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Titre : Le Mouvement social : bulletin trimestriel de l'Institut français d'histoire sociale

Auteur : Le Mouvement social (Paris). Auteur du texte

Auteur : Institut français d'histoire sociale. Auteur du texte

Éditeur : Éditions ouvrières (Paris)

Éditeur : Éditions de l'AtelierÉditions de l'Atelier (Paris)

Éditeur : La DécouverteLa Découverte (Paris)

Éditeur : Presses de Sciences PoPresses de Sciences Po (Paris)

Date d'édition : 1975-01-01

Contributeur : Maitron, Jean (1910-1987). Directeur de publication

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34348914c

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34348914c/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 25638

Description : 01 janvier 1975

Description : 1975/01/01 (N90)-1975/03/31.

Description : Collection numérique : Littérature de jeunesse

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5617754v

Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 8-R-56817

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 06/12/2010

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BUCHET 1977










JANVIER-MARS 1975

Numéro 90

Revue trimestrielle publiée avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique

et avec la collaboration du Centre d'Histoire du Syndicalisme de l'Université de Paris / (Panthéon-Sorbonne)

SOMMAIRE

Du patriotisme au marxisme : l'immigration vietnamienne

en France de 1926 à 1930, par Daniel Hémery 3

Le prolétariat des plantations d'hévéas au Vietnam méridional : aspects sociaux et politiques (1927-1937), par Pierre Brocheux 55

Le Groupe féministe socialiste (1899-1902), par Charles

Sowerwine 87

Deux chansons communardes sauvées par le colportage et

la transmission orale, par Robert Brécy 121

Notes de lecture

OUVRAGES GÉNÉRAUX — L'Eglise et le, contrôle des naissances, par J.-L. Flandrin (E. Fouilloux). — La collection Questions d'histoire (A. Moutet). — A TRA-. VERS L'EUROPE DE L'EST — La Révolution russe de 1917, par M. Ferro (id.). — La Révolution d'octobre et le Mouvement ouvrier européen, par M. Ferro, V. Fay, P. Broué, A. Kriegel, A. de Clementi, F. Tych, B. Nagy, H. Steiner, J. Schärf (id.). Revolution in Central Europe, 1918-1919, par F.-L. Carsten (D. Gros). — Réformes économiques et Socialisme en Yougoslavie, par M.-P. Canapa (G. Bourdé). — EN EUROPE MÉRIDIONALE — L'autogestion dans l'Espagne révolutionnaire, par F. Mintz (G. Brey). — La industria catalana durante los anos 1936-1938, par J.-M. Bricall y Masip (A. Broder). — Cuadernos de Historia economica de Cataluna (id.). — Dopoguerra e Fascismo in Sardegna — Il movimento autonomistico nella crisi dello stato liberale (1918-1926), par S. Sechi (D. Cavaciuti). —

LES ÉDITIONS OUVRIÈRES

12, avenue Soeur-Rosale 7562l-PARIS-Cedex 13


Notes de lecture (suite)

Les origines du Fascisme, par R. Paris (A. Moutet). — Il movimento sindicale in Italia, rassegna di studi (1945-1969), par A. Agosti, A. Andreasi, G.-M. Bravo, D. Marucco, M. Nejrotti (D. Cavaciuti), — La Resistenza nel Biellese, par A. Poma, G. Perona (Cl. Lévy). SOMMAIRE — Annalï Einaudi, Classe, Movimento operaio (R.

Paris) 129

Résumés en français et en anglais 147

Informations scientifiques 149

Correspondance 151

Revue fondée par Jean MAITRON

et publiée par l'Association « Le Mouvement social »

COMITÉ DE RÉDACTION :

Mlles C. Chambelland, D. Tartakowsky, M.-N. Thibault, R. Trempé, Mmes M. Debouzy, A. Kriegel, M. Perrot, M. Rebérioux, MM. F. Bédarida, G. Bourdé, J. Bouvier, P. Broué, M. David, J. Droz, H. Dubief, P. Fridenson, R. Gallissot, J. Girault, G. Haupt, J. Julliard, B. Mottez, J. Ozouf, J.-D. Reynaud, J. Rougerie, C. Willard, M. Winock.

SECRÉTARIAT DE RÉDACTION DE LA REVUE :

Mme M. Rebérioux, MM. G. Bourdé, J. Bouvier, P. Fridenson, J. Girault, M. Winock.

ABONNEMENTS A LA REVUE :

Effectuer tout versement aux Editions Ouvrières, Administration du Mouvement social, 12, avenue de la Soeur-Rosalie, 75621-Paris. — Cedex 13 — C.C.P. Paris 1360-14. Abonnement annuel : France : 40 F., Etranger : 50 F. Le numéro : France : 12 F., Etranger : 15 F.

La correspondance concernant la rédaction doit être adressée à Mme M. Rebérioux, Rédaction du Mouvement social, Les Editions Ouvrières, 12, avenue de la Soeur-Rosalie, 75621-Paris — Cedex 13.

CENTRE DE DOCUMENTATION DE L'INSTITUT FRANÇAIS D'HISTOIRE SOCIALE

(Archives Nationales) 87, rue Vieille-du-Temple, Paris-3°

Ouvert les mardis et jeudis de 9 h. 30 à 12 h. 30 et de 13 h. 30 à 18 h., le samedi de 15 h. à 18 h.

CENTRE D'HISTOIRE DU SYNDICALISME DE L'UNIVERSITÉ DE PARIS !

(Panthéon-Sorbonne)

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Ouvert les lundis, mardis, jeudis et vendredis de 14 h. à 18 h.

LE MUSÉE SOCIAL

5, rue Las Cases, Paris-7e

Ouvert du lundi au vendredi de 9 h. à 12 h. 30 et de 13 h. 30 à 17 h. 30.


Du patriotisme au marxisme:

l'immigration vietnamienne en France de 1926 à 1930

par D. HEMERY

« Libérons-nous par nous-mêmes et hissons le drapeau de l'indépendance ! »

Chanson du réveil de l'âme du Viet-nam (1)

Evoquant en 1961 ses souvenirs d'exil, Ho Chi Minh résumait en ces termes son passé d'expatrié politique : « Ainsi, j'avais pu acquérir un peu d'expérience en matière d'édification du Parti en URSS, en matière de lutte contre le capitalisme en France et contre les colonialistes et les féodaux en Chine » (2). Raccourci qui suggère combien ont compté dans la formation du mouvement communiste vietnamien ses attaches internationales. Celles-ci ne peuvent être ramenées à une simple affiliation idéologique. Produit des mutations successives du mouvement national, l'adhésion vietnamienne au communisme a acquis une dimension supplémentaire du fait qu'elle s'est d'abord accomplie dans un milieu social et politique original, celui des communautés vietnamiennes établies à l'étranger. C'est en Chine, au Siam, en France, en URSS, que bien des militants de la première génération communiste ont appréhendé en termes marxistes la problématique politique de leur temps.

Le rôle primordial des exilés vietnamiens en Chine a été souvent mis en relief, et à juste titre : le « Viet-nam Thanh Nien Cach Menh Dong Chi Hoi » (Association de la Jeunesse révolutionnaire vietnamienne), organisation protocommuniste sinon déjà communiste, voit le jour à Canton en 1925. Celui de leurs compatriotes de France reste beaucoup plus obscur. Il n'est guère évoqué qu'en relation avec le séjour en métropole de Ho Chi Minh, phase occidentale d'un exceptionnel itinéraire politique. Encore doit-on préciser qu'à notre connaissance ni l'Union intercoloniale (1922-1926) dont il a été l'un des animateurs, ni Le Paria,

(1) Poème composé pour la fête du Têt de 1929 par l'étudiant Nguyen Van She (?), Slotfom, III, 23.

(2) Ecrits, 1971, p. 271.


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auquel il a collaboré, n'ont encore fait l'objet d'une étude systématique (3) : l'approche reste biographique. Les groupes politiques qui leur ont succédé entre 1926 et 1930 sont, quant à eux, à peu près totalement ignorés. Pourtant au cours de ces années qui précèdent les soulèvements indochinois de 1930-1931 et la formation quasi simultanée du Parti communiste vietnamien, un noyau marxiste se constitue en France parmi les étudiants et les travailleurs immigrés. S'il fut à maints égards moins important que ceux qui se créaient à l'époque en Chine et en Indochine, il n'en devait pas moins exercer une influence réelle sur le devenir du communisme vietnamien. Plusieurs des dirigeants du jeune Parti ont séjourné plus ou moins longtemps en métropole et sont des « retour de France ».

L'étude de cette branche « française » du mouvement révolutionnaire vietnamien n'est plus impossible depuis l'ouverture en 1972 des volumineuses archives officielles qui la concernent (4). Fût-elle menée à bien qu'elle ne renverserait pas la vision existante de l'histoire originelle du communisme vietnamien, dont les tenants et les aboutissants se trouvent de toute évidence au Vietnam. Mais elle permettrait sans nul doute d'en compléter l'information. Au demeurant tout est à faire dans ce domaine, dont on ne trouvera ici qu'un premier balisage. L'expression « retour de France » est d'ailleurs source de confusion, ou peut l'être, dans la mesure où elle incite à conclure que le séjour en France a été pour les révolutionnaires qui l'ont accompli le déterminant principal de leur prise de conscience et de leur engagement politique. Rien n'est moins démontré. Dans la rencontre du mouvement national et du marxisme, quelles médiations se sont donc opérées par l'entremise des Vietnamiens émigrés en France ?

LE PATRIOTISME VIETNAMIEN EN FRANCE JUSQU'EN 1926

Dans l'histoire du mouvement vietnamien de la métropole, les années 1926-1927 marquent, au moins en apparence, une césure, le moment où l'emportent durablement en son sein les courants révolutionnaires. Elles ne sont nullement un commencement. Depuis la première guerre mondiale, la France est en effet une région relativement active du champ politique national.

(3) Un mémoire de maîtrise sur Le Paria est en cours à l'Université de Paris-VII sous la direction de G. BOUDAREL.

(4) Il s'agit essentiellement de la série F 7 des Archives nationales et du fonds Slotfom (Service de Liaison entre les Originaires des Territoires d'Outre-Mer), séries III (presse) et V (dossiers de la surveillance policière), déposé à la section d'Outre-Mer des Archives nationales, 27, rue Oudinot, Paris. Le présent travail s'appuie sur des sondages effectués dans ces archives. Parmi les fonds des Archives d'outre-Mer d'Aix-en-Provence actuellement ouverts au public, seules les séries M (travail) et R (instruction publique) semblent contenir des documents sur l'émigration en France. La presse et les revues, notammentle Bulletin de l'Asie française et la Revue du Pacifique, mériteraient un dépouillement méthodique.


L'IMMIGRATION VIETNAMIENNE EN FRANCE

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C'est à partir de 1910-1911, que l'émigration vietnamienne en métropole semble être devenue une réalité permanente. Mais, en l'état actuel de l'information, il n'est pas facile d'en saisir les mécanismes ni d'en situer les débuts. Ainsi, quelle influence ont pu avoir sur le flux migratoire les expositions, celle de 1900 ou celle de Marseille en 1922, par exemple ? Autre inconnue : à quelle date les compagnies de navigation commencentelles à embaucher des boys, des cuisiniers ou des marins vietnamiens, dont plusieurs centaines fréquentent déjà les grands ports français dès 1919 ? Les recrutements de soldats et de travailleurs en Indochine pendant la guerre, dont l'étude reste à entreprendre, ne semblent pas avoir eu de répercussions immédiates sur l'orientation des mouvements politiques vietnamiens. Mais on aurait tort de négliger la portée socio-psychologique de la transplantation temporaire des 48 955 coolies dans les usines et les camps de travail français. On sait que Ton Duc Thang, actuel président de la République démocratique du Vietnam, fut mécanicien à l'arsenal de Toulon en 1919, avant d'organiser, quelques années plus tard, un syndicat clandestin à l'arsenal de Saïgon Très peu de travailleurs recrutés demeurèrent en métropole après 1920, et sans doute davantage d'interprètes que d'ouvriers. Au lendemain de la guerre, la présence vietnamienne en France semble s'être stabilisée par le jeu cumulé de quatre ressorts principaux : le débouché complémentaire qu'offre, à l'époque où s'organisent en Indochine les grandes migrations de la main-d'oeuvre contractuelle, l'embauche sur les navires des lignes coloniales ou dans certains secteurs professionnels très spécialisés (5) ; la poursuite des études dans les lycées ou les universités françaises (6) ; la rotation d'unités de tirailleurs entre les garnisons de France ou de

(5) Comme le travail de la laque. Depuis la guerre, l'industrie parisienne de l'aviation employait des ouvriers vietnamiens au laquage des ailes des avions. Des ateliers de laque indochinoise existaient rue Ollier, rue Beaunier, rue Didot, à la villa des Camélias, à Malakoff et à Boulogne ; en décembre 1929, il y aurait eu 250 ouvriers laqueurs à Paris. Autre activité du même type : la retouche photographique, à laquelle l'habileté acquise dans la calligraphie prédispose les immigrés vietnamiens (les cas de Phan Chau Trinh et de Nguyen Ai Quoc sont célèbres). Dans d'autres usines de la région parisienne, on trouve vers 1920-1921 des petits groupes de travailleurs vietnamiens, par exemple dix-sept à l'usine de toile cirée de Bobigny en décembre 1921 (note de police du 11 juin 1921, Slotfom, II, 2).

(6) L'Université de Hanoï ne délivre que des diplômes à valeur locale qui n'ont pas d'équivalence automatique avec ceux des établissements métropolitains. La seule possibilité de faire des études complètes consiste à s'expatrier. Ce n'est pas chose aisée; si l'on veut rester dans la légalité et venir en France. La volonté des riches familles vietnamiennes de voir leurs enfants acquérir une formation moderne est certes facilitée par l'avantage de change de la piastre, mais elle est contrecarrée par la politique restrictive de l'administration. Depuis l'arrêté du 20 juin 1921, il faut obtenir, pour s'inscrire dans un établissement de la métropole, une autorisation du gouverneur général, lequel vise le livret universitaire de chaque candidat. Ces dispositions furent renforcées par l'arrêté du 1er décembre 1924 qui portait à onze le nombre des pièces officielles à réunir. L'arrêté d'avril 1927 maintint l'essentiel de ce régime draconien tout en le simplifiant quelque peu. L'apostrophe du gouverneur de la Cochinchine, Cognacq, au jeune patriote Nguyen An Ninh, « des intellectuels, nous n'en voulons pas ! », résume bien le point de vue officiel.


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Rhénanie (7) — en mars 1923 leur effectif s'élève à 4 276 hommes ; enfin la demande de domestiques. Numériquement, l'immigration vietnamienne est marginale (cf. tableau I), en France, les Vietnamiens sont à l'époque moins nombreux que les Chinois (en 1920, plus, de 1 200 jeunes Chinois font leurs études dans des établissements métropolitains) ou que ceux de leurs compatriotes présents au Siam ou en Chine (8). Jusqu'en 1926, ce sont avant tout des travailleurs manuels ou des militaires, les lycéens et les étudiants (10) ne comptant que pour deux à

Tableau I. Effectif des Vietnamiens présents en France et en Afrique du Nord en 1923-1924 (9).

Catégories socio-professionnelles au 30 mars 1923 au 12 mai 1924

Militaires 5300 7416

Civils 2 945 1239

dont :

militaires libérés ? 227

navigateurs ? 335

domestiques ? 500

étudiants 36 177

Total 8 245 8 655

(7) En 1930, les unités les plus importantes sont stationnées à Toulouse, Agen, Pamiers, Auch, Bordeaux, Aix-en-Provence, Strasbourg, Marseille, Carcassonne et Alger. Il peut sembler abusif d'inclure les militaires dans l'effectif des immigrés. Choix pourtant justifié à notre sens. La situation initiale qui conduit un jeune Vietnamien à s'engager dans un régiment colonial ne diffère pas fondamentalement de celle qui alimente les recrutements d'« engagés » par les plantations des Terres rouges ou des Nouvelles-Hébrides. En outre, les unités de tirailleurs sont loin d'avoir constitué en France un milieu politiquement inerte.

(8) Selon le Hon Nam Viet d'avril 1927, il y aurait à l'époque 2 000 étudiants vietnamiens en Chine.

(10) Parmi les premiers étudiants vietnamiens en France, citons : le leader constitutionnaliste Bui Quang Chieu (il a séjourné d'abord à Alger et fréquenté l'ex-empereur Ham-Nghi qui y vivait en exil depuis 1888, puis a fait ses études d'agronomie à Paris vers 1895) ; le nationaliste Phan Van Truong, qui, en France de 1910 à 1923, a d'abord été répétiteur aux Langues orientales tout en faisant son Droit, puis interprète en 1915 à l'arsenal de Toulon, et, après 1919, avocat à la Cour d'Appel de Paris; Nguyen An Ninh, l'une des grandes figures du nationalisme de gauche du Sud, qui, après avoir quitté sans autorisation l'école de Droit de Hanoï en novembre 1920 pour se rendre en France, a obtenu sa licence en Droit à Paris en juin 1921; Duong Van Giao, l'un des fondateurs du Parti constitutionnaliste, reçu au doctorat en Droit en 1926 et avocat au barreau de Paris ; le nationaliste Nguyen The Truyen, arrivé en France en 1919, étudiant en Sciences à Toulouse en 1919-1921, puis à Paris en 1922-1923, ingénieur chimiste, et successeur de Nguyen Ai Quoc à la section coloniale du PCF ; le docteur Nguyen Van Thinh, futur président de l'éphémère République autonome de Cochinchine en 1946 ; le juriste Trinh Dinh Thao, avocat en 1927 au barreau d'Aix-en-Provence, docteur en Droit en 1929, futur président du Conseil des Sages du GRP, etc..

(9) Slotfom, III, 33.


L'IMMIGRATION VIETNAMIENNE EN FRANCE

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cinq pour cent de l'effectif total. Pourtant, en dépit de sa faiblesse numérique, l'immigration est désormais suffisante pour que soit dépassé le stade de l'isolement individuel et pour qu'apparaissent dans quelques grands centres un certain nombre de communautés vivantes. Un indice de l'importance nouvelle acquise par les activités vietnamiennes en Europe est l'attention croissante que leur portent les services de police. Au Contrôle général des Indochinois en France, qui, sous la direction du résident supérieur Guesde, encadrait pendant la guerre les travailleurs dans les camps et les usines, a succédé en 1919-1920 un ensemble complexe de structures d'« accueil» et de surveillance politique. Foyers et mutuelles, plus ou moins liés au ministère des Colonies — comme le Foyer indochinois de la rue du Sommerard à Paris, devenu en novembre 1920 l'Association mutuelle des Indochinois, que subventionne le ministère (11) — constituent la face visible du dispositif plus vaste et plus discret que la police a progressivement lesté dans les milieux vietnamiens (12). C'est que ceux-ci lui paraissent constituer l'avantgarde politique de l'immigration coloniale.

Point de vue qui est loin d'être sans fondement. Après 1918, en effet, le champ d'action international du mouvement d'indépendance devient polycentrique : à côté de son secteur chinois et asiatique, qui conserve sa prééminence, s'est ouverte une nouvelle zone d'initiative, la France. Depuis longtemps d'ailleurs, on songeait, du côté vietnamien, à peser sur les centres de décision de la politique française, aussi bien

(11) Selon la Sûreté, elle comptait 130 membres en 1923 (Slotfom, III, 2). Dans les années suivantes, d'autres AMI se créeront en province : à Marseille et Toulouse en 1924, à Bordeaux en 1925, à Lyon en 1927, à Nice en 1928, etc.. Les institutions patronnées par les missions chrétiennes ne sont pas à négliger, notamment le célèbre foyer des étudiants d'Extrême-Orient à Bourg-la-Reine, dirigé par le R.P. Mollat des Missions étrangères ; il regroupait les étudiants catholiques vietnamiens, qui fonderont en septembre 1926 le « Cercle de l'Amitié indochinoise ». De son côté le protestant Paul Monet, lié à l'YMCA, avait ouvert à Toulon (au Mourillon), l'Institut familial de Provence, qui ne semble pas avoir eu de succès.

(12) Depuis 1919, les services de l'état-major et de la Sûreté surveillent étroitement les coloniaux, les Vietnamiens en particulier. Sont spécialisés dans cette tâche : le 3e Bureau de l'état-major général au ministère de la Guerre, le Service de contrôle des étrangers au ministère des Affaires étrangères qu'alertent les ambassades, la direction de la Sûreté générale du ministère de l'Intérieur qui sera dotée le 1er juillet 1931 d'une « Section de surveillance et de répression des menées révolutionnaires auprès des indigènes coloniaux en France », dite « Section coloniale ». Les dossiers s'accumulent, — au début de 1929, sur 5 000 Indochinois, 3 675 ont le leur au ministère des Colonies (Slotfom, III, 2) — les correspondances privées sont lues par le Contrôle postal, les conversations épiées, les individus mis en fiches : entre 1927 et 1930, le seul commissaire Dhubert de la Sûreté de Marseille entreprend des enquêtes politiques sur 115 Asiatiques, dont 96 Vietnamiens (Archives départementales des Bouches-du-Rhône, DM 14). Mais c'est au ministère des Colonies que fonctionne le principal organisme de contrôle des colonisés : le Service de contrôle et d'assistance aux indigènes des colonies créé en octobre 1919 par les soins du policier Louis Arnoux, financé par le budget de l'Indochine, en relations permanentes avec la Sûreté d'Indochine. Le CAI publie chaque mois un bulletin secret sur la propagande révolutionnaire dans les colonies, au demeurant assez superficiel. Cf. Slotfom, III, 1 et F 7 1 305, 13 407 et 13 412.


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parmi ceux qui, à la suite du grand lettré Phan Chau Trinh(13), donnaient la priorité à la modernisation sur l'action violente, que chez les révolutionnaires du «Viêt-nam Quang Phuc Hoi» (Ligue pour la Restauration du Viet-nam) émigrés à Canton, dont les leaders projetaient à la veille de la guerre de visiter l'Europe (14). Dans les milieux patriotes, l'intérêt porté globalement à celle-ci correspond aussi à la volonté de modernisation caractéristique de la « Jeune Asie » des années 1900-1920, au désir d'appréhender la nature réelle de l'adversaire (15) et de combler le fossé entre la culture vietnamienne et la pensée scientifique occidentale. Là résident quelques-uns des motifs de bien des expatriations volontaires. On est en droit de supposer qu'ils ne furent pas étrangers à la décision d'un Nguyen Ai Quoc de s'embarquer en 1911 pour l'Occident — et non pas pour le Japon ou la Chine — au moment précis où il venait de vivre le grand mouvement modernisateur et anticolonialiste du Dong King Nghia Thuc. Le cas de Nguyen Ai Quoc n'a d'ailleurs rien d'exceptionnel ; bien d'autres patriotes l'imiteront, comme l'intellectuel saïgonnais Nguyen An Ninh, autre grande figure du mouvement national, qui effectuera trois séjours en France et en Europe entre 1919 et 1929.

Ces préoccupations coïncident également avec la mise en place d'une nouvelle conjoncture politique. Entre 1918 et 1930, le statut de l'Indochine s'est trouvé à plusieurs reprises mis en question en métropole : le problème vietnamien est officiellement nié — on parle à l'époque de problème « indochinois », confusion de langage révélatrice —, mais il n'en revient pas moins périodiquement à la surface de l'actualité. Sans entrer dans une étude d'ensemble, indiquons simplement les principaux moments de cette émergence de l'Indochine dans la politique métropolitaine. L'un des facteurs déterminants du conflit mondial a été la stabilité interne des colonies. Les milieux dirigeants français ont été eux-mêmes amenés à donner une allure plus évolutive à leur politique indochinoise. D'où les promesses d'Albert Sarraut, revenu au gouvernement général de l'Indochine à la suite de la conspiration de Tran Cao Van, et du jeune empereur Duy Tan en 1916, dans son célèbre discours du 27 avril 1919. Les patriotes vietnamiens ne peuvent manquer non plus de se sentir concernés, à l'égal des nationalistes indiens ou coréens fort actifs à Paris en 1918-1920, par le wilsonisme et par la Conférence de Paris, dont l'un des objets est précisément la formation de nouveaux Etats nationaux. La capitale française est alors un centre d'attraction pour les représentants des nations opprimées. Rien d'étonnant à ce que du Japon le prince nationaliste Cuong De aît envoyé à Wilson

(13) Lequel a dû sa libération de Poulo-Condor en 1911 à la campagne de la Ligue des Droits de l'Homme et vit depuis exilé en métropole au contact de la gauche française. En 1920, il est photographe à Pons (CharenteInférieure), mais vient fréquemment à Paris.

(14) Le prince Cuong De a séjourné à Londres et à Berlin en 1913 et a eu un émissaire à Londres entre 1913 et 1918 (Joseph Than, de son vrai nom Lam Van Te). Cf. Slotfom, III, 21.

(15) « Connais-toi toi-même, connais ton adversaire, et en cent batailles tu remporteras la victoire» : ce principe de l'art de la guerre sino-vietnamien (Sunzi) n'a pas que des applications militaires...


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et à Clemenceau un télégramme revendiquant l'indépendance, ni que le nom de Nguyen Ai Quoc ait tiré sa notoriété de sa présence au bas des célèbres « Revendications du peuple annamite », adressées à la conférence et au gouvernement français en 1919. Par la suite, la question indochinoise n'a pas vraiment quitté l'actualité. Les partis politiques discutaient de l'avenir des colonies ; la SFIO crée en 1918 une Commission coloniale ; la Ligue des Droits de l'Homme l'imite en janvier 1921 et organise à l'intérieur de sa commission coloniale une sous-commission « Indochine » ; le Parti communiste français constitue à son tour, vers le mois d'août de la même année, un comité d'études coloniales. A Paris paraît, d'avril à septembre 1921, La Tribune annamite du Français libéral Babut et du constitutionnaliste Nguyen Phu Khai, édition européenne de La Tribune indigène saïgonnaise, organe du Parti constitutionnaliste, alors en cours de formation. L'Indochine est également au centre des débats sur les grandes options de politique étrangère, notamment à propos des conceptions émises par Albert Sarraut(l6) et par le rapporteur du budget des Colonies, Archimbaud, sur les rapports franco-américains et sur l'éventuelle association de capitaux français et américains dans la mise en valeur du domaine colonial. Même aux Etats-Unis, l'Indochine fut, au lendemain de la guerre, l'objet d'un certain intérêt, tout au moins dans certains cercles. En 1921, à New-York, s'organise un Comité franco-américain d'études coloniales, présidé par Otto Kahn, en vue de l'étude des investissements possibles dans les colonies françaises. C'est au cours d'un déjeuner d'hommes d'affaires américains organisé par ce comité qu'Albert Sarraut (alors ministre des Colonies et chef intérimaire de la délégation française à la conférence de Washington) devait prononcer un discours invitant les sociétés américaines à investir en Indochine, discours qui souleva un tollé dans les milieux coloniaux de Paris et suscita une violente campagne du Matin et de La Liberté contre le ministre (17). Ces polémiques rebondiront à plusieurs reprises ultérieurement, lorsque certains milieux politiques agiteront l'idée de vendre l'Indochine aux Etats-Unis en compensation des dettes de guerre françaises.

Le statut de l'Indochine s'est trouvé plus directement mis en question par la révolution chinoise de 1924-1927. La bombe que lance le jeune Pham Hong Thai, le 19 juin 1924, contre le gouverneur général Merlin en visite à Canton, puis la montée du mouvement d'indépendance laissent présager les inéluctables répercussions au Viet-nam des événements de Chine et de l'agitation nationale en Inde. « Si, demain, le gouvernement actuel de Canton est victorieux, il peut très bien se faire que ses hommes arrivent jusqu'aux frontières indochinoises » : cette déclaration du rapporteur du budget des Colonies, le 17 décembre 1925, traduit la nouvelle importance acquise dans l'activité gouvernementale par la situation de l'Indochine. Celle-ci est considérée comme un avantposte, directement exposé à la menace « bolchevique » et le nouveau

(16) Cf. son ouvrage La mise en valeur des Colonies, paru en 1923.

(17) Cf. La Liberté, de décembre 1921 et janvier 1922. Selon ce journal, une délégation de cent cinquante ingénieurs et hommes d'affaires américains aurait fait un voyage d'étude en Indochine en 1921. Fait que nous n'avons pas vérifié.


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gouverneur général, Alexandre Varenne, député socialiste du Puy-deDôme, comparera l'Indochine, placée entre l'Inde et la Chine, à «une bijouterie de luxe située dans un quartier mal famé»(18). Dans l'imaginaire politique de la droite, le communisme se présente comme une monstruosité à double face, celle du PCF et celle, si souvent évoquée par des journaux comme La Liberté ou L'Ami du Peuple, des agitateurs indochinois. L'Indochine est l'objet d'innombrables enquêtes journalistiques et essais politiques, elle nourrit l'essentiel de la discussion annuelle du budget des Colonies. Surtout elle inspire plusieurs débats publics importants : violente campagne de la presse coloniale et des journaux de droite contre l'administration Varenne (19) au printemps de 1926, prolongée par les débats du 12 décembre 1926 et du 18 mars 1927 à la Chambre, grand débat parlementaire de juin 1930 sur les réformes à opérer dans la colonie à la suite des soulèvements de 1930. La colonisation de l'Indochine fait problème dans la vie politique française. Ces débats sont les derniers avant 1945 où l'on a envisagé — pour la repousser il est vrai — l'hypothèse d'un abandon de l'Indochine. Autant de raisons pour les patriotes vietnamiens d'ouvrir un second front en métropole.

De fait, la génération qui va émigrer en France vers 1926-1927 trouvera un terrain politique déjà largement reconnu et organisé. Le premières organisations vietnamiennes de la métropole semblent êtr apparues peu de temps avant qu'éclate la guerre. Elles procèdent no seulement du classique esprit sociétaire vietnamien, source de c pullulement d'amicales que la police a peine à suivre, mais aussi d'un volonté tenace d'entretenir le sentiment national des exilés, lequel s mêle indissolublement aux activités d'entraide ou de perfectionnemen intellectuel. Les rapports officiels qui évoquent la « Dong Bao Th Ai» (?) (L'Amitié indochinoise) qu'aurait fondée clandestinement Ph Van Truong à Paris en 1912 ne manquent jamais de la rapprocher d l'Association des patriotes annamites » qu'il aurait mise sur pied de ans plus tard avec son ami Phan Chau Trinh(20). L'Associatio installée au 6, villa des Gobelins, domicile de ses fondateurs et plus tar de Nguyen Ai Quoc, aurait été le rendez-vous de nombreux tirailleur en 1914 ; elle fut dissoute en 1915, peu après l'arrestation de ses fond teurs inculpés de complot (21), mais réapparut en 1919 sous le nom d

(18) Cité par le Bulletin colonial, supplément mensuel des Cahiers d Bolchevisme, mars-avril 1931. A la veille de son départ pour l'Indochin Varenne, dont le congrès de la SFIO vient de déclarer « qu'il s'est mis ho des cadres du parti » (ce qui permet de réserver l'avenir socialiste du dépu du Puy-de-Dôme), lance à un journaliste : « La Chine s'agite beaucoup en moment et nous allons, sans délai, procéder à la vérification des serrures (Le Temps, 24 octobre 1925, cité par C. COUTY, L'Indochine d'Alexandre V renne vue au travers de plusieurs journaux parisiens et des débats colonia à la Chambre des Députés », mémoire de maîtrise, Université Paris-VII, 1971)

(19) Cf. ces titres de La Liberté en mai 1926 : « L'Indochine en péril ! « M. Varenne fait la contrebande de l'opium », « Au voleur ! etc.. ».

(20) Slotfom, III, 2 et 29.

(21) Phan Van Truong a raconté l'histoire de ce pseudo-complot dans s « Histoire des conspirateurs annamites à Paris ou la vérité sur l'Indochine publiée en feuilleton par La Cloche fêlée de Nguyen An Ninh à Saïgon 1924.


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« Groupe des Patriotes annamites ». En 1920-1921, celui-ci réunit une quinzaine de patriotes actifs, Phan Chau Trinh, Phan Van Truong, les plus anciens des émigrés politiques, ainsi que des éléments plus jeunes, parmi lesquels Nguyen Ai Quoc, Nguyen An Ninh et Nguyen The Truyen à partir de 1922(22). Le Groupe est la plus active des associations de colonisés ; il rédige les « Revendications du Peuple annamite », qui, publiées à 6 000 exemplaires, furent diffusées à la fin de 1919 et au début de 1920 dans les réunions de la CGT, à la Bourse du Travail, auprès des journaux et dans les milieux socialistes, libertaires ou coloniaux de Paris. C'est lui qui, avec la « Ligue pour l'accession aux droits de citoyen des indigènes de Madagascar », fondée en 1920, sera à l'origine de la création, en juillet 1921, de l'Union intercoloniale (23) et de son journal mensuel, Le Paria (1922-1926). Le Groupe des Patriotes annamites semble bien avoir été le noyau initial de l'Union tout autant que la cellule-mère des mouvements politiques de l'immigration vietnamienne.

Il fut aussi le lieu d'un début de différenciation idéologique. Celle-ci résulte sans doute des déceptions laissées par l'attitude des puissances et du gouvernement de Paris. « Décidément, nous nous sommes trompés dans nos espérances », écrit Phan Chau Trinh en 1922 à l'occasion du voyage de Khai Dinh à Paris. « Nous avons alors vu clairement qu'il nous était impossible d'émouvoir les puissances [et...] que si nous ne nous occupons pas de nous-mêmes, personne ne s'occupera de nous [...] », écrira pour sa part Nguyen An Ninh dans un tract diffusé en 1926 à Saïgon(24). Ces désillusions conduisent à la formation d'un anticolonialisme radical et militant autour de Nguyen Ai Quoc et de Nguyen The Truyen, tous deux membres du Parti communiste. A l'opposé, d'autres, comme Phan Chau Trinh, restent partisans des réformes graduelles et mettent leurs espoirs dans l'éducation, dont ils font un préalable néces(22)

néces(22) The Truyen, né le 17 décembre 1898 à Nanh-Than (Tonkin), est membre de la Section coloniale du PCF. Il collabore au Paria et rédige la préface du Procès de la colonisation française, dont il devait écrire le second volume qui ne fut jamais publié. Selon le préfet de police, il est, entre 1925 et 1927, « le plus actif des agitateurs du mouvement révolutionnaire annamite en France [...] l'animateur du mouvement dans la région parisienne [...]» (lettre du 18 mars 1927, V 13 409). Il rompt avec le Parti communiste en 1926 ou en 1927 pour des motifs difficiles à préciser, fonde le Parti annamite de l'indépendance et rentre à Saïgon le 9 janvier 1928. Redevenu nationaliste, il vit au Tonkin, puis séjourne à nouveau en France de 1934 à 1938 et préside avec Messali Hadj le Rassemblement colonial en 1937-1938. Après 1945, il achèvera sa carrière dans l'anticommunisme.

(23) L'Union intercoloniale, dont les secrétaires successifs furent le Martiniquais Sarrotte, le Malgache Stephany, le Martiniquais Monnerville et l'avocat guadeloupéen Bloncourt, fut fondée sous le régime de la loi de 1901 ; ses statuts, adoptés le 22 mai 1922, furent modifiés en décembre. A la fin de 1923, elle aurait compté selon la police environ 120 membres, dont seize Vietnamiens. Mais seuls une vingtaine d'adhérents assistaient à ses réunions mensuelles. Son noyau actif comprenait Nguyen Ai Quoc (jusqu'à son départ pour Moscou durant l'été de 1923), Monnerville, Sarrotte, Bloncourt, le journaliste malgache Ralaimongo, l'Algérien Hadj Ali, le Sénégalais Senghor, les Vietnamiens Nguyen The Truyen, secrétaire-adjoint de l'Union, Tran Xuan Ho, ancien sergent de tirailleurs et ouvrier vernisseur, et Vo Than Long. Cf. Slotfom, 3, 29, 86, 92.

(24) Viêt-nam Hon, mai 1926.


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saire à toute émancipation ; d'autres encore, comme les constitutionnalistes cherchent à promouvoir un capitalisme vietnamien. Sans évoquer en détail l'action de Nguyen Ai Quoc, il n'est pas inutile d'en marquer les lignes maîtresses, car elle a dégagé peu à peu un cadre problématique auquel les groupes politiques de l'immigration se référeront longtemps. Elle s'ordonne autour de l'affirmation du fait national vietnamien. Le mémorandum à la conférence de Paris, apparemment très modéré, est néanmoins entièrement construit sur ce thème (cf l'annexe I). La même inspiration nationalitaire se retrouve dans la pratique communiste de Nguyen Ai Quoc, en particulier dans son souci d'établir un lien de continuité entre le socialisme moderne et le fonds culturel sinovietnamien. Pour lui, les peuples d'Asie ne sont pas, en matière de communisme, les frères déshérités des ouvriers d'Europe. Au contraire, le communisme peut s'appuyer en Asie sur des traditions égalitaires et utopiques encore vivantes. Dans un texte de mai 1921 qui mérite d'être relu (cf. l'annexe II), le futur Ho Chi Minh va jusqu'à suggérer, à l'inverse des conceptions dominantes dans l'Internationale, que le terrain d'élection du communisme se situe en Asie. Le regroupement des colonisés sur la base de leurs intérêts spécifiques — dans un cadre « intercolonial » — préfigure, lui aussi, bien des initiatives ultérieures, puisqu'il tend à faire surgir un internationalisme des nations sujettes au sein de l'internationalisme des ouvriers. Tel est aussi le sens des nombreux articles que Nguyen Ai Quoc consacre à la Turquie, à la Chine de Sun Yat-sen, au Gandhisme et à l'Extrême-Orient en général dans la presse communiste, syndicaliste ou libertaire. « Que faut-il faire pour arriver à votre émancipation ? Appliquant la formule de Karl Marx, nous vous disons que votre affranchissement ne peut venir que de vos propres efforts », déclare le manifeste de l'Union intercoloniale en 1922. « Compter sur ses propres forces » est l'un des premiers mots d'ordre du Paria.

La nécessité du front national dans les colonies est à maintes reprises soulignée. Analysant en 1921 la montée du mouvement national indien, Nguyen Ai Quoc évoque en termes très favorables le parti du Congrès :

Le malheur du pays fait disparaître les différences de castes et de religion. Riches et pauvres, aristocrates et paysans, mahométans et bouddhistes, tout s'unit dans le même effort... (25).

Mais ce thème coexiste avec l'appel à la jeunesse, en particulier aux jeunes intellectuels émigrés, considérés comme l'une des forces essentielles de la régénération nationale. Le célèbre Procès de la colonisation française, paru en 1925, comporte en appendice un « Appel à la Jeunesse annamite » qui s'achève par cette apostrophe : « Pauvre Indochine ! Tu mourras, si ta jeunesse vieillotte ne ressuscite. » Le même texte dénonce l'élitisme et la servilité des étudiants vietnamiens en France, les invite à partager la vie des travailleurs et leur propose l'exemple du mouvement des étudiants-ouvriers chinois des années 19151920. Inversement, l'Union intercoloniale s'est adressée aux travailleurs manuels avec un certain succès. Au Havre, elle est en relations avec les

(25) « Le mouvement révolutionnaire dans l'Inde », Revue communiste, août-septembre 1921.


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navigateurs par l'intermédiaire de l'ancien marin Dang Van Thu, propriétaire du « Café Intercolonial » et fondateur en 1926 d'une « Association mutuelle des Travailleurs annamites », qui aurait compté cent cinquante membres. A Paris, le groupe du Paria aurait eu une influence égale au sein de l'« Association des Travailleurs indochinois » (dite aussi Association des Cuisiniers) de l'avenue Hoche, déclarée officiellement en mai 1923, reconstituée en 1925 et qui subventionnera le journal nationaliste Phuc Quoc. Enfin Nguyen Ai Quoc et ses camarades ont mis sur pied en France un centre propagandiste particulièrement actif (26). En 1923, Le Paria tirait à deux mille exemplaires, dont mille étaient expédiés dans les colonies africaines et en Indochine (27). S'il n'a encore que 150 abonnés vietnamiens, dont seulement treize en Indochine, son écho est réel au Viêt-nam, ainsi que l'attestent les emprunts que font à ses chroniques bien des journaux saïgonnais de langue française et les mesures d'interdiction et de surveillance dont il est l'objet de la part des autorités coloniales.

Il n'est cependant pas facile de mesurer l'influence de l'Union intercoloniale dans l'opinion vietnamienne. A Paris, il n'est pas certain que son groupe vietnamien ait été en mesure de rallier la majorité des émigrés. Au reste, à partir de l'automne 1925, l'Union intercolonïale entre en sommeil. Les dernières réunions de son bureau ont eu lieu probablement en avril 1926 et Le Paria cesse de paraître à la même date. Il ne semble pas non plus qu'elle ait été à l'origine d'un véritable noyau communiste vietnamien. Sauf erreur de notre part, seuls quelques vietnamiens adhèrent à titre individuel au Parti communiste français, bien que ce dernier rencontre de nombreuses sympathies dans la communauté vietnamienne en raison de ses prises de positions anticolonialistes. L'Union intercoloniale aura été un pôle de regroupement du patriotisme radical et une structure de collaboration entre deux anticolonialismes, celui des colonisés et celui de l'extrême gauche française. Vers 1925, à mesure que grandit au Viêt-nam le mouvement d'indépendance et que se fait sentir le besoin d'un nouveau mode d'organisation révolutionnaire,, sa section vietnamienne perd son dynamisme. Ses héritiers directs devaient être les nationalistes.

CONSTITUTIONNALISME ET PARTI DE L'INDÉPENDANCE

En 1925, l'immigration vietnamienne paraissait encore relativement unie, si l'on met à part les éléments liés au ministère des Colonies. Entre les partisans de l'Union intercoloniale et les nationalistes conservateurs, les relations ne paraissent pas s'être établies jusqu'alors en termes

(26) L'action de Nguyen Ai Quoc et de son groupe présente bien d'autres aspects novateurs que nous n'évoquons pas ici. Rappelons simplement qu'il est l'un des principaux journalistes anticolonialistes des années 1920 (ses écrits n'ont été que partiellement publiés dans les éditions successives des Oeuvres de Ho Chi Minh), et l'un des plus actifs porte-parole des colonisés à l'intérieur du mouvement communiste.

(27) F 7 13 408, note de la Sûreté du 14 juin 1923.


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d'antagonisme insurmontable. A plusieurs reprises, l'Union intercoloniale et les constitutionnalistes ont organisé à Paris des meetings communs, par exemple le 3 décembre 1925 pour protester contre l'arrestation de Phan Boi Chau à Changhaï. L'année suivante le patriotisme vietnamien en France se dédouble en deux courants, qui achèvent de se séparer en 1927.

Les nationalistes réformistes, qui se rattachent pour la plupart à la pensée de Phan Chau Trinh et au Parti constitutionnaliste, créé en 1923 à Saigon par Bui Quang Chieu et Nguyen Phan Long avec l'appui des grands propriétaires fonciers de Cochinchine, forment à Paris une influente minorité, animée par le jeune avocat Duong Van Giao, l'étudiant en droit Diep Van Ky, le lycéen Tran Van Kha, lequel tente de mettre sur pied dès février 1925 une Union franco-indochinoise, présidée par Phan Chau Trinh. En 1925-1926, les constitutionnalistes engagent une vigoureuse campagne politique en métropole. Il s'agit pour eux de faire accepter leur programme de réformes, la « collaboration franco-annamite » (phap viet de hue) par le Cartel des Gauches et d'acquérir l'hégémonie politique dans le mouvement national. Leur leader, Bui Quang Chieu, fait paraître dès son arrivée à Paris en juin 1925 sa brochure La France d'Asie, destinée à populariser l'idée d'une décolonisation graduelle par l'octroi à l'Indochine d'un statut de dominion ; il participe à divers congrès internationaux, multiplie les articles dans la presse parisienne, les interventions auprès du ministère des Colonies, du Parti radical et de la Franc-Maçonnerie, mouvements dont il est d'ailleurs membre. A la fin de 1925 et au début de 1926, l'Association constitutionnaliste, fondée le 15 novembre 1925 rue Saint-Sulpice, organise une tournée de conférences à Paris et en province (28), que couronne la création officielle du Parti constitutionnaliste sous le régime de la loi de 1901 le 20 octobre 1926 à Paris (29) et la publication d'une éphémère édition européenne de la Tribune indochinoise le 15 août 1927. Trois délégués constitutionnalistes, Duong Van Giao, Nguyen Van Luc et Dinh Van Cao, participent au congrès de fondation de la Ligue contre l'impérialisme et pour l'indépendance nationale, plus connue sous le nom de Ligue anti-impérialiste, à Bruxelles (7-14 février 1927). Jusqu'au milieu de la même année, le constitutionnalisme reste politiquement actif en France.

Le projet constitutionnaliste s'est soldé par un échec. Refusant toute mobilisation populaire, il pariait sur l'infléchissement par les gouvernements du Cartel de la politique asiatique de la France. En 1924,

(28) Aux Sociétés savantes le 21 octobre 1925, à Bordeaux le 19 février 1926, à Toulouse le 20, à Marseille le 24 ; à Limoges en janvier 1926, à Paris le 28 mars, le 3 avril, le 28 mai, le 12 novembre (conférence de Duong Van Giao à la Loge maçonnique de la rue de Puteaux), le 17 décembre (conférence du même orateur à la section Odéon-Monnaie de la Ligue des Droits de l'Homme, etc.). Il est probable qu'un dépouillement des archives de la Franc-Maçonnerie éclairerait l'histoire mal connue du constitutionnalisme vietnamien, dont les liens avec les loges de l'Indochine et de France ne semblent pas avoir été épisodiques.

(29) En Cochinchine, le Parti constitutionnaliste se présente en 1927 comme la section indochinoise d'un parti métropolitain, celui qui vient d'être déclaré officiellement à Paris.


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Nguyen Phan Long, évaluant avec pessimisme les chances de la jeune bourgeoisie vietnamienne dans une éventuelle révolution nationale, avait justifié ce choix :

La Révolution française de 1789 [...] fournit d'utiles enseignements [...]. Avant que la Révolution éclatât, l'ordre des choses nouveau s'était insensiblement substitué à l'ancien ; de l'un à l'autre, l'ascension des bourgeois avait ménagé la transition nécessaire [...]. Et, parmi ces bourgeois, des conducteurs de foule se révélèrent, subjuguant par l'ascendant de l'audace et du génie : généraux, savants, hommes politiques, tous se haussèrent au niveau de leur tâche formidable.

A côté de ces géants, que vaut et que pèse notre « élite » ? Sans cadres et sans chefs reconnus, une révolution est vouée, même en dehors de toute intervention étrangère, à un sanglant échec et aux discordes intestines. Est-ce à dire que les patriotes annamites — et je suis du nombre — doivent renoncer à l'espoir d'une émancipation pour leur pays ? Pour les considérations exposées ci-dessus, l'émancipation nous serait pour le moment nuisible, parce que prématurée. Il serait du reste dangereux de se bercer de l'illusion que la France consentirait à perdre sans lutte le plus beau fleuron de sa couronne coloniale. Pour moi [...], les Annamites peuvent envisager avec confiance les destinées de leur pays dans le sens d'une intimité de plus en plus étroite avec la France. De par la force des choses, la politique coloniale de la France évolue dans le même sens que les rapports de nation à nation et de peuple colonisateur à race sujette [...]. Dans les gouvernements d'Europe où triomphent les « idées de gauche », une conception nouvelle se fait jour en matière de colonisation. A moins de se singulariser, la France ne pourra que suivre le mouvement [...] qui tend visiblement à l'adoption d'une politique de plus en plus libérale de Ja part des puissances coloniales vis-à-vis de leurs possessions d'outremer... (30).

Dans cette optique, les constitutionnalistes ont lié leur sort à celui de la politique de Varenne, ils ont pris fait et cause pour elle, acceptant de marcher vers l'indépendance au pas de l'Indochine officielle. En fin de compte, ils n'ont rien obtenu des autorités coloniales, lesquelles, même dans leur cours libéral, se sont toujours refusées à une révision des structures politiques indochinoises et ne se sont d'ailleurs jamais départies, au moins jusqu'en 1927, d'une méfiance profonde à l'égard des réformistes. Point de vue que réaffirme encore le ministre des Colonies Léon Perrier dans une lettre à Varenne de septembre 1927 :

Je relève les préventions qu'une fois de plus vos collaborateurs expriment contre le Parti constitutionnaliste. Mon département n'a jamais varié d'opinion à ce point de vue et considère ce Parti en apparence d'allure modérée comme aussi funeste que le Parti extrémiste le plus nettement tranché. Le but est le même, les échéances varieraient seules et peut-être les moyens... (31).

L'illusoire campagne constitutionnaliste a donné un coup de fouet au nationalisme radical. Elle a en effet rencontré une forte résistance dans

(30) Echo annamite, Saïgon, 6 juin 1924.

(31) Lettre au gouverneur général du 28 septembre 1928, Slotfom, III, 2.


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l'opinion nationale — c'est la raison principale de son échec. En France, celle-ci s'est d'abord organisée dans le cadre du Viet Nam Doc Lap Dang (VNDLD) ou Parti annamite de l'Indépendance, fondé par les militants vietnamiens de l'Union intercoloniale, en relations avec la branche française du Guomindang chinois, alors active à Paris. Mais cette initiative a été précédée par la parution du journal Viêt-nam Hon (L'âme du Viêt-nam), « tribune libre des étudiants et des travailleurs annamites », dont le premier numéro, tiré à 2 000 exemplaires, paraît le 1er janvier 1926(32). Le groupe du Viêt-nam Hon est animé par Nguyen The Truyen et comprend une quinzaine de militants actifs : l'ingénieur Tran Van Chi, des parents de Nguyen The Truyen — ses frères Nguyen The Phu et Nguyen The Song, son oncle, l'ingénieur commercial Nguyen Thai Phu — les étudiants Nguyen Van Tu, Trinh Van Hien, Lam Van Nghi, Nguyen Van Luan dit Nguyen Nhu Phong, Hoang Quang Giu(33), l'ancien instituteur Bui Ai, le cuisinier Ngo Van Minh, le typographe Dang Dinh Tho, l'ancien navigateur Dang Van Thu du Havre, l'employé Bui Duc Thanh. Rédigé en français, en vietnamien et en chinois, financé par des souscriptions de l'Association des travailleurs manuels, le Viêt-nam Hon est « répandu à profusion dans les casernes, parmi les tirailleurs indochinois, et dans les établissements scolaires de la métropole fréquentée par les jeunes étudiants annamites » (34). Interdit le 23 août 1926, il continuera à paraître clandestinement sous divers titres jusqu'en septembre 1927(35). Mais il sera doublé à partir du 1er septembre 1926 par une presse légalement déclarée : le mensuel bilingue Phuc Quoc (Restauration de la patrie), interdit lui aussi le 11 octobre 1926, auquel succéderont le 15 janvier 1927 le bimensuel de

(32) Sa fondation est l'aboutissement vraisemblable d'un projet du groupe vietnamien de l'Union intercoloniale et plus précisément de Nguyen Ai Quoc. Elle fut préparée par la diffusion en octobre 1925 d'un tract en quoc-ngu signé de ce dernier, alors à Canton, et appelant à créer un journal « dans notre langue, et que mes frères pourront lire » ; les bulletins d'abonnement devaient être adressés à Nguyen Ai Quoc, 3, rue du Marchéaux-Patriarches, à Paris. Le pseudonyme Nguyen Ai Quoc est aussi la dénomination symbolique d'une aspiration collective. Sur le Viet-Nam Hon, cf. Slotfom, V, 35 et F 7 13 409.

(33) En septembre 1926, le comité du Viet-Nam Hon comprendrait vingt et un membres (note du CAI du 16 octobre 1926, F i, 13 409). Hoang Giu, né le 15 novembre 1904 à Caobang (Tonkin), arrive en France en janvier 1925, est d'abord lycéen à Bordeaux, y obtient le baccalauréat, habite Paris à partir de 1926 et s'inscrit à l'école libre des Sciences politiques la même année ; selon la police, il appartiendra à la Section coloniale du PCF en décembre 1931 (F7, 13 405 et 13 410). Nguyen Van Tu, né le 5 février 1906 à Yen Phu (Tonkin), futur militant de la section indochinoise de l'Union fédérale des étudiants et du PCF. Ngo Van Minh, né le 20 octobre 1898 à Ngo Duan (?) au Tonkin, arrive en France en 1921 et travaille chez des particuliers, d'abord à Nice, puis à Paris.

(34) Lettre du ministre des Colonies du 11 juillet 1926, Slotfom, V, 34.

(35) Viet-Nam Hon légal (janvier à juillet 1926 ; au moins sept numéros parus), Viet-Nam Hon clandestin, rédigé en vietnamien (février à avril 1927 ; au moins quatre numéros paras, dont trois portent le titre Hon-Nam Viet), Viet-Nam (septembre 1927). Cf. Slotfom, V, 35 et F 7 13 403.


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langue française L'Ame annamite, puis en juin 1927 le mensuel La Nation annamite (36).

Les militants du VNDLD se réclament des conceptions de Phan Boi Chau et de la révolution chinoise ; ils présentent leur parti comme l'équivalent en Europe des partis nationalistes clandestins alors en plein essor au Viêt-nam, notamment du Phuc Viet (Restauration du Viêt-nam), apparu dans la région de Vinh au Nord-Annam en 1924 et plus tard appelé Tan Viet (Parti du Nouveau Viêt-nam), et du Jeune Annam saïgonnais qu'inspire au même moment l'action de Nguyen An Ninh au Sud (37). C'est ainsi qu'ils diffusent en France l'appel lancé par le Phuc Viet à la Société des Nations le 25 juillet 1926 en faveur de l'indépendance totale et immédiate du Viêt-nam, assortie d'une contribution au règlement des dettes de guerre françaises et d'un traité d'alliance avec la France (38). L'éphémère groupe saïgonnais Jeune Annam aura d'ailleurs un représentant à Paris en 1927 en la personne du jeune étudiant Bui Cong Trung, futur dirigeant communiste du Sud. Parmi les thèmes préférés de la presse du VNDLD figurent l'interdépendance de la libération nationale vietnamienne et de la révolution nationaliste chinoise de 1926-1927 ainsi que l'imminence de guerre en Indochine. « Que la France le veuille ou non, ses jours sont comptés en Extrême-Orient. Alors, plutôt partir avant que d'en être chassée honteusement », écrit la rédaction du Phuc Quoc en septembre 1926. Le meeting contradictoire qu'organise à Paris le groupe du Viêt-nam H on le 20 mai 1926 est annoncé par une affiche prophétiquement intitulée : « Verra-t-on la guerre d'Indochine ? »

Le VNDLD correspond à un mouvement de négation du constitutionnalisme, d'affirmation de l'identité nationale et du droit à l'indépendance. Ses relations avec les constitutionnalistes, d'abord cordiales — Bui Quang Chieu publie en 1926 une série d'articles dans le Viêt-nam Hon — n'ont pas cessé de se détériorer. Au congrès de la Ligue antiimpérialiste • à Bruxelles, les nationalistes, Tran Van Chi, président de l'Association mutuelle des Indochinois de Paris, Hoang Quang Giu, délégué du VNDLD, et Bui Cong Trung, délégué de Jeune Annam, contestent la représentativité des représentants constitutionnalistes et s'opposent, dans une lettre insérée dans le journal socialiste Le Peuple, aux déclarations de Duong Van Giao :

Le peuple annamite ne croit plus en la « libre coopération » dont on lui parle depuis plus de soixante-dix ans. Ce que veut le peuple anna(36)

anna(36) Quoc (deux numéros parus : septembre et octobre 1926), L'Ame annamite (trois numéros parus : janvier, février et avril 1927) et La Nation annamite (deux numéros parus : juin et août 1927) tirent à 5 000 exemplaires.

