ils ont conscience de la nature politique de telles activités.

John Mongan, syndicaliste cheminot, déclare : « Dans ce temps-là tous les gamins de la rue avaient une conscience politique. On n'avait pas un sou. » Et il ajoute :

Ça faisait une raison d'aller défiler. Voyez-vous, les gens se rassemblaient beaucoup. Ils se mélangeaient plus, et même dans des manifestations et ce genre de chose. Il y avait plus de vie collective dans la classe ouvrière que dans n'importe quelle autre classe (79).

Edna Ryan, qui dans sa jeunesse était socialiste, établit aussi un rapport entre sa fréquentation régulière du lieu de réunion traditionnel et l'absence d'autres moyens d'information, comme la radio. Elle ajoute :

on était plus solidaire. II y avait plus d'unité, ce qui manque aussi aujourd'hui, surtout quand on vit dans des appartements comme maintenant et que les gens ne se voient jamais et ne s'occupent pas les uns des autres. Il n'y a aucun lien entre eux (80).

La valeur culturelle de tels processus d'interaction publique et ritualisée était, chez les travailleurs, directement reliée à un sentiment de « communauté » fondé sur une identité et des intérêts de classe. En fait, ce sont peut-être les témoignages de membres des classes moyennes n'ayant jamais participé aux rituels de la classe ouvrière qui nous renseignent le mieux sur la spécificité de leur signification culturelle.

Voici par exemple celui Dorothy Hill, qui se décrit comme fille de gentleman :

A vrai dire je ne pense pas être jamais allée au Domaine pour quelque activité que ce soit, je le traversais seulement en voiture. [...] Je me rappelle les orateurs politiques et les foules qui se pressaient autour. [...] Nous ne nous sommes jamais approchés. [...] Mes parents ne jugeaient pas convenable que nous allions là-bas [...] (81).

Cependant les meetings tenus au Domaine n'avaient pas exactement le même contenu politique que ceux qui avaient lieu en d'autres endroits. Ainsi les meetings de rue étaient exclusivement centrés sur la communication verbale, alors que le Domaine était le haut lieu de la diffusion de la littérature militante, ce dont se souviennent bien ceux qui s'y rendaient régulièrement avec parents, conjoint et amis.

Nicholas Edwards se rappelle s'être une fois retrouvé avec les journaux ouvriers que quelqu'un avait apportés pendant que son père les diffusait dans

(79) Entretien avec John Mongan, déjà cité.

(80) Entretien avec Edna Ryan, déjà cité.

(81) Entretien avec Dorothy Hill, 23 juillet 1987 [H.O.B.N.G.S.].

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HISTOIRE ORALE ET EXPLORATION DE LA CULTURE OUVRIERE EN AUSTRALIE

la foule (82). Sylvia J. évoque les gens qui vendaient des livres et des brochures et se rappelle que son beau-père, un marin, « rapportait de là-bas beaucoup de lecture [...] ; une grande partie était gratuite. On s'approchait pour écouter les orateurs et on vous donnait de la littérature » (83). John Mongan, lui, déclare avoir « un souvenir très précis » du « type qui vendait les journaux » sur le trottoir devant le bâtiment du Registrar-General. Par contre Keith McLelland et Alice Doyle affirment tous deux que la littérature était distribuée gratuitement. Et Alice ajoute avec véhémence : « Oh ! bien sûr qu'on [...] la lisait » (84).

Enfin Edna Ryan souligne au sujet des informations données au forum de la classe ouvrière qu'on n'y faisait guère de distinction entre les discours et les écrits :

De toute façon je prenais toute la littérature qu'on nous donnait. Je ne me souviens pas d'avoir dû en acheter ou d'en avoir eu besoin. On n'avait pas l'impression qu'on devait en acheter et de toute manière je ne crois pas que j'aurais eu l'argent pour ça. Non, on allait au Domaine pour entendre nos orateurs préférés (85).

L'idée que la parole et l'écrit se complétaient était d'ailleurs un thème cher aux orateurs du Domaine, qui indiquaient aux auditeurs les lectures qui s'imposaient.

Au cours d'un meeting tenu par la Ligue social-démocrate le 12 mai 1918, Douglas Sinclair s'adressa ainsi au public : « nous avons ici Solidarity et nous vous demandons de l'acheter. C'est un journal édité par des ouvriers, écrit par des ouvriers, lu par des ouvriers, vendu par des ouvriers ». Il ajouta que des brochures sur l'arrestation de membres des I.W.W. (Industrial Workers of the World) feraient l'objet « d'une diffusion militante de masse » le dimanche suivant au Domaine ; et conclut-il, « j'espère bien qu'elles se vendront comme des petits pains ».

A un autre meeting, le 26 mai, c'est George Washington qui évoqua de nouveau ladite brochure, tout en lançant une collecte en vue de la publication d'un nouveau journal. Et c'est à plusieurs reprises que des orateurs signalèrent que leur organisation mettait de l'argent de côté pour acheter de la littérature militante (86).

La confluence de la parole et de l'écrit est un aspect particulièrement important quand on cherche à identifier la dimension culturelle de la vie ouvrière à cette époque. Elle montre tout d'abord quelle influence directe le développement de l'alphabétisation a exercée sur la conscience et sur la culture ouvrières. Au XIXe siècle le mot écrit avait joué un rôle dans l'agitation politique et syndicale

(82) Entretien avec Nicholas Edwards, déjà cité.

(83) Entretien avec Sylvia J. le 25 septembre 1986, pour le projet sur l'histoire orale de la lecture, Université de Nouvelle-Galles du Sud.

(84) Entretiens avec Keith McClelland et avec Alice Doyle, déjà cités.

(85) Entretien avec Edna Ryan, déjà cité.

(86) Police Reports on Political Meetings Held in the Sydney Domain 1918-1921, Archives d'État de Nouvelle-Galles du Sud, 7/5589.

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L. TAKSA

qui mobilisa efficacement « une génération d'auditeurs » (87). Mais l'émergence d'une « génération de lecteurs » non seulement permit une diffusion plus large d'idées radicales par le truchement de la presse ouvrière et socialiste, mais permit aussi d'élargir le lectorat de cette presse, ce qui contribua à augmenter chez les ouvriers la conscience de partager une expérience d'exploitation économique et d'oppression culturelle et d'avoir par conséquent des intérêts en commun. Conscience qui forma la base de leurs activités culturelles comme de leur militantisme industriel et politique.

Les activités rituelles dont il a été question dans cet article témoignent de ce qu'à cette époque la classe ouvrière de Sydney était loin d'être un simple gathering of strangers, un agrégat d'exotismes et de marginalités, parce que l'expérience ouvrière était façonnée par une vivante culture collective « capable d'entretenir l'estime de soi » face au défi et à la victoire finale du capitalisme industriel (88). Seule l'histoire orale fait pleinement ressortir la convergence entre le travail, les luttes et les loisirs. Elle aide en outre à comprendre la signification et l'importance culturelles d'activités comme les meetings politiques en plein air, ainsi que le rôle de certains lieux, tel le Domaine de Sydney, dans la genèse de solidarités de groupe et d'un sentiment d'identité collective chez ceux qui les fréquentaient.

En 1984 Laurie Johnson, au moment de quitter ses fonctions de directeur des Jardins botaniques royaux et du Domaine, écrivait : « Une des fonctions du Domaine, importante et impressionnante, aura été de servir de soupape de sûreté à diverses causes populaires, en particulier dans des conjonctures de vives tensions » comme les rassemblements contre la conscription en 1916 et le mouvement d'opposition à la guerre du Viêt-nam à la fin des années 1960 et au début des années 1970 (89). J'ai moi-même découvert le Domaine au cours de ces dernières circonstances.

On entendit alors, comme on en avait entendus à d'autres moments de crise, des appels à réglementer le droit de manifester à cet endroit. Mais le recours à une telle extrémité s'est avéré inutile, à ce moment particulier et depuis. Il semble bien que l'essor de la télévision et d'autres formes de loisirs de masse ont rendu caduques les formes traditionnelles d'interaction populaire, collective et politique.

En conséquence le Domaine est aujourd'hui un lieu où se donnent des opéras et des concerts classiques ou de jazz en plein air. A la vérité la dernière décennie a même vu l'abandon du Domaine comme point culminant de la commémoration annuelle, de moins en moins suivie, du Premier Mai. Les rituels qui, par le passé, jouèrent un rôle essentiel dans l'existence d'une culture ouvrière vigou(87)

vigou(87) HARRIS, The Bitter Fight, Brisbane, University of Queensland Press, 1970 ; R. GOLLAN, Radical and Working Class Politics, Carlton, Melbourne University Press, 1966, p. 15-17.

(88) C. STEPHENSON, « A Gathering of Strangers ? Mobility, Social Structure, and Political Participation in the Formation of Nineteenth-Century American Working Class Culture », dans American Working Class Culture, Explorations in American Labor and Social History sous la direction de M. CANTOR, Westport (CT), Greenwood Press, 1979, p. 51.

(89) L. JOHNSON, dans E. WlLSON (ed.), Discovering the Domain, op. cit., p. 53.

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HISTOIRE ORALE ET EXPLORATION DE LA CULTURE OUVRIERE EN AUSTRALIE

reuse et organique n'existent plus aujourd'hui qu'à travers les expositions photographiques et les projets d'histoire orale, qui dépendent généralement des subsides de l'État.

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Penser l'hérédité 1/1994

Jean-Luc Bonniol / Pascale Gleize Pascale Gleize Pascale Jeambrun Bernard Vemier

Jean-Pierre Digard

Jean Benoist / Jean-Luc Bonniol

Jean-Christophe Coffin Pierre-André Taguieff William H. Schneider

M.-M. Mady Lafargue Danièle Silvestre

Zohra Perret

Louis Assier-Andrieu

Penser l'hérédité

L'hérédité hors du champ scientifique

Regards de lune. Albinisme oculocutané

Ressemblances familiales et systèmes de parenté : des villageois grecs aux étudiants lyonnais

Animaux hybrides et métis : la part réelle de l'idéei

Hérédités plurielles. Représentations populaires et conceptions savantes du métissage

L'hérédité et la médecine mentale au XIX' siècle

Eugénisme ou décadence ? L'exception française

Hérédité, sang, et opposition à l'immigration dans la France des années trente

La ressemblance sert-elle à penser l'hérédité ?

Transmission et filiation. A propos du diagnostic prénatal

Stérilité masculine et transmission de la filiation en procréation médicalement assistée avec donneur

L'homme sans limites. « Bioéthique » et anthropologie

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Depuis l'époque de Bougainville et de La Pérouse, l'Australie fascine les Français. Dès la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle, des naturalistes examinaient la flore et la faune exotiques du continent, des navigateurs dressaient la carte de ses côtes et des sociologues dissertaient sur la société aborigène. Ensuite vinrent des récits de voyageurs sur la ruée vers l'or et sur la fondation de sociétés européennes aux antipodes, à laquelle les Français contribuèrent de manière significative (1). A la fin du XIXe siècle et dans les premières décennies du XXe siècle, ce furent la législation sociale australienne et la condition de la classe ouvrière en Australie qui attirèrent particulièrement l'attention des observateurs français. Socialisme sans doctrines d'Albert Métin, publié en 1901, exaltait les succès de la classe ouvrière australienne et l'esprit d'ouverture des pouvoirs publics envers ses revendications : Métin y voyait la réalisation du « socialisme » sans qu'il soit besoin ni d'idéologie doctrinaire ni de révolution (2). Cependant l'ouvrage de Métin n'était qu'une étude parmi d'autres de la situation sociale en Australie des années 1890 aux années 1920. Une autre étude, restée inédite, est le rapport écrit par un syndicaliste français, Paul Thomsen, à la fin de la Première Guerre mondiale, document exceptionnel qui donne le point de vue d'un artisan et militant syndical français. On examinera l'intérêt porté par les Français à la condition ouvrière en Australie, tel qu'il se manifeste en particulier dans les

Associate Professor, Université de Sydney. Traduction de Tristan Perrier.

(1) Voir R. ALDRICH, The French Presence in the South Pacific, 1842-1940, Londres, 1990, ch. 7 : « France, Australia and New Zealand ». On trouvera une étude plus détaillée de l'installation française dans A.P.D. STUER, The French in Australia, Canberra, 1982.

(2) A. MEHN, Le Socialisme sans doctrines, Paris, 1901. Cet ouvrage, traduit par Russel Ward, a été publié en anglais : Socialism without Doctrine, Sydney, 1977. Sur Métin et d'autres observateurs, et sur leurs travaux — comme L. VOSSION, L'Australie nouvelle et son avenir, Paris, 1902 et A. SIEGFRIED, La Démocratie en Nouvelle-Zélande, Paris, 1904, qui traite aussi de l'Australie, voir D. CAMROUX, « Un laboratoire social ? La société australienne au tournant du siècle vue par Albert Métin », dans A. DOMMERGUES et M. NEDELJKOVIC, Les Français et l'Australie : Voyages de découvertes et missions scientifiques de 1756 à nos jours, Nanterre/Le Havre, 1989, p. 271-281.

Le Mouvement Social, n° 167, avril-juin 1994, © Les Éditions de l'Atelier/Éditions Ouvrières

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R. ALDRICH

articles publiés par le Musée Social de Paris et dans les conférences tenues sous ses auspices, avant d'étudier plus précisément le rapport Thomsen de 1919.

L'intérêt des Français pour la classe ouvrière australienne

En nul lieu, semble-t-il, ne s'exprima mieux l'intérêt des Français pour la classe ouvrière australienne qu'au Musée social, fondé par le Comte de Chambrun afin de « mettre gratuitement à la disposition du public, avec informations et consultations, les documents, modèles, plans, statuts, etc., des institutions et organisations sociales qui ont pour objet et résultat d'améliorer la situation matérielle et morale des travailleurs » et afin d'entreprendre « des missions d'étude et d'enquête en France et à l'étranger » (3). L'Australie participait de ces deux objectifs à cause des traits originaux de sa structure sociale, et peut-être aussi à cause du fait qu'André Siegfried, le fils du directeur du Musée Social, Jules Siegfried, avait fait sa thèse de doctorat sur la Nouvelle-Zélande. La bibliothèque du Musée acquit des livres en anglais et en français sur le mouvement ouvrier en Australie, qu'elle mit à la disposition des lecteurs et des chercheurs (4). Le Musée publia des articles sur l'Australie dans ses Annales et ses Mémoires et documents et il invita d'éminents conférenciers à parler de l'Australie. Il parraina aussi des voyages aux antipodes, tel le séjour d'étude d'Albert Métin, en 1899, dont résulta Socialisme sans doctrines.

L'image de l'Australie qui ressort de ces études, dont celle de Métin en 1901 et celle de Thomsen en 1919, est l'image d'une société neuve et progressiste, pionnière en matière de législation sociale novatrice et laissant largement s'exprimer le mouvement ouvrier. Pierre Leroy-Beaulieu, l'un des auteurs français les plus éminents quant aux questions coloniales et d'outre-mer, donna le ton dans une étude publiée en 1897, où il qualifiait l'Australie de « laboratoire de science sociale » :

Les nouvelles sociétés qui se sont constituées dans les colonies anglaises des antipodes représentent au plus haut degré toutes les tendances, bonnes ou mauvaises, de la civilisation contemporaine. [...] Pour ce qui est de la diffusion des connaissances moyennes, des conditions matérielles de l'existence, de l'activité des transac(3)

transac(3) de 1894.

(4) Parmi les livres en anglais datant de cette époque et disponibles à la bibliothèque, on relève R. HENRY, Australiana, or My Early Life, 1886, J.W. FORTESCUE, State Socialism and Collapse in Australia, 1894, H. de R. WALKER, Australasian Democracy, 1897, M. DAVTIT, Life and Progress in Australasia, 1898, V. CLARK, The Labour Movement in Australia, 1907, et A.S. LEDGER, Australian Socialism : An Historical Sketch of Its Origins and Development, 1909. Je tiens à remercier Colette Chambelland de l'aimable assistance qu'elle m'a apportée lors de mes recherches à la bibliothèque du Musée social.

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LE RAPPORT THOMSEN

bons entre les hommes, l'Australie se rapproche certainement plus qu'aucun autre pays de l'idéal un peu terre à terre des contemporains. Les illettrés y sont plus rares, les lettres et les télégrammes échangés plus nombreux, le commerce plus considérable par rapport à la population que nulle part ailleurs. Le standard of life, comme disent les Anglais, y est plus élevé, la vie plus large dans toutes les classes, si l'on en croit les statistiques de la consommation de certaines denrées : la viande, le sucre et autres. Enfin, malgré le léger lien qui les rattache à la monarchie anglaise, nulle part la démocratie n'est plus triomphante que dans les colonies australiennes ; nulle part les innovations sociales n'ont été poussées plus loin, jusqu'à émanciper parfois la_ femme de sa traditionnelle minorité ; nulle part enfin l'extension des pouvoirs de l'État, dont on prétend nous montrer l'omnipotence au terme de l'évolution actuelle, n'a trouvé des champions plus puissants et n'a été mise en pratique à un pareil degré (5).

Leroy-Beaulieu discernait l'influence du tempérament anglo-saxon sur la démocratie politique en Australie. Il voyait comme cause à ses tendances socialistes le « manque d'équilibre entre la distribution de la population et celle des ressources naturelles », le haut degré d'urbanisation et la « richesse et la puissance de l'État colonial dès le début de son existence ». Plus précisément, il faisait remonter l'avènement du « socialisme » en Australie aux problèmes qui s'étaient posés après les ruées vers l'or des années 1850 et à l'érection de barrières protectionnistes, dans l'État de Victoria en particulier, pour renforcer l'économie australienne (6). Mais il évoquait aussi les conflits sociaux en Australie, qui avaient donné lieu d'abord à des grèves, puis à la formation de syndicats et enfin à celle du Parti travailliste, et il attribuait au mouvement ouvrier la responsabilité d'une bonne part des victoires du travail sur le capital.

