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Titre : L'Actualité de l'histoire : bulletin de l'Institut français d'histoire sociale / directeur : J. Maitron

Auteur : Institut français d'histoire sociale. Auteur du texte

Éditeur : Institut français d'histoire sociale (Courbevoie)

Éditeur : Institut français d'histoire socialeInstitut français d'histoire sociale (Paris)

Date d'édition : 1954-01-01

Contributeur : Maitron, Jean (1910-1987). Directeur de publication

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb343980994

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb343980994/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 1204

Description : 01 janvier 1954

Description : 1954/01/01 (N6)-1954/01/31.

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k56192377

Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 8-R-56817

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 17/01/2011

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Editorial

M. Max Sorre, géographe et directeur du Centre d'Etudes sociologiques, a bien voulu écrire pour nos lecteurs ce premier editorial de l'année 1954. Cette appréhension de la « réalité totale », qui est pour Max Sorre à la base de toutes les démarches' du géographe, doit être également, selon nous, l'ambition de l'historien et particulièrement de l'historien' social. G. Bourgin a rappelé dans le bulletin d'octobre dernier l'importance des tableaux et des sculptures pour l'explication d'une psychologie, d'un milieu, d'une époque. » On en dira autant du paysage qui peut nous aider à saisir la réalité présente ou passée dans sa complexité ou ses contrastes. Nous faisons nôtre le voeu de Max Sorre de voir se tisser des liens étroits entre les' disciplines complémentaires qui trop souvent s'ignorent.

I 'AI hésité assez longtemps sur le choix d'un sujet propre 1 à éveiller l'intérêt des lecteurs de ce bulletin. Et je me J suis décidé à leur parler de la seule chose que je connaisse un peu, où je crois avoir acquis quelque compétence, c'est-à-dire de' la géographie. Au reste, il y a encore des aspects dont on se préoccupe assez peu aujourd'hui et qui paraissent cependant de nature à rendre sympathique à tous une 'discipline d'accès difficile à cause de sa richesse et de sa complexité. Je crois très fermement que l'explication géographique est autre ehose qu'un pur jeu de l'esprit démontant des mécanismes naturels, mais qu'elle est de nature à enrichir et à affiner le sentiment esthétique.

Notons d'abord qu'à la base de toutes les démarches du géographe il y a une appréhension directe de la réalité, de la réalité totale. Il se trouve devant elle dans la même situation que tous les autres hommes. Il la saisit avec tous ses sens, avec ses yeux, avec son odorat, avec son tact. Avant toute analyse, il éprouve les impressions que font naître la grandeur ou l'harmonie des lignes, la douceur ou la violence de la lumière, la caresse de la brise, et tous les parfums qui montent de la


végétation. Il s'émeut au spectacle de l'activité des vivants, il se laisse pénétrer par la mélancolie que font naître les témoignages laissés par les générations passées, par la poésie des ruines. Tous ces tableaux d'une nature sauvage ou humanisée parlent d'abord à sa sensibilité et à son imagination. Il s'en imprègne. Et c'est dans cette contemplation qu'il va trouver la matière même de son activité rationnelle.

En effet, tandis que le voyageur qui n'est qu'un voyageur se contente d'engranger son impression, en emporte un souvenir global que le temps atténue, tandis que l'artiste cherche à l'évoquer sur sa toile et l'écrivain dans sa phrase avec les moyens dont ils disposent, le géographe s'arrête devant le paysage pour le comprendre. Il le décompose. Tous ces traits dont est faite la réalité sensible, il les analyse les uns après les autres, et les classe pour en retrouver la raison d'être. La structure du paysage lui révèle les forces qui l'ont créé. Devant la haute montagne aux vallées profondes, aux cimes . hardies, aux cirques encadrés d'arêtes rocheuses où étincellent des glaciers, il évoque les forces qui ont fait surgir la masse altière, qui l'ont sculptée. Chacun des détails du relief lui apparaît comme le résultat d'une lutte contre la résistance de la matière et la puissance des agents "de destruction. Il lit dans ces lignes heurtées l'alternance des périodes de rémission et des reprises de l'érosion. Il déchiffre les étapes d'une longue histoire. Devant la noble architecture d'un pays de côtes, où la dure corniche calcaire domine des versants adoucis, et les molles ondulations de collines argileuses, il recompose un autre jeu de forces. Et toujours surgissent devant ses yeux d'autres paysages qu'il reconstruit et qui ont précédé ceux qu'il contemple. Qui donc disait que l'analyse dissolvait ou desséchait l'impression première ? Bien loin de là, elle l'enrichit. En retrouvant le dynamisme de l'architecture du sol, nous ajoutons à notre sensation brute une valeur dramatique. Est-ce diminuer la grandeur du spectacle naturel que d'en saisir les ressorts cachés. N'est-ce pas au contraire exalter et ennoblir notre sensibilité que d'y ajouter toutes les ressources de notre intelligence ?

Pareillement devant un paysage méditerranéen, le dur éclat de la lumière, la transparence de l'atmosphère, sont inséparables des traits de la végétation habituée à la sécheresse. Ces âpres parfums qui montent de la garrigue nous font aussi penser aux caractères du climat. Il y a entre le ciel, les roches, les plantes et souvent aussi les formes de l'exploitation, une harmonie profonde qus seule l'analyse nous permet de saisir pleinement. Ce ne sont plus seulement les sens de l'observateur qui sont intéressés, mais son être tout entier. Même les traits les plus subtils, les plus changeants du paysage, ceux qui tiennent à l'activité de l'homme, se chargent d'une force


accrue lorsque nous y voyons le témoignage de la lutte du génie humain contre les forces naturelles. Et aussi lorsque nous y retrouvons des éléments apportés d'autres contrées. Des rapports généraux sont évoqués. Le paysage prend sa place dans un cadre plus vaste. On ne comprend pas le paysage humain sans faire appel à la vie de relations, à des transferts d'influence.

Au reste, le paysage que presque partout nous avons sous les yeux, même dans quelques traits de sa structure, porte la trace, l'action de l'homme, de millénaires d'obstination, de luttes, de triomphes interrompus par des chances adverses. De quelque côté qu l'on se tourne, et même devant le paysage le plus serein, le plus apaisé, c'est encore son sens dramatique que lui restitue notre réflexion géographique. Peut-être se trouve-t-il des géographes pour enfermer la réalité dans des formules abstraites. Ce ne sont pas des géographes complets.

Cela explique que les maîtres de la géographie aient souvent imprimé à leurs descriptions une valeur littéraire. Retenant la fleur de leurs impressions premières, ils y ont ajouté tout ce que l'analyse leur apportait. Le modèle inégalé est chez nous Vidal de la Blache. La pénétration intime du paysage, de sa structure, de son sens humain, vont de pair avec la sobriété et la précision du trait. Comment l'intelligence et la sensibilité s'allient dans son Tableau de la France, c'est ce qu'on comprendra par les dernières lignes de son introduction : « J'ai cherché à faire, revivre, dans la partie descriptive de ce travail, une physionomie qui m'est apparue , variée, aimable, accueillante. Je voudrais avoir réussi à fixer quelque chose des impressions que j'ai, éprouvées en parcourant en tout sens cette contrée profondément humanisée, mais non abâtardie par les oeuvres. de la civilisation. L'esprit y est sollicité par la réflexion, mais c'est au spectacle tantôt riant, tantôt imposant de ces campagnes, de ces monts et de ces mers, qu'il est sans cesse ramené comme à une source de causes. » En relisant ces lignes si pleines de sens, je ne puis m'empêcher de penser à la phrase connue de Léonard de Vinci sur la peinture chose de l'esprit, « cosa mentale ». Nous sommes bien dans le même courant d'idées.

Cette dernière réflexion suscite une remarque. Le paysage est une conquête récente de la peinture. Il apparaît tardivement et assez gauchement comme fond de tableau chez les peintres du Quattrocento. Il ne s'élève à la dignité d'un genre que chez les modernes. Encore la haute montage ne s'est-elle introduite que depuis un temps relativement court dans les représentations picturales. Mais devant la nature, l'artiste se montre plus préoccupé du jeu des lignes et des couleurs, de l'arrangement des masses et de la distribution de la lumière, de la technique pure, que de la logique des structures. La force expressive de son oeuvre n'y gagne pas. Il arrive souvent à un


géographe parcourant une galerie d'être frappé par ce qu'il y a d'arbitraire, de conventionnel, ou plus souvent de sommaire dans la représentation de la nature. Cela tient en partie au manque de préparation du peintre. Les plus grands se sont astreints à une étude poussée de l'anatomie. Elle leur a paru la préparation nécessaire à la représentation du corps humain même vêtu. Est-on trop exigeant si l'on souhaite que les apprentis aient quelque teinte de la nature des roches, des formes du relief auxquelles elles donnent naissance, de la logique interne du paysage devant lequel ils plantent leur chevalet ? Ainsi s'éviteraient-ils de criantes invraisemblances ; un enseignement, même élémentaire, de la géographie physique devrait prendre place à côté de l'étude de l'écorché dans la préparation de l'artiste. Je n'ai point entendu dire qu'il existât dans les Ecoles des Beaux-Arts.

Max SORRE.


En dépouillant les archives du Général Eudes (a)

AU lendemain de la Commune, le parti blanquiste, comme tous les partis ou mouvements qui avaient pris part à la lutte, se trouvait sérieusement éprouvé. Certains de ses militants : Duval, Rigault, Ferré, Genton... avaient été tués dans les combats ou fusillés, d'autres déportés comme Alphonse Humbert, Gaston Da Costa, Feltesse, Balsenq, Henri Place (H. Verlet), d'autres enfin avaient réussi à fuir niais se trouvaient au hasard de l'évasion en Amérique, en Angleterre, en Belgique, en Suisse. Le chef du parti, Auguste Blanqui, emprisonné la veille du 18 mars, n'allait être libéré que huit ans plus tard et son plus fidèle lieutenant, Gustave Tridon, mourait de phtisie à Bruxelles le 29 août 1871. Emile Eudes, 1843-1888, apparut alors comme un des militants les plus capables de remplacer Blanqui : le Vieux comme ses disciples l'appelaient familièrement et affectueusement. Il fut aidé en cela, et sur un pied d'égalité peut-on dire, par Granger et Ed. Vaillant. Le parti blanquiste, parti du coup de main révolutionnaire, était, par ce fait même, de nature conspirative et ceci explique pourquoi son organisation est demeurée assez mal connue. Durant les huit années qui suivirent la Commune, il fut de plus réduit à l'illégalité et cela accentua encore son caractère mystérieux. L'intérêt des archives laissées par Emile Eudes est de contribuer à soulever un coin du voile.

A peine arrivé en Angleterre, Eudes songe à réorganiser le parti ainsi qu'en fait foi une lettre de novembre ou décembre 1871 que lui écrit Edmond Mégy, réfugié à New-York. Alors que certains blanquistes envisageaient avec faveur une collaboration avec le Conseil général de Londres, collaboration qui leur permettrait, ils l'espéraient bien, de diriger un jour l'Internationale selon leurs vues (1), d'autres, comme Mégy, y étaient très hostiles ainsi que

(a) La première partie de cette étude à paru dans le n° 5 de L'Actua' lité de l'Histoire.

(1) Au cours de l'été 1871, Edouard Vaillant et Constant Martin avaient été appelés à siéger au Conseil général de l'Internationale. Ed.


le montre sa lettre qui fournit par ailleurs des éléments d'appréciation sur les blanquistes marseillais réfugiés en Italie et à Londres.

Edmond Mégy à Eudes — sans date (2) :

« Tu parles de réorganiser le parti, très bien. J'en suis. J'en ferai de même où je me trouverai, mais je te préviens d'avance que je ne veux pas faire un pas avec l'internationale, parce que à mon point de vue, ici comme en France, c'est une bande de crétins qui n'entendent pas un mot à la révolution, à part quelques hommes, mais en bloc, cela ne vaut pas un clou. Des gens de l'internationale peuvent se trouver mêlés dans ie mouvement révolutionnaire, je comprends cela, mais ce n'est pas aux révolutionnaires à se mêler à l'internationale et faire la révolution au nom de ce ramassis d'imbéciles ou de mouchards [...] Je te dis ceci, parce que l'on m'a dit ici que tu faisais partie du comité d'administration de l'internationale. Si cela est vrai, et que Gois, Caria, etc. ont fait cette boulette, je croirai que tous ceux qui se disaient révolutionnaires sont pourris, et comme tels, je romps avec eux,et je fais la révolution tout seul. J'essayerai le régicide et si je ne trouve personne avec qui je puisse compter, j'attendrai mon heure, et j'agirai seul.

« Tu me demandes des renseignements sur les hommes de Marseille, je me rappelle bien peu de noms pour le moment, mais plus tard, je t'en donnerai ; Job, le mulâtre-cuisinier, ex-condamné à Belle-Isle, très intelligent, brave, sûr mais depuis qu'il a un enfant il a perdu du nerf. C'est lui qui a apprêté et mené tout le mouvement marseillais, il n'attendait que mon assentiment le 23 mars, pour enlever la préfecture. Bergeron, armurier, très brave, intelligent et sûr, c'est lui qui a fabriqué les bombes de dynamite qu enous avions et est resté un des derniers. Ils sont, ou étaient encore il y a quelque temps à Gênes, avec le reste de la bande marseillaise. Galtier et son fils sont ici, très braves tous les deux, très sûrs, il n'y a que le fils qu'on peut appeler strès intelligent et qui est appelé à rendre de grands services vu qu'il est jeune. »

Mégy s'était vraisemblablement rendu à New-York parce qu'un de ses oncles habitait non loin de là. Cet oncle, bien que d'opinions politiques opposées, accepta d'héberger son neveu jusqu'à ce que ce dernier ait trouvé du travail. En même temps que

Vaillant fit ensuite entrer dans ce Conseil trois autres blanquistes : Antoine Arnaud, F. Cournet, G. Ranvier. Leurs espoirs d'influencer l'Internationale furent déçus lorsque le Congrès de La Haye, septembre 1872, décida le transfert à New-York du Conseil général. Dans un manifeste « Internationale et Révolution » que rédigea Ed. Vaillant et que signèrent avec lui Arnaud, Cournet, Margueritte, Constant Martin et Ranvier, les blanquistes précisèrent les raisons de leur rupture. (2) Vraisemblablement novembre ou décembre 1871.


lui étaient arrivés Dereure — il possédait une lettre d'introduction pour « un patriote français de l'Internationale » qui l'accueillit fraternellement — et les frères Gustave et Elie May, deux israélites négociants en pierres fines, dont l'un au moins, Gustave, était franc-maçon. Ils avaient apporté avec eux $ 3.390 de diamants et furent, pour cette raison, retenus quelque temps comme contrebandiers. A New-York également débarqua le 22 août 1871, venant de Liverpool , Edmond Levraud, représentant de commerce, qui, avec son frère Léonce, médecin, avait été activement mêlé à l'action blanquiste à la fin du second Empire. Antisémite (« tout ce qui est juif ne vaut pas cher » — lettre du 1er février 1872 — Edmond Levraud ne tarda pas, ainsi que Mégy d'ailleurs, à se brouiller avec les frères May. Il vécut à New-York de leçons de violon puis reprit le bateau et arriva à Bruxelles en août 1872. Les lettres qu'il écrivit à Eudes de novembre 1871. à août 1872 fournissent sur le parti blanquiste à cette époque d'utiles informations. Elles montrent également combien les exilés, certains d'entré eux du moins, appréciaient peu les pays qui leur accordaient l'hospitalité. On peut rapprocher à ce propos les appréciations peu flatteuses que Levraud émet sur l'Amérique et le peuple américain des jugements tout aussi peu flatteurs que J. Vallès portait sur l'Angleterre et les Anglais à la même époque (3).