(37) Il se réclame aussi du Thanh Nien de Nguyen Ai Quoc. Au congrès de la Ligue anti-impérialiste à Bruxelles en février 1927, l'un des délégués nationalistes vietnamiens, Tran Van Chi, président de l'AMI de Paris, évoquera dans Le Drapeau rouge du 18 février « le Parti de l'indépendance qui possède deux journaux, l'un à Paris, L'Ame annamite, l'autre à Canton, Thanh Nien de Nguyen Ai Quoc ».

(38) L'étudiant Hoang Van Bich, les marins Le Huu Cat et Luong Van Yen sont arrêtés à Marseille en octobre 1926 et condamnés à cinq mois de prison pour avoir distribué l'appel du Phuc Viet.


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mite, ce n'est point la « libre coopération franco-indigène », mais bien l'indépendance intégrale et immédiate de son pays [...]. Pour cela, les Annamites veulent une union chaque jour plus étroite et se groupent dans le Parti de l'Indépendance, parti des ouvriers, des paysans, des intellectuels. Comme leurs frères chinois, les Annamites tournent leurs yeux vers le vaillant prolétariat du monde entier... (39).

Le conflit entre les deux ailes du nationalisme rebondit avec la publication du mémorandum adressé par le VNDLD au gouvernement français et à la SDN le 26 mars 1927, à l'occasion du débat parlementaire sur l'Indochine. Ce texte oppose à la proposition constitutionnaliste d'une commission d'enquête le mot d'ordre de la création immédiate d'une commission franco-vietnamienne d'évacuation de l'Indochine. La création officielle du VNDLD le 13 juin 1927(40) sanctionne la scission entre nationalistes.

Entre-temps, le VNDLD a repris à son compte la tactique constitutionnaliste des campagnes d'opinion pour dénoncer le « Varennisme » et la collaboration franco-annamite, et afin de populariser son mémorandum sur l'indépendance. Ainsi, en 1926, Nguyen The Truyen et Hoang Quang Giu prennent la parole dans une série de meetings convoqués dans la circonscription électorale du gouverneur général de l'Indochine (41), puis, en mars 1927 à Paris, à la Bourse du Travail et aux Sciences politiques, au Havre (trois meetings avec 4 000 à 5 000 présents selon les indicateurs), à Marseille, Montpellier, Toulouse, Bordeaux. A Lille, le 13 mai 1927, la réunion du VNDLD est interdite, mais Hoang Quang Giu et Bui Ai diffusent le Procès de la colonisation française avant d'être arrêtés pour quelques heures (42). Une seconde série de réunions publiques aura lieu à l'automne de 1927 pour protester contre la répression en Indochine et réclamer l'indépendance (43). Dans ces réunions, qui ont rassemblé à chaque fois plusieurs centaines de participants, les orateurs ont souligné l'imminence de la révolte de l'Indochine. Enfin, les nationalistes ont solidement organisé la diffusion de leur presse en Indochine, avec l'aide du personnel vietnamien des Messageries maritimes. En 1927, il ne se passe pas de mois où la Sûreté ne saisisse des centaines de journaux ou de tracts venus de

(39) Le Peuple, Bruxelles, 12 février 1927.

(40) Son comité central provisoire comprend Nguyen The Truyen, président, Nguyen Van Luan, secrétaire général, Bui Ai, secrétaire-adjoint, Bui Duc Thanh, trésorier, Tran Van Hien, trésorier-adjoint.

Le 26 juin 1927, une dernière confrontation entre constitutionnalistes et nationalistes n'aboutit qu'à consacrer leur désaccord sur les moyens de la libération, les premiers refusant d'accepter le recours à la violence et d'entrer dans un Guomindang vietnamien, comme le leur proposent Nguyen The Truyen, Tran Van Chi et les représentants du Guomindang chinois de Paris (rapport du préfet de police du 13 juillet 1927, V 13 405).

(41) A Clermont-Ferrand, Thiers, Riom, Brassac et Saint-Eloy, ville natale de Varenne.

(42) Lettre du ministre de . l'Intérieur du 18 février 1928, F V 13 406 ; La Nation annamite, juin 1927.

(43) Le Havre (14 septembre), Paris (17 octobre), Toulouse (23 octobre, 500 présents), Montpellier (24 octobre), Bordeaux (25 octobre, 350 présents), Marseille (27 octobre).


L'IMMIGRATION VIETNAMIENNE EN FRANCE 19

France (44). Lorsque Nguyen The Truyen s'embarque pour l'Indochine à la fin de la même année, en compagnie de Nguyen An Ninh, le nationalisme radical, s'il n'entraîne encore que quelques dizaines de militants actifs, est devenu prépondérant dans l'immigration.

Mais il semble en même temps avoir pris quelque distance à l'égard du communisme. L'essor relatif du VNDLD s'est accompagné d'un certain repli vers un patriotisme plus élémentaire, dénué de contenu social. Ses leaders se refusent désormais à aborder l'épineux problème des implications sociales de la libération nationale. Nguyen The Truyen, qui a rompu avec le Parti communiste français en 1926 (ou 1927 ?), dénie maintenant tout avenir au communisme dans les colonies :

Les communistes eux-mêmes reconnaissent la nécessité pour les colonies d'une étape nationale. Qu'est-ce à dire sinon que, de l'avis de ses propres partisans, le communisme ne sera pas applicable dans les colonies avant leur émancipation nationale ? Et que cela soit dit de toutes les colonies, quelle que soit leur situation politique et économique, quelle que soit l'importance comparative de leur bourgeoisie, de leur prolétariat et de leur paysannerie ; de sorte qu'il n'est même pas nécessaire de se livrer, comme certains le font, à une multitude de considérations sur la mentalité, l'histoire, les moeurs et le régime de la propriété indigène pour démontrer l'impossibilité du communisme aux colonies dans l'état actuel des choses.

C'est que dans ces pays, la lutte de races prime la lutte de classes, l'oppression nationale englobe l'exploitation sociale. C'est ainsi qu'en Indochine, par exemple, le premier « bourgeois indigène » est politiquement et socialement au-dessous du dernier planton européen [...]. Or pour nous affranchir, il faut nous unir ; il faut nous unir pardessus toutes nos distinctions sociales, voire dans les circonstances graves, par-dessus toutes nos divergences philosophiques, politiques et religieuses.

Reste un fait : d'ores et déjà, il y a des Annamites qui sympathisent avec les communistes. Oui, mais pourquoi ? Tout simplement parce que le Parti communiste est le seul qui soutienne nos revendications nationales... (45).

Dans cette optique, Nguyen The Truyen envisage l'avenir du mouvement national selon le modèle qu'offre le Guomindang chinois, dont il attend un soutien sans réserves, et à ses yeux décisif, à l'indépendance vietnamienne.

Ce déchâlement idéologique du nationalisme immigré ne l'a. pourtant pas empêché de maintenir une collaboration suivie avec le Parti communiste français. Les nationalistes vietnamiens peuvent d'autant mieux s'accommoder du soutien communiste, lequel ne cesse de s'affirmer depuis 1924, que la politique indochinoise de l'Internationale n'est qu'un calque de ses options chinoises. Le Komintern a été amené à s'intéresser à

(44) Ainsi, en janvier 1927, 345 exemplaires du Phuc Quoc sont saisis en Cochinchine, et 242 au Tonkin ; à Saigon, les petits vendeurs de journaux diffusent la même feuille en même temps que le Duong Phap Thoi Bao de Tran Huy Lieu (lettre du gouverneur général du 17 février 1927, Slotfom, V, 40), etc.

(45) La Nation annamite, juin 1927.


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l'Indochine en fonction des perspectives de la révolution de 1924-1927 ; il envisage l'Indochine avant tout comme l'un des arrières de la Chine : terrain d'opérations annexes au domaine chinois, pour lui déterminant; front périphérique contre l'impérialisme français, l'un des principaux adversaires du gouvernement de Canton; prolongement possible d'une éventuelle victoire à Changhaï. A ces différents titres, le mouvement national vietnamien est partie prenante au combat de la Chine révolutionnaire. Ces conceptions inspirent les premières initiatives indochinoises de l'Internationale, à une exception près, semble-t-il : l'appel du comité exécutif aux peuples colonisés du 27 février 1924, qui, peut-être suggéré par Nguyen Ai Quoc, fut traduit en vietnamien et diffusé en Indochine (46). Ce texte, qui ne comporte aucune référence à la Chine, est un appel direct aux révolutionnaires vietnamiens à rejoindre les rangs de l'Internationale. En revanche, le voyage en Chine de J. Doriot, responsable de la section coloniale du PCF, délégué à la conférence de l'Union syndicale panpacifique ouvrière (Hankeou 2026 mai 1927), se place sous le signe exclusif du soutien international à la révolution chinoise. L'appel lancé par Doriot à Canton le 4 mars 1927 « Pour la libération nationale de l'Indochine » (47) souligne la communauté d'intérêts existant entre la Chine et le mouvement national vietnamien :

Vous devez soutenir la révolution chinoise de toutes vos forces [...] la libération de la Chine facilitera considérablement votre libération, et la victoire du peuple chinois sera aussi une victoire pour le peuple annamite.

Tout en dénonçant le « crime » du réformisme et de la collaboration franco-annamite, Doriot se prononce en faveur d'un front national appuyé par le développement des syndicats ouvriers et des unions paysannes :

C'est tout le peuple (ouvriers, paysans, marchands, intellectuels) — à part une infime minorité de profiteurs — qui a intérêt à lutter contre l'impérialisme [...]. Ne repoussez aucun concours. Faites au contraire tout pour les susciter...

En métropole, les communistes français, qui mènent une vigoureuse campagne de soutien à la Chine du Guomindang, accordent au VNDLD une aide qui ne s'est pas démentie jusqu'à la fin de 1927. Le Viêt-nam Doc Lap Dang leur apparaît comme un Guomindang en réduction, à la fois front commun des nationalistes révolutionnaires et des éléments prolétariens de l'immigration et milieu de travail idéal

(46) F 7 13 405. Selon la police française, le texte de l'appel aurait été soumis à l'Union intercoloniale et imprimé en vietnamien par les soins de L'Humanité à 3 500 exemplaires (note du 3 juin 1924, Slotfom, III, 29). Il pénétra en Indochine : 1500 exemplaires furent saisis par la Sûreté indochinoise en juillet 1924, 315 en août, etc. (AOM, 1036).

(47) Texte in F ' 13 408. Il est accompagné d'une réponse du Thanh Nien de Canton, qui fait écho aux conceptions du délégué français : « Nous nous inspirons de l'enseignement de Lénine et de Sun Yat-sen». L'appel de J. Doriot fut lui aussi traduit en vietnamien puis répandu en France et en Indochine.


L'IMMIGRATION VIETNAMIENNE EN FRANCE 21

pour les éléments proches du communisme ou affiliés à la Ligue antiimpérialiste (48). Le PCF réclame l'indépendance de l'Indochine, édite les affiches et les tracts des nationalistes, participe à leurs meetings : il organise les réunions du VNDLD dans le Puy-de-Dôme en 1926 ; Vaillant-Couturier parle aux côtés des leaders du VNDLD au Havre en mars 1927 ; à Lille la section communiste répond à l'interdiction de la réunion nationaliste du 13 mai en faisant placarder une affiche intitulée « Nous relevons le défi » et en tenant le meeting à la Bourse du Travail ; de même, c'est à l'imprimerie de l'Union des syndicats du Havre, qui employait des typographes vietnamiens, que la police saisit le Viêt-nam Hon le 17 septembre 1927 (49). Cependant, si les rapports entre communistes français et nationalistes sont satisfaisants, particulièrement à Paris, au Havre et à Marseille, et si les premiers ont sans doute déjà commencé à recruter dans l'immigration vietnamienne des élèves pour l'université des travailleurs d'Orient de Moscou, il est peu probable qu'une organisation communiste vietnamienne ait existé, même formellement, en France avant 1928. L'affiliation des Vietnamiens au Parti communiste français reste jusqu'à cette date un fait individuel, et à vrai dire exceptionnel. Pour que se constitue un mouvement communiste vietnamien en France, il a fallu que le milieu immigré lui-même se transforme.

LA NOUVELLE ÉMIGRATION

A partir de 1926, la composition de l'immigration se modifie sensiblement. Numériquement celle-ci ne varie guère. L'une des rares statistiques d'ensemble actuellement disponibles recense 5 000 « Indochinois » présents en France à la date du 23 janvier 1929(50), la Statistique générale de la France retient, quant à elle, le chiffre de 7 929 «Asiatiques sujets ou protégés », vraisemblablement vietnamiens pour la plupart. Mais la première de ces deux données ne semble pas tenir compte de l'effectif des garnisons. Il est probable que l'immigration vietnamienne se maintient aux environs de 7 000 à 8 000 individus, soit à un niveau toujours inférieur à celui de la colonie chinoise. Le grand

(48) Depuis 1926, les militants du PCF et de la JC diffusaient de nombreux tracts dans les unités de tirailleurs vietnamiens. En décembre 1927, éclatait l'affaire de l'hôpital Maillot à Alger. Deux tracts en langue vietnamienne, protestant contre l'envoi des tirailleurs en Chine, signés du Parti communiste français, furent distribués aux infirmiers vietnamiens de l'hôpital. Un groupe révolutionnaire, dirigé par le caporal Le Van Kinh et par le sergent Thuy, se forma à la 19e section d'infirmiers. Le 13 décembre, celle-ci refusa d'assister au cours de français et se mit en grève. Trois sergents, six caporaux et quatre soldats furent arrêtés (F ? 13 408).

(49) F1 13 409. L'Union locale CGTU proteste, la région communiste organise un meeting contre la mesure. A Marseille, les syndicats unitaires ont à plusieurs reprises diffusé le Viet-Nam Hon parmi les marins vietnamiens. Le 15 mai 1927, le Club international des Marins (CGTU) tient une réunion sur le thème de la solidarité des révolutions chinoise et indochinoise ; soixante-quinze vietnamiens, dont une vingtaine de militaires, y assistent et le matelot Nguyen Doan Chu, du S/S Chili, y prend la parole.

(50) Slotfom, III, 2.


22 D. HÉMERY

changement provient de l'accroissement considérable du nombre des étudiants parmi les immigrés, phénomène auquel le libéralisme relatif dont fait preuve l'administration Varenne dans la délivrance des autorisations de départ n'est certainement pas étranger. Dans son enquête de janvier 1929, la préfecture de police estime que les 5 000 « Indochinois » de France se répartissent entre trois catégories principales : 1000 navigateurs, 1255 domestiques, 1700 étudiants et lycéens, dont 1100 à Paris, 200 à Aix-en-Provence, 110 à Toulouse. Ces données sont confirmées par l'enquête que réalise la Sûreté générale l'année suivante à Paris et dans huit grandes villes de province (cf. tableau II). Sauf à Paris, au Havre et à Marseille, les commissaires de police n'ont guère dans le ressort de leurs services que des étudiants (51), lesquels représentent cinquante-trois pour cent des 3 000 Vietnamiens recensés. Parmi les étudiants les lycéens prédominent (52). Ainsi à Toulouse en novembre 1928, sur 110 étudiants, on compte soixante-dix-neuf lycéens, vingt étudiants en Sciences, deux en Droit, cinq en Lettres et quatre à l'Institut d'électrotechnique (53).' Ces chiffres sont d'ailleurs en nette progression par rapport aux années antérieures, puisque les étudiants vietnamiens de Toulouse n'étaient que cinquante en 1926-1927 et soixante-dix en 19271928. De quelles régions du Viêt-nam viennent-ils ? Plutôt du Sud que du Centre et du Nord. A Toulouse, vingt-quatre pour cent des étudiants sont originaires du Tonkin, soixante-douze pour cent de Cochinchine (54). Sur un groupe de 438 étudiants « retour de France » de 1926 à 1930, vingt-sept pour cent sont rentrés au Tonkin, soixante-neuf en Cochinchine, quatre pour cent en Annam (55). Cette dominante méridionale suggère que c'est par l'arrivée d'étudiants du Nam Ky (Cochinchine) que la sociologie du microcosme vietnamien en France s'est trouvée rééquilibrée au profit de sa composante intellectuelle.

Ce premier flux important d'étudiants correspond au mouvement général d'une génération politique, et l'on comprend que si les autorités coloniales n'ont pas tenté de lui opposer des mesures d'interdiction

(51) Toutefois, dans une note du 16 juillet 1926, le préfet des Bouchesdu-Rhône estime à 2 000 l'effectif de la colonie vietnamienne de Marseille, dont 200 étudiants et 1 500 boys et navigateurs sur les navires des Messageries maritimes (F' 13 409). En 1931, selon un rapport daté du 4 juin, il y aurait environ 700 étudiants à Paris et 1000 Vietnamiens dans les Bouches-duRhône (F 1 13 412).

(52) Leur moyenne d'âge est assez souvent élevée, en raison des structures du système scolaire colonial. A l'issue de l'enseignement « complémentaire », puis de l'enseignement « secondaire local », on ne pouvait entrer qu'à l'Université de Hanoï, cette « boîte close pour la fabrication de nains », selon le mot de Paul Monet. Le certificat d'études secondaires, encore appelé « baccalauréat local », ne donnait pas accès aux Facultés métropolitaines ; une fois en France, il fallait obtenir une dérogation ou préparer le baccalauréat officiel.

(53) Commissaire spécial de Toulouse, rapport du 30 novembre 1928, F ' 13 407.

(54) Commissaire spécial de Toulouse, idem.

(55) « Conclusions d'ensemble sur le voyage de P. Reynaud en Indochine », rédigées par Gaston Joseph (28 décembre 1931, AOM, 635). Parmi ces 438 étudiants ne figurent que sept étudiants originaires du Cambodge et deux du Laos.


L IMMIGRATION VIETNAMIENNE EN FRANCE

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Tableau IL Effectifs vietnamiens dans neuf villes françaises au 13 mars 1930(56).

Ouvriers, garçons de café, Femmes

Villes Effectif Navi- petits Employés Etudiants et Tlrailtotal

Tlrailtotal . leurs

com- enfants «surs

merçants, restaurateurs

Marseille 810 650 37 5 54 39 25

Aix-en-Provence ? 36 1 50

Arles ? 1 13 ? ?

Le Havre 200 170 30 " ?

Montpellier 134 30 78 ? 56

Toulouse 131 5 101 ? ?

Bordeaux 135 70 14 ?

Nancy 14 14 ?

Paris 1500 300 1200 ?

Total 2 924 890 408 1556

officielle, elles n'ont pas cherché à l'encourager, ainsi que l'atteste le petit nombre des bourses accordées à des Vietnamiens pour la continuation de leurs études en France : six par an entre 1927 et 1931 (57). Certes la décision de partir pour la métropole procède de contingences universitaires, de considérations pratiques, de pressions familiales et, d'une manière assez générale, du désir de la nouvelle « élite » sociale des latifundiaires du Sud d'acquérir titres et diplômes qui la mettent à égalité avec le colonat français. Néanmoins, il est permis de penser que d'autres motivations ne sont pas étrangères à l'arrivée en Occident de bien des nouveaux venus. On va en France à la recherche de la modernité, du savoir scientifique, d'un peu plus de liberté intellectuelle que n'en offrent les écoles indochinoises, mais aussi sous l'influence des maîtres à penser de la jeunesse, dont beaucoup, comme Phan Van Truong ou Nguyen An Ninh, particulièrement influents au Sud, sont eux-mêmes des « retour de France ». Peut-être aussi, parfois, pour se donner les moyens de rompre avec l'image traditionnaliste et passéiste du Viêt-nam, que cultivent les nationalistes conservateurs, les constitutionnalistes et le gouvernement colonial, de repartir à zéro pour inventer une nouvelle culture (58). Le voyage en France participe quelque peu de cette « émigration patriotique » qui, à la même époque, pousse vers

(56) Note de la Sûreté générale sur la colonie indochinoise, du 13 mars 1930, F 7 13 406.

(57) Archives d'Aix-en-Provence, Indochine, 51534.

(58) Cf. à ce sujet Nguyen An Ninh, « L'idéal de la jeunesse annamite », article paru dans La Cloche fêlée de Saïgon le 7 janvier 1924.


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Canton et vers l'école révolutionnaire qu'y dirige Nguyen Ai Quoc plusieurs centaines de jeunes Vietnamiens. De ce fait, les témoignages abondent. Citons seulement ces paroles adressées par l'étudiant Ta Thu Thau à ses compagnons sur le Chenonceaux en octobre 1927 :

Nous, étudiants, nous avons à ramasser, à conquérir l'instruction qu'on nous refuse dans notre pays [...]. Savez-vous, mes chers camarades, qu'à chaque départ de bateau, quelques jeunes Annamites qui n'ont ni parents, ni amis à bord abandonnent leur travail pour être présents à l'appontement ? Ils se renseignent sur le nombre des partants et leur joie augmente avec le nombre des émigrants [...]. Ces compatriotes qui nous accompagnent ainsi au départ représentent pour nous l'Annam, et leurs espoirs sont ceux de la patrie (59).

Les passages clandestins en France sont d'ailleurs fréquents (60).

Certains de ces jeunes gens ont déjà un passé politique appréciable et la découverte de la France, patrie des révolutions, n'aura pour eux rien d'une illumination : ils sont déjà révolutionnaires au départ de Saïgon. Nguyen Khanh Toan a vingt-cinq ans lorsqu'il arrive en juin 1928 chez son ami Ta Thu Thau à Gentilly, mais ce jeune et brillant intellectuel, originaire du Thua Tien, est déjà un militant éprouvé (61). De solides études au collège Quoc Hoc de Hué, puis à l'école supérieure de pédagogie de Hanoï, un an d'enseignement à Quang Ngai, un gros dossier de patriote — « militant antifrançais notoire », écrit à son sujet la Sûreté indochinoise — une condamnation à dix-huit mois de prison avec sursis (il a été à Saïgon en décembre 1926 le rédacteur en chef d'un journal au titre et au contenu évocateurs, le Nha Que) en font le type même du « jeune Annamite renonçant aux plaisirs et résolu à mettre son activité et son intelligence au service du Viêt-nam agonisant » (62). Nguyen Van Tao, arrivé à Marseille en octobre 1926, vient d'être exclu à dix-huit ans du collège Chasseloup-Laubat de Saïgon pour avoir été « l'un des principaux meneurs » de la grève-boycott des élèves six mois auparavant. Quant à Ta Thu Thau, âgé de vingt et un ans lorsqu'il s'inscrit à la Faculté des Sciences de Paris en novembre 1927, il s'est lui aussi fait connaître à Saïgon, où il était instituteur, en écrivant dans L'Annam de Phan Van Truong et en participant au groupe du Nha Que et du Jeune Annam. Bien d'autres biographies pourraient être évoquées à l'appui de cette constatation : si la plupart des jeunes qui émigrent entre 1926 et 1930 sont des fils de propriétaires aisés, patriotes mais non radicaux, il existe parmi eux une aile marchante, dont la majorité des nouveaux venus se sentira de plus en plus proche. Elle est issue du vaste mouvement patriotique de la jeunesse vietnamienne qui marque les années 1924 à 1928, et qui a pris la forme des grèves (il

(59) Tribune indochinoise, 23 décembre 1927.

(60) Ainsi le jeune Nguyen Van Tao, futur dirigeant communiste au Sud, s'embarque clandestinement à bord d'un paquebot en octobre 1926 (note biographique établie par le gouvernement général en octobre 1936, AOM.2 668).

(61) Note biographique rédigée par la préfecture de police, F 7 13 406.

(62) Cf. l'article que lui consacre Ta Thu Thau dans L'Annam du 13 décembre 1926.


L'IMMIGRATION VIETNAMIENNE EN FRANCE 25

s'agit en fait de boycotts) scolaires. Ainsi de janvier à mai 1926, seize établissements importants de Cochinchine ont été désertés par leurs

élèves, des centaines d'élèves ont été expulsés des écoles — plus de 500 à la date du 5 mai 1926 (63). Chez les jeunes la fermentation est alors intense :

La révolte grondait, écrira l'un d'entre eux ; l'atmosphère était surchauffée par l'extrême tension, sans cesse croissante, entre le gouvernement colonial et les indigènes ; nous passions nos heures d'étude à lire les journaux défendus et nos récréations à tenir des réunions... (64).

La nouvelle génération est donc, en état de rébellion plus ou moins prononcée, contre le régime colonial. Il est fréquent que l'on rejette les offres des autorités : Nguyen Khanh Toan a refusé à sa sortie de l'école de pédagogie le poste envié de professeur d'enseignement supérieur que lui proposait îe directeur de l'enseignement. Ta Thu Thau, reçu au baccalauréat local en 1925, décline la bourse d'études dans une université métropolitaine que lui offre le président de son jury — le futur directeur de la Sûreté, Grandjean — et c'est comme correspondant rémunéré de lycéens fortunés qu'il vivra en France. Refus radical, qui correspond à un ensemble d'inquiétudes et d'interrogations. Les jeunes ont commencé à se détourner, en Indochine, du nationalisme réformiste, dont les leaders ont condamné le boycott des écoles, ils se sont lancés dans une sorte de recherche idéologique ininterrompue, dont témoigne la prolifération à Saïgon des journaux édités par de très jeunes gens et des partis (en fait, de simples groupes plus ou moins romantiques) Jeune Annam (65). Ils se sont sensibilisés à la dure condition des paysans et des coolies et ont commencé à s'intéresser au marxisme et au bolchevisme. Le journal de Nguyen An Ninh, La Cloche fêlée (1923-1926), publie ainsi en feuilleton le «Manifeste communiste» de Marx et d'Engels en mars 1926.

Quelques mois plus tard, Nguyen Khanh Toan résume en ces termes « ce que veut la jeunesse annamite » :

En un temps où, dans le domaine politique, seule l'impatience est le plus sûr garant du succès, il est plus que stupide de subordonner à la patience la délivrance d'un peuple opprimé [...]. Ceux qui sont censés actuellement diriger les niasses aiment la modération sinon le calme [...]. Aux balivernes de nos aînés par l'âge, mais non par l'esprit de méthode, nous ferons désormais la sourde oreille et c'est en nous affranchissant de leur tutelle que nous ferons notre devoir, tout notre devoir... (66).

Il serait donc vain de concevoir la nouvelle émigration comme l'effet d'un mirage français sur la nouvelle intelligentsia vietnamienne,

(63) Le mouvement s'est organisé à l'occasion des funérailles de Phan Chau Trinh et a rebondi plusieurs fois dans l'ensemble du Viet-Nam, Plusieurs futurs dirigeants communistes sont au nombre des exclus, entre autres Vo Nguyen Giap et Dang Xuan Khu (Truong Chinh).

(64) Ta Thu Thau, « Après Yenbay, que faire ? », La Vérité, avril 1930.

(65) « Une folie de jeunesse... », écriva Ta Thu Thau, l'un de ses fondateurs. La Vérité, ibid,

(66) Nha Que, n» 1, janvier 1927.


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comme un symptôme d'assimilation culturelle et politique. Si volonté d'« occidentalisme » il y a, ce qui reste à démontrer, elle signifie au fond recherche des moyens de lutter contre l'Occident dominateur.

La jeune génération dont nous sommes, lit-on dans l'une des revues publiées par les jeunes immigrés, se doit de chercher par tous les moyens à échapper de la prison indochinoise, à s'exiler à l'étranger pour chercher de quoi abattre le régime colonial [...] l'action concertée du dedans et du dehors est la condition nécessaire de toute libération (67).

On va contester l'Europe chez elle. Il est à noter d'ailleurs que les référents essentiels de l'action des immigrés restent vietnamiens. Leurs journaux accordent peu de place, sinon aucune, aux événements d'Europe ou de France. On s'attache à maintenir des liaisons politiques vivantes avec le Viêt-nam : correspondances, abonnements collectifs ou individuels aux journaux vietnamiens d'Indochine — ainsi, en 1930, l'Association des étudiants Indochinois de Montpellier met à la disposition de ses membres la Tribune indochinoise de Saïgon, le Ngo Bao de Hanoï, le Tieng Dang de Hué — lecture des journaux illégaux d'Indochine (68). Le va-et-vient des hommes et des idées sur la ligne d'ExtrêmeOrient est incessant :

Nous avons remarqué, constate à son retour d'Indochine un étudiant vietnamien de Toulouse, avec quel empressement la plupart de nos amis étudiants en France nous ont demandé des renseignements sur l'évolution de notre peuple. Presque dès l'abord nous nous entendons poser cette question significative : Où en est-on chez nous ? (69).

Manifestations et meetings vietnamiens en France seront les échos ponctuels des luttes nationales. L'émigration n'a donc pas mis les jeunes intellectuels en situation d'extériorité par rapport à ces dernières.

Il n'en demeure pas moins qu'elle a favorisé le processus de radicalisation de la jeunesse patriote commencé au Viêt-nam et Le Courrier saïgonnais pourra écrire : « Le chemin de la France est le chemin de l'anti-France ». A long terme, elle ne peut manquer d'élargir l'horizon politique des émigrés, de les amener à évaluer de plus près le phénomène impérialiste. Dans l'immédiat, elle élargit brusquement le champ des possibilités d'action : en métropole, il est possible d'échapper aux interdits de l'administration coloniale. A cet égard, la nouvelle immigration a rapidement acquis sa liberté d'action. A partir de 1927, les associations mutuelles vont être conquises par les jeunes nationalistes au nom du refus de la neutralité (70) ou doublées par un réseau d'organisations similaires, mais opposées à toute collaboration avec les auto(67)

auto(67) Huu Ninh dans L'Avenir de l'Annam, Toulouse, Ie* mars 1928.

(68) Ainsi en 1929, Bua Lien (Faucille et Marteau), feuille polycopiée du Parti communiste indochinois première manière, circule dans l'immigration, amenée en France par des marins vietnamiens ou chinois.

(69) Journal des Etudiants annamites, Toulouse, 15 décembre 1927.

(70) La façon dont celles-ci célèbrent le Têt est un bon indice de leur coloration politique.


L'IMMIGRATION VIETNAMIENNE EN FRANCE 21

rites, et serviront à plusieurs reprises de couvertures légales aux activités révolutionnaires. L'Associatton mutuelle des Indochinois de Paris, qui était passée aux nationalistes du Viet-nam Hon en octobre 1926 et avait été dissoute en mars 1927, sera ainsi réanimée après l'interdiction du Viet-nam Doc Lap Dang en 1929 sons la présidence de l'étudiant en Philosophie Tran Van Thach. De même les étudiants ont prévenu toute mise en tutelle en s'organisant en association d'étudiants indochinois légalement constituées (71), ou en reprenant en main. les associations mutuelles existantes. La plus active fut l'Association générale des étudiants indochinois de Paris, créée en mars 1927 a l'initiative des constitutionnalistes (72).

Dans quelle mesure y-a-t-il eu attraction du modèle politique français ? L'on peut présumer que l'observation de son fonctionnement a contribué a renouveler le système de référence des nationalistes. Mais l'on ne saurait être plus affirmatif, faute de témoignages suffisants. Le regard que porte la nouvelle génération immigrée sur le théâtre de son exil est, en effet aussi critique que curieux, pour le moins très circonspect. Dans un surprenant récit de politique-fiction, rédigé en 1927, l'étudiant Tran Van Thach imagine la vie politique saïgonnaise en 1955 — le régime colonial est toujours en place, mais l'indépendance est proche — dominée par deux grands Partis, le Parti de l'indépendance, émanation de la riche bourgeoisie, et son adversaire, le Parti des travailleurs. Celui-ci est certes un puissant Parti ouvrier, mais n'est pourtant qu'une réplique assez infidèle de ses homologues européens, puisqu'il réalise « un amalgame bien compris des Partis communiste et socialiste occidentaux » et « rejette ce qui, dans ces différants programmes, lui semble irréalisable dans notre société encore conservatrice par beaucoup d'endroits ». Dans la ligne des premiers lettrés modernistes du début du siècle, on se refuse par conséquent à copier et à idéaliser l'Occident. Nul doute Cependant que le mouvement ouvrier français ait fourni quelques-uns des éléments du nouveau dispositif politique (la presse ouvrière, le syndicalisme de masse, la présence dans les luttes électorales etc.) que le communisme vietnamien opposera au régime colonial au. cours des années ultérieures.

LE NATIONALISME REVOLUTIONNAIRE EN FRANCE

Jusqu'en 1930, la nouvelle génération n'a pas cessé de progresser •dans le sens du radicalisme; au terme de son itinéraire, le nationalisme se trouve mis en question de l'intérieur. Ses préoccupations initiales sont encore celtes de ses devanciers : définir les termes d'une moder(71)

moder(71) septembre 1927, il en existe sept : Paris, Marseille, Lyon, Toulouse, Aix, Montpellier et Bordeaux.

(72) Duong Van Giao et Louis Bui Quang Chieu, fils du leader constitutionnaliste, siègent à son bureau.

(73) « Un rêve singulier », Journal des Etudiants annamites, Toulouse, 15 décembre 1927.


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nisation culturelle, préparer les cadres intellectuels du mouvement national. Cette attitude prédomine dans le mouvement étudiant de 1927. Une intéressante presse étudiante (74), interdite en Indochine mais qui y circule, s'interroge sur les conditions de la régénération nationale, dénonce la déculturation qu'entretient le fait colonial, « le péril blanc dont souffre l'Asie », et aborde sur cette base les questions proprement politiques. Elle développe le thème de la mission particulière des étudiants et des jeunes, s'efforce de les détourner de « la geôle du fonctionnariat». Volonté populiste d'émancipation personnelle par le contact avec le peuple, que les jeunes filles, pourtant encore peu nombreuses, ne sont pas les dernières à partager. C'est une étudiante qui écrit ces lignes dans L'Annam scolaire d'Aix-en-Provence d'avril 1927 :

Vous reviendrez licencière, bachelière ou licenciée non pas pour exploiter notre peuple, mais bien pour inculquer à notre jeunesse les connaissances que vous avez péniblement acquises pendant votre séjour en France...

Pour les jeunes intellectuels, la notion d'élite est fondamentale ; on s'attache à définir sa fonction nationale, mais elle fait pour l'instant l'unanimité. On aborde le problème des rapports entre les intellectuels, les ouvriers et les paysans, mais dans une optique encore proche des vues unanimistes de la bourgeoisie terrienne, laquelle finance d'ailleurs depuis l'Indochine les revues étudiantes. En 1927, L'Annam scolaire ouvre bien une « tribune des ouvriers » mais c'est pour y proposer une division des tâches toute confucéenne :

Le devoir des étudiants est de répandre leurs idées et leurs connaissances, de préparer l'avenir de notre patrie et de conduire le peuple dans la voie du progrès. De leur côté, les ouvriers et les paysans, qui forment la majorité de la population, doivent aider les étudiants de toutes leurs forces et se corriger de leurs défauts... (75).

Intentions que fait siennes le Journal des étudiants annamites, publié à Toulouse, pourtant plus avancé :

La politique de violences restera en dehors de notre sphère d'action [...]. Aider nos compatriotes plus jeunes à acquérir des notions plus exactes et plus précises sur la désagrégation et la réorganisation d'une société dont le caractère d'ancienneté s'accentue de jour en jour [...]. Faire la transition entre un Annam qui a fini et un autre qui va commencer... (76).

(74) A Aix-en-Provence le bilingue L'Annam scolaire, créé en avril 1927 par Tran Van An et Lieu Sanh Tran, devenu L'Etudiant Indochinois en février 1928 (six numéros parus). A Paris, le Bulletin de l'AGEI (onze numéros parus de juillet 1927 à août 1928). A Toulouse le Journal des Etudiants annamites, créé le 15 mars 1927, devenu L'Avenir de l'Annam en mars 1928, puis L'Annam de Demain, puis à nouveau Journal des Etudiants annamites en octobre 1928 ; au total la revue a publié douze numéros ; ses rédacteurs sont Tran Van Thach, Nguyen Huu Ty, Vo Thanh Cu, Tran Quoc Mai, Nguyen Huu Ninh, Nguyen Thai, Lieu Sanh Tran.

(75) L'Annam scolaire, mai 1927.

(76) Journal des Etudiants annamites, mai 1927.


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La modernisation intellectuelle, l'expansion de la culture scientifique, l'éducation des masses, le développement de l'enseignement populaire en langue vietnamienne, tels sont pour les rédacteurs des nouvelles revues étudiantes les ressorts décisifs de la formation d'une opinion nationale. L'apogée du mouvement étudiant a été le Congrès des étudiants annamites réuni à Aix-en-Provence du 19 au 22 septembre 1927, à l'initiative des constitutionnalistes, avec l'accord des autorités françaises qui y ont vu l'occasion de neutraliser l'aile nationaliste radicale et de gagner la jeune intelligentsia aux idées de collaboration (77). Ses organisateurs sont l'avocat constitutionnaliste Duong Van Giao et son confrère aixois Trinh Dinh Thao, une centaine de délégués, en majorité modérés, représentant sept associations, y participent. De fait, les thèses « culturalistes » ont prédominé. Le congrès a limité ses débats à la définition d'un plan d'enseignement national et aux questions d'entraide matérielle : accueil des nouveaux venus, libéralisation du régime de l'émigration, mise en place d'un système de bourses d'études. Cependant les leaders nationalistes Nguyen The Truyen et Nguyen An Ninh y ont pris la parole pour polémiquer avec les constitutionnalistes ; le contact a été établi entre la nouvelle immigration et la première génération du nationalisme, les échanges d'idées d'une ville à l'autre vont devenir permanents. Le projet de Fédération des étudiants annamites adopté par le congrès (78) n'a pas eu de suite, mais un organisme efficace, le Comité de réception des étudiants annamites nouvellement arrivés en France voit le jour en septembre 1928. Animé par les nationalistes, le Comité de réception, qui a des correspondants dans les principaux centres universitaires de la métropole et des « comités de renseignements » à Haïphong et à Saïgon, parviendra à disputer deux années durant aux services du ministère des Colonies la prise en charge des jeunes gens qui débarquent de plus en plus nombreux à Marseille et sera un précieux cadre de recrutement pour les groupes révolutionnaires (78).

(77) Au même moment le système de contrôle de l'immigration vietnamienne en France est l'objet d'un remaniement significatif, à la demande d'A. Varenne. L'arrêté du 15 juin 1927 retire au CAI, organisme purement policier, les activités d'assistance aux immigrés et les confie à un nouvel organisme, le Service d'assistance morale et intellectuelle des Indochinois en France (SAMI). Dans l'esprit de Varenne (lettre au ministre du 11 février 1927, Aix, Indochine 51 531), il s'agit de neutraliser « le Parti révolutionnaire » : « Il convient donc de prendre, écrit-il, les Indochinois dès leur débarquement à Marseille et de les suivre pendant tout leur séjour en France. Cette oeuvre de tutelle ne peut réussir que si elle est dégagée de tout caractère et de toute tendance de nature policière ». Cependant, précise-t-il, « dans la pratique les deux services (le SAMI et la Sûreté) devront être en constante liaison »... Le SAMI fonctionnera jusqu'en 1931 dans les locaux de l'Agindo. Son action sera complétée par le Foyer de l'Etudiant indochinois créé en 1929, rue Vauquelin, sous les auspices de la Banque de l'Indochine et par la Maison des Etudiants indochinois à la Cité universitaire, inaugurée le 22 mars 1930.

(78) Son comité exécutif, désigné par le congrès, était présidé par Tran Van Thach.

Le Comité de réception est animé par des étudiants de Marseille et d'Aix, notamment l'étudiant en médecine Ho Ta Khanh et l'étudiant en Sciences Do Tri Le ; à Paris, ses correspondants sont Nguyen Van Khai, Ta Thu Thau et Huynh Van Phuong, par ailleurs responsables du VNDLD.


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L'échec de la Fédération des étudiants n'est pas fortuit, mais préfigure les reclassements qui vont s'opérer dans l'ensemble du mouvement national après 1927. En Indochine, le nationalisme conservateur opte définitivement pour le compromis avec la colonisation. En France, la jeunesse intellectuelle se détourne des refuges de la pédagogie et de la science, et récuse le constitutionnalisme (79). Ses éléments les plus décidés vont rejoindre la première génération du mouvement nationaliste, et relever le Viêt-nam Doc Lap Dang, un moment tombé en léthargie après le départ de Nguyen The Truyen. Le VNDLD se réorganise à Paris au début de 1928 sous l'impulsion d'un groupe d'étudiants : Nguyen Van Luan, Huynh Van Phuong, Ta Thu Thau, Nguyen La Chan, Bui Dong, Bui Ai, Phan Van Chanh. Etroitement surveillé par la police, il parvient cependant à populariser son nouveau programme en juillet 1928 et à éditer un éphémère mensuel de langue française, La Résurrection, en décembre (80). Simultanément le nationalisme conservateur perd la partie dans les associations d'étudiants et les amicales. A la suite d'une longue crise intérieure (81), le bureau constitutionnaliste de l'Association générale des étudiants indochinois de Paris est remplacé le 14 avril 1929 par un bureau nationaliste révolutionnaire (81) et l'AGEI va devenir un actif foyer d'agitation nationale qui organisera au début de 1930 un boycott particulièrement réussi des oeuvres universitaires coloniales. En province, l'évolution du mouvement étudiant est identique. La jeune intelligentsia vietnamienne s'avère rebelle aux séductions matérielles du milieu universitaire français.

Mais le nationalisme de 1928 est en discordance avec le schéma politique qu'avait esquissé un an auparavant Nguyen The Truyen. Il

(79) Cf. l'évolution du Journal des Etudiants annamites, très caractéristique à cet égard. « J'ai des amis qui sont pour une politique de collaboration, écrit Tran Van Thach en janvier 1928. Je partageais leurs idées. Je ne les partage plus du tout. »

(80) Les statuts du Parti, datés du 1er avril 1928, furent déposés à la préfecture de police le 17 juillet. Le nouveau bureau comprenait trois membres : Nguyen Van Luan, Ta Thu Thau et Huynh Van Phuong. Le programme du VNDLD fut édité en brochure au cours de l'été (Slotfom, III, 45). La Résurrection, interdite en Indochine le ler février 1929, parut à trois reprises, mais fut partiellement saisie dès son second numéro. Elle était rédigée par Ta Thu Thau, Huynh Van Phuong, son cousin, Nguyen Tan Le, trésorier du Comité de réception, et par l'étudiant en médecine Phan Van Chanh.

(81) En septembre 1928, Huynh Van Phuong, son vice-président, et Phan Van Chanh démissionnent en protestation contre les déclarations favorables au déhuétisme de son président Tran Van Doc. Ils font adopter par une assemblée de 200 étudiants vietnamiens réunie le 2 décembre un « manifeste des étudiants annamites résidant en France », qui déclare notamment : « Nous saisissons cette occasion pour proclamer une fois de plus notre profond attachement à notre pays si malheureux sous la domination étrangère et pour affirmer que le but de nos études sera de le libérer [...]. Nous sommes heureux de constater que les travailleurs annamites se joignent à nous dans l'expression de nos sentiments [...] » (Journal des Etudiants annamites, janvier 1929). Dans les semaines suivantes, ce texte devait être voté à d'écrasantes majorités par des assemblées d'étudiants réunies en province. Le nouveau bureau de l'AGEI sera dirigé par Le Ba Cang, Nguyen Van Khai, Ho Van Nga, et Tran Van Thach.


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s'en écarte sensiblement par sa résolution juvénile : « Celui qui ne travaille pas pour le changement travaille pour le mal régnant », déclare un tract du VNDLD « seconde manière » (82). Par son impatience aussi, ainsi que par sa conception du temps historique des libérations nationales. Les jeunes militants du VNDLD ont conscience de vivre un moment décisif pour l'avenir vietnamien et qui risque de ne jamais se représenter. Une nation opprimée n'a pas l'éternité devant elle : telle est leur conviction. Au moment où la Chine du Guomindang se réconcilie avec l'impérialisme français, sur qui le Viet-nam peut-il compter ?

Quand bien même la Chine nous aiderait un jour, écrit « La Résurrection » en janvier 1929, il faudrait qu'elle songeât à mettre en ordre sa maison enfin purgée des miasmes qui tuaient la vie nationale. Elle a détruit, elle doit construire. Des années s'écouleront encore avant qu'elle fasse le geste libérateur.

Or, le Temps travaille pour nos oppresseurs. Ils consolident et renforcent leurs emprises économique et politique sur notre pauvre pays. Sans rien exagérer, nous croyons avec un grand nombre de nos compatriotes que, passé le délai de vingt ans, la situation actuelle sera tellement changée que toute tentative de libération nationale équivaudra à un suicide. Car l'Annam aura perdu son âme [...]. Le salut est en nous. Organisation. Travail. Résurrection.

Cette crainte quasi darwinienne d'une extinction de la vie nationale conduit logiquement à la question « que faire ?» — elle fournit son titre au premier éditorial de La Résurrection — et ne peut que déboucher sur le réexamen des conceptions en présence dans le mouvement national. Aux traditions idéologiques nationalistes succède peu à peu une mise à jour de plus en plus rigoureuse et cohérente des bases sociales du mouvement de libération. Les premières sont certes très vivantes. On a longtemps nourri l'espoir d'une collaboration des classes de la société vietnamienne contre la domination étrangère. L'anticipation politique imaginée par Tran Van Thach en 1927 s'achève par cette idyllique déclaration d'un orateur bourgeois devant une assemblée des milieux d'affaires vietnamiens :

Le meilleur programme d'action que nous puissions adopter est celui qui comporte et la solution du problème social et la solution du problème national. Donnons satisfaction aux travailleurs [...]. L'union des Annamites est nécessaire. Et cette union ne peut se réaliser que par des sacrifices consentis par la bourgeoisie annamite aux prolétaires auxquels elle tendra humainement et fraternellement la main...

De même le programme du VNDLD de juillet 1928 exalte encore l'union entre riches et pauvres, prévoit la remise du pouvoir, au lendemain de l'indépendance, aux « hommes de talent et de vertu » et s'inspire des notions d'équité et d'harmonie entre les classes. Mais à ce type de discours, en fin de compte très classique dans le mouvement patriotique, succède peu à peu, à mesure que se confirme la défection des constitu(82)

constitu(82) V, 38.


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tionnalistes, un début de réflexion sociale. Les jeunes nationalistes de France prennent conscience de l'abîme qui sépare les masses paysannes, les ouvriers et la classe des grands propriétaires fonciers issue du développement de l'économie coloniale. La notion d'élite s'est trouvée mise en question :

Remarquons, déclare le « Journal des Etudiants annamites » dès janvier 1928, que la question de l'élite, des « élites » devient obsédante dans l'esprit de quelques-uns. Ils veulent la préparer. Ils veulent qu'au milieu de la société annamite, toutes les jouissances, toutes les grandeurs reviennent à la fameuse élite. Et — ô vanité des vanités ! — elle serait entièrement composée des étudiants revenus de France...

Je voudrais les [les étudiants] voir, une fois revenus en Indochine leurs études finies, prendre en méfiance les beaux grades que l'administration leur offrirait, considérer toute participation au gouvernement du pays comme une trahison [...] se garder de constituer une bourgeoisie qui prendra nom : classe des nouveaux riches de l'enseignement, et vivra dans le dédain du peuple, mais partager au contraire ses misères et ses peines et s'associer à lui pour travailler à hâter le jour de notre émancipation... (83).

C'est l'un des grands débats de la révolution vietnamienne qui s'ouvre ainsi en 1928 dans les journaux de l'immigration. Il porte sur les capacités nationales des différentes classes sociales. Dans une série d'articles publiés en octobre 1928, dans L'Avenir de l'Annam, les étudiants nationalistes de Toulouse en viennent à concevoir clairement le rôle décisif de la paysannerie dans les luttes de libération et à dénier à la bourgeoisie vietnamienne toute caractéristique nationale :

Toute tentative de lutte pour l'indépendance purement politique, toute tentative d'action terroriste individuelle, tout essai de noncoopération qui ne serait pas lié aux revendications essentielles de la paysannerie sont voués à l'échec. Les exemples innombrables que nous donnent les mouvements émancipateurs des pays coloniaux (Chine, Egypte, Inde) nous montrent que les classes supérieures tendent à la collaboration avec l'oppresseur, au partage des profits tirés de la misère, du surmenage inouï de la masse des travailleurs coloniaux. Les échecs de ces mouvements ont été provoqués par la trahison de la bourgeoisie nationale qui a mieux aimé faire bloc avec le colonisateur que de céder aux exigences bien fondées de la masse [...]. Mais pour mettre en mouvement la masse immense de la paysannerie, il ne suffit pas de lui promettre l'indépendance aux besoins élémentaires du peuple, et son besoin le plus urgent est celui de la terre. Il faut briser les liens insupportables de l'asservissement féodal, il faut mettre fin à la grande propriété foncière [...]. La terre aux paysans ! L'indépen(83)

L'indépen(83) 1928 se crée à Toulouse, à l'initiative de l'étudiant en médecine Tran Cong Vi, une Ligue contre le fonctionnarisme et la naturalisation, dont les membres s'engagent par serment à ne pas demander la naturalisation française et à refuser tout poste de fonctionnaire à leur retour en Indochine. Cf. L'Annam de demain du 15 octobre 1928 et note de la Sûreté du 3 mai 1929 (F 7 13 410).


L'IMMIGRATION VIETNAMIENNE EN FRANCE 33

dance totale de l'Annam ! Voilà les deux buts inséparables dont la réalisation seule nous permettra d'espérer un meilleur avenir (84).

Un mois plus tard la même revue repousse les conceptions plus réservées d'un lecteur anonyme, hostile à la confiscation des terres des « capitalistes patriotes » et à la rupture de l'« union nationale » :

Nous voulons donner la terre à ceux qui la labourent depuis des siècles, écrit la rédaction. Eux seuls — les paysans annamites — représentent un réservoir de forces inépuisables contre l'impérialisme. Les propriétaires fonciers sont liés aux colonisateurs. Ils sont prêts à nous abandonner au moment décisif. Le seul lutteur indomptable, c'est la masse des paysans ; sans elle notre effort est voué à l'échec et le plus impérieux besoin de cette masse, c'est la terre. Il faut qu'elle l'obtienne.

La même ardeur critique caractérise la recherche d'un nouveau type de mouvement révolutionnaire, autre sujet que traite abondamment la presse révolutionnaire de l'immigration. Les formules toutes faites n'ont pas disparu, loin de là, dans la littérature nationaliste : « Il faut du sang pour laver l'ignoble tache de l'esclavage», lit-on dans L'Avenir de l'Annam, à côté d'études sur la question paysanne. Mais tout n'est pas de cette encre, il s'en faut de beaucoup. On cherche à élaborer la notion brute de violence et surtout à réviser les principes d'organisation du Parti révolutionnaire, en s'inspirant dans une certaine mesure du modèle léniniste.

Nos moyens d'action, écrit l'un des dirigeants du VNDLD en janvier 1929 à Nguyen The Truyen, diffèrent de ceux d'autrefois ; tandis que vous procédiez par « agitation », nous procédons actuellement par « propagande » pour choisir des militants et des organisateurs. L'agitation est propre seulement à causer de l'effroi et des troubles momentanés, tandis que la propagande vise au fond des choses. L'organisation actuelle diffère aussi de celle d'autrefois : elle est maintenant à la fois légale et clandestine, car une organisation légale seule présente beaucoup d'inconvénients... (85).

Le VNDLD s'efforce de mettre sur pied des organisations plus larges : ainsi à Paris, en octobre 1928, le Comité d'organisation des causeries amicales des étudiants indochinois de Paris ou, l'année suivante, la Société d'Encouragement à l'Etude. « Ces sociétés, précise le même texte, aident notre Parti dans son action de propagande et sur le plan financier. » Un peu plus tard, un correspondant de La Résurrection conclut un long essai sur les révolutions nationales par ces lignes : « Ce qu'il nous faut c'est une organisation intérieure, un Parti puissant, ayant des affiliés dans tout l'Annam, depuis le Nord jusqu'au Sud, un Parti ayant pour tâche de préparer la Révolution » (86).

(84) « Pour être réellement libre, il ne suffit pas d'obtenir l'indépendance politique, il faut en même temps obtenir l'indépendance économique aussi bien à l'égard de l'oppresseur français que de l'exploiteur national [...] » (Idem).

(85) Lettre de Nguyen Van Luan du 20 janvier 1929 (Slotfom, III, 2).

(86) La Résurrection, décembre 1928.


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A la problématique de l'éducation du peuple par les intellectuels s'est ainsi substituée l'idée de, leur nécessaire fusion. Il ne s'agit pas seulement du désir spéculatif d'« aller au peuple», mais bien d'une démarche militante. Au reste, l'exil, situation « populiste » type, favorise les contacts entre étudiants, travailleurs et tirailleurs (87), ne serait-ce qu'en raison de leur petit nombre et de leur commune marginalité en milieu étranger. Les étudiants ont dû recourir à l'aide matérielle et financière des associations de travailleurs pour soutenir leurs journaux et assurer leur acheminement vers l'Indochine. Us ont pu côtoyer les ouvriers dans le cadre des mutuelles, des fêtes et des groupes politiques. Il arrive également que l'on passe d'un état à l'autre. Bien des étudiants occupent des emplois de petits salariés, tel Nguyen Van Tao, surveillant au collège de Brignoles en 1927, Duong Bach Mai, employé au Crédit Lyonnais, ou Ta Thu Thau, un moment garçon d'ascenseur, puis domestique d'un riche Britannique. Il n'y a pas lieu d'exagérer l'ampleur de ces relations — l'immigration vietnamienne, à la différence de l'immigration chinoise des années 1920, n'a pas connu de mouvements d'étudiants-ouvriers — mais il semble que vers 1929 elles ne soient plus simplement accidentelles. Le VNDLD, qui aurait compté environ 200 militants, dont 150 dans la région parisienne (88), a des attaches non négligeables parmi les travailleurs vietnamiens de France. Son groupe de la porte d'Orléans réunit les ouvriers laqueurs, dont la police doit dissoudre le « syndicat » en mars 1929. En province, le Parti possède, semble-t-il, une influence certaine parmi les navigateurs du Havre et de Marseille et sur les Associations mutuelles de travailleurs indochinois qui y sont actives depuis plusieurs années (89). « Dans deux grandes réunions organisées en décembre 1928, constate le « Journal des étudiants annamites», les Indochinois de Paris ont vivement applaudi le principe dont ils ont senti toute l'importance d'une union des « intellectuels » et des « travailleurs », les uns ne pouvant se passer des autres et réciproquement dans l'effort qui sera fait pour rendre l'indépendance à leur pays » (90).

Le réveil nationaliste de 1928-1929 n'a cependant été qu'une brève transition vers son propre dépassement. L'intensité des débats qui agitent l'immigration, l'hétérogénéité des conceptions qui s'affrontent à l'intérieur du VNDLD reflètent autant le rejet du patriotisme réformiste que la crise du nationalisme révolutionnaire. Crise de la pensée natio(87)

natio(87) 1927, les nationalistes font un effort particulier en direction des tirailleurs. Ceux-ci sont invités dans les réunions des associations d'étudiants et dans les fêtes, on leur rend visite dans les casernes. Ainsi, en mai 1927, une dizaine d'étudiants de Bordeaux se rendent à la caserne Niel pou rencontrer les tirailleurs libérables et se font photographier en leur compagnie ; les soldats offrent ensuite une collation aux étudiants (F 7 13 408). Cf. égalemen les nombreux tracts nationalistes destinés aux tirailleurs que conservent le archives du CAL

(88) Note de la présidence du conseil du 28 mai 1930, F 7 13 406.

(89) Celle du Havre existe depuis au moins le mois de décembre 192 (rapport du commissaire spécial du Havre du 20 février 1930, idem). So secrétaire est l'ancien marin Dang Van Thu. D'après la même source, l'Asso ciation mutuelle des Travailleurs de Marseille grouperait 250 membres en 1929

(90) Journal des Etudiants annamites, janvier 1929.