Par la suite d'autres auteurs reprirent les thèmes de Leroy-Beaulieu et rendirent en général hommage aux travailleurs et au gouvernement australiens. Ils relevaient les caractéristiques australiennes qui faisaient l'admiration des syndicalistes européens : la force des syndicats et du Parti travailliste, la journée de huit heures — que l'Australie avait été le premier pays à introduire en 1856 —, les systèmes d'arbitrage judiciaire obligatoire des conflits entre ouvriers et employeurs et les lois de protection sociale. Ils commentaient la disparité entre, d'une part, les vastes dimensions du pays et sa pléthore de ressources naturelles et, d'autre part, sa faible démographie, ils passaient' en revue les débats politiques, tels l'immigration et « l'Australie blanche », et ils parlaient des crises conjoncturelles, telle la dépression des années 1890 (7).

(5) P. LEROY-BEAUUEU, Les Nouvelles sociétés anglo-saxonnes : Australie et Nouvelle-Zélande, Afrique australe, Paris, 1897. La bibliothèque du Musée Social détient un exemplaire de cet ouvrage ainsi que des autres livres cités dans le présent article.

(6) Il faut se rappeler que jusqu'à la création de la Fédération de 1901 les colonies australiennes ont eu des lois et des gouvernements différents ainsi que des économies séparées. Même après 1901, l'établissement d'un système fédéral signifiait que les lois — sur la protection sociale, par exemple, différaient d'État à État.

(7) Voir, par ex., L. VlGOUROUX, L'Évolution sociale en Australie, Paris, 1902, et BIARD D'AUNET, L'Aurore australe. La Société australienne : le socialisme en Australie, Paris, 1907.

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R. ALDRICH

Dans les publications du Musée social parurent plusieurs importants articles consacrés à l'Australie. Louis Vigouroux, par exemple, fit le voyage grâce à des fonds du Musée social afin d'étudier les « établissements en villages » créés le long du fleuve Murray dans la colonie d'Australie méridionale en 1893 et 1894. Installées par le gouvernement colonial, qui fournissait la terre et avançait des fonds pour l'achat d'outils, ces collectivités agricoles étaient en principe régies par des formes communautaires de travail et d'exploitation des terres. Elles étaient censées fournir du travail et des terres aux chômeurs. Partisans et détracteurs à la fois qualifiaient ces villages de « communistes », au sens qu'avait ce terme au XIXe siècle, et ils apparaissaient, malgré leur manque général de réussite, comme un exemple fascinant de socialisme parrainé par l'État (8). Albert Métin examina plusieurs problèmes agraires en Australie et en Nouvelle-Zélande, en particulier la vente de terres publiques et les mesures gouvernementales en faveur des petits exploitants (9). Il observa aussi le salaire minimum, les pensions de retraite et la législation protégeant les ouvriers contre les accidents et la maladie (10). Divers articles plus brefs portèrent sur l'évolution des lois affectant les travailleurs australiens.

Le ton de ces articles et de ces livres était généralement élogieux, même si l'un des auteurs, W. Siebenhaar, se livra à une critique sévère du mouvement ouvrier australien qui, affirmait-il, s'était vendu aux capitalistes et était loin d'établir une quelconque forme de « socialisme » aux antipodes (11). Favorables ou hostiles, tous les auteurs ne cessèrent de souligner l'intérêt que présentait l'Australie en tant que laboratoire social.

La mission française de 1918

Cette impression largement favorable, du moins dans la gauche française, fut confortée par la participation australienne à la Première Guerre mondiale aux côtés des Alliés. Les forces australiennes combattirent vaillamment sur les fronts européens et du Levant et furent décimées à la bataille de Gallipoli. Un cinquième de la population masculine s'engagea volontairement et l'Australie subit des pertes proportionnellement plus fortes que n'importe quel autre pays. Néanmoins, dans les dernières années de la guerre la classe politique australienne se divisa sur un projet de conscription. En fait le Parti travailliste lui-même se divisa sur la question. Le gouvernement français, préoccupé du risque de voir fondre le

(8) L. VIGOUROUX, « Les Villages communistes de l'Australie méridionale », Musée social, n° 3, 1900, p. 69-92.

(9) A. MÉTIN, « La Question agraire en Australie et en Nouvelle-Zélande », Musée social, n° 1, 1901, p. 43.

(10) A. MÉTIN, « Le Mouvement social en Australie. (1) Le minimum de salaire. (2) Les retraites pour la vieillesse. (3) La protection des ouvriers et employés », Musée social, n° 1, 1909, p. 281-304.

(11) W. SIEBENHAAR, « Le Paradis des ouvriers : L'Australie », Musée social, 1896, p. 87-95.

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LE RAPPORT THOMSEN

contingent australien, mais désireux aussi de remercier l'Australie pour sa contribution militaire, accepta en 1917 d'y envoyer, à l'invitation du gouvernement australien, une mission de haut niveau. Cette délégation devait aussi s'entretenir des relations commerciales franco-australiennes après la guerre ainsi que de certains points litigieux ayant trait aux colonies françaises du Pacifique Sud et à l'avenir de l'Océanie (12). On choisit pour la diriger Albert Métin, le meilleur spécialiste français de l'Australie, député et ancien ministre du Travail, et comme secrétaire général André Siegfried, accompagnés de représentants de l'agriculture, de l'industrie, du commerce et du travail. Le fonctionnaire du Quai d'Orsay chargé d'organiser la mission souligna la nécessité d'y faire figurer un ouvrier « dont la présence est indispensable dans ce pays gouverné par le parti ouvrier » (13). Finalement, le ministère choisit deux ouvriers, militants syndicalistes, Paul Thomsen, travailleur du bois, et Adolphe Hodée, horticulteur (14).

La délégation gagna l'Australie par San Francisco, où Métin mourut subitement. Privée de son chef, elle continua son voyage sous la direction du général Pau. Thomsen et Hodée rentrèrent en France avec la dépouille de Métin, mais le ministère décida qu'ils devaient ensuite repartir pour l'Australie. A cause de diverses circonstances malheureuses — retards dans les transports, quarantaines (à cause de l'épidémie mondiale de grippe), bateaux manques — Thomsen et son collègue n'arrivèrent à Sydney qu'au moment où la délégation allait en repartir. Ils restèrent néanmoins en Australie du 18 décembre 1918 au 5 mars 1919 en compagnie d'un agent consulaire britannique qui avait déjà servi de guide au général Pau et à son équipe. Ils parcoururent l'Est de l'Australie, renonçant au déplacement qu'ils devaient faire en Australie occidentale parce que celle-ci était touchée par la quarantaine. Les syndicalistes français rencontrèrent de hauts fonctionnaires, des dirigeants syndicaux et de simples travailleurs. Ils visitèrent des usines — Thomsen fut un peu déçu par la qualité de la menuiserie australienne — et participèrent à des meetings. Leur séjour ne fut perturbé que lors de deux de ces réunions, à Newcastle et à Sydney, qui d'après le Consul général français à Sydney, « ont été troublées par des éléments extrémistes assez nombreux pour imposer leur ordre du jour. Thomsen, ayant déclaré qu'il n'adhérait pas aux doctrines bolcheviques, a été l'objet de très vives interpellations ». Le Parti travailliste s'en excusa, et l'incident fut clos, sauf que le Quai d'Orsay s'interrogea sur la force réelle du sentiment pro-bolchevique en Australie (15). Cela mis à part, Thom(12)

Thom(12) ALDRICH, « La Mission française en Australie de 1918 : l'Australie et les relations francoaustraliennes au lendemain de la guerre », in A. DOMMERGUES et M. NEDELJKOVIC (dir.), Les Français..., op. cit., p. 295-306.

(13) Archives du ministère des Affaires Étrangères (ci-après désignées par M.A.E.), série Asie-Océanie 1918-1939, Australie 11.

(14) Hodée était secrétaire général du Syndicat des jardiniers de la Seine et secrétaire général adjoint de la Fédération nationale des horticulteurs. Son activité au sein de la mission semble avoir été beaucoup plus modeste que celle de Thomsen. Voir leurs notices dans J. MAITRON (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, Paris, Éditions ouvrières, t. 31, 1988, p. 374, et t. 42, 1992.

(15) M. Campana, Consul général, au Quai d'Orsay, 14 janvier 1920, M.A.E. Australie 11.

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sen trouva son séjour agréable, l'Australie imposante et ses citoyens accueillants. De retour en France il écrivit un rapport personnel sur ses impressions (16). Paul Thomsen était un protégé de Métin, qui l'avait choisi pour faire partie de la mission :

Monsieur Métin me déclara qu'il était désireux de me voir me joindre à ses collègues pour représenter le mouvement ouvrier dans un groupe auquel participaient des membres de toutes les classes de la nation. Il insista particulièrement sur l'importance qu'avait la présence d'un ouvrier dans cette mission organisée à la demande du gouvernement australien, les pays d'Australasie étant régis par une législation sociale très avancée et gouvernés en partie par les groupes travaillistes (17).

Thomsen était sculpteur sur bois. Il était né en 1869 à Turckheim (HautRhin), et son père Frédéric, menuisier lui-même fils de menuisier, avait épousé sa mère Marie Scherb plusieurs mois après la naissance de l'enfant. Lors de la défaite de la France et de l'annexion de l'Alsace-Lorraine par l'Allemagne, les Thomsen fuirent leur village natal pour s'installer à Saint-Rémy (Marne). Plus tard, Thomsen résida à Draveil, en Seine-et-Oise. On sait peu de chose sur sa vie. Au début de la Première Guerre mondiale il était secrétaire de la Fédération nationale de l'Ameublement et en 1917 il fut délégué au congrès national de la C.G.T.(18).

Le rapport Thomsen comporte soixante-huit pages dactylographiées en simple interligne sur l'Australie, suivies de dix pages sur la Nouvelle-Zélande (ces dernières reposant sur une documentation de seconde main). Un exemplaire adressé au Quai d'Orsay y a été conservé aux archives du ministère des Affaires Etrangères. Des fonctionnaires du ministère en notèrent à l'époque l'intérêt et la force, qui semblent les avoir surpris quelque peu de la part d'un ouvrier. Le Directeur des Affaires politiques et commerciales de la Sous-direction d'Asie et d'Océanie le qualifia de « vraiment intéressant », en ajoutant : « et si l'on songe que c'est l'oeuvre d'un ouvrier sculpteur sur bois, on peut le proclamer remarquable » (19). Par ailleurs le document ne paraît pas avoir eu une large diffusion, même s'il est cité dans au moins un ouvrage français des années 1920 (20). Néanmoins ses douze chapitres présentent une image utile et intéressante de la société aus(16)

aus(16) s'ajoutait au rapport officiel rédigé par Siegfried, document lui-même très intéressant de plus de quatre cents pages qui examine le commerce et les liens politiques franco-australiens ainsi que les relations internationales dans le Pacifique Sud. Une version abrégée du rapport a été publiée en français et en anglais ; la version complète se trouve aux Archives du Quai d'Orsay.

(17) Le rapport Thomsen se trouve aux Archives du ministère des Affaires Étrangères, série AsieOcéanie, 1918-1929, Australie 10. Cette citation est tirée de la page 1. J'ai corrigé ici et là d'évidentes erreurs typographiques et orthographiques dans le texte. Le style écrit de Thomsen fait parfois preuve de maladresse.

(18) En 1919, après son retour d'Australie, il fut élu au comité exécutif de l'Union des syndicats de la Seine. Il devait figurer dix ans plus tard parmi les membres du conseil juridique de l'Union des syndicats de la région parisienne. Il fut décoré de la Légion d'honneur, se maria trois fois, et mourut en 1945. Indications biographiques de Claude Pennetier et des services municipaux de Turckheim et Draveil.

(19) Jean Gout, procès-verbal du 14 février 1920, M.A.E. Australie 11.

(20) G. CRIVELU et P. LOUVET, L'Australie et le Pacifique, Paris, 1923, p. 94, n. 1.

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LE RAPPORT THOMSEN

tralienne du début du siècle, telle qu'elle était vue par un artisan et syndicaliste français (21).

Le rapport Thomsen

Population et immigration

Thomsen examine d'abord la démographie australienne. A son avis, l'Australie pourrait très bien accueillir une population de quelque deux cents millions d'âmes, soit quarante fois celle de 1918. Faute d'une population suffisamment nombreuse, l'Australie connaît des difficultés de main-d'oeuvre et son développement économique en est entravé. Thomsen fait à ce propos la comparaison des ressources naturelles et de la population de l'Australie et des États-Unis. Il note qu'« il y a là une faiblesse, un danger même, en tout cas un empêchement sérieux à la mise en valeur du pays » (p. 4). Le remède est dans l'immigration, mais Thomsen craint que l'Australie non seulement n'encourage pas les immigrants, mais encore dresse des obstacles sur leur chemin. Il fait allusion aux anomalies de la politique d'immigration : ainsi on peut soumettre les immigrants à un test de dictée dans n'importe quelle langue à seule fin de les rejeter et, par exemple, « l'on a refusé l'entrée de l'Australie à une cargaison de travailleurs maltais de race italienne, pourtant sujets britanniques, sous le prétexte que Malte est une île d'Afrique » (p. 13). En outre l'Australie s'enferme dans un carcan de barrières douanières et d'autres mesures protectionnistes. Pour Thomsen, c'est là une forme de nationalisme regrettable :

L'étonnement du visiteur européen est grand, par suite, quand il constate qu'au lieu d'entrer avec toutes ses chances dans la compétition mondiale, ce pays s'est comme replié sur lui-même et entouré comme d'une muraille de Chine. Un caractère particulier de l'économie australienne apparaît déjà et peut se résumer ainsi : un pays nouveau, dont l'exploitation vient à peine de commencer, qui possède des ressources telles qu'elles le dispensent d'être tributaire des autres nations où la main-d'oeuvre est insuffisante et par suite, largement demandée. Sur ce point, on ne peut parler aux Australiens même qu'avec une certaine mesure. Ils sont, et avec de justes raisons, très fiers de leur pays. J'aurais à noter que même les plus extrêmes éléments du mouvement ouvrier n'échappent pas, quoi qu'ils en pensent, à un sentiment très voisin du nationalisme, de l'impérialisme sous leur forme raciale tout au moins. [L'Australie blanche] est un principe, un dogme qui ne saurait être mis en discussion. Tout est dit, quand cette formule a été exprimée (p. 7-8).

(21) Titres des chapitres : Historique de la mission, Le peuplement de l'Australie, Le problème de l'immigration, Les syndicats et la loi, L'arbitrage obligatoire, Les grèves, Les salaires, Les lois ouvrières, L'étatisme australien, Les entreprises d'État au Queensland, Partis et tendances, Conclusions.

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Thomsen s'attarde sur la question de la politique d'Australie blanche qui, de diverses façons, restreint l'immigration aux colons européens, et plus particulièrement anglo-celtes. Cela, souligne-t-il, est lié à la crainte des Australiens de voir leur pays envahi par des étrangers non anglais, et à l'idée d'un « péril jaune ». Étaient visés particulièrement les Chinois et les Japonais :

Le péril chinois n'est, pour le moment du moins, que la menace d'un pullulement, d'un débordement... [sic]. Mais la pensée des Australiens s'oriente surtout, avec des appréhensions très vives, du côté du Japon, C'est un fait trop connu pour qu'il soit nécessaire d'y insister que cette crainte vive d'une invasion par l'Empire entreprenant et guerrier du Soleil-Levant. Contre cette menace redoutée à tort ou à raison, la question n'est pas là, l'unanimité est faite chez tous les habitants de la Commonwealth (p. 8).

Thomsen ne prend pas position dans le débat sur la menace que feraient peser sur l'Australie ses voisins septentrionaux, mais il estime que le pays manque cruellement de main-d'oeuvre. Même si l'absence de concurrence d'une maind'oeuvre à bon marché est l'une des raisons de la prospérité de la classe ouvrière australienne, cela ne peut à long terme qu'entraver le développement de l'Australie, laquelle se trouvera finalement dans la nécessité de faire appel à une immigration non anglo-celte.

L'Australie donne l'impression d'une civilisation prospère, mais développée en serre chaude. Le prohibitionnisme, appliqué au travail humain comme aussi aux marchandises, a créé, certes, une situation extrêmement favorable à la classe ouvrière. Ouvrier moi-même, je sais trop quel est le sort de mes camarades de l'Europe pour ne pas avoir apprécié le bien-être dont jouissent relativement les travailleurs australiens, et pour ne pas comprendre leurs désirs de défendre cette situation contre tous les facteurs qui pourraient la menacer.

Et pourtant :

Ce que j'ai vu m'oblige à me demander si les ouvriers de la Commonwealth ne paient pas à un très haut prix ces avantages. Quand j'ai visité à Rockhampton (Queensland), presque exactement sous le tropique du Capricorne, une fonderie, j'ai été effrayé, il n'y a pas d'autres mots, à constater le travail que des Blancs devaient faire. Je me demande si les Australiens ne gagneraient pas, tout en réservant à la race caucasienne les régions côtières méridionales favorables à leur activité, à admettre pour les zones chaudes du Queensland, de la West Australie [sic], du territoire du Nord, pratiquement, une main-d'oeuvre qui pourrait être recensée avantageusement chez les travailleurs du midi de l'Europe, lesquels feraient sans aucun doute, à la condition de leur fournir des facilités que la fédération est à même de leur procurer, d'excellents agriculteurs, ou, pour le gros oeuvre, des travailleurs exotiques de race assez évoluée, comme les nègres américains, ou encore par exemple nos Kabyles (p. 12).