E. Levraud à Eudes — New-York, 12 novembre 1871 :

« ...Cette supposition que je pourrais vous lâcher est très mal de ta part. Souviens-toi de ce que nous disait le vieux, il me semble encore l'entendre à Necker (4) : « Vous êtes peu nombreux, mais si vous restez bien unis ensemble vous ferez triompher notre cause. Ce qui a toujours tué le parti, ce sont les divisions, me disait-il ; soyez unis, bien unis, passez-vous vos défauts de caractère, n'ayez qu'un but, le triomphe de la révolution, et quoique peu nombreux, si vous restez unis vous serez vainqueurs. 20 hommes qui s'entendraient et marcheraient d'accord seraient maîtres du monde, me disait-il. Hélas ! 20 hommes c'est bien difficile à trouver, ajoutait-il, mais enfin vous êtes : puis il tirait son petit papier de sa poche et lisait : Tridon, Jaclard, Levraud, Villeneuve, Protot. Cela ne fait que 5 disait-il ! ! ! (à ce moment nous ne te connaissions pas, ni Granger non plus).

« Eh bien sur ces 5 l'un est mort, Protot a lâché le groupe (5), Villeneuve s'est retiré, et Jaclard ? peut-être ce dernier marche(3)

marche(3) Proscrit. Correspondance avec Arthur Amould: Les Editeurs français réunis, 1950.

(4) A l'hôpital Necker, au cours de l'année 1864, quand Levraud et ses amis préparaient l'évasion de Blanqui qui eut lieu le 27 août.

(5) Plus exactement il fut mis à l'écart par les blanquistes pour manquement à la discipline à la suite de son intervention au Congrès de la Ire Internationale à Genève en 1866, contre l'avis donné en dernière heure par Blanqui et Tridon.


rait-il avec nous maintenant ? S'il a hésité un peu au début de la Commune, il a marché après et s'est,, bien battu.

« Aujourd'hui, malgré la défaite le groupe est plus fort, plus nombreux. Nous sommes : toi, Granger (malheureusement il est pris), Gois, Caria, Goullé et moi si tu me permets de me compter malgré tes suppositions sur mon absence, éternelle. Nous pouvons marcher, les événements vont se précipiter avec une vitesse effrayante, nous ne sommes qu'au prélude de la lutte. Thiers ne pourra jamais solder la Prusse, 5 milliards ! il faudra recommencer la guerre ou céder nos colonies. La cession des colonies ne se fera pas comme cela, le chauvinisme bourgeois se réveillera, et alors ! je ne sais pas ce qui arrivera, mais je ne nous considère pas comme battus.

« Une restauration monarchique est impossible avec 5 milliards à payer ! Ces 5 milliards nous sauveront peut-être, car la Révolution seule pourra liquider la situation. Nous avons l'épée, et les biens du clergé et de la clique royaliste, avec cela la France peut être sauvée. Bismark a peut-être sans s'en douter préparé le terrain pour la révolution. Qui sait ? A Paris, d'après ce que l'on m'écrit, le bourgeois négociant n'est pas content, il manque d'ouvriers, ils sont tous sur les pontons. Cette situaton ne peut pas durer.

« Je tâcherai de revenir à Londres vers le mois d'avril ou mai à moins qu'il n'y ait quelque chose avant. Ne doute plus de moi comme cela, et sois bien convaincu que je ne lâcherai jamais. Je tiens à te dire cela à toi que je considère comme mon meilleur ami, parce que je sais que vous avez mal Interprété ma signature au bas de l'affiche rouge (6) de l'Alliance Républicaine à côté de celle de Delescluze. Je n'ai pas fait cela sans en parler au vieux, qui m'avait dit à cette époque : ah ! si ces gens-là (en parlant des rouges), voulaient marcher avec nous, nous pourrions encore sauver la partie !

« Eh bien, j'ai essayé, espérant arriver à un accord, et croyant pouvoir décider Delescluze à signer avec le vieux. Ce dernier m'avait dit : s'ils veulent signer un manifeste avec moi, je ne demande pas mieux. Ce sont les propres paroles du vieux, et il me les a dites quand il était caché chez Sourd. Tu vois que si j'ai eu tort de signer cette pièce, cela a pu être une erreur de ma part mais non pas un virement de bord comme plusieurs l'ont dit. Je ne t'en aurais peut-être jamais parlé, mais cette mauvaise pensée que plusieurs de mes amis ont eu sur moi à propos de ce fait 'est une des choses qui m'a fait le plus de peine.

(6) Janvier 1871. Proclamation demandant au Gouvernement de la Défense Nationale de convoquer d'urgence les électeurs de Paris « afin de nommer une Assemblée souveraine de deux cents représentants élus proportionnellement à la population ».

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* Maintenant que tout ceci soit oublié, et souviens-toi que tu as un ami et que notre cause a un soldat ici à New-York.

« Tu as bien raison de tâcher de réorganiser le groupe, maintenant que Tridon est mort et que le vieux est en prison, te voilà chef de file ; c'est raide mais tu t'en tireras. Tu as des amis avec toi et moi, aussitôt mon retour, je me mettrai à l'oeuvre avec vous... » (7).

E. Levraud à Eudes — New-York, 1er février 1872 :

« Il n'y a ici, ni coeur, ni science, ni art, ni philosophie, rien de ce qui constitue la vie intellectuelle. Des brutes, ex-épiciers ou marchands de cochons enrichis, crevant sous les dollars, ne sachant comment les dépenser ; grossiers, égoïstes, ignorants, lâches, ayant tous les vices de l'Europe et aucune de ses qualités. Tels sont les animaux avec lesquels l'on est forcé de vivre. Ah ! que j'ai été bête et stupide d'aller chez ce peuple aux viscères en dollars ! »

E. Levraud à Eudes — Bruxelles, 17 août 1872 :

« Maintenant parlons sérieusement : il n'y a de sérieux que notre petit cercle, quand je dis notre petit cercle je veux parler de quatre ou cinq et pas plus. Il serait peut-être bon de nous entendre et d ne pas marcher chacun de son côté.

« Je t'en avais parlé déjà un soir et tu m'as répondu : J'agis de mon côté, que chacun en fasse autant. C'est très bien, mais encore pour arriver à un résultat faut-il suivre les mêmes errements qu'autrefois ? Il faut s'entendre, avoir confiance les uns dans les autres et faire comme je faisais autrefois avec Gustave [Tridon] et le vieux, c'est-à-dire, tout se communiquer et se confier.

« Isolés, vous ne ferez rien, me disait toujours le vieux à Necker. Vous n'aurez de force que réunis et agissant ensemble et d'accord... »

L'Amérique n'était pas le seul pays à voir éclore des différends entre réfugiés. Il en était de même en Suisse, en Belgique d'où

(7) Edmond Levraud ne devait jamais collaborer avec Eudes à la reconnaissance du parti. Charles Da Costa écrit à ce sujet — Les Blanquistes, tome VI de l'Histoire des Partis socialistes en France, publiée sous la direction d'A. Zévaès, Paris, Rivière, 1912, p. 42 : ■— « Seuls, Edmond Levraud d'abord, et le Docteur Regnard, ensuite, essaient, pour des raisons difficiles à expliquer, de faire échec à ce semblant d'autorité qu'Eudes n'a jamais sollicitée... ».

Il semble bien que les avances d'E. Levraud à Eudes furent reçues avec quelque froideur par ce dernier (cf. lettre du 17 août 1872), d'où, vraisemblablement, l'attitude ultérieure de Levraud.


Jeallot écrit à Eudes — 24 mai 1872 — « les 3/4 de ceux qui sont à Bruxelles me font... tu devines le reste », à Jersey où se produit une scission, février 1873, au sein de la Société Républicaine Socialiste fondée en juin 1872, à Londres enfin. Déjà le 4 janvier 1872, Eudes écrit à Bergeret : « J'évite de me mêler aux potineurs quels qu'ils soient ; et ils sont nombreux ici. » Ces potineurs, ce sont sans doute ceux qui font courir sur Eudes et quelques-uns de ses amis les bruits les plus malveillants. Le plus acharné est Léopold Caria, un de ses camarades de parti. Léopold Caria avait conspiré à la fin de l'Empire dans les sociétés secrètes en compagnie des chefs de file blanquistes Tridon, Eudes, Granger, Gois, Brideau. Sous la Commune, le général Eudes prit dans son étatmajor Léopold Caria qui introduisit ensuite son père et son frère plus jeune, Octave, dans l'entourage du général. Le 21 avril 1871, Cluseret chargeait Eudes d'établir son quartier général à la Légion d'Honneur ; Eudes confiait alors à Léopold Caria le soin de dresser l'inventaire des objets précieux que renfermait la Chancellerie. Ce dernier s'en acquitta à sa façon et enfouit dans la cave de son père 1.600 à 1.700 croix de la Légion d'Honneur et médailles militaires. Vint la débâcle. Le père Caria fut pris et l'on trouva dans sa cave les bijoux qui y étaient cachés. Condamné le 6 juillet 1872 à 20 ans de travaux forcés, Caria père mourut au bagne... Léopold Caria s'était enfui à Londres où Eudes l'avait aidé jusqu'à ce qu'il trouvât un emploi. La découverte faite dans la cave de son père le mit soudain dans l'olbigation d'apporter des explications sur les vols des objets confiés à sa garde. Il se fit alors accusateur et se mit à colporter des bruits sur les vols de linge et d'objets précieux qui auraient été commis, par Eudes notamment, à la Chancellerie de la Légion d'Honneur. Ces accusations furent rendues publiques par Vésinier, Landeck et quelques autres dans un journal « révolutionnaire socialiste » francoanglais, La Fédération, dont le premier numéro parut à Londres le 24 août 1872 (8). On y faisait état du procès verbal de la séance du 18 août de la Société des Réfugiés de la Commune a Londres, au cours de laquelle Octave Caria avait dénoncé une fois de plus les « vols et pillage à la Légion d'Honneur » et désigné Eudes comme principal responsable. Les numéros qui suivirent jusqu'au septième et dernier — 25 janvier 1873 — maintinrent et développèrent leurs accusations. Dès le 25 août cependant, la Société des Réfugiés de la Commune déclarait « à l'unanimité (sans abstentions) », « faux et mensonger » le procès verbal publié. Le même jour, elle qualifiait de « feuille de police » le journal La Fédération et expulsait de son sein ses rédacteurs. A l'unanimité égalées)

égalées) et ses amis ne se contentèrent pas de s'en prendre aux blanquistes. .Ils créèrent, en opposition au Conseil général de Londres, une Internationale dissidente : la Fédération Universelle des Travailleurs, qui tint son Congrès constitutif à Londres, les 16, 17, 18 et 19 septembre 1872.

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ment et sans abstentions, elle excluait Léopold et Octave Caria (9) faisant ainsi justice des « calomnies les plus odieuses » lancées par ces derniers et déclarant que leur fausseté « a été pleinement démontrée ».

Il est certain, en effet, qu'Eudes ne quitta pas la France en emportant des trésors et il ressort des lettres écrites par lui à différentes époques de son exil qu'il y vécut dans une gêne extrême. En février, en mai, en juillet 1872 (« ma situation est affreuse »), en février 1873 (« je suis à bout de souffrances »), en mars 1876, en mars 1877, il tentait en vain d'entrer en possession de la part d'héritage que lui avait laissée son ami Tridon. La liquidation de cet héritage n'eut lieu qu'en 1885. Il revenait alors à Eudes 25.833 fr. 19 sur lesquels il avait touché 20.000 francs dont 12.500 francs en 1880.

En dépit de ses ennuis personnels, Eudes songeait au parti et nous avons vu que dès novembre 1871 il envisageait de regrouper ses adhérents dispersés. Les contacts furent rétablis peu à peu non seulement avec les anciens adhérents de la proscription éparse mais encore avec les amis restés en France ainsi que J'atteste une lettre de Jeallot qui, après avoir séjourné à NewYork, Bruxelles, Genève, revient à Paris en mars 1873, où il vit aussi tranquille « que le premier des réacs venu ». Il écrivait en effet à Eudes le 4 mai de cette même année : « J'ai entendu parler qu'il y avait un nommé Michel qui organisait des groupes en ton nom. » Peu à peu ce travail de prospection et de liaison portait ses fruits et le parti blanquiste se reconstituait sous le nom de « La Commune Révolutionnaire ». Une lettre d'Eudes à Vaillant — 14 mai 1874 — nous fournit des indications sur la genèse du manifeste que le parti fit paraître à Londres quelques mois plus tard.

Eudes à Vaillant — 14 mai 1874 :

« ...Granger m'a envoyé la feuille volante que vous avez publiée. C'est bon, mais bien court : vous présentez un peu sèchement les incendies stratégiques. C'est là une question délicate qu'il faut développer hardiment, en y joignant quelques explications. Sur ce point un peu de déclamation ou de simplicité affectée ne peut nuire. Le populo approuve de tels actes instinctivement pendant la lutte parce qu'alors il est en pleine possession de sa conscience de sa force et de son droit ; mais le feu éteint, la sentimentalité le reprend et il lui faut de grands mots pour

(9) Ces résolutions parurent dans la quotidien français de Londres, L'Union Démocratique du 31 août 1872, ainsi que dans L'Emancvpateur, journal radical de Toulouse, dirigé par Armand Duportal, numéro du 15 septembre 1872.

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l'en débarrasser. En somme, je crois, le sujet en vaut la peine, que nous devons dire toute la vérité et l'exposer avec les considérations qui nous ont guidées, expliquées dans toute leur sincérité et leur grandeur. Ce que je viens de dire vient mal à point à propos de votre petite feuille ; car vous avez parfaitement fait d'y insérer le petit paragraphe en question. Cela arrêtera plus d'un qui comme le sire Vermerseh s'en vont caquetant, le nez au vent, en matamore, faisant les terribles quand ils n'ont pas de responsabilités à prendre, n'abordant jamais que des faits insignifiants et laissant par prudence les grands actes qu'ils n'osent apprécier que lorsque l'opinion publique est revenue à son bon sens et à la juste appréciation des événements. C'est un odieux gredin ce Vermerseh ! j'ai lu sa petite brochure : elle est d'un misérable [...] Mais la « Commune Révolutionnaire » les gêne, elle est toujours entière et sait se taire. Rien n'a pu la désorganiser [...]