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naliste tout d'abord. Si elle pressent la nouvelle configuration du champ politique vietnamien, la presse du Doc Lap ne parvient pas à rendre compte de ses mutations profondes ; elle ne propose aucune analyse de l'apparition du mouvement ouvrier en Indochine, de la montée des conflits agraires, ni de la métamorphose du Guomindang chinois en force contre-révolutionnaire (91). Inadéquation des structures du mouvement nationaliste ensuite. Le petit Parti Viet-nam Doc Lap Dang n'est qu'un groupe propagandiste. En son sein, les conflits entre étudiants et travailleurs sont loin d'être surmontés :

Les étudiants, écrit un ouvrier du Havre en 1929, prétendent que l'homme non instruit ne peut rien faire [...]. Désormais, camarades travailleurs, faisons attention, ne nous laissons plus exploiter par les étudiants. Les intérêts des étudiants et les nôtres ne sont pas les mêmes. Nous, travailleurs, nous possédons la force et nous devons agir seuls... (92).

Au Viet-nam, son action se réduit à la mise en circulation occulte de ses journaux, il n'a aucun contact avec son homologue, le Viet-nam Quoc Dan Dang. En métropole, en dépit de sa relative influence (93), il reste minoritaire et, au surplus, étroitement surveillé. Le nationalisme révolutionnaire ne devait d'ailleurs pas résister à la première épreuve de force avec le ministère de l'Intérieur. Dissous par le tribunal civil de la Seine le 21 mars 1929, le VNDLD ne réussit pas à se reconstituer dans la clandestinité. Quelques semaines plus tard, il a cessé d'exister. Disparition soudaine, qui ne saurait surprendre : elle coïncide avec la réorientation idéologique de bien des jeunes intellectuels. L'épisode nationaliste n'a été que le prologue radical de leur adhésion au marxisme.

DEUX APPROCHES DU MARXISME

Dans l'immigration vietnamienne de France, le communisme s'est organisé en concomitance avec la poussée nationaliste révolutionnaire de 1928, en concurrence directe avec le Viet-nam Doc Lap Dang. Double relation que traduit la baisse tendancielle en 1928-1929 des saisies de littérature nationaliste opérées par le contrôle postal indochinois et la fréquence acquise en compensation par les envois depuis la métropole de journaux et de tracts communistes (cf. graphique). Le marxisme

(91) La Résurrection donne un certain nombre d'informations sur la condition prolétarienne au Viet-nam mais n'en déduit aucune conclusion sur l'insertion de la classe ouvrière dans le mouvement national. Quant à la volte-face du Guomindang, elle n'inspire aux auteurs du programme du VNDLD en juillet 1928 que ce commentaire moralisant : « Notre Parti déclare qu'après la lutte [de libération] qui aura été meurtrière, il n'y aura plus de sang versé inutilement comme l'a fait le Parti du Kuomindang en Chine ».

(92) Journal des Etudiants annamites, janvier 1929.

(93) Elle inquiète suffisamment le gouvernement général de l'Indochine pour qu'il réclame sa dissolution officielle le 16 septembre 1928 (Slotfom, V, 45). Le principe en fut décidé par le ministre de l'Intérieur le 6 décembre suivant (idem.) dans le cadre des mesures de répression alors envisagées contre l'ensemble des mouvements nationalistes (la première Etoile NordAfricaine devait être elle aussi dissoute le 20 novembre 1929).


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Saisies mensuelles de périodiques révolutionnaires opérées en Indochine par le contrôle postal de septembre 1927 à août 1929

S O N D J F. Ms A M Jn Jt A S O N D J F/A M Jn Jt/A 1927 1928 1929

journaux, tracts et brochures du Viet Nam Doc Lap Dang, journaux étudiants nationalistes (nombre d'exemplaires saisis).

périodiques communistes Lao Nong et périodiques du Komintern (nombre d'exemplaires saisis).


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apparaît ainsi, au terme de la démarche critique entreprise par la jeunesse radicale en 1926, comme l'issue cohérente de la crise historique du nationalisme vietnamien. Il propose en effet simultanément une grille d'analyse de l'ennemi principal, l'impérialisme français, une conception globale de la société susceptible d'être une solution de rechange à l'éthique sociale confucéenne, un programme de construction nationale, vérifié par l'expérience soviétique. Mais il apporte aussi un nouveau type de pratique révolutionnaire : le mode d'organisation bolchevique, la ligne de masse. Rien d'étonnant si les informateurs de la Sûreté s'alarment très tôt des sympathies diffuses des Vietnamiens de France pour le mouvement communiste au point d'en venir à confondre patriote et bolchevik. A partir de 1927, l'intérêt pour le marxisme grandit dans l'aile avancée de la nouvelle immigration en écho à la révolution chinoise et au débat intérieur en URSS sur l'avenir de la révolution russe. En 1928-1929, dans les cercles d'étudiants, on lit L'ABC du communisme de Boukharine, le Marx de Riazanov, les publications du Komintern, L'Humanité, etc. Indiscutablement, les révolutionnaires vietnamiens vont vers le communisme d'un mouvement endogène.

Mais il ne fait aucun doute que l'évolution de la politique indochinoise des communistes français a hâté cette convergence. Les contacts des Vietnamiens avec le Parti communiste français, la seule des forces politiques métropolitaines à soutenir la revendication d'indépendance, n'ont jamais été superficiels ; à partir de 1927, ils se font plus étroits (94). Les communistes français ont longtemps appuyé sans réticences apparentes l'action des nationalistes et du VNDLD :

Le peuple indochinois [...] sait que la seule solution à sa tragique situation est dans l'indépendance totale de son pays [...]. Mais cette indépendance ne s'obtiendra que [...] s'il sait unifier ses forces dans un parti national orienté nettement vers la lutte implacable pour l'indépendance...

écrit encore L'Humanité le 5 avril 1928. Au cours de la même année, la politique coloniale du Komintern et du PCF s'infléchit peu à peu jusqu'à sa redéfinition complète par le sixième congrès de l'Internationale de juillet-août 1928, auquel participent deux délégués viet(94)

viet(94) mériteraient une analyse plus systématique. Citons un seul exemple, celui de Tran Van Thach, fondateur du Journal des Etudiants annamites. Ce patriote libéral, futur journaliste trotskyste connu à Saïgon, arrive le 8 mai 1926 à Toulouse. Un mois plus tard, il attire l'attention des autorités par un article sur l'Indochine dans Le Midi socialiste du 14 juin 1926. L'année suivante, il est en relations avec les communistes toulousains et organise avec leur aide un meeting anticolonialiste en novembre. Installé peu après à Paris, il donne un article au premier numéro du Bulletin de la Ligue antiimpérialiste sur les étudiants vietnamiens en France et présente le 21 décembre un rapport au congrès de la Ligue. A Toulouse la collaboration entre Vietnamiens et communistes français ne cessera d'ailleurs pas de se renforcer, en 1930, notamment, sous l'impulsion du lycéen Tran Van Giau, élève au lycée depuis 1929, qui dirigea après 1932 le Parti communiste indochinois au Sud. L'Humanité et La Voix des Travailleurs sont les journaux français les plus lus dans la communauté vietnamienne et, après Yenbay, communistes français et jeunes Vietnamiens organiseront de nombreuses actions en commun.


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namiens, membres de la délégation française, Nguyen Van Tao (95), Tran Thien Ban, et sans doute l'ancien élève de l'Université des travailleurs d'Orient Nguyen The Vinh(96). Tout en maintenant les thèses déjà avancées antérieurement par l'Internationale — les mouvements de libération sont les réserves du prolétariat mondial, les révolutions coloniales, « bourgeoises-démocratiques » par leur contenu, ne seront qu'une transition vers l'étape socialiste — la nouvelle politique coloniale élaborée par le congrès établit maintenant une double distinction entre le « caractère social et économique de la révolution » et ses « forces motrices » d'une part et entre les deux versants du nationalisme de l'autre. Elle englobe les colonies dans le champ d'application de la tactique « classe contre classe », rejette toute possibilité d'alliance avec les nationalismes réformistes et n'envisage qu'avec une extrême prudence celle d'accords tactiques avec leurs adversaires plus radicaux. L'heure n'est plus au bloc avec les bourgeoisies nationales, ni au soutien des partis nationaux-révolutionnaires, mais, tout au contraire, à la formation de Partis communistes dans les colonies qui arracheront l'hégémonie aux nationalistes au sein des mouvements de libération et veilleront tout particulièrement, avec l'aide des communistes européens, à s'implanter dans la classe ouvrière des colonies (97). Analyse avec laquelle la longue intervention du délégué vietnamien, Nguyen Van Tao, le 17 août, ne présente aucune discordance, tout au contraire (98).

(95) Ce jeune étudiant d'Aix-en-Provence a adhéré au PCF au début de 1928. Il travaille à la Section coloniale et sera vraisemblablement membre du Comité central. Il sera l'organisateur du communisme vietnamien en France jusqu'à son expulsion en 1931. Il dirigera ensuite l'organisation communiste légale à Saïgon et sera ministre du Travail de la République démocratique du Viet-nam en 1946.

(96) Cf. les déclarations de ce dernier à la Sûreté d'Indochine (Slotfom, III, 44). Cousin de Nguyen The Truyen, ancien élève de l'Ecole supérieure de Commerce de Marseille, Nguyen The Vinh a fait sa soumission à la police indochinoise en juillet 1931, peu après son retour au Viet-nam. D'après sa longue confession, il fut élève à l'Université des travailleurs d'Orient, de septembre 1926 à mai 1927. Rentré en France en décembre 1927, il participe aux premières activités communistes vietnamiennes en France avant d'accompagner Nguyen Van Tao et Tran Thien Ban au VIe congrès, qu'il aurait quitté après être entré en conflit avec H. Lozeray et Nguyen Van Tao. Ses dires sont évidemment invérifiables en l'état actuel des sources disponibles.

(97) Cf. l'intervention du communiste américain Pepper dans la discussion coloniale : « La victoire de la révolution démocratique-bourgeoise est impossible comme victoire de la bourgeoisie. La victoire de la révolution bourgeoise démocratique est seulement possible contre la bourgeoisie. »

(98) Citons trois passages caractéristiques de sa déclaration : « On nous dit qu'il n'y a pas de prolétariat en Indochine. Camarades, permettez-moi de contester cela. Si, chez nous, il n'y a pas un prolétariat nombreux, répart' dans tout le pays comme en Europe, il existe néanmoins dans les grand centres industriels un prolétariat fortement concentré. Si l'Indochine es inégalement développée économiquement, il faut insister sur la concen tration [...]. Au contact de la masse, il y a le Parti Jeune-Annam [il s'agi de Thanh Nien, D.H.] qui, quoique faible et sans plate-forme politique, es le point de ralliement des forces petites-bourgeoisies révolutionnaires... II fau que l'Internationale communiste accorde une attention très grande à question de la création d'un PC indochinois, qu'elle mette à l'étude la questio de la formation de syndicats pour grouper les ouvriers et d'organisation pour rassembler les paysans. »


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Si l'on en croit les sources policières (99), les discussions en vue de la création d'un Parti communiste indochinois auraient commencé au début de 1928 dans la gauche nationaliste. Le premier groupe communiste vietnamien fut mis sur pied le 22 avril 1928 au cours d'une conférence réunissant dans un hangar de Saint-Denis des délégués des communistes vietnamiens de Paris et de province (100) et le représentant de la section coloniale du Parti communiste français, Henri Lozeray. Les débats auraient opposé les partisans d'«une révolution communiste immédiate » à une seconde tendance beaucoup plus réservée à l'égard de la formation d'un Parti communiste et de la mise en oeuvre d'une politique de classe. La discussion ne semble pas avoir abouti à une conclusion définitive — « à la fin de la réunion, nous étions encore indécis », rapporte l'un des participants (100) — mais la conférence aurait rejeté l'idée de gagner les nationalistes au communisme par une action menée à l'intérieur du Viet-nam Doc Lap Dang et se serait prononcée pour la constitution d'une « cellule communiste » vietnamienne, voire d'un « comité exécutif du Parti communiste vietnamien » (101), et la publication d'un périodique. Ce dernier, le Lao Nong (L'Ouvrier et le Paysan), paraît clandestinement en juin 1928, mais les communistes vietnamiens auraient été, toujours selon les mêmes sources évidemment suspectes, versés dans des cellules françaises (102).

L'attention portée par le mouvement communiste à l'Indochine ne va pas cesser de croître jusqu'en 1935 (103) pour culminer au lendemain des graves soulèvements de 1930-1931 avec l'action du Comité d'amnistie aux Indochinois. Dès avril 1929, les communistes français entreprennent une vigoureuse campagne pour l'indépendance et contre la « terreur en Indochine», consentent un effort considérable à la propagande dans l'immigration, au recrutement et à la formation de militants communistes vietnamiens. L'Humanité, qui tient désormais une chro(99)

chro(99) de Nguyen The Vinh (idem.).

(100) Idem, et «Circulaire à tous les communistes indochinois en France», traduction du compte rendu diffusé peu après en langue vietnamienne (F 7 13 406). Neuf délégués ont participé à la conférence : quatre de Paris (Nguyen Van Tao, Hoang Quang Giu, Nguyen The Vinh, Tran Vinh Hien), deux navigateurs du Havre (Tran Thien Ban et Le Van Hien), trois de Marseille (Dang Ba Linh, Dao Van Phung, Nguyen Van Tan).

(101) Organisme auquel il est fait allusion dans la « circulaire à tous les communistes indochinois en France ».

(102) Mesure qui aurait été mal accueillie par les jeunes communistes vietnamiens. Mais en a-t-il été vraiment ainsi ? Selon Nguyen The Vinh, ses anciens camarades cherchaient avant tout à créer un Parti communiste indépendant du Parti français et souhaitaient maintenir la collaboration avec les nationalistes (plusieurs réunions entre communistes vietnamiens et militants du VNDLD auraient eu lieu à cet effet avant l'assemblée de Saint Denis). A l'automne de 1928, un certain Nguyen The Rue (?) aurait tenté de donner corps à ce projet. Ces indications sont évidemment sujettes à caution.

(103) Les Cahiers du Bolchevisme consacrent dix-neuf articles à l'Indochine en 1930 contre onze pour toutes les années antérieures. La résolution du secrétariat du Komintern du 16 décembre 1929 « Sur le travail du PCF dans les colonies » (Cahiers du Bolchevisme, avril 1930) réserve une place spéciale à l'Indochine. Parmi les tâches assignées aux communistes français figure « l'aide active à l'oeuvre de transformation des groupes communistes isolés existant en Indochine en un Parti communiste ».


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nique indochinoise régulière, commente avec une attention particulière les reclassements en cours dans le mouvement national : elle publie ainsi le 15 juillet 1929 le manifeste du premier congrès de Thanh Nien (mai 1929) et prend parti quelque temps plus tard en faveur du groupe communiste issu de la scission du même congrès (104). Place est faite aux jeunes militants vietnamiens dans toutes les organisations influencées par les communistes de la métropole, non seulement au Secours rouge et à la Ligue anti-impérialiste (105), mais surtout à l'Union fédérale des étudiants, dont la section indochinoise semble avoir été la structure militante des communistes vietnamiens de l'immigration (106), et en 1930 dans les syndicats maritimes de la CGTU. En 1928, le Parti communiste français tend aussi à devenir le relais entre les révolutionnaires vietnamiens et l'Internationale, sinon leur principal appui logistique extérieur. C'est par son intermédiaire que se recrute désormais la majorité des étudiants vietnamiens de l'Université des travailleurs d'Orient, dont le cadre vietnamien, Nguyen Khanh Toan, est d'ailleurs parti de France : aux dires de la Sûreté, sur quarante-sept élèves vietnamiens admis à l'Université entre 1925 et 1934, quarante proviennent de l'immigration en métropole, sept seulement de Chine (107). L'action du PCF porte également sur l'édition clandestine en France d matériel d'éducation ou de propagande en quoc-ngu (108) et sur so

(104) Cf. son édition du 7 décembre 1929.

(105) L'histoire de la Ligue reste à écrire. Des nationalistes, puis de communistes vietnamiens participèrent à l'activité de sa section française fondée le 2 février 1927, peu de temps avant le congrès de Bruxelles (dan son premier comité directeur siège le nationaliste Tran Van Chi). Au deuxièm congrès mondial de la Ligue (Francfort, 20-30 juillet 1929) la délégatio française comptait parmi ses membres Ta Thu Thau, alors leader du VNDLD sous le pseudonyme de Nam. L'une des séances du congrès fut consacrée l'Asie du Sud-Est et à la Corée. Ta Thu Thau prononça un long discours critiquant au passage les insuffisances de l'anti-impérialisme du Parti com muniste français. Il participa également, au cours du congrès, à la Conférenc anti-impérialiste des Jeunes. Cf. F 7 13167. La Ligue aura en 1931 un group indochinois, dirigé par Bui Dong.

(106) Elle est animée par Nguyen Van Tao et publie en février 193 Tan Hoc Sinh (Les Etudiants nouveaux). Outre Nguyen Van Tao, ses princ paux militants sont le comptable Vu Lien, les étudiants Bui Doc Kie Cao Van Chan, Le Van Thu et Nguyen Van Tu, ancien secrétaire de l'Ass ciation de défense des travailleurs de Marseille. « On y envisage surtout propagande à mener dans l'armée, note la Sûreté le 14 février 1930. Ces actuellement vers les tirailleurs indigènes que les meneurs portent toute leu attention. On a pu obtenir la certitude que nombre d'entre eux sont en rel tions avec des sous-officiers indigènes en garnison à Paris et en province (F 7 13 406). Le groupe vietnamien de l'UFE rédige probablement la plupa des journaux clandestins diffusés dans l'immigration.

(107) Citons, outre Nguyen Khanh Toan (Minine), arrivé à Moscou ve novembre 1928, Bui Cong Trung (Giao) passé en URSS en novembre 192 Ngo Duc Tri (Leman), Dang Dinh Tho (Lomani), en URSS de 1926 à 1928 Nguyen Van Dinh (Soumine), Tran Dinh Long (Pevznere, 1929-1930), Bui (Maizen, 1928-1929), Duong Bach Mai (Bourov, 1929-1930), Tran Van Gia (Ho Nam, 1930-1932). Cf. Slotfom, III, 44, et AOM, 1 568.

(108) Ainsi les communistes français éditent en quoc-ngu L'ABC du co munisme en 1931, puis, deux ans plus tard, la première traduction en vie namien d'un texte de Mao Zedong, le « Discours au IIe congrès des Soviets


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expédition en Indochine par Marseille (109). Convoyeurs du courrier de l'Internationale : les marins vietnamiens — « le communisme indochinois sur mer...» selon la formule de L'Ami du Peuple(llO) — chinois et français. Pivot du réseau : le Cercle international des marins créé par la CGTU à Marseille en avril 1927(111). L'existence de ces supports extérieurs comptera beaucoup lors des grandes répressions, le futur Parti communiste indochinois lui devra une partie de son exceptionnelle capacité de résistance aux opérations de la police coloniale. Dans la maturation du communisme vietnamien, l'internationalisme des communistes français a été un adjuvant dont on ne doit pas craindre d'exagérer les effets.

Le groupe du Lao Nong (112) a très vite réussi à donner continuité et dynamisme à son action. Il s'adresse en premier lieu aux travailleurs manuels parmi lesquels le point de vue de classe, s'exprimant dans la mise en avant de revendications purement ouvrières, semble l'emporter, vers 1927-1928, sur la vieille tradition des fraternités (113). Lao Nong s'attache à définir une version vietnamienne des thèses du sixième congrès et publie d'abondantes chroniques de la vie ouvrière en Indochine. Le journal dénonce, non sans un certain ouvriérisme, les intellectuels nationalistes et leur oppose un schéma de révolution nationale à hégémonie prolétarienne, fondé sur la scission avec la « bourgeoisie servile », la critique de l'esprit conspirateur et terroriste, la lutte de masse et la solidarité avec le mouvement ouvrier français.

Reconquérir l'indépendance pour servir la cause des capitalistes n'est pas le but des prolétaires, écrit-il en août 1928. Notre but est de nous servir de notre indépendance pour faire triompher une autre cause, c'est-à-dire pour renverser le capitalisme [...]. Quand la révolution sera victorieuse, le Parti ouvrier et paysan devra prendre le pouvoir pour former une nation nouvelle...

(109) Cf. le titre de la rubrique coloniale de Rouge-Midi en 1934 : « Le port de Marseille, pont entre deux mondes d'exploités ».

(110) L'Ami du peuple, 20 janvier 1931.

(111) Dirigé, selon la Sûreté, par l'ancien officier mécanicien Auguste Dumay, administrateur du Cri des Marins. Il fut inauguré, le 10 avril 1927, rue Fauchier. On y diffuse la presse clandestine rédigée par les communistes vietnamiens de France, à l'intention du personnel de la Ligue d'Extrême Orient : Quoc Te Lao Dong Van Tai (Journal des Travailleurs des Transports), paru en mai 1929; Viet Nam Lao Dong Bao (Journal des Ouvriers vietnamiens), organe de l'Association de Défense des Travailleurs vietnamiens de Marseille, dont deux numéros sont parus en avril et en mai 1929; Ban Hai Thuyen (Les Gens de Mer), qui lui succède en mars 1930. La Vigie, journal de la cellule des marins communistes de Marseille en 1929-1930, comporte d'assez nombreux articles en vietnamien. Un Cercle international des marins fut ouvert à Bordeaux le 8 mai 1927. Cf. Slotfom, V, 5 et 26, ainsi que F 7 13 409 et 13 164. Le Viet-nam Lao Dong Bao était légal et avait pour gérant le marin communiste Etienne Bourges (Archives des Bouches-du-Rhône, M 6, 8 203).

(112) Dix-sept numéros sont parus de 1928 à 1930.

(113) A Marseille s'est constituée en décembre 1927 l'Association de défense des intérêts des travailleurs vietnamiens, dont les responsables sont les navigateurs communistes Nguyen Van Tu et Dang Ba Linh. Au Havre selon le préfet de la Seine-Inférieure, le syndicat unitaire des marins compte en 1931 une quinzaine d'adhérents vietnamiens (note du 1er juin 1931, F 7 13 164).


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A l'instar du Thanh Nien cantonais, le journal est une sorte d'abrégé du communisme, exposant en termes simples à l'usage d'un public peu lettré les concepts de base du marxisme-léninisme. Mais, en dehors de ce dessein pédagogique, sa thématique d'ensemble s'ordonne autour de la notion d'identité de la cause nationale et de l'intérêt de classe du prolétariat. La lutte de classe est l'opérateur principal de la libération nationale et le passage au Parti léniniste est conçu comme le préalable à sa mise en oeuvre. Il n'est pas exclu que Lao Nong, régulièrement diffusé en Indochine (114), ait exercé une certaine influence sur l'aile gauche du Thanh Nien qui devait prendre en mai-juin 1929 l'initiative de la formation du Parti communiste indochinois « première manière ».

La démarche vers le communisme n'a pas été univoque. Au début de 1930, au moment où éclate l'insurrection de Yenbay (10 février), quelques étudiants vietnamiens de Paris, pour la plupart venus du VNDLD, rejoignent l'Opposition de Gauche, alors en voie de formation (115). Moins encore que la création du groupe dû Lao Nong, cette option d'une fraction des nationalistes(116) ne résulte pas d'un travail «colonial» de militants européens de l'Opposition, mais d'une initiative vietnamienne. Elle procède, elle aussi, de la double tendance à dissocier patriotisme et constitutionnalisme, et à s'éloigner du nationalisme, qui caractérise l'état d'esprit de la nouvelle émigration depuis 1926. Le trotskysme propose une critique radicale de la bourgeoisie nationale, exigence maintenant prioritaire aux yeux de bien des jeunes intellectuels révolutionnaires. Ainsi les trotskystes vietnamiens esquissent au début de 1930 une intéressante analyse d'ensemble — l'une des premières qu'ait produites le marxisme vietnamien — du développement du capitalisme national (117). Au terme d'une enquête, assez remarquablement informée pour l'époque, ils mettent en relief les liaisons « génétiques » de la bourgeoisie vietnamienne avec la vigoureuse expansion de l'économie coloniale après 1920, la « tentative très sérieuse de cette bourgeoisie

(114) Le 24 septembre 1929, le navigateur Tran Dinh Tho est arrêté au Havre, porteur de cent cinquante exemplaires du journal (F 7 13 409). Un mois plus tard, le 28 octobre, la police de Haïphong saisit plusieurs dizaines de numéros de Lao Dong sur le Canton, vapeur de la ligne Hong KongHaïphong. De même à Saigon, le 26 février 1930, le navigateur Nguyen Thuan est trouvé en possession d'un registre de collecte du Cercle international des marins de Marseille et de dix kilogs de caractères d'imprimerie ; il avoue avoir été chargé de collecter de l'argent pour le compte de Lao Nong.

(115) Il s'agit essentiellement de Ta Thu Thau, qui sera le plus influent des leaders trotskystes à Saigon entre 1930 et 1945, de Huynh Van Phuong et de Phan Van Chanh. Le groupe vietnamien de la Ligue communiste s'organisera au printemps de 1930 avec l'aide de Gérard Rosenthal, lequel sera arrêté le 22 mai lors de la manifestation vietnamienne devant l'Elysée.

(116) Elle est explicitée dans plusieurs textes parus en avril-mai 1930 dans les périodiques de l'Opposition française. Deux d'entre eux sont importants : « La mise en valeur de l'Indochine et la bourgeoisie annamite », publié par Huynh Van Phuong et Ta Thu Thau dans La Lutte de classes d'avril 1930, et la série d'articles de Ta Thu Thau dans les premiers numéros de La Vérité : « La révolte de Yenbay et ce qu'elle signifie » (4 avril), « A la lueur de la révolte de Yenbay » (11 avril), « Après Yenbay, que faire ? » (18 avril et 1er mai).

(117) « La mise en valeur de l'Indochine... », Ibid.


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agricole (du moins jusqu'en 1914) pour transformer ses capitaux accumulés par la vente des récoltes et sans emploi en capitaux industriels et bancaires beaucoup plus rémunérateurs », le « rachitisme économique» auquel la condamne la dépendance coloniale, et l'antagonisme qui l'oppose au capital financier métropolitain. D'où son «double jeu», ses appels à la solidarité nationale pour soutenir sa politique d'investissements, l'utilisation par ses porte-parole de

La poussée révolutionnaire des masses exploitées pour se faire

concéder certains avantages indispensables à son développement : [...] à l'heure actuelle, il est impossible de s'acquitter de ses devoirs de révolutionnaire sans désigner du doigt cette bourgeoisie rapace et vile à la vengeance de la multitude exploitée, sans rompre résolument avec cette élite bien-pensante, dont il est nécessaire de montrer la banqueroute inévitable...

Il n'y a plus d'arrêt possible au mouvement démocratique bourgeois de la révolution, la libération nationale implique que celle-ci soit menée à son terme socialiste.

C'est ce que démontrent les événements de Yenbay, qui scellent l'échec historique du nationalisme, y compris de son aile conspiratrice, ce « nationalisme subjectif et stérile » qu'évoque Ta Thu Thau dans le bilan qu'il tire à la fin de 1929 des cinq dernières années de l'histoire du mouvement national (118). Bilan qui est un constat d'archaïsme idéologique :

L'idée principale est de chasser l'étranger, ce qui veut dire une élimination purement matérielle du Blanc, un délogement du Français réalisé facilement par des moyens physiques (militaires par exemple). D'autres plus âgés et plus instruits croient asseoir solidement déjà leur conviction sur une base plus large englobant et le fait présent de la « perte de la patrie » et la connaissance de l'histoire du pays. La propagande consiste alors à évoquer un passé glorieux, quatre mille ans d'histoire héroïque, les énergiques combats livrés contre l'envahisseur chinois par les soeurs Trung et Tran Hung Dao. Les plus avancés parlent d'impérialisme, mais ne dépassent pas le stade utopiste caractérisé par des abstractions telles que : justice, liberté, égalité, droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Ceux qui prononcent le mot indépendance immédiate et intégrale n'ont encore qu'une notion mécanique et formaliste de la lutte. Aucun d'eux ne se doute que derrière ces grands mots, il y a un peuple à l'intérieur duquel s'opère un perpétuel changement moléculaire des classes sociales... (118).

A l'égal du ralliement au communisme de l'Internationale, le choix trotskyste est une tentative de résoudre le problème que Nguyen An Ninh avait formulé en ces termes quatre ans auparavant : « A une organisation moderne d'oppression, il faut opposer une organisation moderne de résistance»(119). Et, dans cette voie, on ne doit pas craindre d'aller trop loin. Les trotskystes vietnamiens vont jusqu'à mettre en

(118) « Après Yenbay, que faire ? », Ibid.

(119) «La France en Indochine », La Cloche fêlée, 26 novembre 1925.


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question, du moins en apparence, la possibilité d'une libération dans le cadre national.

Je ne nie pas, écrit Ta Thu Thau, qu'il y a une vingtaine d'années la lutte nationale contre l'impérialisme étranger avait un sens. Elle en a peut-être encore un maintenant, la soudure économique entre la bourgeoisie indigène et la bourgeoisie française ne faisant, que commencer [...]. Dans quelques années la réalisation des grands projets économiques dans les colonies va clarifier la situation... (120).

On conçoit, dans ce contexte de rupture idéologique, leur refus d'accepter la notion de révolution « bourgeoise démocratique », qu'ils suspectent d'entretenir l'équivoque sur les capacités révolutionnaires de la bourgeoisie vietnamienne et leurs critiques à l'endroit du mouvement communiste « nominal »(121). Au Parti communiste français et à l'Internationale, ils reprochent les incohérences de leur politique chinoise, leur empirisme, mais d'abord et avant tout de n'avoir abordé qu'avec un extrême retard le « problème de la formation marxiste des militants » dont précisément l'échec du Yenbay dénote la cruelle absence, en d'autres termes de ne pas prendre en compte les intérêts propres des mouvements révolutionnaires des colonies. En matière d'éducation et d'organisation, presque tout reste à faire, le marxisme vietnamien est à créer.

Aucun travail marxiste n'a été fait [...]. Cette grave lacune fut signalée plus d'une fois à l'Internationale communiste et à sa section française. Qu'ont-elles fait pour la combler ? Le Parti français continue à entraîner les éléments d'ailleurs petit-bourgeois qu'il encadre vers une agitation stérile sans penser à la formation des cadres. Il continue ses fanfaronnades sur ce qu'il appelle le mouvement révolutionnaire en Indochine, sans vouloir comprendre qu'à la situation toujours révolutionnaire en Indochine ne correspond pas une égale conscience révolutionnaire... (122).

Fondée sur la volonté de tracer la démarcation la plus tranchée possible entre les traditions idéologiques nationales et le communisme naissant, cette adhésion vietnamienne à l'Opposition marque certes le point limite atteint par la constatation du nationalisme. Est-il néanmoins paradoxal d'y lire en contrepoint une inspiration plus ancienne, celle du vieux principe « compter sur ses propres forces » ? En 1930, rallier un communisme dissident, c'est, de la part de jeunes Vietnamiens, faire le

(120) Ces réticences s'exprimeront dans d'autres textes, notamment dans la « Déclaration de l'Opposition de Gauche indochinoise » rédigée à Paris durant l'été de 1930 après le départ de Ta Thu Thau, et susciteront les critiques de Trotsky. Cf. sa lettre du 18 septembre 1930 récemment publiée par l'International Socialist Review, vol. 34, n° 8, New-York, septembre 1973, et traduite par nos soins dans Notes et Informations, Bulletin de l'Institut d'Etudes du Viet-nam contemporain, n° 1, Paris, 1974.

(121) Terme qu'emploie Ta Thu Thau, « Après Yenbay, que faire?» La Vérité, 18 avril et 1er mai 1930.

(122) Ibid.


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choix le moins contraignant et, d'une certaine manière, tenter l'expérience d'un communisme autonome (123).

La crise de Yenbay a permis de vérifier la nouvelle configuration politique de l'immigration. Les lourdes condamnations qui s'abattent sur les révolutionnaires du Viet-nam Quoc Dan Dang suscitent, parallèlement à la protestation de l'extrême gauche française, une levée quasi unanime des Vietnamiens de la métropole pour la défense des insurgés du 10 février. Elle est conduite par les nouveaux groupes politiques, ainsi qu'à Paris par l'Association générale des étudiants indochinois, qui leur est d'ailleurs liée. Dans les centres universitaires, au Havre et à Marseille, se forment des « comités de lutte » (124), plusieurs manifestations d'étudiants et de travailleurs vietnamiens, notamment celle du 22 mai 1930 devant le palais de l'Elysée (125) ; des milliers de tracts tentent de briser le silence officiel sur la répression en Indochine. Si cette campagne protestataire n'a pu sauver la vie de Nguyen Thai Hoc et de ses compagnons, elle a suffisamment inquiété le gouvernement métropolitain pour l'amener à trancher le dilemne tactique que lui posait depuis longtemps l'action des mouvements politiques immigrés et que le ministre des Colonies avait résumé ainsi en 1927 dans une lettre au gouverneur général :

Vous considérez comme préférable que les révolutionnaires annamites poursuivent leur action en France plutôt qu'en Indochine. Or, en tenant compte de faits auxquels on ne peut rester indifférent, l'agitation dont souffre l'Indochine trouve en France l'un de ses principaux points d'appui... (126).

Les 22 et 25 mai, quarante-sept arrestations de militants vietnamiens sont opérées à Paris, dix-neuf d'entre eux, appartenant au groupe du Lao Nong, à l'Opposition trotskyste et à l'AGEI sont refoulés vers

(123) Le ralliement d'anciens militants du VNDLD à l'Opposition est certainement aussi l'un des effets centrifuges de la sévère concurrence que se font nationalistes et communistes français et vietnamiens depuis 1928. Plusieurs polémiques les ont opposés, dont la plus violente éclate en janvier 1929, à l'occasion d'un meeting des Jeunesses patriotes sur l'Indochine. L'Humanité accuse les dirigeants nationalistes de s'être abstenus de porter la contradiction aux orateurs des J.P. Accusation injuste, puisque Huynh Van Phuong et Ta Thu Thau ont été arrêtés à l'issue de la réunion, et maladroite, puisqu'elle survient au moment où le VNDLD est sous le coup des poursuites gouvernementales. Dans un tract diffusé peu après, Ta Thu Thau s'en prendra à l'impérialisme rouge » : L'Europe nous asservit. Est-ce l'Europe encore, mais sous un autre masque, qui travaille à nous maintenir dans l'asservissement ?» (F 7 13 406). Type de grief qui relève de la critique classique adressée (à tort ou à raison, peu importe ici) à l'anticolonialisme communiste. Ta Thu Thau et ses camarades auraient ensuite fréquenté le groupe de « Contre le Courant » (Maurice Paz).

(124) Ainsi à Toulouse, où le comité de lutte est fondé par Tran Van Giau.

(125) Boycott de la Maison de l'Indochine à la Cité Universitaire, tumulte au cours de son inauguration par Gaston Doumergue et Bao Dai, démonstration de 150 Vietnamiens emmenés par Nguyen Van Tao, Ta Thu Thau et Tran Van Giau le 22 mai devant l'Elysée, importante présence vietnamienne dans le cortège qui monte au Mur des Fédérés le 25 mai, etc..

(126) Lettre de L. Perrier du 30 août 1927, Slotfom, III, 2.


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Saïgon le 30 mai (127), l'AGEI sera dissoute le 25 juin. Ces mesures achèvent de disloquer les organisations nationalistes de la métropole. Les manifestations vietnamiennes du printemps 1930 en France, écho du grand mouvement ouvrier et paysan qui s'engage au même moment en Indochine, consacrent dans l'intelligentsia moderne un transfert d'hégémonie politique : celle-ci appartient désormais au marxisme.

Au terme d'une étude par trop extensive, on ne peut que constater l'ampleur de ses lacunes, que confirme la tonalité « idéologique » des hypothèses ici avancées : il est plus facile d'entrevoir les conflits politiques qui secouent l'émigration que de sonder sa vie profonde. Qu'en a-t-il été par exemple des échanges et des affinités qui ont pu s'établir entre les immigrés vietnamiens et les militants ouvriers français ? Quelle a été l'exacte dimension du syndicalisme embryonnaire dont on perçoit l'éveil chez les travailleurs vers 1927-1930 ? Quel a été l'impact de l'action des communistes français en milieu vietnamien ? Pourquoi celui-ci n'a-t-il pas été un isolat culturel ? L'étude de l'immigration vietnamienne en France reste à l'évidence ouverte...

Faut-il parler, à propos des « retour de France », d'un courant « occidental » à l'intérieur du marxisme vietnamien ? Ce serait là conclusion manifestement abusive. L'expérience que font en France les jeunes révolutionnaires des années 1930 est bien vietnamienne, tout entière à l'unisson du cours suivi par l'ensemble du mouvement national. Le trouble du nationalisme révolutionnaire en métropole reflète la crise qu'il traverse au Viet-nam ; à son terme, pour la jeune génération, le patriotisme s'accomplit dans le communisme. Certes la démarche esquissée par Nguyen Ai Quoc vers 1920 — partir de la culture nationale pour rejoindre le marxisme — a été temporairement mise en échec. Les jeunes révolutionnaires qui séjournent en France après 1926-1927 ont été gagnés au communisme à l'issue d'une contestation radicale, voire quasi iconoclaste, du nationalisme et de l'héritage confucéen. Ils paraissent peu se soucier à l'époque de revaloriser le fonds culturel vietnamien. A leurs yeux la tâche de l'heure consiste à déplacer l'axe idéologique et sociologique du mouvement d'indépendance, à l'imprégner d'internationalisme et à lui donner pour base intellectuelle le

(127) Parmi lesquels les trotskystes Ta Thu Thau, Huynh Van Phuong, et Phan Van Chanh ; Dang Ba Linh, Tran Van Ty, Le Van Thu, Trinh Van Phu, Bui Duc Kien, Vu Lien, membres de l'Union fédérale des étudiants ; Le Ba Cang, Ho Van Nga, Nguyen Van Tan, militants de l'AGEI. Tran Van Giau, dont l'expulsion avait été décidée, semble avoir échappé à la police. Nguyen Van Tao, arrêté le 22 mai devant l'Elysée, fut écroué à la Santé et impliqué dans le procès alors intenté aux dirigeants du Parti communiste français. Il sera rapatrié au Vietnam par mesure de police en juin 1931. « Dans leur intérêt même, il est bon qu'ils soient replacés dans leur milieu naturel, où l'action familiale et l'influence des traditions ancestrales peuvent les aider à sortir d'une crise souvent passagère [...] », écrit à leur sujet le directeur des Affaires politiques du ministère des Colonies. (Slotfom, III, 2).


L'IMMIGRATION VIETNAMIENNE EN FRANCE 47

marxisme classique. Préoccupations qui, tout compte fait, ne s'avèrent pas inconciliables avec le projet des patriotes de 1920. Les « retour de France» ont contribué à combler la distance entre la culture politique vietnamienne et le communisme. Leurs journaux ont abordé en termes théoriques une part appréciable des questions essentielles de la révolution, et les principaux courants politiques du mouvement national se sont clairement affrontés dans l'émigration. Celle-ci a également facilité l'appropriation du modèle politique des dominateurs par les dominés. A l'école du mouvement ouvrier français, les jeunes marxistes vietnamiens se sont initiés aux formes et aux modalités de la lutte ouvrière moderne. Plus généralement, ils maîtrisent désormais le jeu politique occidental. Autant d'apports qui, au tournant des années 1930, ont fait du foyer politique de l'immigration l'un des éléments constructeurs d'une nouvelle conscience révolutionnaire vietnamienne.


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ANNEXE I

REVENDICATIONS DU PEUPLE ANNAMITE

Depuis la victoire des Alliés, tous les peuples assujettis frémissent d'espoir devant la perspective de l'ère de droit et de justice qui doit s'ouvrir pour eux en vertu des engagements formels et solennels, pris devant le monde entier par les différentes puissances de l'Entente dans la lutte de la Civilisation contre la Barbarie.

En attendant que le principe des Nationalités passe du domaine de l'idéal dans celui de la réalité par la reconnaissance effective du droit sacré pour les peuples de disposer d'eux-mêmes, le Peuple de l'Ancien Empire d'Annam, aujourd'hui Indo-Chine française, présente aux Nobles Gouvernements de l'Entente en général et à l'honorable Gouvernement français en particulier les humbles revendications suivantes :

1° Amnistie générale en faveur de tous les condamnés politiques indigènes.

2° Réforme de la justice indochinoise par l'octroi aux Indigènes des mêmes garanties judiciaires qu'aux Européens, et la suppression complète et définitive des Tribunaux d'exception qui sont des instruments de terrorisation et d'oppression contre la partie la plus honnête du peuple Annamite.

3° Liberté de Presse et d'Opinion.

4° Liberté d'association et de réunion.

5° Liberté d'émigration et de voyage à l'étranger.

6° Liberté d'enseignement et création dans toutes les provinces d'écoles d'enseignement technique et professionnel à l'usage des indigènes.

7° Remplacement du régime des décrets par le régime des lois.

8° Délégation permanente d'indigènes élus auprès du Parlement français pour le tenir au courant des desiderata indigènes.

Le Peuple annamite, en présentant les revendications ci-dessus formulées, compte sur la justice mondiale de toutes les Puissances et se recommande en particulier à la bienveillance du Noble Peuple français qui tient son sort entre ses mains et qui, la France étant une République, est censé l'avoir pris sous sa protection. En se réclamant de la protection du peuple français, le peuple annamite, bien loin de s'humilier, s'honore au contraire : car il sait que le peuple français représente la liberté et la justice, et ne renoncera jamais à son sublime idéal de Fraternité universelle. En conséquence, en écoutant la voix des opprimés, le peuple français fera son devoir envers la France et envers l'Humanité.

Pour le Groupe des Patriotes annamites : Nguyen Ai Quoc.


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ANNEXE II

ARTICLE DE NGUYEN AI QUOC PARU DANS LA «REVUE COMMUNISTE» (MAI 1921)

INDOCHINE

Le régime communiste est-il applicable en Asie en général et en Indochine en particulier ? Voilà la question qui nous intéresse aujourd'hui.

A cette question, nous pouvons répondre affirmativement. Pour comprendre il faut examiner historiquement et géographiquement la situation actuelle du continent asiatique.

Ce vaste continent d'une superficie 80 fois plus grande que la France (45 000 000 kilomètres carrés) et d'une population de près de 800 millions d'âmes est d'une composition politique assez complexe.

De toutes les nations asiatiques, le Japon est seul atteint le plus gravement de cette maladie contagieuse qu'est l'impérialisme capitaliste. Depuis la guerre russe-japonaise, le mal se manifeste de plus en plus inquiétant d'abord par l'annexion de la Corée, ensuite par la collaboration à la guerre du « Droit ».

Pour l'empêcher de glisser vers l'abîme d'une occidentalisation irrémédiable, c'est-à-dire pour détruire le capitalisme avant qu'il puisse prendre profondément racine dans les îles nippones, un Parti socialiste vient de se former. Comme tous les gouvernements bourgeois, celui du Mikado fait tout ce qu'il peut pour combattre le mouvement. Comme toutes les forces ouvrières, celle du Parti japonais — malgré les répressions gouvernementales — progresse assez rapidement.

Des Congrès ont été interdits dans les villes du Japon, des grèves, des manifestations populaires ont eu lieu.

La Chine, qui a été et est encore le veau d'or du capital européen et américain, vient de se réveiller. L'avènement au pouvoir du révolutionnaire Sun-Yat-Sen dans le Sud nous promet une Chine réorganisée et prolétarienne. Ce n'est peut-être pas trop exagéré d'espérer que, dans un proche avenir, ces deux soeurs — la Chine nouvelle et la Russie ouvrière — marcheront fraternellement la main dans la main pour le bien de la démocratie et de l'humanité.

Nous arrivons maintenant à l'Asie souffrante.

La pauvre Corée est entre les mains du capitalisme japonais. L'Inde — cette Inde si peuplée et si riche — est asservie aux exploiteurs anglais. Heureusement, la volonté de l'affranchissement électrise tous ces opprimés, et une intense agitation révolutionnaire secoue toutes les âmes indoues et coréennes. Tous se préparent lentement mais sagement à la lutte suprême et libératrice.


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Et l'Indochine ! l'Indochine, exploitée par le capitalisme français, sert à enrichir quelques requins ! On fait assassiner les Indochinois dans la boucherie impérialiste pour défendre... ils ne savent quoi. On les empoisonne avec l'alcool et l'opium. On les tient dans l'ignorance (il y a 10 écoles contre 1000 débits officiels de drogue), on invente des complots pour leur faire goûter les bienfaits de la civilisation bourgeoise sur l'échafaud, dans la prison ou dans l'exil !

75 000 kilomètres carrés de terre, 20 millions d'habitants livrés à l'exploitation cruelle d'une poignée de forbans coloniaux, telle est l'Indochine actuelle.

Voyons à présent les raisons historiques, qui permettent au communisme de s'acclimater facilement en Asie, plus facilement qu'en Europe.

L'Asiatique — bien que considéré par les Occidentaux comme arriéré — comprend pourtant mieux la nécessité d'une réforme totale de la Société présente. Et voici pourquoi :

Depuis près de 5 000 ans, l'empereur Hoang-De (2 697 av. J.-C), avait déjà appliqué le système Tinh-dien : il partagea la terre cultivable en traçant deux lignes verticales et deux horizontales. Cela fit neuf parties égales. Les cultivateurs reçurent chacun un des huit morceaux, celui du milieu fut cultivé communément par tous, et son produit destiné aux travaux de l'utilité publique. Les tracés servirent de canaux d'irrigation.

La dynastie de Hia. (2 205 av. J.-C), inaugura le travail obligatoire.

Le grand Confucius (551 av. J.-C), préconisa l'internationale et prêcha l'égalité de fortune. Il dit notamment : la paix mondiale ne vient que d'une République universelle. On ne doit pas craindre d'avoir peu, mais de ne pas avoir également. L'égalité annule la pauvreté, etc.

Son disciple — Mencius — continua sa doctrine et traça un plan détaillé d'organisation de la production et de la consommation. La protection et le développement d'une saine enfance, l'éducation et l'obligation au travail des adultes, la condamnation sévère du parasitisme, le repos des vieillards, rien ne fut négligé dans sa thèse. La disparition de l'inégalité de réjouissance, le bien-être — non pas seulement pour 1 majorité mais pour tous — voilà la politique économique du Sage.

Répondant à une question du roi, il dit franchement : l'intérêt d peuple avant tout, celui de la nation vient après, celui du roi n'est rien !

En ce qui concerne la propriété privée, la loi annamite interdit 1 vente ou l'achat global des terres. De plus, un quart du terrain cultivabl est obligatoirement réservé comme bien communal. Tous les trois ans on partage ce terrain. Chaque habitant de la commune en reçoit un part. Cela n'empêche point quelques-uns de devenir riches, à cause de trois autres quarts qui peuvent se vendre et s'acheter, mais cela peu sauver beaucoup d'autres de tomber dans le paupérisme.

Ce qu'il nous manque, nous croyons de notre devoir de le signale ici pour que ceux de nos camarades qui ont à coeur de propager 1 communisme et qui désirent sincèrement aider tous les travailleurs secouer le joug de l'exploiteur et à entrer dans le foyer commun du prol' tariat international, afin qu'ils puissent nous aider efficacement, ce qu'


L'IMMIGRATION VIETNAMIENNE EN FRANCE 51

nous manque pour devenir communistes, ce sont les conditions les plus élémentaires de l'action :

La liberté de la presse ;

La liberté de voyage;

La liberté d'enseignement et d'éducation;

La liberté de réunion (tout ceci nous est sauvagement interdit par nos civilisateurs coloniaux).

Le jour où les centaines de millions d'Asiatiques martyrisés et opprimés se réveilleront pour se débarrasser de l'abjecte exploitation de quelques insatiables coloniaux, ils formeront une force colossale et pourront, en supprimant une des conditions d'existence du capitalisme, l'impérialisme, aider leurs frères d'Occident dans la tâche d'émancipation totale.

Nguyen Ai Quoc.

ANNEXE III

APPEL A LA SOCIÉTÉ DES NATIONS Pour le droit du peuple annamite à disposer de lui-même

Les graves événements dont l'Indochine française fut dernièrement le théâtre, et dont l'écho troublant a retenti dans la métropole, n'avaient eu d'autre cause que l'oppression nationale et l'exploitation sociale dont souffre un peuple de 20 millions d'âmes, livré depuis un demi-siècle à la merci des colons et de l'administration.

Notre situation politique

Nous n'avons pas la liberté de penser, d'écrire, d'enseigner, de voyager et d'émigrer, de nous associer et de nous réunir. Une juridiction exceptionnelle est réservée aux autochtones. Ils ne peuvent exercer un contrôle effectif sur le budget de leur pays. La plupart de nos écoles ont été détruites, très peu en ont été remplacées. Enfin, le préjugé de race nous écrase.

Lors de l'arrivée de M. Varenne à Saïgon le 27 novembre 1925, 700 Annamites, représentant toutes les classes sociales et pleins de confiance dans la politique de « collaboration » proclamée par leur nouveau gouverneur, ont présenté à M. Varenne un cahier des voeux annamites ; malheureusement M. Varenne n'a pas donné satisfaction aux représentants de notre pays.


52 D. HÉMERY

Notre situation sociale

Nous sommes assujettis aux capitations, aux corvées, à la gabel] Aucune loi ne protège nos ouvriers et c'est un fait courant que di enfants des deux sexes, âgés de moins de 12 ans sont employés dai les manufactures de caoutchouc et dans les mines de charbon.

L'administration force nos plus humbles villages à acheter en gr l'opium et l'alcool.

Le budget de l'Indochine étant consacré pour les 7/8 à l'entreti des fonctionnaires, les travaux publics de première utilité sont néglig Ainsi le transindochinois n'est même pas achevé. Ainsi nos digues n'o jamais fait l'objet d'une préoccupation de l'Etat à tel point que, chaq année, la population rurale du Tonkin voit sa récolte, ses maisons, s bétail ravagés par l'inondation.

Telle est, grosso modo, la situation actuelle de notre peuple.

Comparaison avec nos voisins et notre passé national

Tout autre est celle de nos voisins, restés indépendants. Le Sia par exemple, possède une armée de 400 000 hommes, un gouvernem stable, un réseau ferré qui s'étend tout le long de son territoire, pourtant les Siamois n'étaient pas plus avancés que les Annamites, il a cinquante ans.

Songez, d'autre part, à ce qu'était l'Annam avant la conqu française. C'était un pays indépendant qui savait se faire respecter ses voisins, tout en méprisant la guerre et le service militaire, tout se bornant, pour assurer sa « défense nationale », à l'emploi de milice. C'était une démocratie qui, sous l'apparence d'une monarc absolue, jouissait de l'autonomie des communes, de la liberté et de gratuité, à tous les degrés, de l'enseignement, et qui avait banni son sein la féodalité et le clergé. C'était une nation constituée l'unité de langue, de religion, de race, de moeurs. Enfin, de l'a même des personnalités françaises, les Annamites possédaient, dep des temps immémoriaux, une haute civilisation morale.

Où en sommes-nous aujourd'hui, avec la tutelle française ? V l'avez vu. Où en serions-nous, sans elle ? Vous le devinez. En tout nous vous affirmons que la situation actuelle de notre peuple est gro de conséquences désastreuses.

Vers la guerre du Pacifique ? Vers la guerre de l'Indochine ?

Etant donné la tournure déjà si grave que prennent les demi événements de l'Indochine, il n'est pas chimérique de prévoir, dans avenir prochain, un soulèvement général des indigènes. C'est vous d dans cette hypothèse, que la France, qui a déjà sur les bras d guerres coloniales et la crise financière, qui ne possède qu'une flotte second ordre, sera obligée d'entreprendre une troisième guerre, surcroît.

Et qui sait même si la guerre en Indochine ne sera pas Tétine qui déclenchera la conflagration du Pacifique et livrera l'univers à cataclysme sans précédent ?


L'IMMIGRATION VIETNAMIENNE EN FRANCE 53

Nos revendications

Au nom de l'amitié véritable entre le peuple français et le peuple annamite, au nom de leur intérêt bien entendu à tous les deux, au nom de la paix de l'Extrême-Orient et du monde, au nom du principe sacré du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes que les puissances alliées, dont la France, ont proclamé au lendemain de la grande guerre, nous revendiquons devant la Société des Nations l'Indépendance totale et immédiate du peuple annamite, sous réserve que notre pays, redevenu libre :

1° S'engage à payer — en espèces ou en nature, en un nombre d'annuités à débattre — une partie à déterminer des dettes de guerre que la France a contractées envers l'Amérique et l'Angleterre;

2° Conclue un traité d'alliance politique et commerciale avec la France ;

3° Elabore une constitution politique et sociale inspirée des principes de la souveraineté du peuple, du respect des minorités ethniques, du respect du travail, et servant de base à l'instauration d'une République fédérative indochinoise;

4° Crée une armée nationale, basée sur notre ancien système de la milice, et chargée de maintenir l'ordre à l'intérieur et la sécurité à l'extérieur ;

5° Envoie une délégation à la Société des Nations au même titre que le Siam et la Chine.

Hanoï, le 25 juillet 1926. Paris, le 30 août 1926.

Le « Phuc-Viet » Le « Viet-nam-Hon »

ou Parti annamite de l'indépen- ou l'âme annamite.

dance nationale. Tribune libre des étudiants

et des travailleurs annamites. Membres d'honneur :

Phan-boï-Chau et Phan-Chau-Trinh Fondateur : Nguyen-Ai-Quoc

anciens condamnés à mort. ....

Administration :

Membre délégué à Paris : 7, rue Galleron, Paris (20°)

Nguyen-van-Ngoc, 22, rue du Sommerard,

Sommerard, (5e).


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D. HÉMERY — L'IMMIGRATION VIETNAMIENNE EN FRANCE

ANNEXE IV

Les groupes politiques vietnamiens en France de 1919 à 1930

Groupe des Patriotes Annamites (1918-1919).

Union intercoloniale (juillet 1921 - avril/mai 1926 ?) commission indochinoise : Ng. Ai Quoc, Ng. The Truyen etc..

Groupe du Viet Nam Hon (1926).

Viet Nam Doc Lap Dang "première manière" (fin 1926- fin 1927).

Viet Nam Doc Lap Dang "deuxième manière" (printemps 1928 - mars 1929).

Groupe vietnamien

de l'Opposition de Gauche

(fin 1929 - début 1930 et au-delà).

Groupe communiste Indochinois du P.C.F. (conférence de Saint-Denis, 22 avril 1928).

Section indochinoise

de l'Union fédérale des étudiants

(décembre 1929).

Association de défense des intérêts des travailleurs annamites (?) (Marseille, 1929 ?).

Comités de lutte contre la répression en Indochine (mars-mai 1930).


Le prolétariat des plantations d'hévéas au Vietnam méridional:

aspects sociaux et politiques (1927-1937)*

par Pierre BROCHEUX

« Il est de notre devoir de convaincre l'opinion publique française que tout est réuni en Indochine — les dons de la nature comme les efforts de l'homme — pour que le caoutchouc y vienne largement et bien. »

(Brochure du Comité de l'Indochine, Paris, 1931, p. 5)

Dans les pays qui l'ont connue, l'ère impérialiste occidentale est une époque de bouleversements écologiques, économiques, sociaux et culturels. Parmi ceux-ci, un des phénomènes les plus importants et nouveaux est le développement d'un secteur de grandes plantations dont la fonction primordiale est le ravitaillement des métropoles en matières premières industrielles ou alimentaires.

Mais le phénomène économique, technique, écologique est inséparable d'une structure complexe qui englobe une dimension sociale et politique. C'est à un aspect de cette dernière que nous nous arrêtons : la naissance et le développement d'une composante du prolétariat vietnamien, sa contribution — objectifs, formes et degrés de participation — aux luttes sociales et politiques. La question qui est au centre de notre analyse concerne la nature et les caractéristiques d'un prolétariat

* Les abréviations utilisées sont les suivantes :

AOM Archives nationales (section d'outre-mer) Paris.

APCI Annales des planteurs de caoutchouc de l'Indochine auxquelles

succède le : BSPCI Bulletin du syndicat des planteurs de caoutchouc de l'Indochine.

TTB Référence à l'ouvrage de TRAN TU BINH.

