AVRIL-JUIN 1971 Numéro 75
SOMMAIRE
"NON-CONFORMISTES DES ANNÉES 90"
Fernand Pelloutier par J. Julliard
La naissance du parti « allemaniste
allemaniste (1890-1891) par M. Winock
Le thème du « Grand Soir »
jusqu'en 1900 par D. Steenhuyse
Barrés et la gauche (1889-1895) par Z. Sternhell
Notes de lecture
LES ÉDITIONS OUVRIERES
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AVRIL-JUIN 1971 Numéro 75
Revue trimestrielle de l'Institut français d'Histoire sociale et du Centre d'Histoire du Syndicalisme de l'Université de Paris
Publiée avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique
SOMMAIRE
"NON-CONFORMISTES" DES ANNÉES 90
Fernand Pelloutier et les origines du syndicalisme d'action
directe, par J. Julliard 3
La scission de Châtellerault et la naissance du parti « allemaniste
allemaniste (1890-1891), par M. Winock 33
Quelques jalons pour l'étude du thème du « Grand Soir »
jusqu'en 1900, par D. Steenhuyse 63
Barrés et la gauche : du boulangisme à La Cocarde
(1889-1895), par Z. Sternhell 77
Notes de lecture 131
DE LA RÉVOLUTION A LA COMMUNE : Babeuf et la conjuration des Egaux, par M. Dommanget (A. Perrier). — Sur Babeuf et la conjuration des Egaux, par M. Dommanget (R. Chartier). — P.-F. Piorry, conventionnel et magistrat, par P. Massé (J.-P. Bertaud). — Le mouvement ouvrier à Lyon de 1827 à 1832, par F. Rude (Y. Lequin). — 1848, par J. Sigmann (M. Leprêtre). — Blanqui, par M. Dommanget (H. Asséo). — Politics and social classes in the Loire, par S.-H. Elwitt (Y. Lequin). — SOCIALISME : Die Agrarfrage in der Théorie und Praxis der deutschen und internationalen Sozialdemokratie, par H.-S. Lehmann (P. Barrai). — The French Socialist Party in the Popular Front Era, par N. Greene (R. Gallissot).
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Fernand Pelloutier et les origines du syndicalisme d'action directe
par Jacques JULLIARD.
1895 : Au moment où il devient secrétaire unique de la Fédération des Bourses du Travail, Fernand Pelloutier vient à peine de commencer son oeuvre et reste inconnu du public (1). Sa réputation n'a pas dépassé le cercle de quelques feuilles anarchistes et de quelques militants syndicalistes. Six ans plus tard (1901), l'organisme rongé par le travail et par la maladie, il meurt obscurément, à trente-trois ans, dans une gêne qui confine à la misère. Entre les deux dates, une existence difficile, une action sans grand éclat : rien qui évoque par exemple les dernières années triomphales d'un Jaurès, mort lui aussi prématurément, mais au sommet de la gloire. Certes, il s'est acquis l'estime, voire l'admiration de ceux qui l'ont connu ou approché : de ce même Jaurès, qui est intervenu pour le sauver de la misère ; de Léon de Seilhac, animateur du bienpensant Musée social ; de Georges Sorel, dont l'oeuvre lui doit beaucoup — et même des policiers chargés de le surveiller, comme en témoigne son dossier à la Préfecture de Police (2). Les témoignages convergents ne laissent pas de doute sur la valeur de l'homme ; ils ne préjugent en rien de la portée de l'oeuvre.
UN PERSONNAGE A ÉCLIPSES.
C'est donc la mort qui opère la transfiguration du personnage et qui lui donne stature de fondateur du syndicalisme français. Pas immédiatement d'ailleurs : après sa mort discrète, Pelloutier entre au purgatoire. Il semble bien que les dirigeants de la C.G.T., à l'exception de Delesalle et d'Yvetot, lui tiennent rigueur de son opposition constante à l'unification du mouvement syndical, divisé jusqu'en 1902 entre Fédération des Bourses et Confédération générale du Travail. On l'oublie. Rendant compte, en 1912, de la biographie de Pelloutier publiée l'année précédente par son frère Maurice, Pierre Monatte constate (3) : « L'homme et
(1) Ces pages résument une communication faite à l'Institut français d'histoire sociale le 5 décembre 1970. On trouvera de plus amples développements, ainsi qu'un choix de textes de Pelloutier, dans un ouvrage à paraître en 1971 aux Editions du Seuil.
(2) Archives de la Préfecture de Police, BA 1216.
(3) La vie ouvrière, 5-20 mars 1912, pp. 449-452.
4 J. JULLIARD
l'oeuvre sont à peu près inconnus des générations venues au syndicalisme depuis dix ans. » A la veille de la Première Guerre mondiale au contraire, on revient à Pelloutier. C'est l'époque où Pierre Monatte reprend avec sa Vie ouvrière l'oeuvre d'information et d'éducation que Pelloutier avait entreprise de 1897 à 1899 avec son Ouvrier des deux mondes ; c'est le moment où la C.G.T., encore ébranlée par la crise qu'elle a traversée en 1909, cherche des références et des garants. Même chose au lendemain de la guerre, après la scission C.G.T.-C.G.T.U. : la C.G.T. élève en 1924, dans le cimetière de Sèvres où il est enterré, une stèle à l'homme qui a tant contribué à éliminer du syndicalisme les influences politiques, avec cette citation significative : « Ce qui manque à l'ouvrier, c'est la science de son malheur. »
Après la Seconde Guerre mondiale, on voit des militants Force ouvrière rédiger des Cahiers Fernand Pelloutier, cependant que dans les Cahiers Reconstruction, l'aile marchante de la C.F.T.C. se réfère volontiers à lui et à sa « société d'hommes fiers et libres ».
Encore faut-il préciser que cette notoriété posthume lui a été assurée par les observateurs et historiens du syndicalisme plutôt que par les travailleurs eux-mêmes. C'est Georges Sorel qui célèbre dans sa préface à l'Histoire des Bourses du Travail, le recueil posthume de Pelloutier, « ce grand serviteur du peuple » (4) ; c'est Maxime Leroy qui voit en lui « le plus grand nom de l'histoire des syndicats » (5) ; c'est Edouard Dolléans qui déclare : « L'histoire est faite du contraste entre la lumière et les ombres. En cette période trouble, Fernand Pelloutier personnifie la clarté » (6) ; c'est Maurice Dommanget qui, dans une riche histoire de la Chevalerie du Travail française (1893-1911), consacre un long chapitre à Pelloutier et le qualifie d' « une des plus grandes figures, sinon la plus grande, du mouvement syndical ouvrier révolutionnaire » (7).
En fait, Pelloutier a été plus souvent célébré que véritablement étudié. En dehors de la brève biographie déjà citée, oeuvre de son frère, il n'a fait l'objet que d'un autre ouvrage : celui de Maurice Foulon, purement biographique lui aussi (8), et de deux mémoires universitaires inédits (9). Pierre Monatte, de son côté, a songé sa vie durant à réunir les oeuvres de Pelloutier (10) et à lui consacrer une étude. Quant à ses écrits, dispersés dans des brochures, journaux ou revues devenus introuvables, ils ne sont guère connus, en dehors de deux recueils d'articles. Le premier, la Vie ouvrière, rassemble des études économiques et sociales rédigées en collaboration avec son frère Maurice et publiées pour la plupart par la Société nouvelle de Bruxelles. Le second recueil, posthume — il a
(4) Schleicher, 1902, p. 1.
(5) La coutume ouvrière, 1913, tome I, p. 517.
(6) Histoire du mouvement ouvrier, 5e éd., 1957, tome II (1871-1920), p. 37.
(7) Ed. Rencontre, 1967, p. 208.
(8) Fernand Pelloutier, précurseur du syndicalisme fédéraliste, fondateur des Bourses du Travail, La Ruche ouvrière, 1967.
(9) James-Charles BUTLER, Pelloutier and the émergence of the french sundicalist movement (1880-1906), The Ohio State University, 1960, sous la direction d'Harvey GOLDBEHG. Henry BHUNETIÊRE : F. Pelloutier et la fécondation mutuelle du syndicalisme et de l'anarchisme, D.E.S. de Sciences politiques, 1969, sous la direction de M. J.-J. CHEVALLIER. Tous deux sont excellents.
(10) Grâce à Colette Chambelland, j'ai pu utiliser les notes réunies par Monatte.
FERNAND PELLOUTIER 5
paru en 1902 —, reprend sous le titre Histoire des Bourses du Travail des articles consacrés à l'histoire récente et contemporaine du mouvement ouvrier.
On peut du reste se demander s'il est bien utile de tirer Pelloutier de l'obscurité auréolée de gloire dans laquelle il est tombé. N'est-il pas suffisant qu'il continue de jouer son rôle de mythe aux origines de l'organisation ouvrière ? En fait, au delà d'un homme, c'est un milieu mental ou, mieux, un creuset mental qu'il s'agit d'explorer. Certes, nous n'ignorons pas l'étroitesse du cercle dans lequel il évolue : celui d'intellectuels plus ou moins anarchistes, en rupture de bourgeoisie et fournisseurs de cadres au syndicalisme naissant ; aussi n'est-il nullement représentatif du milieu ouvrier lui-même : nous n'atteignons guère qu'une enveloppe — et encore, une enveloppe artificielle où une élite issue de la classe ouvrière voisine avec des inclassables, des déclassés et des transfuges. Pourtant n'est-il pas éclairant, cet itinéraire intellectuel et politique de Fernand Pelloutier, petit bourgeois nazairien passé en quelques années d'un républicanisme bon teint au radicalisme, du radicalisme au socialisme guesdiste, du guesdisme à l'anarchisme, de l'anarchisme au syndicalisme ? Certes, soulignons-le d'emblée, ces diverses étapes sont beaucoup plus enchevêtrées qu'il ne paraît au premier abord. Il reste qu'en peu de temps, le jeune Pelloutier refait pour son compte personnel les diverses expériences par lesquelles est passé le mouvement ouvrier dans les trente dernières années du siècle. Nous disons bien : le mouvement ouvrier, c'est-à-dire la frange la plus consciente, la plus autonome, la plus dynamique de la classe ouvrière. Car, dans ses profondeurs, cette dernière très tôt ralliée au parti républicain se contente d'en constituer l'aile gauche. Au contraire, le mouvement ouvrier fait figure de contestataire décidé ; il se porte d'instinct là où l'on peut agir sur la répartition du pouvoir. Pour le parti républicain, il constitue un allié au fond fidèle, mais combien réticent, combien inconstant dans la vie quotidienne !
Tel est le premier intérêt que présente à nos yeux la carrière de Pelloutier : significative de l'évolution des militants ouvriers, ces notables du peuple, elle témoigne d'un double désenchantement qui se fait jour à la fin du siècle : à l'égard de la République d'abord, du socialisme ensuite.
D'autre part, et c'est là une deuxième source d'intérêt, le nom et l'oeuvre de Pelloutier sont indissolublement liés à cette étape décisive dans la formation et l'essor du syndicalisme français qu'est la création des Bourses du Travail. Jusque-là secondaire ou subordonné, le syndicalisme se constitue en force autonome. Bien que favorisé par les municipalités de gauche, le mouvement des Bourses du Travail se développe en réalité contre elles, ou tout au moins contre l'influence des diverses fractions de la gauche, radicale ou socialiste, à l'intérieur des syndicats. En ce sens, l'année 1892 qui voit une poignée de Bourses du Travail se fédérer au congrès de Saint-Etienne est un tournant essentiel : à partir de ce moment, le syndicalisme échappe définitivement aux guesdistes dont l'influence a dominé la décennie précédente.
Or, c'est justement en 1892 que Pelloutier se lance dans la vie publique.
6 J. JULLIARD
UN JOURNALISTE NAZAIRIEN.
Jusqu'ici son existence a été celle d'un journaliste de province qui cherche sa voie entre la politique et la littérature. Il est né à Paris en 1867 d'une famille d'origine protestante qui a émigré en Allemagne après la révocation de l'édit de Nantes, a fourni plusieurs personnages de mérite, dont un historien des Celtes et un consul de Prusse après son retour en France. Son grand-oncle Ulric a été un ardent légitimiste, mêlé à l'équipée vendéenne de la duchesse de Berry aux côtés du père de Clemenceau, cependant que son grand-père Léonce, journaliste à ses heures, est lié à l'avant-garde du parti républicain, de Raspail à Pierre Leroux. Le père, qui répond au prénom de Saint-Ange, a une destinée plus modeste : bien que tenté lui aussi par le journalisme et la poésie, il fait une carrière tranquille d'employé des P.T.T., à Paris, puis, à partir de 1879, à Saint-Nazaire.
Fernand Pelloutier, après trois années passées au petit séminaire de Guérande où l'existence quotidienne est rude et monotone, poursuit ses études secondaires au collège de Saint-Nazaire qu'il quitte en 1885 après un échec au baccalauréat. A moins de dix-huit ans, après quelques tentatives sans lendemain de création de revues littéraires locales (dont un Ruy Bios, qui sent son grimaud de collège et qui ne connaît que deux numéros), le voici journaliste dans une feuille locale, la Démocratie de l'Ouest, dont il assume même la rédaction en chef l'espace d'un été (1885). Raconter l'histoire de cette feuille tri-hebdomadaire fondée en 1883 par un ouvrier typographe de vingt-trois ans, Eugène Couronné, serait une entreprise fort intéressante qui nous conduirait au coeur de la vie politique d'une grande ville de province à la fin du xix° siècle. Trois choses aujourd'hui bien nécessaires : des informations, de l'argent, des lecteurs, ne paraissaient pas alors absolument indispensables. En matière d'information, on se contentait de peu, et l'on achetait la presse beaucoup moins pour les nouvelles que pour les commentaires ; dans ces conditions, une bonne plume, quelques amis fidèles, un imprimeur dévoué tenaient lieu de rédaction et d'administration : on vivait de faibles moyens, qu'un petit nombre de lecteurs suffisait à fournir. Ce qui était vrai de plus d'un journal parisien l'était à plus forte raison des feuilles locales : nées sans bruit, elles vivaient sans éclat, à l'économie. Dix fois moribondes, dix fois condamnées, elles trouvaient toujours à la dernière minute un mécène ou un ambitieux en mal de publicité pour les reprendre : d'ordinaire, on changeait le rédacteur en chef, parfois le titre, souvent l'orientation politique : à ce prix, le journal survivait et finissait, à travers ses avatars, par se constituer une personnalité indéfinissable
Nous ne suivrons pas la vie de ce journal, étroitement lié à la carrière de Pelloutier jusqu'en 1892, dans tous ses détails. On se contentera d'indiquer quelques-unes des circonstances les plus marquantes.
Et tout d'abord la rencontre, grâce à la Démocratie de l'Ouest, avec un homme qui pèsera d'un poids considérable sur toute la jeunesse de Pelloutier : cet homme, c'est Aristide Briand qui se lance à corps perdu dans la politique locale, tout en achevant des études de droit qui font de lui un avocat. Briand est aussi séduisant que Pelloutier est austère ; ses succès féminins sont nombreux, parmi lesquels son idylle avec une
FERNAND PELLOUTIER 7
grande bourgeoise de la ville. Le scandale qui s'ensuit mettra du reste fin à sa carrière nazairienne.
Lors des élections législatives, les deux amis, après avoir essayé de susciter une candidature radicale, se rallient au député opportuniste sortant Fidèle Simon qui prend la tête de la liste républicaine ; Briand, qui a succédé à son cadet à la tête de la Démocratie de l'Ouest, l'appuie alors sans réticences ; il sera récompensé de son zèle deux ans plus tard par un poste de conseiller municipal, dont il ne tardera du reste pas à démissionner. C'est qu'il vise davantage. Encouragé semble-t-il par Pelloutier qui, dès 1885, s'affirmait socialiste sur fond de républicanisme avancé (11), le voici qui tente lui-même sa chance comme candidat aux législatives de 1889 comme « radical révisionniste ». Nous sommes, ne l'oublions pas, en pleine crise boulangiste. Certes, les élections des 22 septembre et 6 octobre 1889 marqueront le déclin du mouvement, mais tout le monde l'ignore encore. Dans ces conditions, on peut poser la question (12) : Briand et Pelloutier ont-ils été boulangistes ? certainement pas. Tout au moins faut-il admettre qu'en utilisant cette épithète, Briand qui se réclame de l'extrême-gauche favorable à une révision de la constitution, mais jamais de Boulanger, a voulu tirer parti de l'équivoque et détourner à son profit le courant révisionniste. Quant à Pelloutier, bien que sa famille soit de longue date liée au leader boulangiste Laisant, et que lui-même ne cachera jamais l'admiration qu'il éprouve pour Barrés — il collaborera même à la Cocarde —, il affirme sans la moindre équivoque son hostilité à la tentative du général factieux (13).
Briand sort vaincu de la campagne. Pelloutier, lui, en sort écoeuré de la politique. Il est vrai que le ton de la polémique entre opportunistes et radicaux est d'une bassesse et d'une nullité remarquables. Il est du reste obligé de prendre deux années de repos en raison des premières atteintes du mal qui l'emportera quelque dix ans plus tard, un lupus facial d'origine tuberculeuse.
Après quelques mois passés dans la région de Guérande, il rentre à Saint-Nazaire au début de 1892 pour prendre bientôt — ou plutôt reprendre — la rédaction en chef de la Démocratie de l'Ouest. Il lui faut quelques mois pour trouver son style et l'imposer au directeur de la publication, Maillard, mais à partir de juillet, on ne peut douter que la Démocratie ne soit devenue un journal authentiquement socialiste qui
(11) La Démocratie de l'Ouest, 19 juin 1885 : « Je déclare à tous que je suis socialiste sur fond de républicanisme avancé. L'abolition du capital, voici mon unique but ! »
(12) Pour Pelloutier, l'accusation a été portée par Alexandre ZÉVAÈS, Bulle, tin de la société d'histoire moderne, n° 5, mai 1937, « Pelloutier et le réveil du syndicalisme ». Mais l'intervention de Zévaès est bourrée d'inexactitudes.
En ce qui concerne Briand, son biographe SUAREZ parle d'un « boulangisme prudent et édulcoré » (Briand, tome I, p. 67) et le qualifie de candidat « radical et boulangiste » (p. 68).
(13) L'Ouest républicain, 12 sept. 1889 : « Notre programme est net : ni Ferry ni Boulanger. » Voir également le Petit Nazairien du 14 juillet 1889 : « Pas d'équivoques ! »
8 J. JULLIARD
publie des « tribunes » de dirigeants nationaux connus comme Lafargue et Brunellière (guesdistes), Caumeau (possibiliste), Vaillant, Landrin, Léon Rémy, J.-L. Breton, Chauvière, Argyriadès (blanquistes), Rémy Larcher (Bourse du Travail de Paris), Augustin Hamon (anarchiste). Mais surtout, il s'affirme avec éclat partisan de la grève générale, et lance en compagnie d'Aristide Briand, déconsidéré par son procès en adultère et qui n'a plus rien à perdre à Saint-Nazaire, une campagne sur ce thème.
UNE CAMPAGNE POUR LA GRÈVE GÉNÉRALE 1892.
Pelloutier, dont la vanité est quelquefois la petite faiblesse, a souvent affirmé qu'il était l'inventeur en France de cette formule introduite à point nommé pour répondre à l'attente d'un mouvement ouvrier à la recherche de solutions nouvelles. Il n'en est rien. Sans refaire l'histoire d'une idée dont les origines sont lointaines et multiples (14), il faut rappeler la campagne parisienne du compagnon Tortelier dans les années 1887-1890 (15). Du reste, la question a été soulevée dès le 2e congrès de la Fédération des syndicats (23-28 oct. 1887) par deux anarchistes du bâtiment parisien, Berger et Combomoreil, avant d'être adoptée l'année suivante au congrès de Bordeaux-Le Bouscat (28 octobre-4 novembre 1888) qui déclare que « seule la grève générale, c'est-à-dire la cessation complète de tout travail, ou la révolution, peut entraîner les travailleurs vers leur émancipation. » Enfin, en 1891, le parti ouvrier socialiste révolutionnaire (allemaniste) en fait un des thèmes essentiels de son congrès.
Lorsque, à la suite des méditations poursuivies pendant son repos forcé, F. Pelloutier rédige avec son ami Briand le manuscrit qu'ils intitulent De la Révolution par la grève générale (16), il ne peut donc prétendre à l'originalité ; mais la manière dont les deux jeunes gens vont mener leur campagne va désormais concentrer l'intérêt sur ce moyen d'action. Dans cet étrange essai, plein de candeur et de naïvetés, mais non dépourvu de sens historique, deux traits sont frappants. D'abord le souci de présenter la grève générale comme un moyen, non seulement pacifique, mais surtout légal de faire la révolution : les lois de 1864 (sur la grève) et de 1884 (sur le syndicat) ont fait du travailleur le propriétaire légal de sa force de travail. Or, la définition bourgeoise de la propriété, c'est le jus utendi et abutendi. En d'autres termes, le propriétaire d'une chose a le droit de la détruire. C'est justement ce que fait le travailleur à l'égard de sa force de travail quand il déclenche la grève générale. La démonstration sent son robin. On peut l'attribuer sans crainte d'erreur au juriste Briand qui restera jusqu'au bout fidèle à la conception légaliste de la grève générale, et qui, devenu ministre, le
(14) Rappelons le précieux livre de Robert BRÉCY, La grève générale en France, E.D.I., Paris, 1969.
(15) BRÉCY, op. cit., p. 24.
(16) Ce manuscrit resté inédit jusqu'à aujourd'hui sera publié dans mon recueil de textes de Pelloutier en préparation, grâce à l'amabilité de M. et Mme Billiau, détenteurs des archives Briand où il est conservé. Il se présente comme un cahier d'écolier de 45 pages avec comme nom d'auteur : Aristide BRIAND et Fernand PELLOUTIER. Il est vraisemblablement de la main du second.
FERNAND PELLOUTIER 9
rappellera à ses détracteurs. A l'époque, Pelloutier souscrit à cette manière de voir.
Le second trait caractéristique, c'est le souci d'organiser la grève générale d'une façon pratique : il est notamment prévu la constitution d'un trésor de guerre de quatre cents millions, par prélèvement d'une cotisation annuelle de 20 francs sur quatre millions de salariés. Il est à peine besoin de souligner l'extravagance de pareils chiffres, ainsi que le ridicule d'une méthode qui ferait des Bourses du Travail les petites épargnantes de la Révolution (17).
Mais comment diffuser la nouvelle espérance ? Sur le plan local, Pelloutier dispose de la Démocratie de l'Ouest. Il bénéficie en outre de l'essor du mouvement ouvrier auquel, du reste, il a contribué. Il devient secrétaire de la section socialiste l'Emancipation, fondée peu auparavant, et qui est rattachée au Parti ouvrier de Guesde. D'autre part, il n'a cessé d'encourager les travailleurs à s'organiser en un mouvement autonome. Après la conférence, mi-février, de Rémy Larcher, de la Bourse du Travail de Paris, c'est chose faite. Le maire de Saint-Nazaire, Gasnier, est présent à la réunion ; il s'engage à fournir aux travailleurs un local pour abriter la Bourse du Travail. Celle-ci est inaugurée le 24 avril, en présence de Pelloutier et de Briand. Ceux-ci déploient dans les mois suivants une intense activité de propagande pour inciter les ouvriers de Saint-Nazaire, Trignac et leurs environs à se syndiquer. C'est au cours d'une de ces réunions, organisée pour venir en aide aux frappeurs du chantier de la Loire en grève, que Briand, qui se révèle remarquable orateur politique, lance le thème de la grève générale, dans les ternies mêmes du rapport en cours d'élaboration par les deux amis (18).
Il leur est désormais possible de passer à l'échelon national, en se faisant déléguer dans les divers congrès ouvriers par les travailleurs de Saint-Nazaire et de Trignac, acquis en majorité à leurs idées. C'est ainsi que Pelloutier se fait déléguer au congrès régional possibiliste de l'Ouest (3-5 septembre 1892) où il fait adopter à l'unanimité le principe de la « grève universelle ». Quant à Briand, il obtient le même résultat dans des circonstances beaucoup plus importantes, au congrès national corporatif qui se tient à Marseille du 19 au 22 septembre. Les syndicalistes guesdistes ont joint leur approbation aux autres délégués. Ce sera la dernière fois. Quant aux chefs guesdistes, et Guesde lui-même, ils semblent avoir été pris de court. Ils se rattraperont au congrès socialiste qui suit le congrès corporatif, en déjouant les manoeuvres de ce troublefête nouveau venu, A. Briand.
Un point est à souligner : à la veille de Marseille, la grève générale n'est encore nullement dans l'esprit des protagonistes ce qu'elle sera objectivement à l'issue du congrès et qu'elle restera pendant des années : une machine de guerre contre le socialisme politique et le guesdisme en
(17) Les auteurs n'oublient même pas de comptabiliser les intérêts composés des sommes recueillies, qui devraient faire l'objet d'un bon placement à 2 %.
(18) La Démocratie de l'Ouest publie le 17 août un compte rendu « autorisé » de cette réunion. Notons que, dès le 12 juin, sous le pseudonyme « Un socialiste », Pelloutier y écrivait : « Croyez-le bien, avant qu'il soit longtemps, les caisses du travail seront assez pleines pour qu'éclate une grève générale qui jettera bas le vieux monde. »
10 J. JULLIARD
particulier. Cela est tellement vrai qu'à l'annonce du résultat du congrès corporatif de Marseille, Pelloutier pavoise (19) :
Du succès même qui a indistinctement accueilli la grève générale chez les possibilistes et les collectivistes, et qui l'accueillera vraisemblablement au second congrès qui s'est ouvert ce matin, 24 courant, à Marseille, il ressort que cette grève paraît destinée à être le trait d'union qui fondra toutes les écoles socialistes en un seul parti, celui du prolétariat.
C'est justement la détermination des guesdistes lors de ce second congrès — politique cette fois — qui ouvre les yeux à Pelloutier : puisqu'ils se posent en principaux adversaires de la grève générale, il n'a plus qu'à les quitter et se rapprocher du « parti syndical » comme on dit volontiers à l'époque (20). C'est de ce mois d'octobre 1892 que date le caractère antipolitique de la grève générale, sous la conduite de Briand occasionnellement, mais surtout de Pelloutier.
L'ENTRÉE DANS L'INTELLIGENTZIA LIBERTAIRE.
Et tout d'abord, dès son arrivée à Paris au début de 1893 (21), Pelloutier se rapproche des deux groupes qu'il a le plus ignorés jusque-là, les allemanistes, les seuls à ne s'être pas exprimés dans la Démocratie de l'Ouest, les anarchistes contre lesquels le même journal n'a cessé de réclamer la « répression » : (« l'opinion la réclame, elle la veut terrible ») (22), et contre lesquels Pelloutier en personne a encore réclamé le 20 novembre — c'est-à-dire après sa rupture avec Guesde —■ les rigueurs de la police.
C'est grâce à Augustin Hamon, écrivain anarchisant d'origine nantaise, que Pelloutier se rapprocha de l'anarchisme littéraire parisien, comme en témoigne cette lettre d'Augustin Hamon à Pierre Monatte (23) :
Il vint à l'anarchisme sous mon influence, par mon entremise. Je le mis en relation avec Gabriel de La Salle, un comptable qui dirigeait une petite revue, l'Art social. C'était un Nantais, fils de gendarme... C'est moi qui introduisis FJP. auprès des écrivains anarchistes parisiens tels que Bernard Lazare et Maurice Barrés.
Nous savons par un rapport de police que Hamon n'a pas exagéré sa propre influence, et que c'est lui qui l'a mis en relation avec les anarchistes, Pouget en particulier (24). Il est sans doute excessif de qualifier
(19) La Démocratie de l'Ouest, 25 sept. 1892.
(20) C'est ce que traduit sa « Lettre ouverte au citoyen Jules Guesde » (5 oct. 1892) et, après la réponse de celui-ci, reproduite dans la Démocratie du 25 octobre, le second article de PELLOUTIER : « La tactique nouvelle » (28 oct. 1892).
(21) Le père de Pelloutier fut, à la fin de 1892, muté disciplinairement à Meaux, sur la demande du sous-préfet Planacassagne qui, mécontent de la campagne révolutionnaire de Fernand, n'avait trouvé que ce moyen d'atteindre le fils par personne interposée. Mais bientôt, après une entrevue avec le ministre, Saint-Ange Pelloutier se disculpera et sera nommé à Paris où toute sa famille le rejoindra.
(22) La Démocratie de l'Ouest, 8 avril 1892.
(23) I.F.H.S., Archives Monatte, lettre du 17 mars 1944.
(24) Archives de la Préfecture de Police, BA 1216, rapport du 23 août 1895.
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Maurice Barrés, voire Bernard Lazare, d' « anarchistes ». Ils ne le sont pas au même titre que Pouget. Pourtant, comme l'a montré M. Sternhell (25), il existe en cette « veillée d'armes qui précède l'affaire Dreyfus » un milieu politique parisien extra-parlementaire qui rapproche provisoirement des socialistes comme Eugène Fournière ou Emile Hugues, des syndicalistes comme Pelloutier, des radicaux comme C. Pelletan, des nationalistes antisémites comme Jules Soury ou Barrés lui-même, et les futurs animateurs de l'Action française, Maurras et Daudet. Cette étrange confluence porte un nom : la Cocarde de Barrés (du 5 septembre 1894 au 7 mars 1895) ; elle s'opère autour d'un thème commun : l'exaltation de l'individu contre la société moderne. C'est dans la Cocarde que Pelloutier rend compte du congrès de Nantes qui voit le triomphe des syndicalistes partisans de la grève générale sur les guesdistes (26) ; cependant que Barrés, sans doute impressionné par la conviction de son collaborateur, écrit un article, à vrai dire sans lendemain, sur les violences nécessaires où il croit pouvoir annoncer que « c'est un essai de grève générale qui occasionnera les premières violences significatives » (27). Le 5 novembre 1894, Pelloutier a même annoncé au comité de la grève générale que le journal la Cocarde était à sa disposition (28). Si éphémère qu'elle ait été, l'influence du barrésisme sur Pelloutier n'est pas niable ; en 1899 encore, il lui a conservé son estime (29) malgré l'affaire Dreyfus et les voies divergentes qu'ils ont prises. De fait, l'individualisme du « culte du moi » n'est pas sans rapports avec la « culture de soi-même » prônée par Pelloutier ; « l'homme libre » de Barrés est un premier pas vers la société d' « hommes fiers et libres » de Pelloutier. Il s'agit, bien entendu, d'une influence philosophique et littéraire et nullement politique. L'opposition de Pelloutier au nationalisme est constante ; sa haine de l'antisémitisme également contre lequel il prononcera même une conférence aux Sociétés savantes le 28 juin 1898, c'est-à-dire en pleine affaire Dreyfus. Du reste, ne s'est-il pas lié avec Bernard Lazare ? Tous deux participent à la revue et au groupe l'Art social, sous les auspices desquels l'un et l'autre prononcent une conférence au printemps 96 sur le rôle révolutionnaire de l'écrivain (30). Pelloutier tient la chronique
(25) Voir son article dans ce même numéro, ainsi que son livre à paraître prochainement, Les idées politiques et sociales de Maurice Barrés.
(26) Articles des 19, 20, 22, 24, 25, 30 septembre 1894.
(27) Article du 23 septembre 1894.
(28) Dans une autre lettre à Monatte en date du 5 avril 1944, Hamon écrit : « Je considère Barrés, avec ses ouvrages comme le Jardin de Bérénice, anarchiste à cette époque-là. »
(29) « Etre et paraître », Le Journal du Peuple, 7 mars 1899.
(30) La revue L'Art social, auquel Pelloutier collabore à son arrivée à Paris, a paru de novembre 1891 à février 1894 ; puis elle a reparu de juillet à décembre 1896, comme organe du « groupe d'art social » qui groupe des écrivains aux franges de l'anarchie.
Cf. le D.E.S. de Françoise SCOFFHAM-PEUFLY (Lettres modernes) : Les problèmes de l' « Art social » à travers les revues politico-littéraires et les groupes d' « avant-garde ». Politique en France dans les années 1890-1896, Vincennes, 1970, sous la direction de Mme Rebérioux et de M. Levaillant. (Il s'agit en fait d'une monographie sur la revue et le groupe « l'art social ».) La conférence de B. Lazare eut lieu salle Cardinet le 4 avril 1896 ; celle de Pelloutier, l'art et la révolte, eut lieu salle du Commerce le 30 mai 1896.
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sociale de l'hebdomadaire dirigé par B. Lazare, L'Action puis L'Action sociale (31), qui affirme dans son manifeste :
L'effort combiné du prolétariat travaillant à sa propre émancipation
et de l'écrivain descendu, pour n'y jamais remonter, de sa tour d'ivoire
suffira à créer la Terre nouvelle.
Enfin, tous deux participent de concert avec Pouget, Jean Grave, Hamon, Louise Michel au meeting anarchiste tenu le 1er août 1896 à Saint-Martin's Hall en prélude au fameux congrès international qui verra la rupture définitive entre socialistes et anarchistes (32).
Mais Pelloutier ne se contente pas de ces relations intellectuelles. Les contacts étroits qu'il entretenait avec la Bourse du Travail de SaintNazaire lui permettent de se faire très vite une place dans les milieux syndicalistes parisiens. Sa collaboration au journal allemaniste de Dijon, l'Avenir social, en témoigne : dès les premiers mois de 93, il suit de très près les activités de la Bourse du Travail, s'indigne de son occupation par la police de Dupuy et de sa fermeture (6 juillet 1893), commente le congrès corporatif mixte de Paris (12-16 juillet 1896), représente SaintNazaire à la Fédération des Bourses dont il est élu secrétaire adjoint au lendemain du congrès de Lyon (25-27 juin 1894).
Celui qui, moins de deux ans après son départ, revient en Loire-Inférieure pour participer au congrès de Nantes est donc devenu rapidement un personnage dans le monde syndical. Les épisodes du congrès, où Briand, excellent orateur, tient les premiers rôles à la place de Pelloutier sont trop connus pour qu'on les retrace ici. Loin de contribuer à l'unité du parti ouvrier, la grève générale approfondit au contraire le fossé qui sépare les marxistes partisans de l'action politique des syndicalistes libertaires. C'est ce que constate avec satisfaction l'année suivante un indicateur de police, « Pasteur », rendant compte du congrès de Limoges où a été fondée la C.G.T. (33) :
Il est à souhaiter que le comité de la grève générale se maintienne dans cette nouvelle organisation [le conseil national de la C.G.T.], car certaines fractions politiques combattant la grève générale hésiteront à rentrer dans le sein du Conseil national ouvrier, de là une division se produira et un antagonisme aura lieu entre les partisans de la grève générale et ceux qui ne le sont pas ; ce qui retirera de la force aux organisations ouvrières.
(31) Qui ne connut que cinq numéros du 1er au 29 février 1896. On peut les consulter à l'Institut français d'histoire sociale.
(32) Cependant Bernard Lazare n'est pas admis parmi les membres réguliers de la délégation française. A quel titre était-il venu à Londres ? Deut-êtiv délégué par l'Art social.
(33) Archives nationales, F7 12491. Ce Pasteur a été identifié par Robert Brécy. Il n'est autre qu'Henri Girard, perpétuel secrétaire du comité de la grève générale et cosignataire avec Pelloutier de la célèbre brochure Qu'est-ce que la grève générale ?
Cf. Robert BRÉCY, La grève générale en France, pp. 65-70.
A noter que Pelloutier, qui semble avoir été sur place, ne participait pas officiellement au congrès de Limoges où fut fondée la C.G.T. A cela deux raisons : d'abord, sa défiance à l'égard d'une nouvelle organisation venue faire concurrence à sa Fédération des Bourses. Ensuite, sa réserve à l'égard d'une opération antiguesdiste, certes, mais menée par des politiques allemanistes et blanquistes, non par des syndicaux purs. Du reste, les éléments modérés et réformistes ne tardent pas à prendre le dessus au sens de la C.G.T.
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Avec des motivations certes plus élevées, Pelloutier ne raisonne pas autrement. C'est systématiquement qu'en compagnie d'Hamon, de Malatesta pour l'Italie, de Cornélissen pour la Hollande (34), il prépare le congrès et « travaille » les futures délégations. Il ne s'en cache nullement :
Pour nous, libertaires, le but à atteindre, c'est d'introduire dans le congrès une majorité d'hommes dont le mandat ne puisse être contesté [...]. Ces syndicats qui, en 1894, ont exclu du congrès de Nantes l'étatmajor guesdiste, qui à Limoges ont acclamé pour la seconde fois la grève générale et refusé l'aman à quelques marxistes honteux, sauront débarrasser l'Europe — après s'en être débarrassés eux-mêmes — d'une fraction d'autant plus insupportable qu'elle est sans force réelle [sic]
écrit-il dans l'hebdomadaire de Bernard Lazare (35).
On aurait donc tort de voir dans les anarchistes et leurs alliés de pures et innocentes victimes de l'intolérance « marxiste » au congrès de Londres. Celle-ci est hors de doute. La pugnacité de leurs adversaires ne saurait non plus être niée, ni même leur machiavélisme. Commentant les résultats du congrès (36), Pelloutier n'écrit-il pas à L. de Seilhac :
Quant au résultat du congrès, le voici : tous les militants de l'action syndicale vont exploiter l'intolérance stupide de la minorité pour élargir le fossé qui séparait déjà les syndicats des politiciens.
Remerciant Maurice Pelloutier de lui avoir envoyé la biographie consacrée à son père, le même L. de Seilhac commente sur le mode lyrique (37) :
Je n'y ferai qu'un reproche..., c'est de n'avoir pas assez tenu compte du point culminant de la carrière de Pelloutier, du coup d'habileté et de force qui libéra à jamais les ouvriers des politiciens, du guet-apens de Londres où les guesdistes se virent surpris et écrasés par les cohortes romaines, sous le commandement de Pelloutier, Pouget, etc.
Ce fut un coup de génie...
Le sommet de la carrière de Pelloutier, pourquoi pas, sur le plan politique ? Mais ce serait oublier que, sur le plan syndical, son oeuvre ne fait que commencer. Désormais, en tout cas, l'existence de Pelloutier s'identifie à peu près totalement à la croissance des Bourses du Travail et surtout de leur organisme fédéral. C'est pourquoi il n'est pas possible d'en suivre dans le cadre d'un article tous les développements.
Nous avons jusqu'ici aperçu de Pelloutier l'oeuvre négative : l'élimination des politiques. Il nous reste à examiner d'une manière positive sa pensée et son action en matière syndicale.
A l'opposition classique entre syndicalisme révolutionnaire et syndicalisme réformiste, nous avons déjà proposé dans un précédent article
(34) Cf. sur ce point le témoignage de Hamon dans la Révolution prolétarienne du 1er mars 1928, n° 53.
(35) L'Action sociale, 15 fév. 1896.
(36) L. DE SEILHAC, « Le congrès socialiste de Londres », in la Revue bleue du 29 août 1896.
(37) Lettre du 13 janvier 1911 conservée au Musée social dans le registre où Maurice Pelloutier avait rassemblé les échos suscités par la publication de la biographie de son frère.
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(38) de substituer la distinction entre syndicalisme d'action directe (39) et syndicalisme d'action indirecte, comme rendant mieux compte des motivations des dirigeants — mais aussi des acteurs de la base —, des alliances conclues et du caractère des principales luttes. Nul n'illustre mieux ce point de vue que Pelloutier. Nous nous proposons donc d'examiner trois points qui touchent à la fois sa pensée et son action à la lumière de sa conception de l'action directe : il s'agit de la grève générale, de l'organisation syndicale et de l'éducation.
LA RÉVOLUTION DIRECTE
De 1892 à 1895 — date à laquelle il devient unique secrétaire et maître d'oeuvre incontesté de la Fédération des Bourses —, la grève générale a constitué le thème principal de sa pensée (40) et de sa propagande. Au delà des deux congrès de 1896, celui de Londres et celui des Bourses qui se tient à Tours et où l'on examine le rôle des Bourses du Travail dans la société future, les perspectives eschatologiques font place à des préoccupations matérielles et immédiates de nature beaucoup plus modeste. Trois raisons à cela : d'abord, nous l'avons vu, la grève générale a achevé d'opérer la décantation voulue par Pelloutier entre les syndicalistes et les politiques ; ensuite, il cesse de croire que la révolution est imminente (c'est du reste le moment où, après une longue phase de stagnation, l'économie capitaliste opère un spectaculaire redressement en France comme à l'étranger) ; enfin, il est incontestable qu'à cette date Pelloutier a réussi à clarifier et à stabiliser sa pensée. La publication, en décembre 1895, de la brochure Qu'est-ce que la grève générale ? en est la preuve. Cet essai, qui se présente comme une conversation entre ouvriers sur la tactique à suivre devant la diminution des salaires, s'efforce de démontrer la nécessité de la grève générale à partir d'une quintuple condamnation :
a) Condamnation des grèves partielles comme hasardeuses, coûteuses, stériles, démobilisatrices. De la part d'un homme considéré comme le père du syndicalisme français, il s'agit d'une position qui peut paraître paradoxale, mais qui est largement répandue dans les milieux socialistes
(38) « Théorie syndicaliste révolutionnaire et pratique gréviste », Le Mouvement social, n° 65, octobre-décembre 1968, pp. 55-69.
(39) Selon l'hebdomadaire L'Action directe, fondé par Griffuelhes et ses amis (15 janvier 1908), Pelloutier aurait été le premier à utiliser l'expression d' « action directe » dans L'Ouvrier des deux mondes du 1er février 1897 : « Le syndicat des employés du département de la Seine, convaincu que le moyen d'opérer des modifications dans les conditions de travail dépend beaucoup plus de l'action directe exercée par les syndicats contre les patrons que des inutiles appels à l'intervention législative ou administrative... »
(40) Cf. Colette CHAMBELLAND, « La grève générale, thème de la pensée de Fernand Pelloutier et d'Aristide Briand », L'Actualité de Fhistoire, 1957, n° 18, pp. 18-27 ; n° 19, pp. 1-12.
FERNAND PELLOUTIER 15
de l'époque. Pelloutier, comme Guesde du reste, croit à la fameuse « loi d'airain des salaires » qui interdirait toute amélioration de la condition ouvrière et qui est à ce titre la répudiation la plus radicale du réformisme (41).
b) Condamnation des caisses de grève et de chômage. Pelloutier tient à abjurer publiquement l'erreur qu'il a commise en 1892, en préconisant un service d'approvisionnement de réserve géré par les coopératives. C'est qu'en effet,
organiser la grève générale ! Mais c'est absurde... Organiser les travailleurs pour qu'ils 1 soient prêts, le cas échéant, à cesser le travail, très bien ; faire par ce journal, la brochure, les réunions publiques, toute la propagande utile, soit...
c) Condamnation de l'insurrection, comme fatalement vouée à l'échec. Le souvenir de la Commune continue de peser lourd :
— 1er ouvrier : Nos élus appelleront le peuple aux armes et l'on recommencera le 18 mars.
—■ 2e ouvrier : Pourquoi n'ajoutes-tu pas aussi le 24 mai ?
d) Condamnation de la grève générale pacifique, comme un vain simulacre ou, dans le meilleur des cas, une épreuve de force financière (caisses de grève contre coffres-forts) dont le prolétariat sortirait nécessairement vaincu.
e) Condamnation de la conquête des pouvoirs publics par la voie légale, c'est-à-dire par le suffrage universel : « Pour moi, je crois que les bourgeois ne respecteront le suffrage que s'il ne menace pas d'expropriation. »
De cette série de définitions négatives émane une vision beaucoup plus précise de la grève générale : elle sera un mouvement, sinon violent, du moins actif, tendant à annihiler la résistance du capitalisme et de ses moyens de coercition : pour cela, il évitera de prendre la forme d'une insurrection, trop facilement réductible militairement, ou d'une épreuve de force financière qui verrait nécessairement la défaite du prolétariat. Elle ne débouchera pas sur un pouvoir socialiste, mais sur une société de type absolument nouveau, reposant sur la libre association de producteurs :
C'est que la grève générale devant être une révolution de partout et de nulle part, la prise de possession des instruments de production devant s'y opérer par quartier, par rue, par maison, pour ainsi dire, plus de constitution possible d'un « gouvernement insurrectionnel » d'une « dictature prolétarienne », plus de « foyer » à l'émeute, plus de « centre » à la résistance ; l'association libre de chaque groupe de boulangers dans chaque boulangerie ; de chaque groupe de serruriers dans chaque atelier de serrurerie ; en un mot, la production libre.
Il fallait citer ce texte pour montrer comment la modernisation des procédés de lutte révolutionnaire est intimement liée au contenu même de cette révolution.
(41) Cf. l'article « Qu'est-ce que la question sociale ?» in L'Art social, janvier 1894.
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Parce qu'elle est la seule qui soit fondée sur la situation de l'ouvrier comme producteur, et qui place la rupture au sein du processus de production, la grève générale doit être regardée comme la seule révolution ouvrière, distincte dans ses procédures comme dans ses buts de l'insurrection petite bourgeoise avec ses moments caractéristiques : manifestation, émeute, barricades, combat de rue, nomination d'un gouvernement provisoire, retour à la normale. La grève générale, au contraire, est non seulement épreuve de force ; elle est affirmation par la classe ouvrière de son identité ; de sa spécificité ; elle est en même temps acte de volonté, d'auto-émancipation, de candidature à l'organisation de la nouvelle société. Elle ne débouche pas sur l'Etat socialiste, mais sur la négation de l'Etat oppressif ; elle ne se traduit pas par une économie collectiviste, mais par l'autogestion.
OEuvre de la classe ouvrière et d'elle seule, la grève générale n'est pas autre chose que l'application de la lutte des classes au domaine de la révolution. C'est en tout cas ce qu'affirme Georges Sorel, comparant l'attitude du guesdisme, ce marxisme abâtardi, à la « nouvelle école » dont Pelloutier est le représentant (42) :
Pelloutier avait un sens très net de la nécessité qui s'impose de fonder le socialisme sur une absolue séparation des classes [...]. [La « nouvelle école »] purgea ainsi le marxisme traditionnel de ce qui n'était pas marxiste.
En ce sens, la grève générale, c'est l'action directe dans la révolution. Mais il ne suffit pas à Pelloutier que la révolution ainsi conçue soit pour la classe le moyen de recouvrer son identité ; il faut que, par le même mouvement, l'individu fasse de même ; sinon l'action directe s'arrêterait en chemin. C'est tout Pelloutier qu'il faudrait citer ici. Contentons-nous du fragment le plus célèbre où le moribond dans sa fameuse Lettre aux anarchistes définit, avec une éloquence dont il n'est pas coutumier, la situation des anarchistes tels que lui (43) :
Actuellement, notre situation dans le monde socialiste est celle-ci : proscrits du « Parti » parce que, non moins révolutionnaires que Vaillant et que Guesde, aussi résolument partisans de la liberté individuelle, nous sommes en outre ce qu'ils ne sont pas : des révoltés de toutes les heures, des hommes vraiment sans Dieu, sans maître et sans patrie, les ennemis irréconciliables de tout despotisme, moral ou matériel, individuel ou collectif, c'est-à-dire des lois et des dictatures (y compris celle du prolétariat) et les amants passionnés de la culture de soi-même.
Au total, lorsqu'on examine la place de la grève générale chez un homme comme Pelloutier et, à travers lui, chez des générations entières de militants ouvriers de l'époque, on est frappé du fait qu'il s'agit toujours d'allier les exigences de l'action collective de classe avec la sauvegarde en tout état de cause des droits de l'individu. Cette alliance de l'action de masse et de l'individualisme — nous dirions plutôt aujourd'hui personnalisme —, voilà justement en quoi consiste l'action directe.
(42) Georges SOREL, La décomposition du marxisme, 1908, pp. 56-61.
(43) Lettre aux anarchistes : préface au Congrès général du parti socialiste français, 1900, p. VII
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On a pris l'habitude de considérer les syndicalistes partisans de la grève générale comme des utopistes, adeptes d'une sorte de Pentecôte révolutionnaire qui viendrait comme par enchantement résoudre les problèmes que se pose le prolétariat. Que chez quelques esprits primaires et bruyants (ces « braillards » qu'un Pelloutier, un Griffuelhes détestaient) cette conviction ait existé, on ne saurait le nier. Mais elle n'a jamais conquis les masses ; elle n'a jamais été non plus le fait des dirigeants les plus lucides. Pour qui veut se donner la peine d'examiner de près le « mythe » — comme dit si bien Sorel — de la grève générale, il sera vite clair que loin de servir de panacée, elle joue le rôle d'idée régulatrice destinée à rappeler en permanence les exigences les plus hautes de l'esprit révolutionnaire au sein même du processus aléatoire de la révolution.
UNE ORGANISATION NON DIRECTIVE
Tout au long de sa vie active, Pelloutier aura été un homme « d'appareil ». Il n'a jamais connu l'existence d'un militant de base. A notre connaissance, il n'a jamais participé directement à une grève. Sa seule activité en dehors de son rôle à la Fédération des Bourses aura été la création d'un syndicat international (sic) des journalistes socialistes révolutionnaires (14 adhérents...), aux côtés d'Argyriadès, destiné à concurrencer celui qui, sous l'influence des guesdistes, avait blâmé la façon dont il s'était acquitté de son mandat au congrès de Nantes (1894). L'année suivante, il est membre du syndicat des employés (44), où il ne paraît pas avoir joué un rôle important.
Il est d'autant plus remarquable que cet homme d'appareil n'ait jamais été un « apparatchik ». Non qu'il ait ignoré les problèmes d'organisation. Ses manoeuvres antiguesdistes, lors du congrès de Londres, le prouvent. Il est même capable de pousser très loin le patriotisme d'organisation. Son animosité à l'égard de la C.G.T., coupable de faire concurrence à la Fédération des Bourses, est radicale ; elle ne se dément à aucun instant : dès sa fondation, cette conjonction de syndicalistes réformistes (Keufer, Victor Dalle) et de politiciens antiguesdistes —• au premier chef Allemane — ne lui dit rien qui vaille, et il fera tout pour empêcher la Fédération des Bourses de fusionner. Trois ans plus tard, le congrès de la C.G.T. de Rennes (26 septembre-1er octobre 1898) est rempli de sa querelle avec le secrétaire de celle-ci, Lagailse (45). La défiance de Pelloutier à l'égard de ce dernier n'est du reste pas injustifiée, puisque deux semaines plus tard son attitude équivoque lors de la grève générale manquée des Chemins de fer — a-t-il renseigné le gouvernement ? —- le déconsidère totalement et l'oblige à se retirer. On a souvent dit qu'à la fin de sa vie, Pelloutier était devenu le principal obstacle à l'unification entre la C.G.T. et la Fédération des Bourses. Et de fait, un peu plus d'un an après sa mort, au congrès de Montpellier (22-27 septembre 1902), cette unification se réalise enfin. On oublie qu'entre-temps est intervenu un événement capital qui va faciliter les choses : l'arrivée
(44) Archives de la Préfecture de Police, BA 1216.
(45) Xe congrès national corporatif. Compte rendu des travaux (passim).
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à la tête de la C.G.T. d'une équipe de « révolutionnaires » avec Griffuelhes et Pouget, qui succède à la direction réformiste d'Eugène Guérard (septembre 1901).
Dans ces conditions, il est d'autant plus intéressant d'attirer l'attention sur le point suivant : Pelloutier, ce père des « Bourses du Travail », ce bâtisseur d'organisation s'est toujours efforcé de donner à celle-ci une charpente aussi légère, aussi fine que possible. En français, le mot « organisation » désigne à la fois l'action d'organiser et la structure résultant de cette action. Lorsque le second sens finit par l'emporter sur le premier, au point que la survie ou le développement de la structure deviennent une fin en soi au détriment des objectifs pour lesquels elle a été fondée, on entre dans l'univers bureaucratique. C'est ce que Pelloutier veut éviter à tout prix. Faire de lui le « fondateur » des Bourses du Travail est non seulement une inexactitude historique, mais encore un contresens sur sa pensée. Pelloutier ne fonde pas les Bourses du Travail, il accompagne leur fondation. Le rôle des organisateurs est à la fois simple, modeste et nécessaire : il s'agit de mettre les travailleurs et leurs groupements en relation entre eux, leur permettre d'échanger leurs expériences, leur fournir de la documentation. Rien ne reflète mieux son ambition que la fondation, le 1er février 1897, de l'Ouvrier des deux mondes, « revue mensuelle d'économie sociale », une des meilleures sinon la meilleure revue que la classe ouvrière française eut jamais à sa disposition. Pour qui imaginerait Pelloutier en romantique propagandiste de la grève générale et de la révolution libertaire, la lecture de l'Ouvrier des deux mondes ne doit pas laisser d'étonner. La place réservée à la propagande est nulle, celle consacrée à l'opinion, ou l'idéologie, extrêmement faible. Les jugements de valeur apparaissent à peine. L'essentiel du journal est consacré à des études documentaires sur la condition ouvrière ou sur les organisations ouvrières, coopératives et syndicales. Les premières, qui fournissent l'article-leader des neuf premiers numéros de la revue, sont signées de Fernand Pelloutier et de son frère Maurice ; elles concernent la durée du travail, les salaires, le travail des femmes et des enfants dans l'industrie. Quant aux secondes, elles correspondent à l'ambition de Pelloutier de faire de sa revue un organe de liaison entre les différentes Bourses ; c'est pourquoi il convie leurs secrétaires, ainsi que ceux des fédérations syndicales, à exposer par écrit la vie et la structure de leur organisation. Souvent, du reste, ces monographies ont été rédigées à l'occasion d'un congrès des Bourses, sur l'invitation de Pelloutier lui-même, qui considère les congrès comme une occasion de contacts et un échange d'informations entre organisations souveraines ; il a toujours combattu l'idée que les résolutions de congrès puissent être exécutoires (47) ; qu'il puisse exister une discipline quelconque, et que le résultat des délibérations communes puisse être autre chose qu'une série de voeux : au vrai, la Fédération des Bourses est une confédération.
Rien du reste ne le montre mieux que la manière dont fonctionne le
(46) Elles figurent dans le recueil La vie ouvrière en France, publié en 1900.
(47) Voir à ce sujet le débat au congrès de Rennes de la C.G.T. en 1898, pp. 44-45 J
(48) Cf. l'article : « Le Comité fédéral des Bourses du Travail » paru dans le Mouvement socialiste de Lagardelle, n° 20, lar novembre 1899, pp. 553-562 ; repris dans l'Histoire des Bourses du Travail, pp. 149-158.
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comité fédéral des Bourses (48). Pelloutier est très fier de la suppression de la présidence et du vote, ces deux symboles du parlementarisme, au cours des séances qui ont lieu chaque semaine. Les questions, ajoute-t-il, y sont « toutes et toujours résolues dans le sens le plus libertaire ». Cela est d'autant plus possible qu'elles sont de moindre importance et qu'il s'agit d'abord de jouer le rôle de « boîte aux lettres ». Voici comment Pelloutier définit la mission de la Fédération (49).