« Granger m'annonce que vous rédigez un manifeste, je ne sais quoi, enfin que le groupe allait faire un acte public en se déclarant. Mon avis est qu'il n'y avait pas. péril en la demeure et j'aurais mieux aimé qu'on attendît pour cela. Mais vous l'avez décidé je n'ai plus rien à dire. Seulement c'est une décision bien importante, c'est une nouvelle ligne de conduite que prend le groupe et je la trouve plus difficile à suivre en conservant son prestige et son unité. Nous arrivons devant un public envieux, jaloux, qui ne nous pardonne pas de l'avoir dédaigné et qui s'en vengera en faisant chorus avec ceux qui critiqueront notre programme. Dans un autre temps, avec un réveil politique possible en France, les jalousies n'ont pas d'importance et s'éteignent devant un succès, mais nous n'en sommes pas là malheureusement et le public est limité à nos adhérents qui n'ont pas besoin de notre programme et à nos ennemis qui ont toutes sortes de raisons pour l'attaquer et ne jamais l'accepter. Excuse-moi cette digression, je ne parlerais pas comme cela à tout le monde ; mais à un ami politique et privé comme toi je te dis franchement ma façon de penser et mes craintes. Maintenant que je t'ai dit mon opinion je n'en parle plus et n'en tiens plus compte, j'attends avec impatience la pièce et je suis convaincu que vous la ferez excellente. Granger ne me dit rien, il m'écrit seulement : « Ce ne sera pas réac je te l'assure. » Cette farce ! comme si ça pouvait l'être ! Enfin si vous faites une revue des événements depuis la Commune, une attaque à nos adversaires, en somme tout l'historique de notre groupe, ne ménagez pas l'Internationale et surtout, c'est devenu une manie chez moi, éreintez d'importance les fédéralistes et la minorité de la Commune. C'est une doctrine affreuse que celle des communalistes autonomes, c'est la désorganisation de toute force, la négation de tout progrès, l'excuse offerte et l'impunité donnée d'avance à tous les scélérats qui voudraient s'aviser de supplanter par pure fantaisie le pouvoir central

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qu'ils ne possèdent pas. C'est Lyon jaloux de Paris, Marseille de Lyon, Bordeaux de Marseille, etc., etc. [...]. Le procès de Lyon (10) m'a un peu effrayé. C'est avec des idées comme celle de Lyon autonome qu'on voulait soulever le midi ; à peine parle-t-on de Paris massacré, si ce n'est pour exciter contre l'armée ; mais pas un mot de la ville tombée victime de son dévouement et de sa générosité. Non contents de ne pas être venus au secours ou du moins de ne pas avoir imité Paris, ils ne songent qu'à proclamer Lyon ville libre. Je n'accuse pas les pauvres diables qui se sont fait condamner mais tous ceux qui leur ont dicté ou tracé une telle voie. C'est Bakounine, c'est Pindy, c'est Guillaume, c'est Malon, c'est toute la proscrpition suisse en général. Nous devons combattre cet esprit de fédéralisme de la façon la plus énergique, la plus violente. S'il prenait pied ce serait la perte de la révolution. Les gens qui prônent un pareille doctrine s'arrangeraient facilement du parlementarisme quel qu'il fût, pourvu qu'il leur accordât le droit de cité et de représentation. C'en serait fait de la grande Commune ! [...]

« Donne-moi quelques détails sur ce que vous projetez. A propos quelle signature mettez-vous ? Si rien n'est encore décidé je donne ma voix à la « "Commune Révolutionnaire » sans aucun nom. C'est beaucoup plus fort... »

Sans doute ne jugera-t-on pas inutile de donner ici ce clair exposé des conceptions blanquistes qu'est le manifeste « Aux Communeux » inexactement retranscrit dans Les Blanquistes (11) de Charles Da Costa et introuvable aujourd'hui.

« AUX COMMUNEUX »

« Après trois ans de compression, de massacres, la réaction voit la terreur cesser d'être entre ses mains affaiblies un moyen de gouvernement.

« Après trois ans de pouvoir absolu, les vainqueurs de la Commune voient la Nation, reprenant peu à peu vie et conscience, échapper à leur étreinte.

« Unis contre la Révolution, mais divisés entre eux, ils'usent par leurs violences et diminuent par les dissensions, ce pouvoir de combat, seul espoir du maintien de leurs privilèges.

« Dans une société, où disparaissent chaque jour les conditions qui ont amené son empire, la bourgeoisie cherche en vain à le perpétuer ; rêvant l'oeuvre impossible d'arrêter le cours du temps, elle veut immobiliser dans le présent, ou. faire rétrograder dans le passé, une nation que la Révolution entraîne.

(10) Procès dit du « Complot de Lyon », 20 avril 1874.

(11) Op. cit.

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« Les mandataires de cette bourgeoisie, cet état-major de la réaction installé à Versailles, semblent n'avoir d'autre mission, que d'en manifester la déchéance par leur incapacité politique, et d'en précipiter la chute par leur impuissance. Les uns appellent un roi, un empereur ; les autres déguisent du nom de République la forme perfectionnée d'asservissement, qu'ils veulent imposer au peuple.

« Mafs quelle que soit l'issue des tentatives versaillaises, monarchie ou République bourgeoise, le résultat sera le même : la chute de Versailles, la revanche de la Commune.

« Car nous arrivons à l'un de ces grands moments historiques, à l'une de ces grandes crises, où le peuple, alors qu'il paraît s'abimer dans ses misères et s'arrêter dans la mort, reprend avec une vigueur nouvelle sa marche révolutionnaire.

« La victoire ne sera pas le prix d'un seul jour de lutte, mais le combat va recommencer, les vainqueurs vont avoir à compter avec les vaincus.

« Cette situation crée de nouveaux devoirs pour les proscrits. Devant la dissolution croissante des forces révolutionnaires, devant la possibilité d'une action plus efficace; il ne suffit pas de- maintenir l'intégrité de la Proscription" en la défendant contre les attaques policières, mais il s'agit d'unir nos ,efforts à ceux des communeux de France, pour délivrer ceux des nôtres tombés entre les mains de l'ennemi, et préparer la revanche.

« L'heure nous paraît donc venue pour ce qui a vie dans la proscription, de s'affirmer, de se déclarer.

« C'est ce que vient faire aujourd'hui le groupe : LA COMMUNE REVOLUTIONNAIRE.

« Car il est temps que ceux-là se reconnaissent qui athées, communistes, révolutionnaires, concevant de même la Révolution dans son but et ses moyens, veulent reprendre la lutte et pour cette lutte décisive reconstituer le parti de la Révolution, le parti de la Commune. °

« Nous sommes Athées, parce que l'homme ne sera jamais libre, tant qu'il n'aura pas chassé Dieu de son intelligence et de sa raison.

« Produit de la vision de l'inconnu, créée par l'ignorance, exploitée par l'intrigue et subie par l'imbécillité, cette notion monstrueuse d'un être, d'un principe en dehors du monde et de l'homme, forme la trame de toutes les misères dans lesquelles s'est débattue l'humanité, et constitue l'obstacle principal à son affranchissement. Tant que la vision mystique de la divinité obscurcira le monde, l'homme ne pourra ni le connaître ni le posséder ; au lieu de la science et du bonheur, il n'y trouvera que l'esclavage de la misère et de l'ignorance.

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« C'est en vertu de cette idée d'un être en dehors du monde et le gouvernant, que se sont produites toutes les formes de servitude morale et sociale : religions, despotismes, propriété, classes, sous lesquelles gémit et saigne l'humanité.

« Expulser Dieu du domaine de la connaissance, l'expulser de la société, est la loi pour l'homme s'il veut arriver à la science, s'il veut réaliser le but de la Révolution.

« Il faut nier cette erreur génératrice de toutes les autres, car c'est par elle que depuis des siècles l'homme est courbé, enchaîné, spolié, martyrisé.

« Que la Commune débarrasse à jamais l'humanité de ce spectre de ses misères passées, de cette cause de ses misères présentes.

« Dans la Commune il n'y a pas de place pour le prêtre : toute manifestation, toute organisation religieuse doit être proscrite.

Nous sommes Communistes, parce que nous voulons que la terre, que les richesses naturelles ne soient plus appropriées par quelques-uns, mais qu'elles appartiennent à la Communauté. Parce que nous voulons que, libres de toute oppression, maîtres enfin de tous les instruments de production : terre, fabriques, etc., les travailleurs fassent du monde un lieu de bien-être et non plus de misère.

Aujourd'hui, comme autrefois, la majorité des hommes est condamnée à travailler pour l'entretien et la jouissance d'un petit nombre de surveillants et de maîtres.

Expression dernière de toutes les formes de servitude, la domination bourgeoise a dégagé l'exploitation du travail des voiles mystiques qui l'obscurcissaient : gouvernements, religions, famille, lois, institutions du passé, comme du présent se sont enfin montrés, dans cette société réduite aux termes simples de capitalistes et de salariés, comme les instruments d'oppression au moyen desquels la bourgeoisie maintient sa domination, contient le Prolétariat.

« Prélevant pour augmenter ses richesses tout le surplus du produit du travail, le capitaliste ne laisse au travailleur que juste ce qu'il lui faut pour ne pas mourir de faim.

« Maintenu par la force dans cet enfer de la production capitaliste, de la propriété, il semble que le travailleur ne puisse rompre ses chaînes.

« Mais le Prolétariat est enfin arrivé à prendre conscience de lui-même : il sait qu'il porte- en lui les éléments de la société nouvelle, que sa délivrance sera le prix de sa victoire sur la bourgeoisie et que, cette classe anéantie, les classes seront abolies, le but de la Révolution atteint.

« Nous sommes Communistes, parce que nous voulons arriver à ce but sans nous arrêter aux moyens termes, compromis qui, ajournant la victoire, sont un prolongement d'esclavage.

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« En détruisant la propriété individuelle, le Communisme fait tomber une à une toutes ces institutions dont la propriété est le pivot. Chassé de sa propriété, où avec sa famille comme dans une forteresse il tient garnison, le riche ne trouvera plus d'asile pour son égoïsme et ses privilèges.

« Par l'anéantissement des classes, disparaîtront toutes les institutions oppressives de l'individu et du groupe dont la seule raison était le maintien de ces classes, l'asservissement du travailleur à ses maîtres.

« L'instruction ouverte à tous, donnera cette égalité intellectuelle sans- laquelle l'égalité matérielle serait sans valeur.

« Plus de salariés, de victimes de la misère, de l'insolidarité, de la concurrence, mais l'union de travailleurs égaux, répartissant le travail entre eux, pour obtenir le plus grand développement de la Communauté, la plus grande somme de bien-être pour chacun. Car chaque citoyen trouvera la plus grande liberté, la plus grande expansion de son individualité, dans la plus grande expansion de la Communauté.

« Cet état sera le prix de la lutte et nous voulons cette lutte sans compromis ni trêve, jusqu'à la destruction de la bourgeoisie, jusqu'au triomphe définitif.

« Nous sommes Communistes, parce que le Communisme est la négation la plus radicale de la société que nous voulon renverser, l'affirmation la plus nette de la société que nous voulons fonder.

« Parce que, doctrine de l'égalité sociale, elle est plus que toute doctrine la négation de la domination bourgeoise, l'affirmation de la Révolution. Parce que, dans son combat contre la bourgeoisie, le Prolétariat trouve dans le Communisme l'expression de ses intérêts, la règle de son action.

« Nous sommes Révolutionnaires, autrement dit Communeux, parce que voulant la victoire, nous en voulons les moyens. Parce que, comprenant les conditions de la lutte, et voulant les remplir, nous voulons la plus forte organisation de combat, la coalition des efforts, — non leur dispersion, mais leur centralisation.

« Nous sommes révolutionnaires, parce que pour réaliser le but de la Révolution, nous voulons renverser par la force une société qui ne se maintient que par la force. Parce que nous savons que la faiblesse, comme la légalité, tue les révolutions, que l'énergie les sauve. Parce que nous reconnaissons, qu'il faut conquérir ce pouvoir politique que la bourgeoisie garde d'une façon jalouse, pour le maintien de ses privilèges. Parce que dans une période révolutionnaire, où les institutions de la société actuelle devront être fauchées, la dictature du prolétariat devra être établie et maintenue jusqu'à ce que, dans le monde affranchi, il n'y ait plus que des citoyens égaux de la société nouvelle.

« Mouvement vers un monde nouveau de justice et d'égalité,

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la Révolution porte en elle-même sa propre loi et tout ce qui s'oppose à son triomphe doit être écrasé.

« Nous sommes révolutionnaires, nous voulons la Commune, parce que nous voyons dans la Commune future; comme dans celles de 1793 et de 1871, non la tentative égoïste d'une ville, mais la Révolution triomphante dans le pays entier : la République communeuse. Car la Commune c'est le Prolétariat révolutionnaire armé de la dictature, pour l'anéantissement des privâlèges, l'écrasement de la bourgeoisie.

« La Commune, c'est la forme militante de la Révolution sociale. C'est la Révolution debout, maîtresse de ses ennemis. La Commune, c'est la période révolutionnaire d'où sortira la société nouvelle.

« La .Commune, ne l'oublions pas non plus, nous qui avons reçu charge de la mémoire et de la vengeance des assassinés, c'est aussi la' revanche.

« Dans la grande bataille, engagée entre la bourgeoisie et le Prolétariat, entre la société actuelle et la Révolution, les deux camps sont bien distincts, il n'y a de confusion possible que pour l'imbécillité ou la trahison.

« D'un côté tous les partis bourgeois : légitimistes, orléanistes, bonapartistes, républicains conservateurs ou radicaux ; de l'au-' tre, le parti de la Commune, le parti de la Révolution, — l'ancien monde contre le nouveau.

« Déjà la vie a quitté plusieurs de ces formes du passé, et les variétés monarchiques se résolvent, en fin de compte, dans l'immonde Bonapartisme.

« Quant aux partis qui, sous le nom de république conservatrice ou radicale, voudraient immobiliser la société dans l'exploitation continue du peuple par la bourgeoisie, directement, sans intermédiaire royal, radicaux ou conservateurs, ils diffèrent plus par l'étiquette, que par le contenu ; plutôt, que des idées différentes, ils représentent les étapes que parcourra la bourgeoisie, avant de rencontrer dans la victoire du peuple sa ruine définitive.

« Feignant de croire à la duperie du suffrage universel, ils voudraient faire accepter au peuple ce mode d'escamotage périodique de la Révolution ; ils voudraient voir le parti de la Révolution, entrant dans l'ordre légal de la société bourgeoise, par là même cesser d'être, et la minorité révolutionnaire abdiquer devant l'opinion moyenne et falsifiée de majorités soumises à toutes les influences de l'ignorance et du privilège.