NCLS Nghien cuu lich su (Recherches historiques, revue trimestrielle

éditée à Hanoï). Gougal Gouverneur général de l'Indochine.

Goucoch Gouverneur de la Cochinchine. Résuper Résident supérieur (haut fonctionnaire français en pays de

protectorat).



LE PROLÉTARIAT DES PLANTATIONS AU VIETNAM 57

ouvrier d'une colonie ainsi que leurs résultantes sociales et politiques.

Notre étude se limite à la main-d'oeuvre contractuelle. Dans la mesure où le régime du contrat est une forme originale de recrutement et d'organisation des travailleurs colonisés, elle met en présence ceux qui détiennent une part du pouvoir économique et financier, les autorités publiques et un prolétariat immigré. Cette triple confrontation a engendré plus de problèmes que la main-d'oeuvre dite libre et de ce fait elle a laissé davantage de traces.

L'étude est fondée principalement sur trois catégories de sources qui, parfois, se chevauchent et, dans tous les cas, se complètent plus ou moins heureusement :

I. Les documents officiels du syndicat des planteurs de caoutchouc fournissent certaines données sur les problèmes techniques et financiers du recrutement de la main-d'oeuvre ainsi que sur la « doctrine » des hévéaculteurs en la matière.

II. Les dossiers de l'administration coloniale (notamment de l'Inspection du Travail) qui se rapportent surtout aux plantations Michelin. Durant les périodes de crise, ils révèlent les tensions sociales et l'évolution de la politique gouvernementale en matière sociale.

III. Les souvenirs de Tran Tu Binh(l), ouvrier et militant communiste dans une plantation Michelin jusqu'en 1930, nous présentent, au plan du vécu, l'autre versant de structures et d'événements entrevus grâce aux précédents documents.

LA FORMATION DE LA MAIN-D'OEUVRE DES PLANTATIONS

Pour des raisons pédologiques et climatiques, le terrain d'expansion de l'hévéaculture fut la partie méridionale du Vietnam (alors dénommée Cochinchine). Ayant démarré aux environs immédiats de Saïgon, sur les terres dites grises, le mouvement de plantation s'étendit progressivement jusqu'aux confins du Vietnam central (Annam) et du Cambodge sur lequel il déborde largement. En atteignant cette zone très fertile de terres rouges (sols de décomposition basaltique), soit une bande sud-est nord-ouest de 300 km de long sur 30 à 40 km de large, l'arbre à caoutchouc rencontre le terroir qui lui convient le mieux (cf. la carte).

Cette progression géographique correspond à un changement dans les structures financières, économiques et techniques. Pour schématiser : aux plantations des terres grises où des fonctionnaires plaçaient leurs économies succèdent celles des terres rouges où les grandes sociétés, attirées par les perspectives de l'après-guerre 1914-1918, investissent d'importants capitaux (à la fin de 1921, quarante millions de francs y étaient engagés) (2). Ce ne sont pas seulement des moyens financiers et matériels considérables que nécessite le déplacement du centre de gravité de l'hévéaculture à des distances plus éloignées du port de

(1) PHU RIENG DO ou Phu Rieng la Rouge, Hanoï, 1971, 2e éd., 123 p. (2) CH. ROBEQUAIN, L'Evolution économique de l'Indochine, Paris, 1939, P. 223.


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Saigon et dans un environnement de forêts secondaires, mais aussi une main-d'oeuvre abondante.

La population indigène était formée de communautés proto-indochinoises (les moi) pratiquant une culture itinérante sur brûlis. Population clairsemée, récemment et encore mal pacifiée, plutôt rebelle au travail organisé de la plantation, elle ne fut mobilisée que pour les travaux de premier défrichement et pour la construction des routes. Elle se révéla insuffisante quantitativement et qualitativement.

Dès avant la première guerre mondiale, la question du recrutement de la main-d'oeuvre est posée car les 7 155 000 arbres plantés qui devaient pouvoir être saignés en 1917 (il faut attendre un délai de cinq à six ans après leur plantation) (3). En 1921 : 29 000 ha étaient plantés; en 1926-29 : 78 620 ha. Après la première guerre mondiale, nonobstant la crise de 1915-1922 (surtout sensible en Malaisie britannique et aux Indes néerlandaises), la progression de l'hévéa est alliée à une conjoncture mondiale jugée particulièrement favorable par les planteurs (4) ; des voix autorisées insistent de façon répétée sur l'organisation indispensable de l'immigration et la définition d'une politique de la part des planteurs et de l'administration en ce domaine (5). En 1927, les besoins des plantations de Cochinchine sont évalués à 25 000 travailleurs (6).

Le recours, un moment envisagé, à des coolies chinois ou javanais n'eut pas lieu :

Le prix de revient d'un coolie tonkinois est inférieur à celui d'un coolie javanais ou de toute autre main-d'oeuvre (7).

Dès la première décennie du siècle, la prospection et le recrutement ont lieu dans les régions septentrionales du Vietnam (Tonkin et NordAnnam).

L'important est de créer un courant d'engagements à destination des plantations de caoutchouc (8).

Chargées d'un trop-plein démographique déjà aigu, les plaines septentrionales offraient un réservoir de main-d'oeuvre à bon marché, un réservoir presque inépuisable (9).

Nous étions tous de familles d'agriculteurs des provinces de Ha-Nam, Nam-Dinh, Thai-Binh. Nous n'avions pas un arpent de rizière, encore moins une piastre de monnaie (10).

(3) APCI, janvier 1911 (2e réunion du comité des planteurs de caoutchouc de l'Indochine, 9 janvier 1911 ; Assemblée générale du 27 mars 1911 ; séances du 12 juin 1911 et du 6 novembre 1911).

(4) BSPCI, 13 décembre 1922 et 6 mars 1923.

(5) Intervention de G. Homberg au Comité de l'Indochine le 15 février 1927 et la réponse du Gougal Varennes (BSPCI, 8 juin 1927).

(6) Lettre de M. Fournier, chargé d'enquête sur la main-d'oeuvre indigène, au Gougal (BSPCI, juillet-août 1927).

(7) APCI, janvier 1911 (10 piastres 50 contre 25 à 30 piastres).

(8) APCI, janvier 1911.

(9) BSPCI, 20 octobre 1918.

(10) TTB, p. 23 ; cf. aussi conférences d'A. Bazin devant le syndicat des planteurs le 14 décembre 1927 (Le Courrier saïgonnais, 16 décembre 1927).


LE PROLÉTARIAT DES PLANTATIONS AU VIETNAM 59

Le recours à une population assez fréquemment soumise aux conséquences du surpeuplement et des aléas climatiques permet aux planteurs de présenter leurs demandes en main-d'oeuvre comme ayant une finalité humanitaire et de faire d'une incidence un caractère essentiel :

Quand on connaît la misère des régions surpeuplées, quand on connaît la terreur des cataclysmes qui ravagent chaque année une partie des côtes d'Annam laissant sans ressources et sans vivres des milliers de travailleurs, permettez de croire que la véritable humanité est du côté de ceux qui vont rechercher dans ces inépuisables réservoirs humains un nombre trop restreint de familles et les amènent vers les travaux faciles, vers les salaires réguliers et rémunérateurs, vers l'assistance médicale gratuite, vers les logements salubres des plantations modernes (11).

Neuf ans plus tard, l'inspecteur du travail, Cuilleret, lui fait écho (12). Mais d'autres déclarations dégagent les ressorts réels de cet altruisme :

Le moment paraît admirablement choisi pour entrer dans la voie du recrutement directement opéré par les soins de l'administration pour le compte des plantations qui ont besoin de main-d'oeuvre. Il ne vous échappera pas que la hausse actuelle des prix du caoutchouc, bien que nous la souhaitions durable, ne sera peut-être que passagère et que ce serait de notre part une erreur de ne pas faire tout de suite le nécessaire pour en profiter (13). En un mot, il faut produire beaucoup et immédiatement (14).

La réalité ne concordait pas avec les déclarations des planteurs. Le courant d'immigration souhaité ne s'établit que progressivement et encore fut-il irrégulier. C'est la seule déduction certaine que nous autorise l'examen du graphique 1(15).

Il y a plusieurs raisons à ce phénomène. Certes, il y a la lenteur des progrès des moyens de communication (le Transindochinois n'est achevé qu'en 1936), les obstacles administratifs dérivant des formalités d'identité, d'hygiène, du Contingentement (16), le prélèvement de milliers de coolies à destination de la Nouvelle-Calédonie ou des NouvellesHébrides (17).

Mais les obstacles les plus importants provenaient de la popu(11)

popu(11) Sipière, président du syndicat des planteurs de caoutchouc, polémiquant avec le résident supérieur en Annam qui s'opposait au recrutement des coolies à cause des mauvaises conditions de transport, de travail et d'existence (APCI, février 1914).

(12) BSPCI, 10 janvier 1923.

(13) M. Sipière (BSPCI, 13 décembre 1922). La hausse des cours, affirmée à partir de 1925, est une conséquence de l'application du plan de restriction de la production, dit « plan Stevenson ».

(14) BSPCI, 14 mars 1923.

(15) L'inspecteur général du travail Delamarre (BSPCI, 20 juin 1928), AOM : Agence FOM, carton 190, dossier 106.

(16) Polémique entre le syndicat des planteurs et le résident supérieur de France en Annam (BSPCI 14 décembre 1927 et 8 février 1928).

(17) O. Homberg (BSPCI, 15 février 1927).


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lation elle-même. Même si les ruraux du Nord et du Centre étaient misérables, ils hésitaient à partir, à s'arracher à leur famille et à leur village. Il fallait des circonstances véritablement contraignantes : cataclysmes atmosphériques (typhons, inondations et sécheresse) (18), famines et épidémies, pour décider le paysan à quitter les siens. A l'inverse, il suffisait d'une bonne récolte avec les besoins de main-d'oeuvre et la hausse des salaires, de la réfection des digues (comme en 1927 où 40 000 coolies furent mobilisés dans le delta du fleuve Rouge) pour ralentir ou tarir le courant d'immigration (19). Il en fut de même de l'ouverture économique du Laos (construction de routes, ouverture des mines d'étain de Pak In Boum) (20). Des motifs analogues expliquent les entraves dressées à l'émigration par l'administration de l'Annam(21).

Divers moyens sont alors mis en oeuvre pour stimuler les ruraux à s'engager : une avance en argent au départ (remboursable ultérieurement), le voyage payé, des promesses quant aux conditions de vie, aux possibilités d'épargne et au rapatriement. Ceux qui détiennent ces moyens et font ces promesses sont les intermédiaires chargés du recrutement : les caï (22). Tantôt les caï-recruteurs se confondent avec les caï-surveillants, tantôt ce sont des personnages distincts.

Ce système de recrutement appliqué à une population en majorité analphabète, souvent crédule ou pressée par les circonstances, était propice à de nombreuses combines au dépens des engagés. Ceux-ci signaient un contrat dont ils ignoraient tous les termes ; le caï retenait un pourcentage sur les avances destinées aux engagés (23). La femme du caï ou un complice s'arrangeait pour récupérer une autre partie de l'avance en proposant diverses marchandises ou en organisant des jeux de hasard. Les mêmes intermédiaires faisaient des économies sur la nourriture des travailleurs, dans les camps où ceux-ci attendaient leur embarquement.

L'acheminement des travailleurs s'effectue dans des conditions analogues à celles que J. Conrad décrit dans Typhon pour les coolies chinois à destination du Sud-Est asiatique, et qui valut au trafic le surnom de Pig business. Les propos innocents ou cyniques d'un planteur le confirment :

Le mot de paquebot éveillant l'idée de bateaux plus spécialement affectés à un service de voyageurs, celui de vapeur serait préférable (24).

(18) BSPCI, 11 février 1925 et 6 octobre 1926.

(19) L'inspecteur général du travail Delamarre (BSPCI, 20 juin 1928).

(20) BSPCI, 14 mars 1928.

(21) Controverse entre le syndicat des planteurs et le résident supérieur en Annam (BSPCI, 8 février 1928).

(22) Terme que l'on traduit aussi par caporal ou contremaître, mots qui s'appliquent imparfaitement à une réalité spécifique. Les recruteurs de maind'oeuvre étaient soit des Français, colons (ou aventuriers se présentant comme tels) (BSPCI, 25 décembre 1924, 8 juillet 1925, 6 décembre 1926, 12 février 1927), soit des Vietnamiens (BSPCI, 14 mars 1928 et TTB p. 26 et suiv.).

(23) TTB, p. 23-34.

(24) BSPCI, 27 avril 1932, voir aussi 10 janvier 1923. Note du résident au Tonkin au Gougal, du 21 novembre 1932 (cité par GOUDAL : Problèmes du travail en Indochine, Genève 1937, p. 156-157).


Figure 1. — Engagés agricoles à destination de la Cochinchine, du Cambodge et du Sud-Annam, débarqués à Saigon ou arrivés par train.

Nombre de travailleurs

Figure 2. — Ruptures de contrat signalées au Service de contrôle de la main-d'oeuvre par les employeurs de Cochinchine, du Cambodge et du SudAnnam.


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Les clauses du contrat, spécialement celle du rapatriement, sont souvent inobservées. Tran Tu Binh relate avec détails le premier aperçu que les émigrants avaient du sort qui leur était réservé (25).

Ces faits et d'autres : le récit des mauvais traitements, des conditions terribles de travail, la propagande nationaliste contre cette forme de traite humaine déclenchée en novembre 1928 et qui atteint son point culminant le 9 mars 1929 avec l'assassinat d'A. Bazin, directeur d'un office de recrutement de la main-d'oeuvre au Tonkin, ont plus ou moins freiné les migrations.

Le graphique I qui ne débute qu'en 1926 fait ressortir l'ébauche d'un essor de l'immigration suivi d'une chute brutale des effectifs débarqués entre 1928 et 1929 en Cochinchine, par conséquent antérieurement au plein effet de la crise mondiale de 1929. Il ne pourrait s'agir que des conséquences de la campagne attribuant aux plantations une triste réputation. Cette hypothèse est étayée par l'examen du graphique II (26) où le chiffre maximum des ruptures de contrats, c'est-à-dire des fuites des travailleurs, se situe en 1928 et 1929. La nouvelle réglementation du travail entrée en vigueur le 1er janvier 1928 et destinée à assurer une meilleure protection aux ouvriers n'a pas encore porté ses fruits.

Les nouveaux règlements du travail promulgués par les arrêtés du 25 octobre 1927 ont le double souci d'accorder des garanties aux engagistes et aux engagés. La durée des contrats est fixée à trois ans. Les clauses principales concernent la prime de départ, le salaire minimum et les avantages en nature afférents (ration de riz de 700 gr par travailleur et par jour, logement salubre, couverture et moustiquaire, constitution d'un pécule pour le retour, soins médicaux gratuits et le rapatriement gratuit en fin de contrat).

Ces dispositions avaient pour objectifs de désamorcer la campagne d'opinion contre le recrutement à destination des plantations et d'assurer aux planteurs un recrutement régulier. Elles permettaient principalement à ces derniers, par la clause concernant la rupture de contrat par les coolies avec emport d'avances, d'obtenir les poursuites judiciaires contre les contrevenants. En effet, les désertions étaient, aux yeux des planteurs, un fléau dont ils ressentaient péniblement les conséquences financières (27). Elles devaient également faire cesser l'anarchie qui sévissait et qui engendrait non seulement des abus à rencontre des coolies, mais aussi la surenchère entre employeurs et la hausse des salaires (28) ; ces faits à leur tour provoquaient des réactions « protec(25)

protec(25) ibid. (son récit est entièrement corroboré sur ces points par une lettre du résident en Annam au Goucoch publiée dans les APCI de janvier 1914).

(26) Inspection du travail de Cochinchine (AOM, agence FOM, 190-106).

(27) Quarante pour cent de désertions à l'arrivée à Saïgon (BSPCI, 13 septembre 1922). Sur 10 000 engagés présents dans la province de Bien Hoa, 1 500 sont en fuite, 1200 sont décédés (lettre de l'administrateur de Bien Hoa d'octobre 1927, citée dans le BSPCI, 23 novembre 1927).

(28) BSPCI, avril-juin 1918, 14 juin 1922, 13 janvier 1926, 8 juin 1927, 23 novembre 1927, 4 avril 1928.


LE PROLÉTARIAT DES PLANTATIONS AU VIETNAM 63

tionnistes » des autorités administratives, la multiplication des formalités et par conséquent des dépenses pour les planteurs.

De 3 022, en 1922, le nombre des travailleurs contractuels présents sur les plantations d'hévéas de Cochinchine passe en 1930 à 30 637 (contre 24 666 travailleurs libres, c'est-à-dire recrutés sans contrat) (29). Le seul secteur des plantations d'hévéas occupe plus de travailleurs que les mines (53 340) (30). Après avoir connu un minimum en 1933 (10800), la main-d'oeuvre contractuelle atteindra son point d'équilibre numérique en 1938 avec 17 022 ouvriers (31). Pour prendre la pleine mesure de cette section du prolétariat, au point de vue économique et social, il faut se rappeler les dimensions des entreprises, la valeur représentée par la production de caoutchouc et la place qu'elle tient dans les exportations et par conséquent dans la balance commerciale de l'Indochine française (32).

La main-d'oeuvre des plantations est très mobile : en 1930, pour maintenir un effectif de 22 000 personnes, il fallait en recruter 75 000. Son instabilité est causée par les décès, mais surtout par les fuites et à un moindre degré par les retours au pays natal. Les travailleurs s'enfuient dès leur débarquement à Saïgon ou de la plantation parce qu'ils appréhendent leur sort ou parce qu'ils ne le supportent plus (33). La nostalgie est fréquemment invoquée par les fuyards. Il y a la concurrence entre les planteurs, entre ceux-ci et d'autres entreprises, pour recruter la main-d'oeuvre, et le débauchage « déloyal » est souvent dénoncé. Enfin, au fur et à mesure de la diversification des activités économiques (34), par conséquent des possibilités plus nombreuses de trouver du travail accrues par la compétition des demandeurs, certains engagés ne voyaient dans le contrat qu'ils avaient signé que le moyen de se faire transporter du Nord vers le Sud. Tous les ouvriers qui ne rejoignent pas la plantation, ou la quittent, ne repartent pas nécessairement vers leurs villages ou leur région d'origine. Un nombre impossible à chiffrer devait grossir les rangs de la population urbaine ou rurale méridionale.

Même l'amélioration des conditions matérielles de travail et d'existence n'attache pas la majorité des travailleurs aux plantations ; en 1938, trente-et-un pour cent seulement des contractuels demandaient à demeurer dans le Sud, vingt-quatre pour cent renouvelaient leurs contrats pour un an, sept pour cent devenaient des travailleurs libres (35).

(29) Compte rendu de l'inspection générale du travail (BSPCI, 27 avril 1932).

(30) GOUDAL : op. cit., p. 107-110.

(31) CH. ROBEQUAIN : op. cit., p. 237.

(32) Figures 3 et 4.

(33) Le problème est soulevé dès 1918, peut-être existait-il avant. BSPCI, avril-juin 1918.

(34) BSPCI, 23 novembre 1927, 4 avril 1928, 12 juillet 1939, 9 avril 1941. « L'Hévéaculture en Indochine. La main-d'oeuvre » (brochure de l'Institut français du caoutchouc, 1937, p. 3).

(35) Ch. Robequain, op. cit., p. 238, qui cite les mêmes chiffres que le rapport de l'inspecteur des colonies De Carbon-Ferrière, du 4 mai 1939. Mission Bagot, AOM, NF 2 502.


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Figure 3 :

I. Superficie plantée en hévéas en Indochine

II. Les exportations de caoutchouc de l'Indochine française

Années

1930 1931 1932 1933 1934 1935 1936

Valeur (en francs)

62700 000

36 840 000

27 500 000

56 050 000

94 000 000 136 900 000 244 900 000

Sources

I Annuaire statistique de l'Indochine, 1934-1936, p. 95.

II. Rapport sur la navigation et le mouvement commercial de l'Indochine, 1932. Bulletin économique de l'Indochine, novembre-décembre 1936.


LE PROLÉTARIAT DES PLANTATIONS AU VIETNAM

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Figure 4. — Les exportations de caoutchouc de l'Indochine française

Sources

Rapport sur la navigation et le mouvement commercial de l'Indochine (1932, p. 164-165).

A. BOURBON : Le redressement économique de l'Indochine, 1934-1937, Paris 1937, p. 272.


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Le pourcentage global était considéré comme faible par les autorités.

La répartition par sexes est impossible à exprimer statistiquement. Des planteurs ont pensé que la mixité était souhaitable pour deux raisons : d'abord pour stabiliser la main-d'oeuvre masculine qu'un foyer avait des chances d'attacher au lieu de travail ; la cellule familiale reconstituée pouvait compenser la prolétarisation ou la « détribalisation», cette dernière considération étant implicitement politique (36); d'autre part dans une plantation parvenue au stade de la pleine exploitation, les femmes pouvaient rendre de grands services aux travaux de saignée, lesquels exigent du soin et peu d'efforts musculaires (37). En outre, mais les planteurs se gardaient de le préciser, les femmes percevaient une rémunération inférieure à celle des hommes.

En dernière analyse, il semble que les planteurs aient considéré que les inconvénients étaient supérieurs aux avantages que pouvait offrir la main-d'oeuvre féminine. Une plus grande vulnérabilité aux maladies et les grossesses soustraient les femmes à la production plus souvent que les hommes. Ces calculs ainsi que les fortes réticences des paysannes à émigrer ont eu pour résultat le nombre relativement faible des engagées : 3 500 en 1938(38). Toutefois, le pourcentage réel de la présence féminine varie entre treize et cinquante pour cent selon les plantations. La majeure partie étant constituée par la main-d'oeuvre « libre » ou par des femmes méridionales qui sont en ménage avec les travailleurs venus du Nord (39).

Le milieu des plantations était-il propice à l'émancipation de la femme ? La dominante masculine de la main-d'oeuvre jointe aux moeurs rudes du front pionnier, le dur labeur oblitéraient-ils la tonalité féminine de la société globale vietnamienne ? En fait la condition des femmes était inséparable de la condition prolétarienne et résultait de situations relationnelles que nous examinerons en détail plus loin.

Une légende durable voulait que les migrants fussent des vagabonds, des vauriens, de façon générale des éléments indésirables dont les communautés villageoises désiraient se débarrasser, allant pratiquement jusqu'à les remettre entre les mains des recruteurs. S'il a existé, cet aspect ne doit pas être exagéré; dès 1918, le président d'honneur du syndicat des planteurs affirmait que l'on était passé à une immigration de familles paysannes (40).

On s'aperçoit également que le taux d'alphabétisme n'est pas nul; une enquête menée dans douze plantations révèle, certes, que soixanteseize pour cent ne savent ni lire ni écrire, mais quinze pour cent savent lire et écrire en français ou en quoc ngu. Dans la plantation n° I, le quart des travailleurs sont dans cette dernière catégorie (41). Tran Tu

(36) BSPCI, 7 août 1927.

(37) Octave Dupuy, Président d'honneur du syndicat des planteurs (BSPCI, 20 octobre 1918).

(38) CH. ROBEQUAIN, op. cit., p. 237.

(39) BSPCI, 10 mai 1939.

(40) BSPCI, 20 octobre 1918.

(41) « La main-d'oeuvre et les plantations de caoutchouc indochinois », dans La Vie, avril 1938.


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Binh nous apprend que sur le contingent de migrants auquel il appartenait, dix possédaient le certificat d'études ou avaient atteint ce niveau (42). On pressent l'incidence de cette situation sur la constitution du mouvement ouvrier dans les plantations.

LA CONDITION DES TRAVAILLEURS

Le débarquement des migrants à Saïgon préfigurait assez le régime de plantation. Les engagés étaient concentrés dans des baraquements du dépôt de Xôm-Chieu (dans la zone portuaire), entourés de barbelés et soumis à une surveillance policière destinée à prévenir les désertions et, à partir de 1930 surtout, à filtrer les travailleurs politiquement indésirables (43). Sur la plantation, la condition des coolies résultait de leur position au milieu d'un double cercle, celui de la nature et celui de l'organisation sociale : un environnement naturel hostile et des rapports sociaux toujours rudes, parfois cruels.

Hommes et femmes, venus des plaines rizicoles irriguées, étaient projetés dans un univers forestier qu'ils avaient toujours redouté pour des dangers concrets. Ils se mouvaient dans un complexe de morbidité allant du mal le plus répandu, le paludisme, aux infections gastro-intestinales et bronchiques. Ils étaient transplantés d'une région de malaria épidémique dans une autre « où le paludisme régnait avec une sévérité particulière d'un bout à l'autre de l'année » (44).

Les maladies frappaient plus aisément des hommes déjà de faible constitution, mal nourris et mal vêtus, logés de façon sommaire et astreints dans le même temps à un labeur très rude (45). Les journées de travail de dix heures en principe atteignaient facilement douze heures à un rythme qui pouvait être assez lent ou très rapide selon le zèle ou l'humeur du surveillant et des caï (46).

Car l'endurance des peines que le travail engendrait dépendait beaucoup du comportement de l'encadrement. Les travailleurs étaient à la merci de celui-ci et les coups étaient fréquents. Un journaliste enquêtant pour La Dépêche coloniale écrit d'un planteur de Loc-Ninh :

Une faute. Une sanction. De la mémoire, mais pas de rancune ;

(42) TTB, p. 28.

(43) TTB, p. 30 et suiv. AOM, agence FOM 190-206.

(44) Dr. J. CANET, dans le Bulletin des Terres rouges n° 26, 4e trim. 1939.

(45) Le prélèvement d'une part des rations de riz par les caï, la distribution de riz moisi, les difficultés de se ravitailler en légumes et en poisson qui profitent aux mercantis, le logement dans des baraquements collectifs sont les sujets des plaintes réitérées des coolies. Plaintes qui « ont été contrôlées et vérifiées par l'Inspection du travail » (circulaire du Goucoch aux administrateurs des provinces de Thudaumot, Baria, Bien-Hoa, Gia-Dinh, Tay-Ninh, Cholon, Tan-An, Ha-Tien (BSPCI, 14 mars 1928). Cf. aussi le rapport confidentiel de Pages au Gougal (1937), à propos de Dau-Tieng.

(46) TTB, p. 39 et 59. Le rapport de Delamarre cité en annexe par GOUDAL, op. cit. Supplique des coolies de la plantation de Binh Co (province de Bien-Hoa), publiée par le journal Dong Phap Thoi Bao du 17 octobre 1928.


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préférant la cadouille aux retenues de salaires ; dirigeant et faisant manoeuvrer ses hommes comme un colonel son régiment... (47).

La « cadouille » est l'attribut du surveillant ; parfois coups de pied et de poing suffisent à traduire la colère ou à ponctuer les ordres ou à provoquer le trépas (48). Outre les violences individuelles, il existait des pénalités et des instruments pour les appliquer : des planteurs possédaient leurs cachots privés où l'on mettait au carcan les coolies déserteurs ou récalcitrants. Les amendes, c'est-à-dire les retenues sur salaires, étaient une pratique très courante (49). Les femmes n'échappaient pas à ce traitement et parfois elles devaient satisfaire les besoins ou les caprices des surveillants.

L'inégalité et la dépendance sont les critères fondamentaux de cette société. Les travailleurs n'ont pas de recours légaux : la loi syndicale de mars 1884 pas plus que celle de 1901 sur les associations n'ont été promulguées dans la colonie. Au contraire l'arrêté du 11 novembre 1918 prévoit des sanctions pénales en cas de rupture de contrat par le travailleur. L'article 416 du Code (abrogé en France en 1884) reste en vigueur contre toute atteinte au libre exercice du travail à la « suite d'un plan concerté » (50).

Pour les coolies de la plantation Michelin, à Phu Rieng, l'expérience de la justice coloniale fut concluante : après l'assassinat du caï Chanh par le surveillant Valentin, la veuve et d'autres travailleurs portèrent l'affaire devant le juge de la province de Bien-Hoa. « L'instruction dura cinq mois, le procès trois jours. La saison des pluies venue, l'herbe verte avait poussé dru sur la tombe de frère Chanh, à Phu Rieng.» Valentin fut condamné à verser cinq piastres de dommages et intérêts à la famille de la victime ! (51).

Lorsque son édification est achevée, la plantation étale, au milieu de la forêt, une enclave géométriquement ordonnée. Elle est devenue une micro-société à l'image de la société coloniale globale; elle est bâtie selon un schéma à la fois spatio-professionnel et spatio-racial.

Un premier zoning intervenait pour séparer les bâtiments de travail (bureaux, laboratoire, ateliers, garage, centrale électrique, etc.) de l'habitat du personnel. Une deuxième démarcation affectait celui-ci selon qu'il était destiné à la direction, aux surveillants, aux caï et aux

(47) G. LE FEVRE, L'Epopée du caoutchouc, Paris, Stock, 1927, p. 41. Cadouille est forgé à partir du mot vietnamien ca duoi : la raie, par extension : la queue de la raie et tout ce qui sert à fustiger. Cf. les portraits des surveillants dans TTB, les extraits du rapport de Delamarre dans GOUDAL, op. cit. (en annexe).

(48) TTB relate l'assassinat à coups de pied et de poing du caï Nguyen Van Chanh par le surveillant Valentin, p. 59 et 60. La supplique des coolies de Binh Co, déjà citée, indique que parmi les peines infligées, l'une consistait à attacher un homme derrière une automobile et à le faire courir, éventuellement à le traîner sur la route.

(49) TTB, p. 54, Delamarre in GOUDAL, op. cit., enquête sur la plantation de Ben-Cui, AOM, NF 2 404; supplique des coolies déjà citée.

(50) GOUDAL, op. cit., p. 173-174.

(51) TTB, p. 61.


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ouvriers. Les différences, ou plutôt les contrastes concernaient la localisation (isolement ou entassement, sur une éminence ou dans les vallons), les matériaux de construction (maçonnerie ou paillotes), et le confort (existence ou inexistence, degré sommaire ou développé).

L'ordonnance spatiale était partiellement calquée sur une hiérarchie socio-professionnelle fondée sur le critère racial. L'encadrement supérieur est constitué par des Européens ; à l'échelon intermédiaire, par des « Petits blancs » ou des métis (eux-mêmes considérés comme inférieurs aux Européens). Le président d'honneur du syndicat des planteurs avait fait en 1918 une recommandation qui fut souvent observée :

Il n'est pas nécessaire que les surveillants et agents secondaires soient des agronomes de métier [...]. Notre armée coloniale renferme les éléments voulus en la personne des soldats ou sous-officiers (52).

qui ont trois qualités requises : ils sont acclimatés, ils ont « pratiqué » l'indigène et leurs prétentions sont modestes.

En bas de l'échelle, les caï avaient une condition qui se distinguait à peine de celle des coolies. Certains étaient zélés et appliquaient de façon stricte les ordres de leurs supérieurs, mais d'autres se sentaient solidaires de leurs compatriotes (53) : tous ne se comportaient pas en « petits chefs ».

Dans cet univers dualiste, non seulement les travailleurs ressentent très vivement le contraste des modes de vie, des mentalités, mais ils perçoivent aussi la finalité du système, même si ce n'est pas en termes d'économie politique :

Nous sommes affamés. Les Français ont le vin gai. Nous mangeons du riz moisi, les Français du rôti et du pain.

Nos maisons sont exiguës et fétides, celles des Français spacieuses et sur le sommet de la colline. La famille du patron se baigne au lait frais de vache. Kiki, le chien, fait la fine bouche même devant le fromage.

Nos enfants rampent péniblement, le riz poussiéreux et humide, faut qu'ils l'avalent ! Ce sont aussi des êtres qui ont coeur et raison. Qui, voyant ses enfants malheureux, ne s'en afflige pas ?

Frères et soeurs ! Mettons-nous vite en marche. Luttons pour notre dignité, anéantissons la société barbare.

L'hévéa a plus de valeur que l'homme. Toutes les fois qu'un arbre est malade, il se repose.

et si les patrons étendent la plantation aux dépens des sépultures des coolies morts :

La feuille d'hévéa est d'un vert magnifique, chaque arbre s'engraisse des cadavres des travailleurs (54).

(52) BSPCI, 20 octobre 1918.

(53) TTB, p. 36-37.

(54) Extrait du « ca dao don dien cao su » in Van tho yeu nuoc va cach mang, (La Littérature patriotique et révolutionnaire, 1959, Hanoï, t. II, p. 254). Le ca dao est une chanson populaire de création collective ou personnelle, mais anonyme. Quelquefois on en connaît l'auteur. La caractéristique principale reste l'appropriation et la diffusion collectives.


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Nous avons esquissé une description d'ensemble de la condition prolétarienne d'après les témoignages qui datent essentiellement des années 1927-1928. Ne correspondait-elle pas à une phase pionnière à laquelle la brutalité est inhérente et dont le coût humain est très élevé ? La situation se modifie-t-elle ? Sous quelles formes et sous l'influence de quels facteurs ?

Les transformations les plus importantes et les plus évidentes concernent l'environnement et certaines conditions matérielles de l'existence. Une fois passée la phase de grand défrichement de la forêt, les hévéas en cours de croissance et ceux qui produisent le latex requièrent une main-d'oeuvre experte et stable et d'une façon générale des travailleurs en bonne santé :

Donner aux travailleurs la santé physique, facteur d'un rendement régulier et rémunérateur [...] (55).

Les plus « éclairés » des planteurs mirent l'accent très tôt et en priorité sur les distributions de quinine préventive (56) en même temps que sur la salubrité des logements (57). Avec l'aide de l'Institut Pasteur et les encouragements de l'administration, un effort important est effectué dans le domaine sanitaire. A partir de 1930, le milieu médical et les pouvoirs publics enregistrent avec satisfaction une diminution sensible du paludisme grâce à la lutte antilarvaire et antianophélienne sur le terrain. L'assainissement est par ailleurs limité à un cercle assez étroit (centre de la plantation et villages du personnel) ; la morbidité ne disparaît pas complètement parce que le travail appelle les ouvriers en dehors de ce cercle protégé (58).

Une nouvelle étape correspond à l'utilisation collective des médicaments de synthèse, comme la quinacrine, à partir de 1934(59). A chacune de ces étapes correspond une baisse de la mortalité d'abord, puis de la morbidité.

La mortalité générale régresse :

1927 1929 1931 1935

5,40% 2,83% 2,09% 1,48 % (60)

(55) Dr N. BERNARD, de l'Institut Pasteur de Saïgon, est encore plus explicite : « on conçoit que le planteur hésite à s'engager dans la lutte contre le paludisme s'il n'est pas convaincu de son efficacité, s'il ne voit pas nettement que les sommes avancées pour l'amélioration satinaire seront bientôt récupérées par les économies réalisées sur la stabilité des travailleurs et leur meilleur rendement » BSPCI, 12 février 1919 ; cf. aussi BSPCI, 7 août 1927.

(56) « Renseignements à l'usage des planteurs » APCI, janvier 1911.

(57) Déclaration de Perrin, planteur à Yvannah, à G. LE FEVRE : « dans leur intérêt [celui des travailleurs] et le mien », op. cit., p. 173. Les travailleurs de Phu-Rieng utilisent ces arguments pour obtenir une amélioration de leur sort matériel. TTB, p. 86.

(58) Dr J. CANET, Bulletin des Terres rouges, n° 26, 4e trim. 1939.

(59) Le Dr J. CANET, médecin de la Société des Plantations des Terres rouges, développe l'argument fondamental du Dr N. BERNARD sur la signification sociale et économique de la lutte antipaludéenne. (Bulletin, op. cit.).

(60) R. MINGOT et Dr J. CANET, « L'Hévéaculture en Indochine », op. cit., p. 34. Le paludisme y est présenté comme le principal, mais non l'unique responsable de la mortalité.


1E PROLÉTARIAT DES PLANTATIONS AU VIETNAM 71

Sur le plan local nous ne disposons que de rares pourcentages relevés par le contrôleur de la main-d'oeuvre Bui Dong Doan (envoyé par la cour de Hué, d'après TTB) et repris par le gouverneur général Pasquier dans sa correspondance avec le ministre des Colonies Piétri(6l) :

Localités : 1927 1928 1929

Phu-Rieng 17 % 2,47 %

An-Vieng 27 % 8 %

Donc les moyennes générales dissimulent des situations peu brillantes, particulièrement en zone de terres rouges.

Les taux suivants, fournis par l'Inspection du Travail, concernent de façon spécifique le paludisme comme agent de la mortalité et de la morbidité (62) :

Années Mortalité palustre Morbidité palustre

1933 0,82% 96,78%

1935 0,70 % 81,56 %

1937 0,40 % 67,35 %

1938 0,33 % 58,98 %

La lutte antipaludéenne ne pouvait porter ses fruits qu'en étant conjuguée avec une amélioration d'ensemble de l'habitat et de l'alimentation. Certaines sociétés dhévéaculture firent des efforts réels dans le domaine social : elles créèrent des crèches et des écoles, des hôpitaux; elles subsistèrent des villages d'habitations familiales aux baraquements collectifs ; elles encouragèrent la formation de marchés et l'installation de commerçants concurrents. Elles favorisèrent la mise sur pied, par les travailleurs, d'associations sportives, culturelles et cultuelles : ainsi Tran Tu Binh, catholique, était à la tête de la confrérie de Saint-Joseph à Phu-Rieng.

Tran Tu Binh qui, par ailleurs, dénonce vigoureusement le régime de la plantation et le colonialisme, admet explicitement que la situation sanitaire et les conditions matérielles d'existence se sont améliorées à Phu-Rieng à partir de 1928(63). En contrepartie, les planteurs introduisent le travail à la tâche pour obtenir des rendements plus élevés (64), mais le travail est de ce fait moins pénible.

(61) Dépêches télégraphiques des 7 juin 1930 et 10 juin 1930. AOM, NF 2 614, carton 322. Cependant les détails laissent entrevoir des situations locales plus ou moins effroyables : à Budop (plantations de la Société des Cultures tropicales) en 1927, il y avait 474 décès sur 1 000 ouvriers 61 morts en 3 mois et 12 en 8 jours ! A An Vinh Loc, Société des Plantations des Terres rouges, la même année, 123 décès interviennent en onze mois sur 659 travailleurs, Bui Dong Doan ne précise pas s'il s'agit des ouvriers présents sur la plantation ou de ceux qui sont hospitalisés. TTB orthographie Bui Bang Doan.

(62) « Note sur l'Hévéaculture » AOM, agence FOM 190-106, p. 13.

(63) TTB, p. 63, 85.

(64) TTB, p. 63. GIRARD, Président de la Chambre d'agriculture de Cochinchine : « Considérations sur la culture des hévéas en Cochinchine », n° 106 du Bulletin économique de l'Indochine.


72 P. BROCHEUX

Les salaires étaient un élément important de la condition des travailleurs. Leur rôle principal est l'acquisition des compléments alimentaires au riz distribué par les planteurs, des vêtements, la satisfaction des dépenses socio-culturelles (mariages, funérailles et fêtes). On ne saurait détacher de ces dépenses l'envoi d'économies à ceux qui sont restés au pays. Pour la plupart, ce souci primait les autres.

Nos renseignements très fragmentaires n'autorisent pas une explication satisfaisante de l'évolution salariale; tout au plus pouvons-nous la décrire sommairement. La rémunération en espèces du travailleur n'est, pour l'engagiste, qu'une partie de la prise en charge qui lui incombe d'après le régime contractuel (voyage aller-retour, logement, ration de riz, pécule et impôts — évalué à 5,50 piastres en moyenne en 1933 (65) — et parfois des accessoires de travail : jambières et imperméable).

La rémunération en espèces, calculée en piastres, a évolué ainsi : (66)

1911 1925-27 , 1932 1935 1937

Hommes 0,35 0,40 0,30 0,27 0,32

Femmes 0,30 0,23 0,20 0,25

Mis à part un renchérissement de la main-d'oeuvre en 1917-1918 et en 1919-1920 auquel l'agronome A. Chevallier fait allusion de façon très vague (67), le salaire des travailleurs contractuels est stable jusqu'à la grande dépression mondiale. Etant donné le caractère de culture d'exportation de l'hévéa, les plantations subissent fortement les effets de la baisse des cours mondiaux des matières premières.

Les planteurs, considérant l'ensemble de la prise en charge qui leur incombe, ont toujours soutenu qu'elle était une lourde dépense (68). Aussi subissent-ils facilement la forte tentation d'abaisser les salaires. Leur attention est fixée sur l'évolution des salaires dans le secteur dit de la main-d'oeuvre libre (non recrutée sur contrat) où joue la loi de l'offre et de la demande. L'industriel et planteur vietnamien bien connu, Truong Van Ben, signale au syndicat la diminution de 0,05 piastre survenue dans un assez grand nombre de plantations de la province de Gia-Dinh (69) ; il demande qu'on en fasse autant pour la maind'oeuvre engagée.

(65) Mémorandum des Planteurs de l'Indochine, BSPCI 11 janvier 1933.

(66) La question des salaires est abordée dans : APCI, janvier 1911, BSPCI, 9 mars 1927 et la supplique des coolies de Binh-Co (déjà citée), BSPCI, 11 mars 1932, 13 juillet 1932, 11 janvier 1933, 26 février 1936, 6 janvier 1937, 17 février 1937, 8 avril 1937. La Lutte, 29 novembre 1934. Les chiffres ci-dessus sont extraits de ces publications. Le tableau des salaires contenu dans la brochure L'Hévéaculture en Indochine ne reproduit que les salaires de 1935 à 1937 pour en souligner la remontée. La même publication évalue à 0,15 piastres par jour toutes les dépenses d'un ouvrier, y compris les vêtements.

(67) BSPCI, 8 juin 1921.

(68) O. Homberg dans le BSPCI, 8 juin 1927.

(69) BSPCI, 17 juin 1931.


LE PROLÉTARIAT DES PLANTATIONS AU VIETNAM 73

Toutefois ce n'est qu'en 1932 que les planteurs prennent la décision d'abaisser les salaires, en se fondant sur deux arguments principaux : a) le gouvernement français réduit la prime de soutien à l'hévéaculture, or cette prime a été calculée sur la base du prix de revient, à soixante ou soixante-quinze pour cent duquel correspondent les salaires, d'après les planteurs, b) la mesure est décidée au moment où les producteurs concurrents bénéficient de conditions favorables : en Malaisie britannique, les salaires ont été abaissés de vingt pour cent dès novembre 1930 et la dévaluation de la livre sterling a été suivie d'une diminution de « tous les éléments constitutifs du prix de revient des plantations britanniques ». A Sumatra, les planteurs néerlandais ont réduit récemment les salaires de dix pour cent. Présenté sous l'angle de l'intérêt et de l'avenir économique de la France, avec l'argument supplémentaire que «l'équilibre entre le prix de revient et le prix de réalisation permettrait d'alléger la lourde charge du gouvernement » (70), le projet de l'Union des planteurs fut accepté par le gouvernement général en juin 1932. L'acceptation était subordonnée à deux conditions : le maintien des circonstances économiques qui ont motivé l'abaissement du prix de la main-d'oeuvre libre, l'application de la réduction aux contrats individuels en cours de renouvellement et aux nouveaux engagés seulement. C'est la non-observation de cette dernière condition par le directeur de la plantation Michelin qui fut à l'origine de la tragique affaire de Dau-Tieng, le 16 décembre 1932(71).

Malgré de nouvelles revendications des planteurs en faveur de la réduction de la charge salariale (rétroactivité de la baisse de 1932, suppression du pécule, réduction des impôts) (72), ce n'est qu'en 1932 que le gouvernement général consent à une nouvelle diminution.

Après l'alignement de la piastre indochinoise sur le franc dévalué en 1936, les planteurs retrouvent une certaine prospérité, mais ils ne songent guère à revaloriser les salaires (73). Or, la reprise de l'activité économique est accompagnée d'une hausse du coût de la vie. Simultanément, une vie politique intense — c'est la période du Front populaire en France — se manifeste par des vagues de revendications de la part des travailleurs. Ces deux faits, joints à l'inspiration sociale du Front populaire, engagent le gouverneur de la Cochinchine, Pages, dans un dialogue serré avec le syndicat des planteurs de caoutchouc de l'Indochine (74).

(70) Les avances du gouvernement à la Caisse de Compensation du caoutchouc ayant atteint la limite maximale de quarante millions de francs.

(71) Correspondance entre le syndicat des planteurs de caoutchouc et le gouverneur général Pasquier, BSPCI, 11 mars 1932 et le Dossier de l'affaire de Dau Tieng, AOM; Indochine NF 2 616 et F 83-1839. Le journal du Front d'extrême-gauche, La Lutte, 29 novembre 1934, estime de trente à quatre-vingt pour cent la diminution des salaires de 1929 à octobre 1934, mais il ne précise pas s'il s'agit des salaires de Cochinchine en général ou des salaires sur les plantations. Dans ce dernier cas mêle-t-il les salaires des contractuels et des travailleurs libres ?

(72) BSPCI, 11 janvier 1933 et 26 février 1936.

(73) Mme de la Souchère, présidente d'honneur du syndicat, discours de réception en l'honneur du gouverneur général Brévié, BSPCI, 6 février 1937.

(74) BSPCI, 17 février 1937 et 8 avril 1937.


74 P. BROCHEUX

Dans une lettre au président du syndicat, datée du 18 décembre 1936, le gouvernement engage les hévéaculteurs à prendre les devants et à augmenter les salaires s'ils ne veulent pas avoir à affronter des grèves et des manifestations. Le 28 décembre 1936, il développe son point de vue en citant des précédents de hausse salariale dans les plantations de la province de Bien-Hoa. En janvier 1937, il réplique à Mme de la Souchère qui affirmait que dans la seule région de Hon-Quan, en 1936, le montant des mandats envoyés au Tonkin dépassait 40 000 piastres, qu'une enquête minutieuse et qu'une « contre-épreuve de l'administration » avaient révélé que les envois d'argent au Tonkin s'élevaient à 25106,50 piastres soit 1167,56 piastres de moins que les pécules versés. La situation des contractuels, écrit le gouverneur de la Cochinchine,

n'est pas aussi brillante que vous vouliez bien le dire... Ils sont obligés de consacrer à leurs dépenses personnelles le montant de leurs salaires sans pouvoir distraire quoi que ce soit pour leurs familles [...]. Une augmentation des salaires pour toute la main-d'oeuvre contractuelle, sans exception, constituerait une mesure à la fois opportune et politique.

Le « Relevé des sommes rapportées au titre du pécule par les ouvriers contractuels du Sud Indochinois », fourni par l'Inspection du Travail et reproduit par Goudal (75), paraît confirmer l'argumentation du gouverneur bien qu'il ne fasse pas état du nombre des travailleurs se rapportant aux sommes recensées.

Pour emporter la décision, M. Pages doit revenir à la charge, le 20 mars 1937, en évoquant l'imminence de grèves qui coûteraient plus cher qu'un relèvement des salaires (76). Il en vient même à la mise en garde suivante :

S'il y a une mauvaise volonté évidente des planteurs, le Gouverneur général n'hésiterait pas à suspendre le recrutement des contingents demandés par les entreprises intéressées.

La réduction des salaires a-t-elle été la seule conséquence de la crise mondiale pour les travailleurs des plantations ? Ont-ils été affectés par les licenciements ? Nous disposons de deux sources de renseignements qui sont en contradiction. Le Comité de l'Indochine estimait que le licenciement massif des quelque 80 000 travailleurs des plantations eût été une mesure peu politique (77). Un rapport du ministère des Colonies évaluait à 8 397 le nombre des coolies licenciés en septembre 1931 (soit

(75) Op. cit., p. 299, tableau 10.

(76) A la même date, il adressait au gouverneur général une lettre, (n° 418-c conservée aux Archives nationales de Saïgon) où il met l'accent sur « la force d'inertie du syndicat des planteurs ». Il y relie avec netteté la nécessité du relèvement des salaires à la situation politique générale et notamment à l'activité des militants de La Lutte dans la région des Terres rouges.

(77) Cf. la brochure intitulée La crise mondiale du caoutchouc et les plantations d'Indochine, Paris 1931.


LE PROLÉTARIAT DES PLANTATIONS AU VIETNAM 75

vingt-deux pour cent des effectifs) (78) ; de toute évidence les deux sources ne se fondent pas sur les mêmes évaluations numériques ni même sur une définition identique du travailleur de plantation ou une extension géographique comparable. On est réduit à l'hypothèse suivante : les renvois ont concerné principalement la main-d'oeuvre libre ; les travailleurs sous contrat ont bénéficié d'une relative stabilité de l'emploi.

La condition des travailleurs des plantations a évolué vers le mieux être d'une façon qui n'est pas linéaire. D'autre part, il n'y a pas d'harmonisation entre le domaine matériel et celui des relations sociales. Dans un certain nombre de plantations, les tensions et les rixes entre les travailleurs et l'encadrement sont aussi nombreux qu'auparavant, en dépit de la réglementation du travail et des enquêtes de l'Inspection du Travail. Nous pouvons même supposer que les frictions se multiplient car les ouvriers supportent de moins en moins le despotisme et la brutalité des caï et des surveillants.

A propos d'incidents survenus sur une autre plantation Michelin, à Dau-Tieng les 16 et 17 décembre 1932, le gouverneur général soulignait la contradiction entre les dépenses considérables consenties par la Société Michelin « en vue d'un traitement rationnel et humain de la main-d'oeuvre » et les incidents « qui ne sont pas les premiers... causés par la maladresse de ses agents » (79). D'autres événements se déroulent sur la même plantation les 23 et 24 mai 1937 et l'opinion du gouverneur Pages vaut la peine d'être largement citée :

Depuis lors [il s'agit des événements de 1932], il ne s'est pas passé de trimestre sans que l'autorité provinciale ou l'Inspection du travail n'aient eu à intervenir entre la Société et les coolies qui, sans jamais se plaindre de manière précise contre leur employeur, ont toujours articulé le grief contre eux d'être durs et inhumains [...]. Il faut avoir le courage de le dire, il existe malheureusement sur les plantations Michelin un esprit « planteur » absolument lamentable [...]. A côté d'un hôpital magnifique et d'installations industrielles remarquables, la Société a complètement négligé de procéder à des installations procurant un minimum de bien-être aux coolies. Elle a été la dernière à transformer les campements collectifs d'habitations de la main-d'oeuvre en petites maisons individuelles, mais celles-ci ont été faites avec une économie sordide.

La morgue et l'esprit féodal des deux directeurs successifs [...] ont contribué, d'autre part, à faire de la plantation Michelin une exploitation en vase clos, ignorant de la vie réelle des Annamites, sous la direction d'assistants français condescendants, lointains et sans antennes [...]. Je veux signifier ainsi que de tout temps les coolies de Dau-Tieng m'ont apparu être traités comme des prisonniers, comme de pauvres loques que les assistants accablaient de leur mépris et de leurs injures à défaut de coups (80).

(78) G. Joseph : Rapport du gouverneur de la Cochinchine au gouverneur général, daté du 27 mai 1937.

(79) Rapport au ministre des Colonies daté du 9 février 1933, AOM, Indochine NF 2 616.

(80) Rapport confidentiel au Gougal, daté du 27 mai 1937, archives personnelles de M. Pages, communiquées par D. HÉMERY.


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Le 2 novembre 1936, à la suite de sévices exercés par le sous-directeur Schmitz, un coolie d'une plantation située à Ben-Cui — province de Tay-Ninh et appartenant à la grande Société Indochinoise des Plantations d'Hévéas — se suicide dans le cachot où il était enfermé depuis sept nuits, ne sortant que pour aller travailler. L'enquête du contrôleur du travail révèle qu'au village n° 2 de cette même plantation, sur cinquante-six coolies interrogés, quarante-quatre se plaignent d'avoir subi des sévices : coups, cachot et privation de nourriture (81). La même année, en août et en octobre, sur une plantation de Quan-Loï, des faits aussi révoltants ont lieu (82). Le procureur général Dupré en tire la conclusion suivante :

Il importe de réprimer sans faiblesse les actes de brutalité des assistants européens des plantations sur les coolies. Ces actes sont trop fréquents. Ils entretiennent chez les coolies maltraités un esprit de haine qui est fort susceptible de les conduire aux plus violentes représailles et dénotent chez les assistants européens une mentalité de négriers qui ne saurait être tolérée sur les territoires que la France a placés sous sa protection L'action colonisatrice, pour être viable et féconde, doit être exercée dans le sentiment de la dignité humaine ; elle doit engendrer la confiance, l'amour et non le mépris et la haine (83).

Schmitz fut condamné à trois mois de prison avec sursis !

La condition des travailleurs des plantations dépend de la combinaison de deux séries de facteurs : les uns sont objectifs (l'environnement, les mécanismes de l'économie et son degré de développement), les autres subjectifs (l'inertie ou le dynamisme qu'engendrent les modes relationnels individuels et collectifs). Cette division n'exclut pas que la sensibilité et la volonté des hommes ou leur absence ne contribuent à la formation et à l'intervention des premiers et inversement.

Au cours de la période qui concorde grossièrement avec la décennie 1930, la condition prolétarienne s'est modifiée. Elle n'a pas évolué uniformément vers l'amélioration ou la dégradation. Le passage du stade pionnier à une relative maîtrise du milieu naturel, « l'intérêt économique bien compris » des planteurs, l'intervention de l'administration coloniale dans un souci politique compréhensible ont conduit les travailleurs à bénéficier de conditions matérielles qui ont rendu plus supportables la dureté de la nature et les sévérités du régime de travail.

Toutefois ces dernières ont survécu du fait même des situations relationnelles établies entre ceux qui travaillent et ceux qui commandent, entre les producteurs et le système économique auquel ils sont attachés. Aussi les changements de la condition des ouvriers ne se sont

(81) Annexe au rapport n" 127, du 2 novembre 1936, AOM, Indochine NF 2404 le gouverneur de Cochinchine écrit au procureur général le 2 novembre 1936 : « la plantation de Ben-Cui passe en Cochinchine pour être une des plus sévères pour ses coolies contractuels ».

(82) Ibid.

(83) Circulaire au juge de paix à compétence étendue de la province de Bien-Hoa, datée du 21 novembre 1936, AOM, Indochine NF 2 404.


LE PROLÉTARIAT DES PLANTATIONS AU VIETNAM 77

pas effectués par la seule vertu du temps nécessaire à la substitution de la plantation à la jungle et d'une stratégie paternaliste partagée entre les planteurs et les administrateurs coloniaux (si tant est qu'ils la partageaient tous). Les travailleurs ont pesé sur le cours de cette évolution, à leur manière, pour des causes et des objectifs qui trouvent leur source dans les relations de production.

LES COMPORTEMENTS DES TRAVAILLEURS

La politique des planteurs vis-à-vis de la main-d'oeuvre qu'ils emploient est fondée sur la représentation qu'ils se font du travailleur indigène. Le singulier est de mise et les deux termes sont inséparables car l'opinion des planteurs relève d'une ethno-psychologie essentialiste. Elle est exprimée par M. Bazin qui dirigeait un office de recrutement de la main-d'oeuvre au Tonkin :

Il faut véritablement être le père et la mère de cet individu [il s'agit du coolie tonkinois] qui pense et qui agit encore avec l'insouciance d'un enfant (84).

L'idée que le coolie est un mineur est présente ou sous-jacente dans tous les discours qui concluent à son nécessaire maintien en tutelle. Il en découle que si le travailleur est frondeur c'est par mimétisme, car il y a des Français qui donnent de mauvais exemples (85) ; en outre, un enfant ne doit pas faire de politique et cette notion englobe l'action syndicale (86).

Les planteurs ou la presse qui traduit leurs opinions sont ainsi conduits à ne relever dans les comportements des travailleurs que les traits qui sont conformes à l'image de base qu'ils s'appliquent à façonner. Le coolie est dépensier, il est particulièrement porté vers le jeu et c'est la source de son endettement et de sa dépendance; il lui arrive d'agir sur un coup de tête et de faire preuve d'une brutalité en apparence inexplicable. La fuite, le crime, la passion du jeu, le mensonge sont innés chez l'indigène. Qu'il s'agisse d'inclinations ou de conduites habituelles — et non innées — que la condition économico-sociale exaspère, c'est une hypothèse qui n'effleure pas l'esprit des observateurs coloniaux de l'époque.