Elle devrait être d'initier les Bourses aux travaux les uns des autres, d'en augmenter le nombre, d'établir par de fortes enquêtes la situation du travail, de rassembler et de coordonner les documents locaux recueillis sur les ressources naturelles et le mode de production, de noter les transformations produites par les découvertes scientifiques, et enfin de régler, par la publication des statistiques régionales du placement, les migrations des sans-travail.
Significative à cet égard est la manière dont est résolue la représentation des Bourses de province au comité fédéral. En raison de la faiblesse des ressources financières de l'organisation — incapable de faire vivre décemment son secrétaire — elle est assurée par des membres bénévoles de la Bourse de Paris (50). Il n'est pas facile de trouver des délégués. Voici, à titre d'exemple, les tribulations de Nicolas Richer, secrétaire de la Bourse du Travail du Mans, et de Fernand Pelloutier, pour faire représenter cette Bourse au comité fédéral (51). Le 20 juillet 1895, le second écrit au premier pour l'inviter à désigner un délégué : « Dans le cas où vous ne connaîtriez personne, nous nous empresserions de vous faire connaître les citoyens que la Bourse de Paris nous a indiqués comme acceptant la délégation. » Ainsi, ce qui sera un jour un poste recherché pour l'influence et l'honneur qu'ils procurent n'est encore regardé que comme un service pour lequel on demande des volontaires. Apparemment, Richer ne connaissait personne, car le 13 août Pelloutier lui recommande Labbé, du syndicat des plombiers-zingueurs, dont le secrétaire de la Bourse de Paris a garanti le sérieux et la ponctualité ; renseignements erronés sans doute, car, depuis, Labbé n'a pas donné signe de vie ; de sorte que, le 26 octobre, Pelloutier suggère de le remplacer par Berland, du syndicat des ouvriers en instruments de précision, « dont je me porte garant, autant du moins qu'on puisse se fier aux promesses ». Apparemment on ne le peut pas, car, le 26 février 1896, Pelloutier, dans une nouvelle lettre à Richer, croit « avoir fait un choix heureux » en la personne du citoyen Michel, trésorier du syndicat des employés : « Je connais personnellement le citoyen Michel et sais qu'il ne recule devant aucun sacrifice quand il s'agit de remplir un mandat qu'il a accepté. » Las ! la constance a des limites et nous apprenons par deux lettres adressées à Nicolas Richer le 17 et le 23 avril 1898 que Michel « se relâche ». Au moins celui-là a-t-il tenu deux ans.
(49) Les syndicats en France, p. 16.
(50) Ce qui du reste a pour effet de réduire les guesdistes à la portion congrue en raison de leur faible implantation dans les syndicats parisiens. On comprend mieux dans ces conditions leurs efforts relatés ci-dessous pour décentraliser le siège de la Fédération.
(51) Correspondance Richer-Pelloutier in Archives Monatte déposées à l'Institut français d'histoire sociale.
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Lanegrand, qui lui succède, disparaît un an après, et Pelloutier, le 2 mai 1900, confesse qu'il a eu bien du mal à trouver un remplaçant : il pense toutefois que le citoyen Hartmann fils fera l'affaire : « Néanmoins et pour dégager ma responsabilité, demandez-lui s'il s'engage à assister assidûment à nos séances. » L'expérience rend prudent...
Si la désignation des délégués est soumise à de telles contingences, ne peut-on pas élever des doutes sur le degré de démocratie de l'organisation ? Oui, si l'on continue de raisonner dans le cadre de la démocratie représentative, où la personnalité du représentant est essentielle, et par suite la liberté de choisir cette personnalité. Non, si l'on se place dans la perspective d'une démocratie directe où le délégué n'est qu'un porteparole, et où la principale qualité qu'on exige de lui est la transparence. C'est ainsi que dans une lettre du 19 août 1897 adressée au même Nicolas Richer, qui s'était plaint publiquement de la désignation de l'anarchiste Broussouloux comme délégué de la Bourse de Saumur, Pelloutier félicite cette dernière qui, « quoique peu avancée, confie ses intérêts à un révolutionnaire en la loyauté duquel elle a confiance ». Si le mandat est en effet impératif, la personnalité du mandataire importe peu et, de fait, on voit souvent tel ou tel préciser en cours de séance qu'il exprime l'opinion de la Bourse qu'il représente, et non la sienne propre, qui serait différente. Dans ces conditions, la désignation plus ou moins aléatoire des délégués est une garantie, et non un obstacle. Les Grecs l'avaient bien connu, qui avaient fait de la désignation de certains magistrats par tirage au sort un des principes de la démocratie directe.
Il arrive pourtant que le dieu des bureaucrates se revanche et que les rôles se trouvent inversés. La chose se passe en 1895, au congrès de Nîmes. La Bourse d'Alger, soutenue par celles de Grenoble, Toulon, Bordeaux et Narbonne, propose que désormais « le siège de la fédération » soit dans la ville où aura eu lieu le dernier congrès des Bourses. N'est-il pas naturel, si l'on est aussi décentralisateur qu'on l'affirme, d'arracher la Fédération des Bourses à la tyrannie parisienne ? Derrière cette proposition, il y a les guesdistes qui n'ont pas désespéré d'arracher la Fédération à la domination des allemanistes et des anarchistes et qui savent leurs chances nulles tant que le siège sera maintenu à Paris. Du reste, feu la Fédération des syndicats, d'obédience guesdiste, pratiqua jusqu'à sa mort ce système de rotation.
La réponse de Pelloutier est simple : une grande partie de la force de la bourgeoisie, depuis la Révolution française, réside dans la concentration,
sur un point unique du territoire, de tous les rouages de la vie sociale, ministères, parlements, banques, universités ; [et de] toutes les institutions susceptibles de protéger ces rouages : armée, magistrature, police... Avons-nous le droit, tandis que l'armée concentre ses moyens de défense, d'éparpiller les nôtres ? (52).
L'argumentation n'est pas totalement convaincante ; elle n'en est que plus intéressante : elle permet de fixer nettement les frontières que Pel(52)
Pel(52) L'anarchisme et les syndicats ouvriers », Les Temps nouveaux, 2 nov. 1895, pp. 2-3-4.
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loutier trace, tant avec la conception autoritaire qu'avec la conception purement anarchiste. Celle-ci n'est pas acceptable, parce qu'il est vain d'espérer que la révolution, si elle vient à se produire, tranchera d'un coup tous les problèmes (53) :
Personne ne croit ou n'espère que la prochaine révolution, si formidable qu'elle doive être, réalise le communisme anarchique pur. Par le fait qu'elle éclatera, sans doute, avant que soit achevée l'éducation anarchiste, les hommes ne seront point assez mûrs pour pouvoir s'ordonner absolument eux-mêmes, et longtemps les caprices étoufferont en eux la voix de la raison... Mais l'état transitoire à subir doit-il être nécessairement, fatalement, la geôle collectiviste ? Ne peut-il consister en une organisation libertaire limitée exclusivement aux besoins de la production et de la consommation, toutes institutions politiques ayant disparu ?
Au total, il en va du système d'organisation comme de la grève générale : l'intérêt qui s'y attache et que Pelloutier leur porte vient moins de leur importance intrinsèque que de l'incidence de leurs formes sur les buts qu'elles poursuivent. La distinction — voire l'opposition — entre les moyens et la fin est une absurdité dans la mesure où la fin est toujours déterminée par le genre des moyens poursuivis. Aux syndicalistes révolutionnaires tels que Pelloutier, on pourrait légitimement appliquer le mot du « révisionniste » Bernstein, selon lequel le but n'est rien ; tout est dans les moyens d'y parvenir.
Un homme acquis à de tels principes doit nécessairement accorder une place de choix, dans son système politique, à l'éducation.
« INSTRUIRE POUR RÉVOLTER » (54)
Cette formule lapidaire doit être complétée, expliquée par la célèbre interrogation placée en tête de l'article sur le « Musée du Travail » : « Que manque-t-il à l'ouvrier français... ? » [Certainement pas la bravoure, la Commune l'a montré], ce qui lui manque, c'est la science de son malheur... » (55). Ajoutons ici la définition de l'oeuvre de Pelloutier par Georges Sorel, dans sa préface à l'Histoire des Bourses du Travail (56) :
Apprendre au prolétariat à vouloir, l'instruire par l'action, et lui révéler sa propre capacité, voilà tout le secret de l'éducation socialiste du peuple.
Voilà en effet tout l'essentiel. Au moment d'aborder cette questionclé pour l'intelligence de Pelloutier, j'ai l'impression que tout déjà a été dit : comment en effet aborder quelque aspect de sa vie ou de son oeuvre sans rencontrer cette préoccupation permanente et prioritaire
(53) Ibid.
(54) « L'action sociale », L'ouvrier des deux mondes, n° 15, mai 1898, p. 230.
(55) « Le musée du Travail », L'ouvrier des deux mondes, n° 14, avril 1868, 209. C'est nous qui soulignons.
(56) P. 1.
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chez lui : éduquer ? Chemin faisant, en effet, nous avons vu comment les actions syndicales préconisées par Pelloutier ont toujours un double objet : le leur propre et un objet éducatif : ainsi en va-t-il des services de mutualité, de l'organisation syndicale. La grève elle-même, qui est généralement récusée, ne trouve grâce aux yeux de Pelloutier que si elle a valeur éducative. Il est rare qu'une grande pensée socialiste ne soit pas aussi une pédagogie : ce n'est pas par hasard que Maurice Dommanget a pu consacrer une série d'études aux « grands éducateurs socialistes — de Proudhon et Marx à Ferrer et Albert Thierry ». Pelloutier n'échappe pas à la règle.
Pour la commodité de l'exposé on distinguera ici deux niveaux : la position de Pelloutier sur l'enseignement au sein des Bourses d'une part, ses idées en matière d'éducation de l'autre.
Nul doute que pour lui l'enseignement ne soit une des tâches essentielles des Bourses du Travail, comme en témoigne l'examen de leur oeuvre (57), où il vient en deuxième position, derrière les services de mutualité, mais avant la propagande et l'encouragement à la coopération. Il est vrai que derrière ce terme générique, l'auteur place diverses choses, y compris le projet mort-né de musées du Travail, dont il sera question plus loin. Ainsi par exemple les bibliothèques, qui font l'objet de toute sa sollicitude, quand on sait l'importance que cet autodidacte a toujours attaché à l'étude solitaire. « Actuellement, il n'est pas de Bourse du Travail qui ne possède une bibliothèque » (58). Sauf le cas de petites Bourses récemment formées, et dont l'existence était dans les débuts fort théorique, la chose est exacte.
En 1907, soit six ans après la mort de Pelloutier, 116 Bourses sur 136 en possèdent une (59). Le nombre des volumes peut aller de quelques unités à 2.700 pour la Bourse de Paris. Chiffres modestes, on le voit. Qui alimente ces bibliothèques ? D'abord et surtout le Ministère du Commerce, qui fait don de nombreux ouvrages, techniques notamment. Pas plus qu'il ne répugne aux subventions municipales, Pelloutier ne dédaigne l'appel aux bureaux compétents. Voici ce qu'il écrit le 7 octobre 1898 à Nicolas Richer, secrétaire de la Bourse du Mans (60) :
J'ai voulu attendre, avant de vous écrire, l'effet de la demande que j'ai adressée pour votre bibliothèque à l'office du Travail. Or, le citoyen Finance, chef du bureau des syndicats professionnels, sort à l'instant de chez moi, et voici ce qu'il m'a dit (mais cela confidentiellement)... [C'est le préfet qui refuse de donner un avis favorable] : Qu'avez-vous fait au préfet de la Sarthe ?
Pelloutier conseille alors de faire adresser les demandes de livre par les syndicats eux-mêmes, pour lesquels l'avis du préfet n'est pas
(57) Voir l'article « Les Bourses du Travail » in Revue politique et parlementaire, 10 sept. 1899, n° 63, t. XXI, pp. 493-544, reproduit dans l'Histoire des Bourses du Travail, pp. 85-148.
(58) Ibid.
(59) Nous utilisons ici l'excellent travail, malheureusement inédit, de T.-B. CALDWELL, Worker's éducation in France, 1890 to 1914, 1962, 446 p. dactylographiées. Thèse de Ph. D. de l'Université de Leeds (Grande-Bretagne).
(60) Archives Monatte, I.F.H.S.
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nécessaire. Le 24 novembre, il annonce l'envoi de dix-sept livres techniques sur des métiers comme le menuisier, l'ébéniste :
« De la Librairie ouvrière, je suis à la fois le patron, le courtier, l'emballeur et le commissionnaire aux gares. »
A côté des ouvrages techniques, les bibliothèques comprennent les ouvrages les plus divers « fraternisant par le génie » et on le voit se réjouir qu'Adam. Smith y voisine avec Marx, Proudhon, Zola, Kropotkine et Anatole France avec de Maistre et Chateaubriand. Certes, Pelloutier ne se fait guère d'illusions : ces livres pour la plupart sont peu lus : mais l'important, c'est qu'ils soient là, à la portée des ouvriers, et notamment des responsables syndicaux, ces « ouvriers avides de savoir ».
Que beaucoup reste à faire, c'est l'évidence même, car « l'instruction économique... est à peine ébauchée » (61). Et le fondateur de l'Ouvrier des deux mondes de déplorer avec une amertume inaccoutumée le désintérêt de la masse des travailleurs pour la presse ouvrière. On ne saurait trop insister sur l'importance de son propre combat — et de son échec — pour faire vivre une revue au service du prolétariat. Cet homme qui ne cessa de demander l'impossible à sa carcasse malade pouvait se permettre d'être exigeant à l'égard de la classe ouvrière. L'incapacité du prolétariat français à faire vivre un journal est comparable à sa répugnance à se syndiquer, à payer régulièrement ses cotisations, à loger des organisations dans ses propres meubles et à faire vivre décemment ses responsables : c'est le signe que la « capacité économique » de la classe ouvrière n'est pas encore à la hauteur de ses aspirations.
Restent les cours professionnels. Ils se sont développés dans le cadre des Bourses du Travail, avec le plus souvent le soutien financier des municipalités. Caldwell (62), qui les a étudiés, les a trouvés très vivants, pendant la dernière décennie du xixe siècle, dans la plupart des Bourses de province, notamment à Nîmes, à Toulouse, à Marseille. Le plus souvent, cet enseignement professionnel concerne des professions artisanales et peu industrialisées, comme le Bâtiment, la Mécanique ou l'Ameublement. Il s'y exprime très souvent une réelle solidarité entre compagnon et petit patron, qui explique du reste les appuis politiques dont les Bourses ont bénéficié en province, notamment dans le midi de la France, au delà des cercles traditionnels de la gauche. Ces cours professionnels, ces efforts pour le maintien de l'apprentissage expriment la résistance des ouvriers qualifiés au déclin des anciens métiers.
Malgré les inquiétudes qui se sont fait jour, notamment au congrès de Rennes (1898) sur la valeur de l'apprentissage, Pelloutier a persuadé de l'excellence d'un enseignement professionnel qui tend à lutter contre la déqualification dont est victime l'ouvrier
contre la tendance dominante dans l'industrie moderne à faire de l'enfant un manoeuvre, un accessoire inconscient de la machine, au lieu d'en faire un collaborateur intelligent (63).
(61) Conjectures sur l'avenir des Bourses, Histoire des Bourses du Travail, p. 170.
(62) Op. cit.
(63) « L'oeuvre des Bourses du Travail », Histoire des Bourses du Travail, pp. 120-121. La citation est empruntée à RAYNAUD, de la Bourse du Travail de Toulouse, dans son étude sur l'enseignement professionnel.
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Mais rien, en définitive, ne saurait donner une idée aussi exacte des conceptions de Pelloutier en matière de pédagogie ouvrière que son projet, jamais concrétisé, de Musée du Travail tel qu'il l'a exposé dans l'Ouvrier des deux inondes (64). Il s'agit de réaliser dans les Bourses du Travail une histoire des produits manufacturés en les représentant concrètement, à chaque étape de leur élaboration, accompagnés de l'appareil statistique permettant de la comprendre : prix des matières premières, temps de travail nécessaire, taux des salaires, etc. Il veut donc établir un tableau systématique de l'exploitation ouvrière, propre à donner à l'ouvrier « la science de son malheur ».
Il faut offrir au peuple le moyen de dégager lui-même les phénomènes sociaux et, de ces phénomènes, toute leur signification. Et pour cela, lui mettre sous les yeux ce qui est la matière même de la science sociale : les produits et leur histoire.
Surtout, qu'on ne compte pas sur l'Etat pour réaliser pareil projet, pour « révéler au prolétariat le secret de l'iniquité capitaliste ». En effet, « le peuple seul peut et doit recueillir les éléments de son instruction ».
Ainsi, il en va de l'éducation comme de l'action sociale ellemême : l'essentiel n'est pas dans le but, mais dans la manière de l'atteindre. Si la seule émancipation de la classe ouvrière est une auto-émancipation, à plus forte raison, l'éducation de la classe ouvrière ne peut être qu'une auto-éducation. Comment ne pas remarquer que, dans ce domaine également, Pelloutier se situe à l'intérieur d'une tradition avérée du mouvement ouvrier français : celle qui a vu dans l'enseignement mutuel un moyen privilégié d'émancipation ouvrière (65). Cette méthode d'éducation fondée sur l'existence de moniteursécoliers, c'est-à-dire l'éducation des plus jeunes et des plus inexpérimentés par leurs aînés, a été approuvée et préconisée, tant par les hommes de l'Atelier que par Fourier et ses disciples, et par Proudhon. Elle rejette la conception traditionnelle, dogmatique et quantitative de l'enseignement, et met l'accent sur l'exercice et le développement des ' facultés. Elle débouche naturellement sur la grande idée proudhonienne qui est aussi celle de Pelloutier, l'idée de capacité. Il est à cet égard significatif que ce dernier, si passionné par les questions d'enseignement lorsqu'il étudie les moyens mis à la disposition des travailleurs pour s'instruire, ne cite à aucun moment le mouvement des Universités populaires qui se développe à partir de 1899 : sans doute parce que ces écoles pour les ouvriers ne sont pas les écoles des ouvriers, à la différence des Bourses du Travail, ces « universités de l'ouvrier » selon le mot d'E. Petit qu'il aime à citer.
Quant à l'idée même de Musée du Travail, elle était déjà venue à Le Play qui l'avait suggérée à la Société d'économie charitable (66) :
(64) « Le Musée du Travail », L'Ouvrier des deux mondes, n° 14, avril 1898, pp. 209-211.
(65) Voir sur ce point Georges DUVEAU, La pensée ouvrière sur l'éducation pendant la seconde République et le second Empire, Domat, Montchrestien, 1947, 352 p., pp. 62 et 131-138.
(66) J.-B. DUROSELLE, Les débuts du catholicisme social en France, p. 621.
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coïncidence en apparence surprenante : c'est qu'en dépit de toutes leurs différences, qui sont considérables, Le Play et Pelloutier ont eu la passion des monographies concrètes en prise directe sur le milieu.
Mais la pensée de Pelloutier en matière d'enseignement ne se limite pas aux formes de mutualisme culturel que nous venons d'envisager. Celui-ci en effet débouche le plus souvent sur un syndicalisme assagi, faisant confiance à une lente évolution des mentalités. Nous allons voir que le gradualisme pédagogique de Pelloutier, au contraire, n'est nullement synonyme de pacification sociale et de refus des échéances révolutionnaires. « Instruire pour révolter », avons-nous dit. La critique des armes doit s'accompagner de l'arme de la critique. Ne le voit-on pas, dans l'article sur le « Musée social » déjà cité, déclarer que « le jour où le peuple se lèvera, il aura avec le fer, avec le feu, cette arme plus sûre que toutes les autres : la force morale due à la culture de l'intelligence » (67).
Nous retrouvons les deux pôles, moraliste et révolutionnaire, de la pensée de Pelloutier. La société d'hommes fiers et libres dont il a rêvé ne peut être accouchée, dans la violence, que par des hommes ayant pratiqué la « culture de l'intelligence » ou, comme il dit ailleurs, « la culture de soi-même ». Culture, entendons le mot dans son sens le plus actif et le plus littéral. Non pas ce vernis mondain auquel la société bourgeoise l'a souvent assimilé, mais ce travail de soi sur soi, ce défoncement en profondeur du sol, qui lui restitue sa fertilité.
Le conformisme social et le préjugé figurent parmi les pires ennemis de l'esprit révolutionnaire. (68) :
Dévoiler les mensonges sociaux, dire comment et pourquoi ont été créées les religions, imaginé le culte patriotique, construite la famille sur le modèle du gouvernement, inspiré le besoin de maîtres : tel doit être le but de l'Art révolutionnaire. Et tant qu'il restera dans l'esprit des hommes l'ombre d'un préjugé, on pourra faire des insurrections, modifier plus où moins les inutiles rouages politiques, renverser même les empires : l'heure de la révolution sociale n'aura pas sonné.
Loin d'aider à l'émancipation des cerveaux, la littérature bourgeoise est un instrument de mystification : « Outrages au sens commun, charlatanisme, folie, érotisme ! »
Dans sa conférence sur l'art social du 30 mai 1896, Pelloutier détaille sans complaisance les aberrations de la littérature contemporaine, son goût pour l'erotique, l'exotique, l'ésotérique, le raffinement décadent, la recherche de l'extraordinaire et de l'anormal. Il dénonce pêle-mêle l'engouement pour le bouddhisme, la prolifération des doctrines théosophiques, la célébration des messes noires, le renouveau du mysticisme, de l'occultisme, l'intérêt porté à la Kabbale et aux mystères d'Isis.
(67) Juste auparavant, Pelloutier doute que sa génération puisse « fouler la Terre promise ». On voit combien, en 1898, Pelloutier doute d'une révolution qu'il considérait quatre ans plus tôt comme inévitable.
Cf. également cette notation extraite de l'étude de M. DE ROUSIERS sur le trade-unionisme : « Pour se dévouer utilement, il faut donc au préalable avoir agi vigoureusement sur soi-même. »
(68) « L'art et la révolte », p. 7, L'Ouvrier des deux mondes, n° 1, février 1897, p. 13.
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Il n'est pas très difficile de mettre des noms propres derrière toutes ces tendances (69). A l'origine de cet engouement pour la magie, on s'accorde à faire une place particulière à Alphonse-Louis Constant, dit Eliphas Levi, auteur de l'Histoire de la Magie (1860) et plusieurs ouvrages consacrés à la Kabbale ; cependant que l'oeuvre de Jean Lahor (pseudonyme d'Henri Cazalis, 1840-1909) témoigne d'une influence diffuse du bouddhisme et de l'ésotérisme extrême-oriental sur le Parnasse. Mais en 1896, c'est incontestablement au symbolisme que Pelloutier en a. Les symbolistes ont été pour la plupart, en cette fin de siècle, influencés par diverses formes d'ésotérisme, dont le poète ésotérique Jules Bois — cité par Pelloutier — a fait l'inventaire dans son livre le Satanisme et la Magie (1895). On sait d'autre part l'existence vers 1888 d'un groupe d'ésotéristes groupés autour de Stanislas de Guaïta, ami de Barrés, Augustin Chaboseau, auteur d'un Essai sur la philosophie bouddhique, Papus et Joséphin Péladan, le « sar », qui constituera bientôt une RoseCroix catholique dissidente avec Elémir Bourges, après la mise à l'index de la Rose-Croix. D'autre part, une nouvelle forme d'exotisme, la théosophie, s'inspirant des théogonies extrêmes-orientales et du culte d'Isis, se répand en France, sous l'influence de Madame Blavatsky, à partir de 1880. En témoignent la fondation de la loge Isis en 1887 et la création de la revue le Lotus rouge. Rappelons aussi l'Isis de Villiers de l'IsleAdam en 1862. Enfin, l'érotisme ésotérique est à la mode : les messes noires évoquées par Pelloutier, ce sont, par exemple, celles du fameux abbé Boullan, disciple de Vintras et organisateur à Lyon d'un « culte mariai » d'un genre spécial. Huysmans le prit très au sérieux et le mit en scène dans Là-bas.
Ce déferlement de vrai et de faux mysticisme influence en profondeur l'ensemble de la littérature symboliste. C'est tout ou partie de l'oeuvre de Huysmans, de Barbey d'Aurevilly, de Villiers de l'Isle-Adam, de Viélé-Greffin, d'Henri de Régnier qui serait à évoquer ici, pour ne pas parler d'influences plus diffuses sur Mallarmé ou Rimbaud. En peinture, l'oeuvre de Gustave Moreau, en musique, la diffusion de l'oeuvre de Wagner participent de cette même sensibilité. Qu'il nous suffise de l'avoir suffisamment repérée pour éclaircir les allusions de Pelloutier dans sa conférence sur l'art : c'est ce symbolisme ésotérique qu'il dénonce. Il n'est d'ailleurs pas plus tendre pour le naturalisme épais, le vérisme sans espoir : est ainsi condamné de nouveau, cette fois-ci pour « lubricité », Huysmans et ses Soeurs Vatard aux côtés de Paul Bonnetain, disciple dissident de Zola, avec son livre Charlot s'amuse qui met en scène les plaisirs solitaires. Ce n'est pas par hasard qu'à ces tristes peintres de la triste réalité il oppose le réalisme épique de Zola.
Est-ce pudibonderie de la part de Pelloutier ? Nullement. Maintes fois, il a préconisé et chanté l'amour libre. Non : ce qu'il reproche à
(69) On consultera Robert AMADOU, L'occultisme, Julliard, 1950, 256 p., et l'Anthologie littéraire de l'occultisme, en collaboration avec Robert KANTERS, Julliard, 1950, 366 p. ; le numéro spécial de la Table ronde, nos 32-33 d'aoûtseptembre 1950 : « Aspects de l'occultisme » ; et surtout Alain MERCIER, Les sources exotériques et occultes de la poésie symboliste (1870-1914), I, Le symbolisme français, Nizet, 1969, 288 p., que nous avons beaucoup utilisé dans ce développement.
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cette littérature, c'est d'être une littérature d'évasion, qui se fait le serviteur, le complice de la société bourgeoise (70) :
Entre quelques couplets idiots sur l'Alsace-Lorraine, la revanche, le retour du soldat, c'est la débauche des gravelures [...] nous redoutons seulement que, poussé toujours au rut, le peuple finisse par y sacrifier ses généreuses ardeurs d'affranchissement.
Nous avons déjà souligné la position de Pelloutier : pour lui, sans un appareil idéologique qui dispense d'avoir recours à l'appareil répressif, la société bourgeoise se serait depuis longtemps écroulée, puisque les exploiteurs sont en minorité : « Quand on songe que les exploiteurs sont une poignée, les exploités un bataillon » (71).
En somme, il est permis de conclure que la docilité de la majorité, son acquiescement à la légitimité de la répression dont elle est victime ne sont possibles qu'en raison de la persuasion idéologique clandestine dont elle est l'objet : tel est l'objet de l'enseignement bourgeois, tel est l'objet de l'art bourgeois.
Bien entendu, l'art révolutionnaire a une mission exactement opposée : dénoncer les turpitudes de la société, appeler à la révolte. L'influence de Zola sur ses premiers essais littéraires est incontestable, et le cas qu'il fait de la valeur révolutionnaire de son oeuvre. Il est bon d'y ajouter trois écrivains auxquels il a consacré des chroniques dans l'Ouvrier des deux mondes sous le pseudonyme de Jean Réflec (72) : Anatole France, Lucien Descaves et Ibsen. Le premier pour son attitude courageuse pendant l'affaire Dreyfus, où il a dénoncé le pouvoir et la justice militaire (73) ; le second, l'auteur de Sous-Offs, parce que ce féroce critique du militarisme a appelé à la révolte sociale dans la Cage, pièce que la censure a interdite ; le troisième enfin, Ibsen, parce que (74) : « Maison de poupée, Hedda Gabier, l'Ennemi du peuple... nous paraissent établir merveilleusement la prédominance de l'individu sur le corps social. » Il est visible qu'au delà du pessimisme social d'Ibsen, Pelloutier a trouvé dans l'auteur de L'ennemi du peuple l'auteur selon son coeur, l'idéaliste sans illusions et sans succès (75)
l'en dehors, celui qui, dans son dégoût de la stupide et ignominieuse ambiance, dans sa haine du pharisaïsme humain, dans son mépris de la masse aveugle, crédule, impulsive et lâche, se libère de toute attache sociale, s'affranchit de tous préjugés, se forme une conception à soi de la vie, dont il ne démord sous aucun affront, aucune injure, aucun outrage, demeure isolé, au-dessus de la foule, ne prenant conseil que de son sens intime, n'obéissant qu'à son pouvoir rationnel.
A aucun moment de sa brève carrière, Pelloutier s'est illusionné sur les masses auxquelles il a consacré sa vie syndicale...
(70) L'art et la révolte, pp. 18-19.
(71) L'art et la révolte, p. 21.
(72) Chronique « L'Art social », n° 14, avril 1898, pp. 218-219 ; n° 15, mai 1898, pp. 234-235.
(73) « Plus de justice, du tout, à notre sens, ce serait préférable, nul n'étant qualifié pour juger son semblable », loc. cit., p. 219.
(74) Ibid., p. 235.
(75) L'Ouvrier des deux mondes, n° 15, mai 1898, p. 235.
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D'où l'importance de « l'art social » pour les éduquer. Il est dommage que l'on ait perdu le texte du mémoire de Pelloutier sur le théâtre populaire. Dans son numéro du 5 décembre 1899, la Revue d'art dramatique mit en effet au concours un projet de théâtre populaire, accompagné d'un questionnaire sur la fondation et les conditions matérielles et artistiques de fonctionnement :
Le comité, où figuraient notamment Maurice Bouchor, Lucien Descaves, Robert de Fiers, Anatole France, Octave Mirbeau, Romain Rolland, Emile Zola, déclarait :
Nous voulons, entre le théâtre de l'élite, où la pensée se raffine jusqu'à l'épuisement, et le théâtre de la populace, où le sentiment s'amplifie jusqu'à la grossièreté, créer une scène, dédiée à tous, ouverte à tous, où la pensée et le sentiment se réconcilient, où la solidarité sociale se fortifie du partage égal de la beauté (...).
L'art n'est grand que quand il est l'expression des sentiments, des idées et des rêves d'un peuple...
Pelloutier décida de participer en avril 1900, il obtint le deuxième prix de 100 francs (76). Nous n'en avons malheureusement conservé que le passage suivant, consacré à l'épineux problème de la subvention (77) :
La demande de subventions aux pouvoirs publics est-elle de nature à diminuer le mérite d'une entreprise ? Non, parce que, suivant l'expression de Proudhon, si l'initiative personnelle est la première des forces économiques et qu'elle doit revendiquer jalousement tout ce qui peut être accompli par elle seule, là où elle ne peut l'atteindre, « le bon sens, la justice, l'intérêt général commandent de faire intervenir la forée collective ». Ce n'est d'ailleurs ni à l'Etat ni aux communes qu'appartiennent les fonds versés dans leurs caisses. C'est au public lui-même qui les destine à l'exécution d'oeuvres d'intérêt collectif ; demander une subvention, ce n'est donc rien solliciter des pouvoirs, c'est inscrire son oeuvre au nombre de celles que les impôts et les taxes ont pour objet de provoquer ou d'encourager.
Voici une nouvelle preuve du réalisme politique de Pelloutier ; à la différence de bien des révolutionnaires de son époque, il n'a jamais négligé les possibilités qu'offrait l'état des forces politiques du moment. Ce « subventionnisme » qui lui fut maintes fois reproché après sa mort quand il s'agissait des Bourses du Travail se trouve ici justifié à propos du théâtre populaire en des termes dépourvus d'ambiguïté.
Tout ce que nous avons examiné jusqu'ici en matière d'enseignement professionnel et d'action culturelle nous permet de mieux comprendre les positions de Pelloutier en ce qui concerne l'enseignement général. Dans un article qui résume ses conceptions (78), Pelloutier a une nou(76)
nou(76) A l'auteur du manuscrit portant comme épigraphe « instruire pour révolter », dit la Revue. Le projet du lauréat, Eugène Morel, y fut publié en décembre 1900. Celui du deuxième prix, ex aequo avec Pelloutier, Onésime Got (pseudonyme d'Alla), a paru d'avril à juillet 1901, mais resta inachevé. De celui de Pelloutier on ne retrouve aucune trace.
(77) Cité par Maurice PELLOUTIER, op. cit., pp. 105-106.
(78) « L'Enseignement en société libertaire », in La question sociale, août 1895. Sauf indication contraire, les citations contenues dans ce développement en sont extraites.
FERNAND PELLOUTIER 29
velle fois insisté sur l'idée que le système d'enseignement est la clé de voûte de la société, et pour l'Etat, « sauvegarde des hautes classes » son « meilleur instrument de domination ».
Jamais, sans doute, la vigilance de classe de Pelloutier n'était allée aussi loin. Chaque régime politique, remarque-t-il, introduit dans l'enseignement « l'esprit qui lui prêtera le meilleur concours. Le régime monarchique, l'esprit catholique, le régime démocratique, l'esprit protestant, esprit souple aux hypocrites bénisseurs qui cherchent dans une apparence de libre examen le moyen d'approuver plus à l'aise. » Il est à peine besoin de souligner le caractère d'avant-garde de pareils propos qui se refusent à voir dans la religion de l'esprit critique de l'Université libérale à la fin du siècle le dernier mot en matière d'indépendance idéologique (79). Bien au contraire. C'est pourquoi Pelloutier est résolument hostile au monopole d'Etat en matière d'enseignement. Sa position est déjà celle de la délégation française au premier congrès de l'Internationale (Genève 1866) où les deux tendances, majoritaire avec Tolain, minoritaire avec Varlin, se prononcent contre le monopole (80). Ce fut dans le passé la position de Proudhon (81). Ce fut ensuite celle de la Commune. Au contraire, les socialistes autoritaires, les blanquistes et de nombreux radicaux se montreront favorables au monopole. Les premiers sont hostiles à toute philosophie d'Etat, et du reste à l'Etat lui-même ; les seconds au contraire sont des jacobins.
La liberté de l'enseignement, « manifestation primordiale de la liberté individuelle », est donc une des principales exigences théoriques de Pelloutier. Ajoutons-y, cela va de soi, la totale liberté des maîtres qu'il convient de soustraire aux pressions possibles du pouvoir, qui s'exercent notamment par l'arbitraire de l'avancement. En matière pédagogique encore, les idées de Pelloutier frappent par leur caractère avancé. Il voit d'abord dans une prolongation de la scolarité jusqu'à vingt ans un moyen d'épanouissement pour l'enfant puis l'adolescent qui abordera la vie muni d'un solide bagage intellectuel. Mais surtout il se prononce pour une instruction intégrale. L'expression n'est pas nouvelle. Elle figure déjà dans l'ouvrage de Paul Robin, publié en 1869 sur l'enseignement intégral. La même année, le congrès de Bâle de l'Internationale
affirme de nouveau l'idée d'enseignement intégral, c'est-à-dire que tout enfant a droit à un enseignement théorique et pratique complet qui le rendra propre à devenir en même temps un travailleur des bras et un travailleur de la tête (82).
(79) Voir à ce sujet les fines remarques de Jules MONNEROT dans Sociologie de la révolution, Fayard, 1969, 772 p., chapitre Fascisme et censure, pp. 596-613. Monnerot montre notamment comment, par convention, l'esprit critique de l'école de Durkheim exclut de son champ d'application le régime politique de la troisième République.
(80) Cf. DUVEAU, La pensée ouvrière sur l'éducation, op. cit., pp. 113-145.
(81) Proudhon va beaucoup plus loin en se prononçant même contre l'obligation et la gratuité de l'enseignement : un tel cadeau ne peut être qu'empoisonné. Cf. DUVEAU, op. cit., p. 145.
(82) Cité dans G. DUVEAU, op. cit., p. 124.
30 J. JULLIARD
C'est dans un sens légèrement différent, mais cependant connexe que Pelloutier reprend le terme. Pour lui, l'enseignement intégral est celui qui privilégie l'intelligence au détriment de la mémoire, l'intelligence des ensembles par rapport à l'érudition, la culture générale par rapport à la spécialisation. C'est le seul qui prépare vraiment à la vie et se refuse à transmettre un stock de connaissances données une fois pour toutes. Du reste, comme tout libertaire qui s'intéresse au progrès de l'individu plutôt qu'au renforcement des institutions, Pelloutier paraît sceptique sur les méthodes en cours dans l'enseignement qui fait trop appel à la mémoire, et qui exige des enfants un temps quotidien d'attention disproportionné à leur âge. Ne nous révèle-t-il pas dans son étude sur l'oeuvre des Bourses du Travail (83) qu'il envisage d'annexer à chaque Bourse « une école tenant le milieu entre l'école primaire et la section d'enseignement « moderne » ou « spécial » des collèges ». Suivant l'opinion de M. Demolins, il envisage d'y diminuer des deux tiers les quatre heures de la classe et les six heures d'étude que connaissent nombre d'établissements de ce genre. En 1900, à l'occasion du congrès de Paris, Pelloutier propose la création par les syndicats d'écoles d'enseignement général.
Ces projets, fussent-ils morts-nés, devaient être notés. Ils permettent de vérifier que les affirmations de Pelloutier sur la primauté de l'individu et le respect qui lui est dû, ainsi que sa défiance à l'égard de l'autorité, fût-elle pédagogique, ne sont pas bavardages en l'air.
L'ensemble de ses positions en matière pédagogique, c'est-à-dire dans le domaine où s'introduit avec la meilleure conscience du monde l'autoritarisme le plus subtil, le conservatisme le plus éclairé, le prouve : il fut, sa vie durant, un libertaire conséquent.
Au terme de cette analyse, nous pouvons désormais préciser la signification de l'expression « action directe » appliquée au syndicalisme français de la fin du xixe siècle et du début du xxe, et plus particulièrement à Fernand Pelloutier.
« Action directe » doit être pris en deux sens différents et complémentaires. Le premier est économique, le second est culturel.
Au sens économique, l'action directe correspond à la volonté de supprimer les intermédiaires dans la lutte des classes. La société capitaliste repose sur la lutte des classes, ses défenseurs ne songent pas à le nier ; mais cette réalité fondamentale est transposée, ou transfigurée, dans l'institution parlementaire qui permet à la classe dominante d'en conserver les avantages — essentiellement l'organisation d'une société reflétant un rapport de forces qui lui est favorable —• tout en en limitant les inconvénients, c'est-à-dire l'effort des classes dominées pour renverser ce rapport. En sublimant la lutte économique en lutte politique, la dramaturgie parlementaire efface les véritables contours de la première ; les frontières sociales deviennent floues ; le heurt des intérêts est maquillé en confrontations de doctrines ; les partis se substituent aux syndicats. En ramenant la lutte sociale sur le terrain même de Pexploi(83)
Pexploi(83) des Bourses du Travail, p. 125.
FERNAND PELLOUTIER 31
tation, c'est-à-dire de la production, les syndicalistes comme Pelloutier ne sont pas inspirés par on ne sait quel économisme ; il s'agit tout simplement de désigner —• de dévoiler — les véritables acteurs. On pourrait parler à ce propos d'une véritable pédagogie de la lutte des classes. En dénonçant la catégorie du politique comme une fausse catégorie, Pelloutier ne prétend pas renoncer à tout traitement global des problèmes particuliers. Bien au contraire : le refus des grèves partielles, la propagande pour la grève générale en sont la preuve. Non, ce que dénonce Pelloutier dans la « politique » traditionnelle, c'est une activité de transfert, une dépersonnalisation, une aliénation si l'on veut, où le prolétariat se décharge de son émancipation sur un parti et où ce dernier ne s'attaque pas au patronat qu'est l'Etat bourgeois. Or, ce théâtre d'ombres chinoises n'a pas seulement l'inconvénient de dissimuler les véritables acteurs en chair et en os de la lutte sociale, elle présente encore et surtout le risque de déformer complètement les objectifs mêmes de la lutte. L'institutionalisation parlementaire de la lutte des classes interdit au prolétariat d'espérer un jour se supprimer en tant que tel ; la substitution de l'Etat bourgeois au patronat comme adversaire permet de substituer à l'objectif révolutionnaire : « suppression du salariat et du patronat », cet ersatz douteux, « la collectivisation des moyens de production » qui laisse le plus souvent subsister le salariat, et quelquefois même le patronat. Somme toute, le meilleur moyen de faire dépérir l'Etat est de le traiter par le mépris, de le réduire à -son apparence fantomatique. Rien de pire pour un fantôme que de ne pas être pris au sérieux par ceux qu'il cherche à effrayer. L'action directe, c'est le refus de la symbolique politique au profit d'une action de masse. C'est l'affirmation par le prolétariat de son identité.
Tel est le premier aspect, qui en appelle immédiatement un second. A la différence des théosophes du socialisme, Pelloutier se refuse à faire du prolétariat une sorte de transcendance sociale. Le prolétariat n'est pas autre chose que l'ensemble des prolétaires. C'est pourquoi on ne peut se consoler avec le premier des défaillances des seconds. Il faut donc porter ceux-ci à l'état intellectuel et moral de conscience que suppose l'action économique directe. D'où la place assignée à l'auto-éducation du prolétaire, autrement dit à la « culture de soi-même ». Nous l'avons déjà souligné, Pelloutier est le contraire d'un machiavélien : il pense que la fin est inévitablement de la même nature que les moyens, et qu'on ne peut poursuivre l'émancipation des travailleurs en faisant fi de leur formation intellectuelle et morale. C'est dire qu'en dernière analyse, la révolution n'a pas pour but ultime la construction d'une société nouvelle, mais bien d'un homme nouveau, affranchi des contraintes de l'autorité, du besoin et de l'ignorance.
On pourrait être tenté, en conclusion, de poser la question : dans quelle mesure Pelloutier a-t-il été capable de faire partager son idéal au prolétariat français ? Beaucoup de militants issus de l'anarchisme ou proches de lui, qui à l'instar de Pelloutier se sont rapprochés du syndicalisme, ont pensé comme lui. Sous son influence ? Bien peu en vérité. Plutôt que le rayonnement personnel d'un homme, c'est la conjoncture mentale qui nous intéresse ici. Pelloutier, ce solitaire, reflète un milieu, une certaine étape de l'évolution du mouvement ouvrier. S'il a joué un rôle dans l'élimination des courants politiques et dans l'élaboration des
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structures originales du syndicalisme d'action directe, c'est parce qu'il a été porté par une convergence de réactions et d'aspirations.
Et dans les profondeurs ? Certes, les travailleurs n'ont pas suffisamment pratiqué la « culture de soi-même » pour s'être convaincus de l'inanité de l'action politique. Encore une fois, ils forment, pour toute la période, l'aile gauche du parti républicain. Mais peu importe. Au delà de leurs convictions ou de leur comportement politique, c'est leur comportement de travailleurs qui intéresse Pelloutier comme il intéressera Griffuelhes. Ni l'un ni l'autre ne se sont prétendus théoriciens de l'action directe. Ce n'est pas une leçon qu'ils ont enseignée au prolétariat, mais bien une leçon qu'ils ont reçue de lui. Dans toute la mesure où celui-ci n'a compté que sur lui-même.
MOVIMENTO OPERAIO E SOCIALISTA
Rivista trimestrale a. XVI, n. 4 ; Ottobre-Dicembre 1970
Sommario Sigfrido Sozzi : L'inizio del movimento internazionalista nella
provincia di Forli (1871). Giuseppe Miccichè : La Sicilia orientale dall'occupazione delle
terre al fascismo (1919-1922) - II. Piero Bolchini : Milano 1915 : il socialismo e la guerra.
Note e discussioni
Luigi Cortesi : In margine al libro di Pietro Secchia sul P.C.I.
negli anni délia « svolta ». Pietro Secchia : Risposta a Luigi Cortesi.
Libri
Annali délia Fondazione Einaudi 1969 (R. Monteleone) — Antonio Labriola, Scritti polUici, a cura di V. Gerratana (L. Cortesi) — Herman Gorter, Risposta ail' « Estremismo » di Lenin (P.-P. Poggio) — Il testamento di Varga, a cura di R. Garaudy (G. Perillo) — K.-S. Karol, La guerriglia al potere (G. Gambardella) — Le centenaire du « Capital » (R. Savelli) — Clémente Ferrario, Le origini del Partito comunista nel Pavese (A.-G. Parodi) — AA. VV., Fascismo, guerra, resistenza. Lotte politiche e sociali nel Friuli-Venezia Giulia (A.-G. Parodi).
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La scission de Châtellerault et la naissance du parti "allemaniste" (1890-1891)
par Michel WINOCK.
Huit ans après le Congrès de Saint-Etienne qui avait vu l'accomplissement de la scission guesdiste, le Parti ouvrier se déchire à nouveau : le Congrès de Châtellerault consacre la rupture entre ce qu'on a plus ou moins improprement appelé les « broussistes » et les « allemanistes ». De ce schisme possibiliste devaient sortir deux formations rivales, la Fédération des Travailleurs socialistes de France, représentant la majorité théorique de Châtellerault, et le Parti ouvrier socialiste révolutionnaire, constitué par ce qui avait été d'une manière fort douteuse la minorité du Congrès.
Cette scission n'a pas toujours été bien comprise ; les explications qu'on en a données sont souvent vagues à l'excès, quand elles ne sont pas carrément erronées. Pour ne citer qu'un exemple récent, M. Georges Lefranc, dans une histoire du socialisme d'ailleurs bien informée et souvent détaillée, réduit finalement les causes de la scission à des facteurs d'ordre caractérologique : « Les heurts de génération, de formation, de tempérament ont souvent, en fin de compte, plus d'importance réelle que les oppositions d'idéologie. Peu à peu, on en vient à se détester ; et parce qu'on se déteste, sur toutes les questions importantes, on adopte et on défend des positions différentes...» (1). Cette manière de voir nous paraît d'autant moins satisfaisante qu'en fait de « heurts de génération », les deux principaux antagonistes au sein du Parti, Brousse et Allemane, ont, à cinq mois près, le même âge (2).
Il ne faut pas trop s'étonner, en fait, de cette faible clarté qu'on a sur le schisme de 1890 (3). Comme le Congrès de Saint-Etienne, celui de Châtellerault a été un congrès de scission raté ; un congrès où, contrairement à ce qu'on allait voir plus tard à Tours —■ modèle du genre —, les raisons du conflit ont été noyées dans le marécage de la procédure, de sorte que le procès-verbal de l'explication générale n'existe pas. Dès la première séance, la scission était accomplie, comme à Saint(1)
Saint(1) LEFRANC, Le Mouvement socialiste sous la troisième République, p. 65.
(2) Allemane est né en août 1843 ; Brousse, en janvier 1844.
(3) Pour rapide qu'elle est, la meilleure analyse de la scission, à notre connaissance, a été faite par Maurice POUJADE, dans son mémoire de D.E.S., Les Allemanistes à Paris, de 1890 à 1905 (peut être consulté à l'Institut d'Histoire économique et sociale, Sorbonne). On consultera avec plus de facilité L. de SEILHAC, Les Congrès ouvriers en France, 1899, pp. 160-181.
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Etienne. A tout le moins, le schisme de 1882 avait pu être interprété sans équivoque : c'étaient les marxistes qui s'étaient séparés du Parti ouvrier. En 1890, le conflit idéologique ne saute pas aux yeux ; il est intimement mêlé à des questions d'organisation, que d'aucuns présentent comme autant de querelles personnelles. Les contemporains eux-mêmes n'y voyaient pas toujours clair, à telle enseigne que la Revue socialiste elle-même, dans son numéro de novembre 1890, faisait de grossiers contresens dans le compte rendu de ce qu'elle appelait, faute de mieux, des « querelles d'Allemand ». Il y avait pourtant mieux à dire.
LE PARTI POSSIBILISTE EN 1890.
En 1890, avant la scission d'octobre, la Fédération des Travailleurs socialistes de France peut apparaître encore comme la fraction la plus solide du socialisme français. Cela est surtout vrai à Paris, où les possibilistes ont fait élire neuf des leurs au conseil municipal, dont Paul Brousse est vice-président, tandis qu'ils comptent deux députés à l'Assemblée nationale, Dumay et Joffrin. Ils contrôlent aussi la Bourse du Travail de la capitale, par l'intermédiaire de sa commission administrative, elle-même issue du conseil municipal. Jean Allemane pouvait ainsi s'exprimer, en septembre 1890 :
... Le Parti ouvrier voit augmenter chaque jour le nombre de ses adhérentsDans la seule région du Centre, laquelle ne comprend que les deux départements de la Seine et de Seine-et-Oise, le Parti compte cent dix groupes, syndicats' ou cercles d'études sociales.
La Fédération des Ardennes, grâce à l'indomptable énergie de Jean-Baptiste Clément et au dévouement d'une poignée de militants qui n'ont reculé devant aucun sacrifice, possède aujourd'hui quarante-huit syndicats ou cercles d'études. Ajoutons à ces chiffres éloquents les groupements de Saint-Quentin, d'Amiens, de Corbie, de Villers^Bretonneux, de Lille, et les relations que nous possédons à Tourcoing, Roubaix, Troyes, Reims, etc. (4).
Et Allemane de citer encore les groupes de l'Ouest, du Massif central, d'Algérie.
Surtout, les possibilistes peuvent se féliciter de la défaite définitive du boulangisme, à laquelle ils ont légitimement conscience d'avoir contribué. C'est à l'honneur des possibilistes, en effet, d'avoir été sans barguigner des adversaires irréductibles du boulangisme. Cette attitude leur était dictée par
le devoir de défendre énergiquement dans la forme républicaine l'instrument nécessaire de toute émancipation (5).
La déconfiture du boulangisme pouvait donc apparaître comme une victoire de la ligne « défense républicaine », que la Fédération des Travailleurs socialistes avait adoptée dès le premier danger.
(4) Le Parti ouvrier, 12 septembre 1890, « Nos Forces ».
(5) Le Parti ouvrier, 21 avril 1888, « Appel du Comité central de propagande socialiste et antiboulangiste ».
NAISSANCE DU PARTI « ALLEMANISTE » 35
Cependant, en regard de ces signes de succès, il en était d'autres qui tendaient à prouver un certain déclin du parti de Brousse et d'Allemane. Il n'est que de comparer la base géographique du Parti ouvrier lors du Congrès de Saint-Etienne avec ce qu'elle est devenue lors du Congrès de Châtellerault, pour constater la diminution sensible du nombre de groupes adhérents (6), et l'affaiblissement évident du Parti en province. Dans l'article cité plus haut, où Jean Allemane s'efforçait de faire admirer les « forces » grandissantes de son parti, il devait reconnaître implicitement sa fragilité hors de « ces deux contreforts : le Centre, autrement dit la région parisienne, et les Ardennes » (7). Henri Galiment écrivait, quant à lui, en 1889 :
Avant la funeste scission fomentée, au Congrès de Saint-Etienne, en 1882, par les marxistes, le Parti ouvrier jouissait d'une forte organisation provinciale [...]. Mais, trompés par les ennemis de la Fédération des Travailleurs socialistes de France, ces groupements se sont désagrégés (8).
Or, ce que l'on imputait alors exclusivement à l'influence de « l'intrigue marxiste », on en vient à l'expliquer, au moment de Châtellerault par la mobilisation durable des chefs possibilistes dans le combat antiboulangiste :
Par cette nécessité de faire converger leurs efforts sur le point menacé, les membres du Comité national n'ont pu visiter les groupes de province, et la propagande générale du Parti a, de ce fait, subi un temps d'arrêt (9).
Comme le faisait remarquer Paulard, il devenait urgent de donner une impulsion nouvelle au Parti, de resserrer ses rangs et, à cette fin, d'établir un bilan :
La nécessité de cet examen résulte de l'affaiblissement de l'organisation du Parti, en province, qui s'est produit durant ces dernières années (10).
Outre le rétrécissement géographique dont souffrait alors le possibilisme, il marquait le pas sur le terrain syndical. Le comportement des possibilistes lors de la crise boulangiste avait eu pour effet de détacher d'eux nombre de chambres syndicales. En cette période de chômage et de misère accrus, la politique de « défense républicaine » qu'Allemane aussi bien que Brousse avaient préconisée s'était souvent heurtée à la résistance ouvrière, surtout quand Brousse en était venu à dénoncer, en 1888, ce qu'il avait appelé « les grèves boulangistes » (11).
C'est sur ce fond d'un déclin moins apparent que réel que la scission va se produire. Tout le monde est conscient, au sein du Parti
(6) A Saint-Etienne, les 86 délégués majoritaires représentaient 350 groupes. A Châtellerault, 120 groupes environ sont représentés lors de la première séance.
(7) Le Parti ouvrier, 12 septembre 1890.
(8) Le Prolétariat, 28 octobre 1889, « La Province socialiste ».
(9) Le Prolétariat, 26 octobre 1890, « Rapport du Comité national » présenté par S. PAULARD.
(10) Le Prolétariat, 12 juillet 1890.
(11) Le Parti ouvrier, 24 août 1888.
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ouvrier, qu'il faut redresser une situation en péril. Pour y parvenir, ceux qu'on nomme déjà les « allemanistes » sont les plus décidés à pratiquer un ressourcement révolutionnaire.
CHRONIQUE D'UNE SCISSION.
La ligne de partage entre une tendance modérée, que nous appellerons broussiste par commodité, et une tendance plus révolutionnaire, que nous appellerons allemaniste, se dessinait progressivement depuis plusieurs années. Le danger boulangiste semblait avoir annulé cette division, mais, la crise passée, les deux tendances se reconstituèrent peu à peu et avec beaucoup plus de netteté dans le courant de l'année 1890. C'est à la mort de Chabert, au mois de mai, que les luttes intestines du Parti deviennent publiques. Mais il faut remonter quelques semaines plus tôt, au moment des élections municipales d'avril-mai 1890, et particulièrement entre le premier et le second tour, pour constater les premiers affrontements sérieux au sein du Parti. Dans le courant du mois d'avril, la question du maintien des candidatures au second tour quoi qu'il arrive est posée. Le Groupe de Charonne dépose à l'Union fédérative du Centre, c'est-à-dire la Fédération de Seine et Seine-et-Oise, une motion aux termes de laquelle le Parti :
repousse toute alliance avec les partis bourgeois, et... devant la mauvaise foi employée par les classes possédantes pour combattre les revendications sociales, il déclare qu'à l'avenir toute candidature posée dans un collège électoral par le Parti ouvrier sera tenue jusqu'au bout sans désistement (12).
En face de cette tactique intransigeante de classe, une tendance opportuniste s'exprimait par la voix des conseillers municipaux du Parti comme Paulard et Lavy. Ceux-ci s'accordaient à présenter un candidat possibiliste au premier tour, mais voulaient laisser entière liberté aux comités électoraux pour le second tour :
Voudrez-vous, s'écriait Lavy, céder la place comme on nous la cède, ou assumer la responsabilité de l'échec des candidats républicains (13).
Finalement, la majorité de l'Union fédérative se rallie à la tactique du désistement au second tour en faveur du candidat républicain le mieux placé. Mais, dans cette discussion pré-électorale, on avait bien senti une tendance avant tout soucieuse d'enlever le plus grand nombre de sièges, moyennant quelques compromis avec les partis bourgeois : la majorité des élus l'animait ; et une tendance moins disposée à mettre, au milieu de la bataille, son drapeau rouge dans sa poche.