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En bref, l'Australie doit se convertir au libre-échange aussi bien en ce qui concerne la main-d'oeuvre que les marchandises :

Il me semble que des considérations de travail ou d'économie devraient amener les Australiens à admettre qu'ils n'ont rien à perdre à entrer dans le grand mouvement mondial de la production et des échanges ; sans doute il s'ensuivrait une crise, mais les ressources de leur pays et leur activité propre leur permettraient de la surmonter. En ce moment la Commonwealth donne l'impression d'être une formation en quelque sorte artificielle ou qui du moins vit artificiellement : un concours heureux de circonstances lui a permis de mener une existence particulière. Mais encore une fois, cette situation peut-elle durer longtemps? (p. 12-13).

La classe ouvrière australienne, pense Thomsen, est xénophobe et doit certains de ses avantages à une politique d'exclusion sur critères raciaux de certains immigrants. Il se demande si cette classe ouvrière pourra continuer à fermer ses portes aussi hermétiquement à ceux de l'extérieur, et à tirer profit de l'isolement, de la faible densité démographique et de l'absence de concurrence.

Le syndicalisme

Dans les chapitres suivants, Thomsen passe des questions générales de population et d'immigration à la situation juridique, politique et économique de la classe ouvrière en Australie. Il voit dans la position juridique et politique privilégiée que les travailleurs ont conquise, s'ajoutant à l'exclusion d'autres immigrants, l'une des sources de leur bien-être. Thomsen fait remonter l'importance du syndicalisme à l'héritage du chartisme britannique. Le prolétariat australien s'est organisé en syndicats puis en parti politique et a exercé une pression sur le gouvernement pour qu'il accède à ses revendications. Il remarque le nombre exceptionnellement grand des syndicats et leur essor au cours des dernières années : il y en avait 302 en 1906, 757 en 1918. Il note qu'il ne s'agit pas de grands syndicats interprofessionnels comme en France, mais au contraire d'organismes de métiers. Il examine les propositions visant à créer « un grand syndicat unique » en Australie. S'il trouve le mouvement syndical plutôt fragmenté, il admire la forte proportion de syndiqués (près de 56 % pour les hommes, 20 % pour les femmes). Il est aussi impressionné par les locaux dont ils disposent. Dans son étude du syndicalisme, il s'attarde sur la procédure d'enregistrement des syndicats : alors qu'en France c'est une simple formalité, l'enregistrement juridique des syndicats en Australie suppose qu'ils fournissent certaines garanties d'effectifs, d'activité et de solvabilité.

Thomsen consacre une grande attention au système de l'arbitrage obligatoire : « L'Australie est surtout connue en Europe, au point de vue de la législation sociale, comme le pays de l'arbitrage obligatoire. C'est ce trait qui a, tout naturellement, frappé le plus les enquêteurs sociaux » (p. 19). Ceci présente un intérêt particulier, vu que certains observateurs avaient affirmé que grâce à l'arbitrage

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l'Australie était un pays sans grèves. Thomsen décrit le système d'arbitrage qui oblige employeurs et salariés à résoudre leurs différends par la médiation d'un juge. A défaut d'un compromis mutuellement acceptable, le juge peut imposer un règlement juridiquement contraignant. Pour Thomsen, c'est un système élégant et utile, mais il trouve que l'arbitrage obligatoire, qui n'existe pas en France, impose au droit de grève des restrictions qui ne seraient pas tolérées par la classe ouvrière française. Le système d'arbitrage, ajoute-t-il, est à présent moins bien accepté qu'au cours des années 1890 car le mécanisme gouvernemental de fixation des salaires n'a pas maintenu les rémunérations à un niveau correspondant à l'augmentation du coût de la vie. L'arbitrage, conclut-il, « n'est accepté que conditionnellement » (p. 23). Quoi qu'il en soit, il y a eu plusieurs grèves, et notamment la grève générale de 1917 provoquée par l'application du taylorisme dans les ateliers des tramways. Il est ainsi prouvé que l'Australie n'est pas un pays exempt de grèves et que l'arbitrage n'est pas une méthode infaillible pour la résolution des conflits du travail.

Thomsen aborde ensuite la question des salaires qui, souligne-t-il, est étroitement liée à celle de l'arbitrage. Thomsen est impressionné par la largeur de vues dont fait preuve le ministère du Commerce de Nouvelle-Galles du Sud, qui fixe officiellement les salaires dans cet État, lorsqu'il définit ce que doit être le pouvoir d'achat d'un travailleur. En fixant les salaires, le gouvernement

y incorpore non seulement les frais de nourriture, de logement, d'habillement, mais encore une série de dépenses telles que les spectacles, les voyages, les soins médicaux, la rémunération du culte, les dépenses de charité, etc. [sic]. On voit par suite combien est originale cette conception, qui est considérée en Australie comme une condition essentielle de la paix industrielle et qui a pu se développer grâce aux conditions générales de la Commonwealth [p. 29]. Dans l'ensemble, le travailleur de la Commonwealth jouit d'une situation extrêmement favorisée [p. 31].

En outre diverses lois protègent les travailleurs en fixant les heures de travail, en prévoyant des indemnités de chômage ou d'accident, en établissant des règles en matière d'apprentissage et de travail des femmes et des enfants. Néanmoins Thomsen juge que « dans l'ensemble, les lois sont nettement inférieures aux lois françaises » (p. 40).

Certes le travailleur australien vit confortablement, mais Thomsen revient à la question du protectionnisme, qui selon lui sauvegarde l'ouvrier et permet des salaires si élevés.

Il faut indiquer encore ici [en] quelques mots qu'un tel système ne peut guère s'appliquer de façon aussi générale que dans les conditions exceptionnelles où vit l'Australie. Le protectionnisme douanier, dont la force est considérable, joue un très grand rôle à cet égard. Que le coût de la main-d'oeuvre augmente et fasse renchérir la production, tende à la mettre dans l'impossibilité de soutenir la concurrence avec les produits étrangers, et des droits de douane nouveaux viennent la défendre. Evidemment, ces nouveaux droits ont une répercussion directe sur les conditions économiques générales. Pour qu'un tel régime dure sans encombres sérieuses, il faut

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[...] une série de conjectures [conjonctures] éminemment favorables. A cet égard, il faut le reconnaître, l'Australie a, jusqu'ici du moins, réalisé un système d'équilibre entre les différentes forces sociales qui a, dans l'ensemble, assez bien rempli son but (p. 32).

De plus, les avantages dont ils bénéficient ont créé chez les travailleurs australiens une certaine auto-satisfaction professionnelle, qui parfois conduit à de mauvaises habitudes :

On a dit de l'Australie que c'est le paradis des ouvriers. Les réserves que j'ai été amené à faire ne sauraient m'empêcher de constater que nulle part évidemment la classe ouvrière ne jouit d'une situation aussi satisfaisante. L'impression générale que laisse cette société originale est heureuse. La misère existe peu, ou du moins n'est pas très apparente, malgré certains tableaux choquants qu'il m'a été donné de voir, par exemple ces groupes de soldats mutilés joints à quelques musiciens ambulants mendiant dans les rues. La vie ouvrière est bien décente et confortable comme l'a désiré le législateur. L'hygiène est absolument remarquable. Les travailleurs donnent une impression de bien-être, la vie paraît facile.

Il m'est apparu pourtant que l'ouvrier australien n'a pas un sens très grand de l'épargne. Généreux, il dépense facilement, comme il gagne. Il est grand amateur de distractions. Les spectacles de toutes sortes et surtout les cinémas naturellement fleurissent. Quant aux courses, elles sont l'objet d'une passion qui m'a paru atteindre un degré incompatible avec le souci du lendemain.

En somme l'ouvrier australien qui sait à quel point sa situation est meilleure que celle de ses camarades des autres pays ne tient pas à la compromettre et s'applique à la maintenir jalousement. C'est le souci qui le domine, même lorsqu'il dit être mécontent du régime présent (p. 32).

Le socialisme d'État en Australie

Le troisième thème général analysé par Thomsen est ce qu'il nomme l'« étatisme australien », et il s'attache surtout au cas de l'État de Queensland. Il s'intéresse particulièrement à la manière dont cet État assure un rôle moteur dans le développement économique par la maîtrise du réseau ferré, l'ouverture de mines, l'exploitation d'abattoirs et la culture de la canne à sucre. Le principe directeur en était, d'après lui, la volonté du gouvernement de protéger les consommateurs contre les monopoles. Il applaudit à ces initiatives qu'il juge couronnées de succès, bien que — ou peut-être parce que — elles ne constituent pas une application du marxisme orthodoxe :

Il faut retenir que le Queensland a établi une théorie, édifié un système, institué des expériences sociales en l'établissant sur une théorie sociale inspirée de la concentration de capitaux. L'influence marxiste est ici bien visible mais les législateurs de Brisbane en ont tiré des conclusions infiniment moins rigoureuses que le socialisme scientifique. Loin de vouloir tout ramener à l'Etat et de tout concentrer en lui, loin d'envisager une expropriation directe, immédiate, ils n'attribuent au pouvoir

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que le rôle de concurrencer, au profit de tous, des entreprises privées. Seulement, il faut observer que si une telle conception peut ne pas paraître révolutionnaire en principe, il ne semble guère possible qu'on puisse la limiter dans son application. De deux choses l'une : ou ces expériences se traduiront par un échec, ou elles entraîneront l'Etat de proche en proche à développer ces attributions. C'est ce qui s'est produit au Queensland et semble entraîner ce pays à absorber de proche en proche dans l'État les différentes manifestations de l'activité économique (p. 49).

En bref, le « socialisme sans doctrine » se porte bien au Queensland, et Thomsen y voit un avantage pour la classe ouvrière de cet État.

La politique

Finalement Thomsen se livre à un bref examen de la politique australienne, notant tout d'abord l'inclination des Australiens à s'investir dans des débats politiques passionnés : « le manque de combativité n'est certes pas un défaut de l'Australien » (p. 58). Évoquant le débat sur la conscription, il attribue l'opposition à celle-ci aux sentiments antibritanniques des Irlandais, aux thèses extrémistes et à la position selon lui révolutionnaire des Industrial Workers of the World, qui trouveraient un soutien particulièrement large parmi les nouveaux immigrants. Thomsen pense que l'idéologie du mouvement ouvrier australien est assez confuse — il doit, dit-il, rectifier bien des idées qui y ont cours au sujet du syndicalisme français — et d'autre part que certains éléments sont facilement séduits par des idées étrangères, dont le bolchevisme :

Les extrémistes australiens vont aujourd'hui au bolchevisme comme ils prétendaient adhérer auparavant aux idées du syndicalisme français, en confondant celles-ci avec les thèses de la révolution violente [p. 61]. [Le projet d'un grand syndicat unique] donnait base au bolchevisme. Les Russes et surtout les Judéo-Russes ou JudéoPolonais ont eu beau jeu, surtout dans les conditions d'agitation causées par la guerre ; de même les nouveaux venus d'Amérique. Les idées bolchevistes se sont surtout répandues au Queensland — très accueillant à ces nouveaux compagnons — et particulièrement dans les districts septentrionaux, [...] je dois ajouter, sans nier leur influence dans l'état actuel des partis, [que] je crois ces idées beaucoup plus tapageuses que profondes. Il m'a d'ailleurs paru que le gouvernement fédéral actuel [...] était disposé à entreprendre la lutte contre elles — je fais observer ici que je ne porte pas de jugement — et que même des éléments travaillistes peu suspects de conventionnisme m'ont paru gênés, excédés même de l'attitude prise par ces nouveaux éléments (p. 64).

Thomsen relève que les deux principales forces politiques en Australie demeurent le Parti libéral, qui défend les intérêts des conservateurs, et le Parti travailliste, qui dans sa politique officielle n'est guère influencé par les idées bolchevistes.

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Conclusion

Fondamentalement, Thomsen se faisait de l'Australie une double image. Reprenant les arguments de Métin, son mentor, et faisant écho à Leroy-Beaulieu, il écrivit en concluant son rapport : « A l'heure actuelle, comme il y a vingt ans, l'Australie demeure une terre d'expériences, favorisée, et dont il faut suivre l'effort » (p. 68). En outre l'expérience australienne était intéressante précisément parce qu'elle constituait un effort pour améliorer la situation des travailleurs, soumettre au contrôle de l'État quelques-uns au moins des secteurs de l'économie et réaliser bien des idées du socialisme démocratique sans stratégie doctrinaire ou prônant la révolution violente.

Thomsen affirmait que la classe ouvrière australienne bénéficiait de grands avantages en termes de salaires, d'horaires, de lois sociales et de niveau de vie général. Mais il soulignait que ces avantages provenaient en partie d'un « protectionnisme » qui préservait l'économie australienne de la concurrence extérieure et défendait la main-d'oeuvre contre l'immigration de travailleurs. Ces deux objectifs, affirmait-il, pourraient se révéler dangereux à la longue pour l'Australie et freiner sa croissance. Thomsen voyait aussi se profiler d'autres problèmes pour le pays, tenant notamment à l'incohérence des structures syndicales, avec de multiples corporations de métier et de vagues projets de « grand syndicat unique ». Un autre domaine d'incertitude était le système d'arbitrage, le pilier même des relations du travail en Australie, dont il se demandait s'il pourrait continuer à répondre à la fois aux exigences du capital et à celles du travail dans un contexte changeant.

Il y a dans le rapport Thomsen une comparaison implicite entre l'Australie et le France. Il pensait que la législation sociale française était quelque peu supérieure à l'australienne, que les ouvriers français conservaient une plus grande liberté de se mettre en grève et que le mouvement syndical français était plutôt mieux organisé que son homologue d'Australie. Il admettait que, tout bien considéré, le niveau de vie du travailleur australien était supérieur à celui du prolétaire français, ce qui constituait un hommage à l'approche pragmatique tant du mouvement ouvrier que du gouvernement australien.

On ne s'en étonnera pas, les considérations de Thomsen sur l'Australie étaient marquées par le contexte intellectuel général de l'époque, comme en témoignent ses commentaires ethnocentristes et même racistes sur l'utilisation préférable d'une main-d'oeuvre « de couleur » pour certains travaux ou l'influence des bolchevistes « judéo-russes ». L'absence d'intérêt pour les Aborigènes est une lacune significative dans son oeuvre, même si elle n'est pas inattendue (22). Par ses vues d'ensemble, Thomsen se situe dans un socialisme démocratique de type réformiste et progressiste, conservant sa foi dans la classe ouvrière et la légitimité de sa cause mais se méfiant de l'intransigeance des bolcheviques et autres « extrémistes ».

(22) On trouve une seule référence aux Aborigènes, pour soutenir que la « faible densité de la population indigène et son état arriéré n'ont pu être un empêchement à l'action du premier occupant » (p. 42).

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Sur plusieurs points, Thomsen a vu juste. Après la Seconde Guerre mondiale, la pénurie de main-d'oeuvre en Australie a obligé le gouvernement à accepter des immigrants non anglo-celtes, qui pour la plupart provenaient de l'Europe méditerranéenne. Les relations de l'Australie avec l'Asie posent toujours problème, et il y a eu périodiquement des poussées de peur du « péril jaune », que ce soit par la migration, le commerce et l'investissement, ou l'agression militaire. Un consensus relatif entre travail et capital, concrétisé par le système d'arbitrage et les accords salariaux, a continué de marquer les relations du travail en Australie, mais souvent n'a été accepté que « conditionnellement ».

Pendant l'entre-deux-guerres, l'intérêt des Français pour l'Australie et la situation de sa classe ouvrière a persisté. En 1920, André Siegfried, qui avait participé à la mission de 1918 en Australie, a donné au Musée social une conférence sur le pays et ses ouvriers au cours de laquelle il reprit de nombreux points figurant dans son rapport et dans celui de Thomsen (23). Trois ans après, Georges Crivelli et Pierre Louvet ont publié un livre sur l'Australie et le Pacifique et écrit dans la revue du Musée social des articles sur l'agriculture australienne et le socialisme d'État aux antipodes (24). Dans les années qui suivirent, l'Australie suscita moins d'attention, peut-être parce que son « socialisme sans doctrine » paraissait moins original, les Européens acceptant davantage l'intervention de l'État dans l'économie, ou peut-être parce que la « voie médiane » australienne était occultée par l'avènement du communisme et par la lutte entre les idéologies nouvelles qui apparaissaient à grand bruit en Europe dans les années 1930. Mais l'Australie a continué à fasciner les chroniqueurs sociaux, « pays heureux » demeurant, loin de l'Europe, une terre d'expérimentation politique et sociale.

(23) Le texte, apparemment jamais publié, de cette intéressante conférence se trouve à la bibliothèque du Musée social.

(24) Musée social, n° 12, 1923, p. 389-406.

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Evoquer très rapidement quelques aspects des mutations de la société australienne, telles que je les ai perçues entre mon arrivée sur le campus de Canberra en 1970 et ma plus récente (et dixième...) visite au pays des eucalyptus, en 1993, pourra sans doute aider à « mettre en perspective » les études d'histoire sociale de l'Australie, ici réunies pour Le Mouvement Social (1).

Fait majeur, la culture politique de ce pays, y compris celle de la gauche australienne, s'est considérablement élargie et diversifiée.

Il y a près d'un quart de siècle, l'Université Monash de Melbourne, couverte d'affiches, bouillonnante d'agitation tiers-mondiste et féministe, de contestation des structures universitaires, de volonté de transgression radicale des conventions sociales, n'avait rien à envier à Berkeley, à Nanterre ou à Tokyo. Je m'y étais trouvé en pays connu... C'était aussi l'époque où les militants aborigènes avaient établi sous une tente, face au Parlement fédéral, une « ambassade aborigène » qui disait leur volonté de reconnaissance politique. De leur côté, les groupes et les journaux féministes traquaient bruyamment tout signe de male chauvinism. Dirigé par une équipe de communistes non-orthodoxes, le syndicat du bâtiment de Sydney frappait du green ban (« interdit vert ») les chantiers réputés nuisibles pour l'environnement.