En relisant les débats et les documents émanants des cercles de planteurs, nous sommes conduits à constater qu'ils ne font jamais allusion aux conflits sociaux à travers lesquels s'exprime une autre part de la sensibilité ou de l'esprit des travailleurs, considérés individuellement ou collectivement.

Les travailleurs immigrés appartenaient à des communautés villageoises encore fortement cohérentes en dépit des tensions et des

(84) Le Courrier saïgonnais du 22 décembre 1927, APCI, février 1914.

(85) APCI, janvier 1911.

(86) BSPCI, 10 novembre 1937 et auparavant LE FEVRE, op. cit., p. 180.


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antagonismes internes ; la plupart laissaient derrière eux une femme, des enfants ou des vieux parents. Us partaient avec l'espoir ou l'illusion de revenir mieux lotis.

Ce qu'on peut imaginer comme un arrachement hors de la matrice sociale fortifie le sentiment collectif. Des solidarités se reforment et s'expriment à différents niveaux : celui élémentaire et spontané de l'origine provinciale commune est manifeste surtout au début de l'émigration (87) ; celui où les analphabètes se regroupent autour de ceux qui sont instruits et en font les porte-parole de leurs doléances ou de leurs revendications (88).

Sur les plantations, les regroupements s'effectuent selon d'autres lignes de partage ; associations cultuelles, socio-culturelles. Ces groupements sont traditionnels, mais ils transcendent les affinités communales et provinciales ; de ce fait ils compensent partiellement l'absence de la structure socio-politique communale, élargissent l'horizon des travailleurs. L'administration coloniale en vient d'ailleurs à suggérer la création de commîmes rurales sur les plantations afin de reconstituer le deuxième axe de la vie sociale vietnamienne, après la famille. Après avoir perdu leur participation à une vie civique rurale dont beaucoup d'entre eux étaient exclus, ces travailleurs émigrés avaient la possibilité d'adhérer à une vie socio-culturelle préservatrice d'une identité collective au sein d'un système socio-professionnel importé de l'étranger.

A côté de structures et d'activités familières aux travailleurs un phénomène nouveau apparaît : la pénétration du mouvement communiste dans le prolétariat des plantations. Pour étroitement localisée qu'elle soit dans le temps et dans l'espace, l'expérience de Tran Tu Binh nous paraît caractéristique de la stratégie et de la tactique des communistes vietnamiens dans la période où se situe son récit.

L'implantation du communisme à Phu-Rieng procède de la volonté des premiers communistes de gagner le prolétariat à la cause révolutionnaire (89). Elle s'effectue en trois étapes : a) Au début de 1928, Ngo Gia Tu, un des pionniers du communisme qui dirige le Thanh Nien cach mang dong chi hoi — Association de la jeunesse révolutionnaire — envoie Nguyen Xuan Cu dans les plantations Michelin avec une mission de propagande. Nguyen Xuan Cu s'adjoint trois autres travailleurs parmi lesquels Tran Tu Binh qui vient d'être affecté au dispensaire comme infirmier, b) Le groupe du Thanh Nien constitue le noyau de la cellule du Parti communiste ; celle-ci, fondée en octobre 1929, réunit six membres, c) La cellule, à son tour, met sur pied des organisations telles que le syndicat qui édite une feuille mensuelle L'Emancipation et sera l'organisateur des luttes ouvrières, le groupe des jeunesses d'autodéfense (90).

Contraints à la clandestinité, les communistes utilisent les formes d'organisation légale par une tactique de pénétration systématique des

(87) TTB et ses « pays » du Ha-Nam, p. 24-34.

(88) TTB, p. 24-28.

(89) Cf. l'article de NGUYEN VAN HOAN, «Le Mouvement de prolétarisation dans l'année 1930», NCLS 134, septembre-octobre 1970.

(90) TTB, p. 80-81.


LE PROLÉTARIAT DES PLANTATIONS AU VIETNAM 79

sociétés de secours mutuel (91), les troupes de théâtre, de danse de la Licorne, les équipes de football qui présentent l'avantage non seulement de se retrouver, mais aussi de s'initier ou de s'entraîner aux sports et aux arts martiaux ; ainsi la troupe de danse de la Licorne de Phu-Rieng sert de couverture au groupe d'auto-défense qui y pratique le vo (boxe et escrime).

Le processus de Phu-Rieng permet deux constatations qui peuvent être retenues comme des caractéristiques générales du mouvement ouvrier vietnamien : le mouvement syndical, auquel l'administration française refuse toute existence légale, est second par rapport au politique (92), le Parti précède le syndicat. Ensuite la greffe de la doctrine marxiste-léniniste sur le monde prolétarien est l'oeuvre d'hommes issus de la petite bourgeoisie qui sont passés par les écoles primaires, primaires supérieures, qui ont parfois achevé le cycle secondaire des études et qui se sont « prolétarisés », qui dans les mines du Nord, qui dans les plantations du Sud, qui encore en se faisant tireur de pousse ou domestique dans les villes.

Nguyen Xuan Cu et Tran Tu Binh suivirent cet itinéraire ; l'un était un ancien élève de l'école Buoi à Hanoï ; l'autre, issu d'une famille paysanne modeste, fut chassé du petit séminaire catholique de Hoang Nguyen pour son esprit nationaliste et frondeur. Tous les deux appartenaient à une génération qui cherchait une doctrine répondant à la fois à leur sensibilité patriotique et révolutionnaire et aux nouvelles conditions économiques et sociales du Vietnam.

Le sentiment et la force collective des travailleurs sont traduits par des comportements différents selon les lieux et les périodes. Si les désertions, les suicides, la passion du jeu, les altercations intestines qui présentent les apparences de soi-disant incompatibilités régionales peuvent être l'objet d'interprétations différentes et présenter effectivement des ambiguïtés, il est d'autres conduites dont les origines et la signification peuvent être établies de façon suffisamment claire : les meurtres de caï ou de surveillants, les grèves avec ou sans manifestations entrent dans cette dernière catégorie.

Les agressions meurtrières sont assez nombreuses dans la période qui s'étend de 1926 à 1930. La discipline était extrêmement dure, les mauvais traitements très fréquents pour ne pas dire quotidiens. Il y aurait eu, dans le cours de la seule année 1928, douze cdi exécutés par les coolies dans les plantations de Loc-Ninh et de Cam-Tien sans que plus de détails nous soient parvenus sur ces affaires.

Lorsque c'est un Français qui est victime d'un attentat, l'affaire prend une dimension qui correspond à la place qu'il occupe dans la microsociété de plantation, c'est-à-dire au sommet, même s'il ne s'agit que d'un surveillant. Ainsi en est-il de l'assassinat de Monteil, surveillant de la plantation Michelin à Phu-Rieng, sur lequel nous avons une relation détaillée par Tran Tu Binh qui en fut le témoin oculaire. Monteil était

(91) NCLS, ci-dessus, et TTB, p. 80.

(92) TTB, p. 94.


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réputé pour sa brutalité envers les coolies ; un travailleur récemment débarqué du Nord, Nguyen Dinh Tu, refuse de subir la violence du surveillant, il persuade quelques-uns de ses compagnons de se joindre à lui dans une conjuration. Une nuit, les coolies pénètrent dans la forêt et prêtent le serment de fraternité, rite destiné à sceller leur unité et leur résolution : chacun entaille son doigt et laisse couler son sang dans un bol rempli d'alcool de riz et jure de rester lié aux autres à la vie et à la mort. Le serment est suivi d'un enivrement collectif (93). Le 26 septembre 1927, Nguyen Dinh Tu et les conjurés tuent Monteil à coup de hache (94).

Les agressions contre des personnes appartenant à l'encadrement des plantations ne cessent pas après 1930 si l'on en croit l'enquête de Goudal qui cite les « rapports sur le fonctionnement de l'Inspection du Travail en Cochinchine» pour la période du 1er juillet 1933 au 30 juin 1934(95). Par conséquent, il faut se garder de concevoir des séquences chronologiques dans lesquelles les conduites des travailleurs changent du tout au tout. Cependant, on peut observer l'apparition d'actions engageant des masses de travailleurs, mieux coordonnés et présentant des revendications plus élaborées. Les réactions de désespoir telles que les fuites ou les suicides, celles plus impulsives ou émotionnelles comme les meurtres et les sabotages (par lacération des hévéas) cèdent le pas à des comportements raisonnés et disciplinés sans disparaître pour autant.

L'arme préférée des travailleurs reste la grève. Des grèves ont été enregistrées, dès 1926, à Cam-Tien. Dans son histoire de « La classe ouvrière vietnamienne » (96), Tran Van Giau date de 1927 l'entrée des travailleurs des plantations dans les luttes ouvrières du Vietnam.

La grève que nous connaissons le mieux est celle de Phu-Rieng. La double originalité de cette grève provient de son ampleur (le nombre des travailleurs impliqués est évalué à plus de mille) et du fait que la cellule du Parti communiste avait délibérément et soigneusement préparé la grève de février 1930, date du têt — nouvel an du calendrier lunaire.

La direction de la société Michelin impute la grève à une simple manipulation de la main-d'oeuvre par les meneurs communistes (97). Dans les cercles de l'administration coloniale, les opinions sont plus nuancées : si le gouverneur général Pasquier reprend à son compte la version Michelin, quoique en termes prudents (il ne lui semble pas que

(93) En 1928, dans la région de Phong Thanh (province de Bac Lieu), les membres d'une famille de paysans dépossédés par un usurier pratiquèrent le même rite avant d'affronter de façon sanglante les gendarmes venus saisir la récolte de paddy.

(94) P. 56, 57, 58. Cf. aussi le dossier officiel sur l'affaire (AOM : SLOTFOM III, 125-2). Le gouverneur général Varennes déclare ce meurtre inexplicable, par contre il fait allusion à la brutalité de Triaire, le directeur de la plantation, confirmant l'opinion que TTB porte sur ce dernier.

(95) Op. cit., p. 158.

(96) 1961, Hanoï, p. 425.

(97) Lettre de la direction de Michelin — Clermont-Ferrand — datée du 31 mars 1930 au ministre des Colonies, AOM, F 83 1839.


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le régime de travail ou les conditions d'alimentation ou d'hygiène dussent mécontenter les coolies) (98), l'auteur d'un rapport plus détaillé admet que la propagande faite pour exploiter le mécontentement des ouvriers «est en partie justifiée par les maladresses, parfois les brutalités des agents de l'exploitation » (99).

La liste des revendications présentées par les travailleurs comporte une demande politique : la libération d'un militant révolutionnaire nommé Tran Van Cung, mais toutes les autres expriment les griefs et les aspirations des coolies : interdiction de les frapper, suppression des retenues de salaires à titre d'amendes, exemption d'impôts, versement des salaires aux ouvrières en congé de maternité, la journée de travail de huit heures — y compris l'aller et retour du chantier — une indemnité pour les accidents de travail, le rapatriement des ouvriers parvenus au terme de leur contrat de trois ans (100).

Selon Tran Tu Binh, la grève avait été préparée depuis plusieurs mois, du riz avait été prélevé dans les entrepôts et caché dans la forêt, où des armes blanches avaient été accumulées. A côté de l'aire rationnellement aménagée de la plantation, assise territoriale de la société hiérarchisée, la forêt n'était pas seulement un piège ou une tombe pour les fuyards. Elle s'ouvrait aussi comme un espace d'accueil pour la contre-société : elle avait été témoin de la conjuration contre Monteil, assisté à la cérémonie de fondation de la cellule communiste. La grève de 1930 y est décidée par le Comité exécutif syndical. La forêt préfigure ce qu'elle sera au village ou à la ville dans la guerre populaire vietnamienne.

Le jour du Nouvel An, profitant de la représentation de la danse de la Licorne devant le bungalow du directeur Soumagnac, les porteparole des travailleurs font suivre leurs voeux de leurs revendications (101). Cependant la grève ne commence véritablement que lorsqu'un caï qui est aussi membre de la cellule du Parti communiste est arrêté sur l'accusation de vol — selon la direction — parce qu'il pourchassait un mouchard qui s'était réfugié dans les bungalows des surveillants

— selon TTB. Les travailleurs mettent en déroute une section de la Garde indigène et capturent ses armes à feu. Ils deviennent maîtres de la plantation et de ses installations, y arborent le drapeau rouge marqué du marteau et de la faucille. L'occupation devient une grande fête : les ouvriers sortent les registres où sont inscrits leurs noms et leurs numéros matricules, ils en font un feu de joie. Ils s'emparent des vivres dans les réserves et ils se livrent à de grandes agapes collectives : c'est un têt sans précédent (102).

La répression est très sévère : les communistes qui se sont présentés à visage découvert sont identifiés et condamnés. Phan Van Phu

— alias Tran Tu Binh — est envoyé au bagne de Poulo-Condor pour cinq ans avec plusieurs de ses camarades (103).

(98) Note du 5 juin 1930, ibid.

(99) AOM, SLOTFOM III, 48 ou 55.

(100) TTB, p. 92.

(101) TTB, p. 94 à 98.

(102) TTB, p. 100 à 106.

(103) TTB et AOM, SLOTFOM III, 48, et AOM F 83 1839.


82 P. BROCHEUX

Ces événements de Phu-Rieng sont antérieurs de presque trois mois à ceux du Nghe-Tihh. Les deux cas révèlent un ancrage réel du Parti communiste indochinois dans les masses et une impétuosité de celles-ci que dessert l'absence d'une véritable stratégie. Dans le Nghe-Tihh, par contre, la commune villageoise fournit un cadre naturel pour la substitution d'un pouvoir populaire à celui des notables. Sur la plantation, les travailleurs semblent avoir été désemparés par le fait d'être les maîtres de l'entreprise pendant cinq ou six jours ; ceci montre jusqu'à quel point ils étaient restés étrangers à la forme d'organisation sociale importée.

La grande grève de Phu-Rieng fut le fruit de la convergence entre les aspirations des travailleurs et une volonté politique très nette, celle des communistes. Dans les mouvements qui se développèrent sur les plantations dans les années trente, il est impossible de déterminer et encore moins de mesurer l'intervention ou l'influence des communistes. On peut supposer que la même conjonction a eu lieu (104). Une conjoncture tantôt économique, tantôt politique ou les deux à la fois : la crise mondiale et la réduction des salaires — Dau Tieng, 1932 — le retour à la prospérité et le retard des salaires par rapport à la hausse générale des prix, la période du Front populaire — Dau Tieng, 1937. Les rythmes du mouvement ouvrier concordent avec ceux de l'économie et de la vie politique nationale (105).

Nous avons rassemblé dans un tableau hors texte les grèves et les manifestations qui furent l'objet d'une attention particulière de la presse et des pouvoirs publics. L'observation que nous pouvons en dégager est qu'indépendamment des mobiles économiques et politiques liés à une conjoncture ou à un événement, les facteurs subjectifs, c'est-à-dire la manière dont les travailleurs ressentent les rapports de domination, et leurs réactions sont présents, en permanence, à l'origine des luttes ouvrières.

QUELQUES REMARQUES GÉNÉRALES

A la veille de la seconde guerre mondiale, le prolétariat des plantations d'hévéas du Vietnam méridional est de formation récente comme le système de production qui l'engendre. Mais, contrairement à ce qui s'est passé en Malaisie britannique, au Cambodge et partiellement à Sumatra et à Bornéo où il a contribué à créer la société pluri-ethnique

(104) Il faut attendre 1936-1937 pour que le travail de propagande et d'organisation des communistes soit à nouveau signalé. Cf. le rapport du gouverneur de la Cochinchine Pagès au Gougal (déjà cité) ainsi que celui de l'administrateur de Thu-Daumot à propos de l'affaire de Quan-Loi, AOM, Indochine NF 2404.

(105) Le directeur général de la plantation de Dau-Tieng écrivait au contrôleur du travail : « Les administrateurs ont pour chef le gouverneur ; le gouverneur a au-dessus de lui le gouverneur général et au-dessus du gouverneur général, il y a Michelin et Cie à Paris [...] » (lettre de M. Rongin à l'inspecteur du travail Beneyton n° 1997-C, datée du 23 décembre 1932), AOM F 83 1839.


LE PROLÉTARIAT DES PLANTATIONS AU VIETNAM 83

et ses problèmes, au Vietnam le système de plantation est un facteur d'intégration nationale : par le transfert d'une main-d'oeuvre homogène du point de vue ethnique, par la rotation des effectifs, des dizaines de milliers de travailleurs vietnamiens du Nord et du Centre ont été transportés dans le Sud. Ce phénomène a rendu inopérante la division du pays par les Français en trois entités administratives artificielles : Cochinchine, Annam et Tonkin.

Notre étude a dégagé quelques traits de la condition et des actions ouvrières dans les plantations de la société Michelin principalement. Sont-ils exemplaires et jusqu'à quel point ?

Un administrateur des services civils établissait une distinction entre les petites et les grandes plantations. Dans les premières, les ouvriers ne bénéficiaient pas de conditions matérielles aussi bonnes que sur les ondes, mais ils étaient plus libres et plus heureux. Les secondes étaient comparées à des casernes (106). Cette remarque rappelle qu'il faut nous garder de réduire la complexité des situations ouvrières — selon la taille des plantations, le comportement de l'encadrement; le statut, libre ou contractuel, de la main-d'oeuvre et d'autres variables — à une uniformité établie sur le modèle des plus grandes plantations.

Mais observons que la petite hévéaculture occupe une place négligeable en Indochine française. L'arbre à caoutchouc était cultivé par de grandes sociétés : soixante-huit pour cent de la superficie appartenaient à ving-sept sociétés ; les plantations de moins de quarante hectares ne couvraient que six pour cent de la superficie plantée et les plantations de plus de deux mille hectares assuraient la quasitotalité de la production de latex (107). En outre, le système de plantations présente des caractéristiques qui sont partagées par toutes les entreprises et qui sont indépendantes de la nature de telle ou telle firme, de l'échelle à laquelle et de la rigueur avec laquelle elle applique un type d'organisation du travail. Du point de vue sociologique, la plantation est une structure de domestication comme l'usine dont elle est une projection sylvestre, ou le régiment dont elle retient certains traits.

Mais, en Indochine la plantation s'inscrit dans un cadre colonial, c'est-à-dire avec des rapports fondamentaux de domination d'un groupe national par un autre. Elle place au contact l'un de l'autre deux groupes de culture différente, deux nations qui coïncident avec deux classes sociales antagonistes. L'évidence, dans ce cas, aurait dispensé Lénine de s'exclamer : « Two nations ! Two nations ! » comme il le fit pour ponctuer sa vision des contrastes sociaux de l'Angleterre. Dans le travail et hors du travail, la plantation est un lieu d'identification entre l'appartenance nationale et celle de classe.

Les luttes ouvrières incluent une composante anticolonialiste implicite et par conséquent politique, même si elles se cantonnent dans des revendications économiques. On ne manque pas non plus d'être

(106) M. Hérisson : Rapport sur les plantations d'hévéas à la suite des événements de Phu-Rieng. AOM Indochine NF 2 625 GOUDAL : op. cit., p. 85.

(107) Bulletin économique de l'Indochine, 1937, p. 139-145.


84 P. BROCHEUX

frappé par la permanence des revendications concernant le respect de la dignité humaine. Nguyen Dinh Tu, le meurtrier du surveillant Monteil, disait à ses camarades : « Ils sont des hommes. Nous aussi. Comment pouvons-nous accepter qu'ils nous frappent continuellement » (108) ? Dans une société colonisée, faire reconnaître sa qualité d'homme, de travailleur et de Vietnamien est une seule et même chose.

Le prolétaire vietnamien a une patrie. On devine ce que cette situation a pu suggérer ou dicter aux marxistes vietnamiens pour l'élaboration de leurs stratégies et de leurs tactiques. Elle nous place devant un fait cardinal : l'amalgame du patriotisme et du communisme au creuset des luttes anticolonialistes.

Les travailleurs des plantations ont été coulés dans le moule d'une organisation du travail et de tâches professionnelles différentes de celles qu'ils avaient connues et pratiquées à la campagne. Il est très vraisemblable qu'ils aient conscience, à des degrés divers, d'appartenir à une catégorie sociale distincte de la paysannerie. Cependant, le va et vient des coolies entre le cadre agro-industriel et le village (comme pour d'autres, entre la ville et la campagne), l'existence de liens familiaux et la domiciliation rurale, par conséquent la proximité géographique et culturelle, rendent ce milieu réceptif à un appel à la solidarité entre les ouvriers et les paysans.

En outre, c'est la culture nationale, mais dans son registre populaire — c'est-à-dire paysan — qui a permis aux travailleurs d'échapper à la déculturation consécutive à leur transplantation. A cet égard, le recours à des rituels, dans un but religieux, social ou politique, s'avère comme un des traits les plus importants des réactions de sauvegarde.

Le concept de conscience de classe ouvrière est-il pertinent dans le cas de ces travailleurs et pendant la période coloniale ? Les attitudes et les comportements font ressortir l'existence de ce qu'il conviendrait mieux de nommer une conscience politique où se fondent trois composantes : la perception des rapports de classes, celle des relations interraciales (109) et la répugnance des paysans à se soumettre à une organisation du travail profondément étrangère par son origine, ses méthodes et ses fins. Socialement et mentalement, ce groupe n'est pas univoque. La constatation fournit-elle un indice pour l'analyse d'autres catégories du Vietnam colonisé : les autres sections du monde ouvrier, la bourgeoisie ?

Ce qui précède rend compte de deux phénomènes. D'abord, l'inefficacité — en dernière instance — de politiques patronale et gouvernementale inspirées du paternalisme ou d'un réformisme social prudent. En agissant simultanément comme agent d'intégration nationale et de différenciation socio-nationale, le régime colonial français neutralisait la vertu d'intégration sociale du paternalisme patronal. L'échec de l'assi(108)

l'assi(108) p. 56.

(109) Nous employons la notion de race, mais les Vietnamiens perçoivent la différence en termes de spécificité culturelle. L'entité biologique ou même biologico-culturelle à laquelle s'attachent les idées de supériorité ou d'infériorité est une catégorie occidentale.


LE PROLÉTARIAT DES PLANTATIONS AU VIETNAM 85

milationnisme culturel et politique découle de causes analogues. Lorsqu'en 1937, Justin Godart, secrétaire radical-socialiste du gouvernement de Front populaire, vient en mission en Indochine et préconise la création d'un mouvement syndical légal pour canaliser la grande vague populaire dont il est le témoin, sans doute ignore-t-il que cette recommandation n'a pas de chances de porter ses fruits.

Ensuite, les conditions où le régime colonial plaçait les travailleurs vietnamiens laissent très difficilement entrevoir l'épanouissement d'un « économisme » ; les conditions objectives et la volonté des hommes se coalisaient pour faciliter la rencontre du monde ouvrier, du mouvement ouvrier et de la doctrine léniniste.

La limite de notre étude à un seul secteur du monde ouvrier soulève la question suivante : cette composante a-t-elle joué un rôle primordial ou seulement accessoire dans les luttes sociales et politiques de la décennie ? A défaut d'une réponse assurée, l'interrogation appelle trois observations : 1) les plantations ne sont pas des milieux clos, coupés du reste de la société ; 2) compte tenu de l'implantation du mouvement communiste dans les campagnes, les activités des paysans et des travailleurs des plantations retentissaient les unes sur les autres, et les échanges qui en résultent ne doivent pas être sousestimés ; 3) surtout, les plantations ont été — au même titre que les mines et les entreprises urbaines — des écoles de formation des premiers militants ouvriers et communistes. Beaucoup de ces derniers ont, ensuite, rejoint les villages ou les agglomérations urbaines... ou encore les prisons-universités.

JEAN JAURÈS BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ D'ÉTUDES JAURÉSIENNES

N° 56 - Janvier-Mars 1975

Sommaire.

Trevor FIELD : Le patriotisme de Jaurès, étude sémantique. Janos JEMNITZ : Jaurès et les travailleurs suédois en 1909. Maurice AGULHON : La fortune des Jaurès sous le Ier Empire. Bibliographie. - Glanes.

Rédaction : Jean Rabaut, 42, rue du Renelagh, 75016 Paris. Abonnements : Mme Annick Wajngart, 131, rue de l'AbbéGroult, 75015 Paris.

France : 20 F — Etranger : 25 F


ANNEXE

Dates

Lieux

Société à laquelle

la plantation appartient

Effectifs. Causes.

Revendications.

Déroulement

1) 4-11 Phu-Rieng Michelin 1300 coolies (Michelin et admifévrier

admifévrier dans nistration). 5 000 personnes

1930 certains docu- (TTB).

ments officiels) Revendications déjà exposées

plus haut.

Déroulement et conséquences aussi.

2) 16 Dau-Tieng Michelin Décision arbitraire de Michels

décembre de réduire les salaires de ton

1932 les contractuels et de diminuertes

diminuertes de riz. Marche de protestation de 1 500 travailleurs. Fusillade : trois morts et quatre blessés.

Maintien intégral des salaire pour les contrats en cours.

3) 27 Quan-Loï Un coolie se suicide par pen.

août daison, soixante-trois coolies

1936 agressent le surveillant jugé

responsable et exigent son

renvoi.

4) 10 Dau-Tieng Michelin Un surveillant blesse un coolie

octobre 130 saigneurs en grève exiger

1936 le renvoi du surveillant.

5) 2 Ben-Cui Société Indochi- Suicide d'un coolie séquestré

novembre noise des Plan- et battu par le sous-directeur

1936 tations d'hévéas Schmitz.

200 coolies demandent le remis et la condamnation de Schmiti

6) 23 Long-Thanh Société des Plan- A la suite d'une altercation ava

janvier tations des un caï, des coolies sont empr

1937 Terres rouges sonnés.

150 de leurs camarades marchent sur le chef-lieu pour ex ger leur libération.

7) 23-24 Dau-Tieng Michelin Grève sur le tas et marche sa

mai Saïgon de 1500 coolies.

1937 Réclament une augmentation

de salaire de 0,32 à 0,40 piastre, 800 grammes de riz par jour, de l'eau pour usage domestique, le ralentissement des cadences du travail à la tâche; plus de coups ni d'injures de la part des surveillants et da

caï.

1) TTB (p. 91 et suiv.) ; AOM : Indochine NF 1 873 et 2 625, SLOTFOM III, 48-6, F 83 1 839.

2) AOM : Indochine, NF 2 616 ; F 83 1 839.

3) Idem., NF 2 404.

4) Idem.

5) Idem.

6) Idem., NF 2 392.

7) Rapport de M. Pages au Gougal cité ; AOM : Indochine NF 2 404. Cette liste est loin d'être exhaustive, la presse communiste, notamment

de 1936 et 1937 (La Lutte, Giai Phong, Su That, Lao Dong), signale des grèves dans les plantations d'hévéas ; elle les localise mais sans donner de dates précises.


Le Groupe féministe socialiste 1899-1902

par Charles SOWERWINE

Le Groupe féministe socialiste fut fondé en juillet 1899 par trois couturières et une institutrice libre (1). Ce fut le premier effort entrepris en France sous la Troisième République pour s'adresser à la masse des femmes ouvrières sur une base à la fois féministe et socialiste (2). Quoique cet effort ait échoué, ses animatrices principales ont réussi en 1912 à fonder le Groupe des femmes socialistes qui est encore aujourd'hui le groupe féminin du parti socialiste. Leur échec initial peut nous instruire sur le problème de la participation féminine au socialisme, problème qui ne fut jamais résolu par la SFIO : en 1932, on n'y trouvait encore que 2 800 femmes, ce qui constituait environ 2,1 % de ses membres (3).

Dans le dernier tiers du XIXe siècle, l'industrie française a connu une réelle expansion fondée en bonne partie sur une participation accrue de la main-d'oeuvre féminine. La décennie des années 1890 a vu le plein épanouissement du féminisme et du socialisme. Le féminisme fut une conséquence du nouveau rôle joué par la femme, le socialisme celle de l'industrialisation qui a eu parmi d'autres effets, l'entrée des femmes dans la vie active. Entre 1866 et 1901, la population active s'accroît à peu près de quatre millions et demi : elle passe de 15 143 000 à 19 715 000 (4). Pendant la même période, le nombre de femmes dans la population active augmente de plus de deux millions et passe de 4 643 000 à 6 805 000. Cet accroissement est doublement important : d'abord pour l'économie, car les femmes représentent près de la moitié de l'augmentation de la population active ; ensuite, pour la femme elle-même :

(1) « Appel », L'Aurore, 2 juillet 1899 ; La Petite République (ci-après : PR), 3 juillet 1899.

(2) « L'Union des Femmes », fondée par Léonie Rouzade en 1880, dura jusqu'en 1884. Elle fonctionna dans le cadre du Parti ouvrier (puis de la FTSF) sans s'efforcer d'y attirer les femmes qui n'en faisaient pas déjà partie. Sa composition fut nettement bourgeoise. Le Groupe féministe socialiste était le premier à faire du prosélytisme.

(3) M. LOUIS-LÉVY, L'Emancipation politique des femmes, Paris, 1934, p. 29.

(4) Toutes ces statistiques sont extraites de l'ouvrage de M. GUILBERT, Les Femmes et l'Organisation syndicale avant 1914. Paris, 1966.


88 CH. SOWERWINE

pour la classe ouvrière, il s'agit de l'accentuation d'une tendance déjà existante mais pour les femmes des classes moyennes c'est un problème nouveau : pour la première fois elles entrent massivement dans la vie active.

Ces faits apparaissent nettement dans les pourcentages : dans l'industrie, les femmes constituaient 53 % de l'augmentation de la population active, mais leur participation totale dans ce secteur n'augmenta que de 30,25 °/o à 36,50 % de 1866 à 1901. Les femmes facilitèrent le déplacement de la main-d'oeuvre masculine de l'agriculture vers l'industrie en prenant 80 % des nouveaux emplois dans le secteur agricole (5), mais dans ce secteur aussi leur contribution totale ne s'accrut que de 25,95 % à 32,51 % entre 1866 et 1901.

L'augmentation spectaculaire du nombre des femmes dans l'économie se fit dans des secteurs traditionnellement tenus par la classe bourgeoise : d'une part, le commerce et les banques et, de l'autre, les professions libérales. Dans le secteur commercial et bancaire, le nombre des femmes a triplé, passant de 238 000 (25,56% de 931000 employés) en 1866 à 690 000 (37,85 % de 1 822 600) en 1901. Nous ne possédons aucun chiffre pour les professions libérales en 1866, mais en 1896 les femmes constituaient 40,96 % de ce secteur (sur un total de 338 100) et pendant les cinq années 1896-1901, elles occupèrent 35 500 des 61500 nouveaux emplois, atteignant ainsi un pourcentage de 43,29 % (sur 399 600 emplois totaux). Ce phénomène était particulièrement sensible, étant donné le niveau de ces fonctions dans l'échelle sociale. Il le fut davantage encore lorsque, de 1890 à 1900, nombre de femmes entrèrent dans des domaines jusqu'alors réservés aux hommes. Apparurent ainsi la première « avocate », les premières étudiantes de l'Ecole des Beaux-Arts, et plus d'une douzaine de « doctoresses » (6). A la fois par leur exemple et par leur influence, ces nouvelles titulaires des professions libérales furent des propagandistes accomplies du féminisme (7).

Le féminisme se développa de façon autonome à partir de 1890. En 1900, il y avait à Paris une douzaine de groupes féministes, plusieurs revues et même un quotidien (La Fronde). Deux congrès féministes internationaux se réunirent au Palais de l'Exposition universelle de 1900 (8). Les revendications de ce mouvement traduisaient bien les traits marquants de la situation de la femme, mais surtout ceux qui gênaient

(5) Il y eut d'importantes réductions dans la pêche et dans les mines et carrières qui expliquent que l'augmentation globale n'a pas atteint cinquante pour cent.

(6) J. CHASIENET, Histoire de la Troisième République, Paris, 1955, t. III, p. 204.

(7) Presque toutes les femmes qui gagnaient leur vie et participaient aux deux congrès féministes de 1900 exerçaient une profession libérale. Cf. 2e Congrès International des Oeuvres et Institutions féminines, compte rendu des travaux, Paris, 1902, 4 vol.; t. I, p. 12-13; Congrès international de la condition et des Droits des Femmes (ci-après Congrès des Femmes). Paris, 1901, p. VII-X.

(8) Ibid.


LE GROUPE FÉMINISTE SOCIALISTE 89

la femme professionnelle : l'absence des droits civiques et politiques (les femmes étant mineures devant la loi) et les obstacles à la promotion professionnelle (9). L'inégalité des salaires était aussi un sujet de préoccupation, mais surtout en ce qui concernait des branches professionnelles, comme l'enseignement. Les féministes ne s'intéressaient guère aux problèmes économiques des femmes de la classe ouvrière (du moins avant la parution de La Fronde de Marguerite Durand en 1897). Pourtant, les ouvrières étaient encore plus exploitées que les ouvriers. Le salaire journalier moyen des femmes dans le département de la Seine, dans la période 1891-1893, était de trois francs ; celui des hommes était de 6 f 15 (10).

Les socialistes, eux, avaient pris à l'égard des femmes un certain nombre de positions, sans éviter l'ambiguïté théorique et sans passer aux actes. Le deuxième Congrès international de Bruxelles (1891) vota une résolution demandant l'égalité absolue des sexes ; le Congrès de Paris (1900) réaffirma le droit de vote des femmes (11). Mais, au Congrès de Zurich (1893), les féministes se virent accusées de négliger le rôle des femmes comme mères, parce qu'elles s'opposaient à la législation assurant la protection des femmes, législation que le Congrès appelait de ses voeux (12). On ne peut donc parler de position d'avant-garde quant à l'émancipation des femmes. En 1896, la première tentative d'établir un secrétariat international des femmes socialistes échoua (13).

Quant aux partis socialistes français, s'ils pouvaient se référer à l'Internationale pour trouver des exemples d'hésitation, ils avaient aussi hérité de la résolution vigoureuse du Congrès ouvrier de 1879 (Marseille), qui affirma non seulement une égalité absolue formelle, mais aussi que « en toutes circonstances les femmes auront comme les hommes leur liberté d'action » (14). Néanmoins, dans les années 1890, seuls les Allemanistes (POSR) et les Guesdistes (POF) avaient inscrit l'égalité de la femme à leur programme, et ce en termes généralement plus faibles

(9) Congrès des Femmes, p. 294-305.

(10) M. GUILBERT, op. cit., p. 17.

(11) Congrès international ouvrier socialiste tenu à Bruxelles du 16 au 23 août 1891, rapport publié par le secrétariat belge, Bruxelles, 1893, p. 84-85 ; 5« Congrès socialiste international tenu à Paris du 23 au 27 septembre 1900, compte rendu analytique, Paris, 1901, p. 111.

(12) Les Congrès socialistes internationaux, Ordres du jour et résolutions, publié par le Bureau socialiste international de Bruxelles, Gand, 1902, p. 71.

(13) G. HAUPT, La Deuxième Internationale, 1889-1914, étude critique des sources, essai bibliographique. Paris, La Haye, 1964, p. 346.

(14) Séances du Congrès ouvrier socialiste de France, Troisième session, tenue à Marseille du 20 au 31 octobre 1879, Marseille, 1879, p. 803-805. Ce fut, néanmoins, un triomphe exclusivement personnel pour Hubertine Auclert, tout comme celui de Paule Mink au Congrès du Havre un an plus tard, (notes de l'éditeur du lournal du Havre, Paris, Musée social). De tels événements ne précisent en rien le statut général de la femme dans les partis socialistes.


90 CH. SOWERWINE

que ceux de la résolution de 1879 (15). Qui plus est, ils semblaient estimer, comme l'a dit Hubertine Auclert, l'auteur de la résolution de 1879, « avoir assez fait en mettant la femme dans leur programme » (16). Ils se refusèrent avec obstination à passer aux actes.

Au Congrès du POSR de 1894, une féministe importante (Mme Vincent) demanda qu'on mette à l'ordre du jour du Congrès suivant une résolution enjoignant aux candidats du parti « d'introduire dans tous les programmes électoraux [...] l'émancipation civile et politique de la femme » ; ce qui figurait parmi les articles du programme du parti. Le comité des résolutions répondit en remettant en question l'article du programme sur lequel Mme Vincent s'appuyait (17). En définitive, l'article fut maintenu, mais il n'était plus question de l'appliquer.

Les Guesdistes ne firent guère mieux. Ils élirent Aline Valette au Conseil national en 1893, non parce qu'elle était une théoricienne et propagandiste émérite, mais pour prouver qu'« on savait la traiter [la femme] sur un pied d'égalité (18). C'est seulement en 1897 qu'Aline Valette réussit à porter devant un Congrès du POF une motion sur les femmes (19). Sa motion était bien plus avancée que les précédentes résolutions du POF ; trop avancée pour Guesde, qui la fit renvoyer à l'année suivante (20). Bien que préparée pour le Congrès suivant, elle ne vit jamais le jour. Aline Valette était trop malade pour y veiller (21). Aucune autre femme ne remplaça Aline Valette au Conseil national.

(15) Pour le POSR et les Broussistes, cf. Fédération des Travailleurs socialistes de France (POSR), IX' Congrès régional de l'Union fédérative du Centre, tenu à Paris du 17 au 26 juin 1888, Paris, 1888, p. 26, 79, 125; FTSF (POSR), compte rendu du Xe Congrès régional de l'UFC tenu à Paris les 1, 2, 3 et 5 octobre 1890 et les 12-17 mars 1891, Paris, 1891, p. 47 ; POSR, Fédération du Centre, compte rendu du XIe Congrès régional de l'UFC tenu à Paris du 21 août au 11 septembre 1892,' Paris, 1892, p. 36; POSR, compte rendu du XIe Congrès national tenu à Saint-Quentin du 2 au 9 octobre 1892, Paris 1893, p. 54-55. Pour le POF, cf. Jules Guesde, Les Droits de l'Homme, 16 octobre 1876 ; Jules Guesde et Paul Lafargue, Le Programme du Parti ouvrier, Paris.

(16) Le Cri du Peuple, 15 avril 1914, Renaud, « Hubertine Auclert ».

(17) Le Congrès a fini par voter le maintien de l'article avec la phrase « émancipation politique », mais il n'a plus été question d'agir dans ce sens. POSR, compte rendu du XIIe Congrès national tenu à Dijon du 14 au 22 juillet 1894. Dijon, 1895, p. 4546.

(18) La Femme socialiste (ci-après FS), décembre 1932, Charles Verecque, « Aline Valette ». Guesde considérait Valette comme « la seule femme qui ait compris le socialisme », ce qui n'indique guère qu'il fût habitué à traiter les femmes en égales. Pour les théories de Valette, cf. Socialisme et sexualisme, Paris, 1893.

(19) Pour le texte, cf. Quinzième Congrès national du PO tenu à Paris du 10 au 13 juillet 1897, Lille, 1897, p. 34. La résolution partait de l'idée de Valette que la femme était « doublement serve, comme productrice et comme reproductrice ».

(20) Archives nationales, F t 13 071, Congrès POF, 1897.

(21) La résolution qui avait été préparée pour le Congrès de 1898 a fait appel à toutes les municipalités socialistes pour qu'elles conduisent une élection parallèle pour les femmes, et pour qu'elles les consultent au même titre que les hommes lors des référendums jusqu'à ce que les femmes


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Il y avait quatre signataires de l'Appel pour la création du Groupe féministe socialiste, mais à l'origine du projet on trouve surtout deux femmes : Elisabeth Renaud et Louise Saumoneau. Toutes deux étaient issues de la classe ouvrière. La première, qui était née en 1846 dans le Doubs, avait travaillé comme son père dans les ateliers d'horlogerie Japy avant d'achever ses études (22). Elle obtint son « brevet de capacité » d'institutrice en 1870 (23), mais elle continua à s'identifier à sa classe d'origine, et à afficher une conception morale rigoureuse héritée du protestantisme familial (24). Son emploi de gouvernante dans des familles de la noblesse russe ne fit que renforcer son esprit républicain et développer sa haine du tsarisme. Mariée en 1881 à un imprimeur qui mourut en 1886, lui laissant deux enfants et des dettes, elle tint alors une pension de famille tout en donnant des leçons de français à des étrangers. Elle commença à militer en 1896-1897, à l'âge de cinquante ans, dans le Groupe des étudiants collectivistes et au POS (25). Le même hiver, arriva à Paris Louise Saumoneau, couturière poitevine, âgée de vingt et un ans et déjà acquise au socialisme. Elle était, elle aussi, d'origine ouvrière : son père et son frère travaillaient comme ouvriers ébénistes dans de grands ateliers. Louise Saumoneau devint bientôt une habituée des « vendredis soirs » chez Elisabeth Renaud et, dans une certaine mesure, sa protégée (26).

Leur rencontre aboutit tout naturellement à la création du Groupe féministe socialiste. Elles étaient toutes deux préoccupées par la double oppression de la femme ouvrière, « exploitée [...] par le capiobtiennent

capiobtiennent véritable suffrage. (Cf. Revue socialiste, 1898 (II), p. 504. Il n'y en a aucune mention dans le compte rendu officiel, XVIe Congrès national du POF, tenu à Montluçon du 17 au 20 septembre 1898, Paris, 1898). Valette est morte de tuberculose le printemps suivant ; cf. Revue socialiste, 1899 (I), p. 491494 ; La Fronde, 23 mars 1899. Pour les relations de Valette avec les féministes, cf. Archives de la Préfecture de police (ci-après : APP), B/a 1651, 20 juin 1895, et dossier Valette, bibliothèque Marguerite Durand (ci-après BMD).

(22) Correspondance et interview avec. la petite-fille d'Elisabeth Renaud, Mme Suzanne Benoist-Guesde. Cf. Jean Longuet, « Elisabeth Renaud », Le Populaire, 17 octobre 1932.

(23) Mme Benoist-Guesde possède le certificat.

(24) Libre-penseuse pendant sa période militante (1895-1914), elle s'est convertie à l'Adventisme du Septième Jour en 1925, à l'âge de soixante-dix-neuf ans.

(25) APP B/a 1527, dossier « étudiants collectivistes », 11 mai 1897, 12 février 1899, 9, 22 décembre 1900; AN F? 12490, Congrès POSR 1897; « POSR, compte rendu du XVe Congrès national tenu à Paris les 26, 27, 25 septembre, 1, 3, 5 octobre 1897, Paris, 1898, p. 32-33. Son nom apparaît sur la liste des délégués au Congrès du POF de 1897 (compte rendu, p. 26), mais le rapport de police ne fait aucune allusion à elle, même dans le débat sur la résolution qu'avait proposée Valette.

(26) Parmi d'autres personnalités socialistes qui fréquentaient ses soirées, Longuet cite Lagardelle, Révelin, Morizet, Pierre Dormoy, et les trois enfants de Guesde. Léo Guesde s'est marié (en 1908) avec la fille de E. Renaud.


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talisme, assujettie à l'homme par les lois et surtout par les préjugés », ainsi qu'elles le précisèrent dans l'Appel à la création du Groupe (27). Elles étaient d'accord aussi pour dire que les conditions historiques avaient fait de la femme en général « un être incomplet », « une inférieure réelle », qui vit dans un état de « passivité dégradante pour elle et dangereuse pour le triomphe des revendications sociales (28). « Dangereuse » à cause « de sa double influence : 1° comme compagne de l'homme et comme mère de famille ; 2° comme ouvrière, comme concurrente de l'homme». Dans chacun de ces rôles, l'influence de la femme est « néfaste » (29). Dans le premier, parce qu'elle perpétue « l'ignorance » et « le cléricalisme », faisant ainsi de l'homme un « lâche », et écrasant son esprit de révolte (30). Dans le second rôle, parce que les femmes, dans l'ignorance qui est la leur, n'ont aucun esprit de solidarité de classe et acceptent des salaires inférieurs à ceux des hommes (31).

Au début de juillet 1899, E. Renaud, L. Saumoneau, et deux couturières amies de L. Saumoneau (Estelle Mordelet et Florestine Malseigne), publièrent leur Appel à la création du Groupe. On était en pleine crise politique : le 3 juin, la Cour de cassation avait ordonné la révision du procès Dreyfus. Le 23 juin, était constitué le ministère Waldeck-Rousseau. Le Groupe, lors de sa réunion constituante le 3 juillet, décida aussitôt d'entrer dans la Confédération des Socialistes indépendants, de Jaurès et Millerand ; il ne fit aucune référence à la crise et fixa une ligne politique réformiste (32). Il énonça ses buts :

1° développer les facultés intellectuelles et morales de la femme ; 2° obtenir tous les avantages économiques, politiques et sociaux qui peuvent apporter une amélioration dans sa situation et augmenter ses moyens d'action dans la lutte pour l'émancipation du prolétariat (33).

Ainsi les réformes étaient vues comme un moyen de renforcer le prolétariat et son action dans la lutte de classe, seul moyen de résoudre « tous les antagonismes secondaires ». Oeuvrer en faveur de réformes, c'est favoriser « la diminution et l'abolition même de tout ce qui fait la force de la société capitaliste » (34). Ces termes se rapprochent beaucoup

(27) «Appel», L'Aurore, 2 juillet 1899.

(28) E. Renaud au Congrès POSR de 1897 (compte rendu, op. cit., p. 32); L. Saumoneau, Les Buts du Groupe (conférence donnée le 17 septembre 1899, cf. La Lanterne, 18 septembre 1899, et 12 mars 1900, cf. L'Aurore, 12 mars 1900, la conférence fut imprimée dans Principes et Action féministes socialistes, publications de « La Femme socialiste », s.d.

(29) Les Buts du Groupe. Ci-après : Les Buts.

(30) E. Renaud au Congrès POSR de 1897 (compte rendu, op. cit., p. 32-33).

(31) Les Buts, p. 99.

(32) FS, 15 avril 1912, « L'Action féministe socialiste depuis 1899 » (ci-après « l'Action »). Il y eut deux journaux portant ce même titre, La Femme socialiste. E. Renaud était directrice du premier (1901-1902) et L. Saumoneau du second (1912-1935).

(33) FS, mars 1901, « Statuts ».

(34) Ibid.


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de ceux employés par Jaurès lui-même, dont en effet E. Renaud et L. Saumoneau suivirent généralement la ligne (35).

Pendant l'été et l'automne de 1899, le Groupe eut des difficultés à transformer son idéologie réformiste en programme cohérent d'action. En septembre, E. Renaud prit la parole sur l'affaire Dreyfus. (Dreyfus venait d'être jugé pour la seconde fois et il n'avait pas encore été gracié). Le Groupe décida que son texte serait publié par l'imprimerie d'Allemane et qu'il serait diffusé par voie de tracts (36). Ce texte était vaguement humanitaire et ne posait pas les problèmes de la femme ouvrière. Deux semaines plus tard, le Groupe proposa de faire des pétitions réclamant la suppression des conseils de guerre, des ordres religieux et de la peine de mort, et la transformation de prisons pour jeunes, « Biribi de gosses », en « écoles humanitaires et réparatrices » (37). Cet ensemble de réformes hétéroclites pouvait difficilement passer pour un programme en vue d'obtenir les « avantages » pour la femme ouvrière dont parlait le Groupe.

Est-ce la confusion du programme ou le fait que la salle était « loin [du] Quartier Latin », comme le suggérait E. Renaud elle-même, qui provoqua le déclin du Groupe ? Toujours est-il qu'il périclita dès le mois de novembre (38). E. Renaud choisit d'assister au Congrès des Organisations socialistes de la Salle Japy (3-8 décembre 1899) mandatée non par le Groupe (qui n'avait jamais mis à exécution son projet d'adhésion aux Indépendants), mais par le Parti ouvrier calaisien (39).

(35) Cf. Jaurès : « Pour la préparation de la force prolétarienne [...], il importe que ce ne soit pas seulement par des formules, [...] par une propagande théorique [...] mais par une série de réalisations, que le prolétariat [...] prenne enfin conscience de sa force [...]. Parce qu'il est un parti essentiellement révolutionnaire, il est le parti le plus activement et le plus réellement réformateur. » (Discours de Toulouse, L'Esprit du socialisme, Paris (s.d.), p. 71-72). Cf. E. Renaud : « J'accepte n'importe quelles réformes [...] mais je n'oublie pas le but final qui est la révolution sociale. » (Troisième Congrès général des organisations socialistes françaises tenu à Lyon du 26 au 28 mai 1901, compte rendu sténographique officiel, Paris, 1901, p. 227). Cf. également E. Renaud : Pourquoi les Américains sont allés à Cuba, Paris, Allemane, 1898 (Amsterdam, International Institute of Social History, Am 940/50), une défense inqualifiée de « la jeune République ». L. Saumoneau écrivait dans sa prose plutôt pourpre que le socialisme est « la lumière que nous apercevons à l'horizon et qui guide la marche de l'humanité [...] comme l'étoile polaire guide le voyageur [...]. Mais de même que le voyageur, s'il se contentait de fixer ses yeux sur son étoile [...] se heurterait à tous les obstacles, de même [sans fixer des réformes concrètes] l'humanité brisée et meurtrie tomberait agonisante dans l'abîme de fange et de boue que forme au-dessous d'elle la société bourgeoise. » (Les Buts, p. 5-6).

(36) La Lanterne, 18 septembre 1899, « Bulletin social ». Le papillon se trouve dans le dossier Elisabeth Renaud (ci-après ER), BMD.

(37) La Lanterne, 7 octobre 1899 ; L'Aurore, 6 octobre 1899.

(38) Lettre ER à MD, dossier ER, BMD.

(39) Congrès général des organisations socialistes françaises tenu à Paris du 3 au 8 décembre 1899, compte rendu sténographique officiel, Paris, 1900, p. 453. (Cf. Cl. WILLARD, Les Guesdistes, Paris, 1965, p. 228).


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Mais le problème du lieu de réunion fut résolu : les Etudiants collectivistes trouvèrent une salle au Quartier Latin (23, rue de Pontoise) dont ils offrirent l'usage à E. Renaud (40). Le Groupe annonça dans la presse socialiste que, à dater de la réunion du 31 décembre, il se réunirait chaque dimanche (41). Cette fois, le Groupe essayait de se donner une certaine cohérence en établissant un programme fixe : chaque semaine une conférence générale était faite par E. Renaud ou par L. Saumoneau, parfois par les deux, suivie d'une discussion des problèmes d'actualité (42). Des conférences hebdomadaires faites par des militantes de ce genre ( « elles ne souriaient pas beaucoup », rappelle la petite-fille d'E. Renaud) auraient pu sembler plutôt rébarbatives, mais le Groupe démarra et les rencontres eurent lieu chaque semaine (43).

Le problème le plus sérieux pour le Groupe fut de définir sa position sur le droit des femmes. Les féministes occupaient déjà ce terrain, et en face d'elles il s'avéra difficile de maintenir la double analyse faite par le Groupe à ses débuts (l'idée que la femme ouvrière était à la fois « exploitée par le capitalisme » et « assujettie à l'homme » (44). Le Groupe rencontra les féministes au Congrès de septembre 1900, mais le problème des droits de la femme se trouva posé dès le printemps de 1900 par trois événements auxquels, le Groupe s'efforça de répondre.

Le premier fut le violent débat sur la loi Millerand-Colliard (votée le 30 mars 1900) (45). Le Groupe soutint le point de vue de Millerand : puisque la loi de 1892 était et restait « illusoire sans la loi nouvelle », les enfants « ayant toujours travaillé onze heures et plus », la loi représentait « un recul [...] seulement pour arriver à un progrès réel » (46). Ceci était tout à fait dans la ligne des Jauressistes, mais le Groupe ajouta ce point que les hommes avaient passé sous silence :

(40) APP B/a 1527, « étudiants collectivistes », « Arthur », 2 décembre 1899. E. Renaud était liée à Jean Longuet, secrétaire du groupe des étudiants collectivistes.

(41) L'Aurore, 31 décembre 1899 ; La Lanterne, 1er janvier 1899.

(42) E.g. « Les Bagnes militaires » (E. Renaud, 31 décembre 1899), « De la nécessité de l'action féminine dans la lutte sociale » (L. Saumoneau, 7 janvier 1900), « Qu'est-ce que le socialisme ? » (E. Renaud, 14 janvier), « Le manifeste du Parti communiste » (E. Renaud, 4 février), « La patrie des capitalistes et la patrie des socialistes (E. Renaud, 25 février).

(43) L'Aurore, 7, 14, 21, 28 janvier 1900, 4, 25 février, 4 mars, 1, 15, 22 avril, 6, 13 mai, 3 juin 1900. L'absence d'annonce n'indique nullement qu'une réunion ne s'était pas tenue.

(44) « Appel ».

(45) La loi de 1892 prévoyait la journée de dix heures pour les enfants, onze heures pour les femmes et douze heures pour les hommes. Elle était très difficile à appliquer, vu, que souvent des familles entières travaillaient ensemble et coopéraient avec le patron pour cacher les violations des inspecteurs. (Cf. Fernand et Maurice Pelloutier, « La Femme dans l'industrie », «L'Ouvrier des Deux Mondes, septembre-décembre 1897, p. 113, 129, 165). Millerand voulait établir une journée de onze heures pour tous, croyant cela plus facile à appliquer. Les Guesdistes répliquaient qu'il ferait mieux d'appliquer la loi de 1892. (Cf. Deuxième Congrès général des organisations socialistes françaises tenu à Paris du 28 au 30 septembre 1900, compte rendu sténographique officiel, Paris, 1901, «Rapport du Comité général», p. 76; Jaurès, PR 23, 26 décembre 1899 ; Lafargue, Le Socialiste, 28 janvier, 4 février 1900).

(46) L'Aurore, 21 janvier 1900 ; FS, mai 1914, « L'Action ».


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Quant à la femme, il y a un avantage indiscutable à ce qu'elle soit assimilée à l'homme dans l'effort du travail, attendu que le grand nombre de femmes que le capitalisme a industrialisées ne doivent pas être différenciées de l'homme parce que cela aggrave l'état d'infériorité auquel les ont réduites les lois et les préjugés qu'ont accumulés des siècles d'ignorance (47).

Leur position coïncidait avec celle des féministes, qui s'opposaient aussi à la législation protégeant les femmes.

Plus tard, au printemps, le Groupe eut à affronter des circonstances qui mirent à l'épreuve sa croyance dans la solidarité de classe entre les travailleurs des deux sexes. En juin, commença une grève d'ébénistes exigeant « l'exclusion des femmes des travaux d'ébénisterie » (48). La grève continua en juillet. Le Groupe en prit connaissance et vota une résolution (le 8 juillet) qui expliquait aux grévistes qu'il valait mieux encourager les femmes à se syndiquer :

Il ne peut être fait droit à leur demande parce qu'il serait profondément injuste d'empêcher les femmes de gagner leur pain et celui de leur famille, et aussi parce que la force qui domine tout, c'est-à-dire l'intérêt capitaliste, est aussi de faire travailler la femme. Pour éviter la concurrence que leur fait la femme, les travailleurs n'ont qu'un moyen : lui faire comprendre que son intérêt est de se syndiquer et de demander ensuite un salaire égal à celui de l'homme pour un travail égal (49).

Là encore leur attitude coïncidait avec celle des féministes, pour qui la revendication « à travail égal salaire égal » était presque aussi importante que celle du droit de vote.

Le droit de vote fut le troisième problème posé, quoique indirectement, au printemps 1900. Sur ce point, le Groupe n'avait pas l'attitude des féministes. Leur position ambiguë reflétait bien une divergence d'opinion entre E. Renaud et L. Saumoneau. Pour la première, la femme ouvrière était « l'esclave de l'esclave », mais les femmes bourgeoises, qui sont « esclaves des maîtres [...] n'en sont pas moins serves » (50). Cela impliquait pour E. Renaud la possibilité au moins théorique de faire des alliances avec les féministes, possibilité que L. Saumoneau rejetait d'avance. Pour elle, « l'antagonisme des sexes n'est que secondaire », c'est « l'antagonisme des classes » qui en est la source (51). Même si les féministes ont souvent « d'excellentes intentions [...], elles veulent conserver leurs privilèges de classe », dont l'abolition est la condition première de l'émancipation des travailleurs des deux sexes (52). Ce raisonnement conduisait L. Saumoneau à adopter

(47) Ibid.