Le cas de Brousse émouvait l'esprit soupçonneux de nombreux militants, qui s'étonnaient de voir ce vice-président du conseil municipal «seul candidat de la République dans son quartier» (14). Lors de
(12) Le Prolétariat, l»r mars 1890.
(13) Le Prolétariat, 12 avril 1890, « Procès-verbal de la séance du 9 avril sur la tactique électorale ».
(14) Le Prolétariat, 19 avril 1890, « Procès-verbal de la séance du 15 avril ».
NAISSANCE DU PARTI « ALLEMANISTE » 37
la séance du 15 avril de l'Union fédérative, l'intéressé dut expliquer que c'était bien malgré lui, « sans être consulté », qu'il avait été choisi candidat par le comité radical des Epinettes. Brousse se défendit d'être autre chose que le candidat du Parti ouvrier, mais le choix même des radicaux de son quartier ne laissait pas d'inquiéter les militants révolutionnaires.
En vue du second tour, on ne put éviter la discorde au sein de la Fédération, à propos du IIIe arrondissement, où les groupes du Parti voulurent maintenir la candidature de Courtoux, attendu que le candidat boulangiste arrivé bon dernier se retirait. Les quatre élus du premier tour, mais surtout Brousse et Lavy, voulurent forcer la main aux militants du IIIe pour que leur candidat qui était arrivé deuxième se retirât en faveur du radical, premier du ballottage. Lors de la séance du 29 avril, Lavy fit savoir
que c'est par l'abstention de candidats républicains que nous avons obtenu pareil succès [au premier tour], que, devant ce fait, nous devons, au deuxième tour, favoriser le succès du candidat de la République pour écraser la réaction d'une façon complète... (15).
Au terme d'un débat animé, les élus n'obtinrent pas satisfaction. Courtoux se représenta donc dans le IIIe arrondissement ; il y fut battu de peu (16). Nombre de militants mirent cet échec au compte de l'électoralisme pratiqué par la tendance Brousse-Lavy.
Peu de temps après ces incidents, dont la presse du Parti ne s'était fait l'écho que dans les colonnes réservées aux procès-verbaux de séances tenues par l'Union fédérative du Centre, le conflit interne allait éclater au grand jour, à l'occasion du décès de Chabert, survenu le 24 mai 1890. Ce vieux militant, ancien communard, était également estimé par Brousse et Allemane ; avec Joffrin, qui n'allait pas tarder à disparaître lui aussi, ils étaient deux piliers du Parti, et contribuaient fortement par leur prestige à en assurer l'unité. La mort de ces deux hommes à quelques mois d'intervalle accéléra assurément le processus de la scission. La désignation d'un candidat à l'élection du poste laissé vacant par Chabert au conseil municipal déclencha la guerre intestine.
Le 28 mai 1890 paraissait dans le Parti ouvrier, quotidien contrôlé par Allemane, un communiqué signé Denéchaud qui, au nom du groupe « Socialistes révolutionnaires du Combat » (le Combat était le quartier de Chabert), proclamait que, pour remplacer « celui dont nous pleurons tous la mort », il n'était qu'un nom possible :
Notre camarade Allemane est le seul d'entre les membres du grand Parti ouvrier, qui puisse accepter cette lourde mais noble et honorifique mission (17).
Dès le lendemain, le Comité central d'action et de vigilance du XIXe arrondissement, « unique représentant du Parti ouvrier (Fédération
(15) Le Prolétariat, «Procès-verbal de la séance du 29 avril».
(16) C'est ce qui fit dire aux allemanistes, rappelant ces faits au lendemain de la scission de Châtellerault : « Lavy avait payé sa dette au Parti radical qui l'avait aidé dans son élection de la Goutte-d'Or ». Le Parti ouvrier, 29 novembre 1890.
(17) Le Parti ouvrier, 28 mai 1890, « Haut le Drapeau ».
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des Travailleurs socialistes de France) dans l'arrondissment », déclarait que le comité électoral des travailleurs du Combat, une de ses subdivisions administratives, est le seul groupe dans ce quartier ayant qualité pour désigner le candidat... (18).
A cette mise au point, d'ailleurs publiée par son journal, Allemane fit écho en précisant qu'il ne serait candidat
qu'à la condition expresse que les groupes se seront mis d'accord sur notre nom.
Quelque désir que nous ayons d'être utile à notre Parti, jamais, au grand jamais, nous ne nous prêterons à un désaccord quelconque entre les socialistes révolutionnaires du Combat ou d'ailleurs (19).
Cependant, le comité électoral des travailleurs du Combat, officiellement habilité à présenter la candidature du Parti, repousse le nom d'Allemane dès sa première séance et, le 29 mai, choisit André Gély, de la tendance Brousse. Le même jour, le Cercle des Socialistes révolutionnaires du Combat — lequel n'a pas encore été admis à l'Union fédérative — organise une réunion au cours de laquelle la candidature Allemane est ratifiée à l'unanimité. Le cercle « Socialistes révolutionnaires du Combat » envoie alors une délégation auprès du groupe rival du même quartier. Après le refus opposé par celui-ci de la recevoir, les « Socialistes révolutionnaires du Combat » en appellent à l'autorité de l'Union fédérative du Centre pour trancher. Certains groupes d'autres quartiers engagent le Comité électoral du XIX 0 à opter pour Allemane, mais en vain. Au cours de ce mois de juin, s'affrontent à coups de communiqués, d'une part, un comité électoral, fort de son bon droit, et qui veut imposer son candidat « broussiste » ; d'autre part, un groupe encore extérieur au Parti, mais conscient de représenter l'avis majoritaire des militants parisiens en soutenant la candidature d'Allemane. A la mi-juin, le cercle des « Révolutionnaires du Combat », après avoir déposé sa demande d'intégration, est autorisé par une forte majorité à adhérer à l'Union fédérative du Centre. Du même coup, la candidature Allemane prend un caractère officiel, mais — fait sans précédent — voilà que, pour un même quartier, il existe désormais deux groupes adhérents au Parti, voilà que le Parti a deux candidats au même siège. L'Union fédérative, afin d'arbitrer, décide au mois d'août une réunion plénière des deux groupes. La subdivision du Combat jugeant le procédé irrecevable décline l'invitation et abandonne le terrain à ses adversaires qui font proclamer la candidature Allemane à l'unanimité. Le comité central du XIXe arrondissement fait alors appel au Comité national. Celui-ci, composé en majorité de broussistes (Allemane qui en était membre avait renoncé à participer à ses délibérations), estima, invoquant l'article 13 du règlement sur l'autonomie des groupes, que l'Union fédérative n'avait pas à intervenir dans le conflit présent : lui seul était qualifié. En sa séance du 4 septembre, le comité national considéra la décision du comité fédéral nulle et non avenue ; et Allemane fut blâmé d'avoir accepté l'invite d'un groupe dont la demande d'adhésion avait
(18) Le Parti ouvrier, 29 mai 1890, « Communication ».
(19) Le Parti ouvrier, 29 mai 1890, «Aux militants du xixe >
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été antérieurement repoussée par le Parti. Finalement, Allemane devait se retirer en proposant à son adversaire d'en faire autant. Devant le refus de celui-ci, les allemanistes devaient alors présenter un autre candidat, Piéron ; cette élection eut lieu après Châtellerault.
Cette bataille des candidatures, qui devait durer jusqu'à la scission et au-delà, avait donc fixé sur le terrain électoral un tiraillement de plus en plus vif entre la base des militants parisiens dans leur majorité et la majorité des élus du Parti.'Les premiers l'emportaient à l'Union fédérative, et le Parti ouvrier leur prêtait sa voix ; les seconds, appuyés sur un certain nombre de groupes et forts de quelques quartiers dont ils étaient les élus, disposaient du Comité national, instance suprême du Parti, et s'exprimaient dans les colonnes du Prolétariat, hebdomadaire officiel de la Fédération des Travailleurs socialistes, en fait contrôlé par les broussistes, lesquels avaient aussi créé au début de l'année un périodique mensuel, La France socialiste (20).
Entre le Parti ouvrier et le Prolétariat, les hostilités, longtemps contenues, s'ouvrirent à quelques semaines du Congrès. Le quotidien d'Allemane avait été fondé en avril 1888 par l'équipe de journalistes possibilistes qui, jusqu'au virage boulangiste de Séverine, appartenait au Cri du Peuple. Brousse et les autres conseillers municipaux avaient prêté leur plume au Parti ouvrier, aussi bien qu'Allemane la sienne au Prolétariat. Lors des années 1888-1889, les deux journaux semblaient se compléter. Progressivement, les élus, Brousse et Paulard en tête, renoncèrent à écrire dans le journal d'Allemane. Le reclassement définitif se fit en 1890 : en juillet, alors qu'aucun broussiste n'écrit au Parti ouvrier, Allemane démissionne du Prolétariat. Dès lors, ce sont deux journaux ennemis, qui combattent d'abord à fleurets mouchetés, en attendant la polémique qui se déclenche en septembre.
Entre temps, les groupes parisiens ne cessent d'observer avec un oeil suspicieux l'activité des élus au conseil municipal. Au mois de juillet, il s'en faut d'une voix que Paul Brousse ne soit blâmé par l'Union fédérative. Brousse avait signé la proposition du conseiller Villain, tendant à recevoir avec les honneurs à l'Hôtel de Ville les officiers des deux bataillons de l'infanterie de marine alors en garnison. Ce fut un tollé, un cri d'indignation dans le Parti ouvrier : non seulement Brousse oubliait qu'au programme du Parti figurait la suppression des armées permanentes, mais il avait en plus le front d'entraîner le conseil municipal à célébrer des régiments qui s'étaient jadis illustrés dans la répression de la Commune. Brousse fit marche arrière :
... Je pouvais honorer, déclara-t-il, des défenseurs du territoire de la République ; je ne puis m'associer à un honneur offert à des massacreurs de 1871.
Dans ces conditions 1, non seulement j'ai retiré ma signature, mais j'ai déclaré que je combattrai de toutes mes forces la proposition de M. Villain (21).
(20) Le comité de rédaction de la revue est composé par les noms les plus en vue de la tendance Brousse : à côté de Brousse lui-même, Lavy, Paulard, Goriou, André-Gély, Prudent-Dervillers, Galiment...
(21) Le Prolétariat, 26 juillet 1890, «Lettre ouverte de Brousse à Paulard ».
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Cette rétractation qui avait mine de palinodie ne suffit pas : sur l'interpellation de plusieurs groupes, Brousse est convoqué par l'Union fédérative où il doit se justifier pour éviter —de justesse— le blâme qui le menaçait (22). D'autres incidents, moins considérables, éclatent entre les élus et les militants sourcilleux. Le 22 juillet, à propos de l'absence de certains élus à la manifestation organisée l'avant-veille en faveur des socialistes russes condamnés, un groupe de Montmartre, dans une autre proposition de blâme, exprimait bien l'état d'esprit de la base en affirmant :
le Parti ne doit pas être aux ordres des élus, mais les élus aux
ordres du Parti... (23).
Entre l'appareil national, tenu par les élus du Parti, et l'Union fédérative, groupant une majorité révolutionnaire suspectant les élus d'embourgeoisement, d'électoralisme et de parlementarisme, il fallait trancher. Un congrès national s'imposait.
A vrai dire, l'on n'avait pas attendu ces dernières escarmouches pour réclamer la convocation d'un congrès national. Avant même que les noms des élus ne fussent connus, des militants s'étaient souciés de voir définir leur rôle au sein du Parti. C'est ainsi que Jean Allemane, lors d'une réunion plénière de l'Union fédérative, tenue le 1er avril 1890, fit savoir que le Cercle typographique, auquel il appartenait,
considérant qu'il est de toute nécessité de régler d'une façon nette les devoirs des élus du Parti, prie l'Union fédérative d'inviter le comité national à organiser, à Paris, et au plus tôt, un congrès national (24).
Toutefois, la préparation des élections municipales laissa sans suite la proposition d'Allemane, que celui-ci réitéra le 10 mai dans le Prolétariat. Le comité national, après avoir laissé longtemps sans réponse la demande transmise par la Fédération du Centre, décida brusquement, le 17 juillet, que le Congrès aurait lieu dans la première quinzaine de septembre, à Châtellerault. La manoeuvre parut évidente à la tendance allemaniste : le choix de la ville, trop éloignée de Paris pour que les groupes parisiens fussent tous représentés ; le choix de la date, trop rapprochée pour que le Congrès fût sérieusement préparé par les groupes, et surtout pour que le Congrès régional de l'Union du Centre pût se tenir — comme il était d'usage — avant le Congrès national, cette double décision fleurait la manipulation. L'appareil du Parti tenait manifestement à prendre de vitesse les groupes les plus ardents à la surveillance des élus — groupes qui tenaient la majorité de la Fédération parisienne. Le Comité national dut tout de même fléchir sa résolution et, tout en gardant Châtellerault, recula la date du Congrès au début d'octobre. L'Union fédérative du Centre put ainsi tenir in extremis son Congrès propre, du ler au 5 octobre 1890. La base, dans sa majorité, était convaincue que le Comité national avait voulu courtcircuiter l'Union fédérative, ainsi que l'exprimait une proposition du XIe arrondissement :
(22) Le Prolétariat, 9 août 1890, « Procès-verbal de la séance du 31 juillet ».
(23) Le Prolétariat, 26 juillet 1890, « Procès-verbal de la séance du 22 juillet ».
(24) Le Prolétariat, 12 avril 1890.
NAISSANCE DU PARTI « ALLEMANISTE » 41
... Cette convocation arbitraire et hâtive du Congrès national pourrait bien avoir pour résultat, au moyen de certaines décisions qui pourraient y être prises, d'entraver les libres solutions que « dans son autonomie », la région du Centre délibérera dans son Congrès régional (25).
Dans la bataille de procédure, si les allemanistes reprochaient sans doute légitimement au comité national sa manoeuvre, en retour ils ne soumirent pas à l'appréciation de celui-ci l'ordre du jour du Congrès régional, comme l'usage le voulait. Faute de temps, l'Union fédérative ajourna le débat sur les questions économiques ; seule la question urgente relative à la discipline du Parti fut portée à l'ordre du jour de ce 10e Congrès régional, appelé à se prononcer sur deux points importants :
— les pouvoirs respectifs, en matière électorale, des groupes de quartier, des comités électoraux d'arrondissement, et du comité fédéral ;
— la place et les devoirs des élus au sein du Parti.
Les deux questions étaient liées comme l'avait démontré le conflit sur le remplacement de Chabert — conflit tranché en sens opposé par l'Union fédérative, affirmant son droit d'arbitrage et de contrôle sur les groupes, et par le Comité national qui, au-dessus de « l'autonomie des groupes », ne reconnaissait que sa propre autorité.
La première séance s'ouvrit le 1er octobre, rue du Faubourg-duTemple, en présence de cent cinquante délégués environ. Le bureau élu était aux mains des allemanistes. Brousse était absent, comme il devait l'être à toutes les séances de ce Congrès régional. D'entrée, on fut au coeur du débat, lorsqu'un orateur demanda
que le droit de révocabilité appartienne au conseil fédéral et non au corps électoral qui peut soutenir le mandataire même si ce dernier s'écartait du programme du Parti... (26).
Cette suspicion au regard du suffrage universel, qui mettait en cause la liberté de manoeuvre des candidats et visait à placer les élus de Paris sous la coupe de la Fédération du Centre, provoqua la réplique de Lavy, décidé à interdire à l'Union fédérative de devenir « une sorte de comité omnipotent ». Pour lui, « les électeurs seuls ont qualité pour décider quand il s'agit de démissions » (27).
Le lendemain, à l'entrée de la salle, des tracts furent distribués, qui contenaient un long texte, « Aux groupes et membres du Parti ouvrier », signé par six conseillers municipaux — Brousse en tête — et par J.-B. Dumay, le dernier député qui restait au Parti, après la mort de Joffrin survenue en septembre. Dans ce tract, les élus s'expliquaient sur leur conception du mandat impératif, un des commandements du parti possibiliste. A leurs yeux, les élus étaient tout à la fois mandatés par le Parti ouvrier et par les électeurs : c'est ceux-ci, en dernière analyse, qui avaient le droit de contrôle sur l'élu, comme le stipule
(25) Le Parti ouvrier, 30 août 1890.
(26) Archives de la Préfecture de Police Ba/31, « X8 Congrès régional organisé par l'Union fédérative du Centre, à Paris, du 1er au 5 octobre 1890 ».
(27) Ibid.
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l'article 9 du programme municipal du Parti ouvrier à Paris, selon lequel l'élu est placé sous le contrôle du comité électoral de son quartier :
... Nous sommes et nous entendons rester des élus du Parti ouvrier, mais nous avons aussi déclaré à nos électeurs — en développant notre programme, en rendant compte de notre mandat — qu'ils avaient la haute main sur nous, qu'ils seraient nos juges en dernier ressort.
Ils nous ont donné un mandat impératif ; nous l'avons accepté.
La probité nous permet-elle aujourd'hui de déchirer ce mandat et de laisser le Congrès dire à nos électeurs que si nous avons passé un contrat avec eux, notre Parti peut le changer à sa guise et sans les consulter ; qu'ils sont machines à voter seulement et que leur volonté et leur action cessent à partir de l'élection î (28).
Qui, du comité électoral ou du Parti, devait avoir la suprématie ? Le débat s'engagea clairement sur cette question capitale. La tendance majoritaire affirma que les élus n'étaient rien sans le Parti ; qu'ils étaient à ses ordres. La qualité des arguments était inégale ; la polémique n'était pas absente : Brousse notamment fut pris à partie, blâmé « d'aller banqueter avec MM. Gaufrés et Barodet », accusé d'être devenu « bourgeois à Paris » après avoir été « anarchiste en Espagne », vilipendé pour n'être pas présent au Congrès. C'est dans le vacarme que Paulard fit son discours en faveur du maintien de l'article 9. Allemane enfin s'éleva contre l'exagération d'amour que les élus témoignaient à l'égard d'un suffrage universel dont les variations avaient successivement élevé Bonaparte au pouvoir, condamné la Commune, et fait un piédestal à Boulanger (29).
Le lendemain, le débat sur l'article 9 reprit de plus belle. La salle s'échauffa encore plus que la veille ; les attaques ad hominen foisonnèrent, Brunet allant jusqu'à déclarer aux détracteurs de Brousse :
La réforme de l'article 9 est le fait de quelques individualités qui veulent faire de l'Union fédérative un concile dont Allemane serait le pape (30).
Faillet, conseiller municipal, se sépara nettement de ses collègues de l'Hôtel de Ville et fit la proposition « allemaniste » la plus radicale, sous les applaudissements :
qu'à l'avenir les élus n'aient à se préoccuper que de faire accepter les articles du programme ouvrier ; qu'ils ne puissent occuper aucune situation en dehors de leur mandat, et qu'il soit constitué une commission de vigilance composée des délégués des différents groupes adhérents. Les élus ne pourront faire partie de cette commission (31).
Finalement, la discussion sur l'article 9 pouvait se résumer par ce bref et vif échange entre Lavy et Cabriole :
(28) Le Prolétariat, 4 octobre 1890.
(29) Arch. P.P. Ba/31.
(30) Ibid.
(31) Ibid.
NAISSANCE DU PARTI « ALLEMANISTE » 43
— « C'est une muselière que l'on veut nous mettre », disait le broussiste.
— Oui, citoyen Lavy..., ce que nous voulons, c'est une chaîne qui puisse empêcher nos élus d'aller où ils veulent et une muselière qui nous garantisse de leurs morsures (32).»
Le Congrès régional se termina le 5 octobre, salle Favié, devant huit cents militants. On fut au bord de vider la querelle à coups de poing. Paulard, s'étant entendu injurier, avait menacé de sa canne — une canne qu'on lui arracha : on découvrit que c'était une canne-épée ! Le malheureux dut au secours de ses partisans de n'être pas mis en pièces. L'incident clos, le Congrès se termina en déroute pour les broussistes :
— Le conflit qui avait divisé l'Union fédérative et le Comité national à l'occasion du remplacement de Chabert était « réglé » à l'avantage de la tendance allemaniste : « le nombre des groupes d'un même quartier était illimité, pourvu que le minimum des membres adhérents égale le chiffre quinze » ; s'il y avait désaccord sur le choix d'un candidat, c'est l'Union fédérative qui arbitrerait en définitive. En vertu de cette décision, c'est Allemane et non André Gély, qui restait le candidat du Parti dans le quartier du Combat.
— L'article 9 fut rejeté par 51 voix, contre 18 et 2 abstentions ; le comité fédéral était désormais seul habilité à ratifier les candidatures et à révoquer les mandataires. Les élus devaient remettre à l'Union fédérative, au début de leur mandat, une démission, signée de leur main, adressée au Préfet, dont pourrait disposer, si besoin, le comité fédéral.
— L'article 14 du règlement, concernant le Comité national, fut modifié au préjudice des élus, qui perdaient le droit d'en faire partie.
— En cas de retrait au second tour d'un scrutin, le désistement était interdit.
— Une proposition de blâme aux élus du Parti signataires du tract distribué au Congrès fut adoptée.
— Enfin, on applaudit bruyamment la proposition d'exclure Paul Brousse du Parti — proposition qu'Allemane eut du mal à faire retirer, au nom de l'ordre du jour.
Les élus de l'Hôtel de Ville suivant Brousse, maître encore du Comité national, ne pouvaient plus désormais compter que sur le Congrès national de Châtellerault, et jouer la province contre Paris, pour rétablir leur avantage.
Le Congrès de Châtellerault s'ouvrit le 9 octobre 1890. La scission était inévitable, mais la majorité indécise. Certes, les deux bastions géographiques du Parti possibiliste, Paris et les Ardennes, étaient acquis à la tendance allemaniste. Mais, dominant l'appareil, partant organisatrice du Congrès national, et habile à la manoeuvre, la fraction BrousseLavy n'avait pas dit son dernier mot. Elle comptait bien mettre en minorité les groupes parisiens qui avaient voté la suppression de l'article 9, grâce à quelques invalidations et inversement à la représentation au Congrès de groupes récemment créés en province pour les besoins
(32) Arch. P.P. Ba/31.
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de la cause. L'intervention des groupes fictifs n'était certainement pas une innovation dans l'histoire des congrès ouvriers. Un journaliste de La Presse écrivait, le 2 octobre 1890, dans un article en quelque sorte prémonitoire :
Un délégué peut représenter cinq groupes et disposer de cinq suffrages.
Mais un voyage à Châtellerault n'est point petite affaire pour la bourse des travailleurs, et nombre de groupes n'ont point les ressources suffisantes.
Que va faire le Comité national ? Il expédiera tout simplement [...] des demandes de mandats où le nom du délégué sera laissé en blanc.
Puis on fera une répartition [...]. On arrivera ainsi à une masse de cinquante à soixante groupes qui, réunis à la minorité dont dispose encore M. Brousse à l'Union fédérative, feront bonne figure devant les quarante ou quarante-cinq groupes qui marcheront avec M. Allemane (33).
En fait, les broussistes parvinrent à leur fins au moyen d'un procédé complémentaire : dans la séance de contrôle des mandats, ils imposèrent le vote par tête pour la validation, alors que chaque délégué pouvait être mandaté pour un nombre de groupes variables de un à cinq. De cette façon, ils purent s'imposer à la première occasion qui se présenta : lorsque les délégués des Ardennes, Grippon, LambertHamaide et J.-B. Clément, représentant chacun cinq groupes ou chambres syndicales, montrèrent des mandats qui n'étaient pas signés par les groupes respectifs, mais par la Fédération des Ardennes, on soumit leur validation à l'envoi à Châtellerault des signatures manquantes. C'était faire preuve d'un formalisme excessif à l'égard des représentants d'une Fédération, à laquelle on attribuait plusieurs milliers d'adhérents (34). Les broussistes se réfugiant derrière la lettre du règlement, quinze délégués, représentant plusieurs dizaines d'organisations, se retirèrent par solidarité avec les délégués des Ardennes. La place était libre. Qui avait eu la majorité au nombre des organisations représentées ? La réponse est difficile ; les comptes rendus sont contradictoires. On peut estimer que le Congrès de Châtellerault eût pu se dérouler devant des délégués représentant, pour chaque tendance, un nombre approximativement égal d'organisations (35). Toutefois, si nous voulons bien nous écarter des listes de groupes revendiquées par ceux qui
(33) La Presse, 2 octobre 1890.
(34) Les Ardennes n'ayant que trois délégués ne pouvaient représenter à Châtellerault que quinze organisations. En fait, les mandats étant confiés à des délégués d'autres régions, c'est vingt et un mandats dont disposait la Fédération des Ardennes. Ce chiffre était sensiblement au-dessous de celui avancé par ALLEMANE, dans l'article « Nos forces » cité plus haut, qui attribuait quarante-huit groupes aux Ardennes. Ce dernier chiffre ne paraît pas exagéré, si l'on observe qu'au Congrès national de 1891, tenu à Paris, la Fédération des Ardennes devait compter cinquante-huit représentations de groupe. Après l'Union du Centre, la Fédération des Ardennes était sans conteste, et de loin, la plus forte du parti possibiliste en 1890.
(35) D'après L'Eclaireur de la Vienne du 19 octobre 1890, organe broussiste, soixante-dix organisations ont été représentées jusqu'à la fin, et soixantequatre ont retiré leurs délégués. Chiffres au demeurant contestés par les allemanistes.
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restèrent à Châtellerault — d'autant que certains délégués, sans admettre l'exclusion de la Fédération des Ardennes, étaient restés au Congrès pour discuter les questions économiques pour lesquelles ils étaient mandatés —, il n'était pas douteux que les forces réelles du Parti inclinaient en majorité pour la tendance Allemane. Le vote par tête, l'absence de représentation de groupes qui estimaient la scission déjà accomplie, la fraîche création de groupes provinciaux dont l'existence était douteuse, bref la manoeuvre d'une minorité, maîtresse du Comité national, l'avaient emporté sur une majorité, ou trop naïve, ou trop mal organisée. C'est ce que le Parti ouvrier exprimait furieusement quelques jours plus tard :
... En dehors des Ardennes, de l'Algérie et du Centre, sept groupes seulement, entendez-vous bien, sept groupes ont une existence officielle, sept groupes sont du Parti, ce sont : les groupes d'Angoulême, de Poitiers, de Châtellerault, de Cholet (?), de Saint-Quentin, d'Albi et de Dijon. Quant aux autres, vous les avez inventés pour les besoins de votre mauvaise cause. D'ailleurs, où sont vos procès-verbaux et livres de caisse ? Dans le néant (36).
A titre de comparaison, lors du Congrès national que le nouveau parti allemaniste tint moins d'un an plus tard, à Paris, en juin 1891, on compta cent quatre-vingt-neuf groupes représentés. La victoire des broussistes à Châtellerault ne reflète donc en aucun cas le rapport de force numérique entre les deux tendances du parti possibiliste en 1890. Ce sont les minoritaires qui l'avaient emporté ; le choix de la ville de Châtellerault avait été décisif : l'éloignement de Paris et plus encore l'éloignement des Ardennes avait servi les manoeuvres de la tendance Brousse-Lavy.
La suite immédiate des événements consomma la scission. A Châtellerault, où les broussistes étaient restés, on vota l'exclusion d'Allemane, de J.-B. Clément et de Faillet :
Le Congrès déclare ces trois hommes exclus du Parti et prononce la même exclusion contre les groupes ou tout citoyen qui se rendraient leurs complices (37).
Allemane était ainsi exclu avant même d'avoir posé le premier pied à Châtellerault. C'est qu'on visait en lui le véritable chef de la « minorité », l'homme le plus influent de l'Union fédérative. Entre le Parti ouvrier, qu'Allemane dirigeait, et la presse que contrôlaient les possibilistes, notamment le Prolétariat, ce fut une polémique violente, où les arguments de bas étage ne firent pas défaut. Paul Brousse accusa Allemane d'avoir reçu des fonds ministériels en vue de la fondation de son quotidien. Allemane eut beau jeu de lui rétorquer que son adversaire avait bien tardé pour faire d'aussi graves révélations, et qu'il aurait pu exposer ses découvertes devant l'Union fédérative (38).
(36) Le Parti ouvrier, 21 octobre 1890, « Maîtres fourbes ».
(37) Sylvain HUMBERT., Les Possibilistes, p. 75.
(38) Dans son livre sur Les Congrès ouvriers et socialistes français, Léon BLUM, s'appuyant sur un article de BROUSSE paru dans La Petite République du 21 janvier 1901, affirme que « la question du journal procéda de manoevres policières ». Au vrai, on ignore l'origine exacte des capitaux nécessaires à la création du Parti ouvrier. Connaissant la personnalité d'Allemane, on le
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Les délégués, solidaires de J.-B. Clément et de ses amis qui avaient quitté Châtellerault, organisèrent une réunion, salle Favié, le 12 octobre, pour expliquer ce qui s'était passé aux militants parisiens. Dans la même salle, le 21 octobre, l'Union fédérative du Centre organisa une assemblée plénière du Parti afin de prendre les mesures qui s'imposaient à la suite de la rupture de Châtellerault. En l'absence des broussistes, qui refusèrent de venir, on vota « à l'unanimité moins une voix » l'exclusion des principaux chefs de la tendance Brousse : outre Brousse, Lavy, Caumeau, Prudent-Dervillers, Paulard, Heppenheimer, André-Gély...
Après ces exclusions réciproques, deux partis distincts et adversaires allaient se constituer : d'un côté, la majorité des élus, appuyés sur les groupes minoritaires de l'Union fédérative du Centre, et sur quelques groupes de province — fraction qui allait garder le titre du parti : Fédération des Travailleurs socialistes de France ; de l'autre côté, la majorité des groupes de l'Union fédérative du Centre, la Fédération des Ardennes, quelques groupes de province comme Dijon — à cette fraction « allemaniste » adhéraient trois élus : Dumay (39), Faillet et Berthaut (40), elle allait prendre comme sigle ce qui avait été le soustitre du parti possibiliste : Parti ouvrier socialiste révolutionnaire.
Le point culminant de la guerre fratricide entre broussistes et allemanistes fut atteint pendant la double campagne électorale qui eut lieu en novembre et en décembre : lors de l'élection législative de Clignancourt, en vue du remplacement de Joffrin, les broussistes présentèrent Lavy, qui l'emporta finalement avec 3 220 voix ; les allemanistes, Dejeante, qui n'obtint que la quatrième place. Lors de l'élection municipale du Combat, l'affrontement fut plus douloureux, puisque Piéron, représentant allemaniste, maintenu au second tour comme l'avait fait Dejeante, fit échouer, lui, André Gély. Toutefois, sur le terrain électoral parisien, les broussistes gardaient donc encore la solide position qu'ils avaient perdue dans le Parti.
voit mal stipendié par le ministère ou la Préfecture de police — à moins que ce ne fût à son insu. Lors du Xe Congrès régional du Centre précédant de quelques jours la scission, Brunet, délégué broussiste, pour faire valoir qu'il était aussi « révolutionnaire » qu'Allemane, fit publiquement grief à celui-ci «d'avoir fondé son journal avec l'appui des radicaux» (Arch. P.P. Ba/31). G. LEFRANC, quant à lui, émet l'hypothèse d'un financement maçonnique (op. cit., p. 66). Quoi qu'il en soit, si Brousse avait été convaicu de la culpabilité d'Allemane, marionnette inconsciente ou non d'une manoeuvre policière, il eût pu le confondre en pleine Union fédérative. La vérité est qu'il est d'usage au moment des scissions de faire flèche de tout bois : aux accusations de Brousse, Allemane répondit avec une violence débridée. Nous laissons dans la nuit cet échange de coups de dents qui ne sont qu'accessoires- au débat.
(39) Dumay avait été hostile à la suppression de l'article 9, qui est au centre du débat, mais il devait déclarer que, malgré ce désaccord avec la majorité des groupes de l'Union fédérative, il s'était incliné par discipline (Parti ouvrier, 30 octobre 1890).
(40) Berthaut, conseiller municipal de Paris, était des délégués qui étaient restés à Châtellerault. Il vint cependant à la séance de la salle Favié du 21 octobre 1890 déclarer qu'à ses yeux les décisions du Congrès de Châtellerault n'étaient pas valables, parce qu'elles avaient été prises en violation de l'article 12 du règlement stipulant que le vote dans les congrès nationaux ont lieu non par tête, mais par groupe. M. CHARNAY, Les Allemanistes, p. 17.
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LE NOEUD DU CONFLIT.
Dans ce résumé des événements de 1890 propres à la Fédération des Travailleurs socialistes de France, où l'on trouve les causes directes de la scission d'octobre, il convient de dégager le principal objet du conflit. Celui-ci précisé, nous pourrons alors tenter une interprétation moins factuelle, voire moins anecdotique que les explications habituelles du Congrès de Châtellerault.
La véritable bataille, qui s'est faite non pas à Châtellerault mais au Congrès régional de l'Union fédérative du Centre, a porté sur un point très précis du règlement intérieur du Parti : l'article 9 du programme municipal ayant trait au mandat impératif et à ses conditions d'application.
Le parti possibiliste avait été unanime, dans les années précédentes, à revendiquer pour tous les élus et à pratiquer pour ses propres mandataires le mandat impératif. Lors du Congrès régional parisien tenu en 1885, la « reconnaissance par la loi du mandat impératif et son assimilation au mandat civil » faisait partie du programme alors élaboré. La théorie du mandat impératif fut à plusieurs reprises exposée ; ainsi, au fort de la crise boulangiste, Victor Dalle écrivait :
... Pour supprimer les insurrections et les révolutions, pour permettre au peuple de faire connaître l'expression de sa volonté, pour lui rendre possible la réalisation des transformations économiques qui doivent lui apporter plus de bien-être, les républicains socialistes ont toujours pensé qu'il fallait organiser le suffrage universel de telle sorte que le mandataire soit lié aux électeurs, que le programme qui sert de base au mandat soit placé au-dessus du mandataire, de manière que la volonté populaire puisse toujours être clairement exprimée, sincèrement respectée (41).
Lors de la campagne antiboulangiste, la revendication du mandat impératif devenait un des leitmotivs de la presse possibiliste. Dans un grand article de décembre 1888, Jean Allemane argumentait avec ardeur contre toutes les objections qui avaient cours à rencontre du mandat impératif, écrivant notamment :
... Jamais le Parti ouvrier... n'a eu à se plaindre d'avoir adopté cette excellente méthode. Jamais, non plus, il ne s'est trouvé de récalcitrant ; et cependant les citoyens qui le composent font grand cas de leur dignité personnelle, de leur liberté d'appréciation ; mais, contrairement à ce que proclament avec beaucoup d'emphase certains rhéteurs trop haut cotés, ils pensent que l'honnêteté ne saurait redouter ni les garanties ni le contrôle [...], ils ne peuvent ignorer les lois physiologiques, les changements profonds, surprenants, involontaires quelquefois, qui se produisent chez les hommes les mieux trempés, les plus scrupuleux [...].
Le passé comme le présent plaident avec nous et réclament qu'au plus tôt le mandat impératif devienne une chose légale, obligatoire pour tous : la conservation de la République, la réalisation des desiderata
(41) Le Parti ouvrier, 20 avril 1888, «Cuisine politique».
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du prolétariat et de la classe moyenne en font une des mesures les plus urgentes qu'il convient de prendre (42).
Cette unanimité du Parti sur la question avait même entraîné dans un même mouvement les futurs adversaires Paul Brousse et Jean Allemane, à se battre pour une cause qui n'a jamais été celle de l'ensemble du mouvement socialiste — loin s'en faut : le rétablissement du scrutin uninominal d'arrondissement, du « petit scrutin » selon l'expression de Brousse (43). C'est à travers ce mode de scrutin qu'on voyait en effet, dans l'état présent des choses, la possibilité d'appliquer effectivement le mandat impératif. Ce qui suppose que l'élu est justiciable de ses électeurs. Allemane et les allemanistes qui allaient remettre en question cette notion s'en tenaient, au moment du boulangisme, à la position traditionnelle de leur Parti, celle de Brousse. Au moment où « le scrutin des riches » (44), c'est-à-dire selon Allemane le scrutin de liste, allait être officiellement remplacé par le scrutin uninominal, Allemane qui s'en félicitait ne manquait pas de réclamer le complément indispensable, qu'il définissait :
le droit de contrôle, permettant aux collèges électoraux de veiller à l'exécution du contrat passé entre eux et leurs élus (45).
Dans les faits, même accord entre les membres et entre les élus du Parti. Les élus, sans que personne y trouve à redire, rendent compte périodiquement de leur mandat devant leurs électeurs convoqués ; le Parti ouvrier mentionne ces réunions comme allant de soi. Par exemple, on peut y lire, en décembre 1888 :
Le citoyen Lavy, conseiller municipal du quartier de la Goutte-d'Or, a rendu compte de son mandat, au préau de l'école, rue Richomme, devant un auditoire composé d'environ 700 électeurs (46).
Cette harmonie allait peu à peu laisser place à des positions antagonistes. Cependant que l'ensemble des membres du Parti considèrent toujours le mandat impératif comme un de ses articles de foi, l'interprétation qu'on en donne n'est plus univoque. Tandis que la quasi-unanimité des élus devait rester fidèle à la théorie et à la pratique anciennes du mandat impératif, un certain nombre de groupes de l'Union fédérative, de plus en plus nombreux, vont vouloir en imposer une nouvelle définition, visant à limiter la liberté de manoeuvre des élus : aux droits des électeurs, ces militants vont opposer les droits supérieurs du Parti. Or, quelle pouvait être l'instance du Parti ayant barre sur l'élu ? Cela ne pouvait être la cellule de base, le groupe : on devine qu'à cet échelon, l'élu jouit de la plus grande autorité ; il est, dans son groupe, l'homme fort, qui compte des camarades dévoués : il est assuré de pouvoir imposer son point de vue dans la plupart des
(42) Le Parti ouvrier, 12 décembre 1888, « Le mandat impératif ».
(43) Le Parti ouvrier, 12 février 1889.
(44) Le Parti ouvrier, 30 avril 1888.
(45) Le Parti ouvrier, 12 février 1889, « Le scrutin uninominal ». C'est nous qui soulignons.
(46) Le Parti ouvrier, 17 décembre 1888.
NAISSANCE DU PARTI « ALLEMANISTE » 49
cas. A l'autre bout de l'organigramme, préside le Comité national. Mais il se trouve qu'en raison de son mode de recrutement, cet organisme est aux mains des élus qui en composent la majorité. A Saint-Etienne, les statuts du Parti ouvrier interdisaient aux élus d'entrer au Comité national ; mais, l'année suivante, au Congrès de Paris, en 1883, cet article des statuts (art. 21) était annulé. De sorte que le verrou de sûreté qu'on avait eu l'idée d'opposer à la suprématie des élus n'existait plus ; suivant un processus normal, et forts de leurs succès électoraux, les élus devinrent prépondérants au Comité national : on ne pouvait donc compter sur lui pour mettre une « muselière », selon le mot de Lavy, aux députés et aux conseillers municipaux du Parti. Si ce n'était le groupe, à la base, ni le comité national, au sommet, seul l'organisme intermédiaire s'imposait, c'est-à-dire l'Union fédérative du Centre (seule Fédération régionale qui comptât des élus), pour exercer son droit de contrôle sur les élus du Parti. C'est à cette conclusion qu'en étaient venus les militants les plus soucieux de faire entendre la voix de la base, après une période — la crise boulangiste — au cours de laquelle, en raison des compromis rendus nécessaires pour la « défense républicaine », les élus avaient peut-être eu tendance à considérer leur rôle de mandataire plus important que leur devoir de militant révolutionnaire. Les élus (à l'exception de Faillet) et les groupes qu'ils contrôlaient eurent beau jeu de se poser en fidèles et respectueux pratiquants du règlement du Parti ; en défenseurs de la démocratie directe et du suffrage universel. Par une pente naturelle, ils eurent tendance à voir leurs adversaires animés par des hommes qui avaient été autant de candidats malchanceux aux élections : le patriotisme de parti de ces éconduits était rendu suspect par la rancune qu'ils pouvaient avoir nourri à l'adresse des électeurs récalcitrants.
La vérité, écrivait P. Brousse, c'est qu'on veut commander, être autoritaire, c'est que quelques épaves du suffrage universel se réunissent pour faire trotter ceux qu'il a favorablement accueillis (47).
On voit par quel biais une question de fond — la démocratie interne du Parti — pouvait donner libre cours à toutes les polémiques personnelles. Quoi qu'il en soit, dans leur logique d'élus, au nom d'un passé qui avait été positif (le Parti ne comptait-il pas neuf conseillers municipaux sur les dix socialistes du conseil municipal de Paris ?), les mandataires du Parti ne voulaient pas remettre en cause un statut qui les obligeait à l'égard de leurs électeurs, et qui, il faut le dire, leur laissait une place prépondérante au sein de l'organisation. Au nom de 1' « autonomie des groupes » à sauver, au nom des électeurs à respecter, on pouvait présenter les plus nobles arguments, lesquels, sincères ou non, visaient à préserver leur position de force dans le Parti. Ainsi lisonsnous sous la plume de Lavy :
Nous persuadons à la foule qu'elle avait tout à gagner en venant avec nous, qu'elle trouverait dans nos rangs des mandataires fidèles, que le Comité qui soutenait le candidat saurait surveiller l'élu, qu'enfin
(47) Le Prolétariat, 4 octobre 1890, «Dictature et Liberté:
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les électeurs seraient les souverains dans les limites du contrat électoral, qu'ils auraient, dans des réunions publiques, à juger fréquemment leur mandataire et à lui maintenir ou à lui refuser leur confiance, à lui conserver ou à lui retirer son mandat.
[...] Naïfs électeurs, qui croyez à la moralité politique ! Les suffrages sont utiles à recueillir, mais les contrats sont faits pour être violés ! Vous avez voté, séduits par l'article 9. L'urne est pleine. Passez muscade : l'article 9 disparaît du programme. [...] En période électorale, vous êtes des serins au plumage ravissant dont le dos sollicite mille caresses ; mais ensuite, ah ! laissez la paix aux socialistes de la nouvelle école avec votre « intervention intempestive » (48).
Le meilleur argument des broussistes fut sans doute celui donné par le même Lavy, au moment du Congrès de Châtellerault :
Nous désirons, écrivait-il, amener la masse des électeurs à être conscients et libres, et pour cela nous les rehaussons à leurs yeux en les associant plus étroitement à la vie publique, en leur donnant — même contre la loi — une action sur leurs mandataires, en attendant que la loi établisse le «mandat impératif» (49).
Mais cet argument, qui avait touché jadis l'ensemble des membres du Parti, ne pouvait plus satisfaire le plus grand nombre : l'événement avait prouvé que cette pédagogie du suffrage universel, les élus seuls en tiraient bénéfice, pour imposer aux militants une ligne qui n'était plus révolutionnaire. Dans le même article, précisément, Lavy écrivait :
Nous sommes non seulement un parti socialiste, mais aussi un parti démocratique (50).
Cette affirmation que tout le monde eût acceptée en 1882 était désormais devenue ambiguë. Au demeurant, la position de Dumay, député, signataire du tract signé des élus contre l'abolition de l'article 9, s'alignant néanmoins sur la décision de la majorité au Congrès régional du Centre, prouve qu'il n'y avait pas que machiavélisme dans le comportement des « broussistes ». Il y avait, plus encore que du machiavélisme, opposition sur la ligne générale de la stratégie du Parti —■ opposition qui se cristallisait occasionnellement sur cet article du règlement intérieur définissant implicitement la place de l'élu dans le Parti.
Quant à notre Parti, écrivait l'allemaniste Joindy, qui est révolutionnaire, ce titre n'ayant pas encore été aboli, il peut, et dans le but qui lui convient, vouloir tenir dans sa main ceux qu'il considère comme ses délégués au conseil municipal et à la Chambre des députés. [...] L'on voudrait donc se servir du corps électoral, le cas échéant, pour marcher contre les décisions du Parti ? (51).
En dernière analyse, le débat sur l'article 9 portait sur le choix politique du Parti : allait-il devenir un parti « démocratique », soucieux du suffrage universel et de son éducation ; allait-il au contraire redevenir un Parti « révolutionnaire », dont le principe de base était la lutte de classe ? Tel était l'enjeu du débat.
(48) Le Prolétariat, 4 octobre 1890, « Socialisme aristocratique ».
(49) L'Eclaireur de la Vienne, 12 octobre 1890, « Le Congrès ».
(50) Ibid.
(51) Le Parti ouvrier, 7 octobre 1890, «Politique révolutionnaire».
NAISSANCE DU PARTI « ALLEMANISTE » 51
VIRTUALITÉS DU POSSIBILISME.
Si l'on veut prendre quelque recul et donner une interprétation idéologique au Congrès de Châtellerault, qui a tranché en quelque sorte le noeud gordien qui s'était fait sur l'article 9, il faut considérer que le possibilisme, tel qu'il s'est développé dans les années 80, après la scission de Saint-Etienne, portait en lui plusieurs virtualités. S'affirmant à la fois révolutionnaire, attaché à la lutte de classe, et désireux de
fractionner le but idéal en plusieurs étapes sérieuses, immédiatiser en quelque sorte quelques-unes de nos revendications pour les rendre enfin POSSIBLES... (52),
le possibilisme présentait un double visage. Il n'est pas étonnant que ce périlleux équilibre entre des exigences parfois contradictoires ne donnait pas toujours toute satisfaction aux membres du Parti. Selon leur tempérament, mais aussi selon leur fonction ou leurs activités sociales, les militants socialistes mettaient l'accent, avec plus ou moins de force, sur l'un ou l'autre des caractères proclamés du Parti.
Dans la formation progressive de ces deux courants, il est sûr que le rôle des personnalités a joué comme une cause seconde mais non moins importante. Jean Allemane et Paul Brousse incarnaient on ne peut mieux l'une et l'autre des virtualités du possibilisme. Il n'y a pas lieu ici de rappeler la carrière de ces deux hommes ni même d'en faire le portrait. Ce qui est sûr, c'est que l'ascendant, la réelle autorité de ces deux chefs du possibilisme au sein de leur parti s'est exercée lentement mais sûrement en sens contraire. Si Allemane finalement a acquis plus de popularité que Brousse parmi ses camarades, c'est peutêtre parce qu'il présentait, mieux que son adversaire, les qualités du militant révolutionnaire : ancien communard, ancien forçat de NouvelleCalédonie, il avait pour lui en plus d'être un véritable ouvrier ; ardent, passionné, combatif, il ne manquait pas pour autant de sens politique comme on le vit lors de la crise boulangiste, mais il avait la réputation fondée d'une intégrité politique absolue, que ses échecs électoraux répétés semblaient encore renforcer. Son adversaire avait contre lui, aux yeux des militants, d'être issu de la bourgeoisie, d'être un intellectuel, un « docteur » ; ses succès électoraux, son accession à la vice-présidence du conseil municipal le desservirent assurément.
On a quelquefois fait de l'ouvriérisme un des traits particuliers de l'allemanisme. Or, si cette affirmation mérite d'être nuancée — qu'on songe à Lucien Herr, un des plus brillants allemanistes ! —, il est certain qu'au sein du Parti, de nombreux militants ont toujours suspecté l'intellectuel, le bourgeois en rupture de classe. En cette année de scission, c'est un élu, Eugène Faillet (53), qui défendit la cause ouvrière avec le plus de conviction. Lors du Xe Congrès régional de l'Union fédérative du Centre, il affirma
(52) Paul BROUSSE, Le Prolétaire, 19 octobre 1881.
(53) Faillet n'était pourtant pas ouvrier, mais il était d'une famille ouvrière •— d'un milieu social étranger à la famille bourgeoise de Brousse, fils d'un professeur à la Faculté de médecine de Montpellier.
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qu'en principe on ne doit confier de mandat qu'aux ouvriers et non à des docteurs, issus de la bourgeoisie, et incapables d'améliorer le sort du prolétaire. Il fait remarquer que la véritable révolution n'a jamais été réellement soutenue par Vallès et consorts, mais bien par le dévouement des Chabert, des Joffrin, etc. (54).
Faillet alla même beaucoup plus loin dans cette intervention : interprétant la faillite de la Ier Internationale comme le résultat de l'intrusion puis de la domination en son sein de « l'élément bourgeois », il déclara qu'il fallait veiller à ne pas laisser entrer les bourgeois dans les rangs du Parti ; à tout le moins, s'il y entrent, les empêcher de prendre les rênes de la direction (55).
Allemane, quant à lui, sans tomber dans cet ouvriérisme rugueux, n'en rejoignait pas moins les désirs de la sensibilité ouvrière de la base par sa haine affichée et répétée de ce que nous appellerions le culte de la personnalité, et qu'il appelait, lui, « l'amour des individus » (56). Cela ne datait pas d'hier, de ses échecs électoraux : lors de la Commune, Allemane qui allait combattre jusqu'au bout, refusa de briguer une élection soit au comité central soit au conseil de la Commune. Il y a toujours chez lui cette volonté de ne pas de séparer de la base, cette méfiance des honneurs ; on sent toujours sous son regard ardent cette fierté de pouvoir proclamer son appartenance authentique à la classe ouvrière (57).
Ainsi, selon leur origine ou la mesure de leur conscience de classe, les militants de la F.T.S.F. pesaient avec plus ou moins de ferveur sur l'un ou l'autre des plateaux de la balance que le Parti voulait tenir en équilibre : d'une part, la lutte de classe et, d'autre part, le possibilisme à proprement parler, autrement dit le réformisme. En principe, selon le programme du Parti, tous les possibilistes étaient à la fois révolutionnaires et réformistes. Mais il est évident qu'un Allemane, pourtant convaincu du long chemin à parcourir pour atteindre le socialisme (58), avait beaucoup plus d'ardeur qu'un Brousse à se aituer toujours sur le terrain de la lutte de classe, comme en témoignent les comptes rendus des congrès possibilistes. Brousse, quant à lui, ne s'affirmait pas moins révolutionnaire, mais théoriquement — selon ses idées sur les services publics, sur la conquête des pouvoirs publics — et pratiquement — par la pratique parlementaire à l'Hôtel de Ville — il inclinait de plus en plus nettement à se séparer de ce que ses camarades et lui appelaient le « sectarisme » de leurs adversaires (59).
(54) Arch. P.P. Ba/31.
(55) Cf. Le Temps et Les Débats, 5 octobre 1890.
(56) Le Parti ouvrier, 28 juillet 1890, « Unissons-nous ».
(57) Voir par exemple le reportage d'Adolphe BRISSON, « Jean Allemane », in Les Prophètes, 1903.
(58) Ainsi, loin de croire à l'imminence de la révolution comme l'en accusaient certains de ses adversaires, ALLEMANE écrivait : « Notre devoir de socialiste nous commande de ne pas masquer la vérité et de dire franchement, d'une voix assez haute même, afin que les intéressés l'entendent, que le monde ouvrier en est encore à l'embryon, au tout premier commencement de ses forces. » Le Parti ouvrier, ler septembre 1888, « Le monde ouvrier ».
(59) Le Prolétariat, 25 octobre 1890, « L'avenir du Parti ».
NAISSANCE DU PARTI « ALLEMANISTE » 53
Ces deux tendances qui peu à peu se constituent au sein du possibilisme, ajoutons enfin que les différences de tempérament ou d'origine sociale n'en sont pas les seules causes : il ne faut pas omettre les différences de situation géographique, et notamment ce qui divise Paris de la province. Il est certain qu'à Paris, ou en certaines régions de forte concentration ouvrière comme c'était le cas des Ardennes, une politique de classe, une tactique « classe contre classe » si l'on peut risquer cet anachronisme, était beaucoup plus facile à pratiquer que dans la plupart des provinces. La tendance modérée était aussi alimentée de surcroît par ces groupes de province, souvent isolés, désespérant de sortir de leur isolement en pratiquant une politique de classe intransigeante. On avait ainsi pu entendre tel militant expliquer lors d'un congrès antérieur :
Je suis un ancien proscrit de la Commune, je ne suis pas suspect, mais pourquoi donc les délégués de Paris nous, conseillent-ils de refuser toute alliance avec les radicaux ? Il la faut cette alliance, sans cela il ne pourra jamais y avoir de candidature en province ; nous ne voulons pas faire de socialisme en chambre. Si vous l'exigez, souvenezvous que vous aurez gêné notre action et tant pis pour vous si nous ne réussissons pas (60).
Ainsi, parce que le possibilisme reposait sur une idéologie ambivalente, à la fois révolutionnaire et transformiste, la Fédération des Travailleurs socialistes de France obéissait d'autant plus aisément à ce que Léon Blum dénomme « la loi d'évolution intérieure qui, dans le même parti, en dépit de l'accord préalable, de l'action commune, sépare nécessairement les éléments modérés et les éléments avancés, les tempéraments politiques et les tempéraments révolutionnaires » (61).
Cette loi que Blum juge « inévitable », il appartient à la crise boulangiste d'en précipiter la vérification. Revenons donc aux années 1888-1889 : c'est dans cette période de crise qu'il faut finalement chercher la rupture que Châtellerault allait achever.
POSSIBILISME ET BOULANGISME.
La crise boulangiste a eu sur le possibilisme deux effets contradictoires : dans un premier temps, elle a rapproché les têtes du Parti dans une politique commune de défense républicaine ; mais elle a aussi, par les impératifs tactiques de celle-ci — et notamment l'obligation des alliances avec les partis bourgeois —, accusé entre la base et les élus une division que la défaite boulangiste a découverte au grand jour.
Les porte-parole de la Fédération des Travailleurs socialistes n'ont eu qu'une voix pour être, dès la première heure, des adversaires résolus de l'aventure boulangiste. Contrairement aux hésitations, aux variations, à l'expectative, voire à l'adhésion des autres socialistes, les militants les
(60) Déclaration du citoyen Garnier, « délégué de la Vienne et de la Charente », au Congrès national de Rennes, 1884, Archives nationales, FT 12.490.
(61) Léon BLUM, op. cit., p. 124.
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plus en vue du possibilisme ont posé la défense de la République menacée comme un impératif catégorique. C'est ainsi que Jean Allemane, un des orateurs les plus écoutés de la tendance « révolutionnaire », lui qui n'avait jamais cessé, lors des réunions ou des Congrès, d'affirmer le caractère de classe de son combat, écrivait :
Citoyens de toutes les fractions républicaines, remettons à plus tard nos disputes économiques et politiques, faisons la trêve que commande le salut public et n'imitons pas l'étourderie des gens de Byzance. [...] Citoyens, veillons sur la République (62).