Toute cette effervescence de la New Left a-t-elle disparu sans laisser de traces ? Probablement pas. La loi australienne est devenue très stricte sur les affaires de discrimination sociale et professionnelle entre femmes et hommes, et le zèle des equal opportunity officers est partout sensible, souvent redouté. Le fait aborigène, donc l'impossibilité politique et morale de refouler dans le non-dit cette population qui est « chez elle » depuis quarante mille ans au moins, sont devenus une composante essentielle de la conscience historique australienne.

Les problèmes de l'environnement sont apparus eux aussi comme une nouvelle priorité politique. Certes, le bush occupe depuis le XIXe siècle une place quasi-mythique dans la culture australienne (2) ; il fait contre-poids à la concenProfesseur

concenProfesseur d'histoire contemporaine à l'Université Paris VII.

(1) Article rédigé en septembre 1993.

(2) Cf. X. PONS, « Australie : entre terreur et beauté », in D. BOURG (dir.), Les sentiments de la nature, Paris, La Découverte, 1993.

Le Mouvement Social, n° 167, avril-juin 1994, © Les Éditions de l'Atelier/Éditions Ouvrières

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tration de 9/10 (et plus) de la population du pays dans quelques très grandes villes. Culture du bush et concentration urbaine sont venues nourrir une conscience écologique très vive, qui concerne aussi bien les déchets domestiques (sept collectes sélectives distinctes dans les faubourgs de Melbourne) que les déséquilibres globaux de la biosphère ; l'Australie, dont le taux de cancers de la peau est le plus élevé du monde, se sait toute proche de l'Antarctique et de son trou d'ozone.

La culture de la gauche classique, quant à elle, reste solidement ancrée dans les structures politiques et mentales du travaillisme, des trade-unions et du Labor Parti; (A.L.P.), avec leur légalisme, leur professionnalisme aussi lequel protège mal du favoritisme sinon de la corruption ; elle continue à se réclamer des mêmes valeurs populistes, celles du mateship (camaraderie virile), de la bière glacée engloutie à grosses rasades, des vociférations pour soutenir les équipes de rugby. Écarté du pouvoir depuis 1949, l'A.L.P. avait su construire une vivante « culture d'opposition » ; il est revenu aux affaires entre 1972 et 1975, et durablement depuis 1983. Il a dû affronter vaille que vaille la crise économique mondiale ; il a aussi appris à compter avec les nouveaux enjeux, ceux de l'environnement, de la condition féminine, des Aborigènes.

Ce qui n'a guère changé en revanche depuis 1970, c'est l'équilibre instable et constamment renégocié entre le gouvernement fédéral de Canberra et les States, issus des six colonies fédérées en 1901. Michel Butor a comparé ce payscontinent à une Méditerranée dont le désert remplacerait les étendues marines (3). Mais le sable se prête plutôt mal à la navigation et aux échanges entre les établissements humains situés en périphérie... C'est pourquoi le Victoria et les Nouvelle-Galles du Sud, le Queensland et l'Australie méridionale, la Tasmanie et l'Australie occidentale conservent, aujourd'hui comme hier, leur identité propre, leurs traditions sinon leur art de vivre. Le mouvement ouvrier, les partis de gauche, les mouvements sociaux s'y présentent chacun avec leur profil original. L'observateur français ne doit pas s'y tromper : le terme État, dans la culture politique australienne, ne représente pas le pouvoir central, mais le contre-poids local au pouvoir central. Il est significatif que, si les élections « fédérales » ont maintenu les travaillistes au pouvoir à Canberra depuis 1983, ceux-ci ont constamment perdu du terrain depuis dix ans au niveau des États ; en 1993, ils n'étaient même pas assurés de conserver leurs deux derniers bastions, le Queensland et l'Australie méridionale (3 bis).

(3) M. BUTOR, Boomerang, le Génie du Lieu, Paris, Gallimard, 1978.

(3 bis) Le Parti travailliste a été écarté du pouvoir en Australie méridionale en 1994.

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Même si ce terme familier n'était pas exempt d'ironie, l'Australie que j'avais découverte en 1970 était bien la lucky country, le pays chanceux. Chômage inexistant, exportations assurées, vie facile dans les maisons individuelles ; on n'achetait le mouton que par quartiers entiers, à bas prix...

Mais les deux chocs pétroliers sont passés par là, et la récession des années 80, et surtout les effets-« boomerang » (terme qui prend ici tout son sens...) de la mondialisation. Est-il surprenant que, comme les autres pays développés, l'Australie soit confrontée à un chômage sévère (plus de 10 %.), à la crise de l'Étatprovidence, à la dérégulation, à la désindustrialisation face aux produits plus compétitifs d'Asie orientale ? Les beaux tissus de lin qu'achètent les touristes après une visite aux prestigieux sites d'Australie centrale, et qui reproduisent les coloris et les motifs de l'art aborigène, sont designed in Australia, made in Poland...

L'Australie, avertissait récemment le Premier ministre Paul Keating, ne risquet-elle pas de devenir une banana Republic ! De fait, et plutôt éberlués, les vieux retraités à petits revenus établis au Queensland (la Floride australienne) voient arriver par charters de luxe des businessmen japonais à qui une semaine passée sur les terrains de golf australiens « haut-de-gamme » équipés à leur intention coûte bien moins cher que quelques heures de leur sport favori à Tokyo. Crise économique, crise morale. « Le plus grand besoin qui prévaut est le problème de l'aliénation et de la dés-appartenance (disenfranchisement) par rapport à la collectivité sociale » constatait en 1987 une conférence nationale des travailleurs sociaux (4). De fait, en juillet 1993, le cadavre d'une femme âgée et solitaire, découvert trois ans après sa mort dans sa maison du faubourg aisé d'Annandale, à Sydney, a rudement secoué l'opinion et les médias.

L'ancien Chief Justice Sir Henry Gibbs s'est récemment inquiété non seulement des progrès du crime organisé style maffia, mais aussi des formes de criminalité inconnues de la génération précédente, atypiques et gratuites, pointless, bizarre, sadistic (5). La dureté, la solitude, le désarroi aussi qui pèsent sur les outer suburbs de Sydney sont évoqués avec talent dans les romans de Peter Corris, un historien australien qui a délaissé la recherche académique pour la littérature populaire (6).

Et pourtant, rétorquent les optimistes, il continue à faire bon vivre dans l'immense majorité des villes et des banlieues australiennes. Sydney et Melbourne n'en sont pas tombées au niveau de Watts, ou de Liverpool, ou de Vaulx-enVelin, ou des faubourgs de Milan...

Le cas de Peter Corris n'est ni isolé ni fortuit. La vie culturelle australienne

(4) Sydney Morning Herald, 4 octobre 1988.

(5) « Modem society's insidious disease », The Australian, 16 juin 1987.

(6) Plusieurs « polars » de P.CORRIS, La plage vide, Des morts dans l'âme, Chair blanche, ont été publiés en traduction française dans la série « Rivages/Noir ».

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intervient aujourd'hui comme un agent actif de l'identité australienne, laquelle se différencie à la fois de la tradition britannique, devenue bien lointaine, et du modèle yankee, pourtant hégémonique à travers tout le Pacifique.

L'Opéra de Sydney s'est imposé par la qualité de ses programmes, autant que par les lignes futuristes de ses structures. Le Festival bisannuel de théâtre d'Adélaïde attire de tout le pays un large public de connaisseurs. Depuis vingt ans et plus, l'école australienne du film a trouvé un style, un rythme, une thématique bien à elle, puisant dans les mythes fondateurs du XIXe siècle, le bush, le bagne, faisant également large place à la société dure et déchirée de la fin du XXe siècle. Le succès de la série télévisée consacrée à « Bony », un policier métis dont la sagacité procède de sa double ascendance, est un hommage à la culture aborigène (7). Les oeuvres littéraires australiennes, ainsi celles de Frank Moorhouse (8), ont reçu en 1990 les honneurs de la série « Les Belles Étrangères » au Centre Beaubourg de Paris (9).

Les progrès récents du tourisme inter-australien attestent la force de ces liens entre le culturel, le social, le politique. On va encore à l'étranger, mais on découvre l'identité de ce pays immense et longtemps écartelé. On visite le désert central, les gorges sauvages de la côte Nord et Nord-Ouest, les sites coloniaux archaïques de Tasmanie, les rivières du Sud où la navigation de plaisance est en plein essor. Les effets de la crise économique se conjuguent aux échos d'une sensibilité écologique qui s'éveille, pour nourrir un attachement nouveau à ces lieux dont la pérennité sévère fascinait déjà D.H. Lawrence (10).

Si l'Australie porte sur elle-même un regard nouveau, elle définit aussi sa place sur la scène internationale en des termes bien différents de ce qu'ils étaient il y a un quart de siècle.

En 1970, deux références suffisaient à organiser l'horizon géopolitique australien : l'A.N.Z.A.C. (nom du corps expéditionnaire envoyé en Europe pendant la Première Guerre mondiale, à l'appel de la mère-patrie) et l'A.N.Z.U.S. (soit le traité de défense anticommuniste signé en 1951 entre l'Australie, la NouvelleZélande et les États-Unis). Sous ce double drapeau, l'Australie s'était engagée fleur au fusil dans les guerres de Corée, de Malaisie (la counter-insurgency des années

(7) Plusieurs enquêtes de l'inspecteur « Bony », sous la signature d'A. UPFIELD (1888-1964) : L'homme des deux tribus, La mort d'un lac, L'empreinte du diable, La loi de la tribu, ont été publiées dans la collection « 10/18 » (série des Grands Détectives).

(8) Coca-Cola Kid (nouvelles), Paris, Presses de la Renaissance, 1985.

(9) L'activité de l'Association culturelle franco-australienne, 11, avenue De-Lattre-de-Tassigny, 92100 Boulogne-Billancourt, et de son animateur Jean-Paul Delamotte, fait beaucoup pour la diffusion en France de la littérature australienne contemporaine.

(10) «Sentiment de vétusté, [...] formes usées, basses, aplaties [...] brousse impénétrée et perdue [...] lueur antique si incompréhensible à travers des gouffres de siècles infranchis [...] beauté étrange et pour ainsi dire invisible de l'Australie », D.H. LAWRENCE, Kangourou, Paris, Gallimard, 1931.

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1950), du Viêt-nam surtout, dans l'élan de « l'escalade ». En contre-partie, Canberra s'en tenait à une politique de Keep white rigide, sinon raciste.

La rupture fut soudaine et spectaculaire, quand en 1972 le nouveau Premier ministre Gough Whitlam, travailliste, retira les troupes du Viêt-nam, reconnut la Chine populaire, abolit le principe Keep white, donna l'indépendance à la Nouvelle-Guinée ; il s'engageait aussi à réviser le statut des Aborigènes et à garantir l'avortement libre et gratuit. Le tout en quelques jours. Il existe des hommes d'État dignes de ce nom...

Les perspectives internationales de l'Australie se sont donc renouvelées. Canberra, depuis une dizaine d'années, s'est inscrit activement dans le système diplomatique du Pacifique méridional, fort négligé jusque-là. Dans le cadre du « Forum du Pacifique-Sud », qui réunit les quinze états indépendants de la région, l'Australie a soutenu des initiatives comme le traité de dénucléarisation du PacifiqueSud (1985) dirigé ouvertement contre les essais français de Moruroa, et comme la campagne pour la réinscription de la Nouvelle-Calédonie sur l'agenda de décolonisation des Nations unies, réinscription acquise en 1986.

Mais la diplomatie australienne regarde aussi vers l'Asie. Des relations d'affaires s'établissent avec l'Indonésie et la Chine, et plus encore avec le Japon et les quatre « États-ateliers », Corée du Sud, Taiwan, Hong Kong, Singapour. Par contre-coup, le pays s'est ouvert à l'immigration chinoise et indochinoise, et les tchadors des étudiantes musulmanes de Malaisie et d'Indonésie sont apparus massivement sur les campus universitaires, chose impensable il y a vingt ans.

Finalement le trait le plus saillant de cette histoire immédiate, ici trop brièvement évoquée, n'est-il pas la naissance d'une historicité australienne dont le travailliste Manning Clark, professeur d'histoire à Canberra dans les années 60 et 70, a été l'éminent théoricien sinon le « guru » !

Le passé australien, même défini comme le seul passé biséculaire des Blancs — une définition de plus en plus contestée —, est partout présent sous la forme de « musées de poche » (nous dirions écomusées) au tournant de chaque route de campagne, au détour de chaque vieux quartier des villes, au coeur de chaque bourgade « historique ». On multiplie les gadgets à l'ancienne dont regorgent maintes boutiques attrayantes. Face à la crise, il faut bien se trouver des racines.

Le débat sur le sens d'une « révolution copernicienne en histoire » est en train de prendre de l'ampleur en France. S'agirait-il seulement, comme l'a suggéré l'École dite des Annales, de « déplacer le projecteur » vers le bas de la société, vers la longue durée et les faits massifiés, et non plus vers les élites et leurs « événements » ? Ne doit-on pas plutôt, comme l'avait déjà suggéré Walter Benjamin dans ses admirables fragments inachevés des Passages (11), ambitionner d'inver(11)

d'inver(11) Le Cerf, 1987.

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ser à l'instar de Copernic la relation même entre le passé et le présent ? Benjamin fut même, à notre connaissance, le premier à employer, dans ce sens, l'expression de « révolution copernicienne en histoire ». D'une telle inversion entre passé et présent l'Australie propose maints exemples, et deux en particulier qu'il suffira d'évoquer en guise de conclusion : la question républicaine et la place des Aborigènes dans la société politique.

Il est couramment admis que la révolte armée des mineurs d'or de Ballarat dans la colonie de Victoria en 1854, lesquels hissèrent pour la première fois un drapeau républicain australien frappé de la Croix du Sud, représentait l'ultime écho de l'idéalisme quarante-huitard, très loin aux antipodes de la vieille Europe. Et voici que ressurgit l'idée républicaine, fortement soutenue par le Premier ministre Keating et l'A.L.P. avec lui, bien accueillie chez ce qu'on appelle là-bas les small l libérais (12), en quelque sorte les libres penseurs de la politique. Ce qui revient à soudain remettre en cause deux siècles de relations privilégiées avec la GrandeBretagne, dont la reine était demeurée depuis 1901 le chef nominal de la Fédération australienne, dans le cadre du Commonwealth.

Le débat sur les Aborigènes concerne une durée historique infiniment plus longue, et donc les fondements mêmes de l'historicité australienne. Longtemps, la doctrine officielle (coloniale, puis fédérale) fut qu'à l'arrivée des Blancs, en 1788, le pays était terra nullius ; cette situation de terre vacante avait d'évidentes et brutales implications politiques, juridiques et foncières, tant pour les Aborigènes que pour les colons et leurs successeurs. Mais, en juin 1992, un arrêt de la Cour Suprême australienne statuant dans « l'affaire Mabo » (un Aborigène revendiquant des droits fonciers sur une île du détroit de Torrès) vient d'en finir solennellement avec la thèse de la terra nullius. Certes, les conséquences techniques directes de cet arrêt sont très limitées. Mais ne va-t-on pas vers une remise en cause radicale, idéologique encore plus que juridique, de tout le cours de l'histoire australienne ? C'est désormais le problème de la « dépossession » qui est posé. Les O.N.G. humanitaires et les groupes aborigènes s'en félicitent, les compagnies minières s'affolent. L'événement du présent a contraint à réévaluer la très longue durée du passé.

(12) Le small l distingue ces simples citoyens du Liberal Party, en fait conservateur, et de son L majuscule.

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Verity BURGMANN et Jenny LEE (dir.). - A People's History of Australia since 1788. Melbourne, McPhee Gribble/Penguin Books, 1988, 4 vols., 254, 351, 325, 304 pages.

A la fin des années 1970 un groupe d'historiens animé par Ken Inglis, professeur à l'Australian National University, se demanda comment leur communauté professionnelle devait aborder le bicentenaire de l'installation des Blancs, en 1988. Presque simultanément le gouvernement australien désigna une Commission du Bicentenaire chargée de prévoir et de mettre en oeuvre les démarches appropriées à l'événement. Et une reconstitution, grâce à des fonds privés, du voyage de la Première Flotte en Australie se porta également candidate à l'attention du public et au parrainage du gouvernement. Si le débat relatif au bicentenaire porta sur un grand nombre de problèmes, deux questions prirent un relief particulier. Les événements de 1988 allaient-ils dégénérer en célébration superficielle, genre fête d'anniversaire, avec forêt de drapeaux et bouteilles de Champagne débouchées avec fracas ? La conduite des opérations allait-elle représenter une agression de plus pour la communauté aborigène, qui considérait 1988 comme une année de deuil ?

La réponse d'Inglis prit la forme d'un rapport en douze volumes répartis en études de référence et en études d'échantillons. Ces dernières consistaient à examiner quatre années particulières, à cinquante ans d'intervalle : 1788, 1838, 1888 et 1938, avec un volume final couvrant la période 1939-1988. Échantillonner ou ne pas échantillonner, tel devint l'objet d'un débat vigoureux et parfois même acrimonieux. Les partisans de l'échantillonnage pensaient que cette méthode encouragerait une nouvelle lecture du passé en bousculant les certitudes de l'histoire narrative. Ses adversaires soutenaient que la focalisation sur l'année encourageait une histoire statique et décousue.