(48) PR, 18, 25 juin 1900, « Les Grèves ».

(49) FS, juillet 1914, « L'Action ».

(50) « La Femme au XXe siècle, conférence faite à l'Hôtel des Sociétés savantes le 28 octobre 1897» (L'Humanité nouvelle, mars 1898, p. 337-344, avril 1898, p. 454-464), p. 338. Cette conférence a été publiée en brochure par Allemane (Paris, 1898, APP B/a 1651, «Boudin», 7 juillet 1898).

(51) Les Buts, p. 5.

(52) Ibid, p. 12.


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des positions de fait très proches de celles de nombreux radicaux et socialistes. Ceux-ci étaient prêts à inscrire les droits des femmes à leurs programmes ; ils l'étaient moins à travailler pour la réalisation de ces droits (du moins, disaient-ils en s'en excusant, jusqu'après la prochaine élection). Le plus souvent, ils craignaient l'influence cléricale (53). L. Saumoneau écrivait :

Mais nous, femmes du peuple [par opposition aux féministes bourgeoises], nous manquerions à tous nos devoirs, et envers la femme et envers l'humanité, si nous cherchions uniquement à faire sortir la femme du cercle étroit où elle est enfermée pour la jeter ignorante dans la mêlée sociale (54).

Néanmoins, l'Appel pour la création du Groupe mentionnait le mouvement féministe,

réclamant pour la femme les droits dont les hommes jouissent depuis longtemps. Mais tout en reconnaissant la légitimité de ces revendications, nous jugeons, par la situation du prolétariat masculin, ce que serait la situation du prolétariat féminin après ces réformes et nous n'y trouvons pas notre idéal (55).

Il est donc correct de revendiquer ces droits, quelque insuffisants qu'ils soient, car ils constituent une étape vers l'émancipation, tout comme la République, malgré ses imperfections, est « la base de tout progrès social » (56). La logique voudrait que le Groupe ait soutenu ces revendications tout en soulignant leurs insuffisances, comme Jaurès appuyait les radicaux dans leurs réformes tout en expliquant que ces dernières étaient inadéquates. En pratique, pourtant, la position ambiguë du Groupe sur la capacité politique de la femme les freina plutôt.

Les antidreyfusards s'engagèrent à fond dans la bataille électorale de mai 1900. En réaction, le Groupe définit ces élections comme une lutte entre les forces « du progrès social » et les partisans de « toutes les réactions qui, sous le couvert du nationalisme, ne cherchent qu'à fortifier la puissance militaire » (57). Les élections présentaient donc un intérêt particulier pour les femmes, « les adversaires irréductibles du militarisme, qu'elles regardent comme un instrument de perversion pour la jeunesse et le plus puissant obstacle au développement des idées de solidarité ». Mais, au lieu d'en venir à demander le vote pour les femmes, la résolution demandait seulement aux hommes, « au nom de la solidarité humaine », de se souvenir « que si les femmes votaient, elles voteraient contre les candidats nationalistes de toutes nuances ».

(53) Cf. par exemple, Madeleine PELLETIER, « Le féminisme à la Chambre », Documents du Progrès, septembre 1911, p. 156-158.

(54) Les Buts, p. 11. (55) « Appel», op. cit.

(56) L'Aurore, 22 avril 1900. Guesde et Lafargue ont en effet tiré cette conclusion des mêmes prémisses. (Programme du P.O., p. 60). (57) FS, juin 1914, « L'Action ».


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Aux femmes on demandait d'« user de leurs droits de femme et de mère pour faire pénétrer leur idée dans l'esprit des électeurs » (58).

Ces ambiguïtés sur l'émancipation politique de la femme ne se dissipèrent que dans la confrontation avec les féministes au Congrès international de la Condition et des Droits des Femmes. Le Groupe discuta du Congrès à sa réunion du 22 avril et, le lendemain, Louise Saumoneau écrivit à Marguerite Durand, secrétaire du Congrès, pour demander l'admission du Groupe au Congrès. Après quelques échanges confus, qui ne firent que renforcer l'hostilité de L. Saumoneau envers les féministes, le Groupe fut admis au Congrès (59). Le 12 août, le Groupe désigna L. Saumoneau, E. Renaud et deux autres membres comme ses représentants au Congrès (60).

Ce Congrès était, dans une large mesure, l'oeuvre personnelle de Marguerite Durand. Actrice devenue journaliste puis féministe, « l'ancienne muse du boulangisme », la fondatrice du cimetière de chiens à Asnières, utilisa sa fortune pour créer en décembre 1897 « La Fronde, journal quotidien, politique, littéraire [...], dirigé, administré, rédigé et composé par des femmes » (61). La Fronde était radicale (62), anticléricale (63), et dans une certaine mesure progressiste sur le plan social : les « Frondistes » préconisaient la formation de syndicats féminins (64),

(58) Ibid. Cet appel à l'utilisation des subtilités féminines n'est point dans les caractères austères d'E. Renaud et de L. Saumoneau. Ce fut peut-être l'oeuvre des nouvelles adhérentes, assez nombreuses après le « grand meeting » que présida Allemane. (Cf. L'Aurore, 12 mars 1900).

(59) LS à MD, 23 avril, 9 mai 1900, dossier LS, BMD. Tandis que les lettres de Mme Renaud à Mme Durand étaient d'un ton cordial, celles de L. Saumoneau étaient d'une sécheresse frisant parfois l'impolitesse, surtout la dernière, dans laquelle elle se plaint qu'on lui ait envoyé une adhésion à titre individuel au lieu d'une pour le groupe.

(60) La Lanterne, 21 août 1900. Le Groupe nomma aussi « les citoyennes Allemane et S. Baduel ». S. Baduel était la fille d'E. Renaud (qui avait repris son nom de jeune fille pour ses activités de militante). Il n'y a pas d'indication permettant de savoir si elles y sont allées. (Le compte rendu du Congrès des femmes ne donne pas de liste des délégués).

(61) En-tête de La Fronde.

(62) Séverine, dont le dreyfusisme sentimental ne présentait aucun danger pour la propriété, écrivait chaque jour ses « Notes d'une Frondeuse ». (Ces articles ont été recueillis dans Vers la lumière, Paris, 1900). A côté se trouvaient souvent les commentaires de la réactionnaire Clémence Royer. (Royer encourut la colère de L. Saumoneau par un article dans lequel elle parlait des mineurs en grève comme « des gens dominés par l'esprit de caste [...] et dont la culture d'esprit n'est pas à la hauteur des problèmes qu'ils vont résoudre en aveugles ». La Fronde, 23 octobre 1901).

(63) Cf. par exemple, La Fronde, 26 janvier 1900, « Lettre au Clergé français ».

(64) Cf. La Fronde, 17, 24, 30 janvier 1900, « Salaires et Miseres de Femmes », la réponse de Maria Pognon au livre du même titre par le comte d'Haussonville (Paris, 1900).


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mais d'un point de vue purement corporatiste, qui répugnait à E. Renaud et à L. Saumoneau (65). M. Durand elle-même avait fondé trois syndicats féminins, les entretenant par des dons importants ; et elle fournissait généreusement des fonds à un quatrième syndicat (66). Les trois premiers regroupaient des employées de La Fronde. Il s'agissait donc de syndicats jaunes, d'autant que Marguerite Durand en gardait le contrôle réel (67).

Quand, sur la demande d'Elisabeth Renaud, La Fronde publia l'Appel du Groupe, un commentaire d'esprit corporatiste l'accompagnait :

Le féminisme socialiste, surtout économique, rendra à la cause de très grands services en complétant en quelque sorte, celui qui se préoccupe des réformes à apporter à la législation. A ce point de vue, nous ne pouvons que nous féliciter de la nouvelle création (68).

Ces remarques délimitent pour le groupe une sphère d'action subordonnée à celle de La Fronde. E. Renaud et L. Saumoneau montrèrent au Congrès qu'elles n'avaient pas l'intention de s'en tenir là.

Le Congrès s'ouvrit le 5 septembre 1900. Les cinq cents délégués comprenaient beaucoup de femmes riches et élégantes, ainsi que plusieurs députés et des représentants de six gouvernements, dont la présence semblait signifier la reconnaissance officielle du féminisme. Pour la première fois, les féministes essayèrent de répondre aux problèmes des femmes ouvrières : le Congrès comptait parmi ses délégués plusieurs personnalités connues comme socialistes. La presse réactionnaire accusa d'ailleurs Mme Durand d'avoir laissé les socialistes prendre en main le Congrès et même la commission d'organisation. Mais elle savait très bien ce qu'elle faisait :

Le féminisme n'a jamais d'embryon que dans la classe ouvrière. Les ouvrières ont seules encore montré de la bravoure : [...] ce sont elles qui feront la révolution pour leurs soeurs bourgeoises... Mais que peuvent des bras qui s'agitent quand des cerveaux ne les guident pas ? Ma constante préoccupation a été et sera d'intéresser à la cause féministe celles qui savent, qui raisonnent, dont l'instinct n'est pas le seul guide, qui sont capables de semer la bonne parole (69).

Les socialistes membres de la commission d'organisation étaient tous choisis en fonction de cette « préoccupation » : tous étaient amis ou protégés de Mme Durand. René Viviani entretenait avec elle les meilleurs rapports. On pouvait compter sur lui pour aplanir toute différence idéologique (70). Marie Bonnevial était secrétaire du syndicat de l'Enseignement : son engagement syndical l'emportait sur ses préoccupations socialistes, qui furent en tout cas du genre corporatiste ; collaboratrice régulière de La Fronde, elle était — avec Mme

(65) FS, juin 1901, « Organisation syndicale des ouvrières ».

(66) La Fronde, 16 mars 1899, 13 janvier, 9 mars 1900 ; dossier Syndicats, BMD.

(67) APP B/a 1651, « Foureur », 22 décembre 1900.

(68) La Fronde, 2 janvier 1900.

(69) La Fronde, 14 septembre 1900, « Après le Congrès ».

(70) Il avait assuré l'ouverture d'ateliers féminins à l'Ecole des BeauxArts, une cause célèbre de La Fronde (8 février 1900).


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Durand — vice-présidente de la Ligue française des Droits de la Femme (71). Stéphanie Bouvard, sa mère et sa soeur animaient à elles seules le syndicat des fleuristes-plumassières. Le syndicat dépendait largement des dons de Mme Durand, qui pouvait donc croire acquis le soutien de Mlle Bouvard (72).

Les deux autres membres socialistes de la commission étaient plutôt des humanistes-utopistes pour qui les Congrès socialistes étaient autant de bonnes oeuvres. Mme Vincent, une riche bourgeoise d'Asnières, occupait ses loisirs dans les Congrès. De 1897 à 1899, elle assista à treize Congrès divers, y compris un Congrès socialiste (celui du POSR en 1897) et cinq « pour la répression de la traite des blanches » (73). De même, Caroline Kauffmann, bien que s'étant associée avec Paule Minck dans ses activités féministes, n'était pas pour autant socialiste (74). Telles étaient les cinq membres de la commission qui pouvaient être accusées de socialisme.

En quatre jours de réunion, le Congrès examina un par un quelque soixante voeux préparés par la commission. Il en adopta la plupart, en amenda certains, en rejeta quelque-uns, et en ajouta d'autres de moindre importance (75). Plus d'un tiers traduisaient les griefs classiques des féministes et traitaient de problèmes de peu d'intérêt pour la femme ouvrière, tels le divorce, les droits de propriété de la femme mariée, etc. Un autre tiers traitait de l'éducation (le but étant « de préparer dans le monde de la pensée la victoire définitive du bon sens et de la science, en un seul mot, de la raison »). Les autres voeux concernaient le vote des femmes, leur accès aux charges publiques et la situation de la femme ouvrière.

C'était en s'appuyant sur les voeux concernant les femmes ouvrières que Marie Bonnevial, rapporteur de la commission d'organisation, prétendit que les féministes avaient adopté « les solutions socialistes ». Elle énuméra :

(71) Elle a pris la « Tribune du Travail » d'Aline Valette — malade — en novembre 1898. La rubrique paraissait tous les deux jours. Elle encourageait la modération dans les luttes ouvrières et soutenait Millerand — et les autorités en général — en recherchant des compromis. (Elle appelait Millerand « un homme de coeur). Cf. son intervention, Congrès général 1901, op. cit., p. 163-166.

(72) Dossier Syndicats, BMD. Ce dossier comprend une riche correspondance entre Mme Bouvard et Mme Durand.

(73) MS autobiographique, dossier Vincent, BMD. Elle a hérité des tendances saint-simoniennes de son père, mais c'était là tout son socialisme, malgré sa participation aux Congrès du POSR, 1892, 1893, 1894, et du POF 1893.

(74) Mme Kauffmann était la fondatrice de la Ligue féminine de culture physique (cf. C. Kauffmann et P. Mink, Importance de l'Education physique scientifique, Paris, 1899). Elle a succédé à Eugénie Potonie-Pierre comme secrétaire de La Solidarité des femmes en 1898. Ce groupe mériterait un article à part. Il n'était point socialiste, malgré la présence de Paule Mink, dont l'action ici se bornait entièrement au féminisme. (Cf. dossier Groupe la Solidarité des femmes, Potonie-Pierre, Rouzade, BMD).

(75) Congrès des Femmes, p. 295-305 (liste complète des voeux présentés et de l'action entreprise).


100 CH. SOWERWINE

La journée de huit heures ;

La fixation d'un minimum de salaire ;

L'établissement des prix de séries ;

La nomination des inspectrices du travail par les syndicats ouvriers ;

L'extension de cette protection [les lois de 1892 et 1900 (loi MillerandColliard)] aux employés, aux domestiques ;

Une surveillance efficace pour garantir les droits des mineurs, domestiques et employées (76).

Si une telle analyse était correcte, il serait difficile d'expliquer comment le Congrès provoqua l'hostilité du Groupe à l'égard des féministes. Mais M. Bonnevial n'était pas consciente du véritable caractère de ces voeux et de la barrière de classe érigée dans le Congrès que E. Renaud et L. Saumoneau, elles, percevaient et dont elles étaient souvent froissées.

Le Congrès n'adopta pas telle quelle la revendication du salaire minimum. En fait il rejeta un amendement qui proposait que le salaire atteignît «un minimum permettant au travailleur donnant selon ses forces de recevoir selon ses besoins » (77). Mme Bonnevial semblait considérer que l'établissement des prix de série impliquait automatiquement un salaire minimum (ce qui n'était pas la même chose). On adopta, il est vrai, un voeu pour la journée de huit heures, mais peu de délégués avaient compris la signification de ce geste. En tout cas, le voeu fut adopté sans discussion. De plus, le voeu sur l'extension des lois de 1892 et 1900 impliquait l'acceptation de leurs termes (journée de dix heures prévue pour 1904). Il y avait très peu de déléguées qui employaient elles-mêmes des ouvriers (bien que vraisemblablement beaucoup aient eu des maris patrons) ; la question industrielle leur était étrangère et leur voeu pour la journée de huit heures était plutôt un voeu pieux. Leur bienveillance ne s'étendait pas jusqu'à leurs propres domestiques.

Le voeu « que le travail des domestiques fût assimilé à celui des employées et ouvrières quant aux conditions de repos et d'hygiène » donna lieu au débat le plus dur du Congrès. L'extrait ci-dessous rend bien et les réserves des déléguées et l'antagonisme de classe qui en découlait :

Mme Wiggishoff. — Nous avons toutes raison ; mais il me semble que nous ne trouvons pas le moyen pratique de protéger les bonnes. Vous demandez un jour complet de repos. Mais où ces petites filles de quinze ou seize ans iront-elles ?

Mme Renaud. — Chez vous.

Mme Wiggishoff. — Alors j'aurai préparé le déjeuner à ma bonne? Je ne suis pas une sainte et il est fort probable que son déjeuner ne sera pas prêt. Cela n'est pas pratique (78).

Ce voeu fut tout de même adopté, mais à une faible majorité. Le Congrès se fit encore plus réticent pour l'amendement, « et quant aux mineures,

(76) M. Bonnevial, MS, 1900 (II), p. 512 et p. 547.

(77) Congrès des Femmes, p. 42-44.

(78) Ibid., p. 75-76. NB. Le débat occupe quatre pages du compte rendu imprimé.


LE GROUPE FÉMINISTE SOCIALISTE 101

qu'elles soient soumises à l'inspection visant les heures du travail », Mme de Sainte-Croix évoqua le spectre de la prostitution : « Lorsque vous protégerez les mineures, personne ne voudra plus les employer et ce sera une quantité de filles que vous livrerez à la prostitution » (79). Néanmoins il passa aussi, « après deux épreuves déclarées douteuses par le bureau », par un vote de 110 contre 70, ce qui n'est guère une prise de position claire pour un Congrès de cinq cents membres.

La question des domestiques mettait en relief une différence de classe qui gênait beaucoup E. Renaud : elle rappela aux déléguées qu'elles ne savaient pas ce que c'était de travailler pour quelqu'un d'autre, alors qu'elle-même le savait, « moi qui ai travaillé chez les autres, et qui ai vécu ces humiliations » (80). Les différences de classe apparurent dans d'autres circonstances. Quand Stéphanie Bouvard (81) (qui, elle, était une ouvrière) proposa « une rente à toute ouvrière [...] âgée de plus de cinquante ans, qui a travaillé plus de trente ans », l'opposition fut d'une véhémence particulière :

Mme Marguerite Durand, secrétaire générale. — Je crois que la loi sur les retraites ouvrières répond au voeu de Mlle Bouvard et que, par conséquent, il n'est pas nécessaire d'émettre un voeu spécial...

Mme la Présidente [Maria Pognon]. — Mlle Bouvard connaît-elle ce projet de loi ?

Mlle Bouvard. — Je le connais parfaitement [...] Dans le projet de loi, ce n'est pas la société elle-même qui fournit la retraite, c'est le travailleur lui-même.

Mme Marguerite Durand, secrétaire générale. — Mlle Bouvard confond la question des retraites ouvrières avec celle des pensions pour la vieillesse. Eh bien ! je le répète, au Parlement on se préoccupe de ces questions et nous n'avons pas, par conséquent, à nous en inquiéter [...]. C'est, je crois, le projet de M. Bauquier.

M. Bauquier, député du Doubs. — La caisse des retraites pour les invalides du travail fait l'objet des préoccupations de la Chambre depuis de longues années [...]. Par conséquent, j'estime que, pour le Congrès, il est inutile de s'éterniser sur ces questions qui auront une solution prochaine devant le Parlement (82).

En fait, Mlle Bouvard avait raison. La loi sur les pensions (qui ne fut d'ailleurs votée qu'en 1910) prévoyait un prélèvement sur les salaires. M. Bauquier ne parlait pas de cette loi, mais de la loi sur les invalides du travail — une tout autre question que celle soulevée par Mlle Bouvard —. Une telle réaction, un tel mépris envers Mlle Bouvard met donc en évidence les oppositions de classe qui se manifestaient dans le Congrès.

E. Renaud ne fut guère mieux accueillie, malgré son âge et ses talents d'oratrice. La doctoresse Edwards-Pillet conseillait aux ouvriers de se marier jeunes. E. Renaud rétorqua : « Leur salaire ne leur permet pas de le faire ». La doctoresse répliqua :

(79) Ibid., p. 77-78.

(80) Ibid., p. 73.

(81) Elle est devenue pendant la guerre de 1914-1918 la collaboratrice principale de L. Saumoneau dans sa campagne pacifiste. Cf. AN F 7 12 891 (1) ; F 7 13 349, APP B/a 1535.

(82) Congrès des Femmes, p. 95-96.


102 CH. SOWERWINE

Je reconnais qu'en effet la situation économique est des plus difficiles. Les jeunes hommes de vingt à vingt-cinq ans qui ne sont pas mariés prennent des habitudes de dépenses, ils vivent au café, boivent l'absinthe, l'apéritif, et ont ensuite des femmes ; mais ces femmes, il faut qu'ils les paient, et l'argent qu'ils dépensent ainsi, ils le dépenseraient beaucoup plus utilement dans l'intérêt de leur femme et de leurs enfants (83).

E. Renaud de répondre : « L'ouvrier n'entretient pas de maîtresse ». Puis, frappée par cette grotesque incompréhension, elle s'adressa à l'ensemble des délégués comme à autant de représentants de la bourgeoisie : « Vous ne pouvez pas reprocher au prolétaire d'aller au cabaret, car vous ne lui avez laissé que cela ».

Le Congrès s'opposa à E. Renaud chaque fois qu'elle s'éloignait d'une position humanitaire. Sur le premier voeu, qui exigeait que l'Etat, à titre d'exemple, paya un salaire égal à l'homme et à la femme, elle proposa un amendement dont le rejet ne fut guère surprenant :

Mais, considérant que toutes les administrations nationales de notre République capitaliste, de même que les patrons capitalistes, n'accordent jamais rien aux salariés que lorsque ceux-ci sont une force, le Congrès invite les intéressés à se syndiquer, seul moyen d'arriver au résultat désiré (84).

D'autre part, le Congrès vota, malgré ses objections vigoureuses :

Qu'un séjour d'un mois minimum dans les hôpitaux [...] soit imposé [c'est ce mot qui mécontenta E. Renaud] à la mère qui, après son accouchement, ne pourra justifier de moyens d'existence pour elle et son enfant ; cette mesure ayant pour but de supprimer tous les secours d'argent [...] qui profitent trop rarement à la mère et à l'enfant (85).

Cela impliquait que les pères ouvriers iraient boire les secours donnés à la mère. Ce genre de condescendance envers les ouvriers blessait profondément E. Renaud. Ce même esprit se manifestait dans un voeu pour un plan d'épargne obligatoire pour les jeunes travailleurs, qu'E. Renaud réussit à faire repousser par ces menaces aussi fortes qu'obscures :

Nous, socialistes, nous serions obligés de nous en faire une arme pour combattre la classe bourgeoise, nous vous le disons franchement (86).

C'est peut-être plus par le ton de ses discours que par le succès de ses résolutions que Mme Renaud marqua le Congrès. L'Aurore la présenta comme « une des plus influentes oratrices » (87). Elle fit en tout cas forte impression sur Mme Pognon, présidente du Congrès et proche collaboratrice de Mme Durand. (Maria Pognon était Présidente

(83) Ibid., p. 113.

(84) Ibid., p. 44.

(85) Ibid., p. 296.

(86) Ibid., p. 277.

(87) L'Aurore, 9 septembre 1900.


LE GROUPE FÉMINISTE SOCIALISTE 103

de la Ligue française pour le Droit des Femmes, dont Marie Bonnevial et Marguerite Durand étaient vice-présidentes). Dans son discours de clôture, Mme Pognon déclara :

C'est pour nous un chagrin profond de constater, ce que malheureusement nous constatons quelquefois : c'est que les ouvrières se croient et veulent se croire les ennemies des bourgeoises. Les bourgeoises, quant à nous, ne sont pas les ennemies des ouvrières, elles sont leurs amies. (Applaudissements répétés). Je sais qu'il y a un certain parti qui prêche la lutte des classes : eh bien ! je blâme ce parti, je n'admets pas la lutte des classes, j'admets l'union des classes ! (Bravos). Ceux qui prêchent la haine font une mauvaise besogne : la haine peut détruire, l'amour seul peut édifier : (Vifs applaudissements) [...]. Nous vous tendons la main, loyalement, en tout coeur [sic] ; pourquoi ne voulez-vous pas la serrer et êtes-vous venues parfois ici faire une opposition systématique parce que vous êtes des ouvrières et que vous nous appelez des bourgeoises ? (Applaudissements. Mme Renaud proteste). Je n'ai pas dit cela pour vous, Mme Renaud, mais j'ai vu ce qui se passait dans la salle (88).

M. Bonnevial déclara que ce discours avait « dignement clôturé [le Congrès] par l'affirmation des sentiments pacifiques de ses membres » (89).

L. Saumoneau fut encore renforcée dans sa méfiance à l'égard des féministes bourgeoises. E. Renaud, qui ne s'y attendait pas, fut profondément choquée. Elles adressèrent une note de protestation à La Petite République qui reprit le langage de L. Saumoneau, comme si, après l'incident, E. Renaud lui avait donné raison : Mme Pognon a «tenu à terminer le Congrès, comme toute assemblée bourgeoise qui se respecte, par une diatribe contre le socialisme » (90). En rendant compte du Congrès au Groupe, L. Saumoneau déclara que le discours avait

marqué beaucoup mieux que nous aurions pu le faire nous-mêmes la barrière qui sépare le féminisme bourgeois du féminisme socialiste. [Le Congrès avait montré] le désir qu'ont beaucoup de personnalités féministes d'entraîner les femmes du peuple derrière elles, [ce qui] constituerait un très grand danger (91).

Le Groupe répondit par une résolution vigoureuse affirmant qu'il serait « puéril de nier » la lutte des classes et rappelant aux femmes du peuple que

leur émancipation individuelle ne peut être que le résultat de l'émancipation économique de la classe ouvrière tout entière et que, par

(88) La Fronde, 12 septembre 1900.

(89) Bonnevial, MS, 1900 (II), p. 548.

(90) PR, 14 septembre 1900, « Le Congrès féministe ». Mme Durand répondit en coupant les passages offensants du compte rendu imprimé. Cf. Congrès des Femmes, p. 290-291 ; cf. La Fronde, 12 septembre 1900.

(91) FS, février-mars 1932, « Vieux papiers. Les réformes ouvrières au Congrès féministe». Cette conférence a été prononcée à la réunion du 15 octobre 1900. (La Lanterne, 15 octobre 1900).


104 CH. SOWERWINE

conséquent, elles ne doivent pas abandonner le terrain de lutte de classe qui leur est propre, pour courir après une émancipation [...] chimérique sur le terrain bourgeois (92).

Après ces événements et jusqu'au déclin du Groupe, E. Renaud accepta le point de vue de L. Saumoneau, qui devint de plus en plus violente à l'égard de l'ingérence des féministes bourgeoises parmi les femmes ouvrières, pendant qu'en réalité se réduisait le risque (jamais très réel) de voir les féministes accaparer une partie de la clientèle ouvrière (93). Rien, dit L. Saumoneau un an plus tard au Groupe, ne pouvait «leur permettre de franchir le fossé qui sépare le prolétariat tout entier de la bourgeoisie capitaliste » ; et elle mettait le Groupe en garde contre « le danger » de se laisser prendre par « la phrase mensongère : Emancipation de la femme » (94). Ainsi les féministes progressistes du courant de Mme Durand devinrent pour L. Saumoneau, comme les socialistes pour les communistes d'une autre époque, «leurs adversaires naturels ». Dès 1902, L. Saumoneau les classait même parmi les réactionnaires :

Le mouvement des femmes nationalistes, quoiqu'il ne se pose pas sur le terrain des revendications féministes, est une des fractions du féminisme bourgeois. Le féminisme socialiste, qui est l'adversaire de toutes ces fractions, qui sont d'ailleurs unies sur le terrain de la propriété bourgeoise, les combattra toutes indistinctement, comme il l'a toujours fait (95).

La position ambiguë du Groupe quant aux droits des femmes se trouva donc résolue par leur attitude envers les féministes qui se posèrent d'abord en championnes de ces droits. Le Groupe ne prit jamais plus le risque d'être, comme Marie Bonnevial, « quelques individualités socialistes égarées dans ce mouvement bourgeois », ni d'écouter « la phrase mensongère : Emancipation de la femme ». Désormais elles s'engageaient à agir seulement à l'intérieur du parti socialiste. Pourtant elles savaient que le Parti ne serait pas pour elles un lit de roses : leur

(92) PS, 19 octobre 1900, « Tribune féminine » (ci-après « TF »).

(93) Mme Durand perdit l'essentiel de son influence sur les milieux ouvriers dans l'année qui suivit le Congrès, en grande partie à cause de deux incidents : 1» son attaque contre le syndicat des femmes de lettres et d'artistes que l'on essayait de créer. Le syndicat, offensé par la référence qu'avait fait Mme Durand à des « grues de café-concert », l'a injuriée dans un autre journal; Mme Durand lui intentât un procès et obtint 2 000 francs et quinze jours de prison pour l'éditeur ; 2° le fait qu'elle se soit identifiée avec des jaunes : lors d'une grève de typographes à Nancy, elle encouragea les membres de son syndicat des femmes typographes à prendre du travail à Nancy. Elle raisonnait ainsi : comme le syndicat masculin n'admettait pas les femmes, elles n'avaient pas de devoir envers lui. La Bourse du Travail, jugeant autrement, interdit le syndicat féminin. (La Fronde, 29 décembre 1900, 28 mars 1901 ; M. GUILBERT, op. cit., p. 229-230, 298-299).

(94) FS, octobre 1901, «Le Mouvement féministe socialiste».

(95) En publiant ce discours vingt cinq ans plus tard, L. Saumoneau prit soin de spécifier dans une note que c'était surtout aux féministes de La Fronde qu'elle en voulait. FS, novembre-décembre 1925, « Vieux Papiers », et Propagande et Documentation, 4e trimestre 1930, p. 13.


LE GROUPE FÉMINISTE SOCIALISTE 105

résolution votée après le Congrès mettait en garde la femme ouvrière contre le féminisme et affirmait la nécessité de

rappeler aux hommes en général et aux ouvriers en particulier que l'heure n'est plus où ils pouvaient changer la forme de la société sans le concours des femmes [...] et par conséquent, ils doivent s'efforcer d'amener les femmes à les aider dans la lutte (96).

Un tel rappel était bien nécessaire, ainsi qu'un renforcement de la propagande à l'égard des femmes, très peu nombreuses dans le parti. On peut les estimer à moins de mille pour toute la France et moins de deux cents pour Paris (97). Mais le Groupe fut incapable de pousser le parti dans cette direction, peut-être parce que le Groupe lui-même partageait les doutes des hommes quant aux capacités politiques des femmes. Leur succès principal — il fut bien modeste — consista à susciter la création de deux autres groupes et à inspirer la création de quelques autres, tous liés par un journal, dans l'Union féministe socialiste (98).

Des Groupes furent fondés dans les XIIIe et XVIIe arrondissements en décembre 1900. E. Renaud et L. Saumoneau trouvèrent des amies dans chaque quartier pour organiser une réunion initiale où E. Renaud et L. Saumoneau prirent la parole ; ensuite les assistantes formèrent un nouveau groupe. Le Groupe du XVIIe se réunissait dans une coopérative, La Ménagère (dans la rue des Apennins, près du XVIIIe). Il choisit à sa première réunion une certaine Mme Dumoulin comme secrétaire. Le Groupe semble avoir fonctionné comme cercle de discussion informelle entre les femmes du quartier. Il se réunissait deux

(96) PS, 19 octobre 1900, « TF ».

(97) Cl. WILLARD recense vingt femmes dans le POF en 1891-1893 et cinquante-trois en 1894-1899 (op. cit, p. 367). Jean Longuet estima à quelques centaines le nombre de femmes dans le parti dans toute la France. (L'Humanité, 31 juillet 1910). Plus tard, quand la SFIO a fait son premier recensement de femmes dans le Parti, il y en avait 2 800, soit 2,1 % des membres. (Cf. Marthe LOUIS-LÉVY, L'Emancipation politique des femmes, Paris, 1934, p. 29).

(98) Le Groupe a fondé aussi une éphémère chambre syndicale des travailleuses de l'aiguille (PS, 18, 23 novembre 1900, « TF »). Peu après il y eut une grande grève dans l'industrie de l'aiguille à Paris qui découragea le syndicat nouvellement né, bien qu'il ne fût pas directement concerné. La grève fut suivie de près par la presse socialiste et par La Fronde, qui la regardait comme un exemple à l'appui de sa thèse de la solidarité féminine et qui rassurait donc ses lecteurs : la grève n'était pas l'oeuvre de « meneurs » mais d'ouvrières honnêtes et ne présentait aucun danger pour la propriété (15 février 1900). La Fronde a recueilli 4 439 f. pour les grévistes. Néanmoins, la participation féminine s'est révélée décevante. (FS, mars 1901 ; cf. La Voix du Peuple, 17, 24 février, 3, 17 mars 1901). L. Saumoneau conclut que les syndicats féminins étaient dangereux parce que réceptifs à « l'influence bourgeoise » telle La Fronde. (FS, juin 1901). Elle a donc poussé la chambre syndicale à se dissoudre, tout en suggérant à ses adhérentes de se joindre au syndicat mixte (FS, octobre 1901).


106 CH. SOWERWINE

fois par mois ; en plus de ces réunions, le Groupe organisait des concerts ou des « sauteries » de temps à autre (99). Parfois aussi une conférence :

Le Groupe du XVIIe, après avoir, dans sa dernière réunion, pris connaissance du mouvement révolutionnaire russe, voue au mépris les agissements du tsar et adresse toutes ses sympathies au peuple russe (100).

Dans sa politique, le Groupe du XVIIe semble s'être comporté comme un adjoint du Groupe original, ratifiant toutes les résolutions que L. Saumoneau lui envoyait. Il continua de se réunir jusqu'à la fin de 1901. Au début d'avril 1902, l'indicateur de police chargé de la surveillance du Groupe informa ses supérieurs que Mme Dumoulin avait renoncé à le reconstituer et qu'elle rendait responsables de sa mort « les libertaires qui fréquentent l'Université populaire et n'admettent que les groupes mixtes » (101). Apparemment le Groupe du XVIIe avait cherché à exclure les hommes.

Par contraste, le Groupe du XIIIe se définit comme mixte et indépendant du Groupe originel dès sa première réunion : il s'intitula non pas Groupe féministe socialiste, mais Groupe féministe mixte (GFM). Ce fut le groupe qui dura le plus longtemps : il forma par la suite la base de la 13e section du PSDF (fondé en 1902 par les Guesdistes du POF et les Vaillantistes du PSR). Ce succès fut, dans une large mesure, l'oeuvre d'Adèle Kassky, qui avait, sur leur demande, aidé E. Renaud et L. Saumoneau à constituer le nouveau groupe.

A. Kassky était née en 1848, d'un noble normand appauvri, marié à une ouvrière coloriste. Son père, franc-maçon convaincu, l'emmenait à des réunions républicaines sous le Second Empire, mais il ne lui donna aucune aide financière. A seize ans, elle devint blanchisseuse; à dix-neuf ans, elle épousa le forgeron Edouard Kassky, tout en continuant à travailler. Ayant joué un rôle actif dans la Garde nationale sous la Commune, elle fut arrêtée et relâchée par chance pendant la Semaine sanglante. Toute sa vie elle fut marquée par l'héritage blanquiste. Pour faire fonctionner le GFM, A. Kassky fit appel à deux amis du temps de la Commune : Mme Duvignaud et le typographe-poète Achille Leroy (102). La première réunion du GFM eut lieu le 16 décembre 1900, dans l'immeuble où habitait A. Kassky, 16, rue Buot. Elle fut élue trésorière et Mme Duvignaud secrétaire (103).

Le GFM fit preuve de moins de méfiance à l'égard du féminisme que le Groupe originel (qui, lors de la création des nouveaux groupes,

(99) FS, mars 1901, « Avis ».

(100) L'Aurore, 28 mai 1901.

(101) APP B/a 1651, « Foureur », 2 avril 1902.

(102) La Lutte féministe, 20 octobre 1921, « Nos militantes : Adèle Kassky ». NB : Kassky se rappelle que Mme Duvignaud avait été déportée en NouvelleCalédonie. Ni E. THOMAS (Les Pétroleuses, Paris, 1963) ni J. MAITRON (Dictionnaire du Mouvement ouvrier français, 2e part, 1864-1871, Paris, 1968-1971) n'en font mention. Par contre, il y a une brève notice dans le Dictionnaire pour Achille Leroy.

(103) Leroy a refusé un poste, mais il est resté un membre actif du Groupe jusqu'en 1902.


LE GROUPE FÉMINISTE SOCIALISTE 107

prit le nom de Groupe féministe socialiste du Ve arrondissement). Il soutint la campagne des frères Margueritte pour faciliter le divorce, tandis que le Groupe du Ve ne s'associa nullement à cette action (104). Le GFM avait une attitude plus militante quant à l'exercice des droits de la femme au sein du parti :

Considérant que la femme [...] saura comme pendant la Grande Révolution faire son devoir à l'avant-garde [le GFM] revendique pour les femmes la place qui leur est due dans le mouvement révolutionnaire (105).

Enfin, le GFM était moins austère que le Groupe du Ve et faisait souvent des fêtes pour attirer de nouveaux membres. Voici un programme de fête pour Noël 1901. Il est plus long que d'ordinaire, mais typique par la nature de son contenu :

Grande conférence concert, causeries : par le citoyen Félix Boisdin, sur « le féminisme et la solidarité » ; par la citoyenne Andrée Téry sur « la femme et le socialisme » ; par le citoyen Rama, sur « l'idéal que nous voulons représenter ».

Concert par l'Aurore sociale de Plaisance.

La Propriété, c'est le droit au meurtre, pièce sociale de F. Boisdin, interprétée par la Lyre sociale de Belleville.

Dieu n'est pas, par un élève du pensionnat anticlérical de Montreuil.

La Folie de Pierrot, mimodrame de L. Marsotteau, interprété par le citoyen M. Surani.

On trouve les lettres d'invitation dans toutes les coopératives du XIIIe (106).

Le Groupe du Ve ne donna pas de fête pour Noël 1900, mais il avait bien des raisons de se réjouir : il avait fondé trois nouveaux groupes (le troisième était la Chambre syndicale de l'Aiguille) et leur exemple paraît avoir inspiré la création de deux autres groupes : le Groupe des Femmes socialistes révolutionnaires du XVIe (PSR), fondé par Paule Mink et Mme Argyriadès en janvier 1901 ; et l'Union des Femmes socialistes de Saint-Ouen (qui rejoint le PSR aussi) fondée au printemps par une certaine Thérèse Roques (107). Tous deux cessèrent leurs réunions après la mort de Paule Mink en avril 1901, mais le fait même qu'on les eût créés semblait confirmer les espérances du Groupe.

Au début de 1901, pendant que s'ouvre le grand débat sur les congrégations, le climat parut propice à l'entreprise féministe socialiste. E. Renaud et L. Saumoneau décidèrent donc de franchir une nouvelle étape dans leur lutte : fonder un journal pour les femmes sur une base de lutte des classes, comme le Gleichheit de Klara Zetkin, « vaillant organe » d'un mouvement qui « n'a fait que gagner à une séparation nette et franche de tous les éléments bourgeois » (108). A la mi(104)

mi(104) Lanterne, 13 novembre 1902.

(105) FS, mai 1901, « Communications ».

(106) PR, 15 décembre 1901, « Fêtes et Conférences ».

(107) PS, 1« janvier 1901, TF ; 6, 16 avril 1901.

(108) FS, mai 1901.


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février 1901, la « Tribune féminine » du Petit Sou annonça la parution imminente de La Femme socialiste (109), dont le premier numéro porte la date du 1er mars 1901. C'était un journal assez attrayant de quatre pages grand format, imprimé par Allemane. E. Renaud en était directrice, L. Saumoneau secrétaire de rédaction.

La publication d'un journal signifiait que les Groupes progressaient : il semble avoir été financé par leurs cotisations (110). Une autre indication de leur audience est la publication dans le numéro de juin 1901 d'une véhémente déclaration d'E. Renaud démentant la rumeur, qui courait chez les couturières, que L. Saumoneau n'était pas une authentique ouvrière (111).

Le journal était surtout un moyen de propagande permettant à E. Renaud et à L. Saumoneau de diffuser leurs idées et de continuer à s'organiser. La Femme socialiste poursuivit sa propagande sur deux plans : dans l'immédiat la lutte contre le militarisme et le cléricalisme, « les deux maîtres-piliers du régime » ; et, à plus long terme, le développement d'un féminisme lié entièrement à la progression du socialisme.

L'antimilitarisme du journal trouvait son origine, chez E. Renaud, dans la haine de l'Empire russe ( « une immense tâche noire sur la carte de l'Europe ») et dans la conscience qu'elle avait de « l'influence pernicieuse» de l'entraînement militaire sur la jeunesse (112). Sur l'alliance franco-russe, elle écrivait :

Nicolas II aurait été forcé de convoquer son peuple en Etats généraux ; mais la France est venue [...] raffermir sur le cou du malheureux peuple russe le joug inexorable de la misère et de l'oppression grâce aux fonds de nos capitalistes engagés chez les oppresseurs. Dans un pays où les coffres sont plutôt toujours vides, taris par une cour et une aristocratie dévorantes ; où il faut tenir tous les peuples subjugués en état de siège [...] il est peu probable que l'on s'amuse à entretenir une armée pour notre défense. Du reste, il serait par trop naïf d'aller croire que cet autocrate et son entourage fussent pris d'un amour immodéré pour la République française. Que ne peuvent-ils l'envoyer en Sibérie ! Elle y serait depuis longtemps (113).

L'armée constitue en elle-même une influence forcément pernicieuse, car elle prive l'homme dans ses années de formation de « sa conscience, sa responsabilité, seuls moyens d'en faire un homme moral» (114). La décision du général André (ministre de la Guerre de 1900 à 1904) d'abolir l'usage des fers dans les prisons militaires encouragea E. Renaud à demander d'autres réformes, utiles malgré leur portée limitée (115). Elle trouva un allié : « ce noble jeune homme », Gaston Dubois-Dessaulle qui, après avoir passé trois ans dans les corps disciplinaires, avait, dès

(109) PS, 12 février 1901.

(110) FS, mars 1901, « A nos lecteurs et lectrices ».

(111) Ibid., juin 1901, « Dernière heure ».

(112) Ibid., mai et octobre 1901. La campagne antimilitariste était entièrement l'oeuvre d'E. Renaud ; à cette époque, L. Saumoneau ne montrait pas d'intérêt pour le pacifisme.

(113) Ibid., octobre 1901.

(114) Ibid., juillet 1902.

(115) Ibid., mai 1902.


LE GROUPE FÉMINISTE SOCIALISTE 109

sa libération, entrepris une campagne contre les traitements qu'on y subissait (116). Il écrivit plusieurs articles pour La Femme socialiste et avec E. Renaud lança une pétition demandant la création d'une milice recrutée localement à la place de l'armée, « un désastre matériel pour la masse » ; les armées permanentes, continuait-il, « ne servent plus qu'à défendre l'ordre capitaliste » (117).

E. Renaud et L. Saumoneau avaient la même opinion du cléricalisme, surtout à propos des femmes : « La femme cléricale est le boulet qui entrave la marche du progrès [...] le dernier rempart du capitalisme » (118). Quand Combes ferma les écoles religieuses en juillet 1902, Mme Jules Lebaudy publia une lettre ouverte demandant « que toutes les écoles religieuses [...] soient rouvertes », car « moraliser les hommes est le moyen infaillible de combattre la « traite des blanches » (119). E. Renaud lui répondit dans La Petite République :

Comment, Madame ! Vous, dont les millions sont faits de vies de travailleuses, vous qui exploitez scandaleusement les femmes et les jeunes filles de votre raffinerie, vous qui les poussez dans l'égout de la prostitution par les salaires de famine (2 francs, 2 f 50 par jour) que vous leur donnez vous vous érigeriez en providence des déshéritées ! (120).

Ce n'était pas un simple cas d'hypocrisie : c'était un exemple parfait de la façon dont les vraies causes des problèmes dits moraux résidaient en fait dans les conditions de la vie matérielle ; les idées de moralité et de religion ne servaient qu'à les obscurcir. Les écoles religieuses ne constituaient pas, malgré leur moralité, une défense contre la prostitution, mais étaient au contraire « ses principales pourvoyeuses ». D'une part, les « Bonnes Soeurs », en exploitant les enfants [...] font une concurrence mortelle aux ouvrières du dehors. D'autre part, elles n'apprennent ni raison ni métier, rendant ainsi leurs protégées bonnes pour la seule prostitution» (121).

Puisque ces problèmes ne pouvaient trouver leur solution que dans la lutte sociale, le but à long terme de La Femme socialiste était « que les femmes du prolétariat luttent pour l'émancipation de leur classe dans les rangs du parti socialiste » (122). Donc, pour La Femme socialiste, la propagande pour les droits des femmes devait « démontrer, à

(116) DUBOIS-DESSAULLE, Camisards, Peaux de Lapins et Cocos, corps disciplinaires de l'armée française, Paris, 1901, p. 43-48.

(117) FS, septembre, octobre 1901, février, mars 1902.

(118) Ibid., avril 1901 (E. Renaud) : décembre 1901 (L. Saumoneau).

(119) Lettre adressée au « Congrès contre la traite des blanches » et publiée dans Le Gaulois ; réimprimée FS, août 1902. La famille Lebaudy était l'héritière d'une fortune immense fondée sur les raffineries de sucre. Les raffineries Lebaudy étaient des exploiteurs notoires des femmes, qui constituaient la majorité de leurs employés. Même La Fronde suggéra que Mme Lebaudy ferait bien de dépenser moins pour les bonnes oeuvres et plus pour ses propres ouvrières. (La Fronde, 22 octobre 1899 ; cf. Le Journal du Peuple, 23, 25 octobre 1899).

(120) PR, 31 juillet 1902.

(121) Ibid. (Cet article fait une analyse de la nature « suggestive » de beaucoup de cantiques religieux).

(122) FS, mars 1902.


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nos soeurs du prolétariat, que leur émancipation [...] ne peut être que [celle] de toute leur classe» (123). Les deux revendications les plus importantes pour le droit des femmes faites par La Femme socialiste (et par les différents groupes) furent « la recherche de la paternité » et l'abolition de « la réglementation de la prostitution » (124).

Ce n'est pas un hasard si ces deux questions relèvent d'une analyse économique. Les femmes riches, les académiciens, les philosophes

prétendent que c'est la paresse [...] qui engendre la prostitution. Donc il y a des réprouvées et il faut s'en défendre. [Mais ces personnes] sont incapables de comprendre, n'ayant jamais des angoisses du lendemain sans pain et sans asile, l'état d'âme de celui que la misère étreint. [Elles ne se fatiguent pas à réfléchir], alors qu'elles gardent jalousement leurs filles, que c'est la fille du pauvre, que rien ni personne ne protège, qui devient la proie des passions de leurs fils. [A qui la faute ?] L'homme abuse odieusement [...] de la situation économique misérable qui est faite à la majorité des femmes (125).

La seule solution à ces problèmes est « l'abolition des classes, [qui] seule peut affranchir l'humanité tout entière ». Ce sont « les socialistes [qui] organisent, afin qu'elle ne soit point meurtrière, la lutte des classes » (126). C'est là que l'apparente contradiction entre l'opposition au féminisme bourgeois et le soutien à la participation de Millerand à un ministère bourgeois trouve sa solution : puisque le parti est par définition l'instrument de la lutte des classes, son intérêt est suprême et toute action dans son sein tend nécessairement vers le renforcement de la lutte de classe. L'entrée de Millerand dans un ministère n'a rien à faire avec la vraie question : « l'attitude que doit avoir le Parti socialiste vis-à-vis de ce gouvernement dans l'intérêt unique et supérieur du Parti socialiste» (127), car, comme l'a dit E. Renaud au Congrès de Lyon,

(123) Ibid., mars 1901.

(124) Le Groupe du Ve forma un comité sur « La recherche de la paternité » en octobre 1900 (FS, octobre-novembre 1914) ; le Groupe du XVIIe en fit le sujet d'une de ses premières réunions. (PS, 23 janvier 1901, « TF »). Elle était spécifiquement interdite par le Code Napoléon. E. Renaud considérait cela non seulement comme directement scandaleux, mais aussi comme ayant un effet moral désastreux, car cette interdiction encourageait la formation de deux moralités distinctes : « l'homme, sauf exception, abandonne toujours la femme qu'il entraîne dans l'amour libre, il renie l'enfant de ses oeuvres et il calomnie la femme ». La femme porte seule la responsabilité morale et financière de l'enfant, impuissante à obtenir l'aide du père, qui est légalement sans faute. (FS, juillet 1902). « La réglementation de la prostitution » encourage aussi ces deux moralités, « attendu que [...] la femme, seule, est punie ». (FS, juin 1901).

(125) FS, juin 1901.

(126) Ibid., mars 1901. Cf. E. Renaud : « Il y a donc historiquement « lutte de classe [qui] ne prendra fin que lorsque le prolétariat aura brisé le cadre de la société actuelle, de même que la bourgeoisie a brisé le cadre de sa devancière, la « monarchie absolue ». Nous avons un siècle d'évolution de plus que les bourgeois de 89 et nous sommes plus aptes à chercher la ligne de moindre résistance. Aussi le rôle des socialistes est-il de canaliser les forces prolétariennes pour éviter les heurts brutaux.» (FS, août 1901).

(127) FS, avril 1901 (L. Saumoneau).


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j'ai, moi, une telle idée du socialisme, que je ne peux accepter qu'un homme qui entre dans un ministère, si socialiste qu'il soit ou qu'il ne le soit pas, puisse mettre le socialisme en péril (128).

L'intérêt du parti prime ainsi toute autre considération. La Femme socialiste soutint avec enthousiasme la décision des femmes socialistes belges de cesser toute agitation en faveur du vote des femmes pour faciliter la campagne du parti pour le suffrage universel masculin :

Nous ne pouvons que féliciter les femmes socialistes belges qui, en présentant cet ordre du jour, ont fait preuve d'une conscience de classe que nous voudrions voir imiter par les femmes socialistes de France. En plaçant au-dessus d'un de leurs droits individuels l'intérêt du Parti ouvrier que [.sic'] est en même temps l'intérêt du prolétariat des deux sexes, elles ont donné à tous les socialistes un exemple admirable de solidarité (129).

Malheureusement, en France cette solidarité ne trouva pas d'écho parmi les socialistes — les hommes — et ce fut dans l'indifférence des partis socialistes que La Femme socialiste publia, dans l'été de 1901, un appel pour la formation d'une Union féministe socialiste de la Seine (130).

En réponse à cet appel, un groupe jusque-là inconnu de La Femme socialiste se manifesta à la réunion initiale de l'Union, le 25 août 1901 (131) ; « le Groupe féministe d'études socialistes des Xe et XIe, l'Egalité humaine (POSR) ». Ce groupe envoya quatre représentants à la réunion : ses fondateurs, M. et Mme Pasquier, et Mme Vernhert et M. Beaufumé. M. Pasquier avait présidé la tumultueuse séance initiale du Congrès des Organisations socialistes de 1900 (132). L'Egalité humaine se réunissait tous les lundis soirs au siège social qu'il partageait avec un autre groupe Allemaniste, « Les Propagandistes de la Folie-Méricourt ». Ses rencontres semblent s'être en général limitées à des discussions libres, à part une fête d'automne au cours de laquelle Allemane fut l'orateur principal, et une pétition pour la nationalisation des compagnies pétrolières (133). L'Egalité humaine resta un membre fidèle de l'Union, annonçant ses réunions dans La Femme socialiste jusqu'à la disparution du journal avec le numéro de septembre 1902. On peut supposer que l'Egalité humaine continua ses réunions tout comme avant la parution de La Femme socialiste, mais on n'en trouve pas de mention dans la presse.

Avec l'Egalité humaine, l'Union féministe socialiste se composait de quatre groupes qui, le 25 août 1901, élurent un conseil de onze membres,

(128) Congrès général 1901 (op. cit.), p. 226.

(129) FS, novembre 1901.

(130) Ibid., août 1901, «Communications».

(131) Ibid., septembre 1901, « Réunions ».

(132) Congrès général 1900 (op. cit.), p. 147. L'expérience paraît l'avoir détourné des congrès suivants.

(133) FS, novembre 1901, « Le Mouvement féministe socialiste » ; décembre 1901, « Le Mouvement ». Il s'agit d'une campagne du POSR à l'époque.


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comprenant E. Renaud et L. Saumoneau pour le Groupe du Ve et trois pour chacun des autres groupes (134). Il fut décidé que l'Union serait ouverte à tous les groupes à quelque parti socialiste qu'ils appartiennent, et que des réunions se tiendraient tous les trois mois pour développer les moyens de propagande parmi les femmes. Les quatre groupes de l'Union comptaient vraisemblablement quelques douzaines de membres actifs (ce qui n'est pas rien si l'on songe au faible nombre de femmes membres des partis socialistes). Les groupes étaient liés par une organisation centrale et un journal mensuel. En septembre 1901, deux autres groupes féministes socialistes furent fondés en province, un à Sens et un autre — l'Avant-garde féministe — à Marseille. Le mouvement était encore « très faible, écrit L. Saumoneau ; mais, tenant compte de ses modestes débuts [...] la marche ascendante qu'il a suivie et son développement progressif rapide nous sont un gage d'espérance pour son développement futur» (135).

L'Union se donna pour tâche fondamentale de riposter à l'organisation réactionnaire, la Ligue des Femmes françaises, fondée à l'automne 1901. « La réaction et l'Eglise essayent de reprendre le pouvoir », déclara l'Union dans une résolution votée dans son assemblée générale le 10 octobre 1901. Elles ont choisi les femmes comme instrument parce qu'il est facile pour la réaction d'exploiter « leur manque de connaissances politiques et sociales et les préjugés dont l'Eglise a saturé leur cerveau, pour les entraîner dans un mouvement de défense religieuse et capitaliste ». Mais quelle est la véritable nature de ce mouvement ?

Ces dames déclarent vouloir protéger les faibles ! Elles qui vivent de la substance [...] de la chair de ceux qui travaillent, et qu'elles appellent «les faibles» [...]. Ces dames déclarent aimer la France. C'est compréhensible : [...] elle représente, à leurs yeux, quelque chose de très concret : châteaux, domaines, forêts, millions (136).

A la réunion suivante, le 29 décembre 1901, l'Union décida

pour répondre plus efficacement au mouvement féministe nationaliste naissant, d'employer une grande partie de son activité à le combattre (137).

La réponse fut une série de réunions où E. Renaud et L. Saumoneau dénoncèrent la Ligue ; et la salle vota « un ordre du jour [...] les félicitant » de leur action. Au printemps de 1902, elles tinrent quatre réunions de ce genre, qui semblent avoir eu du succès (138). En juin, les cléricaux organisèrent une manifestation contre le ministère Combes, qui avait annoncé son intention de fermer les écoles religieuses : la Ligue

(134) FS, septembre 1901, « Réunions ».

(135) FS, septembre 1901, octobre 1901.

(136) FS, décembre 1901.

(137) Ibid., février 1902.

(138) Ibid., mars 1902 ; PR, 30 mars, 14 avril 1902 ; FS, juillet 1902. Les ordres du jour comprennent les noms de tous ceux qui parlaient ; il n'y avait pas de femmes, à part E. Renaud et L. Saumoneau, qui étaient d'ailleurs les seules femmes de toute l'Union prêtes à parler à des réunions mixtes importantes. Même Adèle Kassky donna à un homme (Morby) le mandat du GFM pour le Congrès général 1901.


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devait être à la tête de cette manifestation. L'Union décida donc de participer à la contre-manifestation républicaine. Ensuite elle convoqua la Ligue à un débat contradictoire, mais n'eut aucune réponse (139). L'Union tint encore quatre réunions contre la Ligue à l'automne de 1902, mais déjà l'Union donnait des signes d'affaiblissement (140).

Les Groupes ne parvinrent pas, bien qu'ayant eu quelques succès au départ, « à démontrer à nos frères du prolétariat [...] les avantages qu'ils avaient à ce que les femmes prennent leur place dans la lutte » (141). Le Groupe avait adhéré à la Confédération des Socialistes indépendants en février 1900. E. Renaud, qui représentait le Groupe au Congrès de la Confédération en mars 1900, y fut élue membre du Comité fédéral (142). Le Groupe fut à nouveau représenté au Congrès qui réunit les deux tendances des Indépendants, en août 1900, et (par L. Saumoneau) au Congrès des Organisations socialistes en septembre (143). Mais, si le parti était prêt à donner leur place à des individualités telles que E. Renaud, il n'était guère prêt à la donner aux femmes en tant que telles. Le projet d'unification préparé au début 1901 par le Comité général des Organisations socialistes ne faisait aucune référence à la femme ou à ses droits (144). Le Groupe du Ve s'en indigna et résolut

de réclamer du Parti socialiste d'ajouter à ses principes celui de l'égalité des sexes et de libeller ainsi la déclaration de principe du Parti [...]. Les groupes [...] adhérents au Parti doivent admettre dans leurs rangs les femmes au même titre que les hommes. Dans toutes les réunions du Parti où la carte électorale est exigée, cette mesure ne pourra s'appliquer aux femmes [qui ne purent obtenir ces cartes, n'ayant pas le droit de vote] ; de réclamer la création d'une tribune féminine exclusivement socialiste et ouvrière dans tous les journaux qui se sont mis sous le contrôle du Parti [comme] en Allemagne (145).