Il semble bien qu'au moment où Allemane et ses amis, en rupture avec le Cri du Peuple, ont fondé le Parti ouvrier, Brousse et lui se soient rapprochés. Paul Brousse (« Mon ami Paul Brousse », écrit alors Allemane) avait adressé à Allemane ses encouragements chaleureux (63). Tous deux appartenaient au « Comité national central de propagande antiboulangiste ». Il y eut plus : lors de la création de la Société des Droits de l'Homme et du Citoyen, en accord avec des radicaux et quelques opportunistes comme Ranc, sous les auspices du Grand Orient, Allemane, comme Brousse, fit partie de son Comité ; mieux : c'est lui, Allemane, qui fut, s'il faut en croire Joffrin, l'artisan principal de cette coalition. A un journaliste du Matin le questionnant sur la fondation de la Société des Droits de l'Homme, Joffrin avait révélé que c'était Allemane qui s'était entremis dans les négociations :
Vous savez [...] comme moi que si quelqu'un ne peut pas être soupçonné de tiédeur pour la cause révolutionnaire et que, s'il existe un ardent parmi nous, c'est Allemane.
Il est au-dessus de tout soupçon, et c'est justement parce que c'est Allemane qui est venu m'entretenir de la possibilité de marcher avec les radicaux et les progressistes contre Boulanger, que je n'ai pas hésité à m'engager dans cette voie (64).
Allemane était convaincu que la République, la forme républicaine de l'Etat, était à préserver contre toute tentative césarienne — quels que fussent les griefs qu'on pouvait nourrir contre la République opportuniste. Il reste que c'était pour lui cruel dilemme que de se battre pour la défense de la République sans cesser de répondre aux exigences de son combat socialiste. Comme le disait plaisamment un « refrain du jour » de Jules Jouy :
Quand, dans la rue, nous descendrons, tout blêmes,
Seuls, nous nous battrons
Chassant les patrons. Dans les fournils nous f'rons not'pain nous-mêmes
Et, pour le manger, Nous nous pas'rons bien d'Boulanger (65).
Autrement dit, tout en faisant le choix politique de s'allier à des partis bourgeois — contre Boulanger — on ne voulait pas oublier qu'on
(62) Le Parti ouvrier, 23 avril 1888, « Serrons les rangs ».
(63) Le Parti ouvrier, 10 avril 1888.
(64) Interview reproduite par le Parti ouvrier, 25 mai 1888.
(65) Le Parti ouvrier, 10 avril 1888, « La chanson du jour ».
NAISSANCE DU PARTI « ALLEMANISTE » 55
demeurait les ennemis des « patrons ». Attitude périlleuse. Choix difficile, non seulement parce qu'il faut se faire violence, mais parce que l'on risque d'être incompris de la base, et plus encore des électeurs ouvriers, des syndicats, qui, dans cette période de chômage, voient dans Boulanger un bélier dirigé contre la République ferryste (66).
Allemane, quant à lui, s'efforce de ne jamais perdre de vue que le rapprochement avec les radicaux n'est que provisoire. Dans de fréquents articles, il ne se lasse pas de rappeler que :
Le boulangisme [...] est né du juste mécontentement des foules, de la gêne de plus en plus grande étreignant la classe ouvrière... (67).
Ce n'est point la légende napoléonienne qui a fait tout ce mal, messieurs les républicains bourgeois, mais bel et bien votre amour du lucre, votre soif de domination et la haine que vous nourrissez contre le socialisme (68).
Ainsi, chez lui, cette constance à pourfendre simultanément le boulangisme et les responsables du boulangisme — qui sont à ses yeux les opportunistes —, sauf à prendre résolument parti contre le danger boulangiste, parce que son triomphe serait l'anéantissement, avec la République, du mouvement ouvrier. Brousse partage cette opinion, mais quand on compare le ton et le contenu de ses articles boulangistes avec la prose d'Allemane, on y trouve beaucoup plus rarement ces attaques de classe contre la République bourgeoise.
Ce virage tactique du Parti ouvrier jette bien des militants dans l'inquiétude. Dans leurs lieux de travail, dans les syndicats, le rapprochement de leurs chefs est souvent sévèrement jugé. Blanquistes et guesdistes désignent les possibilistes comme traîtres à la classe ouvrière. Les grèves, qui favorisent le mouvement boulangiste en affaiblissant le gouvernement, sont quelquefois dénoncées — nous l'avons vu — par Paul Brousse comme « boulangistes ». L'audience du Parti s'affaiblit dans la classe ouvrière ; des démissions le frappent. En juillet 1888, Allemane s'en prend aux « guesdistes, blanquistes et indépendants », qui
sont parvenus — grâce à l'incident Boulanger et à la Société des Droits de l'Homme — à semer une espèce de division dans le parti et à troubler la besogne de propagande. [...] Le mal est assez grand pour qu'on s'en occupe immédiatement et qu'on redouble de vigilance et d'énergie (69).
Cependant, à la fin du mois de juillet 1888, une réunion plénière du Parti décide le retrait des membres du Parti ouvrier de la Société des Droits de l'Homme et du Citoyen (70). La grève des terrassiers qui a lieu à ce moment-là est à mettre en rapport, comme l'a fait remarquer J. Néré, avec cette décision ; mais elle ne fut que la cause directe. Dès le départ, la politique préconisée par Brousse et Allemane avait déplu à beaucoup.
(66) Cf. la thèse de J. NÉRÉ, La Crise économique de 1882 et le Mouvement boulangiste.
(67) Le Parti ouvrier, 23 décembre 1888, « Se décidera-t-on ? »
(68) Le Parti ouvrier, 5 octobre 1888, « La République en danger ».
(69) Le Parti ouvrier, 6 juillet 1888, « Prenons garde ».
(70) Le Prolétariat, 11 août 1888.
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La suite des événements voit diverger de plus en plus Allemane de Brousse. Tandis que celui-ci reste fidèle à sa politique de rapprochement avec les radicaux (« En politique les coalitions sont nécessaires ») (71), on voit Allemane s'attacher à défendre la grève des terrassiers (72) et à ne pas se couper du mouvement ouvrier. Les deux hommes restent alliés, mais on s'aperçoit que l'objet de leur combat n'est pas le même. Brousse, de plus en plus politique, continue à réserver ses flèches au boulangisme ; Allemane, tout en restant sur ses positions antiboulangistes, multiplie les articles sur la lutte sociale.
Après la baisse que subit le boulangisme succédant à l'élection triomphale du Général à Paris, en janvier, le danger césarien n'était pas écarté. Toutefois, en vue des élections législatives prévues pour septembre, les débats qui portèrent sur la tactique précisèrent la division entre révolutionnaires et modérés — celle-ci prenant le plus souvent l'aspect d'un affrontement entre la base et les élus.
« Ne présenter aux électeurs que des candidats de classe », fut un principe adopté à une grande majorité dès le mois de février (73). En mars, des groupes soumirent à l'Union fédérative des motions qui faisaient de la lutte de classe un principe aussi indéfectible que la lutte contre le césarisme :
Le Parti ouvrier entend entreprendre cette lutte sans défaillance, mais qu'il ne s'alliera pas pour la circonstance aux bourgeois, quelle que soit la nuance de l'opinion républicaine de laquelle ils se réclament (74).
Cette attitude irrita de plus en plus Pétat-major « broussiste » du Parti, fâché avec la majorité des groupes de la Fédération parisienne depuis le retrait de la Société des Droits de l'Homme qu'elle avait exigé des militants qui en faisaient partie.
Nous comprenons les impatiences de quelques-uns de nos compagnons de lutte, écrivait Prudent-Dervillers, qui préféreraient une action décisive aux lenteurs d'une évolution méthodique. Il y a là une question de tempérament... (75).
Les élections législatives de 1889 furent l'occasion des dernières concessions des éléments révolutionnaires aux « politiques ». Entre les deux tours, Allemane écrivait encore :
Et pourtant, nous, les hommes du Parti ouvrier, nous nous désistons cette fois encore.
Ah ! c'est qu'au-dessus de la guerre contre les hommes dont
l'égoïsme et l'orgueil guident les actes, nous plaçons la défense de la
République (76).
Le danger césarien passé, la République définitivement sauvée, pour
Allemane, comme pour la majorité de ses camarades membres du Parti
ouvrier, il n'était qu'une urgence Î redevenir un parti révolutionnaire.
(71) Le Prolétariat, 11 août 1888.
(72) Le Parti ouvrier, 6 août 1888.
(73) Le Prolétariat, 23 février 1889.
(74) Le Prolétariat, 23 mars 1889.
(75) Le Prolétariat, 30 février 1889, « La lutte des classes ».
(76) Le Prolétariat, 28 septembre 1889, «Pour la République».
NAISSANCE DU PARTI « ALLEMANISTE » 57
La politique de compromis avait été utile ; elle avait coûté cher. Il fallait se ressaisir. Déjà en août 1889, Allemane avait écrit son souci « d'affirmer à nouveau notre foi révolutionnaire... » (77). Désormais, il se fit le porte-parole des groupes de l'Union fédérative qui considérèrent les élus avec défiance.
Et cette engeance corruptrice, le fléau des peuples aspirant à devenir libres, heureux et égaux, va se multipliant d'une façon véritablement inquiétante : le virus se répand jusque dans les rangs de la classe ouvrière (78).
La divergence s'amplifia au moment des élections municipales de 1890. Les deux virtualités du possibilisme étaient devenues deux réalités contradictoires : tandis que les uns affirmaient avant tout le souci de reconquérir le terrain perdu dans le monde du travail, et particulièrement dans les syndicats, où les possibilistes avaient sensiblement régressé, d'affirmer leurs objectifs révolutionnaires contre tous les partis bourgeois ; les autres, dominés par les élus, tendaient à poursuivre sur le terrain électoral, et au sein du conseil municipal, cette politique de coalition que le boulangisme avait momentanément fait admettre par la base.
Brousse et ses collègues furent reconnus respectables à l'Hôtel de Ville.
Et le parti ouvrier se trouva tout naturellement et très régulièrement introduit dans la place au sein de ces pouvoirs publics dont la conquête était son principal objectif. [...] Le Parti ouvrier était devenu un élément d'ordre et de progrès, écrivait La Paix (79).
Pareil éloge d'un journal bourgeois à l'égard des broussistes exprime bien la nature de l'opposition devenue schisme en 1890. Tandis que les élus fondent les progrès du Parti sur le terrain électoral et sur les accords avec les républicains, le gros de la base militante dénonce le compromis électoraliste et parlementariste.
A André Gély qui affirme :
La masse qui vote encore pour les radicaux et les opportunistes ne se compose pas que de bourgeois ; les ouvriers y sont en nombre plus considérable ; il y a aussi beaucoup de petits boutiquiers dont le sort est intimement lié à celui du Prolétariat, ayant tous un intérêt commun : la lutte contre la féodalité financière.
Ces électeurs ont approuvé la tactique du Parti ouvrier et c'est cet élément qu'il faut amener à la conscience de ses intérêts de classe.
Est-ce en présentant les théories socialistes sous une forme absolue et exclusive ? Non. L'expérience nous prouve le contraire (80).
J. Allemane opposait son espoir :
Nous avons la conviction qu'un avenir splendide lui [notre parti] est réservé ; qu'avant qu'il n'ait doublé le nombre de ses années, les gros bataillons de la classe ouvrière rallieront son rouge et honnête
(77) Le Parti ouvrier, 13 juillet 1889, « Pour la Sociale ».
(78) Le Parti ouvrier, 13 octobre 1889, « Les politiciens ».
(79) La Paix, 12 octobre 1890, « Cabale ou schisme ».
(80) Le Prolétariat, 25 octobre 1890, «L'avenir du Parti».
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drapeau, mais à la condition qu'il restera étranger aux intrigues, qu'il ne se mêlera ni de près ni de loin aux agissements louches des politiciens de métier... (81).
La crise boulangiste avait ainsi engagé la Fédération des Travailleurs socialistes dans la voie du compromis, pour la défense de la République ; à ceux qui veulent, la crise passée, continuer cette politique au nom de l'efficacité et du réalisme, s'opposent ceux qui s'impatientent de ne pas en revenir à la pure tactique de classe. Pour eux, il n'était plus qu'un seul mot d'ordre : « Tous ceux qui produisent contre tous ceux qui les exploitent ! » (82). C'est dans cette volonté de régénérescence révolutionnaire que les « minoritaires » de Châtellerault fondèrent le Parti ouvrier socialiste révolutionnaire.
LA CRÉATION DU PARTI OUVRIER SOCIALISTE RÉVOLUTIONNAIRE.
Les lendemains de Châtellerault avaient donné libre cours à une polémique virulente entre broussistes et allemanistes, notamment par la voix de leurs journaux respectifs, Le Prolétaire (83) et le Parti ouvrier. Ces déchirements avaient affaibli sensiblement l'ensemble du Parti, aux applaudissements d'un F. Engels, ravi d'observer « le processus de désintégration et de pourriture» du possibilisme (84). Toutefois, la fraction allemaniste reprit en quelques mois une vigueur certaine. Au mois de mars 1891, l'Union fédérative au Centre tenait un Congrès régional, numéroté comme le précédent Xe Congrès régional, puisqu'il s'agissait d'épuiser un ordre du jour qui, en octobre 1890, s'était borné aux questions réglementaires et disciplinaires. Une centaine de groupes et de chambres syndicales y furent représentés. Les débats portèrent sur la réglementation du travail, les services publics et la tactique. Le sérieux des discusions, la modération exercée à l'égard des broussistes décidèrent des groupes encore rétifs à opter pour le parti allemaniste. La même année, les allemanistes participèrent activement aux manifestations du 1er mai. Enfin, du 21 au 29 juin 1891, se tint le X" Congrès national du Parti à Paris. Là encore, on avait attribué le numéro 10 à ce Congrès, d'une part, pour indiquer la continuation du Parti, d'autre part, pour démontrer sans équivoque la nullité du Congrès de Châtellerault. Ce Congrès, qui est en somme le congrès constitutif du Parti ouvrier socialiste révolutionnaire, eut un réel succès, puisque les adhésions y furent bien plus nombreuses qu'au Congrès de Châtellerault. Cent quatre-vingt-neuf groupes furent représentés, comme nous l'avons dit plus haut. D'après la liste donnée par le Compte rendu imprimé par les soins du Parti, cent quatre-vingt-quatre groupes sont recensés, dont cent un pour la région parisienne, cinquante-huit pour
(81) Le Parti ouvrier, 20 juin 1890, « Notre Parti ».
(82) Le Parti ouvrier, 23 octobre 1890, «En avant» (J.A.).
(83) A compter du lBr novembre 1890, le Prolétariat reprenait son nom originel, Le Prolétaire.
(84) F. ENGELS, P. et L. LAFARGUE, Correspondance, t. II, p. 432.
NAISSANCE DU PARTI « ALLEMANISTE » 59
la Fédération des Ardennes, six pour l'Algérie et dix-neuf pour le reste de la province. Paris et les Ardennes constituaient bien les deux blocs de l'allemanisme.
De ce congrès, retenons seulement ici quelques-uns des traits distinctifs qui devaient être ceux de l'allemanisme ; ils répondent bien à l'objet du conflit qui avait opposé les deux tendances.
1. Le P.O.SJR. ne veut que d'une « révolution par en bas ».
Lors du Congrès, un orateur proposa de nommer « président d'honneur » Jean-Baptiste Clément, l'animateur et le véritable créateur de la Fédération des Ardennes, qui se trouvait alors en prison, depuis son arrestation à Charleville pour la manifestation du l 1" mai. Il se vit opposer un refus immédiat, ainsi argumenté :
L'esprit du Parti ouvrier [...] ne doit résider que dans l'effacement absolu des personnalités en face de la cause qu'ils doivent défendre et pour laquelle ils sont appelés à avoir l'honneur de se sacrifier (85).
C'est bien malgré lui et malgré Jean Allemane que l'on va désigner le P.O.S.R. comme parti « allemaniste ». Rien n'est plus haïssable à l'un comme à l'autre que cet « amour des individualités » qui, à leurs yeux, avait fait tant de mal déjà au Parti ouvrier depuis 1879. Le souci de préserver les droits de la base, de faire de la base la réalité du Parti, se traduisit par les modifications du règlement intérieur, que les broussistes avaient refusées :
— L'article 9 du programme, partie politique, qui laissait naguère l'élu en face du comité électoral de son arrondissement, était ainsi modifié :
La Fédération régionale et les Comités ou Groupes qui ont présenté la candidature de l'élu exerceront le droit de contrôle et de révocation.
— Le Comité national était dissous, et remplacé par un « secrétariat général », dont l'objet se borne à la « correspondance avec les Fédérations organisées, la propagande en province... » ; de ce secrétariat ni les élus (députés, conseillers municipaux et prud'hommes) ni les patrons ne peuvent faire partie. Qui plus est, les élus étaient à l' « entière disposition » du secrétariat général, pour les tournées de propagande en province.
La démocratie interne était ainsi proclamée et organisée sur la base d'un ouvriérisme discret et d'un anti-autoritarisme déclaré.
2. Le P.O.S.R. entend ne pas dévier de la lutte de classe. Redevenir un parti révolutionnaire, telle est la volonté du Congrès.
A cet effet :
— Il choisit de donner au parti le nom de Parti ouvrier socialiste révolutionnaire, « comme titre unique », laissant le titre : Fédération des Travailleurs socialistes de France, « à ceux qui l'ont produit pour les besoins de leur trahison ».
(85) Compte rendu du Xe Congrès national... p. 17. Les citations suivantes sans aucune indication sont tirées de ce Compte rendu.
60 M. WINOCK
— Il précise sa tactique en matière électorale et syndicale. « La présentation de candidats dans les élections ne peut être considérée que comme un moyen d'agitation en vue d'une fin qui doit être rigoureusement révolutionnaire, sans préoccupation de satisfaction d'aucune ambition personnelle. » Le retrait pur et simple se substituait désormais au désistement lors des élections. A la conquête des pouvoirs publics, considérée « comme moyen et à titre de propagande », est préférée la lutte sur le terrain économique. Dans cette perspective, obligation est faite à tous les membres du Parti sans exception « d'appartenir au syndicat de leur corporation, et d'en créer s'il n'en existe pas ». De plus, le Congrès reconnaissait la grève générale, « nationale et internationale », comme une arme à préparer pour précipiter la « Révolution sociale », but suprême. C'était prendre le contre-pied de Paul Brousse. Au moment où, en 1888, la Fédération nationale des syndicats avait considéré la grève générale comme l'instrument d'émancipation des travailleurs, Paul Brousse avait fait le procès de « cette utopie ». Le Parti ouvrier socialiste révolutionnaire, en plaçant la grève générale dans son programme, allait à la rencontre des syndicats les plus avancés qui l'avaient adoptée, et désignait le chantier et l'usine comme le vrai terrain de la lutte de classe.
Outre les faits isolés de grève qui se produisent continuellement, il est nécessaire d'envisager l'éventualité d'une immense levée de travailleurs qui, par la grève générale, nationale et internationale, donneront une sanction aux grèves partielles et affirmeront ainsi plus énergiquement leur droit à la vie ;
que cette grève générale doit être subordonnée à un mouvement syndical accentué, qui, donnant le dénombrement de nos forces, nous permettra d'escompter la victoire (86).
L'antiélectoralisme et l'antiparlementarisme se trouvaient ainsi complétés par le principe syndicaliste.
3. Un Parti résolument antimilitariste.
La suppression des armées permanentes était depuis longtemps au programme du Parti ouvrier. Mais les allemanistes, dès leur premier congrès, firent de cet objectif un des maîtres éléments de leur propagande. Ils décidaient :
Une entente devra s'établir entre tous les organes socialistes pour qu'une campagne incessante soit faite contre l'armée, à l'effet d'en relever continuellement les abus, les vols, les actes de cruauté ou l'iniquité des condamnations des conseils de guerre à l'égard des simples soldats et les passe-droits aux galonnés : aux époques du tirage au sort, conseil de révision, départ de la classe, etc. [...].
Allant plus loin :
Un congrès international sera chargé d'étudier une grève générale des conscrits, et de décréter s'il y a lieu de manifester le même jour et dans tous les Etats d'Europe ou participants au congrès, en faveur de la suppression des armées permanentes (87).
(86) Compte rendu..., p. 101.
(87) Compte rendu, pp. 98 et 99.
NAISSANCE DU PARTI « ALLEMANISTE » 61
Le Congrès souhaitait qu'une entente avec les socialistes des autres nations fût possible « pour s'opposer à la guerre par l'abstention ou la révolte » ; enfin il réclamait pour le ler mai 1892 qu'on ajoutât « à la revendication des huit heures la suppression des armées permanentes ».
C'était bien un nouveau Parti qui était né. Certes, on n'avait pas rompu avec l'ancien : bien des points de son programme étaient conservés. Dans ses résolutions sur la réglementation du travail, le Congrès présentait un programme de revendications qu'on peut appeler réformiste ; mais, en privilégiant délibérément le terrain économique par rapport au terrain politique, en décrétant l'utilité et l'efficacité de la grève générale afin d'arriver à la révolution sociale, en réglementant la démoeratie interne au bénéfice du militant de base, en prenant l'antimilitarisme comme un de ses buts de lutte fondamentaux, le Parti ouvrier socialiste révolutionnaire concrétisait les aspirations révolutionnaires que le possibilisme avait gardées en son sein depuis la scission de 1882.
CONCLUSION.
La naissance de l' « allemanisme », qui désigne si mal un parti précisément attaché avec vigueur à l' « impersonnalité de [son] effort » (88), est un moment important dans l'histoire du mouvement socialiste français. Elle est en effet le fruit d'une double controverse, que l'actualité devait périodiquement ranimer en France : le débat politique sur l'opportunité de la « défense républicaine » et le débat théorique sur la nature et la stratégie du parti révolutionnaire.
Parce que les adversaires de la République restent nombreux et ne désarment pas, les socialistes se trouvent, en cas de danger imminent, dans l'obligation de choisir entre une alliance avec la bourgeoisie républicaine, qui compromet la lutte de classe, et une neutralité, qui compromet la solidité du régime républicain. Le parti possibiliste, à tout le moins ses chefs, n'a pas hésité, lors du boulangisme, à choisir le premier terme du dilemme. Ce faisant, il perdait sensiblement son caractère de classe, et risquait de tomber dans le socialisme parlementaire. C'est par un sursaut, venu de la base, que l'écueil a été évité, mais au prix de la scission de Châtellerault.
Le second débat porte, depuis les origines du Parti ouvrier, sur la méthode la plus apte à employer pour parvenir à la révolution sociale. A la manière transformiste, réformiste, que la Fédération des Travailleurs socialistes de France représente, la scission de 1890 passée, avec plus de cohérence, guesdistes, blanquistes et allemanistes opposent une volonté révolutionnaire fondée sur la lutte de classe. Mais, dans ce bloc « révolutionnaire », le débat théorique, comme le débat politique précédent, place guesdistes et allemanistes aux antipodes. Tandis que les uns visaient, selon Marx et Engels, à organiser la classe ouvrière sous
(88) M. CHARNAY, op. cit., p. 33.
62 M. WINOCK. NAISSANCE DU PARTI « ALLEMANISTE »
la bannière d'un parti de classe, centralisé, auquel le mouvement syndical devait être subordonné, en vue d'une révolution qui serait d'abord politique ; les autres veillaient à préserver le double principe d'autonomie et de fédération, hérité de la Commune, dans l'organisation d'un parti « sans chef », fixaient au syndicalisme un rôle décisif dans la lutte révolutionnaire, refusaient de subordonner le syndicat au Parti, non plus que la révolution sociale à la révolution politique, considérant le terrain de la production comme le champ d'élection de la lutte de classe. La prétention des allemanistes qui s'affirme au lendemain de Châtellerault est d'opposer au socialisme des caciques et des intellectuels — type Brousse et type Guesde — le socialisme des ouvriers et des militants.
Quelques jalons dans l'étude du thème du "Grand Soir" jusqu'en 1900.
par D. STEENHUYSE.
Dès la révolution de 1789, il est question de « Grand Jour» de la révolution, comme l'Apocalypse évoque le « Grand Jour » de la colère de Dieu ; pourquoi le Jour de la colère du Peuple devient-il un « Grand Soir », pourquoi la fin du xixe siècle assimile-t-elle l'image de la révolution sociale à celle d'un « soir » ? C'est une des questions que nous nous efforçons de cerner à défaut de l'avoir encore totalement élucidée.
A quel mythe renvoie ce rêve d'une révolution qui bouleverserait tout ce qui existe en un seul soir où tout s'embraserait, où toute trace de l'ordre social serait détruite violemment et à jamais ? Est-il le moment final de la révolution, l'apothéose qui voit la destruction du passé, l'assaut final auquel ne succédera qu'une réalité entièrement nouvelle ? Ou bien désigne-t-il la veille de la révolution, l'explosion qui doit annoncer le soulèvement du jour révolutionnaire (1), comme le « soleil noir » de l'Apocalypse précède le Jour de la Colère de Dieu ? (2).
Dater le « Grand Soir » nous aidera à le définir ; il est difficile de saisir son origine et nous nous bornons à quelques hypothèses. Mais nous tentons de cerner le moment où il réunit les thèmes les plus riches et les plus populaires, et de définir l'époque où il cesse d'être pris au sérieux (3).
A LA RECHERCHE DU GRAND SOIR (1882-1899)
A quel moment l'expression se forme-t-elle et acquiert-elle sa prépondérance, parmi toutes les formules qui désignent la révolution sociale ?
La collection du Révolté-La Révolte, de 1879 à 1887, alors que le Grand Soir existe, ne le mentionne jamais, mais parle de Grand Combat, Grande Tragédie finale, Grand Coup de Balai, Grandes Saturnales, Grande Lessive, Grand Hallali révolutionnaire, ainsi que de Grand Jour, du
(1) Bernard THOMAS : dans un livre sur Jacob 1970, distingue le Grand Jour de l'insurrection générale et le Grand Soir où des points stratégiques doivent sauter, p. 79 et p. 81.
(2) Bible de Jérusalem, Apocalypse, p. 1.626, Ed. 1961.
(3) Expression ironique dès 1924 dans Le Libertaire, n° 63.
64 D. STEENHUYSE
Jour de la Lutte suprême, de la Conflagration, de la vengeance, du Grand Soulèvement (4). Le vocabulaire est riche mais aucune expression ne suffit à elle seule pour désigner ce que les anarchistes entendent par révolution sociale.
Qui parle donc du Grand Soir en 1882 et comment s'introduit-il dans les journaux anarchistes en 1898-1899 ?
1882 est la date à laquelle nous avons rencontré pour la première fois le Grand Soir, ce qui ne signifie pas que l'expression n'ait pas existé avant ; nous poursuivons notre enquête dans cette direction.
Nous trouvons le Grand Soir dans le compte rendu des audiences du procès qui suit les incidents de la nuit du 15 au 16 août 1882 à Montceau-les-Mines, des « bandes » d'ouvriers se sont attaquées à des croix le long des chemins avant de marcher sur une chapelle qu'ils ont saccagée ; l'affaire n'est pas claire : acte de propagande par le fait d'origine anarchiste ? Réaction spontanée des ouvriers au cléricalisme oppressif du patron de la mine ? Au cours du procès, le juge interroge le premier accusé :
On a saisi chez vous des lettres de cet agitateur Dumay vous recommandant d'être énergique, parce que le grand soir approchait. Que voulait dire cette phrase ? (5).
L'expression est employée sans majuscule et il n'en est plus question dans le cours du procès après la réponse de l'accusé qui se déclare trop ignorant pour répondre à la question du juge ; elle aurait été utilisée par J.-B. Dumay, révolutionnaire qui a participé à la Commune du Creusot en mars 1871 ; il était alors maire de la ville. Un des organisateurs de la grève chez Schneider au début de 1870, il adhère peu après à la première Internationale ; autant d'indices à ne pas négliger, autant de pistes possibles pour les origines du Grand Soir. En 1882, Dumay écrivait :
Le jour de la grande bataille se lèvera (6).
Le rapport est certain entre les expressions relevées dans le Révolté et celles utilisées dans les journaux révolutionnaires de province en 1882, Jean Maitron souligne d'ailleurs l'inflation verbale qui y règne (7).
Quel fut l'écho de ce procès dans la presse ? Tous les quotidiens relatent jour après jour le déroulement des audiences, mais aucun ne mentionne le « grand soir » ; au mieux, il s'agit du « soir même » où devaient éclater les troubles (8) ; ils sont beaucoup plus frappés par l'idée d'une « bande noire » qui aurait organisé l'affaire et par les détails des rites de cette société secrète locale.
Seul le chroniqueur judiciaire du Figaro, Albert Bataille, relève l'expression, la reprend à son compte :
(4) Cf Le Père Peinard (1891-1893) et La Sociale (1895).
(5) Gazette des Tribunaux, 20 octobre 1882.
(6) Un fief capitaliste : Le Creusot, 1882.
(7) Histoire du mouvement anarchiste en France 1880-1914, 1915, p. 118.
(8) L'Evénement, 20 octobre 1882, p. 3.
(9) Chroniques judiciaires, reliées en volumes, par années jusqu'en 1897. Causes criminelles et mondaines pour 1882, p. 3.
LE « GRAND SOIR » 65
Le grand soir était... fixé au 26 août, et les anarchistes de Montceau, trompés par la cloche de la chapelle qui devait sonner le signal de la marche, avaient fait manquer le mouvement par leur échauffourée isolée et prématurée (9).
A. Bataille utilise désormais l'expression chaque fois qu'il relate un procès anarchiste : en 1883, on la rencontre six fois sous sa plume, de même en 1885, 1886 et 1887 (10) ; il en fait le mot-clé du vocabulaire anarchiste, alors qu'aux mêmes dates nous n'avons pas encore décelé un tel succès du Grand Soir dans les écrits révolutionnaires, et qu'un quotidien se demande :
Qui a intérêt à agiter devant la bourgeoisie facile à effrayer le spectre rouge ? (11).
Le Grand Soir par l'intermédiaire de Dumay est-il lié à la Première Internationale ou à la Commune ? Avant de répondre, examinons d'autres points de repère.
Si, en 1884, Zola dans Germinal évoque un « soir » révolutionnaire, il faut attendre 1892 pour avoir une information sûre : c'est la date de la création officielle de l'expression (12). L'expression aurait été employée par un « bohème du quartier Latin », donc toujours dans les milieux journalistiques et littéraires ; O. Guerlac nous indique même le nom d'un poète et publiciste, Jean Carrère, qui utilise le Grand Soir dans un poème de la revue La Plume, publié en 1893 à l'occasion du lxr mai (13). Un engouement pour ce terme apparaît parmi la jeunesse étudiante et littéraire des années 1892-1895, le témoignage d'un écrivain qui a partagé les enthousiasmes de ce temps nous le confirme. Camille Mauclair estime que la popularité du Grand Soir était due à une passion révolutionnaire qu'il juge ainsi (14) :
Les défections se multipliaient, l'anarchisme s'avérait comme l'absurde et fugace amour de tête d'une jeunesse jetant sa gourme. Je me souviens qu'il y eut au quartier Latin une échauffourée dégénérant en une semaine de véritable émeute... J. Carrère, grand et beau garçon qui, depuis, s'est fait en Italie une belle place de propagateur des idées françaises, était alors devenu une sorte de « roi des halles », un chef d'étudiants excités. On renversait et brûlait des omnibus, et des kiosques, pour jouer à la révolution ; tous les poètes et rapins couraient avec des airs tragiques et mystérieux. Où courait-on, que voulaiton ? Un beau matin, ce fut fini sans qu'on sût pourquoi...
C'est en 1898-1899 seulement que le Grand Soir sera employé en un sens révolutionnaire dans les milieux de l'anarchie, parmi des militants et des journalistes tournés vers la propagande écrite ; voici ses premières apparitions dans Le Libertaire :
Bientôt peut-être les ténèbres traversées de flammes du Grand Soir couvriront la terre. Puis viendra l'aube de joie et de fraternité (15).
(10) Ibid.
(11) Le Petit Parisien, 19 octobre 1882, p. 2.
(12) O. GUERLAC, Les citations françaises, 1952.
(13) La Plume, J. Carrère, «Chants lyriques pour le monde à venir».
(14) C. MAUCLAIR: «Servitude et grandeur littéraire», 1922, p. 118, dans un chapitre intitulé : « Les snobs du Grand Soir ».
(15) Le Libertaire, 1899, n° 7 : « Vers la révolution », par A. Retté.
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Beaucoup d'hommes ont succombé :
Avant de voir sur le monde l'aube rouge du Grand Soir (16).
Nous nous arrêtons à cette date ; après 1900, le Grand Soir est souvent cité mais nous étudions, plus que sa diffusion, la formation de ce rêve révolutionnaire.
Quel est le sens littéral du Grand Soir pendant ces vingt années ? Les fluctuations encore actuelles sur sa place dans le déroulement de la révolution promise nous incitent à cette mise au point.
En 1882-1885, nos auteurs hésitent sur le sens de l'expression, le concept existe, mais on ne sait ce qu'il signifie au juste pour les révolutionnaires qui sont censés « l'attendre ».
D'après Bataille, ce serait un terme de code secret désignant l'heure et le signal d'un soulèvement général ; mais doit-il éclater dans une seule ville ? Dans toute la France ? Notons son caractère mystérieux : il est patronné par une organisation secrète, sans doute l'Internationale qui a des ramifications partout ; Bataille suggère que le Grand Soir serait le moment où entrerait en application un vaste complot à échelle mondiale dirigé par cette Internationale.
En 1882, le journaliste n'attribue pas encore le Grand Soir aux seuls anarchistes mais à tous les révolutionnaires qui souhaitent « la Sociale» (17). Dans les années suivantes, Bataille juge seulement les anarchistes plus impatients que les autres : ils veulent « hâter » le Grand Soir (18) alors que les révolutionnaires se bornent à « l'attendre ». Notre auteur est à la fois sceptique, ironique et prudent, il ne croit guère à la diffusion du Grand Soir parmi les ouvriers accusant Zola de leur donner des « idées » (19) :
Je me demandais si Zola avait été un incomparable voyant ou si les livraisons à bon marché de son oeuvre, colportées dans les chambrées de mineurs et lues le dimanche au cabaret, n'avaient pas inspiré à l'armée noire, vengeresse, qui germe lentement dans les sillons, sinon l'idée, du moins la mise en scène du crime.
Mais il recommande à la bourgeoisie au pouvoir de prendre des mesures préventives (20) :
Quand viendra le Grand Soir, si les bourgeois d'hier sont pillés et incendiés, qu'ils ne s'en prennent qu'à eux-mêmes, ils l'auront voulu.
L'apparition de ce concept semble liée aux débuts de la « propagande par le fait » en 1882.
En 1885, Zola le définit plutôt comme un moment de révolte spontanée ; à son origine, il y a certes la propagande de « meneurs », mais
(16) Ibid., 1900, n° 20 : « Montjuich », par Grandidier.
(17) Expression populaire et titre d'un journal anarchiste en 1885.
(18) Causes criminelles... 1883, p. 274 à 280.
(19) Ibid., 1886, p. 136 ; assassinat de l'ingénieur Watrin (grève de Decazeville).
(20) Ibid., 1886, p. 176.
LE « GRAND SOIR »
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ils sont débordés par la « folie » populaire. Il évoque d'abord le « soir de triomphe » auquel rêve Etienne (21), héros dont les idées socialistes sont encore confuses. La vision de l'émeute en marche est, ensuite, plus proche encore d'un Grand Soir :
C'était la vision rouge de la révolution qui les emporterait tous, fatalement, par une soirée sanglante de cette fin de siècle. Oui, un soir, le peuple lâché, débridé, galoperait ainsi sur les chemins et il ruissellerait du sang des bourgeois, il promènerait des têtes, il sèmerait l'or des coffres éventrés (22).
A travers ses images violentes, apparaissent « les instincts » qui se déchaînent, le désir de tout détruire, sans discernement et sans but, de tout « chambarder » (23) ; Zola excuse les ouvriers accablés par la misère et la faim, pense que les chefs eux sont coupables, d'entretenir des rêves fous chez ces malheureux. D'un point de vue politique, il désapprouve les « rêves » révolutionnaires, il les juge d'ordre religieux voire « mystiques ». Ses analyses semblent fondées sur une information réelle et nous les retrouverons dans l'examen des origines du Grand Soir.
De 1892 à 1900, le Grand Soir est, sans ambiguïté, le soir de la destruction de la société bourgeoise.
J. Carrère parle du « soir du monde » ; c'est la fin d'une société assimilée à la fin d'un jour qui va s'enfoncer dans la nuit. Cette société ne peut que disparaître : les termes choisis par le poète évoquent une fin d'orde naturel et cosmique, inéluctable. On rencontre souvent cette idée à la fin du xixe siècle, notamment dans le célèbre Crépuscule des Dieux ou dans le Crépuscule des idoles de Nietzsche (1888).
A ce soir, s'oppose en un violent contraste le « Matin nouveau », la naissance d'un monde neuf qui n'attend que la chute de l'ancien pour s'épanouir ; c'est la grande aube de l'Anarchie où tout sera joie, harmonie, fleurs et chants (24). Le Grand Jour de la révolution est définitivement devenu un « soir », et le lendemain, tout est neuf et joyeux : images inversées d'un monde « noir » pourri et immoral, et d'un jour de lumière et de sbien.
Les éléments se mettent progressivement en place, la figure du Grand Soir est parachevée vers 1900 ; quelle est la place de ce « soir » dans la tactique révolutionnaire ? Sa préparation se fait dans l'ombre jusqu'au moment où explosent les nombreux engins à la fabrication desquels les anarchistes consacrent tous leurs soins. Le Grand Soir est le signal du soulèvement populaire, la veille de la révolution (25), tandis que, pour d'autres, il constitue la fin d'une journée où il s'est passé quelque chose, la fin d'une journée de grève générale par exemple (26).
Alors que le sens anarchiste du Grand Soir est fixé, les fluctuations demeurent sur son sens littéral et l'expression semble avoir une valeur
(21) Germinal, Fasquelle Givre de poche), p. 225.
(22) Ibid., p. 334.
(23) Expression très populaire dans les décennies 1880-1890, titre d'un journal anarchiste : Le chambard.
(24) Cf. Le poème de La Plume cité plus haut.
(25) En 1905, une pièce de théâtre allemande de L Kampf : Am Vorabend (La Veille) prend en français le titre : Le Grand Soir.
(26) PATAUD et POUGET, Comment nous ferons la Révolution, Paris, 1909.
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plus symbolique que tactique. En outre, le choix de ce moment de la journée s'explique-t-il rationnellement ? Ou bien les révolutionnaires ignorent le sens littéral de l'expression, et le « matin » du Grand Soir ne signifie plus que le début d'une journée d'action, ou bien ils cherchent à justifier l'expression sans comprendre pourquoi ils l'emploient. C'est donc à cette question que nous allons maintenant essayer de répondre.
POURQUOI LE GRAND SOIR ?
Le complexe de mots et d'images qui entoure le Grand Soir nous permet de comprendre dans quels courants de pensée du xix* siècle il trouve ses origines. La Bible y joue son rôle comme elle imprègne le socialisme utopique et le romantisme politique de la première partie du siècle, et la Commune insère ce vocabulaire dans la mentalité révolutionnaire du temps.
Le Grand Soir et la Bible.
Un texte de 1894 nous introduit au caractère religieux du Grand Soir :
Le groupement silencieux, l'accord invisible des forces révolutionnaires, puis, un beau soir, comme des loups, nous tomberons sur les « cochons gras »...
Oh ! Le beau soir ! Le grand soir de la justice ! Aux quatre coins des cités maudites, le feu, le feu purificateur. Grand soir béni, depuis tant de siècles appelé par ceux qui ont râlé de souffrance. Nous, les anarchistes traqués comme des fauves échappés des ménageries, nous serons les bienfaiteurs des sociétés futures (27).
La notion de justice et celle de purification vont de pair et évoquent des châtiments bibliques plus qu'une stratégie révolutionnaire. De 1830 à 1860, le terme fondamental du vocabulaire politique et social issu de la Bible est celui du Grand Jour, qui, dans l'Apocalypse, désigne le jour du jugement de Dieu et qui devient le Grand Jour de la révolution sociale ; depuis « le Grand Jour du peuple » de 1789 jusqu'au « Grand Jour du règlement de comptes », au « Jour de la revendication générale» de 1880 (28). En 1882, le Grand Jour et le Grand Soir coexistent (29).
D'autres éléments bibliques sont transposés dans le même cercle d'images. « Le ciel noir », la nuit ont valeur de signes annonciateurs du Grand Jour ; la nuit semble le moment des changements cosmiques et humains fondamentaux. Nous tenons là un des facteurs du transfert du jour de la révolution à un « soir ». Le vent de la colère de Dieu devient l' « ouragan », la « tempête » du mécontentement populaire, c'est
(27) A. ROGUENANT, Le Grand Soir (esquisses sociales), 1894, p. 219.
(28) Cf. collection du Révolté et Documents sur la première Internationale, 1962, p. 62.
(29) Gazette des tribunaux, 20 octobre 1882.
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sans doute l'origine du « coup de balai » (30) si souvent cité de 1870 à 1900. Le « père » qui châtie les hommes sera le « Père peinard » (31), géante incarnation du peuple qui agite son fouet et met en fuite juges, prêtres, capitalistes. Le « Peuple » prend le rôle du Dieu justicier tandis que le « Bourgeois » est l'incarnation du mal, la bête de l'Apocalypse (32).
Ces éléments des années 1840 prennent place dans l'entourage du Grand Soir en 1880-1890, mais la question demeure : pourquoi le Grand Jour est-il devenu Grand Soir ?
Le Grand Jour n'est pas fixé dans le temps, sa menace constante pèse sur les hommes et la prose révolutionnaire joue sur la peur religieuse : « L'heure est proche », « Les temps sont venus », « Demain » (33). C'est la menace d'une fin qui doit avoir la forme d'un « cataclysme », d'une « catastrophe », d'un phénomène cosmique (34) dont le sens vient d'une justice supérieure, divine ou populaire. Un monde nouveau doit remplacer le vieux monde : « La terre promise », « Noël sur la terre » (35) et « la grande aube de l'anarchie ». Le Grand Jour se caractérise aussi par son « arrivée » brusque, abstraite : sa réalisation politique se fait sous forme d'émeutes où la torche, le tocsin, le feu et le sang sont déjà présents comme en 1900 (36), mais cette violence n'a pas l'ampleur de celle du Grand Soir de Zola ou de Roguenant ; comment la violence populaire est-elle devenue si radicalement destructrice ?
La gravité croissante des conflits sociaux et leur aboutissement dans la Commune ne sont peut-être pas étrangers à cette transformation. Le vocabulaire de la Commune nous introduit à un « soir » plus social que le soleil noir de la Bible
L'aube sociale est en vue, mais quelle est alors la route qui y conduit ? C'est « le grand jour », « le dernier jour », « l'heure suprême » ou familièrement « le coup de chien » (37). Ce « Grand Combat » (38) se termine par un « soir », soir de bataille et de victoire, moment où s'épanouit le bonheur du triomphe (39). Mais cette explosion de joie ne sera-t-elle pas accompagnée de sanglantes représailles ? Notons les termes employés (40) : « le grand bal » ; « la grande danse de la révolution » ; « la grande fête » ; « le jour de la grande carmagnole ». Une explosion de haine contre les adversaires est probable et, si une
(30) Cf. Journaux anarchistes : Le Révolté, Les Temps Nouveaux, Le Père Peinard.
(31) Ibid.
(32) Le Libertaire, 1896 et 1897.
(33) Nombreuses références dans Le Révolté, 1879-1882 ; Terre et liberté, 1884 ;La Révolution sociale, 1880 ; Ni Dieu Ni Maître, 1880.
(34) Ibid.
(35) A. RIMBAUD, Une saison en enfer, 1873, « Matin ».
(36) PUJOL, Prophéties des jours sanglants, 1848, et Le Libertaire, 1897.
(37) Le Père Duchène, 1871, n° 12, 13, 19, 25, 28, 34...
(38) Ibid.
(39) Ibid.
(40) Ibid., n° 14, 19, 33, 42, 48.
70 D. STEENHUYSE
« ronde » (41) est dansée le soir sur la place de la Révolution, les hommes de Versailles seront au centre :
Voilà la grande danse de la révolution. C'est la sacrée carmagnole qui les entoure et ils sont au milieu de la ronde ! (42).
On peut donc hésiter sur le registre de ce « Grand Carnaval » (43) ; mais il suit une victoire, or les mêmes expressions employées vers 1880, après les répressions de la Commune, prennent un sens plus négatif de joie meurtrière d'autant plus violente que la victoire révolutionnaire est moins sûre et que le désir de vengeance s'exaspère (44). C'est pourquoi en 1890 on rêve du
beau soir de la fin du siècle où tout flambera (45).
Le Grand Jour et le soir de fête de la Commune me semblent des étapes importantes vers le Grand Soir et conduisent à s'interroger sur la littérature des années 1872-1875, après l'échec de la tentative révolutionnaire.
Les « soirs » que les poètes évoquent alors, teintés de rouge et de noir, comme les derniers jours de la Commune qui se sont déroulés dans les flammes et le sang n'assurent-ils pas le passage du « soir de fête » au Grand Soir ? Voici quelques indices qui nous inciteraient à répondre positivement.
Après 1871, quand Louise Michel pense au « réveil » (46), il est lié à un ciel rouge :
Sur le sol arrosé de sang
l'avenir grandira superbe
sous le rouge soleil levant (47).
L'espoir de la révolution prend un aspect fantasmatique et sépulcral :
Nous reviendrons foule sans nombre
... Spectres vengeurs sortant de l'ombre... (48).
Au centre du poème d'Eugène Vermersch, qui rédigeait Le Père Duchêne, l'obscurité est reine et porte la menace de la revanche communarde :
Paris flambe à travers la nuit farouche et noire le ciel est plein de sang, on brûle de l'histoire (49).
Certains poèmes de Rimbaud nous font accomplir un pas de plus vers le Grand Soir. Il fut en rapport avec la Commune et des poèmes
(41) Ibid., n° 33.
(42) Ibid., n° 42.
(43) Ibid.
(44) Louise MICHEL, La Commune, p. 247. Le Père Peinard, 1891-1893, La Sociale.
(45) Le Libertaire, 1899, 1900.
(46) A travers la vie, poésies, 1894, et d'abord Le Naufrage (déc. 1871).
(47) Ibid., p. 19.
(48) Ibid., p. 32-33.
(49) E. VERMERSCH, Les incendiaires, Londres, 1872.
LE « GRAND SOIR » 71
parfois difficiles à interpréter ont indéniablement un contenu social (50). Il annonce « Noël sur la terre » où la nuit débouche sur une aube plus socialiste que chrétienne ; or, ce nouveau monde social est enfanté au cours d'une nuit et un commentateur du poète ne craint de voir dans « Soir historique» une préfiguration du Grand Soir (51). L'espoir de Rimbaud est placé dans la destruction d'un monde, non seulement poétique mais sociale ; sommes-nous aux sources du passage au Grand Soir, aux sources du changement qui va ordonner autour du Grand Soir tous les thèmes que nous venons de rencontrer ?
Non ! Le moment de l'étuve, des mers enlacées, des embrasements souterrains, de la planète emportée et des exterminations conséquentes certitudes si peu malignement indiquées dans la Bible et par les Normes et qu'il sera donné à l'être sérieux de surveiller. Cependant, ce ne sera point un effet de légende ! (52).
Ce soir est dans l'histoire, il est à la fois soir de fête et de destruction cosmique et sociale.
Tels sont les jalons qui nous permettent de suivre la formation du Grand Soir. Le terme existe-t-il avant 1882 ? La question demeure ; nous savons seulement qu'à cette date Le Figaro lui apporte une diffusion importante et que tous les thèmes qui le composent sont déjà en place. En 1882, le Grand Soir peut être attribué à tous les révolutionnaires ; or, au cours de la décennie qui suit, il devient spécifiquement anarchiste. Les autres groupes socialistes n'en font pas un thème de propagande. Pourquoi ?
LE GRAND SOIR DE 1882 à 1900 : UN THÈME MILLÉNARISTE ?
Avènement d'une justice à la fois religieuse et sociale, le Grand Soir désigne la fin du vieux monde, un soir de fête et de destruction où, après la Commune, les flammes dominent les danses et où le sang ennemi ruisselle. La bourgeoisie est inquiète de la menace, comme le prouvent les articles de A. Bataille et l'abondante littérature hostile à la Commune qui fleurit de 1870 à 1880 ; ce n'est pas par hasard que la « horde » révolutionnaire de Germinal (53) est décrite par les yeux des propriétaires de la mine qui pensent au « cataclysme social » promis à leur époque. Et si Zola estime que la nouvelle « religion » socialiste exaspère le peuple, il faut se rendre compte en effet que le Grand Soir trouve une audience dans un monde encore imprégné de notions et de sentiments religieux. En quoi peut-on dire que le Grand Soir, religieux et social, est millénariste ?
Le millénarisme se définit comme « la croyance à un âge à venir, profane et pourtant sacré, terrestre et pourtant céleste » (54). Il procède
(50) Les Illuminations, 1873-1875.
(51) Albert PY, Commentaires des Illuminations, p. 206.
(52) Les Illuminations, « Soir historique».
(53) Germinal, p. 334.
(54) Maria Isaura PEREIRA DE QUEIROZ, Réforme et révolution dans les sociétés traditionnelles. Histoire et ethnologie des mouvements messianiques, Introduction, p. 4.
72 D. STEENHUYSE
du désir de vivre dans un monde parfait, il est à la fois religieux et socio-politique, cette promesse de vivre dans un monde nouveau étant la contrepartie d'une vie quotidienne injuste, conséquence des frustrations et des revendications d'une collectivité (55).
Les auteurs contemporains s'entendent pour donner au millénarisme les caractères suivants (56) : il est collectif, apanage des fidèles en tant que groupe ; il est terrestre ; il est imminent, il doit se manifester bientôt et tout à coup ; il est total ; il n'apporte pas une amélioration mais instaure la perfection ; il est surnaturel. Or, si nous avons pu analyser le complexe de mots et d'images qui forme le Grand Soir, il est difficile d'établir ses rapports avec une action politique quelconque. Les anarchistes qui font de la « propagande par le fait » s'en réclament, mais leurs gestes isolés sont sans commune mesure avec le but qu'ils poursuivent ; les journalistes en font la figure centrale de leur propagande écrite (57), mais le Grand Soir n'a pas souci de réalisme et Rosa Luxembourg pourra reprocher aux anarchistes leur absence de pratique révolutionnaire :
Pour l'anarchiste, il n'existe comme conditions matérielles préalables de ses spéculations « révolutionnaires » que deux choses : c'est d'abord « le bleu du ciel » et ensuite la bonne volonté et le courage de sauver l'humanité de la vallée de larmes capitaliste où elle gémit aujourd'hui (58).
Leur discours n'est pas tourné vers l'action alors qu'ils « attendent » une transformation totale du monde en un « soir ». Les rapports du Grand Soir avec la religion ne sont-ils pas de type millénariste ?
Le Grand Soir est inséparable d'un contenu social et terrestre, il tend à transformer la société présente : l'espoir est collectif, il implique un groupe social restreint en nombre qui a la même hostilité à l'égard des institutions existantes : ses membres s'appellent eux-mêmes les « en-dehors » (59), non seulement ils sont exclus de la jouissance sociale mais ils revendiquent leur originalité, formant ainsi le noyau nécessaire au développement d'un millénarisme. Les conditions sont réunies à la fin du xixe siècle pour que leur appel soit entendu ; les journaux anarchistes s'adressent à un public précis : ils ne parlent pas des malheurs de la classe ouvrière en général, mais de tous ceux qui souffrent « trop », des chômeurs, de ceux qui ne paient pas leur loyer et déménagent « à la cloche de bois », de ceux qui ne peuvent résister à un hiver trop rude. Une épidémie de choléra joue aussi le rôle des pestes du Moyen-Age auprès des « masses déracinées de pauvres » (60). Plus révélateur encore est le thème des faméliques, des « meurt-de(55)
meurt-de(55) empruntée à M.-I. PEREIRA DE QUEIROZ.
(56) Archives de sociologie religieuse, 1960, p. 106.
(57) Cf. journaux anarchistes déjà cités.
(58) Grève générale, parti et syndicats, trad. de Bracke, 1909 ; dans l'édition allemande de 1919, elle parle de « Grossen Kladderadatsch » p. 6, trad. littérale du « grand chambardement » ; devient le Grand Soir en 1968 : G. Badia « Rosa Luxembourg, textes ».
(59) Titre d'un journal anarchiste éphémère.
(60) Norman COHN, Les fanatiques de l'apocalypse, 1962, p. 302.
LE « GRAND SOIR » 73
faim », car le manque de pain qui pousse au désespoir provoque des soulèvements de type millénariste : Zola parle de l'exaltation des mineurs en grève qui sont des « hallucinés de la misère » (61).
Le désespoir de tous les « exploités » est abondamment illustré dans le récit des suicides provoqués par des excès de malheur, mais les feuilles anarchistes n'approuvent pas ces réactions; elles veulent convaincre ceux qui survivent de ne pas s'y laisser aller, mais de devenir des « révoltés », de rejoindre la famille anarchiste.
Qui sont ces en-dehors ? Souvent des artisans qui, avec la multiplication des usines, ont perdu leur travail, ou d'anciens ouvriers qui ont été renvoyés pour leur activité politique, qui ne peuvent plus se faire embaucher et deviennent des errants et des hors-la-loi ; le cordonnier qui orne la première page du Père Peinard est symbolique de ces métiers en crise qui fournissent de nombreux anarchistes. Une petite société se constitue donc, terrain favorable à la croissance des rêves de bonheur sur terre.
Le Grand Soir contient un besoin de changement à la fois total et imminent. Il est total : on recherche « la table rase » ; il doit être imminent, mais comment peut-il se produire sinon par un miracle ? Les anarchistes de 1890 refusent d'être traités de mystiques et pourtant ils sont religieux malgré eux. Quel est le but de la révolution ? C'est « le royaume de Dieu sur terre », « l'âge d'or », « la cité promise » (62) :
L'âge d'or n'est pas aux siècles de jadis (63).
Le rêve du retournement de la société, celui d'un monde où les malheureux seraient au « paradis » se remarque dans tous les mouvements millénaristes et le Père Peinard se réfère explicitement à la tentative de Mùnzer, au XVIe siècle. Dans un tel contexte, le souci de refuser la religion et d'affirmer la conscience réaliste d'une situation historique est véhément :
La terre nous restera... L'aube est levée ! Le voile du mysticisme déchiré. Nous voyons l'autre rive ! Nous savons que notre royaume est de ce monde (64).
Le vocabulaire même des millénaristes sert à protester de la sécularisation de cet idéal. Ils déclarent refuser les « Révélations » (65), mais au niveau de leur langage comme de leurs moyens d'action le surnaturel apparaît.
La propagande écrite a pour fonction de provoquer la prise de conscience de la « réalité » de l'anarchie grâce à la répétition d'affirmations péremptoires, d'ordre magique :
Voici l'aurore qui se lève... Le vieux monde n'est plus qu'un rêve,. ce soir, il n'en restera rien (66).
(61) Germinal, p. 217.
(62) Le Libertaire, 1897, n° 101 et 1898.
(63) Ibid., 1895, poème de Th. JEAN.
(64) Ibid., 1897, n° 101.
(65) Ibid., 1895, n» 1, p. 3.