« Les radicaux seront les derniers défenseurs du monde bourgeois mourant ; autour d'eux seront ralliés tous les représentants du passé, pour livrer la lutte dernière contre la Révolution. La fin des radicaux sera la fin de la bourgeoisie.

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« A peine sortis des massacres de la Commune, rappelons à ceux qui seraient tentés de l'oublier que la gauche versaillaise, non moins que la droite, a commandé le massacre de Paris, et que l'armée des massacreurs a reçu les félicitations des uns comme celles des autres. Versaillais de droite et versaillais de gauche doivent être égaux devant la haine du peuple ; car contre lui, toujours, radicaux et jésuites sont d'accord. « Il ne peut donc y avoir d'erreur et tout compromis, toute alliance avec les radicaux doivent être réputés trahison.

« Plus près de nous, errant entre les deux camps, ou même égarés dans nos rangs, nous trouvons des hommes dont l'amitié, plus funeste que l'inimitié, ajournerait indéfiniment la victoire du peuple s'il suivait leurs conseils, s'il devenait, dupe de leurs illusions.

« Limitant plus ou moins les moyens de combat à ceux de la lutte économique, ils prêchent à des degrés divers l'abstention de la lutte armée, de la lutte politique.

« Erigeant en théorie, la désorganisation des forces populaires, ils semblent en face de la bourgeoisie armée, alors qu'il s'agit de concentrer les efforts pour un combat suprême, ne vouloir qu'organiser la défaite et livrer le peuple désarmé aux coups de ses ennemis.

« Ne comprenant pas que la Révolution est la marche consciente et voulue de l'humanité, vers le but que lui assignent son développement historique et sa nature, ils mettent les images de leur fantaisie au lieu de la réalité des choses et voudraient substituer au mouvement rapide de la Révolution, les lenteurs d'une évolution dont ils se font les prophètes

« Amateurs de demi-mesures, fauteurs de compromis, ils perdent les victoires populaires qu'ils n'ont pu empêcher ; ils épargnent sous prétexte de pitié les vaincus ; ils défendent sous prétexte d'équité les institutions, les intérêts d'une société contre lesquels le peuple s'était levé.

« Ils calomnient les Révolutions quand ils ne peuvent plus les perdre.

« Ils se nomment communalistes.

« Au lieu de l'effort révolutionnaire du peuple de Paris pour conquérir le pays entier à la République Communeuse, ils voient dans la Révolution du 18 mars un soulèvement pour des franchises municipales.

« Ils renient les actes de cette Révolution qu'ils n'ont pas comprise, pour ménager sans doute les nerfs d'une bourgeoisie, dont ils savent si bien épargner la vie et les intérêts. Oubliant qu'une société ne périt que quand elle est frappée aussi bien dans ses monuments, ses symboles, que dans ses institutions et ses défenseurs, ils veulent décharger la Commune de la responsabilité de l'exécution des otages, de la responsabilité des

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incendies. Us ignorent, ou feignent d'ignorer, que c'est par la volonté du Peuple et de la Commune unis jusqu'au dernier moment, qu'ont été frappés les otages, prêtres, gendarmes, bourgeois et allumés les incendies.

Pour nous, nous revendiquons notre part de responsabilité dans ces actes justiciers qui ont frappé les ennemis du Peuple, depuis Clément Thomas et Lecomte jusqu'aux dominicains d'Accueil ; depuis Bonjean jusqu'aux gendarmes de la rue Haxo ; depuis Darboy jusqu'à Chaudey.

« Nous revendiquons notre part de responsabilité dans ces incendies qui détruisaient des instruments d'oppression monarchique et bourgeoise ou protégeaient les combattants.

« Comment pourrions-nous feindre la pitié pour les oppresseurs séculaires du Peuple, pour les complices de ces hommes qui depuis trois ans célèbrent leur triomphe par la fusillade, la transportation, l'écrasement de tous ceux des nôtres qui ont pu échapper au massacre immédiat.

« Nous voyons encore ces assassinats sans fin, d'hommes, de femmes, d'enfants : ces égorgements qui faisaient couler à flots le sang du Peuple dans les rues, les casernes, les squares, les hôpitaux, les maisons. Nous voyons les blessés ensevelis avec les morts ; nous voyons Versailles, Satory, les pontons, le bagne, la Nouvelle-Calédonie. Nous voyons Paris, la France courbés sous la terreur, l'écrasement continu, l'assassinat en permanence.

« Communeux de France, Proscrits, unissons nos efforts contre l'ennemi commun ; que chacun, dans la mesure de ses forces, fasse son devoir ! »

LE GROUPE : LA COMMUNE REVOLUTIONNAIRE.

ABERLEN, BERTON, BREUILLE, CARNE, Jean CLEMENT, F. COURNET, Ch. DACOSTA, DELLES, A. DEROUILLA, E. EUDES, H. GAUSSERON, E. GOIS, A. GOULLE, E. GRANGER, A. HUGUENOT, E. JOUANIN, LEDRUX, LEONCE, LHUTLLIER, P. MALLET, MARGUERITTES, CONSTANT-MARTIN, A. MOREAU, H. MORTIER, A. OLDRINI, PICHON, A. POIRIER, RYSTO, B. SACHS, SOLIGNAC, Ed. VAILLANT, VARLET,. VIARD.

Londres, Juin, 1874.

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Le brouillon (12) d'une lettre écrite par Emile Eudes à Auguste Blanqui peu après la sortie de ce dernier de Clairvaux — 11 juin 1879 — apporte d'intéressants détails sur le regroupement des blanquistes durant la proscription et met en lumière la concep - tion centraliste et militaire du mouvement.

« ... Nous ne nous sommes pas endormis un instant, et malgré la distance, nous nous sommes tenus au courant, nous avons toujours maintenu les relations, remué, au milieu de l'affaissement général tout ce qui était susceptible de l'être [...]. Vous devez comprendre combien nous nous sommes trouvés seuls, privés de vous, privés de Tridon [...] Il fallait donc songer à suppléer à l'autorité, à l'ascendant qu'aucun de nous ne pouvait prendre. Ce fut ce besoin, cette nécessité qui fit songer de suite à la formation d'un groupement des amis dévoués, éprouvés avec d'autres moins intimes mais tout aussi sûrs et qui étaient aussi ardents et que le contact mutuel devait bientôt assimiler. Hélas ! Vous savez combien ils sont rares les amis durables , aussi le triage se fit petit à petit mais nous en découvrîmes quelques-uns. Je ne parle point de Vaillant ni de Cournet. Ceux-là étaient nôtres d'avance, il ne leur avait manqué que l'occasion de nous rencontrer et de s'associer étroitement à nous. Vaillant était avec nous dès le siège et la Commune, Cournet n'hésita pas aussitôt en exil à nous suivre et à rompre avec tout ce que la légende de son père et de Delescluze lui réservait ici. Ce groupement n'était qu'une préparation à des événements lointains et nous ne songions certes pas au début à toutes les haines qu'il allait d'abord nous attirer, les jalousies qu'il allait causer. Ce fut à n'en pas douter ia police qui débuta et qui sut se servir des lâchetés et des infamies que vous connaissez. Après Londres ce fut Genève et on fit payer à Cournet son entrée chez nous par un déchaînement presque aussi ignoble que celui qui avait eu lieu ici contre moi. Nous sortîmes de tout cela épurés et renforcés de quelques bonnes recrues. Puis le temps et la solidité de notre petite colonne imposa silence à ces scélérats. Vermersch, le principal metteur en oeuvre, en mourut de folie furieuse avec les soufflets de Cournet sur la joue. Pendant ces luttes de la proscription nous ne restions pas inactifs. On retrouva à Paris toute une veine d'anciens affiliés, ce fut Michel que vous avez connu qui renoua la chaîne : mais le terrain était brûlant, la terreur invincible ; le découragement s'en mêla Vite. De plus notre meilleur citoyen mourut, un autre se fit prendre, ce fut un désastre ! Impossible de faire quoi que ce soit. C'est alors qu'on songea à trier dans les proscriptions de Brux[elles] et de Genève ce qu'il y avait de plus sain et d'assimilable. Cela nous amena fatalement à constituer une organi(12)

organi(12) existe plus exactement deux brouillons, l'un et l'autre inachevés. Le second, plus développé, est dans sa première partie une copie du premier avec quelques retouches de style. Nous en reproduisons les développements essentiels.

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sation réelle avec règlements et conditions tant pour l'admission que pour le fonctionnement continu des différents groupes. Londres était fouillé, il n'y avait plus rien à chercher, nous restâmes ce groupement central qui existe encore. Bruxelles forma 2 gr[oupes], Gen[ève] 1. Je dois vous dire ici que c'est grâce à l'activité, à l'ardeur de Granger que nous obtînmes ce résultat. Pourquoi ne vous le dirai-je pas ? Granger depuis 69, n'a pas eu un instant de ralentissement. Il allait de Brux[elles] à Genève puis revenait à Londres puis repartait, savait par son insistance, son activité-; la sympathie qu'il inspirait à tous nous trouver des adhérents quand même [...] Dès que la propagande se fut organisée, il nous fallut songer à concentrer en aussi peu de mains que possible la direction centrale. Alors il fut établi un comité de 3 dont vous connaissez les noms (13) où tout est centralisé, qui correspond régulièrement et sûrement comme si ce n'était qu'un seul homme, qui donne une garantie parfaite et qui par l'unité de vues la plus complète imprime Une direction réelle et toujours identique. Aussitôt ce comité installé on ne songea qu'au véritable champ de lutte et Granger se mit en route dès qu'il put le faire sans trop risquer. Il y est depuis plus d'un an, se dissimulant le plus possible, ne voyant que le noyau d'intimes qu'il a besoin de voir. Il a réussi à grouper autour de lui quelques hommes. Assurément l'affaissement est grand mais il y a des hommes. Le mal est que la massé ne se remue pas, qu'on pêche par-ci par-là un homme, deux hommes solides, éprouvés, quelquefois un homme d'Etat-major supérieur. Quant au mouvement général, il est nul. C'est à vous seul qu'il appartient de réveiller les esprits. Je vous en parlerai tout à l'heure. Je veux vous dire ce que nous avons trouvé.. Nous sommes arrivés à faire un état-major. Le voici. Parmi les exilés il y en a deux : Breuillé, Rysto. Je laisse de côté Cournet, Vaillant, Gois et moi-même qui serons tenus à distance pour longtemps encore. Breuillé pourrait rentrer, il est garçon, vous l'avez connu bon, il est meilleur, il s'est mûri, c'est un garçon parfait, il est aujourd'hui aussi entièrement et exclusivement préoccupé de la propagande que nous pouvions l'être Granger et moi en 69. Rien autre chose ne l'occupe. De plus il s'est habitué au contact des patriotes dont il sait se faire aimer. On peut le comparer à Granger. J'oubliais, il sait écrire et bien, ce qui «n'est pas commun surtout avec le mépris qu'il a pour le journalisme. Rysto a 26 (14), ouvrier ébéniste, un garçon rangé, que nous avons fait ici. C'est une recrue très importante. Il lui manque seulement un peu d'expérience car il s'est encore peu frotte aux hommes. C'est à Paris qu'il l'acquerra. Il ne croit pas être condamné actuellement et n'attend que notre signal pour partir. Voilà ce qui nous reste

(13). Vraisemblablement Emile Eudes, E. Granger et Edouard Vaillant. (14) Lire sans doute : a 26 ans.

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ici de disponible (15). A Paris, il y a David. Granger peut vous en parler et mieux vous le faire voir. Il est des nôtres depuis 4 ans. C'est un homme intelligent, de sens droit, actif et tout à fait au courant de la propagande, à tel point qu'il peut admirablement remplacer Granger quand besoin est. Martinet, un pharmacien établi, il était avec nous à l'impasse Jouvence la veille de La Villette (16), n'a cessé depuis lors de se remuer presque fébrilement pour trouver du monde, était le meilleur appui de la tentative Michel de 72 et 73. Mais Granger vous le fera connaître. Voilà ce que j'appelle le grand Etat-major, ces 4 citoyens sont aussi dévoués, aussi actifs, aussi entièrement acquis et aussi capables de travailler Paris que nous l'avons fait Gr[anger] et moi en 69. Et avec Granger cela fait 5. Mais il y a une seconde série d'hommes non moins importants, et parmi eux on y fera certainement des hommes de grand Etat-major. Ce sont Poisson, Feltesse, Droin, etc. Nous pouvons les comparer à ce qu'était jadis Duval pour nous. Granger vous les nommera, il y en a d'excellents comme Poisson, comme Feltesse qui se fera je l'espère et qui peut en tout cas nous rendre d'immenses services pour sa facilité à parler en public... »

Les archives laissées par Emile Eudes comprennent encore divers écrits : copie de procès-verbaux de groupes blanquistes en exil, brouillons de lettres sans date qui se rapportent à l'organisation intérieure du parti. Chaque militant était affecté d'un nombre et n'était jamais désigné autrement dans les correspondances ou procès-verbaux de réunions. Parfois cependant le nom propre échappait à là plume d'Emile Eudes, aussitôt raturé et remplacé par le numéro. C'est ainsi que nous avons appris que Granger était le 179. D'autres documents indiquent que Giraud était désigné par le nombre 170 en 1874, — Guillaume par 185, Sanglier par 370 en 1875, — Breuillé par 57, Martin par 274 en 1877. Enfin, plusieurs lettres d'Edouard Vaillant adressées à Gois et à Eudes durant l'année 1880 nous apprennent qu'un alphabet conventionnel pouvait également servir à désigner les militants. Une de ces lettres traduites en clair fournit les renseignements suivants : bl = Boiron ; eql = Granger ; bqd = Martinet. Peut-être ces indications aideront-elles un jour à

(15) Breuillé, Rysto, Granger faisaient partie du groupement blanquiste « La Commune Révolutionnaire ». En juillet 1881, après la mort de Blanqui, ils organiseront avec Martinet et Feltesse dont il est question plus loin le Comité Révolutionnaire Central. Après la mort d'Eudes — 5 août 1888 — la crise boulangiste provoquera une scission dans le parti et Granger se retirera, septembre 1889. Il sera suivi par Feltesse et Breuillé.

(16) Tentative malheureuse pour renverser l'Empire, le 16 août 1870.

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déchiffrer quelque correspondance demeurée incompréhensible... Voici maintenant un texte important relatif à l'organisation intérieure du parti.