(139) FS, juillet 1902. La lettre de L. Saumoneau n'était guère calculée pour les persuader de venir débattre : « Mesdames, membres de la classe bourgeoise, et, par conséquent bénéficiaires de l'organisation sociale actuelle, qui garantit vos privilèges [...] vous avez cru devoir, afin d'aider les hommes de votre classe exploiteuse [...] défendre le droit au parasitisme que la société vous confère. » Après les avoir invitées à venir débattre, la lettre conclut : «Vous avez placé votre ligue sous le patronage de toutes les héroïnes guerrières de notre histoire. Le combat auquel nous vous convions est peu périlleux ; nous sommes convaincues que vous l'accepterez. »

(140) L'Aurore, 13, 23, 26 septembre, 25 octobre, 29 novembre 1902 ; La lanterne, 4, 17 septembre, 26, 29 octobre, 30 novembre 1902; PR, 8, 27 septembre 1902.

(141) FS, mars 1901.

(142) AN F T 13 071, « Congrès des Indépendants ».

(143) FS, novembre 1926, « Vieux Papiers » ; Congrès général 1900 (op. cit.), « liste des groupes représentés », Seine, Paris.

(144) Congrès général 1901 (op. cit.), p. 18-37.

(145) FS, mai 1901.


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Le GFM soutint énergiquement cette résolution, ajoutant que le Comité avait l'air de considérer la femme « comme une quantité négligeable». La semaine suivante, E. Renaud fut élue secrétaire adjointe de la fédération de la Seine, mais n'obtint pas pour autant la reconnaissance des droits de la femme.

Les trois Groupes furent représentés au Congrès de Lyon en mai 1901 : le 5e par E. Renaud, le 17e par L. Saumoneau (qui fut aussi mandatée par la coopérative La Ménagère, où se réunissait le Groupe), et le GFM par un certain Morby, qui n'avait pas moins de cinq autres mandats (146). Les Groupes présentèrent leur projet au comité des résolutions qui, « surchargé de travail », comme le dira plus tard L. Saumoneau (147), le renvoya au prochain Congrès. Le « surcroît de travail», c'était l'inévitable question Millerand. E. Renaud, qui était elle-même intervenue longuement sur ce sujet, accepta le renvoi, ajoutant que l'année suivante « nous aurons le temps, par des paroles et par des articles, de montrer toutes les bases solides sur lesquelles nous nous appuyons pour demander une place égale pour la femme » (148). Néanmoins elle s'indigna que le comité n'ait même pas eu le temps d'ajouter les mots « des deux sexes » à « l'émancipation du prolétariat » dans la première phrase de la Déclaration de principes du parti, d'autant plus que ce n'était guère une innovation (les programmes guesdistes et allemanistes contenaient tous les deux cette expression) :

Révelin nous a dit que le mot prolétariat s'appliquait aux deux sexes ; c'est possible, mais nous voulons que ce soit dit. En 1789, on a rédigé les Droits de l'Homme ; et les droits de l'homme, alors, c'était également les droits de la femme. Cependant la femme en est encore à avoir les droits de l'homme [...]. Il semble qu'un homme socialiste ne peut se refuser à nous accorder ce que nous demandons : nous voulons qu'il soit inscrit « prolétariat des deux sexes », parce que nous ne voulons plus être dupes. (Applaudissements) (149).

« Les applaudissements qui viennent de se produire, nota le président, donnent entière satisfaction à la citoyenne Renaud ». Mais il restait à voter ces résolutions au lieu de les applaudir.

Le Groupe eut une satisfaction après le Congrès : le premier juillet 1901, la fédération de la Seine délégua Adèle Kassky parmi ses trois représentants au Comité général (150). Elle fut la première femme à y siéger. Malgré la présence d'A. Kassky, le Comité général ne fut pas plus attentif aux demandes du Groupe. En août, des élèves de l'école socialiste « Voorint » de Gand, en voyage à Paris, provoquèrent innocemment la colère du Groupe en acceptant un bouquet de fleurs du « journal bourgeois La Fronde». A sa première réunion, le 25 août 1901, l'Union protesta :

(146) Congrès général 1901 (op. cit.), « Liste des groupes représentés », Seine, Paris Ve, XVIIe.

(147) FS, novembre 1901.

(148) Congrès général 1901 (op. cit.), p. 456.

(149) Ibid.

(150) PR, 4 juillet 1901; AN F7 12 496, «Comité général».


LE GROUPE FÉMINISTE SOCIALISTE 115

Nous avons comme adversaires directs ceux et celles qui [...] veulent au nom d'une soi-disant lutte de sexes, enrôler [...] les femmes de la classe bourgeoise [...]. Les membres du Comité général [ont] accentué cette confusion [en permettant à la Fronde d'offrir des fleurs] (151).

L'Union demanda au Comité de voter ses « regrets ». Le Comité ne répondit pas ; il avait d'autres préoccupations.

Les séances des 28 et 29 août furent consacrées entièrement à la question de la communion de Madeleine Jaurès (152). La résolution qui fut finalement votée (et A. Kassky la vota) se fondait sur le respect de la vie privée et sur le fait que Madeleine avait reçu une éducation laïque : c'était là le plus important. Du problème des droits des femmes, point de question. E. Renaud fit ce commentaire :

Nous regrettons profondément l'attitude agressive de beaucoup de nos camarades [...]. Nous comprenons que le mari, plus avancé, lutte pour faire prévaloir ses idées, mais non qu'il les impose par la force du pater familias (153).

E. Renaud trouva bientôt un moyen de se faire entendre. A la minovembre 1901, la fédération de la Seine la délégua au Comité général. Elle y resta jusqu'au Congrès de Bordeaux (avril 1903) (154). Au début de 1902, L. Saumoneau fut élue archiviste de la fédération. Mais il leur manquait toujours le respect normal dû à un militant : En mai 1902, Gustave Téry, dans La Petite République, félicitait E. Renaud de son «vaillant journal, La Femme nouvelle» (155) : La Femme socialiste en était à son quatorzième mois de publication et Téry ne se souvenait même pas de son titre.

En mai 1902 s'ouvrait le Congrès de Tours qui, suivant les décisions du Congrès de Lyon, n'accepta que les délégués mandatés par les fédérations : groupes, syndicats et coopératives n'étaient plus représentés en tant que tels. Cela rendait plus difficile la lutte du Groupe pour obtenir sa reconnaissance. E. Renaud et L. Saumoneau étaient élues déléguées de la majorité de la fédération de la Seine, mais officiellement elles ne représentaient pas les différents groupes. Aucun délégué du GFM ne semble avoir assisté à ce Congrès.

(151) FS, septembre 1901.

(152) La Lanterne, 7 septembre 1901, « P.S., Comité général ». A. Kassky dit par la suite qu'elle avait été nommée rapporteur pour cette question. (La Lutte Féminine, 20 octobre 1921). Si c'est le cas, le Comité général a montré une sensibilité peu commune à la question de la femme. (Le rapporteur n'est pas nommé dans le compte rendu publié).

(153) FS, septembre 1901.

(154) La représentation au Comité général se faisait par nomination trimestrielle. Le mandat de Mme Kassky a donc pris fin en octobre. En novembre le Conseil fédéral a décidé de passer à l'élection directe des délégués. E. Renaud, Longuet et Tranchant étaient nommés à titre provisoire jusqu'aux élections. (PR, 15 novembre 1901). En décembre, Marie Bonnevial a été nommée aussi au Comité général. (PR, 7 février 1902) et y resta jusqu'au Congrès de Bordeaux (1903).

(155) PR, 4 mai 1902.


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Après le départ des Vaillantistes au Congrès de Lyon et des Allemanistes en janvier 1902, les Indépendants, libérés enfin du souci Millerand, purent préparer au Congrès de Tours le premier programme du parti. Un comité spécial au sein du Comité général (comprenant Marie Bonnevial, mais non E. Renaud) établit un projet qu'il soumit au Congrès (156). Ce projet contenait certaines des requêtes du Groupe, mais d'autres manquaient. Parmi celles-là : la tribune féminine et la demande que la carte électorale ne soit pas exigée des femmes à l'entrée de meetings électoraux. Toutefois le projet mentionnait les mots : « sans distinction de sexe » et demanda « l'abrogation de toutes les lois qui établissent l'infériorité civile ou politique des travailleurs, des femmes, des enfants naturels ». Il demandait aussi une nouvelle loi sur le divorce, une loi « sur la recherche de la paternité, la mise en oeuvre du principe », « à travail égal salaire égal », et l'interdiction — devenue presque rituelle — du travail dans les couvents.

Au Congrès, ce projet fut reçu par le Comité des résolutions, que présidait Jaurès. Pendant les réunions du Comité, le Congrès se consacra à d'autres tâches qui frôlèrent l'insignifiance (157). Le Comité supprima plusieurs articles sur les droits des femmes. La revendication du suffrage universel fut maintenue, mais l'article « à travail égal salaire égal» avait disparu (158). L'article «abrogations de toutes les lois qui établissent l'infériorité civile ou politique des travailleurs, des femmes, des enfants naturels » fut réduit à « l'infériorité civile des femmes ». Par l'omission des références aux travailleurs, les femmes n'étaient plus assimilées aux travailleurs comme groupe opprimé. De plus, la suppression du mot « politique » signifiait que l'on renonçait à demander que les fonctions publiques soient ouvertes aux femmes.

Cette omission fut en partie corrigée par Viviani, qui intervint pour ajouter l'article « admission des femmes à toutes les fonctions publiques », qui fut adopté. Mais le Comité avait renvoyé le projet si tard qu'il n'y eut plus le temps d'en discuter sérieusement. Avait-on même remarqué la disparition de la revendication « à travail égal salaire égal » ? Les délégués votèrent avec soumission cette version du projet et le Congrès fut clos.

Le Groupe avait subi une sérieuse défaite : le premier projet avait été plus édulcoré que les programmes des vieux POF et POSR et ce, avant la suppression de la revendication « à travail égal salaire égal ». Aucune garantie d'admission aux réunions et pas de tribune féminine. De plus, le Groupe avait perdu sa reconnaissance officielle, car il ne

(156) Quatrième Congrès général du Parti socialiste français tenu à Tours du 2 au 4 mai 1902, compte rendu sténographique officiel, Paris, 1902, p. VII-XII.

(157) Cf. Une mesure interdisant aux députés socialistes de solliciter des décorations pour leurs électeurs. Cette mesure avait été proposée au Congrès de 1901 et renvoyée au Congrès de 1902. E. Renaud demanda que toutes les décorations fussent supprimées, en commençant par celles des écoles (op. cit., p. 190-194). L'indicateur de police au Congrès a noté que, préoccupé par de telles réformes, le parti serait à l'avenir moins dangereux. (AN F X 12522, « Congrès de Tours, 1902 »).

(158) Congrès général 1902, op. cit., p. 356-358.


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pouvait plus envoyer des délégués aux fonctions du parti. E. Renaud et L. Saumoneau ne firent aucun commentaire sur le Congrès, mais son attitude envers les femmes et son réformisme (159) conduisirent le GFM à quitter et l'Union et le Parti socialiste français formé au Congrès.

Vu son héritage communard, il est plutôt surprenant qu'A. Kassky restât encore parmi les réformistes (160). Immédiatement après le Congrès, le GFM se réunit pour discuter de son « orientation ». Le 15 avril 1902, la question de l'adhésion au PSDF fut inscrite à l'ordre du jour. Cinq jours plus tard, le communiqué du GFM au Petit Sou le définit comme « PSDF-USR » (161). Il cessa de communiquer ses annonces à La Femme socialiste, bien que l'on continuât à indiquer la maison de Mme Kassky comme un point de vente du journal. En janvier 1903, le domicile de Mme Kassky figure comme siège social du GFM et de la section du PSDF du XIIIe arrondissement (162) dont A. Kassky fut trésorière ; en 1904 elle fit souvent fonction de secrétaire lorsque les sections des Ve, XIIIe et XIVe arr. se réunirent ensemble (163). Jeter les bases pour cette section fut, dans un certain sens, la contribution directe la plus importante des groupes.

L'Union eut à affronter une situation difficile à son assemblée trimestrielle de juin 1902. En réponse au départ du GFM et à la dissolution du Groupe du XVIIe, elle vota l'admission individuelle de personnes des quartiers où il n'y avait pas de groupe, et rappela que l'Union, «fondée en dehors de toutes les organisations socialistes, admet dans son sein les groupes [...] quelle que soit l'organisation socialiste à laquelle ils se rattachent » (164). Ce n'est pas tout à fait convaincant. Après tout, E. Renaud et L. Saumoneau, figures dominantes de l'Union,

(159) Ibid., p. 375-386 ; ceci est la version finale du programme.

(160) Elle a dit par la suite que c'était ses quatre mois passés dans le Comité général qui lui avaient donné le dégoût des réformistes. (La Lutte féministe, 20 octobre 1921). Au Comité, elle a rencontré Edouard Toussaint, ancien député allemaniste, qu'elle a épousé en 1905. Toussaint est resté dans le Comité général jusqu'à février 1902. Au Congrès général de 1901, il avait voté d'abord pour renvoyer la résolution de la Porte au comité, ensuite pour la résolution, et enfin pour la résolution Briand. Après le Congrès de 1902, il a adhéré au PSDF, dont il a été nommé le trésorier en mai (Parti socialiste, 25 mai-ler juin 1902). Ce genre de course tortueuse était typique de ceux qui préféraient les Jauressistes aux Guesdistes mais qui ne pouvaient pas accepter le ministérialisme des premiers. A Kassky a suivi une voie analogue. Elle se souvenait d'avoir voté pour la résolution de la Porte, mais, en fait, Morby qui détenait le mandat du Groupe, a voté contre.

(161) PR, 9 mars, 16 avril 1902 ; PS, 16, 20 avril 1902. Néanmoins, le communiqué n'était pas fait pour annoncer l'adhésion au PSDF. Une certaine confusion régnait par la suite : divers journaux paraissent lui avoir attribué des adhésions un peu selon leur tendance : La Petite République l'a enregistré comme « FSR » ou sans parti (18, 21 septembre, 30 octobre, 4 décembre 1902); L'Aurore comme PSDF (11 septembre, 29 octobre 1902) ; La Lanterne n'a pu se décider entre les deux (18, 22 septembre, 30 octobre, 4 décembre 1902). (Le Petit Sou termina sa collaboration avec les Guesdistes le 16 mai 1902).

(162) PR, 25 janvier, 5 février 1903 ; La Lanterne, 1 février 1903.

(163) L'Humanité, 26 septembre 1904.

(164) PR, 28 juin 1902.


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étaient d'ardentes militantes du PSF, qui préconisait maintenant un programme entièrement réformiste. Le GFM ne regagna pas l'Union, qui se réduisait, à part l'Egalité humaine, au seul groupe du Ve. On n'entendit plus parler des groupes de province après le Congrès de Tours, mise à part une lettre d'un groupe de Lyon (165).

E. Renaud semble avoir pensé que le mouvement s'affaiblissait et ne pouvait être relancé. C'était peut-être pour cette raison que La Femme socialiste avait disparu avec le numéro de septembre 1902, comme le dit sèchement L. Saumoneau trente ans plus tard (166). 11 est vraisemblable que les deux partenaires ont eu des divergences sensibles et même que cette question ait été la raison de leur querelle (leurs survivants m'affirment ne les avoir jamais vues ensemble, bien que les familles se fréquentassent — il s'agirait là des années 1910-1914 — et on ne trouve aucune preuve qu'elles aient travaillé ensemble après ce mois de septembre 1902). E. Renaud ne participa plus aux réunions du Groupe, qui ne se tinrent plus dans sa pension, mais à l'Université populaire, 76, rue Mouffêtard (167). Elle se consacra plutôt au Comité général (appelé maintenant Comité interfédéral). En août, elle fut nommée au Comité de la propagande, qui la délégua souvent à des réunions en province (168). En janvier 1903, elle fut nommée au Comité de règlement intérieur, dont elle fit le rapport au Congrès de Bordeaux.

L. Saumoneau continua à se battre tant bien que mal, tenant des réunions chaque mois avec le Groupe du Ve jusqu'en 1904. C'était la seule manifestation de vitalité du Groupe (169). Il n'y a que le nom de L. Saumoneau qui s'y trouve associé. En août 1904, L'Humanité publiait un Appel à tous les groupes socialistes de s'adresser à la secrétaire du Groupe féministe socialiste (la mention « du Ve » était tombée après la mort des autres groupes) « pour les conférences [sur] le Mouvement féministe socialiste, son but, ses principes, son utilité ». Elle fit cette conférence à l'automne 1904 aux sections du Parti de Nancy et de Pont-à-Mousson. En guise d'introduction, elle fit un constat de faillite qui dut lui être mer : « Notre parti se désintéresse trop souvent [...] des questions [...] féminines (170).

Si nous envisageons le problème du recrutement des femmes ouvrières dans le parti socialiste comme un problème purement tactique, nous pouvons constater qu'il fallait non seulement les convaincre que le

(165) FS, septembre 1902.

(166) Propagande et Documentation, 3e trimestre 1930, p. 18.

(167) E. Renaud avait transféré sa pension rue des Feuillantines, où elle avait une salle pouvant contenir cinquante personnes.

(168) J'ai trouvé une notice d'un meeting apparemment très réussi (450 personnes) à Vermonton (cf. L'Yonne, 1« octobre 1902).

(169) L'Aurore, 7 décembre 1902 ; PR, 5 janvier, 2 février, 2 mars, 6 avril, 4 mai, 8 juin, 7 septembre, 5 octobre, 7 décembre 1903 ; 8 mai 1904.

(170) FS, janvier 1932, « Vieux Papiers ».


LE GROUPE FÉMINISTE SOCIALISTE 119

parti socialiste pouvait porter remède à leur condition d'opprimées, mais préalablement les convaincre que c'était leur rôle de s'occuper de la politique, car elle restait toujours une affaire d'hommes. C'est pour cela que l'alliance avec les féministes aurait pu être utile.

Le Congrès féministe rendant impossible toute collaboration avec les féministes, le Groupe se tourna vers le parti. Mais le problème de politiser la femme se posait toujours et les hommes du parti n'étaient guère prêts à entreprendre un tel effort. C'est là la leçon principale de Tours : le parti se refusa même à garantir une place aux femmes, sans parler de la vaste campagne qu'il aurait fallu pour les attirer en masse.

Les groupes, malgré leurs modestes succès, étaient encore trop faibles pour agir seuls. Sans l'aide du parti, ils étaient désemparés et impuissants. E. Renaud et A. Kassky sentaient sela. Elles abandonnèrent tout travail autre que celui au sein des partis. Plus tard, L. Saumoneau fut contrainte de faire de même. Le Groupe échoua faute de pouvoir persuader le parti de prendre au sérieux la question de la femme.

Parce qu'il s'était privé de l'appui des féministes et surtout parce qu'au fond il partageait les arrière-pensées du parti en ce qui concerne l'émancipation de la femme, le Groupe manquait de marge d'action pour l'en persuader : croyant avec lui à l'infériorité politique de la femme et à l'influence cléricale, ses membres se trouvaient dans une posture fâcheuse pour le convaincre d'accepter que les questions féminines soient mises au premier plan. Ceux qui veulent ajouter des réformes jusqu'à ce que le groupe ou la classe concernés soient prêts à en profiter ne les obtiennent que rarement et sont plutôt contraints de prêcher au groupe ou à la classe en question. Ainsi du Groupe : doutant de la capacité politique de la femme dans l'immédiat, il sabotait sa propre position à l'intérieur du parti. Néanmoins, c'est le parti qui refusait d'appuyer même la propagande du Groupe pour le recrutement des femmes dans le parti.

En fait, le socialisme s'était révélé peu favorable aux droits de la femme. Sans doute le problème de la femme avait sa place dans l'idéologie des pionniers socialistes ; sans doute les socialistes croyaientils sincèrement que la société socialiste de l'avenir serait plus juste envers la femme que le capitalisme du présent. Mais, en attendant la révolution, le parti répondait essentiellement aux besoins de ses membres et aux désirs de ses électeurs, c'est-à-dire à des hommes qui ne s'étaient pas en général inquiétés du rôle des femmes. Les réformes socialistes s'inscrivaient dans le cadre de la vie économique; la justice que cherchaient les socialistes était en premier lieu l'abolition du salariat ou plus vulgairement l'amélioration du régime du travail. Le groupe opprimé auquel ils s'adressaient fut toujours les ouvriers, groupe dont des femmes faisaient évidemment partie, mais sans que leurs droits en tant que femmes soient vraiment reconnus. Les femmes n'étaient pas, ne pouvaient constituer un groupe opprimé aux yeux du socialisme, ainsi que le montre la réaction du socialisme français devant le féminisme et surtout devant ce féminisme qui s'en tenait si fidèlement au socialisme.


120 CH. SOWERWINE — LE GROUPE FÉMINISTE SOCIALISTE

Il n'est guère nécessaire de rappeler en revanche que les féministes, même les plus progressistes comme M. Durand, se tenaient très loin du socialisme. Le contenu social du féminisme fut toujours radical et reflétait les désirs des bourgeoises (souvent, il est vrai, des petites bourgeoises, mais des bourgeoises tout de même) et non pas ceux des ouvrières.

Le féminisme socialiste se révèle donc un accident et non pas une nécessité. Les deux courants — le féminisme et le socialisme — ont été contemporains et se sont tous les deux à un moment adressés aux ouvrières. On comprend dès lors que E. Renaud et L. Saumoneau aient cru pouvoir les combiner dans un mouvement se réclamant des deux à la fois. Mais ce n'était qu'une illusion. En fait il n'y a jamais eu de féminisme socialiste, et telle semble avoir été la leçon que tiraient de leurs expériences A. Kassky, E. Renaud, et L. Saumoneau. En janvier 1913, quand elles se retrouvèrent parmi les fondatrices d'un nouveau groupement, elles prirent soin de l'appeler Groupe des Femmes socialistes et non pas Groupe féministe socialiste (171). E. Renaud en fut élue secrétaire et A. Kassky (devenue Toussaint par son second mariage) trésorière. Un an plus tard, E. Renaud quitta la SFIO avec Jean Allemane après l'exclusion des Cambier (172). A. Toussaint-Kassky rejoignit E. Renaud et Allemane pour fonder le nouveau Parti ouvrier qui disparut avec la guerre. A. Kassky en fut élue trésorière adjointe, E. Renaud secrétaire adjointe. Ce fut leurs derniers actes de militantes.

L. Saumoneau remplaça E. Renaud comme secrétaire du Groupe, poste qu'elle occupa jusqu'en janvier 1915, quand elle se trouva mise en minorité par celles qui soutenaient la majorité modèle Renaudel; elle quitta son poste pour se lancer dans sa campagne pacifiste. Après la guerre, elle occupa de nouveau ces fonctions de temps à autre, jusqu'en 1932, où elle décida de se consacrer entièrement à son travail de déléguée permanente à la propagande, poste qu'elle occupa jusqu'à ce qu'elle quittât la SFIO en protestant contre son « bellicisme ». Elle resta toute sa vie une pacifiste acharnée et mourut en 1950, profondément amère contre la « trahison » du parti qu'elle avait servi si longtemps (173). Ce qu'elle écrivit en 1932 à la mort d'E. Renaud et d'A. Kassky, elle se le serait sans doute appliqué à elle-même :

Elles terminèrent ensemble leur vie de militantes, à la suite d'incidents pénibles pour beaucoup d'entre nous et qui affectèrent douloureusement leur sensibilité et leur incorruptible esprit de justice. Leur vie matérielle s'éteint à quelques mois d'intervalle et elles entrent presque ensemble dans le néant, notre retraite à nous tous (174).

(171) Quant à la création de ce Groupe, il y a des lettres très intéressantes, de Madeleine Pelletier à Hélène Brion, décembre-janvier 1912-1913 (surtout 9 janvier 1913), dossier Pelletier, BMD.

(172) Pour cette question confuse, connue comme « l'Affaire du Grand Air», cf. La Lutte de Classe, 21 janvier, 21 février 1914.

(173) Pour ses sentiments, cf. sa revue, Propagande et Documentation, 19471949.

(174) FS, novembre 1932.


Deux chansons communardes sauvées par le colportage et la transmission orale

par Robert BRÉCY

Dans les années qui suivent l'écrasement de la Commune de Paris, la chanson de colportage est très surveillée, aussi manifeste-t-elle un certain retard dans la campagne qui se développe en faveur de l'amnistie. Voici pourtant un texte d'un chanteur ambulant, colporté alors dans la région lyonnaise et stéphanoise. J.-F. Gonon (1) présente ainsi le personnage : « Le plus connu de ces chansonniers des rues est le goguenard Jean Laplanche, toujours affublé de son accoutrement de montagnard de Montpezat (Ardèche), où il est né le 27 mars 1843. »

LE RÊVE D'UN DÉPORTÉ POLITIQUE (2)

La nuit passée, je rêvais ma patrie,

Je revoyais mon beau toit paternel;

J'étais auprès de ma mère chérie,

Où je goûtais le bonheur maternel.

Car j'oubliais mes douleurs si amères,

Et tous les maux que l'on m'a fait souffert;

En embrassant, hélas ! mon pauvre père,

Oui, j'oubliais les poteaux et les fers.

A mon réveil, voyant mon cachot noir,

Je me mis à pleurer, Pleurer de désespoir, en mangeant mon pain noir.

Jean Laplanche qui se disait lui-même « poète, chansonnier, montagnard, auteur-éditeur-imprimeur » a publié effectivement en 1898 à Lyon une brochure : Les Martyrs de la Commune et leurs bourreaux,

(1) Jean-François Gonon, né à Saint-Etienne en 1856, ne fut pas seulement le fondateur du « Caveau stéphanois » puis de la « Goguette stéphanoise », il édita un mensuel « littéraire, artistique, musical » : La Chanson plébéienne (1900) qui devint La Chanson des peuples (1902-1903) ; en 1900 il fut nommé bibliothécaire de la ville par le maire socialiste Ledin. C'est en 1906 que ce « chansonnier plébéien », comme il s'appelle, publia son gros ouvrage : Histoire de la chanson stéphanoise et forézienne.

(2) Ce poème, qui comporte deux autres parties, figure dans son Recueil de chansons nouvelles, n° 1, 8 p., Lyon (1878). Une réimpression a été faite à Saint-Etienne en 1879.


122 R. BRÉCY

qui pose un problème d'identification. La couverture ne porte pas le nom de Trohel, mais le poème Les Martyrs est signé de lui et précédé de plusieurs lettres, datées de 1881 et 1882, félicitant Trohel ; à la suite, est publiée une chanson : La Commune, sans nom d'auteur, puis deux textes en prose : Apothéose de Thiers, sept. 1877, non signé, et Réponse du citoyen Trohel..., daté du 18 mars 1882. On pourrait donc penser que Laplanche attribuait aussi à Trohel La Commune, qui faisait partie du répertoire qu'il interprétait et vendait de rue en place et de ville en village (en s'appropriant parfois, d'après Gonon, les chansons qu'il jugeait les mieux réussies...).

Mais ailleurs, J.-F. Gonon, parlant des chansons communardes et révolutionnaires en vogue dans la région, nous dit que de toutes ces chansons, celle dont le succès fut « universellement grand » est celle « attribuée à Darmet, de Lyon » et qui se termine ainsi : « Quand verrons-nous la République aimée, l'or au travail et la poudre aux mineurs ?» ; il en cite ensuite le refrain, qui est identique à celui de La Commune dans la version Laplanche, alors que le dernier couplet en est tout à fait différent.

Alors, l'auteur de La Commune serait-il ce chansonnier lyonnais, T.E. Darmet, qui la chantait concurremment avec J. Laplanche ? Rien n'est moins sûr si l'on en croit un article non signé publié dans Le Siècle du 29 juin 1878 (repris dans La Marseillaise du 1er juillet). Le chroniqueur inconnu cite, avec quelques variantes de détail, le troisième couplet de La Commune, que l'on aurait chantée à Saintes, et affirme qu'il s'agit de l'oeuvre... d'un provocateur : d'après lui, cette chanson aurait été composée peu après la Commune par un rédacteur du Figaro, ancien bonapartiste ; il l'aurait même publiée dans ce journal avec un refrain imité de Vermersch :

Malgré Vinoy qui pille et vole, Nous irons dans les cabarets Danser en rond la Carmagnole Sur la carcasse à Foutriquet ! Malgré les lignards et la foule, Malgré la mitraille et le feu, Vive la Commune qui saoule Ses braves b... de vin bleu!

La Commune a été publiée un peu avant la guerre de 1939 dans les Chants révolutionnaires de L'Ecole émancipée, édition de Marseille (elle ne figure pas dans l'édition de Saumur). Elle présente quelques variantes avec l'édition Laplanche, et son cinquième couplet est celui attribué à Darmet par Gonon. Mais surtout elle est accompagnée de cette note, signée F.B. (François Bernard?) :

Cette chanson, contemporaine de la Commune, se chantait encore en 1872 dans les milieux ouvriers, bien qu'elle fût interdite par le gouvernement Thiers. Je la tiens de ma mère; je ne l'ai jamais vue imprimée. Elle vaut d'être conservée pour la beauté de la forme et la hauteur de l'inspiration. Certains en attribuent le texte à J. Dupont lui-même, mais on ne peut rien affirmer.


CHANSONS COMMUNARDES 123

On pense d'abord à une coquille : J. au lieu de P. Dupont, mais le célèbre chansonnier Pierre Dupont était mort le 25 juillet 1870. « J. Dupont lui-même » serait-il alors Jean Martial Aminthe Dupont, membre de la Commune (élu du XVIIe arrondt.) et beau-frère de Charles Gérardin avec qui il siégeait à la Commission de la Sûreté générale ? Si La Commune se chantait en 1872, Jean Dupont, s'il en est l'auteur, l'aurait écrite pendant son bref exil à Londres, où il collaborait au Qui vive de Vermersch : revenu à Paris en mars 1872, il fut arrêté et condamné à mort, peine commuée en travaux forcés à perpétuité.

Il n'est sans doute pas inutile non plus de signaler que François Bernard, militant de la Fédération de l'Enseignement, à qui est attribuée la note et la restitution du texte de cette chanson — s'il avait alors pris sa retraite à Cassis, tout en présidant la coopérative éditrice de L'Ecole émancipée —, était d'origine lyonnaise et avait toujours professé dans cette région.

De toute façon, et quel qu'en soit l'auteur — ou les auteurs : Trohel, Laplanche, Darmet, Dupont (voire un provocateur de talent ! ), cette belle chanson était encore chantée ces dernières années — dans la version de L'Ecole émancipée — parmi certains groupes des Auberges de la Jeunesse (3).

LA COMMUNE

Portant le droit sur ses vastes épaules, Flattant le Christ et maudissant l'autel, La Liberté allait au sein des Gaules, Ouvrir le monde au peuple universel, Quand de Judas la formidable escorte A l'oppresseur prêta ses bras félons. Allons ! soldats, scalpez la. grande morte, Et dans sa peau taillez-vous des galons.

Refrain :

Quand le sang dans les pierres Tourbillonne avec fureur, Peuples, effacez vos frontières, Et vous, phalanges guerrières, Rendez le fer au laboureur (bis).

II

Quatre contre un, capitulards infâmes, Egorgez donc ces glorieux mutins;

(3) Air des Carriers de Pierre Dupont, Cette chanson des Carriers n'apparaît que dans le recueil de 1871 des Chants et Poésies de P. Dupont, édition Garnier, Paris (sans musique) ; elle disparaît dans l'édition suivante (1875) ; elle à été éditée seule, avec musique, en 1882, par P. Tralin, Paris. Simone Bartel a eu l'heureuse idée, en mai 1971, d'inclure cette chanson dans le spectacle qu'elle a donné à la Gaîté Montparnasse, à l'occasion du centenaire de la Commune de Paris.


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Foulez aux pieds les vieillards et les femmes, C'est votre état, faites des orphelins ! Si des martyrs expirant sur les dalles Vous adressaient un appel fraternel, Tirez encore, il vous reste des balles, Pavots de plomb du sommeil éternel.

III

Feu! partout feu! le bruit des canonnades,

Fait tressaillir la vaillante cité,

Peuple, debout! C'est sur tes barricades

Que l'avenir fonde la liberté.

Si des tyrans la perfide parole

Pour commander prend la voix des canons,

Sur leurs palais fait jaillir le pétrole,

Contre les rois tous les moyens sont bons.

IV

Quand les obus allumaient l'incendie Comme un falot au poste du trépas, Pauvre Commune, à ta lente agonie La France calme assistait l'arme au bras. Sois donc esclave, honnête valetaille, Et si les fers étouffent tes remords, Admire enfin la sublime canaille Qui fit Paris capitale des morts.

V

Géant de bronze, âme de la bataille, Repose-toi sur l'herbe des remparts, Laisse le Droit se guérir de l'entaille Que tes boulets ont fait de toutes parts. Loin de la terre, ô victoire affamée, Va dévorer lauriers et croix d'honneur. Quand verrons-nous la République aimée, L'or au travail et la poudre au mineur ?

Voici le cinquième couplet de l'édition Laplanche de 1898 — qui a moins d'envolée :

Enfin, pour nous, terminons cette histoire, Des empereurs, nous n'en acceptons plus, Car, avec eux, leur argent fait leur gloire, Et leurs viols sont toutes leurs vertus. Il faut chasser de notre territoire : Rois, empereurs, monarques, calottins, Car, avec eux, nous n'avons plus de gloire, Eloignons-nous de la bande à Mandrin!

Je signale pour mémoire une édition publiée en Suisse, dont les cinq mêmes couplets et le refrain présentent de nombreuses variantes :


CHANSONS COMMUNARDES 125

Chants du peuple, 1re série, n° 1, 4 pages, Imp. jurassienne, Genève, s.d. (cette brochure, portant en épigraphe le quatrain que J.B. Clément plaça sur la couverture de sa Chanson du semeur en 1882, lui serait donc postérieure).

La transmission orale peut jouer bien d'autres tours. Ainsi notre chanson a été recopiée en 1882, sous le titre : La Commune de Paris, par un soldat originaire d'un village d'Auvergne (nord du Puy-de-Dôme) dans un cahier que détient actuellement son fils, Marcel Bolle, à Clermont-Ferrand. Ce texte est assez proche de la version Laplanche pour les quatre premiers couplets ; le cinquième est celui attribué à Darmet. La langue et le style de cette chanson étant assez recherchés, les incompréhensions et les déformations ne manquent pas dans ce manuscrit : escortez pour scalpez la grande morte; pavés pour pavots de plomb ; aux portes des remparts pour au poste du trépas ; jeunesse valetaille pour honnête ; dans le dernier couplet : géants de bronze amis (pour âme) de la bataille; laisse tes droits se gémir les entrailles (!); dans le refrain, et vous phalanges guerrières est devenu : où les rois sèment l'horreur...

Il est d'autant plus significatif que ce soldat et ses compagnons de régiment aient voulu chanter la Commune ; nous verrons qu'ils chantaient également une complainte sur la mort de Rossel. 1882, c'est aussi une année de crise économique, de grèves et de troubles, notamment dans le Centre : à Blanzy, à Montceau, à Montluçon, à Commentry, à Lyon ; c'est l'influence grandissante du socialisme, particulièrement dans l'Allier et les régions lyonnaise et stéphanoise.

Lorsque J.-F. Gonon cite le dernier couplet et le refrain de La Commune, il présente Darmet comme « l'auteur de cet hymne élégiaque : La Mort de Rossel ». Et voilà qui pose un nouveau problème. Les historiens lyonnais interrogés n'ont rien pu m'apprendre sur ce chansonnier ni sur cette chanson. Les bibliothèques françaises et étrangères consultées ne possèdent pas cette chanson de Darmet sur Rossel ; Edith Thomas l'ignore également ; la Bibliothèque nationale n'a de Darmet que deux chants patriotiques : Guerre à la Prusse, daté de Lyon, 21 juillet 1870, et le Chant des conscrits de 1873.

N'y aurait-il pas eu confusion chez Gonon avec une complainte populaire sur la mort de Rossel qui s'est chantée pendant un demisiècle dans les milieux protestants cévenols ? Des chansonniers forains — comme Darmet et aussi Laplanche, originaire du Vivarais — l'ont peut-être colportée de village en village, et ceux qui l'ont chantée ensuite et transmise à leurs enfants n'en connaissaient pas les auteurs. Cette complainte se chantait encore entre les deux guerres, non seulement dans les Cévennes protestantes, mais dans le Midi républicain et socialiste, entre Nîmes et la Montagne Noire. Un ami, originaire de Mazamet, m'a dit que son grand-père, qui avait été mêlé à la Commune de Narbonne, aimait la chanter et que sa mère la chantait encore dans les années 20. M. André Chamson, de l'Académie française et ancien


126 R. BRÉCY

directeur général des Archives de France, qui est issu, comme on le sait, de ces milieux protestants cévenols auxquels appartenait la famille Rossel, a pu encore me chantonner le refrain de cette complainte, mais il en a oublié les couplets... Jean-Pierre Chabrol, originaire des mêmes milieux et auteur, notamment, d'un roman sur la Commune (Le Canon «Fraternité»), ne la connaît pas du tout; il est vrai qu'il appartient à une génération plus jeune.

C'est Edith Thomas qui m'a mis sur la piste en parlant de cette complainte à la fin de son remarquable livre sur Rossel ; elle dit que « chaque strophe avait un auteur différent : Naquet, Louis Blanc, Rochefort, Victor Hugo enfin»; elle ne cite malheureusement que la strophe attribuée à Hugo (affirmation pour le moins hasardeuse!) et le refrain que «l'on reprenait en choeur».

Comme Edith Thomas donne sa source : les papiers de la famille Rossel en dépôt aux Archives nationales, il me paraissait très facile de pouvoir reproduire le texte complet de la chanson, et sans risque d'erreur — ce qui est souvent le cas lorsqu'il y a transmission orale. Hélas ! c'était compter sans le sacro-saint droit de propriété : bien qu'il ne s'agisse nullement de correspondance ou de papiers intimes, mais tout bonnement du texte d'une complainte qui a couru le pays cévenol pendant des décennies, le propriétaire du dépôt — il lui parvient des soeurs de Rossel qui l'avaient pieusement constitué — m'a absolument refusé l'autorisation de la recopier ou simplement de la consulter. Cet héritier abusif prétend que reproduire cette chanson dans un ouvrage sur la chanson communarde serait « en opposition avec les volontés exprimées par Louis Rossel » (! ?) Passons... (4).

Ma recherche s'est trouvée bloquée de longs mois : pas trace de complainte sur Rossel dans les bibliothèques habituelles, ni à la Bibliothèque d'histoire du protestantisme, à Paris, ni à celle du Musée du « Désert », ni aux Archives de Nîmes ; d'autres démarches demeuraient sans écho.

Et puis, tout d'un coup, au printemps 1971, la chance — cette divinité capricieuse vénérée des chercheurs — a daigné me sourire : grâce à M. Sablou, directeur des Services des Archives du Gard, j'ai obtenu plus que je ne cherchais ! Dans un premier temps, il m'a communiqué deux strophes autres que celle citée par Edith Thomas, les seules qu'une personne retirée à Nîmes avait apprises un peu avant la guerre de 1914-1918, lorsqu'elle était venue travailler dans .une filature près de Saint-Jean-du-Gard.

Pour être sûr que cet émouvant témoignage ne disparaisse à jamais de la mémoire des hommes et des femmes de ce pays, je suis allé sur

(4) E. THOMAS ayant déjà pu consulter l'ensemble de ces archives privées, j en donne tout de même la référence : AN 287 AP. L'autorisation préalable est à demander non aux Archives mais à l'actuel propriétaire : M. Maurice Bmet, Saint-Marc, Annonay (Ardèche). D'autres auront peut-être plus de chance que moi.


CHANSONS COMMUNARDES 127

place recueillir cette complainte qu'ont bien voulu me chanter la charmante vieille dame, Mme Noélie Auzal, et sa fille, Thérèse (5).

Quelques mois après, Mlle Auzal m'a appris que M. Camille Lignières, inspecteur honoraire d'Académie, venait de transmettre à M. Sablou le texte de la complainte de Rossel, miraculeusement retrouvée dans un vieux carnet de « versions grecques » qui avait appartenu à un ami de son père; ce dernier (né en 1868!) se souvient de l'avoir chantée alors qu'il était jeune, avec son frère aîné et leur ami, qui l'ont transcrite au milieu d'autres chansons de genres très différents. Ceci s'est passé, sans doute vers 1880, à Félines-Hautpoul (aujourd'hui Félines-Minervois), un village de l'Hérault, en pays catholique. Il semble probable à M. Lignières « que ce sont les éléments avancés de la population, socialistes sans doute, qui s'employèrent à la répandre... A moins que ce soit un montagnard protestant de la Montagne Noire [...] qui par un hasard quelconque l'ait fait connaître, car Félines a toujours eu de fréquents rapports avec la montagne, étant sur une route qui relie la plaine avec le haut-pays ».

Voici la complainte, telle que l'a recopiée M. Lignières :

ROSSEL

ou

COMPLAINTE DE ROSSEL

I

Il n'avait pas trente ans, le coeur plein d'espérance Plein de patriotisme et d'abnégation, Quand les bourreaux français tranchèrent l'existence De ce grand citoyen, de ce fier champion.

Refrain : C'est pour la Commune égorgée Qu'il est mort frappé par la loi. O Rossel, mon enfant, ta mort sera vengée, O martyr, dors en paix, dors en paix, La France pense à toi.

II

On l'a fait fusiller comme un coupable infâme, Comme s'il eût commis des crimes inouïs, Ce fier vaillant soldat qui n'avait dans son âme Que trop d'amour, hélas ! pour son pauvre pays.

(5) C'est grâce à cette bande magnétique que S. Bartel, accompagnée par A. Grassi, a pu interpréter et enregistrer cette complainte. Lorsque j'en recherchais le texte et l'air et que j'avais interrogé le pasteur H. Bosc et Ph. Joutard, spécialistes du protestantisme cévenol, j'imaginais que ceux qui ont composé ce « tombeau » de Rossel avaient utilisé un air traditionnel, par exemple celui de la Complainte de Roussel (sur la mort du prédicant Alexandre Roussel, exécuté à Montpellier le 30 novembre 1728), une des rares complaintes de « l'église du Désert » composée de strophes de quatre alexandrins — comme celle sur la mort de Louis-Nathaniel Rossel. Or les contemporains de ce dernier ont tout bonnement utilisé un air à la mode : la Romance de Wilhelm Meister («Elle ne croyait pas, dans sa candeur naïve») du troisième acte de Mignon d'Ambroise Thomas.


128 R. BRÉCY — CHANSONS COMMUNARDES

III

Il est mort glorieux pour le salut du monde, Comme le Christ est mort par la main des bourreaux. Mais son sang généreux vivifie et féconde Le droit de liberté qu'il défendait si haut.

IV

La République était son amante adorée, Pour elle il a donné sa jeunesse et son sang. Les Français en émoi, la France déchirée Pleurent avec nous ce fils, pleurent cet innocent.

V

Adieu, mon fils, adieu. Ton immense infortune Laisse dans notre coeur un immortel regret. Mais si le peuple un jour refaisait la Commune, C'est au nom de Rossel qu'il se soulèverait.

Ce texte comporte quelques légères variantes par rapport à celui recueilli précédemment, mais surtout un couplet de plus que celui conservé par les soeurs de Rossel, sans doute le dernier, le seul dont l'inspiration soit vraiment communarde ; les autres mettent l'accent sur le patriotisme et l'amour de la liberté et de la République qui avaient animé Rossel. A ce propos, M. Ph. Joutard m'a confirmé ce qu'avait écrit Edith Thomas : que des familles cévenoles avaient donné à leurs garçons le prénom de Rossel vers 1880-1890, époque où on les baptisait également Danton, Kléber ou Marceau, « saints » de la Grande République.

C'est alors que j'avais terminé recherches et rédaction que le cahier de chansons du soldat d'Auvergne dont il a été question plus haut m'a apporté une confirmation et un complément d'information. Le texte qui y figure sous le titre : Rossel est légèrement amputé (un feuillet manquant), mais il ne présente qu'une seule variante notable avec le manuscrit Lignières (éternel au lieu d'immortel regret, ce qui serait plus correct). Notre cinquième couplet vient ici en troisième position. Le fait important est que le copiste a noté en tête de chaque couplet le nom de son auteur. Dans l'ordre de la version Lignières, ces auteurs seraient respectivement : Madier-Montjau, Naquet, Hugo, Louis Blanc et Rochefort (6).

Du fait de l'activité de ces personnalités en faveur des proscrits, on peut penser que la complainte de Rossel a dû s'inscrire dans la campagne pour l'amnistie.

(6) Il s'agit certainement de Noël François Madier de Montjau, né à Nîmes en 1814, jurisconsulte et homme politique républicain ; élu député en 1848 (Montagne), il s'opposa à Louis-Napoléon lors du Deux-Décembre et vécut en Belgique jusqu'à l'amnistie de 1859. Elu député de la Drôme en 1874, il siégea à l'extrême gauche et demanda en 1875 l'amnistie pour les Communards. Le second est sans doute Alfred Naquet, né à Carpentras en 1834. Député du Vaucluse de 1871 à 1883, puis sénateur ; il est co-signataire de la proposition d'amnistie de 1876. Du socialiste Louis Blanc, qui joua un rôle important en 1848, rappelons seulement qu'il se prononça contre la Commune, mais réclama l'amnistie plénière en 1879; il est mort fin 1882.


Notes de Lecture

OUVRAGES GÉNÉRAUX

Jean-Louis FLANDR1N. — L'Eglise et le contrôle des naissances. Paris, collection Questions d'histoire, Flammarion, 1970, 140 p.

Ce petit livre n'a guère de rapport avec ce qu'on peut lire habituellement dans le Mouvement social. Sa lecture n'en est pas moins passionnante. De l'âge évangélique à Humanoe vitoe, J.-L. Flandrin invente l'événementiel d'une question dont on vient tout juste de reconnaître l'historicité (p. 17). Chemin faisant, et de manière avouée, il construit patiemment une thèse : le rigorisme traditionnel à l'égard de la sexualité s'est bien atténué dans les trente dernières années et il devrait faire place à une reconnaissance lucide, incluant la licéité de la régulation des naissances quelles qu'en soient les méthodes. On note qu'au début du XIXe siècle, l'Eglise n'a guère réagi à l'offensive malthusienne menée par la bourgeoisie, mais aussi par certains milieux ouvriers, en France comme en Angleterre ; c'est après, de Pie IX à Pie XI, que vient le raidissement : contraception et athéisme vont de pair et sont fustigés avec la même rigueur. Le changement se produit sous Pie XII, alors que le problème se pose non plus en dehors du catholicisme, mais explicitement en son sein. Le propos est vaste et le projet audacieux : il faudrait nuancer, éliminer les scories (Mgr Mermillod n'est pas cardinal en 1872, p. 84), ce que feront sans nul doute ceux qui baliseront les pistes explorées par J.-L. Flandrin. Un stimulant essai, pas plus, mais pas moins non plus !

Etienne FOUILLOUX.

La collection Questions d'histoire. Paris, éditions Flammarion.

Riche d'une trentaine de titres, cette collection, lancée par Marc Ferro en 1967, présente sous un petit format et un texte bref (140 p. environ) une abondante documentation. Chaque volume se divise en deux parties : faits, d'une part, éléments du dossier et état de la question d'autre part. L'analyse des faits renvoie d'ailleurs aux documents ou discussions de la seconde partie. On se trouve ainsi devant un instrument de travail de consultation rapide, commode (chaque volume comporte une chronologie, une bibliographie et un index) et complet, puisque sont successivement évoqués le jugement des contemporains, des historiens, et l'état présent de la question. Il ne s'agit donc pas d'une collection de vulgarisation, mais plutôt d'un instrument de travail directement utilisable par des étudiants ou des enseignants désireux de mettre rapidement à jour leur documentation sur une question controversée. On peut également y voir un autre intérêt : celui de nous présenter rapidement, mais en entier, des recherches inédites ou partiellement publiées sous une forme plus développée.


130 NOTES DE LECTURE

Une dernière remarque : les auteurs de cette collection font preuve de toute la rigueur scientifique nécessaire. Ils devraient cependant contrôler de plus près l'utilisation que l'on fait de leur travail. M. Ferro a-t-il lu la présentation que les Textes historiques, collection Chaulanges (éd. Delagrave) : 1914-1945, font, à la page 84, de «l'Appel du soviet de Petrograd aux peuples du monde entier», texte emprunté à son volume sur La Révolution russe de 1917?

Aimée MOUTET.

A TRAVERS L'EUROPE DE L'EST

Marc FERRO. — La Révolution russe de 1917. Paris, Flammarion (« Questions d'histoire »), 1967, 142 p.

L'ouvrage de Marc Ferro fait apparaître l'ampleur des aspirations révolutionnaires dans la Russie tsariste. Il montre comment les organisations révolutionnaires, balayées par l'échec de 1905, devaient retrouver, avec la décomposition du régime due à la guerre, toute leur influence. Mais l'élément le plus original de cet ouvrage est d'avoir analysé comment, de février à octobre, la révolution se trouve constamment relancée par la radicalisation des masses à mesure des événements dans les villes, les campagnes et au front. Ainsi les bolcheviks pourront, grâce aux mots d'ordre qui correspondent aux aspirations des masses, s'emparer du pouvoir sans coup férir. Ainsi se trouve éliminée l'opposition classique entre février, révolution spontanée, et octobre, révolution fabriquée par les bolcheviks. La révolte de février était à la fois spontanée et menée par les organisations révolutionnaires qui avaient la confiance des ouvriers de Saint-Pétersbourg. La prise du pouvoir par les bolcheviks n'a été possible que parce que ceux-ci ont su prendre à leur compte la révolution spontanée des soldats, des paysans et des ouvriers. Cependant, en profitant de leur succès pour confisquer à leur seul profit le pouvoir à tous les niveaux, alors que paysans et ouvriers n'étaient rien moins que bolcheviks, ils amorçaient la guerre civile.

Les questions discutées à la fin du volume sont de celles qui soulèvent la polémique, car elles mettent en jeu directement les options politiques présentes du lecteur. Les bolcheviks ont-ils été des instruments des Allemands contre la Russie ? Quel a été le rôle de Trotsky dans les journées d'octobre ? Quel était l'état de l'économie russe à l'avènement du bolchevisme ? etc..

Aimée MOUTET.

Marc FERRO, Victor FAY, Pierre BROUÉ, Annie KRIEGEL, Andreiana de CLEMENT!, Félix TYCH, B. NAGY, Herbert STEINER, J. SCHARF. — La Révolution d'octobre et le Mouvement ouvrier européen. Paris, E.D.I., 1967, 229 p.

Ce petit ouvrage, publié pour le cinquantenaire de la révolution russe, aborde les problèmes les plus variés dans des articles d'auteurs différents. Aussi l'intérêt de ces études est-il d'un niveau très inégal,


NOTES DE LECTURE 131

et parfois en raison inverse des ambitions de leur auteur. Ainsi l'article sur l'Autriche qui traite non seulement des effets de la révolution d'octobre, mais aussi des différents problèmes de l'après-guerre en Autriche et jusque dans les années trente, ne peut que survoler les questions. Il cherche d'ailleurs surtout à justifier l'action de Otto Bauer, et se compose en partie de citations des écrits de ce dernier ou de Lénine. De même, encore que plus intéressante, l'étude du mouvement ouvrier, ou plutôt ici socialiste, en Pologne se situe sur un plan trop étroitement politique. Si nous voyons bien l'action, les prises de position des partis et des théoriciens socialistes, les bases populaires de ces groupes nous échappent presque totalement.

C'est l'attitude inverse qui fait tout l'intérêt des articles de M. Ferro, sur la Russie, A. Kriegel, sur la France, ou de P. Broué, sur l'Allemagne. Il faut dire que leur documentation ne se limite pas comme précédemment aux ouvrages publiés par les partis ou les chefs socialistes. Marc Ferro montre toute la richesse d'une source peu utilisée jusqu'ici : les innombrables lettres adressées par des hommes de toute classe aux soviets et aux dirigeants de la Russie nouvelle au lendemain de Février. C'est à partir de ces aspirations populaires spontanées, véritables cahiers de doléances du peuple russe, que Marc Ferro explique pourquoi une deuxième révolution a, très logiquement, suivi celle de Février.

Annie Kriegel présente la richesse des documents concernant le problème des réactions françaises devant les révolutions russes, richesse à laquelle s'oppose la minceur des études qui y ont été consacrées. Dans l'état actuel des recherches, elle présente ses conclusions comme provisoires. Celles-ci ne sont d'ailleurs pas universellement admises. Pour Annie Kriegel, l'attitude de l'opinion française face à la révolution russe est indissolublement liée aux effets que l'on pensait que cette révolution aurait sur la guerre. Ainsi l'attitude française évolue plus en fonction de la situation militaire que des événements en Russie. Avant l'armistice la masse du mouvement syndical et des socialistes, tout en ayant conscience de l'importance de l'événement, n'ont pas réagi, absorbés qu'ils étaient par les énormes difficultés intérieures françaises, et par les préoccupations de la défense nationale. Dans l'ensemble l'opinion était hostile aux bolcheviks, considérés comme des traîtres, du fait du traité de paix séparée. Les socialistes, qui connaissaient mal les bolcheviks, ne se sont pas montrés particulièrement favorables à la révolution d'octobre. Après la victoire de novembre 1918, « c'est la question de la révolution sociale qui, aussitôt et jusque dans les premières années vingt, se fiche au coeur du débat ouvrier et socialiste et cela, entre d'autres raisons, parce que la révolution de Lénine a montré que les temps étaient mûrs » (p. 104) U).

Enfin les articles sur l'Allemagne et l'Italie montrent comment les mouvements révolutionnaires des ouvriers, ou des ouvriers et des marins en Allemagne, déclenchés par les échos de la révolution russe dans le

(1) Signalons à cette occasion le mémoire de maîtrise de D. LEJEUNE, Les Missions SFIO en Russie (février-octobre 1917), Université de Paris X - Nanterre, 1969.


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contexte propre à chacun de ces deux pays, ont pu échouer faute de trouver un parti socialiste apte à les transformer en une révolution victorieuse. En Allemagne la socialdémocratie, installée dans l'électoralisme et dominée par une lourde bureaucratie de parti, n'imagine même plus ce que peut être une action révolutionnaire. Et lorsque les marins de Kiel révoltés écrivent en juillet 1917 pour demander conseil, Dittman leur répond qu'il est au regret de ne pouvoir leur remettre gratuitement les brochures reproduisant son discours contre l'état de siège, le cas n'ayant pas été prévu par le trésorier du parti. En Italie c'est le maximalisme révolutionnaire, dénué d'une stratégie adaptée à la situation du pays, qui amène le parti socialiste à pousser les ouvriers à une révolte sans avenir. Andreiana de Clementi adopte résolument la thèse qui voit dans la formation tardive du parti communiste italien les causes de l'échec des mouvements révolutionnaires en Italie. Il y a là une question qui reste controversée.

Ce livre comporte également une étude de Victor Fay sur « la tragédie des vieux bolcheviks », qui vise surtout à montrer que l'instauration d'un régime socialiste dans la Russie de 1917 était une « erreur » qui a conduit à la « dictature ». Il s'achève par un article sur la situation dans les Balkans.