(66) Louise MICHEL, op. cit., A travers la vie, poésies.
74 D. STEENHUYSE
Leurs invocations sonnent comme autant de sentences fatales pour la « vieille » société : « Trop tard », « Les temps sont venus », « Le jour où... ». Ces menaces, cette exaspération du langage qui traduit une exaspération sociale, excitent les passions, l'enthousiasme et la peur, sans déboucher sur un action concrète et efficace. Ce climat favorise les explosions périodiques de colère, comme il s'en produit à Montceaules-Mines en 1882, à Decazeville en 1886 ; mais ces mouvements sont proches de conduites d'échec (67), et la libération spontanée qu'ils prônent ressemble davantage à un « carnaval » où le peuple se défait de tous ses liens... pendant un seul jour (68), qu'à une conduite révolutionnaire.
Condamnations et injonctions s'efforcent de cristalliser ces « révoltes » autour de l'idéal anarchiste et de mobiliser les « énergies » :
Marchons, luttons... (69) Hommes, dressez le front... (70).
Il faut vouloir la révolution, mais ces injonctions sont plus volontaristes que réelles car elles ne définissent pas le niveau et le point d'application de l'action préconisée ; tantôt ce sont des abstractions qu'il faut « faire advenir », le Vrai, le Bien, tantôt les mots d'ordre sont très concrets, mais ne posent pas le problème du « comment » :
A la première alerte... Ils agiront : curés..., vos églises... seront brûlées... ; juges, nous raserons les prisons où gémissent des enfants de pauvres... ; nobles..., nous ferons flamber vos châteaux reconstruits ; inquisiteurs, votre race disparaîtra... (71).
Ces invocations ont une valeur surtout lyrique et magique, elles sont écrites par des poètes qui connaissent la puissance des mots, et les anarchistes utilisent consciemment certains vocables pour leur vertu propre, en particulier le mot « révolution ». Ce recours est sensible dans la désignation des ennemis à abattre dans les dessins vengeurs qui se multiplient en 1898-1899, dans Le Libertaire par exemple.
Un hiatus existe entre les impératifs précis et le but abstrait que l'on poursuit ; dans cet intervalle, on trouve des mots magiques, celui qui a le plus grand succès populaire est « Le Grand Chambardement » (72), puis le Grand Soir. Dans cet intervalle apparaît aussi « le rêve » en faveur vers 1900. Or, quelles sont les fonctions du récit rêvé ? Il est prophétique sans être religieux, il parle directement à l'imagination, il n'est pas besoin de pratique révolutionnaire pour être touché par son appel à la sensibilité et y adhérer, il apporte une réalisation magique de ce qu'il annonce, il rend « vrai » ce qu'il montre. Ces rêves sont autant de répétitions du Grand Soir : ils lui donnent un contenu en acte et ils préparent le « peuple » à le « promouvoir ».
(67) Idée suggérée par Henri Desroches à propos des millénarismes.
(68) Cf. Le carnaval du Père Duchêne, repris dans la presse anarchiste.
(69) Le Libertaire, 1899, n° 165, poème de Th. JEAN.
(70) Ibid., 1899, n° 5, poème de Jean LOUP.
(71) Ibid., 1896, n° 25, p. 1.
(72) L'expression pénètre dans le dictionnaire avant le Grand Soir : 1896, on ne connaissait que son sens de «bruit», en 1901, le dictionnaire d'argot dirigé par A. Bruant lui reconnaît un sens social.
LE « GRAND SOIR » 75
Alors que la doctrine anarchiste est de plus en plus centrée sur la Grande Aube de la « légende nouvelle» (73), les rêves décrivent le Grand Soir, le moment de destruction dont peut s'emparer l'imagination, le moment des déchaînements de toute sorte, tandis que l'Aube, qui fait partie d'une réalité d'un autre ordre ne peut être décrite. Ces images de destruction sont conformes à la sensibilité investie dans le Grand Soir depuis quelques décennies, rêves de feu suscités par une terrible femme noire :
Je suis la destructrice de tout ce qui est mauvais, je marquerai mon passage par des traces de sang, d'explosions, d'incendies (74).
ou bien émanés du peuple :
Enfin un jour vint, jour sacré où le peuple comprit... alors de toutes les villes, des hordes immenses se levèrent, effrayantes dans la brume sombre de novembre... et la flamme rouge et tortueuse mêla ses grondements aux cris de révolution puis de victoire (75).
Le rêve est le mode d'expression qui convient le mieux au Grand Soir intégré au mythe de l'Anarchie ; Zola avait pensé déjà à une vision prophétique, mais elle était suscitée par la peur de la bourgeoisie et le désir de vengeance des ouvriers, tandis qu'en 1898-1900, l'acte de foi dans le Grand Soir a un contenu positif millénariste, peut susciter l'enthousiasme tout en évitant un niveau de réalité, celui des moyens, de l'organisation, auquel on préfère la magie des mots.
La richesse des thèmes qui se rapportent au Grand Soir est saisissante, comme leur cristallisation vers 1900 autour de notre concept ; s'il est difficile de savoir qui l'a inventé, nous nous sommes efforcés d'en saisir les prémices, de connaître le moment de son impact sur l'opinion, de comprendre à qui il s'adresse ; ceci nous a conduit à penser que le Grand Soir s'est intégré à une de ces espérances millénaristes qui traversent l'histoire et qui sont sujettes à des résurgences périodiques, en particulier quand les sociétés traversent des moments de crise ou des mutations profondes. Si le Grand Soir peut encore aujourd'hui toucher les imaginations et les sensibilités, n'est-ce pas dû à ces caractères millénaristes ?
Si nous avons tenté de situer le Grand Soir dans les « discours » du xixe siècle, son histoire complexe à partir de 1882 continue à nous intriguer : ce mythe populaire fut d'abord diffusé par un milieu de journalistes, d'écrivains, de poètes, hostiles à ces violences ou animés d'un lyrisme juvénile, et ce n'est qu'au tournant du siècle que la presse anarchiste lui donne droit de cité ; spectre rouge agité par les pires
(73) Louise MICHEL, A travers la oie, poésies, 1894.
(74) Le Libertaire contient de nombreux rêves de Grand Soir : 1897, n° 65 ; 1899, n° 8 ; 1900, n° 18 ; 1900, n° 38 ; etc. ; ici, il s'agit d'un rêve par Alice, 1897, n° 62.
(75) Ibid., 1900, n° 38.
76 D. STEENHUYSE. — LE « GRAND SOIR »
ennemis d'une révolution sociale, le Grand Soir connaît pourtant sa popularité la plus grande dans les milieux ouvriers de 1900 à 1920. Son succès cesse alors d'être entretenu par les anarchistes qui ont pris conscience des ambiguïtés et des dangers de ce thème : dans les années 1920, la presse anarchiste critique le rêve d'un Grand Soir qui ne suscite plus que l'ironie et dont on évoque avec amertume « le lendemain » :
Le surlendemain du Grand Soir était arrivé. La N.E.P. fonctionnait
et la misère aussiRien de changé dans le vieux continent, sauf les couleurs et les
chefs... En fait de révolution, ces pauvres indigènes n'ont connu qu'une
toute petite et très fugitive aurore boréale (76).
Revenant à un réalisme dont les années du millénium, les années 1900, étaient fort dépourvues, Colomer peut conclure :
C'est ça la révolution. Elle ne se fait pas en un soir, fût-il le Grand Soir, elle n'est pas l'oeuvre d'un seul jour (77).
Le rêve s'est estompé et pourtant la popularité du Grand Soir n'est pas morte ; il réapparaît dans les moments de crise, quand les hommes, inorganisés mais las d'une situation qui se détériore, rêvent d'un changement radical de leur vie (78).
Il n'est pas de semaine où on ne rencontre le Grand Soir dans la presse de 1970, citation historique confuse, ou signe qu'il cristallise de façon durable le millénarisme social du xxe siècle ?
(76) Le Libertaire, 1924, n° 63, p. 2.
(77) Ibid., n° 135 : premier mai 1924.
(78) Le Grand Soir est cité trois fois dans le film d'Henri de Turenne 1936, le grand tournant, et en particulier en rapport avec les nombreux chômeurs qui parcouraient les routes vers 1934-1935, sans travail et sans pain.
Barrés et la gauche :
du boulangisme à la cocarde (1889-1895)*
par Zeev STERNHELL.
1. — LE POPULISME BOULANGISTE
Les années de l'agitation boulangiste, ainsi que celles qui séparent le boulangisme de l'Affaire Dreyfus, constituent, sur le plan des idées politiques, une période particulièrement ambiguë. En effet, ce sont les années des premiers reclassements politiques, de recherches idéologiques, de regroupements destinés à n'avoir qu'une vie éphémère ; c'est aussi une période où, pour la première fois depuis l'avènement de la République, sont remis en cause les postulats et les traditions sur lesquels repose le régime.
Le boulangisme, on le sait, est issu de l'attitude d'opposition de l'extrême-gauche radicale face aux républicains de gouvernement, il puise ses racines dans le courant antiparlementaire, nourri de l'opposition à la Constitution de 1875, qui existait au sein de la gauche et qui est parfaitement représenté, dans les premières années 1880, par des hommes comme Naquet, Laisant, Laguerre ou Francis Laur : en effet, la violente campagne radicale contre les hommes de l'opportunisme précède de plusieurs années l'aventure du « Parti national ». Bien sûr le sentiment d'humiliation, le sursaut patriotique qui en provient, l'atmosphère de tension diplomatique avec l'Allemagne et le mythe de la capitulation devant Bismarck favorisent grandement la poussée boulangiste, mais ne l'engendrent pas.
La crise économique de 1882 contribue elle aussi à sensibiliser considérablement le monde ouvrier : même si l'on ne pense pas que
(*) Cet article est fondé sur un chapitre d'une thèse de doctorat préparée à la Fondation nationale des Sciences politiques sous la direction de M. Jean Touchard.
Je voudrais exprimer ici ma profonde gratitude à M. Touchard qui, pendant les années qu'a duré la préparation de cette thèse, ne m'a ménagé ni ses conseils ni son amitié.
78 Z. STERNHELL
le boulangisme ait été directement provoqué par elle, on ne saurait sous-estimer son poids dans l'adhésion d'une partie du prolétariat et de la petite bourgeoisie à la cause boulangiste (1).
L'engagement de Barrés dans le boulangisme date d'avril 1888, alors que la campagne plébiscitaire bat son plein et que Boulanger remporte ses premiers succès. Le 12 mars paraît le premier numéro de La Cocarde qui lance son célèbre slogan : « Dissolution, Révision, Constituante. » En soi, ce cri de guerre boulangiste n'a alors rien de nouveau ni de révolutionnaire : ce n'est que le résumé du vieux programme républicain dont l'extrême-gauche radicale réclame l'application depuis dix ans. De plus, l'antiparlementarisme, qui fait le fond de l'agitation menée sur le nom de l'ancien Ministre de la Guerre, ne s'identifie nullement à la droite. Au moment où Barrés publie sa première profession de foi, Paul Lafargue apprécie dans le boulangisme un « mouvement populaire » (2), d'autres guesdistes partagent cette opinion (3), et le point de vue de Barrés n'est guère différent.
Ce n'est qu'avec la publication, en 1890, des Coulisses du Boulangisme de Mermeix (4) qu'éclate au grand jour la collusion de Boulanger et des monarchistes. L'entourage de Boulanger, celui qui lui sert de façade devant le pays, Dillon et Georges Thiébaud mis à part, restera jusqu'à la fin composé de républicains de gauche.
En s'engageant dans le boulangisme, Barrés rallie son aile gauche : à Nancy, il se place résolument dans la lignée de Rochefort, de Naquet et de Laisant, sur le plan politique aussi bien que sur le plan social. Son opposition à la République bourgeoise et parlementaire s'apparente à la tradition d'extrême-gauche, même si elle comporte en outre des éléments qui lui sont propres.
Le programme politique sur lequel Barrés se bat à Nancy dès son installation sur place en janvier 1889 recoupe avec exactitude les thèmes habituels du mouvement : le jeune candidat boulangiste n'a pratiquement rien à ajouter aux formules classiques de Boulanger et des têtes
(1) Pour tout ce qui concerne le contexte sociologique du boulangisme ainsi que pour ses origines économiques, cf. Jacques NÉBJÉ, La crise économique de 1882 et le mouvement boulangiste, thèse pour le doctorat ès-Lettres, présentée à la faculté des Lettres de l'Université de Paris, Paris, 1959 (multigr). On consultera également avec profit la thèse complémentaire de Jacques NÉRÉ : Les élections boulangistes dans le département du Nord.
(2) Cité in Claude WILLARD, Les Guesdistes — Le Mouvement socialiste en France (1893-1905), Paris, Editions sociales, 1965, p. 36.
(3) Op. cit., pp. 37-39.
(4) MERMEIX (Gabriel Terrail), Les coulisses du boulangisme, Paris, L. Cerf, 1890. Rédacteur en chef du grand journal boulangiste, La Cocarde, élu en 1889 député du vu* arrondissement de Paris, Mermeix publie d'abord les résultats de son enquête dans Le Figaro. Il devient la bête noire du dernier carré des fidèles.
HARRÈS ET LA GAUCHE (1889-1895) 79
politiques, de son état-major. Le Courrier de l'Est (5) ne trahit nulle originalité, on n'y décèle point l'empreinte personnelle qu'on était en droit d'attendre de l'influence de Barrés. A cet égard, la pensée politique du député de Nancy doit tout au boulangisme ; on chercherait en vain, à travers tous les articles de sa campagne électorale, un thème nouveau ou même une présentation originale des thèmes développés naguère par Naquet, Laisant, Rochefort et quelques autres et repris par Boulanger dans le grand discours-programme qu'il prononça à la tribune de la Chambre le 4 juin 1888. Reproduit dans Le Courrier de l'Est des 28 février, 1er, 2 et 6 mars 1889 sous le titre « Programme du Parti national boulangiste » puis repris dans le numéro du 15 septembre, à la veille des élections législatives, ce discours devint le véritable credo politique de Barrés, le texte fondamental auquel son journal renvoie constamment le lecteur (6).
Mais contrairement à la plupart des chefs boulangistes, Barrés avait très vite compris qu'en régime de suffrage universel, un mouvement politique ne pourrait s'implanter d'une façon durable que s'il était capable de mordre sur de vastes couches populaires : c'est pourquoi il s'applique, à Nancy, à étoffer le boulangisme en lui donnant une dimension sociale. C'est ainsi que s'il n'a rien fait pour pallier les lacunes du programme du parti sur le plan institutionnel, il avait cependant, dans d'autres domaines, enrichi le boulangisme nancéien jusqu'à en faire un phénomène original. Barrés suppléait aux carences du Comité national par un populisme qui alliait un certain socialisme à
(5) Le journal dont Maurice Barrés assure la rédaction en chef et dont le premier numéro paraît le 22 janvier 1889, porte en sous-titre : Journal républicain révisionniste. Quotidien jusqu'au 17 mars 1889, Le Courrier de l'Est est transformé à cette date en hebdomadaire. Le dernier numéro est daté du 27 août 1892. Une nouvelle série de l'hebdomadaire paraîtra à partir du 10 avril 1898 lorsque Barrés tentera de nouveau sa chance à Nancy. Le journal comporte deux éditions : l'une à l'intention des abonnés, l'autre « populaire » à cinq centimes. Le Courrier de l'Est est un journal électoral : il n'affiche pas de plus vastes ambitions. Avec l'aide de quelques militants de Nancy, Barrés et les deux autres candidats boulangistes, le romancier antisémite Paul Adam et l'employé blanquiste Alfred Gabriel, sont pratiquement ses seuls rédacteurs. Barrés y republie aussi des articles qu'il avait donnés dans le passé à la presse parisienne : il reproduit assez souvent articles et déclarations des leaders du boulangisme publiés par les organes boulangistes de la capitale.
Pâle reflet de l'Intransigeant, la feuille boulangiste de Lorraine cherche à ressembler au grand quotidien parisien d'extrême-gauche : elle s'efforce de séduire une même clientèle, elle imite le style de Rochefort et s'applique à diffuser les thèmes essentiels du boulangisme antibourgeois, si populaires dans les faubourgs parisiens. Mais Barrés manque manifestement du talent de Rochefort : il n'atteint que rarement la puissance du directeur de l'Intransigeant. Il lui emprunte cependant, avec succès, une certaine tendance à la diffamation, aux accusations gratuites et aux procès d'intention.
(6) Le texte intégral du discours fut publié dans Le Figaro du 5 juin 1888. Barrés eut la sagesse d'en extraire les principaux passages, ce qui fait que le texte qui accompagne, dans Le Courrier de l'Est, le programme du Comité républicain-révisionniste de Meurthe-et-Moselle y gagne nettement en concision et demsité.
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l'antisémitisme. Avec l'antiparlementarisme, cet amalgame nouveau devait, pour Barrés, constituer l'idéologie du boulangisme. En ce sens, Barrés était bien en avance sur Boulanger qui, lui, était fermement opposé à l'antisémitisme et négligeait totalement la question sociale. Dans son discours-programme du 4 juin, en deux courtes allusions, le Général en renvoyait l'examen à un avenir indéterminé, postérieur en tout cas à la refonte des institutions. Il n'avait pas fait non plus d'allusion xénophobe ou antisémite ; homme de la vieille génération, Boulanger se refusait à s'avancer sur un terrain qu'il sentait étranger à la tradition républicaine.
Barrés, par contre, est dépourvu de scrupules de cette nature : il entreprend à Nancy une violente campagne antisémite dont l'objectif est d'ajouter un thème populaire au boulangisme plébéien et socialisant qu'il élabore en 1889 afin de rallier au révisionnisme la petite bourgeoisie et le prolétariat lorrains. Il avait, à cet égard, comblé les lacunes qu'il dénonce dans L'Appel au Soldat. Alors que le boulangisme du Général et des hommes politiques ralliés à lui est encore un phénomène du xixe siècle, confiné essentiellement dans les questions politiques, celui de Barrés nettement plus moderne, tourné vers le xxc siècle, s'attaque à la question sociale, préconise un dépassement des clivages sociaux. Barrés avait compris qu'un mouvement « national » ne peut être tel que s'il assure l'intégration des couches sociales les plus déshéritées dans la collectivité nationale, que s'il leur offre un terrain de ralliement sur des thèmes neutres et acceptables pour l'ensemble de la société. Son boulangisme socialisant et antisémite complète l'antiparlementarisme et un certain autoritarisme issu de la démocratie plébiscitaire pour former un ensemble relativement cohérent. Elaboré au cours de la dernière décennie du xixe siècle, portant encore la marque de la société pré-industrielle, la pensée barrésienne n'en débouche pas moins sur une doctrine politique qui annonce déjà les affrontements idéologiques de la première moitié du xxe siècle.
La question sociale que Barrés découvre à Nancy restera depuis lors et jusqu'à l'Affaire au premier plan de ses préoccupations. Elle occupe dans sa pensée une place sensiblement plus importante que les provinces perdues ou l'Allemagne : il faudra attendre quatre semaines pour que Le Courrier de l'Est — encore quotidien — mentionne pour la première fois l'Alsace-Lorraine (7).
Par le biais de la question sociale, le boulangisme barrésien débouche sur un populisme qui puise ses éléments aux sources d'une certaine doctrine radicale exacerbée. Barrés oppose aux vices du régime représentatif, régime de corruption, les mérites de la démocratie directe, d'un retour aux sources. Il assimile le boulangisme aux élans libérateurs de la Révolution, de 48, de la Commune ; il fait appel à la vieille tradition jacobine et révolutionnaire qui abattit d'autres systèmes
(7) BARRÉS, « La prochaine constitution », Le Courrier de l'Est, 21 février 1889.
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d'oppression. « Nous sommes encore la sainte canaille de 1789, de 1830, de 1848...», s'écrie Barrés en juillet 1889 (8).
Pour Alfred Gabriel, son coéquipier, les boulangistes qui se battent pour la liberté et contre les privilèges sont le tiers état. A l'instar de leurs pères qui, en 1789, mirent fin à la domination de l'aristocratie, les boulangistes se lèvent contre la « bourgeoisie contemporaine », cette « caste privilégiée née de la Révolution » (9).
Au cours d'une manifestation organisée à l'occasion du Serment du Jeu de Paume, Barrés prend la parole au nom des « défenseurs du peuple », au nom de tous ceux « qui gagnent par l'effort de leurs bras et de leurs cerveaux l'argent qui va engraisser les voleurs... » (10). Les critiques que Barrés adresse au régime portent, non pas sur son étiquette démocratique, mais sur le fait qu'il ne l'est pas vraiment. Le boulangisme se présente par conséquent comme un mouvement de reconquête de la République, un « nettoyage » bienfaisant qui rendra la République vivable. Ce caractère populaire et républicain est constamment réaffirmé avec une grande vigueur, car le mouvement doit se défendre contre l'accusation de n'être qu'un simple paravent de la réaction.
La République ne peut être un seul instant en question, écrit Barrés. Il s'agit simplement de substituer une vraie République au despotisme odieux des opportunistes. Il s'agit d'avoir une République soucieuse des intérêts démocratiques des travailleurs, des malheureux, en place de cette oligarchie de bourgeois (11).
En cette année du centenaire de la grande Révolution, l'imagerie révolutionnaire est amplement exploitée. Barrés célèbre toutes les gloires de la France jacobine, toutes les « journées » populaires depuis la convocation des Etats généraux jusqu'à la Commune. Tout cela tend non seulement à exploiter les sentiments de la traditionnelle clientèle radicale, mais aussi à faire témoigner l'histoire de France en faveur du « Parti national ». Le boulangisme, qui entretient le culte des « grands démocrates de 48 » (12) et pour qui la Commune « reste l'immortel défi du peuple à ses oppresseurs », n'est qu'un maillon de la longue chaîne des luttes populaires (13). Fils légitimes des hommes du tiers état, les boulangistes portent, cent ans après leurs pères spirituels, les espérances de tous les opprimés, dont ils sont les porte-parole et les représentants.
(8) BARRÉS, « Les Violences opportunistes », Le Courrier de l'Est, 28 juillet 1889.
(9) « Le Punch du 20 juin », Le Courrier de l'Est, 23 juin 1889, toast de Gabriel.
(10) Ibid., toast de Barrés.
(11) BARRÉS, «Le flot qui monte», Le Courrier de l'Est, 26 mai 1889, cf. aussi dans le même numéro un article non signé : « Chacun chez soi ».
(12) BARRÉS, « Commémoration socialiste », Le Courrier de l'Est, 2 février 1890.
(13) « Echos de Paris », Le Courrier de l'Est, 16 février 1889.
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Depuis 89, la nature de l'oppression n'a point changé, ce qui a changé, c'est l'identité des oppresseurs. A cet égard, l'analyse de Barrés ne diffère guère de celle du socialisme marxiste : il fait lui aussi le procès de l'ascension de la bourgeoisie comme des moyens qu'elle emploie pour se maintenir au pouvoir.
Dans un article quasi marxiste, « La lutte entre capitalistes et travailleurs », Barrés accuse la bourgeoisie d'avoir toujours, depuis 1789, considéré le peuple comme un simple moyen, un moyen commode pour abattre l'Ancien Régime et établir sa propre suprématie. Pour accaparer l'héritage de la monarchie, la bourgeoisie, écrit-il,
a fait constamment appel à l'énergie révolutionnaire des classes populaires, avec le dessein secret de les asservir. Hypocritement, elle a consenti à jeter en pâture aux masses l'appât du pouvoir et, les berçant de vains espoirs, n'a jamais songé en fait qu'à imposer sa domination économique (14).
Ainsi s'est créée une nouvelle aristocratie « faite de quelques familles parlementaires » (15), qui détient à la fois le pouvoir économique et politique et dont « la médiocrité et l'avidité dépassent infiniment ce qu'on peut reprocher à l'Ancien Régime» (16). Ces « bourgeois parvenus » (17), « ces brigands de l'industrialisme » (18), qui « communient dans l'opportunisme, sont les vrais ennemis de l'ouvrier » (19), c'est contre eux que se dresse le boulangisme. « Sorti des ouvriers » (20), fidèle à une « République... ouverte toujours aux petits électeurs » (21), le « Parti national » leur offre l'occasion d'abattre « la coalition bourgeoise » (22).
A l'origine, le boulangisme barrésien se présente donc sous la forme d'un mouvement ouvrier profondément attaché à la vieille tradition révolutionnaire. La République est la chose des ouvriers — ce sont eux « qui ont fait la force de l'idée républicaine » (23) — et le boulangisme est le dernier rempart qui puisse encore assurer sa pro(14)
pro(14) « La lutte entre capitalistes et travailleurs », Le Courrier de l'Est, 28 septembre 1890.
(15) BARRÉS, «Combien sommes-nous?», Le Courrier de l'Est, 22 janvier 1889.
(16) Ibid.
(17) BARRÉS, « Les vraies coulisses », Le Courrier de l'Est, 5 octobre 1890.
(18) A. GABRIEL, « Le pacte de famine », Le Courrier de l'Est, 27 octobre 1889. Alfred Gabriel, petit employé, d'obédience blanquiste, est le proche collaborateur de Barrés à Nancy. Elu député, il siège à l'extrême-gauche. Gabriel est un représentant authentique de la gauche boulangiste, des militants anonymes qui ignorent les manoeuvres d'état-major et qui combattent sur le terrain pour des objectifs qui ne coïncident plus guère avec ceux des chefs du mouvement.
(19) BARRÉS, «En allant au scrutin», Le Courrier de l'Est, 28 juillet 1889.
(20) BARRÉS, «Soyons confiants», Le Courrier de l'Est, 7 juillet 1889.
(21) BARRÉS, «Notre caractère», Le Courrier de l'Est, 20 février 1889.
(22) A. GABRIEL, « Le pacte de famine », Le Courrier de l'Est, 27 octobre 1889.
(23) BARRÉS, « Dernier mot », Le Courrier de l'Est, 30 avril 1890.
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tection face à la nouvelle aristocratie bourgeoise. Barrés insiste sur ce point avec force : il lance un pressant appel à la « partie saine du pays, cette classe ouvrière qui a su fonder la République », afin qu'elle sache aussi « la maintenir en se serrant autour du général Boulanger » (24).
C'est donc un retour au peuple que prêche Barrés, et il fait amplement usage du thème de la grandeur populaire. Reconquérir, pour le peuple et par le peuple, cette « liberté chérie » dont la bourgeoisie triomphante n'avait fait qu'une bouchée, éliminer les corrompus, ou les politiciens, enfin abattre la bourgeoisie, tels sont les buts du boulangisme barrésien. Le candidat révisionniste s'emploie à faire prendre conscience aux prolétaires de l'immense injustice dont ils sont victimes. Instruments dociles aux mains de la bourgeoisie dans la conquête du pouvoir, ils ne furent jamais que ses mercenaires ou plutôt ses esclaves, car ayant mené un combat qui n'était pas le leur, ils ne reçurent jamais aucune compensation sociale ou économique. Egalité politique et suffrage universel ne sont que les paravents derrière lesquels se cache une réalité qui est celle de l'exploitation du monde ouvrier par une aristocratie nouvelle. Le candidat boulangiste s'adresse à l'instinct, hostile aux privilèges, du prolétariat, au sentiment le plus ancré dans la conscience populaire, celui de l'égalité.
Cependant, s'il semble à certains moments que le prolétariat occupe une position privilégiée dans la pensée barrésienne, il apparaît très rapidement que Barrés ne ménage pas ses efforts pour gagner le soutien d'autres couches sociales défavorisées : pour y parvenir, il insiste sur l'harmonie des intérêts de toutes les classes laborieuses. Le boulangisme est la révolte de tous ceux qui « se plaignent qu'on n'a rien fait pour eux, que la vie leur est difficile » (25), contre ce « dur gouvernement d'argent » (26) qu'est le régime de la bourgeoisie opportuniste ; c'est la révolte des « petits », « les petits commerçants, les ouvriers, les paysans » (27), « les petits retraités » (28), contre la « société financière organisée pour l'exploitation de la France » (29). A tous ceux pour qui rien n'a été fait depuis douze ans, le boulangisme apporte « le moyen de chasser les parlementaires qui bavardent stérilement... et de prendre eux-mêmes en main, directement le pouvoir » (30). C'est ainsi que le boulangisme nancéien cherche à encadrer l'ensemble des « petits », des déshérités, de tous les laissés-pour-compte de cette société industrielle à laquelle, comme Laisant, Gabriel et la plupart des autres
(24) « Misérables occupations », compte rendu d'une réunion électorale, Le Courrier de l'Est, 13 février 1889.
(25) BARRÉS, « Les travailleurs décideront », Le Courrier de l'Est, 26 janvier 1889.
(26) BARRÉS, « Les Bélisaires », Le Courrier de l'Est, 31 janvier 1889.
(27) BARRÉS, « Les travailleurs décideront », Le Courrier de l'Est, 26 janvier 1889.
(28) BARRÉS, « Les petits retraités », Le Courrier de l'Est, 15 février 1889.
(29) BARRÉS, « Le merveilleux Tonkin », Le Courrier de l'Est, 1er février 1889.
(30) BARRÉS, « Les travailleurs décideront », Le Courrier de l'Est, 26 janvier 1889.
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boulangistes, Barrés ne s'est jamais adapté. Il la craint et la comprend mal : c'est une des constantes de sa pensée que l'on retrouve du Courrier de l'Est au dernier volume des Cahiers où il fait cet étrange aveu : « Je comprend Chamisso, Villiers, ceux qui ne pouvaient pas s'accommoder de cette Encyclopédie et moi de cet industrialisme» (31). Il ne sait « comment résoudre le problème que pose le développement de l'industrie qui enferme les populations dans les villes et crée un immense troupeau de travailleurs...» (32).
Emmanuel Berl a tort lorsqu'il reproche à Barrés de tirer sa doctrine politique d'une promenade le long de la Moselle, et d'avoir vu les mirabelliers en négligeant les hauts fourneaux (33) : il n' y a là que la caricature d'un homme et d'une pensée. Il est cependant indéniable que Barrés n'est pas préparé à affronter les problèmes que pose l'ère industrielle. Comme les autres boulangistes, comme ses collaborateurs de La Cocarde, il éprouve un malaise certain face à l'évolution industrielle et au progrès technique, à cet « enfer industrialiste, scientifique, extraordinairement outillé, presque aussi terrible en son genre dans la réalité que celui rêvé par Dante Allighieri » (34).
La société industrielle, la société bourgeoise, est une société malade. Implicitement, Barrés semble rêver à l'âge d'or de la France du « petit peuple », la France des harmonies des intérêts et de l'entente des classes laborieuses. C'est pourquoi son socialisme est libre de tout concept de lutte de classe, c'est pourquoi il en appelle à tous les déshérités, à toutes les victimes de la société industrielle. Le socialisme de Barrés est surtout une forme de populisme antibourgeois et antiindustriel, il prône la fraternité des malheureux ainsi qu'une certaine xénophobie qui vient renforcer ces liens de solidarité en masquant les conflits d'intérêts qui pourraient éventuellement opposer les divers éléments de sa clientèle (35).
Un autre élément du populisme barrésien est un certain antiintellectualisme dont il faut chercher l'origine dans l'hostilité des milieux universitaires au boulangisme. S'engageant dans le boulangisme, Barrés avait cru exprimer les sentiments de la jeunesse universitaire : peutêtre croyait-il l'entraîner dans la révolte. Il n'en fut rien et dans Le Courrier de l'Est Barrés donne libre cours à son dépit. Son aversion pour « les étudiants en bérets » (36) éclate chaque fois que l'occasion s'en présente. Flatteur pour ses auditoires populaires, il manifeste son
(31) Mes Cahiers, xiv, p. 199, (en italique dans le texte).
(32) Op. cit, p. 74.
(33) Emmanuel BERL, Mort de la pensée bourgeoise, Paris, Bernard Grasset, 1929, p. 28.
(34) « Combattre le socialisme », La Cocarde, 20 septembre 1894 (article signé Paul l'Ermite).
(35) BARRÉS s'en fait l'écho dans L'Appel au Soldat, Paris, E. Fasquelle, 1900, pp. 462-477.
(36) « Misérables occupations », compte rendu d'une réunion électorale, Le Courrier de l'Est, 13 février 1889.
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mépris pour les associations d'étudiants (37), pour les universitaires — cette « dernière cartouche de l'opportunisme » (38) — qu'il s'emploie à humilier au cours de ses réunions électorales. Il en est de même pour le langage imagé et vulgaire qu'il adopte : Barrés montre à Nancy qu'il n'éprouve nulle peine à s'adapter à sa clientèle (39).
Sur le fond de ses professions de foi sociales, de son paroxysme verbal antibourgeois, la minceur de son programme est d'autant plus frappante. S'il attaque le riche bourgeois, s'il livre à la vindicte populaire l'industriel et le gros commerçant, le programme social du comité révisionniste de Meurthe-et-Moselle se réduit à quelques mesures d'une portée relativement limitée. Le décalage entre la puissance de la campagne et la timidité des solutions préconisées provient de l'hétérogénéité du mouvement. La nécessité de préserver l'équilibre entre les multiples tendances, la volonté déterminée de rassembler par les arguments les plus payants les mécontents les plus divers sont à l'origine d'un programme extrêmement décevant. Il se réduit, pour l'essentiel, à quatre points : organisation d'une caisse de retraites pour les travailleurs, réforme de l'impôt, protection des travailleurs français contre la concurrence de la main-d'oeuvre étrangère et reconnaissance de la personnalité civile des syndicats (40).
La première mesure préconisée implique la création de ressources spéciales sous forme d'un fonds géré par l'Etat, totalement indépendant de l'employeur et qui subviendrait aux besoins du travailleur dans sa vieillesse quels que soient sa résidence ou son ancien métier (41). Si cette mesure répond aux aspirations des travailleurs et s'inscrit bien dans la ligne d'un programme socialiste, il n'en est pas de même des
(37) BARRÉS, « Aux parlementaires du quartier Latin », Le Courrier de l'Est, 22 janvier 1889 ; «La réunion de Nancy», compte rendu d'une réunion électorale, Le Courrier de l'Est, 12 février 1889. Cf. aussi « Maurice Barrés et les étudiants de Paris », Le Courrier de l'Est, 27 avril 1890 (article non signé).
(38) BARRÉS, « Eloge de nos adversaires », Le Courrier de l'Est, 9 mars 1889. Dans L'Appel au Soldat, la jeunesse du quartier Latin et ses maîtres qui refusent de s'engager dans le boulangisme sont traités de « traîtres à la race» (p. 119).
(39) On est frappé par les ressemblances entre le boulangisme populiste de Barrés et le poujadisme. Stanley HOFFMANN, dans Le mouvement Poujade, Paris, Armand Colin (Cahiers de la Fondation nationale des Sciences politiques), 1956, p. 387 et p. 392, y est sensible ; il note aussi ce qui distingue le poujadisme du boulangisme. Jean TOUCHARD fait à cet égard justement remarquer que les comparaisons n'ont que peu de portée (« Bibliographie et chronologie du Poujadisme », Revue française de Science politique, vol. vi, n° 1, janvier-mars 1956, p. 42). Si le parallèle entre les deux mouvements a peu de sens, si cet exercice périlleux ne débouche que sur un anachronisme, il semble toutefois qu'une certaine continuité persiste sous forme d'une permanence de thèmes qui reviennent et de tempéraments qui se réveillent en période de crise. René REMOND remarque qu'en raison de sa soudaineté et de sa violence, le poujadisme se range dans une série qui est celle du boulangisme, qu'il s'y apparente aussi en ce qu'il exprime une réaction d'amourpropre national humilié. (La Droite en France — De la première Restauration à la cinquième République, Paris, Aubier, 1963, pp. 276-277.)
(40) « Programme du Comité révisionniste de Meurthe-et-Moselle », Le Courrier de l'Est, 15 septembre 1889.
(41) Ibid.
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modalités de financement. Le programme barrésien ne prévoit, en effet, rien d'autre que le prélèvement d'un droit sur le travail de l'ouvrier étranger et le produit de taxes perçues sur l'importation de céréales étrangères. De cette manière, Barrés parvient à répondre aux voeux du prolétariat sans mécontenter le patronat : l'ouvrier étranger fait les frais d'une opération qui prévoit en même temps l'adoption de mesures protectionnistes réclamées par l'ensemble du patronat local. Cette méthode est typique des ambiguïtés du boulangisme en général : Barrés n'y échappe pas. Il s'agit, pour l'essentiel, d'utiliser des thèmes polyvalents, susceptibles de séduire des hommes venus d'horizons politiques les plus divers et les couches sociales normalement antagonistes. Que les solutions préconisées soient pratiquement inapplicables ne fait rien à l'affaire : l'essentiel est de plaire au plus grand nombre en canalisant le mécontentement vers l'étranger et en présentant ce dernier comme l'origine de tous les maux.
Pour compléter l'établissement des caisses de retraites financées par les ouvriers étrangers, Barrés réclame des mesures législatives d'urgence destinées à garantir les travailleurs français contre la concurrence de la main-d'oeuvre étrangère. En portant la lutte sur ce terrain, Barrés fait usage d'un thème payant car le ressentiment contre les ouvriers étrangers s'étend sensiblement dans les années 1880. Le problème de la concurrence devient plus aigu à mesure que s'amplifie la crise économique et les récriminations des ouvriers contre les étrangers sont mieux accueillies que les revendications socialistes. Le problème est alors porté devant la Chambre et la proposition de limiter le nombre d'ouvriers étrangers sur les chantiers des villes et de l'Etat est appuyé par Vaillant et Guesde (42). Barrés se trouve ainsi sur un terrain sûr, d'autant plus que, dans les départements frontaliers, le problème se posait en des termes plus aigus encore que partout ailleurs. Mais le candidat boulangiste ne s'en tient pas là. Il réalise une synthèse de ces données socio-économiques et du sentiment nationaliste ; cette synthèse est à l'origine du socialisme national de Barrés et constitue l'un des axes majeurs de sa pensée jusqu'aux lendemains de l'Affaire. Elle est le remède magique à la plupart des maux dont souffre la société française, car le régime de l'oppression est aussi celui de l'étranger. Cependant si Barrés dénonce avec vigueur l'exploitation dont est l'objet le monde ouvrier, il ne parvient à imaginer, en guise de solution, qu'un protectionnisme sommaire et surtout l'épuration des milieux dirigeants de la politique et de l'économie (43).
(42) Jacques NÈRÉ, La crise économique de 1882 et le mouvement boulangiste, pp. 71-72, pp. 74-76. Néré signale des rixes sanglantes qui opposent ouvriers français et étrangers dans la Côte-d'Or et à Lyon, des manifestations à Paris et à Marseille. Les plaintes se multiplient à partir de 1886 contre des ouvriers étrangers travaillant à salaires réduits.
(43) Programme du Comité révisionniste de Meurthe-et-Moselle, § 5. Pour sommaire qu'il soit, le protectionnisme barrésien n'en diffère pas moins du protectionnisme conservateur d'un Méline. Comparé à ce dernier, il peut faire figure de programime de gauche. Cf. Pierre BARRAL, Les Agrariens français de Méline à Pisani, Paris, Armand Colin (Cahiers de la Fondation nationale des Sciences politiques), 1968, pp. 83-92.
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Les autres mesures qui figurent dans le programme de Barrés sont plus sérieuses : il s'agit de la réforme de l'impôt et de la reconnaissance de la personnalité civile des syndicats (44). Mais là encore la nécessité de rallier le prolétariat sans s'aliéner la petite bourgeoisie ainsi que la tentation de la surenchère verbale faussent l'ensemble.
L'article 6, le plus long et le plus développé du programme, préconise l'instauration d'un impôt direct — qui remplacerait le système d'impôt en vigueur (45).
Barrés revient à la charge pour dire que la « soupe de Rothschild ne demande pas plus de sel que la soupe du bûcheron », que l'impôt nouveau devrait « être payé proportionnellement selon les services rendus par l'Etat au contribuable », car « ce sont évidemment, les plus riches qui sont le plus protégés» (46). Sur ces affirmations, le directeur du Courrier de l'Est met un point final à son analyse de la refonte de l'impôt : la proposition que l'on attendait, celle qui figure sur le programme minimum socialiste établi le lendemain de la grève de Decazeville et qui préconise un « impôt progressif sur les richesses » (47), n'y apparaît point, pas plus que toute autre solution concrète : Barrés craint de s'aventurer sur un terrain qu'il sait dangereux pour l'équilibre qu'il essaie de maintenir.
Il est en revanche beaucoup plus à l'aise lorsqu'il s'agit de prendre la défense du petit commerce : il exige l'allégement de la patente payée par le petit commerçant par rapport aux « grands magasins anonymes, ces immenses bazars qui absorbent peu à peu tout le commerce grâce à la disproportion dans l'impôt» (48). Dans ce même ordre d'idées, Barrés proteste contre l'injustice qui consiste à frapper durement d'un même droit de timbre une facture de onze francs ou de cent mille francs (49). Là encore, il s'agit de la protection du petit commerce et les mesures prévues pour l'aider sont facilement réalisables.
Sur le plan des réformes économiques et financières, Barrés se montre donc extrêmement prudent. C'est le point névralgique de sa coalition et il ne peut se permettre de faux pas. Ses attaques contre les grosses fortunes, susceptibles de trouver un profond écho au sein du prolétariat et de la petite bourgeoisie, ne vont pas jusqu'à mettre en cause les principes du libéralisme économique auxquels sa clientèle petite-bourgeoise reste profondément attachée. C'est pourquoi le candidat boulangiste pratique à Nancy, en guise de socialisme, une certaine démagogie sociale doublée de xénophobie, d'antisémitisme et d'antiintellectualisme.
Les autres éléments de son programme ne prêtent guère à discussion. Barrés réclame la réduction du service militaire à trois ans et l'abolition du volontariat ; la création et le développement de l'enseignement pro(44)
pro(44) cit. § 6 et 7.
(45) Ibid, § 6.
(46) Ibid.
(47) Cf. Le programme du Groupe ouvrier socialiste cité in Alexandre ZEVAES, Histoire du Socialisme et du Communisme en France de 1871 à 1947, Editions France-Empire, 1947, pp. 163-164.
(48) Programme du Comité révisionniste de Meurthe-et-Moselle, § 6.
(49) Ibid.
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fessionnel, l'abolition de toutes les lois restrictives de la liberté individuelle et de conscience, du droit de réunion, de presse et d'association, l'affranchissement administratif de la commune (50). Il s'attaque également aux expéditions coloniales, ces entreprises meurtrières « où les fils du peuple ont seuls sacrifié leur vie » (51) ; il s'agit encore d'un thème populaire et électoralement payant, mais qui ne résistera pas à l'épreuve du temps, car très rapidement Barrés subira l'attrait des grands coloniaux et de leur oeuvre au service de la grandeur française (52). Dans l'ensemble, Barrés reprend donc les clauses classiques des programmes radicaux qu'un Naquet ou qu'un Laisant avaient défendus bien des années avant le boulangisme. Il se situe pourtant en retrait, même par rapport aux professions de foi radicales, sur deux points essentiels : il ne mentionne ni la nationalisation des grands services publics et des mines ni la question de la laïcité et de la séparation des Eglises et de l'Etat ; autres thèmes épineux, sources de divisions et par conséquent tabous. Comme tous les autres boulangistes d'origine républicaine, Barrés est amené à faire des concessions, mais ces considérations d'ordre tactique ne sont pas seules en cause : le caractère « national » du mouvement boulangiste oblige ses leaders à édulcorer sensiblement leurs prises de position. Un Naquet, par exemple, soutient que selon la pure doctrine de Blanqui, il faut s'abstenir d'avoir un programme cohérent pour n'effaroucher personne : des affrontements violents eurent lieu à ce sujet (53). D'autre part, tous les chefs boulangistes comprennent, au printemps 1889, qu'après les erreurs accumulées et dans la lutte à outrance qui les oppose aux hommes en place, l'idéologie pèse peu. A la machine électorale du ministère de l'Intérieur, au savoir-faire des vieux républicains, ils opposent ce qui leur semble le seul contrepoids valable : la popularité de Boulanger. L'appel au peuple au nom du Général en exil est le seul dénominateur commun des élus boulangistes de Paris. Tous, ils publient une lettre identique de Boulanger, que suit une liste de ses investitures ; tous ils réclament la révision de la Constituante : sur tout le reste, chacun est libre d'adopter le programme qui lui convient (54). Les boulangistes parisiens sont des hommes de gauche qui se débattent dans les mêmes difficultés que connaît Barrés à Nancy : certains d'entre eux, Mermeix dans le vu" arron(50)
arron(50) cit. §2 à 9.
(51) Ibid, § 2.
(52) Cf. Scènes et Doctrines du Nationalisme, n, Paris, Pion 1929, pp. 91105 sur Marchand, pp. 105-111 sur Galliéni et aussi pp. 50-91 sur l'expédition Mores en Afrique du Nord. Bien qu'il souligne que le seul problème digne de préoccuper un patriote est le problème du Rhin, Barrés salue le « bénéfice moral» qui s'ajoute «aux résultats économiques acquis par Galliéni» (p. 110).
(53) Cf. MERMEIX, op. cit., p. 238. C'est Michelin, une des personnalités les plus indépendantes du boulangisme qui exige l'adoption d'un programme clair et bien défini ; le refus que lui oppose le Comité national l'amène à n'y jouer qu'un rôle de second plan.
(54) Cf. Le texte identique dans la profession de foi de Mermeix in Programmes, professions de foi et engagements électoraux — Elections du 22 septembre et 6 octobre 1889, Paris, Imprimerie de la Chambre des députés, 1890, pp. 774-775.
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dissement, Marius Martin dans le XIIIe, Eugène Farcy et Georges Laguerre dans le xve, Pierre Richard dans la 3e circonscription de Sceaux ainsi que Déroulède à Angoulême, se présentent saus aucun programme social (55). D'autres, comme Le Senne (XVIIe), Ernest Roche, Laisant, SaintMartin (xviii8), Martineau et Granger, élus dans le xix° arrondissement, présentent des programmes de réformes sociales qui, dans leurs grandes lignes, recoupent le programme barrésien (56). Aucune profession de foi boulangiste, y compris celles des blanquistes Ernest Roche et Granger, ne se situe à gauche de celle de Barrés.
Dans l'ensemble, les candidatures boulangistes de gauche se situent donc en deçà des programmes de l'extrême-gauche dont elles sont issues : la nécessité de rallier un électorat extrêmement hétérogène a sa logique, les alliances avec la droite leurs impératifs. Pour des raisons de stratégie électorale, et parce qu'ils furent pris dans un engrenage auquel ils ne pouvaient échapper, les blanquistes du boulangisme, aussi bien que Naquet, Laguerre et Laisant, sont entraînés très loin de leurs origines.
2. — ÉLÉMENTS D'UN SOCIALISME
Issu de l'extrême-gauche, le boulangisme glisse vers la droite ; c'est la raison de son échec et Barrés en est parfaitement conscient. C'est pourquoi les mois qui suivent la débâcle témoignent d'un vigoureux coup de barre à gauche. Amorcée dès le lendemain des élections législatives, l'évolution de Barrés vers la gauche se poursuit en courbe ascendante jusqu'à la publication des Déracinés, jusqu'aux premiers moments de l'Affaire.
Le boulangisme battu, Barrés se rend compte de l'impossibilité de continuer à entretenir ses ambiguïtés ; il est alors convaincu que des choix clairs et nets doivent être immédiatement effectués. Les siens, non dépourvus d'un certain pragmatisme, sont clairement indiqués : « Socialisme ! c'est le mot où la France a mis son espoir (...) Soyons donc socialistes ! ». écrit-il dès le 24 novembre 1889 (57).
A peine trois semaines après le second tour de scrutin, Barrés préside à Nancy à la fusion des comités révisionniste et radical en un seul comité socialiste-révisionniste : il amorce ainsi la campagne de fusion des forces de gauche à laquelle seront consacrées les années de son premier mandat législatif et la période de La Cocarde. Au cours de cette période, le député de Nancy se considère comme « l'élu des
(55) Marius Martin, op. cit., pp. 778-779 ; Eugène Farcy, pp. 817-820 ; Georges Laguerre, pp. 821-822 ; Pierre Richard, pp. 847-851 ; Paul Deroulède, pp. 160-162.
(56) Le Senne, pp. 824-826 ; Ernest Roche, pp. 826-827 ; Laisant, pp. 827828 ; Saint-Martin, pp. 831-832 ; Martineau, p. 834 ; Granger, pp. 835-836.
(57) BARRÉS, « Les socialistes révisionnistes », Le Courrier de l'Est, 24 novembre 1889.
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ouvriers » (58) et ne perd jamais une occasion de mettre l'accent sur le caractère socialiste de son mandat.
La débâcle générale ajoute un relief spécial à son propre triomphe ainsi qu'au succès de la vingtaine de boulangistes d'extrême-gauche. Il ne reste qu'à en tirer les conclusions et à se lancer résolument dans une politique d'extrême-gauche. Ce réflexe naturel, on serait tenté de dire ce réflexe de conservation, est aussi celui de ses collègues qui ne tardent guère à le suivre dans cette même voie. C'est aussi le réflexe de Boulanger lui-même : « Il nous faut nous redresser vers la gauche », écrit-il de Jersey à Naquet (59). Les boulangistes de toutes tendances se rendent alors à l'évidence : c'est en terrain républicain et radical qu'ils obtiennent ou avaient obtenu leurs succès : à Paris où sont élus Laguerre, Laisant, Ernest Roche, Granger, Mermeix, Naquet et Boulanger lui-même (60) ; dans le Nord, qui avait apporté ses suffrages au Général en avril et en août 1889 ; dans l'Ouest, finalement où le boulangisme avait échoué partout où la droite était majoritaire (61). André Siegfried a montré que le boulangisme n'a pu s'implanter ni dans les milieux de grande propriété noble ni dans les milieux spécifiquement cléricaux. De même, il a échoué dans les fiefs bonapartistes. Le mouvement se développe par contre dans certains milieux républicains, les grandes villes, les centres ouvriers. Partout où les royalistes et les bonapartistes se sont sentis assez forts pour réussir par leurs propres moyens, ils se sont bien gardés de se mettre à la remorque du « Parti national ».
Celui-ci puise sa force parmi les républicains d'esprit plébiscitaire ; Rennes, Lorient, Niort, Caen nomment des députés de tempérament boulangiste. Angers, Le Mans élisent Boulanger au Conseil général. A Nantes, Rouen et Elbeuf, on trouve d'importantes minorités boulangistes : ce sont des terrains d'origine républicaine. A Rennes, Le Hérissé réunit 57 % des inscrits, alors qu'en 1885, les Républicains avaient 49 % et les conservateurs 22 % (62). Dans le milieu ouvrier sur lequel le socialisme n'avait pas encore mordu, parmi les couches sociales les plus défavorisées, le boulangisme joue un moment le rôle qui sera plus tard celui du socialisme.
(58) BARRÉS, « Petit questionnaire sur la situation des ouvriers », Le Courrier de l'Est, 27 avril 1890. Pierre Barrai fait une erreur en affirmant que Barrés et Gabriel furent élus à Nancy comme « socialistes révisionnistes » (« Barrés parlementaire », in Maurice BARRÉS, Actes du Colloque organisé par la Faculté des Lettres et des Sciences humaines de l'Université de Nancy, Nancy, 1963, p. 150). Ils furent élus comme «révisionnistes» ; le sigle «socialiste » n'apparaît dans la nomenclature du comité boulangiste que le 24 octobre 1889. Jusqu'alors, c'est un « comité révisionniste ». Cf. son programme dans Le Courrier de l'Est du 15 septembre 1889 et aussi dans le Barodet de 1890, p. 553.
(59) Cité in Adrien DANSETTE, Le Boulangisme, Paris, Fayard, 15" édition, 1946, p. 340.
(60) Boulanger et Naquet furent invalidés, mais ce dernier fut réélu le 2 mars 1890 dans le ve arrondissement.
(61) André SIEGFRIED, Tableau politique de la France de l'Ouest sous la troisième République, Paris, Armand Colin, 1913, pp. 490-491.
(62) Op. cit., pp. 488-490.
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Dans L'Appel au soldat, Barrés reconstitue admirablement cette atmosphère de ferveur populaire dont se nourrissait le boulangisme, il met en valeur cette plèbe des faubourgs qui porte en triomphe Boulanger à la gare de Lyon (63), et que le boulangisme trahira finalement, enlisé dans les salons de l'aristocratie parisienne. Les « masses ardentes et souffrantes » (64), qui firent les triomphes du boulangisme, furent abandonnées au fur et à mesure que le boulangisme devenait prisonnier de l'argent monarchique (65). Barrés décrit le processus de l'enlisement du boulangisme dans cette « besogne dangereuse, équivoque » à laquelle son chef est contraint pour « entretenir des journaux, un personnel électoral et (...) faire de la corruption politique » (66). Manquant de ressources, Boulanger tombait sous le coup des « argentiers » royalistes, qui « se flattaient d'avoir trouvé un Monk » (67). Alors que les « masses ouvrières le sacraient ami des petites gens » (68), alors que les lieutenants de la première heure l'eussent voulu « austère et logé dans quelque quartier populaire » (69), le Général évoluait dans les salons de « l'aristocratie française, cette morte » (70), entouré « des chefs de la Bourse » (71).
Dans La Cocarde, Barrés fait porter à Clemenceau la responsabilité de cette évolution du boulangisme qu'il considère comme fatale pour l'ensemble de la gauche. Il souligne qu'à l'origine du boulangisme se trouve le radicalisme et que c'est l'abandon du Général par Clemenceau qui l'obligea à rechercher l'appui des « états-majors de droite » (72). Ce fut, selon Barrés, l'erreur capitale des radicaux, car elle eut pour
(63) L'Appel au Soldat, pp. 164-167 et p. 204. La plèbe boulangiste est représentée dans le second volume du Roman de l'Energie nationale, par Fanfournot, le fils du concierge du lycée de Nancy et par la Léontine, l'ancienne maîtresse de Racadot, vivant dans la misère la plus complète et que « la passion boulangiste enflammait » car le Général « tient pour les petites gens ». Le succès du Général est souhaité en outre par un mécanicien socialiste et un anarchiste. Avec les cochers, garçons de café et saute-ruisseaux qui fourmillent autour de la gare de Lyon, lors du départ du commandant du xm" Corps, apparaît la clientèle populaire du boulangisme parisien. Le Journal des Débats remarque le 9 juillet 1887, p. 1, 2e colonne, que la clientèle qui acclame Boulanger est celle même qui avait fêté le retour de Louise Michel ou qui vociférait contre Thiers. La filiation du boulangisme populaire est clairement établie dans le monde conservateur.
(64) L'Appel au Soldat, p. 446.
(65) Op. cit., pp. 161-162.
(66) Op. cit., p. 156.
(67) Op. cit., p. 162, p. 155.
(68) Op. cit., p. 156.
(69) Op. cit., p. 147.
(70) Op. cit., p. 144.
(71) Op. cit., p. 150.