« Le groupement ne doit avoir pour base, et pour manifestation que la réunion privée dont le nombre des citoyens actifs doit être limité à 20. L'organisation, la hiérarchie doivent appartenir exclusivement et étroitement au Comité ou à son agent, c'est-à-dire que le fonctionnement, la mise en oeuvre des officiers d'un groupement ne peut être arrêtée ni délibérée dans une assemblée ou une réunion de ces officiers. Chaque officier ayant un nombre de citoyens à commander reçoit directement les ordres de l'officier qui lui est supérieur et bien que l'action puisse se passer dans un personnel connu par les différents officiers d'une même organisation supérieure,, l'officier n'a pas à s'entendre avec ses égaux pour son action propre mais à s'entendre seulement et directement avec son chef hiérarchique. En prenant pour démonstration les chemins de fer on procéderait ainsi :

1 ligne = 4 voies ; — la voie = 3 trains (17) ; — le train = 5 voitures ; — la voiture' = 3 voyageurs. La ligne (Inspecteur commissaire) c'est l'agent direct du Comité chargé dé mettre en oeuvre, de s'entendre et de communiquer avec les 4 voies séparément ; il se fait rendre un compte exact par chaque voie (aiguilleur) de tout ce qui se passe, de la marche des 4 trains, de l'état de leurs voitures, du nombre et de la disparition de leurs voyageurs. Ce rapport est et doit rester secret pour tous les citoyens qui composent la ligne. Le train forme l'unité de groupement c'est-à-dire le personnel de la réunion privée, son chef s'appelle le chauffeur, il prend les ordres de l'aiguilleur, chef d'une voie, les communique à ses essieux (chefs de voitures) qui à leur tour cherchent des voyageurs, les forment, les amènent aux réunions privées et tâchent de leur faire former à chacun une voiture. Les essieux communiquent entre eux et s'entendent avec le chauffeur pour la propagande et la meilleure manière de rassembler et de trouver les voyageurs. Quant aux réunions privées, elles n'ont lieu que sur l'ordre du chauffeur qui lui-même a pris à ce sujet les ordres de l'aiguilleur et ce dernier les reçoit à son tour de l'Inspecteur. Les essieux ne doivent connaître que leur chauffeur. Tout autre citoyen faisant partie de l'organisation à quelque titre que ce soit est pour eux un voyageur. Ils peuvent savoir qu'ils font partie de la Commune Révolutionnaire mais ils doivent absolument ignorer à quel titre.. Tout au plus peut-on laisser voir qu'on est essieu mais jamais plus. L'essieu saura qu'il est tenu d'avoir toujours trois voyageurs

(17) Il ay.ait été primitivement prévu quatre trains par voie. Le chiffre 4 a été surchargé et -remplacé par un 3. Plus loin, il est encore question des quatre trains qui composent une voie.

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au moins à sa disposition (18), il s'y engagera même lorsqu'il sera déclaré essieu. Cette sorte d'engagement servira pour lui de semblant d'initiation. L'initiation, c'est-à-dire l'engagement écrit, ne commence qu'aux chauffeurs. A cet effet, le Comité délègue des pouvoirs soit à l'inspecteur soit à un aiguilleur d'une autre voie qui va recevoir le signataire et l'engagement du chauffeur initié. Les chauffeurs sont appelés à connaître leur aiguilleur et fatalement le citoyen qui a été délégué près d'eux lors de leur initiation. Celui-ci aura toujours dans leur esprit une sorte d'autorité et leur laissera l'idée d'une organisation supérieure surveillant l'aiguilleur qui les commande aussi bien qu'eux-mêmes. Ils devront se figurer qu'à tout moment le comité même peut avoir à leur communiquer directement un ordre, que leur aiguilleur est un intermédiaire revêtu d'une autorité régulière et continuelle, mais qu'en cas d'urgence ou de danger le comité peut se servir d'une autre voie pour communiquer Avec eux. Il leur est expressément défendu de faire connaître à qui que ce soit le fonctionnement de leur train. »

Jean MAITRON.

A propos de notre étude « A partir des papiers du général Eudes », parue dans le n° 5 de l'Actualité de l'Histoire, un de nos lecteurs — M. Mouret — nous a apporté les précisions suivantes dont nous le remercions :

« Dans une des lettres de Balsenq que vous publiez, celle du 29 novembre 1872. il est question d'un « nommé Renard, exsecrétaire de Rossel» et vous indiquez en renvoi qu'il s'agit de Georges Renard, le futur professeur de l'histoire du travail au Collège de France.

« C'est là une erreur.

(18) D'autres brouillons montrent qu'une voiture pouvait comprendre 12, 15 et même 20 voyageurs. Il semble que le plus souvent 12 ou 15 voyageurs étaient prévus. Dans le premier cas (12 voyageurs), une ligne se composait de 4 voies, chaque voie de 4 trains, chaque train de 4 voitures, soit 576 voyageurs par ligne. Dans le second cas (15 voyageurs), une ligne se composait de 3 voies, chaque voie de 3 trains, chaque train' de 5 voitures, soit 675 voyageurs par ligne. Des couleurs : rouge, violet, vert, jaune, etc., devaient distinguer et désigner les différents trains. Des abréviations : cap., lieut., serg., cap., semblent indiquer que les appellations militaires de capitaine, lieutenant, sergent, caporal avaient été envisagées par Eudes pour désigner les chefs de ligne, de voie, de train, d'essieu. D'après un autre brouillon enfin, Michel, Martinet, Peltesse que désignent sans doute respectivement les lettres ou nombre bqe, bqd, 144, auraient été chacun responsables d'une voie.

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« Il y eut dans l'entourage de Rossel, avec personnes portant le même nom :

« Charles Renard, sous-officier de dragons, « Georges Renard, tout frais émoulu de Normale, « Jules Renard, professeur de math, et officier. « C'est ce dernier qui fut condamné à la déportation dans une enceinte fortifiée et dont parle Balsenq. A son retour de la Nouvelle-Calédonie, il poursuivit sa carrière dans l'enseignement et devint Directeur de l'Ecole Communale d'Oran. H mourut à l'âge de 80 ans. Son fils Edouard Renard fit sa carrière dans l'administration préfectorale et devint Préfet de la Seine. Il mourut tragiquement dans un accident d'aviation en 1935, en A.E.F. dont il venait d'être nommé Gouverneur Général.

« Quant à Georges Renard, il parvint, après la Commune, à s'enfuir en Suisse et fut gracié quelque temps avant l'amnistie. Il enseigna de longues années à Lausanne, puis au Conservatoire des Arts et Métiers où il fut nommé professeur par Millerand, ministre sous Waldeck-Rousseau. Appelé plus tard à occuper la Chaire de Sociologie au Collège de France, il mourut le 17 octobre 1930 âgé de 83 ans. »

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CES treize lettres de P.-J. Proudhon, la plupart inédites, m'ont été confiées par les petites filles d'Auguste Nefftzer. Qu'elles en soient chaleureusement remerciées. J'ai conté (1) dans quelles circonstances ce dernier, secrétaire général de la Presse d'Emile de Girardin, avait été condamné à un an de prison, en 1850, et avait rejoint Proudhon à la Conciergerie, au début de l'année 1851.

Lettre I

La première lettre à Nefftzer, inédite, n'est pas datée. Elle a trait à la correspondance que Proudhon adressait à là Presse. Elle a dû être écrite après l'élargissement de Nefftzer, c'est-àdire après mars 1852. S'étant séparé dé Z'Evénement, organe fondé en 1848 par Vitor Hugo, Proudhon désire offrir sa collaboration à l''Estafette d'Auguste Dumont. Mais il charge Nefftzer de s'assurer d'abord des dispositions du directeur de la Presse à son égard. Emile de Girardin habitait rue de Chaillot.

Proudhon, nous en verrons une nouvelle preuve plus loin, n'aimait pas Victor Hugo.

Lundi matin.

Mon cher Nefftzer,

Je n'aurai pas le plaisir de vous voir ce matin, mais je vous serai très obligé si vous pouvez monter jusqu'à Chaillot.

(1) Cf. René Martin : Le vrai visage de l'Alsace. La vie d'un grand journaliste, Auguste Nefftzer, fondateur de la « Revue Germanique » et du « Temps », t. 1, pp. 75-104.

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Bien que je n'aie encore rien arrêté avec Dumont, et qu'il soit très probable que je n'arrêterai rien avec lui d'assez longtemps, je serais bien aise que M. de Girardin fût informé de ce qui se passe, et en allant le lui dire moi-même, je craindrais de paraître faire une démarche pour revenir sur le passé.

Vous savez aussi bien, que moi que les raisons qui m'ont éloigné de l'Evénement subsisteront quoi qu'on fasse.

Mais en reprenant ma liberté en ce qui touche ce carré de papier, je tiens à ne pas rompre notre oeuvre commune de la correspondance.

Si cette oeuvre pesait là où elle est, il serait facile de la transporter ailleurs : mais j'espère que cette nécessité n'existera point, même en supposant que nous continuions à devoir supporter l'horrible surcharge des douze francs dits de dérangement.

Donc en supposant que les choses me poussent vers le Messager Estafette, je n'irai en tout cas qu'autant que vous serez assuré que la position de la correspondance n'en serait pas elle altérée. L'affaire en effet ne me sourit pas assez pour m'engager à lui sacrifier nos bons rapports, et ceux des engagements relatifs à la correspondance dont M. de Girardin pourrait supposer que je néglige l'exécution.

Donc voyez-le et croyez-moi v. d.

P.-J.

Lettre II

La lettre du 10 août 1852, à Nefftzer, a été publiée dans la biographie de ce dernier (1).

Peu de temps après sa sortie de prison (6 juin 1852), Proudhon avait rédigé la Révolution sociale démontrée par le coup d'Etat, mais aucun éditeur n'avait osé imprimer cet ouvrage. C'est en écrivant à Louis-Bonaparte la lettre où il glorifiait la raison d'Etat révolutionnaire qu'il obtint l'autorisation de le publier.

La lettre, du 29 juillet 1852, à Monsieur le Président de la République, a été recueillie dans la Correspondance de Proudhon, t. IV, pp. 301-305 (2).

Proudhon avait des relations suivies avec le Prince Napoléon, «le patron», dont le libéralisme s'accommodait fort bien des outrances du révolutionnaire. Il lui arrivait même de déjeuner aux Tuileries.

(1) René Martin : Le vrai visage de l'Alsace. La vie d'un grand journaliste, Auguste Nefftzer, fondateur de la « Revue Germanique » et du « Temps », t. 1, pp. 157-158.

(2) Correspondance de P.-J. Proudhon, Paris, Librairie internationale A. Lacroix et Cie.

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Le Représentant du Peuple, fondé par Proudhon, en 1848, avait été saisi deux fois après les Journées de Juin. Il fut remplacé par le Peuple, en septembre, et ce sont ses attaques à Louis-Bonaparte qui devaient valoir à Proudhon, dès le 1er mars 1849, sa condamnation à trois ans de prison et à 10.000 francs d'amende.

Le Peuple fut supprimé à son tour et remplacé par la Voix du Peuple et enfin par le Peuple de 1850.

Alfred Darimon, sur la recommandation de Proudhon, entra donc à la Presse ; il devait être élu parmi les Cinq, aux élections de 1857, puis se rallier à l'Empire avec Emile Ollivier.

«Le Peuple de 1850»

Journal paraissant trois fois par semaine

Bureaux : Rue Coq-Héron, 5, à Paris

Prix de l'abonnement Paris et Départements

Un an 24 fr.

Six mois 12

Trois mois .... 6 Adresser les lettres et mandats

franco au Gérant

Paris, le 10 août 1852.

Mon cher Nefftzer,

J'ai passé aujourd'hui, vers trois heures, dans vos bureaux, pour vous faire mes adieux,. et vous remettre le manuscrit de ma lettre au Président. Je l'ai portée à Jourdan, au Siècle, avec qui je me suis entendu, pour que vous en receviez de bonne heure une épreuve, et puissiez la publier en même temps. M. Havin a reconnu l'utilité politique de cette insertion : c'est tout vous dire.

Vous pourrez joindre à la fin quelques réflexions de votre cru, à l'adresse des partis qui hurlent, et qu'il faut déconcerter, intimider, en même temps que vous engagerez l'Elysée. Faisons souffler sur cette girouette le vent de la révolution, et elle tournera!...

J'ai été aujourd'hui aux Tuileries, non pas chez le patron, mais chez un secrétaire d'Etat. Bon accueil, mais on regrette fort d'avoir laissé passer ma Chronologie impériale ! Ne soufflez mot de cette rapsodie de dates, ou je suis perdu.

Pendant que je vous parle journal et brochure, me permettez-vous de vous demander si, dans votre feuille, vous ne pourriez trouver moyen de faire gagner une centaine de fr. par mois à notre pauvre Darimon ? Ce serait une bonne oeuvre, un service au vrai socialisme, dont je vous garderais une reconnais28

reconnais28


sance toute personnelle. Voyez, et écrivez-lui, rue des VieuxAugustins, 1, ou à moi, rue de la Fontaine, 9.

Je pars demain, 11, à 9 h. du matin,

Bonjour

P.-J. PROUDHON.

Lettre III

La lettre à Darimon, qui vient d'entrer à la Presse, inédite et non, datée, est de peu postérieure au 10 août 1852. On peut la dater approximativement car, de Burgille-les-Marnay, Proudhon écrit, le 3 septembre 1952 à Darimon, et lui parle d'un nouveau plan de la revue qu'il a en projet. (Correspondance, t. V, pages 7 et 8) (Cf. déjà la lettre du 27 août, t. IV, où il est question du projet de B. et M.).

En résumé, le projet n'ayant pas abouti, Proudhon veut fonder une maison d'édition ou Librairie, avec un capital permettant d'éditer à bas prix les écrivains et de leur donner bienêtre et indépendance. Celle-ci ferait sa publicité grâce à une Revue dont l'objet essentiel serait la Critique.

Mon cher Darimon,

Voici, après lecture, les réflexions que m'a suggérées le projet de notre ami Nefftzer, et d'après lesquelles il me semble convenable de modifier, dans toute sa teneur l'Exposé de motifs. En relisant vous-même cet exposé, vous pourrez suivre à la marge, indiquée au crayon, la trace de mon idée.

Au point de vue de la librairie, ou de la Consommation générale, il faut distinguer trois catégories de littérature :

1. La Littérature proprement dite, ou la Belle littérature, de laquelle je n'exclus aucun genre ;

2. La Littérature utile ;

3. La Littérature industrielle.

Vous sentez qu'il est impossible de marquer la limite précise de ces trois catégories ; partout il y a nécessairement de l'utilité et de l'art ; et nous savons que l'intérêt pécuniaire ne fait non plus défaut nulle part. Les ouvrages doivent donc se classer dans l'une ou l'autre de ces catégories, suivant que l'élément littéraire pur, ou l'utilité, ou l'indutrialisme, y prédomine.

Comme types de ces divers genres, je citerai, pour l'histoire :

— en belle littérature, l'Histoire de la Révolution de MIGNET ;

— en littérature utile, l'Histoire de'la Rév. de BUCHEZ ; en littérature d'industrie, ayant pour objet unique de gagner de l'argent, les Girondins et les Constituants de LAMARTINE.

Four le roman, presque tout se rapporte aujourd'hui à l'industrie et même à une industrie peu honorable : — mais, comme oeuvres littéraires, je citerai, Don Quichotte, Gil Blas, le Télémaque, Adolphe, etc.