Aimée MOUTET.

Frederick-L. CARSTEN. — Revolution in Central Europe, 1918-1919. London, Temple Smith, 1972, 360 p.

Le livre de Carsten est un des premiers ouvrages qui tentent d'aborder de façon synthétique les « révolutions de 1918 » en Europe centrale. Cependant le contenu de l'ouvrage, qui contient par ailleurs des informations totalement inédites, se situe en deçà des promesses contenues dans le titre. Hormis l'ambiguïté que recouvre le terme Europe centrale (pays de langue germanique, ou carrefour danubien ?), l'ouvrage souffre d'un sérieux parti pris de « germanité » puisque ne sont analysées que les révolutions d'Allemagne et d'Autriche allemande (Deutschösterreich). En conséquence, le problème des nationalités qui est inextricablement lié à la révolution sociale de 1918-1919 semble ignoré. De plus, le gouvernement démocratique bourgeois du comte Karolyi et la république hongroise des conseils ne font l'objet que de développements très courts, fondés sur des sources très insuffisantes. Un fort parti pris antibolchévique se manifeste tant à l'égard de la république hongroise des conseils qu'à l'égard des activités du Parti communiste d'Autriche allemande. Il en découle une série d'erreurs et d'importantes omissions. Il aurait été pourtant intéressant de mesurer les répercussions de la révolution allemande en Suisse allemande (grèves des 12-14 novembre 1918 et « soviet » d'01ten), en Bohême et en Haute-Silésie. De façon générale, cette question des répercussions de la révolution allemande, tout comme celle des répercussions de la révolution austro-hongroise, ne peut être séparée de l'étude de la formation des conseils de soldats sur la ligne de retraite des deux armées impériales. Des ouvrages particuliers ont été élaborés pour certaines parties du front (front polono-ukrainien), d'autres sont en cours en ce qui concerne le front Ouest (travaux de M. Gottovitch sur le « conseil de soldats » de Bruxelles).


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C'est précisément à partir de la décomposition des formations militaires des puissances centrales que l'auteur aborde le problème de la révolution en Europe centrale. Sous cet angle, l'ouvrage se situe exactement dans le prolongement de Reichswehr und Politik 1918-1933 (Cologne, 1964). L'auteur a été manifestement frappé par les différences entre la Reichswehr allemande et la Volkswehr autrichienne dont l'étude est le pivot du présent ouvrage.

Dans l'introduction (p. 11-20), F.L. Carsten brosse en quelques pages les événements qui ont précédé l'effondrement des Etats impériaux. Une place beaucoup trop restreinte est accordée à la grève générale de janvier 1918 dont F. Borkenau disait très justement : « Ce fut à plus d'un titre le plus grand mouvement révolutionnaire d'origine purement prolétarienne que le monde moderne ait jamais vu... Et le plus remarquable de tout est que ce fut la plus importante action de grève internationale que l'histoire connaisse. La coordination internationale que le Comintern tenta plus tard d'effectuer si souvent fut produite ici automatiquement dans les frontières des Puissances centrales par la communauté d'intérêt dans tous les pays concernés et la prédominance commune de deux problèmes essentiels, le pain et les négociations de Brest-Litovsk » (World Communism, p. 91). Or il existe sur cette grève de nombreuses sources, tant en allemand qu'en magyar. Un problème reste d'ailleurs posé aux historiens : comment ce mouvement, parti le 13 janvier de WienerNeustadt en Autriche, s'est-il propagé en Hongrie, en Allemagne, et dans une moindre mesure en Bohême et en Moravie ? Comment l'agitation des éléments radicaux de la social-démocratie a-t-elle nourri ce mouvement spontané ? Quel rôle ont joué les soldats et les cheminots dans la diffusion des informations ? Un problème du même type se pose d'ailleurs en novembre 1918 en ce qui concerne l'agitation des marins révolutionnaires de Kiel le long du Rhin jusqu'en Alsace-Lorraine. Enfin, il est regrettable que F.L. Carsten passe presque sous silence dans cette introduction, comme dans le premier chapitre, les mutineries de soldats, notamment dans l'armée austro-hongroise, mutineries dont le développement en octobre est inséparable de la formation des conseils (2). Il n'est pas fait non plus mention de l'importante mutinerie des marins de Cattaro, sur la côte dalmate (plus de 6 000 marins de toutes nationalités), bien que ces marins aient joué un rôle considérable, non seulement au cours des événements révolutionnaires des pays yougoslaves, mais encore en Hongrie et en Autriche.

A propos des révolutions d'octobre-novembre 1918 (p. 21-54), Carsten apporte des éléments très intéressants sur les Bùrgerwehren formées en Styrie et en Basse-Autriche, mais peu de chose sur la révolution démocratique en Bohême et en Moravie. Cette partie de l'ouvrage analyse les mécanismes politiques de la révolution sans donner aucune indication sur les conditions de vie du prolétariat et de la paysannerie et sans aborder la question des irrédentismes nationaux. Sur la formation du Conseil national hongrois, Carsten est très bref.

(2) Cf. par exemple Hugo KERCHNAWE, Der Zusammenbruch der ôsterreichische-ungarischen Wehrmacht im Herbst 1918. Akten des Armeeoberkommandos. Munich, 1921, 205 p.


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Les conseils de soldats en Allemagne (p. 55-77) donnent lieu à un travail synthétique sur le développement et la structuration des conseils jusqu'en mars 1919. Rien de nouveau sur les rapports entre le général Groener et le gouvernement social-démocrate (particulièrement Ebert), mais les assertions de Volkmann sont vérifiées par plusieurs documents d'archives.

Puis Carsten étudie la Volkswehr autrichienne (p. 78-107) et les conseils ouvriers (p. 108-126). Sur le premier point il s'agit du meilleur chapitre de l'ouvrage, fondé sur des documents d'archives inédits et inutilisés pour la plupart, y compris les archives de plusieurs provinces d'Autriche. L'auteur fait ressortir très nettement le caractère prolétarien de la milice populaire et donne de nombreux détails sur ses relations avec les anciens officiers impériaux. Il y a une analyse très intéressante de la résistance du gouvernement tyrolien à la constitution de ce type de formation militaire.

L'étude des conseils ouvriers est également très détaillée (genèse, attributions, rapports avec l'administration régulière). Cependant, le rôle joué par les communistes et la gauche social-démocrate est à peine esquissé. Il n'est pas fait mention de l'ouvrage pourtant très précieux à cet égard de Hans Hautmann (Die Anfànge der Linksradikalen und die Kommunistische Partei Deutschôsterreichs, 1916-1919, Vienne, EuropaVerlag, 1970). D'autre part, il aurait été intéressant d'étudier les différentes théories qui, comme en Allemagne, se sont affrontées au sujet des conseils (O. Bauer, M. Adler, A. Taùbler, J. Braunthal) parmi les tenants de l'austro-marxisme. Enfin, il est surprenant qu'il ne soit pas fait mention des réalisations de la municipalité de Vienne qu'il nous semble impossible de dissocier du fonctionnement des conseils dans la capitale autrichienne.

Les conseils ouvriers en Allemagne sont passés en revue dans les chapitres V, VI, VII (p. 127-209). Les développements consacrés à ce sujet présentent de façon synthétique les études très approfondies de Walter Tormin (Zwischen Râtediktatur und sozialer Demokratie, Dusseldorf, 1954), Eberhard Kolb (Die Arbeiterrdte in der deutschen Innenpolitik, 1918-1919, Dusseldorf, 1962, et Der Zentralrat der deutschen sozialistischen Republik, 1918-1919, Leiden, 1968) et Erich Matthias (Die Regierung der Volksbeauftragten, 1918-1919, Dusseldorf, 1969). Le lecteur français pourra trouver d'importants développements fondés sur les mêmes sources, mais davantage axés sur le rôle des organisations politiques, dans la thèse de Pierre Broué (La Révolution allemande, 1917-1923, Editions de Minuit, 1971). Le chapitre VII (p. 178-209) apporte beaucoup d'éléments inédits sur les conseils de paysans en Bavière.

L'auteur aborde, dans deux chapitres consécutifs, d'une part le rôle des partis communistes, d'autre part celui des forces de la contrerévolution. Le rôle des communistes est envisagé de façon succincte et partiale. Cela est particulièrement net en ce qui concerne le Parti communiste hongrois (dont la fusion avec le MSZDP (social-démocrate) donna naissance au « Parti socialiste », le 21 mars 1919), et plus encore en ce qui concerne le gouvernement Garbai-Kun. En l'absence de données précises permettant d'établir un bilan du gouvernement des conseils, certaines affirmations apparaissent comme totalement fantaisistes et


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déplacées. Ainsi, l'auteur exécute en quelques phrases, et sans appel, «ce qu'on a appelé par euphémisme la dictature du prolétariat, mais qui fut en pratique un gouvernement arbitraire, souvent exercé par des hommes irresponsables. Beaucoup d'entre eux n'avaient pas l'expérience des questions administratives, aucune connaissance de la classe ouvrière ; beaucoup servaient leurs intérêts privés ou leurs ambitions ; beaucoup étaient juifs » (p. 243). Puis l'auteur investit ce régime « qui fut un sombre échec » de la responsabilité de l'apparition de la terreur blanche à partir d'août 1919. Il est clair pour F.L. Carsten que le bolchevisme est la cause de la réaction, tout comme le pendu est la cause du gibet. Et comme en l'occurrence la pendaison fut également pratiquée par Tibor Szamuely et ses « Lenin Fiuk » (gars de Lénine) à l'égard des boyards et des trafiquants du marché noir, il ne reste plus à l'auteur qu'à vouer aux mêmes gémonies l'«extrême gauche» et l'«extrême droite » coupables de troubler par leurs mauvaises manières l'harmonie du Rdtesystem. Voilà une démarche effectuée, selon l'expression de Max Weber, sine ira et studio. La révolution est une chose bien grossière.

Sur la question des conseils en Hongrie, les ouvrages de Tibor Hajdu demeurent irremplaçables. Ils n'ont malheureusement pas encore été traduits (Az 1918-as magyorarszagi polgari demokratikus forradolom, A magyarorszagi tanacsköztarsasag et Tanacsok magyarorszagon).

La fin de l'ouvrage est consacrée au développement des nationalismes provinciaux en Autriche allemande et à la façon dont les chrétienssociaux et les nationalistes allemands ont su exploiter le Los von Wien de la paysannerie pour favoriser les tendances séparatistes et l'isolement de la capitale social-démocrate (p. 316-319).

La révolution austro-hongroise fut défaite, bien que les conseils ouvriers aient péniblement survécu jusqu'en 1924 en Autriche. L'auteur ne cherche pas à savoir dans quelle mesure la direction social-démocrate a contribué ou non à cette défaite. Il conclut (p. 331) : « La classe ouvrière était trop faible pour assurer la « démocratisation » de la société ». C'est également ce que pensait le chancelier Renner.

Dominique GROS.

Marie-Paule CANAPA. — Réformes économiques et Socialisme en Yougoslavie,

Fondation nationale des Sciences politiques (Travaux et Recherches). Paris, A. Colin, 1970, 97 p.

Dans une petite collection qui complète les Cahiers de la Fondation des Sciences politiques, M.-P. Canapa propose l'étude alléchante des rapports entre l'avenir du modèle yougoslave du socialisme et la réforme économique mise en place vers 1963-1967 dont les deux assises sont l'économie de marché et l'autogestion des entreprises.

Brève analyse qui repose pour l'essentiel sur des textes législatifs, des articles de revues économiques et politiques spécialisées, et sur des coupures de presse. Qu'on se garde d'y chercher une élaboration statistique, une enquête sociologique, une critique politique ou une théorie d'ensemble du modèle yougoslave. L'auteur, modeste, se contente de regrouper quatre monographies : rôle du secteur privé, capitaux étran-


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gers, émigration des travailleurs yougoslaves en Europe occidentale, reconnaissance des grèves. L'homogénéité des thèmes est indéniable. On aimerait cependant, pour mieux comprendre, quelques aperçus sur l'arrière-plan historique, économique et politique de la Yougoslavie.

Les investissements de capitaux étrangers et la survie d'un secteur privé posent relativement peu de problèmes théoriques au socialisme. A l'époque de la NEP, les bolcheviks firent appel aux capitaux étrangers sans mettre en cause les fondements de l'économie soviétique. Les Yougoslaves les imitèrent, mais en 1967 ils innovèrent en autorisant les investissements étrangers directement au niveau des entreprises, ce qui réduisait le contrôle de l'Etat, même si la loi prévoyait une participation yougoslave obligatoirement majoritaire. De la même manière, au cours de l'édification du socialisme un secteur privé peut, en principe, subsister à titre de vestige ; a fortiori dans un pays rural, inégalement développé comme la Yougoslavie où 2 800 000 exploitants agricoles possèdent encore quatre-vingts pour cent de la superficie cultivable. L'artisanat privé survit dans les mêmes conditions. Mais on peut s'interroger lorsque l'on sait que la tendance actuelle, loin d'être à la réduction progressive de ce secteur privé, semble l'élargir au contraire à de nouvelles catégories : commerçants de village, garagistes, hôteliers, certaines professions libérales. La justification vient après coup qui insiste « sur la nécessité de dissocier capitalisme et propriété privée; l'essence du capitalisme n'est pas la propriété privée qui existe indépendamment de lui dans d'autres modes de production, c'est avant tout l'exploitation [...] » (p. 13). On reste cependant ici — capitaux étrangers, secteur privé — dans le domaine d'expériences déjà tentées, dans une problématique connue.

Que doit-on penser, en revanche, d'un Etat socialiste qui se préoccupe d'aménager l'émigration de ses travailleurs à l'étranger (c'est-à-dire en définitive d'aménager le chômage) et de reconnaître les grèves ? Constat de carence ou voies nouvelles ?

L'émigration de Yougoslavie, qualifiée ou non, légalisée à partir de 1963, atteindrait actuellement le chiffre de 400 000 travailleurs. Elle reste dans la majorité des cas temporaire, limitée à quelques années au terme desquelles le Yougoslave émigré rentre au pays bien souvent pour s'acheter avec ses économies un logement, une voiture, un tracteur ou l'équipement pour installer un hôtel ou une échoppe d'artisan.

La grève est en principe une aberration sur le plan théorique dans un Etat socialiste : la classe ouvrière au pouvoir n'a nul besoin de ce moyen d'action pour réaliser ses objectifs, d'autant que l'autogestion dans le cas yougoslave confie aux ouvriers eux-mêmes le contrôle sur l'entreprise. Le phénomène fut longtemps considéré comme réactionnaire, accidentel, et les autorités s'efforçaient de le passer sous silence. Il semble cependant aujourd'hui que les Yougoslaves s'orientent vers une reconnaissance des grèves (on en aurait dénombré 1500 entre 1958 et 1967).

Ainsi, on a souvent l'impression, en lisant cette étude, qu'en Yougoslavie le marxisme-léninisme fait figure de justification théorique a posteriori à des situations de fait, à des problèmes concrets d'édification du socialisme.


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Le secteur privé subsiste, se développe même : on s'efforce alors de faire la distinction entre propriété privée et exploitation. Les grèves apparaissent-elles ? On cherche à définir la nature non-réactionnaire de certains arrêts de travail dus à des disfonctionnements de l'autogestion, etc..

Dans le cadre du socialisme marxiste, quelles qu'en soient les tendances, une pluralité de modèles d'édification de l'économie et de la société est concevable. On comprend les raisons historiques, politiques, théoriques qui ont poussé la Yougoslavie de Tito à se dégager du modèle stalinien, à ouvrir de nouveaux horizons, tenter de nouvelles expériences. Mais on est en droit, toujours dans le cadre du marxisme, de se poser des questions lorsque les réformes économiques réintroduisent le chômage, cet élément clé du fonctionnement du mode de production capitaliste.

En définitive, l'étude de M.-P. Canapa laisse entendre que les autorités yougoslaves n'ont pas l'entier contrôle des mécanismes de leur économie, que la décentralisation politique et économique affaiblit le pouvoir politique ; ce qui pose de nouveau le problème bien connu de la « dictature du prolétariat ». Chacun verra, selon ses options idéologiques, dans l'expérience yougoslave une recherche lucide pour affronter les problèmes de construction du socialisme ou la réintroduction des mécanismes spécifiques du mode de production capitaliste. Cette rapide analyse ne saurait répondre à d'aussi vastes questions ; elle a le mérite

de les poser.

Guy BOURDE.

EN EUROPE MÉRIDIONALE

Frank MINTZ. — L'autogestion dans l'Espagne révolutionnaire. Paris, Editions Bélibaste, 1970, 188 p. (+ 3 tableaux).

Il s'agit à l'origine d'un DES, traduit de l'espagnol et approfondi par la suite par son auteur, qui est convaincu de l'actualité de la collectivisation pendant la guerre « civile » de 1936-1939. Tout en regrettant les innombrables fautes de typographie et une certaine anarchie dans les notes, la publication de cette « étude écrite d'un point de vue militant selon une méthode de travail universitaire » est utile, car elle aborde une expérience souvent évoquée, mais mal connue.

M. Mintz retrace d'abord rapidement (pp. 15-50) le long itinéraire qui conduit le mouvement anarchiste espagnol de la Première Internationale au Congrès de Saragosse en mai 1936. Il cerne les notions de « collectivisme », « coopérativisme » et « communisme libertaire », en insistant en même temps sur la faiblesse idéologique du mouvement anarchiste espagnol, qui, jusqu'à l'avènement de la IIe République en 1931, n'a pas une vision précise de la future société libertaire. Malgré leurs tentatives avortées des années précédentes, malgré leurs divisions et leurs faiblesses, les anarchistes doivent faire face, en juillet 1936, au soulèvement fasciste. Ils y répondent, dans certaines régions, par la Révolution libertaire.


138 NOTES DE LECTURE

A Barcelone même, les syndicats de la CNT, parfois appuyés par l'UGT socialiste, se rendent maîtres des principaux secteurs : métallurgie, transports, ravitaillement, etc. Dans les campagnes catalanes, c'est le gouvernement de la Généralité qui tente d'encadrer les paysans pour contrebalancer l'influence de la CNT dans les industries de Barcelone. Des tableaux sont établis à partir de deux enquêtes datant de l'automne 1936 et réalisées, l'une par la CNT, l'autre par la Généralité (symptôme de l'absence de coordination). Ils révèlent à la fois la diversité et la fragilité des collectivisations agraires en Catalogne. L'on aurait souhaité que toutes les remarques par région ne soient pas dispersées dans deux chapitres différents, mais c'est seulement plus loin que sont analysés les résultats des collectivités catalanes. En effet, au lieu de faire une étude régionale chronologique et globale, l'auteur a préféré analyser, d'abord (pp. 51-76), la mise en place des collectivisations dans chaque région, avant d'en commenter ensuite (pp. 76 et sq.) les résultats. Ceci pour mieux, selon lui, souligner les interactions politiques et économiques.

En Aragon, la collectivisation fut réalisée, d'une part, par les milices venues au secours de Huesca et de Saragosse (mais plus préoccupées par les problèmes militaires que par les transformations sociales); d'autre part, par les anarchistes aragonais eux-mêmes qui surent « mettre leurs idées en pratique avec l'approbation de la population » (p. 69). Le problème de l'organisation collectiviste en Aragon est analysé à travers les débats du Congrès d'Alcaniz (février 1937) et par des statistiques qui montrent les cas d'abandon de la monnaie et les pourcentages de collectivistes par rapport à la population totale des villages touchés. L'auteur montre aussi comment les troupes communistes de Lister profitent des opérations militaires sur Belchite (août-septembre 1937) pour détruire au passage l'oeuvre entreprise par le Conseil d'Aragon. Sur la VieilleCâstille, l'Andalousie, l'Estrémadure, les remarques sont trop brèves par rapport à l'implantation anarchiste dans ces deux dernières régions et aux révoltes qui y eurent lieu avant 1936.

Dans les villes du Levant, c'est seulement après quelques semaines d'hésitation et de confusion que plusieurs usines furent collectivisées. Dans les campagnes, il est intéressant de constater que certains villages levantins concernés par la collectivisation avaient déjà, en janvier 1933, tenté d'instaurer le communisme libertaire. A Valence, l'expérience la plus originale fut celle du Comité Levantin Unifié d'Exportation des Agrumes, constitué par l'UGT et la CNT pour favoriser le rendement des exportations d'oranges. Il s'agissait de supprimer les intermédiaires, d'améliorer la situation des producteurs, de résister à une concurrence croissante et de rechercher de nouveaux marchés.

Après une étude régionale des effectifs, des tâtonnements et de certains résultats de la collectivisation, M. Mintz envisage l'organisation à l'échelon national. En effet, à partir du moment où l'action des Comités, irremplaçable dans un premier temps, s'avère insuffisante, naissent, en 1937, les Fédérations nationales d'Industrie et la Fédération nationale paysanne. Elles doivent coordonner les activités économiques, lutter contre le «néo-capitalisme ouvrier» (G. Levai) et atténuer la disparité entre les collectivités pauvres et les collectivités riches (pp. 112 à 124).


NOTES DE LECTURE 139

Les rivalités (souvent sanglantes) qui déchirent les ennemis de Franco expliquent en partie le déclin des collectivités. Le gouvernement de la Généralité, par des décrets successifs, s'oppose dès octobre 1936 à l'indépendance des collectivités et les communistes à leur existence même. Face à cela, la CNT en arrive à adopter, lors du Congrès économique élargi de janvier 1938, « des mesures qui nient ses principes tactiques et idéologiques» (p. 141) et font d'elle «un parti comme les autres » (p. 140), coupé de sa base, moteur essentiel pourtant de la collectivisation.

Malgré la dispersion ou la destruction des sources et en attendant la mise à la disposition des chercheurs de nouveaux documents, M. Mintz a su ici non seulement esquisser un bilan, partiel et provisoire puisqu'il s'agit d'un DES, mais aussi proposer des pistes de réflexion et de recherche. Les travaux futurs seront grandement aidés par une abondante bibliographie (25 p.) très bien ordonnée qui indique la bibliothèque où se trouvent les ouvrages cités (habitude, hélas ! peu courante) et qui a déjà été publiée partiellement dans Archives internationales de Sociologie de la Coopération et du Développement, n° 22, juillet-décembre 1967.

Gérard BREY.

Josep Maria BRICALL y MASIP. — La industria catalana durante los anos 193638. Thèse pour le Doctorat d'Etat présentée à la Faculté de Droit. Barcelone, 1968, 2 vol., 378 et 179 p. dactylographiées. Version catalane : Politica economica de la generalitat (1936-39). I. Evolucio ï formes de la produccio industrial. (2e vol. à paraître). Barcelone, Ediciones 62, 1970, 354 p., cartes, graphiques et illustrations.

Il s'agit là de la première étude scientifique portant sur la situation de l'économie catalane pendant la guerre civile.

L'auteur, jeune économiste de grand talent, chargé de cours à la Faculté autonome de Barcelone et directeur de l'Institut de Planification catalane a travaillé fondamentalement sur les archives économiques de la Généralité qu'il a miraculeusement retrouvées (les autres ayant été détruites). Sa recherche a été complétée par une utilisation exhaustive d'autres sources publiques et privées ainsi que par une intelligente étude de presse.

L'ouvrage original (en espagnol) comprend trois parties.

La première analyse l'évolution de la production agricole et industrielle catalane pendant les années de la guerre civile en faisant ressortir l'aspect vital de cette économie : la seule à caractère industriel restée entre les mains du gouvernement légal dès 1937. Une attention toute particulière a été apportée par l'auteur aux problèmes de l'emploi, des prix et de la production. C'est de loin la partie la plus nouvelle et qui éclaire d'un jour nouveau une situation souvent décrite et déformée. Mais les chapitres les mieux venus portent cependant sur les problèmes plus techniques de la monnaie et des échanges extérieurs.

La seconde partie s'intéresse avant tout à l'organisation et au fonctionnement d'une industrie de guerre d'autant plus vitale que, contrairement aux rebelles, les républicains ne reçoivent aucune aide vraiment


140 NOTES DE LECTURE

importante de l'extérieur en regard des besoins et des livraisons de l'Axe au camp d'en face. Ces chapitres apportent beaucoup d'inédit sur l'organisation de cette industrie et sur la contradiction entre les nécessités de la guerre et les aspirations d'un monde ouvrier souvent ignorant de la gravité de la situation.

La troisième partie, la plus importante à notre avis, traite de la politique économique et sociale tant des autorités que des groupes politiques et idéologiques.

Dans l'ensemble il s'agit là d'un ouvrage extrêmement intéressant. Pour la première fois nous est fournie une étude documentée sur les problèmes de l'économie de l'Espagne républicaine. La partie la plus neuve porte sur l'analyse des situations économiques, de l'évolution des prix, des salaires et du chômage. L'intervention des différents groupes politiques non seulement marxistes ou anarchistes, mais aussi de la gauche libérale est bien mise en lumière. On peut cependant regretter une analyse un peu superficielle des phénomènes monétaires et de l'économie de troc qui naquit rapidement. D'autre part la troisième partie nous laisse un peu sur notre faim. Les influences extérieures sont en partie négligées tout comme dans le chapitre sur les relations extérieures (ch. II, 5). Néanmoins ce ne sont là que reproches véniels au regard de la richesse de ce travail. On regrette, dans l'édition dactylographiée (la seule complète), le regroupement des notes et textes d'accompagnement dans le second volume et l'absence fort gênante d'une bibliographie et d'un index. Ceci dit, nous espérons rapidement voir l'édition espagnole imprimée et qui sait, si un éditeur intelligent se présente, une traduction française d'une oeuvre originale, la seule à vrai dire dans l'énorme littérature sur cette guerre d'Espagne.

Albert BRODER.

Cuadernos de Hïstoria economica de Cataluna. — Publication trimestrielle, Barcelone, Calle Sta Lucia, 1, 1969, n° 1.

Il faut saluer cette nouvelle publication de l'école d'histoire économique de Barcelone qui a complètement renouvelé les études d'histoire économique dans ce pays, sous la direction de celui qui fut un si grand novateur : Vicens Vives. Cette nouvelle publication, de présentation excellente, est dirigée par le professeur Voltes Bou, titulaire de la chaire d'histoire économique à la Faculté des lettres. Au sommaire du n° 1 notons en particulier une étude sur l'outillage de la soierie barcelonaise (P. Voltes Bou) et surtout des documents fort intéressants portant sur les intérêts étrangers dans l'industrie électrique catalane (Barcelona traction : en français) et l'analyse de la fortune d'un marchand barcelonais du xve siècle : Nicolau Bruguera. C'est une publication fort utile qui nous éclaire sur l'activité d'un centre de recherches fort vivant, que ne connaissent pas assez des chercheurs français trop souvent ignorants de l'extraordinaire renouvellement en cours outre Pyrénées dans les domaines de l'histoire moderne et contemporaine.

Albert BRODER.


NOTES DE LECTURE 141

Salvatore SECHI. — Dopoguerra e Fascismo in Sardegna - Il movimento autonomistico nella crisi dello stato libérale (1918-1926). Torino, Fondazione Luigi Einaudi, 1969, 504 p., sommaire, index par patronymes.

On ne peut, dès le départ, que se féliciter des limites chronologiques fixées pour ce travail de recherche par l'auteur : de l'éclatement de la crise à sa résolution dans et par le fascisme. A travers l'évolution du Parti des Combattants, qui devint en 1920 le Parti sarde d'Action, et des sections d'anciens combattants qui le composent, l'auteur étudie l'évolution de la classe moyenne sarde par rapport aux problèmes économique, constitutionnel et politique de l'après-guerre; il analyse leurs relations avec le fascisme et en conséquence avec l'Aventino, leurs rapports avec le PCI et avec la masse sarde et italienne tout entière. La composition hétérogène du Parti sarde d'Action faite de petits propriétaires, du prolétariat agricole encadré par la petite bourgeoisie intellectuelle — où dominent des figures comme Lussu ou Bellieni — se traduit dans le programme confus qu'il professe : séparatisme, anti-internationalisme, anti-protectionnisme, mais aucune réforme de structure n'est envisagée. Ce mouvement qui se voulait au départ régénérateur et autonome — presque « national » — fut finalement, de par l'impossibilité d'agir où il s'était lui-même placé, récupéré par le fascisme. Cette tentative fut donc vouée à l'échec car « [était] illusoire, et à la longue essentiellement réactionnaire, et de toute façon destinée à la faillite, la double tentative du Parti sarde d'Action d'affronter ce problème, seul ou en créant des organisations nationales, qui se placent en dehors d'une perspective de classe et d'alliances organiques avec les forces et les organisations du prolétariat révolutionnaire ».

Cet ouvrage présenté de manière chronologique, s'il permet ainsi de saisir la continuité, l'évolution de la situation et ses fluctuations dans le temps et l'espace, donne hélas ! une impression de lourdeur et parfois même de répétitions, ce qui est vraiment dommage car un travail de ce genre est nécessaire pour les recherches sur la période et sur le problème du Mezzogiorno. Il est tout de même fort bien fait et sa parution vient à point nommé s'ajouter avec profit aux ouvrages déjà publiés.

Danièle CAVACIUTI.

Robert PARIS. — Les origines du Fascisme. Paris, Flammarion (« Questions d'Histoire»), 1968, 140 p.

L'étude de Robert Paris part des origines profondes du fascisme en Italie : forme et rythme du développement économique de l'Italie depuis l'unité ; bases qu'a pu trouver le fascisme dans le nationalisme et le syndicalisme révolutionnaire ; origines littéraires du fascisme. Il aborde ensuite l'enchaînement des événements qui allaient conduire de la guerre à une guerre civile pratiquement ininterrompue jusqu'à la prise du pouvoir par Mussolini et à la marche sur Rome. Il montre que c'est au cours de l'année 1920 que s'est joué le sort de l'Italie : échec des mouvements révolutionnaires, premiers succès de Mussolini. Ce tournant est lié à la crise de la direction révolutionnaire, à l'habileté de Giolitti,


142 NOTES DE LECTURE

à la situation internationale, qui voit le reflux de la vague révolutionnaire ; à l'action du fascisme qui, pour la première fois, intervient dans les campagnes, avec la complicité du pouvoir. Robert Paris montre ensuite l'effondrement des effectifs des Partis socialiste et communiste après la scission de Livourne. Ainsi, lorsque Mussolini prend l'offensive en 1921-1922, le «péril bolchevik» était bien passé. Aucune force ne pouvait plus s'opposer aux fascistes, désormais intégrés aux forces bourgeoises, Mussolini faisant triompher in extremis ses vues parlementaristes contre celles des partisans du recours à la force.

Aimée MOUTET.

Aldo AGOSTI, Annamaria ANDREASI, Gian-Mario BRAVO, Dora MARUCCO, Marieila NEJROTTI. — II movimento sindacale in Italia, rassegna di studi (1945-1969). Torino, Fondazione Luigi Einaudi, 1970, 146 p., sommaire, index des patronymes.

Ce livre est le résultat d'un travail de séminaire de recherches sur le mouvement syndical italien, de ses origines à ces dernières années. Il rassemble quatre études faites sur l'historiographie des quatre grandes périodes du mouvement syndical italien : 1880-1904, 1904-1922, 1922-1945, 1945-1969. Trois grands thèmes directeurs de toutes ces recherches se dégagent à la lecture de cet ouvrage; l'un de ces thèmes recouvre le problème du caractère révolutionnaire ou réformiste du mouvement syndical dans son entier. Il se pose au mouvement italien dès son origine, d'une manière particulièrement sensible, à cause des très fortes influences anarchistes qui existaient en son sein. Ce problème se repose après la dernière guerre, au moment du « Plan du Travail », sous la forme plus atténuée du problème de l'autonomie revendicative du syndicat. Le deuxième grand thème est celui de la liaison, ou bien plutôt des rapports entre mouvement syndical et mouvement catholique et la force que celui-ci représente en Italie. Ce problème se pose avec acuité depuis la bulle «Rerum Novarum» et ne fait que s'amplifier : attitude de l'Eglise face au corporativisme fasciste, création d'un syndicat chrétien, la C.I.S.L. après 1945 et qui se veut apolitique. Ce problème est actuellement encore plus compliqué par le fait de l'ingérence américaine dans les affaires intérieures italiennes depuis le Pacte de Rome. Enfin le dernier grand problème qui se pose au syndicalisme italien est celui du syndicalisme paysan qui, et cela est proprement italien du nord, se manifesta très tôt, dès les premières années du siècle et celui de la socialisation des terres et de l'inadéquation de cette proposition face à la situation réelle des campagnes italiennes et aux aspirations du prolétariat agricole italien.

Les auteurs de ce travail ne cessent de déplorer les lacunes de l'historiographie, notamment concernant la période fasciste, historiographie qu'ils critiquent vivement comme étant par trop partisane — ce qui est assez illogique puisqu'ils font de même. Nous nous trouvons là en présence d'un travail inégal, parfois irritant par un parti-pris de critique systématique et qui laisse entrevoir d'une manière toute fugitive quelle direction les auteurs voudraient donner ou voir donner à une histoire du mouvement syndical : celle d'une double vision de la politique ouvrière


NOTES DE LECTURE 143

et de la politique patronale. Ce livre, qu'il faut lire si l'on se livre à des recherches sur le mouvement ouvrier italien contemporain, ne peut aucunement, comme cela était le but de ces auteurs, servir de point de départ, car, de par sa structure même, il est réservé aux « initiés ».

Danièle CAVACIUTI.

Anello POMA, Gianni PERONA. — La Resistenza nel Biellese. (Istituto storico délia Resistenza in Piemonte. Studi e Documenti 7). Parma, Guanda ed., 1972, XIX-460 p., III. hors texte, annexes et index.

Il n'est pas besoin de présenter les Instituts provinciaux et régionaux d'histoire de la Résistance qui, en Italie, font du si bon travail depuis plus d'un quart de siècle. Une fois de plus, celui du Piémont vient de se signaler à l'attention des spécialistes en publiant une étude géographiquement délimitée sur la Résistance dans la région de Biella. Chacun des deux auteurs y a apporté sa note personnelle : A. Poma, un vétéran des luttes antifascistes, qui a participé lui-même à la guerre des partisans avant de prendre des responsabilités politiques et syndicales, nous a fait profiter de son témoignage direct et de son expérience d'homme d'action ; de son côté, G. Perona, un jeune chercheur, a donné à l'ouvrage ces qualités de technique et d'érudition qui ne sont pas les moindres caractères du livre.

Les auteurs ont eu raison de remonter au-delà du cadre des événements qui avaient agité la région de Biella entre la date fatidique du 8 septembre 1943 et sa libération, en avril 1945 : ils ont brossé un intéressant tableau des forces antifascistes locales de 1926 à la chute de Mussolini, mais c'est pour constater que celles-ci étaient singulièrement restreintes. La passivité, l'attentisme avaient été les attitudes qu'avaient adoptées les modérés, les libéraux, les catholiques et même un certain nombre de socialistes ; la résistance active des communistes n'aurait pas été suffisante pour ébranler le régime si ceux qui avaient porté Mussolini au pouvoir, en particulier les industriels de la laine, nombreux et puissants à Biella, n'avaient pas provoqué sa chute. Poma et Perona ont bien montré comment la guerre avait engendré entre les « notables » et le régime des conflits d'intérêt qui étaient allés en s'accentuant jusqu'à la rupture finale. Avant comme après les « quarante-cinq jours », le patronat de Biella s'efforça de garder l'initiative et de rester seul sur la scène. Il dut toutefois compter, ajoutent les auteurs, avec les « antifascistes actifs », anciens des brigades internationales, prisonniers récemment libérés des cachots du Duce et aussi avec des forces populaires qui s'étaient spontanément manifestées lors des grèves de mars 1943. Ce fut avec eux que put être mise en place une guérilla partisane.

Sur cette lutte, les renseignements de première main ne font pas défaut. Les auteurs étaient bien placés pour nous parler de la tactique de la guérilla et de la formation politico-militaire des partisans ; le livre fourmille de détails intéressants, notamment sur la contre-propagande qui visait la presse et la radio tenues par les partisans. Les aspects sociaux de la lutte ont été également fort bien analysés, surtout au niveau urbain. Toutefois on regrette qu'à plusieurs reprises, la polé-


144 NOTES DE LECTURE

mique, fort plausible dans les mémoires, déborde dans le récit événementiel. On pourra discuter, semble-t-il, les jugements que portent MM. Poma et Perona sur l'aide apportée aux forces « non garibaldiennes » par les Alliés, en particulier par les Anglais, comme sur la présence « presque exclusive » des maquis « garibaldiens » pendant le dernier hiver de la guerre. En revanche, les critiques que portent les deux auteurs sur l'insuffisante préparation politique du départ des jeunes dans la montagne s'avèrent exactes, même vues de France.

On est également reconnaissant aux auteurs d'avoir brossé dans les derniers chapitres un excellent tableau des divergences entre les partis du CLN entre les mois de décembre 1944 et d'avril 1945 : ils nous ont ainsi donné une clé utile pour comprendre l'après-libération dans le Biellese. Comme ces quelques lignes le montrent, l'apport du présent ouvrage est loin d'être négligeable. Quelles que soient les réserves que l'on puisse porter sur tel ou tel de ses aspects, il apporte beaucoup à l'histoire de la Résistance en Italie du Nord et il rendra de judicieux services à ceux qui cherchent à saisir le visage d'une région après guerre en tenant compte de son proche passé.

Claude LÉVY.

Trois revues : les Annali Einaudi, Classe, Movimento operaio...

Annali délia Fondazione Luigi Einaudi Cl). Les deux premières livraisons des Annali Einaudi (comme on les appelle déjà) se révèlent d'une lecture substantielle. Outre l'original de l'essai de L. Valiani sur l'Historiographie de l'Italie contemporaine, dont nous avons parlé, le vol. I (1967) contient, entre autres, une belle étude de S. Sechi sur « Il movimento autonomistico e le origini del Fascismo in Sardegna (1920-1922)», et, par les soins d'A. Agosti, une correspondance inédite du socialiste italien Rodolfo Morandi. A côté d'études de B. Contini, T. Cozzi et V. Caramelli sur des problèmes de théorie économique, le vol. II (1968) offre, sous la plume de CM. Bravo, un « Profilo intellettuale e politico di Carlo Ilarione Petitti di Roreto (1790-1850) », homme politique piémontais dans qui l'auteur verrait volontiers « un Mazzini de droite et conservateur ». Mais les lecteurs du Mouvement social y trouveront surtout leur compte avec les études, riches et documentées, de M. Nejrotti, « Correnti anarchiche e socialiste a Torino (1870-1888) », et A. Andreassi, «La Federazione edilizia e il movimento sindacale italiano (1900-1915)».

Classe, n° 1, juin 1969 (2), mérite d'être signalé ici pour l'étude exemplaire — quoique encore incomplète — de S. Merli sur « La grande fabbrica in Italia e la formazione del proletariato industriale di massa» (pp. 1-87) : un texte qui se situe dans le prolongement évident de La Situation de la classe laborieuse en Angleterre, d'Engels, et du Développement du capitalisme en Russie, de Lénine. Le second numéro de la revue (février 1970) est tout entier consacré, au contraire, aux problèmes actuels des luttes ouvrières en Italie.

Pour le cinquantenaire de la fondation de l'Internationale communiste, Movimento operaio e socialistaO), revue qu'anime, à Gênes, Gaetano Perillo, a consacré un certain nombre d'articles à des figures ou des


NOTES DE LECTURE 145

thèmes liés à l'histoire du Komintern : E. Santarelli, «Bêla Kun, un rivoluzionario di professione' fra Lenin e Stalin» (XV, 1, janvier-mars 1969, p. 5-18); J. Humbert-Droz, «Le tappe dell'Internazionale comunista » (XV, 2, avril-juin 1969, p. 97-137) ; G. Haupt, « Arthur Rosenberg e l'Internazionale comunista» (ibid., p. 139-153); R. Paris, «La Terza Internazionale e l'America Latina » (XV, 4, octobre-décembre 1969, p. 311-334) et G. Perillo, «L'America latina al VIe Congresso deU'Internazionale comunista» (XVI, 2-3, avril-septembre 1970, p. 99-162), et M. Vuilleumier, « La Russia nel 1921-22 e l'Internazionale. Tre lettere di Fritz Brupbacher a Pierre Monatte» {ibid., p. 163-173).

Robert PARIS.

(1) Fondazione Luigi Einaudi, Via Arsenale, 33 - 10121 Torino.

(2) Dedalo Libri, Via Bigli, 4 - 20121 Milano.

(3) Centro Ligure di Storia Sociale, Piazza Colombo, 1-13, 16121 Genova.

REVUE ÉCONOMIQUE 54, rue de Varenne - PARIS VIIe

N° 2 — Mars 1975

Gilbert KOENIG : Politique de la firme et système Français de la

participation aux résultats. Michelle RIBOUD : Etude de l'accumulation du capital humain en

France. Bruno VENNIN : Pratique et signification de la sous-traitance dans

l'industrie automobile en France. Antoine DELARUE : Eléments d'économie néo Ricardienne (Ire partie)

Structure de production et règle de répartition. Gérard DUMESNIL : L'expression du taux de profit dans le

« Capital ».

M. MOREAUX : L'Egalitarisme absolu et l'égoïsme absolu : deux exemples de préordres non continus.

P. CAZENAVE et C. MORRISSON : Réponse à la note de M. MOREAUX.

Abonnement 1975 : (six numéros de 176 pages).

France : 120 F — Etranger : 145 F — Le numéro : 22 F. Etudiants et Assistants : France seulement : 70 F.



Résumés

D. HÉMERY. — Du patriotisme au marxisme : l'immigration vietnamienne en France de 1926 à 1930.

Numériquement réduite, l'immigration vietnamienne en France devient au lendemain de la première guerre mondiale un actif foyer d'activité nationale. La disparition de l'Union intercoloniale en 1926 laisse le champ libre aux groupes nationalistes qui se réclament du constitutionnalisme ou du nationalisme révolutionnaire. L'essor des luttes nationales et sociales au Viêt-nam et la présence d'un nombre accru d'étudiants vietnamiens en France vont modifier cette situation. Après 1927, le dépassement du nationalisme est ressenti dans la jeunesse radicale comme un impératif. Un noyau communiste se constitue dans l'intelligentsia et parmi les travailleurs vietnamiens des ports en 1928, tandis qu'une fraction des nationalistes se tourne à la fin de 1929 vers l'Opposition de Gauche. La crise de Yenbay a pour effet de consolider dans l'immigration la prépondérance politique du mouvement communiste.

D. HÉMERY. — From patriotism to marxism : vietnamese immigration in France (1926-1930).

During the twenties', the vietnamese community in France, if it was small, was a stirring centre of national struggle. In 1926, the failure of Union Intercoloniale just happened at the same time as the émergence of nationalist groups, that were european branches of Constitutionalist Party or of revolutionary nationalism. The growth of national and social movements in Viet-nam, which is reflected by increasing émigration of students, was changing the political map of the vietnamese colony in France. After 1927, young radicals were seeking to go beyond nationalist ideology. A communist cell was constituted among intellectuals and workers of french ports, while some nationalists joined Opposition de Gauche in Paris. Yenbay crisis showed the actual hegemony of communist movement among immigrants.

P. BROCHEUX. — Le prolétariat des plantations d'hévéas au Viet-nam méridional : aspects sociaux et politiques (1927-1937).

Le système de travail dans les plantations d'hévéas instaure une dualité des groupes raciaux et culturels en même temps que des classes sociales. L'article analyse les méthodes de recrutement, la condition sociale et morale des travailleurs ainsi que leurs comportements. La résultante principale des rapports sociaux est une imbrication des combats nationaux et de la lutte des classes.

P. BROCHEUX. — The indentured labour of the rubber-estates in the Southern Viet-nam : some social and political viewpoints (1927-1937).

This is a study of the recruitment of the indentured labor for the rubber estates of the South Viet-nam. What was the condition of the workers and what were their responses ? The working-system on the rubber-estates set a dualistic pattern of racial and cultural groups and simultaneously of socialclasses. That pattern generated a tight imbrication of the national and social struggles.


148 RÉSUMÉS

Ch. SOWERWINE. — Le premier groupe féministe-socialiste en France (juillet 1899-1902).

Il y a en France, avant la fin du xixe siècle, des femmes socialistes et, par ailleurs, des féministes qui placent leur confiance dans le mouvement socialiste. Mais le premier groupe féministe-socialiste ne se constitue qu'en juillet 1899. Les militantes qui l'ont créé s'efforcent de poser dans les milieux socialistes les problèmes des femmes et de leurs droits et, dans les milieux féministes, ceux des ouvrières. Sa disparition en 1902 atteste les difficultés que le féminisme et le socialisme éprouvent en France à se rencontrer.

Ch. SOWERWINE. — The first feminist-socialist group in France (July 18991902).

There were in France, before the end of the nineteenth century, both socialist women and feminists who pinned their hopes on the socialist movement. But it was only in July 1899 that the first feminist-socialist group was set up. The women activists who founded it attempted to présent the problems of women and women's rights to the socialists and those of women workers to the feminists. Its disappearance in 1902 demonstrates the difficulties which were encountered in bringing feminism and socialism together.

RECTIFICATIFS

Dans l'article de N. PIROVANO-WANG, « Journaux chinois de Changhaï et mouvement du 30 mai 1925 » paru dans le numéro 89 (octobre-décembre 1974) du Mouvement Social :

Erratum : page 40, ligne 7 : lire « 30 mai » au lieu de « 20 mai ».

Addendum : les notes 2, 10, 12 et 13 de l'Annexe sont de Hu DAOJING.

Des collaborateurs du Mouvement social ont participé aux ouvrages collectifs suivants :

Faire de l'histoire — Nouveaux problèmes — Nouvelles approches — Nouveaux objets, sous la direction de J. LE GOFF et P. NORA — Trois volumes (231 p., 253 p., 283 p.). — Bibliothèques des Histoires, Editions Gallimard, Paris 1974.

Aujourd'hui l'Histoire, 352 p. — Enquête de La Nouvelle Critique. Editions sociales, Paris 1974.


Informations scientifiques

Une nouvelle publication : Pluriel.

Publication pour le moment sans périodicité fixe, Pluriel, dont le premier numéro est paru en février 1975, sera essentiellement un outil de recherches collectives sur les thèmes suivants : relations interethniques, relations raciales, contacts culturels, problèmes de minorités et, d'une manière générale, questions nationales.

Le comité de coordination comprend :

Pierre BROCHEUX (Université Paris VII), Alain FOREST (C.N.R.S.- CeDRASEMI), René GALLISSOT (Université Paris VIII), Nguyen XUAN LINH (C.N.R.S.-CeDRASEMI), Philippe SAGANT (C.N.R.S.), Camille SCALABRINO (Université Paris VIII), Pierre-J. SIMON (C.N.R.S.-CeDRASEMI), Ida SIMON-BAROUH (C.N.R.S.-CeDRASEMI).

Responsable de la publication : Pierre-J. SIMON.

Rédaction, administration (adresse pour toute correspondance et envoi des manuscrits) :

PLURIEL, CeDRASEMI, 6, rue de Tournon, 75006 Paris.

Le numéro :6 F.

Souscription à 4 numéros : 20 F.

Les versements peuvent être effectués par chèque postal ou bancaire à l'ordre de Alain FOREST, C.C.P. La Source, 33 06731, ou par mandat à Alain FOREST, CeDRASEMI, 6, rue de Tournon, 75006 Paris.

COLLOQUE

Dans la série des colloques organisés par la Fondation nationale des Sciences politiques sur l'histoire contemporaine de la France, le troisième portera sur :

«LA FRANCE SOUS LE GOUVERNEMENT DALADIER, AVRIL 1938 A SEPTEMBRE 1939»

Il aura lieu les 4, 5 et 6 décembre 1975, 27, rue Saint-Guillaume, Paris. Pour tous renseignements, s'adresser à :

Mlle J. BOURDIN,

Fondation nationale des sciences politiques

27, rue Saint-Guillaume - 75341 PARIS CEDEX 07

Téléphone : 260.39.60, poste 738.


INSTITUT FRANÇAIS DE LA COOPÉRATION

7, avenue Franco-Russe - 75007 Paris. Tél. : 705.30.60

REVUE DES ÉTUDES COOPÉRATIVES

fondée en 1921 par Charles GIDE et Bernard LAVERGNE

SOMMAIRE DU N° 179 (1er trimestre 1975)

Georges LASSERRE : L'autogestion, ses doctrines en France, ses problèmes économiques.

Bernard BELLEVILLE : L'organisation de la Formation dans les mouvements coopératifs membres du Groupement national de la Coopération.

I. GUELFAT : A.V. Tchaïanov : quelques traits caractéristiques de ses théories.

Efraïm ZUR : Sur les problèmes d'une communauté au travail.

Jacques SEMLER-COLLERY : L'année des Labos pharmaceutiques.

DOCUMENTATION ET INFORMATIONS COOPÉRATIVES COMPTES RENDUS D'OUVRAGES

CHRONIQUE JURIDIQUE

Alberto LASSUS : La nouvelle Loi coopérative en République Argentine.

Abonnement annuel : France 48 F — Etranger 55 F

Prix du fascicule : France 13 F — Etranger 15 F

Paraît trimestriellement à Paris. C.C.P. REVUE DES ÉTUDES COOPÉRATIVES 949186 PARIS


Correspondance

Le Mouvement social — auquel je suis abonné — a publié dans son fascicule n° 87 une étude de Mme M.F. Rogliano sous le titre «L'Anticommunisme dans la CGT : Syndicats », ce texte s'inspirant d'un mémoire de maîtrise.

Permettez-moi cette remarque : je trouve singulier et me semble-t-il —- je ne suis pas orfèvre — assez peu conforme aux règles de la recherche historique qu'un tel mémoire ait pu être établi sans que son auteur ait pris le moindre contact avec les personnes qui eurent des responsabilités dans le lancement, l'administration et la rédaction de Syndicats. Après une petite enquête, il apparaît que Mme M.F. Rogliano a négligé cette source d'information et semble s'être satisfaite d'avoir parcouru la collection du journal et de puiser des éléments d'analyse dans les ouvrages de deux ou trois historiens.

Sans aucun doute, une information de première main eût évité à Mme M.F. Rogliano de reprendre, sans y regarder de plus près, quelquesunes des erreurs et des interprétations aventureuses qui parsèment le livre de M. Prost.

Par exemple, c'est une erreur de placer sous contrôle des ex-unitaires, dès la réalisation de l'unité — soit en fin de 1935 ou au début de 1936 — les Unions départementales des Alpes-Maritimes et du Gard : elles ne changeront de direction que dans le courant 1937.

Par exemple encore, c'est par une interprétation inexacte que le journal Le Peuple est présenté comme l'organe de la tendance Jouhaux. Tout le monde y écrit, même Racamond et plus encore moi-même : ma signature doit s'y retrouver plus souvent que celle de tous les autres secrétaires confédéraux, y compris Léon Jouhaux.

Plus généralement, la thèse souvent admise, et que Mme M.F. Rogliano reprend à son compte sans la moindre nuance, selon laquelle il existait, dès 1936, trois tendances bien tranchées à l'intérieur de la CGT réunifiée, ne répond à aucune réalité. M. Prost est, à cet égard, beaucoup plus prudent. Il affirme l'existence d'une tendance « centriste » dont Jouhaux serait le leader ; mais il s'avoue incapable de « discerner son implantation » (son livre, La CGT à l'époque du Front populaire, p. 147).

Que des divergences d'opinion aient existé entre Jouhaux et moi-même, c'est un fait. Ces divergences sont apparues à compter de la seconde moitié de 1937. Mais personne, apparemment, ne se soucie de savoir qui, de lui ou de moi, a évolué à propos des questions qui vont nous faire diverger... D'une part. De l'autre, ces divergences n'ont jamais revêtu l'ampleur qui aurait justifié la séparation en deux tendances hostiles des militants ex-confédérés.

Certes, le Congrès de Nantes paraît avoir creusé l'écart. Ce serait mal interpréter l'événement. Les divergences accusées à Nantes n'ont point changé fondamentalement les orientations de tout le groupe de Syndicats qui étaient et furent toujours de reconnaître en Jouhaux le


152 CORRESPONDANCE

leader de la CGT, lors même que des désaccords surgissaient entre les anciens confédérés. Au Congrès de Nantes, je renonce à prendre la parole pour éviter précisément de donner du corps à l'idée qu'il pouvait exister une tendance organisée derrière Syndicats. Quand, au lendemain de ce même congrès, Jouhaux demande que Syndicats et Vie ouvrière fusionnent pour permettre la création d'un hebdo de la CGT, j'accepte d'emblée. Si la fusion ne se fait pas, c'est parce que la Vie ouvrière refuse. Toujours au lendemain de ce congrès, quand il faut réélire le bureau confédéral, pas une voix de celles qui se sont prononcées pour les textes Delmas ne manquera à Jouhaux et aux secrétaires qu'on donne comme ses fidèles amis. Mieux encore, comme je suis personnellement contesté par les ex-unitaires, Jouhaux balaie cette opposition. Enfin, en 1939, quand il faudra reconstruire certaines Unions départementales démantelées par la mobilisation ou par la scission, Jouhaux me demandera de lui communiquer la liste des « Amis de Syndicats » que je lui donnerai et dont il fera bon usage. En fait, jusqu'en mai 1940, ce qui nous unit, nous les ex-confédérés, est beaucoup plus fort que ce qui pourrait nous séparer. Et lors même qu'en mai je décide d'abandonner mes fonctions confédérales parce que, cette fois, il y a désaccord personnel, je ne choisis pas l'affrontement, parce que, précisément, je ne veux pas ossifier une tendance ; je prends le parti de me retirer. Après quoi, les événements qui suivent ouvrent le chapitre premier d'une autre histoire.

Ce qui précède vous donnera à comprendre les réserves que je formule à l'égard des thèses exposées par Mme M.F. Rogliano et que je ne peux davantage acquiescer aux conclusions hypothétiques auxquelles elle parvient après son hasardeux cheminement.

Je vous laisse le soin d'apprécier si cette correspondance est susceptible d'intéresser les lecteurs du Mouvement social.

Veuillez agréer, etc.

René BELIN, Lorrez-le-Bocage, octobre 1974.


Madeleine REBÉRIOUX

LA RÉPUBLIQUE RADICALE ? 1898-1914

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Jean MA1TRON

LE MOUVEMENT ANARCHISTE EN FRANCE

I. - « Des origines à 1914 » II. - « De 1914 à nos jours »

Collection « Bibliothèque socialiste »

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Collection « L'univers historique »

Le Seuil, Paris 1975.


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Millennium. J.B. BROWN, The Pig or the Stye : Drink and Poverty in

Late Victorian England. N.P. HOWARD, The Strikes and Lock-Outs in the Iron Industry

and the Formation of the Iron-Workers' Unions, 1862-1869. R.Q. GRAY, Styles of Life, the « Labour Aristocracy » and

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Movements. GERHARD BOTZ, Genesis und Inhalt der Faschismustheorien

Otto Bauers. HANS-NORBERT LAHME, Zur Vorgeschichte der danischen

IAA-Sektion. JOHN BENSON, Colliery Disaster Funds, 1860-1897. ERIC RICHARDS, « Captain Swing » in the West Midlands. P. SAVIGEAR, Some Refiections on Corsican Secret Societies in

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The COUNTER-REVOLUTION in 1933 As Viewed in Two Documents Addressed to Vice-Chancellor Papen. Ed. : Werner Braatz.

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the British Government's Strikebreaking Organization. GEORGE GARVY, The Financial Manifesto of the St-Petersburg

Soviet, 1905. NIGEL TODD, Trade Unions and the Engineering Industry

Dispute at Barrow-in-Furness, 1897-98. M.J. CULLEN, The 1887 Survey of the London Working Class. ROBERT D. STORCH, The Plague of the Blue Locusts : Police

Reform and Popular Résistance in Northern England

1840-57. SAMUEL BERNSTEIN, Babeuf's Conspiracy Viewed by the

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Business Reaction to Waterfront Unrest in the Great Depression. Ed. : S. W. Dyer.

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Rolande TREMPÉ

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