(1) Traduction de Tristan Perrier à l'exception de la note sur l'ouvrage de Martyn Lyons et Lucy Taksa, directement remise en français par Wallace Kirsop.

Le Mouvement Social, n° 167, avril-juin 1994, Les Éditions de l'Atelier/Éditions Ouvrières

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NOTES DE LECTURE

Quelques-uns de ces derniers apportèrent leur concours à Oxford University Press pour la rédaction d'une histoire collective de l'Australie qui attribuait à chaque auteur une période de quarante ans. Le dernier volume de la série a paru au début de 1992.

La People's History of Ausfralia since 1788 en quatre volumes, publiée sous la direction de Verity Burgmann et de Jenny Lee, représente une autre forme de réponse aux questions politiques posées tant à l'Université qu'à l'État par le bicentenaire. Aux yeux des maîtres d'oeuvre de la People's History, l'entreprise fondée sur l'échantillonnage risquait fort de ne pas remettre en question les rapports de pouvoir en Australie, pas plus qu'elle ne ferait face à la rhétorique célébratoire qui menaçait d'emporter les secteurs cocardiers de la communauté des historiens. V. Burgmann et J. Lee critiquaient aussi ce qu'elles percevaient comme une hégémonie masculine et mandarinale dans la formulation et dans la mise en oeuvre du projet. Ces volumes furent publiés par la maison Fairfax, Syme et Weldon dans des couleurs somptueuses et... à un prix très élevé. La People's History, publiée en livres de poche, fut beaucoup moins onéreuse !

Si la People's History n'est pas moins universitaire que la collection rivale, ses auteurs sont pour la plupart de jeunes chercheurs politiquement orientés à gauche. La tonalité des volumes a été également influencée par la conviction que le bicentenaire serait dominé par l'esprit de célébration et que les opprimés seraient systématiquement oubliés. L'influent publiciste Donald Horne a pu soutenir que dans sa détermination à éradiquer la célébration, la People's History s'est faite critique au point d'abdiquer tout esprit critique, montant en épingle les torts et exagérant les échecs.

V. Burgmann et J. Lee opposent leur entreprise à « l'histoire conventionnelle » — mais on ne distingue pas très bien quelles conventions elles ont cherché à rejeter. Leur idée qu'étudier l'histoire revient à « regarder par une fenêtre » et que la vue dépend de la fenêtre par laquelle on regarde est plutôt banale et conventionnelle. Il en va de même pour l'idée que « l'expérience de la vie quotidienne » est la pierre de touche de l'histoire. Tout le projet porte la marque de l'émergence de l'histoire sociale comme école historiographique dominante au cours des années 1980. Notons d'ailleurs que « l'expérience au quotidien » constitue aussi l'un des principes organisateurs de la série fondée sur l'« échantillonnage ». Dans les années 1980 il n'y avait pas de meilleur moyen d'attirer l'attention des historiens que d'avoir été autrefois humble et invisible.

D'après la théorisation de ses maîtres d'oeuvre, la People's History est largement consacrée à la classe ouvrière, tout comme elle est écrite pour elle. Cependant le rapport entre cette classe et les « voix dissidentes » réunies dans les volumes est nettement plus problématique que ne le suggèrent les considérations présentées dans l'introduction. Et si modeste que soit le recul dont on bénéficie en 1994, on trouvera quelque autosatisfaction dans la façon dont V. Burgmann et J. Lee relient leur entreprise à l'expérience des laissés pour compte, des opprimés, clairement identifiés : « les Aborigènes, les femmes, les membres des minorités ethniques et raciales et la classe ouvrière en général ». On peut juger aussi du ton employé en considérant en quels termes corsés est décrite une histoire

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NOTES DE LECTURE

consacrée aux deux siècles de présence blanche : « En regard des millénaires d'expérience aborigène, les deux cents dernières années ne semblent qu'interlude bref et détestable. » Du point de vue des Aborigènes cette manière de voir les choses a quelque pertinence, mais correspond-elle à la vision des Blancs depuis deux siècles ? La plupart des Australiens blancs, me semble-t-il, rejetteraient l'idée que leur histoire a été brève et détestable. Il se peut bien qu'ils se fassent des illusions, mais l'illusion aussi appartient à la trame de l'histoire.

Mis à part ces réserves, il y a lieu de conclure à la réussite de l'entreprise, qui l'emporte sur celle fondée sur l'échantillonnage, érigée en monument dès sa parution. Ces quatre volumes constituent un ensemble vivant et invitent au débat. Leurs maîtres d'oeuvre ont rassemblé environ soixante-dix auteurs couvrant un très large éventail thématique qui peut expliquer les difficultés rencontrées pour justifier le contenu de chacun des volumes. Dans Making a Life (Les bases de l'existence) , par exemple, le thème unificateur est l'histoire sociale de la vie quotidienne. Le premier chapitre passe en revue la question de l'alimentation : deux cents ans en cinq mille mots. Voilà qui est assurément concentré, mais qui introduit un sujet réclamant d'autres études. L'habillement est traité de la même manière extensive. Les chapitres portant sur le logement, les transports, la santé, la protection sociale, le mariage, le travail des femmes, l'enfance, les cultures masculine et féminine, l'immigration, les techniques, la pauvreté et les rapports de travail défilent à la même allure. Grandes questions et réponses rapides, tel est le programme. Étant donné la nature de l'entreprise, peu de références se recoupent d'un chapitre à l'autre, mais chacun d'entre eux comporte d'utiles notes bibliographiques.

Le second volume, intitulé Constructing a Culture (La construction d'une culture), s'ouvre sur la naissance, la mort, le mariage et l'école, ce qui soulève des questions concernant le rattachement de certains thèmes à « l'existence » et d'autres à « la culture ». Pourquoi la prostitution relèverait-elle de la culture plutôt que du travail et de l'existence ? Se posent également des problèmes d'équilibre. La criminalité, le jeu, la prostitution et la folie sont des thèmes abondamment couverts sous la rubrique culture, mais il y a relativement peu de chose sur la presse, l'édition, les universités, la radio, la télévision ou les professions libérales. Et le rôle joué par la science dans la structuration de notre compréhension du monde est à peine effleuré.

Les deux autres volumes, Staining the Wattle (Le Drapeau ensanglanté) et A Most Valuable Acquisition (Une acquisition de grande valeur), ont pour sujets la guerre, la contestation, les conflits, la richesse et les relations interraciales. Comme les précédents, ces volumes sont écrits dans l'optique de l'histoire vue d'en bas, thématiquement très divers et d'une lecture aisée.

V. Burgmann et J. Lee signalent qu'elles ont reçu en tout et pour tout 2 200 dollars de subventions pour leur audacieuse entreprise. On peut les admirer d'avoir réussi à produire une aussi stimulante critique de la société australienne à temps pour le bicentenaire.

David WALKER

Deakin University

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Labour History : A Journal of Labour and Social History, numéro spécial, n° 61, novembre 1991, 166 pages : « Women, Work and the Labour Movement in Australia and Aotearoa/New Zealand », sous la direction de Raelene FRANCES et Bruce SCATES. Sydney Society for the Study of Labour History, Faculty of Economies, University of Sydney.

Ce numéro spécial est consacré aux femmes, au travail et au mouvement ouvrier en Australie et en Nouvelle-Zélande. Les articles qui le composent abordent de nouveaux thèmes tout en traitant des thèmes anciens d'une façon nouvelle. Le sujet du numéro lui-même a occupé une place considérable dans les pages de la revue depuis le milieu des années 1970. Un numéro spécial antérieur, intitulé Women at Work, a paru en 1975 ; depuis lors, la revue a régulièrement publié des articles sur l'histoire des femmes. Ces travaux ont pour l'essentiel porté sur le rôle des femmes comme main-d'oeuvre salariée et/ou sur leurs rapports avec les institutions ouvrières (syndicats et partis ouvriers). Les articles du récent numéro spécial partagent cet intérêt pour le travail salarié et les institutions, mais ils reflètent aussi l'intérêt croissant accordé au monde moins accessible du travail non salarié et les luttes sociales extérieures au mouvement ouvrier organisé. Ainsi Katie Spearritt examine les formes du travail domestique et de reproduction en même temps que le travail féminin salarié dans le Queensland colonial ; Bruce Scates reconstruit l'économie domestique des familles ouvrières ; Melanie Raymond utilise une monographie d'une biscuiterie victorienne pour explorer la manière dont les ouvrières se comportèrent à l'égard du travail industriel avant la formation de syndicats. Gail Reekie et Ann Stephen s'intéressent toutes deux à la façon dont la consommation de masse a influencé la vie des femmes et, ce faisant, elles font entrer l'activité de consommation dans l'orbite de l'histoire ouvrière. Quant aux articles de Melanie Nolan et de Glenda Strachan, si leur focalisation est plus institutionnelle, ils se distinguent de l'historiographie ouvrière la plus répandue en ce que les syndicats qu'elles étudient n'ont guère reçu jusqu'à présent l'attention qu'ils méritent : les secrétaires et les infirmières ont en effet peu intéressé une histoire qui a eu tendance à placer les travailleurs manuels masculins au centre de la recherche.

L'histoire ouvrière tant australienne que néo-zélandaise a toujours manifesté un grand intérêt pour les mécanismes et les jugements des systèmes étatiques de fixation des salaires établis dans toute la région au tournant du XIXe siècle. Raelene Frances et Stephen Robertson continuent dans cette voie en analysant les jugements rendus par les tribunaux, ce qu'ils révèlent sur la valeur attribuée au travail des femmes à l'époque et leurs implications pour les futures travailleuses. De même, les conflits sociaux n'ont cessé d'attirer les historiens de la classe ouvrière, mais dans ce volume ils se voient donner une dimension sexuée. Ainsi Bruce Scates et John Leckie observent le rôle joué par les femmes dans des conflits du travail dont les acteurs principaux étaient des membres de leur famille de sexe masculin ; ils présentent aussi une analyse du militantisme féminin plus complexe que celle dont nous disposions jusqu'ici.

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NOTES DE LECTURE

Le numéro spécial associe aussi nouvelles tendances et continuités en ce qui concerne les méthodes employées. La Participant history a toujours figuré en bonne place dans les articles publiés par Labour History, en particulier durant la décennie qui suivit la création de la revue en 1962, ce qui reflétait le désir d'une histoire ouvrière qui puisse aider les militants à comprendre le passé et à en tirer des enseignements. Mais il ne s'agit pas seulement d'utiliser la mémoire des individus, en combinant celle-ci avec le travail d'archives et le témoignage oral d'autres figures clés des conflits étudiés. Cette nouvelle forme d'histoire se caractérise par l'attention accordée à l'ethnicité et aux problèmes des rapports masculin-féminin. En Australie l'histoire orale a trouvé son application la plus importante dans les recherches sur l'expérience des Aborigènes. La voix d'une employée de maison aborigène, Agnès Williams, trouve par conséquent place dans le numéro spécial.

L'intérêt grandissant suscité depuis vingt ans par les questions de race et des rôles des hommes et des femmes a partie liée avec une définition élargie de l'histoire ouvrière en tant qu'elle englobe désormais l'histoire sociale de la classe ouvrière en plus de ses institutions. Les récents débats internationaux sur le « nouvel institutionnalisme » et son appel à rétrécir/circonscrire les frontières de l'histoire ouvrière de manière à centrer de nouveau la recherche sur l'histoire des partis politiques et les syndicats n'ont suscité que très peu de controverse parmi les historiens australiens et néo-zélandais. Cependant l'absence de débat public sur cette question exprime non pas un manque d'intérêt pour les problèmes en jeu, mais plutôt le refus de prescrire un type d'histoire comme étant celui qu'il convient impérativement de pratiquer. La politique actuelle du Comité de Rédaction, qui comprend des représentants des deux types d'approche, laisse augurer que la diversité continuera à prévaloir.

Raelene FRANCES

Université de Nouvelle-Galles du Sud

Henry REYNOLDS. - With the White People : The Crucial Role of Aborigines in the Exploration and Development of Australia. Ringwood (Victoria), Penguin, 1990, IX - 288 pages.

L) histoire des relations entre Noirs et Blancs en Australie doit beaucoup à Henry Reynolds. Publiés à partir des dernières années 1970, ses livres, ses articles et ses histoires documentaires ont examiné d'une manière nouvelle les causes et l'échelle de la violence dont la « frontière » a été témoin. Reynolds fut l'un des premiers historiens à analyser les stratégies déployées par les Aborigènes pour résister à l'invasion de leur pays et le premier à remettre en question les bases tant légales que morales de l'occupation européenne. Le plus récent — et, à mon avis, le dernier — de ses ouvrages sur les relations entre Noirs et Blancs se caractérise par un changement de focalisation décisif. With the White People s'intéresse en effet non pas au conflit mais à la collaboration : pisteurs, domestiques

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NOTES DE LECTURE

et compagnons noirs remplacent guerriers, saboteurs et sorciers. L'ouvrage est ambitieux aussi bien dans sa conception que par le terrain qu'il couvre : plus d'un siècle d'interaction Noirs/Blancs, depuis le premier établissement blanc à Port Jackson jusqu'aux ultimes frontières de l'Australie occidentale et du Nord-Queensland. Certains chapitres sont consacrés aux modes d'adaptation des Aborigènes en des lieux ou dans des industries particuliers ; d'autres embrassent des thèmes très larges, tels « Les habitants des marges » ou « Vivre avec les Blancs ». Pourtant, tout au long du livre, Reynolds démontre ce que les Blancs ont dû aux compétences et au travail des Aborigènes : des guides noirs ont conduit les Blancs à travers ce qui semblait un paysage immense et inhospitalier, des femmes noires ont élevé des enfants blancs, des hommes noirs ont rapporté des perles d'eaux profondes et dangereuses. D'une part Reynolds enrichit nos connaissances sur la colonisation de l'Australie. Sur la base des recherches récentes il explore le rôle économique essentiel des Aborigènes, hommes et femmes, dans les activités d'élevage de l'Australie occidentale et septentrionale. D'autre part, il démolit les mythes les plus chers à l'historiographie australienne. « Pionniers » et « explorateurs » blancs sont mis à nu : naïfs ou exploiteurs, ils dépendent pour leur survie d'un peuple rejeté comme inférieur.

On peut soutenir que la principale réussite de l'ouvrage tient à la subtile reconstruction des dilemmes auxquels les Aborigènes durent faire face à la suite de l'invasion européenne. Il serait faux de croire que ceux-ci ont « marché avec les Blancs » par choix : le plus souvent, la collaboration résulta de la faim, de la peur ou de la coercition. Mais si limité que fût le choix, Reynolds découvre des Aborigènes acteurs de leur destin. Au moins pendant un certain temps, ceux-ci se tinrent à la fois dans et hors le monde des Blancs, empruntant ce qu'ils pouvaient à leur mode de vie en même temps qu'au mode de vie traditionnel. Et ils excellèrent souvent dans les domaines de compétence prisés des Européens. Dépeindre les vachers comme des esclaves et les militaires noirs comme des traîtres, c'est trahir la complexité des choses. Les Aborigènes tirèrent fierté de leur travail et y trouvèrent une précieuse camaraderie. Le travail de l'Homme blanc, affirme Reynolds, a pu fournir une nouvelle source d'orientation à un peuple déraciné par l'occupation européenne. Le coût de la collaboration l'emporta le plus souvent sur ses avantages. Tout en réclamant des Aborigènes qu'ils travaillent, qu'ils s'habillent et qu'ils vivent comme des Européens, les Blancs refusèrent de les incorporer à la société blanche. On interdit aux Aborigènes d'épouser des Blancs, on refusa de leur garantir l'accès à ce qui avait été leur terre, on leur ferma les emplois et l'éducation des Blancs. Ceux qui avaient rejeté les us traditionnels ou perdu contact avec eux se trouvèrent rejetés sur « un terrain vague social et culturel », coupés du milieu noir et inacceptables pour l'Homme blanc. Ici Reynolds nous donne à voir l'une des grandes tragédies de la colonisation : sa moisson d'alcoolisme, de folie et de suicide.

With the White People parle aussi des Européens. La collaboration, rappelle Reynolds, fonctionne dans les deux sens et, malgré tous les préjugés et toute la brutalité des Blancs, il y eut maints exemples d'amitié et de compréhension. La sympathie de Reynolds pour son sujet, son aptitude à voir la situation avec

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les yeux des deux parties caractérisent sa recherche. Il ouvre la voie à un thème longtemps négligé de l'histoire australienne : le processus qu'il dénomme acculturalisation, ce que les Européens ont appris de l'expérience aborigène.

Comme tout livre, celui-ci comporte des limites. En arrêtant son étude avant la Première Guerre mondiale, Reynolds prive le lecteur des innombrables récits aborigènes recueillis sous forme d'histoire orale ou d'autobiographies. En dernière analyse il s'agit d'une histoire écrite par un Blanc, fondée sur les sources documentaires conservées par les Blancs. Peut-être cela était-il inévitable. Il a fallu limiter l'étude en fonction de la taille du livre et aussi de considérations d'urgence politique. Reynolds en est pleinement conscient : les universitaires blancs ne peuvent plus coloniser l'histoire noire.

Un fait indéniable est que politiquement le livre ne saurait venir plus à propos. Dans sa stimulante conclusion Reynolds mêle le présent au passé : les Aborigènes vont-ils continuer à défier la colonisation, en proclamant leur indépendance et leur souveraineté, ou bien vivre avec les Blancs, en cherchant à obtenir un semblant d'égalité dans le cadre d'une coexistence difficile ? Quoi que l'avenir réserve, Reynolds propose un bilan critique des choix qui s'offrirent aux acteurs du passé.