(72) BARRÉS, «Le point de vue historique», La Cocarde, 16 février 1895 : « Ce point d'appui, il ne le chercha que du jour où les radicaux, M. Clemenceau et ses amis le lâchèrent brusquement. » En 1901, Déroulède flétrit lui aussi les « réactionnaires de toutes les réactions, misérablement blottis dans les états-majors du premier parti national ». Cf. son Discours du 23 mai 1901, Paris, Imprimerie Marquet, 1902, p. 10. Le discours de Déroulède, en exil à Saint-Sébastien, fut lu par Henri Galli. Cf. aussi l'apologie du boulangisme républicain et populaire, faite par MERMEIX, deux ans après le scandale des Coulisses du boulangisme, dans une brochure intitulée Les Antisémites en France, notice sur un fait contemporain, Paris, E. Dentu, 1892.
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effet de diviser la gauche et de lui faire perdre une occasion unique d'effectuer des réformes en se servant de l'emprise qu'exerçait sur les masses l'homme populaire (73).
Après le naufrage du boulangisme des alliances contre-nature, la voie à suivre se dessine dans l'esprit du député de Nancy avec une grande clarté : rompre avec la droite, avec « les réactionnaires » (74), lever l'hypothèque qui pèse sur les relations entre le dernier carré des boulangistes et le monde ouvrier, se placer carrément à l'extrêmegauche, poursuivre le combat en restituant au mouvement sa pureté et son mordant des temps héroïques (75).
Au lendemain de la défaite, le boulangisme nancéien se place officiellement, pour la première fois depuis son implantation en Lorraine, sous l'étendard du socialisme. Le comité socialiste-révisionniste adopte, à l'instigation de Barrés, comme option fondamentale, « la grande tâche de la réforme sociale » (76), dont « les républicains, nommés sur le programme révisionniste et avec l'appui du général Boulanger, sentent la nécessité... de plus en plus » (77), et comme moyen d'y parvenir, le système de « la confédération socialiste des groupes » (78) qui coordonnerait « la marche des socialistes de tous partis » (79). Cette formule peu claire recouvre la volonté de Barrés d'oeuvrer pour un front commun de tous les groupes d'opposition se réclamant du socialisme.
A la Chambre, les élus boulangistes prennent l'initiative d'une série de propositions de lois sociales. Barrés lui-même appuie toute revendication ouvrière et vote en faveur de tout projet ou amendement progressiste. Dès le mois de janvier 1890, reprenant un des éléments principaux du programme barrésien, le groupe boulangiste dépose une proposition de loi portant création d'une caisse de retraite pour les
(73) BARRÉS, « Le point de vue historique », La Cocarde, 16 février 1895. Cf. aussi « Conférence de Maurice Barrés », compte rendu d'une conférence faite le 2 octobre 1894, salle Anglade, rue Saint-Denis, La Cocarde, 3 octobre 1894.
(74) BARRÉS, «Chronique», Le Courrier de l'Est, 20 avril 1889.
(75) BARRÉS, « Commémoration socialiste », Le Courrier de l'Est, 2 février 1890. Dans L'Appel au Soldat, Barrés retrace l'itinéraire qui conduisit « le boulangisme primitif, pauvre, républicain, rêveur » jusqu'aux « salons réactionnaires » que les chefs boulangistes pensent prendre d'assaut « pour y lever des troupes et de l'argent ». Mais dans ce qui doit être une conquête, leur « armée se diminue par ses bagages trop enflés », « le boulangisme se charge », et «les muscles du premier temps sont encombrés de graisse» (p. 241). C'est ainsi qu'en moins d'une année, un « nouvel état d'esprit vient d'apparaître ; on dirait une autre génération... Ces recrues font un parti à la fois riche et besogneux. Nulle d'entre elles ne sera jamais autre chose que son propre soldat. C'est au succès, non au principe, qu'elles se rallient» (.ibid.). Ce boulangisme d'une autre génération, « ce boulangisme impur, solliciteur plutôt que soldat, de formation récente, son vrai centre n'est point Boulanger, mais Dillon» (p. 243).
(76) « Le comité socialiste-révisionniste», Le Courrier de l'Est, 27 octobre 1889, compte rendu de la réunion du nouveau comité, fruit de la fusion des comités révisionniste et radical.
(77) BARRÉS, « Les socialistes révisionnistes », Le Courrier de l'Est, 24 novembre 1889.
(78) « Le comité socialiste-révisionniste », Le Courrier de l'Est, 27 octobre 1889.
(79) Ibid.
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vieux travailleurs (80). Ce nouveau texte porte les traces des changements intervenus entre-temps : il est nettement plus à gauche que celui de Barrés. En effet, aux moyens de financement énumérés par Barrés le projet de loi de janvier ajoute une contribution obligatoire des employeurs. D'autre part, le conseil d'administration doit comprendre trois représentants d'ouvriers sur six membres au total (81). Dans son exposé des motifs, le texte stipule que :
La République a le devoir d'organiser la solidarité. Sa mission est d'améliorer constamment le sort de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre jusqu'au jour, encore trop éloigné, où la garantie de l'existence sera assurée à tous par le travail, et ne pourra l'être que par le travail (82).
En publiant ce texte, Le Courrier de l'Est a un ton autrement plus net que celui qu'il avait adopté au cours de la campagne électorale : il s'attaque aussi, pour la première fois, au patronat.
Le projet de loi sur les retraites ouvrières est le projet le plus élaboré déposé par le groupe boulangiste. Il y eut deux autres textes à la rédaction desquels Barrés prit une part personnelle. Il s'agit d'un amendement tendant à supprimer le travail de nuit des enfants (83), et d'un amendement Déroulède ayant pour objet le relèvement des crédits destinés aux bourses d'études (84). Déroulède préconise, dans ce même amendement, l'unification des programmes des premières années du secondaire et du primaire pour permettre qu'un tiers des bourses soit accordé aux élèves méritants du primaire.
Tout au long de cette législature, boulangistes et socialistes travaillent en étroite collaboration. Ils constituent une opposition intransigeante, décidée à harceler la majorité opportuniste et à promouvoir des réformes. Il est pratiquement impossible de distinguer alors les leaders boulangistes des membres du groupe ouvrier : avec la seule exception des toutes premières séances consacrées à la vérification des pouvoirs et où Boulanger, élu à Clignancourt, fut invalidé, les chefs du « Parti national » et les élus ouvriers firent front commun. C'est ainsi qu'au cours des longs débats, en juillet 1890, sur le projet de loi relatif au travail des femmes et des enfants, boulangistes et socialistes prennent les mêmes initiatives et défendent les mêmes amendements (85). Grâce à cette collaboration, l'ordre du jour Déroulède sur
(80) Journal officiel, Débats parlementaires, Chambre des députés, 19 janvier 1890, p. 11.
(81) «Les retraites du travail», Le Courrier de l'Est, 19 janvier 1890.
(82) «La Caisse des retraites du travail», Le Courrier de l'Est, 26 janvier 1890.
(83) « La loi sur le travail des enfants et des femmes et nos députés », Le Courrier de l'Est, 13 juillet 1890.
(84) « Réunion de la salle Poirel », Le Courrier de l'Est, 18 avril 1891.
(85) Journal officiel, Débats parlementaires, Chambre des Députés, juillet 1890, p. 1321, p. 1323, p. 1324, pp. 1327-1328, pp. 1342-1358 et pp. 1374-1389. Un amendement Ernest Roche, tendant à assurer l'élection des inspecteurs des mines par les ouvriers, recueille 60 voix boulangistes et socialistes avec l'appoint d'une fraction des radicaux (p. 1388 et p. 1397).
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les bourses d'étude recueille 102 voix : aux voix socialistes et boulangistes viennent, cette fois-ci, s'ajouter nombre de voix radicales (86). C'est ainsi encore qu'une interpellation du député socialiste Lachize, sur l'annulation des crédits votés par le conseil municipal de Paris en faveur des grévistes du Nord et de Cours (Rhône), dégénère en un violent affrontement avec Constans où les seuls alliés de Ferroul, Baudin et Antide Boyer sont Déroulède, Ernest Roche, Millevoye et Le Senne (87). A la fin de 1890, les deux groupes d'opposition s'accordent pour voter contre la loi du budget 1891 (88), et un an plus tard soutiennent le projet d'amnistie présenté par Lafargue en faveur des militants socialistes condamnés pour participation aux manifestations du l 1" mai (89). Le jeune député de Meurthe-etHMoselle n'intervient guère dans ces débats, mais il vote toujours avec son groupe et accorde volontiers son soutien aux élus socialistes.
Dans le cadre des campagnes que mène le groupe boulangiste, Barrés annonce son intention de déposer une proposition de loi abaissant à deux sous le prix du timbre (90) et appuie une demande de crédits de cent mille francs déposée par son groupe en faveur des mineurs du Nord (91). En même temps, Gabriel poursuit la campagne des élus de Nancy contre « l'impôt sans justice », l'impôt indirect qui n'a d'autre but que « l'entretien perpétuel autant que florissant de la dette publique et du rentier » (92). Mais Gabriel n'en reste pas là, il affirme, et c'est ce qui est le plus intéressant, « la nécessité... de l'intervention de l'Etat dans les rapports économiques » (93). Il précise sa pensée un mois plus tard et cette fois de la façon la plus nette :
Il faut... que l'Etat intervienne, qu'il protège les classes laborieuses (...). Il faut que l'Etat veille sur les conditions de travail (94).
Bien que l'on trouve ces propos sous la plume de Gabriel et non de Barrés, il n'est pas douteux que ce dernier avait alors une conception identique du rôle assigné à l'Etat dans la société moderne. En effet, dans sa profession de foi du 2 février 1890, Barrés se réfère à la
(86) Séance du 22 novembre 1890, pp. 2203-2204. Parmi les radicaux favorables à l'amendement Déroulède, figurent Clemenceau, Moreau, Lacroix, Camille Pelletan et Millerand qui adhérera sous peu au socialisme.
(87) Séance du 20 janvier 1890, pp. 35-37.
(88) Séance du 10 décembre 1890, p. 2560.
(89) Séance du 8 décembre 1891, pp. 2487-2488 et p. 2504. A la suite du l*p mai sanglant de Fourmies, Lafargue avait été traduit avec Culine, secrétaire du groupe socialiste local, devant la cour d'assises de Douai, sous l'inculpation de provocation au meurtre. Détenu à Sainte-Pélagie, il fut élu député de Lille le 8 novembre 1891.
(90) BARRÉS, « La poste à 2 sous. — Les Français en retard de cinquante ans », Le Courrier de l'Est, 10 août 1890.
(91) « La réunion de la salle André», Le Courrier de l'Est, 19 janvier 1890, compte rendu fait par Gabriel de l'activité de son groupe à la Chambre.
(92) A. GABRIEL, «L'impôt sans justice», Le Courrier de l'Est, 16 mars 1890. Cf. aussi « La réunion de la salle André », 19 janvier 1890.
(93) A. GABRIEL, « Les hypocrisies opportunistes », Le Courrier de l'Est, 14 mars 1891.
(94) « Réunion de la salle Poirel », Le Courrier de l'Est, 18 avril 1891. C'est un discours d'A. Gabriel.
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législation sociale en Allemagne comme à un exemple à suivre (95). La loi allemande sur l'assurance des ouvriers contre les accidents et l'incapacité de travail fut le modèle qui servit au groupe boulangiste pour l'élaboration de ce projet de loi dont le député de Nancy souhaite si ardemment l'adoption par la Chambre. Ce n'est pas par hasard que Barrés se réfère à l'exemple allemand. Il est extrêmement impressionné, à l'instar de nombreux observateurs européens, par l'extraordinaire poussée du socialisme allemand, ainsi que par la politique de réformisme social des gouvernements : politique très favorablement accueillie par une large majorité de la société allemande. Il nous est impossible d'apprécier la connaissance qu'avait alors Barrés du courant lassalien, toujours très fort au sein du socialisme d'outre-Rhin, qui défendait l'idée d'un socialisme d'Etat. Il est plus que probable cependant qu'il en avait plus ou moins directement subi l'influence. En effet, L'Ennemi des Lois, publié en 1891, apporte la preuve des premiers contacts de Barrés avec le socialisme allemand. En 1894-1895, au temps de La Cocarde, Barrés consacre à Hegel et à Marx plusieurs articles dont les plus importants seront recueillis quelques années plus tard en volume, sous la forme d'un petit livre intitulé De Hegel aux cantines du Nord. D'autre part, les Cahiers renferment de nombreuses notes de lecture ainsi que les réflexions qu'elles suscitèrent. C'est ainsi que, dans le premier volume des Cahiers, Barrés écrit par exemple ceci :
L'Etat pour Hegel est un produit de la raison : c'est le monde moral réalisé et organisé. Qu'il prenne conscience de ses droits, qu'il étudie ses attributions... Pensée puissante et qui justifie pour moi le socialisme (96).
Ce texte date de 1897. Il appartient donc à la dernière période du socialisme barrésien, celle où, parvenu au terme de son évolution dans cette voie, Barrés exprime une pensée enrichie par plusieurs années de lecture et de réflexion.
La pensée des premières années de cette décennie est indiscutablement moins nourrie qu'à son terme. On est cependant en droit de penser, en juxtaposant les textes publiés dans Le Courrier de l'Est, à certains extraits de L'Ennemi des lois, que Barrés concevait souvent le socialisme en termes de socialisme d'Etat. On trouvera ailleurs des textes qui combattront cette vision du socialisme, mais ce ne sera ni la seule ni la moindre des contradictions qui émaillent alors son oeuvre.
Cependant, la conception d'un socialisme d'Etat n'apparaît pas, dans l'ensemble du système barrésien comme un corps étranger : elle s'intègre alors, d'une manière tout à fait naturelle, dans la conception de l'Etat du député boulangiste. En préconisant un exécutif fort, jouissant d'une grande stabilité et de pouvoirs étendus, Barrés entend lui confier des fonctions dépassant largement le cadre de l'action purement politique. L'Etat barrésien n'est point un veilleur de nuit : à cet égard, Barrés prend le contre-pied des conceptions économiques et sociales de la bourgoisie libérale, objet de sa vindicte. Rétabli dans ses attribu(95)
attribu(95) « Commémoration socialiste », Le Courrier de l'Est, 2 février 1890.
(96) Mes Cahiers I, p. 222.
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tions naturelles, débarrassé du parlementarisme, séparé du législatif et émanant directement du suffrage universel, l'exécutif peut, dans l'esprit de Barrés, non seulement entreprendre son oeuvre de restauration de l'Etat, mais encore se consacrer à l'oeuvre de justice sociale. Le socialisme boulangiste de Barrés n'entend pas se placer sur le terrain révolutionnaire ni au niveau de l'Etat ni au niveau de la société. Le Courrier de l'Est s'en explique longuement en réponse aux attaques du Progrès de l'Est, organe de l'opportunisme local.
La bourgeoisie nancéienne avait si violemment réagi aux initiatives des deux députés boulangistes de Meurthe-et-Moselle, que ceux-ci se trouvèrent dans l'obligation de lui apporter quelques apaisements, sous forme d'éclaircissements sur la nature de leur socialisme. Gabriel précise que même si le socialisme recommande la création d'un capital nouveau « qui appartiendra aux travailleurs syndiqués et qui fera concurrence à l'autre dans l'offre et la demande », il ne s'agit dans l'esprit des promoteurs de cette mesure que d'une simple « oeuvre de justice et de solidarité » et non point d'une révolution (97). Il précise aussi que, pour y parvenir, « s'il faut un siècle, la société mettra un siècle » (98). Les boulangistes restent ainsi fidèles à leurs conceptions progressistes en matière sociale, sans passer pour autant pour de redoutables agitateurs. Gabriel reprend les thèmes de l'ouvrage que Naquet consacre en 1890 à la question sociale : il s'agit de transformer le travailleur en actionnaire, co-propriétaire de l'entreprise qui l'emploie et, finalement, en petit capitaliste. Laur et Laisant n'envisagent pas autrement la solution de la question sociale (99). En 1891, Gabriel relance le projet de la participation des ouvriers aux bénéfices de l'entreprise comme une alternative à l'intervention de l'Etat dans les rapports économiques : il déclare que cette « alliance étroite entre le travail et le capital », cette oeuvre de « solidarité sociale », est exactement le but recherché par les boulangistes (100). Barrés se range lui aussi résolument sous la bannière de la participation et de la solidarité : il déclare que ce dont il s'agit, c'est de préserver « le lien de l'ensemble, la prospérité et la conservation du corps social... » (101).
(97) A. GABRIEL, « Evolution ou révolution », Le Courrier de l'Est, 9 février 1890.
(98) Ibid.
(99) Cf. Alfred NAQUET, Socialisme collectiviste et socialisme libéral, Paris, E. Dentu, 1890, p. 189, pp. 191-193, pp. 201-202. Francis LAUR, Essais de socialisme expérimental. La Mine aux mineurs. Paris, E. Dentu, 1887, et plus spécialement pp. 117-122. A. LAISANT, L'Anarchie bourgeoise (politique contemporaine), Paris, C. Marpon et F. Flammarion, 1887, et notamment p. 269.
(100) A. GABRIEL, « La participation aux bénéfices », Le Courrier de l'Est, 21 mars 1891.
(101) BARRÉS, «La classe capitaliste», Le Courrier de l'Est, 21 septembre 1890. Tout rapprochement historique implique un danger évident ; trop souvent il en résulte une simplification des réalités. Néanmoins, on ne peut s'empêcher de remarquer les ressemblances entre la nature des préoccupations sociales des boulangistes de gauche et celles des gaullistes de gauche, ainsi que le parallèle entre les solutions préconisées. L'alliance capital-travail, le principe de la participation aux bénéfices et le souci de dépasser les antagonismes sociaux rejoignent étrangement la « troisième voie » du gaullisme de gauche.
BARRÉS ET LA GAUCHE (1889-1895) 97
De Naquet à la fin des années 1870 jusqu'à Barrés des années 1890, en passant par Laisant, Laur et Laguerre, se forge un socialisme non marxiste, opposé à la lutte des classes, à la coupure de la société en deux camps antagonistes et à la révolution, mais favorable à des réformes partielles limitées dans leurs applications et visant à l'intégration du prolétariat dans le corps social.
Il semblait alors qu'à un moment où le prolétariat français était encore peu perméable au marxisme, l'aile avancée du Parti national pouvait passer pour une variante du socialisme. Barrés l'avait parfaitement compris et il s'efforça, dans les années 1889-1895, de rallier à un boulangisme purifié, les diverses fractions de la gauche.
L'entreprise ne présentait pas de difficultés majeures, car, en cette période qui précédait l'Affaire, l'éclectisme du socialisme français était considérable. Barrés d'ailleurs collaborait avec des blanquistes et des radicaux et, dans les années 1890, il n'était pas très éloigné de Jaurès pour qui il professait une profonde admiration (102). N'étaient-ils pas unis par une même volonté de lutter contre les injustices sociales les plus flagrantes, un même culte de la Révolution française et celle de 48, un même respect de la Commune ? Et surtout, au plan des moyens, n'aspiraient-ils pas tous deux à des réformes et non point à une « révolution », encore moins à une révolution violente ? L'extraordinaire diversité du socialisme français, la cohabitation permanente d'une tendance réformiste avec le guesdisme et le blanquisme permettaient à Barrés, porté à la députation par une clientèle essentiellement populaire, de se considérer comme socialiste. Dans un article non signé du Courrier de l'Est, publié parallèlement à « Commémoration socialiste » qui demeure la profession de foi la plus « à gauche » de Barrés, le socialiste est défini de façon suivante :
C'est tout simplement un homme qui veut défendre son pain et le pain des autres et assurer à tout un chacun une part dans la production générale et une équitable rétribution de sa part de production. C'est encore un homme qui n'admet pas que, seul, le capital « fasse des petits », que la force du capitalisme s'accroisse par l'effort continu du travailleur et que, lorsque le travailleur qui a créé ou augmenté la richesse ne peut plus produire, on le rejette comme une vieille machine usée. Vouloir que l'homme vive en travaillant et vive quand il ne peut plus travailler, assurer l'homme contre la misère quand il n'a plus la force de se défendre, c'est être socialiste (103).
On comprend que Barrés et les autres boulangistes de gauche puissent prendre leur place au sein de la pluralité socialiste, dans ce foisonnement de groupes et de chapelles des années 1890. A cet égard, comme à tant d'autres, l'Affaire jouera un rôle décisif : la minorité
(102) Dans Le Journal du 20 janvier 1893, BARRÉS publie, à l'occasion de la soutenance de la thèse de Jaurès, un article plein d'éloges pour le leader socialiste. Il se félicite de la rentrée prochaine de celui-ci à la Chambre et appelle la jeunesse à se grouper autour du philosophe («M. Jean Jaurès »).
(103) «Le Socialiste», Le Courrier de l'Est, 2 février 1890.
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socialiste, socialisante ou sympathisante qui s'engagera dans le camp antidreyfusard, sera irrémédiablement perdue pour le socialisme. La césure se fera sur un thème qui n'avait rien à voir avec la doctrine socialiste, précisément parce que le socialisme français, dans son immense majorité, était tout d'abord une forme d'humanisme, et aussi, parce qu'il ne pratiqua jamais la politique du pire. C'est sur l'Affaire que les socialistes se comptèrent et c'est alors seulement que les socialistes nationalistes furent rejetés vers la droite.
Mais, vers 1890, et dans les premières années de la décennie, le socialisme de Barrés fait assez bonne figure. Le député de Nancy estime, en effet que :
tant qu'on ,aura pas assuré la fondation, c'est-à-dire étudié les conditions du travail en France, qu'on n'aura pas pris la résolution de les modifier, nul problème politique ou institutionnel ne sera résolu, et ce sera toujours bâtir sur du sable (104).
Barrés appelle, par conséquent, le prolétariat à s'unir pour la conquête du pouvoir (105), à s'organiser dans les syndicats, à défendre ses revendications (106). Il exalte l'activité des chambres syndicales, des « groupes révolutionnaires » (107). Mais il n'en reste pas là : il engage le prolétariat à entreprendre une grande action de solidarité internationale, car c'est de l'internationalisme authentique qu'il est à présent question. En des termes identiques à ceux de n'importe quel manifeste marxiste, Barrés s'adresse aux damnés de la terre :
Vous êtes des ouvriers isolés, les pauvres travailleurs des salines, des soudières, donnez la main à tous les autres travailleurs, vos frères, et avec votre misérable salaire, vos fatigues jamais interrompues, pourtant vous dominez le monde (...) Vous pouvez entrer... dans une association puissante : dans une vaste société qui s'étend sur toute la France, gagne chaque jour du terrain, a ses ramifications dans l'Europe, dans le monde entier (108).
Barrés considère le problème social comme le problème capital du monde moderne, problème qui, par son ampleur même, ne peut plus rester circonscrit dans les limites nationales. « Qu'on ne s'y
(104) Ibid.
(105) BARRÉS, « La lutte entre capitalistes et travailleurs », Le Courrier de l'Est, 28 septembre 1890.
(106) BARRÉS, «Chez les ouvriers», Le Journal, 27 janvier 1893.
(107) BARRÉS, «Notre caractère», Le Courrier de l'Est, 20 février 1889.
(108) BARRÉS, « A des amis de Saint-Nicolas et de Dombasle (lettre ouverte), Le Courrier de l'Est, 27 juillet 1890. C'est une longue lettre ouverte dont la suite est publiée le 3 août et qui incite les ouvriers de Meurthe-et-Moselle à se syndiquer. Le 11 avril 1891, Le Courrier de l'Est publie un article signé A.S. et qui engage les ouvriers à ne pas se laisser intimider par les patrons qui renvoient systématiquement les fondateurs des syndicats. Cf. « Les amis des syndicats », Le Courrier de l'Est, 11 avril 1891. Moins d'un mois plus tard, le lendemain du sanglant 1er mai 1891, Barrés malade exprime ses regrets de n'avoir pu assister aux manifestations de cette journée de combat. « Le but précis des manifestations que font aujourd'hui les ouvriers du monde entier, écrit-il, c'est qu'ils veulent compter et faire compter par eux tous combien ils sont. Eh bien, présent ou absent, je suis des vôtres. » (« Lettre de Maurice Barrés », Le Courrier de l'Est, 2 mai 1891.)
BARRÉS ET LA GAUCHE (1889-1895) 99
trompe pas », écrit-il, « d'un bout à l'autre de l'Europe, en politique, la querelle est uniquement sur le socialisme » (109). Mouvement universel, le socialisme est une réponse à deux phénomènes qui ne le sont pas moins : l'exploitation de l'homme par l'homme et l'internationalisme du capital.
A aucune époque, écrit-il, l'homme n'a, à ce point, dépendu de l'homme. A aucune époque, la classe dominante n'a aussi réellement dominé le reste du corps social (110).
Voilà pourquoi le socialisme est une réponse à la plus fondamentale des iniquités, voilà pourquoi le « seul véritable problème supérieur à toutes les intrigues (c'est) le problème de la misère sociale ». (111).
Face à ce fait universel qu'est l'exploitation de l'homme par l'homme, face à l'internationalisme bourgeois — « le capital est international, anonyme, insaisissable » (112) —, face à une réalité qui est celle d'un monde coupé en deux camps antagonistes, Barrés prêche l'internationalisme ouvrier :
On s'arme dans les deux camps. La lutte s'annonce prochaine. Les bourgeois coalisés organiseront certainement des mesures internationales de protection ; mais en revanche, la classe ouvrière se rassemble elle aussi en de vastes associations dont les ramifications englobent le monde entier (113).
La marche vers le socialisme est pour Barrés le fait fondamental de l'histoire moderne : inévitable et irrésistible. « L'immense courant démocratique » qui déferle sur l'Europe oblige ses pires ennemis à composer avec lui.
Rome et Berlin, écrit le futur auteur de La grande Pitié des Eglises de France, les deux colonnes réactionnaires, les héritiers de la Vieille Europe, le pape et le César sentent qu'à résister brutalement... on serait brisé comme verre. Par sagesse, ils fléchissent (114).
Barrés met cependant en garde le mouvement socialiste international contre le piège que constitue le pseudo-réformisme du Vatican et du Chancelier allemand. Certes, Léon XIII prépare une encyclique sur le socialisme, des catholiques comme Albert de Mun y sont favorables, « s'intitulent socialistes et justifient de ce titre » (115). Mais
(109) BARRÉS, « Commémoration socialiste, Le Courrier de l'Est, 2 février 1890.
(110) BARRES, « La classe capitaliste », Le Courrier de l'Est, 21 septembre 1890.
(111) Ibid.
(112) Ibid.
(113) BARRÉS, « La lutte entre capitalistes et travailleurs », Le Courrier de l'Est, 28 septembre 1890.
(114) BARRÉS, «Commémoration socialiste», Le Courrier de l'Est, 2 février 1890.
(115) Ibid.
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ce serait une erreur fatale de croire à une reconversion autre que circonstancielle et tactique des forces de la réaction. Agir autrement reviendrait pour la Vieille Europe à pratiquer une politique d'autodestruction : elle préférera donc le statu quo et « c'est à la démocratie de faire elle-même sa tâche » (116). Et pourtant, « bien significatifs, ces tressaillements socialistes dans le vieux corps de l'Eglise, d'autant que nous les retrouvons dans le formidable empire allemand » (117), mais pour les socialistes, ils ne doivent représenter que l'effet de leur marche vers la victoire et non point l'apparition miraculeuse d'un nouvel allié. Les doutes qui voient le jour dans l'esprit des maîtres de la réaction apportent la preuve de l'immense pas en avant effectué par le mouvement ouvrier. C'est pourquoi « nous socialistes de coeur et de programme, nous sommes sûrs du lendemain » (118).
Cependant, cette conviction profonde quant à l'avenir du mouvement ne doit en aucune façon émousser l'ardeur combattante du socialisme. Au contraire, celui-ci doit se garder des pièges qui lui sont tendus et en premier lieu de la prétendue et par trop nouvelle ardeur réformatrice de l'Eglise. Le catholicisme social, parfois excellent comme celui d'Albert de Mun, n'en est pas moins « si édulcoré que je le soupçonne », note Barrés « de n'être qu'un miel destiné à faire accepter quelque fâcheux breuvage » (119). Car que peut-on, en fin de compte, espérer de l'Eglise, cette « formidable organisation de gouvernement ? » Barrés la soupçonne de nourrir envers le socialisme des intentions aussi peu désintéressées que possible. A vrai dire, les professions de foi plus ou moins réformistes du cléricalisme, cette entrée « dans le courant socialiste » ont, aux yeux de Barrés, un but bien défini et qui est précisément à l'opposé des intérêts du socialisme ; celui de « rasseoir (son) influence sur les masses ». Sentant celles-ci lui échapper, l'Eglise se lance dans la bataille avec l'espoir de reconquérir des positions perdues (120). Or, souligne Barrés, « il y a entre la démocratie et le cléricalisme une vieille défiance qu'on ne peut espérer dissiper en un jour » (121) : il oppose donc une fin de nonrecevoir aux avances faites par l'Eglise au mouvement socialiste. Il est d'ailleurs intéressant de constater que Barrés emploie « Eglise » et « cléricalisme » comme synonymes. II en est de même pour socialisme et démocratie : l'imprécision du vocabulaire est en elle-même fort révélatrice d'un mode de pensée qui ne s'embarrasse pas toujours de nuances.
Si Barrés énonce des principes généraux, c'est Gabriel qui, sur le terrain, mène le combat. Prenant violemment à partie l'évêque de Nancy, « prélat très ministériel », et « ami des rentiers », il dénonce la tenue par celui-ci « dans la cathédrale de conférences pseudo(116)
pseudo(116)
(117) Ibid.
(118) Ibid.
(119) BARRÉS, « A la Cathédrale», Le Courrier de l'Est, 9 avril 1892.
(120) BARRÉS, « A la Cathédrale», Le Courrier de l'Est, 9 avril 1892.
(121) Ibid.
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socialistes » (122). L'apostrophe est lancée sur un ton d'une extrême violence au nom des « socialistes irréligieux » contre une Eglise qui a faussé l'esprit de l'Evangile. Pour Gabriel, il s'agit de dénoncer l'infidélité d'une Eglise plus soucieuse de servir les intérêts de la grande finance que ceux des travailleurs :
Si vous respectiez la doctrine des Pères, de votre Eglise, et de celui que vous prétendez adorer, vous penseriez plus audacieusement que nous sur ces questions et non comme Malthus et Rothschild (123).
Barrés et Gabriel considèrent les velléités réformistes de l'Eglise comme une machine de guerre montée contre le socialisme pour briser son élan de l'intérieur et, par conséquent, comme son ennemi le plus dangereux. Les vigoureuses défenses qu'ils mettent immédiatement en action entrent évidemment dans le plan du virage à gauche amorcé dès le lendemain de la défaite. Dès le moment où le boulangisme nancéien bascule carrément à gauche, s'ouvre la campagne contre l'Eglise et le catholicisme. Déjà au cours de la réunion du 24 octobre 1889, qui consacre la création du comité socialiste révisionniste, Barrés s'attaque au représentant du cléricalisme local et ironise sur :
M. de Martimpré qui déclare ne pas vouloir du socialisme parce que le mot ne se rencontre pas dans l'Evangile. Tout le monde sait que l'Evangile change de texte environ chaque cinquante ans. Nous pouvons donc espérer que M. de Martimpré ne mourra pas avant d'y avoir lu le mot fatidique (124).
C'est dans cette optique que Barrés se prononce aussi en faveur de la séparation de l'Eglise et de l'Etat : il y voit une mesure d'apaisement destinée à « mettre fin à la question religieuse » (125).
Entre le boulangisme et l'Affaire, la preuve étant faite que les assises du régime sont bien plus solides que l'on ne pensait, Barrés en arriva à la conclusion que, pour les ébranler, il faudrait les saper à la base. Il comprit qu'il fallait, en s'attaquant au vrai point faible, au malaise social, prendre la tête des revendications ouvrières, Cependant, il faut se garder de croire à un choix de pure tactique : il semble bien que ses motivations politiques rejoignent à ce moment chez lui des préoccupations morales profondes et constantes.
Au cours de cette période exceptionnelle dans son cheminement idéologique, Barrés manifeste un réel souci de réflexion et d'approfondissement, il est préoccupé par les problèmes de civilisation, il fait état de ses angoisses et de ses interrogations. C'est pourquoi les incohérences, les contradictions sont extrêmement nombreuses d'un article à l'autre, à quelques mois, souvent à quelques semaines d'intervalle.
(122) A. GABRIEL, «Troubles de cathédrale», Le Courrier de l'Est, 9 avril 1892.
(123) Ibid.
(124) « Le Comité socialiste révisionniste », Le Courrier de l'Est, 27 octobre 1889.
(125) BARRÉS, « Séparation de l'Eglise et de l'Etat », Le Courrier de l'Est, 19 décembre 1891.
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Barrés semble emporté par le sujet traité à l'instant même : il oublie alors qu'il ne s'agit que d'un aspect bien déterminé d'un ensemble fort complexe et non pas du problème dans sa totalité. Peu de temps après, un autre aspect de la question étant à l'ordre du jour, Barrés prend le contre-pied de sa première option. C'est ainsi que les options internationalistes hautement affirmées sont suivies d'une condamnation non moins catégorique, à l'instant où elles s'avèrent en contradiction avec l'impératif alsacien-lorrain. Le même Barrés qui prêche la solidarité internationale des opprimés est amené à condamner les résolutions du Congrès socialiste de Bruxelles qui vont dans le même sens, car il les considère comme portant préjudice à la cause française (126).
Chaque fois qu'il traite de tel ou tel aspect d'une même question, Barrés se comporte comme s'il s'agissait d'une question nouvelle, distincte de la précédente et susceptible de recevoir une solution tout à fait indépendante. Les impératifs de la vie politique et ceux du journalisme mis à part, la raison profonde de cette incohérence doit être cherchée dans le fait que, pendant les dix premières années de son activité, alors qu'il mûrit sa pensée, Barrés se meut à l'intérieur de systèmes qu'il connaît mal et qui lui restent en partie étrangers. Il se jette dans l'action au sein de mouvements divers, s'allie à des familles d'esprit dont il ne partage point, il s'en faut de beaucoup, toutes les conceptions, à l'égard desquelles il manifeste très souvent des réticences, mais qui ont toutes un trait essentiel en commun : la révolte contre l'ordre établi. C'est ainsi que le boulangisme de Barrés, le socialisme de Barrés, de même que le cosmopolitisme des Taches d'Encre ou le repli sur le monde intérieur du Culte du Moi sont autant de manifestations diverses, apparemment contradictoires, d'un même refus. A l'origine de tout, dit Sartre, il y a d'abord le refus. Refus d'un certain patriotisme exhibitionniste dans les toutes premières années de son activité, refus d'un conformisme simpliste dans le Culte du Moi, refus de l'ordre bourgeois, du libéralisme et de l'injustice sociale dans sa période boulangiste et dans les années qui précèdent l'Affaire. Mais en même temps, pointent aussi les premiers germes de ce nationalisme qui ne s'épanouira pleinement qu'au temps de l'Affaire et dont l'opposition au socialisme n'apparaît pas encore en ces années de tâtonnements. Avec les impératifs de tactique politique, avec les éclats de non-conformisme, c'est la raison fondamentale de beaucoup d'aspirations confuses, souvent vagues et contradictoires. Il n'en sera pas de même au cours de la période qui suivra l'Affaire ; Barrés élaborera alors un système qui formera un tout logique et cohérent, et dont il ne déviera plus, puisant aux racines du conservatisme pour définir une doctrine qui lui soit propre.
La première période de son activité, période de recherche, est toute tissée de contradictions souvent décourageantes pour qui aime des catégories nettes. Mais c'est cela qui donne leur relief et leur caractère à ces années qui séparent les deux crises qui ébranlèrent la République. La Cocarde de Barrés est le symbole de cette période complexe et riche en ambiguïtés.
(126) BARRÉS, « Après le Congrès », Le Courrier de l'Est, 29 août 1891.
BARRÉS ET LA GAUCHE (1889-1895) 103
3. — A LA RECHERCHE DE L'UNITÉ SOCIALISTE
Curieux journal que La Cocarde où se fit, le long d'un semestre, la synthèse de thèmes qui trois ou quatre ans plus tard deviendront tout à fait incompatibles. La composition de l'équipe rédactionnelle est particulièrement originale (127). On y retrouve, sous la direction de Barrés, Eugène Fournière, Clovis Hugues, Camille Pelletan, Fernand Pelloutier, Camille Mauclair aux côtés de Maurras, Daudet et Amouretti. Pierre Denis, confident de Boulanger en exil et A. Gabriel y cohabitent avec Louis Ménard. Jules Soury et Mores trouvent naturel que leur journal fasse l'éloge de Zola et de Jaurès, qu'il s'oppose à toute guerre en Europe et ne professe qu'une admiration modérée pour l'Armée et pour l'Eglise. Quant aux socialistes, ils ne semblent être choqués ni par la fréquence ni par la chaleur des hommages rendus par leur directeur politique au mouvement boulangiste et aux grands hommes du « Parti national ». Au cours de la veillée d'armes qui précède l'Affaire, socialisme et internationalisme cohabitent facilement avec l'antisémitisme, le fédéralisme et un certain traditionalisme. Le patriotisme militant, nourri du vieil esprit jacobin, n'est pas encore l'apanage d'un parti : les guesdistes s'en réclament aussi bien que Déroulède (128). L'individualisme barrésien n'est point alors opposé au « collectivisme ». La nationalisme n'exclut nullement une certaine solidarité internationale et une ferme opposition à la guerre, de même que le traditionalisme ne se trouve pas en contradiction avec de violentes attaques contre l'Eglise. Cet amalgame deviendra impensable quelque trois ou quatre ans plus tard.
En 1905, Barrés le considère, rétrospectivement, comme un malentendu que la publication des Déracinés et l'Affaire dissipèrent en obligeant de :
choisir entre le point de vue intellectuel et le traditionalisme : je n'ai jamais fini de rire, écrit-il, quand je pense que cette équipe bariolée travailla aux fondations du nationalisme, et non point seulement du nationalisme politique, mais d'un large classicisme français (129).
(127) La Cocarde, dirigée par Mermeix, fut avec La Presse de Laguerre et L'Intransigeant de Rochefort le principal organe de propagande boulangiste. Barrés en prit la direction le 5 septembre 1894, pour la quitter avec son équipe le 7 mars 1895, au moment où son indépendance rédactionnelle fut mise en cause.
(128) Cf. la déclaration du Conseil national du Parti ouvrier français in COMPERE-MOREL, Jules G-uesde - Le Socialisme fait homme, 1845-1922, Paris, Quillet, 1937, p. 389. Le xie Congrès du parti ouvrier français se tient à Paris du 7 au 9 octobre 1893, sous le signe du succès électoral d'avril. Sur la proposition de Jules Guesde, les congressistes votent une motion qu'il a écrite de sa propre main : « La solidarité internationale n'exclut et ne limite le droit et le devoir d'une nation de se défendre contre un gouvernement quel qu'il soit, traître à la paix européenne. La France attaquée n'aurait pas de plus ardents défenseurs que les socialistes du parti ouvrier, convaincus du grand rôle qui lui est réservé dans la prochaine révolution sociale. »
(129) BARRÉS, Un homme libre, préface de 1905, Paris, Fontemoing, 1905, p. 11. Cf. aussi Mes Cahiers m, p. 365 : « Dans la Cocarde de 1894 », écrit-il, « j'ai tracé tout le programme du nationalisme. » Un critique d'Action française, Henri Clouard, cherchant, comme les autres disciples de Maurras, à annexer Barrés, reprend cette thèse dans « La Cocarde de Barrés », Revue critique des idées et des livres, 10 et 25 février, 10 mars 1910. Cette étude est
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Là encore il s'agit, semble-t-il, de la part de Barrés d'une vision rétrospective des événements, car La Cocarde fut beaucoup plus qu'un simple malentendu. Jean Touchard a déjà insisté sur la ressemblance saisissante du journal de Barrés avec les revues des années 30, comme Réaction ou L'Ordre nouveau (130). Il a noté qu'un même esprit les anime, une même volonté de dépasser les oppositions traditionnelles et de fondre des traditions opposées.
La Cocarde est une authentique tentative de renouvellement. La Cocarde est aussi une tentative de regroupement des fractions de l'opposition de gauche, des anciens boulangistes, des socialistes et des antisémites de gauche. Elle prolonge, à un niveau de réflexion plus élevé, le boulangisme : très souvent, elle systématise, et développe de vieux thèmes boulangistes. Elle poursuit, en l'accentuant, le redressement vers la gauche amorcé au lendemain de l'échec du boulangisme, elle cherche à élaborer une plateforme commune à l'ensemble de l'opposition de gauche. Il appartient à La Cocarde de poursuivre l'oeuvre entreprise dans Le Courrier de l'Est. Celui-ci, dans sa phase socialiste, était le journal d'un vaincu qui s'en désintéressait à mesure que s'affaiblissait sa position locale. La Cocarde, par contre, grand quotidien parisien, lancé à la faveur de l'agitation boulangiste, a une mission nationale. Elle se tourne vers cette clientèle que le boulangisme enlisé à droite n'avait pas su réellement mobiliser, vers ces couches sociales qui ne se reconnaissent pas dans la République opportuniste, vers cette jeunesse intellectuelle qui, Barrés en est convaincu, aurait dû et aurait pu former l'aile marchante du mouvement. A plusieurs égards, l'auteur de L'Ennemi des Lois revient de la sorte aux articles de son premier engagement politique, ainsi qu'à sa première trilogie, car La Cocarde constitue un effort de synthèse de ses conceptions socialistes avec les éléments individualistes du Culte du Moi.
Dans l'ensemble, et à plusieurs niveaux, La Cocarde est une réaction à ce qui constitue, dans l'esprit de ses rédacteurs, une crise de civilisation. C'est pourquoi le dénominateur commun des apports successifs qui y aboutissent est le refus de ce qui est. Refus du parlementarisme et de la société industrielle, refus de cette médiocrité bourgeoise qui a amené la France à sommeiller « dans cette même brume, avec ce même
parue en volume, sous le même titre, à la Nouvelle Librairie nationale, Paris, 1910. Elle est accompagnée de lettres-préfaces de Barrés, Gabriel, Eugène Fournière et Boylesve. S'il ne renie rien de son passé, Barrés n'en affirme pas moins «que tout cela, dès aujourd'hui, est loin...» : il ne semble pas attacher une grande importance à cet épisode de sa carrière (pp. v-vi). Il y revient cependant au temps de l'Union sacrée, pour parler avec émotion de cette tentative sans lendemain (BARRÉS, « Notre race a toujours su reverdir », L'Echo de Paris, 28 janvier 1915).
(130) Jean TOUCHARD, « Le nationalisme de Barrés », in Actes du Colloque de Nancy, pp. 163-164. Cf. son « Esprit des années 1930 : une tentative de renouvellement de la pensée politique française », in Tendances politiques dans la vie française depuis 1789, Paris, Hachette, 1960, pp. 89-120. Cf. aussi la récente thèse de Jean-Louis LOUBET DEL BAYLE, Les non-conformistes des années 30. Une tentative de renouvellement de la pensée politique française, Paris, Seuil, 1969.
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sourire médiocre que lui avait fait la monarchie de Juillet » (131), refus « de ce temps, où semblent s'éteindre toutes les forces vives de l'humanité » (132), refus finalement du passé, générateur de tous les maux du présent. « Notre malaise », écrit Barrés dans L'Ennemi des Lois, « vient exactement de ce que, si différents, nous vivons dans un ordre social imposé par ces morts, nullement choisi par nous-mêmes. Les morts ! Ils nous empoisonnent » (133).
« Ils nous étouffent », s'écrie-t-il dans La Cocarde, où, en reprenant presque mot à mot ses formules de L'Ennemi des Lois, il développe sa pensée :
Nous vivons dans un ordre social imposé par eux, nullement choisi par nous-mêmes (...) Ils continuent à nous imposer leurs conceptions de l'Univers et de l'Ordre social, leur système n'a plus rien à voir avec notre nature réelle. Ils nous oppressent et nous empêchent d'être nous-mêmes (134).
Ces formules paraissent assez extraordinaires sous la plume du futur théoricien de La Terre et des Morts. Elles démontrent aussi qu'à la veille de la publication des Déracinés, Barrés, contrairement à ses affirmations ultérieures, n'a pas encore élaboré l'ensemble de sa doctrine nationaliste.
Il se consacre alors à regrouper les éléments divers de l'armée qui montera à l'assaut du régime. Dans son esprit, les révoltés contre l'ordre social, ce sont aussi bien l'ouvrier qui n'a pu s'instruire et qui est devenu une marchandise sur le marché du travail, que l'étudiant qui, après avoir reçu une instruction qui ne l'a point préparé pour les luttes de la vie, manque de la « sécurité dont cette culture (lui) donne le besoin » (135). Cependant, il est certain que, pour Barrés, ce n'est pas le prolétariat industriel qui constitue l'élément révolutionnaire capable de s'attaquer à la société. L'important article du 14 septembre 1894 (136), où se trouvent côte à côte, sur la même ligne de combat, le monde ouvrier et la jeunesse bourgeoise qui ne trouve pas sa place dans la société, est une exception. La révolution dont il parle ne peut avoir le prolétariat pour agent. La révolution, pour lui, c'est celle qu'engendre l'enseignement bourgeois :
Le budget de l'instruction publique en dépit de ceux qui le votent, prépare la réaction des jeunes gens, ces révoltés et ces résolus... (qui) vont se ressaisir, devenir des hommes libres qui ne reçoivent de princi(131)
princi(131) «Au-delà des Ministrables », La Cocarde, 23 janvier 1895.
(132) Paul BRULAT, «Ce dont souffre le jeune homme moderne», La Cocarde, 2 octobre 1894.
(133) BARRÉS, L'Ennemi des Lois, Paris, Perrin, 1893, p. 5.
(134) « Le problème est double », La Cocarde, 8 septembre 1894 : « Pour cette régénération sociale... », ajoute-t-il, « ce n'est pas assez de supprimer la misère, il faut encore supprimer les morts. »
(135) BARRÉS, « Opprimés et humiliés », La Cocarde, 14 septembre 1894.
(136) Ibid.
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pes que d'eux-mêmes, et demain, ils seront des ennemis de la société, bien plus, des ennemis des lois (137).
C'est dans ce sens que Barrés est révolutionnaire et qu'il estime que l'est la jeune génération à laquelle il s'adresse dans L'Ennemi des Lois et dans La Cocarde. Il n'est donc point question d'une révolution prolétarienne, mais d'une révolution bourgeoise, alimentée principalement par le « prolétariat des bacheliers » (138), cette catégorie sociale nouvelle dont l'importance n'a cessé depuis lors d'augmenter et que mettent en scène Les Déracinés. Et lorsqu'il pense à une force révolutionnaire extérieure à la bourgeoisie, il songe aux bas-fonds des grandes villes et aux déchets de la société (139). Le prolétariat industriel lui est, tout compte fait, étranger.
Si La Cocarde est l'expression d'un malaise de la jeunesse, d'une crise de civilisation, si elle est le laboratoire où se préparent Les Déracinés, elle se veut aussi — surtout peut-être — un laboratoire d'idées sociales et un facteur d'unité de l'opposition de gauche.
Le moment est particulièrement favorable pour une telle action. En effet, la renaissance du mouvement ouvrier permet d'envisager l'avenir avec optimisme, et le succès électoral de 1893 apparaît aux yeux des militants, comme un signe avant-coureur de la mutation future de la société française. Au niveau des forces politiques, ce succès est acquis, entre autres, pour deux raisons dont Barrés entend à présent tirer tout le profit. D'une part, les anciens boulangistes de gauche, après l'échec du révisionnisme, ont reporté leurs suffrages sur des candidats dont l'opposition au régime ne peut être mis en doute. D'autre part, parmi les radicaux, même ceux qui, en 1889, s'étaient violemment opposés au boulangisme, ont été tellement écoeurés par le scandale de Panama, qu'ils ont mêlé leurs voix à celles des socialistes. Ceux-ci ont eu dixhuit députés aux côtés desquels sont venus siéger une trentaine de socialistes indépendants, jadis radicaux (comme Millerand) ou opportunistes (comme Jaurès), qui devaient exercer une grande influence sur les députés ouvriers.
Ce rapprochement entre socialistes et boulangistes est, en 1894-1895, d'autant plus aisé qu'ils ont jusqu'alors fait un assez long chemin ensemble. A l'égard du boulangisme, les socialistes adoptent des attitudes divergentes, mais dans l'ensemble leur zèle antiboulangiste manque de chaleur. Les complaisances de Lafargue envers le boulangisme, sévèrement critiquées par Engels, sont bien connues. Si derrière Guesde, le parti ouvrier
(137) BARRÉS, « Opprimés et humiliés », La Cocarde, 14 septembre 1894. Ce thème, que l'on retrouvera dans Les Déracinés, était déjà au centre d'une des toutes premières publications de Barrés : Sensations de Paris, Le quartier Latin. Ces messieurs, Ces dames, Paris, Dalou, 1888, et notamment p. 20 où il montre le danger que constituent « ces étudiants... le coeur aigri, et l'estomac empesté ». Cf. même thème chez Paul BOURGET, Essais de Psychologie contemporaine, 4e édition, Paris, Lemerre, 1885, p. 315.
(138) BARRÉS, «La glorification de l'énergie», La Cocarde, 19 décembre 1894.
(139) BARRÉS, « La fidélité dans le Crime et la Honte - Sensations de Noël », La Cocarde, 25 décembre 1894.
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suit une ligne différente, comme le souligne Claude Willard, il se refuse toutefois à désigner le boulangisme comme l'ennemi principal (140). A Lyon, les candidats guesdistes bénéficient du soutien boulangiste. A Bordeaux, le parti ouvrier s'engage beaucoup plus avant : comités socialistes, bonapartistes et boulangistes fusionnent en vue des élections ; un siège de député pour le socialiste Jourde est le fruit de cette compromission. A Paris, dans le Ve arrondissement, Lafargue espère bien, lui aussi, recueillir les voix boulangistes. A Narbonne, Ferroul, élu député en 1889 avec l'appoint des voix boulangistes et qui adhère au parti ouvrier en octobre 1890, fait triompher à une élection partielle, en avril 1891, une liste où se côtoient collectivistes, radicaux, boulangistes et même monarchistes. En octobre 1891, Lafargue lance le projet d'un groupe parlementaire unique comprenant les radicaux-socialistes, tels Millerand et Moreau, et les boulangistes. Au début de mars 1892, Lafargue et Ferroul signent une déclaration commune avec des députés boulangistes comme Granger et Laisant (141).
Mais il y a plus. Ceux mêmes des guesdistes qui dénoncent Boulanger, remarque Claude Willard, ne mettent jamais l'accent sur son nationalisme : ils capitulent, en dépit de leurs sentiments internationalistes, devant la poussée nationaliste (142). C'est ainsi que le guesdisme qui se trouve au cours de cette période, dans sa phase réformiste (143), se prête aisément à certains regroupements avec d'autres fractions du socialisme (144). L'Affaire de Panama contribue puissamment à créer un climat favorable à une étroite collaboration entre boulangistes et socialistes. Dénoncé à la tribune de la Chambre le 21 novembre 1892 par le député boulangiste Jules Delahaye (145), le scandale amène les uns et les autres à mêler leurs voix pour faire le 8 février suivant, avec Jaurès, « le procès de l'ordre social finissant », et pour constater, avec Lafargue le 16, que « le Panama a étalé tous les vices et tous les méfaits de la classe capitaliste » (146).
Dans Leurs Figures, Barrés reprend une formule identique : « Le scandale..., c'est l'image de notre société capitaliste » (147). Dans le
(140) Claude WILLARD, op. cit., p. 37.
(141) Op. cit.. pp. 88-89.
(142) Op. cit., p. 38.
(143) Cf. Alexandre 'ZEVAES, Jules Guesde, 1845-1922, Paris, Marcel Rivière, 1929, p. 121 ; et Leslie DERFLER, « Réformisme and Jules Guesde », International Review of Social Historu, vol. XII, 1967, pp. 67-71, « Légalement, de par votre volonté devenue loi, la transformation sociale sera accomplie », déclare Jules Guesde, le lendemain de son succès, dans sa lettre de remerciements à ses électeurs de Roubaix.
(144) Georges LEFRANC, Le Mouvement socialiste sous la IIIe République (1875-1940) Paris, Payot, 1963, p. 100. Guesde recherche cependant bien davantage l'unité d'action en vue d'objectifs proches qu'une unité organique qui obligerait à tempérer la doctrine.
(145) Boulangiste de droite, artisan de l'alliance entre Boulanger et les catholiques, Cf. MERMEIX, Les Coulisses du boulangisme, pp. 146-155.
(146) Cité in Alexandre ZEVAES, Histoire du socialisme et du communisme en France, pp. 223-224. Barrés ne manque pas de rendre hommage à la campagne antipanamiste de Jaurès, à son « admirable discours sur les tripoteurs » ; « Evolution nationaliste et contre la guerre », La Cocarde, 25 octobre 1894.
(147) Leurs Figures, Paris, Plon, 1960, p. 134.
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dernier volume du Roman de l'Energie nationale, il a immortalisé les terribles séances du 21 novembre et du 20 décembre 1892 : pour atteindre ce degré de perfection, il fallait être soi-même député boulangiste, membre de ce petit groupe de parias campant dans la Chambre, à l'affût du gibier (148).
Mais pour les boulangistes qui tenaient « le bon plat de vengeance qui se mange froid » (149), il s'agit aussi d'autre chose : ils cherchent alors à créer une constante agitation à la faveur de laquelle pourrait réapparaître l'occasion de renverser le régime. Au lendemain du scandale de Panama, les socialistes sont les alliés naturels des boulangistes : comme eux, ils n'ont rien à attendre du régime, rien à perdre à sa chute. Boulangistes et socialistes sont, au contraire, les seuls qui puissent profiter d'une situation révolutionnaire et c'est pourquoi ce sont encore eux qui harcèlent la majorité au lendemain des élections de 1893.
La campagne de regroupement des forces socialistes et de divers éléments socialisants et révolutionnaires bat donc son plein en cet hiver 1892-1893. Bien servie par les circonstances, elle prépare le succès de 1893.