Il serait bien, ce me semble, de multipliser dans l'Exposé des

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motifs, ces exemples ; afin de classer tout de suite les livres et les auteurs ; de frapper un grand principe et un grand coup ; de poser le principe de la Réforme, et, au moyen d'une simple classification, de réorganiser d'emblée la sainte Critiqué, à cette heure morte et enterrée.

J'avoue même que je ne serais pas fâché de voir découronner un peu nos grands faiseurs, à qui c'est trop de moitié de prodiguer honneurs et argent, pour des oeuvres qui, aux yeux de la conscience, comme de l'art, les déshonorent.

Ceci établi, je viens à la question capitale, la rémunération des auteurs.

En principe donc, je reconnais que tout écrivain dans quel- ' que catégorie qu'on doive le ranger, a le droit de tirer de son oeuvre un salaire légitime ; j'ajoute, avec Nefftzer, que si cet écrivain est pauvre, le produit de la vente de son ouvrage vaut mieux cent fois pour sa dignité que la subvention d'un prince, ou une assignation sur les fonds secrets : là-dessus, point de doute.

Cependant, il est juste, nécessaire de distinguer les oeuvres dans lesquelles la considération du revenu n'est qu'accessoire, ou même n'existe pas, car il s'en trouve ; et celles où la rémunération de l'écrivain est la condition sine qua non, comme en toute industrie ; ou bien même encore, où cette considération de l'argent est le seul but.

Bien que le libraire ne connaisse rigoureusement que d'une chose, le revenu ; cependant, il importe, pour la bonne direction des affaires, de faire soigneusement la distinction dont je parle ; j'ajoute qu'il serait souverainement injurieux et injuste d'assimiler tous les auteurs à des marchands de parole, quand la nature même des choses y répugne. La littérature ne sera jamais l'industrie, pas plus que la science n'est la Foi ; il n'y a pas équation entre ces deux termes.

Ainsi, après avoir reconnu dans tous les cas, la légitimité du profit provenant des oeuvres littéraires ; puis après avoir distingué celles où ce profit est l'accessoire, de celles où il est l'objet principal ou unique, nous arriverons à conclure, avec Boileau, Voltaire, etc. :

Qu'il est de l'essence de la haute littérature, de celle qui ne se propose en un mot que le Beau et le Vrai, d'être autant que possible GRATUITE ; et qu'une des causes de sa décadence est précisément de ce qu'elle a perdu de vue ce grand principe.

Tout ce qui regarde la politique, la guerre, le culte, un pamphlet, une ode, etc., doit se vendre et circuler, sans autre rétribution que les frais d'impression et de papier.

C'est une honte à Victor Hugo, par exemple, d'avoir écrit deux gros volumes d'injures à l'adresse du Petit, et de les vendre 4 fr. Cela se devait donner pour 50 centimes. Ici, je nie positi30

positi30


vement que le principe du profit puisse honnêtement s'appliquer : un écrivain qui se respecte devrait renoncer à sa vengeance plutôt que de s'en nourrir.

Vous savez bien vous-même que si un million était tombé en partage au socialisme, nous n'eussions pas vécu ni du Peuple, ni de toutes nos brochures : nous eussions fait pour tout le monde ce que nous avons fait pendant quelques semaines pour les troupiers : nous eussions fait du journalisme gratuit, et même nous y aurions mis du nôtre. — Au surplus, c'est ce qui, par le fait, est arrivé...

Ce n'est pas tout : il arrive souvent qu'un chef-d'oeuvre prend trente ans de la vie d'un auteur ; c'est un volume, deux au plus, qui valent réunis 6 fr., et attendu l'importance de l'oeuvre, devraient pouvoir se donner pour 3. Tout ce qui est excellent en littérature doit être à bas prix, et si possible, je le répète, gratuit.

Or, on a vu un chef-d'oeuvre n'être pas d'abord goûté ; ne se pas vendre : Quid ? — La Rochefoucauld aurait-il subsisté de ses Maximes ; La Bruyère, de ses Caractères ; Bossuet, de ses Oraisons funèbres ?

Après 50 ans, Béranger laisse un volume de Chansons, dont les deux tiers ne méritent pas d'arriver à la Postérité : Otez la passion politique, croyez-vous que le chansonnier aurait tiré grande ressource de ses vers ? Béranger ne fut-il pas lui-même le pensionnaire de Laffitte, comme O'Connel celui de l'Irlande ?...

En résultat, il faut dire que la vraie Littérature est de sa nature impayable : loin de nier cette conclusion, il faut la soutenir énergiquement, dans l'intérêt même du Projet et des auteurs.

Il convient donc, puisqu'en dernière analyse le littérateur ne vit pas de rien, et que tout le monde n'a pas la sobriété héroïque d'un Anquetil du Perron, de procéder à l'égard des écrivains de cette catégorie, d'une façon à part.

Ce qu'ils demandent avant tout, c'est la publicité ; et par la publicité, le suffrage du public, la gloire, comme dit V. Hugo.

La rémunération vient ensuite, quelquefois sous forme d'espèces provenant de la vente des livres, plus souvent sous celle de pensions, sinécures, emplois honorifiques, fauteuils d'académie, bibliothèques, secrétariats, etc., etc.

Elle vient encore cette rémunération, par la facilité plus grande que trouve l'auteur à mettre son talent en valeur, soit dans la littérature utile, soit dans la littérature industrielle.

Je présume qu'il ne se vend guère aujourd'hui de Méditations de Lamartine, ni de romans de Lélia ou de drames de la Tour de Nesle. Lamartine, G. Sand, A. Dumas, après avoir été l'un poète, l'autre dramaturge, le troisième romancier, sont devenus de gros industriels, de vrais spéculateurs du feuilleton. Il' faut que cela se dise, parce que cela est vrai ; et que ces grands matadores s'y résignent.

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Je passe sous silence plusieurs observations de détail, qui découlent de ces principes ; et que vous ferez vous-même en relisant le Projet. Je viens maintenant à l'organisation de la Cie.

Nefftzer me semble accorder beaucoup trop d'importance à l'avantage qu'auront les écrivains de s'éditer eux-mêmes ; et de rester maîtres de leur propriété. Ce qu'il dit à ce sujet peut se dire également de la plupart des industries : la division du travail a fait tout engrener, et l'industrie du libraire est tout aussi normale, légitime, utile, que celle de l'imprimeur, du fondeur, du papetier ,etc.

Du reste, les auteurs eux-mêmes tiennent peu à l'honneur de s'éditer : ils ne demandent qu'à se vendre. Je consens qu'on ne les achète qu'à bon jeu, bon compte, mais on ne peut pas s'interdire de telles opérations.

Et pour conclure, que sera, après tout, le Crédit des auteurs, sinon encore un intermédiaire, plus ou moins économique si l'on veut, mais un intermédiaire ? — Nefftzer voudrait que la Société s'interdît toute acquisition d'ouvrages : cela ne me semble ni opportun, ni avantageux, ni même possible. Les grands faiseurs de littérature industrielle ne nous viendront pas dans ces conditions : j'accorde qu'ils ne méritent guère qu'on leur coure après ; mais faut-il les chasser ?... Je ne le pense pas.

Lu total, la nouvelle Entreprise ne me semble guère pouvoir être autre chose qu'une LIBRAIRIE, dans la signification ordinaire du mot ; il s'agit seulement de savoir si, par son BUT, par la moralité de son procédé, elle a des chances supérieures de succès.

1. Le BUT de la Librairie nouvelle est de régénérer la LITTÉRATURE, et par la littérature, l'opinion et la Conscience publique.

Comme appendice à ce but supérieur, la Cie doit réorganiser la Critique.

2. Subsidiairement, cette Librairie offre à tous les écrivains, à quelque catégorie littéraire qu'ils appartiennent, les moyens de se produire, de se faire connaître, et de conquérir, avec la position, le salaire, etc., auquel ils ont droit, le bien-être et l'indépendance de l'écrivain.

3. Les moyens dont la Cie dispose pour cela sont : son Capital et sa grande publicité, ses bas prix.

4. Une Revue mensuelle, me paraît indispensable pour éclairer les lecteurs, abonnés, etc., sur le mouvement littéraire d'Europe (industrie, utilité et Littérature).

5. En dehors des réimpressions d'auteurs anciens, la Cie prend pour base principale de ses opérations la LITTÉRATURE D'UTILITÉ, (Biographie, encyclopédie, Histoire, Recueils, Manuels, Critique, Philosophie, Economie sociale, Sciences et Cultes).

La Revue publiée par la Cie aura principalement pour objet la Critique.

La Critique est, après le choix des ouvrages, la cheville ouvrière et l'arme de combat de la Cie. (A suivre.)

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DEUX LIVRES A LIRE. POURQUOI ?

Lorsque j'ai connu Michel Ragon, j'ai tout de suite vu en lui une personnalité tout à la fois honnête et rayonnante, ces deux qualités laissent à un talent les possibilités de s'épanouir. Je savais donc qu'il avait l'étoffe d'un écrivain ; peut-être ne savais-je point que son honnêteté était tant soit peu d'essence puritaine, implacable et intransigeante à laquelle je pouvais me heurter ; et je ne lui sais aucun mauvais gré, d'avoir eu trop ce que d'autres n'ont pas assez. Cette incontestable honnêteté apparaît à chaque page de son livré Drôles de Métiers, qui nous montre les chemins ardus et la voie rude même, qu'il faut prendre au prix de souffrances souvent cuisantes et des réalités d'une misère dont son obscure épopée nous donne les preuves.

Sans parler du sacrifice qui est bien aux personnalités les plus sensibles pénible à accomplir pour un homme d'honneur, comme l'est Michel Ragon.

Toutes ces humbles expériences de Drôles de Métiers sont dites en une parfaite simplicité, et comme si l'auteur riait aux dépens de soi.

Le tour du récit en est si agréable, que Michel Ragon semble se jouer. Notez que l'auteur ne s'amuse jamais que de soi. Il n'est jamais cruel aux autres, même quand il serait en droit de l'être. Il ne réclame jamais la sévère justice, seulement une équité souriante qu'il relève, d'un grain d'humour. Il préfère à la morale de La Fontaine, celle du fleuriste « H n'y a pas de roses sans épine ». Son petit livre restera un grand livre, lumineux par réfraction.

Puis-je ajouter ce souhait, que les jeunes acceptent leurs traverses avec la sérénité et le vrai orgueil qu'a exprimés Michel Ragon et qu'il leur soit un exemple.

J'aurais bien aimé être ce professeur de Sorbonne qui le considère comme son meilleur élève et qui est fier de son esprit et de son coeur.

Michel Ragon achève son livre en parlant de sa femme et par ces simples mots compensateurs de ses épreuves : «. Nous avons surtout notre amour ».

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Les Brebis du Seigneur est un roman de Ferreira de Castro. L'auteur, orphelin de père, est embarqué sur un bateau d'émigrants, logés à fond de cale, et, à son arrivée, il est expédié aux chantiers d'extraction du caoutchouc en pleine forêt vierge de l'Amazone. Durant trois ans, Ferreira de Castro vit en forêt parmi les pires risques et les pires exactions et dans la plus absolue solitude d'âme. Il connaît au Brésil le vagabondage sans pain et. les nuits sans gîte. Enfin il réalise son rêve en écrivant dans un journal de jeunes gens ; mais n'ayant pas trouvé d'éditeur, il se fait imprimer page par page, payant au fur et à mesure qu'il a de l'argent disponible.

De Ferreira de Castro, Henry Poulaille nous dit qu'il estun sage auquel la misère a appris la bonté.

Les Brebis du Seigneur est la double histoire d'un bergei dans les hautes montagnes du Portugal, et de sa vie d'usine Il est fiancé, et son désir d'avoir pour son futur ménage une maison décente et un foyer agréable, qui ne ressemble pas aux taudis dans lesquels vivent les siens, le conduit à Cavilha où il s'engage dans les grandes usines de tissage comme apprenti. Horacio y rencontre Marreta, un vieux tisserand qui l'encourage dans ses jours de lassitude et, dans ses défaillances, le remet dans le droit chemin. Il lui prête des livres, voulant aussi faire de lui non pas seulement un habile tisserand, mais un homme indépendant et libre et un militant courageux.

« Il y a des gens qui n'ont rien, dit Marreta, et. des gens qui ont trop... » Horacio : « Comment cela pourrait-il changer ? » Marreta répond : « Je dis que cela changera. Le monde est en marche. »

Horacio qui veut . devenir tisserand et ne pas rester apprenti se révolte à l'idée que c'est lui qui devra remplacer Marreta; celui-ci essaie de calmer les scrupules de son ami qui s'indigne à la pensée de l'indemnité de famine qui ne lui permettra que de mourir de faim.

« Tu ne dois pas te tourmenter de ça, je te le répète, dit Marreta... Il y a cinquante ans que je travaille ici. Je suis encore du temps du premier maître de la fabrique... Je sais à partir de quand les contremaîtres et les patrons commencent à noter l'âge de l'ouvrier et à regarder comment il travaille. Si les contremaîtres sont bons — et il y en a qui le sont — ils peuvent faire semblant pendant quelque temps de ne s'apercevoir de rien... Mateus [le contremaître] s'est approché de moi, a regardé la chaîne que je tissais et m'a dit brusquement : « Vous n'avez pas encore fini ça ?... » Il voulait me. prouver que je donnais déjà peu de rendement... A demi-mots, il m'a dit encore beaucoup d'autres choses pour me convaincre que j'étais vieux et que je ne servais plus à rien... Depuis un

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an, il pense à me mettre à la porte, j'en ai la certitude... C'est triste quand on est vieux, ça, c'est bien vrai, j'ai même honte de ne plus être bon à rien. Mais qu'y faire ? (1) » Et pourtant cela n'a pas empêché Marreta de dire à Horacio que les jeunes comme lui ne peuvent pas se figurer que l'on passait autrefois tout son temps à la fabrique et qu'on n'avait pour le repos et la vie de famille que le dimanche et, lorsque Marreta se rappelle cette époque, il est en droit de dire : « il me semble que ce n'est pas vrai... » Mais il ajoute : « Nous ne devons jamais perdre l'espoir... »

Cette existence de Marreta et ses paroles paternelles, comment ne seraient-elles pas le plus bel exemple pour le jeune Horacio qui sait que Marreta travaille depuis cinquante années de son métier et qu'il va être congédié après une vie probe et sans reproches. Seulement il a été toute son existence soutenu par un grand espoir : celui qu'exprimaient les humbles paroles des canuts lyonnais et les premières sociétés d'amitié fraternelle de 1830. C'est grâce à elles que le mouvement ouvrier a pu peu à peu acquérii» sa croissance et sa maturité Et si, dans les temps actuels, le syndicalisme ouvrier n'a pas le même dynamisme, il ne peut triompher qu'en faisant appel à ces mêmes vertus et à une culture personnelle qui en l'enrichissant pourrait décupler sa force et faire plus conscientes les raisons de ses espérances, en même temps que cette élite ouvrière rendrait sensible au monde dans lequel elle vit qu'il n'y a pas de droits sans obligation.

Edouard DOLLEANS.