Bruce SCATES

Université de Nouvelle-Galles du Sud

Roger MILLISS. - Waterloo Creek : The Australia Day Massacre of 1838. George Gipps and the British Conquest of New South Wales Ringwood (Victoria), McPhee Gribble, 1992, 965 pages.

S) ouvrant par l'injonction de Léopold Senghor : « Seigneur Dieu, pardonnez à l'Europe blanche », ce livre analyse en détail l'évolution de la politique britannique et coloniale sur la « frontière » de la Nouvelle-Galles du Sud jusqu'aux années 1840. Se fondant sur un examen méticuleux des sources — principalement la correspondance officielle et la presse coloniale —, Milliss se concentre principalement sur les événements qui déclenchèrent la cruelle campagne de la police montée, sous les ordres du chef d'escadron Nunn, contre la résistance Kamilaroi, le long des voies d'eau du Nord-Ouest en janvier 1838. Selon Milliss, cette expédition fournit « l'expertise militaire » et la sanction officielle qui expliquent le massacre de Myall Creek, à savoir la mise à mort, trois mois plus tard et dans la même zone, d'au moins vingt-huit Aborigènes par un colon et dix ouvriers, ces derniers forçats ou ex-forçats. Le gouverneur Gipps, en charge de la situation, se trouva pris entre les colons, qui réclamaient d'autres actions punitives pour protéger leurs bergers et leurs troupeaux, et les nouvelles instructions du gouvernement britannique exigeant que tout meurtre commis sur la frontière soit l'objet d'une enquête. Selon Lord Glenelg, secrétaire d'État pour les colonies et représentant du nouveau mouvement libéral-humanitaire en Grande-Bretagne, la colonisation ne devait désormais se poursuivre qu'avec le consentement des indigè175

indigè175


NOTES DE LECTURE

nes, qui dans tout l'Empire devaient se voir assurer « protection » légale, évangélisation et « civilisation » en compensation de la perte de leurs terres.

Malgré l'opposition déterminée d'éleveurs influents, Gipps s'acquitta scrupuleusement de ses fonctions et sept des tueurs de Myall Creek furent jugés et exécutés. En revanche le commandant Nunn n'eut pas à rendre compte de ses actes et Gipps renonça à faire la lumière sur un massacre perpétré par le surveyorgeneral Thomas Mitchell au cours d'une expédition d'exploration en 1837. Il ne parvint pas non plus à empêcher de nouvelles atrocités contre les Aborigènes dans les régions frontières. Sa nouvelle police des frontières se montra plus soucieuse de faire juger les résistants aborigènes que de préserver la vie aborigène. Au moment de son départ, l'élite des propriétaires fonciers (les « squattocrates ») avait consolidé ses positions, acquérant des titres de propriété sur les immenses pâturages affermés (pastoral leaseholds) qu'ils avaient annexés au cours des deux décennies précédentes. Dans le même temps, en Grande-Bretagne, les champions du libéralisme humanitaire, désillusionnés par leur expérience de colonisation chrétienne et éclairée, avaient cessé de subventionner des missions ainsi que l'ambitieux protectorat de Port Philip.

S'il n'apporte pas beaucoup de connaissances nouvelles sur un sujet abondamment étudié, le travail de Milliss est stimulant par sa vivante reconstitution de l'histoire de la frontière, dans toute sa brutalité. Ici, foin du jargon du « contact des cultures », mettant en avant les « réactions » et l'« activité » indigènes dans un processus où les colonisés « s'adaptent » aux « nouveaux venus » ou « négocient d'une façon créatrice » et « façonnent d'une manière active » leur propre destinée. Ici, l'histoire est celle d'une « guérilla de résistance » qui se voit sauvagement « écrasée » et « broyée » à mesure que la terre est « occupée » par des « conquérants » dont l'expérience militaire passée et à venir est retracée en détail et dont l'implication dans les tueries est mise en évidence. Le vrai caractère et les actes intéressés de nombreux héros de l'historiographie blanche sont impitoyablement révélés. Ainsi les gouverneurs libéraux de la période précédente, Macquarie et Bourke, sont dépouillés de leur aura humanitaire ; le commandant Mitchell est lâche et stupide, « jouant les matamores sur les rives de la Barwon » et posant au héros pour avoir pris des Aborigènes en embuscade. L'éleveur Robert Scott est un « juriste raté, jeune ambitieux au caractère secret », sinistre organisateur de nombreuses « expéditions punitives » ainsi que de l'opposition des colons aux procès de Myall Creek.

Dans le modèle conceptuel utilisé par Milliss, le choc des personnalités prime celui des cultures. Le cours des événements est déterminé par les frustrations et les contrariétés qui affectent une société coloniale hargneuse et qui influencent les décisions clés prises par les personnalités (au masculin) politiques. Ainsi les attaques du Révérend J.D. Lang, un libéral, contre le gouverneur Snodgrass, qu'il accuse d'avoir refusé de verser leur traitement à des pasteurs presbytériens, sont interprétées comme ayant contribué à pousser Snodgrass à autoriser la fatale expédition de Nunn. De même, l'aide temporairement accordée par Lang à la Société locale pour la Protection des Aborigènes est présentée à la fois comme politique

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NOTES DE LECTURE

et comme ayant joué un rôle dans la suite des événements. L'influence de Lang, fondée sur son besoin de gagner le soutien de Gipps à ses écoles et à ses chapelles, stimule chez le gouverneur le sentiment anti-squatter qui rend possibles les procès de Myall Creek.

Insuffisante est l'analyse des hypocrisies et de l'évolution de l'idéologie libérale-humanitaire. Outre les conflits de personnalités entre « notables » locaux, pour Milliss de mystérieuses bouffées de « changement dans l'air » venues soit de Whitehall, soit des milieux squattocrates locaux, déterminent le cours des événements, et non le pragmatisme et l'opportunisme de la doctrine libéralehumanitaire. Sous l'effet de ces « bouffées » la personnalité de Gipps subit une modification remarquable, tout comme celle du Procureur de l'affaire de Myall Creek, Plunkett, qui se comporte de manière à sauver sa carrière au vu du pouvoir croissant des squattocrates. Résultat : Milliss a beau consacrer quelque 75 000 mots à ce sujet, il ne réussit pas vraiment à expliquer pourquoi ce sont les hommes de Myall Creek qu'on pendit, et non Mitchell, Nunn ou tout autre des nombreux tueurs qui suivirent. S'il met au jour les mobiles intéressés des décisions prises par tel ou tel individu, il ne nous éclaire pas sur les réalités économiques sous-tendant la philosophie libérale, ce curieux mélange de christianisme évangéliste et d'efficacité utilitariste qui portait en lui le programme consistant à contrôler, légaliser et rationaliser la prise d'immenses superficies de pâturages, et aussi à créer la main-d'oeuvre « libre » et paisible que l'industrialisation développée allait requérir. Seule cette sorte d'analyse permet d'expliquer pourquoi, en 1838, c'est à des forçats qu'on réserva un procès-spectacle. Tout en mettant en lumière la brutalité présumée du système, désormais jugé anachronique et « esclavagiste », consistant à employer des forçats, les procès de Myall Creek servirent aussi à clarifier la situation des Aborigènes devant la loi, en déterminant avec précision qui pouvait légalement abattre la résistance aborigène et qui pouvait légalement s'approprier la terre aborigène. Tandis qu'on laissait le seul membre de la bande des tueurs qui ne fût pas forçat d'origine échapper au filet, les pendaisons établirent dans les faits que les Aborigènes étaient des citoyens britanniques, qui ne pouvaient prétendre à des droits particuliers, et notamment résister à la « colonisation » blanche ou « vendre » leurs terres. Une fois cela établi, la vieille pratique des « expéditions punitives », officielles ou privées et à demi secrètes, put librement reprendre son cours.

Et cela marcha. Tout comme le récent abandon de la doctrine terra nuilius, les pendaisons tranquillisèrent les consciences libérales et mirent à jour la légalité, mais n'améliorèrent guère la condition réelle des Aborigènes. Or, que Gipps, Plunkett et les squatters en aient été ou non pleinement conscients, c'était là toute la question.

Jan KOCIUMBAS

Université de Sydney

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NOTES DE LECTURE

Martyn LYONS et Lucy TAKSA. - Australian Readers Remember. An oral History of Reading 1890-1930. Melbourne, Oxford University Press, 1992, VIH - 230 pages.

En Australie les premières enquêtes consacrées à la lecture étaient le fait de pasteurs et de missionnaires soucieux de contrôler l'efficacité de leur enseignement religieux et de leur diffusion de bibles et d'ouvrages de piété destinés à une population composée en grande partie avant 1830 d'anciens bagnards. Cent vingt ans plus tard, après la Deuxième Guerre mondiale, c'était le tour des sociologues qui tenaient à examiner la culture des adolescents et à mesurer la consommation que ceux-ci faisaient de livres, de journaux, de magazines et de bandes dessinées. Ce n'est que maintenant que les historiens abordent le même domaine et qu'ils y apportent des techniques déjà expérimentées dans l'étude de la civilisation européenne. En effet le livre novateur de Martyn Lyons et de Lucy Taksa s'installe dans une tradition qui remonte à Lucien Febvre et à Henri-Jean Martin et continue avec Roger Chartier. Or l'on sait que la lecture proprement dite attire l'attention des spécialistes surtout depuis le début des années 1980. Les auteurs d'Ausfralian Readers Remember ont eu l'heureuse idée de s'inspirer d'Anne-Marie Thiesse et de sa monographie Le Roman du quotidien : lecteurs et lectures populaires à la Belle Epoque (Paris, Le Chemin vert, 1984). Ils ont rassemblé des matériaux inédits en interrogeant 61 personnes nées entre 1886 et 1918 au sujet de leurs lectures personnelles et du rôle de l'imprimé dans le milieu familial, scolaire et professionnel. A la différence d'Anne-Marie Thiesse, et de propos délibéré, M. Lyons et L. Taksa n'ont pas cherché leurs enquêtes dans une couche sociale plus ou moins homogène. Par conséquent, au lieu de donner la priorité au roman-feuilleton et à sa réception comme le fait leur modèle français, ils englobent la totalité des expériences livresques d'un échantillon forcément limité des habitants nés en Nouvelle-Galles du Sud dans un essai qui va bien au-delà d'un seul genre et qui pose une série de questions sur la formation et l'orientation culturelles des Australiens.

Les quinze chapitres d'Australian Readers Remember traversent assez rapidement un vaste terrain. L'introduction présente l'histoire sociologique de la lecture et préconise une approche qui ne craint pas les comparaisons internationales, notamment à l'intérieur du monde anglophone. Dans la première partie les auteurs décrivent leur enquête et en discutent les problèmes de méthode avant d'évoquer tout ce qui se rattache dans l'Australie du début du XXe siècle à des traditions, qu'on pourrait croire dépassées, de lecture intensive selon les normes définies par Rolf Engelsing. La deuxième partie examine le contenu des lectures des enquêtes et passe en revue le roman, la poésie, les journaux, les magazines, la littérature enfantine et ce qu'on appelle en Anglais non-fiction, c'est-à-dire les ouvrages de piété, les encyclopédies, les livres de cuisine, les manuels, les brochures politiques et ainsi de suite. En revanche la troisième partie envisage les diverses façons dont on arrivait à se procurer des textes imprimés. Plus encore que dans les chapitres précédents, M. Lyons et L. Taksa ont recours à d'autres

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documents : reportages de journaux, extraits d'autobiographies, rapports annuels de bibliothèques publiques. Après une présentation générale des librairies, des cabinets de lecture et des réseaux parallèles d'approvisionnement, on rencontre le phénomène qu'on appelait tantôt School of Arts tantôt Mechanics' institute et qui ressemblait, à la fois en Grande-Bretagne et en Australie, aux bibliothèques populaires du XIXE siècle français, voire un peu aux différents musées, lycées et athénées créés à la fin de l'Ancien Régime. En tout cas on y remarquait une certaine résistance aux lectures prônées par les classes possédantes, de même que dans les bibliothèques d'entreprises. La quatrième partie se penche sur des attitudes souvent liées à la classe sociale ou aux rôles respectifs des hommes et des femmes et qui dictaient certains choix en matière de lecture. Ensuite il est question des livres et des magazines qu'on lisait plus ou moins en cachette ou qu'on déconseillait aux jeunes gens pour des raisons morales. La concurrence d'autres formes de divertissement (radio, cinéma, soirées musicales, sociabilité de la rue) entre enfin en ligne de compte. Les conclusions soulignent non seulement la situation privilégiée de l'imprimé avant 1930, mais aussi les changements qu'il a subis et que les enquêtes ont observés depuis leur jeunesse. Cinq annexes offrent au lecteur entre autres des cartes des librairies de Sydney en 1910 et en 1930 et un certain nombre de tableaux statistiques. Des illustrations parlantes complètent un ouvrage agréablement présenté.

M. Lyons et L. Taksa sont conscients du fait que leur livre représente un premier pas et qu'il doit être suivi d'autres enquêtes. Néanmoins il convient de souligner la valeur et l'importance de ce qu'il apporte. Certes, il y a quelques lacunes, par exemple, dans la liste des ouvrages consultés, plusieurs travaux récents sur les lecteurs du Victoria ; il y a aussi des points que les spécialistes vont vouloir discuter longuement, en particulier la position du livre britannique et américain sur le marché australien. On lit ce qu'on trouve, et la mainmise de l'édition anglaise, qui se renforce considérablement à partir de 1890, reste à étudier de près. Toutefois la richesse d'Australian Readers Remember réside précisément dans les débats que ce travail clair et élégant va provoquer aussi bien que dans la solidité des renseignements qu'il nous fournit. A plus d'un titre il faut savoir gré aux auteurs de nous avoir donné des lecteurs australiens bien installés dans leur contexte international.

Wallace KIRSOP

Monash University

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LA FRANCE ET LE PACIFIQUE-SUD

Robert ALDRICH et John CONNELL. - France's Overseas Frontier : départements et territoires d'Outre-mer. Cambridge, Cambridge University Press, 1992, X - 357 pages.

Une fois par an, un avion quitte l'aéroport de Tontouta, en Nouvelle-Calédonie, emportant des copies de baccalauréat à 18 000 km de là, en France métropolitaine, où elles seront corrigées. Naguère les écoliers mélanésiens de Nouvelle-Calédonie utilisaient un manuel d'histoire qui leur disait : « les premiers habitants de notre pays, les Gaulois, habitaient dans des huttes rondes en terre sèche et en paille » (ce qui, soit dit en passant, rappelait peut-être à certains d'entre eux leur propre habitation). De tels exemples rappellent le statut anormal des dernières possessions françaises d'Outre-mer, dans un monde réputé postcolonial. Le livre d'Aldrich et Connell est le premier à traiter de tous les « confettis d'empire » de la France, les D.O.M.-T.O.M. (2). Il fournit à leur sujet un ensemble d'informations et constitue un utile ouvrage de référence. En même temps il aborde à plusieurs reprises la question de savoir pourquoi les possessions françaises des Caraïbes, du Pacifique et de l'océan Indien ont raté le rendezvous de la décolonisation après la guerre et pourquoi la France s'y accroche toujours.

A cette question on peut apporter une première réponse en disant que ces territoires veulent rester Français. Mayotte vota contre l'indépendance en 1974, les Afars et les Issas firent de même en 1967 et la Nouvelle-Calédonie en 1988. Malheureusement les auteurs ne précisent pas qui put voter lors de ces référendums — question de droit qui apparaît décisive dans la préparation du référendum de 1998 en Nouvelle-Calédonie.

Cela étant, de telles manifestations de loyauté reflètent largement la dépendance économique où se trouvent les territoires à l'égard de Paris. Les installations et les fonctionnaires français fournissent la principale source locale de revenu, même dans une Nouvelle-Calédonie riche en minerais. Le transfert des salaires, de la protection sociale à l'européenne et des biens de consommation assure un niveau de vie élevé et fait de l'indépendance un énorme risque économique. Les auteurs nous rappellent que la Martinique jouit de conditions d'existence de beaucoup plus confortables qu'Haïti, sa misérable quasi-voisine. Les D.O.M.-T.O.M., pour Aldrich et Connell, sont essentiellement des « terminus pour la largesse de la France » (p. 162). Cet argument aurait plus de sens si cette largesse était plus également répartie à l'endroit où elle arrive. Malheureusement elle a faussé la croissance économique et marginalisé l'agriculture indigène, créant des inégalités spec(2)

spec(2) aussi R. ALDRICH, The French Presence in the South Pacific 1842-1940, Londres, Macmillan, 1990, 387 p.

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taculaires. A Nouméa, dominée par les administrateurs blancs, le gros commerce et les colons, 93 % des domiciles ont des sanitaires à l'intérieur ; mais dans les Iles de la Loyauté, où les Mélanésiens sont en majorité, seulement 8 %.

Impossible de trouver la moindre valeur économique à des rochers isolés comme les Kerguelen ou Clipperton. Et, malgré la réussite des mines de nickel en Nouvelle-Calédonie, de la pêche à la morue à Saint-Pierre-et-Miquelon et de la pêche aux perles aux îles Tuamotu, ces territoires n'ont jamais été rentables. Il faut plutôt les percevoir dans le contexte des ambitions de la France, de son désir de développer son rôle de puissance de rang moyen. Ils réservent à la France un espace dans le monde, habité par un total d'un million et demi de personnes, où l'on parle toujours français. Ils servent de vitrine aux réussites techniques françaises (c'est au moins le cas de la base de Kourou, puisqu'à Mururoa les essais nucléaires ont été souterrains). Ils permettent à la France de prendre une certaine part à la nouvelle économie-monde du Pacifique en plein essor. Ils donnent accès aux ressources minérales potentielles des profondeurs océanes. La loi sur la mer de 1982 a fait de la France la troisième puissance maritime du monde.