Parallèlement aux initiatives de la Maison du Peuple, devenue le quartier général des révolutionnaires de toutes les nuances, Cluseret, député du Var, ancien général de la Commune, et un certain nombre d'élus socialistes ou socialisants font une autre tentative. Un manifeste publié par leurs soins, convoquant le prolétariat à tenir un meeting le 14 janvier, porte des signatures assez mêlées. En effet, à côté des guesdistes comme Lafargue, Couturier, Ferroul, à côté de Millerand et des radicaux-socialistes comme Barodet et Moreau, on rencontre les signatures de boulangistes aussi notoires que Laisant, Turigny et
(148) L'Appel au Soldat, Leurs Figures constituent à la fois un témoignage inestimable et une version romancée des événements. Pour la journée du 21 novembre 1892 (Leurs Figures, pp. 105-119), Barrés a honnêtement utilisé le procès'-verbal : Pierre BARRAL, « Barrés parlementaire », in Actes du Colloque de Nancy, pp. 155-157, a comparé les textes. Il en est de même pour l'ensemble des événements reconstitués. A cet effet, Barrés a utilisé deux articles publiés dans Le Figaro : « Leurs Figures », du 25 janvier 1893, et « L'accusateur », du 23 février 1893, ainsi qu'un article du Journal : « La leçon du cadavre», 16 décembre 1892. Cependant, le sens de l'ensemble est celui que Barrés lui donne à l'issue de l'Affaire, dans le cadre de la théorie de la Terre et des Morts. Il déforme (p. 219) le rôle des socialistes qu'il recompose à la lumière de leur engagement dans l'Affaire, mais surtout, il modifie totalement le sens de l'agitation antipanamiste. En effet, après avoir subi la tentation anarchiste (p. 223), Sturel, en constatant son échec, en découvre les origines : il ne s'est pas placé dans la lignée des ancêtres (p. 284). Et finalement, p. 307, il reconnaît sa tâche : « Si je maintiens ma tradition », dit Sturel, « si j'empêche ma chaîne de se dénouer, si je suis le fils de mes morts et le père de leurs petits-fils, je puis ne pas réaliser les plans de ma race, mais je les maintiens en puissance. Ma tâche est nette : c'est de me faire de plus en plus Lorrain, d'être en Lorraine pour qu'elle traverse intacte cette période où la France décérébrée et dissociée semble faire de la paralysie. »
(149) Leurs figures, p. 109, cf. p. 118 ; après l'interpellation de Delahaye : « Sturel s'en allait de boulangiste en boulangiste, répétant : « Tue ! Tue ! » Et ses frères ivres de joie répondaient : « Assomme ! » Cf. aussi p. 179.
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Ernest Roche (150). En acceptant d'y participer, le parti ouvrier français incluait dans sa réponse un passage significatif : il invitait à s'unir dans un même combat :
tous ceux qui, quel qu'ait été leur passé, sont décidés à instaurer sur les ruines de la République opportuniste, la République sociale (151).
Leur passé ne devait donc aucunement gêner les boulangistes de gauche : ils étaient admis de plein droit dans la famille socialiste.
La Cocarde participe à ce mouvement unitaire : Barrés considère que son action doit avoir pour but d'être le pôle d'attraction de toutes les oppositions qui se placent socialement à la gauche du régime (152). La tâche première que s'assigne Barrés est la réfection du « front socialiste», scindé par l'opportunisme à l'époque du boulangisme (153). Ce front commun, précise Barrés, sera patriotique, socialiste, antisémite (154). Ces trois éléments ne sont pas alors incompatibles. Dans ce sens, Barrés n'avait pas tort d'affirmer que, dans La Cocarde, il jetait les bases du nationalisme, mais le chassé-croisé d'idées que Claude Digeon situe au temps du boulangisme, ne se produit en réalité qu'avec l'Affaire (155).
En novembre 1894, La Cocarde s'associe à L'Intransigeant pour lancer un pressant appel aux socialistes antiboulangistes et plus particulièrement à Jaurès : « Ce qui est passé est passé, marchons tous ensemble vers l'avenir» (156). En outre, le procès Gérault-Richard rend indispensable l'appui des boulangistes aux socialistes (157). La candidature du condamné pour outrages au chef de l'Etat à un siège de député devenu vacant dans le xnr arrondissement de Paris a une portée symbolique et son succès revêt une importance particulière après la déposition de Jaurès au cours des débats.
L'enjeu est trop important pour que les socialistes antiboulangistes s'obstinent dans leur opposition aux anciens dirigeants du « Parti national ». Le soutien de Rochefort étant indispensable, Jaurès fait le
(150) Cf. Alexandre ZEVAES, Histoire du socialisme et du communisme en France, pp. 226-227.
(151) Op. cit., p. 228 .
(152) C'est cela qui explique l'extraordinaire éclectisme de l'équipe de La Cocarde et non point, comme le soutient par exemple Léon-S. ROUDIEZ dans Maurras jusqu'à l'Action française, Paris, André Bonne, 1957, p. 292, la loyauté et l'admiration de ses membres à l'égard de Barrés. Cela existait aussi sans aucun doute, mais les sentiments de l'état-major de La Cocarde étaient doublés par des idées communes.
(153) BARRÉS, «Le point de vue historique», La Cocarde, 16 février 1895.
(154) BARRÉS, « Leroy-Gigot-Picot », La Cocarde, 10 janvier 1895.
(155) Claude DIGEON, La crise allemande de la pensée française (1870-1914), Paris, P.U.F., 1959, pp. 332-333.
(156) BARRÉS, « Amicale protestation », La Cocarde, 7 novembre 1894.
(157) Rédacteur à La petite République, Gérault-Richard avait fondé une feuille hebdomadaire, Le Chambard où il publia un article injurieux pour Casimir Périer. Traduit devant le jury sous l'inculpation d'offenses au Président de la République, Gérault-Richard, assisté de Jaurès, fut condamné à une année d'emprisonnement et mille francs d'amende. Fin 1894, il purgea sa peine à Sainte-Pélagie. Il sera directeur, puis avec Jaurès, co-directeur de La petite République, de 1896 à 1904.
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voyage de Bruxelles et l'obtient : le 6 janvier 1895, le collaborateur de La Petite République est élu (158). Barrés est « heureux de cette cohésion entre les éléments à la fois précieux et semblables » et il promet de tout faire « pour la fortifier» (159).
Le retour triomphal de l'exilé de Bruxelles, quelques semaines après ce succès, fournit l'occasion d'une autre manifestation d'unité : Barrés n'est pas le seul à saluer le retour du « combattant des grandes luttes de 1889 » (160), l'équipe de La Cocarde tout entière s'y associe par la voix du député socialiste Paulin-Méry ; un autre collaborateur du journal exige le transfert des cendres du général Boulanger (161). Avec l'amnistie de Rochefort, Boulanger redevient pour Barrés un drapeau qu'il propose au regroupement de la gauche (162).
Pour lui, le retour de Rochefort marque les retrouvailles des socialistes boulangistes et des socialistes antiboulangistes, la réunion de deux branches de la famille socialiste. Il ne cherche pas à savoir « si c'est Jaurès qui est allé à Rochefort plutôt que Rochefort à Jaurès », parce qu'il veut faire preuve d'un authentique esprit de conciliation et enterrer définitivement les anciennes querelles (163). Il est d'autant plus enclin à oublier le passé qu'il est alors fasciné par Jaurès, le « grand orateur », et il se range volontiers à sa suite (164). Mais il ne fait pas de doute que, dans son esprit, l'unité de la gauche est en train de se refaire par le biais de l'acceptation des principes boulangistes et par le retour sur l'avant-scène du mouvement socialiste des hommes du boulangisme. La gauche antiboulangiste revient ainsi de ses errements, après avoir perdu, cinq ans plus tôt, l'occasion de dégager la République de l'enlisement opportuniste :
La popularité de celui qui était une force nationale, sans direction politique personnelle, aurait dû... être accaparée par les républicains soucieux d'une rénovation sociale (165).
Cependant, Barrés ne cesse de rappeler aux adversaires socialistes du « Parti national », l'immensité de l'erreur commise au temps du boulangisme ; il leur indique aussi la voie à suivre dorénavant : remonter le courant, ce qui en réalité signifie la création d'un nouveau boulangisme qui serait socialiste et qui engloberait les socialistes jadis antiboulangistes. Ce sera le fait de tous ceux qui « ont applaudi Drumont il y a un an, qui applaudissent ce mois-ci Jaurès » (166), de tous les socialistes qui « il y a quatre ans... s'unissaient sur le nom d'un homme
(158) BARRÉS, « M. Jaurès et Henri Rochefort », La Cocarde, 8 décembre 1894.
(159) BARRÉS, «Le point de vue historique», La Cocarde, 16 février 1895.
(160) BARRÉS, « A la gare du Nord », La Cocarde, 3 février 1895.
(161) La Cocarde, 4 février 1895.
(162) BARRÉS, « Celui qui reste dans l'exil », La Cocarde, 7 février 1895.
(163) BARRÉS, « Le point de vue historique », La Cocarde, 16 février 1895.
(164) BARRÉS, « Pas de dictature », La Cocarde, 30 décembre 1894.
(165) BARRÉS, « La figure du général Boulanger », La Cocarde, 30 septembre 1894.
(166) BARRÉS, «Les masques du mercredi prochain», La Cocarde, 9 janvier 1895.
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et qui, dans l'hommage qu'ils rendent aujourd'hui à la mémoire du général Boulanger, puisent des forces nouvelles en vue des luttes futures pour l'avènement « de la République démocratique et sociale» (167). Mais Barrés ne se contente pas d'une unité de l'extrême-gauche socialiste, il veut élargir la gauche, y intégrer, sur la base d'un « programme minimum » (168), les radicaux qui ont commis, eux aussi, l'erreur de se séparer du Général « ne comprenant pas combien c'était pour eux une circonstance heureuse d'avoir trouvé un homme capable de réaliser des réformes» (169). Comme de nombreux autres chefs boulangistes venus du radicalisme, il a toujours considéré comme essentiel le soutien des radicaux orthodoxes. Ces préoccupations se sont manifestées le 19 juin 1893, lorsque Millevoye et Déroulède ont lancé leur première attaque contre Clemenceau, « l'agent de l'étranger », sans posséder la moindre preuve. Aussitôt, on a vu Georges Thiébaud essayer d'étouffer l'assaut boulangiste, car Clemenceau s'apprêtait à dénoncer, lors du débat sur le renouvellement partiel,
dans la réforme proposée, une entreprises des oligarchies sur le suffrage universel. Une première fois rompue le 20 décembre, la conspiration antiparlementaire pouvait ce jour-là se renouer avec Clemenceau, note Barrés dans Leurs Figures (170).
Plus d'un an plus tard, aucun nuage de cette sorte n'assombrit le ciel unitaire. Bien que le fossé entre Clemenceau et les boulangistes reste encore trop profond pour être comblé (il ne le sera en vérité qu'au temps de l'Union sacrée), il n'y a pas d'obstacle majeur à ce
(167) « Conférence de Maurice Barrés », compte rendu d'une conférence faite le 2 octobre 1894, salle Anglade, rue Saint-Denis, La Cocarde, 3 octobre 1894. La Cocarde s'associe à toutes les campagnes de presse de La petite République, prend sa défense dans les procès qui lui sont intentés : elle soutient le groupe parlementaire socialiste, insère les communiqués des groupes ouvriers et appuie leurs mouvements de grèves. Cf. notamment « Le Procès de La petite République » du 24 septembre 1894, « Les opportunistes du quartier Latin » du 11 janvier 1895, ainsi que le texte de la lettre du directeur du Matin, Alfred Edwards, du 22 octobre 1894. La Cocarde suit de très près l'évolution du mouvement ouvrier international. Des campagnes contre la misère et le chômage, appuyés par des reportages saisissants, sont lancés en octobre 1894, en même temps qu'une campagne en faveur du principe de nationalisation des grands services publics. (Voir notamment les numéros 4, 5, 7, 8, 10 et 11 octobre 1894). Un violent article de Paule Minck contre le capitalisme en général et le capitalisme américain en particulier succède à un éloge du socialisme allemand (Paule MINCK, « En régime capitaliste », La Cocarde, 24 septembre 1894. Cf. aussi, Paul L'ERMITE, « Combattre le socialisme» La Cocarde, 20 septembre 1894). Dix ans après l'expérience de La Cocarde, Maurras raconte que les « allures révolutionnaires » du journal « faisaient souffrir dans sa chair » un Amouretti qui finit par le quitter alors que luimême s'y est obstiné jusqu'au bout (Charles MAURRAS, « Il y a dix ans — Note sur La Cocarde de Barrés », L'Action française, 6e année, tome xvi, n° 127, 1er octobre 1904, p. 56).
(168) BARRÉS, « Les assagis et les apprivoisés », La Cocarde, 16 octobre 1894.
(169) « Conférence de Maurice Barrés » compte rendu d'une conférence faite le 2 octobre 1894, salle Anglade, rue Saint-Denis, La Cocarde, 3 octobre 1894.
(170) Leurs Figures, p. 243.
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que d'autres radicaux participent à l'élaboration d'un front oppositionnel uni. C'est pourquoi Barrés s'adresse à Goblet en le félicitant de se tenir en dehors des combinaisons « où le pays n'a rien à gagner » (171), et lui demande d'amener les radicaux à participer à un front commun avec :
les nationalistes épris de justice (tel Drumont), les socialistes, collectivistes (tel le groupe de La Petite République (172).
La collaboration des radicaux possède aux yeux de Barrés un autre avantage dont l'importance est capitale : c'est un parti « bien adapté aux luttes politiques de chaque jour» (173). Il manque bien sûr de doctrine, mais cette lacune sera comblée par la « force que nous trouvons dans le parti socialiste et qu'on peut désigner du mot un peu vague d'idéal» (174). Ce qu'espère Barrés — et c'est une raison essentielle de sa volonté d'intégrer les radicaux dans l'opposition de gauche —• c'est s'assurer l'appui de l'appareil du parti radical. L'ancien député de Nancy avait appris à apprécier l'importance d'une solide implantation locale et savait combien pouvait être précieux le soutien des comités radicaux. A l'opposition de gauche, le radicalisme devait donc fournir ses cadres, son appareil, son implantation en province et son savoir-faire politique. Les notables radicaux n'avaient-ils pas la réputation d'avoir la main heureuse en matière électorale ? Quant à l'idéologie, celle-ci serait l'apport du socialisme, supérieur au radicalisme par « sa puissance de sentiment» (175). A l'adresse de tous ceux qui veulent aller de l'avant et « dont le forces sont divisées et les nuances nombreuses » (176), Barrés lance : « Il faut avoir un programme minimum et s'entendre sur ces graves et primordiales questions : nationalisation des mines et des chemins de fer, réforme de l'impôt, décentralisation » (177), «nationalisation de la Banque» (178). Ce programme, Barrés le reconnaît, n'est qu'un simple pis-aller, au mieux, ce n'est « qu'une station intermédiaire et indispensable » sur la longue route qui mène à la réalisation de cet « ensemble de perfection sociale » que « le peuple veut qu'on lui propose » (179).
(171) BARRÉS, « Les assagis et les apprivoisés », La Cocarde, 16 octobre 1894.
(172) BARRÉS, « L'idéal et les premières étapes », La Cocarde, 18 septembre 1894. Goblet s'était tenu à l'écart de l'antiboulangisme militant et avait soutenu Jaurès le 13 juillet 1889 lors de la discussion d'une proposition de loi interdisant les candidatures multiples. Jaurès avait alors élevé une éloquente protestation contre cette atteinte à la souveraineté du suffrage universel. Les anciens boulangistes ne l'avaient pas oublié.
(173) BARRÉS, « Les assagis et les apprivoisés », La Cocarde, 16 octobre 1894.
(174) Ibid.
(175) Ibid.
(176) «Conférence de Maurice Barrés», compte rendu d'une conférence faite le 2 octobre 1894, salle Anglade, salle Saint-Denis, La Cocarde, 3 octobre 1894 : « Les socialistes, parti de ceux qui veulent aller de l'avant. »
(177) Ibid. BARRÉS revient sur le thème de la réforme de l'impôt dans « Les assagis et les apprivoisés », La Cocarde, 16 octobre 1894.
(178) BARRÉS, « Il faut un idéal », La Cocarde, 13 septembre 1894.
(179) Ibid.
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Les éléments du programme commun ainsi définis par Barrés recoupent ceux du programme socialiste minimum présenté à la tribune de la Chambre par Millerand le 16 février 1893, et implicitement accepté, à l'issue du banquet de Saint-Mandé, par toutes les fractions de l'opposition se situant à gauche du libéralisme opportuniste (180). C'est le dénominateur commun de toutes les oppositions : boulangistes, socialistes-marxistes et socialistes à doctrine un peu vague, révolutionnaires de toutes tendances, blanquistes et anciens communards, antisémites de Drumont et patriotes de Déroulède, radicaux anti-opportunistes... Cette coalition, qui est l'objectif politique immédiat recherché par Barrés, ressemble étrangement, en ses principes, au rassemblement boulangiste, mais un boulangisme libéré sur sa droite et considérablement renforcé sur sa gauche. « Aujourd'hui », exulte Barrés, « cette entente spontanément s'est faite» (181). En janvier 1895, le triomphe de GéraultRichard lui apporte la caution du succès.
Au programme social commun, Barrés ajoute deux éléments originaux : « La décentralisation et une réforme de nos systèmes d'éducation » (182). D'autre part, afin d'éliminer tout malentendu, il ajoute que les mesures sociales envisagées, notamment les nationalisations, ne sauraient « contrarier notre idéal du libre épanouissement de l'individu » (183), qui reste son souci permanent. S'il se félicite de l'unité d'action réalisée, Barrés sait bien que les fins poursuivies par les diverses fractions de cette coalition peuvent être fort divergentes. Pour cette raison, il établit une différence entre les objectifs à court et moyen termes et l'objectif final qu'il appelle « l'idéal ». Nul besoin qu'une collaboration fructueuse soit conditionnée par une conception identique de la forme finale que doit prendre la société de demain : l'essentiel est de parvenir à un accord sur les objectifs immédiats (184). Et celui-ci est en voie d'être réalisé, car tous les groupes qui composent la nouvelle coalition « s'entendent », dit Barrés, « sur la partie la plus immédiate de notre tâche qui est d'atteindre l'excès de la richesse et par suite de la mieux répartir» (185). Cependant, ce qu'il craint, c'est que le nouveau rassemblement ne bute sur des questions de doctrine, ou qu'il ne s'enlise dans des débats idéologiques plus approfondis qui ne peuvent que mettre en lumière les considérables divergences de vue qui persistent entre guesdistes et radicaux. Creuser les grands problèmes qui restent en suspens équivaut, dans une certaine mesure, à condamner la nouvelle coalition à se briser avant qu'ait été obtenu le premier résultat tangible. Cette crainte d'échouer dès le début est sans doute la raison pour laquelle le directeur de La Cocarde n'introduit pas dans son programme minimum des préoccupations d'ordre constitutionnel. S'il n'évoque pas le problème du régime, s'il accorde l'exclusivité aux ques(180)
ques(180) Claude WILLARD, op. cit., p. 405.
(181) BARRÉS, «L'idéal et les premières étapes», La Cocarde, 18 septembre 1894.
(182) Ibid.
(183) Ibid.
(184) Ibid. « Sur l'idéal chacun de nous a ses vues... (...) Mais sur l'oeuvre immédiate, sur la tactique, nous avons à nous accorder... »
(185) Ibid.
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tions sociales, c'est parce qu'il sait fort bien que, depuis le boulangisme, c'est un terrain miné. Après tout, et malgré leurs attaques communes contre les hommes de Panama ou contre la présidence Casimir Périer, les radicaux de Goblet et les hommes de la Ligue des Patriotes sont profondément divisés sur la question du régime ; c'est pourquoi Barrés l'esquive consciemment alors qu'au moment du boulangisme, il avait fait de la réforme constitutionnelle l'objectif essentiel de son engagement, considérant que l'action politique déterminait l'action sociale. Il est vrai que, depuis lors, il avait été amené à accorder une importance bien plus grande aux questions sociales. Mais, toujours dans le même souci de mettre l'accent sur ce qui unit, il circonscrit sciemment ses préoccupations à une série de mesures immédiates et acceptables pour toute la gauche. C'est ainsi qu'en dépit de divergences sur la forme du régime futur, tous les opposants de gauche peuvent facilement s'accorder sur un programme à caractère social et politique qui consiste à harceler et, si possible, abattre la majorité opportuniste.
Pourtant Barrés ne peut éviter la question fondamentale qui est celle des formes que prendrait, sinon le passage au socialisme, du moins, sa première étape. Il ne doute pas que l'application des réformes envisagées dans le programme minimum n'implique la conquête du pouvoir. Sa définition du socialisme le postule :
Les partisans de l'autorité la réclament-ils pour introduire dans la vie sociale ce qu'il y a d'humanité dans tous les coeurs ? C'est le socialisme (186).
Il va de soi, pour Barrés, que l'autorité gouvernementale, le pouvoir politique, doivent être employés à faire mettre à exécution des mesures en faveur du progrès social : il estime, par exemple, qu'il appartient à l'Etat de prendre à sa charge les indigents (187). Il s'ensuit que les réformes de structures ne sont possibles que dans le cadre d'un changement radical de régime : changement de la Constitution et établissement du suffrage universel intégral (188). Nulle réforme sérieuse ne saurait aboutir dans l'impotence parlementaire, la confusion des pouvoirs et la vénalité.
C'est ainsi qu'au cours d'une réunion organisée à l'occasion du centenaire de la Révolution, l'auteur de L'Ennemi des Lois déclare que :
Le socialisme doit reprendre la direction de la Convention et pour cela se propose comme but immédiat la nationalisation des mines, de la banque, des chemins de fer... et ajoute aussitôt que le socialisme le fera en se rappelant toutefois que ce n'est là que le développement d'une même tendance dont la marche est indéfinie (189).
A l'issue de cette évolution, la société accédera à ce qui est le but ultime du socialisme : la participation des masses à la civilisation :
(186) BARRÉS, « Le principe d'autorité », La Cocarde, 10 octobre 1894.
(187) Ibid.
(188) BARRÉS, «'L'assainissement. Voilà la tactique », La Cocarde, 6 février 1895.
(189) BARRÉS, « La fête du 22 septembre », La Cocarde, 24 septembre 1894.
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« Légiférons pour le présent », écrit Barrés, « éduquons pour l'avenir » (190). La série de réformes économiques n'est qu'une étape : « Un peuple s'achemine vers son avenir, le désire en même temps qu'il s'accommode des étapes» (191).
Mais comment y parvenir ? Est-ce par la voie parlementaire et la conquête de la République bourgeoise de l'intérieur, ou par le biais d'une révolution ? A dix jours d'intervalle, Barrés fournit deux réponses différentes.
Dans un article du 23 septembre 1894, consacré à l'analyse du principe de la grève générale adopté de nouveau au Congrès corporatif de Nantes, Barrés estime que :
Les moindres rénovations nécessitent de terribles catastrophes. Que nécessitera donc la complète transformation sociale, dès aujourd'hui ! Nul événement historique ne se passe de brutalité. Taine qui pense que l'évolution d'il y a cent ans aurait pu se faire pacifiquement se trompe. Que l'on rêve de mener l'humanité par des pentes douces, c'est un rêve qu'un esprit reconnaît illusoire tout en le caressant (...) ; il n'est au pouvoir de personne de ménager les moyens décisifs... ; un jour ou l'autre, assez prochainement, je crois, les événements se chargeront eux-mêmes d'organiser la tempête, de balayer la douceur et d'accumuler les brutalités. Il serait peu raisonnable d'essayer d'imaginer la qualité, l'espèce des premières brutalités qui inaugureront la Révolution, toutefois il semble bien que c'est un essai de grève générale qui occasionnera les premières violences significatives (192).
Il ne semble pas toutefois que Barrés préconise un déclenchement volontaire et organisé de la grève générale : il paraît plutôt s'en remettre à un déclenchement automatique, spontané, du processus révolutionnaire. Quelques mois plus tard, il prévoit une série de crises au cours desquelles chaque fois « un lambeau du vieux système social sera déchiré » (193). Ce sera l'ère de la violence engendrée par la décomposition de la société et du pouvoir. Barrés revient sur le problème de la violence dans un article désormais traditionnel, commémorant la nuit du 27 janvier : les réformes les plus urgentes, déclare-t-il, sont celles « que les socialistes sont à peu près en mesure d'imposer par la violence (194) »
Comme d'habitude, les prises de position de Barrés sont amplement commentées par ses collaborateurs ; le problème étant posé, il suscite trois articles qui jettent une certaine lumière sur l'attitude du journal. Pour l'ancien colistier de Barrés à Nancy, la grève générale, souhaitable en principe, est parfaitement irréalisable (195), quant à André Marcel, il
(190) BARRÉS, « Il faut un idéal », La Cocarde, 13 septembre 1894.
(191) Ibid.
(192) BARRÉS, « Les violences nécessaires », La Cocarde, 23 septembre 1894.
(193) BARRÉS, « 27 janvier », La Cocarde, 27 janvier 1895. Le 27 janvier est l'anniversaire de la triomphale élection parisienne de Boulanger. Dans les années 1890, cette date est devenue, pour les anciens boulangistes, le symbole de toutes leurs espérances, de toutes leurs illusions et de toutes les occasions manquées par l'état-major du « Parti national ».
(194) Ibid.
(195) A. GABRIEL, « L'utopie de la grève générale », La Cocarde, 23 septembre 1894.
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exprime à la fois son hostilité au socialisme romantique de la grève générale et son soutien au socialisme scientifique et aux méthodes de Jaurès, Guesde et Millerand, c'est-à-dire à la conquête du pouvoir et à la réforme de la société (196). Un autre éditorialiste considère que l'idéal serait que le socialisme français ressemble au puissant socialisme allemand. Il va jusqu'à souhaiter, en dépit des différences de tempéraments et de conditions dans les deux pays, que le socialisme français :
en fût tout simplement une fraction opérant en France par les mêmes procédés, suivant un même plan et obéissant aux mêmes consignes (197).
C'est dans un esprit très proche de celui de ses collaborateurs que Barrés publie, dix jours avant son texte sur la grève générale, un article qui est nettement en contradiction avec celui du 23 septembre. Il écrit alors :
Sans doute, nous sommes convaincus que les transformations dans l'ordre social comme dans la nature se font lentement par voie d'évolution. Je l'ai appris de Taine ; Jaurès l'a appris de Karl Marx. Nous savons aussi que cette époque est un instant d'une évolution qui, sous la première des causes qui ont produit le capitalisme, nous conduit à une situation x, que Marx définit le collectivisme. Et si instamment qu'on souhaite que cette évolution aboutisse, on ne saurait supprimer ses étapes (198).
Il semble étrange qu'à quelques jours d'intervalle, Barrés ait accepté puis récusé à la fois l'autorité de Taine, qu'il ait employé une imagerie qui sera celle du mythe de la grève générale de Sorel et qu'il ait préconisé une longue évolution aux innombrables étapes. Mais nombreuses sont les contradictions qui émaillent la pensée barrésienne à une époque qui est surtout une période de recherche. Barrés a été tenté par la vision apocalyptique de passage d'une période de l'histoire à une autre, mais il s'en est rapidement libéré. Par ailleurs, il n'est pas impossible qu'il ait pensé un moment que, dans l'hypothèse où le passage au socialisme est un processus progressif, chacune des étapes de cette évolution doit être marquée par la violence. Cependant, si l'on situe le texte du 23 septembre dans l'ensemble de son oeuvre au cours de cette période, il semble bien qu'il ait plutôt cédé à une tentation passagère et que ce texte ne représente pas le fond de sa pensée.
Si, dans l'ensemble, Barrés croit plutôt à un passage pacifique au socialisme, il n'est pas moins conscient du danger d'intégration au système qui guette le mouvement socialiste. Il multiplie, par conséquent, les mises en garde (199) ; il reproche à certains élus socialistes, « à ces grands orateurs », de s'enliser dans « cette intrigue parlementaire », de l'aimer tout simplement, de croire « qu'elle soutient leur talent,
(196) André MARCEL, « Socialisme romantique », La Cocarde, 26 septembre 1894.
(197) «Combattre le socialisme», La Cocarde, 20 septembre 1894, (article signé Paul l'Ermite).
(198) BARRÉS, « Il faut un idéal »,La Cocarde, 13 septembre 1894.
(199) BARRÉS, « Le point de vue historique », La Cocarde, 16 février 1895.
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parce qu'elle en est le cadre ». Ses propres sympathies, et celles de ses amis, vont ailleurs :
Nous aimons surtout, écrit-il, ces intraitables vociférateurs, les rudes délégués de la collectivité ouvrière, ces témoins intraitables qui chaque jour insultent à l'apparente majesté des séances... et quelque jour, enfin, feront sauter la vieille mécanique. Il n'y a que les révolutionnaires qui sachent servir les minorités (200).
Ces reproches s'adressent surtout à Jaurès et à Millerand, les deux parlementaires socialistes les plus à l'aise dans l'enceinte du PalaisBourbon, ceux qui paraissaient susceptibles de tomber dans le piège du jeu parlementaire au profit de la République bourgeoise. A ceux-là, Barrés rappelle avec force que le devoir des élus socialistes est de « terroriser le Parlement... : ils ne doivent se lier par aucune sympathie, par nulle courtoisie avec leurs adversaires » (201). Quelques mois plus tôt, Gabriel avait déjà souligné que :
tout doit servir à détruire un tel régime et que loin de s'acoquiner à des concentrations soi-disant républicaines avec des gouvernementaux, il faut être sans trêve ni merci l'adversaire d'un pouvoir qui laisse mourir de faim des hommes de bonne volonté (202).
L'argument de Barrés et de Gabriel est d'une logique certaine : puisqu'il est indispensable, pour transformer la société, de s'emparer des leviers de commande de l'Etat, les socialistes devront jouer le jeu parlementaire, mais dans un seul but : la conquête du pouvoir pour eux-mêmes. Ils ne doivent pas se laisser enfermer dans des alliances pseudo-républicaines qui n'auraient en définitive d'autre effet que d'en faire une force d'appoint pour une concentration de droite ou de centre-droit. En d'autres termes, ils seraient le garde-fou de la République bourgeoise. Barrés ne saurait négliger une telle éventualité car c'est une concentration républicaine qui a brisé le boulangisme : une alliance des opportunistes et des radicaux, l'hostilité des guesdistes et des allemanistes ont mis en échec la poussée du « Parti national ». C'est pourquoi il fait des efforts considérables pour montrer qu'en fait le seul clivage qui réponde aux réalités sociales est celui qui oppose le parti ou mouvement, les socialistes, à la fois aux conservateurs et aux opportunistes, car les conservateurs sont les contre-révolutionnaires qui « n'ont pas accepté les réformes de 89 et 93 » et les opportunistes, ceux pour qui « rien n'est à changer dans la société telle qu'elle est organisée » (203). Les uns refusent la République, les autres la République sociale, mais la République, si elle n'est pas « une république vraie, une république
(200) BARRÉS, « Un Parlement qui s'abandonne », La Cocarde, 1er novembre 1894.
(201) BARRÉS, «Violence, violence», La Cocarde, 8 janvier 1895.
(202) A. GABRIEL, « Les sans-travail », La Cocarde, 7 octobre 1894.
(203) « Conférence de Maurice Barrés », compte rendu d'une conférence faite le 2 octobre 1894, salle Anglade, rue Saint-Denis, La Cocarde, 3 octobre 1894.
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sociale, basée sur la justice et l'honnêteté » (204), si c'est « un régime politique, économique, judiciaire, organisé et exploité par les bourgeois réactionnaires » (205), si c'est un régime « qui ne connaît que l'argent, pour lequel rien n'existe que l'or et le bien-être, qui a monopolisé la fortune publique et la richesse nationale entre les mains de quelquesuns, exploiteurs féroces et cyniques spéculateurs qui font de l'or avec des larmes et des millions avec le sang... » (206), ce régime mérite-t-il encore le nom de République ?
Voilà plusieurs années que Barrés et la plupart des hommes groupés autour de lui à La Cocarde ont donné une réponse négative à cette question. Depuis le temps du boulangisme à Nancy jusqu'au regroupement de La Cocarde, c'est la préoccupation constante de Barrés, c'est aussi l'aspect le plus riche de sa pensée. Confronté avec les réalités sociales, avec le bouillonnement de la gauche socialiste, il a franchi une étape capitale de son évolution intellectuelle.
4. — VERS UNE PHILOSOPHIE DU SOCIALISME
La Cocarde n'est pas seulement un journal de combat, c'est avant tout le cadre d'une véritable réflexion doctrinale. L'expérience du boulangisme a appris à Barrés qu'une action politique qui ne va pas de pair avec une solide armature idéologique ne débouche sur rien. C'est pourquoi il s'adonne, pendant cette période, à l'étude de la philosophie politique. Comme il sied à un bon socialiste, Barrés entreprend un retour aux sources : il découvre Hegel et les vertus de la dialectique.
Son attachement au socialisme est une étape dans cette longue marche qui va de la quête du Moi au nationalisme et dont la grande constante, en dépit d'innombrables détours, est la recherche de la vérité, de l'absolu. Cette vérité ou cette finalité, qui donne un sens à la vie, Barrés crut la trouver un instant dans le Moi et le culte du Moi, plus tard dans le socialisme et les fins qu'il servait, et finalement dans la Nation.
A la fois homme de cabinet et homme d'action, il alliait la passion de l'étude et de la réflexion à une tenace volonté d'agir. La pensée, dans la mesure où elle ne s'exprime pas dans l'action, reste, selon lui, en quelque sorte inachevée et ne remplit pas sa fonction essentielle qui consiste à façonner l'existence. L'homme, animal métaphysique, a besoin d'une fin qui fournisse une justification à son existence, à ses luttes, à ses espoirs. La grandeur du socialisme et de ses chefs, pour lesquels Barrés manifeste alors beaucoup d'admiration, est d'avoir compris que, « dans la vie politique, il y a deux catégories : la philosophie et la tactique » (207). La fonction de la philosophie est de présenter une
(204) A. GABRIEL, « Les dégénérescences du Gambettisme », La Cocarde, 30 novembre 1894. Dans cet article, le collaborateur de Barrés s'applique à mettre en relief la continuité du mouvement de protestation depuis Gambetta jusqu'à ces jours : Belleville, le fief de Gambetta, est devenu celui du boulangisme et, plus tard, du socialisme.
(205) Paul PASCAL, « Professeur et député », La Cocarde, 16 octobre 1904.
(206) Paule MINCK, « En régime capitaliste », La Cocarde, 24 septembre 1894.
(207) BARRÉS, « Conversation de Goblet à Jaurès, La Cocarde, 12 septembre 1894.
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explication et une vue d'ensemble, un but qui, même s'il est pour le moment hors d'atteinte — et peut-être précisément parce qu'il l'est —, constitue le véritable moteur de l'action. Cet objectif final et donc lointain répond à la profonde aspiration, à l'absolu qui est l'essence même de la nature humaine, à ce que Barrés appelle « l'idéal ». Il loue Jaurès qui, tout en sachant que, pour l'instant, il est impossible de faire plus que lutter pour une nationalisation des chemins de fer, des mines et de la banque, continue de réclamer le collectivisme appliqué d'une façon complète et cela « parce qu'il faut un idéal à un peuple » (208). Barrés l'imagine disant :
Je veux bâtir dans les imaginations cette Salente. Serait-elle une chimère à jamais irréalisable, je la vanterais encore comme un but à proposer aux efforts de la masse, comme un réconfort pour les coeurs qu'elle anime d'enthousiasme... (209) .
Les réformes préconisées ne constituent rien de plus qu'un objectif à moyen terme dont il ne faut exagérer ni l'importance ni la médiocrité ; l'essentiel est que les luttes socialistes soient ordonnées en fonction d'un but ultime qui est « l'idéal ».
Ce qui nous passionne, ce n'est pas d'introduire un peu d'harmonie dans le monde, c'est de nous acheminer vers toute la justice, toute la liberté, toute l'harmonie (210).
En cela, le mouvement socialiste répond aux plus profondes aspirations populaires, car :
Le peuple ne s'intéresse à ces réformes que s'il les voit comme une partie d'un tout dont il puisse prendre une idée assez nette pour le désirer et pour l'aimer dans toutes ses parties. Le peuple veut qu'on lui
(208) Ibid. Et le lendemain 13 septembre, dans un article intitulé : « Il faut un idéal », Barrés s'écrie : « Un idéal ? Comme Jaurès a raison et qu'un idéal est chose nécessaire ! »
(209) BARRÉS, « L'idéal et les premières étapes », La Cocarde, 18 septembre 1894. A cette époque, Jaurès est le grand homme de Barrés. C'est « le grand orateur». («Sur Brisson », La Cocarde, 26 décembre 1894), Jaurès et Millerand sont « nos amis » (« Conversation de Goblet et de Jaurès », La Cocarde, 12 septembre 1894). Il est significatif de constater que Guesde n'est pas considéré comme un allié au même titre que Jaurès. Son nom, ainsi que celui du parti ouvrier français ne reviennent dans La Cocarde que dans le cadre des informations générales, mais non pas dans les articles de fond. Il est permis de supposer que l'orthodoxie marxiste de Guesde ainsi que sa méfiance envers les alliés peu sûrs que les circonstances lui imposaient rendaient son commerce peu encourageant pour Barrés. C'est ainsi que s'explique sans doute l'absence des militants guesdistes de La Cocarde. Les blanquistes antiboulangistes devaient éprouver, eux aussi, un certain malaise face à la tentative de Barrés. Ce dernier était, lui aussi, bien plus porté vers les socialistes indépendants, dont il prisait la souplesse et la doctrine aux contours un peu flous et pour qui il était un allié désirable. C'est ainsi que La Cocarde rend, le 17 septembre 1894, un vibrant hommage à la mémoire de Benoît Malon. Jaurès, effectuant le voyage de Bruxelles pour régler les problèmes de la candidature Gérault-Richard, devenait tout naturellement l'homme de la réconciliation. Il est également l'allié principal de La Cocarde dans sa féroce campagne contre Casimir Périer.
(210) BARRÉS, « Il faut un idéal », La Cocarde, 13 septembre 1894.
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propose un ensemble de perfection sociale. Il veut un idéal. C'est la raison pour laquelle nous aussi, socialistes, nous avons besoin de proclamer : nous voulons tout, nous voulons l'idéal (211).
La ressemblance est saisissante entre la fonction que confère Barrés au but ultime dans la pensée socialiste et la tâche qu'assigne Sorel au « mythe », en l'occurrence au mythe de la grève générale (212). En effet, pour Sorel, le but ultime de l'Histoire, de nature apocalyptique, pourrait n'être jamais atteint, la victoire pourrait ne jamais arriver sans que pour autant le mythe perde de sa valeur. La violence, ou le mythe de la violence, suffit à forger un prolétariat régénéré et régénérateur. En présentant au peuple le but ultime de son action, on l'amène à se conduire conformément à ce but. Barrés et Sorel étaient d'accord là-dessus : l'homme éprouve, pour lutter avec efficacité, le besoin d'avoir une vue d'ensemble de son action. Sorel voulait conserver intégralement l'analyse marxiste en la transformant en mythe nécessaire à l'action du prolétariat, et continuer à lutter énergiquement contre la société capitaliste en vue de sa destruction radicale. Barrés sentait, lui aussi, la nécessité de présenter aux hommes un « mythe », celui d'un monde nouveau, régénéré et juste, car, comme Sorel, il était persuadé que ce dont la société manque le plus, c'est précisément d'une source d'énergie, d'un moteur de l'action. C'est une des grandes préoccupations de Barrés et l'une des constantes de sa pensée. A cette époque, c'est le caractère imprévisible de l'avenir qui crée pour lui, comme pour Sorel, un sentiment d'exaltation sans lequel rien de grand ne saurait être accompli. Plus tard, il le cherchera dans l'histoire et ses enseignements. A la République bourgeoise qui n'a à proposer aux hommes qu'un néopositivisme, Barrés oppose la foi et la mystique socialistes qu'il résume en un seul mot, « l'Idéal ». Cependant, si pour Sorel « cette méthode a tous les avantages que présente la connaissance
(211) Ibid.
(212) On connaît la définition du «mythe» sorélien : «Le langage ne saurait suffire pour produire de tels résultats d'une manière assurée. Il faut faire appel à des ensembles d'images capables d'évoquer en bloc et par la seule intuition, avant toute analyse réfléchie, la masse des sentiments qui correspondent aux diverses manifestations de la guerre engagée par le socialisme contre la société moderne. » Georges SOREL, Réflexions sur la violence, xr> édition, Paris, Marcel Rivière, 1950, p. 173. La première édition de Réflexions sur la violence date de 1908, mais dès 1889, Sorel publie Le Procès de Socrate (Paris, F. Alcan), où il justifie la condamnation du philosophe athénien. Dans les années 1890, il évolue vers le marxisme et publie une longue série d'articles et de brochures dont L'Avenir socialiste des syndicats, en 1897, qui seront réunis dans les Matériaux d'une théorie du prolétariat, Paris, Marcel Rivière, 1919. Après avoir été dreyfusard, puis avoir préconisé la grève, générale, Sorel sera tenté par l'Action française. Ses préoccupations morales, ses tentatives de renouvellement et de dépassement des oppositions rejoignent très souvent celles de Barrés. Une étude comparative des deux auteurs, seulement amorcée par Michael Curtis (Three against the Third Republic, Princeton, Princeton University Press, 1959), reste encore à faire. Sorel et Barrés ne s'étaient rencontrés qu'une seule fois et l'entrevue fut un échec. Cf. Jean VARIOT, « L'unique rencontre de Maurice Barrés et de Georges Sorel », L'Ordre, 4 décembre 1930. Dans les Cahiers, Barrés ne mentionne Sorel qu'une seule fois pour le traiter de «sectaire enivre de pensée» (Mes Cahiers, vin, p. 31).
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totale sur l'analyse » (213), Barrés lui attribue une vertu supplémentaire. Elle ne se limite pas à être un « réconfort pour les coeurs », car « en même temps », c'est « une commodité pour les intelligences où elle met de l'ordre ». « Pour toute science », continue-t-il, « on a coutume de bâtir une hypothèse... qui prétend seulement être la construction la plus propre à encadrer et à ordonner les faits innombrables, laborieusement amassés par les observations ». L'idéal de Barrés est donc cela aussi :
Une hypothèse sociologique lointaine, une fiction (...) propre à relier de la façon la plus satisfaisante les faits économiques constatés d'après la transformation industrielle de l'Europe (214).
La force du socialisme réside donc dans sa double nature qui en fait une mystique et une hypothèse de travail : les socialistes « sont des hommes de foi en même temps que des sociologues» (215). Quant aux masses socialistes, c'est dans la conviction mystique de marcher dans le sens de l'histoire qu'elles puisent leur énergie. Cette entreprise est d'une telle envergure qu'il ne saurait être question de préciser les détails de l'évolution ultérieure ni les moyens d'y parvenir (216). Là encore, le mode de pensée de Barrés est très proche de celui de Sorel.
Mais ce qui caractérise le socialisme barrésien, dès l'époque de La Cocarde, c'est sa profonde aversion pour le marxisme, pour cette synthèse du « socialisme juif » (217) et du « socialisme allemand » (218) qui allie l'esprit des « durs logiciens juifs » (219) avec le « sentiment du ventre » inhérent à la nature allemande : l'exploitation de ce dernier par les « agitateurs juifs » (220) a abouti au marxisme. Pour Barrés, plus que Marx encore, Lassalle, « une mauvaise figure blême et envieuse de juif de banque » (221), est le symbole d'un socialisme réduit à son
(213) Georges SOREL, Réflexions sur la violence, p. 173.
(214) BARRÉS, « L'idéal et les premières étapes », La Cocarde, 18 septembre 1894.
(215) BARRÉS, «La foi en sociologie», La Cocarde, 26 octobre 1894.
(216) Ibid. « Précisément parce que les socialistes embrassent de larges espoirs, ils ne peuvent avoir une vue absolument nette des moyens par lesquels ils les satisferont. »
(217) L'Ennemi des Lois, p. 182.
(218) Op. cit., pp. 173-174.
(219) Op. cit., p. 174.
(220) Op. cit., pp. 177-178. Les textes suivants présentent un échantillon assez caractéristique du mode de pensée barrésiens à ce sujet. Après quelques jours en Allemagne, André Malterre « eut le sentiment du ventre (...), ils avaient beaucoup mangé... Dans ce bien-être, il envisagea mieux les moeurs d'Allemagne et se sentit un peu l'âme qu'il nécessite. Il avoua à Claire que le ventre existe et peut, après entraînement, devenir le point sensible. Je m'explique, lui disait-il, qu'avec leur vision si nette des forces, les agitateurs juifs aient mis là le doigt. » (Cf. aussi p. 165 et p. 169.)
(221) Op. cit., p. 169 et pp. 170-171 : «Ces intelligences juives... manient les idées du même pouce qu'un banquier des valeurs. Elles ne semblent pas, comme c'est l'ordinaire, la formule où ils signifient leurs appétits et les plus secrets mouvements de leurs êtres, mais des jetons qu'ils trient sur un marbre froid. (...) L'idéologie... ne les échauffe pas. (...) Le juif ne s'attache à aucune façon de voir, il n'est que plus habile à les classer toutes. C'est l'état d'esprit d'un homme habitué à manier des valeurs. Le juif est un logicien incomparable. Les raisonnements sont nets et impersonnels comme un compte en banque. »
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expression la plus primitive et la plus vulgaire, celle de la satisfaction des besoins matériels, érigés en doctrine. Et c'est ainsi que :
Les ouvriers allemands..., ne recevant d'arguments que pour défendre leurs appétits, ne voyant de drapeau levé haut que celui de la révolution économique, ont semblé ne plus se préoccuper que de celle-ci et que le socialisme a paru réduire le parti des idéologues au parti du ventre (222).
Or, « la réforme économique poursuivie par les socialistes allemands pour être essentielle n'en est pas moins secondaire...» (223). Certes, Barrés ne conteste ni l'importance de la réforme d'une société fondée sur « des exploitations cruelles » (224) ni le fait que la satisfaction des besoins matériels est primordiale pour les « misérables » dont la préoccupation essentielle « est le pain, la viande et l'alcool » (225), mais il se refuse à « concevoir le bonheur futur de l'humanité sous l'aspect d'une .kermesse ni à rétrécir son ardeur vers l'idéal à une campagne pour le ventre... » (226). C'est pourquoi, même lorsqu'il se rapproche le plus du socialisme marxiste, Barrés ne cesse de nourrir les doutes les plus sérieux à l'égard de la vision du monde qu'il implique. Ce qu'il reproche avant tout à ses adeptes, c'est de croire qu'une solution des questions économiques résoud tous les problèmes inhérents à la complexité des rapports humains. Au socialisme marxiste, au socialisme judéo-allemand, qui « élimine les notions de pitié, de justice » (227), Barrés oppose « l'école française de l'enthousiasme » (228), celle de Saint-Simon qui « pour conduire les hommes estimait l'appel de la foi plus efficace que l'appel au raisonnement » (229), celle de Fourfier qui est « le moraliste de la société de demain » (230) et, finalement, celle de Proudhon qui « combine notre sensibilité nationale et l'hegelianisme » (231), et qui prend pour levier de la révolution sociale « l'idée de justice, de fraternité, ou tel autre sentiment de 48 » (232). Avec « ceux d'école française », Barrés réclame « une réforme mentale complète » (233) qui hausserait chaque individu « jusqu'à la civilisation » pour en faire un « homme libre» (2:34). On reconnaît aisément
(222) Op. cit., p. 175.
(223) Op. cit., p. 196.
(224) Op. cit., pp. 29-30. Cf. p. 11. — sur « l'ordre social actuel ».
(225) Op. cit., p. 177.
(226) Op. cit., p. 176. Une telle conception du marxisme suffit amplement pour expliquer les distances prises par les guesdistes à l'égard de La Cocarde.
(227) L'Ennemi des lois, p. 174.
(228) Ibid.
(229) Un homme libre, p. 73.
(230) Op. cit., p. 98.
(231) BARRÉS, «La Fédération donne à tous une patrie», in De Hegel aux Cantines du Nord, p. 31.
(232) L'Ennemi des lois, p. 177.
(233) Op. cit., p. 196.
(234) BARRÉS, « Individualisme et solidarité », La Cocarde, 6 septembre 1894.
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les préoccupations de Barrés depuis la publication de Sous l'oeil des Barbares : elles viennent maintenant s'intégrer dans son socialisme. Le culte du Moi prend dès lors les formes de la solidarité sociale, de l'édification d'un monde nouveau où « chaque individu poussé à son type sera prêt pour la coordination corporative, nationale et enfin universelle » (235).
Le socialisme barrésien se présente donc comme un socialisme national, un socialisme qui résulte de « la sensibilité de Rousseau ordonnée par la dialectique de Hegel» (236). Il s'agit, dans l'esprit du directeur de La Cocarde, d'une synthèse originale, de l'alliance du rationalisme d'un système philosophique universel avec la « sensibilité nationale française » (237), une synthèse qui ne saurait jamais « se plier sous le collectivisme allemand ou le terrorisme russe, car ces deux dernières conceptions sont significatives de races étrangères » (238).
Barrés insiste sur les préoccupations morales du socialisme français, sur son individualisme, sur son souci du libre épanouissement de l'individu. Il considère qu'en négligeant l'émancipation de l'individu, le socialisme ne serait qu'une forme nouvelle de l'oppression. Et c'est précisément le danger qu'engendre, selon lui, le marxisme : si le socialisme devait se limiter à la poursuite de l'émancipation économique, il est à craindre qu'il ne puisse la réaliser « sans nous écraser sous une dictature uniforme » (239). Car le bien-être pourrait être, par hasard, donné par « un dictateur » (240) et « le marxisme interprété selon certains autoritaires » pourrait aboutir à une « immense infinité dictatoriale ». S'il n'était individualiste et — au niveau de l'organisation politique et administrative — fédéraliste, le socialisme « ne serait que transfert de notre société actuelle aux mains de nouveaux dirigeants » (241). C'est pour cela que Barrés doute très profondément que le marxisme ait la faculté de modifier la condition humaine, de dépasser le stade de Vhomo faber, de permettre, comme l'affirme Jaurès, « le libre et entier développement de toute individualité humaine » (242). En définitive, c'est la capacité du socialisme de dépasser ou non la question économique qui constitue pour Barrés le critère permettant de le défendre ou de le condamner en tant que mouvement de libération ou d'oppression.
Au niveau de la politique, pense Barrés, la mutation économique et sociale effectuée par les marxistes pourrait éventuellement déboucher sur une dictature. Au niveau de la société, elle pourrait déboucher sur l'application par eux des critères économiques et des impératifs du
(235) Ibid.
(236) BARRÉS, « La pensée plus forte que le penseur », in De Hegel aux cantines du Nord, p. 18.
(237) BARRÉS, «La fédération donne à tous une patrie», in op. cit., p. 31.
(238) Ibid.
(239) BARRÉS, « Pas de dictature » La Cocarde, 30 décembre 1894.
(240) BARRÉS, « La Fête du 22 septembre » La Cocarde, 24 septembre 1894.
(241) BARRÉS, « Pas de dictature», La Cocarde, 30 décembre 1894.
(242) Ibid.
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collectivisme à tous les domaines de l'existence. Il redoute par-dessus tout que le marxisme n'écrase l'individu sous le terrible conformisme d'une « société tracée au cordeau» (243).
Ce danger est d'autant plus réel que les marxistes, selon Barrés, non seulement cherchent à imposer une restructuration de la société, un nouveau système économique et, finalement, leur propre système de valeurs, mais encore estiment que l'accession de la société au stade déterminé par eux constitue l'étape finale de l'évolution de l'humanité. Très souvent, Barrés compare le socialisme à une religion : il veut dire par là que le socialisme n'est pas une doctrine économique ou sociale, mais un système moral complet, qu'on ne peut comparer qu'aux religions révélées, et que ses protagonistes n'hésiteront guère, le jour venu, à imposer par la force.
Ce que Barrés craint avant tout, c'est donc le sentiment qu'ont les marxistes de détenir la vérité absolue, cette certitude que l'évolution humaine peut et doit s'arrêter avec « l'installation du collectivisme » et, par conséquent, cette volonté d' « imposer à l'univers en plus de l'immobilité », cette « triste folie » qu'est « l'uniformité » (244).
Pour démolir cette image que s'est faite le socialisme marxiste de lui-même, Barrés en appelle à l'autorité de Hegel. En effet, il considère que la pensée hégélienne constitue le point de départ du socialisme : la conception de l'histoire de Hegel fut une découverte capitale car le philosophe allemand a donné à un sentiment humain naturel, celui de l'aspiration vers un avenir meilleur, le cadre conceptuel qui lui a permis de devenir une doctrine et un moyen d'action.
Le socialisme, c'est, selon Barrés, « l'aspiration vers une société plus parfaite » (245) : réduit à son expression la plus simple et aussi la plus fondamentale, c'est un « rêve de justice » (246) dans lequel « se concrétisent les aspirations du peuple laborieux vers le bonheur, le bien-être et la justices. (247). Ce sentiment naturel n'est devenu une énorme puissance sociale que grâce à la philosophie de l'histoire de Hegel. Avec Hegel, les hommes ont pris conscience du fait que le simple instinct qui les amène à construire un monde meilleur peut devenir, à une époque historique donnée, une force capable de bouleverser le monde. Si « Hegel lui-même était conservateur..., sa méthode était révolutionnaire » (248), écrit Barrés : pour lui, tout socialiste « relève de Hegel pour sa dialectique » (249). Or :
(243) L'Ennemi des Lois, p. 199.
(244) Op. cit., p. 35.
(245) BARRÉS, « L'arbre de vie d'une idée », in De Hegel aux cantines du Nord, p. 24.
(246) BARRES, « Exploitation du sentiment nationaliste », La Cocarde, 24 octobre 1894.
(247) BARRÉS, « L'idéal dans les doctrines économiques », La Cocarde, 14 novembre 1894.
(248) BARRES, « L'arbre de vie d'une idée », in De Hegel aux Cantines du Nord, p. 21.
(249) BARRÉS, «La pensée plus forte que le penseur», in op. cit., p. 19.
BARRÉS ET LA GAUCHE (1889-1895) 125
On sait que l'admirable dialectique de Hegel affirmait qu'un individu ou un fait particulier quelconque ne manifeste jamais l'Idée, et que celle-ci n'apparaît que dans une suite de manifestations qui se développent jusqu'à l'infini. C'est-à-dire que la vérité se réalise continuellement dans toute la suite de l'éternité, sans parvenir jamais à se réaliser complètement. Ainsi se trouvent justifiées toutes novations et toutes contradictions (250).
De cette façon, toute « transformation sociale » est non seulement légitime, mais nécessaire, car elle représente une phase dans l'infini mouvement de l'histoire. C'est ainsi qu'en fournissant au parti du mouvement ses fondements idéologiques, Hegel a forgé les armes du mouvement révolutionnaire. Hegel a rendu au socialisme un service sans prix en lui enseignant « que tout ce qui a été nécessaire a été vrai et que la place de chaque chose constitue sa vérité » (251). L'élément révolutionnaire dans la méthode hégélienne est donc, pour Barrés, le fait qu'elle rend légitime tout phénomène historique. Son raisonnement se réduit à un simple syllogisme : ce qui est nécessaire est vrai, le socialisme est nécessaire, donc le socialisme est vrai. Barrés n'est pas du tout conscient des éléments relativistes que contient la dialectique hégélienne. Il restera toujours persuadé que la méthode de Hegel est une méthode révolutionnaire et il n'aura pas l'idée de l'employer à nouveau dans un tout autre sens, lorsqu'il fixera les fondements de son relativisme conservateur. Il fera alors appel aux apôtres classiques du conservatisme, Burke, Maistre et Bonald. Pour lui, Hegel demeurera le père des doctrines révolutionnaires, l'homme dont les « idées qu'avaient accueillies avec transport, comme des armes de défense, les conservateurs prussiens » sont en fait devenues « les pires armes révolutionnaires aux mains des ouvriers sans culture ! » (252).