(1) Les Brebis du Seigneur, pages 294-295. P. Horay, éditeur.

Madame Pauvel-Rouif se tiendra à la disposition de ceux qui voudraient avoir connaissance de nos collections les

Archives Nationales.

JEUDI APRES-MIDI de 14 h. à 17 heures — Entrée 87, rue Viëille-du-Temple, Paris-3e.

ASSEMBLEE D'ETUDE DE MARS 1954

Communications :

Henri GACHET : Conditions de vie des ouvriers papetiers au XVIIIe siècle.

Pierre MASSE : Rapports sociaux entre les réfugiés de l'Acadie installés en Poitou et les populations environnantes à la fin du XVIIP siècle.

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La page de l'historien

1715, 1815. Que la mort d'un grand roi soit au seuil de ce siècle, dont les dernières années connaissent la chute de l'Empire, l'éloquence ou l'art dramatique peuvent en tirer des effets prestigieux ; que, pendant ces cent années, l'aventure humaine soit occupée par des guerres, des révolutions, l'amateur de pathétique le sait, qui collectionne les destins hors série, campe ses hommes illustres, mais de l'analyse des faits au récit des événements, de chronologie en biographie, une certaine histoire enregistre, constate et n'explique pas. Personnage, scène, intrigue... le vocabulaire du théâtre s'y retrouve. Divertissement, c'est-à-dire, dans la langue classique, tout ce qui détourne d'une affaire, d'une préoccupation.

Et cependant le XVIIIe siècle ne pose-t-il pas assez de problèmes pour qu'il faille toujours gratter le vernis et ne point tenter de comprendre sa nature profonde ? Une triple révolution, intellectuelle, technique, politique achève l'Ancien Régime, ébauche un monde nouveau. Le long cheminement des idées transforme les habitudes intellectuelles, jusqu'au moment où les hommes prennent conscience que les mots ne conviennent plus aux réalités qu'ils désignaient. Ainsi l'avait déjà remarqué Hobbes, auquel Rousseau doit tant : « D'où vient qu'à celui auquel on donne le titre de roi, quelqu'autre impose le nom de tyran ». L'industrie, c'est-à-dire « le simple travail des mains ou les inventions de l'esprit en machines utiles, relativement aux arts et aux métiers », ouvre de nouvelles possibilités. L'enthousiasme des encyclopédistes est un témoignage de cette poussée du progrès : « L'industrie fertilise tout et répand partout l'abondance et la vie : comme les nations destructrices font des maux qui durent plus qu'elles, les nations industrieuses font des biens qui ne finissent pas avec elles... », et ailleurs ': « Mettez dans un des plateaux de la balance les avantages réels des sciences les plus sublimes et des arts les plus honorés et dans l'autre côté ceux des arts méchaniques et vous trouverez que l'estime qu'on a faite des uns et celle qu'on a faite des autres, n'ont pas été distribuées

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dans le juste rapport de ces avantages et qu'on a bien plus loué les hommes occupés à faire croire que nous étions heureux, que les hommes occupés à faire que nous le fussions en effet ». Sur les ruines enfin de l'édifice politique, des constructions nouvelles sont dressées. Les dernières décades voient passer les constitutions et les régimes. Mais d'un bout à l'autre du siècle, les esprits redisent les mêmes propos. « Il viendra une révolution soudaine et violente qui, loin de modérer simplement l'autorité excessive [des souverains], l'abattra sans ressource », écrit l'auteur des Tables de Chaulnes. Le marquis d'Argenson lui fait écho : « Tous les ordres sont mécontents. Les matières étant partout combustibles, une émeute peut faire passer à la révolte et de la révolte à une otale révolution où l'on élirait de véritables tribunes du peuple, des comices des communes et où le Roi et ses ministres seraient privés de leur excessif pouvoir de nuire ». Et Voltaire regrette d'être trop âgé pour pouvoir assister au triomphe des lumières : « Les jeunes gens sont bien heureux, ils verront de belles choses ». Le désir de liberté se retrouve sous la Convention. L'Empire lui-même ne sait entièrement l'étouffer. D'exemplaires rebelles — individus ou nations — échappent à son emprise. En même temps, les mondes étrangers à l'Europe s'agitent ou pèsent plus lourdement sur sa vie par leur existence mieux connue, par l'enjeu qu'ils sont dans la politique mondiale ou par le commerce. L'avenir des nations se décide dans les forêts canadiennes ou sous la mousson indoue. Les missionnaires, les voyageurs apportent des influences nouvelles qui vont nourrir la sensibilité, c'est-à-dire l'art, la littérature et la vie quotidienne, n y a comme une fringale de connaissances. La pédagogie est à la mode. Jeunesse du XVIII* siècle dont le dynamisme s'affirme par la croissance démographique, par une émouvante confiance en l'homme et un idéal de bonheur fait principalement de complicité, de retenue et de modestie dans les désirs.

La recherche historique alors se définit mieux comme une mise en ordre des questions et (sans vouloir demander aux images plus qu'elles ne doivent apporter) l'étude du mécanisme social. Sans doute est-ce là se priver délibérément d'un pittoresque facile, c'est s'imposer toutefois plus d'exigence et l'austérité peut être féconde.

Le premier volume paru de l'Histoire Générale des Civilisations, dirigée par M. Crouzet, offre l'occasion à MM. Mousnier et Labrousse, avec la collaboration de M. Bouloiseau, de présenter une analyse du XVIIP siècle nouvelle dans sa forme et dans sa matière.

Il n'est pas question ici des seuls grands hommes, maîtres ou serviteurs de l'Histoire, ni d'une France emportée dans le vertige révolutionnaire et brisant avec d'antiques traditions, ni de la primauté de l'Europe, unique sujet digne d'attention. Les

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vertus réelles de semblables études paraissent aujourd'hui épuisées. Une mise au point, une synthèse peuvent encore être utiles, mais un bilan clôt un exercice et il faut aller à l'essentiel, qui est au delà.

Il ne s'agit rien moins que de la métamorphose du monde et parfois cette transformation se fait sur un rythme si rapide qu'il faudrait emprunter aux biologistes le mot de mutation. L'équilibre social du XVIIIe siècle disparaît et, avec lui, un certain style de vie. La société du XIXe se prépare. Evolution complexe, car les éléments mis en marche ne se déplacent pas tous au même moment et, à la même vitesse. Il y a des anticipations et des retards, des audaces et des timidités, des peurs aussi.

La tâche des auteurs était difficile. Il fallait suivre le mouvement du monde sans découper par des artifices de composition, sans isoler arbitrairement ce que la réalité ne sépare pas : les hommes et leurs cadres, leurs pensées et leurs actes, tout ce qui les retient encore au passé et toutes les promesses de l'avenir. Les groupes humains importent plus alors que les individus et la typologie que certaines manies biographiques. Nous voici donc devant une histoire sociale et en mesure de mieux comprendre ce qu'il faut entendre par là.

La vie politique et son cortège de constitutions, de princes et de ministres ; la vie intellectuelle et artistique, les oeuvres, leurs influences, leur rayonnement, l'évolution du commerce, de l'industrie, de l'agriculture... en un mot tous les domaines, toutes les formes de l'activité humaine doivent être étudiés de telle manière que les caractères de la période envisagée soient nettement dégagés. C'est leur combinaison originale qui importe. Epuiser dans autant de chapitres ou de sections ce que l'on peut savoir de ces divers aspects est utile mais insuffisant. Les hommes du XVIIIe siècle ont certaines conceptions en physique, en chimie, en médecine, en politique... qui ne demeurent pas isolées les unes des autres, qui s'organisent en un complexe que nous'n'avons pas à juger à l'aide de nos connaissances provisoires ou de nos habitudes, mais, comme arrive à le faire M. Mousnier, à regrouper dans une conception d'ensemble. Travail en grande partie analogue à celui que les géographes tentent dans leurs études de synthèse. De même l'histoire de la Révolution et de l'Empire ne saurait se cloisonner en images successives, car la poussée bourgeoise, les résistances qu'elle éprouve, les heurts qu'elle subit, entraînent d'un mouvement ample et divers tout le destin de cette fin du siècle. Jamais sans doute les liaisons n'avaient été si étroitement marquées que dans les pages écrites par M. Labrousse et dans lesquelles la profondeur de la réflexion s'unit à l'éclat de la forme.

Histoire sociale, c'est donc histoire totale. En présentant cette nouvelle collection, le directeur et ses collaborateurs n'ont pas

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voulu ajouter un volume à tous ceux qui donnent du passé une image partielle. Dans la liste des péchés capitaux qui tentent l'historien, le mensonge par omission est un des premiers. Les apprentis philosophes savent bien qu'après avoir énuméré les éléments d'une pensée, il faut, pour la vraiment comprendre, en marquer le déroulement, en dégager les articulations. Le chimiste, lui, ne s'arrête pas après avoir constaté la présence du chlore et de sodium dans le sel qu'il étudie, il évalue l'importance relative des composants car il connaît l'importance des rapports. Nous aurions intérêt à méditer sur un chapitre extrait de l'explication dans les sciences.

Une certaine prudence dans le travail historique, le fétichisme des sources, des textes, de la paresse intellectuelle aussi, ont conduit nos travaux dans une sorte d'impasse. A poursuivre le fait, l'événement l'historien ne récoltait que fumée. D'aucuns nous en avertissaient depuis longtemps, nous savons maintenant, après la lecture de ce beau volume, qu'il est possible de faire une histoire réelle.

F. BOUDOT.

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Nous avions il y a peu de temps, fait allusion à une publication concernant le poète et communard J.-B. Clément. L'archiviste en chef du département des Açdennes, M. Robinet, a eu l'initiative d'une exposition consacrée à ce personnage à l'occasion du cinquantenaire de sa mort, et « des origines du mouvement ouvrier dans les Ardennes ». Il m'a été impossible de me rendre à l'inauguration de cette exposition, qui s'est faite le 3 octobre 1953 au Foyer du Théâtre de Charieville, mais j'y ai assisté par l'esprit grâce au Catalogue que M. Robinet a eu l'amabilité de m'envoyer, ce dont je le remercie.

Cette exposition éducative au bénéfice de laquelle l'Institut d'Histoire Sociale a eu l'honneur d'être associée, ce catalogue bien conçu, constitué de documents et d'images replacent bien dans les conjonctures d'une vie mouvementée l'auteur d' « Au temps des cerises » et le « missionnaire socialiste » d'après 1880. Les documents intéressants illustrent l'évolution du mouvement ouvrier après la mort de J.-B. Clément et, en particulier, la vie des centres anarchistes d'Aiglemont et de Boitsfort.

Henri Manceau qui avait travaillé à mettre sur pied cette exposition et collaboré à la publication citée au titre de cette notule, a donné dans « Cahiers internationaux », septembreoctobre 1953, un article fougueux et émouvant sur J.-B. Clément.

Hélas ! Y a-t-il tellement de changement après le temps où Clément — 1867 — chantait :

Il pleut de la misère. Il pleut des croix d'honneur ■ Il pleut des gens sans coeur Et des armes de guerre ? (1)

Le Document de la quinzaine (publication bimensuelle des services américains d'information), n° 90, du 1er novembre 1953,

(1) Cette exposition a été transférée à Liège, du 12 au 21 décembre, sur la demande du sénateur belge Léon-Elie Trochet, ancien ministre du Travail.

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examine le travailleur américain, progrès et réalisations qui résume une brochure préfacée par M. Martin Durheim, à l'occasion du 40e anniversaire du ministère du Travail des Etats-Unis. Les changements opérés durant cette ère déjà longue dans la répartition des travailleurs ont été considérables : à noter l'exode des campagnes vers les villes, la limitation des immigrés, l'augmentation de la proportion des travailleurs âgés. Les conditions de vie, déjà supérieures en 1913 à la moyenne de celles de la plupart des travailleurs des autres pays, sont allées en s'améliorant ; l'ouvrier de 1953 gagne actuellement plus de six fois plus de dollars qu'en 1913, et, si les prix des choses dont il a besoin ont augmenté, ils n'ont pas cru, grâce à l'accroissement de la productivité, dans les mêmes proportions que les salaires, la qualité des objets de consommation croissant certainement. Sur la nourriture, l'habillement, le logement, les transports, les soins médicaux, des précisions sont données, ainsi que sur l'orientation professionnelle, l'apprentissage, l'utilisation des compétences, le travail des enfants et les conditions sanitaires dans les usines. Il n'est pas jusqu'aux travailleurs à domicile dont les conditions de vie n'aient été améliorées. Le problème des salaires et celui de la stabilité à l'emploi constituent d'autres questions rapidement traitées dans la présente brochure.

Avec Georges Lefranc, nous avions naguère, Jouhaux, Julien Cain, Dolléans et moi,' essayé de créer une amorce d'archives ouvrières et un début de groupement des papiers manuscrits et imprimés s'opéra — que le vent de la grande tempête de 1939 a dispersé : les Allemands dissipèrent nos collections, et nos illusions, car avant comme après, les divisions se sont instituées et consolidées dans le mouvement français et ce sont dix archives qu'il faudrait, aujourd'hui, mettre sur pied ! Mais des temps anciens et des temps modernes, deux syndicalistes ont gardé le goût de la documentation sérieuse, des chiffres solidement établis, des informations objectives.

L'un est précisément Georges Lefranc, qui en un petit fascicule de la collection Que sais-je ? publie d'excellentes pages sur Le Syndicalisme français (Paris,- Presses Universitaires, 125 p.). Trois chapitres : la formation — de 1863, date d'apparition de l'expression Chambres syndicales, à 1895, date de création de la C.G.T. ; l'unité, de 1895 à 1922 ; de la victoire — hélas ! — de la victoire du pluralisme syndical, jusqu'à nos jours. Oui ! c'est l'histoire avant tout des crises, qui sont expression de vie, symbole de recherches, mais échec de résultat, et peut-être action habile d'adversaires cherchant le moyen le plus agissant pour interdire les victoires heureuses et globales de la classe ouvrière. Je considère ce petit livre de Georges Lefranc comme

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une sorte d'aveu, de confession d'un membre conscient de la classe ouvrière française, masquant, sous son vocabulaire socio logique, la tare essentielle d'une psychologie obstinément anarchiste. Je crois, en effet beaucoup plus, en l'espèce, à l'action de cette psychologie qu'à celle des conjonctures économiques et politiques pour expliquer les crises de la vie ouvrière française.

L'autre publication, de Georges Vidalenc, qui a repris du service, si l'on peut ainsi parler, dans le syndicalisme militant et dont le souriant optimisme, en dépit de si cruels malheurs personnels, s'applique aux réalités sociales (Aspects du mouvement syndical français, Bruxelles, Confédération internationale des Syndicats libres, monographies de la C.I.S.L., n° 1, 1953, 117 p., illustrations). Vidalenc milite au Centre d'Education ouvrière, sur lequel Georges Lefranc publie présentement ses souvenirs en tant que fondateur de la Revue syndicaliste et il inaugure ici une collection de monographies nationales. La sienne est excellente et il fait remonter à 1884 le syndicalisme français, rattaché à la grande industrie en voie de développement. Après une période héroïque, qui se termine en 1892, c'est le tableau des événements syndicaux entre les deux guerres que nous donné Vidalenc, puis les conséquences de la seconde guerre mondiale, la C.G.T.F.O., dont Vidalenc est un ferme tenant, et il conclut par quelques pages d'une philosophie moyenne, où il n'est question ni de héros, ni de surhommes, mais d'une humanité ayant ses qualités et ses défauts, capable de progrès, à condition qu'elle le veuille et qu'on s'occupe d'elle.