Les premières sections du livre se présentent comme une somme d'informations, illustrée par d'excellentes cartes. Les notes de référence constituent en outre un magnifique outil bibliographique. Les développements géographiques et historiques mentionnent à peine ces traumatismes nationaux que furent la perte de l'Indochine et la guerre d'Algérie. Ils ne rendent pas non plus justice à l'expérience de dépopulation et de dépossession subie par les populations indigènes. La manière d'aborder la question des titres de propriété fonciers est particulièrement sommaire, étant données les divisions qu'elle a suscitées en NouvelleCalédonie et au Vanuatu. Les auteurs notent le fort abstentionnisme aux élections, l'importance du clientélisme, l'absence politique des femmes et l'importance suprême de l'ethnicité dans la vie politique. Aldrich et Connell sont excellents pour ce qui touche à l'économie et à la politique, mais moins convaincants en ce qui concerne la sociologie, la culture et la religion. Les notions de négritude, de créolité et de socialisme du Pacifique ne sont qu'effleurées et le rôle des églises dans le mouvement d'indépendance canaque n'apparaît pas clairement.

Néanmoins Aldrich et Connell nous donnent un excellent résumé du développement économique des territoires et de la façon dont le colonialisme, le tourisme et les essais nucléaires ont faussé les économies locales. Les émeutes de Papeete en 1988 ont clairement montré les dangers d'une telle dislocation économique. Deux chapitres se révéleront aussi très utiles, l'un sur les perspectives d'indépendance et l'autre sur les D.O.M.-T.O.M. dans le monde. Ils concluent judicieusement que l'indépendance n'est nullement inévitable et qu'elle a fort peu de chance de s'établir dans aucun des D.O.M.-T.O.M. avant la fin du siècle.

Il est improbable que la France renonce à ses intérêts stratégiques ou diminue son assistance financière. Il est très improbable que l'arrivée d'un gouvernement de droite à Paris ait encouragé les partisans de l'indépendance. Les démographes prédisent que les Mélanésiens ne constitueront pas la majorité ethnique avant 2005 (à supposer que l'immigration de non-Mélanésiens ne retarde pas

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encore ce tournant). L'avenir n'est pas dans une pleine indépendance, mais plutôt dans des formes négociées de dépendance qui diversifient les économies locales tout en préservant les avantages du lien avec la France. L'Empire français des océans n'est pas sur le point de disparaître. Peut-être, après tout, n'est-il pas plus une relique anormale que ne le sont Gibraltar ou les Malouines.

Martyn LYONS

Université de Nouvelle-Galles du Sud

« France in the Pacific : past, present and future. » Numéro spécial du

Journal of Pacific History, vol. 26, n° 2, 1991, 248 pages, publié par la Research School of Pacific Studies, Australian National University, Canberra.

Ce numéro spécial, de la taille d'un livre, du Journal of Pacific History, dirigé par Deryck Scarr, rassemble des communications présentées au colloque sur la France dans le Pacifique, qui s'est tenu à l'Australian National University de Canberra en janvier 1991. Les contributions, émanant de chercheurs des deux hémisphères, résultent d'un dialogue exceptionnel et fructueux entre Français et Australasiens. C'est trop longtemps que la barrière de la langue a servi d'excuse au manque de communication entre les uns et les autres.

Des principaux auteurs neuf sont basés en Australie, quatre en France, trois dans le Pacifique français et, chose étonnante, un seul en Nouvelle-Zélande. La distribution géographique des articles est inégale. Outre des études générales sur le Pacifique français, trois portent spécifiquement sur la Polynésie, une sur les Nouvelles-Hébrides et pas moins de sept sur la Nouvelle-Calédonie.

Ces derniers traitent des principaux tournants de l'histoire coloniale française sur le « Gros Caillou ». Colin Forster examine la décision d'y installer une colonie pénitentiaire. Bronwen Douglas revient sur la révolte canaque de 1878. Isabelle Merle et Frédéric Bobin (alors correspondant du Monde) étudient l'histoire et la culture des Caldoches.

La présence française en Nouvelle-Calédonie est située dans le contexte général de l'impérialisme français. Colin Forster, par exemple, relie le début de la colonisation véritable au débat qui eut lieu au XIXe siècle sur la criminalité et les pénitenciers, en soulignant l'importance de Botany Bay comme référence dans ce débat. Sydney apparaissait comme un modèle de réussite, qui donnait des arguments aux partisans de la déportation des forçats dans le Pacifique Sud. Jean Chesneaux examine le rôle actuel de l'Empire français d'Outre-mer, important comme vitrine de la technologie de pointe et vital pour la cause de la francophonie dans le monde. Surtout, le maintien de la présence française en NouvelleCalédonie se rattache à l'ambition globale de la France de demeurer une puissance moyenne. Darrell Tryon fait le point sur le rôle de la langue française dans la région et Karis Muller propose un article intéressant sur le point de vue de

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Paris, où l'on envisage les problèmes néo-calédoniens comme une simple variante des oppositions rencontrées par l'État français en Corse ou en Bretagne.

Le volume se prête explicitement à une approche comparative. Jean Chesneaux et Michel Panoff proposent tous deux des réponses à la question : quels ont été les traits distinctifs de l'impérialisme français ? La réponse qui s'impose, vu du Pacifique, c'est que l'impérialisme français n'a pas eu le profit pour motivation première (en dépit du nickel). Il a été plus soucieux que le colonialisme britannique ou allemand de défendre une présence militaire et d'exprimer, à l'échelle du globe, l'indépendance politique et linguistique de la France. Les colons français de la région, en position de faiblesse par rapport à leurs homologues britanniques, ont toujours eu besoin d'être fortement soutenus par les autorités.

Il y a un autre contexte à explorer : le Pacifique dans son ensemble. Seule Dorothy Shineberg entreprend une comparaison sérieuse entre les colonies françaises et le destin des autres îles du Pacifique. Elle évalue l'importance de la maind'oeuvre sous contrat, importée de divers coins du Pacifique en Nouvelle-Calédonie jusqu'en 1925. Elle démontre que cette main-d'oeuvre fut volée sur ses salaires parce que l'administration coloniale n'imposait pas sa propre législation du travail à un patronat de colons sans scrupule. Cette situation est comparée à celle de la main-d'oeuvre importée aux Fidji et au Queensland — destinations de loin préférables à Nouméa.

Il existe naturellement des lacunes évidentes dans le terrain couvert par ce volume. D'abord, un trou chronologique : l'histoire du colonialisme français entre la poussée de colonisation à la fin du XIXe siècle et la Seconde Guerre mondiale reste une période très négligée. Une autre lacune tient à l'absence de contributions indigènes. D'où il résulte que la nature du mouvement indépendantiste néocalédonien n'est pas étudiée et que l'anticolonialisme est l'objet d'un regard quelque peu eurocentrique.

Pour comprendre pleinement le Pacifique français, nous devons (et le gouvernement français doit aussi) cesser de le considérer comme une enclave dans des eaux étrangères. Il est regrettable que les auteurs, à l'exception de Shineberg, n'aient pas poussé plus loin les comparaisons à l'intérieur du Pacifique. Espérons que ce volume précieux encouragera les contacts entre spécialistes du Pacifique de différents horizons.

Martyn LYONS

Université de Nouvelle-Galles du Sud

Stephen HENNINGHAM. - France and the South Pacific : A Contemporary History. Sydney, Allen & Unwin, 1992, 292 pages.

SHenningham, Senior Research Fellow à l'Australian National University de Canberra, très connu en Australie comme spécialiste des questions politiques

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contemporaines dans les territoires français du Pacifique, offre aux étudiants et à un public plus large une synthèse tout à fait bienvenue sur l'influence française dans la région depuis la Seconde Guerre mondiale.

Henningham commence par une très brève introduction historique qui souligne la fragmentation des sociétés du Pacifique-Sud et la nature arbitraire des tentatives occidentales de les classer. Des termes comme Mélanésien et Polynésien sont des constructions qui reflètent des conceptions purement occidentales des groupements politiques et culturels. L'auteur adopte ensuite une approche territoire par territoire, avec trois chapitres sur la Polynésie française, deux sur la Nouvelle-Calédonie, un sur Vanuatu et un sur les îles peu connues de Wallis et Futuna.

Dans ses pages sur Vanuatu il inscrit fortement le processus indépendantiste dans le contexte des rivalités franco-britanniques. Plus vivante, la section consacrée à la Nouvelle-Calédonie reflète les sympathies de l'auteur pour le mouvement indépendantiste et son chaleureux (et tout à fait justifié) respect pour JeanMarie Tjibaou. S. Henningham a toujours été réservé sur la valeur des accords Matignon sur l'avenir de la Nouvelle-Calédonie. Il se refuse à y voir plus qu'un court répit dans les conflits qui continuent d'affecter ce territoire. Comme beaucoup d'autres commentateurs aujourd'hui, il prévoit des mesures conduisant à une forme d'indépendance qui préservera les liens avec la France et l'aide financière française. A propos de la Polynésie, l'auteur réitère l'argument selon lequel la permanence du besoin de l'aide française dicte une forme d'indépendance-association avec la puissance coloniale. Il émet l'avertissement que la totale dépendance où se trouve la Polynésie vis-à-vis des crédits métropolitains commence à engendrer des problèmes tout aussi sérieux que ceux dont souffre la Nouvelle-Calédonie.

L'ouvrage appelle une comparaison avec celui d'Aldrich et Connell, dont on trouvera un compte rendu ci-dessus. Henningham met plus fortement l'accent sur les droits fonciers et il sait l'importance des Églises comme forces d'intégration et de mobilisation politique dans les territoires du Pacifique. Il fournit des informations sur les élections récentes et sur les partis politiques qui constituent d'utiles références. Même si ses prises de position risquent d'indisposer certains lecteurs français, ses commentaires sont presque toujours judicieux. Sa manière de traiter des effets des essais nucléaires sur la santé et sur l'environnement est un modèle de circonspection et d'équilibre.

En revanche, il manque à son étude le contexte général fourni par Aldrich et Connell. Henningham ne situe pas les territoires du Pacifique dans le contexte de l'Empire et de sa structure institutionnelle d'ensemble. Il n'aborde pas la question centrale qui sous-tend l'étude d'Aldrich et Connell : pourquoi la France estelle toujours présente dans le Pacifique ? Répondre à cette question exige qu'on ait sur le Pacifique français un point de vue qui prenne en compte les électeurs français et la culture politique parisienne au même titre que la manière dont on voit les choses de Papeete ou de Mata-Utu, des Fiji ou d'Australie.

Ceux qui étudient la région liront avec profit la synthèse de Henningham. Il conduit son récit jusqu'en 1990. Bien que le récent moratoire sur les essais

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NOTES DE LECTURE

nucléaires puisse remettre en question certaines de ses idées, sa sereine objectivité fait de son livre un précieux et probablement durable ouvrage de référence.

Martyn LYONS

Université de Nouvelle-Galles du Sud

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INFORMATIONS ET INITIATIVES

Pour poursuivre l'histoire de 1968

L'association Mémoire de 68 s'est donné pour objectif - réussi - de rassembler les fonds d'archives ayant trait au mouvement social de 1968 origines et prolongements compris. Ces fonds ont été déposés à la B.D.I.C.

Ces deux organismes ont uni leurs efforts pour publier « un guide des sources d'une histoire à faire ». Ce recueil dont le titre est Mémoire de 68 est édité par les éditions Verdier. Il ne se borne pas à la recension - déjà utile - des fonds déposés à la B.D.I.C. ; il nous offre une recension départementale la plus complète possible des fonds déposés dans les dépôts d'archives publiques et privées. Il recense également les sources iconographiques et audiovisuelles et les recherches et travaux universitaires inédits. Le classement est régional et un index thématique des lieux, des organisations et des organes de presse ouvre au chercheur des pistes sans nombre.

L'Ile-de-France et ses immigrants

Rassemblances. Un siècle d'immigration en Ile-de-France, sous ce titre, Brahim et Hedi Chenchabi, Juliette Spire et Françoise Wasserman commentent et complètent les thèmes traités dans l'exposition de l'Écomusée de Fresnes qui s'est tenue du printemps à l'automne 1993. Les auteurs limitent à un siècle leur regard sur un mouvement migratoire qui est constitutif de l'histoire de la population dans la région parisienne. Dans ces temps de sclérose « ethnique » des représentations des sociétés, il faut remercier les auteurs et les protagonistes de l'exposition qui, de la première immigration italienne à l'accueil de la récente implantation de populations turques ou cambodgiennes, montrent, recherchent, les arrivées et les installations, décrivent les quartiers et les voisinages et apportent, dans une magnifique illustration photographique, le témoignage des attitudes, des regards, des vêtements, le plus souvent de la détresse et de la misère avant de devenir ceux de la dignité. Ces documents sont sans doute une indication de la fonction d'intégration sociale exercée par les photographes qui renvoyaient à leurs clients une image d'eux-mêmes si docilement conforme à la « modernité » de la culture de leur pays d'accueil ; des milliers de métiers, des millions de misères, l'horreur inextricable du racisme institutionnel des années 1940, l'esclavagisme des armées « coloniales », « le sac posé », l'histoire ne peut se faire qu'avec la mémoire de ces arrivées et de ces accueils. Ce petit ouvrage s'accompagne encore d'une très utile bibliographie, de la liste des sources d'information documentaire écrites et iconographiques ainsi que des références des expositions déjà organisées sur le thème de l'immigration. Contact : Éditions A.I.D.D.A.- C.D.R.I.I., Écomusée de Fresnes, ferme de Cottinville, 41, avenue Maurine-Ténine, 94260 Fresnes. Tarif : 140 francs.

Le Mouvement Social, n° 167, avril-juin 1994, © Les Éditions de l'Atelier/Éditions Ouvrières

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INFORMATIONS ET INITIATIVES

Le monde des entreprises

Organisé par l'Association pour le développement de l'histoire économique, un colloque sur les performances des entreprises françaises au XXe siècle s'est tenu à la Sorbonne du 1er au 3 décembre 1993. Contact : Institut d'histoire économique et sociale, 17, rue de la Sorbonne, 75005 Paris.

Les Archives d'entreprises en Rhône-Alpes aux XlXe-XXe siècles. Guide documentaire, t. I : Les services d'archives publics, par François Robert, Programme RhôneAlpes Recherches en Sciences humaines, 483 p.

L'ouvrage accomplit pour la région Rhône-Alpes le projet d'inventaire et de gestion du patrimoine national, notion étendue du patrimoine industriel à partir de 1983. Depuis seules, en 1986, les archives du Nord-Pas-de-Calais ont publié les résultats de leurs investigations. Dans ce gros volume 293 fonds d'archives d'entreprise de la Région Rhône-Alpes sont présentés département après département, avec des introductions des directeurs de chacun des centres. Chaque dépôt de chaque entreprise est présenté dans ses caractéristiques physiques et ses conditions de communicabilité, en même temps que l'on donne du contenu des fonds un inventaire sommaire avec la chronologie de la période concernée. On pourrait cependant souhaiter qu'ultérieurement on puisse conduire et rendre compte de la même façon des archives du mouvement ouvrier lié à telle ou telle de ces entreprises.

Signalons la médiathèque et le centre d'archives historiques de la R.A.T.P. Ce centre d'archives collecte, conserve et classe les fonds d'archives des entreprises de transports parisiens (bus, tramways, métro). 8, avenue des Minimes, 94300 Vincennes.

La Revue d'Histoire Moderne et Contemporaine consacre son numéro de juilletseptembre 1993 aux apprentissages XVI-XXe siècles. Il s'agit d'une série d'études réunies et présentées par Nicole Pellegrin. Dominique Barjot, Vincent Troger et Jacques Chauvin traitent des XIXe et XXe siècles.

Les Cahiers du Cercle Berneri présentent, dans leur n° 3, les syndicats en Europe occidentale. Contact Cercle Berneri, c/o C.N.T., 33, rue des Vignoles, 75020 Paris.

La ville...

Le congrès international « Ville, Banlieue, Lien social » s'est tenu le 12 et 13 janvier 1994 à Paris au centre des congrès à la Cité des Sciences et de l'Industrie. Contact : François-Xavier Merrien, Université Paris VIII, 2, rue de la Liberté, 93526 Saint-Denis Cedex 02.

Les Cahiers de Fontenay, n° 69-70 (mars 1993) consacrent un dossier aux « idées de ville, villes idéales ». Thierry Bonzon, Fabrice Laroulandie, Jean Lescure, Gabriel Martinez-Gros, Frédéric Moret, Jean-Louis Tissier, traitent de l'Europe contemporaine.

... et la campagne

Les Cahiers d'économie et de sociologie rurales (publiés par l'I.N.R.A.) ont sorti en octobre 1993 un numéro spécial sur « l'agriculture dans les sciences sociales ». Contact : I.N.R.A., 65, boulevard de Brandebourg, 94025 Ivry Cedex.

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INFORMATIONS ET INITIATIVES

Histoire et sociétés rurales est le titre d'une nouvelle revue qui commencera à paraître en 1994. Contact : Gérard Béaur, Centre de Recherches Historiques, E.H.E.S.S., 54, boulevard Raspail, 75270 Paris Cedex 06.

La revue semestrielle Rural History : Economy, Society, Culture publiera en 1994 et 1995 des articles sur des problèmes d'histoire rurale en Suède, aux Pays-Bas, en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Abonnements : 22 £ (individus) et 41 £ (institutions), auprès de Cambridge University Press, The Edinburgh Building, Cambridge CB2 2RU (Angleterre).

Erratum du n° 166

Dans l'article de P. Fridenson à la mémoire d'Edward Thompson, deux titres d'ouvrages de celui-ci ont été inexactement cités.

Il fallait lire :

• p. 108 : Witness against the Beast.