Parce que le socialiste est pour Barrés précisément « l'homme qui a le goût de la transformation sociale » (253), il reproche aux marxistes de considérer que le processus de l'évolution s'arrêtera avec l'accession de la société au stade déterminé par eux, alors qu'il n'y a aucune raison de supposer que le socialisme échappe aux lois générales de l'évolution historique. Si le socialisme a donc raison d'estimer, en vertu de la méthode hégélienne, « que le capitalisme, le salariat actuel ne sont pas des formes économiques éternelles », il a tort, en revanche, d'oublier cette vérité essentielle :
Le collectivisme lui-même passera et c'est à quoi ne pensent pas assez les collectivistes qui montrent des âmes de croyants religieux dès qu'il s'agit de leur système philosophique devenu un credo politique (254).
La grande erreur de Marx et de ses disciples consiste donc, selon Barrés, dans le fait qu'ils pensent pouvoir mettre un point final à l'évo(250)
l'évo(250) « L'arbre de vie d'une idée », in op. cit., p. 22.
(251) Art. cit., p. 23.
(252) BARRÉS, «La pensée plus forte que le penseur», in op. cit., p. 16.
(253) BARRES, «L'arbre de vie d'une idée», in op. cit., pp. 24-25.
(254) BARRÉS, « La Fédération donne à tous une patrie », in op. cit., p. 34.
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lution des sociétés et fournir des solutions définitives à tous les problèmes posés par les rapports entre les hommes. En cela ils trahissent leur propre méthode, car la dialectique n'est-elle pas la loi du développement pour la conservation et le dépassement d'antinomies qui se résolvent dans un troisième terme qui les surmonte ? Or, en se composant « un idéal de cabine » et en voulant « l'imposer à l'humanité...., les marxistes risquent d'enrayer le mouvement de l'histoire » (255).
Il y a plus : en s'engageant dans cette voie, les disciples de Marx non seulement s'enferment dans son erreur initiale, mais ils y ajoutent une erreur supplémentaire, non moins grave. En effet, ils « ne se contentent pas d'analyser avec force les formes successives de la propriété : ils prétendent formuler ce que sera l'avenir, et, sur cette formule, nous plier » (256). Telle est, dans l'esprit de Barrés, l'erreur fondamentale du marxisme, « car », écrit-il, « il ne s'agit point de faire le prophète mais de se prêter à l'évolution nécessaire » (257). Là encore, il veut rester fidèle à la conception de l'histoire de Hegel et au rôle qu'il assigne à la philosophie.
Cette erreur réside dans la conscience qu'ont les marxistes d'être parvenus, avec le système de leur maître, au stade ultime de l'évolution sociale. Puisque le but ultime est en vue, puisque l'histoire s'arrêtera, on peut facilement prédire avec exactitude les formes concrètes que prendra alors la société à son apogée. Le socialisme authentique, au contraire, est celui qui étudie les courants de l'histoire, sans pour autant s'aventurer sur le terrain de la spéculation abstraite sur lequel s'est engagé le marxisme qui en est une déviation. Le socialisme authentique, celui qu'il appelle « le nôtre », est « le socialisme historique », celui qui n'a pas réduit le socialisme en politique, qui reste au niveau d'une « philosophie de l'histoire du futur » (258).
Cependant, même s'il n'existe point de finalité ou de vérité absolue, point de solution unique ni de prévisions valables en dehors de celles que l'on peut entrevoir comme découlant du stade de l'évolution où se trouve la société, une grande certitude éclaire ce monde imprévisible : « l'avenir est au socialisme » (259). Cette certitude est née de la conception fondamentale que se fait Barrés de l'histoire et qu'il exprime de la manière suivante : « Il y a une causalité qui détermine les transformations sociales »(260). Cette causalité dont le socialisme est le résultat, Barrés la considère comme une donnée fondamentale qui ne nécessite point d'autre démonstration que l'autorité de Hegel. Pour lui, « la transformation sociale ne peut être entravée », car elle est dans « le sens de l'évolution historique » (261), parce que « le
(255) BARRÉS, « L'arbre de vie d'une idée, in op. cit., p. 25.
(256) Ibid.
(257) Ibid.
(258) BARRÉS, « Le bourru bienfaisant », La Cocarde, 26 février 1895.
(259) BARRÉS, «27 janvier», La Cocarde, 27 janvier 1895.
(260) BARRÉS. « L'idéal et les premières étapes », La Cocarde, 18 septembre 1894.
(261) BARRÉS, « L'ingérence du pouvoir central », La Cocarde, 22 novembre 1894.
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monde marche, les choses sont plus fortes que tout... (262). C'est cette foi dans un avenir où « la caste aujourd'hui possédante va sombrer dans une transformation du régime social » (263), qui constitue le socialisme. Etre socialiste n'est rien d'autre que croire de toutes ses forces que l'avenir appartient au socialisme, qu'une irrésistible causalité y mène. Le socialisme est donc, pour Barrés, une foi aussi bien qu'une conclusion logique de ce qu'il appelle « les sciences historiques ».
Il est certain qu'à l'époque de La Cocarde, libéré des obligations de son mandat législatif et fermement décidé à mener une action de longue haleine, Barrés s'est consacré à l'étude de la philosophie politique. Il subit sans doute l'influence du milieu de militants socialistes qui est alors le sien, hommes qui s'instruisent ou qui, au moins, savent qu'il faut s'instruire. Cependant, il ne semble pas qu'il ait jamais acquis une solide connaissance des oeuvres de Hegel ou de Marx. Ses écrits révèlent plutôt une certaine familiarité avec des idées qui étaient dans l'air, que les traces d'une lecture approfondie, l'assimilation d'une terminologie plutôt que les prémisses philosophiques d'un système de pensée. C'est pourquoi les critiques qu'il adresse à la pensée marxiste prêtent souvent à sourire, mais en révélant la fragilité de cette version du socialisme, elles illustrent toutes les ambiguïtés, toutes les contradictions et toutes les difficultés du socialisme français à la veille de l'Affaire.
La période qui sépare le boulangisme de l'Affaire est sans doute la période la plus féconde de la vie intellectuelle de Barrés. Il ne publie alors qu'un seul ouvrage, L'Ennemi des Lois, mais c'est le moment où il s'instruit, où il cherche sa voie propre, celle qui débouchera finalement sur Les Déracinés. C'est le moment où il se consacre, comme il ne l'a jamais fait jusqu'alors, à la philosophie politique, où il découvre le socialisme qui porte tous ses espoirs d'un renouveau spirituel et social. C'est aussi une étape de son itinéraire intellectuel où cohabitent dans sa pensée des éléments qui peu de temps après se révéleront contradictoires. Il collabore alors avec des hommes qu'il combattra violemment quelques années plus tard. « Nous étions alors tangents en plusieurs points, ce qui est contre la saine géométrie », écrira Eugène Fournière quinze ans après La Cocarde (264). Mais c'est un moment où la cohabitation de ces éléments « tangents » est encore possible, où de jeunes intellectuels unis dans un même refus de la société bourgeoise, du capitalisme, dans une même dénonciation des valeurs bourgeoises et de l'ordre établi, donnent l'illusion de pouvoir dépasser, par une même volonté révolutionnaire, les vieilles querelles.
Barrés est alors un intellectuel qui entend assumer pleinement son rôle. Il se sent responsable de l'évolution du socialisme, il multiplie les mises en garde et les critiques, il se fait le gardien des valeurs individuelles et il sait qu'il lui appartient de penser, mais aussi d'agir. Penser et repenser un monde qui accable l'individu, et poser, dans un journal à grand tirage, les problèmes fondamentaux
(262) BARRÉS, «Une revanche», La Cocarde, 12 janvier 1895.
(263) BARRÉS, « Le bourru bienfaisant », La Cocarde, 26 février 1895.
(264) Lettre d'Eugène Fournière, in Henri CLOUARD, op. cit., p. iv.
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de la condition humaine. Il met le journal qu'il dirige à la disposition des groupes ouvriers, il se lance, en 1893 et 1896, dans la mêlée électorale. Il est à la fois l'homme d'un combat et l'intellectuel conscient de ses devoirs d'homme libre.
Un nationalisme encore relativement ouvert, un socialisme individualiste, un antisémitisme qui n'est pas encore incompatible avec le socialisme constituent l'essentiel de cette tentative de renouveau. L'Affaire Dreyfus, en mettant chacun en demeure de se définir par rapport à un certain nombre de principes, va balayer ces efforts de rassemblement.
Dans le boulangisme et durant les années qui précèdent l'explosion de l'Affaire, Barrés poursuit donc l'élaboration d'un nationalisme des « petits », de tous ceux qui n'ont pour eux que leur enracinement, leur qualité de Français. Ce nationalisme populiste, antilibéral et antibourgeois, qui s'applique à promettre des satisfactions d'ordre économique aux couches sociales les plus défavorisées, semble un instant capable de rivaliser avec le marxisme. Parce qu'il s'attaque aux excès du capitalisme et à la société bourgeoise, le boulangisme peut, dans une situation équivoque, passer pour un mouvement de gauche. Son langage incendiaire, ses velléités révolutionnaires peuvent faire illusion dans un contexte de crise de la démocratie, alors que le libéralisme opportuniste qui, sous peine de succomber sous l'assaut combiné de la gauche et de la droite, ne pouvait que perpétuer l'immobilisme politique et social, doit faire face à la révolte d'une partie de sa clientèle traditionnelle. C'est ainsi que l'antiparlementarisme jacobin parvient à mobiliser des tempéraments autoritaires de gauche sur une plateforme idéologique qui est d'abord une critique négative de la faiblesse, de l'incohérence, du caractère impersonnel du régime. Stabiliser l'autorité, affermir l'exécutif, donner à l'Etat une tête et un cerveau — tel est l'objectif principal de l'idéologie boulangiste.
Mais le boulangisme barrésien et le programme de La Cocarde n'en restent pas là : ils cumulent en effet l'autoritarisme politique et un certain socialisme non marxiste, plus tard antimarxiste. Ce sont les deux aspects de l'antilibéralisme qui fait le fond du boulangisme et plus tard du nationalisme. Contre l'institution qu'incarne la démocratie libérale, Barrés fait appel au peuple, contre les jeux de cirque du parlementarisme, à l'action directe, contre la bourgeoisie triomphante, et en évoquant largement l'imagerie révolutionnaire, aux couches sociales les plus défavorisées, menacées par de nouvelles techniques de production industrielle et des nouvelles méthodes de commercialisation. Mais cette évocation de la Révolution ne garde rien de son sens jacobin et partisan ; elle retient un certain vocabulaire mais en abandonne le contenu. Vidé de l'humanitarisme, de l'universalisme, de l'appel à la liberté que lui avait conféré la Révolution, ce vocabulaire de révolté sert à présent à battre en brèche le régime représentatif. Au parlementarisme, Barrés oppose le culte du chef, à l'incohérence des institutions, le sens de l'autorité, au capitalisme un vague programme de réformes dont l'essentiel est un protectionnisme sommaire, mais appuyé sur un paroxysme verbal antibourgeois, susceptible de mobiliser les masses populaires. Que de larges parties du monde ouvrier ou la
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clientèle radicale à Paris aient donné leur adhésion à un tel mouvement ne prouve pas que c'était un mouvement de gauche mais seulement que, dans une situation donnée, de vastes couches populaires peuvent aisément adhérer à un parti et à un programme qui empruntent à la gauche ses valeurs sociales et à la droite ses valeurs politiques. Telle fut l'originalité du boulangisme : grâce à cette synthèse audacieuse, de larges couches populaires subirent l'attrait du « Parti national ». Même éphémères, les triomphes du boulangisme et, plus tard, le succès de La Cocarde montrent bien que toute la gauche n'était pas imperméable au culte de l'homme fort, qu'elle pouvait aisément s'accommoder de la défaite d'une République qui ne répondait pas à son propre idéal, qu'elle n'était pas insensible à la démagogie pour peu qu'elle livre à sa vindicte les grands seigneurs de la finance.
A cette synthèse qui, bien plus que l'élan patriotique et la conjoncture de tension avec l'Allemagne, fit la force du boulangisme, Barrés ajoute l'antisémitisme. Dans l'antisémitisme moderne, il découvre le moyen d'intégration par excellence du prolétariat dans la communauté nationale, le terrain idéal qui permet enfin de dépasser les clivages sociaux, de mobiliser la nation toute entière : c'est ainsi que Barrés transforme de simples sentiments xénophobes et antijuifs en un concept politique de première importance. Il est le premier penseur politique français à employer cette arme nouvelle en la dépouillant de toute signification confessionnelle et, contrairement à Drumont, sans aucune référence à la vieille France monarchique.
Autoritarisme, culte du chef, anticapitalisme, antisémitisme, un certain romantisme révolutionnaire, tels sont les éléments essentiels du boulangisme barrésien. Cette synthèse bien plus moderne que le boulangisme officiel, celui du Général et de son état-major, fait au nom de l'intérêt national considéré comme primant toute autre forme d'intérêt, annonce étrangement certaines formes de fascisme.
Le boulangisme qui recrute dans tous les milieux, qui rompt l'espace d'un moment les barrières des fidélités coutumières, l'expérience de La Cocarde illustrent toutes les ambiguïtés d'une période qui voit se forger et se définir les positions qui permettront, au temps de l'Affaire, un reclassement des forces politiques et des courants idéologiques.
Au lendemain de l'effondrement du « Parti national », Barrés se rapproche considérablement du socialisme, sans pour autant abandonner les positions qu'il avait défendues dans le boulangisme. Cette cohabitation d'hommes et d'idées qui, pendant l'Affaire, deviendra inimaginable, semble alors très naturelle. Une importante partie du monde ouvrier appuie volontiers toute forme d'opposition au régime, tout anticapitalisme, quelles que soient les motivations de ses alliés. Anciens boulangistes et socialistes mènent un même combat dans la Chambre élue en 1889, des députés guesdistes sont élus grâce aux voix boulangistes, et La Cocarde se considère comme un organe de rassemblement de toutes les oppositions ayant pour seules caractéristiques communes l'anticapitalisme et l'antilibéralisme. Que de nombreux ouvriers aient adhéré à de telles opérations ne les transforme pas automatiquement en opérations de gauche, mais, au contraire, cela prouve qu'avec un vocabulaire de gauche l'on peut attirer une clientèle traditionnellement
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républicaine pour lui faire faire une politique qui, en dernière analyse, est une politique de droite. Il s'agit là d'un phénomène nouveau : pour la première fois, l'on peut se réclamer de la Révolution, de 48, de la Commune, pour préconiser une « journée » populaire dont le bénéficiaire serait un sauveur, cet homme fort, honni de la vieille tradition républicaine. Pour la première fois, on peut en appeler à de larges couches de la population et obtenir leur adhésion enthousiaste au nom de l'autoritarisme politique : et ce sont d'authentiques hommes de gauche, des dissidents de l'extrême-gauche, qui lancent un mouvement qui se range résolument à la fois sous la bannière de l'autoritarisme et du suffrage universel, de l'homme élu par l'instinct du peuple et des réformes sociales. Des thèmes jusqu'alors considérés comme fondamentalement contradictoires cessent de l'être à la fin des années 1880 : c'est en cela que réside l'importance du boulangisme, souvent masquée par les aspects folkloriques du mouvement et la médiocrité de son chef. Et c'est finalement en cela que le boulangisme barrésien et la synthèse de La Cocarde annoncent déjà la politique des masses propre à notre siècle.
Notes de Lecture
DE LA RÉVOLUTION A LA COMMUNE
Maurice DOMMANGET. — Babeuf et la conjuration des Egaux. Paris, Editions Spartacus, 1969, 80 pages.
La carrière d'historien du mouvement ouvrier et socialiste de Maurice Dommanget s'est organisée autour de deux grandes figures, Babeuf et Blanqui, auxquels il avait consacré, dès 1923, deux petits volumes publiés, si nos souvenirs sont exacts, par la librairie de l'Humanité et épuisés depuis longtemps. Lorsque Albert Mathiez voulut publier dans la collection « Les classiques de la Révolution », qu'il dirigeait à la librairie Armand Colin, un recueil de Pages choisies de Babeuf, il chargea Maurice Dommanget de l'établir (1). Maurice Dommanget est aujourd'hui l'historien qui connaît le mieux Blanqui, auquel il a consacré cinq ou six volumes.
Maurice Dommanget réédite aujourd'hui aux éditions Spartacus le petit volume consacré à Babeuf, « sans changement » dit l'introduction du volume. Babeuf a fait l'objet, ces trente dernières années, de publications diverses, ouvrages de grand public ou travaux d'érudition, y compris un colloque consacré à Babeuf, auquel a participé Maurice Dommanget. Dommanget estime que sa biographie succincte peut continuer à remplir son office. On regrettera qu'il ait supprimé la bibliographie donnée dans la première édition au lieu de la mettre à jour, se contentant d'ajouter ses nouvelles publications (2).
Une première partie présente les hommes : Babeuf et ses compagnons. Une deuxième partie, les faits, raconte la conjuration dont Buona(1)
Buona(1) choisies de Babeuf recueillies, commentées, annotées avec une introduction et une bibliographie critique par Maurice DOMMANGET, avec une préface de Georges LEFEBVRE, Paris, Armand Colin, 1935, I vol., in 8°, 330 pages.
(2) Jacques GODECHOT a donné une excellente mise au point : « Les travaux récents sur Babeuf », Annales historiques de la Révolution française, octobredécembre 1960.
132 NOTES DE LECTURE
roti a fait l'histoire dans La Conspiration pour l'égalité, dite de Babeuf, ouvrage en deux volumes publié en 1828-1830 et réédité en 1957 (3). La troisième partie expose les idées de Babeuf, saluées par Marx et Engels dans le fameux Manifeste communiste de 1848, comme la première formulation de la théorie de la lutte des classes, à la base aujourd'hui de toutes les doctrines socialistes.
En appendice, l'ouvrage donne deux documents importants : l'analyse de la doctrine de Babeuf et le Manifeste des Egaux, réédité par Sylvain Maréchal.
Le 8e congrès du parti socialiste S.F.I.O., tenu à Saint-Quentin, ville natale de Babeuf, en avril 1911 a rendu hommage à sa mémoire.
Antoine PERRIER.
Maurice DOMMANGET. — Sur Babeuf et la conjuration des Egaux. Paris, Maspero, Bibliothèque socialiste, 1970, 392 pages.
1922-1970 : cinquante années de fidélité babouviste trouvent leur place dans la Bibliothèque socialiste des Editions Maspero, qui vient de s'enrichir d'un recueil de quinze études consacrées par Maurice Dommanget à la Conjuration de l'an IV. D'emblée, l'ouvrage livre ses intérêts : Babeuf, avec un accent mis sur les années de formation (5 études) ; les Egaux de 1796, Sylvain Maréchal (3e), Buonarroti (2°), Charles Germain (lre) ; le projet et les méthodes de la conspiration (4e). Sur cet horizon d'histoire politique et, plus encore, biographique les absences sont significatives. Aucune étude ne se donne pour objet l'assise sociale du babouvisme, et ce blanc conduit à occulter la discordance entre les continuités artisanales et boutiquières du personnel de l'an IV, soulignées par A. Soboul (4), et l'idéologie communautaire des Egaux. Débarrassée de ses pesanteurs sociologiques, la Conjuration devient, par delà l'événement, annonciation prophétique. A partir de la pure nouveauté de Babeuf les générations militantes déroulent la geste socialiste des siècles industriels et, pour M. Dommanget, la vertu de cet exemple premier n'est pas encore épuisée pour l'inspiration révolutionnaire.
Ce ressourcement, qui a sa noblesse et son courage, n'est-il pas sur un plan d'histoire dangereuse relecture ? Déchiffrer les événements de 1796 à partir de leur fonction dans un xixe siècle qui, de 1830 à Jaurès, les décrit comme acte fondateur de la nouvelle espérance politique, n'est-ce pas se limiter à scruter dans ce que l'on pose comme un avant les signes d'un devenir exalté comme fin ? Ce type de regard, Babeuf lui-même le suggère par une extraordinaire conscience d'histoire qui, tout en enracinant le vécu dans la « résurrection des morts » dont parle le Marx du 18 Brumaire, désigne le procès de Vendôme comme un avènement. Babeuf est Gracchus et, en même temps, radical fondateur puisque la communauté des biens n'est pas la loi agraire. En harmonique,
(3) La conspiration pour l'Egalité, dite de Babeuf, rééditée par Albert SOBOUL, et Robert BRÉCY, avec une préface de Georges LEFEBVRE, 2 vol., in 16°, Paris, 1957, Editions sociales.
(4) A. SOBOUL, « Personnel sectionnaire et personnel babouviste », Annales historiques de la Révolution française, 1960, n° 4, p. 436.
NOTES DE LECTURE 133
même décalage pour ce qui est du destin individuel. Les années d'avant la Révolution ne prennent sens qu'éclairées par l'an IV ; d'où l'image que construit Babeuf de son propre passé, d'où la quête de l'historien porté à ne voir dans le concurrent de l'Académie d'Arras que l'esquisse du Tribun du Peuple.
Cette visée eschatologique, pour qui le martyre de mai 1797 est porteur de la République des Egaux, est devenue histoire au xixe siècle, mais une histoire où se démêlent difficilement la description de l'événement, l'exaltation de l'exemple, la justification de l'avenir. N'est-il pas dès lors dans la tâche de l'historien d'aujourd'hui de se libérer quelque peu de ces fidélités reçues ? L'histoire de la Conspiration pour l'Egalité doit-elle être à jamais celle transmise par le combat perpétué de Buonarroti ?
Roger CHARTIER.
Paul MASSÉ. — Pierre-François Piorry, conventionnel et magistrat (1758-1847).
Mémoires de la Société des Antiquaires de l'Ouest (4e série, tome IX, année 1965), Poitiers, 1968, 182 pages ; index et illustrations.
Puisant largement dans les Archives nationales, départementales et privées, l'auteur nous restitue la figure de ce juge seigneurial poitevin emporté dans le tourbillon révolutionnaire. Conventionnel, membre du Comité de Législation, puis chargé du contrôle des marchés de l'Etat, cet homme intelligent et débordant de vitalité fut un terroriste qui, directement ou par personnes interposées, domina Poitiers, sa cité. Poursuivant Thibaudeau et sa famille de sa vindicte, il ne sut pas toujours dominer ses passions personnelles. Mais comme beaucoup de terroristes, il fut intègre et, à la chute de Robespierre, sa condition de fortune n'avait guère changé.
La réaction thermidorienne le conduisit à gagner sa vie comme fabricant de savons, avocat et journaliste, faisant flèche de tout bois pour subsister mais aussi pour rentrer en grâce. Contraint de s'éloigner de Paris, après la découverte du complot babouviste auquel il était pourtant étranger, il finit par obtenir un poste de magistrat. Ce sera, comme bien d'autres, un homme de loi compétent, minutieux et précis que la Révolution léguera à Napoléon Bonaparte. Ce dernier l'utilisera aussi bien en Allemagne qu'en Belgique.
L'auteur, qui précise par touches successives la psychologie de son personnage, sait toujours le replacer dans son milieu et nous en donner ainsi une plus exacte mesure. Chemin faisant, il nous donne d'utiles précisions sur la France révolutionnaire et impériale.
Jean-Paul BERTAUD.
Fernand RUDE. — L'Insurrection lyonnaise de novembre 1831. Le mouvement ouvrier à Lyon de 1827-1832. 2e édition, Paris, Editions Anthropos, 1969, XV-785 pages + planches.
Les éditions Anthropos ont eu l'heureuse idée de rééditer la thèse que F. Rude avait publiée en 1944 ; son Mouvement ouvrier à Lyon de 1827 à 1832, l'une des premières monographies scientifiques en ce domaine, épuisé depuis longtemps, était devenu introuvable. Le texte n'a
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pas été modifié, et il serait vain de refaire, avec vingt-cinq ans de retard, le compte rendu d'un ouvrage devenu classique. Il suffit d'en rappeler, en quelques mots, l'économie générale : un long prologue montre la vitalité des traditions jacobines et bonapartistes dans la classe ouvrière de la Restauration, la pérennité d'un esprit revendicatif qui peut vaciller mais ne s'éteint jamais, les premiers essais d'organisation, le désenchantement qui succède à l'équivoque soleil de juillet. Puis F. Rude ordonne avec une grande maîtrise des témoignages dispersés et contradictoires en un récit minutieux de ces journées de septembre 1831 d'où sort une manière de Commune ouvrière avant la lettre, vite embarrassée de son pouvoir ; enfin, il montre le retentissement sur l'opinion, bourgeoise et ouvrière, française et étrangère, de la brutale découverte du quatrième Etat et de la lutte des classes au cours d'événements qui, pour la première fois, avaient fait émerger l'idée d'une « légitimité d'un ordre public pris dans le sein des prolétaires » (p. 736).
A travers son récit, F. Rude avait eu le mérite de faire tomber le mythe d'une émeute de la faim, spontanée et informe, pour révéler le visage d'une classe ouvrière relativement aisée, instruite, et fort en avance par l'intérêt qu'elle portait à la vie politique et aux premières idéologies socialistes ; en bref, déjà consciente d'elle-même, donc des antagonismes sociaux et de son propre avenir ; comme le notait lucidement, après coup, le préfet Gasparin, « on s'était battu parce qu'on se haïssait et non parce qu'on souffrait ».
Ce n'est en rien diminuer le mérite de l'ouvrage que de souligner cependant qu'il date ; dans le quart de siècle qui sépare les deux éditions, l'histoire sociale, qu'il a contribué à éveiller, a trop développé ses ambitions et trop perfectionné ses méthodes pour qu'il en soit autrement. Et le récit minutieux des faits — qu'il fallait bien établir — éveille la curiosité à deux niveaux : celui des structures sociales et de la conjoncture économique, celui de la sociologie des mouvements populaires. Bien sûr, ce n'est pas la misère qui rend révolutionnaire, mais l'environnement économique éclaire, s'il ne conditionne pas ; si la conjoncture à court terme n'est jamais absente, on aimerait en savoir plus sur la moyenne et la longue distances, pour le mouvement de la production, du coût de la vie, du revenu salarial et patronal, dont les données, qui existent, n'ont pas été soumises à toutes les ressources de l'élaboration statistique ; et, tout de même, Lyon perd 15 000 habitants entre 1826 et 1831, soit plus de 10 % de sa population, et, si l'on en croit d'Angeville, stagne jusqu'en 1836 sans que la progression des communes suburbaines compense les pertes. Et c'est le tarif qui fait descendre la Croix-Rousse aux Canuts derrière les minorités conscientes (et infimes) que nous décrit F. Rude. D'autre part, ils étaient déjà descendus pour des raisons semblables, en 1744, et avaient établi dans la ville le même pouvoir éphémère; et l'organisation de la Fabrique, pour l'essentiel, reste immuable des profondeurs du XVIIIe siècle aux années 1875-1880. Alors, « tournant de l'histoire universelle » ? peut-être, mais la stupeur de la Monarchie bourgeoise découvrant les Barbares de ses faubourgs : le signe que, plus que la classe ouvrière lyonnaise, c'est le monde qui a changé ?
Yves LEQUIN.
NOTES DE LECTURE 135
Jean SIGMANN. — 1848. Les Révolutions romantiques et démocratiques de l'Europe. Paris, Calmann-Lévy, 1970 (collection « Les grandes vagues révolutionnaires »), 363 pages.
Dans l'introduction (p. 12), Jean Sigmann précise lui-même l'enjeu de sa recherche et la place de son livre dans l'historiographie de la révolution de 1848 : « Le livre voudrait souligner, sinon l'actualité, à tout le moins le caractère moderne des problèmes posés par 1848. On n'y trouvera point un résumé des révolutions : il en existe d'excellents. Toutefois beaucoup sont, en dépit du talent de leurs auteurs, peu intelligibles à la plupart de leurs lecteurs [...]. Cette histoire événementielle prend forcément l'aspect d'une chronologie qu'agrémente le style du narrateur. Elle résulte de choix dont les raisons même bonnes échappent aux non-spécialistes. Certes, ces abrégés sont souvent précédés de chapitres aux formules rassurantes : « Causes et origines »... Ainsi le lecteur est-il poussé à admettre la fatalité des révolutions qui éclatèrent inopinément et à ignorer le poids, sur la conduite des hommes, de révolutions prévisibles qui avortèrent. »
Jean Sigmann revendique donc la rupture avec une certaine histoire de 1848. Le lecteur devra juger lui-même si le livre échappe au schéma révoqué.
La première partie (pp. 19-177) traite de « l'Europe des années quarante ». Justifiant le titre de l'ouvrage Les révolutions..., Jean Sigmann envisage chacun des Etats ou groupes d'Etats séparément : le titre de chaque chapitre donne le ton. Le premier, « Au Royaume-Uni : capitalisme, prolétariat, libéralisme, nationalisme irlandais », titre provocateur au regard de ceux qui suivront, au sujet d'un pays qui ne connaîtra pas la révolution pour des raisons que E. Labrousse et E. Hobsbawm ont déjà évoquées : technique de déminage du gouvernement anglais, et absence d'une capitale révolutionnaire. C'est probablement pour cette dernière raison que, par opposition, l'auteur intitule le chapitre suivant : « Les contrastes de la France rurale : une bourgeoisie dominante, une capitale révolutionnaire. » Dans ce long chapitre, retenons surtout ce qui concerne les émigrés étrangers à Paris. L'étude de la cause polonaise est particulièrement bien menée (pp. 55-58) ; Sigmann montre les oppositions entre émigrés polonais, entre blancs et rouges (pp. 59-62). Le paragraphe « Paris, capitale de la révolution en Europe » (pp. 59-77) annonce le cadre européen qui est celui de la seconde partie du livre. Le troisième chapitre est consacré à la péninsule ibérique, la Suisse, la Belgique dont le dénominateur commun est d'être « voisins de la France » et d'avoir des « régimes constitutionnels ». La Suisse est trop souvent oubliée (pp. 87-93) : les conflits dont elle est le théâtre préfigurent la vague révolutionnaire de 1848. De même, en six pages, la problématique belge est esquissée avec bonheur. « L'Europe du nord aristocratique et absolutiste » ne manque pas au décor. On trouvera une bonne et claire présentation du problème des duchés dans le paragraphe « Le Danemark face au nationalisme germanique » (pp. 106-110), problème que l'on replace rarement dans le contexte danois. Dans le chapitre suivant, « l'Europe centrale germanique », Sigmann a raison d'étayer sa présentation d'éléments du vocabulaire historique et juridique allemand qu'il est si souvent difficile de rendre en français. Jean Sigmann fait
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une fine description de la société allemande (pp. 122-137) dans laquelle les universitaires sont mis en évidence. Dans « l'Europe centrale des nationalités », on notera principalement l'accent mis sur les limites de la renaissance slave (pp. 149-157), et sur la méfiance que provoquent partout les ambitions magyares (pp. 141-157) plus que la germanisation des élites (pp. 139-141).
La deuxième partie du livre est plus chronologique. Le premier chapitre se propose d'analyser les « crises économiques, sociales, politiques, et nationales » de 1846 jusqu'à janvier 1848. Jean Sigmann refuse la connexion systématique entre la crise économique et les révolutions, qui éclatent d'ailleurs après que la crise ait dépassé son point le plus critique. Par contre, une place privilégiée est attribuée parmi les prodromes de la révolution aux affaires du Slesvig-Holstein, de Cracovie et de Suisse où le triomphe du radicalisme est perçu comme la « première victoire des peuples ». L'influence des événements et des idées en Allemagne du sud est bien analysée (pp. 196-201) par un historien qui ne confond pas l'histoire de l'Allemagne avec celle de la Prusse. La révolution parisienne justifiait naturellement une approche particulière (pp. 207-231), on en trouvera un récit bien mené, sans surprise. Le chapitre se termine par l'évocation d'un thème cher à l'auteur : « La révolution française et l'Europe » (pp. 231-241) ; la conclusion : « Exportée, la révolution populaire parisienne n'a pris de formes explosives que chez les peuples à la recherche de leur unité nationale » (p. 241). La suite du chapitre est consacrée à la description et à l'analyse menées conjointement des révolutions hors de France. L'intérêt essentiel de l'entreprise est de couvrir l'ensemble de l'Europe révolutionnaire d'un même mouvement chronologique divisé en trois phases : « La vague déferle (mars-juillet 1848) », « le reflux (juillet-décembre 1848) », « la débâcle (décembre 1848-août 1849) », plan qui a l'avantage d'être toujours opérationnel.
En guise de conclusion, Jean Sigmann offre « quelques réflexions » à ses lecteurs (pp. 333-339), qui constituent aussi un bref bilan ; les échecs, les espoirs, les victoires, et une esquisse de la postérité et de l'héritage de 1848.
L'ouvrage est complété par des « repères chronologiques » qui sont les bienvenus, et une bibliographie dont le caractère sommaire explique peut-être l'économie de quelques ouvrages récents, surtout étrangers, qui parfois offrent de nouvelles perspectives d'interprétation.
Au total, un ouvrage utile qui permet une approche européenne de problèmes dont l'étude est trop souvent confinée aux limites nationales des seules « grandes puissances », une approche qui respecte l'opinion et la psychologie des contemporains.
Michel LEPRÊTRE.
Maurice DOMMANGET. — Blanqui. Paris, E.D.I., 1970, 94 pages.
Les événements de mai 1968 ont révélé dans un large public un regain d'intérêt pour le socialisme français et ses théoriciens de 1848. Le centenaire de la Commune entraîne lui aussi la publication active d'ouvrages. Cette faveur récente de l'édition pour des événements longtemps négligés, ou volontairement étouffés et déformés, est louable. Elle
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permet ici la réédition d'une étude de 1924 de Maurice Dommanget sur Blanqui (5), parmi les multiples ouvrages que l'auteur a consacrés au révolutionnaire.
L'auteur n'a pas jugé utile de modifier la forme primitive du texte. Il renvoie pour plus ample information à la bibliographie comprise dans son livre de 1957, Les idées politiques et sociales d'Auguste Blanqui (6) ; il inclut en annexe une partie d'une étude sur la devise « Ni Dieu ni Maître », recherche de son origine plutôt qu'analyse de son contenu.
Par son format, sa relative minceur, voici une oeuvre destinée à la première information d'un public intéressé, un viatique sur la vie et l'oeuvre d'un révolutionnaire méconnu bien que très connu. Pour plus de clarté, l'auteur a scindé son texte en deux parties cédant par là aux règles anciennes et rigides de la biographie : en première partie une présentation chronologique de cette vie scandée par la participation au triptyque révolutionnaire français du xixe siècle (1830, 1848, 1870), avec en contrepoint les longs séjours en prison où s'aiguise la réflexion de 1' « Enfermé » (quelque trente années de geôle pour une vie qui fut heureusement longue : 1805-1881). La seconde partie est consacrée à l'exposé thématique, succinct certes, mais précis, de la pensée de Blanqui et de sa cohérence ; ceci, sans doute, pour réhabiliter la portée de sa critique sociale. On a, en effet, coutume de voir dans Blanqui l'homme d'action formé à l'école des sociétés secrètes, qui croit à la conspiration libératrice, le technicien méticuleux de l'insurrection et la victime presque propitiatoire de l'identique répression de trois régimes politiques différents.
Mais le plan systématique de cet ouvrage chaleureux et scrupuleux (cf. l'exposé du document Taschereau) porte préjudice au propos de l'auteur. L' « activisme » de Blanqui est, en fait, l'expression directe de ses conceptions : une pensée en actes. Sa pratique révolutionnaire est moins l'expression d'une insuffisance d'analyse que la conséquence des contradictions théoriques propres au socialisme français prémarxiste. De fait, celui que Marx considère, en 1861, comme « la tête et le coeur du parti prolétaire en France », n'échappe pas aux contradictions qu'il dénonce chez les utopistes.
En Blanqui, l'héritage domine en matière de doctrine plus que l'innovation ; se mêlent dans son discours les traditions divergentes de la Révolution française. Ainsi sa pensée économique stigmatise avec humour P « Empereur-écu », mais demeure courte. Dans la tradition des économistes du XVIIIe siècle, le capital n'est pour lui qu'accumulation de numéraire. En disciple de Babeuf, par l'intermédiaire de Buonarroti, il reprend le thème de la « guerre entre les riches et les pauvres » en termes de classes et conclut à la nécessaire prise du pouvoir politique. Car sa critique porte surtout sur la nature de l' « Etat bourgeois », « gen(5)
gen(5) édition : Paris, 1924, Librairie de l'Humanité, collection « Histoire des doctrines socialistes » (« les idées et les faits »), in 12°, 96 pages. — Edition russe : Leningrad, 1925, in 8°, 100 pages.
(6) Voir aussi l'oeuvre récente de Samuel BERNSTEIN, Auguste Blanqui, Paris, Maspero, 1970, 352 pages, traduit de l'anglais par Jean Vaché ; ce livre comporte un état à jour des travaux récents.
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darmerie de riches contre les pauvres », qui fait donner tour à tour les instruments de son oppression : l'Eglise et l'Armée. Théoricien de la répression idéologique, plus que de l'antagonisme social, il entend lutter contre elle par l'arme du pouvoir, et lui oppose « liberté, laïcité, instruction », formule toute empreinte d'hébertisme. Ainsi « les changements politiques sont seuls capables d'opérer une transformation sociale », mais Blanqui se soucie peu de formuler le socialisme car les rêves reconstructifs de la société sont inhibés par l'ordre actuel ; la révolution seule est créatrice. Voilà pourquoi ce touche-à-tout de la révolution s'engage dans l'action et érige en système la tactique du coup de force. Par l'action, il dénonce ainsi les inerties des utopistes. Les modèles de l'an II sont là. A l'insurrection menée par une minorité militante et victorieuse est lié l'établissement d'une dictature parisienne de type jacobin que Blanqui appelle « dictature du prolétariat ». Or le terme de prolétariat est ambivalent ; il renvoie à l'élite de conspirateurs, à la minorité qui mène la dictature et au « peuple en armes » assurant la nouvelle « gendarmerie des pauvres ». Mais Blanqui n'envisage jamais les contacts étroits qui lient les minorités agissantes et les masses ouvrières. Cette dictature est issue de la déception de 1848, révolution « guet-apens » laissée aux « escamoteurs de février ». L'auteur semble avoir, par souci de cohérence, négligé le caractère divergent de ces filiations doctrinales (ainsi page 77, il assimile babouvisme et jacobinisme dans l'exposé de la tactique blanquiste). Ces traditions cumulatives attestent, pourtant, des contradictions de cette période d'intense fermentation idéologique, mais de faiblesse du mouvement ouvrier.
La présentation de la doctrine de Blanqui par l'auteur est très fidèle. On peut cependant regretter que certains éclairages n'aient point été modifiés. Ecrivant en 1924, Maurice Dommanget avait actualisé la pensée de Blanqui. Concluant à la fusion progressive, après la Commune, du marxisme et du blanquisme, il semble avoir recherché certaines filiations idéologiques du socialisme français avec le marxisme-léninisme. La dictature du prolétariat, vue par Blanqui, serait à l'origine de la thèse léniniste. Dans cette perspective, on comprend que l'auteur regrette (page 40) que « l'homme d'action chez Blanqui ait porté préjudice au penseur ».
Henriette ASSÉO.
Sanford-H. ELWITT. — Politics and social classes in the Loire : the triumph of republican order, 1869-1873. French historical Studies, 1969.
On sait que pour consulter la collection du bulletin paroissial de tel « Plou » du Finistère, il faut aller à la bibliothèque de Princeton, et que, si l'on n'y prend garde, c'est en Amérique que se fera demain l'histoire de la vieille Europe. Un historien canadien, Sanford-H. Elwitt, joue les Huron en Forez, bouscule avec bonheur nos sempiternels cadres chronologiques et atteint d'emblée à l'essentiel. En trois dizaines de fortes pages, appuyées sur une utilisation solide et des sources et des études locales, sur une connaissance intime et de la réalité régionale et du contexte national, il démonte le mécanisme qui assure, à travers une guerre et une révolution manquée, la permanence des dominations économiques et sociales.
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De 1869 à 1873, le drame se joue en trois actes : l'alliance circonstancielle et ambiguë de la classe ouvrière et des industriels républicains contre l'Empire ; après le 4 septembre, le front commun des possédants avec une paysannerie de petits propriétaires qui se souvient, sans regret, du drapeau blanc et redoute, avec horreur, le drapeau rouge ; l'installation, contre les aspirations ouvrières à un bouleversement social, d'un juste milieu nouveau style qu'a retrouvé spontanément une bourgeoisie maîtresse de la presse et des machines électorales : la République sera non « ... de classe, mais de fusion des classes » et, de Monsieur Thiers à Gambetta, il n'y aura pas pour elle de question sociale. Ou comment la bourgeoisie du profit découvre les vertus paysannes pour transformer une révolution en changement de régime...
Yves LEQUIN.
SOCIALISMES
Hans-Georg LEHMANN. — Die Agrarfrage in der Théorie und Praxis der deutschen und internationalen Sozialdemokratie. Tûbingen, J.-C.-B. Mohr, 1970, 329 pages (Tubinger Studien zur Geschichte und Politik, 26).
Le problème agraire, c'est-à-dire l'application de la doctrine aux conditions très originales du travail agricole, a toujours suscité des difficultés embarrassantes au socialisme et au communisme et il a partout entretenu un débat interne, aux phases contrastées, entre les dogmatiques attachés aux principes et les empiriques soucieux de s'adapter aux exigences propres de l'agriculture. De ce long débat, une excellente étude allemande vient de présenter un des moments les plus intéressants : la décennie 1890-1900. L'ouvrage, méthodique, ordonné, complété par une annexe documentaire, est bien informé de la vie intérieure de la social-démocratie, sur laquelle il met l'accent. Il replace aussi fort heureusement les faits allemands dans l'évolution générale du socialisme et fait les comparaisons nécessaires avec les autres partis, notamment avec le parti français, très préoccupé alors de ce problème.
La social-démocratie commença de se préoccuper activement des paysans quand elle sortit du régime d'exception : aux congrès de Halle (1890) et d'Erfurt (1891), elle décida un effort soutenu de propagande dans les campagnes. Aussitôt cependant apparurent les difficultés. Tout d'abord, le programme révisé à Erfurt ne tenait aucun compte des particularités de l'agriculture. La partie théorique, rédigée par Kautsky, s'articulait sur le principe fondamental de la socialisation de tous les moyens de production et citait simplement le sol comme l'un d'eux, au même titre que les mines, les usines et les transports ; la deuxième partie, plus pratique, revendiquait l'amélioration de la condition des travailleurs sur le même plan à la ville et à la campagne ; il n'était pas du tout question des paysans petits propriétaires. D'autre part, les forces traditionalistes réagirent avec une extrême vigueur contre l'action des
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révolutionnaires dans les campagnes qu'elles considéraient jusqu'alors comme un secteur sain, préservé et sûr. Les propagandistes se heurtèrent à une farouche obstruction qu'illustra l'incident de Spenge. Dans ce village westphalien, un militant de Bielefeld possédait une parcelle sur laquelle il organisait des réunions socialistes. Le pasteur, fervent et dynamique, posta sur le champ voisin un orchestre de cuivres, dont le fracas couvrait la voix des orateurs. Les socialistes de la ville vinrent en plus grand nombre, leurs adversaires de la campagne firent de même et, passant aux voies de fait, les expulsèrent finalement par la force. En 1893, les résultats électoraux dans les circonscriptions rurales furent très décevants : malgré quelques succès locaux, les journaliers misérables de l'Est ne votèrent pas en masse pour la social-démocratie, comme on l'espérait.
Dans ces conditions, certains se préoccupèrent de mieux adapter la propagande aux conditions de la campagne. Ce fut d'abord de manière tout empirique, sans qu'on se préoccupât de justification théorique (ce que M. Lehmann appelle Opportunismus). En Allemagne, l'initiative en ce domaine vint des leaders bavarois, surtout de Georg von Vollmar, noble appauvri, proche des paysans dont il parlait le dialecte et portait le costume, surnommé par eux « Girgl ». A l'étranger, les Danois furent les premiers à formuler un programme agraire propre, mais l'ensemble de revendications immédiates présenté au congrès de Marseille (1892) par le parti ouvrier français guesdiste en faveur des petits exploitants eut plus d'écho encore ; le congrès de Nantes (septembre 1894) y ajouta un préambule doctrinal qui distinguait les petits propriétaires des « parasites de la grande propriété », après un rapport de Lafargue qui proclamait : « Le petit champ est l'outil du paysan, comme la varlope est celui du menuisier et le bistouri celui du chirurgien. » On sait comment Engels, gardien des principes, s'inquiéta de ces tendances : en même temps qu'il publiait le tome III du Capital avec ses chapitres sur la rente foncière, il consacrait sa dernière oeuvre, quelques mois avant sa mort, à la Question paysanne en France et en Allemagne. Il y rappelait avec force que, pour les marxistes, la concentration capitaliste engendrait « la disparition inéluctable du petit paysan », tout en ajoutant : « Nous ne sommes nullement chargés de hâter cette disparition. » « Réellement, écrivait-il en novembre à Lafargue, vous vous êtes laissé entraîner un peu trop sur la pente opportuniste. A Nantes vous étiez en train de sacrifier l'avenir du parti à un succès d'un jour. » « Du reste, précisait-il, j'ai tâché d'être aussi amical que possible, mais après l'abus qu'on a fait de cette résolution en Allemagne, il n'y a plus moyen de la passer sous silence. »
Dans la social-démocratie, le débat se développait en effet. Le congrès de Francfort venait de voter en octobre une résolution fondée sur le principe de la restitution du sol aux « producteurs qui aujourd'hui ouvriers ou petits paysans cultivent la terre au service du capital ». Une commission de quinze membres, chargée d'élaborer un programme agraire, travailla méthodiquement pendant l'hiver 1894-1895, s'efforçant notamment de tenir compte des différences régionales. Elle fut dominée par Vollmar et par Eduard David, un enseignant hessois d'esprit plus théoricien qui contestait ouvertement pour l'agriculture le dogme de la supériorité économique de la grande exploitation sur la petite. Bebel,
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lui-même membre de la commission, flotta beaucoup en la circonstance. Après avoir dénoncé au congrès puis devant un auditoire berlinois l'opportunisme de ce qu'il appelait Bauern- und Stimmenfang, il se montra plus conciliant et finit par accepter un texte qui envisageait, « dans le cadre de l'ordre politique et social existant », la remise des terres publiques ou nationalisées à des coopératives d'ouvriers et de petits paysans, et même, « dans la mesure où [la grande exploitation] ne se révèle pas rationnelle, à des exploitants indépendants sous le contrôle de l'Etat ou de la commune ». Ce n'était plus seulement de l'empirisme, mais du révisionnisme, et à un double titre : par le rôle confié à l'Etat bourgeois comme par l'abandon de moyens de production à la gestion individuelle. Comment Bebel y consentit-il ? il fut quelque peu entraîné malgré lui, sans doute parce qu'il se préoccupa plus de favoriser la propagande que de veiller à la rigueur doctrinale. Liebknecht, directeur du Vorwârts, prit nettement position dans le même sens.
Les doctrinaires, menés par Kautsky (Engels mourut en août), passèrent vigoureusement à la contre-offensive. Us obtinrent une large audience parmi les militants de base, presque tous des ouvriers citadins étrangers à la mentalité rurale. Une vive controverse se développa dans la presse du parti : l'exilé russe Parvus-Helphand (l'intrigant fameux de la Première guerre mondiale) y intervint notamment pour affirmer le rôle dirigeant du prolétariat industriel et, rejetant toute concesssion tactique, appeler à étendre la lutte de classe à la campagne. Au congrès de Breslau (octobre 1895), une majorité des trois quarts repoussa le programme agraire de la commission et adopta un texte raide de Kautsky qui refusait de considérer l'intérêt de l'agriculture « comme un intérêt du prolétariat », car il se trouvait « comme l'intérêt de l'industrie sous le régime de la propriété privée des moyens de production » et il n'était donc que « l'intérêt des détenteurs des moyens de production, des exploiteurs du prolétariat ». Bebel, qui connut alors sa seule grande défaite dans le parti, écrivit à Adler : « Les décisions de Breslau allongent notre attente d'au moins dix ans mais pour ce prix nous avons sauvé « le principe. » Il était d'autant plus amer que le reste du bureau ne l'avait pas soutenu, mais il s'inclina et, rappelant les Bavarois à la discipline, fit échouer leurs velléités de fronde. Vollmar mit alors ce thème en sourdine, déclarant attendre « un moment plus favorable ». Et le parti, las de la querelle, fut bientôt pris par d'autres préoccupations.
Dans les années qui suivirent, il se fit dans les deux camps un approfondissement doctrinal. Kautsky se sentit tenu de justifier sa position plus explicitement et il publia, en 1899, sa Question agraire (1) : il y reprit l'analyse de la pénétration capitaliste dans l'agriculture, en précisant seulement qu'elle se manifestait non par la concentration du sol, mais par l'emprise hypothécaire, et il la compléta par un programme d'action concrète. Socialisme et agriculture (1903), d'Eduard David, fut
(1) Les éditions Maspero viennent de rééditer en fac-similé la traduction MILHAUD et POLACK parue en 1900 chez Giard et Brière (Paris, 1970, 463 pages).
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la réponse des révisionnistes. Il faut noter d'autre part le rôle joué par le problème agraire dans l'évolution de Bernstein : en 1895, très marqué par l'influence d'Engels, il se trouvait encore dans le camp dogmatique ; dès l'année suivante, il amorçait son évolution par des articles sur l'agriculture anglaise où il relevait que, même dans le pays économiquement le plus avancé, la réalité ne correspondait pas au schéma des doctrinaires. Divisé ainsi sur le plan théorique, le parti ne parvint pas à définir des orientations nettes pour sa propagande rurale. Ceci apparaît bien à l'examen des résultats électoraux, sur lesquels on trouve de précieuses indications dans le livre de M. Lehmann. Si, pour les communes comptant moins de 2 000 habitants, la social-démocratie réunit 19 % des suffrages en 1912 (14 % en 1898), elle le dut surtout aux ouvriers d'industrie vivant à la campagne. Les paysans catholiques de Rhénanie et de Bavière furent presque totalement réfractaires ; en pays protestant, des résultats encourageants furent d'abord obtenus chez les salariés de la grande propriété foncière dans certaines circonscriptions de l'est (31 % en 1898 pour le Mecklembourg-Sclrwerin), mais ils fléchirent après 1900, par suite de l'influence croissante du Bund der Landwirte contrôlé par les conservateurs. Le socialisme ne s'assura la majorité des voix rurales qu'en Saxe et en Thuringe, dans des conditions sociales et politiques assez particulières.
La décision de Breslau eut d'importants effets hors d'Allemagne et, à propos de ce cas particulier, on mesure bien le prestige de la socialdémocratie sur les partis frères : cette conclusion de portée générale frappe le lecteur qui achève le livre. Il ne s'agit pas d'une subordination directe ni même d'une pression autoritaire. Au congrès international de Londres (juillet 1896), Kautsky accepta sur le sujet une motion très générale qui, disait-il, « ne fait de mal à personne ». Mais le poids moral de l'organisation la plus puissante était renforcé par sa rigueur doctrinale. Les Belges, les Allemands et les Slaves d'Autriche, les Roumains, les Bulgares s'alignèrent aussitôt sur l'esprit de Breslau. En Italie, le congrès de Bologne (septembre 1897) rejeta la thèse révisionniste agrarienne de Gatti, limitant même le rôle du parti à « mettre en relief les causes qui déterminent la concentration capitaliste et la prolétarisation des petits paysans qui en est le résultat ». En France, il y eut d'abord de vives résistances. Kautsky relevait, par quelques annotations critiques, que le parti ouvrier français ne répondait pas aux observations d'Engels et ne les publiait même pas intégralement. Le programme de Marseille était maintenu et Jaurès (alors indépendant) adoptait des positions assez proches dans son grand discours de 1897. Puis la tendance dogmatique l'emporta, sous l'influence du jeune Compère-Morel et de Lagardelle, qui édita enfin, en octobre 1900, la traduction de la Question paysanne. Lénine, de passage à Berlin en août 1895, assista au débat et observa pour sa part une attitude originale. S'il partageait l'argumentation théorique des dogmatiques, il se montrait beaucoup plus souple dans la pratique et voulait réaliser en Russie une alliance du prolétariat avec la paysannerie, force révolutionnaire à ses yeux parce qu'elle était encore en lutte contre les survivances féodales.
Pierre BARRAL.
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Nathanaël GREENE. — Crisis and Décline. The French Socialist Party in the Popular Front Era. New-York, Cornell U.P., 1969, XVIII-362 pages.
Dans leur étude des tendances, des groupes, et des fractions, dans le décompte des suffrages et des sièges, par le dépouillement de presse et même par le traitement statistique, les histoires du socialisme français sont si lourdes et si minutieuses, que Ton commence à se perdre dans la compréhension du Front populaire. Toute lumière n'est pas encore faite cependant sur sa formation, son implantation et son audience, non pas globale mais régionale et sociale, ses effets de pénétration et les mutations politiques conséquentes, et plus encore sa déperdition interne. Aussi prend-on d'abord quelque plaisir à trouver un livre qui présente sous forme allégée et claire le résultat des travaux des Dupeux et Goguel, Lefranc, Rémond, Prost, etc., qui en s'appuyant sur la lecture de la presse socialiste, en présentant les leaders, en suivant les déclarations du parti, restitue les grandes lignes de l'action gouvernementale de la S.F.I.O. et ses embarras, et pourtant les limites de l'étude du Front populaire demeurent.
Revers de la clarté, l'explication devient alors trop simple : la faillite de la S.F.I.O., car il s'agit de cela, et non du déclin qui est un phénomène plus long et actuel, s'identifie à la personne de Léon Blum, et son échec tiendrait au fait que celui-ci joue de malheur dans une situation internationale contraire de 1936 à 1938. Certes, ce qui est en question est bien le pacifisme de Léon Blum et la nature politique de la S.F.I.O., mais l'analyse psychologique et électorale n'examine qu'en surface ce qui est non seulement un comportement devant le fascisme et la guerre, mais, en France même, un affrontement social (car la revanche patronale au nom de la défense du pays refait le chemin perdu en juin 1936 et prépare la voie de la « révolution nationale ») et sur le plan européen, un durcissement des rapports de force et une lutte serrée qui fait passer la guerre contre l'expansionnisme nazi avant la guerre contre l'U.R.S.S. L'action gouvernementale et parlementaire cache en définitive le conflit profond, et la S.F.I.O., autant dire enfermée dans ce jeu politique, se dissimule probablement à elle-même, en dehors des expressions minoritaires, l'enjeu des oppositions et des choix qu'elle ne peut faire ; exclue de l'action de masses, elle n'a plus de prise sur le cours des événements, cette marche à la guerre et à la capitulation. Il n'est pas de science politique sans histoire sociale.
René GALLISSOT.
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