A ces deux petits livres que je ne crains pas de qualifier fondamentaux, je joins le Compte rendu des quatre journées d'études du groupe Les Amis de la liberté sur la Découverte du monde ouvrier (n° spécial, 28-29-30, 1953, 152 p., illustrations). Tenue du 9 au 12 avril 1953, cette réunion présidée par Marcel Poimboeuf, Y. Morandat, R. Michaud, Mercier, Claveyrolas, M. Collinet, R. Hagnauer, Le Bras, A. Vassart, J. Enock, et à laquelle a participé notre Edouard Dolléans, qui y comptait beaucoup d'amis, a apporté un contingent considérable d'observations, de faits, de chiffres sur le monde ouvrier, sur les rapports entre ouvriers et intellectuels — et je me souviens de l'enquête d'il y a une quarantaine d'années d'Hubert Lagardelle dans le Mouvement socialiste — sur la productivité, sur la coutume ouvrière — cette fois-ci en me rappelant de cette autre enquête due à un intellectuel que j'aime bien et qui est Maxime Leroy.

Maxime Leroy, E. Dolléans, Vidalenc, — et si l'on veut moimême — que d'anciens que continuent d'intéresser tous les aspects du problème ouvrier, et qui, dans la mesure de leurs forces, ont sans doute contribué à le faire connaître, — sinon à le résoudre.

Georges BOURGIN.

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Chez A. Colin vient de paraître le tome III et dernier de l'Histoire du Mouvement ouvrier (1921 à nos jours) de notre président Edouard Dolléans. Nous nous réjouissons de cette édition appelée certainement à un grand succès et dont nous donnerons une analyse dans un de nos prochains numéros.

De Pierre Andreu, aux Editions Grasset, Notre maître M. Sorel, avec une préface de Daniel Halévy. Nous n'avons pas eu ce livre en mains mais il nous paraît intéressant et nous espérons pouvoir en donner prochainement une analyse.

Les Archives Nationales viennent de faire paraître le N° 1 du Bulletin du Centre d'Information de la Recherche d'Histoire en France. (Abonnement aux deux bulletins annuels 250 fr. à adresser à la Société des Amis des Archives, 87, rue Vieille-duTemple, Paris, 3e. C.C.P. Paris 444.91.)

La revue se propose de faire connaître aux historiens les investigations en cours sur toute l'étendue du territoire français et de coordonner leurs efforts. Son intérêt est incontestable et MM. Braibant, directeur des Archives, B. Mahieu, chargé d'établir les fichiers auteurs et matières aidés de Mlle I. Guérin et du professeur L. Crémieux doivent être remerciés de l'aide précieuse qu'ils viennent d'apporter ainsi à tous les historiens.

François Simon, historien social angevin, vient de faire paraître Les Sociétés populaires en Maine-et-Loire sous la Révolution française, ouvrage illustré par M. Altermatt. (Imprimerie Nouvelle, 31, rue Bressigny, Angers, 450 fr.)

Si la franc-maçonnerie joua les premiers rôles dans les Sociétés populaires, les Clubs en furent les véritables créateurs. Ces sociétés se développèrent surtout après 1791, et connurent leur plus grande activité dans les régions relativement industrialisées d'Angers, de Saumur et de Cholet.; elles disparurent après la chute de Robespierre ; le but qu'elles poursuivaient fut double : instruire le peuple, surveiller les autorités. F. Simon qui étudie leur constitution et leur activité dans tout le département du Maine-et-Loire a fait oeuvre utile en complétant les résultats de travaux antérieurs par des recherches personnelles aux archives communales et départementales ainsi que dans les papiers des loges maçonniques.

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L'Istituto Nazionale pèr la Storia del Movimento di Liberazione in Italia, Milano, vient de faire paraître sous la signature de Giorgio Vaccarino II movimento operaio a Torino nei primi mesi délia crisi italiana- (luglio 1943, marzo 1944). Préface de Antonio Greppi, 92 pages. Félicitations à nos amis italiens.

La Société scientifique et artistique de Clamecy (Nièvre) nous a fait parvenir, outre son Bulletin annuel, un Bulletin hors série, Clamecy et le coup d'Etat de 1851 — Insurrection des 5, 6, 7 décembre, publié à l'occasion du centenaire et qui constitue une intéressante contribution à l'étude de la résistance à l'Empire.

Vient de paraître chez Sudel, 134, rue d'Assas, Henri de SaintSimon. Cette brochure de 48 pages s'inscrit dans la collection « Les Grands Educateurs Socialistes », tout entière due à la plume de notre ami M. Dommanget, et qui comprend déjà Albert Thierry, Proudhon, Karl Marx et Frédéric Engels, Paul Robin, Francisco Ferrer*

Après avoir étudié avec conscience et méthode les conceptions pédagogiques de Saint-Simon, M. Dommanget termine par quelques réflexions à méditer sur une organisation supra-nationale de l'éducation.

J. MAITRON.

Le Mouvement ouvrier en Amérique latine, de Victor Alba. Editions ouvrières. Collection « Masses et militants ».

Les Editions Ouvrières publient une très intéressante étude sur le Mouvement ouvrier en Amérique latine. Des chiffres, certes, des dates, des pourcentages, des statistiques, mais rien de lassant, bien au contraire, et j'ai pris plaisir à redécouvrir l'Amérique.

L'auteur, Victor Alba, expose comment le syndicalisme, et quelle forme de syndicalisme, a pu naître et se développer dans ce demi-continent qui couvrirait quatre fois l'Europe et que divisent vingt Etats, où tout est contraste et démesure dans le climat et le relief, où l'abondance des ressources naturelles n'exclut pas la misère la plus pitoyable, où la civilisation la plus achevée côtoie la plus barbare, où le prolétariat des champs écrase.de sa masse celui des villes et où les races se juxtaposent autant et plus qu'elles ne se pénètrent.

Livre de géographie, d'histoire politique, d'histoire sociale, il s'achève par une série de statistiques dont les chiffres par leur éloquence constituent un excellent raccourci du texte.

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Peut-être l'auteur n'a-t-il pas souligné avec assez de vigueur la misère intellectuelle de cette Amérique où le pourcentage des analphabètes dépasse 50 % dans quinze des Etats, et la part prépondérante du fa'cteur indien, pur et métis, dans l'ensemble des populations, 89 millions sur un total de 125. Riches de traditions qu'ignorent les éléments immigrés et de possibilités que traduit leur jeune litérature, les Indiens ont-ils dans leurs mains l'avenir de cette Amérique qu'on appelle encore latine ?

L. LERAY.

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La y Page Internationale

La bibliothèque Feltrinelli

La Bibliothèque Feltrinelli va avoir bientôt cinq années d'existence. Spécialisée en histoire moderne et contemporaine italienne et étrangère, et plus particulièrement en ce qui concerne l'histoire des structures économiques et sociales, de la pensée politique et économique, du socialisme et du mouvement ouvrier italien et international, elle constitue en Italie le centre de documentation le plus riche et le plus important pour toutes les études et les recherches sur ces sujets.

Au moment de sa fondation comme « Associazione » le 24 décembre 1951, fixant son siège à Milan (Italie), Via Scarlatti 26, la Bibliothèque possédait déjà plus de 40.000 ouvrages classés et fichés, des milliers de brochures et publications éphémères, et des centaines de périodiques, revues et journaux.

Tout ce matériel est classé en cinq sections principales :

a) Section italienne (qui englobe la péninsule ibérique).

b) Section française (qui englobe aussi les pays de langue française).

c) Section allemande, (qui englobe aussi l'Autriche).

d) Section anglo-américaine.

e) Section russe (à laquelle sont rattachés tous les pays slaves).

Dans toutes ces branches, la Bibliothèque Feltrinelli ne cesse de s'enrichir par des achats, des dons, des legs, des dépôts, des échanges.

En outre, depuis deux années, la Bibliothèque a constitué un fonds d'ouvrages et de périodiques les plus récents sur les mêmes sujets, qui comprend les publications éditées dans le monde entier.

La Bibliothèque a fait un effort particulier pour collectionner les manuscrits — correspondances et autographes inédits — qui sont conservés dans un département spécial. Cet effort a pour but d'obvier à la destruction ou à la dispersion d'un matériel d'une importance capitale pour des recherches approfondies. Cescollections sont mises très libéralement à la disposition des lecteurs.

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A l'aide de micro-films et de photocopies, la Bibliothèque complète minutieusement ses fonds, pour permettre l'utilisation des sources uniques, éloignées ou difficilement accessibles.

La salle de lecture et de travail possède un fichier par auteurs. Les fichiers analytique et topographique sont en cours de préparation.

La Bibliothèque Feltrinelli, en plus, favorise et développe les travaux et recherches par :

a) la publication d'une revue d'histoire et de bibliographie, « Movimento Operaio », dont le but est de faire progresser les études d'histoire du socialisme et du mouvement ouvrier italien, dans le cadre du développement de la société italienne et de l'histoire sociale internationale.

Cette revue publie des études, des bibliographies spécialisées, des documents inédits, donne le dépouillement des périodiques, des comptes rendus et des critiques des ouvrages parus, des notes sur l'activité culturelle internationale concernant les études, recherches et événements se rapportant à l'histoire sociale, ainsi qu'un bulletin bibliographique des publications récentes en tomes langues.

La Rédaction de la revue est assurée par un certain nombre de personnalités qui, si leurs opinions ne sont pas toujours concordantes, présentent toutes des garanties scientifiques indubitables : Luigi dal Pane, Domenico Demarco, Gastone Manacorda, Armando Saitta, Franco Venturi, Alessandro Galante Garrone, Renato Zangheri, Ernesto Ragioneri, Gianni Bosio, Franco délia Peruta, Elio Conti, etc.

b) l'édition d'instruments de travail tels que Bibliographie de la presse périodique ouvrière et socialiste italienne pour la période 1860-1926, des bibliographies raisonnées de certains fonds essentiels . de la Bibliothèque (Commune de Paris, Fourier et l'Ecole Sociétaire, périodiques de l'époque du Risorgimento. etc.).

c) l'édition d'un catalogue de ses fonds. La « Description sommaire et analytique des fonds principaux » publiée en 1951 a été presque immédiatement' épuisée.

d) la fondation de trois bourses annuelles qui sont accordées à des lauréats des Universités italiennes, ayant soutenu des thèses d'histoire moderne et contemporaine, plus spécialement consacrées au socialisme et au mouvement ouvrier.

Le premier Concours a eu lieu pour l'année scolaire 1951-1952. La Commission d'Examen se composait des professeurs F. Chabod, D. Cantimori, G. Luzzato et G. Manacorda.

e) la formation d'un « Centre pour l'Histoire du Mouvement Paysan », en raison de l'importance qu'ont eu, dans l'histoire de l'Italie, les luttes paysannes. Ce centre est chargé d'étudier les rapports entre le mouvement paysan et la politique nationale, l'action syndicale et le développement économique du pays.

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Il réunit à part toute la documentation imprimée, manuscrite et photographique sur la question, prête son concours à tous les spécialistes du sujet, et publiera concurremment ou en collaboration avec des revues ou d'autres éditeurs les travaux qu'il jugera utiles.

La Bibliothèque Feltrinelli est régulièrement ouverte au public, et a trouvé l'accueil le plus chaleureux dans les milieux universitaires et politiques italiens. Elle est déjà connue à l'étranger, où les intellectuels, les érudits, les instituts qui s'occupent de recherches et de travaux similaires, ont pris avec elle des contacts suivis, et lui ont prodigué les plus vifs témoignages de satisfaction. G. DEL BO.

Un colloque à l'UNESCO entre des spécialistes de l'Histoire Sociale

La Commission d'Histoire des Mouvements Sociaux du Comité International des Sciences Historiques s'est réunie à l'UNESCO sous la présidence de M. Georges Bourgin, à la fin du mois dé novembre dernier.

Les participants appartenaient à seize pays différents, parmi lesquels les Etats-Unis, le Canada, le Brésil, l'Uruguay, l'Inde, le Japon, l'Italie, la Suisse, la Suède, la -Yougoslavie.

MM. Edouard Dolléans, Ernest Labrousse et Jean Maitron étaient au nombre des délégués français.

La Commission a réélu son Président et lui a adjoint un Vice-Président, M. Domenico Demarco, Directeur de l'Institut d'Histoire Economique et Sociale de Naples, et un Secrétaire Exécutif, Mme Fauvel-Rouif, de l'Institut Français d'Histoire Sociale. Elle a, de plus, désigné comme membres, notamment MM. Babel, Recteur de l'Université de Genève, Conze, Professeur à l'Université de Munster, Del Bo, de la Bibliothèque Feltrinelli de Milan, Gilles, des Archives de France, Jacquemyns, chef des enquêtes et des études sociales à l'Institut de Sociologie Solvay de Bruxelles, Lindbom, Directeur des « Arbetarroerelsens Arkiv » de Stockholm, Mirkovic, Professeur à l'Université de Zagreb, Rama, Professeur à l'Université de Montevideo, Rüter, Directeur de l'Institut International d'Histoire Sociale d'Amsterdam. Il a été admis que la Commission se réunirait au moins une fois par an et qu'elle tenterait de grouper toutes les institutions nationales s'occupant d'histoire sociale ainsi que les plus éminents spécialistes de cette discipline et des disciplines voisines, servant en cela les projets que l'Institut Français d'Histoire Sociale s'efforce depuis deux ans de mettre à exécution.

Des recommandations ont été formulées concernant les travaux à entreprendre, recherche des sources, établissement de répertoires et de bibliographies d'une part, étude des grands problèmes sociaux qui se posent dans le monde, d'autre part. Le Comité International des Sciences Historiques a demandé en outre à la Commission de faire préparer des communications pour le Congrès International des Sciences Historiques qui doit se tenir à Rome en 1955, communications qui devront se rattacher aux thèmes suivants : « La Bourgeoisie au XVIIIe siècle et dans la première moitié du XIXe siècle » et « Les Problèmes Sociaux au XIX» siècle ».

La Commission d'Histoire des Mouvements Sociaux se propose de faire appel à toutes les compétences utiles au travail de synthèse que ses recherches susciteront et qu'elle encouragera. Elle pourra constituer l'un des ponts reliant diverses spécialités, notamment l'histoire et la sociologie.

Le Directeur-Gérant : Jeans MAITRON

Imprimerie « Editions Polyglottes »,232, rue de Charenton, Paris-12e