• p. 110 : Writing by candlelight.

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É S U M É S

A. McGRATH. - Un domaine de controverse : qu'est-ce que l'histoire aborigène ?

Qu' est-ce que 1 histoire aborigène ? L histoire des aborigènes, ou I histoire produite ou écrite par les aborigènes ? L'article examine les approches des premières générations d'historiens avant de se concentrer sur l'historiographie de la question depuis 1970. L'écriture de l'histoire aborigène est aujourd'hui un champ fortement politisé et doit être rapportée à l'inégalité qui caractérise les rapports interraciaux dans la société australienne contemporaine. Un abîme continue de séparer les chercheurs non aborigènes et les auteurs aborigènes. L'article prend position contre un modèle exclusivement conflictuel de l'histoire des relations entre les races et pour une histoire des échanges culturels.

A. McGRATH. - Contested ground : what is aboriginal history ?

What is aboriginal history ? the history of aborigenes, or history made or written by aborigènes ? This article examines the approaches of earlier historians, before concentating on the historiography of the question since 1970. The writing of aboriginal history today is a highly-politicised field, and must be seen in the context of unequal race relations in contemporary Australian society. A gulf remains between non-Aboriginal researchers and Aboriginal writers. This article argues against an exclusively conflictual model of the history of race relations, and in favour of a history of cultural interchange.

B. DYSTER. - Les Forçats.

Il s'est vendu dans le monde entier des centaines de milliers d'exemplaires du livre de Robert Hughes, La Rive maudite (1987), porteur de deux messages puissants et contradictoires : le système pénitentiaire était une création monstrueuse — le premier « goulag », mais il a aussi fondé l'une des sociétés les plus libres de la terre. L'article examine comment l'historiographie récente a tenté de résoudre ce paradoxe. Pour certains, la société australienne a d'emblée joui de beaucoup de libertés ; d'autre part, d'après de récentes recherches, les bagnards ne provenaient pas d'une classe criminelle distincte et autoperpétuée.

B. DYSTER. - Convicts.

Hundreds of thousands of copies of Robert Hughes's The Fatal Shore (1987) have been sold world-wide. Hughes conveyed two powerful and contradictory messages : the penal system was a monstrous creation, the first « gulag », but it also founded one of the freest societies on earth. This article examines how recent literature has attempted to resolve this paradox. In one view, Austalian society enjoyed many freedoms from the beginning ;

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RESUMES

while recent research suggests that convicts were not the product of a distinct and selfperpetuating criminal class.

B. KINGSTON. - Les femmes dans l'histoire australienne du XIXe siècle.

Avant les années 1960, les seules femmes à figurer dans l'histoire australienne du XIXe siècle étaient les bagnardes (pour la plupart mauvaises) et les femmes des pionniers (en général admirables). Dans les années 1970 les questionnements inspirés par le féminisme ont révélé de nouvelles sources et de nouvelles approches, qui ont renouvelé non seulement la connaissance des activités féminines au XIXe siècle, mais aussi une grande partie des idées reçues sur l'histoire australienne. Il est maintenant possible de montrer comment une structure démographique singulière et complexe a renforcé les rôles féminins traditionnels d'épouse et de mère, cependant que le contexte économique et social permettait des avancées notables, telles l'adoption répandue d'une forme ou d'une autre de contrôle des naissances et la conquête du droit de vote.

B. KINGSTON. - Women in 19th century Australian history.

Before the 1960s, the only women to appear in 19th century Ausfralian history were the convicts (who were mostly bad), and the wives of the pioneers (who were, in general, admirable). Feminist-inspired questioning in the 1970s produced new sources and new approaches, which revitalised not only knowledge of what women were doing during the 19th century, but also much of the accepted wisdom of Australian history. It is now possible to show how an unusual and complex demographie structure reinforced traditional roles for women as wives and mothers, while economie and social circumstances mode possible notable advances, such as the widespread adoption of some kind of family limitation and the achievement of the right to vote.

T.H. IRVING. - Les origines du socialisme parlementaire en Australie, 1850-1920.

Quelles sont les racines du socialisme parlementaire, qui en Australie a une histoire plus longue et plus heureuse que dans la plupart des pays ? L'article propose deux approches. La première est celle de Childe qui, dans How Labour Governs (1923), souligne l'influence de l'activité du Parti travailliste sur la culture politique de la classe ouvrière. Une forme particulière de politique a contribué à engendrer une certaine indifférence dans la classe ouvrière — une culture qui a facilité le socialisme parlementaire. La seconde approche s'appuie sur une récente application de Sartre à l'histoire ouvrière australienne. Elle soutient que les deux principales stratégies politiques de classe, « gouverner sur » et « gouverner ensemble », ont connu un développement considérable en Australie. Ainsi le socialisme parlementaire a pu incarner les espoirs à la fois de ceux qui voulaient changer le capitalisme et de ceux qui voulaient le conserver.

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RESUMES

T.H. IRVING. - The Roots of Parliamentary Socialism in Australia, 1850-1920.

What are the roots of parliamentary socialism, which has a longer and more successful history in Ausfralia than in most countries ? This article suggests two approaches. The first lies in Childe's How Labour Governs (1923). Childe stressed the impact of party activity on the political culture of the working class. A particular kind of politics contributed to a certain indifference in the working class — a culture which facilitated parliamentary socialism. The second approach draws on a recent application of Sartre to Australian labour history. It argues that the two major strategies of class politics, « ruling over » and « ruling together », were well-developed in Ausfralia. Parliamentary socialism could thus embody the hopes of both those who wanted to change capitalism and those who wanted to preserve it.

S. MACINTYRE. - Traiter avec Moscou : le Komintern et les premières années du Parti communiste d'Australie.

La plupart des historiens du communisme australien soulignent le caractère largement importé de la doctrine et la dépendance du Parti communiste d'Australie vis-à-vis des instructions de Moscou. La version ici proposée de la formation et de la première décennie du parti s'appuie sur les archives du Komintern pour explorer l'intersection entre les influences locales et internationales, pour conclure que si les Australiens acceptèrent l'autorité de Moscou, ce fut d'une manière tardive, incomplète et auto-imposée.

S. MACINTYRE. - Dealing with Moscow : the Comintern and the early history of the Communist Party in Australia.

Most historians of Australian communism emphasise the derivative character of the doctrine and the dependence of the Communist Party of Ausfralia on instructions from Moscow. This account of the formation and first decade of the Party draws on Comintern records to explore the intersection of local and international influences. It concludes that the Australian acceptance of Moscow's authority was belated, incomplete and self-imposed.

L. TAKSA. - « Travail, luttes, loisirs » : l'histoire orale et l'exploration de l'histoire ouvrière en Australie.

L'article examine comment l'histoire orale a élargi les frontières de l'histoire ouvrière pour y inclure les aspects sociaux et culturels de la vie de la classe ouvrière. Il propose à la fois un survol historiographique et une étude de cas portant sur la participation rituelle de membres de la classe ouvrière à des meetings politiques en plein air, en gros de 1900 à 1930, comme manifestation d'une culture vivante liant travail, luttes et loisirs. L'histoire orale est en outre considérée comme un moyen actuel de revivifier la culture ouvrière, quand elle est pratiquée, comme c'est le cas depuis le début des années 1980, par des travailleurs ordinaires, des syndicats, des artistes et des historiens dans le cadre de programmes gouvernementaux pour introduire l'art sur les lieux de travail.

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RESUMES

L. TAKSA. - < Toil, Struggle and Repose » : oral history and the exploration of labour culture in Australia.

This article examines the way that oral history has extended the boundaries of traditional labour historiography to include social and cultural aspects of working-class life. It presents both a historiographical survey and a case-study of the ritual attendance at outdoor politicai meetings by working-class people between roughly 1900 and 1930, as a manifestation of a vibrant culture which linked work with struggle and leisure. In addition, I consider the use of oral history as a tool for revitalising present-day labour culture, when undertaken since the early 1980s by rank-and-file workers, frade unions, artists and historians as part of workplace art strategies funded by various state agencies.

R. ALDRICH. - La classe ouvrière australienne vue par un syndicaliste français : le rapport Thomsen.

En 1918 une délégation française visita l'Australie pour remercier les Australiens de leur contribution à la Première Guerre mondiale et pour discuter relations commerciales et affaires du Pacifique. Parmi les délégués, Thomsen, syndicaliste parisien, choisi pour représenter les classes laborieuses. Thomsen rédigea son propre rapport sur le mouvement ouvrier australien, resté inédit aux archives du ministère des Affaires étrangères. L'article analyse les vues de Thomsen sur les ouvriers australiens et les positions du Parti travailliste. Il présente des extraits de son rapport, replacés dans le contexte des relations franco-australiennes au début du XXe siècle.

R. ALDRICH. - The Australian working class as seen by a French syndicalist : the Thomsen report.

In 1918, a French delegation visited Australia, to thank Australians for their efforts in the First World War, and to discuss frade relations and Pacific affairs. Among the group was Thomsen, a Paris frade unionist, appointed to represent the working classes. Thomsen wrote a separate report on the Australian labour movement, which remains unpublished in the archives of the ministère des Affaires étrangères. This article analyses Thomsen's insights into workers in Ausfralia and the positions of the Australian Labor Party. It presents exfracts, and sets them in the context of Franco-Australian relations in the early 20th century.

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IVRES REÇUS

M. ANGENOT, L'utopie collectiviste. Le grand récit socialiste sous la Deuxième Internationale, Paris, P.U.F., 1993, 397p. «Pratiques théoriques». Annali della fondazione Luigi Einaudi, volume XXVI, 1992, 487 p.

C. AUZIAS, Mémoires libertaires, Lyon 1919-1939, Paris, L'Harmattan, 1993, 316 p.

A. AYACHE, Le mouvement syndical au Maroc, t. III : Vers l'indépendance (1949-1956), Paris, L'Harmattan, 1993, 183 p.

J. BEECHER, Fourier, Paris, Fayard, 1993, 616 p.

G. BERTI, Francesco Saverio Merino, dall' anarchismo socialista al socialismo liberal (1856-1930), Milan, Franco Angeli, 1993, 428 p.

M. BEZAGU-DELUY, Dans les silences et la fureur de l'histoire : les sourds et muets à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Collection Lespée, 1993, 61 p.

E. BOKELMANN, Die französische Handwerkerschaft in der Zwischenkriegszeit, Bonn, Bouvier, 1993, 296 p.

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A. BRODER, L'économie française au XIXe siècle, Paris, Ophrys, 1993, 260 p. « Synthèse histoire ».

Bulletin de la société de l'histoire d'Elbeuf, septembre 1993, Elbeuf XVIIIe siècle-début XIXe siècle, sociabilité d'une ville industrielle, 96 p.

Cahiers d'histoire de l'Aluminium, n° 12, été 1993, 96 p.

Cahiers du cercle Berneri, Les syndicats en Europe occidentale, crise et avatars, mai 1993, 84 p.

C. CAILLY, Mutations d'un espace proto-industriel. Le Perche aux XVIIIe-XIXe siècles, Mamers, Fédération des amis du Perche, 1993, 200 p.

R. CARIO (dir.), La peine de mort au seuil du 3e millénaire, Toulouse, Erès, 1993, 194 p.

Chroniques allemandes. Revue du C.E.R.A.A.C, Républicanismes, n° 2, 1993, 225 p.

S. COHN, When strikes make sense and why, New York, Plenum Press, 1993, 254 p.

J.-M. COSSON, La trilogie Durand de Gros. Apôtres de la science et martyrs de la liberté, Rodez, J.-M. Cosson, 1993, 281 p.

R. DAVID, Lamartine, la politique et l'histoire, Paris, Imprimerie nationale, 1993, 503 p.

Le Mouvement Social, n° 167, avril-juin 1994, § Les Éditions de l'Atelier/Éditions Ouvrières

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LIVRES REÇUS

B. DEGEN, Sozialdemokratie : Gegenmacht ? Opposition ? Bundesratspartei ?, Zurich, OrellFüssli, 1993, 158 p.

M. Degl'lNNOCENTI, L'esilio nella storia del movimento operaio e l'emigrazione economica, Rome, Piero Lacaita Editore, 1992, 298 p.

Dossier du C.R.I.S.P., Les syndicats en Europe, n° 37, 1993, 27 p.

M. DUBESSET & M. ZANCARINI-FOURNEL, Parcours de femmes. Réalités et représentations, Saint-Étienne 1880-1950, Lyon, P.U.L., 1993, 270p. «Collection du Centre Pierre-Léon ».

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A. EHRENBERG, Le culte de la performance, Paris, Calmann-Lévy, 1993, 323 p.

J. GEORGES-PICOT, Souvenirs d'une longue carrière. De la rue de Rivoli à la Compagnie de Suez 1920-1971, Paris, Comité pour l'histoire économique et financière de la France, 1993, 427 p. « Mémoire ». Introduction et notes de N. CARRÉ de MALBERG et H. BONIN.

A. GUESLIN (dir.), Michelin, les hommes du pneu. Les ouvriers Michelin, à ClermontFerrand,

ClermontFerrand, 1889-1940, Paris, Éditions de l'Atelier, 1993, 271 p. « Mouvement Social ».

I. HARDACH-PINKE, Die Gouvernante. Geschichte eines Frauenberufs, Francfort, Campus Verlag, 1993, 310 p.

K. HAUSEN (dir.), Geschlechterhierarchie und Arbeitsteilung. Zur Geschichte ungleicher Erwerbschancen von Mànnern und Frauen, Gôttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1993, 239 p. « Sammlung Vandenhoeck».

J. HODEBOURG, Le travail c'est la santé ? Perspective d'un syndicaliste, Paris, Éditions sociales, VO éditions, 1993, 240 p.

Institut d'histoire du temps présent, Écrire l'histoire du temps présent. En hommage à François Bédarida, Paris, C.N.R.S. Éditions, 1993, 417 p. Préface de R. FRANK.

G. KRUMEICH, Jeanne d'Arc à travers l'histoire, Paris, Albin Michel, 1993, 348 p. Préface de R. PERNOUD.

La République en Languedoc et Roussillon 1792-1958, Colloque de Nîmes, 4-5 septembre 1992, Nîmes, Société d'histoire moderne et contemporaine de Nîmes, 1993, 271 p.

M. LAGUERRE, L'ordre naturel, essai à contre-courant, Paris, Éditions de l'éternel retour, 1993, 283 p.

B. LAHIRE, La raison des plus faibles. Rapport au travail-écritures domestiques et lectures

lectures milieux populaires, Lille, P.U.L., 1993, 188 p.

R. LEGUEN, Services publics, une réponse pour l'avenir, Paris, Éditions sociales, 1993, 203 p.

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LIVRES REÇUS

D. LEJEUNE, Les sociétés de géographie en France et l'expansion coloniale au XIXe siècle,

siècle, Albin Michel, 1993, 233 p.

E. LYNCH, Entre la commune et la nation, Tarbes-Toulouse, A.G.M.-G.R.H.P., 1992,

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R. MAIOCCHI, L'ère atomique, Paris, Casterman, 1993, 157 p. « XXe siècle ».

C. MARQUIÉ, L'industrie textile carcassonnaise au XVIIIe siècle, Carcassonne, Société d'études scientifiques de l'Aude, 1993, 450 p.

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J. MECKERT, -Nous avons tous les mains rouges, Amiens, Ancrage, 1993, 253 p.

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P. PEDRON, La prison sous Vichy, Paris, Les éditions de l'Atelier, 1993, 237 p. Préface de D. PESCHANSKI. « Champs pénitentiaires ».

N. PERNICONE, Italian Anarchism 1864-1892, Princeton, Princeton University Press, 1993, 326 p.

G. PERRIN, La Sécurité Sociale. Son histoire à travers les textes, t. V : Histoire du droit international de la Sécurité Sociale, Paris, Association pour l'étude de l'histoire de la Sécurité Sociale, 1993, 748 p. Avant-propos d'A. BARJOT.

M. PIGENET, « Ouvriers, paysans, nous sommes... » Les bûcherons du centre de la France au tournant du siècle, Paris, L'Harmattan, 1993, 299 p. Préface de R.

TREMPÉ:

P. PITAUD & R. VERCAUTEN, Acteurs et enjeux de la gérontologie sociale, Toulouse, Erès, 1993, 143 p. « Pratiques du champ social ».

Proudhon et ses contemporains, Cahiers de la société P.J. Proudhon, 1993, 152 p.

F. ROBERT, Les archives d'entreprises en Rhône-Alpes aux XIXe-XXe siècles, t. I : Les

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Revue d'histoire moderne et contemporaine, Apprentissages XVIe-XXe siècles, juilletseptembre 1993.

Tra solidarietà e impresa. Aspetti del movimento cooperativo in Liguria 1893-1914, Gênes, Ventesimo secolo, 1993, 171 p.

M. VAÏSSE (dir.), Le pacifisme en Europe des années 1920 aux années 1950, Bruxelles, Bruylant, 1993, 455 p.

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C. VELTES, // dispotismo délia liberté. Dittatura e rivoluzione dall'illuminismo al 1848, Milan, Franco Angeli, 1993, 272 p.

M. VERNUS, Victor Considérant 1808-1893, Dole, Canevas-Éditeur, 1993, 271 p.

U. WENGENROTH, Enterprise and technology. The German and British steel industries 1865-1895, Cambridge, Cambridge University Press, 1993 XIV-293 p.

Le gérant : Patrick FRIDENSON

Achevé d'imprimer par Corlet, Imprimeur, S.A., 14110 Condé-sur-Noireau (France)

Dépot légal : juin 1994. N° 4087

Commission Paritaire de Presse n° 38412

Le Mouvement Social est imprimé sur papier offset Corot 70 g (P.H. neutre) des Papeteries Navarre.

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